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À mes parents

1
REMERCIEMENTS

Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance envers mon Directeur de


thèse, Monsieur le Professeur Azelarabe LAHKIM BENNANI. Sa patiente,
perspicace et précieuse orientation, son intransigeant souci de la rigueur
académique, son inconditionnel don de soi tant sur le plan humain que
professionnel font que des mots de remerciements restent en deçà de témoigner du
profond respect que je lui porte. Sans son soutien, cette thèse n’aurait pu connaître
son aboutissement.

Ma gratitude s’adresse également à tous les professeurs qui ont contribué


à ma formation lors des deux années d’études à l’UFR d’Herméneutique, et qui
m’ont permis de m’ouvrir – chacun selon son champ d’investigation – à des
horizons de savoir jusque-là insoupçonnés mais ô combien enrichissants et
prégnants.

Enfin, je ne saurais omettre de remercier du fond du cœur tous ceux –


proches, amis et collègues – qui n’ont point lésiné à m’épauler moralement, à
m’encourager et à m’aider de quelque façon que ce soit pour que je puisse mener
ce travail à bout.

2
TABLE DES MATIERES

REMERCIEMENTS __________________________________________________________________________ 2

TABLE DES MATIERES ______________________________________________________________________ 3

LISTE DES ABREVIATIONS ___________________________________________________________________ 6

INTRODUCTION ____________________________________________________________________________ 7

CHAPITRE PRELIMINAIRE : __________________________________________________________________ 17

LA QUÊTE DU RATIONNEL _____________________________________________________________ 17


I. « De la justice » : l’arbitraire des valeurs et l’impasse du positivisme _______________________ 17
II. De la logique des jugements de valeur à l’argumentation : la rencontre de la rhétorique et de la
dialectique ____________________________________________________________________________ 24
III. Aristote : une conception élargie de la raison ? ________________________________________ 30
IV. Aristote : un cadre général pour un nouveau rationalisme ______________________________ 47

PREMIÈRE PARTIE________________________________________________________________________ 62

LA NOUVELLE RHETORIQUE :THEORIE GENERALE DE L’ARGUMENTATION


_________________________________________________________________________________________________ 62

CHAPITRE I : _____________________________________________________________________________ 63

FONDEMENTS THÉORIQUES DE L’ARGUMENTATION ___________________________________ 63


1. Critique de la rhétorique classique et de la logique moderne _____________________________ 63
2. Critique de la restriction philosophique de l’idée de raison ______________________________ 75
3. Critique de l’opposition entre vérité et opinion, et dépassement des philosophies premières___ 89
II. L’aspect affirmatif de la nouvelle rhétorique _________________________________________ 105
1. La nouvelle rhétorique : un instrument fournissant le cadre unitaire de l’argumentation ____ 106
A. Amendement de la rhétorique ancienne _________________________________________ 109
B. Le cadre unitaire de l’argumentation ___________________________________________ 114
2. La nouvelle rhétorique : l’argumentation comme œuvre de justification __________________ 121
A. La justification : son aspect pratique, son contexte pluraliste et quelques-uns de ses modes
121
B. Le raisonnement pratique et la question du désaccord _____________________________ 126
C. La justification philosophique _________________________________________________ 132

CHAPITRE II : ___________________________________________________________________________ 136

LA TECHNIQUE ARGUMENTATIVE ____________________________________________________ 136


I. Les cadres de l’argumentation _______________________________________________________ 136

3
1. Argumentation et démonstration __________________________________________________ 136
2. L’argumentation et son auditoire __________________________________________________ 141
A. Le contact des esprits et ses conditions __________________________________________ 141
B. La définition de l’auditoire ___________________________________________________ 144
C. Adaptation de l’orateur à son auditoire _________________________________________ 145
3. Argumentation et rationalité ______________________________________________________ 147
A. Les échelles de la force persuasive : persuader et convaincre _______________________ 147
B. L’auditoire universel ________________________________________________________ 150
II. La pétition de principe et les prémisses de l’argumentation_____________________________ 153
1. Les accords pouvant servir de prémisses à l’argumentation ____________________________ 155
A. Les faits, les vérités et les présomptions _________________________________________ 156
B. Les valeurs, les hiérarchies et les lieux __________________________________________ 160
2. Le choix, l’interprétation et la présentation des données _______________________________ 169
III. Les techniques argumentatives ____________________________________________________ 178
1. Les liaisons _____________________________________________________________________ 180
A. Les arguments quasi logiques _________________________________________________ 180
B. Les arguments fondés sur la structure du réel ____________________________________ 183
C. Les arguments qui fondent la structure du réel ___________________________________ 188
2. La dissociation des notions ________________________________________________________ 194
3. L’interaction des arguments ______________________________________________________ 197

DEUXIÈME PARTIE _____________________________________________________________________ 205

LA NOUVELLE RHETORIQUE : THEORIE SPECIFIQUE DU RAISONNEMENT


JURIDIQUE ________________________________________________________________________________ 205

CHAPITRE I : ____________________________________________________________________________ 206

RÉFLEXIONS THÉORIQUES SUR LE DROIT _____________________________________________ 206


I. L’évolution historique de la pensée juridique depuis le début du XIX e siècle ________________ 206
1. L’Ecole de l’exégèse _____________________________________________________________ 206
2. La conception fonctionnelle du droit________________________________________________ 212
3. Le raisonnement judiciaire après 1945 ______________________________________________ 216
A. Le positivisme juridique ______________________________________________________ 217
B. L’antipositivisme de l’après 1945 ______________________________________________ 245
II.La vision rhétorique du droit __________________________________________________________ 253
1. Critique de la réduction du droit à la loi ____________________________________________ 257
2. Critique de l’opposition catégorique entre droit naturel et droit positif ___________________ 261
3. Critique de la réduction du droit à ses sources autorisées ______________________________ 264
4. Reconsidération du rapport du droit à la logique _____________________________________ 270
5. Reconsidération de l’idée d’un système de droit ______________________________________ 275
6. L’introduction des catégories de raisonnable et de déraisonnable en droit _________________ 277

CHAPITRE II : ___________________________________________________________________________ 282

LE RAISONNEMENT JURIDIQUE _______________________________________________________ 282


I. Les antinomies en droit ____________________________________________________________ 285
II. Les lacunes en droit _____________________________________________________________ 293
III. La règle de droit ________________________________________________________________ 305

4
IV. Les présomptions et les fictions en droit _____________________________________________ 312
V. La motivation des décisions de justice ______________________________________________ 320
VI. La preuve en droit_______________________________________________________________ 324
VII. Les notions à contenu variable en droit _____________________________________________ 334
VIII. Logique juridique et science du droit _____________________________________________ 340

CONCLUSION ___________________________________________________________________________ 351

BIBLIOGRAPHIE _________________________________________________________________________ 382

5
LISTE DES ABREVIATIONS

⎯ RP : Rhétorique et philosophie, En collaboration avec L. Olbrechts-Tyeca, Paris, Préface


(inachevée) d’Émile Bréhier, Presses Universitaires de France, 1952.
⎯ TA : Traité de l’argumentation, La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Édition de
l’Université de Bruxelles, Troisième édition, 1976 (Première Édition 1958).
⎯ JR : Justice et Raison, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, Deuxième édition,
1972 (Première Édition 1963).
⎯ DMP : Droit, morale et philosophie, Préface de Michel Villey, Paris, LGDJ, Deuxième
édition, 1976 (Première Édition 1968).
⎯ CA : Le Champ de l’argumentation, Bruxelles, Presse Universitaire de Bruxelles, 1970.
⎯ ER : L’Empire rhétorique, Rhétorique et argumentation, Paris, Librairie philosophique
J. Vrin, Troisième tirage, 1997.
⎯ LJ : Logique juridique, Nouvelle rhétorique, Dalloz, Deuxième édition, 1979.
⎯ RDD : Le Raisonnable et le déraisonnable en droit, Au-delà du positivisme juridique,
Préface de Michel Villey, Paris, LGDJ, 1984.
⎯ Rh : Rhétoriques, Avant-propos par Michel Meyer, Bruxelles, Édition de l’Université de
Bruxelles, 1989.
⎯ ED : Ethique et droit, Introduction Alain Lempreur, Bruxelles, Éditions de l’Université
de Bruxelles, Deuxième édition, 2012.
⎯ FD : Le Fait et le droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles, Établissements
Émile Bruyllant, 1961.
⎯ AD : Les Antinomies en droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles,
Établissements Émile Bruyllant, 1965.
⎯ PLD : Le Problème des lacunes en droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles,
Établissements Émile Bruyllant, 1968.
⎯ RD : La Règle de droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles, Établissements
Émile Bruyllant, 1971.
⎯ PFD : Les Présomptions et les fictions en droit, Études publiées par Ch. Perelman et P.
Foriers, Bruxelles, Établissements Émile Bruyllant, 1974.
⎯ MDJ : La Motivation des décisions de justice, Études publiées par Ch. Perelman et P.
Foriers, Bruxelles, Établissements Émile Bruyllant, 1978.
⎯ PD : La Preuve en droit, Études publiées par Ch. Perelman et P. Foriers, Bruxelles,
Établissements Émile Bruyllant, 1981.
⎯ NCVD : Les Notions à contenu variable en droit, Études publiées par Ch. Perelman,
Bruxelles, Établissements Émile Bruyllant, 1984.

6
INTRODUCTION

Dans la dernière année du cycle de Licence, nous avons réalisé un mémoire qui portait
sur un aspect de la conception logico-mathématique de G. Frege. Considéré dans son contexte
général que constituait principalement le programme des cours de logique, ce travail a joué un
rôle primordial dans notre première formation philosophique dans le sens où il a contribué à
enraciner chez nous une vision rigoureuse de la pensée rationnelle. Pour nous, la pensée logique
de Frege offrait l’image vivante, l’illustration tangible de ce que devrait être l’exercice même
de la raison. Nous y avons retrouvé le souci de la précision, le goût de l’objectivité et la passion
de la vérité. Nous avons ainsi terminé nos quatre années de Licence avec la conviction que
l’orientation logique représente la seule voie à même de concrétiser et de préserver l’idéal
rationaliste. Certes, nous n’ignorions ni les difficultés et les objections auxquelles le logicisme
devait faire face dès le début du XXe siècle, ni les métamorphoses et les changements de
perspective qui allaient profondément marquer son évolution ultérieure. Mais, les
connaissances que nous avions de l’essor spectaculaire de la philosophie analytique et de son
profond impact sur la pensée philosophique contemporaine avaient pour conséquence de laisser
presque intacte notre conviction que la tendance logique, surtout sous ses formes assouplies et
plus ouvertes, représente le seul espoir d’une pensée digne de l’idéal séculaire de la philosophie.

D’autre part, il se trouvait que nous poursuivions vers la même époque, c'est-à-dire
parallèlement à nos études philosophiques, des études juridiques qui s’étaient couronnées par
l’obtention d’une Licence en droit public. Au début, cette initiative n’était motivée que par un
esprit de curiosité et par la volonté d’enrichir notre pensée d’un savoir pratique supplémentaire.
La progression de cette formation juridique n’avait d’ailleurs pas manqué, en raison de la
richesse et de la diversité des acquisitions qu’elle avait occasionnées, de nous persuader du
caractère judicieux d’une telle initiative. Mais, à aucun moment, nous n’avions conscience que
l’étude du droit pouvait bouleverser la perspective philosophique. Au contraire, nous avons
continué à penser tout au long de notre formation que le point de vue philosophique, incarné
dans le nouvel esprit logique, représente la seule référence d’une détermination normative des
usages de la raison. Cette pensée nous semblait aller de soi puisque même l’enseignement du
droit n’envisageait ce dernier que comme une discipline pratique. Confiné dans la zone des
affaires de la vie courante des hommes, le droit nous semblait se réduire à un ensemble de
procédures et de règles dont la connaissance est certes utile mais jamais constructive (d’un point

7
de vue philosophique et logique). Nous considérions également le juriste avec l’admiration que
nous devons aux experts et aux spécialistes, mais nous ne lui reconnaissions guère les mérites
qu’on attribue d’habitude aux « penseurs ». Encore une fois, cette vision des choses ne nous
semblait s’inscrire que parfaitement dans le schéma classique d’un philosophe qui s’occupe de
théorie et de praticiens qui s’occupent d’affaires contingentes.

Dans le cadre des études de troisième cycle, un concours de circonstances nous avait
offert l’heureuse occasion de suivre une formation dont le premier effet était un sentiment de
dépaysement qui s’était rapidement avéré d’une importance inestimable. Nous faisions en effet
partie d’une Unité de Formation et de Recherche non seulement inédite, mais également
multidisciplinaire. Inédite, parce que, à notre connaissance, elle fût la première structure
universitaire au Maroc qui avait choisi le thème de la philosophie herméneutique et de sa théorie
générale de la compréhension et de l’interprétation. Multidisciplinaire, parce qu’elle portait sur
les trois domaines de la philosophie, de la littérature et de la religion. Au fur et à mesure du
déroulement de nos études dans cette UFR, notre conscience se voyait glisser progressivement
dans une perspective théorique où l’esprit de rigueur, de précision et d’objectivité devait, sinon
céder la place, du moins laisser un espace considérable à un esprit davantage préoccupé de
l’historicité du savoir, de l’ouverture du sens, de l’équivocité des langages, du conflit des
interprétations, du rôle du tact, du poids des traditions et des préjugés, etc. Nous devenions
également de plus en plus conscients de l’ampleur et de la complexité du phénomène humain,
de la spécificité des « sciences de l’esprit », du caractère exorbitant d’une méthode universelle
et des dangers du monisme épistémologique. Par ailleurs, l’occasion de nous confronter à des
disciplines différentes nous avait convaincus de l’importance et de la nécessité des recherches
multidisciplinaires, de ce que les travaux théoriques les plus originaux et les plus féconds sont
précisément ceux qui naissent dans les zones charnières du savoir, c'est-à-dire ceux qui
capitalisent, croisent et problématisent les acquis obtenus dans des secteurs de pensée différents
et qui peuvent sembler très éloignés les uns des autres. La philosophie herméneutique nous
semblait exemplaire à cet égard, puisque son élaboration progressive comme théorie générale
de la compréhension et de l’interprétation ne s’était réalisée que grâce à l’intégration de
préoccupations théoriques diverses et à l’assimilation des fruits recueillis dans plusieurs
domaines (l’exégèse des textes sacrés, littéraires et juridiques, la philologie, la science de
l’histoire, l’esthétique, l’épistémologie des sciences humaines, la phénoménologie, la
philosophie du langage, etc.).

8
Au terme de ces études de troisième cycle, nous avons réalisé un mémoire sur l’un des
aspects fondamentaux de la philosophie herméneutique de H.-G. Gadamer, à savoir son
affirmation du rôle de l’application dans toute activité de compréhension. La réalisation de ce
travail avait constitué un moment particulièrement marquant dans l’évolution de notre
formation intellectuelle : elle avait introduit dans notre pensée un changement radical dans la
manière de concevoir le rapport théorie-pratique. Rappelons en effet qu’afin de rendre
théoriquement compte de ce que l’acte de compréhension est non seulement un acte
d’interprétation, mais également un acte d’application, Gadamer s’était inspiré de disciplines
pratiques en soulignant, plus précisément, l’actualité herméneutique de l’éthique d’Aristote et
la signification exemplaire de l’herméneutique juridique. C’était là pour nous une révélation
inattendue : le droit, que nous considérions du haut ciel de la pensée philosophique et logique
comme une simple technique pratique, pourrait, précisément parce qu’il est une technique
pratique, non seulement éclairer le philosophe, mais l’amener même à remettre en cause la
pertinence de ses constructions et paradigmes théoriques. Par ailleurs, les débats qui ont opposé
Gadamer au juriste italien E. Betti et à J. Habermas 1, nous ont fortement éclairé sur les
implications et les enjeux de cette ouverture de la philosophie sur le droit, et ont
considérablement contribué à nous rendre familier le nouveau climat intellectuel vers lequel
nombre de philosophes étaient en train de déplacer la réflexion philosophique.

Si nous nous sommes permis d’évoquer ici ces quelques éléments de notre parcours
universitaire, c’est pour deux raisons fondamentales. La première est de montrer que notre
intérêt pour une étude philosophique du droit était un résultat presque naturel de ce parcours,
que la réalisation du présent travail répond à des motifs personnels profonds, à savoir la
recherche d’une articulation des composantes scientifique, philosophique et juridique de notre
formation. Ce n’est d’ailleurs pas faire aveu que de souligner les embarras intellectuels qui
résultent (inévitablement ?) de la diversification des perspectives. L’enrichissement qu’on
associe d’habitude à cette diversification ne se produit en fait qu’après une longue période de
gestation et de « malaise ». La seconde raison, de loin la plus importante, est que ce parcours
n’est pas en réalité purement personnel. Nous nous sommes en effet rendu compte que les
aspects marquants de notre formation réfèrent à un devenir « objectif » plus qu’ils ne
manifestent la démarche de notre subjectivité. C’est un fait réel, largement étudié d’ailleurs,
que le processus continu de spécialisation des savoirs, caractéristique du XX e siècle, avait

1
Sur le débat avec Betti, cf. Jean Grondin, L’universalité herméneutique ; sur le débat avec Habermas, cf. José
Maria Auguirre Orra, Raison ou raison herméneutique ? Une analyse de la controverse en Habermas et Gadamer.

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entraîné une séparation de plus en plus rigide des différents secteurs de la pensée, que cette
séparation, en plus d’engendrer un éparpillement spectaculaire des connaissances, avait pour
conséquence d’empêcher la fécondation mutuelle des disciplines et la rencontre des
départements de recherche. L’impression que nous avions lors de notre passage à la Faculté de
Droit n’est donc qu’un écho subjectif du processus de spécialisation qui, lui, est une réalité
objective. Par ailleurs, l’expérience de l’évolution intellectuelle que nous avions la chance de
vivre dans la cadre de nos études de troisième cycle, c'est-à-dire celle qui nous avait permis de
passer d’une vision logiciste à la perspective herméneutique et, finalement, à retrouver une
discipline juridique autrement considérée, ne constitue en réalité qu’une forme subjective de
celle qui, depuis la fin du XIXe siècle et pendant tout le XXe siècle, avait fait basculer la pensée
philosophique occidentale dans une suite de tournants successifs, à savoir le tournant
linguistique, le tournant interprétatif (ou herméneutique) et le tournant pragmatique (ou
argumentatif). De façon sommaire, le tournant linguistique correspond au passage de la
philosophie de la conscience à une philosophie centrée sur le langage. Suite à ce passage, qui a
rejeté la référence au sujet de la connaissance, l’interprétation était devenue la question cruciale
de la pensée contemporaine. L’étude du langage ordinaire avait, quant à elle, amorcé un
tournant pragmatique qui, progressivement, avait conduit à négliger les énoncés scientifiques
constatifs pour se concentrer sur les énoncés normatifs. Au terme de cette évolution, le discours
juridique était devenu le modèle paradigmatique des recherches contemporaines 1.

Ceci étant dit, nous pensons avoir suffisamment justifié le choix du sujet de cette thèse.
Les motifs que nous venons d’indiquer manifestent en effet les raisons de notre implication
personnelle comme ils manifestent l’importance, l’utilité et l’actualité du thème choisi.

Par ailleurs, les développements précédents ne laisseront pas d’introduire directement


notre problématique. Il s’agit en effet pour nous de saisir la signification, les implications et les
enjeux du tournant pragmatique consécutif de la rencontre de la philosophie et du droit :
Pourquoi le philosophe devrait-il étudier le droit ? À partir de quelle perspective et selon quelle
méthode devrait-il procéder ? Quel est l’impact de cette étude sur la philosophie, sur la logique
et sur l’idée de raison ? Cette étude serait-elle d’un quelconque intérêt pour le droit, pour le
juriste et pour le juge plus particulièrement ? Autrement dit, quel est son impact sur le
raisonnement juridique, sur la théorie du droit et sur la vie du droit en général ? Finalement,
quel profit l’humanité (car, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit au bout du compte !) peut-elle tirer

1
Benoît Frydman a bien analysé cette évolution dans Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison
juridique (Troisième partie : Le tournant interprétatif contemporain, p. 531 et s.).

10
de la fécondation de la philosophie par le droit et de celui-ci par celle-là ? Plus particulièrement,
cette fécondation est-elle à même de permettre le dépassement de la crise contemporaine du
rationalisme, de l’effondrement des grands systèmes, des problèmes d’autorité et de légitimité ?

Pour aborder cette problématique, nous avons fait le choix, après des lectures variées,
de limiter notre travail à la Nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman. Plusieurs raisons nous ont
convaincu d’opter pour ce choix. D’abord, l’idée que nous serions d’autant plus à même
d’obtenir une compréhension meilleure si nous restreignions le champ de notre investigation.
Nous estimons que cette idée simple est fort constructive pour un chercheur débutant. Une
deuxième raison, qui fournit d’ailleurs un soutien supplémentaire à la première, provient de
l’importance et de l’ampleur de l’œuvre de Perelman. Celle-ci est effectivement considérée
aujourd’hui comme une contribution majeure, décisive et incontournable au renouveau à la fois
du rationalisme philosophique post-métaphysique et de la pensée juridique post-positiviste.
Cette dernière indication nous amène à la troisième raison qui nous avait le plus influencé pour
décider de ce choix, à savoir que Perelman avait élaboré sa pensée à partir d’une exploration de
la pensée juridique aussi poussée que celle qu’il avait menée en tant que philosophe et logicien.

La nouvelle rhétorique développe à la fois une théorie générale de l’argumentation et


une théorie spécifique de l’argumentation juridique. L’analyse de la première nous révèlera le
profond changement qu’elle introduit dans la pensée logique et philosophique, tandis que
l’analyse de la seconde nous permettra de montrer la radicale modification de perspective
qu’elle opère dans la théorie du droit et du raisonnement juridique. L’unité de la nouvelle
rhétorique, c'est-à-dire la jonction de son aspect philosophique général et de son aspect
spécifiquement juridique, se manifeste dans l’idée d’une raison pratique susceptible de fournir
la justification d’une thèse ou la motivation d’une décision. Notre travail comportera ainsi un
chapitre préliminaire que nous réserverons à la genèse de l’idée de raison pratique chez
Perelman, une première partie où nous étudierons sa théorie générale de l’argumentation et une
seconde partie qui portera sur sa conception du raisonnement juridique. En voici le plan
détaillé :

Dans le chapitre préliminaire, nous nous attèlerons à cerner l’orientation globale de la


nouvelle rhétorique. Cette orientation, nous la dégagerons successivement à partir de deux
points. Le premier, qui concerne la problématique de départ de tout le programme de recherche
de Perelman, nous permettra de souligner l’inscription de ce programme dans le projet
rationaliste. Une étude sur la justice, entreprise suivant une méthode analytique d’inspiration
positiviste, avait en effet conduit Perelman à s’apercevoir de l’insuffisance des moyens de la

11
logique formelle pour une fondation rationnelle des valeurs. C’est le constat de cet échec,
doublé d’une conscience profonde de son impact sur les prétentions de la raison relativement
aux domaines de l’action humaine (politique, morale, droit, etc.), qui l’avait poussé à se mettre
à la recherche d’une logique des jugements de valeur. Pour lui, la découverte de cette logique
permettrait d’étendre l’empire de la raison et, partant, de préserver l’idéal philosophique d’une
sagesse visant à guider l’homme tant dans son savoir que dans son action. Dans un second point,
nous montrerons comment la recherche d’une logique des jugements de valeur avait,
paradoxalement, conduit à la rencontre de la pratique argumentative du discours persuasif et,
finalement, de la rhétorique et de la dialectique aristotéliciennes, et comment, sur la base d’une
nouvelle interprétation de la pensée logique d’Aristote, Perelman était parvenu à concevoir
l’idée d’une raison élargie qui distingue deux formes légitimes de l’activité rationnelle, la
démonstration et l’argumentation. Ce point nous donnera la possibilité de saisir l’orientation
globale de la nouvelle rhétorique de façon encore plus précise. Nous verrons que, au-delà de
son inscription dans le projet rationaliste classique, la nouvelle rhétorique représente une voie
spécifique, celle qui défend l’idée d’une raison pratique passant par l’élargissement de celle de
logique.

Dans la première partie, nous exposerons les grandes lignes de la nouvelle rhétorique
conçue comme théorie générale de l’argumentation. Dans le premier chapitre de cette partie,
nous mettrons l’accent davantage sur sa conception des fondements théoriques qui justifient
l’usage argumentatif de la raison. Dans le second, nous présenterons sa conception du
déploiement technique de la pratique argumentative.

Relativement à la justification théorique de l’argumentation, nous aborderons deux


aspects de la nouvelle rhétorique : son aspect critique (destructeur et négatif) et son aspect
affirmatif (constructeur et positif).

L’aspect critique de la nouvelle rhétorique trouve son origine principale dans la


rencontre avec Aristote. Nous verrons, en effet, que l’appropriation du modèle logique de
l’Organon aristotélicien avait permis à Perelman de dénoncer l’exclusion de l’argumentation
dans la rhétorique classique comme dans la logique moderne. Nous verrons également que,
dans la mesure où il considère ce modèle comme porteur d’une conception élargie de la raison,
la reprise de ce modèle lui avait surtout permis de remonter aux conceptions philosophiques qui
justifient ladite exclusion. Quelles étaient ces conceptions ? Pour un moderne, la première

12
conception qui vient tout naturellement à l’esprit est celle que représente le rationalisme
restrictif (le dogmatisme restreint comme disait Belaval) de Descartes. La critique était ensuite
étendue à Platon pour atteindre finalement toute la tradition métaphysique occidentale. Ne
faisant pas œuvre d’historien, Perelman orientait toutes ses critiques vers une même cible : la
prétention de fonder absolument la Vérité. Une attention toute particulière a été accordée, dans
ce cadre, à l’idée d’évidence sous sa forme intuitionniste (Descartes) comme sous sa forme
formaliste (Leibniz). La visée définitive de toute cette œuvre critique était de montrer que le
rejet de l’argumentation et le mépris de la rhétorique découlent du fait que les philosophes
réduisaient le rationnel au nécessaire.

L’aspect affirmatif de la nouvelle rhétorique est intimement lié à son œuvre critique.
Celle-ci conteste le bien-fondé de la prétention des philosophies premières à établir un système
de pensée fondé sur des principes absolus et éternels. Elle affirme qu’il n’y a pas lieu d’identifier
la raison à la faculté de saisir uniquement le nécessaire. Or, le dépassement de cette
identification, qui serait en même temps un dépassement du dogmatisme et du scepticisme,
n’entraînerait-t-il pas la réhabilitation de l’opinion et, par conséquent, de l’argumentation ?
Autrement dit, dans une vision non absolutiste, le savoir ne cesserait-il pas de s’imposer par
lui-même et ne demanderait-il pas alors à être soutenu par des arguments qui justifieront son
acceptation ? Plus encore, l’absence de nécessité ne signifierait-elle pas que l’activité
rationnelle est œuvre de liberté ? Et cette liberté, ne devrait-elle pas assumer la responsabilité
de ses choix pour préserver son aspect raisonné ? La critique de l’évidence, de la Vérité et de
la raison éternelle semble donc ouvrir une perspective rationnelle radicalement différente, celle
où la pensée, n’étant ni nécessaire ni arbitraire, deviendrait une question d’adhésion, l’objet
d’une décision où liberté et responsabilité demeurent indissociables. Nous verrons que tout cela
signifie pour Perelman que, là où les moyens d’établir la certitude font défaut, l’argumentation
est non seulement utile mais elle est, de surcroît, indispensable. Or, l’argumentation étant ainsi
théoriquement justifiée et posée comme nécessité, il pouvait donc entamer le côté constructif
de son travail. Une première étape de celui-ci était de reprendre la rhétorique et la dialectique
aristotéliciennes pour les adapter aux acquisitions de l’œuvre critique précédente. Nous verrons,
à ce propos, que c’est cette adaptation qui avait permis à Perelman de forger l’idée d’une
Nouvelle rhétorique et de concevoir celle-ci comme instrument d’étude de tout le domaine de
la pensée non formalisée. La deuxième étape dans l’affirmation de l’identité positive de la
nouvelle rhétorique, après son établissement comme instrument d’étude du discours
argumentatif et après la limitation du cadre unitaire de ce discours, était d’explorer plus en avant

13
la spécificité du raisonnement argumentatif ainsi que d’expliciter les implications de cette
spécificité. À ce propos, nous verrons que Perelman détermine l’argumentation comme une
œuvre de justification qui implique un usage pratique de la raison, qui se meut dans un contexte
pluraliste et qui se déploie selon des modes différents. Nous verrons en outre comment, grâce
à cette détermination de l’argumentation comme justification, il réussit à réhabiliter la légitimité
du désaccord et à rendre compte du pluralisme philosophique sans sacrifier pour autant l’esprit
critique du rationalisme.

Le second chapitre de la première partie traite de l’argumentation comme technique


générale du discours persuasif. Nous y aborderons successivement les cadres qui cernent la
pratique argumentative, les contenus qui peuvent lui servir comme points de départ, et les
schémas de raisonnement auxquels elle peut recourir.

Comme technique du discours persuasif, l’argumentation a pour caractéristique


principale d’être non contraignante. Cette caractéristique est-elle un défaut ? Et ce défaut, peut-
il être éliminé ? La démonstration est contraignante parce qu’elle progresse dans un cadre
préalablement déterminé, utilise un langage univoque, dispose de règles fixes, etc. ; bref, parce
qu’elle est impersonnelle. Le rigorisme des inférences déductives est le résultat du fait que leurs
prémisses, leurs symboliques et leurs règles de transformation ne sont pas objet de désaccord.
Mais que faire lorsque l’accord n’est pas établi sur l’un ou l’autre des éléments du raisonnement,
c'est-à-dire lorsqu’il s’agit encore, et d’abord, de chercher cet accord ? C’est pour répondre à
ce genre de questions, qui semblent révéler une différence radicale entre les exigences de
l’argumentation et celles de la démonstration, de la déduction et du calcul, que Perelman avait
réservé la quasi-totalité de son Traité de l’argumentation aux problèmes relatifs à la recherche
de l’accord, c'est-à-dire aux conditions préalables qui président à la mise en œuvre d’une
argumentation, aux types d’accord qui pourraient fournir des appuis suffisamment solides pour
y accrocher un raisonnement, et aux diverses techniques qui seraient à même de permettre la
progression des prémisses aux thèses présentées à l’assentiment de l’auditoire.

La seconde partie de ce travail est réservée à la nouvelle rhétorique comme théorie


spécifique de l’argumentation juridique. Dans le premier chapitre, nous présenterons sa
conception du droit en général. Dans le second, nous exposerons son analyse du raisonnement
juridique en particulier.

14
Relativement au premier point, et en vue de donner à voir la conception générale du
droit chez Perelman, nous montrerons comment ce dernier était parvenu, sur la base d’une
reconstruction de l’histoire récente (depuis la Révolution française jusqu’au lendemain de la
seconde guerre mondiale) de la pensée juridique continentale principalement (mais avec des
ouvertures sur le modèle juridique anglo-saxon), à remettre profondément en cause la
conception positiviste du droit. La démarche qui présidait à cette remise en cause consistait à
s’appuyer sur la mise des thèses positivistes à l’épreuve de la réalité de l’évolution historique
des idées juridiques. En procédant à la mise en relief de la considérable dépendance des
conceptions du droit des contextes théoriques, sociopolitiques, institutionnels, culturels (etc.),
et en révélant les grands changements de perspective qui avaient caractérisé l’évolution
résultant de cette dépendance, Perelman visait essentiellement à montrer que ces conceptions
n’allaient pas de soi et qu’il y avait lieu de renouveler les outils théoriques utilisés pour
approcher le phénomène juridique. Faut-il continuer à réduire entièrement le droit à la loi et à
opposer nettement le droit positif au droit naturel ? La théorie des sources suffit-elle à expliquer
la vie du droit et à rendre compte de la pratique juridique ? Le droit est-il assimilable à un
système fermé et isolé de son milieu, et peut-il faire l’objet d’une étude exclusivement logique
et purement scientifique ? Quelle place et quel rôle reviennent à la volonté et à la raison dans
le droit ? Plus encore, quel rapport existe-t-il entre théorie du droit et pratique juridique ? Est-
ce un rapport descriptif ou un rapport prescriptif ? Et qu’est-ce qui justifie l’adoption de l’une
ou de l’autre de ces options ? Autrement dit, quel est le modèle d’approche (le paradigme de
référence) qui oriente ou qui devrait orienter l’étude, la réflexion et la pensée des juristes −
théoriciens comme praticiens ? Voilà le genre de questions qui ont galvanisé les réflexions de
Perelman et auxquelles il avait tenté d’apporter des réponses à la fois en étudiant l’évolution de
la pensée et de la pratique juridiques et en faisant appel à sa théorie générale de l’argumentation.

Le deuxième chapitre de la seconde partie concerne, avons-nous dit, le raisonnement


juridique plus particulièrement. La question fondamentale que pose ce raisonnement est de
savoir si les juristes emploient les mécanismes universels de la logique formelle ou bien s’ils
recourent à des techniques de raisonnement spécifiques et adaptées à leur domaine. Cette
question, on le voit, a directement trait à l’application du droit et se rapporte plus précisément
à l’office du juge. Une analyse concrète des décisions de ce dernier constitue donc un préalable
indispensable à toute tentative de dégager les modes, les techniques et les mécanismes de
raisonnement qui président à la mise en œuvre du droit. Le juge, dit-on, applique le droit. Mais
qu’est-ce à dire exactement ? S’agit-il tout simplement d’une opération mécanique ? Les faits

15
auxquels il faudrait appliquer la loi sont-ils sans poser des problèmes de preuve ? Les
procédures de la preuve judiciaire sont-elles identiques ou du moins réductibles aux modes de
preuves historiques ou scientifiques ? Visent-elles uniquement la vérité objective ? La preuve
des faits et leur qualification sont-elles des opérations complètement indépendantes l’une de
l’autre ou bien s’imbriquent-elles dans un mouvement dialectique de va-et-vient ? La loi est-
elle toujours suffisamment déterminée et précise pour permettre directement la qualification
des faits établis ou bien peut-elle nécessiter une interprétation ? L’interprétation intervient-elle
exceptionnellement ou est-elle systématique ? Peut-il y avoir des lacunes en droit, les lois
peuvent-elles entrer en conflit ? Et, à supposer cette possibilité, comment le juge arrive-t-il à
combler ces lacunes et à résoudre ces antinomies ? Applique-t-il la loi ou le droit, et est-ce
d’ailleurs la même chose ? Vise-t-il uniquement la sécurité juridique ou doit-il tenir compte
d’autres valeurs telles la justice, l’équité et la paix sociale ? N’est-il qu’un servile valet du
législateur, qu’une bouche qui prononce la loi ou bien dispose-t-il d’un quelconque réel pouvoir
d’appréciation ? Quels procédés et quelles ressources mobilise-t-il pour motiver ces décisions,
c'est-à-dire pour les lier au système de droit en vigueur ? C’est pour répondre à ce genre de
questions, qui traduisent la complexité et l’ampleur du problème du raisonnement juridique,
que Perelman s’était entouré d’une équipe d’éminents juristes et que, ensemble, ils avaient
entrepris une longue et profonde exploration de la pratique du droit. Ce deuxième chapitre sera
donc, pour nous, l’occasion d’exposer l’essentiel des résultats que Perelman avait pu tirer de
cette exploration, à savoir qu’il existe un raisonnement spécifiquement juridique, que ce
raisonnement ne consiste pas en des démonstrations mais relève plutôt d’une dialectique
argumentative, que la nouvelle rhétorique constitue la perspective théorique la plus pertinente
pour rendre compte de l’argumentation juridique et que la décision motivée du juge représente
le type même du raisonnement pratique.

16
CHAPITRE PRELIMINAIRE :

LA QUÊTE DU RATIONNEL

I. « De la justice » : l’arbitraire des valeurs et l’impasse du positivisme

Tout a commencé, au début des années quarante, avec une première étude sur la justice
intitulée « De la justice »1, rédigée en 19442 et publiée en 19453. Le but de cette étude est
annoncé dès la première phrase : « La présente étude a pour objet l’analyse de la notion de
justice »4. Son point de départ était le constat qu’il y a une « multiplicité invraisemblable des
sens que l’on attache à cette notion [de justice] »5. Perelman, considérant qu’ « il est illusoire
de vouloir énumérer tous les sens possibles de la notion de justice »6, ne retient que les
conceptions les plus courantes et qui sont au nombre de six: à chacun la même chose ; à chacun
selon ses mérites ; à chacun selon ses œuvres ; à chacun selon ses besoins ; à chacun selon son
rang ; à chacun selon ce que la loi lui attribue 7. Devant cet état de choses, il considère qu’une
analyse logique de la notion de justice ne constituerait un réel progrès dans l’éclaircissement de
cette notion confuse que si l’on adopte cette attitude qui s’imposerait la tâche très délicate de
« décrire de façon précise ce qu’il y a de commun dans les différentes formules de la justice »
en vue de permettre la détermination d’ « une formule de la justice sur laquelle un accord
unanime sera réalisable »8.

La raison du choix de cette méthode provient de la manière dont Perelman concevait, à


cette époque, les notions fondamentales des disciplines philosophiques. Il considérait en effet,
sous l’influence de Ch. L. Stevenson 9, que ces notions (Justice, Vertu, Liberté, Bien, Beau,

1
À propos de cette étude, cf. « De la justice », ED, pp. 23-94, JR, pp. 9-80. Nous disons « une première étude »,
car Perelman n’a jamais cessé, tout au long de sa vie, de travailler et de développer, à la lumière de l’évolution de
sa pensée, sa conception de la justice. Ainsi, dans ED, nous retrouvons 11 écrits dans le premier chapitre (de la
page 23 à la page 313) consacré à la notion de la justice.
2
« … en 1944, quand j’ai rédigé cette première étude sur la justice… », LJ, p. 101.
3
Dans la collection des Actualités sociales. Nouvelle série. Université libre de Bruxelles. Institut de sociologie
Solvay, Bruxelles, Office de Publicité, 1945. Cf. Note 1 dans « De la justice », ED, p. 23.
4
« De la justice », ED, p. 23 − c’est nous qui soulignons.
5
Ibid. p. 29.
6
Ibid. p. 29.
7
Cf. pour le sens de chacune de ces conceptions, Ibid. pp. 30-33.
8
Ibid. p. 35. L’adoption de cette attitude signifie le rejet des deux autres attitudes possibles devant la diversité des
conceptions de la justice. Le première « consisterait à déclarer que ces diverses conceptions de la justice n’ont
absolument rien de commun » ; la seconde « consiste dans le choix, entre les diverses formules de la justice, d’une
seule dont on chercherait à nous convaincre qu’elle est la seule admissible, la seule vraie, la seule réellement et
profondément juste » ; Ibid. p. 34.
9
Ch. L. Stevenson, « Persuasive definition », Mind, juillet 1938.

17
Devoir, etc.) sont chargées d’un contenu émotif, et que c’est cette coloration affective qui, dans
les domaines des sciences dites sociales mais aussi et surtout dans le domaine de la philosophie,
rend presque irréalisable l’accord sur le sens conceptuel de ces notions. L’exemple des sciences 1
montre à cet égard que « plus le sens conceptuel des mots acquiert de consistance, moins on
discute sur le sens des mots, plus leur coloration émotive s’estampe »2. Il en résulte que, pour
diminuer le rôle affectif d’une notion, il faut chercher à établir l’accord des esprits sur son sens
conceptuel. C’est donc dans cette orientation qu’il conviendrait d’engager l’analyse logique de
la notion de justice3.

Comme il s’agit de retrouver une formule commune de la justice sur laquelle un accord
unanime serait réalisable, cette formule doit être donc une formule formelle ou abstraite qui
comporte un élément indéterminé dont les diverses déterminations donneront les diverses
conceptions de la justice, c'est-à-dire les formules particulières ou concrètes de la justice. Pour
Perelman, le fait que « tout le monde est d’accord sur le fait qu’être juste c’est traiter de façon
égale »4, permet de « définir la justice formelle ou abstraite comme un principe d’action selon
lequel les êtres d’une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon »5. Dans
la mesure où cette définition « ne détermine pas les catégories qui sont essentielles pour
l’application de la justice », c'est-à-dire « ne dit ni quand deux êtres font partie d’une catégorie
essentielle ni comment il faut les traiter », elle « laisse entières toutes les divergences à propos
de la justice concrète »6 ; mais ces divergences n’empêchent pas l’accord sur la partie formelle
de la justice. Ainsi, Perelman peut affirmer que « la notion de justice formelle est claire et
précise et [que] son caractère rationnel est mis nettement en évidence » ; par conséquent, grâce
à l’analyse logique, « le problème de la justice est ainsi partiellement clarifié »7.

1
« Les sciences se sont dégagées de la philosophie dans la mesure où, par l’usage des méthodes précises,
expérimentales ou analytiques, elles sont parvenues à mettre l’accent et obtenir l’accord des esprits moins sur le
sens émotif des mots que sur leur sens conceptuel », Ibid. p. 26.
2
Ibid. p. 26.
3
En effet, dans la mesure où « la justice est une notion prestigieuse et confuse », une définition précise de cette
notion, ne pouvant épuiser son contenu conceptuel, variable et divers, finira par ne mettre en lumière qu’un seul
aspect de la justice. Pour Perelman, « cette façon d’agir présente l’inconvénient d’opérer, par un subterfuge
logique, le transfert d’une émotion d’un terme sur le sens qu’on veut arbitrairement lui accorder » ; donc « pour
éviter cet inconvénient, l’analyse de la justice se bornera à rechercher la partie commune à diverses conceptions
de la justice, partie qui n’épuise évidemment pas tout le sens de cette notion, mais qu’il est possible de définir
d’une façon claire et précise », Ibid. p. 93.
4
Voici l’argument de Perelman : « La notion de justice suggère à tous inévitablement l’idée d’une certaine égalité.
Depuis Platon et Aristote, en passant par saint Thomas, jusqu’aux juristes, moralistes et philosophes
contemporains, tout le monde est d’accord sur ce point », Ibid. p. 36.
5
Ibid. p. 40-41.
6
Ibid. p. 41.
7
Ibid. p. 55.

18
Ainsi conçue, la justice formelle 1 semble constituer un noyau de rationalité qui n’a
aucun lien avec les jugements de valeur ; mais dès qu’il s’agit de la mettre en œuvre il devient
indispensable de juger si la nouvelle situation est ou n’est pas essentiellement semblable à une
situation précédente. La prise en compte de la dimension concrète et pratique de la justice exige
donc l’introduction préalable d’une détermination des catégories considérées comme
essentielles. Or, selon Perelman, « on ne peut dire quelles sont les caractéristiques essentielles,
c'est-à-dire celle dont on tient compte pour l’application de la justice, sans admettre une certaine
échelle de valeurs, une détermination de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, de ce qui
est essentiel et de ce qui est secondaire »2. Chaque conception déterminée de la justice concrète
découle au bout du compte d’une vision du monde. Et toute modification dans la vision du
monde et de son échelle de valeurs, suite à une évolution morale, sociale ou politique, entraîne
et détermine des modifications dans l’application de la justice 3.

La justice concrète est ainsi toujours liée à un système normatif qui détermine ce qui
vaut et le distingue de ce qui ne vaut pas4. Mais un système normatif, quoiqu’il permette
d’éliminer l’arbitraire de la règle de justice en fournissant à sa faveur des justifications, contient
pourtant toujours un élément arbitraire, à savoir l’arbitraire impliqué par l’affirmation des
valeurs qui se trouvent à sa base. En effet, les principes les plus généraux d’un système normatif
« posent une valeur, la valeur la plus générale, dont se déduisent les normes, les impératifs, les
commandements »5. Mais, « cette valeur n’a de fondement ni dans la logique, ni dans la réalité
(…) la valeur n’est ni universelle ni nécessaire : elle est, logiquement et expérimentalement,
arbitraire »6.

1
Cette expression de justice formelle est remplacée plus tard par l’expression de règle de justice. Cf., « La règle
de justice », ED, p. 119 : « La règle de justice (…) a été appelée ailleurs règle de justice formelle ».
2
« De la justice », ED, p. 53 − c’est nous qui soulignons ; « le recours à un jugement de valeur devient inévitable :
il faut en effet déclarer que les différences qui distinguent les deux cas sont ou ne sont pas négligeables », LJ. p.
100-101.
3
« Quand il s’agit de normes régissant l’action, nous savons bien que l’expérience ne suffit, ni pour indiquer
quand, dans une situation donnée, deux être doivent être considérés comme essentiellement semblables, ni
comment il y a lieu de les traiter. Le juge ultime, en cette matière, sera notre conscience, qui a été formé par un
ordre social, politique et économique donné, ordre comportant des impératifs divers, et qui jouera, dans la
détermination de ces éléments essentiels, un rôle décisif », « L’idéal de rationalité et la règle de justice », ED, p.
140.
4 Ce lien est d’ailleurs considéré par Perelman comme une condition nécessaire pour éviter l’arbitraire d’une règle
de justice concrète. Car, comme il est infiniment difficile de définir la justice concrète, ce qui reste possible pour
tout effort d’éclaircissement de la règle de justice est d’exiger « qu’elle ne soit pas arbitraire », c'est-à-dire « qu’elle
soit justifiée, qu’elle découle d’un système normatif », « De la justice », ED, p. 94 − c’est nous qui soulignons.
5
Ibid. p. 84.
6
Ibid. p. 84-85 − c’est nous qui soulignons ; « dès que deux êtres ne sont pas identiques, dès qu’on doit se poser la
question de savoir s’il faut négliger la différence qui les sépare ou si, au contraire, il faut en tenir compte, dès
qu’on doit distinguer les qualités essentielles et secondaires pour l’application de la justice, on fait intervenir des
considérations de valeur, nécessairement arbitraires », Ibid. (§5 intitulé : De l’arbitraire de la justice), p. 76 −
c’est nous qui soulignons.

19
Et c’est ainsi que le projet d’une analyse et d’une clarification de la justice rencontre sa
limite. Car, comme tout système de justice est suspendu à des valeurs « dont l’arbitraire est lié
à leur nature même », tout effort qui vise à éliminer l’arbitraire de la règle de justice « doit
s’arrêter à un principe injustifié, à une valeur arbitraire »1. Il est donc logiquement impossible
d’éviter cet arbitraire qui caractérise le fondement même de tout système normatif, comme il
est impossible de dépasser l’arbitraire du choix en matière des valeurs2.

La valeur étant considérée comme intrinsèquement arbitraire et irrationnelle, il s’avère


que ni l’analyse logique – car elle ne fournit qu’une règle formelle −, ni une sociologie des
valeurs purement descriptive – car elle se contente de montrer que le choix de telle valeur peut
s’expliquer comme phénomène social − ne peuvent fournir de raison ultime lorsqu’il s’agit de
comprendre un jugement pratique comme celui de l’application de la justice. En effet, de
l’affirmation que toute valeur est arbitraire, il s’ensuit, relativement à la question de la justice,
qu’ « il n’existe pas de justice absolue, entièrement fondée en raison »3.

Qu’est-ce qui ressort maintenant de cette étude de la notion de justice ? Deux


conséquences essentielles : la première concerne le fondement et le sens de cette étude, la
seconde concerne ses implications.

Le premier point est précisé dans un article sur la méthode analytique en philosophie,
publié en 19474. Dans cet article, qui « suggère la généralisation méthodologique »5 du procédé
utilisé dans l’analyse de la notion de justice, Perelman critique l’idée d’une philosophie
scientifique dont le projet est l’étude logique des problèmes du langage 6. Il y soutient que, dans
la mesure où la coloration émotive des notions prédisposant favorablement ou défavorablement
à l’égard de ce que ces notions désignent, la définition de ces dernières entraine nécessairement

1
Ibid. p. 85 − c’est nous qui soulignons. Cf. aussi « Cinq leçons sur la justice » (précisément dans la 4e leçon :
justice et justification), DMP, p. 46.
2
« La seule exigence qu’on pourrait formuler à l’égard de la règle, c’est qu’elle ne soit pas arbitraire, mais qu’elle
se justifie, qu’elle découle d’un système normatif. Mais un système normatif, quel qu’il soit, contient toujours un
élément arbitraire, la valeur qu’affirment ses principes fondamentaux qui, eux, ne sont pas justifiés. Ce dernier
arbitraire, il est logiquement impossible de l’éviter », « De la justice », ED, p. 94.
3
Ibid. p. 91 − c’est nous qui soulignons. Ce qui revient à poser un relativisme porté à l’extrême et qui conduit à
« placer sur le même plan les valeurs de la tolérance et de l’intolérance, les opinions chrétiennes et nazies,
esclavagistes, humanistes ou socialistes, puisque toutes ces prescriptions prétendent à la direction juste de la
communauté », Guillaume VANNIER, Argumentation et droit, p. 24.
4
« De la méthode analytique en philosophie », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, Paris, 1947,
pp. 34-46, repris dans JR, pp. 81-94.
5
JR, Préface, p. 6.
6
Il reproche, en effet, à cette étude logique de procéder à une « analyse incomplète du langage et de son usage »,
car elle oublie que ce dernier « ne sert pas uniquement à communiquer des connaissances », mais qu’il permet
aussi « d’influencer nos semblables, de déterminer leur action, d’approuver et de désapprouver, d’exprimer des
jugements de valeur », JR, p. 84.

20
un jugement de valeur et suppose un choix1. Ainsi, « toute philosophie se base sur des
jugements de valeur » et « est, dans une certaine mesure, irrationnelle »2. Une définition
purement analytique d’une notion prestigieuse et confuse n’est donc qu’un « tour de passe-
passe ». Mais, ceci n’implique pas, aux yeux de Perelman, une faillite définitive de la méthode
analytique en philosophie : il signifie seulement que, pour étudier les problèmes philosophiques
de façon scientifique, la méthode analytique devrait ne pas « s’engager dans des discussions
impliquant des jugements de valeur »3. Pour cela, elle doit consister en une étude progressive
qui comporte trois moments : le premier moment « consisterait dans la recherche des
conceptions différentes d’une même notion » ; le deuxième moment « consistera dans la
recherche de la structure commune [à ces] conceptions » ; le troisième moment « consiste dans
l’examen de la manière dont les différentes conceptions de la notion peuvent être obtenues à
partir de la structure commune »4.

C’est cette méthode analytique que Perelman déclare avoir utilisée pour étudier la notion
de justice5. Celle-ci constitue donc l’illustration même de ce qu’est la fonction de la méthode
analytique en philosophie. Cette fonction est en fait double : a) elle permet de dégager, au sein
d’une notion à coloration émotive, « une structure formelle, susceptible d’une étude scientifique
et objective » ; b) elle permet « d’indiquer quels jugements de valeur déterminent les
divergences dans l’usage d’une pareille notion » ; autrement dit, elle permet « la séparation de
l’élément purement formel des éléments déterminés par des considérations de nature non
rationnelle » ; et en ce sens, elle constitue « un instrument de dissection des notions
philosophiques », « une sorte d’introduction critique »6.

Pour résumer, l’on pourrait dire qu’en cette période de 1944 à 1947, c'est-à-dire depuis
la rédaction de « De la justice » jusqu’à la généralisation du procédé qui lui a présidé sous la
forme d’une conception particulière de la méthode analytique, Perelman fondait sa conception
sur l’idée que « la philosophie constitue le domaine, non pas de la vérité, mais de la
tolérance »7 : « A l’unité de la vérité, j’oppose le pluralisme des valeurs ». Dans cette
perspective, le rôle de la méthode analytique est capital dans le sens où elle permet, à ceux qui

1
JR, pp. 84-88.
2
JR, pp. 88-89.
3
JR, p. 89.
4
JR, pp. 90-93.
5
JR, p. 91 : « Je me suis servi de cette méthode dans l’analyse de la notion de justice ».
6
JR, p. 93.
7
JR, p. 88 ; « il n’y a rien de plus intolérant que la vérité. Tout ce qui lui est opposé est qualifié d’erreur, et
condamné sans merci. Tous ceux qui se croient porteurs de la vérité absolue se doivent d’être fanatiques. La vérité
est une et ne tolère pas d’opposition », (pp. 88-89).

21
ont peu de goût pour l’irrationnel, de « dégager de la philosophie des éléments susceptibles
d’un examen objectif, progressif, permettant l’élaboration d’un savoir commun ». Seulement,
il n’en demeure pas moins que « l’usage de cette méthode analytique implique le caractère
irrationnel, ou du moins pas exclusivement rationnel, de tout système philosophique »1.

Cette dernière indication nous amène au deuxième point qui concerne les implications
de l’usage de la méthode analytique en philosophie et, plus précisément, de l’étude
perelmanienne de la justice. Les lumières nécessaires pour éclaircir ce point sont fournies, cette
fois, par les écrits de Perelman ultérieurs à l’époque que nous venons d’étudier. En effet, dans
sa préface à JR, Perelman indique que l’usage de sa méthode analytique est utile pour le
philosophe « qui se veut rationaliste et positiviste »2. Dans LJ, il commence par définir la théorie
positiviste dans les termes suivants : « la théorie positiviste admettait qu’un raisonnement
pouvait conclure à un jugement de valeur ou à une norme, mais à condition qu’un jugement de
valeur ou une norme figure dans l’une des prémisses. Mais elle n’admettait pas, et ceci depuis
les analyses de Hume, qu’un jugement de valeur, ou une norme, pût être dérivée d’un jugement
de fait. Le passage d’un jugement de fait à un jugement de valeur, de l’être au devoir être, ne
pouvait pas être rationnel, car il ne relevait pas de la logique. Il fallait, par conséquent, admettre
l’existence de jugements de valeur ou de normes primaires, de principes non-dérivés,
expression de la volonté ou de l’émotion subjective du sujet qui les pose. C’est là une thèse
commune à tous les positiviste, depuis Hume jusqu’à Ayer (…) »3. Ensuite, il précise que, dans
« De la justice », il avait lui-même appliqué pour la notion de justice « une méthode d’analyse
d’inspiration positiviste »4. La conclusion à laquelle cette méthode l’avait conduit était que « le
monde des valeurs (…) reste (…) essentiellement irrationnel »5. L’esprit positiviste qui
présidait à l’analyse de la justice, en se contentant de constater l’arbitraire qui est au fondement
des systèmes normatifs − c'est-à-dire de tout ordre de pensée à destination pratique −, conduit
donc à nier toute possibilité d’un raisonnement rationnel sur les valeurs 6. A s’en tenir à cet

1
JR, p. 94 − c’est nous qui soulignons.
2
JR, p. 6 − c’est nous qui soulignons.
3
LJ, p. 99-100.
4
Ibid. p. 100 − c’est nous qui soulignons. Cf. aussi ER, p. 7 : « Il y a près de trente ans, une étude sur la justice,
entreprise dans un esprit positiviste… » − c’est nous qui soulignons.
5
JR, p. 6.
6
En effet, faisant allusion à ce qu’était sa conception en 1944, Perelman, vingt ans après, écrit : « Si quelqu’un
considère qu’une règle est injuste, (…) aucune technique rationnelle ne me paraissait capable de résorber
l’opposition ; il n’y avait qu’à l’enregistrer. Etant donné la pluralité des valeurs, leur fréquente incompatibilité, et
leur caractère arbitraire, le raisonnement était incapable, me semblait-il, de départager les antagonistes. Dans une
pareille perspective, une analyse scrupuleusement menée devrait se borner à mettre en évidence les désaccords,
les diverses valeurs sous-jacentes aux divers systèmes », « Cinq leçons sur la justice », DMP, p. 46 − c’est nous
qui soulignons.

22
esprit et à la méthode qu’il inspire, « l’idée d’un choix, d’une décision, d’une solution
raisonnable, impliquant la possibilité d’un usage pratique de la raison, devrait être exclue »1.
Force donc est de constater que l’affirmation positiviste du caractère arbitraire des jugements
de valeur équivaut « au renoncement à toute philosophie pratique (…), car elle signifie que l’on
abandonne aux émotions, aux intérêts et, en fin de compte, à la violence, le règlement de tous
les problèmes relatifs à l’action humaine, et spécialement à l’action collective, tous ceux qui
relèvent traditionnellement de la morale, du droit et de la politique »2. Plus précisément, cette
affirmation positiviste « avait pour conséquence inévitable de limiter le rôle de la logique, des
méthodes scientifiques et de la raison, à des problèmes de connaissance, purement théorique »3.

Pour résumer, disons que le positivisme en philosophie implique − selon Perelman −


une conception restreinte et limitée de la raison et de la logique. Cette restriction se manifeste
dans l’enfermement du raisonnement dans une orientation purement théorique. Cette
conception purement formelle de la rationalité a, elle-même, comme conséquence inévitable
d’exclure l’idée d’un choix réfléchi, d’une décision justifiée et, partant, celle d’une fondation
rationnelle des jugements de valeur. Bref, le positivisme en philosophie impose une conception
limitée de la raison qui réduit à néant l’idée d’un usage pratique de celle-ci et qui voue, ipso
facto, l’action humaine au règne de l’arbitraire et de la violence.

C’est précisément cette détermination du positivisme, combinée à une conscience


profonde de ses implications, qui constitue le véritable point de départ de tout le programme de
recherche de Perelman. En effet, dans plusieurs textes, celui-ci établit un lien direct entre, d’un
côté, son insatisfaction par rapport à la conception positiviste de la raison et de ses
conséquences, et, de l’autre côté, son engagement pour la recherche d’une forme de rationalité
capable d’investir le domaine des valeurs. Ainsi, dans LJ, et immédiatement après avoir
souligné la limitation imposée à la raison par le positivisme, Perelman, comme s’il s’agissait
pour lui de donner un sens à toute son œuvre, déclare ce qui suit : « personnellement, j’ai
toujours cherché à étendre le rôle de la raison »4. Mais, cette conception élargie de la raison

1
LJ, 101.
2
LJ, p. 101 − c’est nous qui soulignons ; dans l’ER, Perelman souligne que la conclusion à laquelle les positivistes
étaient arrivés est qu’ « en l’absence de techniques de raisonnement acceptables concernant les fins [les valeurs],
la philosophie pratique devrait renoncer à son objet traditionnel, la recherche de la sagesse, guidant l’action par la
raison, et la philosophie morale, la philosophie politique et la philosophie du droit, ne pourraient se développer
comme des disciplines sérieuses » (p. 8) ; dans le même sens : « S’ils renoncent au rôle dirigeant de la raison dans
l’action, les hommes ne peuvent opérer des choix et justifier des décisions qu’en les fondant sur des intérêts et des
passions, dont le conflit ne pourrait se régler, en dernier ressort, que par le recours à la force et l’usage de la
violence », JR, p. 6.
3
LJ, p. 100.
4
LJ, p. 100.

23
risquerait de ne constituer qu’un souhait abstrait et dénué de valeur si elle n’est pas mise en
œuvre par une méthodologie élaborée. Il y a donc lieu ici d’explorer une autre alternative, celle
qui consiste en l’exploration de l’hypothèse selon laquelle il y aurait une logique des jugements
de valeur : « La réponse sceptique des positivistes m’ayant laissé insatisfait, je me suis mis en
quête d’une logique des jugements de valeur »1.

II. De la logique des jugements de valeur à l’argumentation : la rencontre


de la rhétorique et de la dialectique

Etant à la recherche d’une logique des valeurs, Perelman « pensera, vers 1947, la trouver
dans l’épistémologie de la revue Dialectica, fondée par Ferdinand Gonseth »2. Mais, il « s’est
bien aperçu qu’il s’agit chez Gonseth de quelque chose de bien plus étroit qui ne regarde que
les théories mathématiques et physiques modernes »3. L’analyse de la connaissance scientifique
est incapable de rendre compte du domaine des questions pratiques, c'est-à-dire celui des
valeurs 4. Perelman rejette ainsi la possibilité de réduire la logique des valeurs à l’épistémologie
des sciences exactes. Il rejoint alors l’idée de ceux qui, dès la fin du XIX e siècle, défendaient la
spécificité des sciences humaines ou des sciences de l’esprit, c'est-à-dire ceux qui ont mené une
contre-offensive aux envahissements du scientisme en opposant « aux problèmes de la
connaissance les problèmes de l’action, aux jugements de réalité les jugements de valeur, aux
sciences naturelles les sciences humaines, au domaine du matériel celui de l’intentionnel, aux
explications causales les conceptions finalistes »5. Seulement, la référence à ceux qui affirment
la spécificité des sciences de l’esprit est loin d’être suffisante pour Perelman qui pense que « les
sciences humaines ne sauraient se comprendre dans une perspective purement
épistémologique »6. Une autre piste − qui est exclue − est celle que représente « l’ouvrage de
Goblot, paru en 1927, sous le titre ‘logique des jugements de valeur’ » ; Perelman justifie cette
exclusion par le fait que celui-ci ne lui paraissait « traiter de façon satisfaisante que les
jugements de valeur dérivés, ceux qui appréciaient les moyens et les obstacles par rapport à une

1
ER, p. 8.
2
Guillaume VANNIER, Op. Cité, p. 32.
3
Emile Bréhier, « Histoire de la tradition que cherche Perelman » : il s’agit de notes retrouvées dans les papiers
posthumes de Bréhier ; ces notes constituent la deuxième partie – la première étant entièrement rédigée – de la
préface que préparait Bréhier à Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tytéca, Rhétorique et philosophie, p. VII.
4
« La question de la spécificité de la philosophie pratique est ignorée par Dialectica alors qu’elle est essentielle
pour Perelman », Guillaume VANNIER, Op. Cité, p. 32.
5
« La quête du rationnel », Rh, p. 302.
6
Guillaume VANNIER, Op. Cité, p. 33.

24
fin », et qu’ « il ne présentait aucun raisonnement justifiant la préférence accordée à telle fin
plutôt qu’à telle autre »1.

Pour constituer la logique des jugements de valeur, Perelman va donc plutôt s’inspirer
de la méthode que le logicien allemand Gottlob Frege, près d’un siècle auparavant, avait mise
au point pour constituer la logique mathématique 2. Cette allusion à la procédure frégienne
demande néanmoins à être clarifiée. Il ne faut certainement pas y voir une imitation du modèle
de raisonnement logique d’inspiration mathématique3.

Quand Perelman affirme s’inspirer des logiciens, il faut comprendre par là qu’il entend
simplement imiter les méthodes qui leur ont si bien réussi pour donner un nouvel essor à la
logique4. Car, « n’oublions pas, en effet, que dans la première moitié du XIXe siècle la logique
n’avait aucun prestige ni auprès des milieux scientifiques ni dans le grand public »5 : ce n’est
qu’en « cessant de ressasser de vieilles formules », et en se proposant d’analyser « les moyens
de preuve effectivement utilisés par les mathématiciens », qu’elle a pu prendre un nouvel élan6.
Et c’est précisément dans cette perspective que Frege avait engagé une analyse minutieuse des
procédés par lesquels les mathématiciens démontraient leurs théorèmes et était parvenu par-là
à jeter les bases de la logique mathématique moderne.

Cette méthode frégéenne ayant bien réussi dans le domaine de la logique formelle,
Perelman en arrive à formuler l’hypothèse suivante : si l’on transpose cette méthode
expérimentale7 au domaine de la justification des décisions pratiques (morale, politique,

1
ER, p. 8.
2
ER, p. 9 ; LJ, § 50, p. 101.
3
TA, p. 12-13. Comme nous le verrons ci-après, le dessein de Perelman, qui est celui de vouloir mettre au jour le
type de raisonnement propre au domaine des valeurs, ne peut se passer d’une critique substantielle de tout modèle
qui élimine d’une manière ou d’une autre la dimension rationnelle des prises de positions qui mettent en œuvre
des valeurs. Or, cette élimination sera imputée par Perelman, au moins en partie, au développement de la logique
suivant uniquement le type de démonstration fourni par les sciences mathématiques. S’agissant précisément de
Frege, n’oublions pas que Perelman, qui lui avait consacré son doctorat de philosophie (« Etude sur Gotlob
Frege »), avait dénoncé auparavant l’impertinence pour la philosophie d’une approche formaliste d’inspiration
frégéenne : « On risque de méconnaître complètement la signification et l’importance des recherches
philosophiques si l’on affirme, comme Frege, que le seul sens objectif des propositions, c’est l’idée qu’elles
expriment », « Une conception de la philosophie », Revue de l’Institut de sociologie, Bruxelles, 1940, p. 41.
4
TA, p. 13.
5
TA, p. 13 ; à ce propos, Perelman ajoute que c’est ainsi que « Whately pouvait écrire [dans son Elements of
Rhetoric], en 1828, que si la rhétorique ne jouit plus de l’estime du public, la logique jouit encore moins de ses
faveurs ».
6
« Le développement de la logique moderne date du moment où, pour étudier les procédés de raisonnement, les
logiciens se sont mis à analyser la façon de raisonner des mathématiciens », « Logique et rhétorique », Rh, p. 70.
7
Perelman qualifie d’expérimentale cette méthode qui consiste à dégager les procédés de raisonnement à partir
d’une analyse concrète des argumentations effectivement utilisées par les mathématiciens. Cette méthode s’avérant
si féconde, Perelman pense alors qu’il soit légitime et prometteur de la transposer dans le domaine sciences
humaines. Cf. « Logique et rhétorique », Rh, p. 70-72.

25
droit…), on peut espérer en dégager « cette logique des jugements de valeur dont l’absence se
faisait si cruellement sentir »1.

La mise en œuvre de cette hypothèse avait amené Perelman à entreprendre, « dès 1947,
avec la précieuse collaboration de Madame Olbrechts-Tytéca »2, des fouilles portant sur les
raisonnements impliquant des jugements de valeur. Ces fouilles consistaient en « des analyses
de textes variés, de traités philosophiques, d’articles politiques, d’ouvrages de morale et
d’esthétique »3; elles portaient sur les raisonnements effectivement utilisés « par des publicistes
dans leurs journaux, par des politiciens dans leurs discours, par des avocats dans leurs
plaidoiries, par des juges dans leurs attendus, par des philosophes dans leurs traités »4. Le
résultat de ces fouilles était que, dans les domaines examinés, c'est-à-dire ceux où il s’agissait
d’opinions controversées, « les raisonnements ne sont ni des déductions formellement
correctes, ni des inductions, allant du particulier au général, mais des argumentations de toutes
espèces, visant à gagner l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment »5.
Pour Perelman, ce résultat avait constitué une révélation inattendue : « le résultat de l’analyse
a été inattendu : j’ai constaté que, quand il s’agit des valeurs, quand il s’agit de délibérer avant
d’agir, le raisonnement prend la forme d’une argumentation. Ce qui m’a paru une révélation au
moment même, car la théorie de l’argumentation – bien oubliée à notre époque – j’ai pu le
constater très vite, était chose bien connue des Anciens et spécialement d’Aristote »6.

Concrètement, ce résultat signifiait, pour Perelman, « qu’il n’existait pas de logique


spécifique des jugements de valeur », que ce qu’il cherchait « avait été développé dans une
discipline très ancienne (…), à savoir la rhétorique, l’ancien art de persuader et de
convaincre »7. Avec cette conclusion, le but initial des recherches de Perelman, qui consistait à
rechercher dans la logique un fondement rationnel pour les jugements de valeur, s’en trouve
remplacé par un autre, ou plus exactement, ce but sera recherché dans le cadre d’une nouvelle

1
ER, p. 9.
2
L. Olbrechts-Tyteca « figure comme coauteur du ‘Traité de l’argumentation’ et cette place est pleinement
justifiée. Si l’inspiration vient de certes de Perelman, c’est Lucie Olbrechts qui s’est lancée, dix ans durant, dans
les immenses lectures indispensables pour montrer comment les techniques argumentatives si minutieusement
analysées sont le fait certes des philosophes et des orateurs, mais aussi des écrivains et des hommes d’action. Aussi
voit-on figurer dans le Traité tant Churchill que saint Thomas d’Aquin, Proust et Paulhan que Démosthène et
Bossuet », Georges Goriely, « La rhétorique et au-delà », Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, p. 327.
3
LJ, p. 101.
4
TA, p. 13.
5
ER, p. 9-10 − c’est nous qui soulignons.
6
« L’idéal de rationalité et la règle de justice », ED, p. 142 − c’est nous qui soulignons.
7
ER, p. 9 ; en effet, « cette technique du discours persuasif, indispensable dans la discussion préalable à toute prise
de décision réfléchie, les anciens l’avaient longuement développée, comme la technique par excellence, celle d’agir
sur les autres hommes au moyen du logos, terme désignant d’une façon équivoque à la fois, la parole et la raison »,
Ibid. p. 10.

26
orientation, celle qui passe par la réhabilitation de la rhétorique. La rhétorique d’Aristote
semble ainsi offrir le meilleur point de référence, la meilleure source d’inspiration pour
comprendre le discours pratique. De ce point de vue, le programme de recherche de Perelman
devrait consister en un prolongement de la rhétorique d’Aristote 1. Mais que signifie ici
« prolonger » ?

Pour mieux saisir dans quel sens Perelman affirme son affiliation à Aristote, lisons ce
passage de l’introduction du Traité de l’argumentation : « Notre analyse concerne les preuves
qu’Aristote appelle dialectiques, qu’il examine dans ses Topiques et dont il montre l’utilisation
dans sa Rhétorique »2. Si donc il y a lieu de retrouver la rhétorique aristotélicienne, c’est
uniquement dans la mesure où elle permet, elle-même, de retrouver une certaine forme de
raisonnement, à savoir le raisonnement dialectique. Plus encore, cette référence à Aristote est
envisagée par Perelman comme s’inscrivant dans une affiliation plus générale, celle qui consiste
à se rattacher « aux préoccupations de la Renaissance et, par-delà, à celle des auteurs grecs et
latins, qui ont étudié l’art de persuader et de convaincre, la technique de la délibération et de la
discussion »3. En effet, s’il est vrai que les procédés de l’argumentation que Perelman avait
retrouvés lorsqu’il cherchait une logique des valeurs « étaient en grande partie, ceux de la
Rhétorique d’Aristote »4, il ne faut pas aussi perdre de vue que ces procédés « avaient été
analysées, depuis l’antiquité, par tous ceux qui s’intéressaient au discours visant à persuader et
à convaincre, et qui avaient publié des ouvrages intitulés Rhétorique, Dialectique et
Topiques »5.

Au-delà de la rhétorique comme discipline, ce qui est donc véritablement visé par
Perelman c’est plutôt la reprise d’une tradition de l’argumentation dialectique, de la délibération
et de la discussion. La reprise du raisonnement dialectique d’Aristote n’a elle-même de
pertinence que dans la mesure où elle concerne directement les préoccupations de cette
tradition : « les raisonnements dialectiques qu’Aristote a examinés dans les Topiques, le
Rhétorique et les Réfutations sophistiques sont relatifs (…) aux délibérations et aux
controverses. Ils concernent les moyens de persuader et de convaincre (…) »6. Le retour à
Aristote constitue, dans cette perspective, le retour à un « père fondateur », à celui qui a jeté les
jalons d’une voie très prometteuse pour la rationalité pratique.

1
ER, p. 18.
2
TA, p. 6.
3
TA, p. 6.
4
« Logique et rhétorique », Rh, p. 71.
5
LJ, p. 101.
6
LJ, p. 2.

27
En quoi consiste cette voie, et comment est-elle caractérisée par Perelman ? En fait, si
l’on peut retrouver plusieurs éléments de la pensée aristotélicienne dans les écrits de celui-ci1,
il n’en demeure pas moins vrai que l’idée maîtresse qu’il emprunte au Stagirite est
incontestablement celle qui concerne la distinction entre raisonnements analytiques et
raisonnements dialectiques. La référence à cette distinction se retrouve en plusieurs lieux de ses
textes 2 ; mais il y a, dans le premier chapitre de L’ER, un passage qui synthétise d’une manière
forte et condensée toute la portée qui sera attribuée à cette distinction : « Aristote a distingué,
dans son Organon, deux espèces de raisonnement, des raisonnements analytiques et des
raisonnements dialectiques. L’étude qu’il a entreprise de ceux-là dans les Premiers et les
Seconds analytiques, lui a valu d’être considéré, dans l’histoire de la philosophie, comme le
père de la logique formelle. Mais les logiciens modernes ont perdu de vue, parce qu’ils n’en
avaient pas perçu l’importance, qu’il avait étudié les raisonnements dialectiques dans les
Topiques, la Rhétorique et les Réfutations sophistiques, ce qui fait de lui, également, le père de
la théorie de l’argumentation »3.

Selon ce passage, la distinction entre raisonnement analytique et raisonnement dialectique


est finalement une distinction entre la logique formelle et la théorie de l’argumentation. Dans
les Topiques d’Aristote4, cette distinction est rendue par la distinction entre démonstration et
argumentation et par la délimitation de leurs domaines respectifs. Concernant la distinction, Les
Topiques s’ouvrent sur cette déclaration : « Le but de ce traité est de trouver une méthode qui
nous mette en mesure d’argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses
probables, et d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit
contraire » ; le syllogisme dialectique, dont Aristote dit qu’il « sera l’objet de notre
investigation dans le présent traité [Topiques] », est défini comme étant « le syllogisme qui
conclut de prémisses probables » ; les prémisses probables sont « les opinions qui sont reçues

1
Un exemple est la référence de Perelman à l’Ethique à Nicomaque (ER. p. 17). Cette référence, même si elle
n’est pas sans rapport avec la réhabilitation de la rhétorique, dépasse en tout cas la discipline rhétorique, et
confirme l’idée que Perelman cherche à renouer avec un cadre de pensée où des éléments divers de la pensée
d’Aristote sont mis à profit.
2
Voici quelques exemples : ER, p. 15 ; TA, p. 4 ; LJ, pp. 1-2 ; « Logique et rhétorique », in Rh, p. 73 ; « De la
preuve en philosophie », in Rh, p. 317 ; « Les cadres sociaux de l’argumentation », in Rh, p. 364 ; « Rhétorique et
philosophie », in Rh, pp. 210-211 ; « Cinq leçons sur la justice », in DMP, p. 48 et ED, p. 231 ; « Propos sur la
logique juridique », RDD, p. 94 ; « Logique formelle et logique juridique », JR, p. 221 ; etc.
3
ER, p. 15. Nous comprenons ainsi pourquoi Perelman, présentant sa conception qui insiste sur la dimension
logique de la rhétorique, écrit : « Il nous suffit de citer la Rhétorique d’Aristote pour montrer que notre façon
d’envisager la rhétorique peut se prévaloir d’illustres exemples », TA, p. 8.
4
Il est vrai que l’exposée le plus complet de la dialectique aristotélicienne se trouve dans les Topiques. Mais il est
vrai aussi qu’on retrouve plusieurs considérations sur cette matière dans plusieurs autres ouvrages d’Aristote. Voici
des exemples : dans Les Premières Analytiques : I, 30, 46a8 ; 16, 65a35 – dans les Seconds Analytiques : I, 2,
72a9 ; 11, 77a29 ; 12, 77b39 ; 19, 81b19 – dans la Rhétorique : I, 1, 1354a1 ; 1, 1355a9 ; 1, 1355a34 ; 1, 1355b9 ;
2, 1356a26 ; 2, 1356b1 ; 4, 1359b11 ; II, 22, 1396b26 ; 24, 1401a2 ; etc.

28
par tous les hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et, parmi ces derniers, soit
par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres ». Par contre,
selon les mêmes Topiques, nous devons parler de démonstration « quand le syllogisme part de
prémisses vraies et premières, ou encore de prémisses telles que la connaissance que nous en
avons prend elle-même son origine dans des prémisses premières et vraies » ; les prémisses
vraies et premières désignent « les choses qui tirent leur certitude, non pas d’autres choses,
mais d’elles-mêmes (…) » ; par syllogisme, Aristote entend « un discours dans lequel, certaines
choses étant posées, une autre chose différente d’elles en résulte nécessairement, par les choses
mêmes qui sont posées »1.

Le point qui concerne la délimitation du domaine de l’argumentation dialectique est


abordé dans le deuxième titre du premier livre du traité des Topiques. Dans ce titre, Aristote
précise que ce traité « est utile de trois façons : comme exercice, dans les rencontres
journalières, et pour les sciences philosophiques » ; la première utilité provient de ce que « la
possession de cette méthode [entendons : la méthode dialectique] nous rendra plus capable
d’argumenter sur le sujet proposé » ; la deuxième utilité provient de ce que : « une fois que nous
aurons fait l’inventaire des opinions du vulgaire, nous pourrons nous rencontrer avec lui sur le
terrain de ses propres opinions, et non pas d’opinions qui lui sont étrangères, et nous écartons
tout argument de sa part qui ne nous paraît pas bien fondé » ; la troisième utilité est double :
elle provient, d’un côté, de ce que « la possibilité d’apporter aux problèmes des arguments dans
les deux sens nous fera découvrir plus facilement la vérité et l’erreur dans chaque cas », et de
l’autre côté, de ce que la dialectique « nous ouvre la route aux principes de toutes les
recherches » ; cette toute dernière utilité concerne précisément « les premiers principes de
chaque science » au sujet desquels Aristote affirme ceci : « il est, en effet, impossible de
raisonner sur eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question,
puisque les principes sont les éléments premiers de tout le reste ; c’est seulement au moyen des
opinions probables qui concernent chacun d’eux qu’il faut nécessairement les expliquer » ; et
Aristote d’ajouter, à propos de ce dernier avantage des Topiques, que « c’est là l’office propre,
ou le plus approprié, de la dialectique »2.

Voici comment Perelman reprend ces indications aristotéliciennes : « Il en résulte qu’il


faut distinguer nettement les raisonnements analytiques des raisonnements dialectiques, les uns
portant sur la vérité et les autres sur l’opinion. Chaque domaine exigeant un autre type de

1
Topiques, I, 100a et 100b − c’est nous qui soulignons.
2
Cf. pour toutes ces indications, Topiques, I, 2, 101a et 101b − c’est nous qui soulignons.

29
discours, il est aussi ridicule de se contenter d’argumentations raisonnables de la part d’un
mathématicien, que d’exiger des preuves scientifiques d’un orateur »1. La pensée
aristotélicienne serait donc le lieu où se développe une théorie générale du raisonnement fondée
sur une distinction nettement accentuée entre le domaine de la vérité et celui de l’opinion, c'est-
à-dire entre le domaine où prévaut le discours scientifique et démonstratif et celui où prévaut le
discours dialectique et argumentatif.

Remarquons immédiatement qu’il ne s’agit donc pas chez Perelman d’une simple reprise
de tel ou tel élément de la pensée aristotélicienne, mais plutôt d’une interprétation de portée
générale qui propose une lecture de tout l’Organon d’Aristote. Cet aspect interprétatif se
manifeste dans la manière polémique avec laquelle Perelman réalise sa référence à Aristote :
dans le passage de l’ER déjà cité, il reproche en effet aux logiciens modernes d’avoir négligé le
volet argumentatif dans la conception aristotélicienne générale du raisonnement. Mais peut-on
ignorer que ces logiciens n’ont rejeté l’argumentation que parce qu’ils pensaient eux aussi se
référer à une conception de l’Organon qu’ils tenaient pour être la plus fidèle au Stagirite, c'est-
à-dire à cette conception qui considérait que, chez celui-ci, le raisonnement ne trouve sa forme
parfaite que dans le syllogisme scientifique, c'est-à-dire démonstratif ?

III. Aristote : une conception élargie de la raison ?

Nous avons précédemment montré que la redécouverte de l’argumentation est une


redécouverte de la rhétorique et de la dialectique aristotéliciennes. Mais nous avons également
montré que, pour Perelman, cette rencontre avec Aristote est en fait une rencontre avec une
conception élargie de la raison et de la logique, celle qui considère que nous ne raisonnons pas
uniquement lorsque nous démontrons mais aussi lorsque nous argumentons. Nous avons enfin
relevé que Perelman était lui-même parfaitement conscient qu’il donnait à voir un Aristote
interprété, qu’il revendiquait la réhabilitation d’un aristotélisme déterminé par cette
interprétation. C’est cet aspect interprétatif de la réhabilitation perelmanienne de l’aristotélisme
que nous voulons éclairer maintenant. Et pour cela, rappelons d’abord que le problème précis
que cette interprétation soulève est celui de la place de la dialectique dans la conception générale
du raisonnement chez Aristote. Nous pouvons ainsi formuler ce problème à travers les questions

1
ER, p. 17 − c’est nous qui soulignons ; la dernière remarque relative au mathématicien et au rhéteur est une reprise
de l’Ethique à Nicomaque, I, 1094b, 25-28 ; voici comment Richard Bodéüs traduit ce passage : « … un homme
éduqué a pour principe de réclamer, en chaque genre d’affaire, le degré de rigueur qu’autorise la nature de l’affaire.
On donne, en effet, à peu près la même impression lorsqu’on accepte un mathématicien qui débite des
vraisemblances et lorsqu’on exige d’un rhéteur des démonstrations ».

30
suivantes : Quelle est la vérité profonde de l’aristotélisme concernant la valeur de la dialectique
? Aristote soutenait-il que la démonstration analytique est la seule forme légitime de
raisonnement, le seul moyen de connaissance véritable, ou bien concevait-il qu’il existe des
domaines et des cas où, la démonstration étant impossible ou impuissante, l’argumentation
dialectique devient l’instrument indispensable pour résoudre rationnellement les problèmes qui
s’y posent ? Considérait-il tout savoir à partir du seul degré d’excellence que représente la
certitude démonstrative ou bien prenait-il au sérieux la difficulté qu’il y a parfois (ou même
souvent) à atteindre ce degré et envisageait-il ainsi la nécessité qui en découle, celle de s’en
tenir dans de telles circonstances à un savoir qui, certes, est imparfait mais est seul possible ?
Bref, pour une formule lapidaire qui condenserait tout le problème : en écrivant les Analytiques,
Aristote annulait-il ou non les Topiques ?

Soulignons immédiatement que, par ce seul fait de formuler ainsi le problème de la


dialectique aristotélicienne, nous donnons à voir non seulement la portée des questions
impliquées dans l’interprétation de Perelman, mais surtout aussi toute l’ampleur de la
controverse théorique dans laquelle s’inscrit cette interprétation. Nous savons en effet que la
nature et le rôle de la dialectique constituent l’une des questions qui ont provoqué, et continuent
toujours de provoquer, une controverse des plus vives qui soient. En effet, même les plus
reconnus parmi les interprètes et les traducteurs contemporains de l’œuvre d’Aristote
continuent de faire de ce problème le champ d’une extraordinaire bataille intellectuelle. Et c’est
précisément pour cette raison que nous disions ci-dessus que ne ferons qu’éclairer
l’interprétation perelmanienne de la conception générale de la raison chez Aristote. En effet,
renvoyant à une thématique qui donne encore matière à de grandes controverses entre
spécialistes, nous tenons pour dépassant notre sujet la question d’un jugement critique final sur
cette interprétation. Plus encore, les problèmes de l’histoire de la pensée philosophique
n’offrant que rarement la possibilité d’une solution largement partagée et encore moins
rarement celle d’une solution généralement incontestée (et jamais d’ailleurs celle d’une solution
incontestable), la question même d’un jugement critique relatif à une interprétation d’une
pensée philosophique quelconque devient en réalité non pas une question de vérité et de
fausseté, mais celle d’une plus ou moins grande pertinence. Cette pertinence est cependant à
mesurer à l’aune de l’orientation générale des études qui, dans les milieux spécialisés, font
autorité. Car, à moins que l’on se considère comme capable de proposer une lecture qui porte
un défi sérieux aux autorités intellectuelles reconnues, ce sont ces autorités qui continuent
légitimement de présider aux vues des chercheurs.

31
Ceci étant dit, il en découle que s’il n’est pas en notre pouvoir de trancher ladite
controverse et ainsi de se prononcer sur la vérité de l’interprétation perelmanienne, il nous reste,
tout de même, une autre possibilité qui n’est d’ailleurs pas totalement dénuée de valeur dans le
domaine des études philosophiques, à savoir de considérer cette interprétation à partir de la
perspective que fournit l’évolution récente des recherches. Ainsi, après avoir soulignée l’aspect
problématique de toute reprise de la méthodologie aristotélicienne, nous allons à présent nous
contenter de souligner la grande et profonde modification de perspective qui, depuis les débuts
de la deuxième partie du XXe siècle, avait eu lieu dans l’interprétation de la place de la
dialectique dans la pensée d’Aristote ; et par rapport à cette nouvelle orientation, il nous
apparaîtra non seulement que la façon avec laquelle Perelman réhabilite Aristote s’inscrit
parfaitement dans la tendance la plus récente des travaux en la matière, mais aussi à quel point
son travail était pionnier et avait contribué à nous rendre un Aristote beaucoup plus actuel que
celui contre lequel la philosophie et la logique modernes avaient dû s’insurger pour connaître
l’essor et le développement que nous savons.

Yvan Pelletier, auquel on doit l’étude récente probablement la plus satisfaisante sur la
dialectique d’Aristote, distingue d’abord deux grandes étapes historiques dans la réception et
l’interprétation des Topiques. Dans la première étape qui s’est prolongée jusqu’au XIXe siècle,
on s’est contenté de commentaires qui « ne présentent pas bien plus qu’une paraphrase de la
lettre d’Aristote »1 ; dans la seconde étape, c'est-à-dire à partir du travail pionnier de Thionville
(1855) mais surtout avec les interprètes contemporains, on a cherché par contre à « pousser
davantage l’investigation des notions clés de la topique aristotélicienne ». Ensuite, Pelletier
distingue, parmi ces interprétations contemporaines, deux grandes tendances. La première
tendance est celle qui fonde principalement son interprétation sur l’argument de l’antériorité
historique des Topiques par rapport aux Analytiques : « les interprétations sur la valeur de
l’ensemble du traité [Les Topiques] varient considérablement. Les unes, les plus nombreuses,
voient dans les Topiques comme une ébauche des Analytiques, ébauche qu’aurait d’ailleurs
élaborée un Aristote encore ignorant du syllogisme ! Cette façon de voir, soutenue par Maier,
a grandement élargi son audience, après les travaux philologiques de Solmsen, de Jaeger, de
Stocks et de Ross, qui s’accordent tous sur l’antériorité chronologique des Topiques et les

1
« Les commentaires anciens − même parmi les meilleurs, tels ceux d’Alexandre d’Aphrodise et de saint Albert
le Grand − ou plus récents − comme ceux de Pacius (1605), de Sylvestre Maurus (1668), de Waitz (1844-46) et
de bien d’autres − ne représentent pas bien plus qu’une paraphrase de la lettre d’Aristote. On y rencontre plusieurs
explications utiles, notamment l’étude détaillée de chaque lieu ; mais presque jamais les commentateurs ne
s’attardent à déterminer la nature propre du raisonnement probable et, par suite, de la méthode dialectique, non
plus qu’à en définir et à en expliquer plus que superficiellement les principes essentiels », La dialectique
aristotélicienne, p. 10-11 – c’est nous qui soulignons.

32
situent comme une des premières œuvres d’Aristote. Le point commun des interprétations de
ce type [dans la note 30, p. 12, Pelletier cite, parmi les auteurs importants qui se rallient à cette
interprétation, les noms de Kapp et de Bochenski] consiste à voir les Topiques comme une étape
dans une évolution qui aboutit aux Analytiques. Ross le formule clairement : ‘It is his own
Analytics that have made his Topics out of date’; Solmsen n’en doute pas non plus :
‘L’analytique annule les Topiques’»1. Dans la ligne directe de cette tendance, Jules Tricot,
introduisant sa traduction du traité des Topiques, affirme que ce traité constitue « une œuvre de
la jeunesse d’Aristote »2 et en tire la conclusion suivante : « contrairement à l’opinion de
beaucoup d’interprètes anciens, la logique du probable n’est (…) pas un complément de la
logique du nécessaire ; elle n’est pas une seconde logique s’appliquant à un domaine où la
vérité scientifique ne saurait être atteinte. Elle apparaît plutôt comme une sorte d’exercice
préparatoire à la théorie de la démonstration et de la science, théorie qui, dans l’esprit
d’Aristote, devait compléter la dialectique traditionnelle, telle que Platon, les Sophistes et lui-
même l’avaient pratiquée »3. Il en va de même pour Joseph Moreau selon lequel « les Topiques
ne sont pas, en dépit de leur rang dans l’Organon, un complément des Analytiques, mais un
ouvrage antérieur »4.

La seconde catégorie parmi les interprétations contemporaines des Topiques constitue,


dans son ensemble, une réaction contre la conception précédente qui était très prisée dans la
première partie du XXe siècle. Elle représente une évolution vers une reconnaissance de plus
en plus accentuée de la valeur et de la spécificité de la dialectique dans l’économie générale de
la logique aristotélicienne. En effet, selon Pelletier, « les derniers interprètes insistent
davantage sur l’autonomie de l’œuvre, sur la place et la valeur propre de la dialectique comme
partie intégrante de la philosophie mûre d’Aristote (…). Aujourd’hui, la plupart des interprètes
ont abandonné l’hypothèse purement historiciste et reconnaissent la valeur propre qu’avaient
aux yeux d’Aristote ses Topiques »5.

Un très bon exemple pour illustrer cette nouvelle orientation est celui d’Eric Weil qui déjà
en 1951, dans un fort intéressent article sur « la place de la logique dans la pensée d’Aristote »6,
défendait un point de vue qui l’avait conduit à considérer que « les Topiques ne constituent

1
Yvan Pelletier, Op. Cité, p. 11-12.
2
« La composition et la rédaction, à l’exception de certains passages manifestement revus, sont imparfaites et
paraissent se ressentir de l’inexpérience de l’auteur », Topiques, Introduction (p. 8), trad. J. Tricot.
3
Topiques, Introduction, trad. J. Tricot, pp. 8-9 − c’est nous qui soulignons.
4
Joseph Moreau, Aristote et son école, p. 45.
5
Yvan Pelletier, Op. Cité, p. 12-13 – c’est nous qui soulignons.
6
Cet article a été publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, 56e Année, N° 3 (Juillet-Septembre 1951).

33
point, comme on l’a souvent dit, une forme ‘primitive’ ou ‘inférieure’ de la logique
aristotélicienne, mais sont, au contraire, à la fois le début de la réflexion analytique et le terme
auquel cette réflexion est obligée d’aboutir si elle doit porter des fruits ». Contre les positions
traditionnelles « à partir desquelles les Topiques apparaissent comme la partie la moins
importante, non la plus importante de tout l’Organon », il affirme que « les Topiques
contiennent la réflexion sur le discours en général à l’intérieur de laquelle se distingue la
réflexion sur le discours scientifique au sens strict du terme »1. Pour appuyer cette prise de
position, Eric Weil commence par minimiser l’importance des éléments soulignés par la
« philologie moderne » relativement à la « biographie intellectuelle d’Aristote » ; selon lui, la
recherche d’une évolution intellectuelle ne devrait intervenir que lorsque « l’interprétation
philosophique immanente échoue »2. Ensuite3, il montre que « les affirmations et la pratique du
Stagirite » correspondent à l’interprétation qu’il propose ; relativement à la pratique, il rappelle
dans un premier moment que « depuis toujours on a noté que les écrits scientifiques d’Aristote
sont extrêmement pauvres en syllogismes formels », et précise dans un second moment que la
doxographie polémique, par laquelle Aristote débute ses ouvrages scientifiques, n’est à
proprement parler que « l’emploi de la technique topique en vue d’une enquête sur la vérité des
opinions des prédécesseurs, sur la validité des thèses courantes ». D’où la conclusion que « la
méthode réellement employée par Aristote est donc celle que décrivent les Topiques ».
Relativement aux affirmations d’Aristote, Eric Weil, se référant précisément à la fin des
Réfutations sophistiques où « Aristote s’exprime, avec une fierté et un orgueil qui ne se
rencontrent guère ailleurs dans ses écrits, sur l’importance et l’originalité de ses recherches dans
le domaine de la dialectique »4, se demande s’il n’est pas « plus simple et plus sain de supposer

1
Eric Weil, « La place de la logique dans la pensée d’Aristote », Revue de Métaphysique et de Morale, 56e Année,
N° 3 (Juillet-Septembre 1951), p. 292.
2
Cf. la longue et intéressante note n° 3 de la p. 286 où l’on peut lire : « la recherche d’une évolution intellectuelle
d’Aristote n’est pas seulement légitime : elle est indispensable, vu l’état dans lequel le corpus de ses écrits nous
est parvenu. Il y a des contradictions, et celles-ci trouvent leur explication dans une genèse, dans une formation
progressive de la pensée d’Aristote. Cependant, cette considération n’est valable que dans la mesure où de
véritables contradictions sont constatées (…). Ce que nous voudrions recommander, c’est la plus grande prudence,
à un moment où l’on recherche des contradictions chez Aristote pour obtenir des indications sur sa biographie »
− c’est nous qui soulignons −.
3
Cf. Eric Weil, Op. Cité, pp. 292-295.
4
À la fin des Réfutations Sophistiques, Aristote se montre particulièrement préoccupé par le fait de souligner
l’originalité de son travail en matière de dialectique : en effet, après avoir montré qu’il a adéquatement rempli son
programme, il écrit que « nous ne devons pas omettre d’indiquer ce qui caractérise cette étude ». Et pour cet effet,
il distingue les découvertes qui se réalisent dans des matières « antérieurement élaborées » des « découvertes
originales ». Ces dernières, malgré le fait qu’elles ne prennent « au début qu’un accroissement très faible », sont
« pourtant beaucoup plus utiles que leur développement ultérieur », car, une fois une découverte originale est
réalisée, « on peut plus facilement y ajouter et développer le reste ». Sur la base de cette distinction, Aristote rend
hommage aux fondateurs de la rhétorique, c’est-à-dire à « ceux qui en ont découvert les principes », par rapport
auxquels les auteurs ultérieurs, devenus d’ailleurs célèbres pour les accomplissements qu’ils ont apportés à cette
discipline, ne sont en fait que des héritiers dont le mérite ne dépasse pas la contribution au développement d’un

34
que les Topiques sont vraiment ce qu’Aristote dit d’eux, son travail logique le plus original, le
plus utile, le plus fondamental, à l’intérieur duquel la méthode des Analytiques se distingue,
comme méthode particulière, de la méthode générale sans laquelle la première serait à la fois
incompréhensible et inapplicable ».

La position de Pierre Aubenque, elle aussi, est très significative à ce propos. Cet auteur
évoque deux interprétations qu’il considère comme également incapables de rendre justice à la
dialectique aristotélicienne. La première interprétation, fortement influencée par un idéalisme
qui voyait dans la science le seul lieu concevable de la vérité, exprime une sensibilité qui était
plutôt générale chez les exégètes d’Aristote de la fin du XIX e et du début du XXe siècles et qui
les conduisait à accentuer le rapport d’opposition entre la dialectique et la théorie de l’être chez
ce dernier, plutôt que de souligner leur parenté. Dans la perspective de cette sensibilité, la
dialectique serait, chez Aristote, une « parente pauvre d’une analytique qui peut seule fournir
le canon d’un savoir achevé », car « l’idéal de la métaphysique aristotélicienne serait un idéal
analytique, c'est-à-dire déductif ; son point de départ serait l’intuition, son instrument le
syllogisme, le syllogisme n’étant lui-même que le déploiement de l’essence dans le discours
humain »1. Une bonne illustration de cette conception est l’interprétation d’Hamelin qui affirme
que « (pour Aristote), il n’y a plus rien de commun entre la recherche de la vérité et la
dialectique »2. La deuxième interprétation est celle de certains auteurs allemands d’inspiration
hégélienne comme Michelet ou Zeller ; ces auteurs « insistent sur le rôle positif de la
dialectique, mais ils l’entendent, de façon anachronique, comme une logique de la contradiction
et du dépassement, supérieure, de ce fait, à l’analytique, interprétée par Hegel comme ‘logique
de l’entendement’, ‘histoire naturelle de la pensée finie’ »3.

art déjà établi et plus ou moins élaboré. Ensuite, il précise qu’il s’est trouvé, lui-même, dans une situation qui
correspond parfaitement à celle des fondateurs de tout art : « en ce qui concerne la présente étude [Topiques], on
ne peut dire qu’une partie en ait été précédemment élaborée, et qu’une autre ne l’ait point été : en réalité, rien
n’existait du tout ». Pour lui, les Topiques constituent donc une véritable « découverte originale » : « sur les
matières de Rhétorique, il existait des travaux nombreux et anciens, tandis que sur le raisonnement nous n’avions
absolument rien d’antérieur à citer, mais nous avons passé beaucoup de temps à de pénibles recherches ». Cf. pour
tous ses points, Les Réfutations Sophistiques, 183b-184b.
1
Le problème de l’être chez Aristote, respectivement p. 295 et 297.
2
O. Hamelin, Le système d’Aristote, p. 230.Concernant cette interprétation, Aubenque écrit : « Contre Zeller,
Hamelin estime que (…) la dialectique (…) ne fait que déblayer le terrain pour l’intuition, qui demeure le seul
fondement pour la démonstration et, par celle-ci, de la science. La dialectique ne jouerait donc d’autre rôle que
celui d’adjuvant, pourrait-on dire, pédagogique à l’usage des esprits insuffisamment intuitif. Si l’on admet que, de
tous les hommes, le philosophes est celui qui a le plus de part à l’intuition, on admettra aussi qu’il est celui qui se
passe le mieux de la dialectique, bien plus, qu’en tant que philosophe, il échappe entièrement aux limitations qui
rendraient nécessaire l’usage de la dialectique », Le problème de l’être chez Aristote, p. 296.
3
Le problème de l’être chez Aristote, p. 297, note 3. Rappelons à ce propos la définition hégélienne de la
dialectique : « Nous appelons dialectique le mouvement rationnel supérieur, à la faveur duquel ces termes en
apparence séparés (l’être et le néant) passent les uns dans les autres spontanément, en vertu même de ce qu’ils
sont, l’hypothèse de leur séparation se trouvant ainsi éliminée » (G. W. F. Hegel, Science de la logique, trad. P. J.

35
Selon Aubenque, la dialectique, telle que l’entend Aristote, ne mérite en réalité ni
indignité, ni excès d’honneur ; car, « on pourrait distinguer chez Aristote deux sortes de
dialectiques : d’abord, une dialectique (…) qui tend (…) vers la saisie et la définition d’une
essence qui (…) fondera un savoir (…) ; la dialectique ainsi entendue s’efface, pourrait-on dire,
devant son terme (…). Mais (…) là où le syllogisme est impuissant (…), alors la dialectique ne
s’efface pas devant l’analytique, mais se substitue à elle pour suppléer à ses insuffisances (…).
La parole redevient, comme elle l’était chez les sophistes et les rhéteurs, le substitut, cette fois
inévitable, du savoir »1.

Remarquons que dans cette lecture, Aubenque ne se contente pas de reconnaître la valeur
positive de la dialectique aristotélicienne mais va jusqu’à la lier à la parole des rhéteurs dans la
même fonction de suppléer à l’impuissance du syllogisme et de la démonstration analytique. Il
est en fait caractéristique de cette nouvelle orientation, qui interprète la pensée d’Aristote
comme une pensée qui serait caractérisée fondamentalement par la séparation qu’elle établit
entre le domaine du savoir démonstratif et celui du savoir non-démonstratif, de déterminer la
dialectique et la rhétorique non seulement par leur commune appartenance au domaine du savoir
non-démonstratif mais aussi par la quasi-identité de leur rôle comme succédané de la
connaissance scientifique. En effet, au sujet de la rhétorique, P. Aubenque affirme que – pour
Aristote – « une rhétorique scientifique serait une contradiction dans les termes » ; et, évoquant
le texte bien connu de l’Ethique à Nicomaque sur le mathématicien et le rhéteur, il précise que
« ce texte ne rappelle pas seulement l’opposition entre démonstration et rhétorique, mais
suggère – idée qui eût indigné Platon – que la probabilité rhétorique est seule légitime là où il
n’y a pas matière à savoir démonstratif »2. O. Reboul dit aussi presque la même chose : « La
rhétorique ne s’exerce que dans des situations d’incertitude et de conflit, où la vérité n’est pas
donnée et où on ne l’atteindra peut-être jamais que sous la forme d’une vraisemblance »3.

Mais notons cependant que ce fait d’assimiler la dialectique à la rhétorique dans une
même fonction, qui les tient toutes deux dans une opposition radicale à la démonstration,
n’empêche pas certains auteurs, partisans de cette assimilation, de souligner entre ces deux

Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier Montaigne, 1972, vol. I, p. 99). Dans le Dictionnaire de la langue
philosophique de Foulquié, nous lisons : « Dialectique (…) Chez Hegel : processus par lequel la pensée (qui se
confond avec l’être) se développe suivant un rythme ternaire : thèse ou affirmation, antithèse ou négation, synthèse
ou négation de la négation par laquelle est conservé ce que contiennent de juste les deux propositions
antithétiques ».
1
Pierre Aubenque, Op. Cité, p. 294-295 − c’est nous qui soulignons.
2
Ibid. p. 263 − c’est nous qui soulignons. C’est par ailleurs dans cette note que l’auteur renvoie « pour une
réhabilitation moderne de la rhétorique » aux « ouvrages de Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA,
notamment à Rhétorique et Philosophie, Paris, 1952 ».
3
Oliver Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 51.

36
disciplines des différences qui les séparent au sein même de la fonction qui les unit. Olivier
Reboul illustre bien cette catégorie d’auteurs. Pour lui, Aristote ouvre certes sa Rhétorique par
une phrase qui semble aller dans le sens d’une assimilation pure et simple : « la rhétorique, dit-
il, est antístrophos de la dialectique »1, mais la question est loin d’être aussi simple qu’elle peut
paraître : en plus de l’obscurité du terme « antístrophos»2, il y a la confusion qui découle des
propos d’Aristote lui-même. En effet, dans ce même premier chapitre de sa Rhétorique, Aristote
« écrit que la rhétorique est le ‘rejeton’ de la dialectique, c'est-à-dire son application (…). Mais
ensuite, il la qualifie comme une ‘partie’ de la dialectique. Il dit encore qu’elle lui est
‘semblable’, donc que leur rapport serait un rapport d’analogie »3. Force donc est de « réaliser
combien la relation entre ces deux (…) disciplines est extrêmement complexe et controversée,
en raison des divers types d’articulation qu’Aristote établit entre elles ; à la fois analogie, partie
du tout, ou encore simple ressemblance »4. Dans son interprétation, Reboul propose pour
surmonter ces difficultés de comprendre l’expression d’Aristote en rapport avec la pensée de
Platon qui méprisait la rhétorique et tenait la dialectique pour être seule à même d’atteindre la
vérité et de constituer ainsi la méthode propre de la philosophie 5.

Dans la perspective de cette suggestion, la phrase d’Aristote exprimerait alors un « geste


de défi contre Platon », un geste qui « fait descendre la dialectique du ciel sur la terre » et
« réhabilite la rhétorique » pour les placer toutes les deux « sur le même plan »6. Envisagées
ainsi, non pas comme hiérarchisées, mais comme étant sur le même plan, la dialectique et la
rhétorique auraient en commun les caractéristiques suivantes : toutes deux sont des techniques,
elles sont d’application universelle, elles peuvent soutenir une thèse aussi bien que son contraire
sans les rendre équivalentes comme le fait la sophistique, elles peuvent distinguer le vrai de

1
Rhétorique, I, 1354a.
2
« L’ennui, c’est qu’on connaît mal le sens, ici, d’antístrophos. Les traducteurs donnent tantôt ‘analogue’, tantôt
‘contrepartie’ », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 46. Cf. aussi pour le même auteur, « Rhétorique et dialectique chez
Aristote », Argumentation, Vol. 4, n° 1, 1990, p. 35 où il écrit : « Les traducteurs, à vrai dire, ne nous éclairent
guère. L’édition Guillaume Budé rend antístrophos par ‘l’analogue de’. La traduction anglaise de F. Solmsen dit
‘the counterpart of’. Léon Robin optait également pour ‘contrepartie’ (…) ; avouons que ces termes manquent de
précision ». Ajoutons, pour notre part, que Perelman (ER, p. 18) traduit ce terme par « le pendant ».
3
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 46. Dans le même sens, « c’est avec la dialectique que la
rhétorique a le plus d’affinité, la relation par laquelle cette dernière lui est liée recevant diverses expressions : elle
est une forme symétrique (antístrophos : Rh. 1354a1), une forme semblable (homoioma : Rh. 1356a30), une partie
(morion : Rh. 1356a30), ou une ramification (paraphues : Rh. 1356a25) », Arnaud Zucker, « Une rhétorique
épistémonique ? Paradoxes théoriques et pratique problématique chez Aristote », Noesis, 15/2010, pp. 13-44 ; À
propos du terme « antístrophos », cet auteur utilise deux termes : « le ‘pendant’ ou le ‘répondant’ ».
4
Manuel Maria Carrilho, « Les racines de la rhétorique », in M. Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique, Des Grecs
à nos jours, p. 44-45.
5
« Si l’on veut comprendre ce terme, il faut se rappeler qu’Aristote argumente presque toujours contre Platon, et
que c’est sans doute contre lui qu’il l’emploie », Olivier Reboul, « Rhétorique et dialectique chez Aristote »,
Argumentation, Vol. 4, n° 1, 1990, p36.
6
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 46.

37
l’apparent (la rhétorique sert à découvrir le persuasif vrai et le persuasif apparent, tout comme
la dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent), elles utilisent « un type
d’argumentation identique, le syllogisme dialectique, qui correspond à l’enthymème rhétorique,
et l’induction dialectique, qui correspond à l’exemple rhétorique »1. Mais, pour Reboul, le fait
qu’Aristote ait souligné des aspects communs entre dialectique et rhétorique ne devrait
cependant pas nous faire oublier qu’il avait assigné à la dialectique des fonctions dont une seule
seulement concerne directement la rhétorique. En effet, c’est uniquement par rapport à l’usage
social de la dialectique, c'est-à-dire par rapport à son utilité pour « les contacts avec autrui »2,
que la rhétorique peut être assimilée à la dialectique 3. Par ses autres fonctions, pédagogique et
philosophique, la dialectique déborde la discipline rhétorique4. Mais, de l’autre côté, la
rhétorique d’Aristote se déploie d’une façon qui finit par déborder la technique de la preuve
proprement dialectique ; car elle comporte, en plus du logos, c'est-à-dire la preuve par le
raisonnement, des moyens affectifs de persuasion que sont l’éthos de l’orateur et le pathos de
l’auditoire5. Reboul résume, dès lors, le rapport de la dialectique et de la rhétorique chez
Aristote dans les termes suivants: « Rhétorique et dialectique sont donc deux disciplines
différentes, mais qui se recoupent, comme deux cercles en intersection. La dialectique est un
jeu intellectuel qui, parmi ses applications possibles, comporte la rhétorique. Celle-ci est la
technique du discours persuasif qui, entre autres moyens de convaincre, utilise la dialectique
comme instrument intellectuel »6. En bref, ceci veut dire que « la dialectique constitue la partie
argumentative de la rhétorique »7.

1
Olivier Reboul, « Rhétorique et dialectique chez Aristote », Argumentation, Vol. 4, n° 1, 1990, p. 36. Dans
Introduction à la rhétorique (p. 46, note 1) Reboul réfère, pour appuyer sa synthèse des éléments communs entre
rhétorique et dialectique chez Aristote, à « Rhétorique, I, 1355 a et b ; 58 a ; 59 b. Et Topiques, I, 104 b ; 105 a ;
et VIII, 161 a ».
2
Cf. Topiques, I, 2, 101a 30 où Aristote explique l’utilité des Topiques pour les rencontres journalières de la façon
suivante : « Une fois que nous aurons fait l’inventaire des opinions du vulgaire, nous pourrons nous rencontrer
avec lui sur le terrain de ses propres opinions, et non pas d’opinions qui lui sont étrangères, et nous écartons tout
argument de sa part qui ne nous paraît pas bien fondé ».
3
Cf. Rhétorique, 1355a où Aristote évoque, parmi les raisons qui expliquent l’utilité de la rhétorique, le cas
suivant : « Quand nous posséderions la science la plus exacte, il est certains hommes qu’il ne nous serait pas facile
de persuader en puisant notre discours à cette seule source » ; s’agissant ainsi de la situation « où les preuves et les
discours doivent nécessairement en passer par les notions communes », Aristote ajoute la précision
suivante : « comme nous le disions dans les Topiques au sujet de la discussions avec le vulgaire ».
4
Cf. pour ces fonctions de la dialectique, Topiques, I, 2, 101a et 101b (titre sur l’« utilité de la dialectique »).
5
Rhétorique, 1356a : « Les preuves administrées par le moyen du discours sont de trois types : les premières
consistent dans le caractère de l’orateur ; les secondes, dans les dispositions où l’on met l’auditeur ; les troisièmes
dans le discours lui-même, parce qu’il démontre ou paraît démontrer ».
6
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 51. Soulignons que cette formule de Reboul a connu une grande
fortune et a souvent été citée ; cf. par exemple, Manuel Maria Carrilho, « Les racines de la rhétorique », in M.
Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique, Des Grecs à nos jours, p. 45-46.
7
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 48 − c’est nous qui soulignons.

38
Paul Ricœur soutient lui aussi l’idée d’une « connexion entre rhétorique et dialectique »
tout en précisant que cette idée ne veut pas dire que « la rhétorique ne se distingue aucunement
de la dialectique »1. Pour cet auteur, Aristote est celui « qui a pensé philosophiquement la
rhétorique », ou, plus exactement, celui qui a mené la plus éclatante des tentatives « pour
institutionnaliser la rhétorique à partir de la philosophie »2 : la rhétorique, avant lui, consistait
en un usage sauvage de la parole avec l’ambition de capter sa puissance dangereuse par le
moyen d’une technique spéciale ; mais comme « la philosophie ne fut jamais en état de détruire
(…) [cette] rhétorique ni de l’absorber », la possibilité qui restait était celle de « délimiter les
usages légitimes de la parole puissante » ; autrement dit, « plutôt que d’opposer la doxa (…) à
la science, la philosophie peut se proposer d’élaborer une théorie du vraisemblable qui armerait
la rhétorique contre ses propres abus, en la dissociant de la sophistique et de l’éristique » ; Pour
Ricœur, « le grand mérite d’Aristote a été d’élaborer ce lien entre le concept rhétorique de
persuasion et le concept logique du vraisemblable, et de construire sur ce rapport l’édifice entier
d’une rhétorique philosophique »3. Dans cette perspective, la rhétorique aristotélicienne, grâce
à sa connexion avec la dialectique, est donc indissociable de la logique et de la philosophie.
Seulement, si leur inscription commune dans cette mouvance de la logique et de la philosophie
incline davantage à voir leurs traits de ressemblance 4, il ne faut cependant pas oublier que la
rhétorique et la dialectique diffèrent l’une de l’autre par d’autres traits. Ricœur en cite quatre :
1) « la rhétorique s’applique à des situations concrètes » ; 2) « l’art [rhétorique] est tourné vers
des jugements portés sur des choses singulières » ; 3) « la rhétorique ne peut être absorbée dans
une discipline purement argumentative, parce qu’elle est tournée vers l’auditeur (…) ; elle se
tient dans la dimension intersubjective et dialogale de l’usage public du discours ; il en résulte
que la considération des émotions, des passions, des habitudes, des croyances reste de la

1
La métaphore vive (Première étude : « Entre rhétorique et poétique : Aristote », pp. 13-61), respectivement p. 41
et p. 42.
2
Ibid. respectivement p. 13 et p. 16.
3
Ibid. p. 16-17. « Avec Aristote nous saisissons un temps fort de la rhétorique ; elle constitue une sphère distincte
de la philosophie, en ce que l’ordre du ‘persuasif’ en tant que tel demeure l’objet d’une technê spécifique ; mais
elle est solidement arrimée à la logique, grâce à la corrélation entre le concept de persuasion et celui de
vraisemblance. Une rhétorique philosophique, – c'est-à-dire fondée et surveillée par la philosophie elle-même –
est ainsi constituée » (p. 41) ; « la rhétorique d’Aristote est déjà une discipline domestiquée, solidement suturée à
la philosophie par la théorie de l’argumentation » (p. 14) ; « le trait de génie d’Aristote [est] d’avoir placé en tête
de son ouvrage la déclaration qui tient la rhétorique dans la mouvance de la logique et, à travers celle-ci, de la
philosophie tout entière : ‘la rhétorique est la réplique (antistrophos) de la dialectique’ (1354a). Or la dialectique
désigne la théorie générale de l’argumentation dans l’ordre du vraisemblable. Voilà donc le problème de la
rhétorique posé en termes logiques (…). La rhétorique est ainsi une technique de la preuve (…). Une rhétorique
qui s’appliquerait uniquement aux procédés susceptibles d’agir sur les passions du juge tomberait à côté du sujet
(…) » (p. 41-42).
4
Selon Ricœur, la rhétorique ressemble à la dialectique « par plusieurs traits : elle porte sur des vérités d’opinion
acceptées par la plupart ; elle ne requiert aucune compétence, chacun étant capable de discuter un argument,
d’accuser et de se défendre », Ibid. p. 42.

39
compétence de la rhétorique, même si elle ne doit pas supplanter la priorité de l’argument
vraisemblable » ; 4) « la rhétorique ne peut devenir une technique vide et formelle en raison de
son lien avec les contenus des opinions les plus probables, c'est-à-dire admises ou approuvées
par la plupart »1.

Une dernière position, qui illustre le plus clairement la nouvelle orientation des
interprétations de la dialectique aristotélicienne et qui nous intéresse davantage dans le cadre
de ce travail, est celle d’Yvan Pelletier. Ce grand spécialiste de la question commence par
dégager, à partir d’une consultation très documentée où il passe en revue une littérature large
et variée sur les Topiques, le constat décevant suivant : cette littérature, malgré une certaine
richesse des vues auxquelles elle a donné lieu, n’a pas réussi à saisir les notions élémentaires,
les principes essentiels et la véritable portée de cette œuvre maîtresse du Stagirite 2. La situation
des travaux sur la dialectique aristotélicienne est donc, selon lui, celle d’un échec flagrant qui
se manifeste par le nombre de problèmes qui sont restés irrésolus 3. Mais, fort heureusement, ce
constat lui-même donne déjà une idée, d’abord sur l’orientation à suivre : « l’intelligence de
l’aristotélisme réclame qu’on établisse les sens des notions pivots des Topiques : le probable,
son instrument, son lieu, ses genres et le dialogue qui le pose et l’exploite », ensuite sur la
méthode à adopter : « un résultat positif et original, là où tant de commentateurs ont été plus ou
moins tenus en échec, exigera qu’on se conforme à l’esprit dans lequel Aristote a écrit »4. Ainsi,
et en vue de dépasser l’échec constaté, l’auteur commence par inscrire son essai d’interprétation
dans la ligne « de l’attitude nettement positive de la critique récente des Topiques », c'est-à-dire
celle qui, au-delà des questions relatives à la chronologie des œuvres d’Aristote5, « vise d’abord
à pénétrer le contenu doctrinal des Topiques »6. Ensuite, dans la droite ligne de cette prise de

1
Ibid. p. 43 – c’est nous qui soulignons.
2
« Voilà la situation. Aristote a conçu l’un de ses plus volumineux traités, les Topiques, pour guider l’acte
dialectique. Ce traité a suscité la production d’une multiplicité de commentaires, paraphrases et explications de
toutes sortes. Personne, cependant, ne réussit à en éclairer de façon satisfaisante les principes fondamentaux et,
d’ailleurs, très peu s’y essaient. Résultat : beaucoup d’explication de détail, mais une compréhension inadéquate
des notions élémentaires et de la véritable portée de l’œuvre, même chez ceux qui y voient autre chose qu’un
brouillon des Analytiques. À la suite de tant de commentaires, on garde sur le bras toute une série de questions de
fond », Y. Pelletier, Op. Cité, p. 15.
3
Cf. pour des exemples qui illustrent et la multitude et l’importance de ces problèmes, Ibid. p. 16-17.
4
Ibid. p. 17 – c’est nous qui soulignons.
5
Selon Pelletier : « les données historiques sur l’ordre de la rédaction de l’Organon ne sont pas dénuées d’intérêt ;
elles aident, en une certaine mesure, à éviter des anachronismes dans l’explication. Mais elles comportent une
tentation à laquelle résistent peu ceux qui leur accordent beaucoup d’attention, celle de résoudre promptement
dans une évolution de la pensée d’Aristote des difficultés ou des contradictions apparentes » (Ibid. p. 12 – c’est
nous qui soulignons.
6
Ibid. p. 13. Très significative à cet égard est la façon dont Pelleteir se réfère à Evans. Il dit qu’il reprend à son
compte, et « sans hésitation », les lignes suivantes : « I am not directely concerned with questions of the relative
chronology of Aristotle’s works. I believe that before these questions can be embarked upon, it is necessary to
obtain an accurate assessment of the absolute character of Aristotl’s doctrines, and that in the case of dialectic this

40
position, il énonce le principe méthodologique fondamental de son travail et qu’il formule
ainsi : « je chercherai tenacement, dans les Topiques, un tout cohérent inséré dans la conception
déterminée de la logique que se fait Aristote »1. Enfin, il avance ce qu’il nomme l’ « intuition »
qui marque « toute l’originalité » de ses réflexions ou le « sentiment de base » qui soutient
l’ensemble de son essai, à savoir que « dans les Topiques, comme chaque fois qu’il traite de la
dialectique, le souci d’Aristote consiste à décrire avec clarté, dans l’idée de l’ordonner et de
l’assister, le comportement naturel de la raison devant un problème », que « la dialectique, vue
par Aristote, s’apparente plus à l’activité naturelle de la marche, qu’au jeu artificiel des
échecs »2.

Il n’est pas dans notre intention, dans le cadre de ca travail, d’exposer l’ensemble de
l’interprétation que Pelletier propose de tous « les principes clés des Topiques »3. Notre but,
après avoir souligné l’originalité, la force et la visée systématique de son approche, se limitera
ainsi à mettre en relief, dans un premier moment, ce qu’il a fini par considérer, sur la base d’une
longue et minutieuse recherche, comme la nature même de la dialectique aristotélicienne, et à
souligner, dans un second moment, quelques-unes des principales conséquences qu’il tire de sa
caractérisation de la matière dialectique relativement aux problèmes majeurs que pose le traité
des Topiques.

has not yet been done ». Cette dernière phrase d’Evans exprime clairement la conviction et l’orientation de
Pelletier, à savoir que la dialectique aristotélicienne n’est pas encore dûment étudiée et que, donc, ce travail
s’impose.
1
Ibid. p. 17. L’une des conséquences immédiates de ce principe méthodologique est que notre auteur décide de ne
pas citer « Aristote dans les traductions en usage », car « ni Tricot, ni Brunschwig (…) ne font justice à l’extrême
cohérence de l’expression d’Aristote ». Il s’explique : « Bien sûr, tant qu’on regarde les Topiques comme ‘un tas
de briques’, comme ‘une mosaïque d’éléments juxtaposés, indépendants les uns des autres’, tant qu’on les tient
pour les règles ‘d’un sport ou d’un jeu auquel personne ne joue plus’ [ces expressions sont de Brunschwig], rien
n’impose une rigueur qui deviendrait excessive, si elle devait se montrer plus systématique que l’œuvre’ ».
Contrairement à ces traducteurs et interprètes, et conformément à son principe méthodologique, notre auteur écrit :
« Mais j’y vois, quant à moi, un traité scientifique ; je découvre, entre chacune des considérations, une articulation
fascinante ; je vois chaque particularité de doctrine comme conséquence rigoureuse de la manière précise dont
Aristote conçoit la nature de la matière dialectique » − c’est nous qui soulignons ; cf. pour cette note p. 20-21.
2
Ibid. respectivement p. 24 et 25. L’auteur précise que cette façon de considérer la dialectique conduit à rejeter
deux conceptions qu’il tient pour également erronées. La première est celle, très fréquente, qui fait des Topiques
« un livre d’instructions d’une activité à la fois artificielle et extérieures à la vie intellectuelle véritable ». À ce
propos, l’auteur cible principalement Brunschwig qui écrit : « Étroitement solidaires de l’activité qu’ils prétendent
promouvoir du rang de pratiques aveugle à celui d’art méthodique, les Topiques, vademecum du parfait
dialecticien, risquent de nos jours d’apparaître comme un art de gagner à un jeu auquel on ne joue plus ». La
deuxième conception rejetée est celle qui soutient que « l’auditeur des Topiques appartient à un public très
circonstancié et disparu ». Ici encore, l’auteur cible Brunschwig selon lequel « les Topiques s’adressent à une
catégorie de lecteurs historiquement et socialement bien défini ». Contre cette conception, Pelletier affirme que
« s’ils décrivent la recherche naturelle menée par la raison humaine, les Topiques s’adressent à tout homme qui
entend mener une vie spéculative et résoudre des problèmes réels ». Cf. pour cette note, p. 25.
3
C’est ainsi qu’il sous-titre son ouvrage La dialectique aristotélicienne.

41
Pelletier fonde toute son interprétation sur le fait qu’on trouve chez Aristote deux
certitudes constantes − deux convictions qu’il garde tout au long de son œuvre − qui, prises
conjointement, donnent une idée claire du cadre général dans lequel il insérait toute activité
rationnelle, à savoir, d’un côté, « que l’homme ne connaît qu’en apprenant, qu’il ne sait que ce
qu’il a appris », et, d’un côté, que « l’homme n’apprend quoi que ce soit qu’en l’enracinant
dans ce qu’il savait déjà antérieurement »1 ; autrement dit : « acquérir sa connaissance, et
l’acquérir en dépendance d’une connaissance antérieure, c’est (…) là, Aristote n’en démord
jamais, le mouvement naturel de la raison » ; concrètement, ceci veut dire que, pour
Aristote, « quel que soit le problème posé, l’intelligence humaine cherche toujours et
spontanément à le résoudre en se tournant vers ce qu’elle connaît déjà »2. Ensuite, Pelletier
rappelle cette autre idée fondamentale d’Aristote selon laquelle « tous les hommes désirent
naturellement savoir »3. Et mettant cette idée en relation avec l’idée précédente du mouvement
naturel de la raison, il résume la conception d’Aristote dans les termes suivant : « l’homme,
donc, désire naturellement connaître et a naturellement besoin de connaître. Sa nature lui
impose de le faire en enracinant au fur et à mesure ce qu’il apprend dans ce qu’il sait déjà »4.
Cette combinaison de ces deux éléments majeurs permet à Pelletier d’introduire le trait
spécifiquement caractéristique de l’aristotélisme. Pour lui, il est vrai qu’Aristote considère que
le mouvement naturel de la raison humaine devant une difficulté consiste à en chercher le
principe de solution « dans les notions les plus sûres qu’elle possède, dans celles qui lui font
voir les choses en ce dont leur existence et leur mouvement dépend le plus nécessairement »,
mais il est tout aussi vrai qu’il considère que peu de sujets se prêtent à « une pareille excellence
dans la connaissance »5. Ainsi, s’il est vrai que, pour Aristote, l’homme réalise le mouvement
naturel de sa raison « le plus excellemment quand il dispose, devant un problème, de notions

1
Voici en effet ce que dit Aristote dans les Seconds Analytiques (I, 1, 71a1-4) : « Toute transmission et toute
acquisition de connaissance rationnelle procède d’une connaissance préexistante. Cela devient évident, à les
considérer toutes : les sciences mathématiques et chacun des autres arts se présentent de cette façon » − c’est nous
qui soulignons.
2
Ibid. pp. 31-33 − c’est nous qui soulignons. Dans la ligne de cette idée, l’auteur précise que, dans l’esprit
d’Aristote, si la raison peut être guidée par des règles, ce n’est pas parce qu’elle peut connaître autrement que par
son mouvement naturel, mais seulement parce qu’il ne lui est pas toujours facile d’effectuer ce mouvement. La
faiblesse de la raison, l’infinité des sujets et des problèmes, la multiplicité aussi des connaissances déjà acquises
et la difficulté qu’il y a de discerner, parmi ces connaissances, celles qui seraient adéquates pour la solution
recherchée, sont en effet autant d’éléments qui rendent difficile la mise en marche du mouvement naturel de la
raison. C’est donc parce qu’elle est « exposée inévitablement à une grande indétermination dans son mouvement
naturel » que la raison doit « tirer de l’expérience et de la réflexion les règles d’une conduite sûre » ; nous
comprenons ainsi la raison pour laquelle Aristote consacre « la majeure partie de son Organon à l’explicitation de
telles règles » (p. 34).
3
Métaphysique, A, I, 980a21 (cité in Ibid. p. 34)
4
Ibid. p. 35-36.
5
Ibid. p. 34.

42
déjà connues avec une parfaite évidence, et où ce problème puisse se résoudre
rigoureusement »1, il n’en demeure pourtant pas moins vrai que les vraies questions « qu’il faut
poser pour entrer dans les vues d’Aristote » sont celles-ci : « que fait [l’homme] lorsque cette
évidence manque ? Où va-t-il chercher des principes substitutifs ? »2. Pour Pelletier, par rapport
à l’idéal moderne d’une raison qui n’accepte de connaître que dans un degré d’excellence où
des principes absolument vrais et nécessaires soutiennent infailliblement son processus
d’apprentissage, Aristote « paraît plus réaliste » ; car, d’un côté, il reconnaît « chez l’homme le
désire de connaître même les choses les plus difficilement accessibles, fût-ce au détriment de
la parfaite rigueur scientifique »3, et, d’un autre côté, on trouve chez lui, comme l’indique
l’Ethique à Nicomaque (I, 1, 1094b24-27)4, l’idée que « l’acceptation d’une connaissance
imparfaite devient (…) une nécessité dans le domaine pratique, où la matière considérée
empêche d’atteindre à la certitude démonstrative », et que « la raison doit donc s’y contenter,
bon gré mal gré, d’argumentations moins strictes »5. Ce qui caractérise donc la conception
d’Aristote, c’est qu’ « il respecte trop la nature pour vouloir, comme les pères de la philosophie
moderne, sevrer la raison de ses propensions naturelles au profit d’un idéal inaccessible» 6.

Tel est donc le cadre théorique général dans lequel il faut inscrire toute étude des Topiques
si l’on veut obtenir une compréhension adéquate de tous les aspects de la dialectique
aristotélicienne. Autrement dit, pour pouvoir saisir la véritable portée de la dialectique, il faut
se rendre compte qu’avant de constituer un art, une technique ou une méthode, elle représentait,
pour Aristote, une réponse à certaines « exigences radicales de la connaissance humaine »7. La
nature profonde de la dialectique aristotélicienne ne se manifeste donc ni dans le système de
règles qu’elle a fabriqué, ni dans certains de ses aspects auxquels les interprètes avaient souvent
l’habitude de la réduire. Pour déterminer ce qui constitue son âme véritable, il ne suffit pas de
dire qu’elle se meut de prémisses simplement probables, qu’elle utilise une technique moins
rigoureuse, qu’elle se présente comme une infatigable recherche ou comme une incessante

1
Ibid. p. 35-36 – c’est nous qui soulignons.
2
Ibid. p. 36.
3
« La connaissance des êtres supérieurs, si imparfaitement que nous puissions l’atteindre, nous apporte pourtant,
en raison de son prix, plus de satisfaction que celle de tout ce qui est à notre portée, de même que la vision fugitive
et partielle des objets aimés nous donne plus de joie que l’observation précise de beaucoup d’autres choses si
grandes soient-elles », Aristote, Les parties des animaux, texte et trad. Pierre Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1956,
I, 5, 644b32-35 (cité in Ibid. p. 35)
4
« Il est d’un homme bien formé de ne rechercher pour chaque genre de choses qu’autant de rigueur que la nature
du sujet en admet ; manifestement, il est semblablement déraisonnable de se contenter qu’un mathématicien parle
avec vraisemblance et d’exiger qu’un orateur produise des démonstrations » (traduction de Pelletier).
5
Ibid. p. 35 – c’est nous qui soulignons.
6
Ibid. p. 36.
7
Ibid. p. 9.

43
investigation, qu’elle prend souvent la forme d’un dialogue ; tout cela est certes vrai, mais, à en
rester là, on est encore loin du fond du problème. Et ce fond, on l’atteint seulement lorsqu’on
commence par poser cette question bien précise : quelle est la raison qui fait que la dialectique
soit caractérisée par les aspects qu’on vient de décrire1. Pour Pelletier, cette raison profonde se
trouve dans le fait que, pour Aristote, la raison, qui est de par son mouvement naturel comme
contrainte de satisfaire son désir naturel de connaissance en enracinant toutes ses acquisitions
dans ses connaissances antérieures, ne dispose pas toujours – il serait même probablement plus
exact de dire qu’elle ne dispose que rarement – de notions sûres et de principes vrais et
nécessaires pour y accrocher tout son processus d’apprentissage ou, même parfois,
d’enseignement. Ainsi envisagée, la dialectique se présente, non pas comme une activité
artificielle, mais plutôt comme faisant partie intégrante du mouvement naturel de la raison elle-
même. Elle manifeste tout simplement l’activité de la raison dans un terrain où l’évidence et la
certitude font défaut. Sa matière ne peut dès lors consister que dans des succédanés de
l’évidence objective : « tant que les choses ne lui présentent pas leur nature en toute évidence,
la raison cherche dans son propre fonds les principes propres à éclairer toute question à leur
propos. Sur à peu près toute chose susceptible de faire problème, la raison humaine dispose en
effet d’un fonds de conceptions diverses, acceptées du commun, des sages ou des spécialistes,
selon le degré de leur difficulté ou de leur particularité. C’est la matière endoxale 2, l’évidence
succédanée du dialecticien »3.

1
Un exemple de cette façon qui pose fort bien la question de la dialectique est fourni par Berti qui écrit : « Quant
au fait que la dialectique se meut non de prémisses vraies et premières, comme la démonstration, mais de prémisses
qui appartiennent à l’opinion, il ne suffit pas d’en prendre simplement acte, comme bien des interprètes ont
coutume de le faire, mais il est nécessaire d’en comprendre la raison : c’est en elle, de fait, que réside l’âme
véritable de la dialectique » (cité par Pelletier, Op. Cité, p. 36, note 94).
2
Soulignons ici cette indication terminologique : Pelletier adopte, pour désigner la matière de la dialectique, « le
néologisme endoxal risqué par Brunschwig », car, la traduction consacrée, issue de la traduction latine, à savoir le
mot probable, « ne nomme pas la matière dialectique sous le même angle qu’Aristote le fait » (Ibid. p. 31, note
79). L’auteur précise qu’il parlera aussi d’endoxe « quand il sera besoin de considérer de manière discrète la
matière dialectique » ; pour lui, « l’endoxal s’incarne dans des endoxes, des opinions, comme le paradoxal dans
des paradoxes ». Au sujet de ces choix terminologiques qui, de toute évidence, « ne disent rien à l’intelligence
française », l’auteur écrit (dans la même note) : « cette nouveauté même est précieuse puisque, justement, on a
encore assez peu compris d’où, au juste, Aristote veut que le dialecticien tire ces principes ; un mot qu’on ne
comprend manifestement pas tout de suite rend bien cette situation. Au contraire, un mot comme probable, sans
doute familier à l’intelligence française, l’est en des sens souvent étrangers au contexte qui intéresse ici et il
entraîne facilement le lecteur sur une fausse piste ». Cf., aussi pour quelques précisions qu’il formule concernant
le mot probable, Ibid. p. 52.
3
Ibid. p. 75. La question précise que pose la dialectique est celle-ci : comment réagit la raison dans une situation
où des connaissances vraies, certaines et évidentes, font défaut ? Pour Pelletier, la réponse générale est que « la
raison se fie spontanément à elle-même » ; seulement il faut expliquer concrètement comment se déroule ce retour
de la raison à elle-même ; Pelletier, qui analyse pour cet effet plusieurs éléments de la pensée d’Aristote, trouve la
réponse dans l’idée aristotélicienne d’une « affinité naturelle entre raison et vérité » et qu’il formule ainsi :
« habilitée par sa connaturalité avec le vrai, la raison humaine s’appuie, pour admettre ou refuser, en vue de son
argumentation, des principes non évidents, sur cette aisance qu’elle ressent naturellement en présence du vrai et
sur ce malaise que lui cause le faux » (p. 38) [Voici un autre passage qui explique mieux ce point: « comment

44
Si telles sont effectivement les véritables vues d’Aristote, la question qui se pose dès lors
est celle de savoir quelles conséquences découlent-elles de l’insertion de la dialectique dans le
mouvement naturel de la raison et de la détermination de sa matière comme endoxal. Il en
découle en fait plusieurs conséquences. Tout au long de son travail, Pelletier relève ces
conséquences l’une après l’autre et les utilise pour résoudre une grande quantité des problèmes
que soulèvent les Topiques en particulier et la dialectique aristotélicienne en général. Mais pour
les besoins de notre travail, nous n’en retenons que celles-ci : une distinction nette et légitime
entre le terrain de la démonstration analytique et celui de l’argumentation dialectique 1 mais
aussi une compréhension plus nuancée de leur relation2 ; un enracinement radical du

reconnaître, sans évidence directe, ce qui a toute chance de se conformer à la vérité des choses ? À ceci que son
énoncé met la raison à l’aise et lui est d’emblée sympathique ; à ceci qu’il lui serait pénible de le contester et
qu’elle s’en sentirait ridicule. Privée, devant un problème qui se présente à elle, de principes évidents adéquats, la
raison approuve spontanément les propositions qui lui font l’effet qu’on vient de décrire et les reçoit comme
principes valables de sa démarche » (p. 39)]. Les énoncés légitimes qui fournissent le terrain où se meut la raison
en l’absence de connaissances évidentes se caractérisent donc par leur sympathie avec la raison, c'est-à-dire par
l’attrait qu’ils exercent d’emblée sur elle. Mais, dans la mesure où ce caractère ne peut pas s’observer directement,
il faut, pour le manifester objectivement, recourir à ce qui en est comme le signe naturel ; or, selon Pelletier, le
signe naturel qui, dans l’esprit d’Aristote, rend facilement observables les énoncés sympathiques avec la raison se
trouve dans leur ratification, effective ou du moins escomptée sans réticence, par le commun des mortels, par la
majorité, par les sages ou par les spécialistes. On comprend ainsi pourquoi Aristote définit la matière dialectique
à partir de ce signe : « Aristote est amené à nommer et à définir opérationnellement, par cet effet naturel, le principe
du dialecticien. [Conclusion :] La raison ne tirera pas d’un tel principe une connaissance scientifique, définitive,
mais, en se dégageant grâce à lui de l’ignorance totale, elle se disposera à y accéder ultérieurement. Elle obtiendra
à tout le moins une opinion ferme pour la plupart des circonstances de la vie humaine » (p. 55).
1
« L’endoxal et l’évident, ce dernier étant le vrai et le réel connu assurément pour tel, sont deux terrain nettement
distincts pour l’activité rationnelle. Et deux terrains tout à fait légitimes. L’endoxal n’est pas simplement la
négation ou la privation de la vérité et de la réalité. C’en est plutôt comme un parallèle », Ibid. p. 76 – c’est nous
qui soulignons.
2
« Oui, la science vaut mieux que l’opinion ! Oui, la démonstration génère une connaissance plus précieuse que
le dialogue ! Bien plus, l’intérêt de la dialectique, en plus de se substituer à la science dans les matières impropres
à la connaissance scientifique parce qu’irrémédiablement contingentes, c’est de préparer la voie à l’intuition des
principes démonstratifs et d’indiquer, comme par anticipation, l’objet des démonstrations. Une fois cet office
accompli, une fois les principes de la démonstration disponibles, la raison peut s’élever au-dessus de l’opinion
(…). Mais il y a loin, et un abîme, entre cette affirmation et la relégation de la dialectique au musée. Car, c’est à
la pièce que la dialectique se périme et non pas absolument, tout d’un coup et pour tout. Chaque fois que la raison
aperçoit les principes d’une démonstration, elle peut connaître scientifiquement sa conclusion et se hausser au-
dessus de l’opinion pour cette conclusion. La dialectique ne lui est plus utile pour connaître cette conclusion. Et
encore, la raison peut et même doit y recourir pour préparer des disciples à recevoir cette démonstration. Mais,
pour tout le reste, pour tout ce qui n’est pas effectivement démontré, la raison garde la dialectique comme son
instrument de connaissance privilégié. Il ne suffit pas d’écrire les Analytiques pour s’élever au-dessus de la
dialectique ; il ne suffit pas de savoir qu’il est théoriquement possible de procéder par démonstration : il faut
démontrer de fait, exigence qui ne se trouve pas satisfaite dans une simple déclaration de bonne intention. Bref, la
dialectique et l’investigation dialogique qu’elle anime ne seront effectivement rendues inutiles que lorsque l’on
aura de fait tout démontré ce qui s’y prête et que tous en auront compris la démonstration. Aussi bien dire jamais.
(…) pour Aristote (…) la dialectique reste pour toujours l’instrument indispensable de la recherche rationnelle ; il
est inscrit dans la nature de la raison », Ibid. p. 105-106.

45
raisonnement dialectique dans le contingent 1 et l’opinatif2 ; une reconnaissance et une
confirmation, mais en même temps une meilleure compréhension, de l’aspect foncièrement
dialogique et de la nature intrinsèquement investigatrice de la dialectique : c’est la nécessité
d’enraciner la solution d’un problème dans des endoxaux reconnus comme tels qui fait que
« toute argumentation dialectique est radicalement dialogiques »3 ; et c’est la qualité endoxale
de la matière dialectique qui explique non seulement son allure irrévocablement investigatrice
mais aussi son caractère fondamentalement sceptique 4. Une dernière conséquence qui concerne

1
« … le raisonnement dialectique satisfait moins la raison, friande de nécessaire et d’absolu. Jamais il ne fait voir
à la raison que la chose considérée est telle et qu’elle ne peut être autrement. À tel point que l’objet le plus
approprié à la considération du dialecticien est la chose contingente. Celle qui est telle, oui, qui l’est peut-être
même toujours, mais pourrait bien ou aurait bien pu être autrement. Cette chose ne se prête aucunement à la
connaissance scientifique, et ce qu’en dit le dialecticien est ce qu’on peut en espérer de mieux comme
connaissance », Ibid. p. 73 – c’est nous qui soulignons ; Pelletier cite à ce propos Mansion (Le jugement
d’existence chez Aristote, p. 112) selon lequel « tout ce qui peut être autre qu’il n’est, tous les rapports variables
que l’expérience découvre entre les phénomènes, en un mot, tous les faits contingents, forment un domaine
exclusivement réservé à la connaissance d’opinion ».
2
« La raison fondamentale pour laquelle la dialectique diffère de la science consiste (…) dans le caractère opinatif
de ses prémisses. Les prémisses de la dialectique (…) [appartiennent] essentiellement à l’opinion (…). Même si
l’opinion en question peut se réclamer d’une autorité particulièrement forte, … elle demeure intrinsèquement une
opinion et, comme telle, ne possède aucun critère intrinsèque qui lui permet de se poser comme vérité », Ibid. p.
115 (le passage est de Berti, « La dialectica in Aristotele »).
3
« C’est le besoin inaliénable d’interroger sur la qualité endoxale de chaque proposition qui force le dialecticien
à transformer sa recherche en dialogue (…). Toute l’activité du dialecticien tourne autour d’une recherche. Un
énoncé pose un problème : on ne peut en juger immédiatement et on ne dispose pas, du moins sur le moment,
d’énoncés antérieurs d’une vérité assez évidente pour fonder en eux un jugement irrévocable sur cet énoncé
problématique. Cette situation oblige à effectuer deux opérations. Il faut d’abord découvrir ou concevoir des
énoncés qui concernent le sujet et l’attribut de ce problème, des énoncés où ce sujet et cet attribut entrent en
composition avec d’autres termes auxquels ils s’assujettissent ou s’attribuent (…). Mais il faut ensuite soumettre
à un jugement cette production, et trier, choisir ce qui pourrait valablement servir d’appui dans l’examen du
problème. C’est là que se fait la comparaison avec ce qu’en pensent le commun, le sage, l’expert (…). De cette
façon, toute argumentation dialectique est radicalement dialogique, car elle implique toujours ces deux
opérations : il n’y a pas de mouvement dialectique concevable sans cette demande, qui amène un énoncé à
l’attention de la raison, et cette réponse, qui le lui fait adopter, ou récuser, comme fondement pour sa démarche »,
Ibid. p. 126-8 – c’est nous qui soulignons. Aussi, « … il n’y a aucun progrès dialectique que ce soit sans demandes,
réponses et arguments. En d’autre mots, personne ne peut discuter sans user de propositions avec une certaine
conscience qu’elles sont inévidentes en elles-mêmes et requièrent l’appui d’une autorité extérieure ; sans que cet
appui n’ait été accordé quant aux propositions choisies ; sans viser, sur le problème abordé, à un jugement qui
surgisse comme conséquence de la composition des propositions d’abord jugées endoxales. Le dialogue, ainsi
compris dans sa facture la plus essentielle, ne se conçoit pas comme un caprice ou comme une mode passagère
du dialecticien. Il est indissociable de son activité et l’on comprend qu’il soit allé de soi, pour Platon, Aristote et
leurs disciples immédiats, de nommer puissance de dialoguer [souligné dans le texte] la qualité qui habilité la
raison à mener une enquête se scrutant les opinions les plus répondus », Ibid. p. 134-135 – c’est nous qui
soulignons.
4
« C’est de façon permanente que la dialectique est investigatrice. En effet, en tant que dialectique, jamais elle
ne met la main sur un argument qui tranche définitivement la demande-problème. Car chaque proposition qu’elle
invoque, quelque large que soit l’autorité qui la garantisse, reste toujours en dehors de l’évidence et, pour autant,
perçue comme contingente. Toujours, même si ‘la raison incline tout entière vers une partie de la contradiction’,
c’est ‘avec la crainte de l’autre’. Or, cette crainte, jamais absente de la prémisse, se transmet inévitablement à la
conclusion et laisse toujours la raison d’une certaine façon sceptique et comme en suspens au beau milieu de son
investigation. Encore une fois, cet état d’investigation permanente est l’effet inaliénable de prémisses endoxales »,
Ibid. p. 139 – c’est nous qui soulignons ; « La dialectique est (…) fondamentalement (…) sceptique. Cette assertion
signifie à la fois que, par essence, elle est parfaitement capable d’investiguer, de mener une recherche sur quelque
problème que ce soit, et qu’elle n’est même capable que de cela uniquement. Non pas qu’elle soit parfaitement
incrédule et ne se prononce d’aucune façon, comme le sceptique malveillant de la langue française contemporaine.

46
particulièrement notre travail, est celle qui a trait au rapport que la pensée d’Aristote établit
entre dialectique et rhétorique. Selon Pelletier, « La rhétorique est tout simplement, pour
Aristote, ce que devient la dialectique lorsque l’objet discuté est un singulier contingent, une
action humaine singulière » ; autrement dit, la rhétorique et la dialectique, prises « en leur
racine, en leur genre plus commun », « sont identiques » ; autant l’une que l’autre « constitue
une sorte de flair naturel pour l’argumentation imparfaitement démonstrative »1.

IV. Aristote : un cadre général pour un nouveau rationalisme

Les développements du point précédent ont été présentés dans un but précis. Nous avons
déjà dit, en effet, qu’il ne s’y agissait pas de se prononcer sur la vérité de la reprise
perelmanienne de la méthodologie aristotélicienne, mais seulement de montrer que cette reprise
ne manque pas d’appuis théoriques d’un sérieux incontestable. Eu égard à ce que Pelletier
qualifie comme la tendance générale de la critique récente de l’aristotélisme, nous ne pouvons
que constater la pertinence de la position générale de Perelman. Nous tenons en effet pour
suffisamment établie l’interprétation qui caractérise l’aristotélisme par les traits suivants : une
distinction entre la démonstration et l’argumentation ; une reconnaissance de la légitimité de
chacune d’entre elles dans son domaine ; une connexion de la rhétorique et de la dialectique par
la théorie de l’argumentation ; bref : une conception élargie de la raison et de la logique. Mais
ceci étant dit, il nous reste maintenant à préciser un point de première importance concernant
le sens qu’il faudrait donner à la pertinence de la reprise perelmanienne de l’aristotélisme.

Aristote est certainement l’un des auteurs les plus cités dans les œuvres de Perelman.
Mais, fait très significatif, ce dernier ne lui a jamais consacré une étude approfondie que nous

Elle adhère avec beaucoup de force aux opinions que le commun lui fournit comme principes et aux conclusions
qu’elle leur rattache. Mais elle garde toujours assez de crainte à leur endroit pour demeurer prête à rouvrir le
débat sur demande », Ibid. p. 140-141 – c’est nous qui soulignons.
1
Voici le passage qui présente en entier l’idée de Pelletier : « La rhétorique est tout simplement, pour Aristote, ce
que devient la dialectique lorsque l’objet discuté est un singulier contingent, une action humaine singulière. C’est
là chose si variable et circonstanciée qu’il est peu possible d’enraciner rigoureusement son examen en des principes
endoxaux, en des opinions proprement universelles et effectivement reçues de tous ou de la plupart. Si l’évidence
sensible appropriée lui fait défaut, l’orateur ne peut recourir qu’à des règles d’expérience, des constances, des
coutumes, que l’on s’attend sans doute à voir réalisées le plus souvent, mais qui souffrent facilement des
exceptions. Devant une matière aussi ingrate rationnellement, l’orateur, s’il veut entraîner l’adhésion, doit recourir
à des facteurs émotifs et présenter sa position tant à la volonté et à l’appétit qu’à la raison. Son principe
d’argumentation décline davantage encore de l’exigence rationnelle que l’endoxe du dialecticien (…). La
différence, donc, entre dialectique et rhétorique, se trouve du côté de la nature précise du principe qu’elles
substituent à l’évidence propre. Cette différence pèse assez pour qu’on puisse parler, avec plus d’exactitude, de
deux talents distincts. Mais en leur racine, en leur genre plus commun, ces deux talents sont identiques ; autant
l’un que l’autre constitue une sorte de flair naturel pour l’argumentation imparfaitement démonstrative », Ibid. p.
79-80 – c’est nous qui soulignons.

47
pouvons comparer à celle d’Aubenque ou de Pelletier (par exemple). Venant de quelqu’un qui
se réclame d’Aristote et qui inscrit même toute son œuvre dans le prolongement de celui-ci, ce
fait risque d’étonner. En fait, nous pensons qu’il faut distinguer deux sortes d’interprétation :
l’interprétation de l’historien érudit qui étudie une pensée en elle-même, c'est-à-dire comme un
système d’idées dont il cherchera à montrer la cohérence ou à révéler les contradictions ;
ensuite, l’interprétation de celui qui aborde une pensée à partir d’une problématique et qui, pour
cette raison, se trouve souvent amené à établir avec cette pensée un rapport plutôt pragmatique.
Dans ce deuxième cas, qui est évidemment celui de Perelman, les efforts de l’interprète visent
principalement la détermination des éléments qui peuvent être utilement repris et méritent ainsi
d’être davantage accentués dans l’économie générale de la pensée qu’il étudie. Nous disons
cela parce que nous considérons que c’est là la clé même du perelmanisme. Si nous voulons
déterminer en quel sens la nouvelle rhétorique serait un prolongement de l’aristotélisme, nous
dirions ceci : elle emprunte à Aristote sa conception d’une raison élargie qui distingue
nettement entre démonstration et argumentation et fait de cette conception le cadre général à
partir duquel elle considère l’aristotélisme lui-même. En caractérisant ainsi la nouvelle
rhétorique, nous pensons que nous éliminons d’un seul coup plusieurs malentendus auxquels
elle donne souvent lieu. Plusieurs commentateurs continuent en effet de formuler des critiques
qui ne prennent pas en compte que Perelman n’est aristotélicien que dans le sens que nous
venons d’indiquer. Nous ne considérons pas que l’attitude de ces commentateurs soit utile, car
elle ne conduit qu’à un dialogue de sourds. Selon nous, ou bien on accepte l’idée que
l’aristotélisme conçoit effectivement l’activité rationnelle comme s’insérant dans un cadre
général qui englobe et la démonstration et l’argumentation, et dans ce cas l’examen critique de
la prétention perelmanienne de s’inscrire dans le sillage d’Aristote devrait concerner seulement
le degré de fidélité à ce cadre général, c'est-à-dire de vérifier si Perelman respecte ou non ce
cadre à la fois dans ce qu’il retient et dans ce qu’il rejette de la doctrine d’Aristote ; ou bien on
refuse cette idée et dans ce cas l’examen critique de la doctrine perelmanienne devrait établir
non pas les contradictions que cette doctrine aurait commises eu égard au cadre général de
l’aristotélisme avec lequel elle prétend renouer, mais qu’elle est, elle-même, erronée puisqu’elle
se fonde sur un cadre qui ne cadre pas réellement avec la pensée véritable du Stagirite. Certes,
il est tout à fait loisible de doubler la critique externe établissant l’aspect erroné d’une
interprétation par une critique interne qui en établit l’aspect contradictoire, mais il ne serait pas
de bonne méthode de mélanger ces deux points de vue, c'est-à-dire de fonder une accusation de
contradiction adressée à une interprétation sur des raisons empruntées à une autre interprétation.

48
Pour critiquer de l’intérieur une vision des choses, la règle primordiale est de commencer par
tenir compte de ses exigences propres.

Nous ne trouvons donc pas cohérente une critique qui ignore que la reprise perelmanienne
de l’aristotélisme se caractérise à la fois par une attitude de profonde fidélité au cadre général
de son rationalisme et par une attitude ouvertement critique contre plusieurs de ses aspects jugés
incompatibles avec ce cadre. Ces deux attitudes, loin de constituer une contradiction, sont pour
nous la marque même de l’originalité de l’œuvre de Perelman et de son effort pour nous rendre
actuelle la pensée d’Aristote. Ceci étant dit, nous pouvons maintenant illustrer nos propos par
quelques exemples. Nous commençons par ceux que nous empruntons à G. Vannier. Ce choix
trouve sa justification dans le fait que cet auteur est à l’origine de l’une des meilleures études
qui introduisent à la pensée de Perelman.

Nous savons que pour Aristote, « il y a quatre genres d’arguments dans la discussion : les
arguments didactiques, dialectiques, critiques et éristiques »1. Cette distinction des
argumentations a été reprise par Perelman dans un article sur la méthode dialectique 2. À propos
de cette reprise, G. Vannier accuse Perelman d’avoir opéré une « décapitation du raisonnement
aristotélicien », car celui-ci « passe purement et simplement sous silence [sic] l’argumentation
didactique », et considère que « cet oubli ‘perelmanise’, si l’on peut dire, Aristote, puisqu’il
semble accorder ainsi la première place à la seule dialectique. Mais au prix d’une déformation
de l’énoncé et de l’intention du Stagirite »3. Et, au-delà de cette critique ponctuelle, il va
d’ailleurs jusqu’à écrire : « toute saisie du vrai et du bien semble, chez Perelman, se définir par
une condition dialectique et argumentative, ce qui contredit toute la doctrine épistémique et
ontologique d’Aristote »4. Vannier titre, par ailleurs, le 14e § du premier chapitre de son livre,
où il étudie le rapport de la Nouvelle rhétorique à celle d’Aristote, de la façon suivante : « Rejet
du Pathos, du Logos et du modèle scientifique d’Aristote »5 : relativement à ce rejet du Pathos
et du Logos, il précise : « Perelman semble aussi peu désireux de suivre l’une des directions
proposées par Aristote pour l’étude de la rhétorique (les passions et le caractère) que l’autre
(l’orientation ‘puritaine’ de la rhétorique, avec le double modèle du raisonnement démonstratif
analytique et de l’induction) »6. Dans le 15e § de ce même chapitre, intitulé : « Dénonciation
parfois explicite d’Aristote, au même titre que Platon », il affirme ceci : « les références les plus

1
Réfutations sophistiques, 165b.
2
« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 53-60.
3
Guillaume Vannier, Op. Cité, p. 46 − c’est nous qui soulignons.
4
Ibid. p. 47 – c’est nous qui soulignons.
5
Ibid. p. 48 (ce titre s’étale sur les pp. 48-51).
6
Ibid. p. 50.

49
explicites (à Aristote, par exemple), et les affinités les plus claires (notamment avec Gorgias ou
Protagoras) ne suffisent donc pas à expliquer la pensée de Perelman. Plus qu’une synthèse de
diverses influences, celui-ci entend véritablement établir une nouvelle rhétorique, répondant à
une logique qui ne se comprend pas à partir de ses prédécesseurs »1.

Remarquons tout de suite que ces critiques de Vannier ne se comprennent qu’à partir
d’une lecture panlogiste qui caractérise la doctrine d’Aristote uniquement par l’idéal d’une
connaissance scientifique et démonstrative. Seule la perspective de cette lecture peut en effet
justifier le fait qu’il accuse Perelman de contredire « toute la doctrine épistémique et
ontologique d’Aristote », de déformer « l’énoncé et l’intention du Stagirite ». Nous ne voulons
pas ici revenir sur la question de la vérité de cette lecture et de sa pertinence par rapport à la
critique récente. Nous ne nous arrêterons pas aussi à certaines erreurs évidentes de Vannier, à
savoir − par exemple − que Perelman oublie l’argument didactique d’Aristote 2. Les erreurs
ponctuelles peuvent être en effet tout simplement signalées et corrigées. Ce qui nous intéresse
le plus ici, c’est de montrer que les propos de Vannier ne respectent pas la règle de méthode
que nous avons soulignée ci-dessus, et par conséquent ne rendent pas justice à la nouvelle
rhétorique. Il est à noter en effet que Vannier, qui se place forcément dans un point vue externe
par rapport à Perelman puisqu’il l’accuse carrément de déformer la pensée d’Aristote, ne
manque pas de glisser par la suite vers la perspective d’une critique interne en l’accusant d’avoir
passé sous silence ou d’avoir oublié tel ou tel élément de la doctrine aristotélicienne. Il
enregistre ainsi toute une série d’omissions et d’oublis mais n’aperçoit pas que ces omissions
et ces oublis dont il fait état sont en fait des conséquences entièrement justifiées dans la vision
de Perelman telle que nous l’avons qualifiée, à savoir comme reprise uniquement du cadre
général de l’aristotélisme. N’ayant pas saisi cet aspect de la nouvelle rhétorique, il n’arrive pas

1
Ibid. p. 56.
2
Précisons ce premier point. Après avoir énuméré les quatre argumentations et précisé le sens de chacune, Aristote
écrit : « Les arguments démonstratifs [i.e. didactiques] ont été discutés dans les Analytiques, et les arguments
dialectiques et critiques dans un autre traité [i.e. les Topiques]; parlons à présent [c.-à-d. dans Réfutations
sophistiques] des arguments litigieux et éristiques » (Réfutations sophistiques, 165b). Or, quand Perelman, dans
l’article évoqué, aborde la conception d’Aristote, il commence précisément par rappeler que chez ce dernier,
« quand un accord existe sur les thèses de départ (…), le maître aura tout intérêt à utiliser les schémas de
raisonnement analytiques ; le rôle de l’élève est passif (…) » (« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur
dans le dialogue », Rh, p. 55 – c’est nous qui soulignons [Remarquons que cette phrase de Perelman correspond
exactement à la définition aristotélicienne de l’argumentation didactique : « sont didactiques les arguments qui
concluent à partir des principes propres à chaque discipline, et non des opinions de celui qui répond (car il faut
que le disciple soit convaincu) » (Réfutations sophistiques, 165b)]. Il n’y a donc pas d’« oubli » et Perelman ne
passe pas « purement et simplement sous silence l’argumentation didactique ». Il est plutôt normal, dans la mesure
où il a déjà souligné que, pour Aristote, « la méthode déductive [argumentation didactique = raisonnement
démonstratif] est la meilleure quand il s’agit d’exposer les résultats d’une science dont les cadres sont établis »,
qu’il n’envisage pour l’étude de « la confrontation de thèses opposées dans un dialogue » (Ibid. p. 56) que les
argumentations restantes (éristique, critique et dialectique).

50
à comprendre comment celle-ci peut concilier l’affirmation de son originalité et celle de son
enracinement dans les vues d’Aristote, et ne trouve ainsi d’autre solution que d’accentuer
exagérément sa nouveauté en minimisant infiniment l’importance de ses références ; d’ailleurs,
c’est dans cette ligne qu’il laisse entendre que la contribution de ce dernier à la formation des
vues de Perelman peut être comparée à celle de Gorgias ou de Protagoras, et que, plus encore,
il attribue à Perelman de dénoncer parfois Aristote au même titre de Platon 1. Nous pensons que
la présentation de Vannier aurait été plus consistante si, au lieu de juger de l’extérieur, il avait
procédé par une méthode d’analyse immanente : car ainsi, même en refusant l’interprétation
que fait Perelman de la doctrine d’Aristote, il aurait pu comprendre que les amendements par
lesquels la nouvelle rhétorique prolonge celle d’Aristote ne sont pas incompatibles avec sa
prétention d’enracinement dans la pensée de celui-ci. Le raisonnement de Vannier ne nous aide
aucunement ni à comprendre pourquoi Perelman présente toujours sa théorie générale de
l’argumentation comme une nouvelle rhétorique (ou comme une nouvelle dialectique) ni
pourquoi il insiste à la fois sur son rapprochement d’Aristote et sur sa rupture avec Descartes.
Pour nous, les diverses références de Perelman à ses prédécesseurs sont capitales pour
comprendre la logique qu’il se propose de promouvoir. Et parmi toutes ces références, celle qui
concerne Aristote est de loin la plus essentielle pour rejoindre ses vues les plus fondamentales.

Terminons cette discussion de certains propos de Vannier par une critique de l’accusation
qu’il formule contre Perelman et selon laquelle ce dernier aurait accordé la première place à la
seule dialectique. Dans son article sur la méthode dialectique, Perelman commence par critiquer
le modèle platonicien du dialogue dont il révèle une faiblesse majeure. On sait que, pour Platon,
le dialogue convient mieux pour la présentation des thèses philosophiques, car « le
raisonnement y avance pas à pas, et chaque pas doit être éprouvé et confirmé par l’accord de

1
Il est vrai en effet que Perelman dénonce parfois Aristote, que la nouvelle rhétorique est indéniablement une
pensée nouvelle et originale, que les sources d’inspiration d’une pensée élaborée ne suffisent jamais à expliquer
l’originalité de cette pensée. Mais il y a un abîme entre ces affirmations et le fait de dire que Perelman dénonce
Aristote au même titre que Platon, de sous-estimer l’importance du cadre général de l’aristotélisme pour la
détermination de l’orientation générale de la nouvelle rhétorique. Nous pensons ainsi que le titre du 15 §
(Argumentation et droit, pp. 52-55 − « Dénonciation parfois explicite d’Aristote, au même titre que Platon ») est
très mal formulé. Car l’attitude de Perelman à l’égard d’Aristote est exactement l’inverse de celle qu’il tient à
l’égard de Platon. En effet, de même qu’il s’enthousiasme pour emprunter au premier le cadre général de sa
pensée (quitte à rejeter par la suite certaines autres de ses idées), il s’empresse de se démarquer complètement de
la ligne du second (quitte à lui emprunter par la suite, ici et là, certaines idées mineures). Certes, il lui arrive parfois
– comme nous le montrerons en son lieu − de jouer Platon contre Aristote ; mais justement une analyse des textes
révèle qu’il s’y agit d’une exploitation de certaines vues secondaires de Platon pour renforcer la pensée d’Aristote
en la rendant plus cohérente avec son cadre général et ainsi mieux à même de combattre la ligne philosophique
platonicienne elle-même. En somme, si le cadre général de la pensée d’Aristote constitue le modèle de la rationalité
prônée par Perelman, la ligne philosophique de Platon constitue exactement son antimodèle. Cf. d’ailleurs les
propos de Vanniers qui vont dans notre sens (p. 54).

51
l’interlocuteur »1. L’accord des interlocuteurs est ainsi considéré comme la preuve réelle de
l’obtention de la vérité. Or, comment justifier ce passage de l’accord d’un interlocuteur au
consentement universel ? La réponse selon Goblot est que « Platon pense être sûr qu’aucun
interlocuteur ne pouvait répondre autrement que celui qu’il fait parler »2. Mais alors, « si le
déroulement du dialogue n’est influencé en rien par la personnalité du répondant, ce dernier
n’incarnant que les réactions d’un esprit normal devant l’évidence, la forme du dialogue n’est
qu’un leurre »3. Perelman refuse donc cette perspective qui exclut l’effet de la personnalité des
interlocuteurs sur le dialogue, car elle entraîne une transformation de la dialectique en « un
système d’enchaînements nécessaires » où « dialectique et logique analytique coïncideraient »
et où « la démarche dialectique serait aussi contraignante que la démonstration formelle »4 ; ce
refus exprime une idée fondamentale chez lui, à savoir qu’il conçoit l’argumentation comme
non-contraignante ; et c’est justement pour appuyer cette conception qu’il fait appel au
raisonnement dialectique d’Aristote et introduit sa distinction entre les quatre arguments :
didactique, dialectique, critique et éristique. Le mérite de cette distinction provient de ce qu’elle
reconnaît, à côté des arguments didactiques « qui, dit Aristote, concluent à partir des principes
propres à chaque discipline, et non des opinions de celui qui répond »5, l’existence d’un autre
domaine où le recours aux arguments dialectiques, qui raisonnent « à partir de prémisses
probables », devient indispensable. Les Topiques, auxquelles Aristote renvoie justement pour
l’étude des arguments dialectiques, fournissent, entre autres, l’exemple suivant : « en ce qui
regarde les principes premiers de chaque science : il est, en effet, impossible de raisonner sur
eux en se fondant sur des principes qui sont propres à la science en question, puisque les
principes sont les éléments premiers de tout le reste »6. Perelman n’opère donc pas une
« décapitation du raisonnement aristotélicien », et n’« accorde pas la première place à la seule
dialectique ». Ce qui caractérise réellement son attitude c’est une certaine lecture interprétative
de la doctrine d’Aristote où démonstration et argumentation, analytique et dialectique, ne sont

1
« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 53.
2
E. Goblot, La logique des jugements de valeur, Paris, 1927, cité in « La méthode dialectique et le rôle de
l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 54.
3
« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 54 − c’est nous qui soulignons.
4
Ibid. p. 55.
5
Réfutations sophistiques, 165b.
6
Topiques, I, 101a ; Aristote ajoute immédiatement (101b), au sujet de ces principes premiers, que « c’est
seulement au moyen des opinions probables qui concernent chacun d’eux qu’il faut nécessairement les expliquer »
− c’est nous qui soulignons.

52
pas antinomiques mais complémentaires, c'est-à-dire ayant chacune sa valeur et sa pertinence
dans le domaine qui est le sien 1.

Un autre exemple pour illustrer la confusion que l’on peut constater chez certains
commentateurs de Perelman est fourni par L. Couloubaritsis. En effet, dans un article bien
argumenté2, cet auteur défend, dans un premier moment, l’idée que la dialectique se caractérise
chez Aristote essentiellement par sa primauté par rapport à la rhétorique 3, et s’attèle, dans un
second moment qu’il divise en deux étapes, à élucider la subordination de la rhétorique à la
dialectique en étudiant « une autre partie de celle-ci, différente de la rhétorique : la critique »4.
Dans la première étape, et en vue de « faire paraître le caractère générique de la dialectique tant
vis-à-vis de la rhétorique que de la critique », il rappelle que « la dialectique aristotélicienne se
manifeste (…) selon un mode interrogatif et réfutatif »5, puis, se référant aux Réfutations
sophistiques [172a, 35] selon lesquelles « celui qui est critique en se servant de l’art
syllogistique est un dialecticien », il précise que « seule cette partie de la dialectique [la critique
menée selon l’art dialectique] (…) peut examiner des problèmes en vue d’établir un savoir, par
une recherche ultérieure, plus proprement connaissante »6. Dans la deuxième étape, il
entreprend la clarification de la différence entre rhétorique et critique en s’appuyant sur deux
exemples. Le premier, tiré d’un passage des Réfutations sophistiques [167b1-20] au sujet de
« la réfutation qui tient au conséquent », lui permet d’affirmer que « dans le cas de la rhétorique,
où l’enjeu est une action donnée, la confrontation de thèses opposées peut se réaliser de
plusieurs manières distinctes selon les intentions qui animent les participants, tandis que dans
le cas de la critique philosophique ou scientifique, l’intention paraît se soumettre au problème
même dont il est question et à la logique qui le supporte »7. Le deuxième exemple, qui concerne
le problème des « possibilités qu’il y a pour le nombre des principes », est pour lui encore plus

1
En effet, paraphrasant un passage très connu de l’Ethique à Nicomaque, Perelman écrit : « chaque domaine
exigent un autre type de discours, il est aussi ridicule de se contenter d’argumentations raisonnables de la part d’un
mathématicien, que d’exiger des preuves scientifiques d’un orateur », ER, p. 17 ; la référence est Ethique à
Nicomaque, L. I, 1094b, 25-28.
2
Lambros Couloubaritsis, « Dialectique, rhétorique et critique chez Aristote », in De la métaphysique à la
rhétorique, M. Meyer (dir.), p. 103-118.
3
« Cette primauté semble bien constituer un point central de la démarche d’Aristote : elle seule peut expliquer,
d’une part, le fait que la rhétorique soit qualifiée de partie de la dialectique et que ses modes de déploiement
(enthymème et exemple) appartiennent au syllogisme et à l’induction dialectiques, et, d’un autre côté, le fait que
la dialectique trouve un usage important dans sa pensée, en des domaines où la rhétorique n’a aucune prise », Ibid.
p. 109.
4
Ibid. p. 110.
5
Ibid. respectivement p. 110 et p. 112.
6
Ibid. p. 113.
7
Ibid. p. 114 − c’est nous qui soulignons ; en voici un exemple, « la critique de Mélissos [dans les Réf. Soph.] est
bien fondée sur des règles appartenant à l’art syllogistique. La réfutation de sa doctrine (…) ne tient compte ni de
l’auditoire particulier, ni du caractère de celui qui critique, mais d’un mode logique déterminé ».

53
clair : car, étant résolu successivement par une démarche dialectique critique et une démarche
philosophique qui « visent à l’institution de principes, quels qu’ils soient, en partant d’une
réflexion sur toutes les possibilités d’envisager un problème donné »1, ce problème montre un
domaine « où l’effet rhétorique s’éclipse au profit de la puissance interne à la réflexion
philosophique »2. Au terme de cette argumentation, L. Couloubaritsis déclare, « en guise de
conclusion toute provisoire », que « chez Aristote la dialectique déborde le champ de la
rhétorique, celle-ci étant seulement une partie de la dialectique, face à une autre partie, qui est
accordé à la critique proprement dite. C’est à cette seconde partie que revient le privilège de
prendre part à la réflexion philosophique et à toute connaissance d’ordre principiel, pour
constituer un moment de la méthode aporétique »; et sur la base de cette conclusion, il formule,
quelques lignes après, la critique selon laquelle Perelman, « en faisant de la dialectique un
discours constructif (point de vue platonicien), alors même que celle-ci n’est chez Aristote
qu’un procédé réfutatif, et en réduisant en outre l’argumentation aristotélicienne à la reprise de
l’opinion commune », aurait laissé dans l’ombre la partie critique de la dialectique qui « trouve
sa raison d’être dans la nécessité d’envisager un problème selon toutes ses possibilités, pour
aller au-delà des opinions qui ont été énoncées à son propos »3.

Rappelons que, étant donné l’ampleur de la divergence des vues des spécialistes
d’Aristote, notre but ne peut être celui de trancher les vives controverses qui les opposent. Nous
ne discuterons donc pas ici du fond de la thèse de Couloubaritsis 4. Ce qui importe pour nous
est seulement de montrer que la critique qu’il adresse à Perelman sur la base de cette thèse ne
rend pas justice à la position beaucoup plus nuancée de ce dernier.

Mais, pour s’en rendre compte, rappelons d’abord les propos de Perelman. Nous avons
déjà souligné que ce dernier caractérise la nature de la dialectique d’Aristote par l’opposition
que celui-ci établit entre elle et l’analytique, et que, par cette caractérisation, il établit son aspect

1
Ibid. p. 115.
2
Ibid. p. 114.
3
Ibid. p. 116 – c’est nous qui soulignons.
4
Nous aimerions cependant souligner que la division qu’il établit, au sein de la dialectique, entre rhétorique et
critique relève, non pas d’une compréhension qui correspond parfaitement et indiscutablement à la doctrine
aristotélicienne, mais d’une interprétation qui, de surcroît, est éminemment discutable. Pour s’en rendre compte,
rien de tel que de relire les Réfutations sophistiques (169b 25) où le rapport de la critique à la dialectique est
évoqué : « La critique, dit Aristote, est une partie de la Dialectique : et cette dernière est capable de prouver une
fausse conclusion, par l’ignorance de celui qui fournit la réponse ». L’autre partie de la dialectique n’est donc pas
la rhétorique, sauf bien entendu si nous réduisons la rhétorique à l’éristique. D’ailleurs, voici comment Pierre
Aubenque commente ce point : « La dialectique peut montrer que celui qui prétend savoir ne sait pas : c’est là son
rôle critique. Mais elle peut aussi, au lieu de la dénoncer, exploiter l’ignorance de l’adversaire (…). En résumé, la
dialectique réfute réellement (c’est alors qu’elle est critique) ; mais elle ne démontre qu’en apparence (…). La
dialectique est donc légitime dans ce qu’elle nie, éristique dans ce qu’elle affirme », Le problème de l’être chez
Aristote, p. 286, note 2.

54
non-contraignant. Nous avons aussi souligné que, en établissant cet aspect, il visait
principalement à montrer qu’Aristote se démarque nettement du point de vue platonicien qui
incline à assimiler dialectique et analytique : « la recherche de la vérité, telle que l’envisage
Platon, devient chez Aristote, une argumentation à partir de propositions, non pas
nécessairement, mais généralement reçues, et dont les conclusions ne sont pas non plus
évidentes, mais plus conformes à l’opinion commune »1. Notons maintenant que relativement
aux argumentations éristique, dialectique et critique des Réfutations sophistiques2, Perelman
précise d’abord que le dialogue éristique représente le genre le plus éloigné des préoccupations
philosophiques 3 ; ensuite, il affirme que « dans le dialogue critique, il s’agit d’éprouver une
thèse en essayant de montrer son incompatibilité avec d’autres thèses admises par celui qui
l’avance. C’est la cohérence interne qui fournira le critère pour l’investigation critique » ; enfin,
il dit que « le dialogue cesse d’être critique pour devenir dialectique, et acquiert par là un intérêt
philosophique constructif, quand, au-delà de la cohérence interne de leur discours, les
interlocuteurs cherchent à s’accorder sur ce qu’ils considèrent comme vrai ou, du moins, sur
les opinions qu’ils reconnaissent comme les plus assurées »4.

Remarquons tout de suite que Perelman attribue effectivement à la dialectique d’Aristote


un rôle philosophique constructif. Sur ce point, nous trouvons légitime la critique de
Couloubaritsis puisque, pour lui, la dialectique n’est qu’un procédé de réfutation et de critique5.
Mais critiquer une interprétation est une chose, et ne pas tenir compte de la logique interne de
cette interprétation est une bien autre chose. La position de notre auteur aurait été entièrement
légitime s’il avait limité sa critique à la manière dont Perelman interprète Aristote : on aurait eu
une interprétation contre une autre et les choses seraient ainsi restées au stade normal du conflit

1
« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 57 − c’est nous qui soulignons.
2
Rappelons que, pour Aristote, les arguments dialectiques sont ceux « qui concluent, à partir de prémisses
probables, à la contradictoire de la thèse donnée » ; les arguments critiques sont ceux « qui raisonnement à partir
de prémisses qui semblent vraies à celui qui répond, et que doit nécessairement connaître celui qui se donne pour
posséder la science » ; enfin, les arguments éristiques sont ceux « qui concluent, ou paraissent conclure, à partir
de prémisses, probables en apparence mais qui en réalité ne le sont pas », Les Réfutations sophistiques, I, 2, 165b
− c’est nous qui soulignons.
3
« Quand le désir de vaincre (…) constitue l’unique mobile des interlocuteurs, l’on se trouve en présence du genre
le plus éloigné des préoccupations philosophiques et qui a reçu le nom de dialogue éristique. Dans la joute
éristique, il s’agit uniquement de l’emporter sur l’adversaire ; ce qui implique une complète indifférence à la
vérité », « La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 56.
4
Ibid. p. 57 – c’est nous qui soulignons.
5
Soulignons ici que cette lecture n’est pas du seul Couloubaritsis. Plusieurs auteurs, en effet, assimilent purement
et simplement toute la dialectique à la critique et font de celle-ci la dialectique elle-même. Voici, par exemple, ce
que dit Berti : « La référence essentielle à un interlocuteur apparaît encore plus manifeste quand Aristote définit
la partie la plus caractéristique de la dialectique, celle en laquelle elle se réalise le plus proprement, c'est-à-dire
la critique (...). La dialectique considérée en elle-même consiste essentiellement en la critique », cité in Pelletier,
La dialectique aristotélicienne, p. 249 – c’est nous qui soulignons.

55
des interprétations. Elle l’aurait été aussi si, en supposant la pertinence de l’interprétation
perelmanienne, il avait pu prouver que cette interprétation entre en conflit avec ses propres
exigences. Or, en réalité, Couloubaritsis va bien au-delà. D’abord, il déforme purement et
simplement l’intention de Perelman lorsqu’il laisse entendre que l’interprétation de ce dernier
s’inscrit dans le point de vue platonicien. Ensuite, il semble qu’il perd complètement de vue les
véritables préoccupations de la nouvelle rhétorique lorsqu’il l’accuse d’avoir laissé dans
l’ombre « la partie critique de la dialectique »1. En effet, la nouvelle rhétorique prend très au
sérieux les exigences radicales de l’activité rationnelle dans les domaines où manquent
l’évidence et la certitude et envisage la dialectique aristotélicienne justement comme une
réponse à ces exigences : le fait de lui reprocher d’avoir éliminé la fonction critique de cette
dialectique relève plus d’un malentendu que d’une critique sérieuse. Couloubaritsis ne voit donc
pas que Perelman ne laisse pas dans l’ombre la dimension critique de la dialectique mais
soutient une interprétation qui conduit à envisager autrement cette dimension. L’opposition
que ce dernier attribue à Aristote entre la démonstration qui produit la vérité et la dialectique
qui ne produit que des opinions, implique l’enracinement définitif de celle-ci dans le domaine
de l’opinatif et du contingent : elle transforme donc profondément le statut et le rôle de la
critique en ce sens qu’elle impose de ne plus lui assigner la fonction ou de lui reconnaître le
pouvoir de conduire à la vérité. Remarquons que si Couloubaritsis attribue à la partie critique
de la dialectique aristotélicienne le pouvoir d’aller au-delà des opinions, c’est parce qu’il n’y
voit qu’un procédé de réfutation qui prépare le terrain à l’intuition philosophique proprement
connaissante. Or, comme Perelman n’envisage pas les choses de cet œil, il n’est pas de bonne
méthode de lui demander de soutenir des vues qui contredisent complètement l’essentiel de son
interprétation et qui ne répondent pas à sa préoccupation fondamentale : la sauvegarde de la
rationalité même lorsque la solution du problème posé ne peut se fonder sur l’accord résultant
de l’une ou de l’autre des formes de l’évidence.

1
Nous ne pouvons nous empêcher ici de souligner l’étonnante similitude entre cette expression de Couloubaritsis
(« laisser dans l’ombre ») et les termes de Vannier évoqués plus haut : passer sous silence, oublier, omission, etc.
Nous pensons que l’usage de ces expressions similaires par ces deux auteurs révèle leur erreur commune : ils
fondent leurs critiques internes des propos de Perelman sur des raisons qu’ils empruntent à leurs propres
conceptions ; ils ne voient pas que ce qu’ils qualifient par ces expressions constituent, non pas le signe d’une
trahison d’Aristote, mais des conséquences qui découlent inévitablement de l’interprétation perelmanienne de
l’aristotélisme. Précisions encore une fois que nous ne voulons pas dire que ces auteurs n’ont pas raison de critiquer
cette interprétation sur la base d’une lecture différente ; nous insistons seulement sur le fait que lorsqu’ils vont au-
delà de cette critique légitime pour reprocher à Perelman de ne pas avoir tenu en compte telle ou telle idée
d’Aristote, ils manifestent tout simplement une incompréhension radicale des visées les plus fondamentales de la
nouvelle rhétorique.

56
Terminons ce bref examen par une remarque concernant la critique que Pelletier formule
à l’encontre de Perelman relativement à la distinction aristotélicienne entre les arguments
didactique, dialectique, critique et éristique. Et pour bien comprendre et mieux situer cette
critique, commençons par exposer le point de vue à partir duquel elle est formulée. Nous avons
précédemment souligné que, pour Pelletier, la clé de la compréhension de la dialectique
aristotélicienne réside dans la compréhension de la nature profonde de sa matière : seule cette
compréhension peut en effet expliquer ses divers aspects et ses différents traits 1. Son idée est
donc la suivante : la description adéquate de la matière dialectique permet de reconnaître en
chacun des aspects de celle-ci (dialogue, investigation, critique probatoire, etc.) une
conséquence obligée des propriétés de cette matière2. Cette façon d’envisager les choses le
conduit à critiquer sévèrement les interprètes qui assimilent la dialectique aristotélicienne à ce
qui n’est, en fait, qu’un seul des aspects qui découlent forcément et naturellement de la nature
de sa matière. Il considère ainsi que c’est « en contre sens total avec Aristote » que certains de
ces interprètes font − par exemple − de la probatoire « la dialectique en elle-même »3.
Contrairement donc à la conception de Couloubaritsis que nous venons de voir, Pelletier écrit :
« La dialectique, puissance de la raison d’aborder un problème sans évidence directe sur les
choses concernées, munie simplement d’endoxes issus de son expérience de raison, comporte
deux parties, se divise comme en deux espèces. L’une peut s’appeler la dialectique en elle-
même, puisqu’elle ne consiste que dans l’investigation du problème soumis ; l’autre, (…)
puisqu’elle ajoute à l’investigation d’un problème soumis et qu’elle fait même prédominer la
mise à l’épreuve de l’interlocuteur avec lequel cette investigation est menée, prend le nom

1
Nous comprenons ainsi pourquoi Pelletier (dans La dialectique aristotélicienne), après avoir passé en revue les
différents sens majeurs qui ont été associés historiquement au mot dialectique (pp. 3-8), écrit : « Pour servir en
contexte aristotélicien, le mot dialectique réclame un sérieux décapage » ; pourquoi il considère que ni « son sens
le plus vivant actuellement » ni « un sens plus ancien » ne permettent de remédier « à toutes les altérations qui ont
blessé le mot quand, tour à tour, tel ou tel trait du dialecticien − son agressivité, sa rigueur, son goût de la
discussion, son enracinement dans l’opinion, son tact, son sens des apparences − pris en bonne ou en mauvaise
part, a retenu l’attention des esprits presque à l’exclusion de ses autres traits » (p. 8).
2
C’est d’ailleurs sur la base de cette idée que Pelletier critique les commentateurs de la dialectique
aristotélicienne : « Je n’ai rencontré nulle part, parmi les commentateurs d’Aristote, un effort persévérant,
fructueux, satisfaisant, en vue de manifester comment s’organisent de l’intérieur les dehors apparents à tous d’une
recherche dialectique. On ne peut manquer d’y reconnaître, dira Aristote, les aspects suivants : un problème, des
endoxes immédiats [« des opinions reçues spontanément de tous, la plupart ou les sages, sans aucun besoin de
preuve »], un dialogue fait de demandes et de réponses, des arguments pour et des arguments contre, de la
combativité, une discussion, des artifices de dissimulation. Mais comment toutes ces pièces s’articulent l’une sur
l’autre ? S’articulent-elles de fait ? On renonce généralement à y regarder et l’on ne voit là qu’un fouillis arbitraire,
conséquence de causes historiques sans relations entre elles. A mon avis, cette démission méconnaît la nature
profonde de la nature profonde de la matière dialectique », Ibid. p. 114.
3
Ibid. p. 249 ; Pelletier ajoute : « Bien sûr, la dialectique est essentiellement critique, ou probatoire, ou peirastique
(…) ; mais on confond tout, si l’on prend cette qualité pour la partie de la dialectique qui porte le même nom, et si
on en fait pour cette raison sa partie la plus authentique. Une fois engagé dans cette voie, d’ailleurs, on multiplie
les confusions. Les autres qualités essentielles à toute la dialectique seront pareillement nivelées : l’aspect
dialogique, l’aspect demandeur, l’aspect investigatoire, tout sera assimilé à la probatoire comme telle ».

57
spécial de probatoire »1. Or, c’est précisément dans le sillage de cette idée qu’il signale, pour
la rejeter, l’interprétation de Perelman qui, dit-il, « distingue la critique (probatoire) et la
dialectique par le côté formel ou matériel que prendrait l’examen »2. De notre côté, nous
trouvons que cette critique, elle aussi, ne rend pas entièrement justice à Perelman. Il est
regrettable en effet que Pelletier n’ait signalé que des aspects secondaires de l’interprétation de
ce dernier : il laisse complètement de côté l’idée principale de l’article dont il cite le passage
critiqué. Dans cet article, Perelman étudie « la méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur
dans le dialogue » ; et pour caractériser cette méthode et ce rôle, il invoque les quatre arguments
d’Aristote contre une certaine conception du dialogue platonicien ; les explications qu’il donne
de ces arguments peuvent être certes critiquées sur la base d’une étude beaucoup plus ample
comme celle de Pelletier, mais force est de constater qu’il ne manque pas de souligner au sujet
de ces arguments une remarque que ce dernier reprend d’ailleurs lui-même à son compte autre
part3, à savoir que « la distinction aristotélicienne des argumentations éristiques, critiques et
dialectiques (…), ne constituent qu’une idéalisation des préoccupations qui, avec des intensités
variables, sont inextricablement mêlées dans les débats réels »4. Et lorsqu’il affirme par la suite
que cette distinction « attire pourtant notre attention sur les trois genres de critères qui
pourraient nous servir pour apprécier les débats et la valeur des conclusions auxquelles ils ont
pu aboutir »5, il saisit cette occasion, non seulement pour éclairer davantage le dialogue critique,
mais aussi pour déterminer la méthode dialectique par excellence. Or, ces deux éléments sont
totalement absents dans la référence critique de Pelletier. Ce dernier ne remarque pas que
Perelman, qui caractérise certes l’investigation critique par le critère de la cohérence interne
d’un discours, ne réduit pas cette cohérence à la non-contradiction formelle ; au contraire, il
définit la critique par la visée de relever des incompatibilités et prend même le soin d’insister
sur l’insuffisance des critères formels pour indiquer ces incompatibilités internes du discours 6.

1
Ibid. p. 247.
2
Ibid. p. 247, note 672 ; Pelletier précise dans cette même note qu’« on peut sans doute distinguer entre procédés
formels ou matériels pour tester l’interlocuteur, mais ce n’est pas traduire la distinction aristotélicienne entre
investigatoire et probatoire, comme Perelman croit le faire ».
3
Cf. La dialectique aristotélicienne, p. 177, note 487.
4
« La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue », Rh, p. 57.
5
Ibid. p. 57-58.
6
« Le dialogue critique pourrait, à première vue, être jugé à l’aide de critères purement formels, et ce serait le cas
si son but avait été d’établir une contradiction formelle entre les thèses admises par un des interlocuteurs : il
suffirait d’être à même d’énumérer ces thèses qui comporteraient des règles opératoires, et de chercher, à l’aide
d’un calcul, à établir la contradiction. Mais les choses ne sont points aussi simples. Le discours critique vise moins,
en effet, à établir des contradictions formelles qu’à indiquer l’existence d’incompatibilités qui ne se produisent
qu’eu égard à certaines situations. C’est ainsi que la norme prescrivant l’obéissance à ses parents ne devient
incompatible avec celle qui défend de tuer que si un des parents ordonne à son enfant de commettre un assassinat.
Il ne suffit donc pas, pour établir l’incompatibilité, de connaître les normes admises et le sens qu’on leur accorde,
mais aussi les situations dont l’interlocuteur est disposé à tenir compte », Ibid. p. 58 – c’est nous qui soulignons.

58
Il ne remarque surtout pas aussi que c’est par le dialogue philosophique que Perelman détermine
les caractéristiques qui révèlent la nature par excellence de la méthode dialectique : « la
méthode dialectique, telle qu’elle se manifeste dans le dialogue, présente cette particularité que
les thèses examinées et les conclusions adoptées n’y sont ni évidentes, ni fantaisistes, mais
représentent des opinions qui, dans un milieu déterminé, sont considérées comme assurées »1.
D’ailleurs, au-delà de ces remarques ponctuelles, nous ne comprenons pas pourquoi Pelletier
avait jugé pertinent de ne citer Perelman que dans le contexte de discussions portant sur des
éléments de détail sans même faire allusion à ce qui est fondamental dans son interprétation, à
savoir qu’il envisage la doctrine d’Aristote à travers le cadre général de la distinction entre
analytique et dialectique, entre démonstration et argumentation, et entre certitude et opinion.
Nous considérons que Pelletier avait complètement raison de se plaindre de l’absence chez les
interprètes d’une étude systématique et globale de la dialectique aristotélicienne qui aborde tous
ses problèmes à partir de l’idée aristotélicienne selon laquelle l’activité naturelle de la raison
englobe la matière démonstrative des Analytiques et la matière endoxale de la Dialectique, mais
c’est pour cette raison justement que nous pensons aussi que Pelletier aurait dû signaler le
mérite de Perelman qui, dès le début de la seconde moitié du XX e siècle, avait fortement
contribué à installer cette nouvelle perspective qui permet de reconnaître la valeur propre et
positive des Topiques et de la dialectique en particulier, et du discours argumentatif en général.

Pour conclure ce chapitre préliminaire, considérons pour acquise l’idée que la nouvelle
rhétorique de Perelman est fondée sur une interprétation qui envisage l’aristotélisme à partir du
cadre général de la distinction entre démonstration et argumentation. Voyons maintenant ce qui
découle de cette « lecture » selon laquelle Aristote aurait attribué à la démonstration et à
l’argumentation des compétences différentes. D’abord, l’idée qu’il y aurait, chez Aristote, une
conception de la logique en un sens très en avance sur celle des logiciens modernes. En
reconnaissant les deux aspects, analytique et argumentatif, du travail de la raison et en tentant
d’en rendre compte par la délimitation de chaque domaine et la définition de ses exigences
spécifiques, l’Organon d’Aristote serait en effet le lieu d’une complémentarité entre le champ
de la démonstration et le champ de l’argumentation. D’un autre côté, cette conception large de
la logique est révélatrice d’une conception élargie de la raison, de son fonctionnement et de son
champ de compétence. Elle reflète, mais justifie aussi, l’ambition de l’Organon aristotélicien
d’être à la mesure de la raison elle-même, d’embrasser toute l’étendue de son empire et
d’épouser les différentes formes spécifiques de son mouvement et de son activité.

1
Ibid. p. 59.

59
Ce n’est donc qu’en caractérisant de cette manière le modèle aristotélicien de la logique
et de la rationalité que Perelman en arrive à faire de lui un modèle qui devrait inspirer toute
entreprise antipositiviste, tous ceux qui cherchent une possibilité d’asseoir, sur un fondement
rationnel, les décisions pratiques qui mettent en jeu des jugements de valeur. Et c’est également
cette perspective qui permet à la nouvelle rhétorique de se présenter comme une œuvre qui
s’élabore et se nourrie par son effort de repenser, de réexaminer et de revaloriser l’ensemble de
la rationalité aristotélicienne, et surtout les rapports qui y unissaient rhétorique et dialectique.

En somme, la reconstruction du cheminement théorique initial de Perelman,


précédemment présentée, nous a permis de mettre au jour plusieurs aspects de la nouvelle
rhétorique. Mais l’élément le plus fondamental que cette reconstruction permet de dégager est
cette idée que la nouvelle rhétorique s’inscrit foncièrement dans une quête du rationnel ; une
quête qui est motivée par l’idéal d’une raison capable, non pas uniquement de répondre aux
préoccupations théoriques de l’homme, mais aussi d’éclairer son action. La nouvelle rhétorique
se caractérise donc par une tendance affirmée pour une rationalité à la fois théorique et pratique.
Deux éléments, du moins jusqu’à maintenant, confirment conjointement cette caractérisation :
le problème qu’elle se propose de résoudre et son modèle de référence. En effet, la nouvelle
rhétorique est née du constat de l’incapacité que manifeste le positivisme à fonder
rationnellement les jugements pratiques et de la conscience des conséquences de cette
incapacité à la fois sur la philosophie et sur la vie humaine. Cette détermination de l’origine
problématique de la nouvelle rhétorique offre donc déjà une idée assez claire sur son orientation
générale, c'est-à-dire sur son enracinement dans la vocation essentiellement rationnelle de la
philosophie et dans les préoccupations pratiques de la vie humaine.

Mais c’est par sa référence à la rationalité aristotélicienne, et surtout par la manière dont
elle établit cette référence, que la nouvelle rhétorique affirme son rationalisme. En effet,
l’analyse concrète des procédés utilisés par ceux qui cherchent à faire accepter des jugements
pratiques avait amené Perelman au constat que c’est l’argumentation, c'est-à-dire le fait de
présenter des arguments plausibles en faveur d’une thèse, qui constitue le mode de
raisonnement qui caractérise ce domaine. Or, pour Perelman, ces procédés de l’argumentation
ont déjà été étudiés, en grande partie, par Aristote qui les inscrivait dans une conception qui
reconnaissait l’existence de deux sortes de jugements : les jugements analytiques et les
jugements dialectiques. Perelman, remontant ainsi à Aristote, découvre chez celui-ci
exactement ce qui faisait défaut au positivisme duquel il était parti, à savoir une conception

60
élargie de la raison, qui permettrait et de fournir un fondement rationnel aux jugements de
valeur et de souligner la spécificité de ce fondement.

La référence à Aristote acquiert ainsi une double signification. Elle confirme


l’enracinement de la nouvelle rhétorique dans sa vocation rationnelle ; mais elle permet surtout
aussi de donner à cet enracinement une orientation particulière, celle d’une raison qui assume
pour son compte les problèmes tant théoriques que pratiques, c'est-à-dire qui intègre dans son
travail, non seulement la fonction démonstrative, mais aussi la fonction argumentative ; bref,
une raison qui implique le développement à la fois d’une logique démonstrative valable pour
les jugements analytiques et d’une théorie de l’argumentation applicable aux jugements de
valeur. Nous comprenons ainsi que le propre de la nouvelle rhétorique ne consiste pas dans une
vague prétention à la rationalité, mais plutôt dans le fait précis de se réclamer d’une conception
élargie de la raison et de la rationalité, c'est-à-dire d’une raison qui se définit par
l’argumentation au même titre qu’elle se définit par la démonstration.

61
PREMIÈRE PARTIE

La nouvelle rhétorique :théorie


générale de l’argumentation

62
CHAPITRE I :

FONDEMENTS THÉORIQUES DE
L’ARGUMENTATION

I. L’aspect critique de la nouvelle rhétorique

1. Critique de la rhétorique classique et de la logique moderne

La nouvelle rhétorique, conçue comme réhabilitation de l’argumentation à travers la


réhabilitation de la rhétorique, a été amenée, pour confirmer son statut de théorie du discours
argumentatif et persuasif, à formuler une double critique : une critique de la rhétorique classique
qui aurait progressivement perdu la visée argumentative de la rhétorique ancienne, et une
critique de la logique moderne qui, en s’élaborant exclusivement comme une théorie du
raisonnement démonstratif, aurait elle aussi consacré, à sa manière, cette perte du raisonnement
argumentatif.

La première critique est à comprendre à la lumière de l’histoire de la rhétorique dans la


tradition occidentale. Nombre d’auteurs n’ont pas manqué, en effet, de souligner les mutilations
successives infligées à la rhétorique au cours de son évolution historique. Paul Ricœur, par
exemple, affirme que « l’histoire de la rhétorique, c’est l’histoire de la peau de chagrin »1.
Gérard Genette, avant lui, avait écrit : « De Corax à nos jours, l’histoire de la rhétorique est
celle d’une restriction généralisée »2. Néanmoins, pour s’en rendre compte, il faut d’abord
retourner au passé, à l’aube de la civilisation gréco-romaine. À ce propos, Philippe Breton et
Gilles Gauthier rappellent que « la rhétorique est initialement et sans contestation possible un

1
Paul Ricœur, La métaphore vive, p. 13.
2
Gérard Genette, « la rhétorique restreinte », Communications, 16, p. 234 ; évoquant la Rhétorique générale du
groupe de liège, l’article de Michel Deguy « pour une théorie de la figure généralisée » et celui de Jacques Sojcher
« la métaphore généralisée », G. Genette écrit : « Rhétorique-figure-métaphore : sous le couvert dénégatif, ou
compensatoire, d’une généralisation pseudo-einsteinienne, voilà tracé dans ses principales étapes le parcours
(approximativement) historique d’une discipline qui n’a cessé, au cours des siècles, de voir rétrécir comme peau
de chagrin le champ de sa compétence, ou à tout le moins de son action » (p. 233). Voici comment Ricœur, dans
une étude intitulée « le déclin de la rhétorique : la tropologie », reformule la conception de Genette concernant la
réduction progressive du champ de la rhétorique : « depuis les Grecs, la rhétorique s’est en effet peu à peu réduite
à la théorie de l’élocution par amputation de ses deux parties maîtresses, la théorie de l’argumentation et la théorie
de la composition ; à son tour, la théorie de l’élocution, ou du style, s’est réduite à une classification des figures,
et celle-ci à une théorie des tropes ; la tropologie elle-même n’a plus prêté attention qu’au couple constitué par la
métaphore et la métonymie au prix de la réduction de la seconde à la contiguïté et de la première à la
ressemblance », Op. Cité, p. 64.

63
‘art du convaincre’ »1 ; autrement dit, « argumentation et rhétorique sont (…) dans un premier
temps synonymes »2. Ce lien bénéficiera, en tout cas, d’une affirmation accentuée dans l’œuvre
d’Aristote qui marquera profondément, non seulement la culture hellénistique, mais aussi la
culture de la République3 et des débuts de l’Empire avec, notamment, Cicéron (De Oratoire),
Quintilien (Institution oratoire) et l’auteur de la Rhétorique à Herennius4.

Ce qui demeure paradoxal dans l’évolution ultérieure de la rhétorique est que


« l’importance de la théorie argumentative va décroître au sein de la rhétorique au fur et à
mesure (…) que celle-ci va voir son rôle s’accroître et devenir finalement le contenu de tout
enseignement »5. Le début de ce décroissement est souvent ramené au premier siècle de l’ère
chrétienne6. En cette période commence en effet à se réaliser la fusion, soulignée par Roland

1
Philippe Breton et Gilles Gauthier, Histoire des théories de l’argumentation, p. 9 − c’est nous qui soulignons.
Les auteurs, précisant que cet art est « indissociable de l’invention, elle aussi grecque, de la démocratie et de ses
institutions », évoquent à ce propos le tribunal (« où des jurés populaires fort nombreux … entendent les parties
plaider leur cause »), l’agora (« où l’assemblée des citoyens écoute les orateurs, délibère et prend les décisions
concernant la cité ») et les rassemblements (« où sont prononcés les éloges … qui permettent d’exalter et d’enrichir
les valeurs de la cité »). Dans ce même sens, Paul Ricœur écrit : parmi tous les traités didactiques écrits en Sicile,
puis en Grèse, lorsque Gorgias se fut fixé à Athènes, la rhétorique fut cette technê qui rendit le discours conscient
de lui-même et fit de la persuasion un but distinct à atteindre par le moyen d’une stratégie. (…) la rhétorique (…)
fut d’abord une technique de l’éloquence ; sa visée est celle même de l’éloquence, à savoir engendrer la persuasion
», Op. Cité, p. 14 et p. 18.
2
Ibid. p. 9 − c’est nous qui soulignons.
3
« Largement dépendante du déploiement d’une république romaine qui attache une extraordinaire importance à
la parole et au débat public, la théorie argumentative emplit alors presque complètement l’espace de la réflexion
théorique, c’est-à-dire l’art du langage en général », Ibid. p. 29.
4
« Après Isocrate et Aristote, la rhétorique s’installe dans la grecque hellénistique comme une discipline
essentielle, aussi importante que pour nous les mathématiques. Les Romains vont s’y mettre, en l’assimilant », O.
Reboul, Introduction à la rhétorique, p. 81 (Cf. jusqu’à p. 84 pour les détails) ; cf. sur ce point, J. J. Robrieux,
Rhétorique et argumentation, pp. 12-13 ; Philippe Breton et Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 28-31, et surtout, Manuel
Maria Carrilho, « Les racines de la rhétorique (l’antiquité grecque et romaine) », in Histoire de la rhétorique des
grecs à nos jours, M. Meyer (dir.), p. 57-71.Dans ce même sens, Perelman affirme lui aussi (dans « Pierre de la
Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5) que la rhétorique gréco-latine était « essentiellement un
art de convaincre et de persuader, une technique pratique ayant pour objet d’agir sur les hommes par le discours,
de les instruire, de se concilier l’auditoire auquel on s’adresse et, en cas de besoin, de l’émouvoir » (p. 350 − c’est
nous qui soulignons) ; cette rhétorique, conçue comme une théorie et comme une pratique, se composait de cinq
parties : l’invention, la disposition, l’élocution, la mémoire et l’action. Il précise aussi que, depuis Aristote, la
rhétorique, dont le champ est celui de la délibération et du choix dans un cadre de contingence, était liée à la
logique dialectique. Ce lien est prolongé, non pas seulement dans les ouvrages de Cicéron et de Quintilien où « le
discours scientifique est négligé, et la logique est envisagé sous son aspect dialectique », mais aussi au moyens
âge où « la logique était appelé dialectique » et où même les raisonnements analytiques étaient développés « dans
la langue naturelle, à l’aide d’exemples, [et] sans recourir à un formalisme, à une langue artificielle, comme celle
de l’algèbre » ; en effet, un examen du « manuel de logique le plus utilisé en moyen âge, les Summulae logicales
de Pierre d’Espagne, connu depuis le milieu du XIIIe siècle », montre que « la logique ou la dialectique scolastique
concerne les techniques grâce auxquelles on peut gagner l’adhésion à une thèse controversée, donc douteuse », et
que « cette dialectique n’est jamais un pur formalisme et les raisonnements analytiques d’Aristote n’y constituent
que des techniques de raisonnement parmi d’autres » (p. 351).
5
Philippe Breton et Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 31.
6
Ce décroissement est d’ailleurs généralement ramené à ce constat de Tacite, en 81 après J.-C., très significatif
pour le nouveau contexte de déploiement de la rhétorique : « une longue tranquillité dans les événements, les loisirs
continuels du peuple, la constante tranquillité du Sénat, surtout le gouvernement d’un Prince avaient pacifié
l’éloquence aussi, comme tout le reste » (Dialogue des orateurs, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 69). J.-J.
Robrieux, rapportant « cette explication assez convaincante et demeurée célèbre », écrit : « l’empire a succédé à

64
Barthes, entre rhétorique et poétique ; une fusion certes capitale dans le sens où « elle est à
l’origine même de l’idée de littérature », mais très dommageable pour la composante
argumentative de la rhétorique1.

Le rôle décisif dans la réduction de la rhétorique à l’élocution, Perelman l’impute


principalement à Pierre de la Ramée (dit Ramus) et justifie cette imputation par le fait que c’est
« à lui que l’on doit le remplacement de la rhétorique ancienne par une rhétorique ornementale,
la rhétorique des figures, qui fut celle enseignée dans les écoles officielles jusqu’à sa disparition
des programmes de l’enseignement secondaire »2. En effet, voulant réformer l’enseignement
de son époque3, Ramus était amené à définir « la grammaire comme l’art de bien parler, c’est-
à-dire de parler correctement, la dialectique comme l’art de bien raisonner et la rhétorique

la démocratie depuis Auguste et, par conséquent, le débat politique n’a plus de place dans la vie de l’Etat (…). La
parole n’est désormais plus définie comme outil de persuasion ou de pouvoir, mais plutôt dans sa fonction
esthétique, littéraire », Op. Cité, p 14 − c’est nous qui soulignons ; cf. cependant, au sujet du lien entre rhétorique
et démocratie, les réserves d’O. Reboul dans Op. Cité, p. 84-86.
1
Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique », Communications, 16, Recherches rhétoriques, Seuil, Paris, p. 264 :
« la rhétorique aristotélicienne met l’accent sur le raisonnement ; l’elocutio (ou département des figures) n’en est
qu’une partie (mineure chez Aristote lui-même) ; ensuite, c’est le contraire : la rhétorique s’identifie aux
problèmes, non de ‘preuve’, mais de composition et de style ». Sur cette translation vers la poétique et la littérature,
Cf. pp. 269-270 où R. Barthe évoque le rôle d’Ovide, de Denys d’Halicarnasse, de Plutarque, de l’auteur anonyme
de Sur le sublime, et finalement de Tacite qui « politise les causes de la décadence de l’élocution ».Voici comment
Paul Ricœur envisage les rapports entre rhétorique, logique et philosophie dans la pensée d’Aristote (c’est
d’ailleurs cette conception qui lui permet d’expliquer, du moins en partie, la mort de la rhétorique) : « La rhétorique
d’Aristote couvre trois partie : une théorie de l’argumentation qui en constitue l’axe principal et qui fournit en
même temps le nœud de son articulation avec la logique démonstrative et avec la philosophie (cette théorie de
l’argumentation couvre à elle seule les deux tiers du traité) –une théorie de l’élocution, et une théorie de la
composition du discours (…). Une des causes de la mort de la rhétorique est là : en se réduisant (…) à l’une de ses
parties [l’élocution], la rhétorique perdait en même temps le nexus qui la rattachait à la philosophie à travers la
dialectique ; ce lien perdu, la rhétorique devenait une discipline erratique et futile. La rhétorique mourut lorsque
le goût de classer les figures eut entièrement supplanté le sens philosophique qui animait le vaste empire rhétorique,
faisait tenir ensemble ses parties et rattachait le tout à l’organon et à la philosophie première », (Op. Cité, pp. 13-
14). Dans le même sens : « C’est apparemment dès le début du moyen Âge que commence de se défaire l’équilibre
propre de la rhétorique ancienne, dont témoignent les œuvres d’Aristote et, mieux encore, de Quintilien :
l’équilibre entre les genres (délibératif, judiciaire, épidictique), d’abord, … ; l’équilibre entre les parties (inventio,
dispositio, elocutio), ensuite, parce que la rhétorique du trivium, écrasée entre grammaire et dialectique, se voit
rapidement confinée dans l’étude de l’elocutio, des ornements du discours, colores rhétorici», (Gérard Genette,
op. Cité, p. 234).
2
« Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, p. 349 − c’est nous qui soulignons.
3
Nous savons qu’au moyen âge, le savoir était structuré dans le Septennium qui comportait deux grandes parties :
le trivium et le quadrivium. Selon Lalande (Vocabulaire technique et critique de la philosophie), le trivium : « Au
Moyen-Age, premier cycle des études universitaires dans la ‘Faculté des Arts’ ou ‘de Philosophie’. Il comprenait
la Grammaire, la Rhétorique et la Dialectique » ; le quadrivium : « Au Moyen Age, division supérieure des études
universitaires dans la ‘Faculté des Arts’ ou ‘de philosophie’, comprenant l’arithmétique, la géométrie, la musique
et l’astronomie ». Relativement précisément aux trois branches du trivium, la conception qui soutenait l’effort
pédagogique de Ramus était de veiller « à ce que chacune d’entre elles développe la matière qui lui est propre et
n’empiète pas sur celle des autres », c’est-à-dire à appliquer « la lex justitiae, le règle de justice, qui enlevait à
toute discipline les matières qui ont été développées dans un cours différent », et « la loi de Solon qui exigeait qu’à
Athènes, chaque construction fût nettement séparée des autres », « Pierre de la Ramée et le déclin de la
rhétorique », Argumentation, 5, p. 351-352.

65
comme l’art de bien dire, l’usage éloquent et orné du langage »1. Omer Talon, l’ami de Ramus,
se chargera de traduire toute la mesure et la portée de cette définition en publiant, en 1572, « la
première rhétorique systématiquement limitée à l’étude des figures »2. Il y affirme que « le nom
de figure semble pris du masque et du vêtement des acteurs » ; et Perelman de commenter :
« De là, l’idée d’associer la rhétorique à un vêtement extérieur, à une parure, à un usage artificiel
du langage »3.

L’erreur de Ramus ne résidait pas uniquement dans le fait qu’il confine la rhétorique
dans le territoire exigu de l’élocution et des figures, mais notamment aussi dans l’amplification
parallèle qu’il opère du rôle de la dialectique. Le premier élément de cette amplification résulte
déjà directement de la réduction de la rhétorique à l’usage éloquent et orné du langage ; car,
suite à cette réduction, les deux premières parties de la rhétorique ancienne, que sont l’invention
et la disposition, lui sont enlevées et intégrées à la dialectique 4. Le second élément de
l’amplification de celle-ci consiste dans l’élargissement de son territoire jusqu’à englober
l’ensemble de la compétence de connaître. En effet, Ramus érige la dialectique en « art général
pour inventer et juger toutes choses »5, ce qui lui permet par la suite de prétendre qu’ « il n’y a
qu’une seule méthode qui a été celle de Platon et d’Aristote »6, tout en précisant que cette
unique méthode « préside aux mathématiques, à la philosophie, aux jugements et à la conduite
des hommes »7. Ainsi rejette-t-il purement et simplement, parce qu’erronée, la distinction
aristotélicienne entre raisonnements analytiques et raisonnements dialectiques. Alors que la
dialectique ne constitue qu’une partie de la logique d’Aristote, elle n’est chez Ramus qu’un

1
ER, p 17 − c’est nous qui soulignons ; cf. sur cette définition, Pierre de la Ramée, Dialectique (1555), éd. critique
de M. Dassonville, Genève, Droz, 1964, p. 61.
2
ER, p. 18. Voici comment Perelman commente l’apport de Ramus et de Talon : « les ornements, les tournures
inattendues, les tropes et les figures, ont toujours fait partie de la rhétorique, et ont constitué la partie centrale de
l’elocutio. Plusieurs ouvrages de l’antiquité gréco-romaine développent cet aspect de la rhétorique, mais c’est la
première fois que la rhétorique n’est plus définie par sa finalité, l’art d’influencer les hommes par le discours ;
elle est envisagée chez Ramus et chez Talon comme une technique d’expression, comme une stylistique, qui allait
servir d’ailleurs bien plus aux poètes qu’aux rhéteurs », « Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique »,
Argumentation, 5, p. 352 − c’est nous qui soulignons.
3
« Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, p. 354. Selon Perelman, « c’est ainsi que
fut instaurée la rhétorique classique, cette rhétorique des figures, qui a mené progressivement de la dégénérescence
à la mort de la rhétorique », ER, p. 18.
4
« S’inspirant d’Agricola, Ramus introduit l’invention dans la dialectique, dont elle constituera le premier livre,
le deuxième étant consacré au jugement. Celui-ci comporte trois subdivisions : l’énonciation, le syllogisme et la
méthode, cette dernière n’étant que (…) la dispositio de la rhétorique classique. Du coup les deux premières parties
de la rhétorique lui sont enlevées, étant intégrées à la dialectique », « Pierre de la Ramée et le déclin de la
rhétorique », Argumentation, 5, p. 353.
5
Pierre de la Ramée, Dialectique (1555), éd. critique de M. Dassonville, Genève, Droz, 1964, p. 50 − c’est nous
qui soulignons. Les passages de Pierre de la Ramée que nous reprenons ici sont cités par Perelman in ER, p. 17, et
aussi dans « Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, 1991, pp. 352-353.
6
De la Ramée, Op. Cité, p. 25 − c’est nous qui soulignons.
7
De la Ramée, Op. Cité, p. 25.

66
autre nom de la logique elle-même, toute entière : « l’art de cognoistre, c’est-à-dire Dialectique
ou Logique [sic], est une et même doctrine pour apercevoir toutes choses »1.

La conséquence de l’impact du ramisme 2 était que « les manuels de rhétorique de la


période classique s’éloignent considérablement de l’univers argumentatif (…), pour se
consacrer aux tropes et aux figures de style. L’art de bien dire l’emporte sur l’art de
convaincre »3. C’est pourtant cette rhétorique classique qui deviendra, dès la seconde moitié du
XVIIe siècle, la cible d’attaques de plus en plus sévères avec la montée des idées nouvelles du
rationalisme et de l’empirisme. Au XVIIIe siècle, la rhétorique sera l’objet d’un discrédit
justifié, non seulement au nom de l’incompatibilité du discours orné avec l’esprit scientifique,
mais également au nom du naturel et de la sincérité (« paix à la syntaxe, guerre à la
rhétorique »). Et « au XIXe siècle, l’histoire littéraire et l’enseignement des sciences se
partagent les dépouilles d’une rhétorique plusieurs fois vidée de son sens premier »4.

1
De la Ramée, Op. Cité, p. 62 − c’est nous qui soulignons. Nous comprenons ainsi pourquoi « tout au long du
Moyen Age, et jusqu’à aujourd’hui dans certaines de ses acceptions vieillies, la dialectique s’est confondue avec
la logique formelle », Yvan Pelletier, La dialectique aristotélicienne, p. 6. D’ailleurs voici ce que nous lisons dans
le Dictionnaire de la langue philosophique de Foulquié : « Dialectique (…) A. Autrefois : généralement rattaché
à la logique (…) 1. Communément identifiée à la logique par les scolastiques (jusqu’à l’époque contemporaine,
les traités de logique écrits en latin s’intitulaient couramment Dialectica) » ; ou dans le Vocabulaire technique et
critique de la philosophie de Lalande : « Dialectique (…) C. Au Moyen Age … Dialectique désigne la Logique
formelle et s’oppose à la Rhétorique. Elle forme avec celle-ci et avec la grammaire les trois branches du Trivium
… ».
2
« Les ouvrages de Ramus sur la dialectique et de Talon sur la rhétorique, eurent un énorme succès, surtout dans
les pays protestant, l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas et la suisse, et ceci jusqu’aux environs de 1650. Les
ramistes ont constitué un courant dominant, surtout dans la vision ramiste de la rhétorique qui est devenue la
conception ‘‘classique’’ opposée à la conception ancienne, exclusivement maintenue chez les jésuites. Elle est
manifeste, même en France, dans les ouvrages classiques de Dumarsais (1730) et de Pierre Fontanier (1821 et
1827) », « Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, p. 354 ; pour illustrer
« l’extraordinaire influence que Ramus a exercé pendant plus d’un siècle », Perelman souligne, à la suite de Walter
Ong, que « la Dialectique [de Ramus] a connu dans diverses langues, 262 éditions différentes, la Rhétorique de
Talon 166 éditions, et l’ensemble des œuvres de Ramus et de Talon, son alter ego, plus de 750 éditions. Du vivant
de Ramus, la Dialectique a connu 14 éditions et la Rhétorique 26 », (Ibid. p. 348). Sur la survivance de la rhétorique
ancienne dans l’enseignement jésuite, mais aussi sur une « relativisation » du jugement de Perelman sur la
rhétorique classique, voir : Marc André Bernier, « Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative des
figures du discours », in Chaim Perelman − De la nouvelle rhétorique à la logique juridique −, Benoît Frydman
et Michel Meyer (dir.), p. 69-87. Cf. aussi pour un point de vue plus nuancé que celui de Perelman, Benoît
Timmermans, « Renaissance et modernité de la rhétorique », in Histoire de la rhétorique des grecs à nos jours,
Michel Meyer (dir.), p. 83-243 (précisément au sujet de Ramus, voir p. 135-142). Cf. aussi une remise en question
de l’idée d’une rhétorique restreinte, Douay-Soublin, Françoise, « Non, la rhétorique française au 18e siècle n’est
pas ‘restreinte’ aux tropes », Histoire Epistémologie Langage, 1990, 12 : 1, 123-132.
3
Philippe Breton et Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 33 − c’est nous qui soulignons ; « depuis le XVIIIe siècle, la
rhétorique a été de plus en plus étroitement associée à la théorie des figures du discours : Dumarsais et Fantanier
sont sans doute les représentants les plus illustres de cette conceptions », Michel Meyer, Principia rhetorica, p.
125.
4
Philippe Breton et Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 33. Ainsi, « il n’y aura plus, dès lors, ni au lycée ni à l’université,
d’enseignement ayant pour objet la théorie, encore moins la pratique de l’argumentation. La classe de rhétorique
disparaît de l’organisation scolaire en France en 1902, en même temps que les programmes sont purgés de toute
référence à la rhétorique ». Perelman évoque cette même fin : la rhétorique « survivra dans son sens ancien, dans
l’enseignement des jésuites, mais sera éliminée des écoles officielles, en France en 1902, en Belgique en 1929 »,
« Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, p. 355.

67
Selon Perelman, la logique moderne, en se développant dans le sillage de Kant et des
logiciens mathématiques sous la forme d’une logique formelle, a commis une erreur
symétrique, non mois fatale cependant, à celle de Pierre de la Ramée. N’oublions pas, en effet,
que la logique moderne ne s’est développée qu’à partir du moment où l’on a commencé à
analyser les moyens de preuve utilisés par les mathématiciens dans leurs démonstrations
effectives : la logique moderne s’est ainsi dégagée expérimentalement des sciences
mathématiques 1. C’est de cette source mathématique que résulte la conception formelle de la
logique moderne2.

En n’élaborant qu’une théorie de la démonstration et en ne traitant que les jugements


analytiques d’Aristote, la logique moderne a été amené à ne considérer comme logiques que les
raisonnements qui se prêtent à des opérations formelles et au calcul : « Toute argumentation
qui n’est pas utilisée en sciences mathématiques n’apparaît pas non plus en logique formelle »3.
Les raisonnements dialectiques sont dès lors rejetés et négligés puisqu’ils ne satisfont pas à la
condition du formalisme. Pour Perelman, cette réduction de la logique à la logique formelle et
à une théorie de la démonstration, qui équivaut à l’exclusion de l’argumentation, conduit
inévitablement à la négation du rôle de la délibération dans l’orientation de l’action humaine et
donc au rejet de l’idée d’une raison pratique capable de fonder rationnellement les choix et les
décisions 4. Contre cette réduction et ses conséquences, il soutient que, bien qu’il
soit « indéniable que la logique formelle constitue une discipline séparée (…), il est tout aussi
indéniable que nous raisonnons, même lorsque nous ne calculons pas, lors d’une délibération
intime ou d’une discussion publique, en présentant des arguments pour ou contre une thèse, en

1
« La logique nouvelle a été élaborée par des mathématiciens, et pour les besoins de la mathématique. Le langage
symbolique qu’elle s’est donné ne se prête qu’à l’expression d’une pensée précise et rigoureuse, d’où toute trace
d’émotivité et de subjectivité ait été effacée », Robert Blanché, « Le philosophe devant la logique », Les Études
philosophiques, N° 1, 1969, p. 9.
2
« La logique commence à évoluer au milieu du XIXe siècle. Cette transformation de la logique classique, celle
d’Aristote, fut surtout l’œuvre des mathématiciens tels que Boole, de Morgan, Frege et bien d’autres. La logique,
limitée à l’analyse du raisonnement des mathématiciens, est réduite à la logique formelle, une technique de la
preuve démonstrative, utilisant une langue artificielle, univoque, est développant un calcul opérant sur des
symboles », « Pierre de la Ramée et le déclin de la rhétorique », Argumentation, 5, p. 355. Cf. sur ce point, Robert
Blanché, Introduction à la logique contemporaine (pour un « Historique sommaire », cf. pp. 31-33) et Histoire de
la logique d’Aristote à Russell ; Denis Vernant, Introduction à la philosophie de la logique ; Gilbert Hottois,
Penser la logique. Une introduction technique, théorique et philosophique à la logique formelle.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 70 − c’est nous qui soulignons.
4
« Cette réduction de la logique, technique du raisonnement, à la logique formelle et à la preuve démonstrative, ne
laisse aucune place à la logique de la controverse et de la persuasion, c’est-à-dire à la théorie de l’argumentation.
Tout ce qui échappe à la logique formelle, tout ce qui concerne la délibération, la discussion et le débat, est
désormais renvoyé à la psychologie. Tout ce qui peut orienter l’action, toutes les matières qui concernent le choix
et la décision raisonnables échappent à la raison. L’idée même d’une raison pratique paraît comme une illusion
séculaire de la philosophie, conçue traditionnellement comme une école de sagesse. Se limitant au rationnel, on
néglige le raisonnable, terme technique de la rhétorique aristotélicienne », « Pierre de la Ramée et le déclin de la
rhétorique », Argumentation, 5, p. 355 − c’est nous qui soulignons.

68
critiquant, ou en réfutant une critique. Dans tous ces cas, on ne démontre pas, comme en
mathématique, mais on argumente »1.

Dans le cas de la rhétorique réduite à la théorie de l’élocution, puis à la théorie des


tropes2, comme dans celui de la logique réduite à la logique formelle, ce qui se trouve
finalement nié est la possibilité même d’une théorie de l’argumentation qui élargirait la
compétence de la raison en vue de couvrir les matières qui impliquent des choix et des décisions
justifiés et ainsi de conquérir le domaine pratique des valeurs. D’où la double importance
d’Aristote tant au niveau de la rhétorique qu’à celui de la logique. En effet, si d’une part on
conçoit, à l’instar du Stagirite, la logique comme l’étude du raisonnement sous toutes ses
formes, il va falloir « compléter la théorie de la démonstration, développée par la logique
formelle, par une théorie de l’argumentation, étudiant les raisonnements dialectiques
d’Aristote »3. Et si, d’autre part, la reprise moderne de la rhétorique s’inspire plutôt de la
rhétorique ancienne et principalement de celle d’Aristote, la théorie de l’argumentation
retrouvera alors non seulement une spécificité qui permettrait de la distinguer nettement de la
logique formelle mais surtout aussi toute son importance et son utilité pour la pensée humaine.

Ces indications nous conduisent, par ailleurs, à souligner le caractère conflictuel des
rapports que la nouvelle rhétorique était amenée à établir à la fois avec la rhétorique générale
(ou généralisée) du Groupe μ 4 et avec la théorie de l’argumentation élaborée par Toulmin.
Concernant le premier point, commençons par rappeler que, dans la seconde moitié du XX e
siècle, « la rhétorique, en tant que discipline théorique, a fait l’objet d’un double regain d’intérêt
dans le monde scientifique et singulièrement dans les universités belges » ; en effet, dans le cas
des membres du Groupe μ à Liège comme dans celui de Perelman et Tyteca à Bruxelles, « la
revendication du vieux terme de ‘rhétorique’ se module explicitement d’un qualificatif de
nouveauté ou de renouveau, qui entend marquer une rupture très nette avec la tradition
rhétorique des derniers siècles et ses répertoires de figures de style peu ambitieux sur le plan
théorique »5. Seulement, cette commune visée de réhabiliter la rhétorique et en même temps de

1
ER, p. 18. Sur l’évolution historique depuis la logique formelle jusqu’au renouveau de l’argumentation, cf. la très
bonne synthèse de Michel Meyer, intitulée Logique, langage et argumentation.
2
« Ce que les derniers traités de rhétorique nous offrent, c’est selon l’heureuse expression de G. genette, une
‘rhétorique restreinte’, restreinte d’abord à la théorie de l’élocution, puis à la théorie des tropes. L’histoire de la
rhétorique, c’est l’histoire de la peau de chagrin », Paul Ricœur, Op. Cité, p. 13 – c’est nous qui soulignons.
3
ER, p. 18.
4
Groupe μ (J. Dubois, F. Edeline, J.-M. Klinkenberg, P. Miguet, F. Pire, H. Trinon), Rhétorique générale, 2 éd.,
Le seuil, 1982 (1 éd. : Paris, Librairie Larousse, 1970) ; Groupe μ, « Rhétorique généralisée », Cahiers
internationaux du symbolisme, n° 15-16, 1968, p. 103-115.
5
Bruno Leclercq, « Néo-rhétoriques ‘made in Belgium’ : figures de style et argumentation », Argumentum, n° 9,
AXIS Academic Foundation Press, p. 22.

69
rompre avec une certaine tradition rhétorique jugée insuffisante ne devrait pas empêcher de voir
la grande divergence des vues des uns et des autres : ils ne sont d’accord, en fait, ni sur la
rhétorique qu’il faut réhabiliter ni sur le genre de tradition avec laquelle il faut rompre 1. En
effet, l’entreprise des Liégeois, qui s’appuie sur les acquis de la linguistique et de la sémiotique
et qui adopte une vision structurale du langage naturel, consiste principalement à opposer à la
simple taxinomie des figures de style (Lamy, Du Marsais et Fontanier) une démarche visant la
définition des opérations fondamentales dont les figures ou les tropes ne sont que des cas
particuliers, c’est-à-dire l’énonciation des mécanismes généraux du langage figuré 2. Les
membres du Groupe Mu considèrent ainsi que « la rhétorique est la connaissance des procédés
de langage caractéristiques de la littérature »3. Pour eux, la rhétorique relève donc « de la théorie
littéraire, en tant qu’elle concerne au premier chef ce qu’on a appelé la fonction poétique du
langage » ; elle est envisagée « non plus comme une arme de la dialectique, mais comme le
moyen de la poétique »4. Il est donc manifeste que cette entreprise se place dans une perspective
très distante de celle de la nouvelle rhétorique qui se démarque entièrement de la rhétorique
classique des figures et des tropes et qui, renouant avec le modèle aristotélicien, entend bien
ériger la rhétorique au rang d’une véritable théorie générale de l’argumentation. Perelman
condamne clairement la réduction de la rhétorique à un simple art d’expression et considère que
c’est cette réduction qui était « à l’origine de la dégénérescence de la rhétorique, de sa stérilité,
de son verbalisme et du mépris qu’elle a finalement inspiré » ; il refuse aussi « de séparer, dans

1
C’est de ce désaccord qu’est née la distinction bien connue entre rhétorique des figures et rhétorique des conflits,
entre stylistique et argumentation. Soulignons seulement que plusieurs auteurs insistent sur la fragilité de cette
distinction et sur la possibilité − ou du moins la nécessité − d’une articulation de leurs relations épistémologiques
en vue de trouver des terrains d’entente qui conduiront vers une unité nouvelle ; cf. pour cela, par exemple, Jean-
Marie Klinkenberg, « Rhétorique de l’argumentation et rhétorique des figures », dans M. Meyer et A. Lempereur
(éds), Figures et conflits rhétoriques, pp. 115-137, et, surtout aussi, « L’argumentation dans la figure », Cahiers
de praxématique, n° 35 (« Sens figuré et figuration du monde »), 2001, pp. 59-86 ; A. Lempreur, « Les restrictions
des deux néo-rhétoriques »,M. Meyer et A. Lempereur (éds), Op. Cité. pp. 139-158 ; Bruno Leclercq, Op. Cité,
pp. 22-38 ; Jolanta Domańska-Gruszka, « Rhétorique des figures et rhétorique des conflits : entre stylistique et
argumentation », Studia romanica posnaniensia, vol. 34, 2007, pp. 43-52. Cf. également, Manuel Maria Carrilho,
« Rhétorique et rationalité », Hermès, 15, 1995, pp. 171-178.
2
« Le groupe Mu (…) s’assigne pour mission de systématiser des procédés en les intégrant à une grille. Les figures
sont donc mises en tableau avec la même rigueur scientifique que les éléments chimiques. La rhétorique se veut
malgré tout ‘générale’, puisqu’elle prétend rendre compte des ‘procédés symbolisateurs et sémantiques
fondamentaux’, dépassant par là le cadre de l’élocution », Jean-Jaques Robrieux, Op. Cité, p. 27.
3
Rhétorique générale (1982), p. 25.
4
Ibid. p. 202 et 12 ; concernant la dernière citation, voici son contexte immédiat : « si les manuels tardifs (…) ont
finalement opté pour une conception purement littéraire, limitant la rhétorique à l’étude de procédés d’expression
(« l’art de distribuer des ornements dans un ouvrage de prose »), c’est sans doute parce que les derniers rhéteurs,
à mesure qu’ils prenaient conscience de la littérature, ont senti confusément que pour l’écrivain moderne le
commerce avec les figures primait le commerce avec le monde. Une fois liquidée l’idée que l’art est un agrément
qui s’ajoute, il deviendra possible d’envisager la rhétorique non plus comme une arme de la dialectique, mais
comme le moyen de la poétique ». Cf. pour une mise en contexte du renouveau de l’analyse littéraire dans le
mouvement général de la réhabilitation de la rhétorique, M. Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique−Des grecs à
nos jours– (« la période contemporaine », pp. 245-329), pp. 281-286.

70
le discours, la forme du fond » et « d’étudier les structures et les figures de style
indépendamment du but qu’elles doivent remplir dans l’argumentation »1.

La nouvelle rhétorique s’éloigne donc à la fois de la rhétorique classique et des tentatives


contemporaines qui reprennent l’étude de celle-ci dans une perspective littéraire et esthétique.
Par son orientation argumentative, elle marque son originalité à l’intérieur du mouvement
général de la revivification de la rhétorique. Il se trouve toutefois que cette orientation vers le
renouveau de l’argumentation était partagée par Stephen Toulmin qui, dans la même année de
la parution du Traité de l’argumentation de Perelman, venait lui aussi de publier The Uses of
argument2. La question se pose dès lors de savoir le type de rapport qu’il y a lieu d’établir entre
ces deux auteurs. A cet égard, soulignons d’abord que certaines considérations semblent
imposer leur rapprochement. En effet, outre la date de parution de leurs ouvrages, ces deux
auteurs ont en commun le mérite de s’opposer au positivisme logique qui constituait encore la
tendance dominante à cette époque. De même que la spécificité de l’œuvre de Perelman
provient de sa visée de dépasser le réductionnisme positiviste de la logique et de la raison, il
faut souligner que c’est aussi à ce même niveau que se manifeste la très grande originalité des
travaux de Toulmin : dans l’ensemble de la philosophie anglo-saxonne, il est, de l’avis de
Philippe Breton et de Gilles Gauthier, « le seul, ou du moins le premier, à s’opposer
explicitement au positivisme et à son avatar logiciste en développant une théorie de
l’argumentation »3. Un autre élément qui incline à rapprocher Toulmin de Perelman est qu’il
partage avec lui certaines vues générales. En effet, il considère lui aussi que la réhabilitation de
l’argumentation implique une remise en cause de la formalisation de la logique qui fait du
syllogisme analytique l’argument paradigmatique et qui finit même par le tenir pour le seul
argument bien formé. Il déplore en outre les conséquences néfastes de cette formalisation sur
la logique, l’argumentation et surtout la fonction juridique de la raison 4. Enfin, il envisage une

1
TA, p. 192.
2
S. Toulmin, The Uses of Argument, Cambridg Univ. Press, 1958 ; trad. franç. P. De Barbantery, Les usages de
l’argumentation, PUF, 1993.
3
Philippe Breton et de Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 54 : « Ni la pragmatique (…), ni la philosophie du langage
ordinaire (…), qui aurait pourtant pu être des lieux naturels de conceptualisation et de théorisation de
l’argumentation, ne traitent explicitement des arguments (…). Ce constat surprenant peut d’ailleurs être étendu à
l’ensemble de la philosophie analytique, celle en tout cas des premières générations, qui se désintéresse totalement
de l’argumentation. A preuve, dans la classique Encyclopedia of Philosophy de Paul Edwards, il n’y a pas d’entrée
propre pour ‘argumentation’ ni pour ‘argument’, pas plus, incidemment, que pour Toulmin », p. 54-55.
4
« Cette restriction a, selon Toulmin, des conséquences néfastes pour la logique elle-même, pour la rationalité, et,
bien sûr, pour l’argumentation. Elle suppose d’abord une limitation importante de la logique en excluant de ses
modes possibles de raisonnement les syllogismes autres qu’analytiques (…). En ne déterminant l’argumentation
bien formée qu’en fonction du seul syllogisme analytique, la logique formelle se coupe elle-même les mains : elle
restreint son coffre d’outils et s’empêche par-là d’agir adéquatement hors du domaine strictement mathématique.
Par ailleurs, le primat du syllogisme analytique décrété par la logique formelle induit également un rétrécissement,
pour ne pas dire un étranglement, du champ de la rationalité. Le ‘tribunal de la raison’ (Court of reason) devient

71
logique élargie sur le modèle que fournit la théorie du droit et détermine le concept d’argument
d’une façon qui n’exclue pas les problèmes de la vie quotidienne et qui permet de rendre compte
du caractère multiforme de l’argumentation. Tous ces éléments rendent donc légitime une
comparaison entre les deux modèles argumentatifs en question. Néanmoins, il faut voir aussi
que cette comparaison ne peut aller au-delà de ces éléments. Une analyse plus poussée révèle
en effet des divergences qui relativisent considérablement la portée de tout rapprochement entre
ces deux modèles. Corinne Hoogaert résume les différences entre l’analyse de Toulmin et celle
de Perelman dans les termes suivants : « Pour le premier, l’argumentation est logocentrique
alors que pour le second, il faut tenir compte autant du Logos que de l’Ethos et du Pathos
puisque l’argumentation se définit avant tout comme l’art de persuader. Les usages de
l’argumentation se focalise sur l’étude des arguments quasi-logiques, alors que Perelman
élargit le spectre argumentatif à l’ensemble des prémisses possibles. Dans une constante volonté
de systématisation, Toulmin présente un schéma quasi logique dans lequel l’argumentation n’a
plus qu’à se couler. Loin d’enserrer la rhétorique dans un tel carcan, Perelman introduit la
pluralité des éléments qui en font la texture même »1. Selon Michel Meyer, « certes, les deux
s’efforcent de dégager une rationalité argumentative en privilégiant un Logos ramené au
langage naturel. Mais Toulmin est avant tout un élève de Wittgenstein : seul le langage compte,
et il ne se soucie ni de typologiser les auditoires ni de se pencher sur l’ethos, réduit à un orateur
qui est interchangeable avec l’interlocuteur. Car, au fond, Toulmin recherche surtout une
logique naturelle qui soit un calque de la logique formelle, moyennant des qualifications qui la
rendent aussi imparable qu’elle »2. Guillaume Vannier est encore plus catégorique en cette
matière. Contre R. Grootendost et F. Van Eemeren qui inscrivent les travaux de Toulmin et
Perelman dans le même mouvement3, il soutient la position suivante : « [Les] points communs

une véritable peau de chagrin : l’éthique et l’esthétique, le droit, la critique d’art et le jugement de caractère ainsi
que les sciences ayant un objet ‘matériel’ plutôt que rigoureusement formel sont frappés d’un anathème de
difformité parce que constitués non pas de syllogisme ou d’arguments analytiques, mais plutôt d’arguments
substantiels. Mais c’est sur l’argumentation que le réductionnisme de la logique formelle a les conséquences les
plus désastreuses. Le logicisme, qui ne reconnaît comme pleinement bien formés que les seuls arguments
analytiques, implique par la négative que toutes sortes d’argument comme les arguments d’ordre éthique et
esthétique, les prédictions et les relations causales, les énoncés sur les autres esprits, sur les objets matériels et sur
nos souvenirs, ainsi que toutes les autres formes d’argumentation pratique et quotidienne, sont de quelque façon
non probants ou insatisfaisants », Philippe Breton et Gilles Gauthier, Op. Cité, p. 64-65.
1
Corine Hoogaert, « Perelman et Toulmin : pour une rhétorique néo-dialectique », Hermès, 15, 1999, p. 167.
2
Michel Meyer, Principia Rhetorica, p. 66 ; « Toulmin estime qu’une bonne argumentation se doit d’être
‘bétonnée’, c’est-à-dire se rapprocher autant que possible du syllogisme logique » (p. 67) ; « le modèle de Toulmin
est clairement plus dynamique que celui offert par la logique formelle, mais celle-ci reste son modèle » (p. 68).
3
« In North America as well as in Europe the study of argumentation has for a long time been dominated by the
works of Toulmin and Perelman. Both Toulmin and Perelman tried to present an alternative to formal logic that is
better suited to analyzing everyday argumentation. Both did so by taking the rational procedures of legal reasoning
as a model », « Perelman and the Fallacies », in Guy Haarcher (dir), Chaim Perelman et la pensée contemporaine,
p. 265.

72
ne doivent pas faire illusion. Le silence presque absolu de Perelman sur Toulmin doit être
compris comme une remarque de défiance à son égard et même de divergence théorique
profonde. Malgré certaines ressemblances superficielles, les deux auteurs n’obéissent
nullement aux mêmes principes. Perelman se comprend même par opposition à Toulmin,
notamment par sa référence aux traditions littéraires antiques et modernes1, par l’affirmation de
la réalité des problèmes philosophiques 2, et enfin par son insistance sur l’enjeu pratique de la
raison, aboutissant à la formation de la liberté dans l’argumentation 3. En bref, Perelman ne
pouvait manquer de considérer − à tort ou à raison − que Toulmin était un avatar analytique et
anglophone du positivisme qu’il avait combattu chez Carnap »4.

Que peut-on maintenant tirer de tous ces développements que nous venons de
présenter ? Nous pensons que la diversité des cibles de la critique perelmanienne présente un
avantage d’une grande importance pour celui qui cherche à comprendre l’identité propre de la
nouvelle rhétorique. Chaque critique, en rejetant la cible à laquelle elle s’adresse, permet en
effet d’éliminer une confusion éventuelle : elle établit que la nouvelle rhétorique ne devrait pas

1
Pour justifier ce point, Vannier (dans Argumentation et droit, pp. 36-38) montre d’abord que les références
répétées de Toulmin à des exemples tirés de l’usage courant du langage ne représentent aucune originalité
puisqu’elles s’insèrent parfaitement dans la position d’Austin (Quand dire, c’est faire) et dans « les diverses
traditions prenant en compte le langage ordinaire comme critère du vrai » [Vannier cite ici Strawson qui indique
que pour le philosophe de l’Ecole d’Oxford, « l’usage linguistique normal reste son seul, son essentiel point de
contact avec la réalité de ce qu’il veut comprendre, la réalité conceptuelle » (« Analyse, science et métaphysique »,
La philosophie analytique, Cahier de Royaumont, Paris, Ed. de Minuit, 1962, p. 118)] ; ensuite, il montre que c’est
cette conception du langage ordinaire qui, d’un côté, explique l’exclusion de la rhétorique dans la théorie de
l’argumentation de Toulmin, et, de l’autre côté, permet de comprendre l’incompatibilité de cette théorie avec la
perspective de Perelman [pour confirmer cette incompatibilité, il cite Tyteca, la collaboratrice de Perelman, qui
écrit dans ‘Rencontre avec la rhétorique » (Logique et analyse, n° 21-24, p. 8) : « Dans ces dernières années, ont
paru des travaux intéressants qui traitent explicitement de l’argumentation et qui n’utilisent jamais le terme
rhétorique, ou, qui plus est, l’utilisent dans le sens courant et dépréciatif »] ; enfin, il affirme que, pour Perelman,
« c’est (…) plutôt l’étude des argumentations philosophiques, et non celle du langage ordinaire, qui peut déployer
toutes les ressources de l’argumentation ».
2
« Toulmin reprend, d’autre part dans sa distinction des divers champs d’argumentation incommensurables entre
eux, une approche inspirée par la notion de jeu de langage du second Wittgenstein (…). En conséquence, une
séparation est instituée (…) entre les raisonnements moraux, prédicatifs, géométriques, psychologiques et
critiques, chaque genre étant censé ne pas pouvoir fournir de critère permettant de juger un autre genre.
L’interrogation générale, et même la critique philosophique, qui sont essentiellement des synthèses critiques,
deviennent en conséquence impossibles. Les problèmes philosophiques doivent même être dissipés, puisqu’ils ne
proviennent que d’une faute de catégorisation entre les différents jeux de langage. Selon Perelman, cette approche
s’apparente encore une fois au positivisme thérapeutique (…). Les problèmes philosophiques ont en effet, pour
Perelman, une réalité, dans la mesure où ils sont issus du rôle formateur des humanités rhétoriques, et où ils
engagent en fin de compte un jugement pratique. Le rôle des humanités rhétoriques n’est nullement d’isoler la
philosophie dans la particularité d’un jeu de langage spécifique, mais de faire communiquer tous les jeux de
langage par la formation d’une raison rhétorique universelle », Ibid. p. 38-39.
3
« Derrière le modèle juridique, aussi bien que dans l’étude des modalités du possible et du probable, Toulmin
vise toujours à établir une théorie de la connaissance, et non une théorie morale. (…) [Nous comprenons ainsi] la
raison pour laquelle Perelman devait considérer Toulmin comme un positiviste. C’est que Toulmin ne prétend
partir de rien d’autre que d’un enjeu théorique pour établir un enjeu tout aussi théorique. Parce qu’il ignore
l’identité rhétorique contextuelle de l’argumentation, il ignore aussi que la raison pratique, et l’exigence rationnelle
en général définissent tout l’enjeu de l’argumentation », Ibid. p. 40-41.
4
Ibid. p. 36.

73
être assimilée à cette cible. La multiplication des critiques, entraînant toute une série
d’exclusions et de distinctions, rapproche ainsi progressivement mais certainement d’une
détermination de plus en plus claire et précise des matières en question. Nous considérons
l’ensemble des critiques de Perelman comme une manière qui lui permet de poser sa nouvelle
rhétorique, d’abord, à travers ce à quoi elle s’oppose. C’est comme s’il s’agissait de dire qu’une
bonne première façon de définir ce qu’est la nouvelle rhétorique, c’est de bien comprendre,
d’un côté, qu’elle ne s’apparente ni à la rhétorique classique ni à aucune des reprises modernes
de celle-ci, et, de l’autre côté, qu’elle s’éloigne à la fois de la logique formelle et de toutes les
théories qui prolongent d’une façon ou d’une autre son hégémonie sur la pensée. Mais pour
s’opposer légitimement et ne pas s’exposer au reproche fatal d’avoir procédé arbitrairement, il
est indispensable pour toute critique de disposer d’un cadre de référence qui rend possible sa
formulation et justifie ses prétentions. Plus encore, seul ce cadre est à même d’introduire la
cohérence nécessaire dans une série de critiques différentes : c’est lui qui fournit le fil
conducteur permettant de les unifier au sein d’une vision générale cohérente. Or, la nouvelle
rhétorique dispose-t-elle d’un tel cadre qui peut justifier et harmoniser les différentes critiques
qu’elle formule ? Oui, effectivement. C’est le cadre général de l’aristotélisme, impliquant une
nouvelle rationalité, qui constitue le modèle de référence de la nouvelle rhétorique. Il suffit ainsi
de tenir compte de ce cadre pour comprendre toutes les dénonciations et les critiques exposées
dans ce point.

Soulignons, pour terminer, que la référence au modèle aristotélicien ne permet pas


uniquement de prendre conscience, afin de la critiquer, de l’omission de la fonction
argumentative de la raison dans la rhétorique et la logique, mais aussi de fournir l’orientation
dans laquelle il faut chercher la solution des problèmes qui résultent de cette omission. Cette
solution consiste dans la réhabilitation de l’argumentation au sein de la pensée philosophique.
Mais si, dans le modèle aristotélicien, la reconnaissance de la légitimité et de l’utilité de
l’argumentation découle d’une conception élargie de la raison, il en ressort que, pour renouer
avec la tradition de la dialectique et de la rhétorique qui permet la réhabilitation de
l’argumentation, il va falloir d’abord renouer avec cette conception philosophique élargie de la
raison. Il ne suffit donc pas de dénoncer le rejet de l’argumentation dans tel ou tel domaine,
mais il faut surtout aussi faire remonter la critique aux conceptions philosophiques dont découle
la restriction de la raison qui est responsable de ce rejet. C’est donc dans le domaine de la
philosophie qu’il faut chercher les raisons profondes du déclin de la rhétorique et de la
dialectique, et à travers lui le déclin de toute théorie de l’argumentation.

74
2. Critique de la restriction philosophique de l’idée de raison

Selon Perelman, « ce sont les rapports de la philosophie et de la rhétorique qui ont été
essentiels dans le destin de cette dernière »1. Cette affirmation explique pourquoi l’une de ses
préoccupations majeures a consisté justement dans une réflexion critique ininterrompue sur les
systèmes philosophiques les plus divers qui ont marqué ce qu’il appelle la « grande tradition
philosophique occidentale ». Le fil conducteur de cette réflexion était précisément une volonté
constante de comprendre et de critiquer la manière avec laquelle ces différents systèmes ont été
amenés, chacun par ses propres exigences théoriques, à poser des conceptions qui ont fini par
enfermer la raison dans une perspective purement théorique.

Dans le cadre de cette réflexion critique, Descartes représente la première cible de


prédilection des attaques de Perelman. Il incarne exactement le rôle d’antimodèle pour toute
reprise sérieuse de l’argumentation. Le sens, mais aussi la portée de cette condamnation du
cartésianisme, sont exprimés dès les premières lignes du TA : « La publication d’un traité
consacré à l’argumentation et son rattachement à une vielle tradition, celle de la rhétorique et
de la dialectique grecques, constitue une rupture avec une conception de la raison et du
raisonnement, issue de Descartes, qui a marqué de son sceau la philosophie occidentale des
trois derniers siècles »2. Ce passage est capital dans la mesure où il donne à voir que toute la
pensée de Perelman peut se comprendre à partir de son anti-cartésianisme ; il l’est aussi parce
qu’il souligne que le rejet du cartésianisme a pour raison le fait que ce dernier est à l’origine
d’une conception de la rationalité qui s’est imposée dans la philosophie occidentale
postcartésienne à tel point que Perelman n’hésite pas à affirmer une filiation qui risque de
surprendre : « Qu’il s’agisse de philosophie rationalistes ou de ceux que l’on qualifient
d’antirationalistes, tous continuent la tradition cartésienne par la limitation imposée à l’idée
de raison »3. Derrière le cartésianisme, c’est donc une conception étriquée et limitée de la raison
qui est ciblée par Perelman. En quoi consiste la limitation cartésienne de la raison ? Mais
surtout, comment et en quel sens est-il possible de prétendre que cette limitation a été continuée
après Descartes même par des philosophes non-cartésiens ?

Nous savons que l’exigence de départ, pour Descartes, était la recherche d’une certitude
qui rappelle celle qui caractérise les mathématiques 4. Son projet était justement d’élaborer une

1
ER, p. 169.
2
TA, Introduction, I, p. 1.
3
TA, Introduction, I, p. 4.
4
« Toute science est une connaissance certaine et évidente ; (…). Ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité
ne doivent s’occuper d’aucun objet, dont ils ne puissent avoir une certitude égale à celle des démonstrations de

75
philosophie rationnelle sous la forme d’un système où la certitude est assurée de bout en bout.
Cette exigence et ce projet trouvaient, chez lui, une première traduction dans le doute
méthodique qui impose de prendre pour faux tout ce qui n’est que vraisemblable, plausible et
probable1.

Nous savons de plus que la découverte du cogito avait constitué, pour Descartes, non
seulement la première vérité qui permet d’échapper aux sables mouvants du doute et de
rejoindre la terre ferme de la certitude 2, mais également le type même de ce que serait, chez lui,
toute vérité digne de ce nom : d’abord une idée claire et distincte, c’est-à-dire une évidence
intuitive3. Certes, toutes les vérités de la raison ne sont pas forcément immédiatement évidentes,
mais elles peuvent être dérivées, par déduction, à partir d’autres idées qui, elles, sont des
évidences. Seul donc ce qui est évident, intuitivement ou démonstrativement, est rationnel. Par
ailleurs, ce qui est rationnel, il l’est pour toute raison, non seulement parce que « le bon sens
est la chose du monde la mieux partagée» 4, mais surtout parce que la méthode universelle de
Descartes, inspirée de la pratique du raisonnement mathématique, est conçue comme un
instrument infaillible pour celui qui cherche le droit chemin de la vérité en toute chose5 : le

l’arithmétique et de la géométrie », Descartes, Œuvres et lettres (Règles pour la direction de la raison), pp. 39-
42 : Règle II)
1
« la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance aux choses
qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses,
le moindre sujet de douter que j’y trouverais, suffira pour me les faire toutes rejetées »,, Descartes, Œuvres et
lettres, Méditations– première méditation −, p. 268 ; cf. aussi, Les principes de la philosophie− les §1 et §2 de la
première partie −, p. 571, et les Règles pour la direction de la raison− Règle II − p. 39.
2
Cf. Œuvres et lettres, Les principes de la philosophie− première partie, §7 « Que nous ne saurions douter sans
être, et que cela est la première connaissance certaine qu’on peut acquérir » −, p. 573 ; dans Discours de la
méthode, p. 148, Descartes qualifie le cogito par les termes suivants: « le premier principe de la philosophie que
je cherchais » ; cf. aussi les Méditations− Méditation seconde −, p. 275.
3
« Ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon
que je vois très clairement que, pour penser, il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que
les choses que nous percevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies », Œuvres et lettres, Discours
de la méthode− quatrième partie −, p. 148 [sur l’expression « …règle générale… », cf. Étienne Gilson, René
Descartes, Discours de la méthode, Texte et commentaire, Paris, Vrin, 1930, p. 312-314] ; cf. aussi Œuvres et
lettres, Méditations− deuxième paragraphe de la « Méditation troisième » −, p. 284.
4
Œuvres et lettres, Discours de la méthode− première partie −, p. 126.
5
« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour
parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui
peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, et que, pourvu seulement qu’on
s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire
les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne
découvre », Descartes, Œuvres et lettres, Discours de la méthode− deuxième partie −, p. 138 − c’est nous qui
soulignons. A propos de l’expression « …toutes les choses… », É. Gilson, dans René Descartes, Discours de la
méthode, Texte et commentaire, p.214, écrit : « Formule très discrète, mais qui marque le pas décisif accompli par
la pensée cartésienne : tout ce qui est susceptible de connaissance vraie est, par définition, susceptible de
connaissance mathématique » ; il précise aussi que cette extension de la méthode mathématique à la totalité de la
connaissance est inséparable de l’idée de l’unité du corps de la science. Cette dernière est, en effet, si importante
pour Descartes qu’il en fait sa première règle pour la direction de la raison : « toutes les sciences ne sont rien
d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets
auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété

76
raisonnement more geometrico, en se déployant conformément aux préceptes de la méthode 1,
permet de construire progressivement, à partir d’idées claires et distinctes, un système de pensée
où les thèses sont finalement soit évidentes soit démontrées. Dans ce système, toutes les
connaissances étant certaines, tout désaccord est signe d’erreur2.

Perelman souligne deux conséquences principales au sujet de cette conception


cartésienne de la connaissance : la première concerne son aspect asocial et anhistorique, la
seconde le rapport qui s’y établit entre théorie et pratique.

Relativement à la première conséquence, Perelman considère que la méthodologie


cartésienne présuppose une science tout achevée dans la raison divine, que chacun, en principe
et en se servant de la bonne méthode, peut retrouver à partir des idées innées de sa raison. En
vue de retrouver l’usage universellement valable de celle-ci, la méthode exige d’éliminer tous
ce qui est proprement individuel, social et historique, bref tout ce qui est simple opinion, simple
préjugé : « L’homme de science a pour tâche de retrouver le vrai savoir, solide comme un roc,
après avoir écarté les sables mouvants des opinions » ; nul besoin donc pour la raison ni d’être
formée ni d’être éduquée et initiée dans une tradition, car « la seule éducation scientifique

des choses qu’elle éclaire (…). Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées
ensemble, qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois, que d’en isoler une des autres. Si quelqu’un veut
chercher la vérité, il ne doit donc pas choisir l’étude de quelque science particulière (…), mais il ne doit songer
qu’à accroître la lumière naturelle de sa raison (…), pour qu’en chaque circonstance de la vie son entendement
montre à sa volonté le parti à prendre », Œuvres et lettres, Règles pour la direction de la raison− Règle I −, p. 37-
38 ; cette idée de l’unité des connaissances est exprimée encore plus nettement dans la Préface écrite pour la
traduction française des Principes de la philosophie, où elle devient la fameuse métaphore de « L’arbre de la
connaissance » (Cf. Œuvres et lettres, p. 566).
1
Il s’agit des quatre préceptes énoncés dans le Discours de la méthode [Œuvres et lettres, p. 137-138] : « Le
premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidement être telle (…). Le
second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il pourrait et qu’il serait
requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets
les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degré, jusqu’à la connaissance
des plus composées (…). Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales,
que je fusse assuré de ne rien omettre ». Selon Michel Meyer (dans Principia Rhetorica), ces règles de la méthode
montrent que Descartes « a écrit son Discours avec les moments de la rhétorique sans cesse présents à l’esprit »
(p. 46), qu’il « s’y efforce de contrer pas à pas la rhétorique, de l’exorde à l’élocution » (p. 44) ; car « si on examine
la source de ces quatre règles, on voit tout de suite qu’elles tiennent au souci de transformer chaque étape de la
rhétorique en règle bien précise de la méthode » (p. 45) ; ainsi, « à l’inventio correspond la certitude des résultats
(démonstration au sens analytique) [1ère règle], à la dispositio, la division des arguments [2ème règle], à l’elocutio,
la mise en forme synthétique qui doit remplacer l’exposer rhétorique [3ème règle], et à la memoria correspond
l’énumération [4ème règle], entendue désormais au sens mathématique de dénombrement du tout et des parties de
la démonstration » (p. 46) ; nous voyons donc bien que « Descartes transpose ainsi l’inventio, la dispositio,
l’elocutio et la memoria en strictes démarches analytique » (p. 45).
2
« Chaque fois que sur le même sujet deux d’entre eux [les savants] sont d’un avis différent, il est certain que l’un
des deux au moins se trompe ; et même aucun d’eux, semble-t-il, ne possède la science : car, si les raisons de l’un
étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l’autre de telle manière qu’il finirait par le convaincre à son
tour », Descartes, Œuvres et lettres, Règles pour la direction de la raison– Règle II −, p. 40).

77
recommandée est justement [la] purgation de l’esprit de tout ce qui lui a été enseigné avant son
contact avec la philosophie de l’évidence »1.

Relativement à la deuxième conséquence, Perelman considère que la séparation entre


théorie et pratique représente un présupposé indispensable pour la conception cartésienne
fondée sur l’intuition, car c’est cette séparation qui permet à la théorie d’être indépendante de
la pratique, et ainsi de se prévaloir des intuitions et de prétendre à l’élaboration d’un savoir
infaillible à partir de celles-ci. En effet, « si la théorie avait besoin de la pratique pour
l’élaboration et le contrôle de ses thèses, elle n’aurait jamais pu être complètement assurée : la
théorie serait devenue hypothèse, dont la valeur serait subordonnée à la vérification et au
contrôle par les conséquences »2.

Ces deux conséquences du cartésianisme ne sont d’ailleurs pas séparées l’une de l’autre.
Effectivement, si on considère que la raison humaine a pour tâche de retrouver des vérités
éternelles, celles qui sont créées et donc déjà connues par Dieu, l’on arrive inévitablement à la
conclusion que toutes les questions ne comportent qu’une seule réponse vraie. La vérité serait
donc ce qu’il y a à rechercher dans toutes les matières, tant théoriques que pratiques. Or, comme
moyen de recherche de la vérité, la méthode de Descartes, animée par un souci d’évidence
généralisée, ne reconnaît aucune spécificité pour les questions pratiques : la morale de
Descartes n’est qu’une morale provisoire, c’est-à-dire une morale qui devrait, en principe,
s’effacer devant l’accroissement progressif du système des connaissances claires et distinctes 3.

1
Cf. « Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, pp. 252-253; « la théorie de la connaissance cartésienne
est une théorie de la connaissance non humaine, mais divine, d’un esprit unique et parfait, sans initiation et sans
formation, sans éducation et sans tradition (…). La connaissance cartésienne est donnée d’un coup, après une
rupture complète, non seulement avec l’erreur, mais avec l’opinion et la vraisemblance dont la science doit être
purgée préalablement à sa constitution », « Évidence et preuve », Rh, p. 186.
2
« Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, p. 252 ; « les vérités, garanties par l’évidence, sont
éternellement et universellement valables, elles sont le résultat d’une médiation solitaire, indépendantes de toute
tradition scientifique et de toute élaboration linguistique, ainsi que des besoins de la pratique », « Le rôle de la
décision dans la théorie de la connaissance », Rh, p. 412 − c’est nous qui soulignons ; cf. aussi « De l’évidence en
métaphysique », CA, p. 246, et « Rapports théoriques de la pensée et de l’action », JR, pp. 175-183.
3
Nous savons en effet que, en attendant de reconstruire une science rationnelle, Descartes avait opté pour une
morale par provision « afin, dit-il dans son Discours de la méthode [Œuvres et lettres, p. 140], que je ne
demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m’obligerait de l’être en mes jugements ». En
effet, « les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas
en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables » (p. 142). Seulement,
cette méthode qui est bonne pour la pratique et l’usage de la vie, il n’est pas question de s’en servir lorsqu’il s’agit
de science ; dans le domaine de cette dernière, Descartes s’impose « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie
que je la connusse évidement être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de
ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon
esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute », ( p. 137 − c’est nous qui soulignons). Dans le début
de la quatrième partie du Discours de la méthode (Œuvres et lettres,p. 147), il reprend cette séparation dans les
termes suivants : « j’avais déjà longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des
opinions qu’on sait être fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables (…); mais pour ce qu’alors
je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que

78
La vraie morale, celle qui serait définitive, ne peut être qu’une morale rationnelle, c’est-à-dire
une science intégrée dans le système du savoir construit selon la méthode qui préside à la
recherche de la vérité dans tous les domaines de la pensée 1. Le cartésianisme, dont l’idéal est
une connaissance rationnelle globale fondée sur une méthode universelle empruntée à la science
mathématique, est donc une doctrine qui assimile les problèmes pratiques à des problèmes de
connaissance scientifique, et plus précisément à des problèmes mathématiques.

Lorsque Perelman affirme qu’il découle du cartésianisme une séparation nette et absolue
entre théorie et pratique, il n’entend pas par-là que celui-ci reconnaît au domaine pratique une
certaine autonomie légitime par rapport aux canons de sa méthode théorique, mais plutôt le fait
qu’il ne se nourrit absolument pas, dans l’élaboration de ses canons méthodiques, d’une
réflexion sur la spécificité des problèmes que suscite la pratique de la vie : en ne développant
qu’une raison théorique, et en affirmant l’aspect universelle d’une méthode d’origine
mathématique et surtout géométrique, le cartésianisme en arrive à mettre la théorie à l’abri des
épreuves de la pratique2.

Si Perelman condamne sévèrement Descartes en le considérant comme porteur d’une


conception étriquée et limitée de la raison et du raisonnement, c’est donc parce que sa doctrine

je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne
resterait point, après cela, quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable » ; cf. aussi, Œuvres et
lettres, Les principes de la philosophie− § 3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos
actions −, p. 571.
1
O. Hamelin, dans Le système de Descartes (Paris, Félix Alcan Éditeur, 1911), considère que l’essentiel des quatre
règles de la morale provisoire, énoncées dans le Discours de la méthode, subsiste « dans les lettres à la Princesse
Élisabeth, c’est-à-dire dans la morale définitive de Descartes autant qu’il l’a exprimée » ; le seul changement
considérable est que « dans la morale définitive (…) c’est la raison qu’il faut prendre pour guide, aussi bien dans
la pratique de la vie que dans la spéculation scientifique » (p. 378). Relativement à cette morale cartésienne, et
après avoir porté quelques éclairages sur certaines interprétations déjà proposées en cette matière (« Descartes est
en moral un stoïcien » − p. 382, « Descartes était, en morale, thomiste et aristotélicien » − p. 384, « Descartes était
en morale un simple écho du christianisme » − p. 384), Hamelin écrit que « la vérité est que la morale de Descartes
c’est essentiellement la connaissance agissante [souligné dans le texte]: témoin la maxime célèbre qu’il suffit de
bien juger pour bien faire. Par suite la morale, selon Descartes, est une science (…) : la science de l’ordre idéal.
La moralité, c’est chaque être et chaque acte à sa place. La fonction réelle de la volonté c’est de nous ouvrir, par
l’attention, à l’aperception de cet ordre. La connaissance de cet ordre est donc la grande affaire. De là, et de ce
que pour la réalisation de cet ordre Descartes entend faire appel au secours de la mécanique et de la médecine, le
caractère un peu sèchement scientifique qu’on croit pressentir, en lisant par exemple la préface des Principes, dans
ce qu’aurait été la morale de Descartes. Vouloir connaître l’ordre et par suite vouloir l’accomplir, toute la moralité
était là selon Descartes », (p. 384-385 − c’est nous qui soulignons).
2
Il est important, à ce propos, de se rendre compte du fait que cette mise de la théorie à l’abri de la pratique et de
ses épreuves, c’est-à-dire le fait de ne développer qu’une rationalité purement théorique, ne manque souvent pas
de produire paradoxalement une attitude conservatrice et foncièrement immobiliste : « Nous savons que, sa vie
durant, Descartes a dû se contenter de cette morale provisoire. Son souci d’évidence généralisée n’a pas eu pour
effet de remplacer la morale traditionnelle, expression de l’opinion moyenne commune de son milieu, par une
morale rationnelle, universellement valable, mais d’inciter à respecter scrupuleusement les règles et les opinions
dominantes, en se refusant à les modifier pour toute raison non évidente. Paradoxalement, le rationalisme
mathématique, allant de pair avec le rejet de toute opinion, donc de tout échange d’opinions, de tout recours à la
dialectique et à la rhétorique, aboutit, en pratique, à l’immobilisme et au conformisme en droit, en morale, en
politique et en religion », ER, p. 173 − c’est nous qui soulignons.

79
réduit le rationnel à l’évident et à la certitude et sépare la théorie de la pratique en faisant du
raisonnement more geometrico le modèle de toute connaissance valable. C’est d’ailleurs cette
manière de situer la philosophie de Descartes qui lui permet de la mettre en rapport avec les
tendances philosophiques ultérieures les plus diverses, depuis le rationalisme des premiers
cartésiens jusqu’au positivisme logique du XXe siècle : le jugement de Perelman est que,
pendant plus de trois siècles, la philosophie occidentale est restée profondément marquée,
même si c’est de diverses manières, par la limitation cartésienne de l’idée de raison.

Cette limitation est d’abord clairement visible dans les premières philosophies qui se
sont directement inspirées de la doctrine de Descartes 1. En effet, alors que ce dernier avait
préservé le domaine des valeurs morales de l’exigence de l’évidence généralisée, ses
successeurs n’avaient pas hésité à opérer une extension de la méthode démonstrative déductive
pour se conformer davantage au principe d’universalité de la doctrine rationaliste. Cette
tendance philosophique qui prolonge tout en l’amplifiant le projet cartésien, et dont l’éthique
more geometrico de Spinoza constitue une illustration exemplaire2, ne peut donc que s’inscrire
dans la réduction cartésienne de la rationalité à la certitude, et ipso facto, dans sa limitation de
l’idée de raison.

Cette limitation de la raison est ensuite visible même chez les empiristes qui sont des
partisans des sciences expérimentales et inductives. Certes, ce qui compte pour l’empiriste, ce
n’est point la nécessité qui découle de l’évidence rationnelle et de la déduction démonstrative,
mais la conformité aux faits. Cependant, « si l’évidence qu’il reconnaît n’est pas celle de
l’intuition rationnelle, mais bien celle de l’intuition sensible, si la méthode qu’il préconise n’est
pas celle des sciences déductives, mais des sciences expérimentales, il n’en est pas moins

1
Pour une étude comparative détaillée des dogmatismes rationalistes de Descartes et de Leibniz, cf. Yvon Belaval,
Leibniz critique de Descartes, (voir surtout Chapitre I : Intuitionnisme et formalisme, pp. 23-83, et plus
particulièrement le § IV : Le cartésianisme est un dogmatisme restreint : toute région fermée à l’évidence échappe
au principe de contradiction − Le dogmatisme leibnizien repose sur l’enchaînement inviolable des vérités et non
sur l’évidence).
2
Spinoza, L’Éthique, Œuvres complètes, pp. ; voici un extrait de la brillante introduction écrite par Roland Caillos
à ces Œuvres complètes de Spinoza : « Qui accepte l’exigence de la pensée claire et distincte ne peut concevoir la
sagesse hors du système. Le savoir véritable est un savoir absolu. Le premier, peut-être, Spinoza a conçu le
système : l’être comme totalité infinie, la vérité comme connaissance totalisante. Il a compris que tout savoir partiel
est abstrait, mutilé, insatisfait et qu’il n’est de satisfaction pour l’esprit que dans le système achevé parce que la
totalité seule est intelligible. Cette attitude impose quelques rudes sacrifices : et d’abord, le sacrifice du monde
vécu, le monde de la perception qui est aussi celui de l’action et de l’histoire (…). La vérité est éternelle,
l’intelligibilité absolue est donc déjà (a priori) réalisée dans la pensée divine qui est Dieu. La Raison éternellement
actuelle contient toujours les résultats que la raison humaine atteint peu à peu. L’esprit rejoint son lieu naturel qui
est l’éternité par une conversion au vrai qui annule le monde temporel où demeurent le péché, l’erreur et la misère
du subjectif et de l’individuel. C’est l’individu qui meurt, c’est la pensée qui vit. Ainsi faut-il également sacrifier
l’individualité et la conscience personnelle » (XLIII-XLIV).

80
convaincu que les seules preuves valables sont les preuves reconnues par les sciences
naturelles »1.

Si nous mettons en rapport ces deux grandes tendances philosophiques du XVII e et


XVIIIe siècles, nous obtiendrons ce que Perelman appelle le rationalisme classique, dont l’idéal
est la solution effective de tous les problèmes, tant naturels qu’humains, et dont la
caractéristique est de réduire le rationnel à la conformité aux méthodes scientifiques 2. Le
renforcement, grâce aux progrès réalisés par les sciences mathématiques et expérimentales, de
ce rationalisme scientiste conduira à une accentuation de plus en plus forte de la limitation de
l’idée de raison. En effet, depuis que la logique a été limitée sous l’influence des logiciens-
mathématiciens à la logique formelle, la tendance dominante était de rejeter, hors de la logique
et de la raison, tous les raisonnements étrangers au domaine purement formel 3. Au XXe siècle,
les partisans de l’empirisme logique ont défendu une théorie de la connaissance qui considère
que l’expérience et le calcul sont les seuls moyens rationnels de connaissance, et par là ils ont
mis en place un rationalisme moderne, encore plus exigeant, qui conduit au renoncement à
l’étude rationnelle des domaines de l’action qui ne peuvent satisfaire à ses critères de
rationalité4.

Le passage des rationalistes classiques aux partisans de l’empirisme logique, loin


d’entraîner une remise en cause de la limitation cartésienne de l’idée de raison, ne fait que
substituer à l’« impérialisme méthodologique » des premiers la « technique du renoncement »

1
TA, p. 2 − c’est nous qui soulignons.
2
Le rôle de cette généralisation est double : elle révèle le fait que tous les rationalistes partagent, en principe, l’idée
cartésienne selon laquelle il est possible d’user en tout de la raison, tout en donnant à voir leurs divergences sur le
modèle de la raison qu’il convient d’adopter. En effet, les rationalistes, qui se proposent l’idéal partagé de chercher,
pour tous les problèmes, une solution rationnelle, conçoivent différemment l’idée de raison ; les uns se réfèrent
aux sciences mathématiques et à la méthode déductive, les autres aux sciences physiques et à la méthode inductive ;
cf. « La quête du rationnel », Rh, p. 301. Dans un autre article, Perelman englobe les rationalistes (au sens étroit)
et les empiristes sous la catégorie générale des « scientistes » : « Dans les conceptions classiques, celle des
rationalistes comme celle des empiristes, la preuve est une opération qui doit amener tout esprit normalement
constitué soit à reconnaître la vérité d’une proposition (point de vue rationaliste) soit à rendre se croyance conforme
au fait (point de vue empiriste). (…) Poser tous les problèmes de telle manière qu’ils fussent susceptibles d’une
preuve universellement valable, n’admettre que des propositions ainsi fondées, tel était l’idéal avoué des
rationalistes et des empiristes, de tous ceux que l’on pourrait appeler des scientistes, parce que les sciences
mathématiques et naturelles constituaient pour eux l’unique modèle du savoir », « De la preuve en philosophie »,
Rh, p. 313.
3
Cf. TA, p. 3 : Perelman souligne déjà ici une première forme de l’accentuation de la limitation de la raison ; en
effet, en comparaison avec le projet cartésien, qui était de poursuive la solution de tous les problèmes qui se posent
aux hommes, il est manifeste que la réduction du rationnel au formel constitue une étape encore plus poussée de
la limitation de la compétence de la raison.
4
« De sorte que, en passant du rationalisme classique à l’empirisme logique, on constate à la fois, une rigueur plus
grande dans l’utilisation des moyens de preuves et une nette diminution des prétentions : alors que les successeurs
de Descartes se proposaient d’user en tout de la raison, celle-ci est presque complètement éliminée par les
rationalistes moderne du domaine de l’action et de celui des jugements de valeur qui pouvaient motiver nos
choix », « La quête du rationnel », Rh, pp. 302-303.

81
des seconds. En effet, ces derniers « n’affirment plus que tous les problèmes que les hommes
se posent soient susceptibles, en principe, d’une preuve universellement valable, mais ils
proclament que les domaines qui échappent à la preuve par calcul ou par expérience ne sont pas
susceptibles d’une étude sérieuse »1.

R. Carnap illustre parfaitement cette position : il affirme que « l’analyse logique rend
(…) un verdict de non-sens contre toute prétendue connaissance qui veut avoir prise par-delà
ou par-derrière l’expérience » ; ce verdict de rejet qui s’applique à toute la métaphysique,
puisqu’elle « ne veut ni formuler d’énoncés analytiques ni se couler dans le domaine de la
science empirique »2, vaut donc pour « toute philosophie des valeurs ou des normes (…), car
la validité d’une valeur ou d’une norme (…) ne peut être vérifiée empiriquement ni déduite
d’énoncés empiriques »3. Cette condamnation de toute métaphysique et ce rejet de toute
éthique normative conduisent à réduire considérablement les prétentions de la philosophie. En
effet, dans cette perspective, ce qui reste finalement à la philosophie, « ce n’est ni des énoncés,
ni une théorie, ni un système, mais seulement une méthode : la méthode de l’analyse logique » ;
celle-ci, en plus de servir à éradiquer les simili-énoncés dépourvus de sens, a pour usage positif
de servir « à clarifier les concepts et les énoncés doués de sens, pour fonder logiquement la
science du réel et la mathématique »4. Toute la philosophie est ainsi réduite à cette tâche
assignée à l’analyse logique5.

Notons de passage que cette réduction du domaine de compétence de la raison était déjà
nettement affirmée dans la distinction établie par Hume entre les jugements qui portent sur ce

1
« De la preuve en philosophie », Rh, p. 313-314 ; aussi : « Depuis Descartes jusqu’au néo-positivisme
contemporain, les mêmes exigences en matière de savoir ont mené progressivement, de l’impérialisme rationaliste,
où la raison humaine aspire à retrouver la raison divine, jusqu’au renoncement ascétique du positivisme, s’avouant
incapable de fournir à notre action, autre que technique, un sens, jetant par-dessus bord l’idéal même d’une raison
pratique », « Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, p. 254.
2
Rudolf Carnap, « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », Manifeste du Cercle
de Vienne et autres écrits, p. 173.Cette condamnation de la métaphysique concerne d’abord « toute métaphysique
spéculative » (qui prétend connaître par pensée pure ou par intuition), elle concerne ensuite « cette métaphysique
qui, issue de l’expérience, veut connaître au moyen d’inférences particulières ce qui se trouve hors de ou derrière
l’expérience », enfin, elle atteint « tous les courants métaphysiques qu’on désigne improprement comme relevant
de la théorie de la connaissance à savoir le réalisme (…) et ses adversaires », Ibid. p. 173-174. Cf. sur cette question
du dépassement de la métaphysique, Pierre Aubenque, « Peut-on parler aujourd’hui de la fin de la
métaphysique ? », AGORA, 2000, 19/1 : 5-14.
3
Rudolf Carnap, Op. Cité, p. 173 − c’est nous qui soulignons.
4
Rudolf Carnap, Op. Cité, p. 174 ; et Carnap d’ajouter : « La tâche assignée à l’analyse logique – à la recherche
des fondements – est ce que nous désignons par ‘philosophie scientifique’, par opposition à la métaphysique ».
5
« Erigeant en norme absolue du sens la syntaxe logique, le positivisme logique prétendit réduire le champ de dire
et de l’exprimable aux énoncés empiriques et théorique, rejetant ceux de la philosophie et de la métaphysique dans
l’inexprimable poétique et l’indicible mystique. Servante de la logique, la philosophie n’était plus alors qu’une
activité thérapeutique de délimitation du sens et d’analyse logique des discours », Denis Vernant, Introduction à
la philosophie de la logique, p. 189. Cf. à ce propos, Pierre Jacob, L’Empirisme Logique. Ses antécédents, ses
critiques (surtout le Chapitre II : La logique contre la métaphysique, pp. 77-117).

82
qui est (la réalité, les faits) et ceux qui portent sur ce qui doit être (les valeurs, les fins, les
normes). En effet, selon Hume, « la raison sert à découvrir la vérité et l’erreur. La vérité et
l’erreur consistent dans l’accord et dans le désaccord soit avec les relations réelles des idées,
soit avec l’existence réelle et les faits réels. Donc tout ce qui n’est pas susceptible de cet accord
et de ce désaccord, ne peut être ni vrai ni faux et ne peut jamais être un objet de notre raison »1.
Ainsi, les jugements qui portent sur les faits étant les seuls susceptibles de vérité ou de fausseté,
tout choix, toute décision en matière de valeurs et de normes n’est alors que l’expression ou la
manifestation de pulsions et d’affects purement subjectifs et donc finalement irrationnels 2.

Au-delà des clivages d’écoles, on voit bien que l’évolution moderne de la philosophie,
depuis Descartes jusqu’à l’empirisme logique, est celle d’une restriction de plus en plus
rigoureuse de la preuve valable, et que ceci a entraîné une limitation de plus en plus accentuée
de l’idée de raison. Cette évolution est, dans ses grandes lignes, le déploiement progressif d’un
rationalisme nécessitaire qui, après avoir préconisé dans un premier moment le raisonnement
more geometrico comme idéal pour toute connaissance rationnelle, avait abouti, suite aux
débats philosophiques incessants qui ont opposé les rationalistes à leurs adversaires, « au
positivisme, à l’empirisme logique et, en fin de compte, à l’élimination de la métaphysique et
à la négation du rôle pratique de la raison »3. En effet, le résultat de l’installation de ce
rationalisme nécessitaire est que, relativement aux questions qui concernent la raison pratique,
nous sommes renvoyés de Charybde en scylla, c’est-à-dire qu’« au dogmatisme et l’intolérance
des uns nous ne pouvons opposer que le scepticisme des autres », car « ou bien à chaque
question il existe une solution qui est objectivement la meilleure, et la raison a pour tâche de la

1
Il résulte d’ailleurs de cette affirmation que « des actions peuvent être louables ou blâmables, mais elles ne
peuvent être raisonnables ou déraisonnables », D. Hume, Traité de la nature humaine, L. III, sect. I, trad. Leroy,
Paris, Aubier, 1946, p. 573, cité in « Considérations sur la raison pratique », CA, p. 172.
2
« En guise de conclusion, je dirais qu’en vertu (…) de la nature des analyses de Hume en général, et si nous
concevons le raisonnement pratique comme une délibération régie par des jugements (apparemment) corrects ou
valides et mus par des désirs guidés par des principes rationnels, alors Hume ne dispose pas d’une conception du
raisonnement rationnel, ou du moins pas d’une conception qui réponde à cette définition (…). La véritable
caractéristique distinctive de la conception de Hume, c’est qu’elle est purement psychologique et qu’elle est
totalement étrangère à ce que certains auteurs définissent comme l’idée de la raison pratique et de son autorité »,
John Rawls, Leçons sur l’histoire de la philosophie morale, p. 58.Cf. également l’étude classique d’Yves Michaud,
Hume et la fin de la philosophie.
3
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 173 ;« constatons que, depuis Descartes et Spinoza jusqu’à nos
jours, les prétentions du rationalisme se sont de plus en plus réduites, depuis Kant, pour lequel seules les
connaissances rationnelles sont nécessaires, mais qui, comme Pascal, réservait à côté du savoir une place à la fois,
jusqu’à l’empirisme logique qui ne considère comme scientifiquement justifiables que les jugements empiriques
et analytiques », « Démonstration et argumentation », 1954, texte dactylographié, p. 3, cité dans : Guillaume
vannier, Argumentation et droit, p. 29.

83
retrouver, ou bien il n’existe pas de vérité en cette matière, toute solution dépendant de facteurs
subjectifs, et la raison ne peut constituer un guide pour l’action » 1.

C’est donc dans ce rationalisme nécessitaire que réside la limitation de l’idée de raison
imposée par le cartésianisme à la philosophie occidentale de ces trois derniers siècles 2. C’est
lui qui « est responsable, à la fois, d’une limitation indue de la logique moderne, de
l’insuffisance des conceptions modernes de l’induction, de l’inexistence d’une méthodologie
philosophique des sciences humaines et de l’absence d’une logique des jugements de valeur,
pouvant fournir les raisons d’une décision humaine »3. Par ailleurs, cette conception limitative
de la raison, qui consiste à concevoir celle-ci comme faculté du raisonnement nécessaire,
conduit inévitablement à la séparation de cette faculté des autres facultés humaines, telles
l’imagination et la volonté. Ces dernières sont en effet considérées, dans cette perspective,
tantôt comme les causes des erreurs et des préjugés dont il faut obligatoirement purger la
connaissance vraie, tantôt comme les sources ultimes de nos décisions et de nos choix, c’est-à-
dire comme des forces irrationnelles irréductibles et au sujet desquelles aucune justification
rationnelle n’est possible.

Ainsi, c’est-à-dire à la lumière de cette interprétation selon laquelle l’évolution moderne


de la philosophie occidentale serait le théâtre d’un processus continu d’une limitation de l’idée
de raison et d’une réduction de la logique, nous comprenons les raisons profondes de
l’exclusion de l’argumentation, de la dialectique et de la rhétorique. En effet, dans une
conception qui confine la raison dans les limites de la vérité, les opinions, les idées simplement
plausibles et vraisemblables n’auraient aucune légitimité. Le savoir étant incontestable, car
fondé sur des moyens de preuve considérés comme suffisants pour imposer l’adhésion de tous,
la délibération, la discussion et l’argumentation, qui n’interviennent normalement que dans la
mesure où il y a désaccord, sont complètement discréditées et rejetées.

Toujours est-il que le rejet de la rhétorique, qui deviendra pour ainsi dire général avec
la modernité, n’est pas pour autant un fait complètement nouveau, mais plutôt une tendance à

1
« Désaccord et rationalité des décisions », DMP, p. 163.
2
En effet, c’est ce rationalisme nécessitaire qui explique à la fois le dogmatisme rationaliste et le scepticisme
positiviste : le point de vue rationaliste est celui qui consiste à réduire le rationnel au nécessaire, à la preuve
contraignante, tout en admettant la possibilité, du moins en droit, de fournir cette preuve dans tous les domaines
de la pensée : il consiste donc dans une extension de la raison apodictique à tous les domaines ; par contre, le point
de vue positiviste, qui adhère lui aussi à la limitation de la preuve au nécessaire, reconnaît que des domaines entiers
de la pensée échappent à ses preuves empiriques et analytiques : il conduit inévitablement à renoncer à l’usage de
la raison dans ces domaines ; cf. « Raison éternelle, raison historique », JR, p. 97-99.
3
« Raison éternelle, raison historique », JR, p. 98.

84
laquelle s’attachent des figures illustres de la philosophie ancienne 1. Ainsi, il ne faut pas oublier
que « la rhétorique avait subi de la part de Platon un terrible assaut »2, même si, ayant résisté à
cet assaut, elle a pu devenir, pendant toute l’Antiquité classique, la base de l’éducation de la
jeunesse.

Cette dernière indication nous amène à la deuxième cible de prédilection des attaques
de Perelman, à savoir Platon. En effet, ce dernier incarne dans la philosophie ancienne le même
rôle d’antimodèle que représente, pour une reprise contemporaine de l’argumentation, la
philosophie cartésienne dans l’époque moderne. Certes, il semble à première vue, pour des
raisons que nous évoquerons ci-dessous, que la condamnation de Platon n’est pas aussi
systématique que celle de Descartes, mais une lecture attentive aux contextes des textes de
Perelman qui se réfèrent à Platon conduit à considérer celui-ci comme le plus redoutable, parmi
les anciens, des contempteurs de la rhétorique et de son discours argumentatif.

Le premier élément qui permet de saisir la place de Platon dans la pensée de Perelman,
et qui d’ailleurs semble atténuer la sévérité de sa condamnation, est le fait que celui-ci considère
que, pour Platon, il y a deux rhétoriques : une mauvaise qu’il rejette dans le Gorgias, et une
bonne qu’il défend dans le Phèdre.

Dans certains textes parmi ceux où Perelman réfère au Gorgias, la condamnation


platonicienne est présentée comme visant uniquement la rhétorique démagogique, celle qui est
conçue comme une technique à l’usage du vulgaire ou comme un moyen pour agir d’une façon
efficace sur un auditoire d’ignorants 3. Dans la mesure où il conçoit lui-même la rhétorique

1
Certes, ce fait de faire remonter à l’antiquité le discrédit de la rhétorique et de son discours argumentatif risque
de surprendre et même de déconcerter, car il semble à première vue aller à l’encontre de la filiation affirmée par
Perelman au modèle aristotélicien et à la tradition qui l’a continué depuis l’époque romaine jusqu’à l’humanisme
de la Renaissance. En fait, cette contradiction n’est qu’apparente, car la redécouverte de la technique du discours
persuasif chez les anciens avait justement conduit Perelman, non pas seulement à prendre conscience de la rivalité
qui a opposé les philosophes et les rhéteurs dans l’antiquité gréco-romaine, mais surtout aussi à s’apercevoir que
cette rivalité était le lieu d’une opposition entre la voie de la vérité et celle qui visait, moyennant la technique du
discours persuasif, à un exercice efficace de la parole. En effet, dans l’Avant-propos de l’ER, et après avoir raconté
le cheminement qui l’avait amené à se rendre compte de ce que les anciens avaient développé une technique du
discours persuasif pour les argumentations dont il vient de s’apercevoir qu’elles constituent le moyen utilisé par
tous ceux qui cherchaient à faire prévaloir des jugements de valeur, Perelman écrit : « c’est ainsi que je comprenais
la rivalité qui a opposé pendant toute l’antiquité gréco-romaine les rhéteurs aux philosophes, les uns et les autres
prétendaient au droit de former la jeunesse, le philosophe préconisant la recherche de la vérité et la vie
contemplative, les rhéteurs par contre accordant le primat à la technique d’influencer les hommes par la parole,
essentielle dans la vie active, et spécialement dans la politique », (ER, p. 10) ; cf. aussi sur ce point, « Rhétorique
et philosophie », Rh, p. 209-210.
2
« Logique et rhétorique », Rh, p. 100.
3
C’est le cas notamment dans le TA (p. 9) où, après avoir rappelé que le rhétorique se présentait chez les anciens
comme « l’étude d’une technique à l’usage du vulgaire », Perelman précise que « c’est cet aspect-là de la
rhétorique qui explique qu’elle ait été férocement combattue par Platon, dans son Gorgias » ; dans ce même sens,
un passage de « De la preuve en philosophie » (Rh, p. 318) souligne que « le discrédit que Platon jette sur la
rhétorique, dans son Gorgias, est dû au fait qu’il s’agit d’une technique du vraisemblable à l’usage du vulgaire ».

85
comme un discours argumentatif et rationnel, Perelman ne peut donc que saluer la critique
platonicienne d’une rhétorique réduite à la simple manipulation 1. Sur ce point précis, nous
pouvons même dire que Perelman joue ce-Platon-là contre un-certain-Aristote, celui qui
ramène justement la rhétorique à l’usage que l’on en fait devant une foule réunie sur une place
publique2.

D’ailleurs, c’est précisément dans le contexte de la critique de cette réduction de


l’auditoire de la rhétorique à celui d’une foule d’ignorants que plusieurs textes de Perelman font
appel à la bonne rhétorique de Platon, celle du Phèdre. Dans le TA, par exemple, Perelman
écrit : « Quand Platon rêve, dans le Phèdre, d’une rhétorique qui, elle, serait digne du
philosophe, ce qu’il préconise, c’est une technique qui pourrait convaincre les dieux eux-
mêmes »3. Mais si, dans ce passage comme dans d’autres, l’accent est mis sur cette idée de
Platon selon laquelle la bonne rhétorique, celle qui serait digne du philosophe, est celle qui est
capable de convaincre même les dieux, il ne faut pas perdre de vue que, le contexte étant celui
de critiquer une certaine conception ancienne de la rhétorique et de son auditoire, ce qui
intéresse Perelman est moins cette idée en elle-même que ce à quoi elle permet de conclure. Et
ce à quoi elle permet de conclure, c’est que : 1) il est possible de concevoir la rhétorique comme
s’adressant à un auditoire compétent ; il n’est donc nullement nécessaire de réduire l’auditoire
à la foule ignorante ; le rôle de la métaphore des dieux dans le Phèdre est donc d’opposer
l’auditoire exigeant de la philosophie à l’auditoire ignorant de la rhétorique démagogique ; 2)
si l’on change d’auditoire, il faut changer le type d’argumentation que l’on utilise : le discours
le plus efficace sur le vulgaire n’est pas nécessairement celui qui entraînerait la conviction du
philosophe ; c’est donc la qualité de l’auditoire visé qui permet de juger de la valeur d’une
rhétorique4.

1
En effet, les préoccupations de l’orateur étant d’agir efficacement sur un auditoire d’ignorants, Perelman dit que
« l’on comprend que Platon condamne les subterfuges des orateurs, qu’il juge indigne du philosophe », « De la
preuve en philosophie », Rh, p. 318 – c’est nous qui soulignons.
2
En effet, dans « Logique et rhétorique », Rh, p. 73, Perelman commente une référence à Aristote (Rhétorique, I,
1375 a) dans les termes suivants : « Remarquons tout de suite que cette conception qui fonde la rhétorique sur
l’ignorance et sur le probable, à défaut du vrai et du certain (…) la met, de prime abord, dans un état d’infériorité
qui expliquera son déclin ultérieur. Au lieu de s’occuper de la rhétorique et des opinions trompeuses, ne vaut-il
pas mieux, à l’aide de la philosophie, chercher à connaître le vrai ? » − soulignons que cette question qui clôt ce
passage est une allusion directe à la position de Platon.
3
TA, p. 9.
4
Dans « De la preuve en philosophie » (Rh, p. 318), Perelman, juste après avoir opposé le Platon du Phèdre (qui
« rêve d’une rhétorique dont les arguments pourraient convaincre les dieux eux-mêmes) à l’orateur (qui doit
« adapter son discours au niveau de ceux qui l’écoutent »), conclut que « si toute rhétorique tend à l’action efficace
sur les esprits, c’est la qualité de ces esprits qui distinguerait donc une rhétorique méprisable d’une rhétorique
digne d’éloge ». Dans le TA (p. 9-10), il reprend, après avoir opposé l’auditoire de la rhétorique du Phèdre à
l’auditoire vulgaire et incompétent, cette même conclusion dans les termes suivants : « En changeant d’auditoire

86
Dans d’autres textes où Perelman réfère également au Gorgias, la position de Platon est
présentée cette fois comme découlant d’un parti pris en faveur d’une conception de la
philosophie comme recherche de la Vérité1. Cette deuxième forme de la présentation de la
condamnation platonicienne de la rhétorique n’est pas incompatible avec la première ; au
contraire, elle l’éclaire en révélant son vrai motif : le Gorgias condamne la rhétorique
démagogique parce qu’elle est antinomique de la philosophie et ne peut donc servir l’office de
la vérité2. Dans cette perspective, seule une rhétorique simplement pédagogique, celle qui
servirait uniquement à communiquer un savoir déjà établi par des moyens proprement
philosophiques, serait légitime. Pour Perelman, c’est justement cette rhétorique pédagogique
placée sous le signe de la vérité qui est défendue dans le Phèdre3.

Mais si tel est le cas, est-ce encore de rhétorique qu’il s’agit dans le Phèdre? Guy
Bouchard pense que la réponse est non ; il affirme qu’« il n’est pas vraiment question, dans le
Phèdre de deux rhétoriques : il y a d’une part la rhétorique, d’autre part la philosophie, et ce
n’est que métaphoriquement que cette dernière peut être qualifiée de ‘rhétorique’ (…). Pour
Platon, la rhétorique se complaît dans l’opinion et dans la flatterie, tandis que la philosophie (la
pseudo ‘bonne rhétorique’) parle le langage des dieux »4. Qu’en est-il de la réponse de Perelman
qui, dans tous les textes où il réfère au Phèdre, parle bien d’une rhétorique, − d’ailleurs, ne dit-
il même pas : « Platon, s’il est adversaire de la rhétorique démagogique, n’est pas pour autant
adversaire de toute rhétorique »5 ?

l’argumentation change d’aspect, et si le but qu’elle vise est toujours d’agir efficacement sur les esprits, pour juger
de sa valeur on ne peut ne pas tenir compte de la qualité des esprits qu’elle parvient à convaincre ».
1
« Ce qui compte, en effet, pour ce dernier [Platon], ce n’est pas l’opinion et l’adhésion de la foule ignorante, c’est
la vérité et l’élaboration d’un savoir valable. Comme on le sait, c’est le thème central du dialogue platonicien,
Gorgias », « Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, p. 244. Dans le même sens, Perelman affirme,
dans « Logique et rhétorique » (Rh, p. 100), que « ce n’est point, comme le croyait Cicéron parce que Socrate et
Platon étaient adversaires de l’élégance du langage, mais au nom de la vérité, que la lutte [entre philosophie et
rhétorique] s’était engagée » − c’est nous qui soulignons.
2
« [Pour Platon] une rhétorique qui, négligeant la vérité se contente de l’adhésion de l’auditoire, en le maintenant,
grâce à des effets de langage, sous le charme de la parole, en recourant à la flatterie, est une technique de
l’apparence. (…). La rhétorique cherchant à plaire (…) est la technique démagogique par excellence, que doivent
combattre tous ceux que préoccupe le triomphe de la vérité », ER, p. 170.
3
« Il va de soi que, pour Platon, il ne suffit pas de connaître la vérité, il faut encore la communiquer et la faire
admettre par les autres. A cet effet, une rhétorique est indispensable, mais ce sera, comme le dit Platon dans le
Phèdre, une rhétorique digne des dieux eux-mêmes », « Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, 245
– c’est nous qui soulignons. Aussi, « la rhétorique digne du philosophe, nous dit Platon dans le Phèdre, celle qui
gagnerait, par ses raisons, les dieux eux-mêmes, devrait (…) se placer sous le signe de la vérité », TA, p. 59.
4
Guy Bouchard, « L’antimodèle platonicien de la nouvelle rhétorique », Canadien Journal of Philosophy, Vol. 11,
N° 4 (Déc., 1981, pp. 693-711), p. 701-702 – c’est nous qui soulignons.
5
« Philosophie, rhétorique, lieux communs », cité in Guy Bouchard, Op cité, p. 700. Cf. pour un point de vue qui
soutient l’existence effective d’une véritable rhétorique dans le Phèdre de Platon, mais qui souligne en même
temps le lien de cette rhétorique avec la connaissance scientifique, Alain Petit, « L’art de perler dans le Phèdre de
Platon », Hermès, 15, 1955, pp. 31-40.

87
En fait, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de sortir des textes de Perelman, comme
le fait Guy Bouchard1, pour montrer que pour celui-ci la bonne rhétorique du Phèdre n’est en
fait qu’une pseudo-rhétorique. Voici nos raisons : 1) Perelman, sur un point central de sa
définition de la rhétorique, condamne le Phèdre de Platon au même titre que le Discours de la
Méthode de Descartes : « une façon de négliger l’importance de l’auditoire, c’est de ne se
préoccuper que d’un seul type d’auditoire, dont l’adhésion est garantie de vérité. C’est ainsi que
pour Platon, la rhétorique philosophique est celle qui convaincra les dieux eux-mêmes (Phèdre
273e), une rhétorique fondée sur la vérité. Il en est de même dans le Discours de la Méthode de
Descartes »2 ; 2) il considère que le fait de placer la rhétorique sous le signe de la vérité conduit
inexorablement à la confiner dans une fonction d’exposition ; or, dans cette conception, la
rhétorique devient complètement étrangère à la philosophie 3 ; et il va de soi qu’une telle
rhétorique ne peut correspondre à l’idée perelmanienne de la rhétorique; 3) il considère que le
platonisme, au même titre que le stoïcisme et le christianisme, était la source d’un dogmatisme
de la vérité, et que ce dogmatisme constitue un obstacle définitif à la rhétorique : il ne peut y
avoir de rhétorique dans une conception fondée sur un monisme des valeurs 4.

Si nous comprenons ainsi que la référence à Platon ne signifie absolument pas une
allégeance à sa philosophie, nous pouvons donc conclure que Perelman exploite Platon pour
corriger certains aspects qu’il n’admet pas dans la conception que les anciens se faisaient de la
rhétorique : il retient du Gorgias le rejet d’une rhétorique de la démagogie et de la manipulation,
et du Phèdre l’idée d’une rhétorique pouvant s’adresser à un auditoire compétant. Pour ce qui
est de la doctrine platonicienne de la vérité et de la connaissance valable, elle est condamnée et

1
Pour montrer l’incompatibilité de la philosophie platonicienne avec les vues de la nouvelle rhétorique, G.
Bouchard (Op. Cité), se consacre, dans un premier moment, à montrer que « ce n’est pas seulement dans le
Gorgias, mais dans toute son œuvre, que Platon condamne, et durement, la rhétorique » (p. 709) [il évoque pour
cela : Protagoras (328e-329a), Euthydème (288d-290d) ; Gorgias (449a-461b ; 452b-466a) ; Ménexène (234a-
236c) ; Ménon (98c-99d) ; Phèdre (259e-269c) ; Théétète (172c-173b ; 200e-201c) ; Sophiste (231e-268e)] ;et,
dans un deuxième moment, il critique Perelman en soulignant que son interprétation du Phèdre « relève d’un lieu
commun affirmant que ‘Platon traite de deux rhétoriques, l’une mauvaise, l’autre bonne’ » (p. 700). Nous ne
contestons pas les dires de Bouchard relatifs à la conception platonicienne de la rhétorique, mais nous pensons
qu’une analyse des textes de Perelman permet de montrer que ce dernier ne se fait pas trop d’illusions au sujet de
la rhétorique du Phèdre, que ces textes sont largement suffisants pour montrer que la philosophie de Platon
constitue l’antimodèle de la Nouvelle rhétorique.
2
ER, p. 164.
3
« [Pour Platon] la tâche essentielle du philosophe c’est l’établissement de la vérité. La communication
[rhétorique] de cette vérité est certes socialement importante mais, comme telle, étrangère à la philosophie », « Une
théorie philosophique de l’argumentation », Rh, p. 245.
4
« Le triomphe du dogmatisme, d’abord platonicien, puis stoïcien, puis enfin celui du dogmatisme religieux, porta
un coup nouveau à la rhétorique, la réduisant de plus en plus à n’être qu’un moyen d’exposition. En effet, dans la
mesure où triomphe un monisme des valeurs, la rhétorique ne peut se développer », « Logique et rhétorique », Rh,
p. 100 – c’est nous qui soulignons.

88
rejetée comme un monisme dogmatique, comme un obstacle définitif à l’idée même de
rhétorique1.

Bref, disons pour conclure que, si l’opposition entre philosophie et rhétorique semble
constituer une marque qui a fortement et nettement caractérisé la modernité, il n’en demeure
pas moins qu’elle représente une donnée qui remonte bien à l’antiquité grecque et qui traverse
toute l’évolution ultérieure de la pensée philosophique occidentale. Un débat séculaire a en effet
toujours mis aux prises ceux qui cherchaient la Vérité et ceux qui se contentaient des opinions 2.
Et c’est par ce débat, et au fil des temps, que s’est progressivement construite « la grande
tradition de la métaphysique occidentale » qui a fondé sa domination sur la base d’une
séparation radicale de la vérité, objet valorisé et recherché, et de l’opinion, objet méprisé et
rejeté. Les noms de Parménide, Platon, Descartes et Kant illustrent bien cette tradition
millénaire d’un quasi-culte de la Vérité qui a abouti finalement à discréditer complètement le
modèle rhétorique du savoir ou à ne lui assigner qu’un rôle pédagogique.

Le grand avantage de cette lecture de l’histoire de la philosophie occidentale est de


permettre, d’abord, l’insertion des antimodèles cartésien et platonicien dans le cadre unitaire
d’une tradition caractérisée par la prédilection qu’elle témoigne pour la vérité et le mépris
qu’elle manifeste pour l’opinion, et ensuite de juger toute cette tradition à la lumière du modèle
aristotélicien qui, lui, conçoit les raisonnements comme pouvant porter tant sur les vérités que
sur les opinions. Pour renouer avec la conception élargie de la raison, il faudrait donc orienter
le questionnement vers l’opposition entre vérité et opinion.

3. Critique de l’opposition entre vérité et opinion, et dépassement des philosophies


premières

Contrairement à la posture modeste et ouverte de la rhétorique, la philosophie occidentale


avait toujours nourri la prétention de pouvoir ériger un savoir inébranlable et universellement

1
Tout l’intérêt que Platon peut représenter dans cette perspective réside donc principalement dans le fait que sa
philosophie offre certains éléments théoriques qui peuvent être exploités pour amender la rhétorique, réduite à
l’usage du vulgaire (Aristote) ou à la manipulation des ignorants (la sophistique), et servir ainsi comme arguments
contre le modèle platonicien lui-même –car il reste essentiellement incompatible avec l’idée d’une rhétorique
véritablement philosophique−, mais aussi contre la tradition métaphysique occidentale qui prolonge sous diverses
manières l’opposition platonicienne entre vérité et opinion, philosophie et rhétorique.
2
« Parménide préfère le chemin de la vérité à celui de l’apparence, Platon oppose le savoir à l’opinion commune,
Descartes fonde la science sur des évidences irréfragables, tenant presque pour faux tout ce qui n’était que
vraisemblable, Kant enfin se propose de chasser les opinions de la philosophie en élaborant sa métaphysique qui
est essentiellement une épistémologie, inventaire de toutes les connaissances qui « ayant un fondement a priori,
doivent être tenues d’avances pour nécessaires » », ER, pp. 19-20.

89
valable1. Et pour s’assurer que les idées adoptées par les philosophes sont bien des vérités
indiscutables, et non pas de simples opinions contestables, « il fallait qu’elles bénéficient d’un
fondement solide et indiscutable, d’une intuition évidente, qui garantisse la vérité de ce qui est
perçu comme évident »2. Il en ressort que « c’est à l’idée d’évidence, comme caractérisant la
raison, qu’il faut s’attaquer si l’on veut faire une place à une théorie de l’argumentation, qui
admette l’usage de la raison pour diriger notre action et pour influer sur celle des autres »3.

Et pour éviter toute confusion, il faut commencer par préciser que l’évidence dont il s’agit
« n’est pas un état subjectif, pouvant varier d’un moment à l’autre, et d’un individu à l’autre » ;
car, en effet, elle a pour rôle « d’établir un pont entre ce qui est perçu comme évident par le
sujet connaissant et la vérité de la proposition évidente, qui doit s’imposer de la même façon à
tout être de raison ». C’est donc l’idée d’une évidence objective qui porte la philosophie à
prétendre à une validité universelle : « celui qui fait état de l’évidence est sûr de ce qu’elle
s’imposera avec la même évidence à tous ses interlocuteurs »4.

Le premier élément de la critique perelmanienne de l’idée d’évidence concerne justement


ce passage du subjectif à l’objectif. Dans ce cadre, Perelman commence par souligner que l’une
des garanties qui ont été fournies pour justifier ce passage consistait à faire appel à Dieu. Cette
garantie divine signifie chez Descartes, par exemple, que la toute-puissance divine, excluant
toute tromperie, assure la valeur objective de nos idées claires et distinctes. L’arrière-plan

1
« Depuis PARMÉNIDE, la métaphysique classique se présente comme un savoir absolu, indépendant de toute
contingence, de toute subjectivité et de toute histoire, opposé aux opinions inconsistantes et variables », « De
l’évidence en métaphysique », CA, p. 236.
2
ER, p. 20 ; « un raisonnement, traditionnel dans l’histoire de la philosophie, fait dépendre, en dernier ressort, toute
connaissance d’une évidence, intuitive ou sensible (…). Seule l’évidence fournirait la garantie suffisante aux
affirmations d’une science que l’on oppose, tout aussi traditionnellement, aux opinions, variées et fluctuantes, qui
s’entrechoquent dans des controverses interminables et stériles, qu’aucune preuve ne permet de trancher »,
« Evidence et preuve », Rh, p. 179.
3
TA, p. 4 ; « la théorie de l’argumentation ne peut se développer si toute preuve est conçue comme réduction à
l’évidence », TA, p. 5 ; « l’argumentation ne peut intervenir que si l’évidence est contestée », ER, p. 20 ; « [les
principes éternels et immuables recherchés par la métaphysique traditionnelle] nécessitent un fondement absolu,
qui leur était assuré grâce au recours à l’évidence. C’est pourquoi je considère un examen critique du rôle de
l’évidence en métaphysique comme un préalable méthodologique à une philosophie du raisonnable », « De
l’évidence en métaphysique », CA, p. 236.
4
ER, p. 20 ; « pour que l’évidence puisse jouer le rôle qui lui est attribué en métaphysique – celui d’ancrer un
système à des vérités irréfragables – il est indispensable de ne pas voir en elle une donnée purement
psychologique (…). L’évidence purement psychologique ne peut (…) suffire à une théorie absolutiste de la
connaissance : son rôle de garant infaillible de la vérité exige que l’on élimine de l’évidence subjective tous les
éléments variables et contingents, afin de justifier le passage vers une évidence objective», « De l’évidence en
métaphysique », CA, p. 236-237 ; « chez les théoriciens classiques de la connaissance, l’évidence n’est pas
simplement un état d’esprit particulier qui ne saurait, comme le fait celle-ci, garantir la vérité de son objet. Une
proposition est évidente avant même d’être perçue, et garde cette qualité même pour une personne qui n’en est pas
frappé », « Evidence et preuve », Rh, p. 181.

90
théologique de cette conception suffit pour montrer son aspect controversé et manifester ses
limites.

Une autre garantie pour justifier l’aspect objectif de l’évidence consiste à se fonder sur la
nature même de l’objet de l’évidence. Dans ce sens, une première espèce de l’évidence est
conçue comme résultant « immédiatement d’un rapport particulier de son objet au sujet
connaissant » ; c’est cette conception qui a été « au départ du cogito cartésien », et dont le
primat a été affirmé par « toute une tradition phénoménologique dérivée de BRENTANO »1. Il
s’agit ici de ces philosophies de l’immédiat pour lesquelles toutes nos perceptions internes sont
évidentes et qui considèrent que c’est l’évidence d’un objet présent et manifeste à notre
conscience qui garantira les principes d’ancrage du savoir. Une deuxième espèce d’évidence
est celle qui est conçue comme la propriété d’une proposition nécessaire, c’est-à-dire dont la
vérité repose, non pas sur le fait qu’elle est perçue actuellement par quelque intellect comme
évidente, mais « sur son analycité et donc en dernier ressort, sur le principe d’identité »2.

Contre Leibniz qui défend cette deuxième espèce d’évidence 3, Perelman soutient que le
caractère analytique des propositions évidentes n’est pas incontestable. Pour le prouver, il
rappelle d’abord le fait que la théorie des ensembles, en établissant que l’ensemble des nombres
entiers est de même puissance que certains de ses sous-ensembles, avait déjà permis de remettre
en question le principe selon lequel « le tout est plus grand que chacune de ses parties » et que
l’on a pris pour longtemps pour le modèle même d’une proposition analytique et évidente 4.
Ensuite, il souligne que le principe d’identité trouve une limite manifeste dans des expressions
qui semblent le traduire dans le langage naturel. En effet, des tautologies apparentes comme
« les affaires sont les affaires », « la guerre est la guerre », « les enfants sont les enfants », sont
certes significatives mais n’expriment que de vérités contestables 5. De plus, il affirme que

1
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 239 ; cf. p. 241 à propos de la manière qui permet à Brentano de
dépasser l’idée de la garantie divine. D’une façon générale, Perelman décrit, dans « Evidence et preuve » (Rh, p.
181) cette première espèce de l’évidence dans les termes suivants : « L’évidence d’une proposition contingente
(…) se manifeste grâce à l’intuition résultant du contact direct avec un objet présent, contact qu’illustre le mieux
la connaissance introspective : que nous vivions, que nous soyons conscients, voilà des certitudes qui non
seulement n’ont pas besoin de preuve, mais sans lesquelles aucune démonstration ne serait possible » − c’est nous
qui soulignons.
2
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 240.
3
« Ni Descartes, no Locke, ne croyait à l’utilité ou même à la possibilité de prouver des propositions évidentes,
en quoi ils étaient contredits par Leibniz, qui, ne se contentant pas d’une connaissance intuitive des axiomes,
voulait qu’on les réduisît aux axiomes primitifs qu’il appelait les identiques. Ayant moins confiance dans
l’intuition des termes simples, que dans la nature du rapport unissant le prédicat au sujet, il voulait que toute
proposition primitive consistât dans une identité affirmant le caractère analytique de ce rapport », « Evidence et
preuve », Rh, p. 182 ; cf. aussi, « De l’évidence en métaphysique », CA, p. 240.
4
Cf. « Evidence et preuve », Rh, p. 182-183.
5
Cf. « Evidence et preuve », Rh, p. 183 et « De l’évidence en métaphysique », CA, p. 242.

91
« l’évidence des jugements analytiques présuppose l’univocité de leurs termes », or cette
exigence d’univocité n’est garantie que par « une convention concernant le maniement des
signes équiformes»1. Mais dans ce cas, le critère d’évidence se trouve réduit « à la confiance
dans le résultat de la manipulation des signes, contrôlable mécaniquement par des moyens
mécaniques, à partir des points de départ jugés indispensables, parce que prétendument
arbitraires »2. Enfin, dans la mesure où les logiciens modernes n’affirment plus l’évidence de
leurs premiers principes, se pose le problème de la signification qu’il faudrait accorder à
l’évidence des axiomes : « Ou bien ces axiomes sont (…) purement conventionnelles et
affirmés arbitrairement – si l’on accepte le principe de tolérance de CARNAP qui permet de
construire comme on veut les langues artificielles – ou bien ils sont commodes et utiles, parce
qu’ils rendent possibles une systématisation cohérentes de nos pensées et de nos actes : il ne
sont, en tous cas, plus nécessaires »3. D’où le risque d’aller tout droit « au scepticisme, à la
négation de tout savoir, à l’arbitraire de toutes les opinions, à la négation de toute logique et de
toute rationalité »4.

Relativement à la première espèce d’évidence, fondée sur l’idée d’un contact direct avec
un objet immédiatement présent à la conscience, la critique de Perelman se concentre
principalement sur les difficultés de la communication de cette évidence subjective au moyen
d’un langage qui ne s’impose jamais 5. En effet, pour les rationalistes partisans de cette
conception, l’évidence, qui est par principe indubitable, décrit le réel tel qu’il est ; et, ne pouvant
subir l’influence ni de l’espace ni du temps, elle est la même pour chacun être humain
normalement constitué. Les idées qu’elle révèle ne sont ni des créations individuelles ni
sociales, mais des vérités universelles et éternelles. Mais alors, comment devrait-on concevoir
le langage pour qu’il puisse servir à la communication de cette espèce d’évidence ? La réponse
réaliste : « Pour que l’évidence soit exprimable et communicable, sans risque d’erreur ni
d’équivoque, il faut que le langage soit calqué sur son objet, qu’il le reflète sans déformation,
que les distinctions et les liaisons linguistiques reproduisent celles du réel »6.

Une autre réponse est fournie par les philosophes nominalistes que Perelman groupe en
deux catégories, celle des mystiques et celle des empiristes, mais qui fondent tous le savoir, non
pas sur des intuitions rationnelles, mais sur des expériences indubitables. L’expérience

1
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 242.
2
« Evidence et preuve », Rh, p. 183.
3
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 242.
4
« Evidence et preuve », Rh, p. 184.
5
Cf. ER, p. 175.
6
« Opinions et vérité », Rh, p. 428.

92
extatique des mystiques, étant difficilement communicable, conduit inévitablement à un
scepticisme vis-à-vis de la pensée discursive. Les empiristes, qui eux aspirent à l’élaboration
d’un savoir, d’un système d’idées communicables, sont comme obligés de transposer « sur le
plan de l’expérience sensible les structures du rationalisme »1. Faisant des sensations le
fondement de la connaissance, et envisageant les faits comme des atomes du savoir, invariables
et entièrement indépendants des éléments individuels et sociaux, ils sont amenés, eux aussi, à
vouloir neutraliser l’intervention du langage : « Le langage serait, dans cette perspective, œuvre
humaine et arbitraire, mais n’aurait guère d’importance, car il serait purement conventionnel »2.

C’est donc parce que le rationalisme réaliste et l’empirisme nominaliste conçoivent tous
deux la connaissance comme contact direct entre le sujet et l’objet, qu’ils inclinent à envisager
le langage comme un voile dont il faut nécessairement rendre l’intervention aussi inoffensive
que possible3. Ce principe commun conduit d’ailleurs à récuser l’opposition traditionnelle entre
réalisme et idéalisme, car « dès qu’il y a évidence, rationnelle ou sensible, avec son double
caractère d’élément de connaissance et de manifestation authentique du réel, il n’y a pas lieu de
distinguer le sujet de l’objet »4.

Le projet, commun aux partisans de l’évidence, d’apprivoiser le langage peut-il


aboutir ? Perelman, et c’est là le noyau de sa critique, répond négativement. Il résume sa thèse
ainsi : « Toute preuve concerne une proposition ou, d’une façon plus générale, une thèse. Celle-
ci ne peut être fondée exclusivement sur une intuition, de quelque nature que ce soit »5 ;

1
« Opinions et vérité », Rh, p. 429 ; ainsi, « ce ne sont pas les idées claires qui, en se combinant en vérités
évidentes, constitueront le fondement ultime de tout savoir ; ce sont les sensations, données immédiates de
l’intuition sensible, qui fourniront les idées simples et garantiront l’existence de connexions entre idées. Les
sensations ne peuvent nous tromper, elles ne diffèrent pas d’individu à individu, du moins aussi longtemps qu’il
s’agit d’hommes normaux, et aucune formation préalable n’est nécessaire pour assurer la conformité des sensations
provenant d’un même objet, chez tous les observateurs se trouvant, par rapport à cet objet, dans la même situation.
Les traits permanents de la nature humaine expliqueront l’élaboration des idées en tant qu’impressions affaiblies ».
2
« Opinions et vérité », Rh, p. 430.
3
Ce but est réalisé « soit en imaginant un langage parfait dont les termes coïncident avec des essences objectives,
soit en le considérant comme un instrument purement conventionnel et qui n’influence en rien notre connaissance,
les différentes langues pouvant se traduire parfaitement et transmettant, sans ambiguïté, le même message.
L’important, quelle que soit la solution envisagée, est d’éliminer le rôle de cet élément perturbateur et de pouvoir
fonder, en fin de compte, une connaissance adéquate sur des intuitions évidentes », « De l’évidence en
métaphysique », CA, p. 247 − c’est nous qui soulignons.
4
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 247 ; dans « Opinions et vérité » (Rh, p. 431) : « Le sujet qui
éprouverait cette évidence serait, pour ainsi dire, transparent. Il sera ‘ouvert à l’être’ ; l’illumination qu’il fera subir
à l’être devra laisser ce dernier ‘en ce qu’il est et tel qu’il est’, elle ne lui fera subir l’influence déformante d’aucune
particularité du sujet connaissant. La connaissance qui ressent cette évidence ne serait-elle qu’un trou d’être, qu’un
néant, que le problème serait le plus facilement résolu, car on serait certain que l’idée coïncide infailliblement avec
l’objet de la connaissance ; dans ces conditions, la distinction traditionnelle entre l’idéalisme et le réalisme n’a
plus de sens ».
5
« Evidence et preuve », Rh, p. 192 – c’est nous qui soulignons. Remarquons immédiatement que cette prise de
position n’exclue pas purement et simplement le rôle de l’évidence du domaine de la connaissance ;c’est ce que
montre l’usage du mot « exclusivement » dans le passage cité ; Perelman l’affirme d’ailleurs expressément dans

93
autrement dit, « l’évidence fondée sur l’identité du sujet et de l’objet concerne une intuition,
qui peut être un fait vécu, mais ne fournit pas un jugement qui puisse prétendre à la vérité »1.

Une thèse ou un jugement, parce que c’est de ça qu’il s’agit en fin de compte, nécessitent
l’intervention du langage. Sans cette intervention, l’intuition reste ce qu’elle est, c’est-à-dire
une donnée unique, limitée dans le temps et entièrement subjective. C’est la communication au
moyen du langage qui assure l’aspect intersubjectif du savoir et distingue ce dernier du
mysticisme. Or, cette intersubjectivité présuppose « que l’on soit à même de contrôler, d’une
façon ou de l’autre, ce qui a fait l’objet de l’intuition d’autrui » ; il faut donc que le langage soit
compris et qu’il permette d’identifier la thèse qu’il énonce, non seulement pour celui qui est
privé de l’intuition dont il est fait état, mais aussi pour celui qui veut se réapproprier une
intuition qu’il avait éprouvée dans un certain moment du passé ; il résulte de tout cela « qu’une
assertion, quelle qu’elle soit, ne peut être identifiée avec l’intuition qu’elle est censée décrire »2.

Par ailleurs, contre le réalisme qui considère le langage comme un simple décalque de
structures préétablies, et contre le nominalisme qui n’y voit qu’une création arbitraire de
l’homme, Perelman conçoit le langage comme une œuvre humaine mais qui s’élabore au sein
d’une société. Le langage n’est donc pas nécessaire, une réalité qui s’impose de l’extérieur.
Mais ce n’est pour cela qu’il doit être considéré comme arbitraire. Car s’il peut être modifié,
c’est parce que les membres de la communauté où il est élaboré jugent qu’il y a des raisons
pour cette modification 3. Plus encore, dans la mesure où « tout langage est celui d’une
communauté », « les termes utilisés, leur sens, leur définition, ne se comprennent que dans le
contexte fourni par les habitudes, les façons de penser, les méthodes, les circonstances
extérieures et les traditions reconnues des usagers »4. S’il est maintenant acquis que le langage
n’est ni nécessaire, ni arbitraire, le choix de son emploi et l’usage qui en est fait ne sont donc
ni l’image d’une réalité objective ni une décision irraisonnée, mais plutôt, l’expression d’une
prise de position qui doit faire l’objet d’une justification argumentative.

Nous voyons immédiatement que la révélation du rôle éminent assuré par la médiation
du langage dans toute pensée humaine ne peut manquer de révéler l’importance de
l’argumentation dans cette pensée. La raison profonde en est que, si l’on cesse d’admettre la

un autre lieu : « ceci ne veut pas dire qu’une science puisse se passer de tout recours à l’intuition, quelle qu’elle
soit, et que les aveugles soient les mieux placés pour juger des couleurs »,« De l’évidence en métaphysique », CA,
p. 243.
1
« De l’évidence en métaphysique », CA, p. 243.
2
Cf. pour tous les éléments de ce paragraphe, « De l’évidence en métaphysique », CA, p. 243.
3
Cf. « Evidence et preuve », Rh, p. 192.
4
TA, p. 681.

94
validité absolue du critère de l’évidence, la différence entre vérité et opinion cesse d’être une
différence de nature et devient une différence de degré. En effet, la connaissance redevenue un
phénomène humain et située dans une tradition culturelle, sociale et historique, il n’ y a plus de
savoir objectif et impersonnel, et du coup « toutes les opinions deviennent plus ou moins
plausibles, et les jugements qui fondent cette plausibilité ne sont pas eux-mêmes étrangers à
toute controverse »1.

Le rejet du critère de l’évidence, en entraînant le rejet de l’absolutisme, conduit donc à


la réhabilitation de l’opinion et par conséquent de l’argumentation : parce qu’elle est le propre
de l’homme faillible, et en raison de la détermination historique et sociale que lui fait subir la
médiation du langage, la pensée ne peut plus proclamer légitimement le privilège d’une validité
qui s’impose universellement. Mais ce qui ne s’impose plus à tous, suite à la perte de son
fondement nécessaire, demanderait alors à être soutenu par des arguments et à être éclairé par
des controverses. Autrement, l’on verse dans l’arbitraire du scepticisme. Toute pensée, du
moment qu’elle n’est plus nécessaire et dans la mesure où elle refuse de s’effacer pour laisser
sa place à l’arbitraire, est donc une perspective qui est obligée d’élaborer et de présenter une
argumentation pour montrer son adéquation, sa pertinence et sa supériorité sur d’autres
perspectives possibles : ce qui n’est que contingent ne peut tirer sa rationalité que de l’arsenal
argumentatif fourni en sa faveur. Le pluralisme des perspectives étant ainsi la règle là où un
fondement absolu et impersonnel fait défaut, l’argumentation est le seul moyen à même de
justifier la préférence d’une perspective plutôt qu’une autre.

Ces dernières lignes nous conduisent en fait aux deux pôles qui encadrent toute la
pensée de Perelman, à savoir, d’un côté, l’idée que le pluralisme est non seulement légitime
mais qu’il est également irréductible, et de l’autre, l’idée que l’argumentation est non seulement
utile mais qu’elle est en même temps indispensable. Nous pensons que ces deux idées, qui
constituent pour ainsi dire l’aboutissement de l’œuvre critique de la nouvelle rhétorique, trouve
leur cadre d’ancrage le plus adéquat dans un article de 1949, intitulé « Philosophies premières
et philosophie régressive ». Et ceci nous conduit à affirmer non seulement que, à partir de cette

1
« Opinions et vérité », Rh, p. 432.La réhabilitation de l’opinion signifie principalement le rejet de l’idée d’un
savoir absolu et parfait, objectif et impersonnel, qui s’imposerait de lui-même, c’est-à-dire indépendamment de
l’argumentation. En récusant la confiance que la grande tradition métaphysique de l’Occident accordait au critère
de l’évidence, et qui justifiait le mépris de l’opinion, Perelman est amené à concevoir la connaissance non pas
comme parfaite mais comme perfectible, non pas comme un ensemble de vérités dont la rationalité est garantie
une fois pour toutes mais comme cet ensemble d’opinions qui nous semblent être les « plus assurées et les mieux
éprouvées ». La connaissance, dans cette perspective, cesse d’être ce produit, évident et universellement admis,
d’une raison conçue comme une faculté « éternellement invariable et complètement élaborée », pour devenir un
simple phénomène humain, toujours situé dans le contexte de la tradition culturelle d’une société à une époque de
l’histoire, et qui nécessite un effort, toujours à renouveler, de justification et de motivation.

95
époque, Perelman était devenu suffisamment conscient de la nécessité d’orienter ses recherches
vers un tournant rhétorique, mais aussi qu’il était déjà suffisamment conscient du fait que le
tournant rhétorique est solidaire d’une remise en cause de la métaphysique et de l’épistémologie
classiques. Nous pensons même que, sur le plan général de la conception de la pensée, cet article
de 1949 avait atteint un degré d’abstraction qui fournit la perspective la plus générale à partir
de laquelle nous pouvons comprendre l’ensemble de la nouvelle rhétorique : il offre à la fois le
cadre dans lequel s’insèrent facilement toutes les critiques adressées ultérieurement à certaines
philosophies particulières (le platonisme, le cartésianisme, l’empirisme, etc.) 1, et les raisons qui
justifient le rejet d’un critère ultime pour le savoir ; il permet également de déterminer
positivement et de façon plus précise le cadre conceptuel et philosophique qui, seul, peut doter
une théorie de l’argumentation de légitimité et lui rendre sa fécondité et sa pertinence 2.

Dans cet article, Perelman oppose à toutes les philosophies qu’il qualifie de premières
une conception régressive de la pensée. Notons immédiatement que l’enjeu de cette distinction
était d’expliciter le fondement théorique à la fois du dogmatisme moniste et du scepticisme
relativiste et de proposer une conception de la pensée à même de dépasser ces deux formes
également antinomiques d’une rationalité ouverte qui, en reconnaissant son aspect situé,
introduit au sein même de l’idée de raison les notions de désaccord, de discussion et donc
d’argumentation.

Perelman appelle philosophie première « toute métaphysique qui détermine les premiers
principes 3 (…) et s’efforce de prouver qu’ils constituent une condition de toute problématique
philosophique, qu’ils sont des principes absolument premiers »4. Qu’elle prenne son point de
départ dans l’être, la connaissance ou la valeur, une philosophie première est toujours à la

1
Voici comment il faut, à notre sens, interpréter la portée de cet article : en partant de l’idée que l’exclusion de
l’argumentation est consubstantielle de toute conception limitative de la raison, il ne s’agit pas seulement
d’attaquer précisément telle ou telle philosophie (le cartésianisme, l’empirisme…etc.) et donc la façon particulière
par laquelle chacune de celles-ci en arrive à imposer son propre type de limitation de la raison, mais d’aller encore
plus loin en affirmant que les diverses philosophies, qui excluent le raisonnement argumentatif, ne sont en fait que
des formes particulières d’une seule et même conception de la philosophie, c’est-à-dire de celle qui n’envisage la
philosophie que comme philosophie première.
2
Lambros Couloubaritsis avait donc bien raison de partir de cet article, avant d’analyser les idées du TA, pour
dégager les fondements métaphysiques de la nouvelle rhétorique. Cf. « Les fondements métaphysiques de la
nouvelle rhétorique », Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, pp. 367-379 (voire surtout p. 370 où l’auteur,
indiquant un passage qui révèle le rôle de l’adaptation et de l’adhésion dans la pensée, écrit : « Nous tenons en
fait, en cet endroit, l’émergence même des fondements métaphysiques de la nouvelle rhétorique, manifestés non
pas implicitement mais explicitement »).
3
Soulignons que ses premiers principes peuvent désigner une réalité, une connaissance ou une valeur selon que
l’on accorde le primat à l’ontologie, à l’épistémologie ou à l’axiologie. Mais dans tous ces cas, c’est-à-dire que
l’on identifie la métaphysique à l’ontologie, à l’épistémologie ou à l’axiologie, cette métaphysique, dans la mesure
où elle considère son point de départ comme fondamentalement premier, constitue toujours une philosophie
première.
4
« Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 155 − c’est nous qui soulignons.

96
recherche d’un critère ultime qui lui permet de justifier dans l’absolu la primauté de l’élément
qu’elle met à la base de son système ; et pour cet effet, elle procède par dépassement des
conditions concrètes et se base sur une intuition ou une évidence dont l’acquisition fournit le
fondement inébranlable pour le développement progressif des déductions subséquentes 1.

Faisant ainsi état d’un être nécessaire, d’une vérité première ou d’une valeur absolue,
c’est-à-dire d’un point de départ stable et définitif, la philosophie première en arrive à réclamer
une validité universelle, inconditionnelle et même absolue2. Toute philosophie première est dès
lors considérée comme quelque chose d’achevé, de parfait, c’est-à-dire comme n’étant plus
susceptible d’aucun ajout, d’aucun développement. Il en résulte un dogmatisme qui, absorbé
dans son autosuffisance, se soustrait à toute discussion 3. Ce dogmatisme a comme corollaire
une conception étriquée et absolutiste de la raison et du raisonnement ; car, toute philosophie
première considère le primat de ses principes comme valant « non seulement en fait, mais
encore en droit ». C’est-à-dire qu’elle met en avant non pas une validité située historiquement
et conditionnée socialement et culturellement, mais une primauté qui dépasse toutes les
circonstances contingentes 4.

Les philosophies premières ont fait l’objet de plusieurs critiques 5 qui expliquent le
discrédit de la métaphysique et l’apparition des philosophies antimétaphysiciennes qui « nient

1
Perelman souligne, dans ce cadre, un fait « paradoxale » qui caractérise souvent les philosophies premières.
Celles-ci sont, en effet, à la fois individualistes et universalistes : elles partent « des évidences d’un seul esprit pour
les déclarer universellement valables » (Ibid. p. 160). C’est-à-dire que le penseur, dans les philosophies premières,
« se base sur une intuition ou une évidence, donc sur un fait psychologique, pour affirmer la validité universelle,
inconditionnelle et même absolue, accordée au contenu de cette intuition ou de cette évidence » (p. 158). Et c’est
pour cette raison que Perelman parle, pour qualifier ces philosophies premières, de « dépassement des conditions
concrètes de vérification », de la violence qui est faite à l’aspect social de la connaissance et de la négligence de
l’aspect historiquement conditionné du savoir. Cf. aussi sur ce point, « De l’évidence en métaphysique », CA, p.
236-248 ; « Evidence et preuve », Rh, p. 179-195.
2
« L’affirmation qu’il existe des premiers principes dans toute philosophie, s’identifie trop rapidement avec un
absolutisme, selon lequel ces principes fourniront un point de départ, inévitable et irréfragables, à toute vision du
monde, point de départ qui s’imposerait par sa nécessité et son évidence à toute pensée philosophique lucide »,
« Réponse à une enquête sur la métaphysique », CA, p. 250.
3
« Ce qui est considéré comme parfait, achevé, est, par définition, imperfectible, indépendant de toute expérience
ultérieure, de toute nouvelle découverte, de toute nouvelle méthode, de toute confrontation avec les opinions
d’autrui, de toute discussion avec les hommes », « Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 160.
4
« Quand, en philosophie première, on parle des exigences de la raison, c’est au non d’une conception non
empirique, mais absolutiste de la raison. Quand on y affirme des nécessités logiques, c’est préalablement à toute
idée positive de la logique », Ibid. p. 158.Cf. aussi, « Réponse à une enquête sur la métaphysique », CA, p. 250.
5
les non spécialistes, c’est-à-dire ceux qui jugent la philosophie de l’extérieur, ont surtout déploré « l’incapacité
dont les métaphysiciens faisaient preuve à se mettre d’accord sur ce qui devait être considéré comme évident et
nécessaire » (« Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 162) ; les philosophies premières,
chacune avançant ses principes et dédaignant les principes concurrents des autres, entrent ainsi dans une lutte
constante et impitoyable où « chacune, par son existence même, constitue un défi à toutes celles auxquelles elle
s’oppose » (p. 156) ; Elles « fournissent ainsi le spectacle d’une pluralité de dogmatismes opposés » (p. 162). Par
contre, ceux qui examinent les systèmes métaphysiques de l’intérieur reprochent aux philosophies premières « leur
incapacité à construire un système cohérent qui, une fois les principes établis, rende compte suffisamment de tout
le donné de l’expérience » (p. 162).

97
l’existence de tout absolu, de tout inconditionnel, de tout principe premier »1. Seulement, est-
ce suffisant de se poser comme adversaire de la métaphysique pour ne pas en faire ? Est-il
suffisant de s’opposer aux métaphysiciens pour se poser en antimétaphysicien ?

Pour Perelman, toute philosophie qui nie le caractère absolu des premiers principes doit
fournir en faveur de cette négation des raisons qui ne soient pas entachées des mêmes défauts
qu’elle critique dans les philosophies premières. Ce n’est donc pas assez de critiquer la
prétention du dogmatisme métaphysique à pouvoir s’ériger sur des principes premiers et
absolument valides, surtout quand cette critique est justifiée par des raisons qui supposent
encore, comme c’était très souvent le cas dans les différentes formes historiques des
philosophies sceptiques et relativistes, « la validité de principes premiers et inconditionnels »,
et « qui [ont] le tort supplémentaire de n’être pas exprimés »2. Comment peut-on donc critiquer
l’absolutisme et le dogmatisme des philosophies premières sans tomber sous le coup de sa
propre critique ?

Pour Perelman, la solution qui semble être la plus sérieuse consiste, non pas à lutter
contre une philosophie première en avançant une autre philosophie première, et non pas aussi
à s’opposer aux philosophies premières à partir d’une philosophie antimétaphysique
inconsciente de ses suppositions métaphysiques 3, mais à se placer dans le point de vue d’une
« philosophie ouverte », c’est-à-dire d’une « métaphysique qui prend le contre-pied de toute
philosophie première »4. Et c’est justement une pareille métaphysique que Perelman qualifie du
nom de philosophie régressive5.

1
Ibid. p. 162.
2
Ibid. p. 163. En effet, selon Perelman, le scepticisme purement négatif ne s’éloigne pas vraiment de la ligne de
pensée des philosophies premières. Car, pour se justifier, il ne fait avancer que l’inexistence d’un fondement absolu
à même d’asseoir une connaissance parfaite. Mais en faisant ainsi dépendre toute connaissance d’un tel fondement
absolu, il rejoint l’idéal de connaissance poursuivi par les philosophies premières qui sont justement constamment
en recherche d’un roc inébranlable sur lequel elles pourront construire leurs systèmes de pensée : « Depuis
PARMÉNIDE, la métaphysique classique se présente comme un savoir absolu (…). Le courant sceptique qui, tout
au long de son histoire, a combattu les prétentions de la métaphysique, n’a pas mis en cause cet idéal absolutiste,
mais a uniquement douté de la possibilité de le réaliser », « De l’évidence en métaphysique », CA, p. 236 − c’est
nous qui soulignons.
3
Au début de son article, Perelman évoque la « très intéressante étude » d’Everett W. Hall (intitulée
« Metaphysics » et parue dans Twentieth century Philosophy, New York, 1947, pp. 145-194), où sont analysées
las assomptions métaphysiques de 4 espèces de positivisme (Mach, Comte, Watson, Carnap), pour illustrer l’idée
qu’« il ne suffit pas de se déclarer adversaire de la métaphysique pour ne pas en faire », « Philosophies premières
et philosophie régressive », Rh, p. 154.
4
Ibid. p. 156.
5
La philosophie régressive reconnait son aspect métaphysique dans la mesure où elle comporte, elle aussi, « l’étude
du statut des propositions fondamentales concernant l’être, la connaissance et l’action » (Ibid. p. 157-158).
Remarquons seulement que le mot métaphysique est pris ici dans un sens élargi. Dans ce sens, la métaphysique
« n’est donc plus seulement l’étude des vérités premières, mais l’examen du statut des principes, qu’on les
considère ou non comme des vérités premières », (p. 158). Ce qui veut dire que l’on est dans la métaphysique
chaque fois qu’il s’agit de problèmes concernant les fondements de la pensée. Il est toujours indispensable, dans

98
La différence qui distingue ces deux sortes de pratiquer la philosophie ne consiste pas
dans le caractère métaphysique ou non de l’une et de l’autre, mais dans la manière d’apprécier
leurs points de départ. En effet, alors que toute philosophie première considère ses principes
comme fondamentalement premiers, comme un point de départ irréfragable, une vérité
absolument et universellement valide, « la philosophie régressive considère ses axiomes, ses
critères et ses règles, comme le résultat d’une situation de fait, et leur accorde une validité
mesurée par les fait qui ont permis de les éprouver »1 : elle conçoit ces principes fondamentaux
toujours en rapport avec les faits qu’elle systématise et explique. Le fondamental signifie donc
ici, non pas un acquis assuré définitivement, mais simplement « un fait, plus important peut être
que les autres, mais toujours contingent »2. Ne s’appuyant plus sur un roc inébranlable (un être
nécessaire, une vérité première ou une valeur absolue, suivant que la métaphysique est une
ontologie, une épistémologie ou une axiologie), la philosophie régressive est tenue à une
certaine modestie qui lui impose le devoir de dialoguer et de confronter les diverses idées.

Dans « Réponse à une enquête sur la métaphysique »3, Perelman revient sur cette
question et précise sa position en nuançant davantage son propos. Il y soutient que, tout en
refusant l’usage traditionnel de la notion de métaphysique, il n’est pas adversaire de toute
métaphysique4. Les principes métaphysiques qu’il accepte ne sont donc pas des points de départ
inévitables de toute philosophie, mais seulement l’aboutissement d’une analyse des thèses que
présuppose une philosophie déterminée. Or, dans la mesure où il est possible de prolonger
indéfiniment cette analyse régressive, les principes auxquels on s’arrête sont des principes qui
varient « avec le contexte historique, les convictions du philosophe et de celles de son milieu,
les problèmes que cette philosophie se propose de résoudre et l’orientation donnée aux solutions

toute philosophie, de commencer par certaines données, des points de départ qu’elle considère comme
incontournables. Toute analyse admet des axiomes qu’elle pose ou qu’elle suppose. En cela, la philosophie
régressive ne diffère pas de la philosophie première. Toutes les deux se développent à partir de certains points de
départ : chacune d’elles progresse à partir de ce qu’elle considère comme fondamental et premier.
1
Ibid. p. 157 − c’est nous qui soulignons ; « la philosophie régressive s’oppose au statut accordé par les
philosophies premières à l’être nécessaire, à la vérité première et à la valeur absolue » (p. 163).
2
Ibid. p. 158.
3
Il s’agit d’une réponse à une enquête sur la philosophie proposée par la revue « Giornale di Metafisica » à
l’occasion de son vingtième anniversaire et qui avait paru en 1965 dans le n° 4-6.
4
L’usage traditionnel de la métaphysique se caractérise chez Perelman par deux confusions : la première consiste
à « conclure de la nécessité d’un fondement métaphysique en philosophie au fait que c’est l’ontologie,
l’épistémologie ou l’axiologie qui constituerait cette science des premiers principes » ; la seconde consiste à
affirmer que les principes métaphysiques sont des principes « catégoriques, qu’aucun être de raison ne pourrait
récuser » ; voici la position de Perelman sur ce point : « l’idée que l’on ne peut se passer de métaphysique me
semble acceptable si l’on est disposé, à la fois, à ne pas tirer de cette affirmation la nécessité de l’absolutisme et à
ne pas identifier a priori les premiers principes de toute métaphysique avec ceux d’une branche particulière de la
philosophie » ; cf. « Réponse à une enquête sur la métaphysique », CA, p. 250-251.

99
apportées »1. Il en ressort que « la métaphysique des philosophies régressives (…) s’affirme
sans fards comme une métaphysique située »2.

Pour caractériser plus précisément la philosophie régressive, Perelman fait appel aux
quatre principes de la Dialectique de Ferdinand Gonseth 3, à savoir le principe d’intégralité,
celui de dualité, celui de révisibilité et celui de responsabilité. Mais avant d’exposer ces
principes, nous tenons à préciser le sens de cette référence à Gonseth qui est effectivement une
référence éminemment problématique. N’oublions pas en effet que les réflexions de ce dernier
portaient sur l’activité scientifique, mathématique principalement. En fait, nous considérons
que cet aspect problématique disparaît immédiatement si l’on comprend qu’il s’agit moins, chez
Perelman, de suivre le modèle scientifique que de s’inspirer du renouveau de la théorie de la
connaissance scientifique pour donner un nouveau souffle au rationalisme.

Ce point est explicitement établi dans un article de 1950, intitulé « La quête du


rationnel »4. L’idée de Perelman, dans cet article, est la suivante : le rationalisme aurait abouti
à une impasse si les partisans de l’empirisme logique avaient eu raison, si donc il y a lieu de
fonder le savoir sur des éléments derniers et irréductibles (des énoncés protocolaires, des faits
ou des perceptions), bref si le savoir n’est pas un processus historique et dialectique. Or, c’est
justement cet aspect historique et dialectique de la connaissance qui se trouve magistralement
dégagé et souligné par les efforts des dirigeants de la revue Dialectica et qui se trouve inséré,
chez eux, dans une nouvelle conception de la connaissance scientifique 5.

Ce fait que l’activité scientifique se trouve ainsi présentée sous une nouvelle lumière
permet de penser que le projet du rationalisme peut être sauvegardé et repris avec de nouvelles

1
Ibid. p. 252 ; dans le même sens (p. 251) : « Les principes métaphysiques auxquels on s’arrête, pour y voir le
fondement du système, sont des principes qui, dans leur contexte, paraissent suffisamment assurés au philosophe
pour qu’il puisse les présenter comme tels à tout être qu’il considère comme raisonnable. Mais ce qui paraît assuré
et mérite le nom de premier principe, pour un philosophe, peut nécessiter un approfondissement, un recul vers
d’autres principes, pour un autre philosophe, spécialement s’il vit dans un autre contexte historique, culturel et
social ».
2
Ibid. p. 252.
3
Cf. Dialectica, 6, pp. 123-124 (voir note 4 dans « Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 177).
4
Cf. Rh, pp. 301-312. Notons que cet article est paru dans Étude de philosophie des sciences, en hommage à F.
Gonseth, Éditions du Griffon, 1950.
5
Dans la perspective de cette conception, « le rôle du savant ne consiste pas, tout simplement à se soumettre à des
évidences. Ce qui caractérise l’activité des créateurs, dans le domaine scientifique, c’est leur réaction devant
l’obstacle, devant la difficulté, devant le problème, la manière dont ils aménagent l’ensemble du savoir acquis
pour y introduire des éléments nouveaux qui se présentent comme incompatibles avec le système de pensée
antérieurement admis. C’est alors qu’ils doivent choisir les solutions les plus adéquates (…). Le savant n’est plus,
dans cette perspective, cet être anonyme qui n’a qu’à s’incliner devant les réponses que lui fournit la nature ; le
savant créateur est un être complet qui s’engage par son activité, qui pèse, qui choisit, qui décide. L’activité
scientifique n’est plus celle d’un spectateur (…). Il n’y a plus, en dernier ressort, de critère impersonnel – une
nature, une évidence, un calcul automatique – qui dispensent le chercheur de prendre ses responsabilités », « La
quête du rationnel », Rh, p. 304-305 – c’est nous qui soulignons.

100
conceptions, non pas en appliquant automatiquement tout ce qui vaut pour la connaissance
scientifique au domaine philosophique, mais seulement en s’inspirant des conclusions du
nouveau rationalisme scientifique et en en écartant ce qui ne vaut que pour lui. Nous voyons
immédiatement que Perelman est loin d’assimiler la philosophie à la science 1. Son objectif est
en fait celui de s’appuyer sur les avancées indéniables de son temps en matière de théorie de la
connaissance pour relancer la quête du rationnel : « Les critères du rationnel ne sont plus ni
intemporels ni impersonnels, comme dans la conception cartésienne, mais en nous inspirant des
analyses contemporaines de la pensée scientifique, nous pensons pouvoir présenter une
conception nouvelle du rationnel, qui reste néanmoins dans la tradition humaniste du
rationalisme classique »2.

Ayant ainsi montré le sens et la portée qu’il faut donner à la référence à Gonseth, et à
travers lui à une certaine théorie contemporaine de la connaissance, nous pouvons maintenant
reprendre la présentation de la conception perelmanienne de la philosophie régressive, et
notamment des principes qui la caractérisent.

Le premier principe, qui est celui d’intégralité, impose de tenir compte de la totalité de
l’expérience qui se présente et de coordonner cette expérience de manière à ce que les faits de
départ soient intimement solidaires des principes qui doivent les expliquer. Il « affirme le
caractère systématique de toute philosophie, dont l’idéal est celui de l’unification de la totalité
du savoir »3. Le principe de dualité, par contre, affirme le caractère incomplet, inachevé et
ouvert de tout système de pensée. Cet aspect d’imperfection, impliqué dans toute construction
philosophique, fait que celle-ci soit « toujours susceptible d’une amplification et d’une nouvelle
rectification »4 et rend nécessaire la discussion et la confrontation des vues.

La conjugaison de ces deux principes constitue, dans l’esprit de Perelman, la


caractéristique même de la philosophie régressive : celle-ci est le produit de l’effort continu de

1
Cf. sur ce point, par exemple, « Le rôle de la décision dans la théorie de la connaissance », Rh, p. 421, où Perelman
condamne sévèrement la généralisation automatique et systématique de la méthode scientifique : « Vouloir
transposer dans les domaines les plus divers du savoir des méthodes éprouvées en mathématique et en physique –
et encore des conceptions idéalisées et figées de ces méthodes – c’est se condamner souvent à la stérilité ».
2
« La quête du rationnel », Rh, p. 311 ; ce que Perelman retient pour lui de l’analyse contemporaine des sciences
mathématiques et physiques, c’est « la dissociation de l’idée de raison de critères et de conceptions qui lui étaient
traditionnellement associés dans la pensée philosophique : rejet du critère de l’évidence, des conceptions qui
rattachent le rationnel aux propositions nécessaires et à la connaissance a priori » (p. 306) ; il s’appuie donc sur
l’épistémologie de son temps pour répudier de la conception d’une raison impersonnelle et absolue, et pour ouvrir,
par ce fait même, un nouvel horizon pour le projet rationaliste, considérablement affaibli par le positivisme logique.
Sur les limites d’une transposition automatique dans le domaine philosophique des conclusions résultant de
l’analyse de la connaissance scientifique, cf. p. 307-310
3
« Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 165.
4
Ibid. p. 164.

101
plusieurs esprits qui, dans le débat et la discussion, tendent à systématiser l’ensemble des
données qui se présentent à eux, dans des constructions qui restent toujours ouvertes aux
rectifications futures. Et c’est ainsi qu’à la pluralité des philosophies premières, l’on ne peut
opposer qu’une seule philosophie régressive. Car, alors que les premières tendent à élaborer
des systèmes achevés et parfaits, incapables de rendre toujours compte des nouvelles
expériences, de s’entendre et de s’adapter, la philosophie régressive se déploie sous la forme
d’une pensée ouverte qui conçoit la rectification, non pas comme une négation, mais plutôt
comme l’occasion de mettre ses principes à l’épreuve en vue de les mieux adapter à de nouvelles
expériences. D’où le principe de révisibilité qui « affirme qu’aucune proposition du système ne
se trouve, apriori, à l’abri d’une révision »1.

Seulement, ce principe de révisibilité n’affirme qu’une question de principe. Ce n’est


que lorsque le système semble rencontrer des éléments nouveaux dont il est incapable de rendre
compte qu’il va falloir procéder à une révision à même de rétablir la performance du système.
L’application du principe de révisibilité suppose dons l’existence de raisons impérieuses de la
faire. Et lorsque ce sera le cas, « l’adaptation de la pensée à la nouvelle situation sera l’œuvre
d’un homme qui aura réfléchi aux différentes possibilités qui se présentent et qui aura choisi,
en connaissance de cause, et en pleine responsabilité »2. D’où le principe de responsabilité qui,
exigeant la pertinence du choix effectué et le caractère averti de la décision prise, ramène toute
œuvre de pensée dans sa dimension proprement humaine, donc située et limitée. Car, en
effet, « c’est l’homme en dernière instance, qui est juge de son choix, et d’autres hommes, ses
collaborateurs et ses adversaires, jugent à la fois de ce choix et de l’homme qui a choisi »3.

Le principe de responsabilité signifie que le chercheur, le philosophe, s’engage en


élaborant sa pensée, en décidant du sens et de l’orientation de celle-ci, en tranchant une
question. Dans l’élaboration ou l’adaptation d’un système de pensée, l’élément humain
s’introduit en mettant en jeu sa compétence, son milieu, sa formation, bref sa responsabilité.
Néanmoins, et comme le philosophe est toujours forcément appelé à choisir lorsqu’il s’agit des
problèmes concernant les fondements, il faut souligner que ce choix n’est ni nécessaire ni
arbitraire.

Il n’est pas nécessaire, car, dans une philosophie régressive, il ne s’agit pas de tirer,
selon une stricte logique, les conséquences des principes admis comme absolument valides. En

1
Ibid. p. 165.
2
Ibid. p. 166 − c’est nous qui soulignons.
3
Ibid. p. 167.

102
l’absence d’une connaissance parfaite, nécessaire et absolue, d’une vérité première devant
laquelle toute raison ne pourrait que s’incliner, le choix reste libre et l’intervention humaine ne
pourrait être remplacée par une machine. D’autre part, le choix du chercheur n’est pas arbitraire
et sa décision n’est pas absurde : « Ce qui influence sa décision, comme celle des autres, ce sont
des arguments dont il doit lui-même apprécier la valeur »1. Dans toute œuvre de pensée, le
chercheur, pour obtenir l’adhésion des autres chercheurs, aura toujours à justifier son choix, à
fournir les raisons qui lui semblent à même de soutenir la préférence qu’il accorde à tel choix
et non pas à un autre2.

Le penseur jouit certes, dans le choix de son attitude, d’une liberté, mais d’une liberté
raisonnée. Et c’est pour cette raison que « la philosophie régressive affirme que, au moment où
le philosophe commence sa réflexion, il ne part pas du néant, mais d’un ensemble de faits qu’il
ne considère ni comme nécessaires, ni comme absolus, ni comme définitifs, mais comme
suffisamment assurés pour lui permettre d’asseoir sa réflexion »3. Dans la perspective du
principe de responsabilité, la pensée n’est donc ni automatique ni arbitraire, c’est-à-dire ni
dogmatique ni sceptique.

La philosophie régressive, en se posant comme pensée ouverte et responsable, c’est-à-


dire libre et raisonnée, offre une alternative à la fois au dogmatisme et au scepticisme. Car il
convient de se rendre compte de ce que le scepticisme négatif ne se caractérise pas uniquement
par sa négation de l’existence d’un critère absolu, mais aussi par la croyance selon laquelle il
serait impossible de décider en l’absence d’un tel critère. En faisant dépendre le choix d’un
critère qui le rendrait nécessaire, le scepticisme s’inscrit « dans la ligne de pensée des

1
Ibid. p. 167.
2
En résumé, la philosophie régressive s’oppose aux philosophies premières en opposant à l’idéal d’une
connaissance parfaite, l’idéal d’une connaissance perfectible ; à l’idéal de perfection, l’idéal de progrès ; à la
connaissance dogmatique, la connaissance dialectique ; à la rigidité qui oscille entre « l’arbitraire complet et la
nécessité inéluctable », l’ouverture et la souplesse d’une pensée qui « n’est jamais ni complètement désorientée ni
complètement soumise à ordre nécessaire » ; aux principes éternels, des faits toujours situés dans un devenir
historique ; « à la recherche d’éléments simples, évidents, rationnels, absolus, de catégories nécessaires de
l’esprit », la conscience « du caractère imparfait et inachevé de toute connaissance, de l’imprécision, de
l’équivoque et de la confusion des notions, dont on peut jamais dire qu’elles ont été définitivement éclaircies, dont
le sens ne peut pas être considéré comme invariable et fixé absolument, indépendamment de la problématique dans
laquelle elles se présentent » ; à la lutte constante et au combat impitoyable des dogmes, le désir de la discussion
et de la confrontation des idées ; au sentiment de défaite lors d’une crise de fondement, la réjouissance de
l’occasion qui, en se présentant, offre la possibilité d’un approfondissement bénéfique ; au confort de la stabilité,
l’audace et le courage d’affronter les bouleversement de l’instabilité ; cf. pour l’ensemble des éléments et des
fragments utilisés dans ce paragraphe, Ibid. p. 174-176.
3
Ibid. p. 169.

103
philosophies premières ». Et c’est pour cette raison que l’on peut dire que « le dogmatisme et
le scepticisme s’opposent, tous les deux, au principe de responsabilité »1.

Le principe de responsabilité, qui conserve au penseur son pouvoir d’arbitrage, mais qui
lui impose d’avoir de bonnes raisons pour décider sans lui permettre pour autant d’affirmer que
ses raisons soient absolument nécessaires, présente l’avantage majeur de montrer que l’œuvre
d’une pensée fondamentale se déploie sous l’égide, non pas du vrai, mais du préférable, c’est-
à-dire suivant « une forme d’argumentation examinée déjà par Aristote, et qui n’est rien que la
rhétorique des anciens »2. Seule donc la perspective rhétorique peut rendre compte d’une pensée
qui n’est ni nécessaire ni arbitraire3.

Qu’est-ce qu’il faudrait maintenant tirer de cette distinction entre philosophies


premières et philosophie régressive ? La conclusion majeure est, pensons-nous, ce fait que la
détermination précise de la théorie de l’argumentation ne peut se réaliser uniquement sur la
base de la dénonciation et de la critique. L’idée d’une philosophie première étant élevée au rang
d’obstacle suprême à la possibilité d’une théorie de l’argumentation, il en ressort que cette
théorie ne peut se concevoir qu’à partir d’une conception autre de la philosophie, c’est-à-dire
de celle qui envisage toute philosophie, non comme première, mais comme régressive. La
notion de philosophie première, par le fait même qu’elle permet de polariser et de condenser
les critiques entreprises dans des écrits ultérieurs à 1949 contre des antimodèles particuliers de
l’argumentation, s’avère être en même temps la notion qui permet de dessiner le cadre théorique
et conceptuel à partir duquel une théorie positive du discours argumentative devient une option
sérieuse. La nouvelle rhétorique de Perelman cesse dès lors d’être seulement une œuvre de
destruction et de négation, pour devenir une construction positive : elle ne fait plus que
s’opposer mais commence à se poser concrètement comme quelque chose qui possède une
identité propre4.

1
Ibid. p. 168.
2
Ibid. p. 167. Perelman ajoute pour préciser que « seule la rhétorique, et non la logique, permet de comprendre la
mise en œuvre du principe de responsabilité. En logique formelle, une démonstration est probante ou ne l’est pas,
et la liberté du penseur est hors cause. Par contre, les arguments dont on se sert en rhétorique influencent la pensée,
mais ne nécessite jamais son adhésion » (p. 168).
3
Outre cette référence à la rhétorique, Perelman souligne que cette perspective d’une pensée ouverte incite à « se
demander, si après avoir pendant des siècles cherché le modèle de la pensée philosophique dans les mathématiques
et les sciences exactes, on ne serait pas bien inspiré en la comparant à celle des juristes, qui doivent tantôt élaborer
un droit nouveau tantôt appliquer le droit existant à des situations concrètes », Ibid. p. 168.
4
La positivité de l’identité propre de la nouvelle rhétorique consiste donc dans le fait que celle-ci ne se pose pas
uniquement en s’opposant mais propose une alternative contre ce à quoi elle s’oppose. Mais comme la manière
avec laquelle on détermine l’obstacle préfigure et éclaire souvent le type de solution qu’on lui propose, nous
pensons que, outre ceci que les volets négatif et positif sont ainsi intimement liés au point qu’il serait complètement
inadéquat de négliger leur interaction dialectique, il est hautement utile de toujours garder à l’esprit ce qui est
critiqué pour bien comprendre ce qui est proposé.

104
La première manifestation de la positivité de la théorie de l’argumentation consiste dans
le fait qu’elle se réclame d’une conception régressive de la pensée. L’affirmation de cette
positivité est loin d’être une affirmation vide de sens, car, comme la notion de philosophie
première implique une conception absolutiste de la raison qui, elle, conduit ou bien au
dogmatisme ou bien au scepticisme, le fait de se réclamer d’une philosophie régressive signifie
justement que l’on avance une conception qui, parce qu’elle considère la pensée et la raison
comme situées historiquement, offre la possibilité d’une troisième voie permettant d’éviter et
de dépasser et le dogmatisme et le scepticisme.

Soulignons également que l’idée d’une raison historique n’est pas, chez Perelman, une
idée complètement indéterminée. En effet, comme le savoir n’est plus conçu chez lui comme
un ensemble de vérités impersonnelles et éternelles, mais plutôt comme l’ensemble des
opinions les plus éprouvées et les plus assurées aux yeux d’hommes responsables de leurs
jugements, la raison historique signifie précisément cette raison qui se manifeste dans les
argumentations diverses qui viennent appuyer le savoir dès que celui-ci cesse de s’imposer par
lui-même. Si donc la troisième voie de Perelman présente déjà un aspect positif, c’est en ce
sens précis qu’elle révèle la nécessité de développer, dans le sillage de la tradition dialectique
et rhétorique, une théorie générale de l’argumentation qui serait adéquate avec une conception
régressive de la pensée et qui serait pertinente eu égard à l’idée de raison historique que cette
conception implique.

II. L’aspect affirmatif de la nouvelle rhétorique

Pour donner corps à la théorie générale de l’argumentation et accentuer ainsi encore


davantage sa positivité, Perelman dispose certes d’un appui considérablement solide, celui que
constituent tous les éléments qu’il a retrouvés en renouant avec le modèle de la rationalité
d’Aristote et avec la tradition qui, de l’époque romaine à la Renaissance, avait prolongé et
développé ce modèle dans des traités de dialectique et de rhétorique. Il est à préciser toutefois
que cette inscription de la théorie de l’argumentation dans la tradition d’un modèle ancien ne
signifie aucunement que celle-ci n’est rien d’autre qu’une reprise fidèle, mécanique et aveugle,
d’une vieille discipline, la dialectique ou la rhétorique.

En effet, si Perelman se réjouit du modèle argumentatif des anciens, d’Aristote


particulièrement, il n’en demeure pas moins vrai que ce modèle est loin d’être, pour lui,

105
complètement satisfaisant. Mais, notons aussi que les amendements que Perelman juge
nécessaire d’apporter à ce modèle s’insèrent tous dans ce que nous avons appelé le cadre général
de la reprise d’Aristote, celui d’une conception large de la raison qui, en spécifiant et en
délimitant les domaines de la démonstration analytique et de l’argumentation dialectique,
fournit la possibilité de résoudre rationnellement les problèmes impliquant des décisions et des
choix. Ce point est, jugeons-nous, très important, étant donné que c’est lui qui nous permet
d’affirmer que ces amendements sont moins la manifestation d’une déformation et d’une
infidélité que d’un prolongement novateur qui vise une plus grande cohérence dans les positions
adoptées.

Dans la perspective de cette lecture, il s’avère que le rapport avec Aristote est non
seulement un rapport de fidélité aveugle, mais aussi et surtout un rapport qui, n’éliminant pas
le devoir de revoir de façon critique plusieurs éléments de sa pensée, est en même temps un
rapport d’authenticité et d’originalité. Dans les lignes qui suivront, nous tenterons d’illustrer ce
rapport de façon encore plus claire en étudiant deux points : 1) l’instrument de l’argumentation
est une nouvelle rhétorique, 2) l’argumentation est une œuvre de justification.

1. La nouvelle rhétorique : un instrument fournissant le cadre unitaire de l’argumentation

La nouvelle rhétorique « prolonge, tout en l’amplifiant, celle d’Aristote »1. Mais que
signifie ici « amplifier » ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord répondre à cette autre
question : qu’est-ce qui justifie et que signifie le fait de qualifier la théorie générale de
l’argumentation comme une nouvelle rhétorique et non pas comme une nouvelle dialectique ?
En fait, si la revalorisation des arguments dialectiques, qui est la principale acquisition de la
reprise de la rationalité aristotélicienne, semble dicter un rapprochement avec la dialectique et
non pas avec la rhétorique, Perelman affirme néanmoins que plusieurs raisons incitent à adopter
le rapprochement avec la rhétorique2.

1
ER, p. 18. Cf. aussi LJ, p. 105 où Perelman définit la rhétorique « en prolongeant et en développant la définition
d’Aristote » − c’est nous qui soulignons.
2
Cf. TA, pp. 6-7 et ER, pp. 18-19. Précisons d’ailleurs que la question du rapport qu’il faut établir entre dialectique
et rhétorique est capitale pour Perelman. Dans le 1er chapitre de l’ER, il commence justement, après avoir évoqué
Roland Barthes qui exigeait de lire la rhétorique en rapport avec les disciplines voisines (Grammaire, Logique,
Poétique et Philosophie), par insister sur le fait que « pour bien situer la rhétorique et mieux la définir, il faut
également préciser ses rapports avec la dialectique » (p. 13 − c’est nous qui soulignons). Dans l’Avant-propos de
ce même livre, il précise dans le dernier paragraphe que c’est le réexamen de ces rapports qui « élucidera les
rapports de la nouvelle rhétorique avec la théorie de l’argumentation » (ER, p. 13 − c’est nous qui soulignons).

106
D’abord, il y a la confusion et les fluctuations de sens liées à l’usage du mot dialectique
dans la terminologie philosophique au fil du temps 1. Le sens de la dialectique ayant fortement
changé, surtout depuis Hegel, « il n’en est pas de même du mot rhétorique dont l’usage
philosophique est tellement tombé en désuétude que l’on n’en trouve même pas mention dans
le vocabulaire de la philosophie de A. Lalande »2. Mais la raison la plus importante, qui − aux
yeux de Perelman − motive davantage le choix d’un rapprochement avec la rhétorique, est liée
« à l’esprit même dans lequel l’Antiquité s’est occupée de dialectique et de rhétorique »3. Ce
que Perelman reproche à cet esprit, c’est qu’il n’a pas exploité l’idée que les opinions sont des
thèses susceptibles d’une adhésion variable, alors même qu’il considérait la dialectique comme
art de raisonner à partir d’opinions généralement acceptées. Ce point est très important pour la
compréhension d’une théorie générale de l’argumentation qui est conçue comme une nouvelle
rhétorique. Car ce qu’il met en jeu, c’est précisément le statut de l’objet de l’argumentation.
Cette critique perelmanienne de l’esprit antique suggère que le type même du rapport qu’il
faudrait établir entre dialectique et rhétorique dépend dans une large mesure de la
compréhension de ce statut. Or, selon Perelman, c’est de cette compréhension que les anciens,
y compris Aristote, se sont montrés incapables : « On dirait que le statut de l’opinable est
impersonnel et que les opinions ne sont pas relatives aux esprits qui y adhèrent »4.

Ainsi, et dans la mesure où « cette idée d’adhésion et d’esprits auxquels on adresse un


discours est essentielle dans toutes les théories anciennes de rhétorique »5, il en ressort que si
l’on vise, dans le cadre d’une théorie de l’argumentation, à souligner le lien qui unit les preuves

1
En effet, selon L. Couloubaritsis, « le terme ‘dialectique’ est l’un de ces mots dont les philosophes n’ont pas cessé
d’user depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, l’enrichissement de sens tellement différents qu’on ressent aujourd’hui
un profond embarras lorsqu’on songe à l’utiliser » ; et avant d’évoquer comme exemple le cas de Perelman, cet
auteur écrit : « dès lors, on comprend sans peine qu’au moment où la philosophie contemporaine entreprit un retour
spectaculaire à la méthodologie aristotélicienne, elle ait eu beaucoup de scrupule à en faire usage », « Dialectique,
rhétorique et critique chez Aristote », in De la métaphysique à la rhétorique, M. Meyer (dir.), p. 103.Dans le même
sens, Paul Foulquié écrit dans La dialectique (Paris, PUF, 1949, p. 124) : « Les mots n’évacuent jamais
complètement les significations successives qu’on leur a attribuées au cours des âges. De là, de vagues échos
contradictoires qui se répercutent dans notre esprit quand nous entendons parler de dialectique (…). Dialectique
ne rend pas un son claire ; c’est un mot ambigu » − c’est nous qui soulignons. De son côté, André Lalande (dans
Vocabulaire technique et critique de la philosophie) ne manque pas lui aussi, au terme de son exposé des
différentes acceptions du terme « dialectique », de souligner en guise de « critique » que « ce mot a reçu des
acceptions si diverses qu’il ne peut être utilement employé qu’en indiquant avec précision en quel sens il est pris.
Encore y a-t-il lieu de se méfier, même sous cette réserve, des associations impropres qu’on risque d’éveiller
ainsi ».
2
TA, p. 7. Dans son article « De la preuve en philosophie », Perelman résume cette première raison en faveur de la
prédilection de la rhétorique dans les termes suivants : « Le domaine dont nous voudrions revivre l’étude théorique
est celui des preuves qu’Aristote appelait dialectiques et que, à cause du sens que l’on associe au mot
« dialectique » dans la pensée contemporaine, nous préférons qualifier de rhétoriques », Rh, p. 317.
3
TA, p. 7.
4
TA, p. 7 − c’est nous qui soulignons.
5
TA, p. 7.

107
qu’Aristote appelle dialectiques à l’idée d’un auditoire qui reçoit ces preuves et en apprécie la
force, il sera plus pertinent d’établir un rapprochement avec la rhétorique et non pas avec la
dialectique. Et ce rapprochement acquerra, de ce fait, le sens d’une prise de position
fondamentale pour la définition de l’argumentation : « Notre rapprochement avec cette dernière
[la rhétorique et non pas la dialectique] vise à souligner le fait que c’est en fonction d’un
auditoire que se développe toute l’argumentation »1.

La théorie générale de l’argumentation définit donc son champ par une double référence.
D’un côté, elle se rapproche de la dialectique qui porte sur les raisonnements à partir des
opinions ; de l’autre, elle se rapproche de la rhétorique qui vise à persuader un auditoire. Mais
en s’appelant nouvelle Rhétorique, et non pas une nouvelle Dialectique, elle réalise une
amplification du domaine de la rhétorique de sorte que « l’étude de l’opinable des Topiques
pourra, dans ce cadre, s’insérer à sa place »2. Cette amplification, loin de remettre en cause le
modèle de la rationalité aristotélicienne, est un geste qui, en s’appuyant plutôt sur ce modèle
qui sépare les domaines de la démonstration et de l’argumentation, propose une configuration
qui permet de mieux situer et les Topiques et la Rhétorique d’Aristote. En effet, dans cette
configuration, ces deux traités sont considérés comme s’occupant l’un et l’autre de
l’argumentation ; la seule différence qui les distingue consiste dans le type d’auditoire que
chacun vise à influencer 3.

Maintenant, il faut souligner que cette amplification du domaine de la rhétorique ne peut


se réaliser qu’aux prix de toute une série d’amendements qu’il faudrait apporter à la rhétorique
des Anciens et d’Aristote principalement (A). Le souci majeur qui préside à ces amendements
consiste essentiellement à confirmer l’insertion commune de la dialectique et de la rhétorique
dans une vision de l’argumentation qui, pour accentuer l’opposition de celle-ci avec la
démonstration portant sur la vérité, établit un lien intime entre l’opinion et l’auditoire qui la
reçoit. Il s’agit donc, avec la nouvelle rhétorique, d’insister sur l’idée que c’est l’adhésion d’un
auditoire à une opinion qui constitue la préoccupation fondamentale de l’argumentation. Et
comme l’adhésion d’un auditoire à une opinion n’est rien d’autre que le fait d’accorder sa
préférence à cette opinion plutôt qu’à une autre, il en ressort que l’argumentation est, au bout
du compte, une affaire de jugement de valeur. Pour Perelman, c’est précisément l’introduction

1
TA, p. 7.
2
TA, p. 7.
3
Cf. « raison éternelle, raison historique », JR, p.99.

108
de cette notion de jugement de valeur qui permet de doter la théorie de l’argumentation d’un
cadre unitaire (B).

A. Amendement de la rhétorique ancienne

Selon Perelman, « l’objet de la rhétorique des Anciens était, avant tout, l’art de bien
parler en public de façon persuasive : elle concernait donc l’usage du langage parlé, du
discours, devant une foule réunie sur la place publique, dans le but d’obtenir l’adhésion de celle-
ci à une thèse qu’on lui présente »1.

La première rectification que Perelman apporte à cette conception de la rhétorique


consiste à étendre l’objet de cette dernière au-delà du langage parlé pour embrasser la totalité
des formes du discours visant à persuader. Pour justifier cet élargissement, Perelman précise
qu’il procède en logicien qui veut comprendre le mécanisme de la pensée, la structure de
l’argumentation, et que, pour cette raison, il n’y a pas lieu de limiter la rhétorique à l’étude de
la communication orale2. À partir de ce point de vue, l’on peut dire que la rhétorique a pour
objet l’étude de toute sorte de communication, orale comme écrite, qui se développe sous la
forme d’une argumentation à partir de preuves dialectiques. Soulignons que l’élargissement de
l’objet de la rhétorique pour englober la forme écrite du discours n’entraîne pas la disparition
ou la diminution du rôle de l’auditoire 3. En effet, il ne faut jamais oublier que tout écrit s’adresse
lui aussi à un auditoire. Car bien que « l’absence matérielle des lecteurs peut faire croire à
l’écrivain qu’il est seul au monde», il n’en demeure pas moins vrai que « son texte soit toujours
conditionné, consciemment ou inconsciemment, par ceux auxquels il prétend s’adresser »4.

1
TA, p. 7 − c’est nous qui soulignons.
2
Cf. TA, p. 8. Les préoccupations de Perelman ne sont pas celles d’un maître d’éloquence intéressé par la formation
des praticiens, mais celles d’un théoricien qui « se place au point de vue de la nature de la preuve », et qui, de ce
fait, considère que « la manière dont s’effectue la communication avec l’auditoire n’est évidemment pas
essentielle », « De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 317. Remarquons par ailleurs que cette amplification du
domaine de la rhétorique n’en est cependant pas moins une restriction : tout ce qui est relatif à l’action oratoire
[qui désigne « l’ensemble des techniques de l’oral, comprenant le travail de la voix et des attitudes corporelles,
autrement dit l’art de ‘faire passer’ un discours devant un public », J. J. Robrieux, Op. Cité. p. 17 ; cf. aussi, O.
Reboul, Introduction à la rhétorique, pp. 77-78] se trouve du même coup entièrement négligé : « Je m’intéresse
aux divers arguments en tant qu’éléments de preuve, destinés à convaincre et à persuader, sans attacher de
l’importance au fait qu’ils sont présentés oralement ou par écrit, ce qui me fera négliger entièrement tout ce qui
est relatif à l’action oratoire » (« Une théorie philosophique de l’argumentation » dans Rh, p. 243). Mais il faut
préciser ici Perelman ne rejette pas l’étude de l’action oratoire parce qu’elle est inutile, mais seulement parce
qu’elle est étudiée autre part ; en effet, dans le TA (p. 8), Perelman précise : « Nous négligerons la mnémotechnique
et l’étude du débit ou l’action oratoire ; ces problèmes sont du ressort des conservatoires et des écoles d’art
dramatique ; nous nous dispenserons de leur examen » − c’est nous qui soulignons.
3
Déjà en 1950, Perelman avait écrit : « Notons une fois pour toutes, que si notre terminologie utilise les termes
d’« orateur » et d’« auditoire » c’est simple commodité d’exposition, et qu’il faut englober sous ces vocables tous
les modes d’expression verbale, tant parole qu’écriture », « Logique et rhétorique », Rh, p. 79 − c’est nous qui
soulignons.
4
TA, p. 9.

109
Une autre conséquence qui découle du fait de se placer au point de vue de la nature de
la preuve est de ne pas se préoccuper de l’aspect psychologique du processus argumentatif.
Perelman reconnaît bien que l’argumentation « pourrait sans doute faire l’objet d’une recherche
psychologique, vu que le résultat auquel tendent ces argumentations est un état de conscience
particulier, une certaine intensité d’adhésion »1. Effectivement, comme l’argumentation vise
l’obtention d’une action efficace sur les esprits, rien n’empêche qu’elle soit traitée dans une
perspective psychologique, celle précisément de la psychologie expérimentale « où des
argumentations variées seraient mises à l’épreuve devant des auditoires variés, suffisamment
bien connus pour que l’on puisse, à partir de ces expériences, tirer des conclusions d’une
certaines généralité »2.

Néanmoins, comme ce qui préoccupe Perelman n’est précisément que « saisir l’aspect
logique » des preuves fournies pour obtenir un état de conscience particulier, il s’ensuit que son
but est bien différent de « celui qu’une psychologie qui s’attacherait aux mêmes phénomènes
se proposerait d’atteindre »3. Il rejette ainsi l’approche psychologique pour deux raisons
principalement. D’abord, parce que ses investigations ont pour visée de « caractériser les
diverses structures argumentatives ». Cette visée est donc préalable à toute tentative de mettre
à l’épreuve l’efficacité argumentative. Ensuite, parce qu’il n’admet pas que la méthode
expérimentale soit suffisante et adéquate pour « déterminer la valeur des argumentations dans
les sciences humaines, en droit et en philosophie »4.

La deuxième rectification apportée à l’ancienne rhétorique consiste à rejeter la limitation


de l’auditoire à une foule réunie sur une place. En effet, pour Aristote, « la fonction de la
rhétorique est de traiter des sujets dont nous devons délibérer et sur lesquels nous ne possédons
point de techniques, devant des auditeurs qui n’ont pas la faculté d’inférer par de nombreux
degrés et de suivre un raisonnement depuis un point éloigné »5. Ce passage présente la fonction
homélique de la rhétorique6 : contrairement aux analytiques qui ont pour objet le vrai et

1
« Logique et rhétorique », Rh, p. 65.
2
TA, p. 12.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 65. D’ailleurs, cette exclusion de la dimension psychologique constitue une
raison qui explique pourquoi et en quoi le but de la Nouvelle rhétorique est plus limité que celui de la Rhétorique
d’Aristote. En effet, « N’oublions pas, dit Perelman, que certains chapitres de sa Rhétorique [celle d’Aristote]
appartiendraient nettement, aujourd’hui, au domaine de la psychologie », tandis que ce qui intéresse Perelman ne
dépasse pas l’étude des « argumentations par lesquelles on nous convie d’adhérer à une opinion plutôt qu’à une
autre », « Logique et rhétorique », Rh, p. 78.
4
TA, p. 12.
5
Rhétorique, I, 1357a.
6
Ce passage rappelle d’ailleurs cet autre passage qui affirme que : « Le discours selon la science appartient à
l’enseignement, et il est impossible de l’employer ici, où les preuves et les discours doivent nécessairement en
passer par les ‘notions communes’ », Rhétorique, I, 1355a.

110
spécialement le nécessaire, la rhétorique a pour objet l’opinable, sa fonction est de fournir, en
puisant dans les opinions communes, les arguments qui entraîneraient l’adhésion d’un auditoire
incapable de suivre un raisonnement savant et compliqué.

Par cet aspect, la rhétorique acquiert certes une légitimité, une raison d’être. Et c’est
indéniablement déjà une avancée considérable pour une discipline en quête de légitimité. Mais
cela ne satisfait pourtant pas Perelman, parce que c’est ce fait de prendre la rhétorique pour une
simple technique à l’usage du vulgaire qui a entraîné son discrédit et son déclin aux yeux des
philosophes1. Le Gorgias de Platon, dont on sait à quel point il a marqué l’opinion des
philosophe sur la rhétorique, illustre on ne peut mieux cette affirmation 2.

Pour Perelman, la spécificité de la rhétorique provient, non pas de la spécificité d’un


auditoire, à savoir l’auditoire que constituent les ignorants, mais de la spécificité du domaine
sur lequel porte son discours. Remarquons que cette position est celle d’Aristote lui-même
lorsqu’il affirme, dans le même passage sur la fonction de la rhétorique, que « nous ne
délibérons que sur les questions qui sont manifestement susceptibles de recevoir deux solutions
opposées »3. Nous voyons ici le genre de fluctuations que présentent les formulations
d’Aristote. Ce sont ces fluctuations qui imposent à celui qui envisage un retour à la
méthodologie aristotélicienne de procéder aux rectifications que son point de vue exige. Un
exemple éclairant, qui va dans le même sens de Perelman, est celui d’O. Reboul qui, conscient
lui aussi des embarras que suscitent les formulations aristotéliciennes, se réfère, pour rendre
compte de ce que serait la signification profonde de la rhétorique chez le Stagirite, au même
passage de l’Ethique à Nicomaque sur le mathématicien et le rhéteur que Perelman évoque
souvent. Et, sur la base de cette référence, il considère que « la rhétorique n’est donc pas la
preuve du pauvre. Elle est l’art de se défendre en argumentant dans des situations où la
démonstration n’est pas possible, ce qui impose de passer par des ‘opinions communes’, qui ne
sont pas des opinions vulgaires, mais ce que chacun peut trouver par son bon sens, dans des
domaines où rien ne serait moins scientifique que d’exiger des réponses scientifiques »4.

La rhétorique étant ainsi conçue, il ne demeure plus justifié de réduire l’auditoire de


l’argumentation à la « foule », aux vulgaires et aux ignorants. Mais il y a une autre raison qui
s’oppose à cette réduction. Elle découle de ce que le fait de montrer que « les mêmes techniques

1
« Remarquons tout de suite que cette conception qui fonde la rhétorique sur l’ignorance et sur le probable, à
défaut du vrai et du certain (…) la met, de prime abord, dans un état d’infériorité qui expliquera son déclin
ultérieur », « Logique et rhétorique », Rh, p. 73.
2
Cf. ER, pp. 169-170, et « De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 318.
3
Rhétorique, I, 1357a.
4

111
d’argumentation se retrouvent à tous les niveaux, à celui de la discussion autour d’une table
familiale, comme à celui du débat dans un milieu très spécialisé »1, rend légitime et de bonne
méthode d’admettre que des argumentations puissent être adressées à toute espèce d’auditoires
et non pas uniquement à un public d’ignorants2. Contrairement donc à Aristote qui « souligne
que la rhétorique a pour tâche de gagner l’adhésion d’un auditoire non spécialisé et qui n’est
pas capable de suivre un raisonnement compliqué », la position de Perelman est de considérer
qu’ « une argumentation persuasive ou convaincante peut s’adresser à n’importe quel auditoire,
qu’il s’agisse de savants ou d’ignorants, que l’on s’adresse à une personne, à un petit nombre
ou à l’humanité tout entière »3.

Parallèlement à ces gestes d’amplification de la portée de l’argumentation, la nouvelle


rhétorique opère une restriction considérable sur les moyens de persuasion 4. Cette restriction
consiste à ne considérer que les moyens discursifs, c’est-à-dire les techniques qui utilisent le
langage pour persuader et convaincre5. Ceci a pour conséquence que la nouvelle rhétorique
exclut de son champ d’étude tout mode d’action sur les esprits qui, pour obtenir leur adhésion
à une affirmation, prêche d’exemple sans rien dire ou recourt à l’expérience 6, la violence ou la
caresse7, ou aux diverses techniques de conditionnement utilisées dans le cadre d’une

1
TA, p. 10 ; « La vie quotidienne, familiale ou politique, nous fournira à foison des exemples d’argumentation
rhétorique. L’intérêt de ces exemples journaliers sera dans les rapprochements qu’ils permettent avec les exemples
pris dans l’argumentation la plus élevée des philosophes et des juristes », « Logique et rhétorique », Rh, p. 99 ;
« la thèse de Perelman est que les techniques argumentatives sont les mêmes à la télévision, à la table, au Tribunal,
dans les affaires », Lionel Bellenger, L’argumentation (principes et méthodes), p. 13.
2
« … ne m’intéressant pas plus particulièrement, comme la rhétorique classique, aux discours adressés en public
à un auditoire réuni sur l’agora ou le forum, j’étends les recherches de la théorie de l’argumentation à tous les
auditoires imaginables », « une théorie philosophique de l’argumentation » dans Rh, pp. 243-244 − c’est nous qui
soulignons.
3
LJ, p. 107 − c’est nous qui soulignons. Remarquons de passage que cette position constitue par ailleurs une autre
raison qui explique le geste perelmanien qui fait glisser la dialectique vers un contexte rhétorique. Perelman
n’ignore pas qu’Aristote « avait opposé la rhétorique à la dialectique », en ce sens que « celle-ci s’intéresse aux
arguments utilisés dans une controverse, ou une discussion avec un seul interlocuteur, alors que la rhétorique
concerne les techniques de l’orateur, s’adressant à une foule réunie sur la place publique », ER, p. 19. Mais il est
évident que cette opposition ne peut persister dans une perspective qui ne fait pas sienne la limitation de l’auditoire
à une espèce particulière, mais envisage les discours adressés à toute espèce d’auditoire. Ceci constitue d’ailleurs
une autre raison pour parler, avec la nouvelle rhétorique, d’une amplification de la rhétorique ancienne : « Comme
(…) la discussion avec un seul interlocuteur ou même la délibération intime relèvent, selon nous, d’une théorie
générale de l’argumentation, l’on comprend que l’idée que nous avons de l’objet de notre étude déborde largement
celui de la rhétorique classique », TA, p. 8.
4
« Nous précisons (…) que nous ne croyons pas utile, actuellement, de nous intéresser à tous les facteurs qui
influencent l’assentiment et que notre but sera, à certains égards, plus limité que celui de la Rhétorique d’Aristote »
« Logique et rhétorique », Rh, p. 78.
5
Cf. LJ, pp. 105-106, et TA, pp. 10-11.
6
« Nous exclurons, en premier lieu, l’appel à l’expérience –externe ou interne. Rien de plus efficace, sans doute,
que de dire à autrui : « Regarde et tu verras » ou « observe-toi et tu ressentiras ». Nous ne considérons point cela
comme de l’argumentation », « Logique et rhétorique », Rh, p. 64.
7
« Il est d’autres procédés pour obtenir l’adhésion qui seront également exclus de notre étude ; ce seront ceux que
nous appellerons d’actions directe, la caresse ou la gifle, par exemple », « Logique et rhétorique », Rh, p.65.

112
propagande. Cependant, quand l’un de ces procédés est mis en œuvre par le langage, comme
dans le cas d’une menace ou d’une promesse1, il devient difficile de ne pas s’y intéresser.
L’exclusion ne touche donc que ces modes d’action pour lesquels aucun usage du langage n’est
fait : la rhétorique vise à persuader uniquement au moyen du discours. Une dernière exclusion
concerne les preuves extra-techniques des anciens2 dont Perelman précise qu’elles n’entrent
dans son étude de l’argumentation que « lorsqu’il y a désaccord au sujet des conclusions que
l’on en peut tirer »3.

1
« Dès que l’on raisonne sur la gifle ou la caresse, dès qu’on la promet ou la rappelle, nous serons en présence de
procédé d’argumentation relevant de nos investigations », « Logique et rhétorique », Rh, p. 65.
2
Voici comment Aristote définit ces preuves : « J’entends par extra-techniques, celles qui n’ont pas été fournies
par nos moyens personnels, mais étaient préalablement données, par exemple, les témoignages, les aveux sous la
torture, les écrits, et autres du même genre », Rhétorique, I, 1355b.
3
TA, p. 11. Au sujet de ces exclusions, une précision s’impose. Une bonne introduction à celle-ci est cette
affirmation de G. Vannier selon laquelle Perelman aurait dilaté le primat aristotélicien de l’invention « jusqu’à
faire disparaître l’opposition entre les arguments ‘techniques’ et ‘non techniques’ » ; autrement dit, la Nouvelle
rhétorique de Perelman ne trahit certes pas la Rhétorique d’Aristote en accordant à l’invention une importance
absolue sur le style, la présentation du discours et sa mise en ordre [Car, « On sait (…) que les deux premiers livres
de la Rhétorique [d’Aristote] sont consacrés à ‘ce dont les preuves proviennent’, et que la tradition appellera
l’invention (heuresis en grec, et inuention en latin). N’occupant que le troisième livre de l’ouvrage, le style (lexis),
mais aussi la présentation du discours (hypocrisis) et sa mise en ordre (taxis) sont en comparaison des parties de
moindre importance », G. Vannier, Argumentation et droit, p. 46], mais s’en éloigne « radicalement » en tendant
à considérer, contrairement à l’enseignement d’Aristote qui « limite en réalité l’invention aux arguments dits
‘techniques’, c’est-à-dire purement rhétoriques », les arguments extra-techniques comme « pleinement
rhétoriques » [Cf. pour l’exposé entier de cette critique, Vannier, Argumentation et droit, p. 46-47]. Nous pensons
que cette affirmation ne rend pas justice aux propos de Perelman qui dit clairement que, en principe, les preuves
extra-techniques ne constituent pas des moyens de preuve qui relèvent de l’argumentation (elles ne sont donc pas
« pleinement rhétoriques ») : Elles n’y rentrent que dans la mesure où elles deviennent contestables. Lorsque les
lois, les contrats ou les témoignages invoqués devant le tribunal ne suscitent aucune controverse, ils sont considérés
comme ne relevant pas du champ argumentatif de la rhétorique. Mais, dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsqu’il
y a lieu d’établir d’abord un accord à leur sujet, la théorie de l’argumentation s’en ressaisirait inévitablement. Nous
avons déjà souligné que la violence et la caresse, qui ne représentent évidemment pas des argumentations, peuvent
revêtir cependant un aspect argumentatif, notamment lorsque, perdant leur caractère matériel et brut, elles sont
insérées dans un discours sous la forme d’une menace ou d’une promesse. L’exemple de l’expérience qui établit
des faits objectifs est encore plus significatif. Perelman affirme clairement que lorsque « le fait (…) s’impose (…),
nous sortons de la rhétorique », car, dit-il, « l’argumentation cède le pas à l’expérience » ; on n’argumente donc
pas contre un fait objectif, c’est-à-dire « reconnu unanimement comme tel » (« Logique et rhétorique », Rh, p. 84-
85). Lorsque l’expérience établit incontestablement des faits indiscutables, elle est à utiliser comme preuve
contraignante; mais si tel n’est pas le cas, elle devient l’objet d’une controverse qui donne lieu à des argumentations
qu’il faut étudier [« Mais l’expérience brute sera, bien des fois, jugée insuffisante comme moyen de preuve ; l’un
des interlocuteurs le récusera, et dès lors, la question se posera de savoir si la perception en question doit être
admise ou non comme fait. L’argumentation au sujet des interprétations de l’expérience entrera en jeu, et les
procédés utilisés pour convaincre l’adversaire feront évidemment partie de notre champ d’étude. Ce sera le cas dès
que le marchand prétend défendre la blancheur d’un brillant où l’acheteur voit des reflets jaunâtres, dès que le
psychiatre s’oppose aux hallucinations de son malade, dès que le philosophe expose ses raisons pour refuser
l’objectivité à l’apparence », (« Logique et rhétorique », Rh, p. 64-65)]. Perelman ne fait donc pas disparaître
purement et simplement l’opposition entre les preuves extra-techniques qu’il faut « utiliser » et les preuves
techniques qu’il faut « inventer ». Autrement dit, il ne dit pas que les preuves extra-techniques sont toujours aussi
rhétoriques que les preuves techniques. Il dit seulement que, lorsqu’elles sont contestables ou contestées, elles
deviennent, de fait, une partie de l’argumentation rhétorique. Encore une fois, remarquons que cette façon de
procéder s’inscrit parfaitement dans la ligne de l’idée d’Aristote selon laquelle « nous ne délibérons que sur les
questions qui sont manifestement susceptibles de recevoir deux solutions opposées » (Rhétorique, I, 1357a).

113
Ainsi, la nouvelle rhétorique « couvre tout le champ du discours visant à convaincre ou
à persuader, quel que soit l’auditoire auquel il s’adresse, et quelle que soit la matière sur
laquelle il porte »1. Son rapport à l’ancienne rhétorique peut être schématisé comme le rapport
du genre à l’une de ses espèces. Car alors que celle-ci était conçue comme l’étude des
techniques d’action par le langage parlé sur une foule non spécialisée, la nouvelle rhétorique
« comporte l’étude de l’ensemble des développements argumentatifs visant à persuader »2. En
plus de l’objet traditionnel de l’ancienne rhétorique, elle s’intéresse « au dialogue socratique, à
la dialectique, telle qu’elle a été conçue par Platon et Aristote, à l’art de défendre une thèse et
d’attaquer celle de l’adversaire, dans une controverse »3. Bref, elle couvre tout le champ investi
par les preuves dialectiques, c’est-à-dire tout le domaine de l’argumentation.

B. Le cadre unitaire de l’argumentation

Outre toutes ces rectifications, soulignons que la critique la plus fondamentale à


l’encontre de la Rhétorique d’Aristote réside dans l’affirmation que celle-ci, dans la mesure où
elle « fonde la rhétorique sur l’ignorance et sur le probable, à défaut du vrai et du certain », « ne
fait aucune place au jugement de valeur »4. Pour Perelman, Aristote semble méconnaître que
les prémisses des discours rhétoriques sont des jugements de valeur susceptibles d’une adhésion
dont l’intensité est variable, d’où d’ailleurs, et c’est là une autre critique formulée par Perelman
envers Aristote, la confusion qu’il semble faire entre l’opinable et le vraisemblable 5 et le fait
qu’il ait incliné la rhétorique plutôt vers une logique du vraisemblable 6.

Nous avons également déjà souligné que le problème fondamental qui présidait au
programme de recherche de Perelman était celui des jugements de valeur, celui d’un fondement
rationnel en matière de choix et de décisions. La réhabilitation de la rhétorique ne peut dès lors
se faire sans y introduire cette notion de jugement de valeur. L’introduction de la notion de
jugement de valeur dans la pensée rhétorique permet, à la fois, d’éclairer le discours rhétorique
et la notion même de jugement de valeur. Elle éclaire le discours rhétorique en lui attribuant un
objet ; on dira alors que la rhétorique porte, non pas sur le vrai, mais sur des jugements de

1
ER, p. 19.
2
« De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 317 − c’est nous qui soulignons.
3
LJ, p. 108.
4
« Logique et rhétorique », Rh, p. 73 − c’est nous qui soulignons.
5
Ibid. p. 73.
6
Ibid. p. 77.

114
valeur1. Elle éclaire, d’un autre côté, la notion de jugement de valeur en révélant son aspect
rhétorique et en permettant ainsi de déterminer plus précisément ses caractéristiques.

Envisagée donc à partir de la notion de jugement de valeur, « l’étude de la rhétorique,


dit Perelman, pourrait être reprise sur de nouveaux frais »2. L’aspect le plus marquant de la
nouveauté de la Nouvelle rhétorique étant alors le fait qu’elle détermine le discours rhétorique
comme discours portant sur des jugements de valeur. Par cette détermination, nombre
d’hésitations, de fluctuations et de contradictions qui marquaient les positions des Anciens, dont
Aristote lui-même, au sujet de l’objet et de la fonction de la rhétorique, seront dans une large
mesure éclairées et dépassées.

L’une des principales et immédiates conséquences de la détermination de la rhétorique


comme discours des jugements de valeur, est de permettre, d’abord, de comprendre et de rendre
compte des difficultés auxquelles les Anciens faisaient face lorsqu’il s’agissait de déterminer
les genres oratoires, ensuite, de soulever ces difficultés en vue de fournir à la rhétorique un
cadre unitaire.

Dans sa Rhétorique, Aristote a distingué trois genres oratoires selon le rôle réservé à
l’auditeur dans chaque genre3 : « Or, dit-il, il faut nécessairement que l’auditeur soit ou
spectateur ou juge, et que le juge prononce ou sur le passé ou sur l’avenir, celui qui prononce
sur l’avenir, c’est, par exemple, le membre de l’assemblée ; celui qui prononce sur le passé, le
juge ; celui qui prononce sur le talent de l’orateur, le spectateur ; il y a donc nécessairement
trois genres de discours en rhétorique : le délibératif, le judiciaire, l’épidictique »4.

Le sens donné par les théoriciens anciens de la rhétorique à cette distinction tripartite
des genres est considéré par Perelman comme l’un des facteurs qui ont contribué ultérieurement
à la désagrégation et à la dégénérescence de la rhétorique. Il est aussi porteur d’une fausse
conception des effets de l’argumentation et de son but.

1
« Le domaine par excellence de l’argumentation, de la rhétorique et de la dialectique, est celui où interviennent
des valeurs », ER, p. 176.
2
« Logique et rhétorique », Rh, p. 74 − c’est nous qui soulignons.
3
Cf. sur ce sujet, par exemple, Jean Jacques Robrieux, Op. Cité, pp. 15-16 ; Philippe Breton et Gilles Gautier, Op.
Cité, p. 22-24.
4
Rhétorique, I, 1358b ; « Dans le genre délibératif, l’orateur conseille ou déconseille, et son avis conclut à ce qui
semble le plus utile. Dans le genre judiciaire, il accuse ou défend en vue de décider du juste. Dans le genre
épidictique, il loue ou il blâme, et son discours se rapporte au beau et au laid », ER, p. 32. « Le délibératif porte
sur l’utile et concerne les moyens d’obtenir l’adhésion des assemblées politiques ; le judiciaire porte sur le juste et
concerne l’argumentation devant les juges ; l’épidictique, tel qu’il est représenté par le panégyrique de Grecs, et
la laudatio funebris des Latins, porte sur l’éloge et le blâme, le beau et le laid », « Logique et rhétorique », Rh, p.
74.

115
Les genres délibératif et judiciaire étaient considérés, par ces théoriciens, comme le
champ de prédilection de l’éloquence pratique dans la mesure où ils sont le lieu d’un vrai débat
entre deux adversaires. En effet, les plaideurs, comme les hommes politiques, cherchent, sur
des matières controversées, à défendre par une argumentation appropriée des thèses opposées
ou même contradictoires, en vue de gagner l’adhésion d’un auditoire 1. Dans le genre
épidictique, un orateur solitaire présente, sur des matières non controversées, un discours que
personne ne conteste. Les auditeurs sont considérés comme de simples spectateurs, le discours
comme un spectacle de théâtre. La visée de ce genre ne consistait, pour les théoriciens, que dans
la mise en valeur des orateurs 2 en fonction de la valeur esthétique de leurs discours.

Dans cette conception, « le genre épidictique semble relever plus de la littérature que de
l’argumentation »3. Et « c’est ainsi que la distinction des genres a contribué à la désagrégation
ultérieure de la rhétorique, car les deux premiers genres ont été annexés par la philosophie et la
dialectique, le troisième ayant été englobé dans la prose littéraire »4. D’autre part, le peu de
valeur accordé au genre épidictique révèle une fausse conception de l’argumentation. En effet,
seule une conception qui limite l’action argumentative à la production de résultats purement
intellectuels peut méconnaître l’importance argumentative du discours épidictique. Or, dans la
conception de la nouvelle rhétorique, l’argumentation est envisagée surtout dans ses effets
pratiques, et étant ainsi « tournée vers l’avenir, elle se propose de provoquer une action ou d’y
préparer, en agissant par des moyens discursifs sur l’esprit des auditeurs »5. L’orateur vise
toujours à obtenir l’adhésion de son auditoire, mais rien n’oblige à limiter l’intensité de cette
adhésion au simple fait d’obtenir l’admission de l’auditoire des thèses qu’on lui présente. Car,
bien souvent, le but visé par l’orateur est de pousser les membres de son auditoire à agir de telle
ou telle façon ou du mois à les y préparer 6.

1
« Les genres délibératifs et judiciaires supposaient un adversaire, donc un combat » ; ils « visaient à obtenir une
décision sur une matière controversée » ; ainsi « l’usage de la rhétorique s’y justifiaient par l’incertitude et
l’ignorance », « Logique et rhétorique », Rh, p. 75.
2
N’oublions pas que les spectateurs des concours oratoires qui avaient lieu dans les jeux olympiques grecs
n’avaient, après avoir écouté les orateurs, qu’à applaudir et s’en aller ; et quand même ils avaient un rôle plus
important, cela ne consistait qu’à « désigner le vainqueur, celui dont le discours mérite de remporter la palme »,
ER, p. 32.
3
TA, p. 64.
4
TA, p. 64 ; « c’est cette incompréhension du rôle et de la nature du discours épidictique (…) qui a encouragé le
développement des considérations littéraires en rhétorique et a favorisé, entre autres causes, l’écartèlement de
celle-ci entre deux tendances, l’une philosophique, visant à intégrer dans la logique les discussions sur les matières
controversées (…), l’autre, littéraire, visant à développer l’aspect artistique du discours et préoccupée surtout des
problèmes de l’expression », « Logique et rhétorique », Rh, p. 77.
5
TA, p. 62, §10 « les effets de l’argumentation ».
6
En effet, pour Perelman, la caractéristique principale de l’argumentation est qu’elle est « liée à l’action », c’est-
à-dire « qu’elle vise à exercer une influence sur autrui, influence dont l’effet pourrait se manifester soit par une

116
C’est donc en fonction du but visé par l’orateur que l’on doit, à chaque fois, mesurer
l’efficacité d’un discours argumentatif. Ainsi, pour celui qui se propose d’inciter son auditoire
à l’action, il n’est jamais suffisant d’en rester au stade du consentement théorique : ce n’est pas
assez de prendre la décision, il faut qu’elle soit exécutée. Mais pour en arriver là, l’orateur est
obligé de presser son auditoire, de renforcer l’intensité de son adhésion au point de déclencher
la production de l’action escomptée. L’intensité de l’adhésion étant fort variable, il est toujours
utile de la renforcer. Et c’est justement par rapport à cette possibilité de renforcer et d’accroître
toujours davantage l’adhésion qu’il faut reconsidérer le genre oratoire que les Anciens ont
qualifié d’épidictique.

Ce qui justifie l’attitude des Anciens à l’égard du genre épidictique, selon Perelman,
c’est qu’ils n’ont pas pu voir « que ce genre portait, non sur le vrai, mais sur des jugements de
valeur auxquels on adhère avec une intensité variable » et qu’ « il est donc toujours important
de confirmer cette adhésion, de recréer une communion sur les valeurs admises »1. Certes les
Anciens, depuis Aristote, concevaient le genre épidictique comme orienté vers une fin, à savoir
le beau et le laid. Mais, même si l’idée de beau est équivalente – en tant que valeur – à celle de
juste, objet du discours judiciaire (et à celle de bon, de l’utile, objet du discours délibératif), ils
n’étaient pas arrivés à sauvegarder la dimension argumentative du genre épidictique. Selon
Perelman, cette incapacité à voir qu’il s’agit, dans tous les genres rhétoriques, de reconnaître
des valeurs, s’explique par l’absence de la notion de jugement de valeur et de celle d’intensité
d’adhésion2. Ainsi, alors que les Anciens réduisaient la visée du genre épidictique à la mise en
vedette des orateurs3, Perelman, introduisant la notion de jugement de valeur et celle d’intensité
d’adhésion, considère que « les discours épidictiques ont pour but d’accroître l’intensité
d’adhésion aux valeurs communes de l’auditoire et de l’orateur »4. Le rôle véritable de l’orateur
du genre épidictique est par conséquent, non pas de chercher à plaire aux spectateurs en
exhibant ses talents, mais d’établir une communion autours de certaines valeurs et de renforcer
ainsi l’adhésion à ces valeurs en vue d’actions ultérieures possibles.

action immédiate, soit par la création d’une disposition à l’action », « L’idéal de rationalité et la règle de justice »,
ED, p. 178.
1
« Logique et rhétorique », Rh, p. 75 − c’est nous qui soulignons.
2
Cf. TA, p. 64.
3
« Ne voyant pas nettement de but au discours épidictique, les anciens étaient donc enclins à le considérer comme
une sorte de spectacle, visant au plaisir des spectateurs et à la gloire de l’orateur, par la mise en valeur des subtilités
de sa technique. Celle-ci devient donc un but en soi », « Logique et rhétorique », Rh, p. 75.
4
TA, p. 69. C’est d’ailleurs pour cette raison que Perelman considère que « c’est dans le genre épidictique que
l’argumentation se présente le mieux comme la mise en œuvre d’une logique des jugements de valeur », « L’idéal
de rationalité et la règle de justice », ED, p. 178.

117
Et c’est parce qu’il renforce ainsi les dispositions à l’action que le discours épidictique
constitue une partie centrale dans l’argumentation 1. En effet, l’argumentation ne peut négliger
d’accroître et de renforcer l’adhésion à certaines valeurs même si elles ne sont pas effectivement
contestées. Car l’on ne sait pas avec quelles autres valeurs elles peuvent entrer en conflit,
comme on ne sait pas les obstacles qu’il faudrait surmonter et les sacrifices qu’il faudrait faire
pour se résoudre à accomplir l’action que l’argumentation devait déclencher. C’est donc en vue
d’assoir solidement l’argumentation qu’il y a lieu de promouvoir des valeurs sur lesquelles on
s’accorde. On peut aussi dire que, de façon générale, l’argumentation ne concerne pas
uniquement les matières effectivement contestées mais aussi celles qui peuvent être contestées
pour l’une ou l’autre raison.

Le genre épidictique, par la communion qu’il réalise autour de certaines valeurs, sert
d’appui pour les discours délibératif et judiciaire 2. Car, sans les dispositions qu’il crée dans
l’auditoire, sans les valeurs qu’il consacre, « les discours visant à l’action ne pourraient trouver
de levier pour émouvoir et mouvoir leurs auditeurs »3. Par ailleurs, le discours épidictique, ne
visant pas l’obtention d’une décision d’action comme c’est le cas pour les genres délibératif et
judiciaire, mais seulement la création d’une disposition à l’action, « relève normalement du
genre éducatif »4. En effet, son caractère particulier en fait le moyen idoine pour la défense, au
sein d’une société, des valeurs admises et partagées. C’est cette perspective qui permet le mieux
de comprendre son rôle particulier : ce rôle consiste à renforcer la communion autour des
valeurs admises dans une société, à confirmer leur présence et leur enracinement et à permettre
par-là de combattre les objections futures éventuelles. L’effort de l’orateur épidictique est donc
« un effort pour maintenir la place de certains jugements de valeur dans la hiérarchie ou
éventuellement leur conférer un statut supérieur »5.

Et comme le contenu du discours épidictique est destiné à promouvoir les valeurs qui
font l’objet d’une communion sociale, l’orateur ne risque point, tant qu’il s’en tient à cette

1
« Nous croyons que les discours épidictiques constituent une partie centrale de l’art de persuader », TA, p. 64.
« Aussi le genre épidictique est-il central dans la rhétorique », « Logique et rhétorique », Rh, p. 75.
2
Encore une fois, c’est parce que les anciens, Aristote surtout, n’ont pas perçu que les prémisses sur lesquelles
s’appuient les discours délibératif et judiciaires sont des jugements de valeurs, qu’ils n’ont pas compris que ces
prémisses ont toujours besoin d’être soutenues et confirmées. Et c’est ainsi qu’ils n’ont donc pas pu se rendre
compte de ce rôle d’appui que le discours épidictique peut assurer pour l’efficacité de l’argumentation.
3
ER, p. 33.
4
ER, p. 33 ; « toute éducation se manifeste par la glorification des hommes du passé, et qui s’exprime au moyen
de discours épidictiques, crée des dispositions à l’action, par la mise en œuvre des valeurs », « L’idéal de
rationalité et la règle de justice », ED, p. 178.
5
« Logique et rhétorique », Rh, p. 75 − c’est nous qui soulignons. C’est d’ailleurs cette détermination du rôle
spécifique du genre épidictique qui permet à Perelman de rapprocher le panégyrique à l’exhortation éducative des
parents ; dans les deux cas, il s’agit en effet de soutenir l’adhésion à des valeurs admises.

118
tâche1, de susciter la controverse et ne peut dès lors craindre la contradiction. Il lui est même
loisible d’élever les valeurs socialement admises au rang de valeurs universelles 2. Bref, « dans
l’épidictique, l’orateur se fait éducateur »3. Cet aspect éducatif éclaire d’ailleurs le statut
particulier de l’orateur dans le genre épidictique : s’il n’est pas complètement exclu que le
discours épidictique puisse entraîner une certaine gloire de l’orateur, il ne faut néanmoins pas
oublier que « pour prononcer le discours épidictique qui peut lui donner cette gloire,
l’orateur devra déjà avoir un prestige préalable, prestige dû à sa personne ou à sa fonction »4.
Mais il y a plus, parce qu’il cherche à faire prévaloir certaines valeurs qui devront guider
l’action dans l’avenir, le genre épidictique peut ainsi être rapproché de la philosophie : « Toute
la philosophie pratique, dit Perelman, relève du genre épidictique »5.

Le discours épidictique ainsi rétabli dans sa fonction foncièrement argumentative, il


convient à présent de dire un mot sur les deux autres genres, le délibératif et le judiciaire,
relativement toujours à cette fonction argumentative.

Le discrédit du genre épidictique est lié, comme on vient de le voir, au fait que les
théoriciens de la rhétorique l’avaient conçu d’une manière qui avait favorisé son rejet dans le
domaine de la prose littéraire. Il faut maintenant voir que le danger que constitue ce rejet
provient de ce qu’il venait se doubler d’un autre type de rejet, plus radical cette fois, c’est-à-
dire à celui qui frappait la rhétorique tout entière. Dans ce dernier rejet, il ne s’agissait pas
uniquement d’abandonner l’étude du discours épidictique parce qu’il ne mettait pas en place un
affrontement argumentatif entre deux adversaires, mais bien plutôt de rejeter le discours
rhétorique tout entier, représenté par le discours délibératif et judiciaire, parce qu’il suit un
raisonnement dont on ne reconnaissait pas la valeur probante.

Le rejet du discours rhétorique, et donc du raisonnement argumentatif, ne peut être


justifié que par une vision de la pensée qui prétend établir le savoir indépendamment du sujet
connaissant, c’est-à-dire par ceux qui croient que « les faits, les vérités ou du moins les

1
Il peut, en effet, arriver à l’orateur, à l’occasion d’un discours épidictique, de détourner l’argumentation vers des
valeurs contestées. Il profite ainsi de la bonne volonté de son auditoire pour introduire « des dissonances dans une
circonstance créée pour favoriser la communion, lors d’une cérémonie funèbre par exemple ». Généralement, il en
résulte que l’auditoire, constatant ce détournement de sa confiance, éprouve « l’impression d’un abus ». Cette
impression justifie d’ailleurs le fait que le discours épidictique soit envisagé uniquement pour la promotion de
valeurs communes ; Cf. TA, p. 70.
2
Rappelons ici cette fine remarque d’Aristote : « En général, entre les formes communes à tous les genres oratoires,
l’amplification est la mieux appropriée au genre épidictique ; car il a pour matière des actions sur lesquelles tout
le monde est d’accord ; il ne reste donc plus qu’à leur attribuer importance et beauté », Rhétorique, I, 9, 1368a.
3
TA, p. 68.
4
« Logique et rhétorique », Rh, p. 76 : « Qui le veut ne peut sans ridicule ou honte prononcer un panégyrique (…).
De même, l’enfant qui voudrait faire la morale à ses frères aînés serait couvert de quolibets ».
5
ER, p. 33.

119
vraisemblances, [peuvent triompher] d’eux-mêmes »1. Du moment que l’on croit possible
d’atteindre un savoir objectivement établi, l’argumentation n’a plus de raison d’être 2. Mais s’il
est possible d’établir cette objectivité « dans le domaine des sciences purement formelles, telles
la logique symbolique ou les mathématiques, ainsi que dans le domaine expérimental », que
doit-on faire « là où un accord n’existe pas, même chez les personnes compétentes en la
matière »3 ?

Au lieu donc de chercher à étendre la légitimité de l’objectivité au-delà du champ où


elle est de mise, c’est-à-dire le domaine du formel, du scientifique et du technique, il semble
plus pertinent de ne voir dans ce champ, malgré son importance, qu’un cas particulier. Le fait,
d’ailleurs, qu’il soit généralement possible, à l’extérieur de ce champ, de défendre des thèses
différentes ou même contradictoires, montre fort bien que les situations où la méthode objective
peut s’imposer constituent effectivement des cas particuliers. C’est lorsque l’administration de
la preuve de la vérité d’une thèse devient problématique que l’argumentation entre en jeu pour
justifier le choix entre plusieurs alternatives également possibles. En l’absence d’un critère
absolu permettant de trancher le conflit au profit de l’une des solutions concurrentes, la
rationalité du choix se trouve entièrement suspendue à l’argumentation qui, par les bonnes
raisons qu’elle présente en faveur de ce choix, en révèle l’aspect délibéré et réfléchi.

La critique qui montre ce qu’il y a d’exorbitant dans la prétention de la méthode


objective à l’universalité est ainsi entreprise dans le dessein de lever les oppositions des
détracteurs de la rhétorique. La réhabilitation de cette dernière implique la confirmation du rôle
foncièrement argumentatif des genres délibératif et judiciaire. Par ailleurs, la critique qui révèle
la méprise qu’il y avait chez les théoriciens de la rhétorique à propos du genre épidictique vise
la consécration de ce genre comme étant un discours rhétorique et argumentatif d’une
importance indéniable.

Pour conclure, soulignons que ce réajustement des genres rhétoriques permet de les
réinsérer tous dans la perspective de l’argumentation, comme il permet d’élargir la conception
que l’on se fait des effets de celle-ci4. Ainsi, la distinction ancienne des genres est reprise sous

1
TA, p. 60.
2
« Plus l’on traite son sujet selon la méthode appropriée, plus l’on sort des limites de la rhétorique et de la
dialectique » ; et un peu plus loin : « Si par hasard l’on rencontre des principes premiers, il n’y aura plus alors de
dialectique ni de rhétorique », Rhétorique, I, 1358a.
3
TA, p. 60-61.
4
Soulignons que le fait d’étendre l’effet de l’argumentation dans le sens de l’action future constitue, selon
Perelman, une raison supplémentaire du rapprochement de la théorie de l’argumentation, non pas avec la
dialectique des Anciens qui se limitait à « la seule spéculation », mais plutôt avec la rhétorique qui mettait « au
premier plan l’action exercée par le discours sur la personnalité tout entière des auditeurs », TA, p. 71 ; Rappelons

120
le nouvel éclairage de la théorie de l’argumentation. Et par cette reprise éclairée,
l’argumentation est dotée d’un « cadre unitaire » qui, en plus d’imposer de concevoir toujours
cette dernière « en fonction de l’action qu’elle prépare ou qu’elle détermine »1, conduit à
identifier la nouvelle rhétorique à la théorie générale du discours persuasif et, du fait même de
cette identification, donne à voir toute l’ampleur du champ couvert par la rhétorique ainsi
amendée et amplifiée : « En identifiant [la nouvelle rhétorique] avec la théorie générale du
discours persuasif, qui vise à gagner l’adhésion, tant intellectuelle qu’émotive, d’un auditoire,
quel qu’il soit, nous affirmons que tout discours qui ne prétend pas à une validité impersonnelle
relève de la rhétorique (…). Celle-ci englobe, comme cas particulier, la dialectique, technique
de la controverse. Ainsi conçue, elle couvre le champ immense de la pensée non formalisée :
on peut parler, à ce propos, de l’empire rhétorique »2. D’où cette définition générale de l’objet
de la nouvelle rhétorique, conçue comme une théorie générale du discours persuasif, comme
« l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des
esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment »3.

2. La nouvelle rhétorique : l’argumentation comme œuvre de justification

A. La justification : son aspect pratique, son contexte pluraliste et quelques-uns de ses modes

La position de Perelman en cette matière est à comprendre en relation avec sa


perspective philosophique qui impose de renoncer au rationalisme nécessitaire. Selon lui, pour
pouvoir étendre le rôle de la raison du domaine théorique au domaine pratique, il faut cesser
d’identifier la raison à la faculté de reconnaître et d’énoncer des jugements nécessaires, c’est-
à-dire « d’identifier le bon usage de la raison avec la réduction de tout problème à des éléments
évidents qui s’imposent à chaque être raisonnable »4. Mais alors que faire si les éléments sur
lesquels le raisonnement est appuyé ne sont pas évidents ? Que faire s’il n’est question ni de les
démontrer ni de les vérifier ? La réponse : « tout homme considère qu’il raisonne quand il
délibère, discute, argumente ou justifie une attitude »5.

La justification est donc indispensable quand il est impossible de se prévaloir de


l’évidence, de la démonstration ou de la vérification. Or, « toute justification relève de la

par ailleurs que Perelman récuse la distinction établie traditionnellement entre l’action sur l’entendement et l’action
sur la volonté ; il considère comme erronée l’idée de « concevoir l’homme comme constitué de facultés
complètement séparées » (p. 62).
1
TA, p. 71.
2
ER, p. 177 − c’est nous qui soulignons.
3
TA, p. 5.
4
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 175.
5
« Raison éternelle, raison historique », JR, p. 98 − c’est nous qui soulignons.

121
pratique, car elle concerne essentiellement une action ou une disposition à agir : on justifie un
choix, une décision, une prétention »1. En effet, elle ne peut porter, à proprement parler, ni sur
des propositions ni sur des agents. Cependant, quand elle semble s’appliquer à un agent ou à
une proposition, il s’agit toujours en fait de justifier un comportement, une conduite ou une
prétention : « quand on cherche à justifier une proposition, ce que l’on justifie effectivement,
c’est le fait d’y adhérer ou de l’énoncer : on ne justifie que le comportement de l’agent (…).
Justifier un agent, c’est soit justifier sa conduite, soit montrer qu’il n’en est pas responsable,
mais alors il s’agit d’excuse plutôt que de justification »2.

Maintenant, s’il est acquis que la justification concerne la pratique, c’est-à-dire une
action ou une disposition à agir, il faut se rendre compte que, pour envisager la possibilité d’une
justification rationnelle, c’est-à-dire pour que l’idée de cette justification ne soit pas un non-
sens, il est indispensable de reconnaître l’usage pratique de la raison, c’est-à-dire de ne pas
réduire la raison à la faculté de découvrir le vrai et le faux ou de discerner des rapports
nécessaires. D’où le lien qui rend inséparables l’idée de justification rationnelle de celle
d’argumentation rationnelle : « toute justification rationnelle suppose que raisonner, ce n’est
pas seulement démontrer et calculer, c’est aussi délibérer, critiquer et réfuter, c’est présenter
des raisons pour et contre, c’est en un mot, argumenter »3.

Nos actes et nos croyances n’ont cependant pas tous besoin de justification. Il n’y a en
effet besoin de justifier que lorsque nos actes ne présentent pas les caractéristiques de ce qui
échappe à la critique, c’est-à-dire lorsque les actes qu’il y a lieu de justifier sont ou pourraient
être l’objet d’une appréciation défavorable, d’une condamnation ou d’une critique 4. La
justification consiste donc à réfuter une critique qui peut concerner « la moralité, la légalité, la
régularité (dans le sens le plus large), l’utilité ou l’opportunité d’un comportement »5. Mais une
critique ne peut être avancée que si, préalablement, il y a adhésion à des normes, à des critères
ou à des fins à partir desquels il devient possible de formuler cette critique 6. Ce qui veut dire
que le comportement qui est incontestablement conforme aux valeurs admises, pareillement à

1
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 198 − c’est nous qui soulignons.
2
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 175-176. Cf. aussi, « Jugements de valeur, justification et
argumentation », Rh, p. 198.
3
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 176.
4
« Toute justification présuppose l’existence, ou l’éventualité, d’une appréciation défavorable concernant ce que
l’on s’efforce de justifier. Par-là, la justification se rattache intimement à l’idée de valorisation ou de
dévalorisation », « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 199.
5
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 176.
6
« Toute critique s’exerce au nom d’une norme, d’une fin, d’une valeur, supposée admise, et avec laquelle ce que
l’on critique est confronté pour en montrer les insuffisances », « Considérations sur la raison pratique », CA, p.
179.

122
celui qui n’est pas censé se conformer à ces valeurs, est à l’abri et des critiques et de la
justification. Celle-ci ne concerne, en fait, que « ce qui est à la fois discutable et discuté »1.

Cette analyse, qui permet à Perelman de dire que la possibilité même d’une critique
suppose l’adhésion indiscutée aux normes au nom desquelles la critique est présentée, est
l’occasion, pour lui, d’expliciter, mais en même temps de dénoncer l’absolutisme
philosophique. En effet, si, dans toute société, il existe des actes et des agents qui sont indiscutés
au moins temporairement, et si c’est à partir des précédents et des modèles qu’ils fournissent
que sont élaborées les normes qui permettent de juger ce qu’il y a lieu de justifier, l’absolutisme
n’est rien d’autre que « l’affirmation que ces actes et ces agents ne seront jamais mis en question
et serviront éternellement de modèle aux normes et aux critères qui en seront dérivés »2.

Aussi, l’une des conséquences immédiates de l’absolutisme axiologique est de verser


dans un monisme où les normes et les modèles approuvés sont censés constituer un système
suffisamment ordonné pour empêcher ou résoudre toutes les incompatibilités qui peuvent
opposer, dans une situation d’application donnée, deux actes également admis. L’absolutisme
exige donc, non seulement que les normes générales soient absolues, mais qu’elles soient
accompagnées de techniques d’interprétation capables d’imposer, de façon indiscutable, les
mêmes solutions à ceux qui les appliquent. Or, pour satisfaire cette exigence, c’est « toute une
législation minutieuse que l’absolutisme devrait garantir, législation qui n’aurait besoin ni de
juges ni d’avocats pour son application immédiate, et dont chacune des règles prétendrait
s’imposer absolument et pour toujours »3.

À l’absolutisme, Perelman oppose le relativisme qui, sans nier l’existence de modèles


et de normes indiscutés, s’interdit de passer à l’affirmation que ces modèles et ces normes sont
absolument indiscutables. Mais si l’attitude relativiste se caractérise par le fait qu’elle n’ose pas
sauter du fait à l’absolu, c’est parce qu’elle est le corollaire d’un pluralisme qui, contrairement
au monisme, « ne croit pas à une systématisation parfaite de tous nos modèles et de tous nos
critères »4. Ce pluralisme n’exclut pas, pour ainsi dire a priori, toute incompatibilité : rien en

1
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 199 et « Considérations sur la raison pratique »,
CA, p. 176. Perelman ajoute ici que ce qui est absolument valable, ce qui vaut en soi, ne peut et ne doit être l’objet
ni de critique ni de justification, et que, inversement, tout effort de justification en cette matière vise à transformer
la valeur absolue en une valeur relative et subordonnée, ce que l’on s’efforce de justifier cesse d’être
inconditionnellement et absolument valable.
2
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 200.
3
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 178.
4
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 200.

123
effet n’empêche une norme considérée comme indiscutée de devenir relative quand elle est
confrontée, dans une situation donnée, à une autre norme incompatible avec elle.

La systématisation n’est donc pas une donnée première et définitive, mais un processus
que nous faisons progresser au fur et à mesure que les incompatibilités sont éliminées, et
souvent en opérant des aménagements au sein des règles antérieures1. L’adhésion à un élément
signifie seulement que la confiance à son égard n’est pas encore ébranlée par des éléments qui
s’opposent à lui, mais si demain se présentent des raisons qui paraîtront plus probantes, sans
avoir pout autant une valeur inébranlable, il cesse alors de jouir de la même adhésion.

Le passage de l’absolutisme au relativisme, et du monisme au pluralisme, impose de


prendre en considération le fait que ce sont les normes et les valeurs multiples auxquelles les
agents adhèrent avec une intensité variable qui constituent le contexte de toute justification.
Cette dernière « ne s’exerce [donc] pas dans un vide spirituel, mais est insertion dans un cadre
préalable »2. Cependant, s’il est indispensable pour toute justification de reconnaître l’existence
d’un cadre préalable, d’un ensemble de valeurs et de normes qui fournissent les raisons
permettant de guider nos actes et nos décisions, force est de constater que ce cadre n’est pas un
système parfait et inébranlable, qu’il y a toujours lieu de remettre en question l’un ou l’autre de
ses éléments. Seulement, dans la mesure où l’idée d’une justification absolue est rejetée, et aussi
dans la mesure où il est insensé, car complètement irréalisable, d’envisager une régression à
l’infini, la justification ne concerne que ce qui est discutable pour des raisons effectives 3.

Les lignes qui ont précédées ont montré qu’il n’y a lieu de justifier un comportement
que dans la mesure où il est régi par des normes et des critères, et que la justification consiste à
réfuter des objections formulées à l’égard d’un acte ou d’une attitude. Il reste maintenant à dire
un mot des formes de la justification.

Selon Perelman, la justification est une réfutation qui peut prendre au moins l’une de
trois formes possibles. La première de ces formes résulte de la preuve que les faits critiqués ne
se sont pas produits. La deuxième consiste à prétendre que les faits ont bien été commis, mais
qu’ils sont conformes aux règles, qu’ils réalisent effectivement la valeur invoquée. La troisième

1
Perelman souligne à cet égard que même les absolutistes, dans la mesure où il ne s’agit pas des principes premiers,
adoptent les procédés de justification utilisés par le relativisme : « Dès qu’il s’agit de la philosophie seconde, de
principe dérivés ou d’application, ils admettent presque tous le caractère progressif de nos normes et de nos
critères », « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 200-201. Cf. aussi « Philosophies
premières et philosophie progressive », Rh, pp. 153-177.
2
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 202.
3
Ainsi, « toute justification n’est donc autre chose qu’une réfutation des raisons effectives que l’on peut avoir de
critiquer un comportement », « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 202.

124
consiste à avancer que les faits critiqués ne sont pas critiquables car les normes sont
inapplicables dans la situation envisagée 1.

Cette justification peut porter ou bien sur des éléments de fait ou bien sur des éléments
de droit. Quand les faits sont reconnus, le problème qui se pose est celui d’établir leur
conformité aux normes, de choisir et d’interpréter celles-ci de façon à aboutir à une qualification
des faits qui permet de rejeter la critique adressée à ces derniers. C’est notamment le cas lorsque
le champ d’application d’une règle n’est pas rigoureusement délimité ou lorsque la règle elle-
même n’est pas suffisamment claire. Le problème du choix de la règle applicable se manifeste,
par exemple, lorsque pour critiquer un acte ou pour le justifier on se réfère à des précédents ou
à des modèles auxquels l’adversaire peut opposer des modèles ou des précédents dont il affirme
qu’ils sont plus pertinents à la situation envisagée. Le problème de l’interprétation de la norme
intervient quand, par exemple, celui qui critique un acte accompli en avançant que ce dernier
n’est pas conforme à un modèle admis, s’efforce, pour justifier cette critique, d’interpréter ce
modèle de manière à le rendre applicable dans le cas discuté2. Un autre cas de justification est
celui où la discussion ne concerne pas le choix ou l’interprétation des normes, des fins ou des
valeurs, mais la modification, l’adaptation ou même la disqualification et le rejet de celles-ci.
La particularité de ce cas provient de ce que « cette fois-ci l’on se présente non pas comme un
juge, ayant à appliquer des normes et des critères admis, mais comme un législateur, qui
introduit des normes nouvelles »3.

Par ailleurs, on retrouve ici l’idée que tout changement demande une justification, et
que cette justification s’exerce toujours dans un contexte où l’on reconnaît l’existence de
valeurs et de fins admises, car, s’il ne veut pas s’imposer uniquement par la force, celui qui se
propose d’introduire de nouvelles normes, « ne pourra écarter les normes et les critères admis
qu’en montrant leur insuffisance par rapport aux fins ou aux valeurs à réaliser, ou leur
incompatibilité avec d’autres règles plus fondamentales »4. Le rejet de certaines valeurs
admises, dans la mesure où il n’est pas une action arbitraire 5, ne peut donc se justifier que par

1
Cf. « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 203 et « Considérations sur la raison pratique »,
CA, p. 179.
2
Cf. « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 204.
3
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 179.
4
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 179. Cf. aussi, sur cette question d’amendement des règles et de
son lien avec la notion d’incompatibilité, « Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 205.
5
« Si l’on propose de s’écarter des précédents, des règles et des façons d’agir traditionnelles dans un milieu, on
sera accusé d’injustice et d’arbitraire, la conduite sera considérée comme déraisonnable, si l’on ne présente pas
des raisons suffisantes pour justifier le changement », « Considérations sur la raison pratique », CA, p. 180.

125
l’invocation d’autres valeurs qui « sont censées être également reconnues par ceux auxquels on
adresse son discours justificatif »1.

Ces indications, concernant quelques aspects et mécanismes du fonctionnement de la


justification, n’ont pas, dans l’esprit de Perelman, l’ambition de fournir une analyse détaillée
de celle-ci. Elles sont présentées dans le dessein de montrer seulement que c’est à partir de
l’analyse des diverses formes de justification que l’on peut espérer dégager une logique des
jugements de valeur. Cette analyse permet, d’ailleurs, de voir que « cette logique non formelle
n’est rien d’autre que la technique de l’argumentation »2.

B. Le raisonnement pratique et la question du désaccord

La reconnaissance d’un usage pratique de la raison signifie qu’il y a une différence


radicale entre le raisonnement théorique et le raisonnement pratique. Pour déterminer cette
différence, Perelman part du fait que les questions pratiques impliquent un choix et une
décision. Et, ayant déjà montré que la rationalité pratique est impliquée dans la notion de
justification, il en arrive à caractériser le raisonnement pratique comme « celui qui justifie une
décision », contrairement au raisonnement théorique qui « consiste dans une inférence qui tire
une conclusion à partir de prémisses »3. Il en résulte qu’il y a raisonnement pratique « chaque
fois que la décision dépend de celui qui la prend, sans qu’elle découle de prémisses en fonction
de règles d’inférence incontestées, indépendamment de l’intervention de toute volonté
humaine »4.

Le raisonnement théorique, selon Perelman, englobe toutes les formes d’inférence à


partir de prémisses, quelle que soit leur nature. Il ne se limite donc pas au raisonnement qui, à
partir de prémisses vraies, tire une conclusion vraie ou probable, mais peut aussi prendre la
forme d’un raisonnement hypothético-déductif où la vérité des prémisses n’est pas posée. Plus
encore, la logique déontique étant considérée par Perelman comme étant tout aussi théorique
que la logique classique, le raisonnement théorique peut aussi se déployer sous la forme d’un
raisonnement formellement correct dont une prémisse se présente sous la forme d’une norme5.

1
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 179 − c’est nous qui soulignons.
2
« Jugements de valeur, justification et argumentation », Rh, p. 206.
3
« Le raisonnement pratique », CA, p. 183.
4
Ibid. p. 183.
5
Cf. Ibid. p. 183.

126
Cette caractérisation large du raisonnement théorique rend beaucoup moins nette la
distinction qui l’oppose au raisonnement pratique. En effet, à défaut d’une restriction relative à
la nature des prémisses, il est toujours possible de transformer un raisonnement pratique en un
raisonnement théorique, c’est-à-dire en une inférence formellement correcte. Cette
transformation s’opère « par l’introduction d’une prémisse, à partir de laquelle, en conjonction
avec les autres, la proposition, objet de la décision dans le raisonnement pratique, pourrait être
déduite comme conclusion du raisonnement théorique »1. La possibilité de cette transformation
n’efface cependant pas la différence qui existe entre le raisonnement théorique et le
raisonnement pratique. Car l’on ne peut méconnaître que la prémisse supplémentaire résulte
elle-même d’une décision qu’il faudra justifier. Le problème de la justification qui concerne la
conclusion du raisonnement pratique ne disparaît donc pas quand on transforme ce dernier en
raisonnement théorique, mais est simplement déplacé au niveau des prémisses supplémentaires
de celui-ci. Il y a donc raisonnement pratique, à la base même du raisonnement théorique,
chaque fois où l’on exige la justification de l’une ou de l’autre des prémisses de ce dernier 2.

Le raisonnement pratique étant celui qui justifie une décision, la meilleure illustration
en est le jugement ou arrêt du tribunal, ou encore un projet de loi précédé d’un préambule. En
effet, dans les deux cas3, le raisonnement se présente comme une justification qui fournit, non
pas les prémisses dont il découle, mais les raisons et les motifs qui militent en faveur de ce qui
est adopté. Dans les deux cas aussi, la conclusion avancée se présente, non pas comme une
proposition correctement inférée à partir de prémisses déterminées, mais comme une décision
que l’on justifie par les raisons indiquées et dont on s’efforce de montrer le bien-fondé. Par
ailleurs, ces deux exemples, qui illustrent le raisonnement pratique, permettent de voir que ce
dernier « peut aboutir soit à une décision concernant une seule situation (le cas du juge) soit à
une décision de principe, réglant un grand nombre de situations (cas du législateur) »4.

La distinction entre raisonnement théorique et raisonnement pratique se fonde donc,


selon Perelman, sur une différence de structure. Dans le premier, où il s’agit simplement
d’établir que la conclusion est correctement inférée à partir des prémisses, la structure du

1
Ibid. p. 183.
2
Cf. pour l’illustration de ce point par l’exemple du calcul, Ibid. p. 184.
3
Le jugement d’un tribunal « indique outre la décision (le dispositif), les motifs qui justifient le dispositif adopté
par le juge, les attendus, qui indiquent les raisons pour lesquelles le jugement n’est ni illégal ni arbitraire, devant
aussi écarter les objections présentées contre telle ou telle prémisses du raisonnement » ; le projet de loi ne fournit
pas, quant à lui, « les prémisses à partir desquelles il est inféré, mais bien les raisons qui militent en faveur de son
adoption », Ibid. p. 184.
4
Ibid. p. 184. Perelman ajoute ici que la technique du précédent, utilisée par les juges, permet dans une certaine
mesure de transformer une décision relative à une situation en une règle que les juges peuvent appliquer dans des
situations similaires.

127
raisonnement est rigoureusement déterminée par la logique de la démonstration élaborée pour
cet effet. Elle n’est que conformité aux règles. Le raisonnement pratique présente par contre
une tout autre structure. En effet, dans la mesure où il présuppose la possibilité du choix et
implique un pouvoir de décision, il consiste non pas en un raisonnement conforme à des règles
préétablies, mais recourt à des argumentations aussi riches que variées. Mais ce n’est pas parce
qu’il implique la liberté de celui qui juge, qu’il peut être qualifié d’arbitraire. Le pouvoir de
décision qu’il suppose ne signifie pas que tous les choix et toutes les décisions se valent : la
justification qu’il fournit tend justement à montrer le bien-fondé de la décision adoptée, que la
solution proposée l’emporte sur les autres grâce aux raisons indiquées. Par ces deux aspects, le
raisonnement pratique « renvoie, dit Perelman, à une dialectique de l’ordre et de la liberté »1.
La liberté de la décision provient de ce que cette dernière n’est ni soumission à une évidence ni
le produit d’une nécessité logique. Mais la justification d’une décision, tout d’ailleurs comme
sa critique, ne peut se dérouler qu’à partir de valeurs et de normes reconnues, c’est-à-dire à
l’intérieur d’un cadre et d’un ordre préalablement admis2.

Ce contexte préalable supposé par toute justification ne se situe cependant pas toujours
au même niveau. Le raisonnement pratique peut viser à juger l’efficacité d’un moyen par
rapport à une fin poursuivie, c’est-à-dire tendre à justifier une décision en fonction d’une valeur
qui, elle, n’est pas mise en question 3. Mais il peut aussi viser à juger, au-delà de l’efficacité ou
de l’opportunité, la régularité d’une décision, c’est-à-dire sa conformité à une règle morale ou
juridique. Enfin, il peut atteindre un contexte plus général où il porte, non sur les moyens les
plus efficaces pour réaliser une fin admise ou sur la conformité à des règles reconnues, mais sur
les fins poursuivies et les règles elles-mêmes. En passant ainsi d’un contexte à un autre, le
raisonnement pratique puise les raisons qui servent à la justification dans des niveaux différents.
Il se réfère néanmoins toujours à ce qui est reconnu dans le milieu où se déroule cette
justification, car « les raisons qui valent dans un milieu social et culturel ne valent pas dans un
autre »4.

Cette dernière indication − le fait que le raisonnement pratique tend à justifier une
décision par des raisons puisées dans un milieu qui n’est jamais parfaitement limité − permet

1
Ibid. p. 186.
2
« La nature même du raisonnement pratique nécessite en effet l’encadrement de la décision dans un contexte de
valeurs et de normes par rapport auxquelles une décision pourrait être critiquée ou justifiée, blâmée ou
approuvée », Ibid. p. 186.
3
« C’est dans cette perspective que se place ARISTOTE, quand il affirme dans l’Ethique à Nicomaque que la
délibération et la décision ne concernent pas la fin, mais les moyens », Ibid. p. 186.
4
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 180.

128
de voir toute l’importance philosophique de ce raisonnement. En effet, contrairement aux
matières juridiques et politiques où des techniques de procédure déterminent l’autorité
compétente pour prendre la décision, contrairement aussi aux raisonnements théoriques où la
recherche de la vérité exclut tout choix et toute décision, et contrairement, enfin, aux matières
religieuses où l’autorité divine, considérée comme la source d’un ordre parfait, exige une
soumission absolue, le domaine de la philosophie est celui où il n’y a pas de vérités absolues
ou d’autorités parfaites qui peuvent fournir les critères définitifs pour apprécier la valeur des
décisions. C’est dans ce domaine, c’est-à-dire face au pluralisme des valeurs et des normes, que
se manifeste tout l’intérêt du raisonnement pratique et de sa dialectique conçue « comme
capacité d’objecter et de critiquer, de réfuter et de justifier, à l’intérieur d’un système ouvert,
inachevé, susceptible de se préciser et de se compléter au cours même de la discussion »1. Or,
c’est précisément par rapport à ce rôle du raisonnement pratique dans la justification rationnelle
du pluralisme philosophique que se manifestent l’incapacité et la défaillance de la tradition
métaphysique occidentale − de tendance rationnelle ou antirationnelle – qui établit une
incompatibilité radicale entre désaccord et rationalité 2.

Pour bien illustrer ce problème de justification philosophique du désaccord, Perelman


oppose à la tradition philosophique occidentale la pensée juive talmudique 3. Celle-ci, rappelle-
t-il, a connu bien des controverses et des désaccords à propos de l’interprétation de la Bible et
du sens de la Loi lors de son application. Le Talmud 4, rapportant la célèbre querelle qui a opposé
pendant trois ans l’école de Hillel à celle de Chamaï, « raconte ce que dit le Rabbin Abba, au
nom du Rabbin Samuel. Ce dernier, s’adressant au ciel pour connaître la vérité, une voix d’en
haut répondit que les deux thèses exprimaient la parole du Dieu Vivant »5. La tradition du
tribunal rabbinique privilégiera l’école de Hillel en recourant souvent à son enseignement.
Cependant, pour justifier cette préférence, elle invoque la modestie et l’humilité des membres
de cette école et le soin qu’ils prenaient à ne jamais négliger de citer l’opinion adverse. Ce n’est

1
« Le raisonnement pratique », CA, p. 188.
2
En effet, dire à propos de toute question (y compris les questions pratiques), qu’il n’y a qu’une seule et unique
solution qui soit vraie et que nôtre raison devrait connaitre, c’est verser dans un monisme philosophique intolérant
qui exclue, parce que erronée, toute autre philosophie. De l’autre côté, dire que la raison n’est compétente que
lorsqu’il s’agit des questions de fait, c’est ôter toute rationalité aux choix que nous faisons et aux décisions que
nous prenons dans les situations pratiques diverses. Ainsi, réduire les problèmes d’action à des problèmes de
connaissance et de vérité, ou affirmer qu’ils ne relèvent pas du tout de la raison, c’est nier la spécificité ou même
la possibilité d’une raison pratique qui serait capable de penser et de raisonner autrement sur les questions de l’agir
humain.
3
Cf. Stefan Goltzberg, « Les sources perelmaniennes entres Athènes, Rome et Jérusalem », Chaïm Perelman. De
la nouvelle rhétorique et la logique juridique, Benoît Frydman et Michel Meyer (dir.), pp. 247-260.
4
Talmud babylonien, Traité Erubin, 13 B.
5
« Désaccord et rationalité des décisions », DMP, p. 163.

129
donc pas pour des raisons de fausseté ou d’irrationalité que l’interprétation de l’école de Chamaï
est rejetée1. Ce qui intéresse Perelman dans cette pensée, c’est cette possibilité de déclarer
raisonnables deux thèses, deux interprétations opposées du moment que chacune d’elles
exprime un avis réfléchi, et de les tenir toutes deux en égal respect. Le modèle talmudique
reconnaît donc la spécificité des problèmes pratiques puisqu’il ne les assimile pas à des
problèmes de connaissance, susceptibles uniquement d’être vrais ou faux. Et ainsi, il diffère
fort bien du modèle de la tradition philosophique occidentale qui ne conçoit l’idée de raison
qu’en fonction de la raison théorique qui ne se soucie que de la vérité et de la fausseté.

Nous pouvons, à la suite de Perelman, donner à voir clairement la différence entre ces
deux modèles et la signification de cette différence à travers le cas précis d’une question morale
où la raison est appelée à guider l’action pratique de l’homme. Alors que le modèle talmudique
reconnaît comme possible la rationalité de deux points de vue opposés sur la même question,
la tradition des moralistes occidentaux tient une position bien différente. Le passage suivant
d’Henry Sidgwick expose le principe de base qui fonde cette position : «What I judge ought to
be must, unless I am in error, be similarly judged by all rational beings who judge truly of the
matter»2.Contrairement à la conclusion du Talmud, les moralistes occidentaux considèrent le
désaccord en matière de jugements moraux comme le signe d’un manque de rationalité. Pour
eux, deux jugements moraux opposés sur une même question ne peuvent être tous deux
« respectables et raisonnables ». Dans cette perspective moniste, si A déclare que « X est ce
que je dois faire pour agir moralement », et si B déclare paradoxalement, pour une situation
similaire, que « X n’est pas ce que je dois faire pour agir moralement », alors l’un des deux, au
moins, est dans l’erreur.

On voit bien que le principe qui fonde ce monisme philosophique et moral consiste à
assimiler le traitement d’une décision pratique au traitement des connaissances théoriques ou
scientifiques où il y a des critères permettant de distinguer le vrai du faux. Or cette assimilation
est loin d’être évidente, car chacun peut évaluer différemment, selon la situation et la
philosophie propre, les raisons et les arguments de manière à aboutir à une décision différente
de celle adoptée par un autre. Sans verser dans le scepticisme ou le relativisme moral radical,
deux être rationnels peuvent, en attachant une importance différente à tel ou tel aspect du même
problème, être amenés à adopter des positions et prendre des décisions diamétralement
opposées. La divergence et le désaccord, en matière de décisions pratiques, ne signifient donc

1
« Entre deux interprétation opposées, et que l’on déclare également raisonnables, on choisira, s’il le faut, mais
pour d’autres raisons que la fausseté ou l’irrationalité de l’une d’entre elles », Ibid. p. 164.
2
The Methods of Ethics, 7th ed., p. 33, cite in Ibid. p. 164.

130
pas nécessairement une absence de rationalité, mais peuvent exprimer une différence dans la
manière d’évaluer suivant le poids accordé à tel ou tel argument, à telle ou telle espèce de
considération. Il en ressort que nous ne pouvons dire d’une décision qu’elle est vraie ou fausse,
mais simplement qu’elle est considérée comme juste ou non. Or le raisonnement sur la justice
d’une décision ne se plie pas aux mêmes exigences que le raisonnement sur la vérité d’une
proposition. La règle de justice n’assure que l’impartialité du jugement éthique 1, mais elle ne
garantit pas que « si A décide de ce qui est normalement juste (pour lui comme pour les autres),
toute autre personne doive apprécier de la même façon cette même situation »2. Contrairement
à la vérité qui peut être établie par des arguments contraignants, une décision ne peut jouir que
d’une justification par des arguments jugés suffisants. Et puisque la manière d’apprécier et
d’évaluer les arguments est liée finalement au contexte et à la philosophie de chacun, la justice
d’une décision ne peut recevoir alors le même contenu pour tous.

Le scepticisme axiologique ou le relativisme éthique (d’inspiration positiviste), niant la


possibilité d’une rationalité pratique, aboutissent au règne de l’arbitraire et de la force, tandis
que le monisme philosophique (d’inspiration rationaliste) verse dans le dogmatisme. En contre-
pied de ces deux formes de l’absolutisme, Perelman adopte la perspective du pluralisme des
philosophies et des échelles de valeur selon laquelle, « deux décisions différentes, sur le même
objet, peuvent être toutes deux raisonnables, en tant qu’expression d’un point de vue cohérent
et philosophiquement fondé »3. Cette perspective permet de reconnaître la rationalité toute
particulière des jugements de valeur qui sont à l’œuvre dans le traitement des questions
pratiques. Il en résulte que le champ de l’action humaine (essentiellement la morale, le droit et
la politique), étant délivré à la fois de l’arbitraire relativiste et du dogmatisme moniste, se trouve
réinvesti par une raison argumentative qui lui préserve et sa rationalité et son ouverture à
l’échange et au débat4. Car lorsqu’on admet que des jugements de valeur opposés peuvent être
raisonnablement portés sur le même problème, on comprend la nécessité de faire du dialogue
la forme exemplaire et le support indispensable de l’échange et de la communication entre les
parties. La texture ouverte de toute pensée pratique, une fois reconnue et prise au sérieux

1
La règle de justice consiste à traiter de la même manière les êtres qui se trouvent dans des situations
essentiellement semblables. Quiconque applique à lui-même ou à ses proches d’autres critères que ceux qu’il
applique aux autres sera alors partial.
2
Ibid. p. 166.
3
Ibid.p. 167.
4
Pour saisir toute l’importance de cette forme de « rationalité ouverte », basée sur la double idée que la raison est
capable de juger des valeurs mais que ce jugement est fort différent de l’idéal mathématique, il suffit de la
comparer avec le rationalisme traditionnel, d’inspiration mathématique, qui « allant de pair avec le rejet de toute
opinion, donc de tout échange d’opinion, aboutit, en pratique, à l’immobilisme et au conformisme en droit, en
morale, en politique et en religion », ER, p. 173.

131
philosophiquement, incite à la tolérance et à la cohabitation des différentes positions
philosophiques 1. Car même si, au niveau de l’organisation juridique et politique de la société,
on est généralement amené à concevoir et à élaborer différentes formes de procédures et de
techniques permettant de trancher les conflits qui peuvent opposer, sur les différents sujets
pratiques, les tenants de choix contradictoires et inconciliables, force est de constater que
cela « ne signifie pas que l’attitude écartée par une pareille procédure doive être disqualifiée et
considérée comme déraisonnable » ; en effet, « seuls des arguments d’ordre philosophique
peuvent conduire à la disqualification d’une prise de position philosophique »2.

C. La justification philosophique

Pour comprendre la nature de la justification philosophique, il faut d’abord préciser deux


points importants : il faut déterminer, dans un premier lieu, en quoi consiste généralement le
travail du philosophe, et saisir, dans un second, la spécificité du contexte philosophique et les
conséquences de ce contexte sur la manière avec laquelle le philosophe s’acquitte de sa tâche.

Dans la perspective de Perelman, qui rejette l’absolutisme et le monisme, le travail du


philosophe peut être caractérisé, d’une manière générale, comme une œuvre qui « restructure
une réalité primitivement donnée » 3. Le philosophe, partant de ce qui apparaît aux autres comme
immédiatement donné, vise toujours à « montrer le réel qui est en dessous de l’apparence »4.
Sa tâche est donc double : il dégage l’implicite et le présupposé de ce qui est visible et donné,
et tente de montrer que ce qu’il dégage est supérieur à ce qui est donné. Ce qui anime donc
toute philosophie originale est ce fait d’opposer, mais en même temps d’hiérarchiser, le réel
philosophique et le réel commun, la réalité dégagée et l’apparence communément admise : « Il
y a donc, dans l’activité philosophique, non seulement le souci de montrer quelque chose que
d’autres n’ont pas vu, mais aussi de montrer la supériorité, la réalité, de ce qui est ainsi
montré »5.

Dans son analyse6 de la manière dont le réel philosophique se constitue par opposition
à la pensée commune et au réel commun, Perelman souligne qu’il n’est pas question de rejeter
les apparences dans le néant parce que ce que le philosophe qualifie d’apparence ne cesse pas

1
« Mais si l’on reconnaît la spécificité du raisonnement pratique, l’on admettra sans peine l’insuffisance de
modèles empruntés au raisonnement théorique. L’on situera le raisonnement pratique dans la perspective qui lui
convient, celle d’une pensée intimement liée à l’action, et qui vise à la coexistence d’une pluralité d’êtres libres,
mais raisonnable », « Le raisonnement pratique », CA, p. 188 – c’est nous qui soulignons.
2
« Désaccord et rationalité des décisions », DMP, p 167
3
« Démonstration, vérification, justification », CA, p. 202.
4
Ibid. 201.
5
« Démonstration, vérification, justification », CA, p. 202.
6
Cf. pour cette analyse, « le réel philosophique et le réel commun », CA, surtout p. 262 et suiv.

132
d’apparaître comme réel dans la pensée commune. Il souligne en outre que, dans la mesure où
le philosophe s’efforce de prouver que l’apparence n’est pas philosophiquement fondée, qu’elle
relève d’une pensée non éclairée, « le réel philosophique se présente comme le démontré,
l’apparence relevant du gratuit »1. Or, que signifie ici démontrer ? Et ne constatons-nous pas
que ce qui est qualifié de gratuit dans une philosophie est souvent présenté comme démontré
dans une autre ? En fait, si l’activité philosophique consiste à passer de l’apparence à la réalité,
force est de constater que cette activité repose toujours sur une « option fondamentale », c’est-
à-dire sur un choix libre qui se manifeste dans le fait que le philosophe, pour résoudre les
problèmes dans lesquels se débat la pensée commune, « devra élaborer des critères, qui ne
seront pas les mêmes pour tous et qui feront bifurquer sa démonstration propre grâce à un appel
à des valeurs, à la préférence qui leur sera accordée sur d’autres valeurs, de sorte que seuls ceux
qui accepteront son option le suivront sur le chemin qu’il aura choisi »2. Il existe alors, à la base
de toute restructuration de la réalité commune, un acte libre qui, pour s’insérer dans une
élaboration philosophique, donc pour ne pas apparaître comme arbitraire, nécessite une
justification. Par ces deux aspects, l’activité philosophique est à la fois œuvre de liberté et de
rationalité3. D’où la détermination suivante de l’activité philosophique : « Le philosophe est
celui qui restructure une réalité primitivement donnée, en cherchant à montrer que cette
restructuration n’est pas arbitraire, mais a des raisons en sa faveur »4. Ayant ainsi pour rôle
d’établir le bien-fondé d’une restructuration, et non pas de démontrer la vérité d’un énoncé, le
philosophe recourt aux techniques de justification qui ne sont ni des procédures de
démonstration ni des procédures de vérification 5. Les preuves sur lesquelles il s’appuie ne sont
pas contraignantes, mais sont argumentatives, c’est-à-dire qu’elles dépendent « de prémisses et
d’arguments dont la force et la portée sont diversement appréciées »6. C’est cette nature de la
preuve philosophique7 qui, d’un côté, explique les attitudes opposées des penseurs qui

1
Ibid. p. 263.
2
Ibid. p. 262-263− c’est nous qui soulignons.
3
« C’est par référence au réel commun que le philosophe dispose d’une certaine liberté, et c’est par rapport à la
pensée commune qu’il doit prouver sa rationalité », Ibid. p. 264.
4
« Démonstration, vérification, justification », CA, p. 202 − c’est nous qui soulignons.
5
« (…) une philosophie ne peut se présenter comme une vision ou une intuition purement subjective et qui ne
serait qu’arbitraire, lorsqu’elle s’oppose à d’autres intuitions. Sa rationalité est donc liée à des preuves qui
montreront que, loin d’être arbitraire, le système présenté parvient à résoudre les difficultés dans lesquelles se
débat la pensée commune. Ces preuves consistent en arguments auxquels théoriquement des arguments en sens
contraire auraient pu être opposés », « Le réel philosophique et le réel commun », CA, p. 264 − c’est nous qui
soulignons.
6
Ibid. p. 263.
7
Cf. « De la preuve en philosophie », Rh, pp. 313-323.

133
défendent, chacun, la rationalité de son point de vue, et, d’un autre côté, exige de concevoir la
rationalité philosophique en fonction de justifications rationnelles.

Le second point qu’il convient de souligner, pour comprendre la justification


philosophique, concerne le contexte dans lequel s’élabore la pensée philosophique. Ce contexte
est largement déterminé par ce qui a été dit précédemment sur la nature de la preuve en
philosophie. En effet, dans la mesure où il ne s’y agit ni de propositions évidentes ni de
démonstrations nécessaires, et où il n’y existe pas de critères absolus pour affirmer la supériorité
de l’une ou de l’autre des thèses en question, « c’est à celui qui juge d’assumer la responsabilité
de sa décisions et de son choix »1. Cette assomption de la responsabilité implique le devoir de
présenter des raisons suffisantes pour justifier la décision. Or, à qui revient le droit ultime de
décision quand les raisons invoquées convainquent les uns et pas les autres ? Remarquons tout
de suite que quand il s’agit d’appliquer la loi, il y a des juges qui sont habilités pour apprécier
la valeur de la preuve et décider de l’interprétation des normes invoquées. Le pouvoir législatif
légitime est lui aussi habilité pour légiférer et imposer son point de vue à l’ensemble de la
société. Contrairement au juge et au législateur, ce qui, selon Perelman, caractérise le contexte
philosophique est donc d’abord ce fait que le philosophe n’est désigné « par aucun pouvoir
politique pour juger et légiférer »2. Un autre fait qui caractérise ce contexte est que, à la
différence de la science, du droit ou de la théologie, où un corps de doctrine est largement
partagé et reconnu comme formant un système de référence, la pensée philosophique ne peut
être liée « par un pareil système ou par un corps de doctrine »3.

N’étant ni comme le juge ni comme le législateur, qui peuvent d’une certaine manière
se prévaloir de l’autorité d’une dernière instance reconnue, le philosophe se trouve donc
toujours dans un contexte ouvert. Et dans la mesure où il ne lui est plus possible d’adopter une
vision absolutiste qui se réfère, à la manière des scientifiques, des juristes et des théologiens, à
un corps de doctrine plus au moins fixe, il ne lui reste alors que de chercher à s’imposer par
l’unique force de ses raisons. Mais, comme les raisons sont elles-mêmes liées à des valeurs et
à des fins qui sont admises dans une société particulière, la solution qui s’impose, pour lui, est
celle de « formuler ses critères, ses normes, ses lois et ses valeurs, de façon qu’ils puissent être
admis par tous, que la justification qu’on en fournit se fonde sur des valeurs et des règles qu’il
puisse présenter comme universellement valables »4.

1
« Raison éternelle, raison historique », JR, p. 102.
2
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 180.
3
« Raison éternelle, raison historique », JR, p. 103.
4
« Considérations sur la raison pratique », CA, p. 181.

134
Ce qui caractérise la justification philosophique est donc son intention d’universalité,
c’est-à-dire le fait qu’elle vise, non pas des sociétés ou des groupes particuliers, mais toute
l’humanité. Pour Perelman, c’est uniquement dans cette visée que consiste la rationalité du
discours philosophique. Car, c’est elle qui impose de choisir les moyens de preuve qui peuvent
recevoir l’approbation de tout être de raison. Mais cette justification, dans la mesure où elle ne
s’impose ni comme une évidence irréfragable ni comme une nécessité démonstrative, mais est
soumise à l’approbation de toute l’humanité éclairée, reste toujours exposée à la discussion et
à la critique.

Cette ouverture permanente à la discussion constitue, dans l’esprit de Perelman, la


propriété la plus caractéristique de la rationalité et de la justification philosophiques. En effet,
le philosophe ne se contente pas d’affirmer une restructuration du réel, mais il justifie ses choix.
Or, justifier c’est réfuter les critiques et les objections1. Et bien souvent, cette réfutation
« consistera en une critique du point de vue, des préalables, sur lesquels l’objection se fonde » ;
mais « à cela la critique répondra à son tour, ou bien en faisant mieux comprendre sa propre
pensée, ou en s’attaquant aux présupposés de son interlocuteur »2. Le discours philosophique,
étant ainsi nourri par la critique et sa réfutation, est donc le lieu d’un va-et-vient permanent,
d’une dialectique qui prend la forme d’un dialogue sans fin. La justification philosophique
présente ainsi un type de rationalité qui n’est jamais achevée : « Le philosophe est constamment
devant des juges. Il doit constamment être ouvert aux objections, être prêt à se justifier ou à
s’amender, il n’est jamais absout, parce que, en philosophie, il n’y a pas de juge suprême, qui
lui accordera le salut définitif, qui lui garantira que la cause est définitivement gagnée, que sa
philosophie est la bonne, est la dernière, qu’il n’y aura plus d’autre »3.

1
« Je justifie ma thèse à la fois en critiquant les thèses opposées et les points de vue qui leur donnent naissance, et
en réfutant les critiques de mes adversaires », « Démonstration, vérification, justification », CA, p. 204.
2
« Démonstration, vérification, justification », CA, p. 204.
3
Ibid. p. 205 − c’est nous qui soulignons.

135
CHAPITRE II :

LA TECHNIQUE ARGUMENTATIVE

I. Les cadres de l’argumentation

1. Argumentation et démonstration

La particularité de l’argumentation et de ses moyens de preuve peut être vue clairement


une fois considérée sous la lumière de sa mise en opposition avec la démonstration telle qu’elle
est conçue par la logique formelle1.

L’opposition fondamentale qui distingue la rhétorique de la logique consiste dans le fait


que celle-ci s’occupe de vérité abstraite, catégorique ou hypothétique, alors que celle-là vise
l’adhésion. La vérité est impersonnelle, c'est-à-dire que sa validité ne dépend pas du fait qu’elle
soit connue ou non, ou du fait qu’elle soit reconnue ou non. L’adhésion, par contre, « est
toujours l’adhésion d’un ou plusieurs esprits auxquels on s’adresse, c'est-à-dire d’un
auditoire »2.

D’autre côté, s’agissant en rhétorique, non pas de vérité mais de valeurs, l’adhésion à
une thèse peut être d’une intensité variable et peut donc toujours être utilement augmentée.
Ainsi, les raisonnements démonstratifs de la logique formelle, parce que visant la vérité, sont
corrects ou incorrects, mais les arguments, parce que visant l’adhésion, sont plus ou moins forts,
plus ou moins pertinents. De plus, en logique, « on raisonne toujours à l’intérieur d’un système
donné, supposé admis »3. Ce dernier « présente de manière exhaustive les signes primitifs, les

1
Cf. TA, p. 17 ; « c’est (…) en les opposant à la logique que l’on parviendra le mieux à caractériser les moyens de
preuve particuliers que nous appellerons rhétoriques », « Logique et rhétorique », Rh, p. 78. Voici deux passage
où Perelman précise en quel sens il entend le terme de démonstration : « Nous avons donné le nom
d’argumentation à l’ensemble des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des
esprits aux thèses que l’on présente à leur assentiment ; le terme traditionnel de démonstration étant réservé aux
moyens de preuve qui permettent de conclure, à partir de la vérité de certaines propositions, à celle d’autres
propositions, ou encore, sur le terrain de la logique formelle, de passer, à l’aide de règles définies de transformation,
de certaines thèses d’un système, à d’autres thèses du même système », « De la temporalité comme caractère de
l’argumentation », Rh, p. 437 ⎯ « Quand je parlerai de démonstration, je comprendrai ce terme, non pas dans le
sens aristotélicien, mais dans le sens actuel de preuve par opération formelle, de preuve par calcul, à partir de
prémisses, à l’intérieur d’un système formel », « Démonstration, vérification, justification », CA, p. 196. Cf.
également Ch. Perelman, « Logique formelle et logique informelle », De la métaphysique à la rhétorique, édité
par Michel Meyer, pp. 15- 21, et le fort intéressent article de Jean Ladrière : « Logique et argumentation », Ibid.,
pp. 23-43
2
LJ, p. 107.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 87.

136
règles de formation des expressions bien formées, les axiomes et les règles d’inférences valant
comme preuves »1.

Le raisonnement démonstratif présente ainsi l’avantage d’être nécessaire et


incontestable, car sa progression est complètement gouvernée par des éléments rigoureusement
déterminés et préalablement admis. La preuve démonstrative n’est donc convaincante et
contraignante, c'est-à-dire plus que persuasive, que parce qu’elle part de prémisses à propos
desquelles aucune discussion n’est possible. Rappelons, par exemple, que Descartes et les
rationalistes n’ont pu négliger le raisonnement argumentatif que parce qu’ils pensaient pouvoir
asseoir la démonstration sur des prémisses vraies, c'est-à-dire sur des idées dont l’évidence
exclut toute possibilité de discussion à leur sujet 2. En présupposant ainsi la vérité du point de
départ, l’enjeu de la démonstration ne vise qu’à étendre cette vérité aux conclusions par le
moyen d’un raisonnement valide, c’est-à-dire conforme aux règles du système3.

De manière générale, le raisonnement démonstratif, celui qui est analysé par la logique
formelle construite suivant l’idéal mathématique, s’appuie sur des axiomes qui ne sont pas
sujets à discussion. En effet, « qu’on les considère comme évidents, comme vrais, ou comme
de simples hypothèse, on ne se préoccupe guère de savoir s’ils sont ou non acceptés par
l’auditoire »4. Cet aspect indiscuté des axiomes est donc une condition indispensable du
raisonnement démonstratif, car « celui qui voudrait justifier le choix des axiomes, devrait,
comme l’a déjà remarqué Aristote, dans ses Topiques [Topiques, 101, a-b], recourir à
l’argumentation »5.

Mais alors que, dans la logique formelle, les premiers éléments du système (axiomes et
règles de transformation) 6, point de départ de toute démonstration, ne font objet d’aucune
discussion, l’argumentation, puisque visant à gagner l’adhésion des esprits à certaines thèses –

1
Guillaume Vannier, Argumentation et droit, p. 75.
2
Cf. LJ, p. 106.
3
« La validité d’une démonstration ne garantit la vérité de la conclusion que si l’on est disposé à reconnaître celle
des prémisses », LJ, p. 106.
4
ER, p. 23. « D’où viennent ces éléments [les premiers éléments d’un système axiomatique], sont-ce des vérités
impersonnelles, des pensées divines, des résultats d’expérience ou des postulats propres à l’auteur, voilà des
questions que le logicien formaliste considère comme étrangères à sa discipline », TA, p. 18.
5
ER, p. 23.
6
Dans tout système formel, n’étant plus fondé sur l’évidence, les axiomes (termes premiers assurant le rôle de
base de départ pour l’ensemble du système) et les règles de transformation (permettant la production déductive et
progressive des propositions valides du système) sont librement posés par le logicien. Ce dernier n’est dès lors lié,
dans l’élaboration de son langage artificiel, que par l’obligation de « choisir signes et règles de façon à éviter doute
et ambiguïté » (TA, p.17). Dans cette optique, la démonstration revêt un aspect mécanique rendant possible
« d’établir si une suite de signes est admise dans le système, si elle est de même forme qu’une autre suite de signes,
si elle est considérée comme valable, parce qu’axiome ou expression déductible, à partir d’axiomes, d’une façon
conforme aux règles de déduction » (TA, p.17).

137
ou du moins à influer sur l’intensité de cette adhésion −, ne peut se dérouler efficacement que
s’il se réalise préalablement un « contact intellectuel » ou une « communauté des esprits » entre
celui qui argumente et celui qui reçoit le discours de l’argumentation.

Autrement dit, si dans une démonstration, l’on se préoccupe uniquement d’établir la


validité du raisonnement, négligeant entièrement la question de savoir si l’auditoire adhère ou
non, accepte ou non, les premiers éléments à partir desquels se fait ce raisonnement,
l’argumentation par contre, précisément parce que son but est « de provoquer ou d’accroître
l’adhésion d’un auditoire aux thèses qu’on présente à son assentiment »1, s’inscrit et se
développe nécessairement au sein d’un réel et effectif contact des esprits entre celui qui défend
certaines thèses et l’auditoire auquel il s’adresse. C’est dire que l’argumentation ne peut agir
efficacement qu’à l’intérieur d’un contexte conditionné psychiquement et socialement dont la
prise en considération constitue un préalable primordial pour toute œuvre argumentative 2.

D’autres caractéristiques distinguent, selon Perelman, l’argumentation de la


démonstration. Soulignons d’abord le fait que, dans celle-ci, le langage utilisé est un langage
artificiel dont les signes constitutifs satisfont entièrement au critère d’univocité, chassant ainsi
toute ambiguïté3. Cette univocité est d’ailleurs la condition même de la force contraignante des
démonstrations4. Dans l’argumentation, par contre, l’ambiguïté est inhérente au langage naturel
ou ordinaire dont elle fait usage. Et si la logique formelle avait réussi à se déployer sous la
forme d’un raisonnement démonstratif, c’est parce qu’elle s’est désintéressée des problèmes
que pose le maniement de ce langage. Mais par ce désintéressement, elle s’est rendue incapable
de résoudre le problème de choix et de décision qui s’impose « dès qu’un mot peut être pris
dans plusieurs sens, dès qu’il s’agit de clarifier une notion vague ou confuse », car, en cette
matière, « il y a lieu de fournir les raisons du choix pour obtenir l’adhésion à la solution
proposée, et l’étude des arguments relève de la rhétorique »5.

Ainsi, « dans la mesure même où elle n’est pas formelle, toute l’argumentation
rhétorique implique l’ambiguïté et la confusion des termes sur lesquels elle porte »6. Les

1
ER, p. 23.
2
L’argumentation, dit Perelman, « ne se déroule jamais dans le vide. Elle présuppose, en effet, un contact des
esprits entre l’orateur et son auditoire », ER, p. 23.
3
« Pour obtenir une parfaite univocité, la logique formelle se fonde seulement sur les règles du langage artificiel
qu’elle construit ‘à l’aide de signes dont la forme seule importe’ », Guillaume Vannier, Op. Cité, p. 74-75 ; « la
recherche de l’univocité indiscutable a même conduit les logiciens formalistes à construire des systèmes où l’on
ne se préoccupe pas du sens des expressions », TA, p. 18.
4
Cf. « Logique et rhétorique », Rh, p. 91.
5
LJ, p. 106.
6
« Logique et rhétorique », Rh, p. 91.

138
prémisses de l’argumentation, bien qu’elles soient l’objet d’un accord, ne sont en effet jamais
parfaitement déterminées, leur indétermination étant souvent la condition même de l’accord à
leur sujet. Ces prémisses sont donc « des proposions communément admises qui jouent souvent
sur le caractère confus des notions qui les composent »1. Devant viser la plus grande force
persuasive, et ne disposant que d’un fondement incertain, l’argumentation ne peut s’interdire
d’exploiter les ressources de la confusion et de tirer profit de la souplesse de l’incertitude pour
s’adapter et s’appliquer à des situations diverses et parfois inédites.

Le confus est, dès lors, irréductible dans la mesure où, malgré tous les efforts pour se
rapprocher du raisonnement formel, l’ambiguïté n’est jamais complètement éliminée en matière
d’argumentation (sociale, juridique, politique ou philosophique) 2. En fait, le confus, selon
Perelman, n’est pas uniquement irréductible, mais est aussi parfois indispensable : « À l’heure
actuelle, dans différents domaines, on considère que l’indétermination des concepts est
indispensable à leur utilisation »3.

À cela Perelman ajoute que, dans la démonstration, des règles explicites sont posées et
déterminées de façon à assurer, à coup sûr et mécaniquement, la validité et la conformité du
raisonnement. Dans une argumentation, de telles règles font défaut et du coup rien ne va de soi.
Progressant sans règles fixes et préalables et utilisant le langage naturel, l’argumentation « ne
démontre rigoureusement rien, mais tente, avec des raisons plus au moins vraisemblables, de
justifier chacune de ses thèses »4. Contrairement à la démonstration, elle n’est donc ni
contraignante ni universelle5. En rhétorique, à défaut de preuves contraignantes, toute thèse

1
Guillaume Vannier, Op. Cité, p. 76.
2
« La polysémie des notions utilisées en philosophie, en politique ou en droit est un effet irréductible, de même
que l’incertitude en ce qui concerne les postulats ou les données de chaque question », Guillaume Vannier, Op.
Cité, p. 76.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 91.Toutefois, en affirmant cela, Perelman n’entend pas encourager
l’argumentation à se complaire dans la confusion et soustraire ainsi l’ambiguïté aux investigations qui pourraient
la clarifier dans une certaine mesure ; il s’agit plutôt, chez lui, de s’efforcer de « comprendre comment la notion
confuse est maniée, quel est son rôle et sa portée », donc « de pousser l’analyse des notions aussi loin que possible,
mais avec la conviction que cet effort ne peut aboutir à une réduction de toute la pensée à des éléments parfaitement
clairs » (p. 92).
4
Guillaume Vannier, Op. Cité, p. 75.
5
« L’argumentation rhétorique n’est pas contraignante parce qu’elle ne se déroule pas à l’intérieur d’un système
dont les prémisses et les règles de déduction sont univoques et fixées de manière invariable », « Logique et
rhétorique », Rh, p. 87.

139
demeure contestable et discutable 1 ; en cette matière, « tout peut toujours être remis en
question »2.

De cet aspect non contraignant des arguments rhétoriques découlent encore deux
conséquences importantes. La première est que la notion de contradiction doit être remplacée,
dans le débat rhétorique, par celle d’incompatibilité 3. Car, en rhétorique, une incompatibilité
posée peut toujours être levée ; elle est le résultat d’une décision, d’une volonté, et rien
n’empêche qu’elle soit écartée, alors que, face à une contradiction, cette possibilité de recevoir
ou de refuser l’opposition n’existe pas : devant la preuve d’une contradiction, la raison doit
s’incliner4.

La possibilité d’écarter une incompatibilité posée signifie qu’on peut toujours modifier
les conditions du problème. Et cela veut dire qu’« on est jamais en rhétorique acculé à
l’absurde »5. La distinction entre contradiction et incompatibilité conduit donc à remplacer la
notion d’absurde, caractéristique de la logique, par celle de ridicule qui, en rhétorique, assure
le même rôle de limite critique. Si donc les éléments d’une argumentation peuvent être
modifiés, suite à l’intervention de l’adversaire, il est donc aussi possible que la discussion
aboutisse à un compromis qui amènerait les deux interlocuteurs à dépasser leurs thèses de départ
respectives, c'est-à-dire à modifier d’une manière réciproque leurs jugements de valeur. Et en
cela encore, l’argumentation rhétorique, dont l’aboutissement est tributaire de l’échange
d’arguments, se distingue du raisonnement logique qui se déroule à l’intérieur d’un système
déductif univoquement fixé.

La deuxième conséquence qui découle de l’aspect non contraignant de l’argumentation


rhétorique concerne l’ampleur de l’argumentation. En logique, ce qui est démontré n’a pas
besoin de preuves supplémentaires. La démonstration, étant contraignante, peut faire
l’économie des preuves sans risquer de voir son efficacité diminuer. Par contre, en rhétorique,
précisément parce que son argumentation n’est pas contraignante, « il n’y a pas [en principe]

1
« Le domaine de l’argumentation, dit Perelman, est celui du vraisemblable, du plausible, du probable, dans la
mesure où ce dernier échappe aux certitudes du calcul », TA, p. 1 ; « ce caractère discuté de l’argumentation
constitue son caractère spécifique », Guillaume Vannier, Op. Cité, p. 76.
2
« Logique et rhétorique », Rh, p. 87, et Perelman d’ajouter qu’« on peut toujours retirer son adhésion : ce que
l’on accorde est un fait, non un droit ».
3
Cf. « Logique et rhétorique », Rh, p. 87. Ici, Perelman souligne que cette distinction « rappelle, en quelque
manière, la distinction leibnizienne entre la nécessité logique, dont l’opposé implique contradiction, et la nécessité
morale (…) où on ne rencontre que des incompatibles et où un élément peut toujours être modifié ».
4
Voici un exemple qui illustre cette distinction : « Lorsqu’un premier ministre affirme que si tel projet de loi n’est
pas admis, le cabinet sera démissionnaire, il établit une incompatibilité entre le rejet du projet et son maintien au
pouvoir », « Logique et rhétorique », Rh, p. 88.
5
Ibid. p. 89.

140
de limite à l’accumulation utile des arguments et on ne peut dire d’avance quelles preuves seront
suffisantes pour déterminer l’adhésion »1. Plus encore, en logique, une proposition une fois
prouvée par certaines voies, « la fausseté d’une prémisse ne modifie nullement la vérité d’une
conséquence », alors que, en rhétorique, « l’utilisation d’un mauvais argument peut avoir un
résultat néfaste »2.

Pour résumer, disons que l’opposition entre logique et rhétorique est finalement une
opposition entre deux modes de raisonnement : la démonstration et l’argumentation. La
première, progressant à l’intérieur d’un système logique prédéfini et profitant d’une
détermination limitative préalable qui lui confère précision et rigueur, est contraignante et
universelle. La seconde, ne s’appuyant pas sur un ensemble de définitions et de modes de
déduction déterminés à l’avance, caractérisée par l’ambiguïté de son langage et la confusion de
ses notions, est indécise, non contraignante et peut toujours être contredite.

Reste que, pour Perelman, c’est bien la non susceptibilité à la discussion, et donc à la
controverse, des principes et des éléments premiers des systèmes formalisés qui constitue
l’élément décisif de démarcation fondamentale du champ de la démonstration de celui de
l’argumentation3. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle un contact intellectuel entre les esprits
constitue la condition sine qua non de la réalisation effective de toute argumentation 4.

2. L’argumentation et son auditoire

A. Le contact des esprits et ses conditions

De la distinction établie précédemment entre argumentation et démonstration,


relativement surtout à leurs rapports respectifs aux prémisses des raisonnements, nous avons
dégagé l’idée que l’argumentation ne peut se passer d’une communauté des esprits entre
l’orateur et son auditoire. Or, cette communauté ne va point de soi. Elle ne se réalise
effectivement qu’au prix d’une multitude de conditions tenant à l’orateur ou à l’auditoire, ou
même à l’objet de l’argumentation.

Les conditions liées à l’orateur :

1
« Logique et rhétorique », Rh, p. 90.
2
Ibid. p. 90 ; en voici un exemple : « Dire, par ignorance ou maladresse, à un auditoire partisan d’une révolution,
que telle mesure, à laquelle l’auditoire serait enclin par ailleurs à adhérer, diminue la probabilité d’une révolution,
peut avoir un effet exactement contraire à ce que l’on avait espéré », (pp. 90-91).
3
Cf. ER, p. 23.
4
« Toute argumentation vise à l’adhésion des esprits et, par le fait même, suppose l’existence d’un contact
intellectuel », TA, p. 18.

141
Pour entrer en contact et entamer une argumentation, il faut qu’il y ait, chez l’orateur,
la volonté et le désir d’entrer en conversation. Cette condition renvoie principalement au prix,
à la valeur que l’orateur accorde au consentement d’autrui à ses thèses1 : « Pour que
l’argumentation puisse se développer, il faut que l’orateur attache du prix à l’adhésion
d’autrui »2. Mais elle peut aussi renvoyer au contexte dans lequel le contact est censé se
dérouler3. L’entrée en contact n’est cependant pas tributaire uniquement du vouloir, mais aussi,
et surtout, du pouvoir de l’orateur. Il faut, non seulement désirer entamer une argumentation,
mais aussi pouvoir prendre la parole. Cette condition s’explique par le caractère
institutionnalisé des échanges au sein de la société où la possibilité de prendre la parole se
trouve souvent sujette à un corps de règles ordonné et hiérarchisé 4. Mais elle peut être justifiée
aussi par la nature même de l’objet de discussion 5.

Si l’existence d’un langage commun semble constituer une condition première


indispensable à l’argumentation, le fait aussi d’appartenir à une même communauté culturelle,
de fréquenter le même espace social, d’avoir des références semblables ou proches à celles de
son auditoire – ou du moins les connaître − peut favoriser considérablement le contact des
esprits.

Les conditions liées à l’auditoire :

1
Car si l’on juge que certaines personnes ne méritent pas qu’on se soucie de leurs opinions, ou qu’elles ont mieux
à suivre nos ordres qu’à attendre nos arguments, il n’y aurait alors point de raisons pour argumenter. Vouloir
persuader par une argumentation signifie donc que l’on traite d’égal (es), que l’on tient dans le respect la personne
(les personnes) à laquelle (auxquelles) on s’adresse. Plus encore, « vouloir convaincre quelqu’un implique toujours
une certaine modestie de la part de celui qui argumente, ce qu’il dit ne constitue pas « parole d’Evangile », …Il
admet qu’il doit persuader, penser aux arguments qui peuvent agir sur son interlocuteur, se soucier de lui,
s’intéresser à son état d’esprit », TA, p. 21.
2
« Logique et rhétorique », Rh, p. 79.
3
En effet, un orateur peut juger peu honorables certaines situations et penser, par conséquent, qu’il « n’est pas
louable de vouloir persuader ». Perelman évoque, à ce propos, « la célèbre anecdote concernant Aristippe à qui
l’on reprochait de s’être abaissé devant le tyran Dionysios au point de se mettre à ses pieds pour être entendu »,
TA, p. 21.
4
Pour Perelman, les institutions sociales, qui préparent les conditions nécessaires aux échanges et qui les
organisent, témoignent de l’importance que la société reconnaît au contact des esprits. C’est d’ailleurs dans cette
optique qu’on peut comprendre l’une des fonctions essentielles des rituels religieux (permettant la rencontre du
prêtre avec ses paroissiens), des programmes d’enseignement obligatoire (permettant la rencontre de l’instituteur
avec ses élèves), des traditions parlementaires (permettant la rencontre du gouvernement avec les élus du peuple)
et des procédures judiciaires (permettant la rencontre des justiciables). Cependant, comme elles peuvent favoriser
le contact des esprits, les institutions sociales peuvent l’empêcher : « Il suffit de penser au monopole des moyens
de communication, qui caractérise les Etats absolutistes, et à tous les moyens de garantir ou de prévenir le contact
des esprits », ER, p. 25.
5
Perelman rappelle que déjà Aristote, dans ses Topiques, avait souligné que « ceux qui, par exemple, se posent la
question de savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin que d’une bonne correction,
et ceux qui se demandent si la neige est blanche, ou non, n’ont qu’à regarder ». Il affirme par ailleurs que « même
le partisan le plus déclaré du dialogue n’est pas disposé à engager avec n’importe qui une discussion sur n’importe
quel sujet », ER, p. 25.

142
Le but d’une argumentation étant d’exercer une influence sur un auditoire, l’attention
de ce dernier devient une condition nécessaire pour réaliser le contact des esprits 1. Pour
l’orateur, « il ne suffit pas de parler ou d’écrire, il faut encore qu’il soit écouté, être lu »2. Sans
cette participation de l’auditoire, l’effet de l’œuvre argumentative serait nul.

Le développement de l’argumentation exige donc une communauté qui n’est possible


qu’à la condition d’un engagement mutuel où l’orateur et l’interlocuteur manifestent un intérêt
suffisant pour l’objet de la discussion. Ceci est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il y
a lieu de distinguer l’argumentation de la propagande. Cette dernière attache certes du prix à
l’adhésion d’autrui, mais « cet intérêt peut être unilatéral ; celui qui est visé par la propagande
n’a pas nécessairement le désir d’écouter »3.

Comme le désir de persuader témoigne de la disposition de l’orateur à mettre ses thèses


à l’épreuve du jugement de son auditoire, ce dernier, en portant attention à ces thèses, montre
qu’il est, lui aussi, disposé à les admettre éventuellement, à reconnaître leur bien-fondé.
Cependant, il faut bien savoir que cette attention ne va nullement de soi, qu’elle constitue un
« problème » pour la mise en œuvre de toute argumentation 4. Et si, dans la vie d’une société,
nombre de structures (éducatives, scientifiques, politiques, administratives ou autres) tâchent
de rendre possible et de faciliter le contact des esprits, cela ne doit pas pour autant nous faire
sous-estimer l’importance de ce problème 5. En effet, « le fait même d’intéresser autrui à une
certaine question peut déjà requérir de grands efforts d’argumentation »6.

1
« Pour qu’une argumentation se développe, il faut, en effet, que ceux auxquels elle est destinée y prêtent quelque
attention », TA, p. 23.
2
TA, p. 22. Il ne suffit pas que l’orateur soit intéressé par son auditoire ; il faut aussi « que celui qui parle ait l’oreille
de ceux auxquels il s’adresse : il faut que celui qui développe sa thèse et celui qu’il veut gagner forment déjà une
communauté, et cela par le fait même de l’engagement des esprits à s’intéresser à un même problème », « Logique
et rhétorique », Rh, p. 79.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 79.
4
C’est d’ailleurs pour cette raison que la publicité, la propagande et toutes les autres formes de conditionnement,
cherchent avant tout à accrocher l’attention du public. Car sans cela, l’argumentation, aussi forte et persuasive
qu’elle puisse être, ne servira à rien. Seulement, Perelman précise que, lorsqu’on recourt aux moyens nécessaires
pour forcer l’attention et permettre ainsi à l’argumentation de s’engager, on est encore « au seuil de la rhétorique »,
Ibid. p. 79.
5
Evoquant l’attitude des scientifiques qui négligent souvent l’importance de cette question, K. F. Bruner écrit
ceci : « Ils s’affalent sur une chaise, fixant maussadement leurs souliers et annoncent brusquement, à eux-mêmes
ou à d’autres, on ne le sait jamais : ‘un tel et un tel ont montré … que la femelle du rat blanc répond négativement
au choc électrique…’ Très bien monsieur, leur dis-je, alors quoi ? Dites-moi d’abord pourquoi je dois m’en soucier,
alors je vous écouterai » (cité in TA, p. 23). Ce « alors j’écouterai » résume bien l’aspect problématique de
l’attention de l’auditoire, il montre qu’elle n’est pas spontanée et évidente mais plutôt tributaire de conditions
préalables rendant possible son existence.
6
« Logique et rhétorique », Rh, p. 79 : Perelman illustre ce point par la référence « au célèbre fragment des Pensées
dans lequel Pascal cherche à convaincre le lecteur de l’importance du problème de l’immortalité de l’âme ».

143
Les conditions préalables, dont nous avons − à la suite de Perelman − cité quelques-
unes, sont indispensables pour réaliser le contact des esprits dont la mise en œuvre de
l’argumentation ne peut se passer. Reste que ce contact ne dépend pas uniquement de ces
conditions. En effet, puisque le but ultime de l’argumentation est de gagner l’adhésion de ceux
auxquels elle s’adresse, l’auditoire devient alors la préoccupation principale de
l’argumentation, non seulement au début, mais durant tout son développement. Il est
indispensable d’entrer en contact, d’entamer une argumentation, mais il est encore plus
indispensable de maintenir ce contact avec l’auditoire pour pouvoir mener l’argumentation à
son terme.

Mais alors, quel est cet auditoire ? Et comment peut-on le définir ?

B. La définition de l’auditoire

Ce qui serait utile pour l’élaboration d’une théorie de l’argumentation, c’est de définir
l’auditoire de chaque orateur en liaison intime avec la visée propre de l’argumentation elle-
même, à savoir la volonté d’influer par le biais d’un discours (prononcé oralement ou transmis
par écrit), et de ne pas se laisser tromper par la diversité et la complexité des éléments matériels
des situations où ce discours peut intervenir. Car, si dans un procès judiciaire, il peut sembler
évident que les juges constituent l’auditoire que l’avocat doit persuader, la détermination de
l’auditoire d’une argumentation n’est pas toujours aussi facile qu’elle peut paraître. Pensons en
l’occurrence, toujours dans le même exemple du procès judiciaire, au policier chargé d’assurer
la sécurité qui assiste à la séance : quoique matériellement en état d’entendre, l’avocat ne se
soucie guère de lui en développant sa plaidoirie.

Il ressort de cet exemple que l’auditoire ne peut, dans certains cas 1, englober tous ceux
devant lesquels l’argumentation est présentée. Paradoxalement, dans un autre type de cas,
l’auditoire peut ne pas se limiter à ceux auxquels l’orateur s’adresse nommément ou
directement2. En raison de ces considérations, Perelman définit l’auditoire comme « l’ensemble
de ceux sur lesquels l’orateur veut influer par son argumentation »3. Cet ensemble, par ailleurs,
est extrêmement variable, il « peut aller de l’orateur lui-même, dans le cas d’une délibération
intime, quand il s’agit de prendre une décision dans une situation délicate, jusqu’à l’humanité

1
« Un chef de gouvernement, dans un discours au parlement, peut renoncer d’avance à convaincre les membres
de l’opposition et se contenter de l’adhésion de sa majorité », TA, pp. 24-25.
2
« Celui qui accorde une interview à un journaliste considère que son auditoire est constitué par les lecteurs du
journal plutôt que par la personne qui se trouve devant lui », TA, p. 25.
3
ER, p. 27. TA, p. 25.

144
tout entière, du moins à ceux de ses membres qui sont compétents et raisonnables (…), en
passant par une infinie variété d’auditoires particuliers »1.

Cette diversité des types d’auditoires n’est pas la seule difficulté à laquelle tout orateur
est confronté. Il y a aussi les difficultés inhérentes au type de visée spécifique envisagée dans
un discours persuasif. Certes, le but général de l’argumentation reste toujours la conquête d’une
adhésion, seulement cette adhésion n’est pas forcément de nature purement intellectuelle. Car
souvent, l’argumentation vise « à inciter à l’action ou, du moins, à créer une disposition à
l’action »2. L’orateur, présentant ses thèses, peut donc orienter son argumentation parfois dans
le sens d’obtenir seulement l’admission, par son auditoire, de la vérité de ses thèses, et parfois,
dans le sens de pousser son auditoire à agir de telle ou telle façon.

Dans cette optique, force donc est de constater qu’une théorie de l’argumentation ne
peut rester, sous peine d’inefficacité, indifférente à la nature de l’objet sur lequel portera le
discours argumentatif, au type particulier de l’auditoire dont on veut gagner l’adhésion et à la
manière spécifique dont on veut agir sur cet auditoire. Seulement, et vu l’immense et infinie
richesse des situations d’argumentation : « le seul conseil, d’ordre général, qu’une théorie de
l’argumentation puisse donner en l’occurrence, c’est de demander à l’orateur de s’adapter à son
auditoire »3.

C. Adaptation de l’orateur à son auditoire

L’argumentation étant entièrement centrée sur son auditoire, la connaissance de celui-


ci devient indispensable pour assurer l’efficacité et la réussite de l’acte persuasif. La pratique
argumentative montre d’ailleurs à quel point une action persuasive peut s’avérer nulle lorsqu’on
méconnaît son auditoire ou qu’on manque de s’adapter à sa composition ou lorsque qu’on
néglige de considérer les valeurs auxquelles il est attaché. C’est parce que tout orateur, dans
l’élaboration de son argumentation, part nécessairement d’une image construite de son
auditoire, qu’il se doit de veiller à ce que cette image corresponde, le plus possible, à la réalité.
Une construction de l’auditoire fort étrange à sa réalité ne manque souvent pas d’entraîner sur
lui « un effet révulsif »4.

1
ER, pp. 27-28.
2
ER, pp. 25-26.
3
ER, p. 27.
4
« Une argumentation que l’on considère comme persuasive risque d’avoir un effet révulsif sur un auditoire pour
lequel les raisons pour sont, en effet, des raisons contre. Ce que l’on dira en faveur d’une mesure en alléguant
qu’elle est susceptible de diminuer la tension sociale dressera contre cette mesure tous ceux qui souhaitent que des
troubles se produisent », TA, p. 26.

145
L’obligation, pour l’orateur, de s’adapter à son auditoire s’explique, au moins, par deux
raisons majeures, étroitement liées par ailleurs. D’un côté, parce que ce qui importe, dans une
argumentation, c’est moins les convictions de l’orateur que les opinions sur lesquelles il veut
influer. C’est alors seulement en connaissant les opinions de son auditoire et en réglant son
discours suivant ces opinions que l’orateur pourrait réussir à les faire changer. D’un autre côté,
parce que seule une bonne et suffisante connaissance de l’auditoire permettra à l’orateur de
choisir les moyens les plus pertinents, les techniques les plus adéquates, d’agir sur lui.
Remarquons à ce propos que l’argumentation ne peut pas souffrir uniquement d’une absence
ou d’un manque d’arguments mais aussi, et parfois même plus, d’un mauvais choix
d’arguments.

L’argumentation rhétorique, parce qu’elle s’occupe non de vérité mais d’adhésion,


« dépend essentiellement de l’auditoire auquel elle s’adresse, car ce qui sera admis par un
auditoire ne le sera pas par un autre »1. Les arguments efficaces sont donc ceux qui produisent
de l’effet sur l’auditoire auquel ils sont destinés2. Et pour obtenir l’adhésion, il n’est pas
impossible pour l’orateur, qui ne fait pas partie de son auditoire, de se baser sur des prémisses
dont il n’admet pas lui-même la validité3 : « Cela n’implique point hypocrisie, car on peut avoir
été convaincu par d’autres arguments que ceux qui pourront convaincre les personnes
auxquelles on s’adresse »4.

Un autre domaine caractéristique de l’argumentation rhétorique est celui des arguments


et des preuves qu’un adversaire déclare admettre préalablement à la discussion. L’orateur
dispose, ici, d’un appui précieux, car les conditions de l’adhésion de son interlocuteur sont
données dans les arguments exigés 5.

Si l’auditoire est primordial dans l’argumentation rhétorique, et si l’adaptation avec cet


auditoire doit constituer une préoccupation constante de l’orateur, l’opinion de l’auditoire sur
l’orateur est donc un élément crucial que l’argumentation rhétorique, contrairement à la logique

1
« Logique et rhétorique », Rh, p. 80 − c’est nous qui soulignons. Et cette dépendance, précise Perelman, ne
concerne pas uniquement le point de départ de l’argumentation, c'est-à-dire ses prémisses, mais aussi tout le
développement ultérieur du raisonnement.
2
Perelman critique, dans ce cadre, l’attitude de certains écrivains qui, lorsqu’ils étudient certaines argumentations,
qualifient de « pseudo-argument » les arguments qui ne les convainquent pas ; selon Perelman, l’erreur de ces
écrivains vient de ce qu’ils oublient qu’ils ne font pas partie de l’auditoire auquel ces arguments sont destinés.
3
Voici un exemple : « Un libre penseur pourra parfaitement bien exalter la dignité de la personne humaine devant
des auditeurs catholiques à l’aide d’arguments qui s’appuieront sur la tradition spirituelle de l’Eglise, alors que ce
ne sont pas ceux-ci qui l’ont impressionné lui-même », « Logique et rhétorique », Rh, p. 81.
4
Ibid. p. 80.
5
« C’est ce que fait cet industriel américain avisé qui, avant d’entamer une discussion importante, fait mettre par
ses adversaires leurs objections au tableau noir », Ibid. p. 81.

146
où cet élément n’intervient pas, ne saurait négliger. En effet, en matière scientifique ou logique,
on peut croire que « notre personne n’intervient pas dans nos assertions », car, dans ces
domaines, « la proposition n’est pas conçue comme un acte de la personne ». Mais, « ce qui
distingue précisément la rhétorique, c’est que la personne a contribué à la valeur de la
proposition par son adhésion même »1. Dans l’argumentation, il y a souvent interaction entre
l’orateur et ses jugements 2. La compétence de l’orateur augmente la valeur de son
argumentation, et inversement, la faiblesse de l’argumentation diminue l’autorité de l’orateur.
C’est cette interaction qui explique, d’ailleurs, pourquoi l’orateur peut choisir de ne pas entrer
brusquement en matière et de commencer par s’efforcer de gagner la sympathie de l’auditoire
en faveur de sa personne3.

3. Argumentation et rationalité

A. Les échelles de la force persuasive : persuader et convaincre

L’adaptation de l’orateur à son auditoire constitue, compte tenu de la grande variété et


de la diversité quasi infinie des auditoires, une tâche aussi difficile que nécessaire. Et bien
qu’une théorie de l’argumentation gagnerait toujours plus en fécondité et en pertinence en
étudiant de plus près les particularités concrètes et variées des auditoires, il semble plus
primordial d’analyser « les caractères de quelques auditoires dont l’importance est indéniable
pour tous, mais spécialement pour le philosophe »4. Car si l’orateur dans des situations
déterminées (le cas par exemple d’un scientifique devant une communauté de savants ou le
prêtre devant ses paroissiens) dispose d’un ensemble de thèses qui sont communément admises
par les membres de son auditoire et dont il peut se servir comme prémisses pour son
argumentation, le philosophe, ne disposant pas de pareilles thèses, se trouve dans une situation
extrêmement plus délicate. C’est parce que le philosophe adresse son discours à l’auditoire
universel qu’il est toujours « en quête des faits, des vérités et des valeurs universelles qui, même
si les thèses invoquées n’ont pas fait l’objet de l’adhésion explicite de tous les membres de
l’auditoire universel – chose impossible à obtenir – sont néanmoins censées s’imposer à tout
être de raison suffisamment éclairé »5.

1
Ibid. p. 84.
2
Sur les cas extrêmes où cette interaction entre l’affirmation et la personne qui l’émet ne joue pas, cf. Ibid. pp. 84-
85.
3
« On comprend ainsi l’importance de l’exorde en rhétorique (…) alors que – en logique– l’exorde est inutile »,
Ibid. p. 86.
4
TA, p. 34.
5
ER, p. 30.

147
Perelman arrive ainsi à distinguer les discours qui s’adressent à des auditoires
particuliers de ceux qui s’adressent à « tout le monde ». Et c’est à la lumière de cette distinction
qu’il juge plus exacte de reconsidérer le couple persuader-convaincre. Il se propose « d’appeler
persuasive une argumentation qui ne prétend valoir que pour un auditoire particulier et
d’appeler convaincante celle qui est censée obtenir l’adhésion de tout être de raison »1. Dans
cette perspective, c’est plutôt l’intention animant l’argumentation de l’orateur, et non pas le
nombre des membres de son auditoire, qui détermine le caractère convaincant ou simplement
persuasif de son discours. Dans la mesure où l’orateur attribue un rôle normatif à son auditoire,
considéré alors comme l’incarnation de la raison, l’argumentation revêt davantage un aspect
convaincant. Eu égard à ce caractère convaincant, trois types d’auditoires présentent, selon
Perelman, le privilège d’incarner plus au moins la raison : « Le premier, constitué par
l’humanité tout entière, ou du moins les hommes adultes et normaux et que nous appellerons
l’auditoire universel ; le second formé, dans le dialogue, par le seul interlocuteur auquel on
s’adresse ; le troisième, enfin, constitué par le sujet lui-même, quand il délibère ou se représente
les raison de ses actes »2.

Devant ces auditoires différents, l’argumentation ne procède pas de la même manière et


n’utilise pas les mêmes techniques. Face à une seule personne dont il s’agit d’obtenir l’adhésion,
l’argumentation se déploie sous la forme d’un dialogue où « il faut s’assurer à chaque pas de
l’accord de l’interlocuteur en lui posant des questions, en répondant à ses objections »3. Cette
technique socratique est de mise, non pas uniquement devant un seul interlocuteur, mais aussi
par le sujet qui délibère en pesant le pour et le contre des thèses concurrentes.

Cette communauté entre l’auditoire constitué par un seul interlocuteur et celui constitué
par le sujet délibérant, eu égard à la technique de l’argumentation utilisée pour obtenir leur
assentiment, justifie le fait de ramener les trois auditoires susmentionnés, c'est-à-dire ceux qui
méritent une attention spéciale en raison de leur intérêt philosophique, au nombre de
deux : « celui constitué par une seule personne et celui constitué par l’humanité tout entière »4.

1
TA, p. 36. Cf. aussi ER, p. 31. D’autres philosophes définissent autrement la persuasion et la conviction. Selon
Pascal (pensées, 470, Pléiade, p. 61), la persuasion s’adresse à l’automate (corps, imagination et sentiment), alors
que la conviction fait appel à la raison. Pour Kant (critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris,
1927, pp. 634-635), l’opposition subjectif-objectif est le critère de distinction entre persuasion et conviction. Cf.
pour plus de détails, TA, p. 35 et pp. 37-38.
2
TA, p. 39.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 81.
4
Ibid. p. 81 − c’est nous qui soulignons.

148
Ces auditoires n’ont cependant pas la même importance ou le même statut dans
l’argumentation. L’homme qui délibère et l’interlocuteur du dialogue peuvent facilement être
perçus comme des auditoires particuliers. Ils ne jouissent du privilège philosophique accordé à
la raison que lorsqu’ils sont considérés comme incarnation de l’auditoire universel, c'est-à-dire
lorsque l’orateur envisage son auditoire, lui-même ou son interlocuteur, comme incarnation de
l’auditoire universel. Dans ce cas de figure, le sujet délibérant et l’interlocuteur unique ne sont
pas considérés dans leurs particularités individuelles, mais sont envisagés comme doués d’une
raison que l’on juge commune à tous les hommes, de sorte que l’appel dont ils sont saisis est
en réalité adressé à tout être de raison.

Pour Perelman, il y a ici lieu de se garder de verser dans une illusion fatale à
l’argumentation rhétorique, celle qui provient de l’usage de la technique du dialogue dans
l’argumentation devant une seule personne. En effet, dans la mesure où la progression du
dialogue implique l’admission, par l’interlocuteur, de chaque chaînon de l’argumentation, on
peut avoir l’impression que la thèse avancée est bien plus solidement fondée « que dans
l’argumentation rhétorique où l’épreuve de chaque argument ne peut se faire » ; et de cette
impression, on peut passer rapidement à la croyance qu’on n’est plus « dans le domaine de
l’opinion, mais dans celui de la vérité »1. L’illusion consisterait donc à croire que, dans et par
le dialogue dialectique, l’argumentation acquiert la force contraignante des procédés logiques 2.
Il est donc primordial d’attacher l’aspect convainquant ou simplement persuasif d’une
argumentation non pas à la technique argumentative utilisée, mais plutôt à la visée de
l’argumentation.

Pour Perelman, c’est donc l’intention de viser tout être de raison qui est le critère
distinctif de l’argumentation convaincante : « un discours convaincant est celui dont les
prémisses et les arguments sont universalisables, c'est-à-dire acceptables, en principe, par tous
les membres de l’auditoire universel »3. Et cela, indépendamment du nombre effectif des
personnes qui composent l’auditoire visé. L’auditoire universel acquiert ainsi une importance
incontournable dans la mesure où il constitue l’incarnation par excellence de la raison, le sujet
délibérant et l’interlocuteur unique du dialogue n’en étant que des incarnations précaires. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle l’originalité de la philosophie, dans son aspiration à la vérité

1
Ibid. p. 82.
2
Pour Perelman, « l’art de Platon a favorisé cette illusion et l’identification, dans les siècles postérieurs, de la
dialectique avec la logique, c'est-à-dire d’une technique qui s’occupe du vrai et non de l’apparent, comme le fait
la rhétorique », Ibid. p. 82.
3
ER, p. 31.

149
et à l’objectivité, « sera le mieux comprise par sa relation avec l’auditoire universel, et la
manière dont celui-ci est conçu par le philosophe »1 et non pas par rapport, par exemple, aux
procédés dialectiques, le dialogue principalement.

B. L’auditoire universel

L’importance de l’auditoire universel pour l’argumentation se révèle par rapport aux


inconvénients que présente le discours qui vise un auditoire particulier. En effet, l’orateur est
obligé, chaque fois qu’il s’adresse à un auditoire particulier, de s’adapter à celui-ci, en
s’appuyant sur les thèses admises par les membres qui le composent. Seulement, en agissant
ainsi, il risque toujours de provoquer l’opposition des personnes qui n’appartiennent pas à
l’auditoire auquel il s’adresse. Il peut même susciter l’indignation d’une ou de plusieurs parties
de son auditoire lorsque celui-ci est composite2.

Les arguments admis uniquement par des auditoires particuliers, dans la mesure où ils
peuvent être facilement retournés contre celui qui les présente, ne peuvent offrir à
l’argumentation efficace une assisse solide. D’où la valeur et l’importance des thèses qui
jouissent d’un accord unanime. L’argumentation gagne toujours plus en efficacité lorsqu’elle
prend appui sur des opinions généralement admises 3.

L’argumentation, alors même qu’elle s’est bien adaptée à son auditoire, n’est donc pas
toujours pleinement efficace : Celui qui persuade son interlocuteur a certes raison, mais c’est
seulement celui qui persuade tout le monde qui a pleinement raison. Le point de vue rhétorique,
où la notion d’auditoire est centrale, permet ainsi d’envisager la rationalité selon une méthode
d’analyse immanente : une argumentation est rationnelle, non pas parce qu’elle établit une
vérité absolue, mais parce qu’elle est ouverte à un auditoire qu’elle cherche à persuader. De
plus, la rationalité d’une argumentation peut être classée selon le degré de généralité de
l’auditoire dont elle se propose d’obtenir l’assentiment.

Dans cette perspective, l’introduction de la notion d’auditoire universel exprime une


revendication normative ; elle pose la condition de la pleine rationalité de toute
argumentation : « Ce que nous pouvons exiger d’une argumentation rationnelle, c’est qu’elle

1
ER, p. 31.
2
Dans le cas d’un auditoire composite, l’adversaire peut facilement retourner contre l’orateur imprudent « tous les
arguments dont il a fait usage à l’égard des diverses parties de l’auditoire, soit en les opposant les uns aux autres
pour montrer leur incompatibilité, soit en les présentant à ceux auxquels ils n’étaient pas destinés », TA, pp. 40-
41.
3
Cf. LJ, p. 107.

150
ait des prétentions à l’universalité »1. Dans la mesure où une argumentation n’est jamais
contraignante, et à défaut de faits ou de vérités inébranlables et d’une démonstration capable
d’imposer une certitude et d’entraîner un accord effectif à son sujet, il s’impose à celui qui
argumente, pour que son argumentation puisse être qualifiée de rationnelle, de n’utiliser que
« des énoncés et des moyens de preuve qui, dans son esprit, sont susceptibles de recueillir
l’adhésion de tous les esprits raisonnables »2.

Cependant, parce qu’aucun orateur ne peut s’assurer de l’adhésion effective de tout le


monde, l’auditoire universel ne peut constituer un fait réel, actuellement existant, et dont
l’accord peut être expérimentalement vérifié. Il s’agit donc d’une instance idéale qui, n’étant
pas soumise aux conditions psychologiques et sociales relatives au temps et au lieu, impose à
l’orateur de ne se servir que de prémisses admises par tout le monde ; c’est-à-dire d’une
« assemblée hypercritique » qui ne peut être convaincue « que par une argumentation qui se
prétend objective, qui se base sur des ‘faits’, sur ce qui est considéré comme vrai, sur des
valeurs universellement admises »3.

L’universalité de l’auditoire universel désigne une unanimité qui n’est pas réelle, mais
simplement présumée par l’orateur qui croit avancer des faits objectifs ou des vérités évidentes :
« L’objectif, le valable, le rationnel, ne peut que prétendre à l’adhésion de cet auditoire
universel »4. L’orateur, dans la mesure où il croit que tous ceux qui recevront et comprendront
ses raisons ne pourront qu’admettre ses thèses, ne peut manquer de viser l’adhésion de
l’auditoire universel. C’est d’ailleurs toujours le cas pour le philosophe 5.

Cependant, l’on se méprendrait gravement sur la signification de l’auditoire universel si


l’on identifie l’argumentation qui vise cet auditoire à la logique 6. Cette méprise est souvent

1
« La quête du rationnel », Rh, p. 310.
2
Ibid. p. 310 : Perelman souligne, ici, qu’il s’agit en fait d’une exigence ; D’ailleurs, c’est pour montrer ce caractère
qu’il formule la prétention à l’universalité en se référant à l’impératif catégorique de Kant : « Son effort [l’orateur]
devrait être, dans le domaine de la pensée, conforme à l’impératif catégorique de Kant : il ne devrait suivre, et
proposer à autrui, que des constructions intellectuelles qui puissent en même temps toujours valoir au regard d’une
universalité des esprits ». Cf. aussi, pour cette formulation de la rationalité en termes kantiens, « Evidence et
preuve », Rh, p. 193, « Rhétorique et philosophie », Rh, p. 218.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 82 − c’est nous qui soulignons.
4
« De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 321.
5
Perelman, pour caractériser le désir philosophique de rechercher une objectivité qui fait que les thèses défendues
puissent être admises par tous, revendique la célèbre formule de la Krisis où Husserl définit le statut des
philosophes : « Nous sommes, dans notre travail philosophique, des fonctionnaires de l’humanité », (TA, 35). On
retrouve l’écho de cette référence à Husserl dans plusieurs passages dont celui-ci : « L’effort des philosophes vers
plus de rationalité, qui en font les éducateurs du genre humain, vise à intensifier, dans l’humanité, l’adhésion aux
thèses de l’auditoire universel, tel que chacun d’eux le conçoit. (…) ils sont tous les porte-parole des valeurs
universelles, et (…) ne peuvent renoncer à tenter de réaliser sur ces valeurs l’accord de l’universalité des esprits »,
« Rhétorique et philosophie », Rh, p. 218 − c’est nous qui soulignons.
6
Cf. TA, p. 43.

151
présente chez les philosophes qui fondent leur prétention à l’universalité sur la croyance en
l’existence d’un savoir inébranlable, constitué de vérités évidentes ou conforme à des faits
objectifs, auquel toute raison normale doit adhérer. Dans cette perspective où l’argumentation
ne joue aucun rôle, l’adhésion des esprits semble être une conséquence qui devrait intervenir
nécessairement.

Mais, comme on sait combien les croyances que l’on a jugées comme objectivement
valables, comme formant un ensemble de vérités éternelles, ont varié au cours de l’histoire 1,
l’on peut légitimement récuser la conception qui croit « à l’existence d’un auditoire universel,
analogue à l’esprit divin qui ne peut donner son assentiment qu’à la vérité »2. Le savoir ne
s’imposant plus par son évidence ou son objectivité, c’est à l’argumentation, qui s’adresse à ce
qu’elle considère comme son auditoire universel, de convaincre que les raisons fournies ne sont
pas propres à un auditoire particulier.

Pour Perelman, l’auditoire universel n’est qu’« un produit de l’imagination de


l’auteur »3, « une création de notre pensée », « une extrapolation à partir de ce qui nous est
effectivement donné »4. Il est donc une création située de l’orateur. Celui-ci produit, à partir de
ce qu’il sait de ses semblables, une image de l’auditoire universel de manière à transcender
toutes les dissemblances et les disparités qu’il peut soulever. Cependant, cette production ne
procède pas d’une raison abstraite5, mais est toujours assujettie à un contexte historique et
social. Et c’est ainsi que l’on peut dire que « chaque culture, chaque individu a sa propre
conception de l’auditoire universel »6. Autrement dit, à défaut d’un repère abstrait et absolu, la
définition de l’auditoire universel est toujours tributaire de thèses situées historiquement et

1
Notons avec Perelman que « l’étude de ces variations serait fort instructive, car elle nous ferait connaître ce que
les hommes ont considéré, au cours de l’histoire, comme réel, vrai et objectivement valable », TA, p. 43. Et ainsi,
elle « fournit les éléments d’une science nouvelle qui a reçu le nom de sociologie de la connaissance », « De la
preuve en philosophie » dans Rh, p. 321.
2
TA, p. 43.
3
« Logique et rhétorique », Rh, p. 82.
4
« De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 321.
5
« L’idée même de raison, conçue dans la pensée classique comme portant sur des structures invariables,
indépendantes de tout développement historique et social, n’est qu’une abstraction : la seule raison réelle, concrète
est une raison incarnée », « De la preuve en philosophie » dans Rh, p. 321.
6
TA, p. 43. « Nous nous fabriquons un modèle de l’homme (…) que nous cherchons à convaincre, et qui varie avec
notre connaissance des autres hommes, des autres civilisations, des autres systèmes de pensée, avec ce que nous
admettons être des faits incontestables ou des vérités objectives. C’est la raison, d’ailleurs, pour laquelle chaque
époque, chaque culture, chaque science, et même chaque individu, a son auditoire universel », « Logique et
rhétorique », Rh, p. 83 − c’est nous qui soulignons.

152
socialement ; il en résulte que c’est en fonction d’un auditoire particulier qu’un auditoire
universel devient concevable1.

II. La pétition de principe et les prémisses de l’argumentation

La notion d’auditoire occupe une place centrale dans la rhétorique conçue comme une
théorie générale de l’argumentation. Celle-ci, étant relative à l’auditoire dont elle se propose
d’obtenir l’adhésion, ne peut être efficace que dans la mesure où l’orateur réussit à adapter son
discours à ceux auxquels il s’adresse2. L’essentiel de cette adaptation consiste à partir des thèses
auxquelles l’auditoire accorde son adhésion : l’orateur doit choisir ces thèses comme point de
départ à son raisonnement. Ainsi, contrairement à la démonstration qui vise à établir la vérité
d’une conclusion à partir de celle des prémisses, l’argumentation a pour but de « transférer sur
les conclusions l’adhésion accordée aux prémisses »3.

Dans cette perspective, il semble qu’il est toujours utile, pour l’orateur qui veut agir
efficacement par son discours, d’accrocher son argumentation aux prémisses qui jouissent d’un
degré d’adhésion suffisamment élevé pour lui servir de base solide. Et à défaut d’une adhésion
suffisante, l’attention de l’orateur devrait s’orienter vers le renforcement et l’accroissement de
l’adhésion effective. Une fois les prémisses choisies parmi les croyances de l’auditoire sont
solidement établies, l’argumentation peut établir une sorte de solidarité entre elles et les thèses
qu’elle veut faire admettre. Et c’est par cette solidarité que l’on arrive, dans une argumentation,
à réaliser le transfert de l’adhésion de l’auditoire des prémisses aux conclusions.

Si maintenant l’orateur, c'est-à-dire celui qui présente une argumentation, néglige de


s’assurer de l’adhésion de l’auditoire aux prémisses de son raisonnement, il risque de commettre
une pétition de principe.

1
Voici comment Perelman conçoit les rapports dialectiques entre les auditoires : « Nous croyons donc que les
auditoires ne sont point indépendants ; que ce sont des auditoires concrets particuliers qui peuvent faire valoir une
conception de l’auditoire universel qui leur est propre ; mais, par contre, c’est l’auditoire universel non défini qui
est invoqué pour juger de la conception de l’auditoire universel propre à tel auditoire concret, pour examiner, à la
fois, la manière dont il a été composé, quels sont les individus qui, suivant le critère adopté, en font partie et quelle
est la légitimité de ce critère. On peut dire que les auditoires se jugent les uns les autres », TA, p. 46.
2
LJ, p. 107.
3
ER, p. 35. Ceci est d’ailleurs la raison qui fait que « la démonstration n’apporte aucune nouveauté, mais déploie
une connaissance déjà présente dans les prémisses, alors que l’argumentation vise essentiellement à établir des
thèses nouvelles, afin de produire un effet de persuasion qui modifie les convictions de l’auditoire », Guillaume
Vannier, Argumentation et droit, p. 77 ; « toutes les techniques d’argumentation visent, en partant de ce qui est
admis, à renforcer ou à affaiblir l’adhésion à d’autres thèses, ou à susciter l’adhésion à des thèses nouvelles, celles-
ci pouvant d’ailleurs résulter de la réinterprétation et de l’adaptation des thèses primitives », LJ, p. 109.

153
À propos de cette notion de pétition de principe, Perelman critique la conception
traditionnelle qui l’envisageait une perspective purement logique 1. En effet, si l’on considère
que la pétition de principe est une faute dans la technique de la démonstration, il s’ensuivrait
un résultat aberrant, à savoir celui de considérer que toute déduction formellement correcte est
une pétition de principe. Plus encore, le principe d’identité serait lui-même la pétition de
principe par excellence.

Mais comme, dans l’affirmation si p, alors p, il n’est question que de la vérité des
propositions, et jamais de l’adhésion à des thèses, l’on a considéré le principe d’identité, qui
affirme qu’une proposition s’implique elle-même, comme une loi logique fondamentale et non
pas comme un sophisme. Du point de vue de la logique formelle, et du moment que la
démonstration concerne uniquement la vérité d’une thèse, il est insensé de parler de pétition de
principe. Cependant, il est facile de comprendre le problème que représente la pétition de
principe si on l’envisage sous l’angle de la technique argumentative. En effet, comme il s’agit,
dans l’argumentation, d’obtenir l’adhésion à la thèse p, il va de soi qu’on ne peut la postuler au
départ. En matière d’adhésion, « celui qui cherche à gagner l’adhésion d’un auditoire à une
thèse ne peut la présupposer au départ »2.

Voici un exemple de pétition de principe signalé dans un passage du discours


d’Antiphon sur le meurtre d’Hérodès : « Sachez bien que je mérite votre pitié beaucoup plus
qu’un châtiment. Le châtiment revient, en effet, aux coupables, la pitié à ceux qui sont l’objet
d’une accusation injuste »3. Les auditeurs de cet appel ne sauraient admettre le droit
qu’Antiphon prétend avoir à la pitié justement parce que ce droit postule ce qu’il fallait prouver,
à savoir qu’Antiphon est l’objet d’une accusation injuste. Et le fait que le procès est en cours
montre que rien n’est encore décidé relativement au caractère juste ou injuste de l’accusation.
Et dès lors, il n’est pas acceptable de tabler, avant de la prouver, sur l’une ou l’autre des
qualifications possibles. Cet exemple montre bien « qu’il y a lieu de distinguer la vérité d’une
thèse et l’adhésion à celle-ci. Même si la thèse est vraie, la supposer admise, alors qu’elle est
controversée, constitue une pétition de principe caractérisée »4.

Par ailleurs, Perelman juge inadmissible le fait que le recours à des appréciations
valorisantes ou dévalorisantes dans la description de certains phénomènes soit qualifié, comme

1
Cf. surtout le TA, §28, L’argumentation « ad hominem » et la pétition de principe, pp. 148-153.
2
LJ, p. 116.
3
Cet exemple est signalé par O. Navarre (dans Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, Paris, 1990, p. 141,
n. 1) et repris Par Perelman dans TA, p. 152.
4
ER, p. 36.

154
c’est le cas chez Bentham et Schopenhauer, de « pétition de principe caché dans un seul mot »1.
Car, l’on ne peut parler de pétition de principe que lorsque la qualification adoptée, favorable
ou défavorable, est supposée admise par un auditoire qui, en réalité, la conteste. Contrairement
donc à ceux qui considèrent toute prise de position, exprimée dans une appréciation valorisante
ou dévalorisante, comme un sophisme, Perelman pense « qu’il n’y a pétition de principe que
dans la mesure où cette prise de position, censée partagée par l’auditoire, est contestée par celui-
ci »2. Cette précision montre qu’il n’est pas légitime de rejeter toute affirmation de valeur sous
prétexte qu’elle postule ce qu’il y a lieu de prouver.

Cette conception, parce qu’elle considère la pétition de principe comme une faute
d’argumentation et non pas de démonstration, de rhétorique et non pas de logique, montre à
l’orateur l’erreur qu’il devrait éviter et donc la voie qu’il devrait suivre. En effet, le devoir de
ne pas commettre une pétition de principe signifie l’obligation de ne pas fonder une
argumentation sur des prémisses que l’auditoire rejette, et donc de choisir comme point de
départ les thèses admises par ce dernier. Mais comment savoir quelles sont les thèses admises
par un auditoire ? Cette question fondamentale révèle à quel point il est crucial pour l’orateur
de connaître son auditoire3. Cette connaissance devrait lui permettre de savoir quelle sont les
thèses sur lesquelles il peut tabler pour susciter l’adhésion de l’auditoire aux siennes.

Pour Perelman, les raisons qui peuvent inciter les auditeurs à refuser l’adhésion aux
prémisses de l’argumentation présentée par l’orateur sont au nombre de trois. En effet, les
auditeurs peuvent refuser d’adhérer aux propositions de départ, « soit parce qu’ils n’adhèrent
pas à ce que l’orateur leur présente comme acquis, soit parce qu’ils perçoivent le caractère
unilatéral du choix des prémisses, soit parce qu’ils sont heurtés par le caractère tendancieux
de leur présentation »4. Cette distinction tripartite nous amène à aborder deux ordres de
considération, à savoir l’accord concernant les prémisses (1), le choix et la présentation des
données (2).

1. Les accords pouvant servir de prémisses à l’argumentation

S’il est difficile de recenser tous les objets qui peuvent constituer la matière d’une
adhésion, il est néanmoins possible et utile de proposer une typologie de ces objets, c'est-à-dire

1
Si on prend l’exemple d’un « phénomène de culte », la valorisation viendrait du partisan qui le qualifiera
d’« expression de piété », tandis que la dévalorisation viendrait de l’adversaire qui n’y verra qu’une
« superstition ». Cf. TA, p. 153.
2
ER, p. 37.
3
« Pour éviter la pétition de principe l’orateur doit connaître son auditoire, du moins les prises de position de ce
dernier par rapport au sujet abordé », LJ. P. 116.
4
TA, p. 87 − c’est nous qui soulignons.

155
de les grouper dans des catégories. A ce propos, Perelman estime que l’orateur puise le point
de départ de son discours dans deux catégories d’objets, à savoir celle des objets qui portent sur
le réel et celle des objets qui portent sur le préférable. La première catégorie comporte les faits,
les vérités et les présomptions. La seconde comprend les valeurs, les hiérarchies et les lieux du
préférable1.

A. Les faits, les vérités et les présomptions

Relativement aux faits et aux vérités, il convient de commencer par souligner qu’il n’y
a pas lieu ici de se ranger tout à fait à l’opinion que s’en fait le sens commun. Ce dernier, en
effet, entend par « faits » et « vérités » des entités objectives qui s’imposent d’elles-mêmes,
c'est-à-dire indépendamment de l’attitude du sujet à leur égard. Le point de vue argumentatif,
qui est celui de la nouvelle rhétorique, ne peut faire sienne cette conception. C’est toujours en
fonction de son auditoire qu’une argumentation mesure le poids et la valeur de ce qu’elle
présente à son assentiment.

Dans l’argumentation, les notions de « fait » et de « vérité », loin de désigner des


éléments réellement objectifs, sont caractérisées uniquement par l’idée d’un accord universel
possible à leur sujet. Ce qui revient à dire que « nous ne sommes en présence d’un fait [ou d’une
vérité], au point de vue argumentatif, que si nous pouvons postuler à son sujet un accord
universel, non controversé »2. Cette prétention de validité pour l’auditoire universel, qui
caractérise les données qui sont, dans tel ou tel contexte argumentatif, considérées comme des
faits ou des vérités, accorde à ces données le statut privilégié de prémisses pour l’argumentation.
Car comme l’adhésion de l’auditoire universel est une adhésion qui n’a besoin ni d’être
augmentée et renforcée ni d’être généralisée, ce qui est censé s’imposer à tous est soustrait, par
ce fait même, à toute controverse, et peut dès lors être utilisé comme point de départ possible à
l’argumentation : « Le fait comme prémisse est un fait non controversé »3.

Comme l’argumentation peut s’appuyer ou bien sur des faits quelque peu limités ou bien
sur des ensembles d’une ampleur plus vaste et d’une portée plus générale, Perelman considère,
pour des raisons de commodité et de pertinence, qu’il y a lieu de distinguer fait et vérité. Il ne
s’agit certes pas ici de trancher les problèmes que soulèvent les diverses conceptions adoptées

1
Cf. TA, p. 88, et ER. p. 37.
2
TA, p. 90 − c’est nous qui soulignons.
3
TA, p. 91. On peut dire aussi que la vérité comme prémisse est une vérité non-controversée.

156
par les différents auditoires au sujet des rapports entre fait et vérité 1, mais seulement de
sauvegarder les nuances qui résultent de leur usage argumentatif. Eu égard à celui-ci, « on parle
généralement de faits pour désigner des objets d’accord précis et limités ; par contre, on
désignera de préférence, sous le nom de vérités des systèmes plus complexes, relatifs à des
liaisons entre des faits, qu’il s’agisse de théories scientifiques ou de conceptions philosophiques
ou religieuses transcendant l’expérience »2. Cette distinction ne concerne donc pas leur statut
de prémisses pour l’argumentation 3, celui-ci est en effet lié uniquement au fait qu’ils sont l’objet
d’un accord universel, mais seulement leur degré de généralité et les conséquences éventuelles
de celui-ci sur leur usage4.

Bref, c’est la possibilité de tabler sur un accord universel au sujet de certaines données
qui permet d’ériger celles-ci au statut de « faits » ou de « vérités », et ainsi d’en faire un point
de départ solide pour l’argumentation. Les qualifications de « fait » et de « vérité » n’expriment
donc pas des propriétés inhérentes aux données auxquelles elles sont attribuées, mais plutôt des
appréciations propres à l’orateur qui néanmoins les considère comme valables pour l’auditoire
universel.

Mais le fait que l’accord soit toujours susceptible d’être remis en question montre que
« ce statut de fait ou de vérité n’est pas assuré indéfiniment »5. Et dès que le fait ou la vérité
sont contestés pour l’une ou l’autre raison, l’orateur ne peut plus les utiliser, sous peine de
commettre une pétition de principe, comme des prémisses pour son argumentation.

Pour disqualifier un fait ou une vérité, l’adversaire dispose de plusieurs moyens. Le


moyen le plus efficace est de « montrer leur incompatibilité avec d’autres faits ou d’autres
vérités, qui s’avèrent plus assurés, de préférence même avec un faisceau de faits ou de vérités

1
« Pour les uns le fait s’oppose à la vérité théorique comme le contingent au nécessaire, pour d’autres comme le
réel au schématique ; on peut aussi concevoir leur rapport de telle façon que l’énoncé d’un fait soit une vérité et
que toute vérité énonce un fait », TA, p. 92.
2
TA, p. 92.
3
Lorsqu’on arrive, par exemple, dans le cadre d’une conception donnée à établir le primat des faits ou des vérités,
et que ceux-ci sont impliqués dans une confrontation, seuls ceux auxquels on accorde ce primat sont censés
universalisables et donc peuvent assurer le statut privilégié de prémisses pour l’argumentation. Par contre, ce qui
intéresse Perelman, c’est seulement la manière dont l’argumentation utilise les faits et les vérités dans sa pratique.
En effet, du point de vue de la pratique argumentative, les faits et les vérités sont « pris en considération
indifféremment comme point de départ de l’argumentation », TA, p. 93.
4
En effet, même si les faits et les vérités font, généralement, l’objet d’accords distincts, il arrive parfois que l’on
établisse entre eux des liens qui favorisent le transfert de l’accord. En voici un exemple : « La certitude du fait A,
combiné avec la croyance au système S, entraîne la certitude du fait B ». Par ailleurs, le fait que ce rapport entre
A et B peut n’être que probable, permet à Perelman d’assimiler « à des accords sur les faits, ceux concernant la
probabilité des événements d’une certaine espèce, dans la mesure où il s’agit de probabilité calculable », TA, p.
93.
5
ER, p. 37 ; « la simple mise en question suffit pour faire perdre à un énoncé son statut privilégié », TA, p. 91.

157
que l’on n’est pas prêt à abandonner »1. Un autre moyen est de montrer que ce que l’on
considère comme un fait ou une vérité « ne constitue que la conclusion d’une argumentation,
qui, comme telle, n’est pas contraignante »2. Il est également possible de « montrer
efficacement que l’auditoire qui admettait le fait [ou la vérité] n’est qu’un auditoire particulier,
aux conceptions duquel s’opposent celles des membres d’un auditoire élargi »3. L’orateur, par
contre, peut résister à toutes ces attaques de l’adversaire essentiellement par deux moyens. Il
peut ou bien avancer que l’opposant se trompe, ou bien le disqualifier en le considérant comme
non-compétent. Soulignons pour finir que, si cette confrontation entre l’orateur et ses
adversaires peut parfois déboucher sur des révolutions scientifiques, philosophiques ou
religieuses, il arrive, comme c’est souvent le cas dans les débats philosophiques ou religieux,
« qu’une telle confrontation ne donne pas de résultat décisif, chacun restant sur ses positions »4.

Outre les faits et les vérités, l’orateur peut asseoir son argumentation sur des
présomptions. A l’instar de ceux-là, celles-ci sont admises par tous les auditoires et jouissent,
elles aussi, de l’accord universel.

Mais alors que les faits et les vérités sont présentés comme assurés et n’ont donc point
besoin d’être renforcés par une argumentation préalable, les présomptions sont caractérisées
par une adhésion qui n’est pas maximale et sont donc toujours susceptibles d’être renforcées.
S’il suffit souvent pour l’orateur d’établir l’existence de certaines présomptions pour les
indiquer comme point de départ de son argumentation, il peut toutefois tendre à accroître
l’adhésion à leur sujet sans craindre le risque de leur faire perdre le statut de prémisses valables.
Car, contrairement aux faits et aux vérités qui peuvent facilement perdre le statut de prémisses
une fois qu’ils sont insérés dans une argumentation, le renforcement − par d’autres éléments −
de l’adhésion aux présomptions constitue une attente même de ceux qui y croient.

Voici des exemples de présomptions que l’on peut rencontrer fréquemment : « La


présomption que la qualité d’un acte manifeste celle de la personne qui l’a posé ; la présomption
de crédulité naturelle qui fait que notre premier mouvement est d’accueillir comme vrai ce que
l’on nous dit, et qui est admise aussi longtemps et dans la mesure où nous n’avons pas de raison
de nous méfier ; la présomption d’intérêt d’après laquelle nous concluons que tout énoncé porté

1
ER, p. 38.
2
TA, p. 91. Ce procédé est de mise surtout en philosophie où l’élaboration d’un système argumentatif conduit
généralement à insérer les faits et les vérités dans « une argumentation qui prétende les fonder ». N’étant plus la
base de l’argumentation, mais seulement des conclusions de celle-ci, les faits et les vérités perdent ainsi leur statut
privilégié de prémisses pour le discours argumentatif.
3
TA, p. 90.
4
ER, p. 38.

158
à notre connaissance est censé nous intéresser ; la présomption concernant le caractère sensé de
toute action humaine »1.

Qu’est ce qui fait que les présomptions jouissent de l’accord universel et peuvent par ce
fait même servir comme point de départ de l’argumentation ? C’est le fait qu’elles « sont
associées d’habitude à ce qui se produit normalement, et sur quoi il est raisonnable de tabler »2.
En effet, c’est uniquement parce que nous croyons que c’est le normal qui se produira, ou s’est
produit, qu’il devient possible de poser le normal comme base suffisante à nos raisonnements 3.
Mais comme il semble difficile d’exclure totalement l’inattendu, l’usage des présomptions ne
peut se prévaloir que d’une vraisemblance qui gagnerait toujours à être renforcée et accrue.

Si la présomption est basée sur le normal, celui-ci est toujours fonction d’un groupe de
référence. Ce n’est que dans la mesure où il y a un accord sous-jacent quant à ce groupe de
référence du normal que l’accord au sujet de la présomption sert de point de départ incontesté
à l’argumentation. Et bien que ce groupe soit rarement désigné d’une manière explicite, il n’en
demeure pas moins que l’accord à son sujet, même implicite, constitue une exigence nécessaire
pour l’acceptation des présomptions basées sur le normal tel que conçu par ce groupe.

Toutefois, ce groupe ne représente pas quelque chose de stable et de définitif. Des écarts
progressifs et graduels initiés par certains de ses membres peuvent entraîner une modification
plus ou moins importante de ce que l’on considère au sein de ce groupe comme normal. Et dans
ce cas, il est encore possible de tabler sur les présomptions basées sur le normal de ce groupe.
Cependant, un écart qui dépasse certaines bornes ne peut être justifié que par un changement
du groupe de référence. L’auteur de cet écart, s’éloignant par trop des marges de la moyenne
tolérée par le groupe, est considéré comme n’appartenant plus à celui-ci. Et généralement, suite
à ce changement de groupe de référence, le normal cesse d’être normal, et du coup les
présomptions admises initialement deviennent objet de discussion et perdent ainsi leur statut
privilégié de prémisses.

1
TA, p. 94
2
ER, p. 38. Cette idée de normal n’est pas définissable dans les termes des probabilités calculables. Car, elle oscille
entre plusieurs aspects. Elle « recouvre le plus souvent, en même temps et d’une façon diversement accentuée,
suivant les cas, les idées de moyenne, de mode et aussi de partie plus au moins étendue d’une distribution » (TA,
p. 95, c’est nous qui soulignons). C’est toujours par rapport au cas particulier qu’elle se précise et se détermine.
« Les présomptions, dit Perelman, sont liées dans chaque cas particulier au normal et au vraisemblable » (TA, pp.
94-95, c’est nous qui soulignons). Cf. pour quelques exemples, TA. pp. 95 et 96.
3
Perelman voit ici à l’œuvre une présomption d’une généralité encore plus grande. Celle-ci consiste à penser
« qu’il existe pour chaque catégorie de faits et notamment pour chaque catégorie de comportement, un aspect
considéré comme normal qui peut servir de base aux raisonnements » (TA, p. 95). Tous les auditoires admettent
des présomptions ; plus encore, ils admettent la présomption générale d’après laquelle il existe un lien solide entre
ces présomptions et le normal. Le fondement de l’usage des présomptions est lui-même une présomption.

159
Par ailleurs, le fait qu’il soit possible d’envisager le groupe de référence de manière fort
variable, et qu’il soit possible de le modifier par l’introduction de certaines informations
complémentaires, montre à quel point la notion de normal est susceptible d’interprétations
variées 1.

Quand l’orateur établit l’existence d’une présomption, celle-ci favorise la thèse qui
prend appui sur elle : « C’est là l’effet le plus immédiat d’une présomption : elle impose la
charge de la preuve à celui qui veut s’opposer à son application »2. Ainsi, pour ceux qui
admettent la présomption conservatrice, le changement exige toujours une justification ; pour
ceux qui admettent le principe libéral, toute limitation de la liberté ne va nullement de soi, mais
a besoin d’être fondée par une argumentation ; enfin, pour les tenants du principe socialiste,
l’égalité étant la règle, seule l’inégalité doit fournir ses raisons 3. Comme ce qui est présumé
semble aller de soi, et n’a point besoin de preuve, il incombe à celui qui, dans une situation
donnée, exprime la volonté de s’en écarter de fournir les bonnes raisons qui justifient cette
volonté4.

B. Les valeurs, les hiérarchies et les lieux

En plus des objets d’accord qui portent sur le réel connu ou présumé, il y a ceux qui
expriment une préférence, à savoir les valeurs et les hiérarchies, et ceux qui désignent ce qui
est préférable, c'est-à-dire les lieux du préférable. Mais alors que les jugements censés exprimer
le réel sont caractérisés par l’accord de l’auditoire universel, ceux qui portent sur le préférable
ne peuvent prétendre qu’à une adhésion limitée, celle d’un groupe particulier. Car, la
multiplicité des groupes et de leurs façons d’agir entraîne la diversité des objets d’accord, donc
des valeurs.

Les valeurs sont indispensables pour toute argumentation. Cependant, une nuance
importante doit être soulignée : alors que, dans les raisonnements d’ordre scientifique, les
valeurs interviennent ou bien au moment du choix des premiers principes (concepts et règles)
du système considéré, ou bien au terme de ces raisonnements dans la mesure où ils visent la
valeur de vérité, celles-ci sont de mise, dans les domaines philosophique, politique ou juridique,

1
Pour des exemples qui illustrent l’incidence d’une modification du groupe de référence sur l’argumentation, cf.
TA, p. 97.
2
ER, p. 39.
3
Ces trois exemples de présomptions sont empruntés à Patrice Day, « Présomptions », in Actes du XIII Congrès
international de philosophie, Herder, Wien, 1970, vol. 5, p. 137-143, cité in LJ, p. 124.
4
Notons que la charge de la preuve constitue une notion fondamentale en droit. Cf. Les présomptions et les fictions
en droit, études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles, Bruylant, 1974 ; surtout l’essai de synthèse de Perelman à
la fin de l’ouvrage.

160
tout au long du déroulement des raisonnements. Si dans le raisonnement scientifique, l’idéal
consiste à purger la méthode des valeurs, celles-ci sont toujours invoquées, dans tout le champ
couvert par l’argumentation, « pour engager l’auditeur à faire certains choix plutôt que d’autres,
et surtout pour justifier ceux-ci, de manière à les rendre acceptables et approuvés par autrui »1.

L’accord au sujet d’une valeur signifie que l’on admet « qu’un objet, un être réel ou un
idéal, doit exercer sur l’action et les dispositions à l’action une influence déterminée, dont on
peut faire état dans une argumentation, sans que l’on considère cependant que ce point de vue
s’impose à tous »2. Par contre, le refus d’une valeur signifie que l’on admet d’autres valeurs.
Car, lorsqu’une discussion est engagée, celui qui s’oppose à une valeur ne peut, sous peine de
paraître ridicule ou de couper court à la conversation, se contenter de la nier, mais est obligé
d’argumenter contre elle. En cela, « les valeurs, dit Perelman, sont comparables aux faits »3.

L’accord à propos des valeurs ne prétend pas, comme les faits et les vérités, à l’adhésion
de l’auditoire universel. C’est là le seul élément qui permet, aux yeux de Perelman, de les
distinguer4. Mais n’existe-t-il pas des valeurs au sujet desquelles nous pouvons légitimement
tabler sur l’accord de l’auditoire universel ? Des valeurs comme le Bien, le Vrai, le Juste et le
Beau, ne sont-elles pas toujours désignées comme des valeurs absolues et universelles ?

Pour Perelman, s’il est vrai que ces valeurs, dites universelles, sont l’objet d’un accord
universel semblable à celui des faits et des vérités, force est de constater que cela n’advient que
dans la mesure où elles restent vagues et indéterminées : leur susceptibilité à l’universalisation
provient uniquement de leur généralité. Il suffit pour s’en rendre compte de tenter de les
préciser, de les appliquer à une situation concrète. En effet, dès qu’on essaye de spécifier leur
contenu, « les désaccords et les oppositions des groupes particuliers ne tardent pas à se
manifester »5.

Ceci ne doit cependant pas nous faire occulter le rôle éminemment argumentatif de ces
valeurs que l’on considère d’emblée comme universelles. En effet, celles-ci peuvent être
utilisées devant tous les auditoires. Et à travers cet usage, il devient possible de rattacher les

1
TA, p. 100.
2
TA, p. 99.
3
TA, p. 101. En effet, « si l’on conteste que quelque chose soit un fait, il faut donner les raisons de cette allégation
(« je ne perçois pas cela », ce qui équivaut à dire « je perçois autre chose »), TA, p. 100.
4
Il n’est donc pas suffisant de considérer que les faits et les vérités relèvent du réel, et que les valeurs relèvent de
l’attitude envers ce réel. Car si l’on envisage l’attitude envers le réel comme universelle, il deviendrait impossible
de les distinguer. En plus, les critères formels ne peuvent pas toujours démêler les jugements de valeur qui sont
souvent mêlés à la description du réel.
5
ER, p. 40. Ainsi, « dans la mesure où elles [les valeurs universelles] sont précises, elles se présentent simplement
comme conformes aux aspirations de certains groupes particuliers », TA, p. 102.

161
valeurs particulières, celles qui sont l’objet d’accord au sein des groupes particuliers, aux
valeurs universelles. Les valeurs particulières sont ainsi représentées comme précisant et
déterminant les valeurs universelles. Le rôle de celles-ci est donc de « justifier des choix sur
lesquels il n’y a pas d’accord unanime en insérant ces choix dans une sorte de cadre vide, mais
sur lequel règne un accord plus large »1.

Ce rôle n’est certes possible que dans la mesure où les valeurs universelles sont des
formes vides, « une sorte d’outils spirituels totalement séparables de la matière qu’ils
permettent de façonner »2. Mais il n’en demeure pas moins vrai que ce rôle révèle un geste
hautement significatif du point de vue de l’argumentation. Le fait qu’un orateur cherche à
exprimer les valeurs propres à un auditoire à travers des valeurs universelles manifeste son désir
de « transcender les accords particuliers » et témoigne de ce qu’il reconnaît « l’importance de
l’universalisation des valeurs » et du prix qu’il attache à l’accord de l’auditoire universel 3.

La distinction, dans le cadre d’une analyse de l’argumentation sur des valeurs, entre
valeurs abstraites 4 et valeurs concrètes 5 est fondamentale. Selon Perelman, la valeur concrète
est « celle qui s’attache à un être particulier, à un objet, à un groupe ou à une institution, conçus
dans leur unicité »6. Dans les argumentations différentes, les deux types de valeur se
rencontrent. Généralement, les raisonnements prennent appui tantôt sur les unes, tantôt sur les
autres, même s’il n’est pas toujours aisé de déterminer leurs rôles respectifs. Mais il peut arriver
souvent de les lier dans le même raisonnement de manière à ce que les unes servent de
fondement aux autres. Et dans certains cas particuliers, elles sont même subordonnées les unes
aux autres 7.

1
TA, p. 102.
2
Extrait d’un passage emprunté à E. Dupréel (sociologie générale, Paris, PUF, 1948), cité in TA, p. 102, et ER,
pp. 40-41.
3
Cf. ER, p. 41.
4
Telles que la beauté, la véracité, la justice, l’amour de l’humanité et la charité. Notons que c’est ce genre de
vertus abstraites qui constitue le centre de ralliement pour le rationalisme et le classicisme. Ce fait trouve une
excellente illustration dans l’impératif catégorique de Kant « où le moral est défini par l’universalisable », et dans
le principe de l’utilitarisme de Bentham « qui définit le bien par ce qui est le plus utile au plus grand nombre »,
ER, p. 41.
5
Telles que la France, l’Eglise ou la personne humaine.
6
ER, p. 41. Cf. aussi TA, p. 103. Le mécanisme des valeurs concrètes consiste à valoriser un être en soulignant son
unicité, c'est-à-dire le fait qu’il n’est pas interchangeable. C’est toujours par rapport à ces valeurs concrètes que
nombre de vertus sont définissables et compréhensibles. Il suffit à ce propos de penser aux notions de fidélité,
d’engagement, de loyauté, de solidarité, de discipline et d’honneur. Une illustration de l’argumentation par des
valeurs concrètes se trouve chez les écrivains romantiques qui sont très attachés « au caractère unique de certains
êtres, de certains groupes, de certains moments historiques », TA, p. 103.
7
Cf. pour plus de détails et d’exemples TA, pp. 104-106.

162
Par ailleurs, il semble que le recours aux valeurs concrètes est surtout de mise pour
l’esprit conservateur qui souhaite préserver l’ordre établi, l’harmonie de ce qui existe 1. Tandis
que l’appui sur des valeurs abstraites, dans la mesure où celles-ci ne considèrent pas la qualité
des personnes et n’en font pas grand cas, semble servir davantage les desseins de l’esprit
révolutionnaire qui souhaite rénover et justifier les changements.

L’argumentation ne prend pas appui uniquement sur des valeurs indépendantes, mais
aussi sur des hiérarchies. Celles-ci sont même plus importantes du point de vue de la structure
d’une argumentation. Car, les valeurs en elles-mêmes étant souvent l’objet d’accord pour
plusieurs auditoires, « ce qui caractérise chaque auditoire, c’est moins les valeurs qu’il admet,
que la manière dont il les hiérarchise »2. Plus encore, un même auditoire adhère aux valeurs
qu’il admet avec plus ou moins de force. La variation de l’intensité d’adhésion aux différentes
valeurs admises entraîne nécessairement l’établissement d’une hiérarchie entre ces valeurs 3. Et
c’est justement cette hiérarchie qui permet de résoudre le conflit qui peut résulter de leur
opposition, de leur incompatibilité.

L’existence des hiérarchies de valeurs révèle une caractéristique fondamentale du


discours sur les valeurs : ce qui s’oppose à une valeur ne cesse pas d’être une valeur. Tel n’est
pas le cas pour les faits et les valeurs. Car, lorsqu’il y a désaccord en matière de faits et de
vérités, il n’a pas lieu de choisir. Le fait contesté perd son statut et devient simple apparence ;
de même, la vérité controversée est disqualifiée et devient erreur. Cette nette différence entre
le discours sur le réel et le discours sur les valeurs provient donc de ce que les faits et les vérités
sont compatibles alors qu’il n’en est pas de même pour les valeurs. Selon Perelman, « alors que
ce qui s’oppose au réel et au vrai, ne peut être qu’apparence, illusion ou erreur, le conflit des
valeurs n’entraîne pas nécessairement la disqualification de la valeur sacrifiée : au contraire,
c’est parce que l’on tient à ce que l’on sacrifie, que le sacrifice est pénible : une moindre valeur
reste une valeur, malgré tout »4.

1
« Les notions de fidélité, de loyauté et de solidarité, liées à des valeurs concrètes, caractérisent d’ailleurs souvent
l’argumentation conservatrice », TA, p. 107.
2
TA. 109.
3
Les hiérarchies de valeurs sont à la fois particulières et muables. Car, d’un côté, rien ne garantit que la hiérarchie
des valeurs d’un groupe ou d’une personne soit reconnue par les autres groupes ou personnes ; d’un autre côté,
« rien ne garantit qu’une même personne, au cours de son existence, restera toujours attachée aux même valeurs :
le rôle de l’éducation, de la formation spirituelle, la possibilité d’une conversion, supposent que les attitudes, les
prises de position, les hiérarchies de valeurs, ne sont pas immuables », LJ, p 109.
4
ER, p. 43. Cf. aussi LJ, pp. 106-107 : « Si Abraham, pour obéir à Jahvé, est prêt à sacrifier son fils unique, ce
n’est pas parce qu’il ne lui est pas attaché. Au contraire, tout le récit biblique met en valeur l’immensité de son
sacrifice ».

163
Alors que souvent les valeurs, selon qu’elles sont positives ou négatives, expriment une
attitude favorable ou défavorable envers les objets qu’elles qualifient sans les comparer à
d’autres objets, les hiérarchies introduisent des rapports de supériorité entre les objets sur
lesquels elles portent. Ainsi, ce qui est qualifié de bon ou de juste est valorisé en lui-même, et
de même, ce qui est qualifié de mauvais ou d’inique est déprécié en lui-même. Par contre, les
hiérarchies présentent toujours les valeurs sous un rapport de préférence qui subordonne les
unes aux autres.

Les hiérarchies admises se présentent sous plusieurs formes. A côté des hiérarchies
concrètes, comme celles qui affirment la supériorité des hommes sur les animaux, ou des Dieux
sur les hommes, il faut faire place aux hiérarchies abstraites, telles celles qui expriment la
supériorité du juste sur l’utile. D’un autre côté, outre les hiérarchies hétérogènes basées sur la
supériorité ou la préférence que l’on accorde à une valeur par rapport à une autre valeur
différente (« la vérité est supérieure à l’amitié », « le juste est préférable à l’utile »), il y a les
hiérarchies homogènes qui sont basées sur la quantité plus ou moins grande de la même valeur
(« un moindre mal est préférable à un mal plus grand »). Enfin, soulignons que lorsque la
hiérarchie dispose d’un principe abstrait 1 qui la sous-tende, elle réussit à transformer la simple
supériorité en une ordination qui englobe tout ce qui tombe sous la portée de son principe 2.

Finalement, un dernier type d’objet d’accord dans lequel l’argumentation peut puiser
son point de départ est celui des lieux du préférable. Ces derniers sont des prémisses d’ordre
très général, dont le rôle est analogue à celui des présomptions. Leur généralité avait incité les
Anciens à les présenter comme des magasins d’arguments, un ensemble de rubriques, destiné à
soutenir l’effort d’invention de l’orateur. Dans la mesure où ils sont utilisables en toutes
circonstances, ils forment un arsenal très pratique dans lequel il est loisible de puiser pour
persuader un auditoire.

La conception des lieux chez Perelman prolonge, tout en la modifiant, celle d’Aristote.
Ce dernier « distinguait les lieux communs, qui peuvent servir indifféremment en n’importe
quelle science et ne relèvent d’aucune ; et les lieux spécifiques, qui sont propres soit à une
science particulières soit à un genre oratoire bien défini »3. D’autre part, il classait les lieux
« selon les perspectives de sa philosophie, en lieux de l’accident, du genre, du groupe, de la

1
Voici quelques exemples des critères qui peuvent jouer comme principe d’hiérarchisation : l’antériorité, le fait
d’engendrer ou de contenir, la supériorité de la cause sur l’effet, la supériorité de la fin sur le moyen.
2
C’est ainsi, par exemple, que « la supériorité de l’un sur le multiple sous-tend toute l’ontologie de Plotin », ER,
p. 43.
3
TA, p. 112.

164
définition et de l’identité »1. La position de Perelman se caractérise d’abord par la volonté de
ne point lier son étude des lieux à une métaphysique particulière. Ensuite, en raison de la
distinction qu’il établit entre les objets d’accord portant sur le réel et ceux qui concernent le
préférable, il se propose de n’appeler lieux « que des prémisses d’ordre général permettant de
fonder des valeurs et des hiérarchies et qu’Aristote étudie parmi les lieux de l’accident »2.

Au lieu de dresser une liste exhaustive des lieux utilisés, cette entreprise étant d’ailleurs
jugée inutile, Perelman propose de les grouper dans les catégories qui semblent être les plus
importantes dans la pratique argumentative. Ainsi, distingue-t-il les lieux de la quantité, de la
qualité, de l’ordre, de l’existant, de l’essence et de la personne.

Les lieux de la quantité « affirment que quelque chose vaut mieux qu’une autre pour des
raisons quantitatives »3. En voici des exemples : ce qui est utile ou profitable au plus grand
nombre est préférable à ce qui l’est à un petit nombre, un plus grand nombre de bien est
préférable à un moins grand nombre, ce qui est plus stable et plus durable est préférable à ce
qui est instable et passager, le bien qui sert à un plus grand nombre de fins est préférable à ce
qui n’est pas utile au même degré, le probable est préférable à l’improbable, le facile est
préférable au difficile, etc. Par contre, les lieux de la qualité « apparaissent, dans
l’argumentation, et sont mieux saisissables, quand l’on conteste la vertu du nombre »4. En effet,
celui qui, par exemple, croit détenir la vérité ne peut faire grand cas de ses adversaires, aussi
nombreux soient-ils. De même, un réformateur qui entend rénover les coutumes, opposerait à
l’aveuglement de la masse la sagesse et la clairvoyance de l’élite.

Les lieux quantitatifs accordent la préférence au plus nombreux contre le moins


nombreux. Et c’est pour cette raison que le normal, censé jouir d’une communion large, est
fréquemment utilisé comme critère pour accorder la préférence à ce qui lui est conforme5.
Inversement, les lieux qualitatifs préfèrent ce qui est rare. A la limite, ils aboutissent même à la

1
TA, p. 113.
2
TA, p. 113 − C’est nous qui soulignons. D’ailleurs, une fois la distinction entre lieux communs et lieux spécifiques
est combinée avec la restriction de l’étude des lieux à ceux du préférable, on aboutit à la définition, plus précise,
suivante : « Les lieux communs sont des affirmations très générales concernant ce qui est présumé valoir plus, en
quelque domaine que ce soit, alors que les lieux spécifiques concernent ce qui est préférable dans des domaines
particuliers », ER, p. 43.
3
TA, p. 115.
4
TA, p. 119.
5
Perelman souligne que le recours à l’habituel, au normal, est si fréquent que « le passage de ce qui se fait à ce
qu’il faut faire, du normal à la norme, paraît, pour beaucoup, aller de soi ». Mais si ce passage constitue une faute
d’un point de vue logique, l’argumentation, dans la mesure où ce passage « est un phénomène tout à fait courant,
et qu’il semble aller de soi », où il est « implicitement admis, quel que soit le domaine envisagé », y reconnaît l’un
de ses fondements valables. Du point de vue de l’argumentation, il est tout à fait légitime de tabler sur le
normal : « L’exceptionnel est tenu en méfiance, sauf démonstration de sa valeur ». Cf. TA, pp. 118-119.

165
valorisation de ce qui est unique. Ainsi, ce qui est unique, original et rare, est préférable à ce
qui est commun, banal, vulgaire ou divers. Plus encore, comme ce qui est unique est parfois, et
peut être souvent, difficile à obtenir ou à réaliser, le fait de présenter quelque chose comme
difficile constitue généralement un très bon moyen pour lui accorder la préférence. D’autre part,
dans la mesure où l’unicité d’un être peut être facilement liée à la valeur de précarité, le fait de
présenter quelque chose comme menacé ne manque pas de le valoriser. Cet aspect de précarité
de la valeur de l’unique conduit également à valoriser ce qu’il faut faire au moment opportun,
ce qui est urgent, ce qui est irréparable, ce dont les conséquences seraient irrémédiables, etc.

Outre les lieux de la quantité et de la qualité, d’autres lieux, bien qu’ils soient moins
utilisés que ceux-là, méritent néanmoins d’être mentionnés, vu qu’ils servent eux aussi de point
de départ aux argumentations. Il s’agit principalement des lieux de l’ordre, de l’existant, de
l’essence et de la personne.

Les lieux de l’ordre sont ceux qui « affirment la supériorité de l’antérieur sur le
postérieur, tantôt de la cause, des principes, tantôt des fins et des buts »1. Les lieux de l’existant
sont ceux qui « affirment la supériorité de ce qui existe, de ce qui est actuel, de ce qui est réel,
sur le possible, l’éventuel ou l’impossible »2. Les lieux de l’essence « accordent une supériorité
aux individus représentant le mieux l’essence du genre »3. Enfin, les lieux de la personne
impliquent « la supériorité de ce qui est lié à la dignité et à l’autonomie de la personne »4.

Pour conclure cette partie réservée aux types d’accords servant de point de départ aux
argumentations, il convient d’attirer l’attention sur une distinction très importante. En effet,
l’orateur, celui qui développe une argumentation, est toujours sommé par l’exigence générale
de s’adapter à son auditoire, c'est-à-dire de choisir comme prémisses de son argumentation des
thèses admises par ce dernier. Autrement, il risque de commettre une pétition de principe. Or,
il y a lieu ici de distinguer les argumentations qui s’adressent à des auditoires constitués de
celles qui s’adressent à des auditoires dont la constitution et le caractère sont simplement
présumés par l’orateur. L’argumentation libre ou générale diffère de l’argumentation

1
TA, p. 125. Dans la pensée non-empiriste, il est admis que les principes et les lois sont supérieurs aux faits. Et
dans les théories finalistes, la valorisation de la fin transforme celle-ci « en vraie cause et origine d’un processus »,
etc.
2
TA, p. 126.
3
ER, p. 44. Cf. aussi, TA, p. 126 : « Ce qui incarne le mieux un type, une essence, une fonction est valorisé par le
fait même ».
4
ER, p. 44. Ce lieu est utilisé par Aristote lorsqu’il justifie la supériorité de la justice sur le courage de cette
manière : « Ce qu’on ne peut pas se procurer par autrui est préférable à ce qu’on peut se procurer par lui »,
Topiques, Liv. III, chap. 2, 118 a, cité in TA, p. 127.

166
spécifique. Cette distinction n’est pas sans valeur pour une conception qui fait dépendre
l’efficacité de toute action argumentative de l’auditoire sur lequel elle se propose d’influer.

Certes, il n’est pas toujours aisé de savoir quels sont les auditoires spécialisés 1. Mais il
existe bel et bien « des auditoires tels ceux de juristes ou de théologiens, pour lesquels cette
question est réglée grâce à des considérations d’ordre formel : contrairement au droit naturel et
à la théologie rationnelle, le droit et la théologie positifs, liés par des textes bien déterminés,
constituent des domaines d’argumentation spécifique »2.

L’existence d’auditoires spécialisés oblige l’argumentation de se développer à


l’intérieur d’un cadre plus ou moins défini. En effet, dans une discipline particulière, qu’elle
soit juridique ou théologique, scientifique ou technique, l’auditoire est caractérisé par un
ensemble d’accords particuliers. D’ailleurs, ces derniers peuvent même « comporter des
définitions particulières de certains types d’objet d’accord, (…). Ils portent aussi sur la manière
dont ceux-ci peuvent être invoqués ou critiqués »3. Il en ressort que les arguments que l’on
considère au sein d’un auditoire spécialisé comme valables, risquent souvent de perdre leur
pertinence et leur validité une fois qu’ils sont présentés devant un autre auditoire4.

Les auditoires spécialisés, malgré l’exigence toute particulière qu’ils imposent à


l’orateur, à savoir celle de connaître les accords particuliers dont ils font état et de les prendre
comme point de départ, offrent à celui-ci l’avantage de disposer d’un appui considérablement
assuré. Effectivement, l’orateur qui s’adresse à un auditoire spécialisé, dont les membres sont
censés adhérer, en raison de leur appartenance scientifique, professionnelle, fonctionnelle,
politique, confessionnelle…, à « un corps de connaissances, un code, un programme politique,

1
Cf. à propos de ces difficultés l’exemple de la philosophie, TA, pp. 134-135.
2
TA, p. 135.
3
TA, p. 136. En droit ou en théologie, par exemple, le fait est « ce que les textes exigent ou permettent de traiter
comme tel ». Dans les sciences naturelles, « le fait est subordonné, de plus en plus, à la possibilité d’une mesure ».
Il n’est donc pas question, dans ces disciplines particulières, de prétendre à l’accord de l’auditoire universel, mais
plutôt de satisfaire aux exigences spécifiques qui résultent de certaines conventions ou de l’adhésion à certains
textes.
4
Une belle illustration en est celle du prêtre qui fait un sermon. Celui-ci peut légitimement, devant ses paroissiens,
tabler sur leur adhésion aux textes sacrés et aux dogmes reconnus ; « mais le même sermon, présenté à une réunion
de philosophes, dont plusieurs seraient athées, ou aux adeptes d’une autre religion, ne manquerait pas d’être
ridicule », LJ, §57, p. 117.

167
un ensemble de faits et de méthodes, de valeurs et de normes »1, a le droit de considérer cette
adhésion comme acquise et donc de tabler sur elle pour asseoir son raisonnement 2.

En l’absence d’un tel appui assuré, c'est-à-dire lorsque l’orateur est dans l’ignorance des
croyances et des convictions de ceux auxquels il s’adresse, deux options principales sont
envisageables. Dans le cas d’un dialogue, mettant en place un orateur face à un auditoire réduit
à une personne ou à un petit nombre, « celui qui argumente peut s’assurer, au fur et à mesure
qu’il avance, de l’adhésion de son interlocuteur aux chaînons du raisonnement »3. La technique
des questions et des réponses, la maïeutique socratique, permet, au départ comme pendant tout
le déroulement de l’action argumentative, de savoir avec plus d’assurance et de précision les
thèses admises par les membres de l’auditoire visé 4.

Dans les autres cas, quand l’orateur, ne disposant pas d’une référence préconstituée,
s’adresse à un auditoire large ou hétérogène, la solution peut consister à subdiviser l’auditoire
en autant d’éléments qu’il y a de sensibilités 5 ; mais dans la mesure où les différentes parties ne
réagiront pas nécessairement toutes d’une manière favorable à chacun des arguments, la
solution qui s’impose à l’orateur sera de puiser ses prémisses dans « des thèses généralement
admises », dans « les opinions communes, celles qui relèvent du sens commun »6.

L’efficacité de cette dernière solution révèle l’importance et la supériorité qu’il y a lieu


d’accorder aux arguments qui seraient admis par chacun, c'est-à-dire par l’auditoire universel.
Les éléments érigés en « faits » ou en « vérité », qui devraient être normalement acceptés par
tout être de raison, les valeurs abstraites qui par leur généralité prétendent à l’universalité, sont
autant d’arguments que celui qui argumente peut utiliser efficacement pour persuader un
auditoire non spécialisé ou hétérogène, c'est-à-dire celui pour lequel les thèses de départ posent

1
LJ, §57, p. 117.
2
« C’est ainsi que l’avocat peut tabler sur le fait que le juge est censé respecter la législation du pays, et toute
norme légale, quelle que soit son origine, dès qu’elle est reconnue par la jurisprudence. Un savant s’adressant à
ses collègues peut supposer qu’ils adhèrent à ce qui fait partie du corps reconnu de sa discipline. De même le
prêtre, prêchant au sein de l’Eglise, peut admettre que les fidèles reconnaîtront l’autorité des Ecritures Saintes »,
ER, p. 45.
3
ER, p. 45, Cf. aussi, LJ, §57, p. 117.
4
Cf. pour plus de détails sur l’aspect dynamique de la discussion et sur l’effort nécessaire que l’orateur doit fournir
pour rechercher les manifestations explicites ou implicites d’une adhésion sur laquelle il peut tabler, TA, §27,
Accords propres à chaque discussion, pp. 140-148.
5
C’est notamment le cas de l’homme politique qui, dans une discussion au Parlement, peut chercher à persuader,
en plus des membres de plusieurs partis politiques, l’opinion publique nationale et parfois même internationale.
Ce cas de figure montre combien cette technique de subdivision de l’auditoire, malgré son importance, est fragile.
6
LJ, §58, p. 117. Dans le TA, Perelman définit le sens commun ainsi : « Ce que l’on appelle habituellement le sens
commun consiste en une série de croyances admises au sein d’une société déterminée et que ses membres
présument être partagées par tout être de raison », p. 132.

168
un problème plus difficile. Les lieux communs sont un autre moyen d’argumentation 1, encore
plus efficace, susceptible de résoudre ce problème des thèses de départ 2. Comme les axiomes
dans les systèmes formels, ils peuvent jouer le rôle de point de départ dans l’argumentation.
Mais contrairement à eux, et en cela ils sont analogues aux valeurs universelles, ils ne doivent
leur pertinence argumentative qu’à leur ambiguïté qui fait qu’ils sont toujours susceptibles
d’interprétations et d’applications très diverses.

2. Le choix, l’interprétation et la présentation des données

L’auditoire, auquel toute argumentation s’adresse, se meut dans un ensemble de


croyances, de convictions et d’aspirations. Cet ensemble, qui englobe tous les éléments admis
par un auditoire, constitue pour ainsi dire un système de référence qui permet d’éprouver les
argumentations les plus diverses. Lorsqu’il s’agit de persuader un auditoire spécialisé, pour
lequel il existe un corps de connaissances reconnues, il est généralement plus facile de cerner
les contours de cet ensemble. Tel n’est pas le cas pour un auditoire non spécialisé.

Le système de référence d’un auditoire constitue donc un donné « plus ou moins élaboré,
plus ou moins fluide », et dans les domaines non formalisés, il « correspond à une vision
globale, qu’elle soit de sens commun, ou philosophiquement élaborée »3. Le système de
référence est ainsi conçu comme englobant toutes les thèses admises par un auditoire. C’est
donc au sein de ce système que l’orateur devra choisir ses prémisses. Mais comme il s’agit d’un
donné qui est très vaste, celui qui argumente est toujours inévitablement amené à faire un choix.
La sélection constitue un préalable pour toute argumentation 4.

Du point de vue argumentatif, ce fait de sélectionner certains éléments, élus parmi un


ensemble vaste de données, entraîne une conséquence qui est à la fois un phénomène
psychologique et une notion de l’argumentation. En effet, le choix de tels faits, de telles valeurs
ou de tels lieux, « implique déjà leur importance et leur pertinence dans le débat »5, et en les
mettant à l’avant-plan de la conscience, il « leur donne une présence, qui empêche de les

1
« C’est cette espèce d’arguments qu’Aristote analyse dans ces Topiques où la notion d’auditoire n’est pas
explicite, car il s’agit de raisonnements dialectiques qui peuvent être utilisés dans toute controverse, à l’égard de
n’importe quel interlocuteur, et qu’il n’y a donc pas lieu d’adapter aux particularités de tel ou tel auditoire », LJ,
§52, p. 107 − c’est nous qui soulignons.
2
« Les lieux communs sont, par rapport à la pensée non spécialisée, ce que les lieux spécifiques sont par rapport
à une discipline particulière », LJ, §58, p. 118.
3
ER, p. 47. Cf. sur le rapport de la philosophie avec le sens commun, LJ, §58, p. 117.
4
« Il va [donc] de soi que les faits, les valeurs, les lieux communs, qui serviront de point de départ à l’orateur, ne
constituent jamais qu’un choix effectué dans une masse de données également disponibles », LJ, §59, p. 118.
5
TA, p. 155.

169
négliger »1. L’aspect psychologique de la présence consiste dans le fait que celle-ci exerce une
action immédiate et directe sur la sensibilité de l’auditeur. Sa dimension argumentative est
consécutive à l’importance qui revient à ce qui devient présent à la conscience.

La notion de présence appelle cependant, pour sauvegarder sa portée argumentative, toute


une série de précisions. D’abord, si la présence effective d’un objet réel constitue un adjuvant
précieux lorsqu’elle réussit à toucher la sensibilité de l’auditoire et à entraîner son adhésion,
elle ne manque pas, dans d’autres cas, de provoquer un effet révulsif. Car d’un côté, l’objet réel
présenté peut souvent offrir des caractères défavorables que l’adversaire peut indiquer à
l’encontre du dessein de l’orateur, et de l’autre, cet objet ne risque pas seulement de distraire
l’attention de l’auditoire, mais aussi de l’orienter dans un sens non prévu par l’orateur. Ensuite,
la présence comme notion argumentative ne doit pas être réduite à la simple existence d’un
objet. Car, « il ne suffit pas qu’une chose existe pour que l’on ait le sentiment de sa présence »2.
Enfin, cette idée même d’existence devrait être étendue pour englober, non pas uniquement ce
qui existe devant nous, mais aussi, des réalités éloignées dans l’espace et dans le temps. D’où,
d’ailleurs, la nécessité de faire appel aux différentes techniques de présentation dont le rôle est
principalement de créer la présence. Par le biais de ces techniques, l’orateur peut rendre présent
ce qui est effectivement absent, mais aussi donner plus de valeur à ce qui est présent en le
rendant encore plus présent.

Par ailleurs, la notion de présence est conçue par Perelman comme une notion qui porte,
en plus des objets réels, sur les jugements et tous les développements argumentatifs possibles.
Et dans tous ces cas, l’effort pour asseoir la présence d’un élément « vise, dans la mesure du
possible, à faire occuper, par cette présence, tout le champ de la conscience et l’isoler, pour
ainsi dire, de l’ensemble mental de l’auditeur »3. Ainsi, la présence établie et renforcée donne
de la valeur à ce qui est sélectionné et augmente son importance. Mais, inversement, et c’est là
une caractéristique supplémentaire de la notion de présence en argumentation, « ce qui perd en
importance devient, par le fait même, abstrait, presque inexistant »4.

Les considérations précédentes montrent que la notion de présence y est utilisée dans une
acception technique. Par cet aspect technique, cette notion révèle le fait que toute argumentation
suppose un choix et est donc sélective. Et à ceci, il faut ajouter maintenant que ce choix ne
consiste pas uniquement à procéder à une sélection, mais aussi à interpréter les données élues,

1
ER, p. 49.
2
TA, p. 156.
3
TA, p. 158.
4
ER, p. 50. Cf. aussi, pour des exemples, TA, p. 159.

170
c'est-à-dire à produire une construction ou une élaboration conceptuelle « qui leur donne un
sens et les rend relevantes pour la suite du discours »1. Le discours argumentatif se caractérise
donc, en plus de la sélection préalable des données qu’il opère, par la manière dont il les
interprète. Outre le choix des éléments, il y a le choix de la signification à attribuer à ces
éléments. Mais cela signifie-t-il que Perelman adhère à une métaphysique qui sépare le donné
du construit ?

En fait, la conception de Perelman se limite à affirmer qu’il est légitime de dissocier la


part du donné et la part du construit dans la mesure où l’interprétation constitue un choix entre
plusieurs significations également possibles. Le cas précis d’une controverse, où sont
confrontées plusieurs interprétations divergentes au sujet des mêmes données, permet de
distinguer facilement entre les données et les interprétations dont elles sont susceptibles. Mais
si le problème de l’interprétation ne se manifeste avec force que lorsque les interprétations sont
incompatibles, cela ne veut pas dire que l’interprétation cesse d’être de mise lorsqu’il y a
accord. En effet, pour Perelman, l’accord signifie seulement « que, l’une des interprétations
ayant parue la plus adéquate, elle est seule présente à la conscience »2. Et comme rien ne pourra
empêcher qu’une nouvelle interprétation soit mise en avant et admise au moins par quelques-
uns, instaurant ainsi de nouveau la controverse, il semble de bonne méthode de ne considérer
l’accord que comme un cas particulier, provisoire, et, hormis les situations où il est protégé par
des conventions, souvent fragile.

Pour mieux faire comprendre sa position, Perelman nous invite à nous rendre compte « de
ce que l’interprétation ne consiste pas seulement dans le choix, sur un plan bien défini, entre
interprétations qui semblent incompatibles (…), mais aussi dans le choix du plan sur lequel
portera l’effort d’interprétation »3. Effectivement, l’orateur peut situer le même élément à des
niveaux d’abstraction et de généralité fort variables4, comme il peut le présenter ou bien isolé
ou bien inséré dans une situation d’ensemble 5. Ces diverses possibilités constituent des
interprétations qui ne sont pas toujours et forcément incompatibles. Mais alors même qu’elles

1
TA, p. 161. A ce propos, Perelman souligne que c’est là un aspect principal qui différencie l’argumentation de la
démonstration. Car, dans la mesure où « toute démonstration exige l’univocité des éléments sur lesquels elle se
fonde », « l’interprétation ne pose aucun problème ou, du moins, les problèmes qu’elle pose sont éliminés de la
théorie ». Tel n’est bien sûr pas le cas dans l’argumentation.
2
TA, p. 162.
3
TA, p. 162.
4
Voici un très bon exemple qui illustre ce propos : « Un même processus peut être décrit, en effet, comme le fait
de serrer un boulon, d’assembler un véhicule, de gagner sa vie, de favoriser le courant d’exportation », TA, p. 162
(cet exemple est emprunté à E. Gellner, Maxims dans Mind, July, 1951, p. 393).
5
« On peut décrire le phénomène en l’isolant de son contexte ; on peut aussi y voir une cause ou un effet, un
moyen ou une fin, un symbole d’un ensemble plus vaste, un jalon dans une direction », ER, p. 56.

171
ne sont pas incompatibles, le simple fait que l’une d’elles soit adoptée, et donc mise à l’avant-
plan de la conscience, entraîne le rejet des autres dans l’ombre.

Ces considérations générales peuvent être transposées au cas précis de l’interprétation de


textes. Ici encore, la distinction entre le donné et le construit est relative. En effet, à propos d’un
texte, il n’est possible de distinguer ce qui est dit (le donné) de ce qui n’est qu’un choix de
signification surajouté (le construit), qu’en fonction du statut compatible ou non de
l’interprétation : « De même que le choix effectué par l’orateur d’une interprétation des faits ne
s’en distingue que quand une autre interprétation apparaît possible, de même l’interprétation du
texte vient se surajouter à ce dernier comme un élément distinct, quand il y a des raisons de la
distinguer »1. Or la critique, par Perelman, de la notion de clarté d’un texte semble indiquer
qu’il est toujours possible − si ce n’est en fait, du moins en principe − de fournir ces raisons :
« Les possibilités d’interprétation semblent inépuisables »2.

Contrairement aux tenants de la doctrine de la clarté des textes, qui affirment que
l’interprétation constitue un cas particulier qui ne se présente que suite à l’occasion
exceptionnelle d’une obscurité, Perelman considère que la clarté d’un texte, loin de constituer
une propriété inhérente à celui-ci et préalable à tout débat, n’est en fait qu’une propriété relative
aux interprètes3. Ce sont ces derniers qui, après avoir confronté leurs points de vue, peuvent
décider de considérer le texte comme clair dans la mesure où ils n’en voient qu’une seule
interprétation raisonnable4. Ce que l’on prend pour le sens clair n’est donc qu’une interprétation
au sujet de laquelle l’accord est établi. Mais encore une fois, comme rien ne garantit que cet
accord soit indéfiniment maintenu, « la clarté d’un texte, ou d’une notion, ne peut donc jamais
être absolument assurée, si ce n’est conventionnellement » ; d’où la conclusion que « la
nécessité d’interpréter se présente donc comme la règle, l’élimination de toute interprétation
constitue une situation exceptionnelle et artificielle »5.

L’élimination du problème de l’interprétation a comme fondement une conception du


langage et des notions que Perelman juge intenable dans la mesure où elle ne peut prévaloir que
dans un cadre fermé et limité. En effet, la conception de la langue selon l’idéal du langage
artificiel des mathématiciens permet de considérer l’ambigüité, l’obscurité et la confusion
comme des imperfections éliminables en principe et en fait. Ainsi, dans un langage univoque

1
TA, p. 168.
2
TA, p. 163.
3
« La clarté d’un texte est conditionnée par les possibilités d’interprétation qu’il présente », TA, p. 168.
4
« Un sens semble donné quand le texte paraît clair, c'est-à-dire quand on n’en trouve qu’une seule interprétation
raisonnable », ER, p. 56 − c’est nous qui soulignons.
5
TA, p. 168− c’est nous qui soulignons.

172
et précis, se prêtant aisément aux nécessités de la démonstration et de la vérification, il n’y
aurait point besoin de recourir à l’interprétation. Mais lorsqu’on se rend compte de ce que les
notions ne seront univoques que si elles étaient formalisées, c'est-à-dire mises dans un champ
d’application entièrement déterminé et parfaitement isolé1, et que tel n’est pas le cas des notions
élaborées dans la visée d’être appliquées à des situations et à des événements futurs dont il est
difficile de toujours préciser les contours 2, il devient intenable de concevoir le langage non-
formalisé comme devant toujours satisfaire à l’idéal de la clarté et de l’univocité. Dans la
langue vivante, l’utilisation des notions suppose forcément une interprétation des données
auxquelles elles sont appliquées 3.

Une caractéristique fondamentale du langage, et que l’on a souvent tendance à oublier,


est qu’il n’est pas seulement un outil de communication, mais aussi un moyen de persuasion et
un moyen d’action sur l’auditoire. L’usage du langage, des notions et des données, est donc
tributaire des besoins de l’argumentation qui, par leur diversité et leur richesse, impose à celui
qui argumente de « considérer le langage comme un vaste arsenal dans lequel il choisira les
moyens qui lui semblent les plus favorables à sa thèse »4.

Toute argumentation, du moment qu’elle intervient forcément dans un ensemble plus ou


moins indéterminé, suppose donc un choix. Ce dernier consiste en une sélection préalable des
données à propos desquelles il est possible de tabler sur l’adhésion de l’auditoire visé. Et parce
qu’il est effectué en vue de s’en servir dans l’argumentation, ce choix des données est en même
temps un choix de la signification qu’il convient de leur attribuer. Il s’agit donc de sélectionner
parmi les éléments d’accord disponibles ceux qui sont jugés les mieux opportuns, et parmi les
significations possibles celles qui seraient les mieux adaptées aux besoins de l’argumentation.
Le souci d’agir par le discours sur les esprits, qui est le trait caractéristique de la rhétorique
conçue comme théorie de l’argumentation, tenant compte de l’importance de la notion de
présence, trouve un appui précieux dans les diverses techniques de présentation, également
disponibles dans l’arsenal argumentatif.

1
« Une notion parfaitement claire est celle dont tous les cas d’application sont connus, et qui n’admet donc pas de
nouvel usage qui serait imprévu : seule une connaissance divine ou conventionnellement limitée est adéquate à une
telle exigence », TA, p. 176 − c’est nous qui soulignons.
2
« Dans la mesure où les expériences futures et la manière de les envisager ne sont pas entièrement prévisibles, il
est indispensable de concevoir les termes les mieux précis comme entourés d’une frange d’indétermination
suffisante pour qu’ils puissent s’appliquer au réel », TA, p. 176.
3
A ce propos Perelman précise que le fait de considérer et de réglementer l’usage des notions, non pas selon
l’exigence de clarté, mais en fonction des besoins de l’argumentation, permet de montrer « comment les notions
se clarifient, s’obscurcissent, et comment la clarification des unes peut entraîner l’obscurcissement des autres »,
TA, p. 178.
4
LJ, §60, p. 119.

173
Les techniques de présentation, lorsqu’elles sont utilisées de manière efficace, permettent
d’impressionner et d’occuper la conscience des auditeurs. Elles jouent un rôle essentiel, « non
seulement dans toute argumentation visant à l’action immédiate, mais aussi dans celle qui vise
à orienter l’esprit d’une certaine façon, à faire prévaloir certains schèmes interprétatifs, à
insérer les éléments d’accord dans un cadre qui les rende significatifs et leur confère la place
qui leur revient dans un ensemble »1. Ainsi, des considérations de forme sont intimement liées
à des considérations de fond pour réaliser l’action argumentative. Leur union est telle qu’il n’y
a pas lieu de séparer la pensée de la manière dont elle est exprimée 2.

Que le seul usage des techniques de présentation soit à même de hiérarchiser les données
du discours, de les situer à un certain niveau, de mettre l’accent sur tel ou tel de leurs aspects,
de les imprimer dans la conscience avec un certain degré d’intensité, les exemples
suivants suffisent à le montrer :

La qualification des données:

L’usage d’une qualification permet de sélectionner une qualité et de la mettre à l’avant-


plan de la conscience3. C’est le cas lorsque, pour décrire la révolution française, on parle de
« sanglante révolution ». Mais comme d’autres qualifications pour un même objet sont
possibles, le choix impliqué dans pareille qualification ne représente donc qu’un point de
vue « dont on perçoit le caractère tendancieux parce que l’on voit immédiatement comment on
peut le corriger »4. En effet, qualifier Oreste de « meurtrier de sa mère » n’est pas la même
chose que de le qualifier de « vengeur de son père »5. La qualification présuppose l’existence
de classifications préalables (Matérialisme vs Idéalisme, Pauvres vs Riches) qui permettent de
décrire un élément comme faisant partie d’une catégorie préconstituée (une pensée idéaliste, un
homme pauvre). Mais, outre ces classifications préexistantes, l’usage des conjonctions « et »
ou « ni » peut donner lieu à des classes nouvelles 6.

Les modalités dans l’expression de la pensée :

1
TA, p. 190 − c’est nous qui soulignons.
2
C’est cet entremêlement entre les aspects relatifs à l’expression et les aspects relatifs aux fonctions
argumentatives de cette expression qui conduit Perelman à critiquer le fait « d’étudier les structures et les figures
de style indépendamment du but qu’elles doivent remplir dans l’argumentation », TA, p. 192. Cf. aussi ER, p. 53-
54 où l’on peut lire ceci : « Parce qu’il n’existe pas une seule façon parfaitement adéquate de décrire le réel, toute
autre façon n’étant que falsification ou déformation, la séparation entre la matière et la forme du discours ne peut
être réalisée d’une façon aussi simple que l’a imaginé la pensée classique ».
3
« Attribuer une qualité à un objet, c’est déjà la choisir parmi d’autres, parce qu’on la considère comme
importante ou caractéristique », TA, p. 208 − c’est nous qui soulignons.
4
TA, p. 169.
5
Exemple emprunté à Aristote (Rhétorique, L. III, 1405 b), cité in TA, p. 169 et ER, p. 59.
6
Pour d’amples détails, Cf. TA, §32 « Le choix des qualifications », pp. 169-174.

174
Certaines formes d’expression jouent un rôle argumentatif de premier ordre. Lorsqu’on
utilise la formulation négative pour exprimer une idée, qui en principe peut être formulée d’une
façon affirmative ou négative, l’on fait explicitement référence à une affirmation réelle ou
virtuelle d’autrui « qui a suffisamment de consistance pour que l’on se donne la peine de la
réfuter »1. Lorsque, devant plusieurs éléments, il est fait usage de certaines conjonctions de
subordination pour établir précisément certains liens entre ces éléments, c’est généralement en
fonction des hiérarchies de valeurs admises que l’on choisit le type convenable de la
subordination. D’autres aspects relatifs à l’emploi des temps, des pronoms, des articles et des
démonstratifs, sont indiqués pour mettre en relief leur usage argumentatif 2.

Les figures de rhétorique :

Avant de présenter et d’expliciter le rôle que les figures rhétoriques peuvent jouer dans
l’argumentation, il convient d’abord d’établir ce rôle en mettant en question la conception qui
a dominé chez les théoriciens de la rhétorique classique, selon laquelle le fait de présenter un
argument sous telle ou telle figure n’influence que fort peu sa qualité et sa force 3.

En effet, dans les traités de rhétorique classique, les figures rhétoriques désignent des
modes d’expression, des façons de parler, qui sortent de l’ordinaire. Et dans la mesure où la
rhétorique, au fil des siècles, s’était caractérisée par une tendance continue à ne s’occuper que
des aspects littéraires, des problèmes de style et d’expression, « les figures furent de plus en
plus considérées comme de simple ornements, contribuant à rendre le style artificiel et fleuri »4.

En contre-pied de cette conception, Perelman défend une vision qui considère qu’un
certain emploi des figures rhétoriques s’explique précisément par les besoins de
l’argumentation5. Pour cet effet, il souligne d’abord que l’existence d’une figure est liée, non

1
ER, p. 60. Cette modalité peut d’ailleurs servir d’autres buts argumentatifs. Celui par exemple d’« insinuer que
ce que l’on nie n’est pourtant pas sans fondement », comme dans le cas suivant : « En répétant régulièrement
pendant sa campagne électorale au poste de gouverneur de Californie, que son adversaire, le gouverneur en
fonction Brown, n’était pas communiste, M. Nixon répandait, par le fait même, le bruit auquel il était censé
s’opposer ».
2
Cf. pour plus de détails, TA, §39 « Les modalités dans l’expression de la pensée », pp. 207-220.
3
Cf. pour l’avis de Quintilien qui, selon Perelman, est devenu « l’opinion commune parmi les théoriciens du
discours persuasif », TA, p. 226.
4
TA, p. 226 − c’est nous qui soulignons. Perelman souligne, par ailleurs, que cette conception constitue l’une des
causes du mépris que les philosophes ont presque toujours manifesté à l’égard de la rhétorique : « En concevant
les figures comme des ornements, surajoutés à la matière du discours, on n’a vu dans la technique rhétorique qu’un
style fleuri et vide, ridicule à force d’ostentation », ER, p. 53 − c’est nous qui soulignons.
5
L’importance de l’approche de Perelman est telle que « la Nouvelle rhétorique de Perelman est considérée par la
majorité des rhétoriciens comme le texte fondateur qui réactualise la thèse de l’interdépendance des figures à visée
esthétique et à visée persuasive », Ruth Amossy et Roselyne Koren, « Rhétorique et argumentation : approches
croisées », Argumentation et Analyse du Discours, 2/2009, URL : http://aad.revues.org/561, p. 11. Dans la ligne
des idées de Perelman, cf. Olivier Reboul, « La figure et l’argument », De la métaphysique à la rhétorique, Edité
par Michel Meyer, pp. 175-187.

175
seulement à un emploi qui s’éloigne de la façon normale de s’exprimer, de la droite et simple
habitude, mais aussi au fait que la forme de cet emploi soit discernable par une structure
particulière et indépendante du contenu. Ainsi, par exemple, la répétition, l’interrogation ou
l’exclamation sont des structures ; mais « elles ne seraient figures qu’en dehors de leur emploi
normal »1, c'est-à-dire si la répétition « n’est pas requise par le fait que notre interlocuteur ne
nous a pas entendu », si l’interrogation est « purement oratoire, car l’orateur connaît la réponse
à la question »2, si l’exclamation n’est pas employée pour exprimer la surprise.

Pour qu’il y ait figure, il faut donc qu’il soit possible d’opérer une distinction entre l’usage
normal d’une structure et son usage dans le discours de l’orateur. Mais, et c’est là l’élément
décisif qui caractérise la conception de Perelman en cette matière, les figures ne jouent leur rôle
argumentatif que lorsque cette distinction, que l’auditeur perçoit de prime abord entre la forme
et le fond du discours, « s’abolit grâce à l’effet même du discours »3, c'est-à-dire quand
l’ensemble du discours justifie suffisamment l’emploi des formes qui ont paru au début comme
inaccoutumées.

Une figure est donc argumentative « si son emploi, entraînant un changement de


perspective, paraît normal par rapport à la nouvelle situation (…) suggérée »4. Elle n’est, par
contre, qu’une figure de style, un simple ornement qui n’opère aucune action persuasive,
lorsque le discours qui s’en sert n’entraîne pas l’adhésion de l’auditoire, ou du moins lorsqu’on
ne perçoit aucune valeur persuasive pour l’argument qui prend appui sur elle 5. Et c’est ainsi
qu’« une figue, dont l’effet argumentatif n’est pas réussi, tombera au rang d’une figure de
style »6. Seulement, et comme il y a toujours lieu, pour apprécier l’existence et le genre d’une
figure, de se référer à ce qui constitue l’usage normal, il est très important de se rendre compte
que « ce qui est normal dans un contexte, ne l’est pas dans un autre »7, c'est-à-dire que
l’expression normale est relative au contexte linguistique et culturel du discours.

1
TA, p. 228.
2
ER, p. 53.
3
TA, p. 228.
4
ER, p. 53 − c’est nous qui soulignons. En effet, pour saisir l’aspect argumentatif d’une figure, « il faut concevoir
le passage de l’habituel à l’inhabituel et le retour à un habituel d’un autre ordre, celui produit par l’argument au
moment même où il s’achève », TA, p. 231. Cf. aussi TA, §87 et §88, pour voir, à travers le cas précis des
métaphores, comment les figures rhétoriques procèdent à l’établissement d’une nouvelle forme de ce qui est
habituel et normal, à partir de laquelle elles arrivent à s’imposer et à devenir, une fois qu’elles sont admises,
inaperçues.
5
Ces indications expliquent d’ailleurs pourquoi il est difficile de décider d’avance, à propos d’une structure, si
elle est une figure argumentative ou une figure de style. Pour Perelman, « c’est le mouvement du discours,
l’adhésion de l’auditoire à la forme d’argumentation qu’elle favorise, qui déterminent le genre de figure auquel on
a affaire », TA, p. 229.
6
TA, p. 230.
7
ER, p. 53.

176
L’affirmation que les figures ont un rôle dans l’argumentation ne signifie maintenant pas
qu’une même figure, reconnaissable à sa structure, produit toujours le même effet argumentatif.
En effet, l’idée de Perelman est que les figures se prêtent à divers usages argumentatifs : la
même figure peut produire des effets argumentatifs différents 1. Rien n’empêche, par exemple,
qu’une même figure puisse servir, dans un contexte donné, à imposer ou à suggérer un choix
et, dans un autre, à accroître la présence d’une donnée ou de l’un de ses éléments. Par ailleurs,
plusieurs figures peuvent produire, dans la présentation des données, le même effet.

Pour imposer ou suggérer un choix, l’orateur peut se servir de la définition oratoire, qui
permet de « mettre en vedette certains aspects d’une réalité qui risqueraient de rester à l’arrière-
plan de la conscience »2, de certaines périphrases, telles la synecdoque et la métonymie3, de
l’antonomase qui vise parfois « à qualifier quelqu’un d’une façon utile à l’argumentation »4, de
la prolepse qui « peut être figure de choix quand elle vise à insinuer qu’il y a lieu de substituer
une qualification à une autre qui aurait pu soulever des objections »5, de la reprise qui marque
l’hésitation, de la correction qui remplace un mot par un autre, etc.

Pour rendre l’objet du discours présent à la conscience, celui qui argumente recourt aux
figures de présence. Le moyen le plus simple dont il dispose est la répétition. Un autre, plus
important, est l’amplification « qui utilise, en vue de créer la présence, la division d’un tout en
ses parties »6. Dans la congérie, l’effet de présence provient de ce que l’on tarde à énumérer les
parties avant de terminer par une synthèse. La synonymie ou métabole utilise, en vue de produire
l’effet de présence, « une forme qui suggère la correction progressive »7 parce qu’elle consiste
à répéter « la même idée à l’aide de mots différents, qui semblent rectifier la pensée, dans un
sens donné »8. L’énallage du temps, c'est-à-dire la substitution syntaxique d’un temps à un
autre, ne manque souvent pas de réaliser un effet de présence très marqué, etc.9

Pour conclure ces considérations sur l’importance de la présentation dans


l’argumentation, un autre point mérite d’être évoqué, à savoir celui qui concerne l’incidence

1
Cf. TA, p. 232.
2
TA, p. 233. On peut d’ailleurs remarquer que la définition oratoire, en mettant en relief certains aspects de la
réalité, permet en même temps de marquer leur présence dans la conscience et d’accroître ainsi leur importance.
3
Perelman souligne que la fonction de ces périphrases n’est pas essentiellement celle du choix, mais elles peuvent
y servir : « ‘Les mortels’ pour les ‘humains’ est une manière d’attirer l’attention sur une caractéristique particulière
des hommes », TA, p. 235.
4
TA, p. 235.
5
TA, p. 235.
6
ER, p. 52.
7
TA, p. 238.
8
ER, p. 52.
9
Cf. pour d’amples détails, TA, §42, Les figures du choix, de la présence et de la communion, p. 232-241.

177
que la présentation peut avoir sur le statut des éléments de l’argumentation 1. Ce dernier désigne
la sorte de privilège dont jouissent les différents types d’objets d’accord. Les faits, les vérités
et les présomptions sont censés bénéficier de l’accord de l’auditoire universel. Les valeurs, les
hiérarchies et les lieux, par contre, ne jouissent que de l’accord d’auditoires particuliers.

Le rôle que la présentation des données peut jouer en cette matière, trouve son origine
dans le fait que l’orateur peut juger, dans certaines situations, qu’il vaudrait mieux, afin de
placer le débat sur le plan le plus favorable, modifier le statut des éléments de son discours.

Dans la plupart des cas, cette modification vise à attribuer le statut le plus élevé possible
aux éléments sur lesquels le discours s’appuie 2. Et « c’est ainsi que le statut de valeur sera
attribué aux sentiments personnels, le statut de fait sera attribué aux valeurs »3. C’est ainsi aussi
qu’un orateur en arrive parfois « à présenter comme un fait d’expérience ce qui n’est que la
conclusion d’une argumentation », à « qualifier la solution qu’il considère comme la meilleure
d’unique solution », ou à présenter un désaccord sur les valeurs « comme un désaccord sur des
faits, parce qu’il est plus facile de rectifier une erreur matérielle qu’un jugement de valeur que
l’on désapprouve »4, etc.

Ces exemples montrent que le statut des objets d’accord peut dépendre de la manière dont
ils sont présentés. Cette dépendance, en révélant l’influence de la présentation sur le
déroulement et l’efficacité du discours, constitue l’une des raisons qui expliquent « la solidité
et la précarité, tout à la fois, des points d’appui de l’argumentation »5.

III. Les techniques argumentatives

La question des techniques argumentatives est abordée par Perelman sur la base de la
distinction fondamentale qu’il établit entre logique et rhétorique, entre démonstration et

1
Cf. TA, §43, Le statut des éléments d’argumentation et la présentation, p. 242-248.
2
« Il arrive pourtant que dans la présentation des prémisses on ait intérêt à diminuer le statut de certains objets
d’accord », TA, p. 246. En voici deux exemples : « Pour minimiser la gravité d’une opposition à un fait, d’une
entorse à la vérité, on transformera la négation d’un fait en jugement d’appréciation » ; « Parfois on réduit des
normes à n’être que des caprices, que l’expression d’un sentiment personnel », TA, p. 246.
3
TA, p. 242.
4
TA, p. 244.
5
TA, p. 248.

178
argumentation1. Cette distinction consiste à souligner la différence de nature qu’il y a entre une
démonstration qui se développe dans un système logique formel et une argumentation
rhétorique qui, généralement, puise dans un corpus largement indéfini. En effet, dans un
système formel où les axiomes et les règles de déduction sont posés, il s’agit simplement, pour
une démonstration, de les appliquer correctement. Et dans la mesure où la cohérence du système
et la vérité des prémisses ne sont pas mises en question, le résultat obtenu par une démonstration
correcte s’impose sans discussion. Dans une démonstration, la conclusion est déduite des
prémisses d’une manière contraignante. Or, tout autre est le cas de l’argumentation. En celle-
ci, aucun élément ne jouit d’un statut fixe, car tout dépend de l’adhésion de l’auditoire. Rien en
effet n’est absolument sûr. Et Perelman rappelle ici que « non seulement les faits et les vérités
peuvent être remis en question, mais que même la détermination de ce qui est donné n’est que
la résultante d’une discussion éventuelle concernant son interprétation, et plus particulièrement
concernant le sens et la portée des termes utilisés dans la description de ce donné »2. Tout
énoncé est ainsi le fruit d’un choix qui nécessite une justification pour s’imposer.

Plus encore, pour justifier une thèse, les arguments fournis ne sont jamais contraignants.
Ils n’impliquent jamais d’une manière nécessaire la conclusion qu’ils tendent à appuyer.
N’étant pas contraignants, mais simplement plus ou moins forts, plus ou moins pertinents, « les
arguments peuvent se renforcer, mais peuvent aussi se combattre et il est rare qu’aux raisons en
faveur d’une thèse on ne puisse pas alléguer des raisons en sens contraire »3. Rien n’empêche
donc que, en dépit de l’accord sur les prémisses de l’argumentation, il soit possible de ne pas
converger vers une même conclusion, mais d’aboutir à des conclusions différentes ou même
opposées. L’adhésion à l’une ou l’autre des thèses concurrentes est ainsi toujours « fonction
d’une appréciation, à la fois des arguments pour ou contre présentés et de la valeur de la
solution qu’elles offrent aux problèmes en discussion »4.

S’il est alors acquis que, contrairement aux systèmes formels où l’on démontre les
théorèmes d’une manière contraignante, une argumentation n’implique jamais une thèse d’une

1
En collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca, Perelman a analysé les techniques argumentatives d’une manière
détaillée dans le Traité de l’argumentation. La troisième partie de ce traité (p. 251-674) y est, en effet, presque
entièrement consacrée. Dans le cadre de ce travail, il ne s’agit pas pour nous de reprendre intégralement ces
analyses, mais seulement d’en donner un compte rendu sommaire dont le but est d’éclairer l’idée générale d’une
rhétorique comme technique de raisonnement pour les valeurs. Pour cet effet, nous nous sommes référés, en plus
du Traité de l’argumentation, à L’empire rhétorique (p. 63-167) et à la Logique juridique (p. 127-133) où l’on
trouve une présentation beaucoup moins détaillée des techniques argumentatives. Le contenu de ce chapitre est
orienté par cette indication.
2
ER, p. 63.
3
LJ, p. 125.
4
ER, p. 64.

179
manière nécessaire, mais qu’elle fournit en sa faveur des arguments plus ou moins forts, tout
d’ailleurs comme ceux que l’on peut avancer pour la thèse opposée, la question est maintenant
de savoir quelles sont les techniques argumentatives les plus utilisées pour cet effet.

Selon Perelman, il convient d’abord de distinguer les arguments qui utilisent les
techniques de la liaison de ceux qui utilisent les techniques de la dissociation des notions 1. Dans
les premiers, la forme de liaison « permet de transférer sur la conclusion l’adhésion accordée
aux prémisses » ; dans les seconds, la forme de dissociation « vise à séparer des éléments, que
le langage, ou une autre tradition reconnue, ont auparavant liés l’un à l’autre »2.

1. Les liaisons

Les techniques de liaison sont de trois types : les arguments quasi logiques, les
arguments fondés sur la structure du réel et ceux qui fondent la structure du réel3.

A. Les arguments quasi logiques

Les arguments quasi logiques sont appelés ainsi parce qu’il « ont une structure qui
rappelle les raisonnements formels, logiques ou mathématiques »4. Pour les comprendre, il
faudra donc les rapprocher des structures de la pensée formelle 5. Mais, rapprochement ne
signifie pas transformation 6. L’argument quasi logique ne doit être pas réduit à l’argument
logique auquel il s’apparente7.

La différence qui sépare les deux est que, contrairement à une déduction formelle,
l’argument quasi logique « présuppose toujours une adhésion à des thèses de nature non-

1
LJ, p. 126 ; TA, p. 255.
2
ER, p. 64. « Nous entendons par procédés de liaison des schèmes qui rapprochent des éléments distincts et
permettent d’établir entre ces derniers une solidarité visant soit à les structurer, soit à les valoriser positivement ou
négativement l’un par l’autre. Nous entendons par procédés de dissociation des techniques de rupture ayant pour
but de dissocier, de séparer, de désolidariser, des éléments considérés comme formant un tout ou du moins un
ensemble solidaire au sein d’un même système de pensée (…) », TA, p. 255-256.
3
TA, p. 257 ; ER, p. 65 ; LJ, p. 126.
4
LJ, p. 126 ; Cf. aussi, ER, p. 65 et p. 69 ; TA, p. 259.
5
« … les arguments quasi logiques tirent leur force persuasive de leur rapprochement avec ces modes de
raisonnement incontestés [les démonstrations formelles] », TA, p. 260.
6
Perelman précise que « pour transformer une argumentation en une démonstration contraignante, il faudra
préciser les termes utilisés, éliminer toute ambiguïté, enlever au raisonnement toute possibilité d’interprétations
multiples », ER, p. 69.
7
« Alors que tout esprit non prévenu est frappé par l’apparence logique de ces arguments [quasi logiques], ce qui
saute aux yeux des spécialistes de la logique formelle, c’est tout ce qui les différencie de la déduction rigoureuse »,
ER, p. 69. Cf. aussi, TA, p. 259 : « … celui qui les [les arguments quasi logiques] soumet à l’analyse perçoit aussitôt
les différences entre ces argumentations et les démonstrations formelles… ».

180
formelles, qui seules permettent l’application de l’argument »1. Le fait aussi de mettre en
évidence la différence qui distingue les arguments quasi logiques des démonstrations formelles
permet de montrer « ce que l’on peut leur objecter, et qui leur enlève toute valeur
contraignante »2. Lorsqu’ils sont appliqués, ces arguments peuvent donc toujours être
contestés3.

Les arguments quasi logiques répertoriés par Perelman sont multiples. En voici une
énumération sommaire :

✓ Les arguments qui font état d’une incompatibilité et qui rappelle le principe de
contradiction4 ;

✓ Les arguments qui procèdent par définition ou par analyse et qui rappelle le
principe d’identité5 ;

✓ Les arguments qui font appel à la règle de justice et à la réciprocité 6 ;

✓ Les arguments de transitivité, d’inclusion et de division7 ;

✓ Les arguments qui utilisent la comparaison et le sacrifice, et ceux qui se réfèrent


à des probabilités non calculables 8.

Pour illustrer l’idée que les arguments quasi logiques tirent leur force persuasive, leur
valeur d’entraînement, de leur parenté avec des structures et des schèmes du raisonnement
formel, sans qu’ils soient pour autant réductibles à ces derniers, qu’il nous suffise de prendre
les exemples suivants :

Commençons par le schème de l’inclusion de la partie dans le tout qui « permet de dire
que le tout est plus grand que chacune de ses parties »9. Si, en arithmétique et en géométrie,
cette idée de l’inclusion constitue une vérité démontrable, il faut souligner que l’on n’obtient

1
ER, p. 65 ; « ce qui caractérise l’argumentation quasi logique, c’est son caractère non-formel, et l’effort de pensée
que nécessite sa réduction au formel », TA, p. 260. Ainsi, « dans tout argument quasi logique il y a lieu de mettre
en évidence, d’abord, le schème formel à l’instar duquel l’argument est construit et, ensuite, les opérations qui
permettent d’insérer les données dans ce schème, et qui visent à les rendre comparables, semblables, homogènes »,
TA, p. 259.
2
LJ, p. 126.
3
« Les arguments s’apparentent chacun à un principe logique, comme l’identité ou la transitivité ; et, comme eux,
ils sont a priori, en ce sens qu’ils ne font pas appel à l’expérience. Mais, contrairement aux principes logiques de
la démonstration, on peut tous les réfuter en montrant qu’ils ne sont pas ‘purement logiques’ », Olivier Reboul,
Introduction à la rhétorique, p. 170.
4
TA, p. 262-282 ; ER, p. 70-75.
5
TA, p. 282-294 ; ER, p. 76-79.
6
TA, p. 294-305 ; ER, p. 80-85.
7
TA, p. 305-325 ; ER, p. 85-89.
8
TA, p. 326-350 ; ER, p. 89-94.
9
ER, p. 86.

181
qu’un argument quasi logique lorsqu’on construit un argument sur ce schème de l’inclusion,
comme dans les exemples suivants : « ‘Le tout vaut mieux que la partie’ ou ‘ce qui n’est pas
permis au tout n’est pas permis à la partie’, ‘qui peut le plus peut le moins’ où ‘le moins’ est
considéré comme une partie du tout qui est ‘le plus’ »1.

Ainsi, l’argument « qui peut le plus peut le moins » ne constitue pas une vérité formelle,
une conséquence tirée d’une démonstration contraignante ; car, si tel était le cas, il serait
impossible de s’y opposer ; or « nous avons un excellent exemple du contraire dans la célèbre
loi Vandervelde (…) [qui] permettait la vente, à chacun, de deux litres d’alcool au moins, alors
qu’elle interdisait la vente de quantités moindres »2.

Passons à l’argument par division « où l’on tire une conclusion sur le tout après avoir
raisonné sur chacune des parties ». Selon Perelman, cet argument, qui rappelle la division d’une
surface en parties, semble nécessiter une structure spatialisée du réel « dont seraient exclus les
chevauchements, les interactions, la fluidité, qui caractérisent les situations concrètes »3.
Autrement dit, pour pouvoir appliquer l’argument par division à la réalité, il faut commencer
par réduire cette réalité à une forme logique ou mathématique plus accessible pour la pensée et
dont il serait plus aisé de tirer des conclusions qui seront ultérieurement transposées à la réalité
concrète.

Cet argument, qui utilise le rapport entre les parties et le tout, entre les espèces et le
genre, est à la base des raisonnements a pari et a contrario qui constituent deux techniques
argumentatives en droit. « Quand une règle de droit déclare que les fils peuvent hériter de leurs
parents, cela vaut-il également pour les filles, ou cela exclut-il les filles du partage de la
succession ? »4. La possibilité, exprimée dans cette question, d’hésiter au sujet de l’argument à
appliquer montre ce qui distingue l’argumentation de la démonstration. Le choix d’un argument
est orienté par un choix préalable concernant la valeur de la conséquence. De manière générale,
« l’application du schème argumentatif présuppose une décision concernant l’importance des
raisons présentées en faveur de l’assimilation ou de la différenciation des deux espèces d’un
même genre dans une situation donnée »5.

1
ER, p. 86.
2
ER, 87. Il s’agit de la loi du 29 août 1919, qui a été votée en Belgique, à l’initiative du grand leader socialiste
Emile VANDERVELDE (1866-1938), pour combattre l’alcoolisme en milieu ouvrier.
3
ER, p. 65.
4
ER, p. 89.
5
ER, p. 89.

182
En somme, disons que les arguments quasi logiques « sont ceux qui font appel à la forme
(contradiction ou incompatibilité, identification ou définition, transitivité ou probabilité, etc.)
mais qui, en réalité, portent sur le fond, sur un contenu à propos duquel ils sollicitent
l’adhésion » ; leur fonction est donc de « faire passer des arguments, comme si la forme seule
était pertinente » ; bref, ils « militent en faveur d’une conclusion, en vertu d’une relation
indépendante du contenu, mais c’est celui-ci qui fait néanmoins toute la différence »1.

B. Les arguments fondés sur la structure du réel

Si les arguments quasi logiques tirent leur force persuasive de l’aspect rationnel qu’ils
reçoivent de la parenté qu’ils ont avec des structures formelles, les arguments fondés sur la
structure du réel sont, comme il est indiqué dans leur qualification, ceux qui s’appuient sur les
liaisons qui existent entre des éléments du réel 2. Pour appliquer ces arguments, il suffit donc
que des éléments du réel soient associés dans une liaison reconnue. Celle-ci sert ainsi comme
base à une argumentation qui vise à établir une solidarité permettant de passer de ce qui est
admis à ce que l’on cherche à promouvoir, à faire admettre3. Peu importe la question de savoir
ce que sont ces structures, ou si elles sont ou non réellement objectives ; l’essentiel c’est qu’il
y ait un accord à leur sujet, à partir duquel l’argumentation pourra se développer 4.

Perelman examine, dans le cadre de ces arguments basés sur la structure du réel, deux
grandes catégories, celle des arguments qui font appel à la liaison de succession 5 et celle des
arguments qui font appel à la liaison de coexistence 6. La liaison de succession concerne « des
événements qui se suivent dans le temps »7, c'est-à-dire « des phénomènes de même niveau qui

1
Michel Meyer, Principia Rhetorica, p. 58 et 59. Parmi les exemples que Meyer utilise pour illustrer la fonction
des arguments quasi-logiques, citons celui-ci : « La probabilité est elle aussi un argument en apparence formel,
mais qui, en réalité, affecte le fond des choses. Si Socrate est malade parce qu’il est vieux, c’est parce qu’il est
plus probable d’être malade quand on est vieux que lorsqu’on est jeune. Mais le propre de la probabilité est que
l’inverse pourrait aussi s’appliquer : Socrate en bonne santé ne devrait pas forcément étonner. Par le recours au
probable, on veut faire comme s’il avait une (quasi) logique dans le passage à la conclusion, mais cela n’a rien de
formel, malgré les apparences » (p. 59).
2
Les arguments fondés sur la structure du réel « s’appuient non sur la logique mais sur l’expérience, sur des
liaisons reconnues dans les choses. Ici, argumenter n’est plus impliquer, c’est expliquer (…). Inversement, on
estime qu’une thèse est d’autant plus probable qu’elle explique plus de faits », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 174.
3
Cf. ER, p. 95 ; TA, p. 351.
4
Cf. ER, p. 65-66 ; TA, p. 351. Perelman précise d’ailleurs qu’il s’interdit toute prise de position ontologique : « ce
qui nous intéresse ici, ce n’est pas une description objective du réel, mais la manière dont se présentent les opinions
qui les concernent », TA, p. 352-353.
5
Cf. ER, p. 96-103 ; TA, p. 354-394 ; LJ, p. 126-127.
6
Cf. ER, p. 103-113 ; TA, p. 394-445 ; LJ, 127-128.
7
LJ, p. 126.

183
sont mis en relation »1, tels la cause et l’effet2. Par contre, la liaison de coexistence unit « deux
réalités de niveau inégal, l’une étant la manifestation de l’autre, considérée comme plus stable
et comme ayant une valeur explicative »3, tel le fait d’unir une personne à ses actes, une essence
à ses manifestations.

Un exemple des arguments fondés sur la structure du réel, et qui fait appel à la liaison
de succession, est l’argument pragmatique 4 qui permet d’apprécier un fait par ses
conséquences : « J’appelle argument pragmatique un argument des conséquences qui apprécie
un acte, un événement, une règle ou toute autre chose, en fonction de ses conséquences
favorables ou défavorables ; on transfère ainsi tout ou partie de la valeur de celles-ci sur ce qui
est considéré comme cause ou obstacle »5. Ce transfert de la valeur des conséquences semble
aller de soi ; il s’établit d’habitude si spontanément qu’il ne demande pas à être justifié 6.

En raison du rôle essentiel de l’usage de cet argument, l’utilitarisme et le pragmatisme


sont même allés jusqu’à vouloir réduire toute argumentation raisonnable à cet usage 7. Mais,
bien que tel n’est pas le cas dans d’autres tendances philosophiques, car chaque genre de pensée
valorise généralement, parmi les types d’arguments possibles, un seul type et met en question
la valeur des autres 8, il n’en demeure pas moins que, même à partir de la conception utilitariste,
l’argument pragmatique n’est pas si facile à mettre en application.

1
ER, p. 95.
2
« On peut argumenter en constatant une succession constante dans les faits et en en inférant un lien causal ; si
une armée a toujours d’excellents renseignements sur l’ennemi, on en induit que son service de renseignement est
excellent et qu’il en sera toujours de même. Mais il ne s’agit pas d’une démonstration scientifique », Olivier
Reboul, Introduction à la rhétorique, PUF, Paris, 1991, p. 174-175 − c’est nous qui soulignons.
3
LJ, p. 127 ; Cf. aussi ER, p. 103 et TA, p. 394. Dans une liaison de succession, les termes confrontés étant sur le
même plan phénoménal, c’est l’ordre temporel qui est primordial ; mais, dans la liaison de coexistence, cet ordre
temporel étant secondaire, c’est le caractère plus structuré de l’un des termes confrontés qui importe
fondamentalement.
4
Cf. TA, p. 357-364 ; ER, p. 97-98 ; LJ, p. 126-127 ; « L’argument pragmatique », in Rh, p. 19-32 ou in CA, p.
100-110. À propos d’autres arguments basés sur la liaison de succession, tels l’argument de gaspillage, de
direction, ou de dépassement, cf. TA, pp.375-394, ER, pp. 101-103 et Olivier Reboul, Op. Cité, pp. 175-177.
5
« L’argument pragmatique », Rh, p. 19.
6
« L’argument pragmatique jouit d’une telle vraisemblance qu’il présume d’emblée la confiance. Autrement dit,
c’est à celui qui le conteste de se justifier. Si je dis : il faut être sincère même s’il en résulte souvent des
conséquences nuisibles, c’est à moi de défendre cette thèse, éthique, contre l’argument pragmatique », Olivier
Reboul, Op. Cité, p. 175.
7
Perelman cite, dans ce cadre, Bentham qui dit : « Qu’est-ce que donner une bonne raison en droit ? C’est alléguer
des biens ou des maux que cette loi tend à produire… Qu’est-ce que donner une fausse raison ? C’est alléguer,
pour ou contre une loi, tout autre chose que ses effets, soit en bien soit en mal », (Bentham, Œuvres, Bruxelles,
1840, t. 1, Principes de législation, Chap. XIII, p. 39), cf. LJ, p. 126 ; Rh, p. 20 ; ER, p. 97.
8
Ainsi, « à l’utilitarisme s’oppose le formalisme. Aux effets de l’argument pragmatique s’oppose une appréciation
fondée sur un autre critère, la conformité avec certaines règles dont l’observation s’impose quelles qu’en soient
les conséquences », « L’argument pragmatique », in Rh, p. 29.

184
Les difficultés qui entourent l’application de l’argument pragmatique sont multiples 1.
D’abord, il y a ce problème de savoir où et comment s’arrêter dans la chaîne quasi indéfinie des
conséquences possibles d’un acte, celui aussi de savoir quelles sont, parmi les conséquences
repérées, celles qu’il y a lieu d’imputer à une seule cause, et rien qu’à elle, bien qu’il semble
souvent que les conséquences résultent du concours de plusieurs éléments 2. Ensuite, en plus de
la difficulté que pose la connaissance de l’ensemble des conséquences, il y a aussi le problème
de l’accord des appréciations sur les mêmes conséquences.

En effet, le calcul utilitariste, proposé par Bentham, « suppose que l’importance de


chacune des conséquences est invariable et la même pour tous »3. Or, que dire des événements
qui sont censés avoir produit des conséquences variées et contradictoires ? L’appréciation de
ces conséquences peut-elle se faire d’une manière objective ? Perelman illustre ce problème en
référant à la faute d’Eve (le péché originel tel qu’il est décrit par la Bible). En effet, peut-on
calculer l’utilité et la valeur objective de la faute d’Eve, « si les conséquences qui en résultent
sont, d’une part, de priver Adam et Eve de l’immortalité, après qu’ils auront été chassés du
paradis, et, d’autre part, de doter le premier couple d’une postérité, origine du développement
de l’espèce humaine, avec les biens et les maux qui en ont résulté ? »4.

Les divergences à propos de l’interprétation des conséquences peuvent ainsi toujours se


manifester ; ces divergences peuvent concerner la détermination exacte de l’ensemble des
conséquences possibles, la nature et l’importance de chacune de ces conséquences ou la cause
précise à laquelle ces conséquences peuvent être attribuées 5. Ceci justifie le fait que
l’application de l’argument pragmatique, comme d’ailleurs c’est le cas pour toutes les

1
« Ses faiblesses ? D’abord, il choisit en général parmi les conséquences ; votre banquier vous parlera de la
rentabilité d’un placement, non de sa sécurité. Surtout, il élimine les valeurs supérieures : est-ce parce qu’une cause
triomphe qu’elle est bonne ? Enfin, comme Socrate l’objectait à Gorgias : qu’est-ce qui est vraiment utile, ou
vraiment nuisible ? L’argument pragmatique n’est valable que si on le sait déjà, ou alors si l’on n’a pas d’autre
moyen de connaître ce vraiment », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 175.
2
Perelman évoque dans ce sens les difficultés, parfois insurmontable, qui se rencontrent en droit, lorsqu’il s’agit
de déterminer les dommages résultant d’une faute, conformément à l’article 1382 du Code civil belge selon lequel
« tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le
réparer », ER, p. 98.
3
« L’argument pragmatique », in Rh, p. 26. En effet, le calcul utilitariste « se propose de réduire à un résultat
quantitatif, positif ou négatif, l’ensemble des conséquences de l’acte soumis à l’appréciation », ER, p. 98.
4
LJ, p. 127.
5
Soulignons que ces divergences dans l’interprétation des conséquences, qui d’ailleurs expliquent pourquoi il faut
qu’il y ait préalablement un accord sur les conséquences pour pouvoir appliquer l’argument pragmatique, ne
constituent, pour Perelman, un obstacle sérieux que lorsqu’on exige, à la manière de l’utilitarisme, que les
conséquences soient objectivement calculables, et que soit écarté le recours à des arguments d’un autre type. Selon
Perelman, bien qu’un accord de droit sur tous les points discutables ne soit pas garanti, un accord de fait sur ces
points est généralement possible dans un milieu de culture donné, et permet d’envisager un usage flexible et non
exclusif de l’argument pragmatique.

185
techniques argumentatives, n’implique pas nécessairement les mêmes conclusions. On retrouve
ici l’aspect toujours discuté et non contraignant de l’argumentation.

Un autre argument fondé sur la structure du réel, mais qui fait appel cette fois à une
liaison de coexistence, est la relation de la personne à l’acte qu’on lui attribue. Cette relation
constitue « le prototype d’un grand nombre de liaisons de coexistence »1. La personne
représente, dans cette relation, ce qui est considéré comme « important, naturel, propre à l’être
dont on parle »2 ; elle « introduit un élément de stabilité »3 ; et bien qu’il soit possible de la
concevoir différemment selon les époques et selon la métaphysique adoptée 4, elle est toujours
« considérée comme le support d’une série de qualités, l’auteur d’une série d’actes et de
jugements, l’objet d’une série d’appréciations »5. La personne étant ainsi un être durable et
stable, toute argumentation qui se base sur elle fait état de cette stabilité : « On la présume en
interprétant l’acte en fonction de la personne, on déplore que cette stabilité n’ait pas été
respectée, quand on adresse à quelqu’un le reproche d’incohérence ou de changement
injustifié »6.

D’autre part, la personne et ses actes sont en constante interaction : la personne est
connue grâce à ses actes ; elle est construite à partir de ses manifestations ; mais les actes et les
manifestations sont interprétés en fonction de l’idée que l’on se fait de la personne.
L’interaction permanente entre ces deux termes est si importante qu’il devient difficile de dire
quel est le terme qui précède l’autre7.

L’étude de cette interaction, qui est d’une richesse inépuisable, permet de voir les divers
usages argumentatifs qui, dans certains cas, s’appuient sur l’influence des actes sur la
conception de la personne, et dans d’autres cas, s’appuient sur l’influence de l’image de la

1
« Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 261(cf. aussi p. 290) ; cf. pour la même idée, ER, p. 103 ; TA,
p. 394. Dans ce même sens : « Le lien acte-personne est typique de la coexistence du sujet et de ses attributs
supposés ou réels. D’où l’argument d’autorité qui trouve sa source dans ce genre de liaison d’une personne et d’un
propos qui, parce que c’est elle qui en est l’auteur, est du même coup crédible », Michel Meyer, Op. Cité, p. 60.
2
« Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p.261 ; TA, p. 394.
3
« Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 262. Perelman précise, cependant, que cette stabilité de la
personne n’est jamais complètement assurée, mais que « des techniques sociales, le langage, la morale, le droit et
la religion, contribueront à accentuer cette impression d’unité et de stabilité », ER, p. 104.
4
Cf. pour les conceptions de Leibniz et de l’existentialisme par exemple, LJ, p. 127 ; ER, p. 104.
5
« Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 263 ; TA, p. 397 ; « l’argument de la personne (…) table sur le
lien entre la personne et ses actes, lien qui permet de présumer ceux-ci en disant qu’on ‘la connaît’, de la juger en
disant qu’en ‘la reconnaît bien là’, qu’‘elle ne changera pas’. Cette stabilité de la personne fonde sa responsabilité
(…). Mais surtout, l’identité, tout en fondant la responsabilité, risque aussi bien de la détruire, puisqu’être
responsable, c’est être libre, donc pouvoir être autre », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 178.
6
« Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 262 ; TA, 395 ; « tout ce qui est rattaché à la structure de la
personne sera considéré comme essentiel et doué d’une stabilité que l’on pourra dénier à ce que n’est qu’accidentel
et passager », ER, p. 104.
7
Cf. ER, p. 104 ; « Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 263.

186
personne sur l’interprétation des actes 1. Elle met aussi en évidence les usages argumentatifs qui,
devant une incompatibilité entre ce qui est connu de la personne et des actes, recourent à des
techniques de rupture ou de freinage pour empêcher définitivement l’interaction de jouer dans
l’argumentation ou simplement pour restreindre sa portée 2.

La liaison personne-acte ne constitue pas un lien nécessaire comme dans le cas du


rapport de l’objet à ses qualités, et n’est pas garantie par des rapports biologiques comme dans
le cas des espèces animales ; elle n’est qu’une présomption, c'est-à-dire une construction de
l’esprit qui unit, dans une constante interaction, un élément considéré comme essentiel à un
autre qui est considéré comme accidentel. Mais c’est ce caractère ambigu et indéterminé qui,
selon Perelman, fait de cette liaison le modèle sur lequel se sont élaborées plusieurs d’autres
liaisons de coexistence caractéristiques des sciences humaines.

Soulignons d’abord que « c’est en droit et en moral surtout que la liaison ‘acte-
personne’, avec les notions corrélatives de responsabilité, d’imputabilité, de liberté et de
contrainte, joue un rôle caractéristique »3. D’autre part, cette liaison permet de construire, dans
les sciences historiques par exemple, des liens qui donnent lieu aux mêmes interactions et se
prêtent aux mêmes arguments4. C’est notamment le cas de la liaison individu-groupe, et de la
liaison entre les événements, les hommes, les œuvres et l’époque historique dont ils relèvent. À
l’instar de la catégorie de la personne, l’historien construit en effet des entités explicatives dans
lesquelles il peut insérer les faits à expliquer 5. Ces catégories peuvent concerner les courants
littéraires ou artistiques (le romantisme), les style (le baroque), les structures économiques (le
capitalisme, le féodalisme), les religions (le christianisme), les idéologies (le socialisme, le
libéralisme), les peuples (la nation française), etc. Dans tous ces cas, l’élaboration de catégories

1
Cf., pour des exemples concrets, « Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 266-278 ; ER, p. 105-109.
2
Cf. pour des exemples concrets de ces techniques, « Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p. 278-290 ;
ER, p. 109-111. Pour une application de ces considérations dans la science historique, Cf. « Sens et catégorie en
histoire », CA, p. 376.
3
ER, p. 105 ; « la vie morale et la vie juridique ont besoin de ces deux notions dans leur liaison et leur indépendance
relative. La morale et le droit jugent à la fois l’acte et l’agent », « Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p.
263 ; « c’est dans le domaine des débats judiciaires (…) que nous trouvons tous les procédés qui lient l’acte à la
personne, et ceux qui permettent de rompre leur solidarité », « Acte et personne dans l’argumentation », Rh, p.
290 ; « On sait qu’en morale et en droit beaucoup de raisonnement concernant la responsabilité et l’imputabilité,
le mérite et le démérite, ne peuvent se passer du rapport ‘personne-acte’ », « Sens et catégorie en histoire », CA,
p. 377.
4
Cf. LJ, p. 128.
5
« L’historien devra reconstituer le cadre psychologique, social, économique, institutionnel, dans lequel
l’événement s’insère tout naturellement. Il ne pourra se contenter de noter les relations causales, mais devra surtout
constituer des entités explicatives dont l’événement deviendra une expression particulière », « Objectivité et
intelligibilité dans la connaissance historique », CA, p. 367 ; « L’historien montrera comment les faits à expliquer,
les apparences, sont l’expression d’un réel qui les rend intelligibles », (p. 368).

187
permet de donner « une certaine unité aux réalités, œuvres, institutions, auxquelles on attribuera
un esprit commun »1.

Ces catégories ne sont d’ailleurs ni arbitraires ni nécessaires : elles sont indispensables,


mais elles ne s’imposent pas de façon inévitable. Perelman refuse ici, à la fois, la conception
nominaliste qui rejette les catégories sous prétexte qu’elles seraient de simples généralisations
abusives, et la conception réaliste au regard de laquelle les catégories s’imposent parce qu’elles
correspondent à la nature des choses ou à la nature de notre esprit 2. Au réalisme dogmatique et
au nominalisme sceptique, Perelman oppose le pluralisme des perspectives en dialogue, l’idée
d’un progrès de l’objectivité conçue comme « la marche infinie, dans la confrontation des
thèses opposées, vers une synthèse jamais achevée et toujours perfectible »3.

C. Les arguments qui fondent la structure du réel

A côté des arguments basés sur la structure du réel, ceux qui fondent la structure du réel
occupent une place importante. Il s’agit de liaisons grâce auxquelles « on dégagera des
régularités, des lois ou des structures, qui serviront de base aux arguments fondés sur la
structure du réel »4.

Perelman distingue, dans cette catégorie argumentative, deux types d’arguments. Il y a,


d’abord, « les liaisons qui fondent le réel par le recours au cas particulier »5. Ce cas particulier
peut d’ailleurs assumer plusieurs fonctions argumentatives : « comme exemple, il permettra une
généralisation ; comme illustration, il étayera une régularité déjà établie ; comme modèle, il
incitera à l’imitation »6. Ensuite, il y a « les divers types d’arguments par analogie qui servent
tantôt à structurer une réalité inconnue, tantôt à prendre une position à son égard »7. Enfin, les
métaphores sont examinées dans cette même catégorie en vue de mettre en évidence le rôle
qu’elles jouent dans l’orientation de la pensée.

L’argumentation par l’exemple8 se propose de passer d’un cas particulier à un autre cas
particulier ou d’un cas particulier à une règle. Dans les deux cas, le cas particulier, l’exemple,

1
LJ, p. 128.
2
« Les inconvénients d’un réalisme dogmatique et intolérant me semblent aussi graves que ceux d’un nominalisme
sceptique », « Sens et catégorie en histoire », CA, p. 387.
3
« Sens et catégorie en histoire », CA, p. 387.
4
LJ, p. 128. Les arguments qui fondent la structure du réel « sont eux aussi empiriques, mais ils ne s’appuient pas
sur la structure du réel, ils la créent ; ou du moins la complètent, faisant apparaître entre les choses des liaisons
qu’on ne voyait pas, qu’on ne soupçonnait pas », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 181.
5
TA, p. 471 ; cf. aussi, ER, p. 66.
6
TA, p. 471 − c’est nous qui soulignons.
7
ER, p. 66.
8
Cf. TA, p. 471-480 ; ER, 119-121.

188
est considéré, non pas comme étant unique, mais comme concrétisant une certaine régularité
dont on présuppose l’existence. Quand la règle est déjà admise, le cas particulier invoqué sert
à l’illustrer. La visée de l’illustration 1 n’est donc pas de prouver la règle, mais de lui donner,
par le biais d’un cas particulier, une certaine présence dans la conscience, et de renforcer ainsi
l’adhésion. Dans le cas de l’argumentation par l’exemple, l’efficacité du raisonnement tient
surtout à la réalité de l’exemple, c'est-à-dire au fait qu’il ne soit pas contesté, car « c’est la
réalité de ce qui est évoqué qui sert de fondement à la conclusion »2. Dans l’illustration, par
contre, rien n’empêche que le cas particulier soit un cas fictif, la seule exigence de l’efficacité
en cette matière est de frapper suffisamment l’imagination.

Dans l’argumentation par le modèle3, le cas particulier est présenté, du fait de son
autorité ou de son prestige, comme un modèle à imiter. La conclusion du raisonnement concerne
dans ce cas, non pas ce qui est − comme dans l’argumentation par l’exemple −, mais ce qui doit
être4.

Il faut cependant se rendre compte de ce que la mise en pratique de ces types


d’argumentation (par l’exemple et par le modèle, etc.) nécessite des conditions dont l’absence
peut susciter des controverses. En effet, lorsque le raisonnement se propose de passer d’un cas
particulier à un autre, il faut s’assurer préalablement de ce que « le deuxième cas soit
suffisamment semblable au premier »5. Ce n’est qu’à cette condition que l’argument par
l’exemple puisse s’appliquer et fonder une prévision. C’est d’ailleurs des problèmes de cette
même nature qui se posent en droit lorsqu’il s’agit de recourir à un précédent, c'est-à-dire à un
jugement antérieur valant comme modèle pour l’actuel 6.

Lorsqu’il s’agit aussi d’atteindre une règle générale à partir d’un cas particulier, c'est-à-
dire de rechercher la loi ou la norme dont l’exemple ou le modèle représente un cas particulier,
le problème sera de déterminer la portée légitime de la généralisation. Celui qui veut appliquer
ces arguments n’est jamais à l’abri du risque de s’égarer dans la généralisation, car aucune
méthodologie préalable ne pourrait éliminer définitivement les difficultés liées à cette question,

1
Cf. TA, p. 481-488 ; ER, p. 121-123.
2
ER, p. 120.
3
Cf. TA, p. 488-499 ; ER, p. 123-126.
4
« Le modèle est plus qu’un exemple ; c’est un exemple qui se donne comme devant être imité (…). Le modèle
est-il un argument ? Oui, puisqu’il sert de norme ; c’est lui qui détermine l’ ‘écart’, la ‘déviance’ », Olivier Reboul,
Op. Cité, p. 183.
5
LJ, p. 128.
6
« Il arrive que des parties adverses invoqueront des précédents différents pour déterminer la ratio decidendi, dans
le litige qui les oppose », LJ, p. 128.

189
Comme en l’occurrence la difficulté de savoir « quels sont les traits propres au cas particulier
qu’il y a lieu de négliger, parce que accidentels et non représentatifs ? »1.

Ces arguments, dont l’utilité est indéniable et dont l’usage est courant, sont donc loin
d’être contraignants ; ils peuvent toujours être contestés2. Mais dans la mesure où ils ne sont
pas contestés, c'est-à-dire quand les conditions de leur application sont réunies, ils constituent
des appuis suffisamment solides pour une argumentation efficace.

Le raisonnement par analogie3 constitue un autre mode de raisonnement argumentatif,


essentiel et inéliminable, pour fonder la structure du réel. Dans l’analogie, on affirme que a est
à b comme c est à d. L’ensemble des termes c et d, appelé phore, constitue une relation connue
qui sert à étayer le raisonnement. L’ensemble des termes a et b, appelé thème, constitue une
relation moins connue, qu’il s’agit d’éclairer par le phore et sur laquelle porte la conclusion du
raisonnement4. Voici un exemple emprunté à Leibniz : « toutes les autres substances dépendent
de Dieu, comme les pensées émanent de notre substance »5.

Contrairement à la proportion mathématique, l’analogie « ne pose pas l’égalité des


relations mais affirme une similitude de rapports »6 ; elle n’établit pas une égalité symétrique
entre des éléments homogènes, mais affirme une « assimilation, ayant pour but d’éclairer, de
structurer et d’évaluer le thème grâce au phore »7. Cette fonction épistémologique de l’analogie
implique l’hétérogénéité de ses éléments 8, car le phore est censé appartenir à un domaine mieux
connu que celui dont relève le thème9.

1
LJ, p. 129.
2
Par exemple : « Comment invalider un exemple ? Par un autre qui le contredit ; la cathédrale, œuvre d’une foule
d’hommes et de plusieurs siècles, et pourtant splendide, invalide la règle que les œuvres parfaites sont celles d’un
seul homme », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 182.
3
TA, p. 499-534 ; ER, p. 125-133 ; LJ, 129-130. Cf. aussi, « Analogie et métaphore en science, poésie et
philosophie », Rh, p. 395-410 ou in CA, p. 271-283.
4
Cf. TA, p. 501 ; LJ, p. 129. Toutefois, « l’analogie à quatre termes peut s’exprimer au moyen de trois termes, l’un
d’entre eux étant répété dans le thème et dans le phore. Son schéma sera B est à C, comme A est à B », ER, p. 129.
Mais Cf. Olivier Reboul, Op. Cité, p. 185, pour une remarque judicieuse à propos de l’analogie à « trois termes ».
5
Discours de la métaphysique, XXXII, cité dans ER, p. 129.
6
ER, p. 127.
7
ER, p. 128. « Raisonner par analogie, c’est construire une structure du réel qui permet de trouver ou de prouver
une vérité grâce à une ressemblance de rapports, En mathématiques, on prouve ainsi la valeur d’un terme par une
égalité de rapport (…). Dans l’argumentation, les rapports sont simplement semblables », Olivier Reboul, Op.
Cité, p. 185.
8
« Ce qui nous apparaît capital dans cette théorie de l’analogie, c’est qu’elle la distingue de l’exemple et de la
comparaison en affirmant qu’elle porte toujours sur des réalités hétérogènes (…) », Olivier Reboul, Op. Cité, p.
186.
9
Cf. ER, p. 129 ; TA, p. 502 ; « Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 396 ; d’ailleurs,
il résulte de la symétrie de l’égalité des rapports entre les couples de la proportion mathématique que l’ordre dont
lequel ces couples sont placés est indifférent, alors que, dans l’analogie, le phore et le thème ne sont absolument
pas interchangeables, (cf. p. 397).

190
Le statut de l’analogie n’est cependant pas le même dans tous les domaines de la pensée.
Son rôle diffère, lui aussi, « selon qu’elle peut ou non faire l’objet d’un contrôle
expérimental »1. En effet, dans le domaine scientifique, surtout lorsqu’il s’agit d’attaquer un
nouveau domaine, de lancer les premières investigations, « le savant n’hésite pas à se laisser
guider par des analogies »2. Seulement, une fois les résultats obtenus, l’analogie est remplacée
par une formule technique (modèle, schéma ou loi générale), souvent d’allure mathématique.
N’étant ainsi qu’un simple relais, un auxiliaire d’une pensée qui se cherche, elle est finalement
abandonnée comme est abandonné un échafaudage après l’achèvement de la construction d’un
immeuble3.

Tel n’est pas le cas quand l’analogie n’est pas contrôlable empiriquement. En effet,
« dans les domaines où le recours à des méthodes empiriques est impossible, l’analogie reste
inéliminable »4. A celui qui affirme que l’homme est à Dieu ce que l’enfant est à l’adulte, on
ne peut s’opposer qu’en posant une autre analogie, elle aussi incontrôlable, celle qui, par
exemple, affirme que l’homme est à Dieu ce que le fini est à l’infini. Ne disposant, dans ces
domaines, d’aucun critère définitif pour apprécier la valeur d’une analogie, le choix de telle ou
telle analogie restera tributaire de considérations diverses. De ce fait, « accepter une analogie,
c’est accepter les conséquences qui en découlent, soit pour structurer, soit pour évaluer des
éléments du réel »5.

On voit bien, à travers cet exemple, comment l’usage d’une analogie, quand il ne
constitue pas une hypothèse de travail dont on pourrait se passer dans la conclusion, constitue
l’aboutissement même d’une argumentation, c'est-à-dire la mise en forme d’une conception du
réel, structurée par l’analogie. Ainsi, « admettre une analogie, c’est donc souscrire à un certain
choix des aspects qu’il importe de mettre en évidence dans la description d’un phénomène »6.
Mais lorsqu’on change d’analogie, on obtient des conclusions différentes, une nouvelle

1
LJ, p. 130.
2
« Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 399 : L’analogie joue ici un rôle heuristique ;
elle ouvre de nouvelles perspective pour la recherche et oriente les premières expériences. Perelman illustre ce
rôle par l’exemple de l’analogie qui avait été établie entre le courant électrique et le courant hydraulique.
3
« Dans les sciences, l’analogie ne peut avoir le dernier mot », « Analogie et métaphore en science, poésie et
philosophie », Rh, p. 400.
4
ER, p. 128.
5
LJ, p. 130 ; il en résulte d’ailleurs que « toute philosophie originale, qui introduit une nouvelle vision du monde,
s’accompagne d’une nouvelle analogie fondamentale, qu’elle cherche à justifier, grâce à son système
argumentatif ».
6
ER, p. 132. « L’analogie est toujours quelque peu réductrice, en ce sens qu’elle gomme tout ce qu’exclut le rapport
(…). C’est ainsi qu’on peut réfuter une analogie. On contestera que la ressemblance de rapport soit une preuve :
comparaison n’est pas raison. Mais, plus efficace est de travailler sur le phore (…). Enfin, on peut opposer au
phore un autre phore », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 186.

191
conception des choses1. Ce n’est pas, par exemple, la même chose de concevoir le raisonnement
comme une chaîne que de le concevoir comme un tissu. Car dans le premier cas, qui est celui
de Descartes, l’on arrive à la conclusion que le raisonnement n’est pas plus solide que le plus
faible de ses chaînons ; dans le second, on admettra que le raisonnement soit plus solide que
chacun des fils qui en constituent la trame 2.

Si, en choisissant un phore différent, on structure autrement le thème, il peut aussi


arriver que l’on utilise le même phore pour l’amender et le prolonger dans des sens différents 3.
Perelman illustre cette option par l’idée de méthode, qui est comparée d’ordinaire à un chemin,
en mettant en évidence comment des auteurs différents ont envisagé ce phore. En effet, alors
que Descartes utilise l’image de l’homme qui marche seul dans les ténèbres, l’image évoquée
par Leibniz est celle d’une troupe de gens qui doivent marcher de concert ; pour Hegel, la
connaissance est un chemin qui se construit lui-même, etc.4

Quand il s’agit d’une analogie condensée, résultant de la fusion d’un élément du phore
avec un élément du thème, c'est-à-dire d’un accolement de termes empruntés à des domaines
différents5, Perelman parle de métaphore6. Ainsi, « à partir de l’analogie A est à B comme C
est à D, la métaphore prendrait l’une des formes ‘A de D’, ‘C de B’, A est C’ »7. Pour
comprendre la métaphore d’une façon satisfaisante, il faudra reconstruire l’analogie dont elle
est dérivée, car « c’est en fonction de la théorie argumentative de l’analogie que le rôle de la
métaphore s’éclairera le mieux »8. En effet, dans l’expression « ce lion s’élança », qui décrit le

1
« … quand l’analogie critiquée s’oppose sur l’essentiel à la manière dont on conçoit le thème, on sera amené,
pour présenter son propre point de vue, à remplacer le phore combattu par un autre plus adéquat », ER, p. 133 ;
« souvent, en critiquant un auteur, on sera amené, en même temps, à s’opposer aux analogies dont il se sert », ER,
p. 132.
2
Cf. « Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 402 ; LJ, p. 130.
3
« En critiquant une thèse, illustrée par une analogie, on devra donc soit adapter cette dernière pour qu’elle
corresponde à ses propres conceptions, soit la remplacer par une autre analogie, jugée plus adéquate », ER, p. 132.
4
Cf. « Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 403-404 ; pour Perelman, les analogies
sont tellement importantes en toute philosophie que « toute l’histoire de la philosophie pourrait être récrite en
mettant l’accent non sur la structure des systèmes, mais sur les analogies qui guident la pensée des philosophes, la
manière dont elles se répondent, se modifient, sont adaptées au point de vue de chacun » (p. 408).
5
« Affirmer que l’analogie est une ressemblance entre rapports hétérogènes présente un immense avantage, celui
d’expliquer la structure et la fonction argumentative de la métaphore. La métaphore est en effet, selon le TA (§87),
une analogie condensée, qui exprime certains éléments du thème et du phore et taisant les autres », Olivier Reboul,
Op. Cité, p. 186 ; cf. aussi la p. 129, sur la métaphore, sa genèse et son rapport avec la comparaison et l’analogie.
6
Cf. pour les raisons de cette détermination de la métaphore, « Analogie et métaphore en science, poésie et
philosophie », Rh, p. 397-398, où Perelman déclare ne s’occuper que « des métaphores qui, dans la définition
d’Aristote, sont fondées sur une analogie et qui ne sont, effectivement, que des analogies condensées », et TA, §87
« La métaphore », p. 534 et suiv.
7
ER, p. 133 ; en voici un exemple : « À partir de l’analogie ‘la vieillesse est à la vie ce que le soir est au jour’, on
dérivera les métaphores ‘la vieillesse du jour’, ‘le soir de la vie’ ou ‘la vieillesse est un soir’ », ER, p. 133.
8
TA, p. 535. « En quoi la métaphore est-elle un argument ? En ce qu’elle condense une analogie », Olivier Reboul,
Op. Cité, p. 187.

192
courage d’un guerrier, la métaphore devient plus explicite lorsqu’elle est ramenée, par une
reconstruction qui supplée aux termes sous-entendus, à l’analogie suivante : « ce guerrier est
par rapport aux autres hommes comme le lion est par rapport aux autre animaux ».

Perelman généralise, à partir de cet exemple, le rôle de la description métaphorique,


dans son lien avec l’analogie, dans les termes suivants : « En disant d’un homme que c’est un
ours, un lion, un loup, un porc ou un agneau, on décrit métaphoriquement son caractère, son
comportement, ou sa place parmi les autres hommes, grâce à l’idée que l’on se forme du
caractère, du comportement ou de la place de telle ou telle espèce dans le monde animal, en
essayant de susciter à son égard les mêmes réactions que celles que l’on éprouve communément
à l’égard de ces mêmes espèces »1.

Le processus métaphorique doit sa force persuasive à l’analogie sous-jacente. Mais, le


« danger des métaphores, c’est leur usure »2. En effet, lorsqu’elles sont admises et fortement
utilisées et répétées, les métaphores, cessant d’être perçues comme des fusions, comme des
analogies condensées, deviennent des modes d’expression tellement usuels que l’on oublie qu’il
s’agit de métaphores : d’agissantes, elles deviennent ainsi comme mortes ou « endormies »3.
Soulignons d’abord que, en fait, même une métaphore endormie peut garder une force
persuasive importante : la catachrèse, par exemple, peut être très efficace dans une
argumentation, car « en tirant une conclusion à partir d’une façon habituelle de s’exprimer, le
lecteur n’en perçoit même pas le caractère analogique, et la connaissance semble découler de
la nature même des choses »4.

Cependant, c’est surtout quand les métaphores endormies sont « réveillées » qu’elles
deviennent pleinement agissantes. En effet, le fait de remettre une métaphore en action, par une
technique appropriée5, lui redonne son effet analogique par lequel elle arrive « à structurer notre
pensée et à agir sur notre sensibilité d’une façon particulièrement efficace »6 ; le réveil d’une
métaphore endormie permet à celle-ci de retrouver son lien avec l’analogie qui lui est sous-

1
« Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 399.
2
TA, p. 542.
3
Parmi les métaphores endormies, Perelman évoque surtout la catachrèse qui qualifie « l’expression métaphorique
[qui] constitue la seule manière de désigner un objet dans une langue » (ER, p. 134-135), c’est-à-dire « l’usage
métaphorique d’un terme qui permet de désigner ce pour quoi la langue ne possède pas de terme propre »
(« Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 399). Voici des exemples de catachrèse : le
pied de la montagne, le bras du fauteuil, les feuilles de papier, etc.
4
ER, p. 135 ; Perelman rappelle ici comment Descartes, en recourant à la catachrèse « l’enchaînement des idées »,
a pu imposer une vision de la pensée qui semble aller de soi et en déduire des conclusions qui ont l’air de ne
susciter aucune contestation.
5
Cf. pour des exemples de techniques qui permettent de réveiller une métaphore endormie, TA, §88 ; ER, p. 135
et suiv.
6
« Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 399.

193
jacente et ainsi d’emprunter son effet à ce matériel analogique qui est « aisément admis, car il
est non seulement connu, mais intégré, par le langage, dans la tradition culturelle »1.

Les lignes qui ont précédé montrent que toute pensée, qui n’est pas un simple calcul ou
qui ne peut faire l’objet d’un contrôle expérimental, ne peut se passer d’analogies et de
métaphores qui la rendent intelligible, en structurant et en évaluant le réel de manière à
introduire une nouvelle vision du monde. Quel que soit son domaine, la pensée créatrice
s’élabore et s’exprime nécessairement par des outils analogiques et métaphoriques2. Mais c’est
surtout à propos de la philosophie qu’il convient d’affirmer ce lien intime entre la pensée et
l’aspect métaphorique. En effet, selon Perelman, « la pensée philosophique, ne pouvant être
vérifiée empiriquement, se développe en une argumentation qui vise à faire admettre certaines
analogies et métaphores comme élément central d’une vision du monde »3.

2. La dissociation des notions

Les liaisons argumentatives, présentées ci-dessus, établissent une solidarité entre des
éléments considérés comme indépendants au départ. Celui qui s’oppose à une liaison exprime
son opposition par le refus de l’existence d’une telle liaison ; son effort consistera à montrer
« qu’une liaison que l’on avait considéré comme admise, que l’on avait présumée ou souhaitée,
n’existe pas »4. A la technique de liaison est ainsi opposée une technique de rupture de liaison.
Cette dernière consiste à affirmer « que sont indûment associés des éléments qui devraient rester
séparés et indépendants »5.

Mais que faire face à des éléments dont l’unité primitive, fortement établie par le
langage et solidement enracinée par une tradition reconnue, ne peut être simplement refusée ?
En effet, lorsqu’il s’agit d’éléments confondus dans une même conception, la technique qui
s’impose est celle de la dissociation qui, au lieu de se contenter de rompre les liens rattachant
des éléments isolés, se propose d’opérer un remaniement plus profond qui modifie la structure
même des éléments en question 6.

1
TA, p. 543.
2
Cf. ER, p. 137 pour des exemples d’auteurs invoqués par Perelman pour appuyer cette idée selon laquelle toute
pensée créatrice est nécessairement métaphorique.
3
ER, p. 138. Cf. aussi « Analogie et métaphore en science, poésie et philosophie », Rh, p. 409.
4
TA, p. 550.
5
TA, p. 551.
6
Cette distinction entre rupture de liaison et dissociation des notions n’est cependant pas non sujette à discussion.
Il peut toujours arriver que ce qui est, pour l’un, une dissociation n’est, pour l’autre, qu’une rupture de liaison.
C’est pour cela qu’il faudra, pour indiquer s’il s’agit d’une rupture ou d’une dissociation, prendre en compte « la
situation argumentative dans son ensemble, et surtout les notions sur lesquelles l’argumentation prend appui, les
remaniements auxquels elle conduit, les techniques qui permettent de les opérer », TA, p. 552.

194
Une première et importante indication, à propos de la dissociation des notions, est que
cette technique argumentative « n’a guère attiré l’attention des théoriciens de la rhétorique
ancienne »1. Mais pour celui qui analyse une pensée qui se veut systématique, comme la pensée
philosophique, cette technique ne manquera pas de s’imposer et d’acquérir une importance
fondamentale. Car, si la pensée commune n’hésite généralement pas à escamoter le problème
de ses incompatibilités, en faisant semblant de ne pas les voir, une réflexion systématiquement
élaborée devra s’efforcer de rétablir la cohérence et l’organisation du réel. Or, cette visée de
systématisation, qui cherche à résoudre les incompatibilités, exige le plus souvent de dissocier
l’un des autres des éléments du réel confondus dans des notions préalablement admises 2.

La technique de dissociation est ainsi fondamentale pour toute pensée qui ne peut se
satisfaire de l’attitude diplomatique3 où, par le silence, la fiction ou même le mensonge, on fait
semblant de ne pas voir le problème qui résulte d’une incompatibilité4. La dissociation des
notions consiste, donc, « dans un remaniement plus profond, toujours provoqué par le désir de
lever une incompatibilité, née de la confrontation d’une thèse avec d’autres, qu’il soit question
de norme, de faits ou de vérité »5.

Le prototype de la dissociation notionnelle est la dissociation qui utilise le couple


« apparence-réalité »6. Il en est ainsi, selon Perelman, pour deux raisons principales. La
première est que cette dissociation jouit d’un usage généralisé, c'est-à-dire qu’elle se retrouve
directement ou indirectement dans toutes les dissociations. La seconde provient de son
importance philosophique : « en dissociant, parmi les éléments qualifiés de la même façon, le
réel de l’apparent, on est sur la voie de l’élaboration d’un réel philosophique opposé au réel
commun »7.

Le couple « apparence-réalité » est né de la difficulté que pose l’existence


d’affirmations incompatibles concernant le réel. En effet, en l’absence d’incompatibilité, les
apparences ne sont rien que des manifestations qui représentent la réalité. Mais quand les

1
ER, p. 66.
2
Cf. ER, p. 67 et p. 139.
3
Cf. sur cette attitude diplomatique ER, p. 75 où l’on peut lire aussi que « si l’on veut résoudre une incompatibilité,
et non l’ajourner, on devra sacrifier l’une des deux règles en conflit, ou du moins l’aménager, et ceci en opérant
une dissociation des notions » − c’est nous qui soulignons.
4
« La dissociation a pour but essentiel de lever des incompatibilités, et c’est cela même qui la rend convaincante
et durable », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 189.
5
TA, p. 552. Perelman ajoute, ici, que cette technique présente aussi l’avantage de permettre de réaliser, sur le plan
pratique, un compromis qui lève l’incompatibilité en restructurant notre conception du réel d’une façon qui, sur le
plan théorique, empêche dans l’avenir la reproduction de la même incompatibilité.
6
Cf. TA, p. 556, ER, p. 140 et LJ, p. 130-131.
7
ER, p. 67. Cf. aussi « Le réel commun et le réel philosophique », CA, pp. 253-264.

195
apparences sont incompatibles, « il faudra choisir ce que l’on retiendra comme réel et ce que
l’on disqualifiera comme illusion ou apparence »1, car le réel, étant cohérant, ne peut pas
simultanément avoir et ne pas avoir une qualification donnée 2.

Un exemple typique de cette dissociation entre apparence et réalité est la dissociation


entre réalité phénoménale et réalité nouménale, opérée par Kant au sein de la notion de réalité
en vue de résoudre l’antinomie entre le déterminisme universel postulé par les sciences de la
nature et la liberté de l’homme postulée par la morale. Cet exemple montre qu’il est
indispensable pour toute philosophie originale, en vue de résoudre les problèmes qu’elle se
pose, de dissocier, au sein des notions communément admises, « deux aspects, dont l’un sera
disqualifié, par suite de l’introduction d’un nouveau critère de ce qui constitue le réel »3. Toute
philosophie originale restructure donc le réel commun en établissant des distinctions qui
expriment sa vision des choses. Et « si cette philosophie se répand, si sa vision des choses est
admise, elle influencera l’usage commun et le langage de tous les jours »4.

Perelman, considérant que « les dissociations sont centrales dans toute pensée
philosophique originale »5, qualifie de « couples philosophiques »6, tous ceux qui résultent
d’une dissociation des notions opérée sur le modèle du couple « apparence-réalité »7.Les
exemples suivants, qui figurent parmi les plus fréquents dans la pensée occidentale, sont la
marque des grands systèmes métaphysiques sur cette pensée :
moyen conséquence acte accident occasion relatif multiplicité normal individuel particulier
« , , , , , , , , , ,
fin fait ou principe personne essence cause absolu unité norme universel général

théorique langage lettre 8


, , ».
pratique pensée esprit

Dans l’argumentation, les dissociations, ainsi élaborées par les divers systèmes de
pensée qui marquent fortement de leurs empruntes l’usage des notions, représentent des

1
LJ, p. 131 ; cf. aussi TA, p. 556 et ER, p. 140.
2
Voici une illustration de cette idée : « Le bâton, plongé dans l’eau, paraît courbé, quand on le regarde, et droit,
quand on le touche, mais en réalité, il ne peut être simultanément courbé et droit », TA, p. 556.
3
LJ, p. 131. « La dissociation exprime une vision du monde, établit des hiérarchies, dont elle s’efforce de fournir
le critère », TA, p. 561.
4
LJ, p. 131 : C’est ainsi que, par exemple, « les distinctions établies par Platon et Aristote, se propageront, à partir
du grec et du latin, dans les langues européennes ».
5
ER, p. 67.
6
Aux couples philosophiques, s’opposent les couples antithétiques (tels haut-bas, mal-bien) et les couples
simplement classificatoires (le passé en époque, une étendue en régions, un genre en espèce) ; cf. TA, p. 564.
7
Cf. TA, p. 559 ; ER, p. 140.
terme I
8
TA, p. 562. Sur la signification de la formeterme II, cf. TA, p. 557-558.« Bref, dans tout ce qui paraît un, l’argument
de dissociation introduit une dualité et crée un couple hiérarchisé :
Terme 1 : Etre apparent, immédiat, connu directement.
Terme 2 : Etre réel, critère de valeur et de vérité du terme 1. », Olivier Reboul, Op. Cité, p. 190. Perelman précise,
par ailleurs, que « l’influence de chaque philosophie introduit des couples philosophiques différents », LJ, p. 131.

196
données sur lesquelles le discours persuasif peut s’appuyer. Leur usage argumentatif ne se
déploie cependant pas toujours de la même façon. En effet, l’effort de celui qui argumente
consistera « tantôt à tirer parti de dissociations déjà admises par l’auditoire, tantôt à introduire
des dissociations ad hoc, tantôt à présenter à un auditoire des dissociations admises par un autre
auditoire, tantôt à rappeler une dissociation que l’auditoire est censé avoir oubliée »1.

D’autre côté, les ressources argumentatives n’étant jamais contraignantes, les


dissociations peuvent être également rejetées. Celui qui s’oppose à une dissociation peut
s’efforcer d’abolir un couple en présentant une notion globale, ou en s’appuyant sur un autre
couple, ou en soutenant que le problème auquel le couple prétend apporter une solution est
factice, etc.2

Mais, comme les dissociations imprègnent généralement assez fortement la culture au


sein de laquelle l’argumentation se développe, « l’effort argumentatif vise très souvent, non au
rejet de couples établis, mais à leur renversement »3. L’utilité de cette technique provient du
fait qu’elle introduit le glissement de sens souhaité tout en s’insérant dans un cadre
préalablement admis. Ainsi, une philosophie originale n’hésite souvent pas à reprendre un
couple ancien pour opérer un renversement de ses termes. En voici un exemple : « Alors que
pour Platon, le devenir est apparence, chez Marx l’immobilité n’est qu’abstraction donc
apparence, alors que le réel se caractérise par le mouvement »4. Le renversement ainsi opéré
introduit un changement de terminologie qui, en dévaluant la notion devenue terme I et en
valorisant la notion devenue terme II, montre que « le renversement s’insère dans une autre
vision de la situation particulière ou du monde »5.

Force alors est de constater que « toute structuration du réel s’accompagne de la mise
en valeur de certains de ses aspects, c'est-à-dire, de jugements de valeur concomitants. Mais
quand une vision du réel s’impose et cesse d’être objet de la controverse, on la considère comme
fidèle expression de la réalité, sans percevoir les jugements de valeur sous-jacents »6.

3. L’interaction des arguments

Jusqu’ici, nous n’avons exposé que l’étude analytique, entreprise par Perelman, de la
structure des arguments isolés. La manière de procéder adoptée par cette étude consistait à

1
TA, p. 569.
2
Cf. TA, p. 569.
3
TA, p. 570.
4
LJ, p. 131-132.
5
TA, p. 570.
6
LJ, p. 132.

197
« séparer des articulations qui sont, en réalité, partie intégrante d’un même discours et
constituent une seule argumentation d’ensemble »1. Mais, dans la mesure où les arguments,
ainsi isolés pour l’étude, « forment, en réalité, un tout »2, il va maintenant falloir compléter
l’approche analytique par une étude synthétique qui rendrait compte de leur interaction.

La perspective synthétique part de l’idée que, dans la pratique argumentative, « le


discours persuasif produit des effets par son insertion, comme un tout, dans une situation, elle-
même le plus souvent assez complexe »3. L’interaction constante, qui s’engage sur plusieurs
plans au sein de ce tout, exige d’envisager les problèmes que posent l’ampleur de
l’argumentation, le choix, la force et l’ordre des arguments 4.

Une première indication en cette matière consiste à préciser que le problème de


l’ampleur ne se pose pas quand il s’agit d’une démonstration. Celle-ci, dans la mesure où elle
vise à administrer de manière correcte une preuve contraignante, est indifférente à son ampleur,
c'est-à-dire au fait qu’elle soit longue ou ramassée. Dans l’argumentation, par contre, le discours
persuasif, parce qu’il est obligé de s’adapter à son auditoire, doit non seulement choisir ses
prémisses parmi les thèses admises par celui-ci, mais aussi tenir compte de l’intensité de son
adhésion, renforcer cette adhésion s’il le faut, choisir le type et le nombre pertinents
d’arguments. Comme aucun argument n’est contraignant, la règle d’or qui doit guider l’effort
argumentatif de tout orateur consiste en « une notion confuse, mais indispensable semble-t-il,
c’est celle de force des arguments »5.

L’ampleur d’une argumentation constitue donc un problème sérieux dans la mesure où


le seul critère qui peut orienter l’effort argumentatif, celui de la force des arguments, est une
notion confuse, difficile à cerner, rebelle à l’encadrement. Une première illustration de cette
confusion est l’idée selon laquelle l’efficacité du discours serait tributaire du nombre
d’arguments, c'est-à-dire du fait que l’interaction de l’ensemble des arguments renforcerait
nécessairement la valeur des arguments isolés. Cette idée, parfois vraie, omet qu’ « un
argument, s’il n’est pas adapté à l’auditoire, peut susciter une réaction négative »6. Elle oublie

1
TA, § 44. Généralités, p. 251 : Déjà ici, c'est-à-dire avant d’entreprendre l’étude analytique des arguments,
Perelman avait insisté sur le caractère schématique et arbitraire de celle-ci, en soulignant que « le sens et la portée
d’un argument isolé ne peuvent que rarement être compris sans ambiguïté ».
2
TA, p. 610.
3
TA, p. 251 − c’est nous qui soulignons ; « l’efficacité de l’argumentation, le fait qu’elle exerce une influence plus
au moins importante sur l’auditoire, dépend non seulement de l’effet des arguments isolés, mais aussi de
l’ensemble du discours, de l’interaction entre arguments, des arguments qui viennent spontanément à l’esprit de
celui qui écoute le discours », LJ, p. 132.
4
Cf. TA, p. 611.
5
TA, p. 611.
6
ER, p. 153.

198
en outre que, dans la réalité des choses, une accumulation d’arguments bute souvent sur « des
limites psychologiques, sociales ou économiques, qui empêchent l’ampleur inconsidérée du
discours »1.

Un autre aspect de la confusion de la notion de force des arguments provient du fait que,
dans cette notion, se « mêlent d’une façon difficile à dégager, deux qualités : l’efficacité et la
validité »2. Un argument efficace est celui qui persuade effectivement un auditoire donné ;
l’efficacité est donc relative à l’auditoire auquel l’argument est présenté. Par contre, un
argument valide est celui qui devrait convaincre tout être de raison; la validité concerne donc
l’auditoire, sinon universel, du moins celui qui est jugé comme compétent. La force des
arguments oscille ainsi entre une dimension descriptive et une dimension normative.

Toutefois, quoi qu’il en soit des difficultés que suscite cette distinction, « une chose est
certaine, c’est que, dans la pratique, on distingue des arguments forts et des arguments
faibles »3. L’hypothèse de Perelman est que la force des arguments peut être appréciée grâce à
la règle de justice : si un argument a prévalu dans une situation, on l’appliquera avec le même
succès dans une situation semblable ou analogue 4. Une généralisation de cette hypothèse permet
de penser que, dans chaque discipline, dans tout domaine rationnellement systématisé, il existe
un contexte traditionnel qui indique « les techniques de raisonnement reconnues, le genre
d’arguments dont on admet la pertinence »5.

D’autre part, celui qui argumente peut utiliser la force des arguments comme facteur
argumentatif, en tenant compte de la richesse des interactions entre les divers éléments. En voici
quelques exemples 6 : l’orateur peut engager sa personne et user de son prestige pour surévaluer
la force des arguments qu’il présente ; il peut, inversement, en vue de prédisposer à la confiance,
restreindre volontairement la portée de son argumentation en restant en deçà des conclusions
auxquelles elle semble conduire. Il peut également faire l’éloge de l’adversaire pour insinuer
que son discours, n’étant visiblement efficace que grâce à son talent et à son habileté, ne saurait

1
ER, p. 154 ; voici des exemples de ces limites : le coût de l’impression lorsqu’il s’agit d’un manuscrit, la patience
et l’attention des auditeurs lorsqu’il s’agit d’un discours, le temps imparti à un orateur dans un débat, etc.
2
ER, p. 154.
3
TA, p. 616.
4
Cf. TA, p. 616 et ER, p. 155.
5
ER, p. 155. La prise en compte de ce contexte traditionnel permet de repérer les arguments considérés comme
forts dans chaque domaine. Voici des exemples empruntés aux différentes tendances philosophiques :
« L’utilitarisme considère comme seul valable l’argument par les conséquences, alors que les philosophies du type
néo-platonicien utiliseront de préférence des arguments liés à une ontologie qui hiérarchise les divers aspects de
la réalité », ER, p. 155 ; « l’empirisme favorisera les arguments basés sur des faits présentés comme indiscutables,
le rationalisme favorisera l’argumentation au moyen des principes, le nominalisme le recours au cas particulier »,
TA, p. 616-617.
6
Cf. ER, p. 155-157 et TA, §98, p. 617-624.

199
persuader un auditoire compétent et plus critique. Une autre technique est de reprendre un
argument à l’adversaire, et de « se prévaloir du fait que ce dernier, en l’utilisant, a reconnu sa
force »1. À l’analogie de l’adversaire, l’orateur pourra opposer une autre analogie, mais ce sera
un argument plus fort de la prolonger et de la retourner contre lui 2. De plus, pour ne pas risquer
d’être considéré de mauvaise foi et de voir diminuer la force de ses arguments, l’orateur doit
éviter de reconnaître la valeur d’un argument lorsqu’il s’en sert et de la nier lorsque ce même
argument est retourné contre lui.

Une autre source dans laquelle les arguments peuvent puiser une force supplémentaire
est leur convergence3. Celle-ci, « quand elle est incontesté, produit un grand effet de
persuasion »4, car elle accroît la valeur accordée à chaque argument isolé 5. La prudence exige,
toutefois, d’une argumentation basée sur des témoignages concordants, de se méfier d’une trop
grande concordance qui pourrait éveiller des soupçons 6. On comprend ainsi pourquoi
« certaines divergences sont indice de sincérité et de sérieux, une preuve que les résultats n’ont
pas été arrangés à l’avance »7.

Quand l’orateur ignore, pour l’une ou l’autre raison, les thèses admises par son auditoire,
l’ampleur de son argumentation résulte du fait que, incapable de déterminer l’argument qui sera
le plus efficace, il présente, non pas une seule argumentation 8, mais des argumentations diverses
et variées 9. Ces diverses argumentations peuvent être complémentaires, comme lorsqu’une
argumentation négative vient appuyer une argumentation positive en tentant de dévoiler et
d’écarter les obstacles qui s’opposent à son efficacité 10 ; elles peuvent aussi être incompatibles,
comme dans le cas de la double défense en fait et en droit 11.

1
ER, p. 156. Dans le même sens, « celui qui réclame un certain type de preuve lui donne du poids, car il admet
explicitement qu’il fera dépendre son accord de la réalisation de l’une ou de l’autre condition », ER, p. 156.
2
Les techniques argumentatives ne sont jamais contraignantes. Elles peuvent certes, dans certains contextes, jouir
d’une force suffisante pour entraîner l’adhésion, mais rien n’empêche qu’elles soient, dans d’autres contextes,
renversées. Chaque technique argumentative est exposée à une réfutation possible : « la liaison au refus de liaison,
l’exemple, à l’exemple invalidant ; l’analogie, à la prolongation de l’analogie, la dissociation, au renversement du
couple [etc.] », TA, p. 612.
3
Cf. TA, §99, L’interaction par convergence, p. 624-628.
4
ER, p. 157.
5
« Si plusieurs témoignages, indépendants l’un de l’autre, coïncident sur l’essentiel, la valeur de chacun est
renforcée » ER, p. 157.
6
« On n’a guère confiance dans les plébiscites qui donnent près de 100% de votes favorables », ER, p. 157.
7
ER, p. 157.
8
Cela n’empêche pas que, dans d’autres cas, l’ampleur de l’argumentation peut résulter de « la répétition, voire
de l’amplification d’un seul argument », ER, p. 158.
9
Cf. TA, §100, L’ampleur de l’argumentation, p. 628-635 ; ER, p. 157-158.
10
« C’est ainsi qu’après avoir montré l’erreur de l’adversaire (…), on cherche à expliquer l’origine de l’erreur ou
de l’illusion (…) », ER, p. 158. Cf. aussi, TA, p. 629-631.
11
« Dans la première, on nie les faits dont on est accusé ; dans la deuxième, on cherche à montrer que les faits
invoqués ne seraient contraires ni au droit ni à la morale », ER, p. 158.

200
L’ampleur de l’argumentation présente, cependant, des risques et des dangers réels 1.
Ces derniers peuvent menacer l’argumentation qui concerne les prémisses comme ils peuvent
menacer celle qui tend à obtenir l’adhésion à une thèse faisant office de conclusion. De manière
générale, l’orateur est tenu, d’un côté, de se rappeler que « donner des raisons en faveur d’une
thèse, c’est indiquer qu’elle n’est pas évidente et ne s’impose pas à tous »2, et d’un autre côté,
d’être prudent quant « à l’usage d’arguments faibles, irrelevants, inconvenants ou
incompatibles »3.

A côté de l’ampleur de l’argumentation, l’ordre des éléments du discours argumentatif


joue un rôle qui manifeste de façon éclatante la différence entre argumentation et
démonstration. En effet, dans cette dernière, l’ordre est sans importance ; car, tous les éléments
nécessaires étant donnés, il s’agit uniquement de transférer aux théorèmes, par le biais d’une
inférence correcte et contraignante, la valeur de vérité reconnue aux axiomes 4. Mais, dans la
mesure où, dans l’argumentation, l’adhésion dépend de l’auditoire, l’ordre des arguments
devient un facteur persuasif qu’on ne peut négliger.

Celui qui argumente pour obtenir l’adhésion de son auditoire doit s’adapter avec celui-
ci. Ceci exige de tenir compte de tous les facteurs susceptibles de favoriser l’accueil des
arguments par ceux auxquels ils sont destinés. L’un de ces facteurs est l’ordre de présentation
des arguments 5.

Le rôle de l’ordre dans la persuasion peut résulter de la labilité des prémisses. En effet,
dans la mesure où les prémisses, au fur et à mesure de la progression de l’argumentation,
peuvent s’enrichir et se renforcer sans toutefois jamais cesser d’être précaires, l’ordre des
arguments sera fonction de la situation argumentative ; il dépendra à chaque fois de la manière
dont les étapes antérieures du discours auraient influencé l’auditoire et des possibilités
d’argumentation qui en auraient résulté. C’est ainsi que le désir, créé par l’évolution de
l’argumentation, de dégager de nouvelles prémisses pour renforcer l’adhésion de l’auditoire, ne
manque souvent pas sinon de dicter, au moins d’orienter le choix de l’ordre des arguments 6.

1
Cf. TA, §101, Les dangers de l’ampleur, p. 635-643.
2
ER, p. 154. Cf. aussi, TA, p. 635.
3
ER, p. 158. Cf. pour des exemples de ces arguments, TA, p. 636-643 ; pour les techniques permettant de pallier
aux dangers de l’ampleur de l’argumentation, Cf. une brève présentation dans ER, p. 158-159, une présentation
assez détaillée dans TA, §102, Les palliatifs aux dangers de l’ampleur, p. 643-649.
4
« Dans une démonstration formelle, on part des axiomes pour aboutir aux théorèmes. Il existe donc un ordre.
Mais son importance est limitée, parce que les variantes en sont strictement équivalentes », TA, p. 649.
5
« L’ordre de présentation des arguments modifie les conditions d’acceptation de ceux-ci », ER, p. 161.
6
Cf. TA, p. 651.

201
Mais c’est surtout pour conditionner l’auditoire, c'est-à-dire en vue de modifier ses
attitudes par le discours, que l’ordre de celui-ci joue un rôle prépondérant1.

Dans cette perspective, la partie du discours dont il convient de commencer par


souligner l’importance et l’utilité est l’exorde, étant donné que c’est elle « qui vise le plus
spécifiquement à agir sur les dispositions de l’auditoire »2. En effet, le but de l’exorde, dont
l’objet est en principe étranger à la thèse avancée, est d’assurer certaines conditions préalables
à l’argumentation ; celle, par exemple, « de susciter la bienveillance et l’intérêt de l’auditoire,
de bien le disposer à l’égard de l’orateur »3.

L’exorde peut concerner l’orateur, l’auditoire 4, le sujet5 ou l’adversaire. Quand il


concerne l’orateur ou l’adversaire, il « vise à écarter un préjugé défavorable à l’orateur, ou à
créer un préjugé défavorable à son adversaire »6. Remarquons, ici, que l’orateur qui tend à
écarter un préjugé qui lui est défavorable, doit « commencer par là son discours, car on n’écoute
pas volontiers quelqu’un que l’on considère comme hostile ou méprisable »7. Cet ordre n’est
cependant pas recommandable lorsqu’il s’agit de créer un avis défavorable à l’adversaire, car
pour cet effet, il vaudrait mieux placer les arguments à la fin du discours pour mieux marquer
la mémoire de l’auditoire. Ces considérations montrent comment la visée spécifique de chaque
discours peut dicter un ordre qui serait le mieux adapté à la situation 8.

S’agissant de l’argumentation elle-même, le premier problème qui s’impose est celui de


savoir s’il convient de commencer par avancer la thèse à défendre ou plutôt par fournir d’abord
les raisons qui l’appuient. En cette matière aussi, il semble que l’ordre idoine dépend de la
situation argumentative et de la visée spécifique du discours. Quand, par exemple, la thèse à
défendre demande une préparation particulière de l’auditoire, il vaut mieux retarder sa
présentation ; car, le fait de formuler la thèse en fonction du déroulement des échanges
argumentatifs et de tenir compte des objections qui se manifestent pendant les discussions,

1
Cf. TA, §104, Ordre du discours et conditionnement de l’auditoire, p. 655-665.
2
TA, p. 656.
3
ER, p. 162.
4
« L’exorde qui se réfère à l’auditoire visera à stimuler l’amour-propre de celui-ci, en faisant état de ces capacités,
de son bon sens, de sa bonne volonté », TA, p. 658.
5
« L’exorde qui se réfère au sujet attirera l’attention sur l’intérêt que ce dernier présente par son importance, par
son caractère extraordinaire, paradoxal, par le fait qu’il est négligé, incompris ou déformé. On traitera aussi de
l’opportunité du discours (…) », TA, p. 659.
6
ER, p. 162 ; Perelman évoque ici Aristote, Rhétorique, IV, 1415 a 25-34.
7
ER, p. 162. C’est pour cela que, généralement, « l’orateur tentera, dans son exorde, de faire connaître sa
compétence, son impartialité, son honnêteté », TA, p. 657.
8
Evoquant ces exemples empruntés à Aristote, Perelman écrit : « On voit que, pour Aristote, la place d’un
développement et d’un argument est fonctionnelle : celle-ci dépend de la fin recherchée et du moyen le plus
efficace pour y parvenir », ER, p. 162.

202
augmente ses chances d’être admise lorsqu’elle est finalement présentée. Rien, cependant,
n’empêche d’annoncer d’abord la thèse à prouver lorsque celle-ci ne contient rien
d’extraordinaire ou de choquant1.

Le deuxième problème est celui qui concerne l’ordre selon lequel il vaudrait mieux
présenter les arguments qui tendent à établir une thèse. Certes, lorsque la force d’un argument
semble être irrésistible, l’argumentation peut être serrée au point de se contenter de cet
argument qui paraît suffisant pour entraîner l’adhésion. Mais quand l’argumentation est
appuyée sur plusieurs arguments, ceux-ci peuvent être disposés suivant trois ordres : l’ordre de
force décroissante dont l’inconvénient est qu’il risque souvent « de laisser les auditeurs sur une
impression, souvent la seule restée présente à leur esprit, qui soit défavorable »2 ; l’ordre de
force croissante dont l’inconvénient est qu’il risque souvent « d’indisposer l’auditeur et de le
rendre rétif » 3; enfin, l’ordre nestorien4 qui, étant « destiné à mettre en valeur, en les offrant
d’emblée ou en dernier lieu, les arguments les plus solides, tous les autres étant groupés au
milieu de l’argumentation »5, est généralement le plus recommandé par la plupart des rhéteurs
de l’antiquité, parce qu’il permet d’éviter les faiblesses des deux ordres précédents.

Perelman souligne que ces ordres, malgré le fait qu’ils soient envisagés à partir d’une
vision sensible au problème de l’ordre des arguments dans le discours, n’ont qu’une pertinence
relative du fait qu’ils supposent que la force des arguments est indépendante de la place de
ceux-ci. Or, un argument n’est fort que s’il est perçu comme tel par l’auditoire qui le reçoit.
L’on comprend ainsi pourquoi l’orateur, quand par exemple l’argumentation de l’adversaire
réussit à compromettre son image, doit commencer sa réplique par réfuter cette argumentation,
afin de préparer l’avènement de ses propres arguments et de permettre à ces derniers, grâce à
cette préparation préalable, de paraître forts.

C’est pour cette raison que, d’une façon générale, « dans la mesure où le but du discours
est de persuader un auditoire, l’ordre des arguments sera adapté à cette fin : chaque argument
doit venir au moment où il exercera le plus d’effet »6. Ceci signifie qu’un ordre invariable, qui
serait, comme a priori, le plus convenable pour la disposition des arguments au sein du discours,

1
Cf. TA, p. 660 et ER, p. 162-163.
2
TA, p. 661 ; cf. aussi, ER, p. 163.
3
TA, p. 661. En effet, l’ordre croissant, parce qu’il commence par arguments les plus faibles, « indispose
l’auditoire, ternit l’image de l’orateur, nuit à son prestige et à l’attention qu’on lui accorde », ER, p. 163.
4
Cet ordre est « appelé ainsi parce que Nestor [dans l’Iliade d’Homère] avait placé au milieu ses troupes les moins
sûres », TA, p. 661.
5
TA, p. 661. Cf. aussi, ER, p. 163.
6
ER, p. 163 − c’est nous qui soulignons ; « l’ordre des arguments devra donc être tel qu’il donnera la plus grande
force », TA, p. 661 − c’est nous qui soulignons.

203
n’existe pas 1, et que c’est toujours en fonction de l’auditoire et de la situation argumentative
concrète qu’il y a lieu, à chaque fois, de préconiser tel ordre plutôt qu’un autre.

1
« L’ordre des discours étant adaptation à l’auditoire et à la situation argumentative, toutes les règles que l’on
pourrait formuler à cet égard sont fonctionnelles. Des préceptes plus précis ne sont que la codification de ce qui
réussit normalement mais ce normal dont ils s’inspirent n’a lui-même aucune fixité », TA, p. 664 − c’est nous qui
soulignons.

204
DEUXIÈME PARTIE

La nouvelle rhétorique : théorie


spécifique du raisonnement juridique

205
CHAPITRE I :

RÉFLEXIONS THÉORIQUES SUR LE DROIT

I. L’évolution historique de la pensée juridique depuis le début du XIX e


siècle

Perelman considère la raison non pas comme faculté abstraite, éternelle et absolue, mais comme
activité, déploiement et devenir historiques. Pour saisir les particularités de la raison juridique,
il est donc indispensable d’étudier son évolution historique. Or, dans la mesure où cette raison,
ayant trait à l’application et à la mise en œuvre d’un ordre juridique, est elle-même tributaire
du système juridique en vigueur, l’étude de son évolution devient celle de l’évolution des idées
juridiques, c'est-à-dire des conceptions du droit qui la déterminent : « La logique juridique est
liée à l’idée que l’on se fait du droit et s’adapte à celle-ci. C’est la raison pour laquelle une
réflexion sur l’évolution du droit semble un préalable indispensable à l’examen des techniques
de raisonnement propres à cette discipline, et que les juristes qualifient traditionnellement de
logique juridique »1.

1. L’Ecole de l’exégèse

L’objectif principal que l’Ecole de l’exégèse 2 donnait à son programme de travail était
de réduire tout le droit à la loi − expression de la volonté du peuple −, à toute la loi bien entendu,
mais rien que la loi. On voit immédiatement le rapport de fidélité que cette conception
entretenait avec la doctrine de la séparation des pouvoirs qui avait inspiré les hommes de la
révolution française, et avec son corollaire, une psychologie des facultés où volonté et raison

1
LJ, p. 5 ; « l’étude de la logique juridique suppose que soit d’abord retracée l’évolution historique récente de la
pensée juridique depuis le début du XIXe siècle », Ibid., p. 18.
2
La promulgation du Code civil (dit Code Napoléon), an 1804, constitue le début de la phase d’instauration de
l’Ecole de l’exégèse, qui s’est prolongée jusqu’aux années 1830-1840. La période qui s’étalait jusque vers 1880
est considérée comme la phase d’apogée où l’Ecole de l’exégèse s’est imposée très fortement dans la pensée
juridique. La publication, en 1899, de l’ouvrage de F. Gény est vue comme l’annonce sérieuse de l’échec final du
projet exégétique et de la vision du droit qu’il soutenait. Perelman, malgré le fait qu’il cite l’avis de certains
chercheurs (notamment celui de L. Husson dans son « Analyse critique de la méthode de l’exégèse », Nouvelles
études sur la pensée juridique, Dalloz, Paris, 1974, p. 174) qui distinguent dans l’histoire de l’Ecole de l’exégèse
les trois phases citées, estime que, si l’on prend en considération, premièrement, la conception qui ne s’interdit pas
complètement le recours au droit naturel, qu’avaient des juristes formés au XVIIIe siècle (comme Portalis) et qui
joueront un rôle capital dans l’élaboration du Code Napoléon et dans sa lecture dans une première phase de sa vie,
et deuxièmement, l’immense influence des ouvrages de Rudolf von Jhering (1818-1892) sur la pensée juridique
bien avant la publication des travaux de Gény, on serait amené à limiter « aux années 1830 à 1880 la période
pendant laquelle l’école de l’exégèse a imposé le plus complètement ses techniques de raisonnement juridique »,
Ibid., p. 24.

206
sont considérées comme des facultés séparées : le pouvoir législatif fixe par sa volonté le droit,
tandis que le pouvoir judiciaire doit connaître et dire ce droit 1.

Il est vrai cependant que cette tendance exégétique peut être ramenée à des origines plus
anciennes et rattachée à des représentants divers. Ainsi, H. Rabault, par exemple, considère que
le modèle imposé par la Révolution française « est fondé sur les principes hérités d’une tradition
légiste absolutiste théorisés notamment par des auteurs tels que J. Bodin ou Th. Hobbes, et
reprise, en particulier à travers la référence à J.-J. Rousseau, par les révolutionnaires français »2.
La tendance exégétique apparaît donc comme l’envers de la théorie de la souveraineté du

1
De son côté, S. BELAID (dans Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge) considère que « la conception
que l’école classique a propagée du rôle du juge et de la jurisprudence dans l’ordonnancement juridique peut tenir
dans ces deux formules négatives, intimement liées : le juge ne peut être érigé au niveau d’un organe ordonnateur
de l’ordre social ; la jurisprudence ne peut être érigée au rang d’une véritable source du Droit » (p. 13). En effet,
relativement au premier point, la doctrine classique considère que « le juge est un organe d’exécution et rien qu’un
organe d’exécution de la volonté du législateur », et qu’il « ne peut être considéré comme un ‘Pouvoir
politique’ [mais] reste dépourvu de tout ‘pouvoir de volonté’» (p. 14-5) ; relativement au deuxième point, « l’école
classique soutient que la décision juridictionnelle (…) ne peut être source de Droit (…), pour la raison qu’en aucun
cas, elle ne peut s’analyser en une règle de Droit véritable » (p. 15). Selon cet auteur, la situation d’infériorité que
la doctrine classique réserve à la fonction du juge s’explique par « des raisons d’ordre théorique et constitutionnel
d’une part » et par « des raisons d’origine législative d’autre part » (p. 17). Concernant les arguments d’ordre
théorique et constitutionnel, « la doctrine classique a cru pouvoir tirer argument des écrits de MONTESQUIEU et
des textes révolutionnaires » ; en effet, d’une interprétation de certains passages de l’Esprit des Lois [« la puissance
du juge devient pour ainsi dire nulle et invisible », « les juges de la nation ne sont, comme nous l’avons dit, que la
bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur »
(L XI)], elle a déduit que « ‘la puissance de juger ne serait pas une force active’ et ‘ne constitue pas une force
politique, comme la puissance législative et la puissance exécutive’ » ; et sur la base des textes révolutionnaires
qui réservent à la puissance législative la compétence d’édicter la loi [ « les lois des 16-24 Août 1790 titre III
articles 10 et 12, et la Constitution du 3 Septembre 1791 titre III chap. V, article 3. (…) les articles 5 et 6 de la
Déclaration des Droits de 1789 »], elle « a posé que ‘l’autorité juridictionnelle était placée dans une position de
subordination et d’infériorité absolue vis-à-vis du législateur, étant tenue d’appliquer, sans résistance possible,
tous les décrets de celui-ci, même contraires à la Constitution’ » (p. 17-18). Concernant les arguments d’ordre
législatif, la doctrine classique s’est appuyée surtout sur l’article 4 du Code civil relatif à l’obligation de juger et
sur les articles 5 et 1351 du Code Civil relatifs à la portée de la décision juridictionnelle (Cf. pp. 18-21). De son
côté, Robert Kolb (dans Interprétation et création du droit international) estime que, sans mettre en connexion la
conception exégétique avec son contexte historique, l’on manquerait inévitablement de saisir sa portée réelle et
profonde. L’importance primordiale accordée au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs, considérée
comme la « racine active » de l’Ecole de l’exégèse, peut être facilement expliquée par « les conditions particulières
du système social français »(p. 37). En effet, eu égard au système politique français déjà centralisé autour du roi,
la révolution française ne fera que substituer un législateur tout puissant, expression de la volonté populaire ayant
conquis le pouvoir, au roi déchu. Cependant, la réalité sociologique qui agissait sous le couvercle de cette
substitution politique était d’une ampleur telle qu’on peut y voir la raison principale de l’orientation positiviste,
hantée par l’idée de sécurité juridique, imposée au droit. Cette réalité sociologique « réside dans la stabilité
recherchée par la bourgeoisie montante, qui vient au pouvoir à travers les révolutions ou réformes
constitutionnelles dans les pays d’Europe. Cette bourgeoisie commerçante et artisane recherche avant tout la
sécurité juridique comme véhicule da la prospérité et de l’essor économique important que connaît cette époque.
De plus, sur le plan politique, elle recherche à verrouiller son pouvoir en stabilisant les assises de l’Etat contre les
bouleversements. Comme un éminent auteur l’a noté [la référence ici est à Ch. DE Visscher, Théories et réalités
en droit international public, 4. Ed., Paris, 1970, p. 68-9], cela a abouti à une véritable obsession de stabilité, voire
même de statique, qui domine le XIXe siècle. Cette orientation à la stabilité plutôt qu’à la transformation explique
des méthodes du droit strictement positivistes et immanentes. Celles-ci expulsent les réalités sociales au profit
d’une mécanique du droit de quasi-immobilité en pétrifiant le commandement du législateur tout-puissant (la
classe bourgeoise) par une exégétique déductive au fond bien stérile »(p. 37).
2
L’interprétation des normes − l’objectivité de la méthode herméneutique −, p. 21-22.

207
législateur (dite aussi théorie de la représentation) qui « s’enracine dans une tradition ancienne,
dont E. Kantorowicz a décrit l’origine médiévale » et qui « est au cœur de la doctrine juridique
de la personne morale ». Cette théorie de la représentation, défendue par les légistes, « a permis
d’asseoir le pouvoir monarchique contre les pouvoirs féodaux et provinciaux », et, « reprise par
les révolutionnaires, elle a servi la centralisation napoléonienne et la tradition jacobine
française, dans une continuité institutionnelle retracée par A. de Tocqueville dans l’Ancien
Régime et la Révolution »1. L’idée de base qui ressort de cette « mystique du législateur » est
simple : « La loi est l’unique source de droit (ou, au moins, source primordiale du droit), et le
législateur (ou le constituant), représentant la nation, est souverain, habilité à dire le droit ».
Cette idée conduit à « fondre le droit en un livre, un texte, le code ». Et c’est ainsi que la mission
du juge est limitée à « faire l’exégèse du Code »2.

Dans la doctrine de l’Ecole de l’exégèse, des tâches rigoureusement déterminées


incombent aux juges et à la doctrine. La mission des tribunaux devait se borner à établir les
faits et, ensuite, à les subsumer sous la règle de droit appropriée. Il suffit donc au juge, pour
dire le droit qui lui est donné, de formuler un syllogisme, dont la majeure est la disposition
légale et la mineure le fait établi, pour en tirer la conclusion, c'est-à-dire la décision qui
s’impose3. La doctrine, quant à elle, avait pour unique tâche d’unifier le divers de la législation
en une dogmatique qui serait capable, dans chaque cas, de fournir la majeure du syllogisme
judiciaire, c'est-à-dire la règle de droit applicable.

Il s’agissait donc de faire en sorte que le droit fût un système aussi parfait que possible,
un instrument efficace pour la solution de tous les problèmes éventuels. Mais pour qu’il en fût
ainsi, le droit devait être assimilé à un système formel satisfaisant aux exigences de complétude,

1
Ibid., p. 23.
2
Ibid., p. 22.
3
Michel Troper (dans La théorie du droit, le droit, l’État − précisément dans le chap. VII qui traite de « la notion
de pouvoir judiciaire au début de la révolution française ») explique l’origine de cette conception de la manière
suivante : les constituants de 1789 « avaient commencé par énoncer, dans l’article 16 de la Déclaration des droits
de l’homme, un principe de séparation des pouvoirs très simple et susceptible de faire l’unanimité : il s’agit d’un
principe purement négatif, qui interdit seulement de confier tous les pouvoirs à une même autorité, mais qui ne
prescrit pas un mode de répartition ou un autre» ; ce principe sera précisé et interprété, surtout depuis la constitution
de 1793 et celle de l’an III, comme un principe de spécialisation qui signifie deux choses : « D’abord, les juges ne
peuvent exercer que la fonction judiciaire et ne doivent participer ni à la fonction législative, ni à la fonction
administrative. D’autre part, ils doivent l’exercer seuls et il est interdit aux autres autorités d’y participer » ;
seulement, pour réaliser ce principe, il ne suffit pas de poser l’idée que la fonction judiciaire est subordonnée à la
fonction législative, mais il faut aussi « dire en quoi consiste la fonction de juger » ; or, c’est précisément cette
définition de la fonction judiciaire qui est donnée par la théorie du jugement-syllogisme : « La fonction
juridictionnelle consiste à trancher des litiges, mais exclusivement en appliquant une loi préalable. Le juge procède
par un raisonnement syllogistique : la prémisse majeure est le texte de la loi ; la mineure le fait et la sentence la
conclusion. Comme les prémisses sont pour le tribunal un donné, il ne dispose d’aucun pouvoir propre de
décision » (pp. 102-194).

208
de cohérence et de clarté. Or, c’est exactement ce que postulait l’Ecole de l’exégèse pour
laquelle tout le droit civil était dans le Code Napoléon 1 : « L’article 4 du Code, en proclamant
que le juge ne peut pas refuser de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de
l’insuffisance de la loi, oblige ce dernier à traiter le système de droit comme complet, sans
lacunes, comme cohérent, sans antinomies, et comme clair, sans ambiguïtés donnant lieu à
interprétations variées »2.

Cette conception du droit comme système complet et cohérent constitue la toile de fond
de tout le projet de l’Ecole de l’exégèse dans la mesure où elle est la condition sine qua non
pour concevoir le rôle du juge comme un simple porte-parole, un valet serviteur de la loi, dont
la charge est de rendre les jugements conformément à la volonté exprimée du législateur, sans
qu’il collabore lui-même à l’élaboration du droit. Et même s’il existe des limites à l’assimilation
du droit à un système complet, notamment les cas dits exceptionnels d’antinomies, de lacunes
et d’obscurité de la loi, l’Ecole de l’exégèse considère que la mission de la doctrine et de la
jurisprudence est justement d’y remédier. Ainsi, il fallait d’abord élucider, clarifier et fixer
autant que possible tous les termes et les concepts de la loi pour renforcer l’aspect strict et exact
des jugements. Il fallait ensuite s’efforcer de formuler des règles qui, pour chasser tout conflit
entre les lois, indiqueraient comment et selon quels critères procéder pour adopter l’une ou
l’autre des lois qui paraîtront applicables au cas envisagé. Enfin, il fallait développer des outils
et des techniques qui permettront de combler les lacunes de la loi.

Sous l’influence du rationalisme moderne et dans le sillage des doctrines politiques et


des réalités sociales de la révolution française, l’Ecole de l’exégèse a donc été amenée à
assimiler le droit à un système fondé uniquement sur les textes légaux, et ainsi à enraciner dans
la pensée juridique une vision positiviste qui, en s’opposant farouchement à la thèse d’un droit

1
« Par suite des deux grandes codifications du droit privé à l’époque, en Prusse (1794) et en France (1804-1810),
le commun des juristes sera pour longtemps dominé par la conviction que l’ordre juridique nouveau, au moins sur
le terrain du droit privé, est non redondant, cohérent en ses finalité et complet, sinon exhaustif, sans lacunes ou
antinomies internes », Constantin M. Stamatis, Argumentation en droit, p. 19-20.
2
LJ, p. 25. S. BELAID (Op. Cit., p. 19) écrit à ce sujet : « On serait surpris de voir l’école classique tirer argument
en faveur de la théorie de la plénitude du Droit et contre le pouvoir normatif du juge d’un texte comme celui de
l’article 4 du Code Civil qui précisément, impose au juge de prononcer une décision, même dans les cas où la loi
n’offre pas une règle appropriée. Cette obligation faite au juge semble, prima facie, devoir être interprétée comme
habilitant le juge à faire œuvre créatrice et ‘législatrice’. Elle a été cependant interprétée dans le sens opposé par
la doctrine classique. Le raisonnement présenté par cette école se formule de la manière suivante : Certes, l’article
4 du Code Civil ordonne au juge de statuer sur tous les litiges sous peine de déni de justice et ne l’autorise pas à
refuser de juger sous prétexte d’obscurité ou même d’insuffisance constatée et patente de la loi. Mais, ajoute l’école
classique, le juge trouvera toujours la règle applicable dans le principe de la liberté et donc de la licéité de ce qui
n’est pas expressément interdit par la loi. (…) Decenciere-Ferrandiere voit dans toute autre interprétation de
l’article 4 du Code Civil une tentative du juge de ‘s’approprier une partie de la fonction législative’ ; il soutient
que, logiquement, les lacunes de la loi sont inconcevables et que, si on affirme leur existence, c’est un prétexte
pour le juge de ‘légiférer’, ‘manifestation impuissante de la volonté d’ ‘impérialisme des juges’ ».

209
naturel juste et immuable, oblige le juge à dire le droit tel qu’il est exprimé dans la loi, sans
rechercher en dehors d’elle des principes ou valeurs pour le guider et sans se préoccuper du
caractère juste, équitable ou acceptable de l’issue qu’il donne au conflit jugé1.

La fonction juridictionnelle a ainsi été réduite, par crainte d’empiéter sur le monopole
législatif du législateur et donc de trahir la souveraineté du peuple, à une observation mécanique
des directives légales, à une simple et stricte application des lois édictées par le législateur. Il y
a là une négation de la fonction interprétative, dans son sens créatif et productif, car le juge est
censé, tout au long du déroulement de son travail d’application, ne rien ajouter, ni rien ôter à
loi. L’exégèse et la déduction sont considérées comme des moyens sûrs pour imposer une
lecture uniforme et véridique de la législation.

Cet assujettissement de la fonction juridictionnelle aux lois codifiées 2 est constant et


permanent. Car même dans les cas d’obscurité, de silence ou d’insuffisance de la loi, le juge est
dans l’obligation de se référer expressément au droit positif pour motiver ses décisions. C’est
que, dans cette perspective, la valeur à laquelle la primauté a été accordée est celle de la sécurité
juridique que seule une stricte conformité des décisions juridiques à la manifestation de la
volonté générale peut garantir, et qu’une latitude accordée au juge d’appliquer librement ses
propres critères de justice ne manquerait pas de compromettre. L’effort entrepris par les
théoriciens de l’Ecole de l’exégèse pour systématiser le droit et l’aspect déductif qu’ils ont
attribué au raisonnement juridique, ne sont donc que les conséquences de la soumission
complète du juge à la loi, à sa lettre principalement et à son esprit seulement éventuellement.
Cette nette subordination du pouvoir judiciaire au pouvoir législateur impose finalement une
vision légaliste et étatiste du droit, faisant de ce dernier uniquement l’expression d’une volonté
autorisée qu’il faudra à chaque fois suivre avec le plus grand respect possible.

Concrètement, cette conception du droit finit par limiter le pouvoir du juge à


« l’établissement des faits, et à leur subsomption sous les termes de loi »3 ; il s’agit pour le juge
uniquement d’établir les faits dont découleront des conséquences juridiques eu égard au

1
« La révolution française avait certes porté en triomphe les idéaux des Lumières, en proclamant les droits naturels
de l’homme et du citoyen, ainsi que l’avènement de la démocratie. Sur le plan épistémologique, la codification
napoléonienne marque la réalisation et l’aboutissement du projet géométrique de réduire le droit à un système (…).
[Mais] une fois les idéaux jusnaturalistes inscrits dans le nouvel ordre positif, tant dans le contenu que dans la
forme, les références à la raison naturelle apparaissent bientôt inutiles, voire dangereuses. Les motifs politiques de
ce désaveu ont été bien étudiés. (…) les auteurs s’accordent à voir dans la codification napoléonienne une page
nouvelle du droit français, qui assure la victoire du positivisme sur le jusnaturalisme », Benoît Frydman, Le sens
des lois, p. 349.
2
« Les codes ne laissent rien à l’arbitraire de l’interprète », Laurent, Cours élém. du droit civil, préface, t. 1, p. 9,
cité in LJ, p. 24.
3
Ibid., p. 26.

210
système du droit en vigueur. Dans cette perspective, les juges ont mis au point un ensemble de
procédés de raisonnement qui sont à même de leur permettre de s’acquitter de leur mission,
c'est-à-dire de juger et de motiver leurs décisions1. Seulement, si la doctrine de l’Ecole de
l’exégèse l’oblige à rendre son jugement conformément à la loi, le juge ne confinera son
raisonnement que très rarement dans les limites de l’application du syllogisme judiciaire. Pour
s’en rendre compte, rien de tel que de voir « comment, en utilisant la latitude que lui offraient
les antinomies et les lacunes, le pouvoir judiciaire a pu battre en brèche, progressivement, la
théorie du droit, élaborée au XVIIIe siècle, et maintenue avec peine jusqu’au dernier quart du
XIXe »2. Mais pour Perelman, c’est surtout l’étude historique du droit romain dans la seconde
moitié du XIXe siècle, entreprise par Rudolf von Jhering dans le prolongement de l’œuvre de
l’école historique de Savigny, qui avait exercé une immense influence sur la pensée juridique
en la conduisant « graduellement à un changement de perspective, à une vision fonctionnelle
du droit, qui devient dominante vers la fin du siècle »3.

1
Cf. les paragraphes 18 à 30 où Perelman expose et analyse l’essentiel de ces procédés : du §18 au §22, il s’agit
du problème de la preuve des faits ; les §§ 23 et 24 traitent de la qualification juridique ; le §25 porte sur les notions
de clarté et d’interprétation ; du §26 au §30, il est question des antinomies et des lacunes.
2
Ibid., p. 39.
3
Ibid., p. 52. Dans ce même sens, R. Kolb (dans Interprétation et création du droit international public), évoquant
les profondes transformations (l’évolution technique et sociale, l’urbanisation et l’apparition du travail industriel,
la révolution technique, le mouvement ouvrier, les armements et la guerre, la compétition et la gestion des colonies,
etc.) qui ont bouleversé l’environnement social pendant cette période de la fin du XIXe et du début du XXe siècles,
écrit : « Jamais en si peu de temps autant de ruptures graves n’intervinrent dans les temps modernes. Le défi de
cette époque n’est plus la stabilité et la conservation. Il ne s’agit plus d’écarter la politique en faveur d’une société
autorégulée avec un droit privé tranquille et assuré. C’est au contraire la frénésie de l’action politique cherchant à
maîtriser les défis nouveaux, le changement, l’adaptation. Comment ne pas penser que la méthode du droit va
subir un ébranlement profond ? Comment ne pas gager que la méthode textuelle et exégétique va céder la place à
un retour vers la réalité – aux éléments extra-textuels et sociologiques – si longtemps négligés ? » (p. 38 –c’est
nous qui soulignons).
Dans un second moment, R. Kolb (p. 38-39) précise que c’est dans le sillage de cette réaction contre « l’abstraction
et le formalisme des écoles textuelles » que s’inscrit le courant qui, pendant cette période, a tâché de « ramener le
droit vers les faits de la vie et de la société ». Pour illustrer ce courant, R. Kolb évoque, pour le cas de la France,
les personnalités suivantes : R. Saleilles [L’individualisme de la peine, 3 éd., Paris 1927 ; où on peut lire ceci (p.
4) : « il se produit aujourd’hui un mouvement général ayant pour objet de détacher le droit des formules purement
abstraites qui (…) paraissent le soustraire au contact de la vie »], F. Gény [Méthode …], J. Gruet [La vie du droit
et l’impuissance des lois, Paris, 1920], G. Morin [La révolte des faits contre le code, Paris, 1920], M. Markovitch
[La théorie de l’abus des droits en droit comparé, Paris, 1936, où on peut lire (p. 5) : « Le courant de la vie est
une force élémentaire qui rebute les systèmes logiques et moraux artificiels (…), c’est dans la réalité de la vie
économique et sociale qu’il faut descendre pour découvrir la vraie source du droit »], H. Zaki [L’imprévision en
droit anglais, Paris, 1930], A. A. Al Sanhoury [« Le standard juridique », Mélanges F. Gény, t. II, Paris, 1935], et
M. Hauriou [« Théorie de l’institution », dans Source du Droit, Paris 1933]. Pour le cas de l’Allemagne, Kolb écrit
que « la réaction fut semblable. Au diktat de la logique se substituent les valeurs de la vie, les aspects sociaux
concrets, les intérêts en lutte et les finalités d’équilibrages du droit. A l’interprétation formaliste, se substitue
l’interprétation téléologique. A l’interprétation endogène textuelle se substitue de proche en proche l’interprétation
exogène fondée sur une mise en balance des intérêts réels. Au renoncement tout positiviste du juge se substitue
progressivement l’image du juge démiurge, qui adapte, crée, met en balance, prend conscience de sa valeur propre.
A la pointe de ces courants se situait l’école de l’Interessenjurisprudenz, fondée par Rudolf von Jhering à travers
son pamphlet ‘Der Kampf ums Recht’ (1872), et celle de l’école du droit libre (Freirechtsschule) postulant la

211
2. La conception fonctionnelle du droit

Dans la conception fonctionnelle, le droit n’est pas sa propre fin ; il n’est pas non plus
un système fermé et isolé, à partir duquel les juges doivent déduire correctement l’application
convenable pour une situation donnée. Il est plutôt considéré comme « un moyen dont le
législateur se sert pour atteindre ses fins, pour promouvoir certaines valeurs »1. Ainsi conçu,
c’est-à-dire comme étant intimement lié aux fins que se pose le pouvoir législatif, le droit ne
peut plus être réduit aux textes qui l’expriment, et la mission du juge ne limitera plus à
subsumer, par le moyen des méthodes déductives, les faits juridiques sous les termes des lois.

La vision fonctionnelle du droit impose de remonter des textes légaux à l’intention qui
leur avait présidé. Le juge doit chercher la volonté du législateur et interpréter les lois à la
lumière de cette volonté, car « ce qui compte, avant tout, c’est la fin poursuivie, l’esprit plus
que la lettre de loi »2. De même, le rôle de la doctrine et l’effort des juristes ne consistent plus,
comme c’était le cas pour les théoriciens exégètes, à élaborer une doctrine des concepts où l’on
fixe le sens de tous les termes juridiques afin d’éclairer le juge dans toutes les éventualités où
ils pourraient être d’application et ainsi de permettre la déduction stricte du droit à partir des
textes légaux, mais plutôt à mener des investigations, notamment sur la base des travaux
préparatoires, pour retrouver l’intention qui animait le législateur lorsqu’il élaborait les lois. Le
droit est ainsi envisagé, dans son élaboration comme dans son application, en rapport étroit avec
la volonté du législateur et les fins que celui-ci lui assignait.

Cependant, l’interprétation des textes en fonction de l’intention du législateur est loin


d’être une tâche aisée. Car il ne suffit pas d’affirmer que le sens de la loi est celui qui exprime
la volonté du législateur, mais il faut surtout préciser quelle est cette volonté. La difficulté
provient de ce que la volonté du législateur n’est pas toujours nettement exprimée.

Certes, le problème peut ne pas se poser dans le cas simple où il s’agirait de dégager la
volonté d’un être unique ou unifié, celle par exemple « d’un ministre ou d’un député », voire
« d’une petite fraction du corps législatif »3, mais tel n’est souvent pas le cas. D’abord, parce
que déjà « dans la plupart du temps, les questions qui font l’objet d’une controverse juridique

primauté de l’opérateur juridique sur le législateur. E. Ehrlich et H. Kantorowicz (alias Gnaeus Flavius) en furent
les personnalités les plus marquantes ».
1
LJ, p. 52.
2
Ibid. p. 52.
3
Ibid. p. 54.

212
n’ont pas fait l’objet d’un débat au Parlement »1. Ensuite, même si une loi est précédée d’un
débat, « il ne faut pas oublier que, dans les régimes parlementaires, le législateur n’est pas un
être unique, mais un corps constitué, comportant le plus souvent quelques centaines de
membres, répartis le plus souvent en deux assemblées, et dont la plupart votent suivant une
discipline de parti, en se désintéressant de la question »2. Plus encore, la loi votée au terme d’un
débat est souvent le fruit d’un compromis qui ne réussit à concilier les opinions des différentes
parties que grâce à des formules vagues et susceptibles d’interprétations divergentes, sans donc
résoudre véritablement les problèmes les plus délicats de la question débattue. Et dans ce cas,
« en invoquant la volonté du législateur, on se réfère à une intention présumée, et même parfois
entièrement fictive, que l’on attribue à un législateur raisonnable »3.

Toutefois, les professionnels du droit n’ont pas manqué de mettre au point une série
d’arguments qui permettent d’interpréter les textes en fonction de l’intention du législateur.
Dans ce cadre, Perelman reprend treize types d’arguments déjà examinés par le professeur
Tarello, et souligne, avant de les exposer, qu’il s’agit d’arguments qui « ne relèvent pas de la
logique formelle, car ils concernent non la forme, mais la matière du raisonnement,
l’établissement de prémisses à partir des textes »4. Ces arguments sont :

1) L’argument a contrario ; 2) l’argument a simili (ou l’argument analogique) ; 3)


l’argument a fortiori. Pour Perelman, ces arguments, qui sont d’ailleurs les plus récurrents dans
les raisonnements juridiques, ne sont pas des techniques d’interprétation littérale des textes, car
ils impliquent la référence à l’intention du législateur. Devant une disposition légale qui impose
le service militaire pour les jeunes gens d’au moins vingt ans, et en l’absence d’une restriction
précisant le sexe des jeunes en question 5, l’on peut raisonner soit a contrario et conclure que
les jeunes filles ne sont pas soumises à l’obligation affirmée par la disposition légale, soit a
simili (par analogie) et conclure que cette obligation existe aussi à l’égard des filles 6.
L’argument a fortiori permet de reconnaître, à partir d’une règle légale qui affirme une
obligation à l’égard d’un sujet, une nouvelle règle qui affirme la même obligation à l’égard d’un
autre sujet qui soit en état de mériter, à plus forte raison que le premier sujet, la qualification

1
Ibid. p. 54.
2
Ibid. p. 37.
3
Ibid. p. 54.
4
Ibid., p. 55.
5
« Remarquons qu’on ne devrait pas recourir à l’argument, mais à une interprétation littérale si la disposition
disait expressément que seuls les jeunes gens sont soumis à l’obligation susmentionnée », Ibid., p. 56.
6
En voici un autre exemple : en faisant appel à l’argument a simili, « le fait d’avoir interdit à un voyageur de
monter sur le perron accompagné d’un chien nous conduit à la règle qu’il faut également l’interdire à un voyageur
accompagné d’un animal tout aussi incommode », Ibid., p. 56.

213
normative que la première règle accorde à celui-ci1. Il peut prendre deux formes. La première,
a minori ad maius, s’applique dans le cas d’une prescription négative, comme dans ces
exemples : « S’il est interdit de blesser, il est interdit de tuer ; s’il est interdit de marcher sur le
gazon, il est interdit d’arracher ce gazon »2. La seconde, a maiori ad minus, « se manifeste dans
le brocard : ‘Qui peut le plus, peut le moins’ »3.

4) L’argument a completudine (ou de la complétude du système juridique) permet de


toujours attribuer aux comportements non réglés par le système juridique une qualification
normative particulière : « Ou toujours indifférents ou toujours obligatoires, ou toujours
interdits, ou toujours permis »4. Le recours à cet argument suppose que le système juridique est
complet, sans lacunes ni antinomies, comme il suppose que le juge est censé ne rien ajouter au
droit.

5) L’argument a coherentia suppose que le législateur, considéré comme étant


raisonnable et parfaitement prévoyant, ne puisse être la source d’une antinomie et que le juge
doit chercher, toujours dans le système juridique, la règle qui permettra de résoudre l’opposition
apparente entre les dispositions qui semblent provoquer une antinomie.

6) L’argument psychologique concerne, non pas l’intention d’un législateur abstrait et


raisonnable, mais celle d’un législateur concret. Il s’appuie principalement sur les travaux
préparatoires pour rechercher « la raison de loi, en reconstruisant l’intention du législateur, en
songent au problème concret qu’il avait à résoudre, aux principes auxquels il se réfère, aux
amendements apportés au projet primitif »5.

7) L’argument historique (ou de présomption de continuité) est basé sur l’idée que le
législateur, du moment qu’il n’a pas encore manifesté sa volonté de modifier la législation, est
conservateur, « c'est-à-dire qu’il reste fidèle à la manière dont il a voulu régler une certaine
matière »6.

8) L’argument apagogique (ou de réduction à l’absurde) stipule que le législateur, parce


que raisonnable, ne saurait accepter une interprétation dont les conséquences sont
inacceptables, illogiques ou iniques 7.

1
Cf. Ibid., p. 56.
2
Ibid. p. 56.
3
Ibid. p. 56.
4
Ibid. p. 57.
5
Ibid. p. 58.
6
Ibid., p. 58.
7
Perelman attache beaucoup d’intérêt et de valeur à cet argument et considère qu’il est à la base de tous « les
raisonnements qui se préoccupent des conséquences d’une décision judiciaire, du fait qu’elle est juste ou injuste,

214
9) L’argument téléologique est d’usage lorsque, devant un fait nouveau, l’étude
historique des travaux préparatoires ne permet pas d’éclairer le juge. Il consiste alors à
rechercher l’esprit de la loi, non pas à partir des données concrètes de son élaboration, mais
d’une manière abstraite « à partir de considérations sur le texte même de la loi »1.

10) L’argument économique (ou hypothèse du législateur non redondant) permet de


rejeter une interprétation qui « si elle était admise, le texte se bornerait à répéter ce qui résulte
d’un texte légal antérieur, et qu’il deviendrait, par le fait même, superflu »2.

11) L’argument ab exemplo « permet d’interpréter la loi conformément aux précédents,


à une décision antérieure ou à la doctrine généralement admise »3.

12) L’argument systématique considère que, le droit étant un système ordonné de


normes, il y a lieu d’interpréter chacun de ses éléments à partir de son emplacement et de son
contexte dans l’ensemble.

13) l’argument naturaliste (ou de la nature des choses, ou hypothèse du législateur


impuissant) « conclut du fait que, dans une situation donnée, un texte de loi est inapplicable,
car la nature des choses s’y oppose »4.

Perelman, après avoir exposé ces arguments qui permettent un raisonnement à partir de
l’intention du législateur, reprend l’idée de la conception fonctionnelle du droit pour souligner
le fait qu’il en ressort un résultat fondamental. En effet, dans la mesure où le droit est considéré
par cette conception comme un moyen destiné à réaliser une fin recherchée par le législateur, il
n’y a plus lieu de l’assimiler ni à un système mathématique purement formel ni à un jeu avec
des règles. La raison en est que le droit, étant un moyen visant une fin sociale, est obligé de
prendre en compte le milieu social auquel il est applicable et de se soucier des conditions qui
rendraient son fonctionnement efficace. Seulement, lorsqu’on met ainsi l’accent sur le lien
intime qui unit le droit à son milieu social, il devient indispensable d’envisager comment le
droit pourrait surmonter les difficultés qui naissent des transformations de son milieu social. La
question est, en effet, de savoir ce que serait la réaction du juge face aux changements qui
touchent les mœurs et les valeurs de la société. Faut-il adopter une conception statique de

et qui s’écartent par là d’une conception purement positiviste du droit », Ibid., p. 58. Il souligne par ailleurs que
« cette façon de raisonner, quoique pas entièrement absente à l’époque que nous examinons, sera plus répandue
après la deuxième guerre mondiale », Ibid., p. 58.
1
Ibid. p. 58.
2
Ibid. p. 59.
3
Ibid. p. 59.
4
Ibid., p. 59.

215
l’interprétation ou bien opter pour une interprétation dynamique ? Perelman souligne, d’abord,
que la « réponse à cette question ne peut être générale »1, non seulement parce que la situation
n’est pas toujours la même dans les différentes branches du droit2, mais aussi parce que la
pratique du droit révèle à la fois des cas où le juge ne prend aucune initiative et d’autres où il
se charge d’ajuster le droit aux besoins sociaux 3. Il ajoute cependant que le juge continental,
dont l’attitude générale est certes une attitude de respect à l’égard du législateur, ne manque
pourtant pas, notamment pour remédier à une situation juridique devenue insupportable, « de
recourir à des mécanismes spécifiquement juridiques, tels que le recours aux présomptions
jurisprudentielles irréfragables et même, à l’extrême rigueur, à la fiction »4. Lorsque la
modification du droit par voie législative semble difficile ou impossible, et que néanmoins la
nécessité de cette modification se fait sentir, le juge prend généralement l’initiative de procéder
lui-même à la tâche de mise à jour du droit, en se servant d’outils méthodologiques proprement
juridiques. Pour Perelman, le fait d’ailleurs que le juge se voit obligé dans certains cas de
recourir à la fiction signifie qu’il se trouve dans une situation de malaise et de révolte à l’égard
de la réalité juridique, que celle-ci est vue comme un obstacle à la réalisation de la justice 5. Le
malaise et la révolte du juge peuvent disparaître suite à l’intervention du législateur, mais « si
le législateur tarde à se manifester, les tribunaux peuvent également mettre fin à la fiction, en
réinterprétant les textes »6. Ce pouvoir du juge, qui commence à s’accroître progressivement,
montre qu’ « on est déjà dans la troisième phase d’évolution de la pensée juridique postérieure
au Code Napoléon »7.

3. Le raisonnement judiciaire après 1945

Perelman présente les conceptions du droit et du raisonnement judiciaire qui se sont


développées après la deuxième guerre mondiale comme « une réaction contre le positivisme
juridique ». Il détermine ce dernier, d’abord, par ses deux aspects que représentent l’Ecole de
l’exégèse (avec sa conception analytique et déductive du droit) et l’école fonctionnelle ou

1
Ibid., p. 60.
2
Perelman souligne ici que, par exemple, « l’on conçoit que, dans certains domaines, tels que le droit pénal et le
droit fiscal, le juge soit bien plus conservateur que dans d’autres », Ibid., p. 60.
3
Perelman évoque, pour illustrer cette idée, « les décisions des Cours suprêmes d’Allemagne et des Pays-Bas en
face d’un nouveau problème, celui posé par le vol d’électricité ». En effet, alors que le tribunal d’Empire avait
refusé, à deux reprises, d’assimiler le vol d’électricité au vol puni dans le Code pénal, la Haute Cour des Pays-Bas
n’avait pas hésité à le faire en assimilant l’énergie électrique à un bien ; Cf. Ibid., p. 60.
4
Ibid., p. 61.
5
La révolte du juge contre la réalité juridique est « la révolte de celui qui croit n’avoir pas de qualité pour la
modifier, mais qui refuse de s’y soumettre, parce que celle-ci l’obligerait à prendre une décision jugée injuste,
inadéquate ou déraisonnable », Ibid., pp. 64-65.
6
Ibid. p. 65.
7
Ibid. p. 64.

216
sociologique (avec son interprétation des textes légaux en fonction de la volonté du législateur).
Ensuite, il en propose une définition plus générale : « Le positivisme juridique, opposé à toute
théorie du droit naturel, associé au positivisme philosophique, négateur de toute philosophie
des valeurs, a été, en occident, l’idéologie démocratique dominante jusqu’à la fin de la
deuxième guerre mondiale. Il élimine du droit tout recours à l’idée de justice et, de la
philosophie, tout recours à des valeurs, cherchant à modeler le droit, comme la philosophie, sur
les sciences, considérées comme objectives et impersonnelles, et dont il y a lieu d’éliminer tout
ce qui est subjectif, donc arbitraire »1. Mais, pour illustrer cette caractérisation générale du
juspositivisme, il se contente d’une présentation lapidaire du « positivisme juridique de Hans
Kelsen et de son école » et de « la réduction du droit à la sociologie »2. Nous jugeons qu’il serait
davantage utile de consacrer plus de développement à cette question du positivisme juridique
(A) avant de revenir à l’antipositivisme de l’après 1945 (B).

A. Le positivisme juridique

Quiconque entreprend la tâche de définir le positivisme juridique se trouve


immédiatement confronté à une multitude considérable de difficultés qui rendent presque
impossible l’obtention de cette définition. La diversité des doctrines positivistes, des éléments
intégrés dans leurs constructions, des principes qui président à leur constitution, la complexité
des rapports qui se nouent entre ces doctrines, ces éléments et ces principes, les transformations
doctrinales et épistémologiques inspirées ou imposées par l’évolution des contextes
idéologiques, sociaux et politiques, sont autant de facteurs qui, parmi d’autres encore, peuvent
expliquer le caractère quasi insaisissable de ce phénomène intellectuel que constitue le
positivisme juridique3.

Un fait très significatif, dans la perspective de cet état de choses, est que plusieurs
auteurs parmi les figures les plus illustres du positivisme juridique contemporain ont souvent
affirmé que les critiques adressées à leur égard sont plus l’expression d’une mésinterprétation
que le fruit d’une compréhension adéquate de leurs idées. En effet, même Kelsen, que l’on
considère incontestablement comme le plus grand représentant du positivisme juridique au XX e
siècle, n’a pas manqué de déplorer, plus d’une fois, la grande incompréhension qui frappe sa
théorie scientifique du droit. Dans la préface de la première édition de la Théorie pure du droit,
et après avoir souligné que cette théorie pure du droit « a suscité une résistance empreinte d’une

1
Ibid. p. 67.
2
Cf. Ibid., pp. 67-69.
3
Ce n’est donc pas sans raison que, dans La philosophie du droit, Henri Batiffol parle du positivisme juridique au
pluriel et choisit pour son premier chapitre (pp. 5-28) le titre suivant : Les positivismes.

217
passion presque sans exemple dans l’histoire de la science juridique », il affirme qu’ « une
partie » des divergences qui se sont manifestés à cette occasion « reposent (…) sur des
malentendus »1. Dans la préface de la seconde édition, il précise que, sous l’angle de la réaction
des auteurs à sa théorie, « les choses n’ont pas beaucoup changé »2.

Plus significatifs encore sont les témoignages de Hart et de Bobbio qui, tous deux, se
plaignent de ce que les philosophes et théoriciens du droit antipositivistes traitent le positivisme
juridique comme s’il était un bloc doctrinal unifié et solidaire. Hart, qui déplore que « le nom
‘positivisme juridique’ qui n’est pas péjoratif » soit « venu (…) à porter le poids d’une
multitude de péchés différents »3, s’en prend directement à « l’usage ambigu de l’étiquette
‘positivisme’ » dont il affirme qu’il « a peut-être obscurci le débat plus qu’aucun autre
élément »4. Il considère ainsi que l’identification des diverses significations que recouvre le
vocable de juspositivisme pourrait servir grandement à sa clarification. Dans ce même sens,
Bobbio ouvre un article5 qui – à l’instar de celui de Hart – est devenu un classique de la
littérature sur le positivisme juridique, par les lignes suivantes : « Toutes les fois qu’on formule
quelque critique contre la doctrine du droit naturel, on s’entend répondre qu’il y a différentes
manières d’entendre le droit naturel, et que notre critique vaut pour l’une et non pour l’autre
(et, bien entendu, vaut pour celle qui n’est pas partagée par notre adversaire). Mais un adepte
du positivisme juridique pourrait dire la même chose en face des critiques d’un ‘jusnaturaliste’ :
il y a diverses manières d’entendre le positivisme juridique ». Quelles sont ces manières ?
Bobbio constate que « tandis que les divers aspects de la doctrine du droit naturel ont été

1
TPD, 2° éd. p. 4-5. Il faut ajouter que Kelsen va même jusqu’à dire que ces malentendus « ne semblent assez
souvent pas absolument involontaires ». Quelques paragraphes plus loin, il écrit aussi : « On peut donc comprendre
que ses adversaires [entendons : de la théorie pure du droit] ne soient guère enclins à lui rendre justice. Pour mieux
être à même de la combattre, ils estiment légitime de ne pas reconnaître sa véritable figure. Et c’est ainsi qu’il
arrive que les arguments que divers adversaires opposent, non pas, à la vérité, à la théorie, mais aux images
déformantes qu’ils en donnent selon leurs besoins, ces arguments s’annulent les uns les autres, rendant une
réfutation presque superflue », Ibid., p. 4-5.
2
Ainsi, en 1960, plus d’un quart de siècle après la parution de la première édition de la théorie pure du droit, il
écrit avec amertume : « Aujourd’hui comme hier, l’effort vers une science du droit objective, qui se contente de
décrire son objet, se heurte à la résistance obstinée de tous ceux qui, méconnaissant les frontières qui séparent la
science de la politique, croient pouvoir fixer, au nom de la science, le contenu que devrait avoir le droit, c'est-à-
dire croient pouvoir déterminer le droit juste et par là même un étalon de la valeur du droit positif »,Ibid., p. 8..
3
« The nonpejorative name "Legal Positivism," like most terms which are used as missiles in intellectual battles,
has come to stand for a baffling multitude of different sins », « Positivism and the Separation of Law and Morals »,
Harvard Law Review, Vol. 71, No. 4, 1958, p. 595.
4
« The indiscriminate use of the label "positivism" (…) has perhaps confused the issue more than any other single
factor », Ibid. p. 601.
5
Norberto Bobbio, « Sur le positivisme juridique », Essais de théorie du droit, pp. 23-38. Cet article développe la
communication présentée par Bobbio lors du Séminaire de philosophie du droit, consacré au positivisme juridique,
qui s’est tenu à Bellagio sur l’initiative de la Rockfeller Fondation, et auquel ont participé les professeurs Herbert
Hart, Alf Ross, Alessandro d’Entrèves, Renato Trèves, Uberto Scarpelli ainsi que d’autres jeunes savants
d’Amérique, d’Angleterre et d’Italie, à savoir : Agnelli, Bary, Bognetti, Cattaneo, Di Robilant, Falk, Cavazzi,
Gloding, Mac Whinney, Negri, Piovesan, Shuman.

218
plusieurs fois examinés et discutés, il n’en va pas de même généralement pour les divers aspects
du positivisme juridique ». Et c’est pour cette raison que, suivant en cela ce « bon
acheminement à la discussion » qu’offrait l’article de Hart, il se proposait lui aussi « de
distinguer et d’illustrer distinctivement les divers aspects sous lesquels se présente d’habitude
ce qu’on appelle communément le ‘positivisme juridique’ et de montrer comment
l’accentuation de l’un ou de l’autre peut donner lieu à des significations diverses… »1.

Quelles conséquences devrions-nous tirer de la confusion et de l’ambiguïté qui


caractérisent, de l’aveu même des positivistes les plus reconnus, cette notion de positivisme
juridique ? Il nous semble que la conséquence qui s’impose le plus manifestement est celle de
ne pas en chercher ici de définition. Mais, même alors, c'est-à-dire quand bien même il serait
raisonnable de ne pas poursuivre l’illusion d’une définition commune qui n’existe pas, il n’en
demeurera pas moins nécessaire, pour les objectifs de notre travail, de trouver une autre façon
de présenter le positivisme juridique.

Notre choix est le suivant : dans un premier moment, nous présenterons un exemple
d’une conception du positivisme juridique qui considère ce dernier pour ainsi dire de l’extérieur.
L’avantage d’une telle conception provient de ce que, n’étant pas animée par le souci de défense
et de justification qui caractérise le point de vue du partisan, elle vise à embrasser les différents
aspects qui, au-delà des clivages d’écoles, caractérisent plus ou moins fondamentalement le
mouvement du positivisme juridique dans son ensemble. Dans un deuxième moment, nous
présenterons quelques tentatives entreprises par certains juspositivistes pour dégager au sein de
la notion vague de positivisme juridique plusieurs significations historiques ou possibles.
L’avantage de ces tentatives provient de ce qu’elles procèdent à un démantèlement qui, en
décomposant les différents éléments et les différents niveaux du positivisme juridique, montre
l’utilité qu’il y a à nuancer le discours et à ne pas se laisser emporter facilement par des
généralisations hâtives. Dans un troisième moment, nous nous attarderons un peu plus
longuement sur la conception de Hans Kelsen. Et dans un dernier moment, nous présenterons
très brièvement les conceptions d’autres juspositivistes parmi ceux qui ont le plus marqué la
littérature contemporaine.

✓ Le positivisme juridique : une présentation générale

1
Pour Bobbio, le but ultime de cette façon de procéder est de montrer que « c’est seulement en tenant compte de
ces diverses significations qu’on peut commencer une discussion qui ne soit pas vaine sur ce qui est mort et ce qui
est vivant, aujourd’hui dans le positivisme juridique ».

219
Un exemple d’une présentation générale du positivisme juridique est fourni par Robert
Kolb selon lequel il y a huit aspects qui forment l’ossature de la méthode positiviste, à savoir :
le dogme de la volonté préconstituée, la formalisation de la méthode et le syllogisme, la
séparation nette entre l’être et le devoir être, la complétude du droit, l’identification de la loi et
du droit, l’idée constitutionnelle de la clarté, le monopole législatif plutôt que la prérogative
législative, et les dogmes libéraux-garantistes 1.

Le premier aspect du positivisme juridique est le dogme de la volonté préconstituée qui


impose au juge de fouiller, comme un archéologue qui cherche une réalité déjà constituée et
extérieure à lui, en vue de découvrir et de retrouver la volonté du législateur. Notons, cependant,
que la signification de ce dogme a sensiblement évolué avec le temps. Le premier changement
qui l’a affecté consistait dans un passage d’une conception qui envisageait la volonté du
législateur comme un fait psychologique à une conception plus objectiviste qui imposait de
chercher cette volonté dans les textes des lois. Un second changement, plus important, est celui
qui a amené le positivisme vers une conception davantage objectiviste qui imposait, non pas de
chercher la volonté réelle du législateur que le texte est censé sûrement contenir, mais plutôt de
chercher le sens inhérent au texte de la loi lui-même, car, commençait-t-on à penser, la loi peut
être plus intelligente que celui qui l’a édictée. Cependant, bien que cette évolution semble avoir
déjà donné lieu à une certaine créativité normative du juge, le positivisme continuait à
considérer que l’activité de celui-ci restait, en tout cas, strictement limitée par la volonté et le
texte ; autrement dit, l’interprétation du juge est non pas constructive et constitutive mais
simplement déclarative.

D’où cet autre aspect du positivisme, à savoir la formalisation du raisonnement qui


préside à l’application du droit. Dans la perspective de cet aspect, le positivisme juridique se
manifeste par le rejet de tout élément interprétatif extra-juridique. Seules les méthodes validées
par le système du droit en vigueur sont reconnues comme légitimes. Ainsi, « des facteurs tels
que la prise en considération des conséquences, de la justice de la décision, des facteurs les plus
divers qui peuvent s’imposer à l’attention dans des espèces particulières, sont exclus pour autant
qu’ils ne puissent pas être ramenés aux méthodes formellement reconnues »2. Un moyen très
efficace pour le positivisme d’enraciner cet aspect est son insistance sur le rôle primordial et
indéfectible de la méthode syllogistique dans l’application du droit. Le raisonnement du juge
est ainsi réduit à une opération qui consiste à simplement subsumer les faits établis et

1
Cf. Robert Kolb, Interprétation et création du droit international, pp. 74-78.
2
Ibid., p. 75.

220
déterminés par les procédures de la preuve sous les normes préconstituées. L’interprétation qui
préside à l’application n’est dès lors qu’une œuvre cognitive qui consiste uniquement à
connaître les données du droit et à les appliquer strictement au cas d’espèce. Mais, pour qu’il
en soit ainsi, il faut considérer que les normes sont parfaitement intelligibles, qu’il y a un sens
clair que l’on peut découvrir de façon objective. Car, autrement, c'est-à-dire si la norme
constituant la prémisse majeure du syllogisme n’est pas considérée comme étant, a priori,
suffisamment claire, le juge ne pourrait procéder par syllogisme et serait par conséquent forcé
d’empiéter sur le pouvoir législateur en reconstruisant la norme défectueuse à l’aide d’éléments
normativement créateurs. Force est donc de constater que l’idée de clarté des normes, dite aussi
théorie du « sens clair », constitue un autre dogme essentiel du positivisme juridique 1. Dans la
droite ligne de ces aspects, le positivisme juridique se caractérise également par la séparation
nette qu’il établit entre l’être et le devoir être, entre les faits que seul le législateur peut
réglementer par des normes et ces normes au sein desquelles l’opérateur juridique est
définitivement enfermé. Pour le juge, il n’y a ainsi que « des faits juridiques, c'est-à-dire qu’il
ne travaille en définitive que le monde des normes »2.

Un autre aspect du positivisme juridique est son assimilation réductrice de la loi au


droit : il n’y a pas de droit en dehors de la loi et il n’y a pas de non droit dans la loi. Toutes les
sources extra-légales sont de ce fait, sinon complètement écartées et carrément niées, du moins
largement marginalisées. De même qu’il réduit les méthodes d’interprétation aux canons
formalisés par les textes, le positivisme juridique s’avère en outre réducteur concernant les
sources du droit. Pour lui, « il n’existe que les normes passées à travers le tamis de la validité
formelle du législateur, à savoir la loi »3. D’où d’ailleurs cet autre aspect de la conception
positiviste, à savoir qu’elle postule, non pas une simple prérogative législative, une simple
priorité de légiférer au profit du législateur, mais un monopole législatif selon lequel seul le
législateur peut légiférer, c’est-à-dire édicter des règles abstraites et générales.

Par ces deux aspects, le positivisme juridique correspond à un processus qui a conduit à
une étatisation intégrale du droit : toute la production juridique provient du législateur étatique
et souverain. Et, dans la mesure où « pendant des siècles, les systèmes juridiques occidentaux

1
« Le dogme de la clarté est une cheville ouvrière essentielle du système. Peu importe qu’il s’agisse d’une fiction.
C’est en même temps une hypothèse de base du système et il en constitue un thermomètre. Plus on l’abandonne,
et plus on s’éloigne de la méthode positiviste, et vice versa », Ibid., p. 77.
2
Ibid., p. 76.
3
Ibid., p. 77.

221
ont vécu sous l’emprise de l’idée que le juge et le législateur se partageaient les tâches »1, l’on
peut dire que « le positivisme repose donc en définitive sur une expropriation de compétences
que le juge avait détenues pendant des siècles » ; aussi, s’il est vrai que « les juges ont existé
avant qu’il n’y ait des lois », le positivisme juridique considère-t-il désormais que « les juges
n’existent que s’il y a des lois », qu’ « ils n’ont de fonction que dans le cadre de la loi » et qu’ils
« n’agissent que comme exécuteurs de celle-ci »2. Mais, pour qu’il en soit ainsi, c'est-à-dire
pour que le juge n’ait pas à faire œuvre créatrice, il faut considérer que tous les problèmes qui
peuvent être soumis au juge sont nécessairement résolus par le système de droit issu de l’œuvre
législative. Or, c’est justement cela qui est affirmé dans cet autre aspect du positivisme
juridique, à savoir dans son dogme de complétude du droit, c'est-à-dire l’idée que le droit
constitue un système complet qui ne laisse pas de lacunes ; cette complétude étant d’ailleurs
assurée par divers moyens : le référé législatif, l’interprétation systématique, le principe de
liberté résiduelle, etc.

Selon Robert Kolb, tous ces aspects caractéristiques de la doctrine positiviste


s’expliquent par le fait que cette doctrine repose en définitive sur les dogmes libéraux-
garantistes que représentent les quatre valeurs fondamentales suivantes : « (1) la sécurité
juridique ; (2) la séparation des pouvoirs ; (3) le principe de légalité (légalisme), garant de la
liberté des citoyens contre tout arbitraire et garant de la légitimité démocratique ; (4) et le
principe de l’égalité, garant de l’isonomie des citoyens par rapport à des différenciations ad hoc
qui n’auraient pas été validées par une loi abstraite et générale » ; selon cet auteur, ce sont
d’ailleurs ces mêmes valeurs qui constituent la toile de fond de la conception positiviste de
l’interprétation et du rôle du juge : « L’interprétation créatrice du juge est rejetée parce qu’elle
contrevient à tous les quatre de ces principes : elle affaiblit la sécurité juridique ; elle est
contraire à la séparation des pouvoirs (avec le monopole législatif) ; elle dénature l’objectivité
de la loi ; et elle s’offre à une multiplication des statuts et des solutions dans des cas individuels,
contraire à l’égalité des citoyens »3.

1
En effet, « tel avait déjà été le système romain, dans lequel des magistrats spécialisés (les préteurs) avaient pour
métier de développer le droit dans des cas particuliers soumis à leur attention. Tel avait aussi été le cas des juges
moyenâgeux qui luttaient avec une extraordinaire complexité du droit issue d’une multiplication chaotique de ses
sources (ius commune, ius proprium) et des divers statuts personnels (le droit étant personnel avant d’être
territorial) » ; par ce passé, « le législateur n’avait qu’une priorité de législation. S’il légiférait, le juge mettait en
œuvre. S’il n’avait pas légiféré sur un point donné, le juge créait le droit en s’orientant à la coutume, au droit
naturel, à l’utilité, à la justice », Ibid., p. 78.
2
Ibid., respectivement p. 77 et p. 78.
3
Ibid., p. 78 ; Kolb ajoute : « En résumant tout ce qui précède, on peut dire que la technique positiviste repose sur
l’idée d’une société libérale avec garantie des droits d’égalité et de liberté des citoyens. C’est l’aboutissement
ultime des théories des lumières, du droit naturel rationaliste, codifié à un moment donné de l’histoire ».

222
✓ Le positivisme juridique : distinction entre plusieurs significations

Herbert Hart distingue, dans « Positivism and the Separation of Law and Morals »1,
« cinq significations du positivisme juridique, selon qu’on affirme : 1) que les lois sont des
ordres ; 2) que la validité et la justice d’une règle ne sont pas nécessairement connexes ; 3) que
l’analyse des concepts juridiques doit être tenue distincte de la sociologie juridique et de la
critique des lois ; 4) qu’un système juridique est un système logique fermé, dans lequel peuvent
être prises des décisions juridiques correctes avec des moyens purement logiques ; 5) que les
jugements moraux ne peuvent être établis et défendus avec arguments ou preuves rationnels »2.

Hart pense qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre ces cinq significations et que l’on peut
accepter l’une sans accepter l’autre. M.A. Cattaneo, par contre, considère qu’un lien devrait
être établi entre la deuxième et la troisième signification, car toutes deux illustrent le principe
de la séparation du droit et de la morale qui constitue la thèse fondamentale du positivisme
juridique. Cependant, en interprétant cette thèse sur les plans de la théorie du droit, de sa mise
en œuvre et de la législation, il obtient trois types de positivisme dont il affirme, lui aussi, qu’ils
sont tellement indépendants que l’on peut accepter l’un tout en rejetant les autres. Uberto
Scarpelli résume le point de vue de Cattaneo dans les termes suivants : « Sur le plan de la théorie
du droit, la séparation entre le droit et la morale implique pour Cattaneo que soit défini le
concept de droit sans qu’il y ait lieu de faire référence à des principes moraux, mais en cherchant
à connaître et à décrire les phénomènes relavant de cette définition, sans les justifier ni les
condamner. Sur le plan de la mise en œuvre du droit par le juge et le citoyen, la séparation entre
le droit et la morale se traduit par l’affirmation de l’existence d’un devoir d’obéissance et de
fidélité aux règles du droit positif, indépendamment, voire même a contrario du devoir
d’obéissance aux normes morales. Au plan de la législation enfin, Cattaneo interprète les thèses
juspositivistes d’une séparation entre le droit et la morale comme la négation d’une morale
rationnelle et objective dont le droit devrait s’inspirer : ici le juspositivisme coïncide, comme

1
Publié dans la Harvard Law Review, vol. 71, 1958, pp. 593-630.
2
N. Bobbio, Essais de théorie du droit, p. 23 (note 2). Uberto Scarpelli, dans Qu’est-ce que le positivisme
juridique ? (p. 13), présente la distinction de Hart dans les termes suivants : « Selon Hart, on peut mettre sous le
terme juspositivisme les cinq thèses suivantes : 1) le droit est constitué de commandements émanant d’êtres
humains ; 2) il n’y a pas de rapports nécessaires entre le droit et la morale ou entre le droit tel qu’il est et le droit
tel qu’il devrait être ; 3) l’analyse, ou l’étude de la signification des concepts juridiques, mérite d’être faite et se
distingue à la fois des recherches sur les causes et les origines du droit, des enquêtes sociologiques sur les rapports
du droit et des autres phénomènes sociaux, et de l’appréciation du droit en termes moraux ou en termes de buts
sociaux, etc. 4) un système juridique est un système logique fermé dans lequel des décisions correctes peuvent être
logiquement déduites des normes qui préexistent sans qu’il soit fait référence à des buts sociaux, des intentions
politiques ou des buts moraux ; 5) les jugements moraux ne peuvent être établis ou défendus rationnellement
comme les jugements de faits ».

223
c’était déjà le cas dans la cinquième interprétation qu’en faisait Hart, avec le relativisme
éthique »1.

Norberto Bobbio, évoquant et saluant l’exemple de Hart2, distingue lui aussi diverses
manières d’entendre le positivisme juridique. Le premier éclairage qu’il apporte en vue de
dissiper la grande confusion qui caractérise l’usage de ce concept consiste à écarter cette
« manière purement négative de caractériser le positivisme juridique, qui est encore la plus
fréquente, selon laquelle le ‘positivisme juridique’ est toute conception du droit qui répudie le
droit naturel »3. Le deuxième éclairage, le plus important et le plus précis, consiste à distinguer
trois aspects différents avec lesquels le positivisme juridique s’est présenté historiquement :
« 1) comme un mode d’approcher l’étude du droit ; 2) comme une théorie (ou conception) ; 3)
comme une idéologie »4. Le troisième et dernier éclairage concerne l’utilité qu’il y a à

1
Uberto Scarpelli, Qu’est-ce que le positivisme juridique ?, p. 14.
2
Nous ne sommes pas d’accord avec J. Miedzianagora lorsqu’il écrit (dans Philosophies positivistes du droit et
droit positif, p. 179) : « Bobbio semble donc attribuer à Hart l’affirmation selon laquelle ces cinq significations
sont celles de doctrines ou de thèses positivistes authentiques ». Il est vrai que « Hart n’admet absolument pas que
ces cinq significations soient authentiques pour cinq positivismes différents », mais il faut rappeler que l’objectif
de Bobbio n’était pas de présenter la position de Hart, mais seulement et précisément de montrer que celui qui
veut critiquer le positivisme juridique devrait d’abord commencer par indiquer en quel sens il l’entendait. Et ceci
suppose une histoire des diverses significations du positivisme juridique. Or, selon Bobbio, « une histoire ample,
documentée, exhaustive du positivisme » n’existait pas jusqu’alors [dans ce même sens, Uberto Scarpelli affirme
lui aussi, dans Qu’est-ce que le positivisme juridique ?, qu’« une histoire du juspositivisme appropriée et véritable
fait défaut »]. Et c’est par rapport à ce manque qu’il introduit l’article évoqué de Hart en le qualifiant de « bon
acheminement à la discussion ». Bobbio n’attribue donc pas à Hart l’idée que les cinq significations correspondent
à des doctrines positivistes authentiques. Ce qui l’intéresse est seulement de montrer que, dans la mesure où une
multitude de significations peut être associée au positivisme juridique, « c’est seulement en tenant compte de ces
diverses significations qu’on peut commencer une discussion qui ne soit pas vaine sur ce qui est mort et ce qui est
vivant, aujourd’hui dans le positivisme juridique » (Essais de théorie du droit, p. 24). Remarquons que
Miedzianagora cite, lui-même, un passage de Hart qui va exactement dans ce même sens de Bobbio : « Le fait
d’indiquer cinq sens de ‘positivisme’ (ou plus) utilisés dans la philosophie du droit contemporaine pourrait
apporter une aide … » (Philosophies positivistes du droit et droit positif, p. 178). Ceci étant dit, il reste vrai que
Bobbio, comme le souligne Miedzianagora, traduit quelque peu librement certains propos de Hart, notamment
l’expression « law and morals » qui est rendue par « la validité et la justice ».
3
Bobbio, Essais de théorie du droit, p. 24 − c’est nous qui soulignons. Bobbio invoque pour rejeter cette
caractérisation négative du positivisme juridique deux raisons. La première est que « la doctrine du droit naturel
(…) a, elle aussi, plusieurs acceptions, et qu’il y a au moins une acception du ‘jusnaturalisme’ et une du
‘positivisme’, qui ne sont pas incompatibles » [Cf. pour d’amples détails concernant l’analyse de Bobbio des
rapports complexes entre la doctrine du droit naturel et celle du positivisme juridique, « Jusnaturalisme et
positivisme juridique » dans Essais de théorie du droit, pp. 39-53]. La seconde est que « la répudiation du droit
naturel est commune à d’autres courants de la pensée juridique, de l’École historique allemande à l’École réaliste
américaine, qui ne peuvent être confondus, ni historiquement, ni idéologiquement, ni philosophiquement, avec le
positivisme juridique ».
4
Ibid., p. 24. Bobbio précise le sens qu’il attribue à chacun des trois aspects. Par « mode d’approcher l’étude du
droit » il entend, non pas la méthode avec ses techniques et ses instruments de recherche, mais plutôt « la
délimitation de l’objet de la recherche qui révèle une certaine orientation vers l’étude de certains problèmes plutôt
que d’autres, ou une certaine attitude dans les comparaisons de la fonction même de la recherche ». Par « théorie »
il entend « un ensemble d’assertions liées entre elles, avec lesquelles un certain groupe de phénomènes est décrit,
interprété, porté à un niveau plus élevé de généralisation, unifié ensuite en un système cohérent ». Et par
« idéologie » il entend « une certaine prise de position en face d’une réalité donnée : une telle prise de position est
fondée sur un système plus ou moins conscient de valeurs, et s’exprime en jugements de valeur qui tendent à

224
distinguer nettement ces trois aspects entre lesquels il n’existe pas de rapport logiquement ou
causalement nécessaire1.

Relativement au premier aspect2, « le positivisme juridique est caractérisé par la nette


distinction entre droit réel et droit idéal, ou, avec d’autres expressions équivalentes, entre le
droit comme fait et le droit comme valeur ; le droit tel qu’il est et le droit tel qu’il doit être ; et
par la conviction que le droit dont doit s’occuper le juriste est le premier, et non le second ». Le
mode positiviste d’approcher l’étude du droit est donc précisément le mode « scientifique »
dont l’orientation se caractérise fondamentalement par l’« objectivité », c'est-à-dire par « une
abstention de toute prise de position en face de la réalité observée », bref, par « une neutralité
éthique ». Dans cette perspective scientifique, le positiviste juridique est « celui qui prend en
face du droit, une attitude non appréciative, ou objective, ou éthiquement neutre, à savoir celui
qui prend, pour distinguer une règle juridique d’une règle non juridique, le fait d’être tirée de
faits vérifiables (…), et non pas la correspondance ou la non correspondance à un certain
système de valeurs ». Le positiviste juridique, de par son orientation foncièrement scientifique,
repousse donc toute conception qui « inclut dans la définition du droit des éléments finalistes,
par exemple la satisfaction du bien commun, la réalisation de la justice, la protection des droits
de liberté, la promotion du bien-être ». Pour lui, « l’objet de la science du droit est le droit
positif », c'est-à-dire « cet ensemble de règles fixées selon des procédures établies, qui sont
habituellement suivies par les citoyens et appliquées par les juges »3.

exercer une influence sur la réalité même, la conservant comme elle est si l’appréciation est positive, la modifiant
si l’appréciation est négative ».
1
Selon Bobbio (Ibid.,p. 25), « le positivisme, comme moyen d’approche de la théorie du droit, ne produit pas
nécessairement, ni n’implique cette théorie particulière du droit qu’on a coutume d’appeler positivisme juridique ;
et la théorie du positivisme juridique ne produit pas nécessairement ni n’implique l’idéologie qu’on a coutume
d’attribuer aux défenseurs du positivisme juridique » ; et de cette distinction Bobbio tire deux critères
méthodologiques ; le premier est formulé ainsi : « Individualiser un juriste comme positiviste juridique
relativement au mode de considérer le droit, ne signifie pas qu’il soit tel au regard de la théorie et de l’idéologie ;
l’individualiser comme positiviste juridique au regard de la théorie du droit, ne signifie pas qu’il soit tel au regard
de l’idéologie » ; le second est formulé ainsi : « L’approbation ou la condamnation d’un aspect du positivisme
juridique n’implique pas l’approbation ou la condamnation des deux autres ». Dans un autre article, intitulé
« Jusnaturalisme et positivisme juridique », Bobbio, soulignant « la variété et la complexité des rapports en
jusnaturalisme et positivisme juridique » qui découlent de la diversité de leurs significations, écrit : « Je crois que
la manière la plus sage de répondre à la question de savoir si tel auteur est jusnaturaliste ou positiviste est de hocher
la tête, en disant… cela dépend. Cela dépend du point de vue que l’on adopte pour en juger. Il peut arriver que
l’on soit positiviste d’un certain point de vue, et jusnaturaliste d’un autre. J’invoquerai, pour ce qu’il vaut, et à titre
d’exemple, mon cas personnel ; sur le plan de l’idéologie où aucune tergiversation n’est possible, je suis
jusnaturaliste. Sur le plan de la méthode, je suis un positiviste avec autant de conviction. Enfin, sur le plan de la
théorie du droit, je ne suis ni l’un ni l’autre » (Ibid., p. 52-53).
2
Cf. pour tous les éléments de ce paragraphe, Ibid., pp.25-26.
3
Dans « Jusnaturalisme et positivisme juridique », Bobbio résume le positivisme juridique comme méthode (au
sens large) dans les termes suivants : « Le positivisme est une manière de comprendre l’étude scientifique du droit,
et donc la tâche du juriste. Le but de la science du droit est de considérer le droit tel qu’il est, et non tel qu’il devrait
être. A la base de cette théorie de la science du droit, une nette séparation se trouve présupposée entre la validité

225
Relativement au deuxième aspect1, le positivisme juridique correspond, historiquement,
à la théorie étatique du droit (théorie stato-légale) et désigne cette « conception particulière du
droit qui lie le phénomène juridique à la formation d’un pouvoir central, souverain, capable
d’exercer la contrainte : l’État ». De l’avis de Bobbio, c’est Ehrlich qui a donné l’exposé le plus
convaincant et le plus serré du positivisme juridique comme théorie lorsque, dans son « Die
juristiche Logik » (1918), il avait caractérisé la méthode traditionnelle du juriste qu’il
combattait « par ces trois principes : 1) toute décision judiciaire présuppose toujours une règle
préexistante ; 2) cette règle préexistante est toujours posée par l’État ; 3) l’ensemble des règles
posées par l’État constitue une unité ». C’est donc en tant que théorie étatiste du droit que le
positivisme juridique implique les théories bien connues que voici : « Au regard de la définition
générale du droit, son caractère impératif et coercitif ; au regard de l’ensemble des règles et de
l’ordonnancement, leur caractère complet et cohérent ; au regard de la théorie des sources, la
considération de la loi comme source principale, l’abaissement du droit coutumier au rôle de
source subsidiaire et inférieure, l’élimination, du nombre des sources, du droit judiciaire ; au
regard du problème de la méthode ou de la nature de la science juridique, la théorie de
l’interprétation déclarative ou mécanique, la considération de la science du droit comme
herméneutique (école française de l’exégèse) ou comme dogmatique (école pandectiste
allemande) »2.

Relativement enfin au troisième aspect 3, le positivisme juridique « représente la


croyance en certaines valeurs, et sur la base de cette croyance l’attribution au droit tel qu’il est,
par le seul fait de son existence, d’une valeur positive, indépendamment de toute considération
sur sa correspondance à un droit idéal ». Ainsi, l’idéologie du positivisme juridique désigne une
obligation morale d’obéir aux normes juridiques4. Elle fonde, cependant, ce devoir
d’obéissance sur « deux types différents d’argumentation : 1) le droit positif, par le seul fait

et la valeur du droit, entre les règles qui peuvent être valides sans être justes – auxquelles la science du droit
s’intéresse – et celles qui peuvent être justes sans être valides. Les premières sont le seul objet de l’étude
scientifique du droit. Le positivisme est parvenu à cette séparation en considérant le droit comme un simple fait
historique, en faisant donc abstraction de toute légitimation éthique, c'est-à-dire en faisant abstraction du problème
du fondement du droit auquel le jusnaturalisme a toujours apporté soin », Ibid., p. 44-45.
1
Cf. pour tous les éléments de ce paragraphe, Ibid., pp. 26-27.
2
Dans « Jusnaturalisme et positivisme juridique », Bobbio résume le positivisme juridique comme théorie dans
les termes suivants : « En tant que théorie générale du droit, le positivisme juridique a alimenté un courant
particulier de la pensée juridique, caractérisé par la réduction du droit au droit étatique, et ce dernier à un produit
du législateur, en découle l’attribution des caractères propres du droit d’origine législative de l’État moderne –
généralité, caractère impératif, contrainte, complétude présumée – au droit en général », Ibid., p. 44.
3
Cf. pour tous les éléments de ce paragraphe, Ibid., pp. 27-28.
4
Dans « Jusnaturalisme et positivisme juridique », Bobbio résume son idée du positivisme juridique comme
idéologie dans les termes suivants : « En tant qu’idéologie, le positivisme juridique se réduit, en dernière analyse,
à affirmer que les lois doivent être obéies inconditionnellement, c'est-à-dire indépendamment de leur contenu,
qu’il existe une obligation morale d’obéir aux lois valides », Ibid., p. 44.

226
d’être positif, c'est-à-dire d’être l’émanation d’une volonté dominante, est juste ; ou encore le
critère pour juger de la justice ou de l’injustice des lois coïncide parfaitement avec celui qui est
adopté pour juger de leur validité ou de leur invalidité ; 2) le droit, comme ensemble de règles
imposées par le pouvoir qui détient le monopole de la force dans une société déterminée, sert,
par son existence même, indépendamment de la valeur morale de ses règles, à l’obtention de
certains buts désirables, comme l’ordre, la paix, la sûreté et en général la justice légale »1.

✓ Hans Kelsen : la théorie pure du droit

Dans la préface écrite pour la première édition et qui a été reproduite dans la seconde
édition de la TPD, Kelsen déclare que toute son entreprise, qui consistait dans le développement
d’ « une théorie pure du droit, c’est-à-dire une théorie épurée de toute idéologie politique et de
tous éléments ressortissant aux sciences de la nature, consciente de son individualité, qui est
liée à la légalité propre de son objet », visait, dès les débuts, un but précis, celui d’ « élever la
science du droit (…) au rang d’une véritable science », en l’orientant « à poursuivre comme
objectif uniquement la connaissance du droit» et en rapprochant « les résultats de cette œuvre
de connaissance de l’idéal de toute science, l’objectivité et l’exactitude » (p. 3).

La théorie pure du droit désigne « une théorie du droit positif – du droit positif en
général », et en même temps « une théorie générale du droit (à ce titre, elle comprend, bien
entendu, une théorie de l’interprétation juridique) ». Le fait qu’elle soit une théorie signifie
qu’« elle se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet » : son rôle est
« d’établir ce qu’est le droit et comment il est », et non pas « de dire comment le droit devrait
ou doit être ou être fait ». Et le fait qu’elle soit pure signifie qu’elle s’assigne comme « principe
méthodologique fondamental » celui d’« assurer une connaissance du droit, du seul droit, en
excluant de cette connaissance tout ce qui ne se rattache pas à l’exacte notion de cet objet »,
c'est-à-dire de « débarrasser la science du droit de tous les éléments qui lui sont étrangers » (p.
9).

1
Dans ce même sens : « Il est nécessaire (…) de distinguer la doctrine qui fonde l’obligation morale d’obéir aux
lois positives sur l’affirmation que les lois positives sont justes en tant que telles (est juste ce qui est commandé,
est injuste ce qui est défendu), de la doctrine qui fonde la même obligation sur l’affirmation que les lois positives,
qu’elles soient justes ou injustes, bonnes ou mauvaises, doivent être obéies, parce qu’elles servent à réaliser des
valeurs sans lesquelles aucune société ne pourrait survivre, comme l’ordre, la paix, la sûreté, en général la justice
légale (…). Pour la seconde doctrine, qui est celle attribuée le plus souvent aux positivistes, l’obligation morale
d’obéir aux lois est doublement conditionnée : 1) par la reconnaissance que les lois soient des moyens propres à
rejoindre le but qui leur est propre ; 2) par la reconnaissance que les valeurs garanties par le droit n’entrent pas en
conflit avec d’autres valeurs, comme le respect de la vie, de la liberté, de la dignité humaine, que la conscience
morale juge supérieures », Ibid., p. 31-32.

227
La pureté méthodologique de la science du droit trouve sa première manifestation dans
l’exigence d’établir une limite qui la sépare des sciences de la nature, c’est-à-dire qui sépare le
droit de la nature. Pour trouver cette limite, Kelsen commence par établir une distinction, au
sein d’ « un fait quelconque qui est interprété comme de nature juridique ou comme ayant
rapport au droit – par exemple, une résolution de parlement, un acte administratif, un jugement,
un contrat, ou bien un délit », entre « deux éléments : le premier est un acte ou une série d’actes
perceptibles par les sens, qui se déroulent dans le temps et dans l’espace, c’est un processus
extérieur de comportements humains ; l’autre élément est la signification de l’acte au regard et
en vertu du droit » (p. 10). Ensuite, il distingue la signification subjective de la signification
objective des actes, c'est-à-dire la signification qu’un homme agissant de façon rationnelle
associe à ses actes de celle qui « leur est donnée par le droit, celle qu’ils ont selon le droit, et en
droit » (p. 11). Le but de ces deux distinctions est d’isoler le sens spécifiquement juridique des
actes, c'est-à-dire leur signification objective, à la fois de la réalité naturelle régie par le principe
de causalité, et de la signification subjective. Or, cette signification objective, ce sens
proprement juridique, les actes « les reçoivent de normes qui ont trait à eux » (p.12). Il en ressort
que « la connaissance juridique a pour objet les normes qui ont le caractère de normes juridiques
et qui confèrent à certains faits le caractère d’actes de droit (ou d’actes contre le droit), que « le
droit, qui forme l’objet de cette connaissance, est un ordre ou règlement normatif de l’action
humaine, c’est-à-dire un système de normes qui règlent la conduite d’êtres humains » (p. 13)1.

Pour Kelsen, c’est cette définition du droit comme norme qui trace la limite qui le sépare
de la nature, et corrélativement celle qui sépare la science du droit des sciences de la nature.
Cependant, il fait remarquer que, étant donné que « les normes juridiques ne sont pas (…) les
seules normes sociales », la science du droit « n’est donc pas la seule discipline qui ait pour
objectif la connaissance et l’analyse de normes sociales » (p. 65). Et c’est justement pour cette
raison que la pureté méthodologique de la science du droit exige, en plus, d’établir une limite
qui la sépare clairement de l’éthique, c'est-à-dire qui sépare le droit de la morale2.

Pour trouver cette deuxième limite, Kelsen commence par rejeter plusieurs conceptions
traditionnelles relatives à ce sujet : 1) celle qui distingue la morale et le droit « par les actes que

1
« L’assertion, qui est évidente, que l’objet de la science du droit est le droit, inclut l’assertion – qui est moins
évidente – que la science du droit a pour objet les normes juridiques – toutes ou certaines (…). La science du droit
vise à comprendre son objet ‘juridiquement’, c'est-à-dire du point de vue du droit. Mais comprendre quelque chose
juridiquement, c’est évidemment, ce ne peut être que le comprendre comme droit, autrement dit : comme norme
juridique ou contenu d’une norme juridique, comme déterminé par une norme juridique » (p. 77).
2
Les termes d’« éthique » et de « morale » sont utilisés, chez Kelsen, dans un sens large : la morale englobe
l’ensemble des normes sociales autres que juridiques, alors que l’éthique désigne la discipline qui entreprend de
connaître et d’analyser ces normes (Cf. p. 65).

228
les normes de ces deux ordres sociaux prescriraient respectivement aux hommes » ; 2) celle qui
défend que « le droit prescrirait un comportement externe, alors que la morale prescrirait, elle,
un comportement interne » ; 3) celle qui fonde la séparation du droit de la morale
essentiellement sur « le point de la création de leurs normes » et « sur celui de leur
application » ; et finalement 4) celle qui trouve une différence entre le droit et la morale dans
ce que ces deux ordres sociaux ordonnent ou défendent respectivement » (pp. 67-70). Contre
toutes ces conceptions, Kelsen affirme que « le droit ne peut être distingué essentiellement de
la morale que si (…) on le conçoit comme un ordre de contrainte, c'est-à-dire comme un ordre
normatif qui cherche à provoquer des conduites humaines en attachant aux conduites contraires
des actes de contrainte, socialement organisés, alors que la morale, elle, est un ordre social qui
n’établit pas de semblables sanctions, mais dont les sanctions se trouvent uniquement dans
l’approbation des conduites conformes aux normes et la désapprobation des conduites
contraires aux normes, l’emploi de la force physique n’entrant par conséquence absolument pas
en ligne de compte » (p. 70).

Qu’est-ce qui découle, maintenant, de cette séparation du droit et de la morale ? Il en


découle que « la validité des ordres juridiques positifs est indépendante de leur conformité ou
de leur non-conformité à un système moral quel qu’il soit » (p. 74), et que la science du droit,
ayant seulement à connaître et à décrire son objet, n’a pas pour fonction d’apprécier cet objet,
c'est-à-dire de l’approuver ou de le désapprouver : plus particulièrement, « il n’est pas du rôle
de la science du droit de légitimer le droit ; il ne lui appartient absolument pas de justifier l’ordre
normatif, que ce soit par une morale absolue ou par une morale relative » (p. 76).

Par ailleurs, la théorie pure du droit distingue le droit de la science du droit, c'est-à-dire
les normes juridiques des propositions de droit qui décrivent ces normes. La norme est « la
signification d’un acte par lequel une conduite est ou prescrite, ou permise et en particulier
habilitée » (p. 13) ; elle constitue donc un « devoir être » (Sollen) et, comme telle, elle se
distingue nettement de l’« être » (Sein) que représente l’acte de volonté qui la pose. Il s’ensuit,
selon Kelsen, que « la façon correcte d’exprimer l’ensemble des données qu’apporte un tel acte
de volonté consistera à dire : A veut que B doive se conduire de telle façon. La première partie
de la proposition se rapporte à un Sein, le fait réel (…) de l’acte de volonté ; la seconde partie,
à un Sollen, à une norme qui est la signification de cet acte » (p. 14). D’où la détermination
suivante : « Les normes juridiques sont créées par les organes juridiques et doivent être
appliquées par eux et obéis par les sujets de droit » (p. 79). Pour connaître ces normes, la science
du droit formule des propositions de droit, lesquelles sont « des jugements hypothétiques qui

229
énoncent qu’au regard d’un certain ordre juridique, national ou international, donné à la
connaissance juridique, si certaines conditions définies par cet ordre sont réalisées, certaines
conséquences qu’il détermine doivent avoir lieu » (p. 79).

Pour Kelsen, cette distinction entre propositions de droit et normes juridiques, qui révèle
« la différence radicale qui existe entre la fonction de la connaissance juridique et la fonction
de l’autorité juridique »1, se manifeste en ceci que les normes « ne sont pas des jugements »,
mais constituent des prescriptions (ordres, impératifs, permissions ou habilitations) ; en effet,
alors que « le droit ordonne, permet, habilite, [mais] ne ‘renseigne pas’ » (p. 79), la science du
droit, quant à elle, « ne peut que décrire le droit ; elle ne peut pas prescrire quelque chose » (p.
80-81) ; elle se manifeste aussi en ceci que « les propositions normatives (Sollsätze) formulées
par la science du droit (…) peuvent être vraies ou fausses, alors que les normes (Sollnormen)
posées par l’autorité juridique (…) ne sont pas vraies ou fausses, mais seulement valables ou
non-valables » (p. 81). Ceci veut dire que la norme juridique et la proposition qui la décrit sont
deux données qui, d’un point de vue logique, ont un caractère différent : elles se rapportent
toutes les deux au devoir-être (Sollen), mais « le Sollen de la proposition juridique n’a pas,
comme le Sollen de la norme juridique, un sens prescriptif ; il n’a qu’un sens descriptif » (p.
82).

Pour expliciter ce concept manifestement compliqué de « Sollen descriptif », Kelsen


reprend sa distinction générale entre sciences sociales et sciences naturelles, en cherchant cette
fois à lui donner un fondement épistémologique. Pour lui, cette distinction n’est possible qu’à
la condition de concevoir la société généralement, le droit particulièrement, comme un ordre
normatif de conduite humaine2 ; or, « dans la description d’un ordre normatif de la conduite
réciproque d’êtres humains, vient à application cet autre principe d’ordre, différent du principe
de causalité, que l’on peut dénommer imputation ». C’est donc ce principe qui est appliqué dans

1
« A la science du droit, il appartient de connaître le droit – pour ainsi dire du dehors −, et, sur la base de cette
connaissance, de le décrire ou analyser. En tant qu’autorités juridiques, les organes juridiques ont d’abord à créer
le droit – c’est la condition nécessaire pour qu’il puisse être ensuite connu et décrit par la science du droit » (p.
79).
2
En effet, partant de l’idée que la nature « est un certain ordre des choses ou un système d’éléments qui sont unis
les uns aux autres par la relation de cause à effet, c'est-à-dire conformément à un principe que l’on appelle la
causalité », Kelsen considère que « s’il doit exister une science sociale différente des sciences de la nature, il faut
nécessairement qu’elle décrive son objet d’après un principe différent du principe de causalité »; or, pour satisfaire
à cette exigence, c'est-à-dire pour comprendre la société comme un objet différent de l’ordre naturel fondé sur la
légalité causale, celle-ci doit être comprise « comme un ordre normatif de la conduite réciproque d’êtres humains »
; il en va d’ailleurs de même pour le droit en particulier : « C’est seulement s’il apparaît comme un ordre de ce
type qu’il peut être distingué, en tant que phénomène social, de la nature, et que la science juridique peut être
séparée, en qualité de science sociale, des sciences de la nature » (p. 84).

230
les propositions qui décrivent les normes juridiques, et qui permet de séparer
épistémologiquement la science du droit, comme science sociale, des sciences de la nature.

Une première propriété de ce principe est fournie par l’analogie qu’il offre avec le
principe de causalité qui fonde les sciences de la nature : ils jouent (le premier dans les
propositions juridiques, le second dans les lois naturelles) le même rôle, celui de lier l’un à
l’autre deux éléments1. Seulement, et c’est là que se manifeste la propriété caractéristique du
principe d’imputation et par conséquent le trait distinctif de la science du droit, « le lien
qu’énonce la proposition juridique a une signification radicalement différente de celui que pose
la loi naturelle, et qui est la causalité » : « dans la proposition juridique, il n’est pas dit, comme
dans la loi naturelle, que si A est, B est ; il y est dit que, si A est, B doit être (Soll sein) ; et ceci
n’implique nullement que B sera réellement chaque fois que A sera » (p. 85). Autrement dit,
dans la proposition de droit selon laquelle « dans certaines conditions, telle conséquence doit
(soll) intervenir », le mot « devoir (Sollen) » exprime uniquement la connexion établie dans une
norme juridique, elle-même posée par un acte de volonté de l’autorité juridique, entre les faits
constitués en condition et ceux constitués en conséquence 2 : « L’emploi du mot Sollen par et
dans les propositions juridiques formulées par la science du droit ne fait en aucune façon
qu’elles prennent la signification autoritaire des normes juridiques qu’elles décrivent ; dans les
propositions juridiques, le Sollen a un caractère simplement descriptif. (…) Une proposition
juridique demeure une description objective, elle ne devient pas prescription. (…), elle énonce
simplement le lien qui unit deux faits, c'est-à-dire une connexion fonctionnelle » (p. 88).

Une dernière distinction introduite par la théorie pure du droit, et qui nous intéresse dans
cet exposé, est celle qui oppose la dynamique du droit à la statique du droit. Cette distinction
est intimement liée au concept de validité. Dans le titre V de la TPD (intitulé Dynamique du

1
Car, si la forme générale de la proposition juridique est du type : « Dans telle ou telle condition, que détermine
l’ordre juridique, un acte de contrainte qu’il définit doit avoir lieu [Ex. : si un homme commet un crime, une peine
doit être prononcée contre lui] », force est de constater que « les propositions juridiques lient donc l’un à l’autre
deux éléments, exactement comme les lois naturelles » (Cf. p. 85).
2
Dans cette perspective, le principe d’imputation désigne la connexion entre condition et conséquence établie par
une norme et exprimée dans la proposition juridique par le mot Sollen ; ce mot étant d’ailleurs pris dans un sens
général qui englobe les trois fonctions normatives suivantes : la prescription (la conséquence prescrite),
l’habilitation (la conséquence habilitée) et la permission (la conséquence positivement permise). Ainsi, « la
distinction entre l’imputation et la causalité consiste (…) en ceci que la relation entre condition et conséquence
qui est posée dans une loi morale ou dans une loi juridique est établie par une norme posée par l’homme, alors que
la relation qui est énoncée dans la loi naturelle entre la condition-cause et la suite-effet est, elle, indépendante de
toute semblable intervention. Si l’on considère que l’acte qui établit la relation de condition à conséquence dans
une loi morale ou dans une loi juridique a pour sens spécifique une norme, on pourra qualifier cette relation de
normative – par opposition aux relations causales. ‘Imputation’ désigne une relation normative. C’est cette relation
– et rien d’autre – qu’exprime le terme sollen lorsqu’il est utilisé dans une loi morale ou dans une loi juridique »
(p. 98).

231
droit), Kelsen commence justement par soulever le problème suivant : si le droit est un ordre
normatif, la question se pose alors de savoir ce qui fonde l’unité de cet ordre, c'est-à-dire le
fondement de sa validité. Ensuite, il précise que : « dire qu’une norme se rapportant à la
conduite d’êtres humains ‘est valide’, c’est affirmer qu’elle est obligatoire, que ces individus
doivent se conduire de la façon qu’elle prévoit » ; ce qui signifie que le fait de se
demander pourquoi une norme est valable, n’est rien d’autre que le fait de se
demander pourquoi les individus doivent obéir à cette norme. Or, dans la mesure où « de ce que
quelque chose est, il ne peut pas s’ensuivre que quelque chose doit être », il en ressort, selon
lui, que « la validité d’une norme ne peut avoir d’autre fondement que la validité d’une autre
norme », et que « la norme qui constitue le fondement de validité d’une autre est par rapport à
celle-ci une norme supérieure ». Mais, comme « il est impossible que la quête du fondement de
la validité d’une norme se poursuive à l’infini », il s’ensuit que cette quête « doit nécessairement
prendre fin avec une norme que l’on supposera dernière et suprême ». Cette norme suprême,
qui n’est pas posée mais seulement supposée, et dont la validité ne peut être déduite d’une
norme supérieure, Kelsen l’appelle : la norme fondamentale (Grundnorm). Conclusion :
« Toutes les normes dont la validité peut être rapportée à une seule et même norme
fondamentale forment un système de normes, un ordre normatif. La norme fondamentale est la
source de la validité de toutes les normes qui appartiennent à un seul et même ordre ; elle est le
fondement commun de leur validité. L’appartenance d’une norme à tel ou tel ordre à sa source
dans le fait que le fondement ultime de sa validité est la norme fondamentale de cet ordre »1.

Sur la base de cette conclusion, Kelsen distingue deux types de systèmes de


normes, selon la nature du fondement de leur validité : le type statique et le type dynamique. Il
appelle un système de normes statique celui « dont tant le fondement de validité que le contenu
de validité sont (…) déduits d’une norme supposée comme norme fondamentale », et un
système de normes dynamique celui qui se caractérise par le fait que « la norme fondamentale
présupposée ne contient rien d’autre que l’institution d’un fait créateur de normes, l’habilitation
d’une autorité créatrice de normes, ou – cela revient au même – une règle qui détermine
comment doivent être créées les normes générales et les normes individuelles de l’ordre qui
repose sur cette norme fondamentale »2. Par rapport à cette distinction, Kelsen considère que

1
Pour toutes les citations de ce paragraphe, cf. pp. 193-195.
2
Respectivement p. 195 et p. 196. La différence entre système statique et système dynamique tient donc au fait
que l’on considère que la norme fondamentale fournit le fondement de la validité aussi bien que le contenu de
validité des normes que l’on peut en déduire au moyen d’une opération logique (c'est-à-dire en concluant du
général au particulier), ou qu’elle se borne à déléguer une autorité créatrice de normes, c'est-à-dire à poser une
règle conformément à laquelle les normes du système doivent être créées.

232
« les systèmes de normes qui se présentent comme des ordres juridiques ont pour l’essentiel un
caractère dynamique » ; ce qui veut dire qu’ « une norme juridique n’est pas valable parce
qu’elle a un certain contenu, c'est-à-dire parce que son contenu peut être déduit par voie de
raisonnement logique d’une norme fondamentale supposée, elle est valable parce qu’elle est
créée d’une certaine façon, et plus précisément, en dernière analyse, d’une façon qui est
déterminée par une norme fondamentale, norme supposée » ; conclusion : « N’importe quel
contenu peut être droit »1.

De cet aspect dynamique du droit, Kelsen tire l’idée que l’ordre juridique est une
pyramide de normes : « En accord avec le caractère dynamique de l’unité des ordres juridiques,
une norme est valable si et parce qu’elle a été créée d’une certaine façon, celle que détermine
une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la
première. Pour exprimer la relation en question, on peut utiliser l’image spatiale de la
hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination. La norme qui règle la création est la norme
supérieure, la norme créée conformément à ses dispositions est la norme inférieure. L’ordre
juridique n’est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang, mais un
édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d’un
certain nombre d’étages ou couches de normes juridiques » (p. 224).

Un autre point qui nous intéresse dans cet exposé des grandes articulations de la
théorie pure du droit concerne la manière suivant laquelle cette dernière conçoit le conflit des
normes, l’application du droit et le problème des lacunes dans l’ordre juridique.

S’agissant du conflit des normes, la position de Kelsen est nuancée : il affirme d’abord
que « parce qu’elle est le fondement de validité de toutes les normes qui appartiennent à un seul
et même ordre juridique, la norme fondamentale assure l’unité de ces normes dans leur
pluralité », mais reconnaît ensuite qu’« on ne peut pas nier qu’il est possible qu’en fait des
organes juridiques posent des normes entre lesquelles il y ait conflit. (…) un tel conflit existe
lorsqu’une de ces normes dispose qu’une certaine conduite doit avoir lieu, alors que l’autre
dispose que doit avoir lieu une conduite inconciliable avec la première ». Nous voyons bien
qu’il s’agit là de deux affirmations manifestement opposées. Mais, Kelsen considère que cette
opposition peut être dépassée dans la mesure où « la connaissance du droit cherche – comme

1
P. 197 ; « la norme fondamentale d’un ordre juridique n’est pas une norme matérielle qui serait supposée comme
fondamentale parce que son contenu serait considéré comme immédiatement évident et de laquelle se laisseraient
déduire logiquement des normes de conduite humaine – comme le particulier du général. Les normes d’un ordre
juridique doivent nécessairement être posées par un acte de création particulier. Ce sont des normes posées, c'est-
à-dire positives, elles sont les éléments d’un ordre positif » (p. 198).

233
toute connaissance – à concevoir son objet comme un tout pleinement intelligible », c'est-à-dire
en partant de « l’idée que les conflits de normes peuvent être résolus » ; autrement dit, la science
du droit peut décrire les normes en propositions non-contradictoires même lorsque ces normes
entrent en fait en conflit l’une avec l’autre. Cette possibilité se réalise suivant des formes
différentes selon « qu’il s’agit d’un conflit entre normes du même degré ou d’un conflit entre
une norme de degré supérieur et une norme de degré inférieur ».

Pour le premier cas, le maître autrichien envisage les situations suivantes : 1) « s’il s’agit
de normes générales qui ont été posées par un seul et même organe, mais à des moments
différents, la validité de la norme posée le plus récemment annule la validité de la norme posée
plus anciennement et qui la contredit » ; 2) s’il s’agit d’un conflit entre des normes générales
qui ont été posées en même temps, c'est-à-dire « par un seul et même acte d’un seul et même
organe », les possibilités qui s’offrent pour résoudre ce conflit sont les suivantes : « ou bien on
peut interpréter les deux dispositions en ce sens que les organes chargés d’appliquer la loi, les
tribunaux par exemple, se voient reconnaître le pouvoir de choisir entre les deux normes ; ou
bien, lorsque (…) les deux normes ne se contredisent que partiellement, on peut admettre que
l’une des normes limite la validité de l’autre » ; 3) s’il s’agit d’un « conflit entre deux normes
individuelles, par exemple deux décisions de justice », « le conflit est résolu par le fait que
l’organe chargé de l’exécution matérielle des normes a le choix de se conformer ou à l’une ou
l’autre des deux décisions ou normes individuelles ». Pour le second cas, Kelsen affirme tout
simplement ceci : « Entre une norme de degré supérieur et une norme de degré inférieur, c'est-
à-dire entre une norme qui régit la création d’une autre et cette dernière, il ne peut pas exister
de conflit, puisque c’est la norme du degré supérieur qui est le fondement de la validité de la
norme du degré inférieur. Considérer une norme de degré inférieur comme valable, c’est
nécessairement admettre qu’elle répond à la norme de degré supérieur »1.

S’agissant ensuite de la question de l’application du droit, la position de Kelsen sur ce


point découle de sa conception du droit comme ordre normatif dynamique et pyramidal. En
effet, selon cette conception, « l’ordre juridique est un système de normes générales et de
normes individuelles qui sont unies les unes aux autres par le fait que la création de chacune
des normes qui appartient à ce système est réglée par une autre norme du système, et, en dernière
analyse, par sa norme fondamentale ». Or, il ressort de cette conception que « la création d’une
norme qui est réglée par une autre norme constitue une application de cette dernière » ; d’où
cette première formulation du statut de l’application du droit : « L’application du droit est en

1
Pour toutes les citations concernant le conflit des normes juridiques, cf. pp. 206-209.

234
même temps création du droit » ; autrement dit « tout acte juridique est à la fois application
d’une norme supérieure et création, réglée par cette norme, d’une norme inférieure ».

En revanche, il faut préciser que cette formulation ne rend pas compte des cas-limites :
celui « des actes qui ne sont qu’application du droit, et nullement création du droit », et celui
de l’acte de création du droit positif « qui n’est pas lui-même application d’une norme juridique
positive ». Ainsi, l’application du droit dans un ordre juridique étatique peut être décrite plus
exactement en intégrant ces cas : « La norme fondamentale qui règle la création de la
Constitution n’est pas elle-même l’application d’une norme supérieure. Mais la création de la
Constitution a lieu en application de la norme fondamentale. Ensuite, la création des normes
juridiques générales par la législation et par la coutume a lieu en application de la Constitution ;
puis, en application de ces normes générales a lieu la création des normes individuelles par des
décisions juridictionnelles et des décisions administratives. Seule la réalisation de contrainte
statuée par ces normes individuelles (…) a lieu en application des normes individuelles qui les
règlent sans être elles-mêmes création d’une norme ». D’où cette formulation plus précise du
statut de l’application du droit : « L’application du droit est ainsi ou la création d’une norme
inférieure sur la base d’une norme supérieure, ou la réalisation de l’acte de contrainte statué
dans une norme »1.

S’agissant enfin de la question des lacunes en droit, la position de Kelsen prend le


contre-pied de ce qu’il appelle la doctrine traditionnelle qui soutient que « le droit en vigueur
n’est pas susceptible d’être appliqué dans un cas concret, lorsqu’il ne contient aucune norme
générale qui s’y rapporte », et que, par conséquence, « le tribunal qui doit statuer sur un cas qui
se présente de cette façon devrait nécessairement combler la lacune en créant une norme
juridique qui y corresponde » (p. 245). L’erreur de cette doctrine vient, selon lui, de ce qu’elle
repose sur la méconnaissance du fait que « l’ordre juridique règle la conduite humaine, non pas
seulement de façon positive, en prescrivant une certaine conduite, c'est-à-dire en obligeant à
cette conduite, mais également de façon négative, en permettant une certaine conduite par le

1
Pour toutes ces citations concernant l’application du droit, cf. pp. 235-237. Soulignons enfin que Kelsen précise
aussi que « la création des normes inférieures peut être réglée par les normes supérieures à un degré variable » ;
en effet, 1) « les normes supérieures peuvent déterminer l’organe par lequel et la procédure selon laquelle seront
créées les normes inférieures » ; 2) «Elles peuvent aussi déterminer par ailleurs le contenu de ces normes » ; 3)
mais elles peuvent aussi déterminer « uniquement l’organe, c'est-à-dire l’individu ou les individus qui auront à
créer une norme inférieure, abandonnant pour le reste à la discrétion de cet organe la détermination de la procédure,
aussi bien que la détermination du contenu de la norme à créer » ; ainsi, « la question de savoir si un acte a le
caractère de création de droit ou d’application du droit dépend de la mesure dans laquelle la fonction de l’organe
qui pose l’acte est préalablement réglementée et déterminée par l’ordre juridique ».

235
fait de ne pas la défendre », c'est-à-dire du fait que « ce qui n’est pas juridiquement défendu est
juridiquement permis »1.

Ainsi, contrairement aux vues de la doctrine traditionnelle, Kelsen affirme que « les
tribunaux peuvent toujours décider des cas concrets qui leur sont soumis en leur appliquant
l’ordre juridique ; [et que] ceci reste vrai même dans l’hypothèse où le tribunal saisi estime que
cet ordre ne contient pas une norme générale qui règle la conduite du défendeur ou de l’accusé
de façon positive (…). [Car] dans ce cas en effet, leur conduite est réglée par l’ordre juridique
de façon négative, c'est-à-dire que, ne leur étant pas juridiquement défendue, la conduite en
question leur est en ce sens permise » (p. 245). Ceci veut dire que, d’un point de vue théorique,
le droit positif est, logiquement, toujours applicable ; car même dans les cas où il est impossible
d’appliquer une norme déterminée, il reste que « l’application de l’ordre juridique [qui – en tant
que tel – contient un principe de permission], elle, est possible », et que cette application
« représente, elle aussi, une application du droit »2. Notons, pour finir, que la négation de

1
P. 243. Kelsen réfère ici au titre « Réglementation positive et réglementation négative : ordonner, habiliter,
permettre » (pp. 23-24) qui explique ce point dans les termes suivants : « La conduite humaine réglée par un ordre
normatif consiste ou bien en une action définie par cet ordre ou en l’abstention d’une telle action. La réglementation
de la conduite humaine par un ordre normatif a lieu soit d’une façon positive, soit d’une façon négative. La
réglementation présente un caractère positif, tout d’abord lorsqu’une norme commande à un homme soit une action
déterminée soit l’abstention d’une certaine action (…). Il y a également réglementation positive, en deuxième lieu,
lorsqu’une norme confère à un individu le pouvoir de provoquer au moyen d’une certaine action des conséquences
définies par l’ordre normatif, en particulier – quand l’ordre règle sa propre création – le pouvoir de créer des
normes ou de participer à la création des normes ; en troisième lieu, lorsque l’ordre juridique qui prescrit des actes
de contraintes confère à un individu le pouvoir d’accomplir ces actes de contrainte, dans le cas où telles ou telles
conditions sont données ; et enfin lorsqu’une norme permet à un individu d’agir d’une manière qui, de façon
générale, est défendue, la norme en question vient donc limiter le domaines de validité de la norme générale
d’interdiction (….). La conduite humaine est réglée de façon négative par un ordre normatif lorsque telle action
ou telle abstention n’est ni défendue expressément par une de ses normes, ni positivement permise par une norme
spéciale dérogatoire à une norme générale de prohibition ; l’action ou l’abstention ne sont alors permises qu’en un
sens purement négatif ».
2
P. 246 ; concernant cette idée selon laquelle l’application du droit n’est pas logiquement exclue dans les cas où
une norme générale fait défaut, Kelsen souligne que, si l’on y regarde de plus près, même la doctrine traditionnelle
« n’admet l’existence d’une lacune que lorsque l’organe d’application du droit considère le défaut d’une telle
norme juridique comme regrettable d’un point de vue de politique juridique, et qu’en conséquence il repousse
l’idée d’appliquer le droit en vigueur, alors que cette application serait logiquement tout à fait possible, et ne se
heurte qu’à ce motif de politique juridique que l’organe d’application du droit estime qu’elle serait inéquitable ou
injuste » ; ceci veut dire que la théorie des lacunes repose souvent, non pas sur une justification purement logique,
mais plutôt sur une conception du droit d’ordre politico-moral. Or, pour montrer l’inadéquation de cette théorie,
le maître autrichien fournit deux raisons : d’abord, que « l’application du droit en vigueur peut paraître inéquitable
ou injuste en dehors du cas où il n’existe pas de norme générale qui impose au défendeur ou à l’accusé une certaine
obligation, c'est-à-dire aussi bien dans des cas où l’ordre juridique contient une semblable norme » ; ensuite que
« l’affirmation du caractère inéquitable ou injuste de l’absence d’une norme juridique d’un contenu déterminé
représente un jugement de valeur éminemment relatif, qui n’exclut nullement un jugement de valeur contraire ».
En revanche, malgré ces objections théoriques, Kelsen ne manque pas de souligner le fait réel que « l’idée qu’il
existe des cas dans lesquels le droit en vigueur ne peut être appliqué (…) joue dans la technique de la législation
moderne un rôle important » ; un exemple typique en est, selon lui, cette disposition du Code civil suisse : « La loi
trouve application à toutes les questions de droit pour lesquelles, d’après son texte ou d’après l’interprétation, elle
contient une disposition. À défaut d’une disposition légale applicable le juge prononce selon le droit coutumier,
et, à défaut de coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur ». Mais, là aussi, la

236
l’existence des lacunes en droit concerne, chez Kelsen, même les lacunes techniques, c'est-à-
dire celles qui concernent les cas où « le législateur omettrait de poser une règle sur un point
qu’il aurait dû régler, pour qu’il soit seulement possible, techniquement parlant, d’appliquer la
loi »1.

Le dernier point qui nous intéresse dans cet exposé des grandes idées de la théorie pure
du droit est celui qui porte sur la question de l’interprétation. A ce sujet, Kelsen commence par
indiquer les manières suivant lesquelles l’interprétation se montre nécessaire en droit. En effet,
pour lui, l’interprétation est d’abord indispensable dans toute application du droit, c'est-à-dire
à chaque fois qu’il s’agit de passer d’un degré supérieur à un degré inférieur des normes ;
qu’elles soient des lois, des constitutions, des traités internationaux ou de simples normes
individuelles, « toutes les normes juridiques appellent une interprétation en tant qu’elles doivent
être appliquées »2. L’interprétation est indispensable ensuite pour les individus qui doivent
comprendre le sens des normes juridiques énonçant les conduites à adopter afin d’éviter la
sanction, et, finalement, pour la science juridique qui doit nécessairement interpréter les normes
qui composent le droit positif dont elle veut faire la description. Nous voyons ainsi qu’il y a
deux sortes d’interprétation, celle qui est donnée par les organes d’application du droit et celle
donnée par des personnes privées, les juristes particulièrement.

S’agissant de l’interprétation donnée par les organes d’application du droit, Kelsen


établit que celle-ci trouve sa raison profonde dans l’indétermination des normes juridiques.
Cette indétermination est d’ailleurs de trois sortes. D’abord, il y a « l’indétermination relative
de l’acte d’application du droit » qui provient de ce que, le rapport entre une norme supérieure
et une norme inférieur étant une relation de réglementation, celle-ci « n’est jamais totale »3.

position de Kelsen est la même. Constatant en effet que cette disposition « suppose qu’il est possible que le droit
suisse ne soit pas logiquement applicable par les tribunaux suisses à des cas concrets qu’ils sont appelés à décider »,
il affirme que « ceci n’est en réalité pas possible » : l’ordre juridique étant effectivement appliqué même lorsque
le tribunal applique le principe de permission, il en ressort que l’hypothèse dont procède la disposition du Code
civil suisse « est une fiction », celle précisément qui « consiste à présenter comme une impossibilité logique
d’application de l’ordre juridique l’absence dans l’ordre juridique d’une norme déterminée, que l’on désirerait, en
vertu d’un jugement de valeur subjectif, politico-moral, le voir consacrer » (p. 246-247).
1
P. 248 : en effet, pour Kelsen, « ce qu’on appelle ainsi ‘lacune technique’ est soit une lacune au sens originaire
du terme, c'est-à-dire une discordance entre un droit positif et un droit idéal ou souhaité, soit cette indétermination
qui résulte de ce que les normes présentent le caractère de cadres ».
2
P. 335 ; « si un organe juridique doit appliquer le droit, il faut nécessairement qu’il établisse le sens des normes
qu’il a mission d’appliquer, il faut nécessairement qu’il interprète ces normes. L’interprétation est donc un
processus qui accompagne nécessairement le processus d’application du droit dans sa progression d’un degré
supérieur à un degré inférieur ».
3
La relation de détermination qui unit le degré supérieur au degré inférieur de l’ordre juridique signifie que « la
norme du degré supérieur réglemente (…) l’acte par lequel la norme du degré inférieur est créée, ou l’acte
d’exécution, s’il reste seul à effectuer encore ; elle les réglemente selon deux modalités : soit qu’elle détermine
uniquement la procédure selon laquelle cette norme inférieure ou cet acte exécutoire seront posés, soit qu’elle
détermine en outre le contenu de la norme à poser ou de l’acte d’exécution à effectuer » ; pour illustrer l’aspect

237
Ensuite, il y a « l’indétermination intentionnelle de l’acte d’application du droit », c'est-à-dire
celle qui, dans certains cas, est « parfaitement voulue » par « l’organe qui a posé la norme à
appliquer »1. Enfin, il y a « l’indétermination involontaire de l’acte d’application du droit » qui
peut résulter principalement de « l’ambiguïté d’un mot ou d’une suite de mots dans lesquels la
norme s’exprime », mais aussi de la « discordance entre l’expression linguistique de la norme,
son texte, et la volonté de l’autorité créatrice de la norme que ce texte devait exprimer », ou de
la « contradiction, totale ou partielle, entre deux normes qui prétendent à valoir simultanément »
(p. 337). Du fait de toutes ces indéterminations de la norme juridique, les organes juridiques se
trouvent donc nécessairement dans une situation où « plusieurs possibilités s’offrent à
l’application du droit »2 ; ce qui amène Kelsen à conclure que « le droit à appliquer représente
un simple cadre à l’intérieur duquel il existe plusieurs possibilités d’application » et que « tout
acte qui se tient dans ce cadre, qui remplit le cadre en un sens possible quelconque, est régulier »
(p. 338).

C’est précisément dans la perspective de cette conception, selon laquelle le droit est un
cadre à l’intérieur duquel il y a plusieurs possibilités d’application, que Kelsen envisage
l’interprétation : « Si l’on entend par interprétation la détermination par voie de connaissance
du sens de l’objet à interpréter, le résultat d’une interprétation juridique ne peut être que la
détermination du cadre que le droit à interpréter représente, et par là la reconnaissance de
plusieurs possibilités qui existent à l’intérieur de ce cadre ». Et pour mieux marquer l’originalité
de sa conception, le maître autrichien l’oppose à celle que fournissait la science du droit
traditionnelle, c'est-à-dire à celle qui, d’un côté, considérait que le rôle de l’interprétation ne se
limite pas à déterminer le cadre de l’acte de droit à poser, mais consiste également à
« développer une méthode qui rend possible de remplir correctement le cadre ainsi déterminé »,
et, de l’autre côté, présupposait que l’interprétation est essentiellement un acte purement
intellectuel qui, sans faire aucun appel à la volonté, est capable de clarifier et de comprendre

toujours limité et incomplet de cette relation de détermination et de réglementation, Kelsen affirme que « même
l’ordre ou commandement qui entre aussi avant que possible dans les détails doit abandonner à celui qui l’exécute
le soin d’effectuer par lui-même quantité de déterminations » (p. 336 – Cf. aussi p. 235-237).
1
C’est le cas, par exemple, d’ « une loi de police sanitaire » qui « habilite l’autorité administrative à déterminer
quelles sont les précautions pour les différentes maladies » ou d’une « loi pénale » qui, prévoyant pour « le cas
d’un certain délit une peine pécuniaire, ou une peine privative de liberté », « laisse aux juges le soin de se
déterminer dans chaque cas concret pour l’une ou pour l’autre de ces peines, et d’en fixer la mesure, pour laquelle
elle pose peut-être une limite supérieure et une limite inférieure » (p. 336-337).
2
Ce qui veut dire concrètement que « l’auteur de l’acte exécutif peut le faire soit tel qu’il réponde à l’une ou à
l’autre des différentes significations linguistiques de la norme juridique, soit tel qu’il réponde ou bien à la volonté,
établie d’une façon ou d’une autre, de l’organe auteur de la norme, ou bien à l’expression choisie par lui, soit enfin
tel qu’il réponde à l’une ou à l’autre des deux normes qui se contredisent, ou bien qu’il soit décidé comme si les
deux normes qui se contredisent l’une l’autre s’annulaient réciproquement » (TPD, p. 337-338).

238
suffisamment son objet pour permettre « de faire parmi les différentes possibilités existantes un
choix correspondant au droit positif, correct au sens du droit positif »(p. 338).

Pour Kelsen, cette théorie traditionnelle de l’interprétation, outre le fait qu’elle n’est pas
fondée1, est contradictoire et illusoire, car elle se heurte à l’hypothèse même de la possibilité
de l’interprétation, c'est-à-dire au fait que « la question de savoir laquelle des possibilités
données dans le cadre du droit à appliquer est ‘exacte’, cette question n’est, par hypothèse,
absolument pas une question de connaissance portant sur le droit positif ; il ne s’agit pas là d’un
problème de théorie du droit, mais d’un problème de politique juridique » (p. 339-340).

Pour préciser ce point, Kelsen compare la loi à la constitution et l’acte juridictionnel ou


administratif à l’acte législatif : de même que l’interprétation intellectuelle de la constitution ne
peut jamais déterminer matériellement les lois que le législateur est en mesure d’édicter, que
celui-ci est libre dans sa compétence de créer les lois qui opéreront application du cadre
constitutionnel, de même l’interprétation intellectuelle de la loi ne peut jamais déterminer
matériellement les jugements que le juge est en mesure de prendre, que « celui-ci aussi est un
créateur du droit, et lui aussi est, dans cette fonction, relativement libre » (p. 340). Ceci ne veut
pas dire que l’interprétation, par voie de connaissance, ne peut pas aller au-delà de la
détermination du cadre normatif à remplir, mais seulement que cette interprétation, une fois
qu’elle procède à ce dépassement, ne porte plus sur le droit positif mais sur des normes qui
relèvent plutôt de la morale et des jugements de valeur sociaux. Autrement dit, si l’on se tient
dans les limites du droit positif, il s’avère que « la création de l’acte de droit à l’intérieur du
cadre de la norme juridique à appliquer est libre, c'est-à-dire placée dans le pouvoir
discrétionnaire de l’organe appelé à faire l’acte » (p. 340). Nous constatons alors que
l’interprétation ne peut représenter seulement une activité de connaissance, mais est aussi une
démarche intimement liée à la volonté libre de celui qui opère application du droit : « Dans
l’application du droit par un organe juridique, l’interprétation du droit à appliquer, par une

1
Que la théorie traditionnelle de l’interprétation ne soit pas fondée, cela veut dire pour Kelsen que « du point de
vue qui ne considère que le droit positif, il n’existe aucun critérium sur la base duquel l’une des possibilités données
dans le cadre du droit à appliquer pourrait être préférée aux autres ». Il illustre ses propos par trois exemples : 1)
« malgré tous ses efforts, la doctrine traditionnelle n’a pas réussi à trancher le conflit entre la volonté et l’expression
d’une façon objectivement valable, soit en faveur de l’une, soit en faveur de l’autre. Toutes les méthodes
d’interprétation qui ont été jusqu’ici développées ne conduisent jamais qu’à un résultat possible, jamais à un
résultat qui serait seul exact » ; 2) les méthodes d’interprétation habituelles de l’argumentum a contrario (…) sont
complètement dépourvues de valeur, [car, d’un côté] (…) elles peuvent conduire à des résultats opposés, et [d’un
autre côté] (…) il n’existe aucun critérium qui permette de dire quand c’est l’une et quand c’est l’autre qu’il faut
mettre en œuvre » ; 3) « même le principe dit de la ‘balance des intérêts’ ne résout nullement le problème (…) ;
car il ne fournit pas l’étalon objectif à l’aide duquel on pourrait comparer les uns aux autres des intérêts opposés,
et en conséquence, trancher les conflits d’intérêts » ; Cf. TPD, p. 339.

239
opération de connaissance, s’unit à un acte de volonté par lequel l’organe applicateur de droit
fait un choix entre les possibilités révélées par l’interprétation à base de connaissance » (p. 340).

A partir de là, Kelsen établit une distinction nette et tranchée entre l’interprétation
authentique et l’interprétation non-authentique. Par interprétation authentique, il désigne celle
qui est effectuée par les organes d’application du droit, c'est-à-dire ceux qui ont compétence
d’après l’ordre juridique pour appliquer le droit. Ce qui veut dire que l’interprétation
authentique est celle qui crée du droit : « L’interprétation par l’organe d’application a toujours
caractère authentique : elle crée du droit »1. Par interprétation non-authentique, il désigne tout
autre interprétation qui ne crée pas du droit.

Dans la catégorie de l’interprétation non authentique, Kelsen inclut l’interprétation qui


est effectuée par les simples particuliers et celle effectuée par la science juridique. Seulement,
cette commune inclusion ne se fonde pas, chez lui, sur les mêmes raisons. En effet,
l’interprétation par les individus est considérée comme non authentique, non pas parce qu’elle
est étrangère à l’exigence de procéder à des choix entre les diverses possibilités que fournissent
les normes juridiques2, mais seulement parce que ces choix ne sont pas obligatoires pour les
organes d’application du droit, c'est-à-dire qu’ils peuvent être ultérieurement invalidés et
risquent ainsi de placer leurs auteurs dans une situation d’irrégularité passible de sanctions.
L’interprétation par la science du droit est, par contre, considérée comme non authentique
précisément parce qu’elle est entièrement étrangère à l’exigence d’adopter des choix :
« L’interprétation scientifique ne peut faire d’autre ni de plus que dégager les significations
possibles des normes juridiques. En tant que connaissance de son objet, elle ne peut pas opter
et décider entre les possibilités qu’elle a fait apparaître ; elle doit abandonner le choix et la
décision à l’organe juridique qui a compétence d’après l’ordre juridique pour appliquer le
droit » (p. 342).

Si donc l’interprétation authentique est celle qui crée du droit, le fait de qualifier comme
non authentique l’interprétation par les simples particuliers signifie seulement que l’ordre

1
P. 340 ; Kelsen précise ici qu’il entend l’expression « interprétation authentique » dans un sens large. D’abord,
parce qu’il considère que l’interprétation est authentique, non pas seulement lorsqu’elle est créatrice d’une norme
générale, mais aussi lorsqu’elle ne crée que des normes individuelles ou ne fait que réaliser une sanction. Ensuite,
parce qu’il considère que « l’interprétation des normes par les organes juridiques qui doivent les appliquer, ne
permet pas seulement de réaliser l’une d’entre les possibilités révélées par l’interprétation – à base de connaissance
– des normes à appliquer, mais peut également aboutir à la création de normes qui sont tout à fait en dehors du
cadre que constituent les normes à appliquer » (p. 341).
2
« Lorsqu’un individu veut suivre une norme juridique qui règle sa conduite, c'est-à-dire exécuter une obligation
juridique qui lui est imposée en adoptant la conduite contraire à celle à laquelle la norme juridique attache une
sanction, et que la norme ne définit pas de façon univoque et certaine cette conduite, cet individu doit, lui aussi,
choisir entre diverses possibilités » (p. 341).

240
juridique ne reconnaît pas d’office et par principe l’autorité et la juridicité des choix qu’elle
occasionne ; tandis que le fait de qualifier comme non authentique l’interprétation par la science
juridique signifie que celle-ci est, par principe, une opération purement intellectuelle, dont le
rôle se limite à déterminer l’horizon de sens de la norme, c'est-à-dire à inventorier les différentes
possibilités qui s’offrent à l’application de cette norme, sans jamais choisir l’une d’entre elles
comme étant seule exacte. Notons par ailleurs que, selon Kelsen, il est tout à fait loisible pour
celui qui − sans être un organe d’application − cherche à influer sur la création du droit de
soutenir que telle interprétation précisément est la seule qui soit juste ou vraie, mais il n’a
seulement pas le droit de la faire au nom de la science juridique, car son œuvre relève de la
politique juridique1.

Au terme de son analyse, Kelsen aborde le rapport entre l’interprétation et la sécurité


juridique. Considérant comme fiction l’idée « qu’une norme juridique ne permet jamais qu’une
seule interprétation », il souligne que « c’est là une fiction dont la science du droit traditionnelle
se sert pour maintenir l’idéal de la sécurité juridique », et reconnaît même « qu’à l’envisager de
tel ou tel point de vue politique, cette fiction de l’univocité des normes juridiques peut présenter
de grands avantages ». Seulement, s’agissant de l’idéal de la sécurité juridique, il précise que,
« étant donnée l’ambiguïté qui affecte, plus ou moins, la plupart des normes juridiques, cet idéal
n’est réalisable qu’approximativement » ; et s’agissant des avantages politiques indéniables de
la fiction de l’univocité des normes juridiques, il note que ces avantages ne peuvent jamais
« justifier l’usage de cette fiction dans une analyse scientifique du droit positif ». Pour lui, au
lieu de fonder la sécurité juridique sur une fiction qui présente « faussement comme une vérité
scientifique ce qui n’est en réalité qu’un simple jugement de valeur politique », c’est plutôt
l’interprétation vraiment et rigoureusement scientifique qui « assurera réellement le plus haut
degré de sécurité juridique », car c’est elle qui, dans la mesure justement où elle a pour rôle de
montrer toutes les interprétations possibles d’une norme – c'est-à-dire même celles qui ne sont
pas acceptables mais sont pourtant impliquées par le texte de la norme −, peut « montrer à
l’autorité qui crée le droit combien son œuvre est loin de satisfaire au postulat de technique
juridique de formuler des normes de droit qui soient le plus univoques possible, ou tout au
moins de les formuler de telle façon que les équivoques ou ambiguïtés inévitables soient
réduites à un minimum » (p. 342).

1
Tel est le cas, pour Kelsen, de l’avocat « qui, dans l’intérêt de son client, s’efforce de démontrer devant un tribunal
que seule est juste telle des diverses interprétations possibles de la norme juridique à appliquer à l’espèce », ou du
juriste « qui, dans un commentaire qu’il publie, distingue l’une des interprétations possibles comme la seule
‘exacte’ » (p. 342).

241
✓ Certaines autres conceptions du juspositivisme

Nous avons évoqué précédemment les distinctions opérées par Hart, Cattaneo et Bobbio
relativement à la notion de positivisme juridique. Il reste à préciser maintenant que leur attitude
critique ne se réduisait pas à un travail de démantèlement et de décomposition, mais conduisait
aussi à une œuvre de construction ou plutôt de reconstruction. Après la clarification, ils tiennent
des positions et prennent parti : de l’ensemble des significations qu’ils analysent, ils retiennent
certaines et abandonnent d’autres. Voici un passage de Scarpelli qui résume l’essentiel de leurs
prises de position : « Hart fait porter son étude sur le juspositivisme et la séparation du droit et
de la morale pour défendre l’école juspositiviste contre les critiques qui portent sur ce qu’elle
distingue le droit comme il est et le droit comme il devrait être. Relevant la confusion qu’ont
faite les critiques entre cette distinction et les autres théories juspositivistes, il s’attache à
clarifier la question pour pouvoir ensuite maintenir la distinction entre le droit comme il est et
le droit comme il est devrait être en laissant de côté les théories insoutenables. Cattaneo, après
avoir établi la portée de la séparation juspositiviste entre le droit et la morale, sur les trois plans
de la théorie, de la pratique du droit et de la législation, n’accepte la séparation au premier de
ces plans que pour la rejeter au second et au troisième. On peut également relever chez Bobbio
une énergique défense du juspositivisme comme approche scientifique du droit, une révision
profonde du juspositivisme comme théorie, un abandon de ses thèses centrales à commencer
par la réduction du droit au droit de l’État, et une défense prudente du juspositivisme comme
idéologie du droit dans sa version modérée »1.

Concernant la conception du positivisme chez Alf Ross, voici un passage qui en expose
les idées-forces : « En considérant la manière dont le terme positivisme est utilisé en
philosophie générale, il me semble raisonnable d’admettre que l’expression positivisme
juridique implique, en gros, une attitude ou une approche des problèmes de philosophie et de
théorie du droit basée sur les principes d’une philosophie empiriste anti-métaphysique.
L’expression vague ‘principes empiristes’ peut évidemment, être interprétée de diverses
manières. Selon moi, celle-ci suppose deux thèses fondamentales qui constituent l’essentiel du
positivisme juridique. Premièrement celle selon laquelle la croyance du droit naturel est
erronée. Aucun droit de ce genre n’existe, tout droit est positif (…). La négation par les
positivistes de l’existence du droit naturel est une conséquence impliquée par la doctrine plus
générale qui nie l’existence de toute connaissance éthique. La seconde thèse fondamentale du
positivisme juridique est une doctrine relevant de la théorie ou méthodologie de la science du

1
Uberto Scarpelli, Qu’est-ce que le positivisme juridique ?, p. 16-17.

242
droit. Elle affirme qu’il est possible d’établir avec certitude l’existence du droit d’un pays
déterminé à un certain moment et d’en décrire le contenu en termes de faits empiriques purs »1.

Remarquons immédiatement que, même sous la plume des positivistes juridiques, le


positivisme juridique ne réfère pas toujours à un contenu déterminé sur lequel un accord solide
et commun est établi. Miedzianagora, après avoir rapporté le « concert de lamentations » de
Kelsen, Hart et Bobbio, remarque justement que « si ces auteurs prétendent tous que le
positivisme est mal compris, ce n’est cependant pas toujours la même confusion dont ils font
état »2. En effet, lorsqu’il s’agit de dire quelles sont les thèses qui représentent un positivisme
juridique authentique, quel est le critère définitif pour reconnaître et déterminer le
juspositivisme, les positivistes juridiques ne sont pas toujours d’un accord commun et précis 3.

N’est-ce d’ailleurs pas pour cette raison que Scarpelli, après avoir rapporté en saluant
leur esprit philosophique critique les travaux de Hart, Cattaneo et Bobbio, fait remarquer que
ce qui découle de ces travaux est un « juspositivisme en morceaux »4, que leur attitude critique
fait « voler en éclat le concept de juspositivisme », et se demande s’il ne convient pas plutôt
« d’établir une définition explicative qui réunifie le concept de juspositivisme ». Dans la ligne
de cette nouvelle alternative, et contre les penchants analytiques surabondants qui ont amené
les trois juristes positivistes susmentionnés à établir de nettes démarcations entre plusieurs
éléments, Scarpelli souligne que, parmi ces éléments, « il y en a au moins un qui a une
importance générale et des liens avec tous les autres : qui est une sorte de vestibule introductif
à l’ensemble du discours : (…) la définition neutre et volontariste du concept de droit, qui fait
du droit un système de normes posées par la volonté d’êtres humains, système porteur de
certaines caractéristiques qui permettent de l’identifier indépendamment de sa conformité aux
préceptes ou aux valeurs d’une morale ou d’une idéologie »5. Et partant ainsi de ce noyau et

1
Alf Ross, On law and Justice, Londres, 1958, p. 50, cité par J. Miedzianagora, Philosophies positivistes du droit
et droit positif, p. 181.
2
J. Miedzianagora, Op. cit., p. 179.
3
C’est ce qui fait d’ailleurs que les juspositivistes ne sont pas toujours d’accord même pour se reconnaître les uns
aux autres le titre de positiviste. Miedzianagora écrit en ce sens : « Kelsen défend la thèse d’une science du droit
distincte des sciences de la nature, une science dont les assertions sont normatives. Ross par contre défend celle
d’une science empirique dont les assertions sont à l’indicatif. En fin de compte, des assertions à l’indicatif futur.
Selon Kelsen, le droit est un ensemble de normes. Selon Ross, le droit est, en réalité, un ensemble de faits sociaux.
Ross refuse à Kelsen le statut de positiviste. Il écrit que Kelsen est un ‘quasi-positiviste’. Hart considère Ross
comme un ‘réaliste’ et rapproche sa théorie de celle des réalistes américains (…). Ross pense que le positivisme
de Hart et le sien sont semblables… », Ibid., p. 182-183.
4
C’est ainsi que Scarpelli (dans Qu’est-ce que le positivisme juridique ?) intitule le chap. II qu’il consacre à la
présentation des trois analyses de Hart, Cattaneo et Bobbio.
5
Uberto Scarpelli, Op. cit., p. 19-20 ; « cette définition n’est pas un épisode particulier, un point parmi tant
d’autres, ou le résultat spécifique d’un travail qui porterait sur l’étude d’un plan parmi d’autres : il s’agit au
contraire de la clef de tout le discours sur le droit propre au positivisme, du point culminant qui en donne une
vision d’ensemble, du fondement commun, du centre où se relient ses différents secteurs » (p. 22).

243
procédant dans plusieurs chapitres à une analyse « faite dans une perspective critique », il
conclut à la définition « explicative » et « synthétique » suivante1 : « Nous désignons par le
concept de positivisme juridique, ou encore par l’expression ‘juspositivisme’, ou toute
expression synonyme, une conception et une définition du droit compris comme système de
normes, normes de comportement et normes de structures posées par des actes de volonté
d’êtres humains, constitué (même si ce n’est pas exclusivement) de normes générales et
abstraites, cohérentes ou que l’on peut ramener à une cohérence, complet parce que exclusif,
sanctionné par la contrainte »2.

Le problème de la définition du positivisme juridique est-il dès lors entièrement résolu ?


Loin s’en faut. Notons que Scarpelli qualifie lui-même la position qu’il occupe comme « une
position relativement exceptionnelle parmi les amis et des ennemis du juspositivisme » ; en
effet, contrairement à la majorité des juspositivistes qui adoptent une interprétation scientifique
du juspositivisme, il en soutient, lui, l’interprétation politique − ce qui est plutôt l’attitude
générale des adversaires − et suggère que « c’est justement sur ce terrain même, qu’à certaines
conditions, on peut trouver de très bons arguments et même les meilleurs arguments, en sa
faveur »3 . En quoi consiste cette interprétation politique ? Elle consiste, pour l’essentiel, à tirer
les conséquences de la fonction pragmatique et de la portée orientatrice de la définition du droit
propre au juspositivisme. Selon Scarpelli, il est certes vrai que les termes dans lesquels cette
définition est formulée sont « neutres » et « ne comportent aucune référence au contenu des
normes ni aux valeurs morales ou idéologiques que pourrait comporter ce contenu », mais il est
tout aussi vrai que cette définition demeure « imprégnée de valorisations, chargée d’un choix
politique, [et est donc] intimement liée aux jugements de valeurs qui peuvent soutenir ce choix
politique » ; autrement dit, « il y a un choix politique inhérent au juspositivisme », et ce choix
est « une prise de position générale de la science et de la pratique du droit, en faveur du droit

1
Pour d’amples détails sur le sens de l’expression « définition explicative », Ibid., (chap. premier : pp. 3-11) et
pour un rappel de l’essentiel, cf. p. 87-88.
2
Ibid., p. 83 ; « être conforme à cette approche et définition du droit, nous conduira à tirer de ces normes des règles
de conduite et des moyens d’en juger, tout en conservant une certaine élasticité quant aux manières de procéder
pour déterminer la signification des signes dans lesquels sont exprimées les normes, c'est-à-dire pour les
interpréter, c'est-à-dire une pratique du droit qui réalise au niveau de l’application cette approche et une science
du droit qui, préparant la pratique, réalisera elle aussi cette approche ». Sur cette conception souple de
l’interprétation, Cf. surtout la fin du chap. XI où l’on peut lire : « L’interprétation et la théorie qui en est faite
donnent au juspositivisme une soupape de sécurité : elles permettent en effet à des positions et à des systèmes de
valeurs différents de s’exprimer et d’exercer une influence sur les résultats et les conséquences de l’approche
juspositiviste d’un système de droit positif » (p. 82).
3
Ibid., p. 33 – c’est nous qui soulignons. Cf. aussi, pour un très bon aperçu de cet aspect « original » de la
conception du juspositivisme de Scarpelli, la Préface de Letizia Gianformaggio (Ibid., V-XII).

244
positif et de la méthode positiviste, qui conduit à renoncer à des choix particuliers, relatifs aux
contenus particuliers que le droit positif a ou peut avoir »1.

Ainsi, même à supposer qu’il soit possible d’obtenir une définition générale capable
d’englober tous les usages linguistiques passés du juspositivisme, cette définition, dans la
mesure où elle implique une fonction pragmatique dont l’analyse révèle le choix politique
inhérent au positivisme juridique, conduit inévitablement à un problème, certes différent mais
néanmoins pas moins susceptible de nourrir la controverse, à savoir celui de savoir s’il faut ou
non maintenir le choix politique du juspositivisme. Pour s’en rendre compte, rien de tel que de
lire la longue Conclusion de Scarppelli où il s’efforce de montrer tant les raisons que les
conditions pour « pouvoir accepter et tenir fermement le choix propre du juspositivisme »2.

B. L’antipositivisme de l’après 1945

Les développements précédents, en révélant la diversité et les différences qui


caractérisent les conceptions juspositivistes, montrent à quel point il est difficile de parler du
juspositivisme au singulier. Ils montrent également l’évolution considérable qu’il a connu dans
la seconde moitié du XXe siècle. Les derniers juspositivistes, comme Scarppelli par exemple,
ne cachent effectivement plus les choix politiques et idéologiques qui président au
juspositivisme ; d’ailleurs, ils vont même parfois jusqu’à considérer que seuls ces choix peuvent
justifier en définitive son adoption. D’autres, comme Bobbio, n’hésitent plus à dénoncer
ouvertement certains aspects du juspositivisme jugés dorénavant intenables. Comment et en
quel sens peut-on dès lors parler d’un dépassement du juspositivisme après 1945 ? Pour
répondre à cette question, il faut préciser d’abord qu’il s’agit, dans le reste de ce chapitre, de
suivre précisément l’évolution de la pensée juridique au lendemain de la deuxième guerre
mondiale. Le positivisme dont il s’agira ici concerne donc essentiellement les versions qui le
traduisaient à cette époque. Notons, cependant, que ce sont les critiques adressées à ces versions
qui permettent de comprendre, du moins en partie, l’évolution qui conduira ultérieurement les

1
Ibid., p. 86-87 ; « le juspositivisme en somme, se fonde sur un choix politique, lié en tant que tel à des valeurs
morales et idéologiques, qui élimine lui-même les choix politiques de la science et de la pratique du droit ; le
juspositivisme s’appuie sur des jugements de valeur qui l’amènent à constituer un univers scientifique et pratique,
l’univers de la science et de la pratique du droit dans lequel les jugements de valeur n’ont pas de place mais
seulement les jugements de validité et de qualification sur la base des normes valides (…). C’est en un mot une
morale qui sépare le droit de la morale, une morale au niveau d’un choix général qui sépare le droit, la science et
la pratique du droit de la morale telle qu’elle apparaît dans les choix particuliers que révèlent les contenus du
droit » (p. 87).
2
Ibid., p. 98 (la Conclusion, plus importante en volume que la plupart des chapitres de l’ouvrage, occupe les pp.
89-101).

245
juspositivistes à remettre en cause bon nombre d’idées associées traditionnellement au
juspositivisme. Ensuite, il faut surtout remarquer que, même si c’est certes pour et par des
raisons différentes et parfois même opposées, les tenants du juspositivisme envisagent tous le
droit à partir d’une conception qui ne concède aucune place au raisonnement sur les valeurs et
qui, par conséquent, conduit souvent à assimiler le droit, en tant que tel, à un ordre autonome,
c'est-à-dire à un système formel indépendant de son milieu social et des valeurs qui y dominent.
Pour cette raison, nous pensons que même les derniers juspositivistes tombent, d’une manière
ou d’une autre, sous la détermination générale que Perelman propose du positivisme juridique
en le définissant comme une vision qui « élimine du droit tout recours à l’idée de justice, et de
la philosophie, tous recours à des valeurs » et qui cherche « à modeler le droit, comme la
philosophie, sur les sciences, considérées comme objectives et impersonnelles, et dont il y a
lieu d’éliminer tout ce qui est subjectif, donc arbitraire »1.

Or, c’est cette conception du droit qui sera battue en brèche surtout « avec l’avènement
de l’Etat criminel que fut l’Etat national-socialiste », qui a provoqué « une révolte
antipositiviste » refusant la thèse que « la ‘loi est la loi’ et que le juge, en tout cas, doit s’y
conformer »2. La caractéristique principale de cette révolution antipositiviste réside dans le fait
qu’elle remet en cause le caractère incontestable de la souveraineté du législateur : elle rejette
la conception légaliste et étatiste qui ne voit dans le droit que « l’expression de la volonté
arbitraire d’un pouvoir souverain, que ne limite aucune norme et qui n’est soumis à aucune
valeur »3.

Dans cette perspective, le procès de Nuremberg revêt pour Perelman une importance
significative dans la mesure où il lui permet d’illustrer cette révolution antipositiviste, de
montrer son sens et sa portée et d’expliquer son ancrage de plus en plus profond dans la pensée
juridique: « L’idée qui a dominé le procès de Nuremberg était que les crimes abominables
commis par les dirigeants de l’Allemagne hitlérienne ne pouvaient pas échapper à la justice,
même en l’absence de dispositions légales expresses (…). Il a fallu donc (…) affirmer
l’existence d’un principe général reconnu par les nations civilisées, concernant le respect de la
dignité de la personne humaine »4.

1
LJ, p. 67.
2
LJ, p. 70 : Perelman précise que c’est cette révolution antipositiviste qui permettra au tribunal fédéral allemand
(Arrêt du 12 juillet 1951 – B.G.H.Z., 3, 94) de « condamner un officier, qui avait tué un soldat, absent sans avoir
demandé son congé, et qui prétendait s’être conformé à un ordre de Hitler qui autorisait tout membre des forces
armées de tuer immédiatement tout déserteur, lâche ou traître ».
3
Ibid., p. 70.
4
Ibid., p. 75 − c’est nous qui soulignons.

246
Dans certains cas, le principe général, auquel il est possible de recourir pour justifier
une décision, peut être dégagé au moyen d’une induction amplifiante, à partir de dispositions
légales diverses. Tel est le cas, par exemple, du principe de « l’égalité des citoyens devant les
charges de la vie en société », retenu par la Cour de cassation de Belgique (arrêts du 6 avril
1960) pour la solution du problème des troubles extraordinaires du voisinage. Ce principe
général, qui ne figurait dans aucun texte légal, a été induit de certains articles de la constitution
et de plusieurs autres dispositions légales, puis appliqué à l’article 544 du code civil auquel se
rapporte le problème envisagé1.

Mais ce type de principes généraux du droit, qui trouvent finalement leur fondement
dans le droit positif, ne laisse envisager qu’un antipositivisme faible. D’où la spécificité et
l’importance du principe général qui ne réfère pas à des dispositions légales, desquelles il peut
être tiré, mais à ce qu’il est « reconnu par les nations civilisées ». C’est dans cette perspective
que le procès de Nuremberg devient un « exemple retentissant » qui marque le dépassement de
l’opposition établie par le positivisme juridique entre droit positif et droit naturel 2. Ce qui
illustre donc davantage l’antipositivisme de cette troisième phase de l’évolution de la pensée
juridique, c’est qu’ « après la deuxième guerre mondiale et le procès de Nuremberg, (…) les
tribunaux font appel, de plus en plus souvent, et de façon de plus en plus avouée, à des principes
généraux du droit, communs à tous les peuples civilisés »3. Cet antipositivisme, qui élargit le
droit en articulant les lois avec des principes généraux, n’arrive souvent à se déployer que grâce
à des constructions théoriques qui permettent de dégager le principe général invoqué. Le rôle
de la dogmatique juridique est justement de fournir aux praticiens ces constructions qui rendent
possible la motivation en droit des décisions qui s’imposent comme raisonnables 4.

Notons que l’appel aux principes généraux du droit, de plus en plus récurrent dans la
doctrine et la jurisprudence, avait conduit dans plusieurs pays les Cours de cassation à
envisager, directement ou indirectement, la cassation d’un arrêt pour violation d’un principe

1
Pour les détails, Ibid., p. 72-75.
2
« Une fois que, en suivant l’exemple retentissant du procès de Nuremberg, on reconnaît aux principes généraux
du droit, en l’absence de tout texte écrit, le caractère de règles obligatoires, l’opposition nette et tranchée que le
positivisme juridique a cherché à maintenir entre le droit positif, légaliste et étatique, et le droit naturel, tend à
disparaître », Ibid., p. 86.
3
Ibid., p. 75 − c’est nous qui soulignons. S’appuyant sur la pratique juridique en Belgique et en France, Perelman
donne les exemples suivants : le principe général du droit à la défense, lié à l’administration impartiale de la
justice ; des principes généraux du droit public, comme celui de la permanence de l’Etat et de la continuité de ses
pouvoirs constitués ; la publicité des débats judiciaires ; le respect du caractère contradictoire de la procédure
contentieuse, etc. (p. 76-79).
4
Pour deux exemples de ces théories juridiques, Ibid., §42, p. 79-81.

247
général1. Cet appel montre, par ailleurs, que ces principes, alors même qu’ils ne sont pas
expressément énoncés par des législations, se sont souvent imposés à celui qui considère le
droit comme visant, non pas uniquement la sécurité juridique, mais aussi la promotion de
certaines autres valeurs telles que la justice et la paix sociale. Nous sommes ainsi conduits « à
une conclusion, qui semble généralement admise aujourd’hui [après la deuxième guerre], mais
que l’on a perdu de vue dans la conception formaliste et légaliste du droit : le juge ne peut pas
se considérer comme satisfait s’il a pu motiver sa décision d’une façon acceptable ; il doit aussi
apprécier la valeur de cette décision, et juger si elle lui paraît juste, ou, du moins, raisonnable »2.

Pour justifier théoriquement cette conclusion et rendre également compte de la réaction


contre le positivisme juridique, Perelman se réfère aux travaux du professeur J. Esser dont il
salue l’originalité3. Une première raison de l’intérêt de cette référence réside dans le fait que
ces travaux, et aussi ceux qui les ont prolongés, ont comme caractéristique de ne pas fonder
leur opposition au positivisme juridique sur « une idéologie préalable, ou une théorie du droit
naturel », mais plutôt sur « une réflexion d’ordre essentiellement méthodologique »4.

La deuxième raison est que, partant de la pratique juridique et de l’analyse du


raisonnement judiciaire, Esser était parvenu à élaborer une théorie qui combine deux aspects de
la décision du juge, à savoir la recherche de la justice et la conformité au droit. Pour lui, les
considérations qui priment dans la pratique juridique sont « celles relatives à tout ce qui, dans

1
« L’importance croissante accordée aux principes généraux du droit, dans le droit continental de l’après-guerre,
se manifeste non seulement par le nombre de plus en plus imposant de publications consacrées à cette matière,
mais aussi par un changement d’attitude des cours de cassation, même les plus conservatrices, et les plus
respectueuses de la volonté du législateur », Ibid., p. 85. Perelman appuie cette affirmation par la référence aux
exemples de l’Allemagne, de l’Italie, de la Belgique et de la France (p. 85-86).
2
Ibid., pp. 70-71.
3
Perelman précise que « les efforts du professeur Esser sont continués, en Allemagne, surtout par les professeurs
Martin Kriele et Othmar Ballweg, aux Pays-Bas par le professeur Ter Heide, en Belgique, par le professeur W.
Van Gerven, au Mexique, par le juriste espagnol L. Rescaséns Siches. [Les ouvrages de ces auteurs] trouvent leur
pendant dans les analyses des juristes anglo-américains, tels que K. Llewellyn, R. Dworkin, et les travaux de J.
Stone. En France, ce sont les travaux de L. Husson qui vont le plus nettement dans le même sens », LJ, p. 82 (nous
avons dû enlever de ce passage les titres des ouvrages pour alléger la citation). La référence à J. Esser est donc une
référence à tout un courant de la pensée juridique moderne qui s’est développé après la deuxième guerre. De tous
ces auteurs que cite Perelman, Roland Dworkin est devenu aujourd’hui une figure emblématique du mouvement
antipositiviste contemporain. Parmi sa littérature abondante, citons en moins ses deux livres suivants (considérés
de nos jours comme des classiques de la théorie du droit) : Prendre les droits au sérieux, Trad. Fr. en 1995 (publié
en 1977 : Taking Rights Seriously) ; L’Empire du droit, Trad. Fr. en 1994 (publié en 1986 : Law’s Empire) ⎯ au
sujet de sa conception originale du jugement judiciaire et de sa défense d’une vision démocratique du droit, cf. ces
essais fort intéressants (d’un point de vue philosophique surtout) : Julie Allard, Dworkin et Kant. Réflexions sur le
jugement ; Christina Chalanouli, Kant et Dworkin. De l’autonomie individuelle à l’autonomie privée et publique ;
cf. également pour une présentation sommaire de ses idées relativement au cheminement du juge vers la meilleure
solution, Bennoît Frydman et Guy Haarscher, Philosophie du droit (Section 4 : Le tournant interprétatif
contemporain, pp. 56-65). Cf. par ailleurs sur l’orientation du célèbre juriste Luis Recaséns-Siches, son article bref
et condensé : « La logique matérielle du raisonnement judiciaire », Le raisonnement juridique, Actes du Congrès
mondial de philosophie du droit et de philosophie sociale, Publié par Herausgegeben Von, pp. 129-135.
4
Ibid. p. 82.

248
le cas d’un litige, constitue une décision à la fois juste et conforme au droit »1. La solution juste
ne se réduit donc pas à la simple conformité au droit. Plus encore, cette dernière est subordonnée
à celle-là, car c’est en fonction d’une idée préalable de ce que serait en l’occurrence la solution
juste que le juge cherchera à rendre sa décision légale, c'est-à-dire dotée d’une motivation
juridique satisfaisante.

Contre le positivisme juridique, Esser affirme que « la capacité du droit de fonctionner


comme un système juridique est entièrement dépendante de l’insertion contrôlée des jugements
de valeur préjuridiques ou du moins prépositifs »2. Il en résulte que l’application du droit, dans
la mesure où elle doit arbitrer les valeurs en oppositions et les intérêts en litige, ne peut écarter
les jugements de valeur comme étant des entités extra-juridiques. Mais il en résulte de plus que,
même si des jugements de valeur s’insèrent nécessairement dans toute opération discursive
juridique, cette insertion doit être contrôlée. La recherche de la décision juste et conforme au
droit ne devrait pas être déterminée par des critères subjectifs, mais par référence au consensus
sur des valeurs qui traduit les préoccupations du milieu qui doit admettre la décision3.

La théorie d’Esser, tout en s’opposant au positivisme juridique, ne se laisse pas réduire


à une théorie du droit naturel traditionnel. Et en refusant ainsi cette réduction, elle manifeste le
prix qu’elle attache à la sécurité juridique et à la nécessité de réduire l’arbitraire des décisions.
D’autre part, en révélant la primauté des considérations relatives au caractère juste de la

1
Cité in Ibid. p. 82.
2
Cité in Ibid., p. 84 − c’est nous qui soulignons.
3
Nous nous permettons de citer ici ce long passage de R. Kolb (Interprétation et création du droit international,
p. 53-4) qui renferme l’essentiel de la conception du droit chez Esser : « L’ordre juridique est pour Esser un
programme d’ordonnancement visant la justice globale des réponses normatives. Il est impossible de formaliser
tous les critères nécessaires à la décision de justice. Afin de garder l’équilibre entre la sécurité du système et la
flexibilité des réponses juridiques, ces éléments doivent être ordonnés au droit, constituer des idées juridiques, être
des ‘principes’ mûris au soleil et passés au crible du droit (…). L’essentiel est toujours de tenir l’équilibre entre la
conservation et la transformation. Esser dit clairement qu’aucune fonction ne saurait être exagérée : ni
l’argumentation de politique juridique, visant la justice (…) et constituant le pôle de flexibilité ; ni celle des liens
dogmatiques, qui limitent le champ de l’argumentation de l’opérateur. Le point d’orgue de l’équilibre, c’est les
‘principes’ et ‘idées’ du droit. Dès lors, l’interprétation juridique n’est plus simplement textuelle, syllogistique, ou
autrement technique. Elle participe à la mise en œuvre toujours ouverte de ces principes et idées dans des équilibres
à chaque fois renouvelés. De ce point de vue, elle est une fonction législative, car elle s’inspire d’éléments pré-
positifs qui ne se trouvent pas dans la loi ou dans l’injonction du législateur. Ces éléments pré-positifs relèvent de
la prérogative la plus séculaire du juge. Celui-ci oppose ainsi au législateur changeant et politiquement motivé (ce
terme a un sens péjoratif chez Esser) la majesté d’une permanence de la science juridique. Le juge devient ici
carrément le concurrent, oui, le correcteur d’un législateur pressé et non rarement incompétent. Mais la manière
dont il opère reste enserrée dans les mailles de considérations juridiques au sens large (…). Le système de Esser,
en définitive, est tributaire de la recherche d’un équilibre le plus parfait possible entre la certitude et la justice.
C’est l’obsession de l’optimum entre le trop et le trop peu, entre la sécurité juridique et la créativité judiciaire.
C’est, en un mot, l’expression d’une idée dominante : celle de la juste mesure, du meson aristotélicien [Ethique à
Nicomaque, Livre V, Chap. III, 1131a-1132a] ».

249
décision à insérer dans le système juridique en vigueur, elle fournit du droit une conception
souple qui l’éloigne de l’idée d’un système fermé et imperméable aux impulsions de son milieu.

Dans cette perspective, le raisonnement juridique, devant répondre à l’exigence d’une


adaptation constante des dispositions légales aux valeurs qui s’opposent dans les litiges, n’est
donc ni une simple déduction syllogistique, ni une simple recherche de l’équité. Il est plutôt le
lieu d’une dialectique, d’un va-et-vient entre les dispositions légales et les valeurs en conflit
dans la situation vécue. Cette dialectique a pour conséquence d’envisager le pouvoir judiciaire
comme complémentaire du pouvoir législatif, et de lui imposer « une tâche non seulement
juridique, mais aussi politique, celle d’harmoniser l’ordre juridique d’origine législative avec
les idées dominantes sur ce qui est juste et équitable dans un milieu donné »1.

Cette conception, qui cherche à concilier la sécurité juridique et l’aspect juste de la


décision, présente une perspective qui explique l’importance accordée aux principes généraux

1
LJ, p. 84. Nous avons déjà souligné, dans une note précédente, que Perelman considère la référence à Esser comme
une référence à tout un courant de la pensée juridique qui, depuis le début de la deuxième moitié du XX e siècle,
avait mené une offensive directe contre le positivisme juridique. Dans cette même note, nous avons aussi vu que
Perelman considère que les travaux d’Esser sont continués, en Allemagne, surtout par Martin Kriele. Pour ces
deux raisons, nous jugeons pertinent de présenter sommairement la conception de ce dernier. Pour cet effet, nous
citons, en partie, le résumé qui en est donné par R. Kolb (dans Interprétation et création du droit international
public, pp. 45-47) : « Avec Martin Kriele (…) ce sont les conséquences pratiques de l’interprétation, en un mot,
ce sont des aspects finalistes qui sont désormais au cœur de l’attention. Le point de départ de Kriele est une critique
des positions du positivisme (…). Selon l’approche positiviste une seule solution est correcte et il est possible de
la dévoiler par une pensée méthodiquement disciplinée ; alternativement, si ce qui précède n’est pas vrai, le
processus de dégagement du droit est irrémédiablement livré à l’arbitraire et aux préférences subjectives. Or, et
c’est là un point capital, il est nécessaire et aussi possible d’inclure dans les sphères de la rationalité de l’action de
l’opérateur au-delà du cercle étroit de la subsomption : il y a de la pensée rationnelle au-delà du schéma de la
subsomption. Cette pensée est peut-être moins exacte que celle postulée par le positivisme, mais il s’agit pourtant
de pensée orientée à des régularités et qui dès lors est rationnelle. Selon Kriele, le point central de l’argumentation
du juriste (et du juge), même s’il est souvent inavoué, est l’orientation aux conséquences pratiques et aussi de
principe d’un résultat donné (…). L’opérateur se pose la question : à quoi cette solution mène-t-elle ? Le but qu’il
se propose est celui d’arriver à une solution juste et équitable, équilibrée, répondant aux exigences de l’égalité, et
qui puisse être proposée aussi à l’avenir comme règle (…). Cela signifie que l’argumentation juridique est
essentiellement une argumentation de politique juridique. Kriele le dit très nettement : l’argumentation juridique
et celle de politique juridique ne se distinguent pas dans le but et dans la manière, ni dans la structure, mais
uniquement dans le degré relatif de liberté dont l’opérateur jouit. (…) dans les deux cas, ce qui est décisif reste
identique : (1) la prise en compte des conséquences d’une certaine compréhension de la norme ; (2) la mise en
balance selon l’importance des intérêts dont le conflit forme la trame du litige et qu’il s’agit de concilier (…). Un
texte ne saurait dès lors être interprété sans égard à un problème concret posé : c’est ce problème qui dicte la
direction de l’interprétation. Les méthodes et canons d’interprétation n’interviennent que pour justifier ex post le
résultat choisi (…). (…) Kriele va directement à la réalité en montrant, avec exemples à l’appui, que le juge se
laisse de fait influencer par des considérations de résultat (et comment !) dans la construction de la prémisse
majeure de ses démonstrations. Dès lors, l’opérateur joue bien, en fait, le rôle de co-législateur, en adoptant les
injonctions trop générales du législateur au cas individuel. La théorie de Kriele se veut donc une théorie réaliste,
qui permette de réfléchir ouvertement sur la réalité en tentant de la capter dans une vue d’ensemble (…). On ne
méconnaîtra pas les dangers d’une telle vision très dynamique. Mais cette théorie est précieuse en cela qu’elle
permet de visualiser sans tabou et sans scrupules invétérés un pan essentiel de la réalité juridique ».
Pour des conceptions qui vont dans ce même sens, Cf. R. Kolb, Interprétation et création du droit international,
(pp. 41-43 pour la théorie de Friedrich Muller ; pp. 43-45 pour la théorie de Wolfgang Fikentscher ; pp. 48-52 pour
la théorie de Robert Alexy).

250
du droit, mais aussi la remise à l’honneur des topiques juridiques qui rappellent les lieux
spécifiques d’Aristote. Pour rendre compte de l’intérêt des topiques juridiques pour les
théoriciens de la nouvelle méthodologie, Perelman, après avoir rappelé le « retentissement
extraordinaire » du livre de Théodore Viehweg en cette matière 1, évoque l’ « effort méritoire »
entrepris par Gerhard Struck 2 en vue de souligner « le rôle et l’importance des topiques
juridiques »3. L’étude de Struck présente un catalogue de soixante-quatre lieux. Le sous-titre
de cette étude (Argument et lieu commun dans le travail juridique) montre « le double aspect
de ces lieux qui se présentent tantôt comme un argument, tantôt comme un point de vue, dont
la prise en considération donnera lieu à des arguments »4.

A partir du catalogue de Struck, Perelman reprend quelques échantillons pour illustrer


l’idée et le rôle de la topique juridique 5. En voici quelques-uns6 :

1. Lex posterior derogat legi priori : la loi postérieure déroge à la loi antérieure.

2. Res judicata pro veritate habetur : la chose jugée doit être reconnue comme vraie.

3. Et audiatur altera pars : il faut aussi entendre la partie adverse.

4. In dubio pro reo ou in dubio pro libertate : dans le doute, on décidera en faveur de l’accusé ou
en faveur de la liberté.

5. Quisquis praesumitur bonus : chacun est présumé bon (ou innocent).

6. Celui qui a commis une faute doit en supporter les conséquences.

7. Le silence n’oblige à rien.

8. La confiance mérite protection.

9. Des exceptions sont permises pour des cas très malheureux.

10. Ce qui est insupportable ne peut être de droit.

Outre ces adages et principes, Struck présente des lieux juridiques qui peuvent orienter
le législateur et le juge. Ces lieux concernent plusieurs points de vue, tels l’égalité, la

1
Topik und Jurisprudenz, Münich, 1953.
2
Dans son livre Topische Jurisprundenz, Athénäum Verlag, Frankfort, 1971.
3
LJ, p. 87.
4
Ibid., p. 87.
5
Notons que, parmi les lieux spécifiques signalés par Struck, « certains affirment des principes généraux du droit,
d’autres constituent des maximes ou adages, formulés en latin, d’autres enfin indiquent les valeurs fondamentales
que le droit protège et met en œuvre », TA, p. 88. A propos de la différence entre le principe général du droit et la
simple maxime, cf. LJ, §46, p. 86.
6
Cf. LJ, p. 88-94. Dans la liste des lieux présentés par Struck, certains sont des adages latins, d’autres sont des
règles énoncées en allemand.

251
proportionnalité, le danger de l’abus, l’intérêt général, le principe d’ordre, la sécurité juridique,
etc.1

La théorie des topiques juridiques constitue, pour Perelman, une avancée considérable
dans la pensée juridique. Elle a le grand avantage de proposer une méthodologie qui, en
s’inspirant de la pratique, réussit en retour à éclairer et à orienter le travail juridique. Certes,
pour le partisan d’une conception dogmatique du droit, la vision topique a cet inconvénient
d’introduire une incertitude fatale au droit, car, d’un côté, les lieux sont souvent vagues, et, de
l’autre, il est souvent possible pour les parties d’un conflit de faire appel à tel ou tel lieu afin de
soutenir leurs positions. D’après Perelman, Struck lève cette critique, d’abord, en affirmant que
l’indétermination reprochée aux lieux est justement ce qui permet un consensus général à leur
sujet, et aussi que le propre de la discussion est précisément de permettre une pesée du pour et
du contre en vue de choisir l’interprétation qui étayera la décision juste. Loin d’entraîner
l’arbitre de la décision, les topiques juridiques présentent l’avantage de permettre « le
développement d’arguments juridiques, de controverse, où, tous les points de vue ayant été
évoqués, une décision réfléchie et satisfaisante pourra être prise »2. Le deuxième argument de
Struck, que Perelman qualifie de « réfutation fondamentale du point de vue dogmatique »,
attaque l’idée même qui permet de formuler la critique adverse, à savoir l’idée du droit comme
système rigide. Un double constat donne, en effet, la possibilité de remettre en cause cette idée.
D’un côté, force est de constater que, dans la pratique, l’on rencontre toujours des situations où
« une règle, quelle qu’elle soit, devra être limitée et une valeur, quelle que soit son importance,
devra céder devant des considérations qui l’emportent en l’occurrence ». D’un autre côté, nous
constatons que « devant les différentes techniques d’interprétation (…), il n’a jamais été
possible de les hiérarchiser de façon telle que l’on puisse indiquer, a priori, à quelles techniques

1
D’autres auteurs ont établi des listes d’adages beaucoup plus détaillées. Comme le note Paul Dubouchet, « la
tentative la plus intéressante est celle des professeur Rolland et Boyer [Adages du droit français, LITEC, 1992]
qui ont opéré la recension la plus considérable des adages : 473 pour le seul ‘droit français contemporain’ (…).
Les deux éminents auteurs classent alors les adages selon leur valeur par rapport à la loi dans la grande dichotomie
entre adages intra legem et adages supra legem, les premiers se subdivisent en adages in scriptura (repris tels quel
par le législateur), inextensione (ils se retrouvent dans une ‘série de dispositions’) et in intellectu (l’idée qu’ils
expriment se retrouve par le raisonnement) et les seconds en adages ad inhibendum qui peuvent faire obstacle à la
loi tels que Frausomniacorrumpit, adages ad minuendum qui peuvent limiter le champ d’application de la loi tels
que Poenalia sunt restrigenda et adages augendum qui, au contraire, peuvent étendre le champ d’application de la
loi tels que Tu patere legem quem fecisti. Les adages supra legem jouent donc un rôle normatif au niveau le plus
élevé : comme le soulignent les auteurs, ils recouvrent ‘les principes les plus éminents du droit, il est unanimement
admis que leur violation donne ouverture à un pourvoi en cassation’ », Droit et épistémologie. L’Organon du droit,
p. 106.
2
Ibid., p. 95. Perelman, se référant à Struck, ajoute que « s’il est vrai que, grâce aux topiques juridiques, le juge
disposera d’une plus grande liberté dans l’interprétation des textes légaux, dans leur assouplissement, celle-ci, au
lieu de conduire à l’arbitraire, accroît les moyens intellectuels dont le juge dispose dans sa recherche d’une solution
raisonnable, acceptable, équitable ».

252
d’interprétation il faut accorder la priorité quand des interprétations divergentes sont opposées
les unes aux autres »1. Soulignons cependant que ces constats ne permettent pas de récuser
l’idée d’un système du droit, mais seulement celle qui conçoit le droit comme un système
rigide2.

II.La vision rhétorique du droit

À plusieurs reprises, Perelman insiste sur l’importance de l’étude de l’évolution


historique des conceptions juridiques. Un premier avantage de cette étude provient, selon lui,
de ce qu’elle offre la possibilité de saisir comment, dans un contexte donné et à une époque
déterminée, se combinent des considérations diverses (politiques, philosophiques, religieuses,
morales, etc.) pour imposer une certaine conception du droit, et comment cette dernière
détermine, elle-même, l’idée qui s’y forme relativement à la logique juridique et au rôle du
juge. Un autre avantage de cette étude, le plus fondamental d’ailleurs, est qu’elle permet, non
seulement de constater que la pensée juridique a connu « une évolution depuis l’Antiquité
jusqu’à nos jours » et que « l’idéologie de la Révolution française a joué un rôle déterminant
dans l’évolution du droit continental », mais également de distinguer « les changements de
perspective » qui ont eu lieu « depuis le Code Napoléon jusqu’à notre époque » : « On discerne
d’abord le positivisme juridique de l’Ecole de l’exégèse, puis la conception fonctionnelle et
téléologique du droit, enfin une vision plus sociologique et plus démocratique du rôle du juge,
celui-ci visant à l’établissement de la paix judiciaire grâce au consensus de l’opinion
publique éclairée »3.

Il semble ainsi que la plus grande acquisition que Perelman retient de l’évolution de la
pensée juridique est son orientation récente vers une vision plus démocratique du droit en
général et de l’office du juge en particulier. Or, pour lui, cette orientation représente un grand
défi pour toute théorie (ou philosophie) du droit : elle impose la tâche difficile d’accompagner
son mouvement par une réflexion qui devrait mettre au point le cadre théorique à même de la
justifier mais aussi de la contrôler. D’après Perelman, ceci veut dire concrètement que «si, en

1
Ibid., p. 95. Notons que ce même constat a déjà été fortement souligné par J. Esser. En effet, il considérait, lui
aussi, qu’aucun système établi a priori ne peut indiquer au juge à quelle technique d’interprétation il doit recourir
dans un cas donné : « Le style de la motivation, écrit-il, a manifestement une portée secondaire par rapport aux
considérations qui priment, celles relatives à tout ce qui, dans le cas d’un litige, constitue une décision à la fois
juste et conforme au droit », cf. Ibid., p. 82.
2
« Le recours aux topiques juridiques n’est nullement opposé à l’idée d’un système de droit, mais plutôt à
l’application rigide et irréfléchie des règles de droit », Ibid., p. 95.
3
« Propos sur la logique juridique », RDD, p. 96.

253
suivant Esser, Kriele et Struck, les jugements de valeur relatifs à la décision elle-même sont
inéliminables du droit, parce que guidant tout le processus d’application de la loi, on ne peut
négliger la question de savoir si ces jugements sont l’expression de nos pulsions, de nos
émotions et de nos intérêts, et par là subjectifs et entièrement irrationnels, ou si, au contraire, il
existe une logique des jugements de valeur »1.

Il ne suffit donc pas de constater le profond changement de perspective survenu dans la


pensée juridique récente, c'est-à-dire de noter la réalité du droit telle qu’elle est rendue par les
juristes qui l’ont dégagée à partir d’un examen concret de la pratique juridique. Ce qu’il faut
plutôt faire, c’est proposer un cadre théorique qui pourrait expliquer ledit changement et fournir
les raisons profondes de ladite réalité. Or, il se trouve que la vision démocratique du droit, vers
laquelle la pensée juridique récente venait de s’orienter, présente une affinité manifeste avec la
vision philosophique de Perelman en général et avec sa théorie de l’argumentation en
particulier. Ce dernier, s’opposant tant au dogmatisme qu’au scepticisme, défend en effet une
philosophie du raisonnable au sein de laquelle la validité d’une pensée est entièrement tributaire
des argumentations fournies en sa faveur. Il conçoit d’ailleurs cette argumentation comme un
raisonnement visant la justification d’un choix ou d’une décision. Constatant ainsi la profonde
similitude qui existe entre la pratique juridique caractéristique d’une vision démocratique du
droit et la pratique argumentative caractéristique de toute pensée destinée à l’action humaine,
Perelman ne pouvait s’empêcher de penser que sa théorie de l’argumentation fût capable de
constituer une réponse sérieuse et pertinente à l’échec du juspositivisme révélé par l’orientation
récente de la pensée juridique.

Une autre façon pour expliciter l’affinité entre la théorie de l’argumentation de Perelman
et la vision démocratique du droit issue de la pensée juridique récente est de souligner l’identité
de leur adversaire. En effet, de même que celle-ci était une réaction contre le positivisme
juridique, tout le souci de celle-là était de suppléer aux insuffisances du positivisme en général,
c'est-à-dire dans toutes les matières pratiques. Toutefois, il est à remarquer que cet aspect
général du combat de Perelman contre la méthode et l’esprit positivistes conduit au-delà de la
simple affirmation de ladite affinité : il révèle en effet toute l’originalité de la contribution que
pourrait représenter la théorie générale de l’argumentation pour l’étude du droit, à savoir que
cette théorie avait déjà élaboré les raisons théoriques nécessaires pour la condamnation du
positivisme juridique et pour la justification d’une nouvelle conception du droit. Ainsi, ce qui
n’était qu’un simple constat dégagé par l’étude historique devient, avec la théorie générale de

1
LJ, p. 99.

254
l’argumentation, un état de choses susceptible d’une justification et d’une légitimation
théoriques. Il y a donc ici comme une rencontre heureuse entre la réalité révélée par l’évolution
récente de la pensée juridique et les principes explicatifs et descriptifs de la théorie générale de
l’argumentation. La traduction immédiate de cette rencontre est l’investissement du droit par le
discours argumentatif de la rhétorique.

Perelman explicite l’utilité de la rhétorique pour le droit dans plusieurs écrits. En voici
deux exemples. Dans une brève introduction à la deuxième partie de LJ − intitulée « Logique
juridique et nouvelle rhétorique » −, il commence par rappeler le cheminement qui l’avait
conduit du constat de l’insuffisance de la méthode positiviste pour l’étude des questions
pratiques à la recherche d’une logique des jugements de valeur, et finalement à la rencontre de
la rhétorique et à la redécouverte du discours argumentatif. Ensuite, il introduit l’utilité de
l’argumentation pour le droit dans les termes suivants : « Cette découverte [de l’argumentation]
n’est pas sans pertinence pour la logique juridique. Car, si le raisonnement du juge doit
s’efforcer d’aboutir à des solutions qui soient équitables, raisonnables, acceptables,
indépendamment de leur conformité à des normes juridiques positives, il est essentiel de
pouvoir répondre à la question : ‘Par quels procédés intellectuels le juge arrive-t-il à considérer
telle décision comme équitable, raisonnable ou acceptable, alors qu’il s’agit de notions
éminemment controversées’ » ; la pertinence du modèle argumentatif pour le droit provient
donc de ce qu’il représente justement une réponse à la question fondamentale qui se pose pour
toute conception du droit soucieuse de la paix sociale : « C’est en l’absence de techniques
unanimement admises que le recours aux raisonnements dialectiques et rhétoriques s’impose,
raisonnements visant à établir un accord sur des valeurs et leur application, quand celles-ci font
l’objet d’une controverse »1.

Dans « Droit et rhétorique »2, Perelman ouvre son propos en rappelant qu’il entend la
rhétorique, « dans le prolongement d’Aristote, comme une discipline ayant pour but l’étude du
discours persuasif et de ses modalités » ; il précise immédiatement après que cette conception
permet de discerner deux limites à l’application de la rhétorique, à savoir « quand la thèse à
faire admettre est évidente » et quand « la thèse, se présentant comme arbitraire et n’invoquant
aucune raison en sa faveur, réclame la soumission à un pouvoir contraignant »3. Concrètement,
ceci veut dire à la fois que la rhétorique ne concerne que les matières controversées et qu’elle
n’intervient que dans la mesure où l’enjeu est celui d’établir un accord : « Le rôle de

1
LJ, p. 102.
2
Cf. RDD, pp. 85-90.
3
Ibid., p. 85.

255
l’argumentation et de la rhétorique s’accroissent chaque fois que, à l’occasion d’une
controverse, on délibère seul, ou avec d’autres, pour aboutir à une décision que l’on veut
raisonnable »1. Il en découle une position de principe, à savoir que le rôle de la rhétorique dans
le droit ne deviendrait effectif et ne serait reconnu que dans une conception plus démocratique
au sein de laquelle l’acceptation du système se trouve entièrement suspendue à la
reconnaissance de la légitimité des autorités qui le posent : « Le rôle de la rhétorique devient
indispensable dans une conception du droit moins autoritaire et plus démocratique, quand les
juristes insistent sur l’importance de la paix judiciaire, sur l’idée que le droit ne doit pas
seulement être obéi, mais aussi reconnu, qu’il sera d’ailleurs d’autant mieux observé, qu’il sera
plus largement accepté »2. C’est donc en principe et par définition que la conception
argumentative est associée à une vision moins autoritaire du droit. Autrement dit, une telle
vision représente une conséquence qui découle tout naturellement de ladite conception. Or, si
la perspective rhétorique du droit conduit par principe à considérer que « le rôle du juge, comme
serviteur d’un Etat de droit, est de contribuer à l’acceptation du système, en montrant que les
décisions qu’il est amené à prendre sont non seulement légales, mais qu’elles sont aussi
acceptables, parce que raisonnables »3, la question qui s’impose est celle de savoir si les choses
se passent effectivement de la même manière dans la réalité. Et c’est à l’occasion de cette
question que Perelman rejoint de nouveau l’histoire récente de la pensée juridique en soulignant
principalement son évolution de plus en plus manifeste vers la reconnaissance du pouvoir
judiciaire dans la formation du droit. En effet, de l’instauration de l’obligation de juger avec
l’article 4 du Code Napoléon jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, la pensée
juridique est passée de l’octroi au juge d’un pouvoir complémentaire de décision et
d’interprétation à une position beaucoup plus audacieuse : « De plus en plus les principes
généraux du droit sont considérés comme des règles de droit dont le juge doit tenir compte,

1
Ibid., p. 86. Relativement au droit, Perelman montre que cette idée reste vraie non pas seulement pour le juge,
mais aussi pour le législateur : « Si l’argumentation n’intervient pas quand il n’y a lieu ni d’apprécier, ni
d’interpréter, ni de juger, mais de s’incliner devant l’évidence ou devant la force, on voit clairement que le rôle et
l’importance de la rhétorique en droit s’accroissent avec l’accroissement et l’indépendance du pouvoir judiciaire,
dans la mesure du moins où celui-ci cherche à motiver ses décisions, et non à les imposer par voie d’autorité. Il en
est de même d’ailleurs du pouvoir législatif, quand celui-ci reconnaît que les normes qu’il promulgue ne sont pas
évidentes, et ne voulant pas les imposer arbitrairement, fournit les raisons qui les feraient admettre par le public
intéressé » (même page).
2
Ibid., p. 87.
3
Ibid., p. 87 ; ceci veut dire que « chaque fois qu’il doit arbitrer des conflits d’opinions, d’interprétations, d’intérêts
et de valeurs, le juge recherche des solutions qui soient, à la fois, conformes au droit et acceptables » ; autrement
dit, « le juge devra mettre fin au litige, en indiquant quelles considérations et quelles valeurs l’emportent en droit
et en équité. Après avoir écouté les adversaires, entendu le pour et le contre, il devra indiquer les raisons qui ont
déterminé sa décision : sa motivation cherchera à faire admettre le dispositif par les parties en litige, par les
instances judiciaires supérieures et par l’opinion publique » (même page).

256
même indépendamment d’un texte légal qui les consacre. On a également noté le rôle croissant
des topiques juridiques, c'est-à-dire d’arguments considérés comme pertinents pour
l’élaboration et l’application du droit, de valeurs admises dans une société qu’un droit, que l’on
veut raisonnable, ne peut pas négliger »1. Ainsi, la position de principe, c'est-à-dire l’idée
théorique que la conception rhétorique du droit a pour corollaire une vision moins autoritaire
du droit et une reconnaissance à la fois du pouvoir du juge et du rôle de l’argumentation dans
l’exercice de ce pouvoir, rejoint la réalité du droit révélée par l’étude historique, à savoir le fait
que « dans une vision démocratique du droit (…), le rôle du juge continental s’accroît
singulièrement, et se rapproche de celui du juge anglo-saxon. Mais en même temps s’accroît le
rôle de l’argumentation et de la rhétorique dans l’application et l’évolution du droit »2.

Reste maintenant à savoir quelles conséquences découlent de cette vision rhétorique du


droit, c'est-à-dire de cette vision moins autoritaire qui représente aux yeux de Perelman à la fois
une implication de sa théorie argumentative et une réalité dégagée par l’étude historique. Pour
cela, rappelons que l’essentiel de cette vision consiste dans le dépassement du positivisme
juridique vers une conception moins formaliste du droit qui est animée principalement par le
souci de l’acceptation des décisions de justice dans le milieu social auquel le droit est
applicable. L’originalité de la vision rhétorique du droit se manifeste donc sur deux plans. Le
premier concerne le changement de perspective qu’elle introduit relativement à la manière de
concevoir le droit lui-même. Le second concerne la description et la justification qu’elle
propose pour rendre compte de la manière par laquelle le juge œuvre pour réaliser
l’acceptabilité du droit. Dans ce qui suit, nous présenterons les grandes lignes des réflexions de
Perelman portant sur l’idée de droit (nous laisserons donc pour le chapitre suivant le point
concernant une analyse plus détaillée de la logique juridique) 3.

1. Critique de la réduction du droit à la loi

Qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que la loi ? Est-ce que le droit existe entièrement dans
la loi ? Pareilles questions n’ont de réponse qu’à l’intérieur d’une théorie particulière de droit.
Car les notions de droit et de loi sont des notions confuses dont le contenu est précisé et
déterminé différemment par les diverses philosophies et théories du droit. Ce qui revient à dire
finalement que tout système de droit, en posant des définitions, des catégories de classification

1
Ibid., p. 89-90.
2
Ibid., p. 90 – c’est nous qui soulignons.
3
Nous avons choisi pour cela d’exploiter les articles qui offrent l’essentiel de ces réflexions et qui forment la
première partie, intitulée justement « Réflexion sur le droit », de RDD dont le sous-titre est : « Au-delà du
positivisme juridique ».

257
et en établissant des rapports et des hiérarchies, ne fera pas une œuvre de description neutre,
mais il sera inscrit dans une idéologie puisqu’« il sera amené à prendre position dans des
controverses séculaires, et à poser ou présupposer des jugements de valeur, explicites ou
implicites »1.

Afin d’illustrer cette idée, Perelman emprunte des exemples à l’histoire de la pensée
juridique et philosophique. Ainsi, pour Jean Boudin, il y a lieu d’opposer le droit divin et naturel
à la loi conçue comme expression de la volonté du souverain (pouvoir permanent et absolu).
Cette opposition entre le droit et la loi ne figure nulle part dans les écrits de Thomas Hobbes,
pour qui la loi naturelle ne contredit point la loi civile. Tout le droit émane du souverain de
sorte que ce qui est juste ou injuste ne peut être défini que par rapport aux lois. Dans la même
ligne de pensée, Jean-Jacques Rousseau, par le biais d’une justification différente, réduira le
droit à la loi, supprimant ainsi toute opposition entre les deux. En effet, comme la loi est
l’expression du pouvoir souverain, et comme celui-ci incarne, non pas des intérêts particuliers,
mais la volonté générale du peuple, la loi ne peut être dès lors que juste. Et puisque la
souveraineté revient au peuple, rien ne peut alors limiter cette souveraineté lorsqu’elle
s’exprime dans des lois. Il en ressort que tout le droit est dans la loi. D’où la sacralité quasi
religieuse que la Révolution française a attribuée aux lois. Le mouvement de codification finira
par supplanter le droit naturel par des droits nationaux. Dans les facultés de droit, « le droit
romain et le droit naturel qui avaient fourni pendant des siècles la matière essentielle de
l’enseignement universitaire devenaient soit un cours d’introduction au droit national, soit un
complément, au contenu de plus en plus indéterminé. Cette tendance à identifier le droit avec
la loi nationale a connu son apogée en France, au milieu du XIX e siècle, quand les théoriciens
de l’école de l’exégèse avait réduit l’enseignement du droit civil à celui du Code Napoléon,
comme si tout le droit se trouvait dans la loi. Alors que chez Jean Boudin, ce n’est pas le droit
mais uniquement la loi qui est l’expression de la volonté du souverain qui la pose,
l’identification du droit avec la loi conduit trois siècles plus tard au positivisme juridique »2.

Pour Perelman, ce bref rappel historique est fait dans le but précis de critiquer la
prétention de neutralité du positivisme juridique. Ce dernier, animé par l’idéal d’une science
descriptive et objective du droit, définit celui-ci comme « un ensemble hiérarchisé et dynamique
de normes qui développent leurs conséquences indépendamment du milieu social auquel elles
s’appliquent, presque à la manière d’un système formel »3. Mais dans la mesure où toute théorie

1
« La loi et le droit », RDD, p. 26.
2
Ibid. p. 29.
3
Ibid. p. 29.

258
de droit est destinée finalement à guider les juristes praticiens, la conception formaliste,
défendue par le positivisme, ne permet aucunement, selon Perelman, de rendre compte du droit
en action, c'est-à-dire du phénomène juridique tel qu’il se manifeste et tel qu’il évolue dans et
par les interprétations diverses qu’il reçoit lors de son application.

Le positivisme, en rejetant en dehors du droit tout ce qui n’émane pas de l’état et de ses
organes, se prive de voir comment le droit réagit et s’adapte à son milieu par le truchement du
jeu interprétatif, et comment, dans ce jeu, les jugements de valeur interviennent souvent pour
infléchir le processus de décision vers l’une ou l’autre des valeurs opposées dans le cas
traité : « Le juge, par son interprétation, s’adapte aux valeurs du milieu. Cet effort d’adaptation
sera facilité grâce au recours fréquent du législateur (et du juge dans la Common Law) à des
notions à contenu variable, telles que « les bonnes mœurs », « l’ordre public », « l’intérêt
général », « le raisonnable », qui se définissent dans chaque cas d’espèce, par rapport à des
valeurs, aspirations, usages et croyances qui dominent dans un milieu donné. Les différentes
théories juridiques contribuent à cet effort d’adaptation »1.

Contrairement au positivisme juridique qui ne réussit pas à soutenir et à accompagner


l’effort des juges pour adapter le droit à son milieu, la thèse de l’état de nécessité en droit pénale
élaborée par Paul Foriers constitue, pour Perelman, une illustration brillante d’une réflexion qui
pense le droit en action 2. On sait qu’en matière pénale, l’état de nécessité 3, lié à la situation
d’une personne qui, pour protéger un intérêt supérieur, enfreint une loi pénale, constitue dans
plusieurs cas une raison suffisante pour échapper à la pénalité4. L’exemple de l’état de nécessité,
où « une préférence est (…) accordée à une valeur qui n’est pas explicitement protégée par la
loi, par rapport à une valeur légalement sanctionnée »5, permet de montrer que « tout le droit
n’est donc pas dans les textes légaux. Le juge tient effectivement compte de valeurs et de règles,
même si celles-ci n’ont pas été votées et promulguées dans les formes »6. Paul Foriers en déduit
l’existence d’un droit naturel positif. L’expression est certes paradoxale, mais elle réfère à un

1
Ibid., p. 30
2
Paul Foriers, De l’état de nécessité en droit pénal, préface de Maximilien Philonenko, Bruxelles, Bruylant, Paris,
Sirey, 1951.
3
Perelman cite Charles De Visscher qui, « dans une consultation rédigée en 1942 et que Paul Foriers publie en
annexe de sa thèse (p. 343-346) », définit la notion de nécessité dans les termes suivants : « L’effet de nécessité
est la situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour sauvegarder un intérêt supérieur, n’a d’autres
ressource que d’accomplir un acte défendu par la loi pénal », « La loi et le droit », RDD, p. 30.
4
« C’est ainsi, pour reprendre un exemple classique, que l’on ne condamnera pas celui qui, pour sauver une vie
humaine en danger, pénètre sans autorisation dans une propriété étrangère en cassant des vitres ou en fracturant
une porte. Une obligation morale de solidarité prévaut sur l’obligation légale de respecter la propriété d’autrui »,
Ibid., p. 30-31 – c’est nous qui soulignons.
5
Ibid., p. 31.
6
Ibid., p. 31.

259
effort théorique dont l’ambition est d’embrasser le phénomène juridique tel qu’il se déploie
effectivement dans son expérience vécue. Le concept de droit-naturel-positif réfère à un
ensemble de règles et de principes qui ne sont pas du droit écrit, expressément formulé, mais
qui nonobstant cela jouent un rôle décisif dans la décision juridique. Il faut se garder toutefois
d’assimiler ce droit à une création purement rationnelle (droit naturel au sens traditionnel). Car
il s’agit plutôt d’un ensemble de principes que l’élite juridique dégage au terme d’une « épreuve
sociologique »1. Selon Perelman, c’est donc par rapport à ce qui est socialement acceptable que
les juges, dans l’application qu’ils font de la loi dans un contexte donné, cherchent à concilier
la loi à la justice « en intégrant dans le droit positif des règles et des valeurs autres que celles
reconnues par la loi »2.

Une théorie pertinente de droit est dès lors obligée de prendre pour son compte la réalité
du droit, c'est-à-dire de reconnaître le fait que les juges font intervenir dans l’application du
droit positif des éléments externes à ses dispositions légales. Pour Perelman, ce phénomène
d’adaptation n’est pas l’apanage du seul droit continental caractérisé par la prééminence de la
loi et du pouvoir législatif, mais se manifeste également dans la Common Law3 et même dans
un droit d’origine divine comme celui tiré des textes bibliques 4. Toute réflexion théorique sur
le droit doit donc intégrer en son sein et prendre au sérieux le fait suivant : « Si le droit naturel
a fourni une technique séculaire en Occident médiéval pour limiter l’exercice du pouvoir de
façon qu’il soit digne d’un monarque chrétien, si l’idée d’un droit rationnel a pu remplir la
même fonction aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce même rôle est rempli dans les sociétés
démocratiques contemporaines par des juges qui comprennent leur rôle, qui est de concilier le

1
Perelman cite P. Foriers selon lequel l’expérience permet de dégager « une conception du droit naturel ayant sa
spécificité, celle en tout cas que le juriste accepte, que le juge sanctionne, que la société approuve. Ce droit naturel
n’est pas un condensé moralisateur a priori, mais le résultat d’une épreuve sociologique, pour reprendre l’heureuse
expression de Robert Legros (…). C’est autrement dit, un exemple de règles formant pour l’élite juridique l’idéal
de la vie individuelle et sociale, ou mieux encore et plus exactement peut-être la partie irréductible de l’idéal de la
vie intellectuelle et sociale tel qu’il se dégage de l’expérience vécue » (« Le juriste et le droit naturel, Essai de
définition d’un droit naturel positif », Revue internationale de philosophie, 1963, 65, p. 349-350).
2
« La loi et le droit », RDD, p. 32– c’est nous qui soulignons.
3
« Alors que la common law se présente comme l’incarnation du droit juste, qu’elle est pratiquement élaborée par
des juges, on y a encore plus souvent recours à la fiction pour rendre le droit acceptable, et le recours aux Equity
Courts a été parfois l’unique moyen légal de prévenir les conséquences inacceptables d’un droit fondé sur des
précédents judiciaires. C’est pour remédier aux inconvénients d’un système fondé sur les précédents que l’on est
obligé également de recourir au législateur, pour remplacer des règles de droit traditionnelles, mais devenues
socialement inacceptables », Ibid., p. 32.
4
« Alors que selon le Deutéronome (IV, 1), il s’agit d’une législation d’origine divine dont il ne faut rien soustraire
et à laquelle il faut ne rien ajouter, non seulement les chrétiens en ont supprimé tous les commandements gênants
en affirmant qu’ils ne concernaient que le peuple d’Israël, mais les rabbins juifs les plus orthodoxes n’ont pas
hésité à recourir à toutes sortes d’interprétations et même à des fictions pour adapter les textes aux besoins d’une
communauté devenue urbaine et marchande », Ibid., p. 33.

260
respect du droit avec celui de l’équité et de la justice, d’en éliminer les conséquences
déraisonnables, donc inacceptables »1.

2. Critique de l’opposition catégorique entre droit naturel et droit positif

La dualité « droit positif-droit naturel » est profondément enracinée dans l’histoire de la


réflexion sur le droit. Cependant, l’acception que l’on s’en est faite, au fil du temps, a
considérablement évoluée. Cette évolution a fini, au XIXe siècle, par voir dans cette dualité une
antithèse qui « oppose le respect de la loi au respect de la justice, conçue autrement que
conformité à la loi »2.

Le sens profond de cette opposition ne peut s’apprécier correctement qu’à la lumière de


ce qui en ressort relativement à la fonction du juge. Pour ceux qui croient en l’existence de
rapports d’équité débordant les simples limites de la loi expressément formulée, le juge dans
l’application de ladite loi est tenu par l’obligation de veiller à « être juste ». Ce souci de justice,
Aristote l’invoque et l’exige lorsque le juge est face à une situation particulière où la loi s’avère,
du fait de son caractère général et abstrait, inapplicable. La solution juste du cas particulier
sortant de l’ordinaire réside alors dans l’apport d’un correctif palliant l’insuffisance de la règle
générale « en édictant ce que le législateur édicterait lui-même s’il était là et ce qu’il aurait
prescrit dans la loi s’il avait eu connaissance du cas en question »3. Pour St. Augustin et St.
Thomas, il n’est qu’une seule loi, qu’une seule justice, celles que Dieu a lui-même établies et
que la droite raison nous enseigne. En résulte que, dans la tradition chrétienne, « en cas de
conflit entre droit positif et droit naturel, c’était le droit positif que la doctrine écartait »4. Avec
l’avènement de la modernité politique, telle qu’on peut la retrouver chez Montesquieu et
Rousseau, l’ordre et la hiérarchie anciens seront remis en cause. La théorie de la séparation des
pouvoirs et celle du pouvoir politique comme incarnation de la volonté générale, allaient
confirmer la primauté du législateur et imposer au juge l’obligation de suivre scrupuleusement
la loi, censée établir la justice (Montesquieu) ou juste en elle-même (Rousseau). Mais si le Code
Napoléon, considéré dans cette perspective comme juste, a pu supplanter le droit naturel, ce
dernier continuera d’exister par le truchement d’un retour à l’équité dans les cas de silence,
d’opposition ou d’obscurité des lois positives (comme dira Portalis dans son Discours
préliminaire du projet du Code civil). Il faut alors attendre le positivisme juridique pour que le

1
Ibid., p. 33.
2
« Droit positif et droit naturel », RDD, p. 20.
3
Ethique à Nicomaque, livre V, 1137b, 19-24, trad. A. GAUTHIER et J. Y. JOLIF, Louvain, 1958, cité par
Perelman, Op. cit., p. 20.
4
« Droit positif et droit naturel », RDD, p. 21.

261
droit naturel soit vraiment liquidé de façon entière. Avec H. Kelsen, une réflexion sur le droit
qui se veut scientifique n’a pas seulement à écarter le concept confus et intenable de droit
naturel, mais aussi à liquider le souci de justice. Les concepts de justice et d’équité, ayant trait
à la morale et à la religion, sont considérés comme ne relevant point du droit positif.

Perelman, en montrant par ce survol rapide comment la pensée juridique est amenée, sous
l’égide du rationalisme des lumières et du positivisme du XIX e siècle, à confiner tout le droit
dans la loi et à limiter ainsi la fonction du juge à une simple application mécanique des
dispositions légales, revient alors à poser en d’autres termes l’épineuse question de la solution
des cas où la loi « s’avère insuffisante pour l’une ou l’autre raison »1. Cette question constitue
pour Perelman l’épreuve solide à l’aune de laquelle doit se mesurer la pertinence de toute
réflexion sur le droit. Une théorie pertinente du droit n’a pas seulement à définir ses termes de
façon cohérente, mais surtout à rendre suffisamment compte de la réalité effective de la vie du
droit dans le milieu qui est le sien. Le moyen le plus efficace de le faire étant de répondre aux
questions que soulève l’application du droit.

A ce propos, Perelman rappelle la solution proposée par la doctrine de la séparation des


pouvoirs. Partant du primat du législateur, celle-ci finit par instaurer, vers la fin du XVIIIe
siècle, le référé législatif qui consiste à demander, chaque fois que le cas d’espèce n’est pas
expressément et clairement prévu par la loi, au législateur de se prononcer. Les inconvénients
de cette mesure ne tarderont pas à poindre. C’est ainsi d’ailleurs que l’article 4 du Code civil
de 1804 a tâché de lier le juge par l’obligation de juger sous le risque d’être poursuivi pour déni
de justice. Cette obligation de juger amène le juge, dans le cas de silence, de l’obscurité ou de
l’insuffisance de la loi, à suivre le conseil de Portalis qui est de se tourner vers le droit naturel,
ou bien de développer des techniques spécifiques (telle la recherche de l’intention du
législateur, etc.) pour la résolution des cas soulignés. Dans les deux cas, force est donc de
constater que la prise en considération des difficultés de l’application de la loi exige de
reconnaître au juge un rôle qui dépasse celui que la théorie de la séparation des pouvoirs lui
attribue. D’autre part, Perelman rappelle comment, même pour un positiviste comme Norberto
Bobio, l’examen des critères pour résoudre les antinomies (conflit des règles) finit par
reconnaître qu’en cette matière « le critère des critères est le principe suprême de la justice »2.

La jurisprudence continentale foisonne d’exemples où les juges ont expressément motivé


leurs décisions par le recours au principe de la justice, par un rappel ou un renvoi au droit

1
Ibid., p. 22.
2
Norberto Bobbio, « Les critères pour résoudre les antinomies », in AD, p. 258.

262
naturel1. Et c’est l’étude et l’examen de cette jurisprudence qui est à même de nous faire
comprendre pertinemment le fonctionnement effectif du droit et le rôle que le juge y assume
véritablement. La consultation de cette jurisprudence fait ressortir deux remarques principales
relativement au sujet du rapport droit positif-droit naturel. L’une est quantitative, l’autre
qualitative. En effet, Perelman souligne d’abord le fait que « si le recours au droit naturel a été
relativement rare dans la jurisprudence européenne avant la dernière guerre, la réaction
provoquée par les excès du national-socialisme, a généralisé le recours ‘aux principes généraux
du droit, communs à tous les peuples civilisés’ »2. Par ailleurs, ce recours aux principes
généraux du droit correspond à une transformation profonde dans la nature du droit naturel,
c'est-à-dire dans le type de considérations, d’éléments de référence auxquels la jurisprudence
fait dernièrement appel. A cet égard, Perelman note ceci : « Au lieu de faire appel à un droit
fondé sur la nature de l’homme, on se réfère, de préférence, tantôt à la nature des choses, tantôt
à des principes fondamentaux de notre civilisation, tels qu’ils ont été véhiculés par les droits
nationaux. On invoquera également les topiques juridiques, c'est-à-dire des considérations de
toute espèce qui fournissent de bonnes raisons pour rédiger et interpréter les textes légaux de
façon à en tenir compte »3.

Dans l’effort que le juge déploie pour rendre le droit applicable équitablement, on voit
bien que la motivation des décisions est contrainte à sortir du carcan rigide des dispositions
légales, pour étreindre un ensemble de considérations fort variables, mais qui toutes sont
puisées dans le milieu vital du droit. C’est d’ailleurs ce rapport incontournable du droit à son
milieu qui amène Perelman à reconsidérer autrement et de façon critique l’antithèse droit
positif-droit naturel. Car, dans la pratique, le droit vise l’établissement d’un consensus, d’un
accord plus ou moins communément admis. Et la réalisation de ce consensus n’est possible ni
sur la base du droit positif uniquement, ni sur la base du droit naturel uniquement. La pratique
juridique ne pouvant rester dans les limites de l’expression de la seule volonté du législateur,
ni dans les cieux d’un système de lois idéalement et naturellement rationnel, elle se doit
d’emprunter « ses éléments, en proportion variable, tant à la volonté expresse du législateur
qu’à des considérations d’équité et d’opportunité, qui viennent la mettre en œuvre »4.

L’opposition entre droit positif et droit naturel, que diverses théories ont cherché à établir
d’une manière nette, apparaît dans cette perspective comme intenable et inadéquate. Une vision

1
Pour des exemples, cf. « Droit positif et droit naturel », RDD, p. 23-24.
2
Ibid. p. 24.
3
Ibid. p. 24.
4
Ibid. p. 24.

263
du droit qui assume la vie effective de ce dernier, qui reconnaît la nécessité de l’adaptation des
dispositions légales au contexte de leur application, ne peut qu’atténuer et affaiblir l’opposition
entre droit positif et droit naturel : « Le rôle croissant attribué au juge dans l’élaboration d’un
droit concret et efficace rend de plus en plus périmée l’opposition entre le droit positif et le droit
naturel, le droit effectif se présentant, de plus en plus, comme le résultat d’une synthèse où se
mêlent, de façon variable, des éléments émanant de la volonté du législateur, de la construction
des juristes, et de considérations pragmatiques, de nature sociale et politique, morale et
économique »1.

3. Critique de la réduction du droit à ses sources autorisées

L’enjeu principal de l’œuvre de Perelman est celui de promouvoir le rôle spécifique de la


logique juridique. Celle-ci constitue pour ainsi dire le cœur de sa pensée juridique 2. Or, pour
lui, et comme la logique juridique est tributaire des différentes conceptions du droit 3, il convient
pour mieux saisir la teneur et la portée de son rôle, non pas de se placer à l’intérieur d’un
système de droit particulier, mais d’envisager le droit « d’une façon philosophique, c'est-à-dire
dans toute sa généralité »4. Pour cet effet, c'est-à-dire en vue de pouvoir dégager des conclusions
suffisamment générales, il se propose d’examiner trois systèmes de droit qui, sans prétendre à
l’exhaustivité, couvrent pourtant des réalités assez représentatives, à savoir le droit juif, le droit
anglo-saxon (dominé par la Common Law) et le droit continental.

Pour examiner ces trois systèmes juridiques, la théorie des sources du droit est mise à
l’épreuve de la pratique juridique5. La métaphore « source du droit » est ici entendue, non pas
comme se réduisant aux sources formelles du droit (loi, coutume, jurisprudence…), mais
comme ce fondement normatif qui détermine son autorité. Les systèmes juridiques peuvent dès
lors être envisagés à partir de leurs sources du droit. Et ainsi conçus, ils constituent des
ontologies juridiques différentes. L’approche adoptée par Perelman, en vue de mettre en
exergue le rôle de la logique juridique, consiste à décrire chaque système juridique par

1
Ibid., p. 25. Sur la défense du droit naturel dans la pensée juridique contemporaine, cf. Michel Villey : Leçons
d’histoire de la philosophie du droit, La Formation de la pensée juridique moderne, Critique de la pensée juridique
moderne. Pour sa critique (sa déception) de Perelman relativement à ce sujet, cf. « Nouvelle rhétorique et droit
naturel », in Critique de la pensée juridique moderne (Douze autres essais), pp. 85-103.
2
Cf. Stéfan Goltzberg, Chaïm Perelman, L’argumentation juridique, p. 54.
3
« La logique juridique est liée à l’idée que l’on se fait du droit et s’adapte à celle-ci », LJ, p. 5.
4
« Ontologie juridique et sources du droit », in RDD, p. 34.
5
Cf. Ibid., p. 43.

264
« l’ontologie qu’il reconnaît, par les inconvénients qu’engendre cette ontologie et par les
solutions que le système apporte »1.

L’ontologie du droit juif est caractérisée par la croyance que Dieu est la source unique du
droit. La législation divine, révélée à Moïse sur le mont Sinaï, est considérée comme pérenne
et non modifiable. Les docteurs ne peuvent qu’interpréter cette loi, complète et intemporelle,
qui est reçue de Dieu. Le droit juif impose donc « une législation divine ne varietur » à laquelle
le peuple juif devrait « obéir pendant des millénaires, à travers les conditions les plus variées
de son histoire »2. Et c’est justement cette rigidité, qui résulte de l’interdiction de ne rien ajouter
aux commandements divins et de n’en rien retrancher 3, qui constitue, dans l’esprit de Perelman,
l’inconvénient fondamentale du droit talmudique, à savoir de ne pas pouvoir se modifier pour
s’adapter aux situations et aux circonstances nouvelles. Toutefois, le droit juif a élaboré
plusieurs techniques pour concilier l’interdiction de ne rien changer à la lettre de la loi et les
nécessités d’une vie qui ne cesse de changer, et d’assouplir ainsi la rigidité qui fait
l’inconvénient de son ontologie.

La première technique est issue de l’opposition ancienne entre les Pharisiens et les
Sadducéens relativement au caractère obligatoire de la coutume, c'est-à-dire des règlements
hérités des Pères et qui ne sont pas écrits dans la Loi de Moïse4. Elle se fonde sur la distinction
entre la loi écrite et la loi orale et sur l’idée que celle-ci « a été reçue par Moïse, au mont Sinaï,
en même temps que la loi écrite et a été transmise oralement, d’une façon ininterrompue, par
des générations d’interprètes »5. Ainsi, la reconnaissance de la loi orale, outre le fait qu’elle
enrichie et élargie la source du droit, offrant par là une liberté plus grande dans le choix des
solutions, permet également d’attribuer à la loi orale des interprétations qui n’auraient été vues,
autrement, que comme des innovations et donc comme un écart dangereux par rapport à la loi
divine.

Ensuite, le droit juif, après avoir reconnu l’origine divine des interprétations diverses
contenues dans la loi orale, a mis au point diverses techniques d’interprétation qui permettent
de choisir l’interprétation autorisée. Parmi les techniques habituelles, on peut citer la règle de
la majorité, celle de suivre le savant dont l’autorité est plus grande, celle de suivre l’avis de

1
Stéfan Goltzberg, op. cit., p. 54.
2
« Ontologie juridique et sources du droit », RDD, p. 36.
3
En effet, la Tora stipule : « Vous n’ajouterez rien à la chose que je vous commande et vous n’en retranchez rien,
en observant les commandements de Jahvé, votre Dieu, que je vous commande », Deutéronome 4, 2, cité par
Perelman, op. cit., p. 35.
4
Cf. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques (L. XIII, chap. X. §6), cité par Perelman, op. cit., p. 36.
5
RDD, p. 37.

265
l’autorité qui est la dernière en date, et celle de suivre une règle raisonnée plutôt que celle qui
est sans raison, etc. 1 À côté de ces techniques habituelles, Perelman rappelle que « les rabbins
ont pu assouplir les textes en recourant à des principes généraux et même à des fictions »2.
Enfin, le droit juif, en vue d’éviter la rigidité d’une loi immuable, recommande d’obéir à la loi
du pays. Celle-ci peut donc, dans certaines conditions, faire office de loi pour les justiciables
du droit juif.

L’ontologie du droit continental, représenté ici par le droit français postrévolutionnaire,


puise son fondement dans l’idéologie du contrat social et s’appuie surtout sur la doctrine de la
séparation des pouvoirs. Il s’agit donc d’une ontologie positiviste, étatiste et légaliste, qui
combine principalement les idées de Rousseau et de Montesquieu. Du premier, le droit
continental retient surtout l’idée que les lois sont l’expression de la volonté de la nation
souveraine. Et comme celle-ci est identifiée à la volonté générale qui est toujours juste, les lois
sont considérées comme ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus équitable 3. C’est donc le fait
que la loi trouve sa source dans la volonté de la nation, expression de la volonté générale, qui
justifie l’autorité des lois et la nécessité de leur obéir. Perelman parle ici d’une « idolâtrie de la
loi »4. Du second, le droit continental a principalement retenu cette doctrine de la séparation
des pouvoirs selon laquelle le pouvoir législatif est l’unique source du droit. Et c’est justement
dans la mesure où l’élaboration des règles juridiques est l’apanage du seul pouvoir législatif
que les règles de droit sont ainsi identifiées aux lois. Cette ontologie, « contrairement au droit
de common law, repose non sur une minimisation du rôle du législateur, mais sur sa toute-
puissance »5. Et cette toute puissance reconnue du législateur a pour conséquence de considérer
la loi comme complète et parfaite, c'est-à-dire sans lacune et sans antinomie. Plus encore,
l’infaillibilité du pouvoir législatif, qui sous-tend la doctrine de la séparation des pouvoirs, vise

1
Stefan Goltzberg précise que « ces règles d’interprétation font l’objet, dans la littérature talmudique, d’une
élaboration savante », et que « parmi les listes des règles herméneutiques recensées dans la littérature talmudique,
on peut citer celle de Rabbi Ismaël, qui reprend 13 règles d’interprétation (dont la première est le raisonnement a
fortiori) », op. cit., p. 58.
2
RDD, p. 38. Parmi ces principes généraux, Perelman cite trois exemples : 1- « la règle générale que l’on peut
enfreindre les règles les plus impératives quand il s’agit de sauver une vie humaine » ; cette règle est tirée du
Deutéronome (IV, 1), 2- « la règle générale du respect des coutumes » fondée sur un passage des Proverbes (XXII,
28), 3- la règle tirée du Lévitique (XIX, 15) et qui permet au juge, qui flaire un complot dans un témoignage, de
refuser de juger. Parmi les fictions auxquelles certains sages ont eu recours « quand les règles prescrites par la loi
n’étaient pas susceptibles d’une interprétation acceptable » (p. 39), Perlman cite l’exemple des fictions, inventées
par Hillel, pour tourner l’obligation de rémission des dettes lors de l’année sabbatique, l’interdiction du prêt à
intérêt ou pour établir la succession testamentaire inconnue dans la Bible.
3
C’est ainsi que Mourlon, dans Répétitions écrites sur le Code civil (1846), écrit qu’« en jurisprudence, il n’y a
pas, il ne peut y avoir de raison plus raisonnable, d’équité plus équitable, que la raison ou l’équité de la loi », cité
dans RDD, p. 42.
4
Ibid. p. 36.
5
Stefan Goltzberg, op. cit., p. 56.

266
principalement la subordination du corps judiciaire au législateur et la limitation de son pouvoir.
Le juge, dans cette perspective, n’est « que la bouche qui prononce les paroles de la loi » : il ne
peut contribuer à la production et à l’élaboration des règles juridiques. L’idolâtrie de la loi est
ainsi combinée à une méfiance radicale envers les juges.

L’inconvénient fondamental du droit continental provient essentiellement de son


ontologie qui fait du pouvoir législatif la seule et unique source du droit (tout le droit est dans
la loi). Cette ontologie rend en effet impossible de juger une loi comme injuste : la loi étant
juste pour la simple raison qu’elle est l’émanation d’un pouvoir infaillible 1. En outre, du
moment que les lois sont considérées comme parfaites et complètes, il n’y a pas lieu pour le
juge de les interpréter sous prétexte de les adapter aux cas particuliers. C’est d’ailleurs pour cet
effet que la technique du référé législatif a été instituée. Selon cette technique, c’est à l’instance
législative que revient le pouvoir d’interpréter son propos ou d’en produire un nouveau en cas
de besoin2. Seulement, et il est aisé de s’en apercevoir, le législateur est incapable de suivre
constamment et instantanément les circonstances changeantes de la vie.

En raison donc de ses multiples inconvénients, le référé législatif a été rapidement


abandonné et remplacé, en 1804, par l’article 4 du Code Napoléon qui avait lié le juge par
l’obligation de juger sous peine d’être poursuivi pour déni de justice. Cette obligation avait
amené le juge à « intervenir activement chaque fois que la loi présente à ses yeux, une lacune,
une antinomie ou une ambigüité »3. Selon Perelman, cette tolérance faite au juge avait amené
les magistrats à élargir progressivement leur pouvoir d’interprétation. Dans un premier temps,
il s’agissait d’obvier aux insuffisances de la loi par le truchement d’une décision qui juge par
l’esprit plutôt que par la lettre de la loi. Ensuite, grâce aux apports de l’école historique et du
courant sociologique, les magistrats accordaient plus d’importance à l’interprétation
téléologique. Et depuis la deuxième guerre mondiale, ce sont les topiques juridiques et les
principes généraux du droit qu’on commençait à faire intervenir dans les motivations pour
contourner les conséquences inacceptables d’une application stricte des lois. Perelman
souligne, par ailleurs, que cette évolution dans la compétence interprétative des magistrats
traduit le changement théorique qui conçoit dorénavant le juge, non pas comme un servile valet
du législateur, mais comme une partie du pouvoir souverain de la nation : il est censé produire

1
Selon Mourlon, « un bon magistrat humilie sa raison devant celle de la loi ; car il est institué pour juger selon
elle et non pas pour la juger. Rien n’est au-dessus de la loi et c’est prévariquer qu’en éluder les dispositions sous
prétexte que l’équité naturelle y résiste », cité dans RDD, p. 42.
2
L’article 12 du décret des 16-24 août 1790 impose aux tribunaux de s’adresser « au corps législatif toutes les fois
qu’ils croient nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle ».
3
RDD, p. 42.

267
des décisions qui, « tout en s’intégrant dans le système de droit en vigueur, soient acceptables
par l’opinion publique éclairée »1.

Alors que le droit juif et le droit continental sont des droits doctrinaux, la Common Law
représente un droit jurisprudentiel, un droit élaboré fondamentalement par les juges. Selon
Perelman, qui cite pour cela Blackstone2, l’ontologie de la Common Law est caractérisée par le
fait que les juges ne créent pas la loi mais simplement la découvrent. L’idée sous-jacente à ce
système juridique est qu’il y a un droit du pays auquel les décisions des juges devraient se
conformer3. Le droit préexiste donc aux juges qui ne font que décider d’après lui. Un autre
élément qui caractérise cette ontologie réside dans la « méfiance [qui] y règne à l’endroit de la
législation, qui est limitée autant que faire se peut au profit du choix du précédent s’appliquant
au cas d’espèce »4.

En effet, les décisions de justice, qui sont l’expression attestant la loi préexistante,
constituent des précédents que le juge postérieur doit suivre. Chaque décision « fournit la règle
de droit à laquelle il faut se conformer dans des cas analogues »5. Mais justement c’est ce
caractère contraignant des précédents qui constitue l’inconvénient majeur de l’ontologie de la
Common Law. Car la conformité stricte à des précédents peut, dans certains cas, aboutir à une
décision inique, c'est-à-dire à une conséquence jugée, par le juge ou par les justiciables, comme
inacceptable. Le droit de la Common Law a, cependant, mis au point diverses techniques pour
surmonter cet inconvénient. Dans le droit anglais, les tribunaux d’équité, institués par le pouvoir
royal, étaient chargés de remédier aux conséquences iniques des décisions judiciaires. Et depuis
que le parlement commençait à prédominer, et malgré la grande méfiance nourrie
traditionnellement à son égard, c’était lui qui pouvait « par voie législative, modifier une règle
jurisprudentielle ou introduire des nouvelles lois (statutes) »6. Le recours aux fictions
constituait un autre moyen pour contourner la loi et empêcher l’exécution d’un précédent
inacceptable. Enfin, un assouplissement considérable fut apporté, aux Etats-Unis7, à l’idée

1
Ibid., p. 43.
2
« Les juges ont fait le serment de rendre des décisions conformes au droit du pays ; leurs sentences fournissent
le témoignage principal et le plus autorisé de l’existence d’une telle coutume qui constitue une partie de la common
law », Ibid., p. 36.
3
Perelman, commentant le passage de Blackstone déjà cité, écrit : « Il y a donc un droit préalable, sorte de droit
naturel, reconnu dans le pays, sur lequel les juges se fondent pour rendre la justice », Ibid., p. 36.
4
Stefan Goltzberg, op. cit., p. 55.
5
RDD, p. 39.
6
Ibid., p. 42.
7
Perelman précise que c’est surtout aux Etats-Unis que les inconvénients de la Common Law se sont présentés le
plus fortement, en raison principalement du fait que chacun des États peut interpréter la Common Law à sa manière.
Et c’est en faisant face à cette diversité préjudiciable aux affaires que la jurisprudence américaine est parvenue
progressivement à opposer à la conception anglaise traditionnelle, plus rigide, une conception de la Common Law

268
d’une Common Law intemporelle et inaltérable. L’essentiel de cet assouplissement consistait à
renoncer à l’idée que la Common Law est la même partout et toujours. Il s’agissait d’admettre,
en vue de prendre en compte les exigences du pluralisme institutionnel, que « tout droit
présuppose une autorité qui le rend obligatoire et que, en cette matière, les décisions de
plusieurs autorités peuvent ne pas coïncider »1.

Ces trois systèmes juridiques examinés par Perelman, bien qu’ils ne constituent pas une
liste exhaustive et qu’ils n’épuisent pas l’ensemble des objets possibles pour une analyse
juridique, couvrent une multitude de réalités assez large pour permettre de dégager des
conséquences suffisamment générales du point de vue d’une réflexion philosophique sur le
fonctionnement du droit.

Le principal point de divergence entre ces trois systèmes juridiques consiste dans leur
rapport à l’élaboration de nouvelles lois. En effet, même si le droit continental et le droit juif
ont en commun d’être des droits savants, le législateur continental, contrairement aux juges et
aux docteurs juifs qui sont liés par l’interdiction de modifier la loi de Moïse, peut abroger des
lois précédentes comme il peut en édicter de nouvelles. Dans le droit de la Common Law, qui
est un droit jurisprudentiel, c’est le juge qui est censé découvrir les lois et établir les précédents.
Et c’est seulement lorsque la pratique judiciaire produit des conséquences inadmissibles que le
législateur est sollicité pour intervenir dans le but de donner une nouvelle orientation à la
jurisprudence : « La source législative est une source à laquelle il n’est fait recours qu’en cas
d’échec du processus de découverte de la loi par le juge »2.

Mais quoi qu’il en soit, et si l’ontologie propre à chacun de ces trois systèmes fournit la
source autorisée du droit, force est de constater que la pratique juridique, pour surmonter les
inconvénients des ontologies juridiques, a été toujours amenée à poser le problème du pouvoir
judiciaire. Et ceci veut dire qu’il ne suffit pas de désigner une source pour le droit, mais qu’il
faut en plus s’interroger sur la manière de mettre le droit en application.

La théorie des sources du droit est donc insuffisante dans la mesure où elle ne fournit pas,
à côté de la source du droit, « la réponse univoque » quant à son application. Plus encore,
l’application du droit est également liée par l’exigence de produire un effet socialement

plus pratique. Perelman évoque ici la décision du juge Holmes (Black and White Taxicab Co v. Brown and Yellow
Taxicab Co, 276, United States Reports, 1928, p. 533-584), la décision du juge Brandies (Erie Railboard Co v.
Tompkins, United States Reports, 64, 1938, p. 78) et l’influence que le grand juge Benjamin Cardozo avait exercé
sur la Cour suprême des Etats-Unis relativement au statut et à la validité des précédents.
1
Ibid. p. 41.
2
Stefan Goltzberg, op. cit., p. 58.

269
acceptable. Le pouvoir judiciaire intervient justement tout au long de ce cheminement qui
sépare la source du droit de sa mise en application acceptable. L’acceptabilité de la décision
judiciaire n’est donc pas un résultat qui s’ensuit nécessairement et mécaniquement de
l’application stricte du droit, mais se veut plutôt le produit possible d’un effort d’adaptation que
les juges doivent entreprendre en vue de répondre pertinemment aux circonstances changeantes
de la vie humaine et sociale. Toute ontologie juridique est, dès lors, incapable d’englober le
droit comme phénomène visant fondamentalement une fin sociale. La reconnaissance d’une
source autorisée doit être combinée au souci d’acceptabilité de la solution tirée de cette autorité
une fois qu’elle est mise en application. Et c’est cette double exigence qui se traduit dans la
distance qui sépare la source juridique reconnue de la décision judiciaire acceptable.
L’ensemble des techniques mises au point pour concilier le droit et son caractère acceptable
constituent ce que Perelman désigne par logique juridique : « La logique juridique se présente
ainsi comme l’ensemble des techniques de raisonnement qui permettent au juge de concilier,
dans chaque cas d’espèce, le respect du droit avec l’acceptabilité de la solution trouvée. La
source du droit, telle qu’elle est reconnue dans chaque système, servira de point de départ au
raisonnement des juristes, qui s’efforceront d’adapter les textes juridiques aux besoins et aux
aspirations d’une société vivante »1.

En décrivant ainsi la source du droit − posant l’ontologie d’un système juridique donné −
comme un simple « point de départ », Perelman vise à détacher complètement la logique
juridique de toute conception qui la réduirait au raisonnement syllogistique. Car, comme le
point de départ « ne permet pas de déduire, par des règles d’inférence, la conclusion qui
s’imposera nécessairement », la logique juridique cesse de se réduire à n’importe quel modèle
prévisible et devient « la série de techniques parmi lesquelles le juge choisira afin de mener à
terme son raisonnement », c'est-à-dire « une sorte de menu dans lequel le juge sélectionne
raisonnablement la technique qui conciliera le droit et l’acceptabilité de la solution »2.

4. Reconsidération du rapport du droit à la logique

L’étude du rapport du droit à la logique, comme à d’autres disciplines encore, ne peut


faire abstraction de l’idée que l’on se fait du droit. C’est toujours à partir de l’idée que nous
avons du droit que se dessinent et se précisent les liens qu’il établit avec les autres disciplines.
Or l’on sait bien que l’idée de droit, de même que pour les autres disciplines, a fort évolué dans
le temps. Il s’agit donc de rapports qui se déplacent et qui changent souvent de nature en

1
RDD, p. 43.
2
Stefan Goltzberg, Op. cit., p. 60.

270
fonction des époques et des conceptions admises. Mais ce qui serait intéressant dans l’étude de
ce problème, ce n’est pas tant de dresser un tableau historique qui retracerait le cheminement
d’un ensemble de concepts mouvants que de mettre en relief l’incidence que peut avoir tout
changement dans la conception du droit sur l’idée de raisonnement juridique, et donc sur la
logique elle-même et son rapport au droit1. C’est d’ailleurs cela que Perelman tente de vérifier
à partir d’une réflexion sur le modèle juridique de l’après révolution française.

Dans cette perspective, il rappelle que, depuis la révolution française, l’idée de droit qui
a triomphé dans le continent est celle que la doctrine de la séparation des pouvoirs avait inspirée.
La vision légaliste qui découle de cette doctrine interdit au pouvoir judiciaire toute participation
à l’élaboration du droit : le juge n’est que la bouche qui dit le droit, il ne fait qu’appliquer tout
simplement les dispositions légales votées et promulguées par le pouvoir législateur. Et c’est
ainsi qu’on est arrivé à schématiser la décision du juge par le syllogisme judiciaire dont on
considérait que « la majeure est constituée par la règle de droit, la mineure par les faits établis
par le procès, et la conclusion par les conséquences légales qui en découlent, eu égard au
système de droit en vigueur »2. De plus, la doctrine, en tentant de systématiser le droit et de
transformer les diverses dispositions légales (lois, règlements, etc.) en un système (une
dogmatique juridique), œuvre dans le sens de préparer au juge tout ce dont il a besoin, pour
s’acquitter de sa tâche qui est de dire le droit, en développant toutes les prémisses nécessaires
pour faire du système du droit « un instrument aussi parfait que possible »3.

Cette conception du droit comme système conduit, en principe, à rapprocher le droit de


la science et à l’assimiler à un système de logique formelle. Et l’on sait qu’en matière de logique
formelle, la validité d’un système repose sur la satisfaction de trois exigences principales :
l’équivocité (ou non ambiguïté), la cohérence (ou non contradiction) et la complétude (ou
décidabilité). Or, la mise en œuvre par les juges de tout système de droit montre que ce dernier
n’arrive jamais à répondre aux exigences de la déduction logique. Cette tension entre l’idée
théorique d’un système de droit parfait, corollaire de la doctrine de la séparation des pouvoirs,

1
C’est cette même procédure que Perelman utilise pour approcher les rapports entre droit, morale et religion. Cf.
« Droit, morale et religion », RDD, pp. 44-48 [au début de cet article, immédiatement après avoir souligné la
multiplicité des sens qu’on retrouve dans les diverses acceptions du droit, de la morale et de la religion, il écrit :
« Il me semble que (…) la seule approche défendable sera de noter comment, dans le contexte historique d’une
culture, une certaine vision de la morale et de la religion se combine avec une certaine conception du droit. Ce
n’est qu’après de nombreuses études de cultures comparées que l’on pourrait essayer de dégager, et toujours à titre
provisoire, des conclusions philosophiques qui ne seraient pas arbitraires » (p. 44-45) ; et au terme de son analyse,
il écrit : « La rapide esquisse des rapports entre droit, morale et religion en Occident, devrait être complétée,
comme nous l’avons déjà souligné, par l’étude des mêmes rapports en Afrique et en Asie. Ce n’est qu’après, que
des conclusions philosophiques pourraient être risquées qui ne soient pas trop arbitraires » (p. 48)].
2
« Droit, logique et épistémologie », RDD, p. 57.
3
Ibid., p. 57.

271
et l’incapacité de tout système de droit à assumer pleinement le rôle d’instrument parfait dans
la pratique judiciaire, constitue le problème que le mécanisme du référé législatif, instauré par
le décret du 24 août 1790 relatif à l’organisation judiciaire, avait voulu résoudre. Par
l’institution de ce mécanisme, on a espéré sauvegarder la prétendue perfection du droit par le
moyen des ajouts et compléments que le législateur apportera successivement aux textes des
lois défectueuses, sans nuire au principe suprême de la séparation des pouvoirs qui empêche le
juge de se substituer au législateur. La pratique n’a cependant pas tardé à montrer les
inconvénients du référé législatif, suite à quoi il a rapidement été abandonné pour une autre
solution, celle qui s’est traduite par l’adoption de l’article 4 du Code Napoléon instituant
l’obligation de juger et de motiver le jugement. La menace d’être poursuivi pour déni de justice
conduisit alors le juge à clarifier, à expliquer, à compléter et même à décider de ce que serait la
position du législateur en cas de silence de loi. Le juge devait ainsi éliminer les ambiguïtés,
éviter les antinomies et combler les lacunes. Pour Perelman, et c’est là le but de tout ce rappel,
la logique formelle n’est d’aucun secours pour le juge dans chacun de ces cas. Ce qui lui permet
de conclure qu’il est inadmissible de réduire la logique juridique à l’application de la logique
formelle au droit, car « même quand on est très exigeant quant à l’aspect systématique du droit,
par suite de la latitude que l’art. 4 du Code civil donne au juge, on a été obligé de fournir au
juge des instruments intellectuels qui ne peuvent plus simplement se justifier en les plaçant sous
le signe de la vérité ou de la logique formelle »1.

Dans « Jugement, règles et logique juridique », Perelman montre les raisons qui
empêchent d’assimiler la décision du juge à une simple application mécanique d’un ensemble
de règles préalablement déterminées. Il précise en effet que, pour pouvoir parler d’une
jurisprudence mécanique, « il faudrait : a) que tous les éléments de la situation, ceux qui
conditionnent l’application d’une règle, soient incontestés ; b) qu’existe une règle de droit et
une seule, applicable à la situation ; c) que la règle soit claire dans son application au cas
d’espèce ; d) qu’il n’y ait pas de fait réel ou allégué par l’une des parties, suffisamment
important, mais que la règle ne mentionne pas de façon explicite, qui entraîne une hésitation
quant à l’application de la règle (cas de force majeure, état de nécessité, circonstances
anormales ou imprévisibles) ; e) que les conséquences résultant de l’application stricte de la
règle ne soient pas considérées comme iniques, inopportunes, nuisibles, déraisonnables, c'est-
à-dire comme inacceptables pour l’une ou l’autre raison »2. Or, l’examen de la pratique

1
Ibid., p. 60-61.
2
« Jugement, règles et logique juridique », RDD, p. 144.

272
juridique montre que ces conditions ne représentent pas des données qui s’offrent d’emblée et
sans difficulté au juge. En effet, cet examen révèle que le juge doit toujours commencer par
résoudre les problèmes que soulèvent la détermination des faits sur lesquels l’accord est exigé,
de la règle applicable, de l’interprétation à adopter, et la question de savoir si la situation à juger
constitue un cas normal ou bien présente des éléments imprévisibles qu’il faudrait prendre en
compte1. En outre, la perspective qui envisage le droit comme visant la paix sociale montre
qu’ « un système de droit diffère d’un système formel par le fait que le juge, qui doit dire le
droit dans chaque cas d’espèce, ne peut pas se contenter de déduire correctement les
conséquences d’un ensemble de textes légaux, mais doit voir si celles-ci sont acceptables »2.

L’idée du droit comme système rapproché de la science et notamment de la logique


formelle, parce que incapable d’assumer ses conséquences dans la pratique, doit donc céder la
place à une nouvelle conception dans laquelle les praticiens, les juges en l’occurrence,
reconnaîtront la réalité de leur tâche. Alors que les théoriciens du droit, depuis la révolution
française et sous l’impulsion de ses doctrines politiques (souveraineté du peuple, séparation des
pouvoirs, etc.), n’envisageaient l’application du droit que sous le signe du vrai et du faux, la
conception défendue par Perelman considère autrement la tâche accomplie par les juges
lorsqu’ils appliquent le droit ; elle propose également de redéfinir l’idée même du droit et du
rôle qu’il est appelé à assumer au sein de la société. En effet, pour lui, le droit n’est pas
seulement l’expression d’une volonté figée et entièrement détachée de l’espace de son
effectuation. Dans les sociétés démocratiques, l’autorité ne peut se contenter de son pouvoir
pour se faire accepter. Dans la mesure où elle constitue un pouvoir reconnu, elle est tenue par
une nécessaire et ininterrompue justification aux yeux de ceux qu’elle gouverne. Et ce sont les
juges, entre autres intervenants, qui, par leurs décisions, s’efforcent de préserver l’autorité
légitime du droit en tâchant de prouver, par les justifications qu’ils présentent dans les
motivations de leurs jugements, qu’ils en font une application non seulement conforme et
correcte, mais surtout équitable et juste.

La mission du juge, qui est l’application de la loi, ne consiste donc pas en une simple
subsomption d’un cas concret (le fait) sous une règle générale (la loi) ; elle ne se limite pas à
une simple opération de calcul ou de conclusion logique où l’on ne considère que la valeur de
la vérité. Elle est une œuvre qui exige de développer un type de raisonnement informel dans la
mesure où d’autres valeurs, hormis celle de la vérité, entrent en jeu. Les valeurs en question

1
Cf. Ibid., pp. 145-149.
2
Ibid. p. 149.

273
sont celles « du raisonnable, de l’équitable, du socialement efficace, de la sécurité juridique
garantie par la justice formelle, mais aussi de la justice matérielle, de l’équité en d’autres
termes »1.

Il en résulte que la décision du juge n’est pas déterminée par un canevas logique préétabli,
mais plutôt par des valeurs relatives principalement à la vie sociale. Ce qui explique d’ailleurs
la spécificité du raisonnement du juge. Ce dernier, afin d’adapter le droit aux exigences de
l’équité et de l’efficacité sociale, se voit souvent contraint de faire appel à des techniques et à
des instruments qui ne sont pas ceux des raisonnements formels.

C’est parce que les décisions des juges sont toujours motivées en droit qu’elles constituent
le moyen exemplaire pour étudier le raisonnement juridique. L’étude de ces décisions montre
que les juges peuvent, par le moyen de fictions, qualifier les faits contrairement à la réalité,
comme ils peuvent, par le moyen de théories juridiques, modifier le champ d’application de la
loi. Et ceci permet à Perelman de souligner que le juge ne se contente pas de suppléer au manque
de clarté de la loi, mais qu’« il se demande quelle est la valeur que l’on veut protéger et quelle
est la valeur en compétition avec elle »2, c'est-à-dire qu’il confronte des valeurs pour aboutir à
la décision qu’il juge acceptable pour la société. Bref, « le juge a pour mission de dire le droit,
mais d’une façon conforme à la conscience de la société. Pourquoi ? Parce que son rôle est
d’établir la paix judiciaire, et la paix judiciaire ne sera établie que quand il aura convaincu les
parties, le public, ses collègues, ses supérieurs qu’il a jugé d’une façon équitable »3.

Pour justifier la décision qu’il a prise et obtenir la paix sociale, le juge recourt à des
techniques qui sont des techniques argumentatives ; c'est-à-dire, des techniques qui n’ont pas
la rigueur de la logique formelle, mais qui fournissent de bonnes raisons pour prendre une
décision. Le droit étant une activité pratique, il semble injustifié et inopportun de lui appliquer
un mode de raisonnement propre à la réflexion théorique. Le juge n’a pas simplement à dire le
vrai, mais à décider de ce qui est « juste » et « raisonnable » dans le cadre d’une société donnée.
La doctrine, dans cette perspective, a pour rôle, non pas l’indication de la solution qui serait
vraie eu égard à un système de législation fermé, complet et cohérent, mais d’aider le juge par

1
« Droit, logique et épistémologie », RDD. p. 61.
2
Ibid., p. 61.
3
Ibid., p. 64.

274
des investigations menées dans le sens d’une recherche de la solution la plus équitable, la plus
raisonnable.

5. Reconsidération de l’idée d’un système de droit

D’un point de vue historique, l’idée d’un système de droit est une idée bien tardive 1. Elle
présuppose un long travail théorique qui passera d’un droit coutumier, inséparable de la morale
et de la religion et se développant progressivement au gré des conflits qui naissent spontanément
au sein de chaque société, à l’idéal d’un système complet capable de faire face, à l’avance, à
toutes les difficultés de la vie du droit (ambiguïté, antinomies, lacunes…). Selon Perelman, le
plus gros de ce long travail historique, qui a présidé à l’idée d’un système de droit, fut accompli
d’abord par l’élaboration et la publication « d’ouvrages théoriques, développant des systèmes
de droit naturel ou rationnel, conçus, sous l’influence du rationalisme, sur le modèle des
systèmes de géométrie »2 (notamment les traités de Domat, de Pufendorf et de Wolff), ensuite,
par le grand mouvement des codifications continentales. C’est l’Ecole de l’exégèse qui, au
milieu du XIXe siècle, s’attèlera à intégrer tous ces éléments dans une conception systématique
du droit. La tradition positiviste ultérieure finira, dans une large mesure, par confiner le droit
dans un système censé garantir la sécurité juridique, en opposition à un droit imprégné de
considérations philosophiques, idéologiques, morales ou religieuses, telles le souci de justice
ou la recherche du bien commun.

Perelman juge intenable et erronée cette assimilation du droit à un système formalisé et


statique à la manière des systèmes logiques ou mathématiques. La raison, selon lui, en est que
tout système formalisé, de par sa construction rigide, « est isolé du reste de l’univers, et n’est
pas en interaction avec des éléments qui lui sont extérieurs »3, alors que tout ordre de droit « ne

1
Perelman (dans « A propos de l’idée d’un système de droit », RDD, pp. 68-74) explique à ce propos que, dans
un premier moment, ce qui caractérisait le droit « c’est l’existence d’une autorité judiciaire palliant les
insuffisances des règles coutumières et tâchant d’imposer une solution acceptable aux conflits qui risquent de
dégénérer » (p. 68). Le recours à une autorité reconnue a été dicté par le besoin de mettre un terme aux conflits et
aux controverses qui naissent dans la société malgré l’existence de règles coutumières ou religieuses. Ce pouvoir
de décision attribué à l’autorité judiciaire conduira, dans un deuxième moment, à l’instauration progressive d’un
ensemble de précédents auxquels la pratique judiciaire devra se conformer. Et c’est ainsi que, dans un troisième
moment, le foisonnement et l’importance des décisions faisant autorité donnera naissance à « une classe de
spécialistes, dont le rôle sera de réunir ces règles, de les adapter aux situations nouvelles et de les compléter en cas
de besoin » (p. 69). Finalement, l’évolution historique arrivera à un moment où « l’on pensera à instituer une
autorité législative spécialisée, essentiellement de nature politique, mais qui pourra intervenir, le cas échéant, dans
les matières civiles et pénales » (p. 69). De ce parcours historique, Perelman tire la conséquence que « dans cette
conception d’un droit, qui naît et se développe graduellement, à l’occasion de conflits qui surviennent
spontanément, il n’est pas encore question du droit comme système » (p. 69).
2
Ibid. p. 69.
3
Ibid. p. 71.

275
peut jamais être isolé du contexte social dans lequel il est censé agir »1. En effet, chaque fois
qu’on envisage le droit dans son rapport avec la société, on ne peut « négliger les valeurs qu’il
partage avec la morale et la politique, à savoir la justice et le bien commun ou l’intérêt
général »2. C’est parce que le droit ne vise pas uniquement la sécurité juridique, assurée par
l’égalité devant la loi, mais aussi et surtout le consensus et la paix dans la société, qu’il devra
revêtir une texture ouverte. Contrairement à un système rigide incapable d’accompagner les
changements techniques et culturels, qui surviendront inévitablement dans la société, le droit
est dans l’obligation d’acquérir une structure souple et indéterminée, capable de s’adapter aux
circonstances muables de la vie des gens.

Cet aspect souple et ouvert du droit, imposé par la nécessité de s’adapter à sa fonction
d’outil de paix sociale, est assuré d’abord par la langue naturelle dans laquelle sont formulées
les règles de droit, ensuite par la latitude que confère aux juges la compétence d’interprétation
des dispositions légales au moment de leur application. En effet, l’élaboration du droit dans une
langue naturelle, indifférente à la recherche d’univocité, constitue l’élément majeur
d’indétermination qui le distingue des systèmes formels dont l’élimination de l’ambiguïté
représente la première et fondamentale exigence de validité. Le deuxième élément
d’indétermination est introduit par les juges qui, pour appliquer les règles d’une manière juste
et adaptée aux valeurs dominantes dans la société, ont inventé un ensemble de techniques, telles
l’usage de la fiction et le recours à des notions vagues (comme la force majeure, l’état de
nécessité ou l’ordre public), qui leur permet d’étendre ou de restreindre, selon les cas, « la
portée des règles de façon à éviter des solutions déraisonnables, choquantes pour les usagers,
soit parce que trop injustes ou parce que mal adaptées à la situation »3.

Cet ensemble de techniques d’assouplissement et d’adaptation, propres au raisonnement


juridique, montre que le rôle des juges ne se réduit pas à n’être que la bouche qui prononce les
paroles de la loi, mais consiste plutôt dans un effort continu de rendre supportables et
acceptables les dispositions légales et d’établir à leur sujet un consensus suffisant pour
maintenir la paix sociale. Sans cet effort, le droit risque, une fois mis en œuvre, de susciter des
réactions vis-à-vis des autorités qui l’établissent. Force est donc de constater, avec Perelman,
« que les préoccupations concernant l’acceptabilité des conséquences différencient nettement
un système juridique d’un système formel »4, et que « des préoccupations idéologiques, d’ordre

1
Ibid. p. 71.
2
Ibid., p. 71.
3
Ibid., p. 74.
4
« À propos de l’idée d’un système de droit », RDD, p. 74.

276
moral, religieux ou politique, ne peuvent pas être étrangères au droit, car elles exercent une
grande influence sur l’effectivité du système et sur la manière dont les règles de droit sont
interprétées et appliquées »1.

6. L’introduction des catégories de raisonnable et de déraisonnable en droit

Le concept de « raison » s’est toujours vu attribué, en droit, une fonction fondatrice. Déjà,
dans les diverses formes de la théorie du droit naturel, on oppose le droit naturel que reconnaît
la droite raison au droit positif qui émane de la volonté arbitraire du législateur. Et si, avec
l’avènement des temps modernes, l’idée de raison est profondément remaniée, son rôle en droit
n’en est pas vraiment affecté. Certes, chez les théoriciens modernes, la raison ne prétend plus
s’inscrire dans un corps de « lois véritables, naturelles, immuables et éternelles »2, mais elle
continue, sous une apparence de modestie, de soutenir l’ensemble des règles de droit en les
rattachant toutes au noyau dur de la rationalité du législateur 3.

Dans ces deux perspectives, quoique fort différentes, la raison représente un moyen sûr
et fiable pour la reconnaissance certaine de ce qui « doit être » et également pour la résolution
authentique et avérée du cas d’espèce. Aucune question de droit n’échappe alors au pouvoir de
la raison et à ses moyens de raisonnement. La conséquence en est que les catégories de
« rationnel » et d’« irrationnel » deviennent les seuls critères de démarcation en matière de
droit. Puisque la raison (comme lumière naturelle ou comme corrélat de la rationalité du
législateur) est à même de savoir immanquablement ce qui « est de droit », et à l’appliquer dans
le cas d’espèce concret, le besoin ne se fait alors plus de faire appel à des éléments ou à des
considérations extérieures qui pourraient être d’ordre social, économique ou politico-
idéologique.

C’est contre cette conception qui fait de la « raison » et de la « rationalité » les seules
notions qui rendent compte du fonctionnement du droit que Perelman s’inscrit en faux. Pour
lui, le fait de rattacher le droit à un modèle divin ou à la logique formelle finit par le détacher

1
« À propos de l’idée d’un système de droit », RDD, p. 74.
2
« Celles que dieu a lui-même établies, et qu’il enseigne aux hommes par la lumière de la raison », écrit Domat
dans Les lois civiles dans leur ordre naturel, Livre préliminaire, t. I, section III ; « il est une loi véritable, droite
raison, conforme à la nature, présente en tous, immuable, éternelle », dit Cicéron dans De republica, LIII, chap.
XXII ; ces deux passages sont cités par Perelman dans « Le raisonnable et le déraisonnable en droit », RDD, p.
11.
3
« Cette hypothèse méthodologique, servant de fondement à l’interprétation de la loi, présuppose que le législateur
connaît la langue qu’il utilise, ainsi que le système dans lequel son œuvre s’insère, qu’il cherche à en sauvegarder
la cohérence, qu’il ne fait rien d’inutile, qu’il adapte les moyens aux fins recherchées, qu’il raisonne dans un cadre
de préférences admises, ce qui permet d’appliquer au texte de la loi les arguments a pari, a fortiori et a contrario.
Mais on ne présuppose pas qu’il souscrit à un certain nombre de règles de droit universelles et immuables », « Le
raisonnable et le déraisonnable en droit », RDD, p. 12.

277
de son milieu social et des réactions qu’il ne manque jamais d’y susciter. Or, si l’on se soucie
de prendre en considération la « vie sociale » du droit, on comprendra la pertinence d’introduire
de nouvelles notions, telles celles de raisonnable et de déraisonnable, pour éclairer utilement
la pratique du droit1.

Pour mieux faire miroiter cette pertinence, Perelman rappelle que l’idée d’État de droit
est intimement liée à celle de contrôle, judiciaire surtout. En effet, dans cet État, toute autorité
qui détient légitimement un droit quelconque est soumise au contrôle qui peut lui imposer des
mesures de censure s’il est jugé que ledit droit est exercé de façon déraisonnable. Dans le
langage technique des juristes, l’exercice déraisonnable d’un droit ou d’un pouvoir peut être
qualifié « de façons variées comme abus de droit, comme excès ou détournement de pouvoir,
comme iniquité ou mauvaise foi, comme application ridicule ou inappropriée de dispositions
légales, comme contraire aux principes généraux du droit communs aux peuples civilisés »2.

La possibilité de juger inadmissible et inacceptable une pratique quelconque du pouvoir


demeure par conséquent une caractéristique substantiellement inhérente au concept d’État de
droit, car ce n’est pas parce que le pouvoir est légitime qu’il peut s’exercer déraisonnablement.
Le déraisonnable apparaît dans cette perspective comme une limite, une borne qui cerne les
marges de tolérance et sépare ce qui est admissible de ce qui ne l’est pas3. Et si les théoriciens
du droit ont souvent négligé d’en prendre acte, il n’en demeure pas moins, selon Perelman, que
la pratique du droit nous offre toute une panoplie de situations, réparties sur diverses branches
du droit, où l’on peut vérifier la présence et l’importance des notions de raisonnable et de
déraisonnable dans l’appréciation et le contrôle des pouvoirs et des droits 4.

Mais comment entendre « le déraisonnable comme limite » ? Cette question est d’autant
plus décisive et critique que les notions de « raison » et de « rationalité », qu’on cherche à

1
Perelman souligne que ces « notions de raisonnable et de déraisonnable (…) n’ont guère été utilisées dans la
théorie du droit, à part dans l’œuvre du juriste (…) Luis Recaséns Siches [« La logique matérielle du raisonnement
juridique » dans Le raisonnement juridique, Actes du Congrès de Bruxelles, 1971, publiés par H. Hubien,
Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 129-136], qui a développé (…) une logique du raisonnable ». Ce constat évoque,
dans l’esprit de Perelman, le fossé qui sépare la « théorie du droit » de la « pratique du droit » - car dans celle-ci,
les notions de raisonnable et de déraisonnable « interviennent bien plus souvent que celles de rationnel et
d’irrationnel », elles « fournissent un cadre dans lequel s’exerce toute activité juridique », Ibid., p12.
2
Ibid., p. 12 ; « tout droit, tout pouvoir légalement protégé est accordé en vue d’une certaine finalité : le détenteur
de ce droit a un pouvoir d’appréciation quant à la manière dont il l’exerce. Mais aucun droit ne peut s’exercer
d’une façon déraisonnable, car ce qui est déraisonnable n’est pas de droit » (p. 19).
3
« Ce qui est essentiel c’est que, dans un Etat de droit, dès qu’un pouvoir légitime ou un droit quelconque est
soumis au contrôle judiciaire, il pourra être censuré s’il s’exerce d’une façon déraisonnable, donc inacceptable »,
Ibid., p. 12.
4
Dans Ibid., les pages 13-18 présentent une série d’exemples de ces situations. En voici quelques-uns :

278
dépasser, « se rattachent à des critères bien connus de la tradition philosophique, tels que les
idées de vérité, de cohérence et d’efficacité »1. Autrement dit, le déraisonnable comme
catégorie servant à cerner le fonctionnement pratique du droit et de ses institutions diverses ne
correspond pas finalement à une notion que l’on peut définir rigoureusement et définitivement,
mais plutôt à une notion dont le contenu ne cesse de se mouvoir et dont les contours ne cessent
de se déplacer.

Selon Perelman, le déraisonnable est « ce qui est inadmissible dans une communauté à
un moment donné »2. Ceci veut dire que toutes les fois que les conséquences d’une application
stricte des lois apparaissent comme iniques, ridicules, inappropriées ou contraires au bon
fonctionnement des institutions de l’Etat…, elles sont alors jugées déraisonnables. Ce qui
justifie, au bout du compte, que l’on cherche à les écarter en faisant appel, cette fois, à des
considérations diverses à même de rétablir le « raisonnable »3.

Nous voyons ainsi que l’introduction de la catégorie du « déraisonnable », dans la


réflexion sur le droit et son exercice, vise essentiellement à montrer les limites du formalisme
logico-positiviste et son incapacité à décrire de manière suffisante et pertinente le
fonctionnement effectif du droit4. Considérant alors comme intenable l’idée d’un système
juridique formel et complètement détaché de son milieu de fonctionnement, Perelman juge
hautement utile de faire appel à cette notion de « déraisonnable » qui, quoique vague, reste
indispensable dans la mesure où elle permet de reconsidérer le rapport vital unissant le droit au

- « Quand le pouvoir exécutif est chargé de la mise en œuvre d’une loi, il est juge de l’opportunité de ces
décisions, mais le conseil d’Etat dira qu’elles sont illégales, qu’elles comportent un excès ou un détournement de
pouvoir, s’il paraît que l’exercice du pouvoir est déraisonnable », p. 14.
- « … la Cour de cassation de France, dans son arrêt du 15 juillet 1901 (S., 1902.I.217), a refusé
d’appliquer à la lettre les articles 552 et suivants du code civil », p. 16.
- « Pendant la première Guerre mondiale, la Belgique avait été presque entièrement occupée par les
armées allemandes, le Roi et le gouvernement belge se trouvant au Havre, et le pouvoir législatif était exercé par
le roi seul, sous forme d’arrêtés-lois (…). La Cour de cassation de Belgique a rendu le 11 février 1919 (Pas. 1919,
I, p. 8) un arrêt fameux déclarant les arrêtés-lois conformes à la constitution [contrairement à l’interdiction
contenue dans les articles 25, 26 et 130], à cause du primat accordé aux « axiomes de droit public » devant
permettre à la Belgique d’exercer sa souveraineté », p. 17.
1
Ibid., p. 19.
2
Ibid., p. 15 : « Notons, à ce propos, que le raisonnable ne renvoie pas à une solution unique, mais implique une
pluralité de solutions possibles ; pourtant, il y a une limite à cette tolérance, et c’est le déraisonnable qui n’est pas
acceptable. Le vague de certains termes, figurant dans un texte légal ou réglementaire, donne une latitude à
l’interprète, mais, à moins de considérer certaines expressions telles que ‘intérêt commun’, ‘urgence’ ou ‘équité’
comme des formules vides, il y a des bornes au pouvoir d’appréciation ».
3
« Toutes les fois que les conséquences de règles strictes paraissent dépasser la mesure, on essaie de les écarter
en faisant appel à des principes plus justes », F. Gorphe, Les décisions de justice, Paris, 1952, p. 38, cité dans Ibid.,
p. 16.
4
C’est pour cette raison que Perelman considère que « la théorie pure du droit de H. Kelsen ne rend pas compte
de façon suffisante du fonctionnement effectif du droit, dans la mesure où elle s’efforce de détacher le droit du
milieu dans lequel il fonctionne et des réactions sociales de ce milieu », Ibid., p. 19.

279
milieu dans lequel il fonctionne. Dans la perspective de ce rapport, les notions de raisonnable et
de déraisonnable peuvent être respectivement liées « à une marge d’appréciation admissible et
à ce qui, excédant les bornes permises, paraît socialement inacceptable »1.

Une très bonne illustration de ces idées de Perelman est fournie par Von Wahlendorf dans
un article intitulé « Les notions de Right Reason et de Reasonable Man en droit anglais »2.
Celui-ci commence par affirmer que « le droit dépend, afin d’établir un ordre, pour sa mise en
œuvre, d’un effort de raisonnement », mais que le raisonnement « a besoin d’axiomes, et ces
axiomes doivent être ‘raisonnables’ » (p. 52). Il explique ensuite que le terme raisonnable
signifie ici que « ces axiomes doivent être conformes à ce que l’expérience a fait reconnaître
comme correspondant au bien-être, au meilleur épanouissement des hommes concernés et de la
société en question ». Il en déduit non seulement que « la raison ne peut donc être séparée de la
dimension de l’expérience » (p. 53) mais également que le droit « est historique ou il n’est
pas »3. Pour lui, ces idées se manifestent le plus clairement dans le droit anglais qui « est tout
entier construit sur la notion de raison, sur la reasonablness, sur l’existence d’êtres
raisonnables »4.

Parmi les caractéristiques fondamentales du droit anglais que souligne Von Wahlendorf,
retenons surtout celle-ci : « Selon la conception anglaise, la raison est en quelque sorte
synonyme de droit, du droit tout entier. Ce qui ne serait pas reasonable, raisonnable, ne saurait
appartenir au domaine du droit »5. Or, quels sont les critères qui permettent de délimiter le
raisonnable en droit ? Selon Von Wahlendorf, « toute la philosophie politique de la société
anglaise intervient, d’une manière ou d’une autre, pour marquer de son sceau la notion de

1
Ibid., p. 19.
2
H.A. Schwarz-Liebermann Von Wahlendorf, « Les notions de Right Reason et de Reasonable Man en droit
anglais », Politique, droit, raison, pp. 52-69. Cf. également, Fernand Morin, « Le rationnel et le raisonnable : deux
nécessités distinctes et conjuguées en droit », Relations Industrielles, Vol. 41, n° 3, 1986, pp. 578-582.
3
« La croissance graduelle et continue du sens donné à une notion, de son contenu, écho des réalités profondes,
est seule de nature à assurer au droit, au raisonnement juridique, stabilité, cohérence, force et vigueur. Ce n’est pas
le législateur qui peut fournir les certitudes requises, par voie de décrets. Ce ne sont que la société et le juge qui
peuvent donner de telles assurances grâce à une œuvre patiente et discrète. Pour l’essentiel, le législateur ne peut
ultimement agir que dans la mesure où il traduit les forces que traduit le juge lorsqu’il est ‘législateur’, c’est-à-dire
lorsqu’il dit ce qui est de droit », Ibid., p. 54.
4
« L’invocation de la raison expérimentale, d’une raison qui est le fruit de l’expérience, de l’observation, qui
compare les phénomènes et qui en tire des conclusions, est véritablement le life blood, la vie du droit anglais, de
sa structuration, de sa construction », Ibid., p. 54 ; « les notions de reasonablness, de right reason, de la nature of
the thing, forment les piliers de la construction du droit anglais » (p. 55).
5
Ibid., p. 58 : « Dans l’argumentation, dans la discussion à laquelle procède le juge anglais, la formule ‘this is
unreasonable’ ne veut jamais dire : ‘Voilà le droit, bien que ce soit unreasonable, déraisonnable’ ; mais cette
formule signifiera nécessairement : ‘Puisque cela est déraisonnable, unreasonable, cela ne peut pas être du droit,
cela n’est pas le droit’. Le terme de ‘unreasonable’ se rapproche déjà, du point de vue psychologique et émotif,
d’une autre formule, celle de ‘manifestly absurd’, qui est une sorte de passe-partout (utilisée toutefois avec
beaucoup de réserve et beaucoup de prudence) permettant, le cas échéant, de se débarrasser d’une contrainte
encombrante et gênante » (p. 58-59).

280
reasonablness, de right reason. Est raisonnable ce qui ne contredit pas la tradition, est
raisonnable ce qui respecte le ‘standard’. Quelle que soit la volonté de tenir compte de toutes
les circonstances, ce critère en quelque sorte ‘objectif’ est celui qui domine »1. Plus encore, « la
définition de ce qui est raisonnable, de ce qui doit être reconnu comme raisonnable, se fait
souvent plus aisément, et peut-être même parfois préférentiellement, grâce à une délimitation
négative, par la constatation de ce qui n’est pas raisonnable, de ce qui est déraisonnable,
unreasonable » (p. 59).

Nous avons rapporté ces propos de Von Wahlendorf pour trois raisons. D’abord parce
qu’ils confirment qu’une analyse concrète du droit montre justement que les catégories de
raisonnable et de déraisonnable, corrélatives d’une conception historique de la raison qui se
réfère constamment au milieu social de l’application de l’ordre juridique, représentent
effectivement les outils du raisonnement juridique et de la mise en œuvre du droit2. Ensuite,
parce que Von Wahlendorf considère que tout ce qu’il dit du modèle anglais, concernant la
raison et le raisonnement juridique, « a (…) une validité certaine dans le cadre général du
raisonnement juridique en tant que tel »3. Enfin, parce qu’en comprenant ces aspects du droit
anglais, nous comprendrons par là même les raisons, le sens et la portée de l’insistance de
Perelman sur l’idée que, dans sa conception rhétorique du droit comme dans la vision
démocratique issue de l’évolution récente de la pensée juridique, le rôle du juge continental
s’accroît singulièrement et se rapproche de celui du juge anglo-saxon.

1
Ibid., p. 60. Relativement à l’objectivité du critère du raisonnable, Von Wahlendorf précise que « si tout jugement
doit être ‘équitable’, il s’agit de ne pas confondre cette équité fondamentale avec une équité au sens léger du terme,
c'est-à-dire avec une adaptation trop souple, et en quelque sorte marquée de subjectivisme, aux circonstances prises
isolément. L’équité fondamentale, équivalent de justice, est marquée par l’exigence de répondre aux besoins
objectifs de la société tout entière » (p. 55).
Sur le rôle fondamentalement politique de la jurisprudence anglaise et sur le lien intime que la conception anglaise
établit entre droit et morale, cf. p. 56-57. « Le rôle politique de la jurisprudence du juge anglais fait de celui-ci un
homme d’Etat au sens premier du terme, c'est-à-dire un éducateur » (p. 56).
2
Cf. Ibid., pp. 63-69 pour voir comment Von Wahlendorf met en perspective ses considérations abstraites en
étudiant un arrêt de la Chambre de Lords, à savoir Donoghue (Mac Alister) v. Stevenson [LR/A.C. – 1932, p. 562
et suiv.] ; il justifie le choix de cet arrêt comme suit : « Il est sans conteste, non seulement un des plus célèbres,
mais aussi un des plus importants de la jurisprudence anglaise du XX e siècle, peut-être – il faut être prudent –
l’arrêt le plus important et le plus intéressent du droit anglais moderne en matière de responsabilité » (p. 63).
3
Ibid., p. 56 – c’est nous qui soulignons.

281
CHAPITRE II :

LE RAISONNEMENT JURIDIQUE

La naissance et l’histoire de ce que l’on appelle parfois le « Groupe de Bruxelles » sont


présentées par P. Foriers dans un article intitulé « L’état des recherches de logique juridique en
Belgique »1. De cette histoire, trois points nous intéressent principalement : le problème de
départ, le cadre du travail et la méthode adoptée 2.

Le problème de départ : Lors du Colloque International de Logique, tenu à Bruxelles en


19533 et dont une partie des travaux était consacrée à la théorie de la preuve 4, une forte
divergence avait opposé « certains logiciens, qui avaient tendance à voir dans les sciences
formelles un modèle à suivre pour toutes les autres sciences, et certains philosophes et savants,
qui soutenaient que cette manière de voir ne résistait pas à la confrontation avec les méthodes
par lesquelles ces disciplines se développaient réellement ». Sans être tranchée, cette opposition
n’avait cependant pas manqué de révéler que l’aspect peu élaboré des discussions sur les
techniques de preuve utilisées dans les disciplines non formelles, provient de ce que ces
disciplines n’ont pas été encore suffisamment analysées : « Ce travail s’imposait donc ».

Le cadre du travail : Pour réaliser ce travail, l’idée s’est développée chez les fondateurs
du CNBRL (Centre National Belge de Recherches de Logique) 5 d’orienter cette structure vers
« l’étude du raisonnement dans les sciences humaines (…) et plus particulièrement dans les
disciplines historiques et juridiques »6. Et c’est ainsi que « fut créée, en ce qui concerne le droit,
la section juridique du Centre National de Recherches de Logique, dont Perelman assure la
présidence ». Ce cadre institutionnel avait permis de fédérer les efforts de plusieurs

1
P. Foriers, « L’état des recherches de logique juridique en Belgique », in La pensée juridique de Paul Foriers,
Vol. II, Bruxelles, 1982, pp. 507-525.
2
Sauf indication contraire, toutes les citations concernant ces trois points sont empruntées à La pensée juridique
de Paul Foriers (p. 507-508 pour le premier, p. 508 pour le deuxième et pp. 509-515 pour le troisième).
3
Ce colloque était organisé à l’initiative du Centre National Belge de Recherches de Logique (CNBRL), de la
Société Belge de Logique et de Philosophie des Sciences et de l’Association for Symbolic Logic, sous les auspices
de l’Union Internationale de Logique, de Méthodologie et de Philosophie des Sciences.
4
Cf. Revue internationale de Philosophie, 1954, fascicule 1 et 2, 27-28, Théorie de la Preuve.
5
« Le centre avait été fondé en 1950, à l’initiative des professeurs Devaux de l’Université de Liège, Dopp et Feys,
de l’Université Catholique de Louvain et Perelman, de l’Université de Bruxelles. Ses recherches visaient
essentiellement les problèmes de la logique formelle et de la logique des sciences ».
6
Cette nouvelle inflexion des travaux du CNBRL permettait, en plus, d’éviter le double emploi que ces travaux
faisaient avec ceux de la Société Belge de Logique et de Philosophie des Sciences, dont les fondateurs du CNBRL
étaient d’ailleurs des dirigeants.

282
compétences 1. En effet, outre le professeur P. Foriers qui secondait Perelman et le conseiller
d’Etat Henri Buch qui s’est rapidement joint à eux2, c’est toute une « équipe relativement
nombreuse de hauts magistrats, de professeurs de droit, d’avocats et de logiciens » qui, attirée
par « cet approfondissement des techniques du raisonnement dans un domaine peu exploré par
les spécialistes », s’était réunie au sein de cette section juridique du CNBRL.

La méthode de travail : Le principe méthodologique majeur qui devait présider aux


travaux de la section juridique du CNBRL consistait dans une double exigence : d’abord, que
« la valeur des méthodes adoptées ne devait pas être décrétée par les logiciens en vertu de
principes tirés de disciplines autres que le droit » ; ensuite, que cette valeur « ne devait au
surplus être admise que si les juristes reconnaissaient trouver quelque profit dans les analyses
effectuées d’après ces méthodes ». La mise en œuvre de ce principe méthodologique impose de
« rejeter un quelconque apriorisme » et de « s’attacher, dans une stricte perspective empirique,
à l’analyse du raisonnement du juriste, tel que ce raisonnement se manifestait en fait dans la vie
juridique et plus particulièrement dans l’activité du juge ». Autrement dit, une tentative de
systématisation ne devrait intervenir qu’à la suite « d’une longue série d’observations », mais
devrait se faire de façon progressive et « très prudemment ». Il s’agissait donc de procéder en
deux étapes : une étape de rassemblement des matériaux au moyen d’une analyse et d’un
examen critiques, et une étape de conclusion d’ordre logique3.

Le deuxième aspect méthodologique des travaux de la section juridique du CNBRL, qui


n’est d’ailleurs pas indépendant du premier, concerne la détermination de l’objet de ces travaux
et l’angle de vision à partir duquel cet objet devrait être analysé. Relativement aux matières à
traiter, la section, qui – jusqu’à 1958 − choisissait « un peu au hasard » les questions à étudier,
avait décidé après cette date de ne plus laisser « les travaux au hasard des préférences et des
options des membres du Centre eux-mêmes », et de se concentrer sur une série de sujets

1
« … si Perelman a incontestablement produit une œuvre individuelle, l’apport de la nouvelle rhétorique à la
théorie du droit contemporaine apparaît assurément à l’examen comme le produit d’une entreprise collective, qui
a su réunir avec succès des idées et des talents différents », Benoît Frydman, « Perelman et les juristes de l’Ecole
de Bruxelles », Chaïm Perelman. De la nouvelle rhétorique et la logique juridique, B. Frydman et Michel Meyer
(dir), p. 245.
2
Les premiers membres de la section juridique du CNBRL sont cités par Perelman dans ce passage d’une
conférence qu’il a prononcée en 1976 devant l’Académie royale de Belgique : « Avec le regretté Chanoine Robert
Feys, professeur à l’université de Louvain, nous décidâmes, la même année [i.e. 1953 : date de l’organisation, par
le CNBRL, du Colloque International de Logique], de créer au sein du Centre [CNBRL] une section juridique et
associâmes à cette initiative des juristes : le professeur Henri Buch, Conseiller d’Etat (…), le professeur René
Dekker, des universités de Bruxelles et de Gand, et surtout Paul Foriers, l’actuel Recteur de l’université de
Bruxelles » (« Propos sur la logique juridique », RDD, p. 91).
3
« Il fut proposé que les juristes exposeraient − chacun dans un domaine qu’il avait soigneusement scruté − la
technique du raisonnement à l’occasion d’une question tranchée par la jurisprudence, les logiciens concluent
ensuite par des constations concernant la nature des raisonnements qu’ils avaient entendu développer ».

283
particulièrement intéressants du point de vue du raisonnement juridique : « Elle précisa des
thèmes généraux et demanda à ses membres, ainsi qu’à des juristes ou logiciens étrangers,
d’apporter leurs contributions à ces thèmes, en s’inspirant essentiellement de l’expérience
vécue ». Quant aux perspectives à partir desquelles il conviendrait d’approcher les thèmes
choisis pour l’étude, la section avait décidé, non seulement de faire étudier ces thèmes dans les
différentes branches du droit, mais aussi « de faire étudier les problèmes en fonction, non pas
du ‘juriste’ en général (…), mais en fonction des catégories et même des sous-catégories de
juristes. [Et] c’est ainsi que les problèmes furent analysés sous l’angle du raisonnement de la
doctrine, de l’avocat, du juge et dans ce dernier cas, du juge du fond et du juge du droit »1.

Cette méthode d’analyse concrète du droit avait constitué une « révolution »


méthodologique et philosophique. Michel Villey en donne la mesure exacte lorsqu’il affirme
que les études faites, à Bruxelles, sur le raisonnement juridique « ont une importance
primordiale pour la philosophie du droit »2. Dans sa préface à RDD de Perelman, il rappelle le
mal que les philosophes ont souvent fait au droit : « Je suis persuadé pour ma part qu’à nous,
juristes, les philosophes modernes ont fait beaucoup de mal. Je le dirai aussi bien de Hobbes,
Locke, Hume et même de Leibniz, Kant, Fichte, Hegel et la quasi-totalité des philosophes du
XIXème et XXème siècle. Quand il leur arrive de parler « droit », c’est dans une totale
ignorance du métier spécifique du droit (…). Leur influence a perturbé notre propre présentation
du phénomène juridique, y injectant les positivismes légaliste ou sociologique ». Ensuite,

1
Pour illustrer la diversité et la richesse des approches adoptées pour l’étude des problèmes que suscite le
raisonnement juridique, il nous suffit de présenter ces deux exemples : 1) A propos de la distinction du fait et du
droit, qui fut le premier thème choisi, P. Foriers raconte ceci : « Après un exposé introductif sur les problèmes que
posaient le fait et le droit, la section étudia d’abord la position de la question dans la procédure classique romaine,
ces deux études étant faites par le professeur Dekker ; Maître Bayart se chargea ensuite d’analyser le point de vue
de l’avocat, tandis que le Conseiller à la Cour de Cassation Hallemans, analysa la position du juge devant les
mêmes problèmes. La question de la distinction du fait et du droit se représentant plus spécifiquement devant la
Cour Suprême et le Conseil d’Etat, nous demandâmes à notre regretté Ascarelli, de nous exposer la question du
fait et du droit devant la Cour de Cassation italienne. Nous accomplîmes la même tâche pour la Cour de Cassation
Belge. Le professeur Rivero s’efforça de distinguer le droit du fait dans la jurisprudence du Conseil d’Etat français
et le professeur Buch dans la jurisprudence du Conseil d’Etat de Belgique. Enfin, le professeur Enguish fit un
rapport sur le fait et le droit en droit Allemand » ; 2) A propos du deuxième cycle d’études qui portait sur le
problème des antinomies en droit, P. Foriers écrit : « Le centre s’attacha d’abord à circonscrire la notion même
d’antinomie, au sens où l’entendent les juristes [communication de P. Foriers], puis à l’étudier dans les différentes
branches du droit : − public [communication de J. Hœffler] ; − international public [communication de J. Salmon];
− social [communication de L. Morgenthal]; − communautaire et interne [communication de P. Foriers]. Tandis
qu’un autre groupe de communications fut consacré à un essai de classement des antinomies [communication de
L. Silance] et aux méthodes de solutions [communications de N. Bobbio, de Ch. Huberlant et de G. Boland]. Enfin,
deux auteurs étudièrent des cas particuliers d’antinomies [communications de J. Miedzianagora et de I. Tammelo].
Une étude s’écarta de la stricte méthode adoptée par les autres auteurs de communications, pour étudier le
problème sur un plan relevant de la philosophie politique, ce fut celle de I. Szabo (…), tandis que notre collègue
H. Buch développait, dans un remarquable aperçu, une conception dialectique des antinomies juridiques » − C’est
nous qui soulignons.
2
Préface à J. Miedzianagora. Philosophies positivistes et droit positif.

284
évoquant l’exemple de Perelman qui fut le philosophe du groupe de Bruxelles, il écrit : « Un
cas presque unique est celui de Chaïm Perelman : il décida de philosopher sur ce que d’abord
il aurait consenti l’effort de connaître : la pratique du droit. Il s’est fait juriste. Presque chaque
semaine il travaillait à son Centre de Recherches Logiques en compagnie de praticiens (…).
Chaïm Perelman est un philosophe qui, traitant du droit, sait ce dont il parle »1.

Dans ce qui suit, nous exposerons essentiellement le contenu des essais de synthèse par
lesquels Perelman clôturait chacun des cycles d’étude de la section juridique du CNBRL. Nous
suivrons, par ailleurs, l’ordre chronologique de ces cycles.

I. Les antinomies en droit

Le problème des antinomies en droit est un problème particulier et bien différent de celui
des antinomies en général. Et pour mieux donner à comprendre la spécificité de ce problème,
Perelman commence par rappeler un certain nombre de considérations préliminaires 2.

Toute société organisée est le sein d’un conflit incessant entre plusieurs fins (sécurité,
légalité, rationalité, équité…). Ce conflit rend nécessaire la recherche d’un compromis qui
réalisera l’équilibre indispensable à la paix sociale. Le droit constitue, dans cette perspective,
le support vital de cette paix puisque l’équilibre recherché s’exprime dans les normes juridiques.
Or, il faut souligner que ces normes ne sont pas des propositions logiques, c'est-à-dire des
énoncés dont il s’agit de dire qu’ils sont vrais ou faux. Le propre des normes juridiques est
qu’elles sont « des directives, des prescriptions concernant ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce
qui est permis ou interdit ». Cette visée pratique des normes juridiques impose de définir le
traitement des antinomies en droit autrement qu’en logique théorique. En effet, alors que dans
la logique formelle, les antinomies « consistent dans la constatation d’une contradiction,
résultat de l’affirmation simultanée de la vérité d’une proposition et de sa négation », en droit,
les antinomies consistent plutôt « dans l’existence d’une incompatibilité entre les directives
relatives à un même objet »3.

1
RDD, p. 8. Cf. également sa critique de la philosophie du droit de Hegel : « La philosophie du droit de Hegel est-
elle une philosophie du droit ? », Revue européenne des sciences sociales, T. 18, N° 52, pp. 123-126. Sur la
philosophie du droit des philosophes et la philosophie du droit des juristes, cf. Michel Troper, La philosophie du
droit, p. 12 et s.
2
« Les antinomies en droit, essai de synthèse », AD, pp. 392-404. Cet essai de synthèse est repris dans DMR, p.
109-119.
3
DMR, p.110. Pour illustrer la différence entre les normes juridiques et les propositions logiques, Perelman évoque
(même page) « un exemple significatif ». Il s’agit de l’arrêt de la Cour de cassation de Belgique du 16 mai 1952,
relatif à l’affaire Rossi où il s’agissait d’admettre ou de refuser le divorce entre époux dont l’un est de nationalité

285
A la différence du statut qui revient au logicien ou au mathématicien à l’égard d’un
système formalisé, le juge ne jouit pas de la compétence d’un maître. En matière de système
axiomatique formalisé, c’est le logicien (ou le mathématicien) qui pose les signes et les suites
de signes qui seront considérés comme valides. C’est encore lui qui détermine les axiomes et
les règles de production selon lesquelles les théorèmes seront déduits de ces axiomes. Ainsi,
nous pouvons dire qu’il « se comporte, à l’égard du système formalisé, comme un législateur »1.
La seule limite à son pouvoir réside dans les exigences d’univocité et de cohérence, c'est-à-dire
qu’il est obligé de constituer un système qui soit « univoque et rigide, dont les éléments
constitutifs et les opérations ne peuvent susciter ni discussion ni désaccord »2. Tout autre est la
situation d’un juge à l’égard d’un système juridique. Car dans un État gouverné par la doctrine
de la séparation des pouvoirs, le juge est loin d’être un législateur 3. Toutefois, l’obligation
imposée au juge de juger conformément au droit, chaque fois qu’il est saisi d’une affaire, n’est
pas sans lui accorder un certain rôle productif et créateur.

Dans la mesure où un système de droit proscrit le déni de justice, le juge se trouve dans
l’obligation de dire le droit dans tout litige dont il est saisi, malgré toutes les difficultés et les
insuffisances du système4. Ce qui revient à dire qu’il doit éliminer toutes les défaillances du

belge et l’autre italienne. En jugeant l’affaire, la cour a refusé d’admettre ce divorce pour des « raisons logiques » :
« Attendu, en effet, que le lien matrimonial ne peut (logiquement) à la fois être rompu à l’égard de l’un des époux
et subsister à l’égard de l’autre » (voir, Cassation belge, 16 mai 1952, Journal des tribunaux, 1953, p. 58). Ce
même raisonnement logique a été repris par la même cour dans son arrêt du 16 février 1955 où l’on peut lire :
« Attendu qu’il (le tribunal) ne conçoit pas que le lien matrimonial soit rompu à l’égard de l’un des époux et
subsiste à l’égard de l’autre » (voir, Cassation belge, chambres réunies, 16 février 1955, Journal des tribunaux,
1955, p. 249). Mais l’on sait que le législateur belge a considéré ultérieurement, dans la loi du 27 juin 1960, que
l’admissibilité du divorce, dans le cas évoqué, est régie par la loi belge. On voit alors « que ce qui a paru à la Cour
de cassation de Belgique impossible et inconcevable devient effectivement la loi grâce à une disposition du
législateur belge ». Peut-on alors dire que le législateur a transformé les lois de la logique ? Perelman précise que
si le législateur « peut s’opposer à ‘la logique des institutions’, c’est que celle-ci ne coïncide pas avec la logique
formelle ».
1
DMR, p.111.
2
DMR, p.111.
3
C’est ce qui ressort du fait, par exemple, que le code civil « interdit au juge belge et français de prononcer par
voie de dispositions générales ou réglementaires dans les causes qui lui sont soumises ». DMR, p.111.
4
Perelman note, dans ce cadre, qu’« en droit belge, le juge doit traiter l’ensemble des règles qu’il est chargé
d’appliquer comme formant un système à la fois complet et cohérent ». Ce qui signifie que le juge, même s’il se
trouve face à une antinomie ou à une lacune, doit « se comporter comme si le droit belge était cohérent et complet,
sans antinomies ni lacunes, et permettait, dans chaque cas, de trouver une solution, et une seule, qui soit conforme
au droit ». DMR, p.110-111.De son côté, Jean-Louis Bergel (Méthodologie juridique, p. 169) commence par
affirmer que : « Pour être techniquement satisfaisant, un système juridique doit être à la fois complet, autrement
dit apte à régler toutes les situations, économique, c'est-à-dire dépourvu de choses inutiles, et cohérent, ce qui
suppose qu’il ne contienne pas de dispositions incompatibles » ; ensuite, il ajoute : « Mais, même si l’on examine
ici le système juridique d’une ‘société globale’ ou, si l’on préfère, un droit national, on observe que de mêmes
situations peuvent y être régies par des règles de droit très diverses. Or, la cohérence du système juridique suppose
que l’on puisse, grâce à des méthodes de coordination appropriées, choisir entre ces règles celles qui sont
applicables et les combiner. La détermination des règles applicables à une situation juridique est probablement la
question pratique la plus immédiate qui se pose aux intéressés et aux juristes. Il en est particulièrement ainsi de

286
système juridique, en utilisant toutes les techniques d’interprétation susceptibles de lui
permettre de motiver ses jugements. C’est ainsi qu’il serait amené à préciser ce qui est obscur,
à résoudre les antinomies et à combler les lacunes, en procédant par exégèse littérale ou en
faisant appel à l’esprit des lois, etc. 1

Seulement, force est de constater que cette latitude d’interprétation, que l’obligation de
juger réserve au juge, ne coïncide pas avec une conception qui réduit le droit à un système
formalisé et abstrait. Car dans une telle conception, l’application du droit ne serait qu’une
déduction dont les prémisses sont clairement établies par la loi, et non pas une œuvre
d’adaptation continue du droit, considéré alors non pas comme une structure rigide mais plutôt
comme un système ouvert. La distinction entre un système formalisé et un système juridique,
en revanche, permet de se rendre compte à quel point le droit est profondément lié à son
contexte « social et idéologique », et aussi de montrer que ce lien influence profondément le
type de raisonnement qui caractérise l’application du droit2. Il en résulte que, le droit étant non
pas une structure formelle et abstraite mais un système lié à son milieu et ouvert sur lui, le
raisonnement juridique n’est pas à assimiler à une simple opération de déduction logique 3.

nos jours où l’inflation législative et règlementaire, dans la plupart des pays, conduit à un maquis souvent
impénétrable de textes fréquemment contradictoires ou désordonnés ».
1
Charles Huberlant précise à cet égard que « l’insertion dans un système de droit d’une disposition qui oblige (…)
le juge à élaborer sa décision en cas d’obscurité ou de silence de la loi – et qui lui en donne par là même le pouvoir
– a une profonde influence sur tout ce système », car cette disposition met à la base du système du droit le postulat
qu’il possède « un caractère complet et un caractère d’intelligibilité » ; ce qui signifie que « si le législateur a
promulgué un texte ambigu, il appartient au juge de définir − pour le cas en litige − par la voie d’une interprétation,
le sens exact de ce texte qui est présumé en avoir un», que, de plus, « si le législateur a omis de régler un cas,
comme le juge est néanmoins tenu de rendre sa sentence, il lui incombe de donner une solution à ce cas » ; par
ailleurs, ce même auteur précise que « le principe de raison de la non-contradiction et la praticabilité du droit exige
aussi et surtout qu’un système de droit ait un caractère de cohérence qui exclut toute antinomie », que donc « si
le juge est tenu de statuer dans tous les cas et que des textes législatifs soient entachés d’antinomies, il appartient
au juge d’éliminer ces antinomies » (Cf. Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes
en droit », PLD, p. 50.
2
Ainsi, et dans la mesure où le droit doit « assurer le bon fonctionnement des institutions politiques et sociales »,
sa fin ne saurait être réduite à garantir la sécurité juridique (régularité et prévisibilité des droits et des obligations)
et à assurer la justice (égalité formelle), mais elle doit, en plus de celles-ci, consister en une « efficacité équitable,
l’équité étant cette fois comprise comme une conformité aux aspirations du milieu », DMR, p.113 − C’est nous
qui soulignons.
3
Autrement dit, le raisonnement du juge ne procède pas seulement par la voie analytique qui exige de simplement
tirer les conséquences qui s’imposent à partir de prémisses clairement posées. Il est aussi et surtout un
raisonnement dialectique, car « les conséquences que l’on vient de tirer par un raisonnement déductif pourront être
appréciées en fonction de la finalité des institutions juridiques, et si elles paraissent inadmissibles de ce dernier
point de vue, le juge pourra remonter des conséquences vers les prémisses pour en modifier, le cas échéant, le
sens et la portée », DMR, p.113 − C’est nous qui soulignons. Notons seulement, à la suite de Perelman, que la
latitude d’interprétation, dont profite le juge pour s’acquitter de sa tâche, est limitée par une intervention toujours
possible du législateur. En effet, si le juge peut interpréter les dispositions légales à l’occasion du jugement d’un
conflit en présumant que son interprétation rejoint la volonté du législateur, ce dernier peut toujours intervenir
ultérieurement pour écarter l’interprétation du juge en « votant une loi interprétative ou en remplaçant les
dispositions antérieures par une nouvelle législation en la matière », DMR, p.113.

287
Une dernière considération préliminaire à la compréhension de la spécificité des
antinomies en droit est soulignée par Perelman lorsqu’il pose la question de savoir quelles sont
les règles de droit dont le juge doit tenir compte pour dire le droit sans violer les lois qu’il est
chargé d’appliquer. Dans ce chef, Perelman distingue les normes juridiques qui ont un statut
formellement incontesté et celles qui n’ont pas ce statut. Les premières sont les « normes
constitutionnelles, légales et réglementaires, qui émanent d’autorités constituées, habilitées à
ce rôle législatif » ; elles sont, du fait qu’elles sont promulguées conformément aux règles de
procédure établies, « comparables à des militaires en uniformes, reconnaissables à leur tenue et
à leurs insignes ». Par contre, les secondes, qui ne sont pas votées et promulguées, sont
« comparables à des combattants sans uniforme ». Mais cette différence dans le statut formel
de chacune des espèces ne signifie pas l’adoption systématique des premières et le rejet
systématique des secondes au moment de l’application du droit. Car certaines des règles de la
première catégorie ne sont pas toujours appliquées 1 (telles les lois qui tombent en désuétude ou
les dispositions constitutionnelles qui sont violées par le pouvoir législatif lorsque les tribunaux
se déclarent incompétents pour juger de la constitutionalité des lois, etc.), tandis que nombre de
règles de la deuxième catégorie (coutumes, dispositions jurisprudentielles, adages et principes
généraux du droit, etc.) peuvent, malgré leur statut formel contesté, jouer « un rôle effectif dans
l’application du droit »2.

A la lumière de ces considérations préliminaires, Perelman en arrive à souligner nettement


la principale caractéristique distinctive des antinomies en droit : « Dans un système formel, les
contradictions sont aussi formellement reconnaissables : si l’on affirme ou l’on démontre, dans
un système, l’équivalence d’une proposition, quelle qu’elle soit, avec sa négation, celui-ci
s’avère incohérent et, par le fait même, devient inutilisable. Mais, en droit, une contradiction
purement formelle, c'est-à-dire littérale, ne suffit pas pour donner lieu à une antinomie, car le
juge, en interprétant les textes, peut donner aux mêmes signes un sens différent ou un autre
champ d’application, de façon à éviter le conflit des normes ; il peut aussi écarter l’application
de l’une des normes, soit parce qu’elle s’oppose à une loi supérieure, soit parce qu’il la
considère comme tacitement abrogée par une loi postérieure »3.

1
Pour illustrer cette idée, Perelman présente l’exemple de l’article 305 du Code pénal belge, qui interdit la tenue,
sans autorisation, des maisons de jeux de hasard. Cet article a été complété par l’article 8 de la loi du 24 octobre
1902 qui a supprimé les mots « sans autorisation légale » de l’article 305. Cependant, jamais cet amendement, qui
étend l’application de l’article 305 à toutes les maisons de jeu, « n’a porté ses effets, car on n’a jamais engagé des
poursuites à l’égard des administrateurs ou des agents de casinos autorisés ». DMR, p.113.
2
DMR, p.113-114.
3
DMR, p.114 − C’est nous qui soulignons.

288
Il est par conséquent évident que le droit ne peut être réduit à un système formel, car dans
pareil cas il n’y aurait aucune place à un certain pouvoir d’interprétation. Or, l’on voit bien que
l’obligation de juger accorde au juge ce pouvoir dans le mesure où il est appelé, à l’occasion de
tout litige dont il est saisi, à dire le droit et donc à pallier toutes les insuffisances de la loi. C’est
donc par le truchement de ce pouvoir interprétatif que le juge en arrive à faire du système du
droit un système sans lacunes et sans antinomies. La cohérence du système juridique n’est dès
lors pas une cohérence formelle mais est plutôt le résultat de l’aspect forcément interprétatif du
rôle du juge.

Si l’antinomie en droit ne consiste pas en une contradiction formelle, comment peut-on


alors la définir ? Pour répondre à cette question, Perelman rappelle la définition de G. Boland
à laquelle il adresse, cependant, quatre principales remarques susceptibles, selon lui, de clarifier
davantage la spécificité des antinomies en droit. Selon G. Boland, l’antinomie en droit consiste
dans « l’impossibilité d’appliquer simultanément, telles qu’elles sont énoncées, deux normes
de droit positif qui sont assez précises pour être applicables en elles-mêmes et qui ne sont pas
subordonnées l’une à l’autre par une disposition juridique impérative »1.

Le premier aspect du problème des antinomies en droit qu’il y a lieu de soulever se


rapporte aux mots « deux normes » qui figurent dans cette définition. Pour Perelman, il est
certes indispensable, pour qu’il y ait antinomie, que deux directives soient simultanément
prescrites, mais il fait remarquer qu’ « un seul et même texte peut être à l’origine de ces deux
directives »2.

La deuxième remarque qui complète la définition de l’antinomie en droit concerne les


mots « droit positif » dans la définition de Boland. Perelman évoque en guise d’illustration
l’exemple où la Cour de cassation belge fait référence à l’ordre public international pour limiter
l’application de la loi étrangère dans le territoire belge (arrêt de la Cour de cassation du 19
janvier 1882 interprétant l’article 3, alinéa 3 du Code civil), et fait remarquer que, malgré la

1
AD, p. 201.
2
En voici, d’après Perelman (DMR, p. 115), un exemple significatif. Les Cours de cassation belge et française ont
interprété l’article 3, alinéa 3 du Code civil (« Les lois concernant l’état et la capacité des personnes régissent les
Français, même résidant en pays étranger ») de manière à l’appliquer aux étrangers et ont ainsi jugé que « les lois
(étrangères) concernant l’état et la capacité des personnes régissent l’étranger en Belgique (ou en France), à moins
qu’elles ne soient contraires à l’ordre public international » (voir cass. b. 19 janvier 1882, cass fr. 12 février 1895).
Perelman fait remarquer que, « alors que le texte du Code civil ne conduit à aucune antinomie, son extension
jurisprudentielle y mène directement quand il s’agit de rapports juridiques bilatéraux − tels que le mariage ou
l’adoption −, que les personnes impliquées ont une nationalité différente et que les législations étrangères
auxquelles on est renvoyé contiennent des dispositions divergentes en ces matières ». Il fait remarquer aussi que
« l’antinomie s’accompagne d’une lacune quand aucune règle de solution de l’antinomie n’a été prévue pour tirer
le juge de l’embarras dans lequel le plonge l’existence de deux directives incompatibles ».

289
difficulté qu’il y a à dresser une liste précisant les dispositions qui constituent cet ordre public
international, force est de constater que rien n’empêche le juge d’invoquer cette restriction
même lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi nationale. En effet, « quand les conséquences de
l’application normale de la loi nationale lui paraîtront inacceptables, le juge invoquera souvent
des notions et des règles, analogues à l’idée de l’ordre public international, et qui justifieront la
limitation de l’application normale des règles de droit positif »1.

Ainsi, et dans la mesure où le juge peut invoquer des principes généraux du droit, des
adages du droit romain ou même des directives du droit naturel, etc., pour limiter le champ
d’application des règles de droit positif, il est évident que l’antinomie en droit ne coïncide pas
toujours avec l’idée d’une incompatibilité entre deux directives de droit positif. En effet,
l’antinomie peut signifier, dans bon nombre de cas, une incompatibilité créée par le juge lui-
même entre la lettre de la loi et sa finalité. Seulement, la solution de ce type d’antinomie ne
pose pas de problème dans la mesure où elle « est toujours connue à l’avance, car elle se fait
toujours au profit de la norme introduite par le juge, qui limitera la portée de la loi positive
chaque fois que celle-ci s’oppose aux règles supérieures invoquées par lui »2.

La troisième remarque se rapporte aux mots « telles qu’elles [les normes] sont
énoncées ». L’affirmation qu’une antinomie résulte de l’incompatibilité entre deux normes
telles qu’elles sont énoncées présuppose que l’application des règles juridiques se fait de
manière automatique. Or, Perelman insiste toujours sur le fait que les règles de droit sont
toujours appliquées telles qu’elles sont interprétées. L’antinomie en droit est donc toujours le
résultat d’une certaine interprétation des dispositions légales. A ce propos, Perelman établit,
dans la pensée du juge, une distinction entre « l’interprétation normale, qui conduit à
l’antinomie ou à des conséquences inadmissibles » et « l’interprétation ultérieure adoptée pour
résoudre l’antinomie ou pour éviter ces conséquences déplorables »3.

La quatrième et dernière remarque qui complète la définition de l’antinomie en droit met


la lumière sur la difficulté qu’il y a à déterminer quand il s’agit d’une antinomie et quand il
s’agit simplement d’une violation de la loi. Tel est le cas par exemple lorsque le juge fait face
à une situation où interviennent à la fois des dispositions de droit communautaire ou

1
DMR, p.116.
2
DMR, p.116.
3
Perelman précise, par ailleurs, que c’est notamment ce lien de l’antinomie à l’interprétation qui « explique qu’un
désaccord puisse se manifester quant à l’existence même d’une antinomie dans un cas déterminé, car celle-ci peut
s’évanouir si l’on adopte une autre interprétation d’un même texte ». DMR, p.117.

290
international et des dispositions de droit interne. Selon Perelman, c’est souvent le contexte
institutionnel qui dicte la détermination du cas comme antinomie ou comme violation de la loi 1.

En définitive, il importe surtout de retenir deux idées principales. D’abord, la nécessité


de ne pas confondre l’antinomie en droit avec la simple contradiction formelle. Car alors que
celle-ci ne concerne que le vrai et le faux, celle-là concerne plutôt l’incompatibilité entre deux
directives qui régissent la même situation. Ensuite, il faut toujours comprendre l’antinomie
comme substantiellement liée à l’interprétation qu’on fait des dispositions légales :
« L’antinomie, dit Perelman, n’est jamais purement formelle, car toute compréhension d’une
règle juridique implique son interprétation »2. Et c’est ainsi que, la règle juridique étant
susceptible de plusieurs interprétations, l’une des interprétations peut révéler une antinomie,
une autre peut la résoudre.

Très intéressante, dans cette perspective qui distingue le traitement des antinomies en
logique formelle de leur traitement juridique, est la conclusion de Norberto Bobbio dans un
article traitant « des critères pour résoudre les antinomies »3. La trame de fond du raisonnement
développé dans cet article consiste en une opposition entre l’attitude de l’homme de la rue et
celle du droit à l’égard des antinomies : « Si (…) l’homme de la rue à qui l’on demande à
laquelle de deux règles incompatibles on devrait donner la préférence, répondrait probablement
‘à la plus juste’, le droit (…) a, en général, donné une réponse différente, en offrant à l’interprète
quelques critères de choix qui ont pour but évident d’empêcher la formation de préférences
personnelles » (p. 92).

La première visée de cette opposition est bien évidemment celle de montrer que le
traitement des antinomies en droit se déroule sous le signe de l’objectivité, car guidé par des
critères qui dispensent des évaluations personnelles. Quels sont ces critères ? Bobbio répond :
« On sait que les critères dont on se sert le plus souvent sont : le chronologique, le hiérarchique
et celui de spécialité » ; l’objectivité du critère chronologique provient de ce qu’il « se rapporte
à un fait naturel », c'est-à-dire « au temps où les règles commencent à exister » : ainsi, « une
simple vérification est suffisante pour pouvoir l’employer » ; l’objectivité du critère
hiérarchique provient de ce que, « en général, dans notre législation la supériorité d’une source

1
En voici un exemple : « Il n’y a aucun doute que la Cour de justice européenne considérera comme nulle, parce
que violant le Traité de Rome, toute disposition d’une loi national incompatible avec un article de ce traité. Mais,
pour les juges nationaux, dans la même situation, il n’y aura qu’une antinomie, qu’ils auront à résoudre pour le
mieux, car les normes qui sont hiérarchisées pour les juges de la Cour européenne, ne le sont pas pour les juges
nationaux incompétents pour écarter des normes élaborées par le pouvoir législatif national ». DMR, p.118.
2
DMR, p.118 − C’est nous qui soulignons.
3
Norberto Bobbio, « Des critères pour résoudre les antinomies », Essais de théorie du droit, pp. 89-103.

291
de production juridique sur une autre est clairement indiquée ou bien facilement déductible du
système » ; enfin, l’objectivité du critère de spécialité, c'est-à-dire du procédé par lequel on
établit qu’entre deux règles l’une est générale et l’autre spéciale, provient de ce qu’il « est fondé
sur un jugement de fait concernant l’étendue différente des dispositions normatives
incompatibles en ce qui concerne, soit la validité matérielle, soit celle personnelle, soit toutes
les deux ensemble » (pp. 92-94)1. En tant qu’indicateurs objectifs, ces critères ont donc
l’avantage de donner une garantie d’arriver à des solutions plus acceptables que celles
auxquelles conduirait une recherche dont la tâche est de juger laquelle des deux règles
antinomiques est la plus juste : ils représentent ainsi « des présomptions de justice » qui
permettent de passer du connu à l’inconnu en rendant légitime « de dire que la règle successive
dans le temps est plus juste que la précédente, et, respectivement, que la supérieure et la spéciale
sont plus justes que l’inférieure et la générale » (p. 95).

Or, remarquons que déjà à ce titre de présomptions, ces critères, outre le fait qu’ils « se
distinguent quant à leur objectivité »2, trouvent leur justification dans des arguments auxquels
il est facile d’opposer des arguments contraires. Ainsi, concernant par exemple le critère de
spécialité, qui semble pour Bobbio représenter le critère le plus valide, celui-ci écrit : « Même
la présomption sur laquelle repose la préférence donnée par le juriste à la loi spéciale, n’est pas
incontestée : ainsi que toutes les présomptions, elle aussi est une substitution de la recherche
concrète, mais ne peut jamais la remplacer entièrement » (p. 100). Malgré leur objectivité, les

1
Cf. à ce propos, Jean-Louis Begel, Méthodologie juridique : dans les pp. 173-189, sont étudiées les « méthodes
de coordination fondées sur l’autorité des textes », c'est-à-dire « la hiérarchie des textes » (la hiérarchie formelle
et la hiérarchie matérielle des normes) et la distinction des textes impératifs, dispositifs et supplétifs » ; dans les
pp. 189-203, sont étudiées les « méthodes de coordination fondées sur le domaine des textes (A. la coordination
des textes généraux et des textes spéciaux ; B. la solution des conflits des lois dans le temps) [notons par ailleurs
que cet auteur étudie encore, dans les pp. 203-211, les « méthodes fondées sur la cohérence du système juridique »,
c'est-à-dire : A. La coordination des textes en fonction de l’harmonie, de la ‘complétude’, et de l’économie du
système juridique ; B. La coordination des textes par référence à des principes fédérateurs du système juridique].
2
Norberto Bobbio distingue d’abord le critère chronologique du critère hiérarchique : le premier se rapporte à un
fait naturel vérifiable, tandis que le second se rapporte à un fait juridique et « par conséquent, exige pour son
application (…) l’interprétation juridique » ; ainsi : le critère hiérarchique est moins objectif que le critère
chronologique : « L’interprétation d’une règle, généralement, laisse le champ libre à la discussion des opinions,
bien plus qu’il n’arrive avec la vérification d’un fait » ; ensuite, il distingue les critères chronologique et
hiérarchique du critère de spécialité : les premiers sont plus objectifs et s’éloignent davantage des évaluations
personnelles, car ils ne se rapportent « nullement à la disposition contenue dans les règles, c'est-à-dire à la matière
réglée », tandis que pour pouvoir appliquer le critère de spécialité, « il faut s’en rapporter à la matière réglée et
ainsi, à plus forte raison, il faut avoir recours à l’interprétation juridique » (pp. 92-94). D’où le classement suivant
des critères chronologique, hiérarchique et celui de spécialité : « Le premier est plus objectif que le second, le
second plus objectif que le troisième » (p. 98). Soulignons seulement que, pour Bobbio, la validité de ces critères
« est inversement proportionnelle à leur objectivité », et que, par conséquent, « le troisième est plus valable que le
second, le second plus que le premier » (p. 98) [à noter aussi qu’il s’agit là d’une hypothèse à laquelle Bobbio
apporte après des nuances].

292
critères chronologique, hiérarchique et celui de spécialité, sont donc loin de jouir d’une validité
absolue.

Mais c’est un autre problème qui illustre encore davantage les limites d’une méthode
objective pour résoudre les antinomies en droit, à savoir celui que soulèvent les situations où
l’antinomie touche, non pas les règles d’un système juridique, mais les critères même dont on
se sert pour résoudre les antinomies entre ces règles, c’est-à-dire lorsque « deux critères à la
fois sont applicables à quelque conflit entre des règles, mais l’application de l’un conduirait à
préférer la première des deux règles, tandis que l’application de l’autre conduirait à préférer la
seconde » (p. 100). En effet, concernant ces antinomies précisément, Bobbio écrit :
« L’antinomie des critères pour résoudre les antinomies démontre, en somme, que, malgré le
système de règles qui protège l’œuvre du juriste du danger de l’évaluation directe de ce qui est
juste [et] de ce qui est injuste, il y a des situations ultimes où ce système ne sert à rien, ou au
contraire, il peut être gênant, et où il faut braver les difficultés à visage découvert. Sans doute,
en ce cas extrême − manque d’un critère pour résoudre le conflit des critères − le critère des
critères est le principe suprême de la justice. C’est ainsi que la réponse du juriste se rattache à
la réponse de l’homme de la rue, de laquelle nous sommes partis et d’après laquelle entre deux
règles incompatibles, c’est la plus juste qu’il faut choisir » (p. 103).

Remarquons pour finir que la justification de cette conclusion s’appuie chez Bobbio, lui
aussi, sur le rôle de l’interprétation juridique et sur le fait que celle-ci, plutôt que d’être toujours
déterminée par des règles objectives, devient elle-même, dans les cas où il est fait référence à
l’idée de justice, la source définitive des règles applicables. En effet, estimant (p. 100) que le
seul critère susceptible de résoudre les antinomies entre critères est « celui qu’on peut dériver
du placement en ordre hiérarchique » de ces critères, Bobbio s’est aperçu, en examinant les
différentes situations où ces antinomies de second degré peuvent se produire, que cet ordre ne
s’impose pas toujours de façon automatique, qu’il existe donc des cas où la solution ne peut
être obtenue que par le moyen de l’interprétation juridique ; or, « l’interprétation livrée à elle-
même, c'est-à-dire sans règle, se retrouve, sans la médiation d’une présomption, face à face
avec la recherche de la justice » (p. 103).

II. Les lacunes en droit

293
Le problème des lacunes en droit est un autre lieu pour confirmer la spécificité de la
logique juridique. Il est par ailleurs intimement lié à celui des antinomies. Et c’est surtout à
l’occasion de ces deux problèmes que se manifeste le rôle actif du juge qui exprime et illustre,
le plus, la spécificité de la logique juridique et la nécessité de ne pas réduire cette dernière à
une simple logique formelle appliquée au droit.

Dans son approche du problème des antinomies en droit, Perelman avait déjà souligné le
lien direct qu’il y a entre les antinomies et les lacunes. Il suffit pour s’en rendre compte de
penser au cas où le système juridique met le juge « en présence d’une antinomie, en lui
fournissant deux directives paraissant également impératives, sans qu’une disposition d’ordre
général lui permette de choisir »1. Il est évident que le juge, dans ce cas, est en présence d’une
lacune qu’il doit pallier. D’autre part, ce lien très étroit peut même parfois prêter à confusion.
Rappelons ici par exemple le cas où le législateur abroge explicitement un texte auquel pourtant
renvoie un autre texte encore en vigueur ; ce cas très curieux où il s’agit de maintenir
implicitement une disposition explicitement abrogée pour pouvoir appliquer un autre texte, doit
être analysé, selon Perelman, comme une lacune et non pas comme une antinomie. Et c’est
encore de la même façon qu’il faut qualifier toutes les situations où le juge « peut choisir entre
une interprétation a pari et a contrario »2.

Mais, en tout état de cause, ce qui importe pour nous dans ce cadre, c’est de voir comment
l’examen des antinomies conduit tout naturellement à poser celui des lacunes. Or en cette
dernière matière, et pareillement à la correspondance dressée entre l’antinomie en droit et la
contradiction simplement formelle, Perelman distingue la notion de lacune en droit de celle
d’incomplétude en logique formelle 3. Il est en effet souvent important, pour apprécier la
spécificité de la logique juridique, de procéder à sa confrontation avec la logique formelle.

La notion d’incomplétude dans un système formalisé signifie la possibilité de formuler,


dans ce système, une proposition dont il est impossible de prouver ni la vérité ni la fausseté. Et
c’est ainsi qu’on dira d’un système formel qu’il est incomplet chaque fois qu’il ne contient
aucune indication permettant de retenir ou de rejeter une telle proposition. Cette dernière est

1
DMR, p.119.Effectivement, l’avis de Perelman est qu’il faut distinguer les cas d’antinomies dont la solution est
connue de « ceux où le juge, placé devant une antinomie résultant de deux directives incompatibles du droit positif,
et ne disposant pas de règle méthodologique pour écarter ou limiter l’une d’elles au profit de l’autre, se trouve
devant une véritable lacune quant à la solution de l’antinomie » (DMR, p.116).
2
DMR, p.117.
3
« En étudiant les lacunes, après avoir analysé les antinomies, nous passons du problème de la cohérence du droit
au problème de la plénitude du droit, c'est-à-dire dans son caractère soi-disant nécessairement complet », Paul
Foriers, « Les lacunes du droit », PLD, p. 10.

294
dite alors indépendante du système. Ce qui veut dire qu’elle peut être, elle-même tout comme
sa négation, ajoutée aux autres axiomes du système sans compromettre celui-ci ; c'est-à-dire
sans entraîner son incohérence ou sa contradiction.

En droit, et dans la mesure où le juge est lié par la double obligation de juger et de motiver
sa décision, il n’y a pas lieu qu’un jugement quelconque reste indépendant du système juridique
en vigueur. En effet, le juge, étant obligé de dire le droit même lorsque la loi semble n’avoir
pas envisagé le cas considéré ou l’avoir envisagé d’une manière obscure ou insuffisante, et étant
tenu de justifier sa décision, se trouve inévitablement dans l’obligation de « recourir à des
techniques de logique juridique qui lui permettront de rattacher, d’une façon ou de l’autre, sa
décision au droit en vigueur »1. Dans cette perspective, la logique juridique, en mettant à la
disposition du juge les moyens pour insérer sa décision dans le corps du droit en vigueur, se
présente comme un « instrument intellectuel » qui lui permet de pallier l’incapacité de la
logique formelle qui n’offre aucun moyen pour rattacher à un système formalisé une proposition
qui en est indépendante.

Par ailleurs, Perelman souligne qu’en droit, le rôle du juge, en matière de lacunes,
consiste à les combler dès qu’il s’en rend compte 2. Ce qui veut dire que le propre de la lacune
en droit est de disparaître aussitôt qu’elle fait son apparition 3. Et c’est pour cette raison
qu’ « une tentative de définir les lacunes en termes purement formels est d’avance vouée à
l’échec, car en figeant la lacune, une fois pour toutes, elle empêcherait le juge de s’acquitter de
sa tâche »4.

Le juge, chaque fois qu’il se trouve en présence d’une lacune, est donc censé intervenir
pour la combler et faire ainsi retrouver au système sa complétude ; son pouvoir est-il pour autant

1
« Le problème des lacunes en droit, Essai de synthèse », PLD, p. 538.
2
« La disposition qui oblige le juge de statuer même en cas d’obscurité ou de silence de la loi implique que toutes
les dispositions du système sont intelligibles et que le système est complet, sinon de manière immédiate, du moins
après l’intervention du juge. Il résulte de cette disposition que, si la loi peut présenter des obscurités ou des lacunes,
il ne peut en subsister dans le système de droit tel qu’il est mis en œuvre par les organes chargés de cette tâche et
notamment par le juge », Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD,
p. 50.
3
Carles Huberlant a très bien formulé ce caractère quasi-insaisissable des lacunes en droit : « Le juge est d’autant
moins porté à constater de manière expresse l’existence d’une lacune de la loi qu’il peut plus aisément la combler
et déterminer la règle non écrite qu’il appliquera en l’absence de texte. La théorie des lacunes de la loi apparaît
ainsi comme une théorie qui se dévore elle-même », « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la
loi », PLD, p. 66 – c’est nous qui soulignons. Dans le même sens, « il est peut-être nécessaire de tenir compte de
la capacité d’absorption des règles juridiques par le milieu considéré et de discerner l’effet de quelque réflexe de
défense dans l’existence des lacunes. Il semble bien, pourtant, qu’une tendance assez naturelle porte le droit, tôt
ou tard, à les combler, comme si, telle la nature, il avait horreur du vide. Et, si le milieu juridique tend à sécréter
des moyens à remplir le vide, n’est-ce point, là encore, une cause du caractère souvent fuyant et insaisissable des
lacunes ? », François Terré, « Les lacunes en droit », PLD, p. 157 – c’est nous qui soulignons.
4
PLD, p. 538.

295
sans limites ? Loin s’en faut. Car la mission du juge se déroule sous le signe de la soumission
du pouvoir judiciaire au pouvoir législatif. Ce qui veut dire que le rôle créatif du juge a pour
limite la volonté du législateur. Le juge peut certes présumer que son interprétation d’un texte
légal est conforme à cette volonté, mais le législateur peut toujours renverser la présomption du
juge. Plus encore, Perelman distingue « creux » et « lacunes » en droit positif1. Le sens de cette
distinction repose sur le pouvoir qui revient au juge dans le traitement de chacun de ces
cas : « Le juge peut combler les lacunes, mais non les creux, qui exigent une action du
législateur »2.

Historiquement, le problème des lacunes est né avec le principe de la séparation des


pouvoirs, conçu comme un rempart à l’absolutisme politique, qui limite le pouvoir judiciaire à
l’application de la loi exprimant la souveraineté du peuple 3. Ainsi, le juge, n’étant d’ores et déjà

1
La notion de creux du droit correspond, chez René Savatier (« Les creux du droit positif au rythme des
métamorphoses d’une civilisation », PLD, pp. 521-535), à ces cas « où le droit se cherche », et qui sont inévitables
« puisqu’il se construit sans cesse » (p. 521). Cet auteur précise par ailleurs que les creux du droit « semblent
l’effet de deux grandes transformations (…) : la technisation, et la socialisation de notre monde » (p. 523) ; en
effet, d’un côté, « l’essor technique présente (…), sans cesse, des creux à combler par l’œuvre juridique »
[exemples : « la conquête de l’espace et des moyens de le franchir étend le domaine des creux à combler par le
droit des transports et par celui de la responsabilité civile. Le progrès des enregistrements sonores et visuels
multiplie les creux à remplir par le droit des preuves, par celui de la propriété artistique. Les découvertes de
l’automation s’accompagnent de la construction d’un droit des contrats d’automation » (p. 524)], et, d’un autre
côté, le droit a un rôle essentiel dans le comblement des creux qui résultent de ce que « les rapports humains
s’élargissent et se compliquent sans cesse » (p. 524). Autrement dit, « sur un champ juridique ininterrompu, se
comblent les creux ouverts (…) par une civilisation nouvelle, à la fois technique et sociale » (p. 545).
2
PLD, p. 539. Perelman, pour illustrer cette notion de « creux » en droit, évoque l’exemple concret d’Israël, où il
n’y avait pas d’état civil, car toutes les questions relatives à l’état des personnes relevaient de tribunaux religieux :
« Il en résulte qu’il n’existe aucune autorité civile qui soit qualifiée pour régler les questions relatives au mariage
et au divorce des personnes dont aucun tribunal religieux ne désire s’occuper, par exemple, mariage ou divorce
des incroyants, mariage entre personnes de religion différente qui ne sont tolérés par aucune des religions
reconnues, etc. Il s’agit nettement d’un « creux » du droit israélien, qu’aucun juge israélien ne pourrait combler,
car il ne pourrait modifier l’esprit même d’une législation, qui s’exprime par l’inexistence de certaines institutions,
telle que l’état civil » (p. 539).
3
L’historien du droit, John Gilissen, écrit à ce sujet : « Le problème des lacunes, tel qu’il apparaît actuellement
en droit belge et en droit français, est né à l’époque de la révolution française » (PLD, p. 231-232); il évoque pour
justification, « les grands principes d’organisation politique », différents et même souvent radicalement opposés
à ceux de l’Ancien régime, qui ont caractérisé la France révolutionnaire, à savoir, principalement, la souveraineté
de la nation, la séparation des pouvoirs, l’idée que la loi est la source du droit et le contrôle de la légalité des
décisions judiciaires par la Cour de Cassation. Cet historien précise par ailleurs que, antérieurement à la révolution
française, « de tous temps, semble-t-il, les juristes se sont rendus compte qu’il y avait des lacunes et ont cherché
des solutions » (p. 244). Le problème, avant la révolution française, n’était donc pas de savoir s’il y a ou non des
lacunes mais seulement de connaître quelles directives le juge pouvait ou devait suivre pour les combler. Ainsi, à
l’époque féodale, les juges pouvaient recourir au jugement de Dieu (les « ordalies unilatérales, où l’une des parties
doit subir avec succès une épreuve, telle le fer chaud, l’eau bouillante, l’eau froide, etc. », ou les « ordalies
bilatérales, où les deux parties s’affrontent, soit dans un duel pacifique (…), soit [dans] le duel judiciaire (…) » p.
204-205). Postérieurement à cette époque du recours au jugement de Dieu, les moyens de combler les lacunes
différaient selon que le droit était écrit ou coutumier. Pour combler les lacunes du droit écrit, les procédés utilisés
étaient principalement : « L’interprétation des textes par analogie, l’appel à la conscience du juge, qui doit statuer
en raison, en équité ; ou encore la possibilité pour les juges eux-mêmes de combler les lacunes par voie législative,
car ils sont presque toujours en même temps juges et législateurs » (p. 219). Pour combler les lacunes du droit
coutumier, « on a imaginé des procédés originaux : le recours à un chef de sens [il s’agit d’un procédé, appelé
aussi rencharge, qui tendait « à faire donner par une juridiction supérieure − appelée le chef de sens (…) − à une

296
qu’une bouche qui prononce la loi, son rôle est réduit à une simple application fidèle des
dispositions légales. Une première mesure pour s’assurer que son œuvre ne déborderait pas
cette limite consistait à lui interdire de statuer par voie de dispositions générales et
réglementaires. Une deuxième mesure, encore plus soupçonneuse, a consisté dans l’institution
du référé législatif imposant aux juges d’en référer au législateur chaque fois « qu’ils croiront
nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une nouvelle »1. Mais, devant les
inconvénients manifestes de ce procédé, l’article 4 du Code civil de 1804 a fini par instaurer
l’obligation de juger même en cas de silence de la loi.

Comme le montre Paul Foriers, il est vrai que, dans son texte, cet article impose seulement
l’obligation de juger et non pas celle de combler les lacunes 2. Mais il est tout aussi vrai, comme
le montre Charles Huberlant, que les auteurs du Code civil « ont, au cours des travaux
préparatoires, clairement manifesté leur volonté de confier, en cas de silence de la loi, un rôle
actif au juge, du moins les ‘matières civiles’ »3. En effet, Portalis, par exemple, considérait
qu’« il est impossible au législateur de pourvoir à tout » et que l’office du juge est justement de
« suppléer (la loi) quand elle est insuffisante ou quand elle garde le silence »4. C’est d’ailleurs
pour justifier ce rôle actif du juge que les travaux préparatoires du Code ont beaucoup insisté

juridiction subalterne la solution d’un litige soumis à cette dernière » (p. 212)] et l’enquête par turbe [il s’agit
d’ « une enquête faite pour établir l’existence d’une ou plusieurs règles de droit coutumier à l’aide d’au moins dix
personnes particulièrement qualifiées qui, après en avoir délibéré, énonçaient leur avis collégialement et à
l’unanimité » (p. 217)]» (p. 220). Les temps modernes (XVIe-XVIIIe siècles) se caractérisent par « une hiérarchie
des sources du droit, l’une comblant les lacunes de l’autre : la loi, la coutume, le droit romain » (p. 220 – cf. aussi
p. 202). C’est donc par rapport à cette tradition, qui reconnaissait l’existence des lacunes et tendait à les combler,
que se comprend l’aspect problématique que revêtiront les lacunes avec « les nouvelles conceptions du pouvoir
politique qui se développent au 18e siècle » ; en effet, celles-ci, tendant « à éliminer toute source de droit autre que
la loi, expression de la volonté de la nation », ont conduit « à la théorie de la plénitude de la législation : il n’y a
pas d’autres règles de droit que celles qui sont inscrites dans les lois. Le droit s’identifie [ainsi] à la loi, source
unique du droit » (p. 203). Cf. sur une indication précise concernant le rôle du Consul Cambacérès dans la
naissance des « problèmes actuels des lacunes », les p. 232, 240 et 246.
1
Article 12 de la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire.
2
En effet, selon cet auteur (« Les lacunes du droit » PLD, p. 11-12), « le problème des lacunes n’est pas
nécessairement lié à l’obligation de juger et à la notion du déni de justice », car « la disposition de l’article 4 des
codes civils français et belge n’oblige nullement (…) à combler les lacunes du droit mais fait au juge une obligation
de juger » ; autrement dit, « le législateur a voulu que le juge, institué pour juger, juge, mais ne lui impose
nullement dit de créer une norme là où il n’y en a pas. Si le juge, constatant le silence de la loi, en déduisait qu’il
doit débouter le demandeur de son action car celui-ci ne pourrait fonder sa prétention sur aucune règle de droit, il
jugerait et ne se rendrait nullement coupable d’un déni de justice » ; ainsi « ce que le juge ne peut donc pas faire
c’est se prévaloir du silence de la loi pour refuser de statuer sur le chef de demande qui lui est soumis ; il n’a
nullement l’obligation de combler les lacunes de la loi ou du droit ». Dans ce même sens, Charles Huberlant (« Les
mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 53) écrit : « Si l’on s’en tient à son texte, l’article
[4 du Code Civil] n’oblige aucunement le juge à combler les lacunes de la loi en faisant application de règles de
droit non écrites. En effet, débouter, c’est évidemment encore statuer ».
3
Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 53. Cf. aussi sur ce
point, John Cilissen, « Le problème des lacunes du droit dans l’évolution du droit médiéval et moderne », PLD, p.
237-241.
4
Cité par Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 53 et p. 55.

297
sur la distinction des matières civiles et des matières criminelles, et sur l’indication des sources
subsidiaires susceptibles d’être utilisées par le juge lorsque, en matière civile, les textes font
défaut1. Mais quoi qu’il en soit, force est de constater avec Paul Foriers « qu’en fait, le juge
placé devant le problème des lacunes, n’a pas suivi l’enseignement des exégètes et qu’il a au
contraire cherché à combler ces lacunes »2.

Nous comprenons ainsi pourquoi Perelman considère que l’obligation de juger impose de
combler les lacunes, et que, par ce fait même, elle accorde au juge « le droit d’élaborer des
normes », c'est-à-dire « des règles de décision qui lui fourniront la solution du problème concret
qui lui est soumis »3. L’obligation de motivation des décisions, qui exprime la crainte que ce
pouvoir judiciaire ne finisse par empiéter sur celui du législateur, signifie que le juge doit « tirer
du système en vigueur, au moyen de toutes les techniques de la logique juridique, des règles de
droit qui ne sont pas formulées explicitement par la loi »4. Ainsi, nous retrouvons la question
précise de savoir quelles sont les ressources que la logique juridique met à la disposition du
juge pour pallier les lacunes et, par le fait même, pour justifier l’application d’une règle que la
loi ne formule pas expressément.

Paul Foriers distingue à ce sujet quatre méthodes 5 : la première, qui ne concerne pas le
juge, « est l’intervention d’office du législateur »6 ; la seconde, déjà évoquée, est celle du référé
législatif où l’intervention du législateur résulte « non de sa propre initiative, mais de celle du
juge » ; la troisième est celle que fournissent les directives que le législateur peut, à l’occasion

1
En effet, Portalis dit : « En matière criminelle où il n’y a qu’un texte formel et préexistant qui puisse fonder
l’action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement en matière civil : là, il faut
une jurisprudence … » ; il définit par ailleurs le rôle du juge en matière civile dans les termes suivants : « Quand
la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l’on manque de
loi, il faut consulter l’usage ou l’équité. L’équité est le retour à la loi naturelle dans le silence, l’opposition ou
l’obscurité des lois positives ». Dans cette même ligne, « en présentant le vœu d’adoption du Tribunat, Faure a très
clairement défini le système voulu par les auteurs du Code civil : ‘Si la loi parle, il faut juger en se conformant à
sa volonté ; si elle se tait, il faut juger encore mais avec cette différence que, lorsqu’il s’agit d’une affaire civile,
les juges doivent se déterminer par les règles de l’équité, qui consistent dans les maximes de droit naturel, de
justice universelle et de raison et que, lorsqu’il s’agit d’un procès criminel, l’accusé doit être renvoyé vu le silence
de la loi ». Carles Huberlant, qui cite ces passages, conclut ainsi : « Dans la pensée des auteurs du Code civil,
clairement exprimée au cours de leurs délibérations, il n’y a nullement une ‘loi générale de liberté’ qui permettrait
de résoudre d’emblée les cas non prévus ; le Code comporte, au contraire, de véritables lacunes qu’il appartient au
juge de combler ». Cf. Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD,
p. 53-55.
2
Paul Foriers, « Les lacunes du droit » PLD, p. 12.
3
LJ, p. 45.
4
PLD, p. 542.
5
Paul Foriers, « Les lacunes du droit » PLD, pp. 25-29.
6
« Un exemple (…) illustre parfaitement cette première méthode. Il s’agit de la loi du 4 janvier 1960 qui ne
comporte qu’un article unique et qui précise la portée de l’expression ‘biens aliénés’ dont se sert l’article 918 du
code civil, en décidant que cette expression ‘s’applique à toute aliénation soit gratuite, soit à titre onéreux’ », Paul
Foriers, « Les lacunes du droit » PLD, p. 25.

298
de l’élaboration d’une codification, donner au juge pour le cas du silence de la loi 1 ; la dernière
est celle qui correspond au cas où, le législateur n’ayant donné aucune indication au juge, « la
jurisprudence aura en principe entière liberté »2. Très proche de cette classification, Charles
Huberlant3 distingue, d’abord, deux grands types de mécanismes institutionnels qui, dans
l’histoire du droit, ont été tour à tour adoptés pour combler les lacunes de la loi : le mécanisme
qui oblige le juge de se référer à une autorité extérieure à lui4, et celui qui, par contre, oblige le
juge de statuer même en cas de silence de la loi et de résoudre lui-même la difficulté ; ensuite,
relativement à ce second mécanisme, c’est-à-dire aux législations qui chargent le juge de statuer
lui-même, il distingue celles qui, tel le Code de Napoléon en France ou la loi du 15 mai 1829
au Pays-Bas, se bornent à lui imposer cette obligation, et celles qui, tel le Code Civil autrichien
de 1811 ou surtout le Code Civil suisse de 1907, y ajoutent des règles directives. Quelles sont
ces directives ? Celles qui, en somme, recommandent au juge « d’appliquer par voie d’analogie
des textes qui s’y prêtent ou les principes généraux du système de droit, de suivre la coutume
s’il y en a une, de se fonder sur des considérations rationnelles de justice, d’utilité sociale ou
d’équité, et de s’inspirer, dans toutes ces démarches, de la doctrine et de la jurisprudence »5.
Pour sa part, Perelman souligne que la jurisprudence a montré que le juge dispose de plusieurs
techniques pour combler les lacunes. Il évoque, par exemple, celles qui permettent de combler
les lacunes de la loi ou de limiter son champ d’application en dégageant des règles générales de

1
Parmi les exemples que donne Paul Foriers pour illustrer cette méthode, nous pouvons citer : l’article 6 du Code
Civil portugais du 1er juillet 1876 ; l’article 2 du Code Civil des Tribunaux mixtes d’Egypte ainsi que l’article 34
du Règlement d’Organisation judiciaire des mêmes juridictions ; enfin, le fameux article 1er du code civil suisse
du 10 décembre 1907.
2
A ce sujet, Paul Foriers apporte la précision suivante : si l’article 4 du Code Civil « n’a pas résolu le problème
des méthodes à suivre en cas de lacunes et s’est borné à imposer l’obligation de juger », il faut se rendre compte
que « les travaux préparatoires par contre l’ont fait » (il cite à ce chef surtout les propos de Portalis), et que, par
conséquent, si la jurisprudence aura entière liberté, « très légitimement elle se conformera aux enseignements de
la doctrine ».
3
Cf. « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 43-65.
4
Les exemples que cet auteur donne du référé sont multiples. Il y a d’abord ceux qui concernent le droit romain :
le recours aux pontifes dans le droit romain primitif ; le Code de Justinien qui prescrivait d’en référer à l’empereur
« auquel appartient de manière exclusive d’établir les lois et de les interpréter ». Il y a ensuite ceux qui concernent
l’Ancien régime : l’« ordonnance civile pour la réformation de la justice » de 1667 (Titre 1er, article 7) sous Louis
XIV ; le Code promulgué par Joseph II en 1786 (T, § 24) ; l’ordonnance de Frédéric II, qui « a ce caractère
particulier qu’elle prescrit aux juges de soumettre leurs doutes invincibles non au souverain mais à une
‘commission des lois’ ». Il y a enfin ceux, les plus importants, qui ont résulté au XVIIIe siècle de la doctrine de la
séparation des pouvoirs : « La loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judicaire institue un référé de caractère
général à l’intention de l’ensemble des tribunaux » ; « quant à la loi des 27 novembre- 1er décembre 1790 portant
institution d’un tribunal de cassation, elle établit à l’intention de celui-ci un référé de caractère spécial pour le cas
d’un troisième pourvoi contre une même décision » ; le référé général a été rapidement aboli par le Code Civil de
1804 (article 4) ; le référé spécial, par contre, a duré plus longtemps et n’a été aboli qu’avec la loi du 1er avril 1837
en France et la loi du 7 juillet 1865 en Belgique.
5
Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 65.

299
législations particulières1, en suivant l’esprit de la loi2, la cohérence du système ou l’idée du
droit3, en décidant quels sont, dans cette perspective, les cas comparables et les cas différents 4,
ou quelles sont les valeurs prépondérantes.

Perelman remarque cependant que « la législation, l’usage et la jurisprudence ne


fournissent pas de directive unique au juge qui se trouve dans une situation prévue par l’article
4 [du Code Napoléon]»5. Une principale raison en est qu’il y a bien des différences entre les
diverses branches du droit. En droit pénal et en droit fiscal, où la sécurité juridique constitue
l’une des valeurs principales protégées, et dans la mesure où les impôts et les infractions pénales
ne peuvent être établis que par la loi, l’obligation de juger ne signifie pas, en présence d’une
lacune, le devoir d’élaborer une nouvelle norme qui se substituerait à l’oubli ou à l’omission du
législateur. En cette matière, où il faut toujours une loi pour motiver une peine ou une
imposition, la solution de la lacune signifie souvent « le recours à un principe général de liberté
(rarement formulé d’une façon explicite), qui permet de débouter celui qui n’invoque pas un
texte de loi suffisamment explicite »6. En revanche, en droit civil ou en droit commercial, ce
principe général de liberté ne constitue pas une solution acceptable au problème des lacunes.
Pour s’en rendre compte, rien de tel que de prendre l’exemple d’un contrat entre des parties qui
« prévoit des intérêts de retard, sans indication de taux » : dans ce cas, le juge « devra, en équité,
fournir la règle supplétive qui permettra de combler la lacune de la loi des parties »7. Autrement,
c'est-à-dire si le juge déboute le demandeur parce que le contrat, considéré comme la loi des

1
Par exemple, lorsque la jurisprudence belge tire, en 1960, de l’article 544 du Code civil le principe de l’égalité
devant la loi pour résoudre le problème des troubles du voisinage. Voir, PLD, p. 547.
2
« La finalité de la loi prévaudra, par exemple, en doit public, où l’on reconnaîtra que les prescriptions
constitutionnelles, à observer dans les circonstances normales, ne peuvent prévaloir sur le principe de la continuité
de l’Etat, qui doit pouvoir fonctionner dans les circonstances les plus difficiles, même en temps de guerre quand
le territoire national est occupé par l’ennemi », PLD, p. 550.
3
En voici un exemple : « Si le droit allemand n’a pas prévu d’exception au caractère punissable de l’avortement,
même s’il est indispensable pour sauver la mère, le juge tirera parti du fait que d’autres dispositions indiquent
clairement que, pour le législateur, la vie de la mère est plus précieuse que celle du fœtus, pour admettre comme
cause de justification l’obligation de sauver la vie de la mère », PLD, p. 550-551.
4
Cf. PLD, p. 550, pour l’exemple de l’arrêt de la Cour de Cassation belge (1er juin 1966 − reproduit et commenté
dans le Journal des Tribunaux du 17 décembre 1966, n° 4554, pp. 739-741) qui concerne « la citation directe
devant les juridictions militaires » et qui montre que « la règle générale concernant la citation directe doit (…) être
écartée, à cause de la spécificité des tribunaux militaires ».
5
PLD, p. 543.
6
PLD, p. 543. Perelman précise, par ailleurs, qu’il ne faut pas faire un usage restrictif de ce principe de liberté : « Le
juge pénal peut assimiler des bateaux à moteur diesel à des bateaux à vapeur et un traveler-chèque à un chèque »,
LJ, p. 46.
7
PLD, p. 543.

300
parties, n’a pas formulé explicitement l’obligation du défendeur, ce « serait non seulement
inique, mais clairement contraire à la volonté des parties »1.

Reste maintenant à savoir s’il est possible d’assimiler le cas de l’obscurité de la loi à
celui de son silence et, partant, de parler de lacune chaque fois qu’il y a lieu de recourir à
l’interprétation d’une loi. La réponse de Perelman est qu’il semble abusif de ne pas maintenir
une différence entre les deux cas. Car, dans le cas du silence de la loi « le juge doit soit débouter,
en invoquant l’absence de règle, soit fournir la règle selon laquelle il statuera », tandis que dans
le cas de l’obscurité de la loi, « il doit interpréter la loi obscure de l’une ou de l’autre façon »2.
Une autre raison en est l’existence de systèmes juridiques qui renvoient, en cas de lacune, à un
droit supplétif et impose de distinguer le silence de la loi et son obscurité 3. Par ailleurs, d’autres
systèmes juridiques qualifient différemment certaines techniques du raisonnement juridique 4.
Mais, en tout état de cause, force est de constater que le principe général de liberté (« est permis
tout ce qui n’est pas obligatoire – ou interdit ») ne constitue évidemment pas l’unique solution
possible des lacunes. Pour s’en convaincre, rien de tel que de constater qu’en cas d’antinomie,
et lorsqu’on ne possède pas de règle de solution de celle-ci, il serait inconcevable que le juge
ne décide pas et s’empêche d’appliquer l’une ou l’autre des règles opposées.

Par ailleurs, le problème des lacunes en droit, contrairement à celui de l’incomplétude


en logique formelle, est entièrement lié aux possibilités d’interprétation d’un texte légal. En
effet, et alors que dans un système formel, l’incomplétude consiste dans l’impossibilité de
déduire à partir des axiomes de ce système une proposition (ou sa négation) que l’on peut y
formuler, l’ « on ne parlera de lacune en droit que si des tentatives d’interpréter la loi n’ont pas

1
LJ, p. 45 : Perelman précise, par ailleurs, que le moyen qui permet alors de fournir la règle supplétive consiste à
« s’inspirer du droit, c'est-à-dire des valeurs et des techniques que d’autres textes légaux protègent et utilisent ».
2
PLD, p. 543 – c’est nous qui soulignons.
3
« C’est ainsi que le droit israélien prescrit de se référer, pour combler les lacunes de la loi, à la common law et
aux doctrines d’équité en vigueur en Angleterre, mais le juge ne devra recourir à ces sources supplétives qu’après
que les efforts d’interprétation (de la Mejelle musulmane, par exemple) se sont révélées infructueux » (LJ, p. 46).
« Pour interpréter une législation donnée, on doit se référer à tout ce qui peut l’éclairer de l’intérieur ; c’est
uniquement en cas de silence de la loi que l’on devra chercher une solution dans la loi supplétive étrangère », PLD,
p. 544.
4
En voici un exemple : « Pour les juristes suisses le raisonnement par analogie et le recours à la ratio legis relèvent
de l’interprétation, alors que le recours à des principes généraux du droit relève de la technique du comblement
des lacunes ; pour les juristes allemands, on interprète en faisant appel à un principe général du droit et on comble
une lacune en recourant à un raisonnement par analogie », PLD, p. 544. Cf. pour cette distinction, C. W. Canaris,
« De la manière de constater et de combler les lacunes de la loi en droit allemand », PLD, p. 162-163 :
(« [Contrairement à la majorité des auteurs suisses] la doctrine dominante en Allemagne range l’analogie dans le
comblement d’une lacune, parce qu’elle dépasse le sens textuel de la loi. A l’inverse, les Suisses parlent de lacunes
quand il s’agit de ce que l’on appelle les clauses générales, alors que les Allemands n’y voient que des cas
particulièrement difficiles d’interprétation »).

301
donné de résultat satisfaisant »1. Ce qui signifie que la lacune n’est constatée qu’après
l’interprétation du texte légal en liaison avec les autres textes du système juridique et avec le
fait à juger. Et c’est pour cette raison qu’une interprétation peut conclure à l’existence d’une
lacune, alors qu’une autre interprétation peut conclure à son inexistence. De plus, le désaccord
quant à l’interprétation des textes légaux conduit à un désaccord sur la nature de la lacune
observée, c'est-à-dire sur le fait qu’il s’agit d’une lacune praeter ou contralegem 2. Et il semble
que « le seul cas où il est difficile de nier l’existence d’une lacune est celui où il s’agit d’une
lacune intralegem, de lacune qu’il faut combler pour qu’une décision, quelle qu’elle soit,
devienne possible»3.

Ainsi, il y a lieu de distinguer trois types de lacunes : les lacunes intra legem, praeter ou
contralegem. La lacune intra legem, dite aussi lacune de construction, est celle qui résulte
« d’une omission du législateur, quand, par exemple, la loi prescrit l’élaboration de dispositions
complémentaires qui n’ont pas été promulguées »4. La lacune praeter legem, dite aussi lacune
axiologique, est celle créée « par les interprètes qui, pour l’une ou l’autre raison, prétendent que
tel domaine devrait être régi par une disposition normative, alors qu’il ne l’est pas
expressément »5. Enfin, la lacune contra legem est celle créée par des interprètes qui, « désirant
éviter l’application de la loi, dans une espèce donnée, en restreignent la portée par l’introduction
d’un principe général qui la limite »6.

Notons seulement que cette distinction n’est pas un objectif en elle-même ; elle n’est
d’ailleurs qu’un exemple parmi plusieurs autres distinctions plus ou moins détaillées 7. Ici,
l’objectif de Perelman est seulement de montrer comment et à quel point la notion même de

1
LJ, p. 47.
2
Pour illustrer cette idée, Perelman rappelle un cas (celui de savoir « si l’usufruitier d’une créance a le droit de
toucher le capital échu, sans l’accord du nu-propriétaire ») qui a été étudié, en 1954, au Centre National de
Recherches de Logique, et vis-à-vis duquel il y avait trois interprétations différentes (d’abord celle « dite classique,
soutenue par Aubry et Rau, Baudry-Lacantinerie, Colin et Capitant » ; ensuite celle de Huc ; enfin celle de Labbé,
De Page et Dekkers). Les deux premières, quoique opposées, ne constatent pas de lacune. Mais la troisième
interprétation affirme l’existence d’une lacune qu’elle comble par le moyen d’une notion juridique construite.
Ensuite, Perelman fait remarquer que « très souvent, des théories comme celle de l’abus de droit, de fraude à la
loi, d’ordre public international, limitent l’application de textes légaux », et que « les défenseurs de ces théories
parleront, dans ces cas, de lacunes praeterlegem, tandis que leurs adversaires diront qu’il ne s’agit pas de lacune,
mais d’interprétation contralegem » ; cf. PLD, p. 545-546.
3
PLD, p. 545.
4
LJ, p. 47.
5
LJ, p. 48.
6
LJ, p. 48.
7
Par exemple, Ulrich Klug (« Observations sur le problème des lacunes en droit », PLD, p. 85-88) rappelle que
la littérature « cite principalement les sortes de lacunes suivantes qui le plus souvent sont reliées par couples : 1.
Lacunes véritables et lacunes non véritables ; 2. Lacunes intentionnelles et non intentionnelles ; 3. Lacunes
primaires et lacunes secondaires ; 4. Lacunes dans la loi et lacunes dans le droit ; 5. Lacunes provisoires de la loi ;
6. Lacunes immanentes et lacunes transcendantes ».

302
lacune s’est vue élargie par la jurisprudence qui fournit des exemples foisonnants pour tous ces
genres cités de lacunes, c'est-à-dire même pour les lacunes contra legem qui vont à l’encontre
des dispositions expresses de la loi 1. En effet, concernant l’Allemagne par exemple, C. W.
Canaris 2 affirme qu’« il est prouvé que la jurisprudence allemande ne se borne pas à compléter
la loi lorsque l’appréciation propre de celle-ci la fait apparaître incomplète, mais qu’elle la
complète aussi lorsque les principes généraux du droit, qui ne sont pas contenus dans la loi, ou
la nature des choses, exigent une création ». Dans ce même sens de l’idée que la constatation et
le comblement des lacunes confèrent progressivement au juge un pouvoir normatif créateur, E.
Wolf précise, pour le cas de la Suisse, « que le législateur suisse n’a jamais eu l’ambition de
tout régler, qu’il s’est toujours rendu compte que c’était au juge qu’incombe une partie
importante de la création du droit, et il lui a confié la mission de concrétiser les termes
indéterminés, de combler les lacunes »3.

1
Cf. l’exemple donné par Robert Legros dans « Considérations sur les lacunes et l’interprétation en droit pénal »,
PLD, p. 388 (il s’agit de l’arrêt du 15 juillet 1907 de la Cour de cassation belge).
2
C. W. Canaris, « De la manière de constater et de combler les lacunes de la loi en droit allemand », PLD, p. 166.
Cet auteur distingue (p. 166-167), par ailleurs, trois moments dans le développement de la méthodologie allemande
relativement au problème des lacunes : un premier moment que représente Zitelman qui « était encore à ce point
prisonnier de l’idée du positivisme qu’il ne parlait d’une ‘véritable’ lacune que lorsque (…) les normes de la loi
même exigeaient le complément » ; un second moment, avec Heck surtout, où on reconnaissait que « le juge n’est
pas seulement lié par la norme, mais aussi par l’appréciation du législateur », que, par conséquent, « le
complément est exigé non par la lex mais par la ratio legis » ; enfin, un dernier moment qui a conduit vers « ce
qu’on appelle la jurisprudence d’appréciation dont « un des progrès décisifs réside précisément dans la
reconnaissance du fait que, pour l’explication et le développement du droit, non seulement les dispositions et les
appréciations du législateur, mais, au-delà de celles-ci, les principes d’éthique juridique, les valeurs fondamentales
comme la dignité de l’homme et la pensée juridique qui résulte de la nature des choses, sont décisives ».
Remarquons que Canaris, après avoir rappelé ce développement de la méthodologie allemande, affirme, dans une
ligne de pensée très similaire à l’antipositivisme de Perelman : « Ce progrès devrait à mon avis se traduire aussi
dans le contenu du concept de lacune, et de l’éloignement du positivisme devrait aussi se manifester dans un
élargissement correspondant du concept de lacune » ; et, suite à cette affirmation, il propose cette définition élargie
de la lacune : « Il y a lacune lorsque un règlement légal fait défaut alors que l’ordre juridique dans son ensemble
− c'est-à-dire y compris les principes supra-légaux et les idées juridiques de la nature des choses − exigent un
règlement » (p. 167).
3
E. Wolf, « Les lacunes du droit et leur solution en droit suisse », PLD, p. 126. Cet auteur distingue par ailleurs,
concernant la réalisation par le juge de la mission qui lui incombait, entre deux phases : dans la première phase
qui correspondait à « l’entrée en vigueur du Code Civil, en 1912 » et où la jurisprudence dont le juge devait
s’inspirer était pratiquement inexistante, « le juge était (…) nécessairement créateur » ; dans la seconde phase,
c’est-à-dire « une fois concrétisés les termes génériques, une fois comblées les lacunes se manifestant au cours de
nombreux litiges », après donc la formation d’une « jurisprudence constante », l’attitude du juge suisse commence
à tendre vers le conservatisme » [Cf. sur la prudence du juge suisse dans l’application du fort audacieux article 1 er
du Code civil, Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, p. 62-63].
Wolf, dans un premier lieu, considère comme normale cette nouvelle tendance, « car, dit-il, les principes (…)
d’égalité et de sécurité du droit, s’opposent à de brusques et trop fréquents changements de la jurisprudence »,
mais il affirme ensuite : « Cependant la fonction du juge ne sera jamais une fonction de tout repos. Comme les
textes écrits par le législateur, les règles abstraites contenues dans les jugements prononcés devront être sans cesse
confrontés avec l’idéal d’équité qui est le même pour le législateur et pour le juge ». Il cite (p. 126-127) à ce sujet
un grand juge suisse, Plinio Bolla, qui, lors d’une délibération, avait répondu au rapporteur qui lui proposait de
suivre la jurisprudence constante : « Si l’on voulait toujours suivre les précédents, notre Tribunal n’aurait plus de
raison d’être » ; et Wolf d’ajouter : « Le dialogue entre la règle abstraite et les exigences de la vie ne sera jamais
épuisé. Il y aura donc toujours de nouvelles lacunes à suppléer ».

303
De son côté, Charles Huberlant montre que, outre la critique politique de la loi, « on peut
aussi concevoir à l’égard de la loi une critique juridique [c'est-à-dire faite par la jurisprudence]
qui permet de conclure non seulement à l’existence de ‘lacunes proprement dites’ mais même
à l’existence de ‘lacunes par insuffisance de réglementation’ » ; il montre en effet que, même
lorsque le juge ne dispose pas d’un pouvoir assez étendu pour lui permettre de prendre
expressément une position critique à l’égard du législateur, c'est-à-dire même lorsqu’il ne peut
pas poser des lacunes simplement parce que l’application de la loi lui semble s’opposer à la
conscience juridique et aux besoins de la vie sociale, même dans ce cas, « la soumission du juge
à la loi ne l’empêche pas de décider que celle-ci présente une lacune, car, même pour discerner
l’existence de lacunes ‘par insuffisance de réglementation’, le juge peut se fonder sur la loi » ;
autrement dit, « le juge peut, d’une série de dispositions, dégager un principe général du
système de droit en cause (…) [qui lui permet] de décider que le cas non prévu par les textes
aurait dû être réglé par le législateur et recevoir telle solution »1.

Luc Silance parle en ce sens de l’induction amplifiante qui « n’est pas la pure application
de principes exprimés dans la loi » mais « l’opération intellectuelle qui de textes épars infère
l’existence d’un principe général » ; il s’agit de cette technique de comblement des lacunes par
laquelle la Cour de Cassation belge était justement parvenue, dans plusieurs de ses arrêts 2, à
admettre l’existence « de principes généraux qui ne sont pas énoncés dans un texte, mais dont
on trouve uniquement des applications » ; selon cet auteur, la mise en application de ce procédé
pour combler des lacunes correspond à un changement spectaculaire dans la conception que la
Cour de Cassation dont le rôle est de contrôler les jugements et les tribunaux et de déterminer
s’ils ont appliqué la loi : en effet, les arrêts commentés montrent qu’« elle a décidé qu’en
inférant un principe général de dispositions particulières, elle applique encore la loi » et que,
par conséquent, elle statue « comme si elle faisait à la fois œuvre de juge et de législateur : elle
détermine le principe et l’applique à l’espèce » ; par ailleurs, Silance écrit que « ce recours à

1
Charles Huberlant, « Les mécanismes institués pour combler les lacunes de la loi », PLD, respectivement p. 42
et p. 41 (L’auteur donne pour exemple le problème de la récusation (p. 41-42) : « Si la Cour de cassation et le
Conseil d’Etat considèrent comme une lacune des textes organisant des juridictions administratives ou des conseils
de discipline, l’absence de disposition relative à la récusation, c’est qu’ils estiment qu’un principe général de notre
droit permet de demander la récusation des juges ou des membres des conseils de discipline dans le cas où une
partie est fondée à craindre chez eux un manque d’impartialité. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation et
du Conseil d’Etat, il appartient au juge ou au conseil de discipline de combler cette lacune en faisant une application
analogique des dispositions relatives à la récusation des juges de l’ordre judiciaire, ou en invoquant le principe
général qui a inspiré ces dispositions »).
2
Les arrêts que L. Silance analyse (dans « Un moyen de combler les lacunes en droit : l’induction amplifiante »,
PLD, pp. 489-512) concernent principalement les troubles de voisinage (p. 489-496) et l’enrichissement sans cause
(p. 496-499), mais aussi les droits de la défense (p. 499), les abus de droits, la motivation des décisions, la solidarité
entre coauteurs d’un quasi-délit (p. 500-501), la permanence de l’Etat et la continuité des services publics (p. 501)
et le nominalisme monétaire (502).

304
un principe général de droit est l’un des exemples les plus caractéristiques de la naissance du
droit d’une source autre que la loi »1.

Nous comprenons ainsi pourquoi Perelman clôt son essai de synthèse par l’indication de
« l’évolution qui s’est produite dans la position du juge en face de la loi depuis le début du 19e
siècle » ; celle justement qui « a montré ce que cette conception [de l’École de l’exégèse qui
« considérait la loi comme la seule source du droit »] avait bien souvent d’illusoire, et même de
fictif »2. Nous comprenons également pourquoi, dans le paragraphe qui ouvre ce même essai
de synthèse, il insiste sur le fait que les études sur les lacunes qu’il a réunies et publiées dans le
volume PLD, « constituent une contribution indéniable à la logique juridique » ; en effet, ces
études ont mis en évidence la spécificité de cette logique par rapport à la logique formelle et la
spécificité de la lacune juridique par rapport à la notion d’incomplétude, formellement
définissable3. Cette spécificité étant établie, nous constatons facilement « le rôle actif du juge »,
qui se marque principalement « à l’occasion des antinomies et des lacunes en droit »4.

III. La règle de droit

L’idée principale qui constitue, pour Perelman, le point de départ pour approcher la notion
de règle de droit est « de ne pas vouloir enseigner aux juristes comment ils doivent se servir des
notions qui constituent les instruments spécifiques de leur discipline, mais en s’inspirant de
leurs propres démarches, de chercher à en dégager la portée théorique »5. Il en ressort qu’il est
intenable de dire simplement que la sanction est la caractéristique de la règle juridique, car l’on
se substitue de la sorte au praticien du droit qui, lui, peut prendre une décision en droit tout en

1
Luc Silance, « Un moyen de combler les lacunes en droit : l’induction amplifiante », PLD, respectivement p.
511, p. 506 et p. 509 − c’est nous qui soulignons.
2
PLD, p. 552.
3
Dans l’avant-propos du volume PLD, Perelman exprime ainsi le souhait que l’ensemble des travaux réunis dans
ce volume « marquera une date dans la théorie du droit, celle à partir de laquelle il ne sera plus possible de nier la
spécificité du raisonnement et de la logique juridique, après tant de vaines tentatives de les mettre dans le lit de
Procuste de la logique formelle » (p. 8) ; ce souhait, loin de constituer une prétention exorbitante, trouve au
contraire une forte justification dans les méthodes de traitement des problèmes juridiques adoptées par la section
juridique du CNBRL. En effet, concernant précisément le problème des lacunes, Perelman, toujours dans cet avant-
propos, précise que la quasi-totalité des études réunies dans PLD (20 études sur un total de 23) ont procédé selon
une méthode d’analyse concrète : on trouve par exemple « des travaux qui ont analysé des décisions judiciaires
relevant des systèmes divers, allant du droit canonique au droit congolais, en passant par les systèmes de droit
allemand, belge, français, israélien, polonais et suisse », tandis que d’autres travaux « ont mis en évidence les
particularités du traitement des lacunes de la loi dans les différentes branches du droit international, public ou
privé, en droit constitutionnel, en droit pénal ou fiscal, en droit social ou administratif » (p. 7 – c’est nous qui
soulignons).
4
PLD, p. 552.
5
« A propos de la règle de droit, réflexion de méthode », RD, p. 313.

305
sachant qu’elle ne sera pas sanctionnée1. Il est également non fondé de dire que l’obligation est
une caractéristique qui distingue la règle juridique de la règle morale ou religieuse, car les règles
morales et religieuses sont, elles aussi, senties comme obligatoires par ceux qui y adhèrent.

L’obstacle qui s’oppose à la possibilité d’une définition « scientifique et objective » de


la notion de règle de droit réside dans le fait que toute personne qui n’est pas qualifiée et
habilitée à dire le droit ne peut pas non plus « dire quand on se trouve devant une règle de
droit »2. De ce fait, et dans la mesure où c’est aux juges que revient la mission de dire le droit,
il va donc falloir examiner leurs décisions pour en dégager l’idée qu’ils se font, eux, de la règle
de droit : « C’est l’existence d’un organe compétent, qualifié pour dire le droit, qui apparaît
ainsi comme l’élément distinctif qui différencie le droit de la morale, la détermination des règles
morales relevant de l’autonomie de la conscience »3. Une autre conséquence en est que la
détermination de la règle de droit ne relève pas de l’ordre de la vérité mais plutôt de celui de la
décision. Par ailleurs, comme les règles de droit sont tributaires de l’organe qualifié et du
moment où il décide, « elles ne se prêtent plus à une distinction rigide entre le droit positif et le
droit naturel »4.

Quelles sont les propriétés de la règle de droit dans les sociétés modernes ? Selon
Perelman, il y a lieu ici de distinguer la validité d’une règle de droit de son effectivité. Une règle
de droit est considérée comme valide lorsque « le texte qui est présumé l’énoncer a été adopté,
et promulgué dans les formes requises, par les organes compétents en cette matière » ; son
effectivité signifie par contre son applicabilité dans des cas particuliers 5. Mais alors que la
validité formelle d’une règle, une fois établie, reste toujours la même, « son effectivité peut
présenter des degrés variables »6. D’autre part, la validité caractérise le texte énonçant la règle

1
Perelman illustre cette idée par l’exemple du Conseil d’Etat qui condamne une administration et du juge civil qui
condamne un Etat étranger ; ceux-ci, « tout en sachant fermement que leur décision ne sera pas sanctionnée en
pratique », sont « néanmoins certains d’avoir pris une décision en droit » (RD, p. 313).
2
RD, p. 314.
3
RD, p. 314 : voici, à la suite de Perelman, des exemples significatifs : 1- la Cour de cassation de Belgique, qui ne
traitait pas la loi étrangère comme une règle de droit, a changé d’avis depuis 1966. 2- la Cour de cassation de
Belgique, dans son arrêt du 24 octobre 1912 (Pas. I, 430), a considéré que l’art. 1156 du Code civil ne contient
pas des « préceptes impératifs » mais plutôt « des conseils dont l’application est laissée à la prudence du juge » et
dont la violation ne constitue pas une violation d’une règle de droit. 3- il ressort de plusieurs arrêts de la Cour de
Cassation de Belgique, (26 sept. 1961, Pas. 1962, I, 96 et 13 janv. 1970, Pas. 1970, I, 399), que la violation d’un
principe général de droit est considérée comme une violation d’une règle de droit. 4- « quand notre cour de
cassation décide qu’elle n’a pas à connaître de l’inconstitutionnalité des lois, mais bien de celle des règlements et
arrêtés des pouvoirs subordonnés, elle transforme, pour le législateur, les textes constitutionnels en simples règles
de déontologie, tout en maintenant, pour ces textes, le caractère de règles de droit à l’égard des pouvoirs soumis à
son contrôle », etc.
4
RD, p. 315.
5
Perelman ajoute : « C’est grâce à la combinaison de ces deux aspects de la règle de droit que l’on évitera les
exagérations aussi bien de la théorie pure du droit de Kelsen que celle du réalisme américain » (RD, p. 316).
6
RD, p. 317.

306
de droit, tandis que l’effectivité appelle une interprétation. Et, si parfois plusieurs
interprétations concluent à la même décision, il n’en demeure pas moins que l’interprétation
adoptée détermine souvent, et de façon décisive, la solution du litige. Ce qui montre que la règle
de droit n’est pas l’apanage du seul législateur, mais est le résultat d’une œuvre commune où
interviennent, à des proportions variables, les pouvoirs législatif et judiciaire.

Wróblewski1, par référence à l’activité de la cour dans les systèmes de droit continental,
a très bien montré le rapport intime qui lie la règle de droit à la décision, comme il a très
pertinemment révélé le rôle de l’interprétation et des valeurs dans l’application du droit et, par
conséquent, dans la détermination du contenu de la règle de droit appliquée. En effet, alors que,
dans la classe des systèmes de droit continentaux, le principe est que la décision judiciaire − à
plus forte raison celle d’une Cour Suprême − « doit être fondée sur le droit », et qu’elle « doit
donc s’appuyer sur le texte de prescriptions du droit », il montre, sur la base d’une analyse
concrète de la jurisprudence de la Cour suprême de Pologne qui appartient à ladite classe, que
« la décision fondée sur les prescriptions du droit qualifiées comme son fondement normatif,
est de facto formulée non seulement à l’aide de ces prescriptions, mais présuppose d’autres
éléments qui ensemble constituent la règle de la décision »2.

Certes, le fondement normatif de la décision peut être parfois identique à la règle de


décision : il s’agit du cas où « il n’y a pas de doute ni sur la prescription juridique qui doit être
le fondement normatif de la décision ni sur le sens de cette prescription », où il semble qu’« il
n’y a pas d’interprétation, car, le sens ‘immédiat’, linguistique, suffit »3 ; bref, il s’agit du cas
où la prescription (la norme) est dite claire. Mais même dans ce cas, c'est-à-dire lorsque la règle
de décision est simplement les prescriptions de la loi entendue au sens « immédiat », le rôle des
évaluations n’est pas complètement exclu ; car, « la caractérisation d’un texte comme ‘clair’ ou
‘indubitable’ dépend [elle-même] d’une évaluation »4. En effet, pour pouvoir décider que « les
prescriptions constituant le fondement normatif sont claires, bien adaptées pour décider le cas
dans tous les contextes de son analyse et ne renvoient à aucune règle ou évaluation extra-
juridique », « il est nécessaire d’évaluer la situation de décision »5 ; autrement dit, pour que la

1
Jerzy Wróblewski, « La règle de décision dans l’application judiciaire du droit », RD, pp. 68-93.
2
RD, p. 89.
3
RD, p. 75.
4
RD, p. 75.
5
RD, p. 89. Ce cas simple où le fondement de la décision est identique à la règle de décision se présente donc
lorsque « la situation est claire du point de vue juridique », c'est-à-dire « quand dans l’opinion des cours le droit
est bien adapté aux exigences pratiques et quand il est techniquement bien préparé », RD, p. 76 – c’est nous qui
soulignons.

307
prescription du droit puisse coïncider avec la règle de décision, il est déjà nécessaire que « la
cour constate l’adéquation de la prescription entendue de façon immédiate pour le cas décidé »1.

Mais c’est surtout dans les autres situations, qui ne présentent pas le cas simple précédent,
que le rôle de l’interprétation et des évaluations est plus manifeste, car la règle de décision y est
manifestement plus riche que le texte des prescriptions juridiques. Quelles sont ces situations ?
Wróblewski en analyse deux groupes. Dans le premier groupe, il traite du cas où la règle de
décision est constituée par des prescriptions normatives qui renvoient explicitement à des
évaluations extra-juridiques, et du cas où la règle de décision est constituée par des prescriptions
normatives interprétées selon les directives obligatoires de l’interprétation. Concernant le
premier cas, il y a déjà lieu de noter que la loi elle-même demande de suppléer les prescriptions
par les évaluations extra-juridiques auxquelles elle réfère, que la cour est donc dans l’obligation
de procéder à ce supplément pour appliquer le droit; mais il faut aussi remarquer que la cour,
dont l’obligation doit se limiter en principe à « constater descriptivement » ces évaluations et à
« décider le cas en s’appuyant sur elles », retrouve en cette matière une « certaine liberté de
décision » qui provient de ce que « les règles et les évaluations ont, dans la plupart des
circonstances, un caractère assez indéterminé »2. Concernant le cas de l’emploi des directives
obligatoires de l’interprétation, Wróblewski précise que, outre cela que « le fait même de leur
application est conditionné par la constatation de la cour que l’on doit s’en servir », ces
directives contiennent des « termes évaluatifs qui exigent que l’interprète formule des
jugements de valeur » ; ces derniers peuvent d’ailleurs suivre, comme dans le cas précédent,
des directives obligatoires qui réfèrent précisément à telle ou telle évaluation extra-juridique,
comme ils peuvent résulter du libre choix de l’interprète. Dans ce dernier cas, c’est
« l’acceptation de certaines valeurs du groupe statique ou dynamique » qui détermine en
définitive « la relation entre la règle de décision et le fondement normatif »3 . Dans le deuxième
groupe, Wróblewski traite du cas où « le droit est complété par des règles et évaluations
auxquelles les prescriptions formant le fondement normatif ne renvoient pas » ; il s’agit du cas
où « la cour doit juger que ces prescriptions ne sont pas complètes, qu’il y a une lacune4 qu’elle
doit compléter plus ou moins librement avec quelque recours à l’analogie », celle-ci étant

1
RD, p. 91.
2
RD, p. 90.
3
RD, p. 90.
4
Wróblewski parle en ce sens de lacunes évaluatives, en entendant par-là « celles qui expriment une évaluation
négative de la réglementation juridique (lacunes contra legem) ou d’un ‘manque de réglementation’ (lacunes
praeter legem) », RD, p. 88.

308
d’ailleurs elle-même « fondée sur les évaluations des similitudes des cas et de leurs
conséquences »1.

De la comparaison de ces trois groupes de situations Wróblewski arrive à la conclusion


générale que « la relation de la règle de décision au fondement normatif dépend en général des
évaluations de la cour dans le contexte concret », que « la cour doit donc évaluer et cette
évaluation est plus ou moins libre d’après la situation concrète»2, et que, enfin, « la règle de
décision ne peut être réduite au fondement normatif donné par la cour dans la décision »3. Nous
voyons ainsi les déformations et les réductions que peut faire subir à la règle de droit toute
approche qui adopte une perspective purement formelle et théorique, et néglige de voir ce que
devient cette règle dans la pratique juridique et judiciaire particulièrement. Nous comprenons
également pourquoi Perelman insiste beaucoup sur le rôle de la pratique dans la détermination
et l’interprétation des règles de droit et reproche aux théoriciens du droit de n’en avoir pas pris
suffisamment conscience.

Or, l’une des conséquences de l’approche concrète des règles juridiques est de montrer
justement que c’est à la lumière des conséquences pratiques d’une règle de droit que le degré
d’effectivité de celle-ci est déterminé. Et, si la non application d’une règle de droit dépend
parfois uniquement de la volonté du pouvoir exécutif4, il ne faut pas non plus perdre de vue que
les juges, pour justifier une réalité quelconque contraire à une disposition légale, tâchent
souvent d’interpréter et de limiter la portée de la disposition légale « de façon que la règle de
droit qui en résulte sauvegarde la pratique admise »5. Dans les deux cas, « la loi reste
formellement valide, mais d’une effectivité limitée, par suite d’une pratique qui, en fin de
compte, détermine la situation juridique réelle »6.

1
RD, p. 91.
2
RD, p. 91.
3
RD, p. 88-89.
4
Comme lorsque le pouvoir exécutif demande au parquet « de ne pas entamer des poursuites contre ceux qui
commettent certaines infractions » ; et en agissant ainsi, celui-ci « prive d’une grande partie de leur effectivité des
règles de droit dont il se refuse à proposer l’abrogation formelle », RD, p. 317-318.
5
En voici les trois exemples empruntés, par Perelman (RD, p. 318-319), au droit belge : 1- alors que l’article 97
de la constitution déclarait que « tout jugement est motivé. Il est prononcé en séance publique », les arrêts de la
Cour des comptes, pendant près de soixante-dix ans, n’ont pas été prononcés en séance publique. Or, la cour de
cassation a refusé, depuis 1880 jusqu’à 1959, de casser ces arrêts. 2- « à propos des inconvénients extraordinaires
du voisinage, la pratique judiciaire (considérée comme équitable) condamnait le voisin, même en l’absence de
toute faute de sa part, à indemniser celui qui subit un dommage extraordinaire ». 3- l’article 6 de la constitution
proclame l’égalité de tous les Belges devant la loi, or la Cour de cassation (dans son arrêt du 11 novembre 1889,
Pas. 1890, I, 110), pour justifier la pratique séculaire qui écartait les femmes du barreau, a invoqué « un axiome
trop évident pour qu’il faille l’énoncer que le service de la justice était réservé aux hommes ».
6
RD, p. 318.

309
En outre, dans cette perspective qui envisage la règle de droit à travers la pratique et
l’effectivité, les normes juridiques apparaissent comme visant une finalité sociale. Le rôle du
juge, tel qu’il se manifeste dans la pratique judiciaire, implique la prise en considération de
cette finalité : l’interprétation d’une règle de droit tient donc compte des conséquences de son
application. Comment se concrétise cette nécessité pratique de prendre en considération la
finalité d’une règle juridique lors de son application ? Réponse : de fort diverses façons. En
effet, dans certains cas, « celui qui doit appliquer une règle de droit aura bien souvent à se
demander quelles sont les valeurs qu’elle protège et avec quelles autres valeurs elle entre en
conflit le cas échéant, de façon à en étendre ou à en restreindre la portée »1. La préservation
de la finalité d’une règle de droit (les valeurs qu’elle porte) conduit dans d’autres cas à opposer
la volonté du législateur à la lettre du texte. Et, d’un côté, cette volonté peut être définie
différemment : ou bien comme signifiant l’esprit d’une loi considérée isolément (ratio legis),
ou bien comme signifiant l’esprit du système de droit tout entier (ratio juris)2. D’un autre côté,
une loi peut être interprétée à la lumière de la volonté du législateur au moment de l’édiction
de cette loi, comme elle peut être interprétée à la lumière de la volonté du législateur actuel 3.
De plus, pour éviter des conséquences inacceptables de l’application littérale d’un texte légal,
les juges peuvent recourir à des fictions. Ce fait de faire intervenir une fiction dans le

1
RD, p. 319 – c’est nous qui soulignons. Exemples :
« Dans un excellent article intitulé ‘The Logic of the Reasonable as Differentiated from the Logic of the Rational’,
le juriste mexicain d’origine espagnole L. Rescaséns-Siches, décrit une controverse surgie en Pologne au début du
siècle. Un écriteau placé à l’entrée de la gare, interdisait l’accès des perrons aux personnes accompagnées d’un
chien. En vertu de ce règlement, un paysan, tenant un ours en laisse, a été, malgré ses protestations, empêché de
pénétrer sur le perron. Il est difficile de ne pas donner raison au chef de la gare qui refusait de suivre la lettre du
règlement.
En sens opposé, si un écriteau, placé à l’entrée d’un parc public, interdit l’entrée des véhicules, l’agent de police
de garde devra-t-il s’opposer à l’entrée d’une ambulance venant chercher la victime d’un infarctus, d’une voiture
du service de nettoyage municipal, d’un taxi, appelé pour transporter un enfant qui s’est cassé la jambe ou pour
mener à la maternité une femme enceinte, saisie inopinément des douleurs d’accouchement ? »
2
Evoquant la décision du tribunal de l’Empire où il a considéré non-punissable l’avortement lorsqu’il est le seul
moyen pour sauver la vie de la mère, alors que le droit pénal allemand n’envisage aucun motif pour l’avortement,
C. W. Canaris (« De la manière de constater et de combler les lacunes de la loi en droit allemand », PLD, p. 172)
explique ainsi cette décision : « Il (le tribunal) a déduit cette solution du principe de la comparaison des poids
respectifs des biens juridiques : la vie d’un être humain pèse plus lourd dans le droit pénal allemand que la vie
d’un fœtus ».
3
Comme le montre J. Wroblewski (dans « La règle de décision dans l’application judiciaire du droit », RD, p. 80),
le choix entre ces deux sortes d’interprétation « est déterminé par des jugements de valeur » ; en effet, l’attitude
statique « prend comme valeurs centrales, qui doivent être réalisées par l’interprétation et l’application du droit, la
certitude, la stabilité et la sécurité juridique et, par conséquent, traitent le sens des prescriptions juridiques comme
stable » ; l’attitude dynamique, au contraire, « prend pour valeur centrale l’adaptation maxima du droit aux
exigences de la ‘vie sociale’, au sens large de ce mot » et reconnaît, par conséquent, « la variabilité du sens des
prescriptions, qui est conditionné par les changements du contexte socio-politique du droit ». Perelman remarque
ici que, de fait, l’interprétation du juge, qu’elle soit statique ou dynamique, concerne toujours le législateur actuel
seulement. En effet, le juge étant subordonné au législateur, « son interprétation est présumée conforme à la
volonté du législateur actuel, qui seul peut marquer son désaccord en légiférant à l’encontre de la présomption
inexacte de la Cour : comme il est seul habilité à renverser la présomption de la cour, c’est lui que cette présomption
concerne, et non le législateur qui n’a plus voix au chapitre » (RD, p. 320).

310
raisonnement permet au juge d’élargir le domaine d’application de la loi pour pouvoir subsumer
des cas qu’elle ne prévoyait pas, comme il peut permettre, dans d’autres cas, de ne pas appliquer
la loi1.

Dans cette ligne de pensée, il est manifeste que la caractéristique principale d’un
système de droit, à la différence d’un système formel, réside dans sa souplesse. Dans un arrêt
de jugement, le raisonnement aboutissant à la décision n’a rien d’une démonstration où les
différents éléments s’enchaînent de manière nécessaire et contraignante 2. Les règles de droit
invoquées dans un arrêt ne constituent pas les prémisses d’un syllogisme formel, mais plutôt
« des attendus qui, comme dans une délibération ou un raisonnement dialectique, après avoir
présenté les raisons en faveur de l’une ou de l’autre thèse en présence, justifient une décision
allant dans le sens des motifs prépondérants »3.

Il en ressort que la rationalité de la décision n’est pas à chercher dans la rigueur formelle
du raisonnement, mais dans la pertinence et la force des motifs choisis pour orienter le jugement
vers la préservation de telle ou telle valeur. Ainsi, le jugement exprime moins le résultat d’un
processus formel indifférent à la matière de ses prémisses que le fruit de l’appréciation du juge
qui finit par accorder le primat à l’une des valeurs en compétition. Et c’est pour cette raison que
Perelman considère que « l’analyse des décisions de justice fournit (…) un excellent matériel
pour la constitution d’une logique des jugements de valeur, intégrés dans une théorie générale
de l’argumentation »4.

La règle de droit doit être donc envisagée à travers sa propriété essentielle, à savoir
qu’elle n’existe que par rapport à l’organe compétent pour dire le droit. Et comme, dans les
Etats modernes, ce sont en principe les tribunaux qui sont habilités à dire le droit, cette approche
de la règle de droit « entraîne la reconnaissance du rôle croissant du juge dans l’élaboration du
droit, la prééminence de l’efficacité de la règle de droit sur sa validité formelle »5. Ainsi, le
formalisme du XIXe siècle, imprégné par une conception étatique et légaliste des règles de droit,

1
Il est cependant vrai que, devant une décision prise sur la base d’une fiction flagrante, le législateur peut intervenir
et modifier la législation : « Nous voyons ici à l’œuvre la dialectique permanente, le dialogue constant du juridique
et du législatif, ce dernier modifiant la loi pour la rendre conforme à l’opinion publique, parfois pour rendre
superflu le recours à la fiction, mais le plus souvent pour marquer son désaccord avec les décisions de la Cour
suprême » (RD, p. 321).
2
Wróblewski, au terme de son analyse concrète de la jurisprudence de la Cour de cassation polonaise, affirme ceci
: « Un des résultats de notre analyse est un fort argument contre les conceptions simplifiées de la décision comme
prétendue conclusion ‘mécanique’ ou ‘logique’ tirée de la prescription du droit pour le cas concret », « La règle
de décision dans l’application judiciaire du droit », RD, p. 93.
3
RD, p. 322.
4
RD, p. 322-323.
5
RD, p. 323.

311
est supplanté par le réalisme et le pluralisme du XXe siècle, caractérisés par l’importance
croissante accordée aux principes généraux du droit et à la topique juridique 1.

IV. Les présomptions et les fictions en droit

Les présomptions sont des éléments essentiels pour l’argumentation. Leur rôle est
important dans le raisonnement général et dans le raisonnement juridique. De manière générale,
les présomptions sont ces éléments de la connaissance qui, bien que moins assurés que les faits
et les vérités, fournissent néanmoins des bases suffisantes pour celui qui argumente. Elles sont
elles-mêmes liées à « ce qui se produit normalement, et sur quoi il est raisonnable de tabler »2.

Leur fonction est donc de fournir, en l’absence de faits et de vérités, un fondement sur
lequel une discussion peut parier en vue de s’orienter dans la vie. Mais comme « l’inattendu
n’est pas à exclure »3, il s’ensuit que « les présomptions sont donc des hypothèses, des
suppositions, qui tablent sur ce qui est normal, qui permettent de mieux s’orienter mais qui n’en
demeurent pas moins falsifiables »4 : Parmi les exemples de présomptions générales, il y a celle,
dite de crédulité naturelle, qui fait que nous accueillons, en principe, comme vraies les paroles
d’autrui, et celle qui concerne le caractère sensé de toute action humaine5 ; or, nous voyons
immédiatement que rien n’empêche, dans les faits, qu’une personne ne soit pas sensée ou que
ses paroles ne soient pas fiables. Les présomptions sont donc susceptibles d’être contredites et
renversées par les faits.

Ce qui justifie que l’on présume tel ou tel état de chose plutôt qu’un autre ne tient en fait
qu’à l’aspect raisonnable et normal du choix effectué. Dans une situation dont on ignore plus
ou moins les caractéristiques certaines, où l’on ne dispose pas de repères objectifs, les
présomptions se présentent comme un mécanisme qui permet de s’orienter et de se positionner.

1
Dans la ligne de cette pensée de Perelman, Wróblewski, qui a magistralement montré que « la décision
[judiciaire] n’est pas seulement déterminée par son fondement normatif [le texte des prescriptions juridiques], mais
souvent par d’autres éléments et surtout par des évaluations », précise lui aussi que « les controverses sur ces
évaluations exigent d’autres techniques argumentatives que celles fournies par les calculs de la logique classique
ou mathématique », et ajoute que « c’est dans la logique de l’argumentation [il fait ici référence aux travaux de
Perelman et de son école] et dans la topique liée avec les conceptions classiques d’Aristote [il fait ici référence
aux travaux de Th. Viehweg et de Stone] que nous cherchons les moyens d’analyser ces controverses », « La règle
de décision dans l’application judiciaire du droit », RD, p. 92-93).
2
ER, p. 38.
3
ER, p. 38.
4
Stefan Goltzberg, Chaïm Perelman, L’argumentation juridique, p. 73 − c’est nous qui soulignons.
5
Cf. TA, p. 94, et ER, p. 38-39.

312
Et en présumant qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qui arrive normalement, l’on impose la
charge de la preuve à celui qui s’oppose à la présomption1.

En droit, il y a lieu de distinguer deux types de présomptions ; celles qui sont prévues par
la loi sont appelées des « présomptions légales », et celles qui ne le sont pas des « présomptions
de l’homme » (ou humaines). Celles-ci relèvent du sens commun et sont abandonnées à la
lumière et à la prudence du magistrat, leur nombre est donc indéfini ; alors que celles-là
constituent un ensemble fini dont il est possible de dresser la liste en les repérant dans les textes
juridiques 2.

Outre le fait qu’elles soient ou non prévues par la loi, un autre critère de distinction des
deux types de présomptions concerne leurs rapports respectifs avec la qualification. En effet,
alors que « les présomptions de l’homme tendent à faire admettre certains faits non qualifiés »3,
les présomptions légales juristantum « concerneront toujours des faits qualifiés »4 et tendent à
déterminer leurs effets juridiques 5.

Un troisième élément de différenciation concerne leurs fonctions eu égard à la preuve.


Les présomptions de l’homme sont des éléments de preuve ; les présomptions légales, par
contre, « ne fournissent pas des éléments de preuve, mais dispensent de la preuve celui à qui
elles profitent »6.

1
« C’est là l’effet le plus immédiat d’une présomption : elle impose la charge de la preuve à celui qui veut
s’opposer à son application », ER, p. 39.
2
« Aux termes de l’article 1349, ‘les présomptions sont des conséquences que la loi ou le magistrat tire d’un fait
connu à un fait inconnu’. Ce sont donc des inductions effectuées par le législateur ou par le juge. Lorsqu’elles sont
l’œuvre du juge, on les qualifie de présomptions de fait ou de l’homme, ou encore de présomptions simples ;
lorsqu’elles sont insérées dans un texte de loi, elles prennent le nom de présomptions légales (…). [Les
présomptions de l’homme] sont des inductions que le juge fonde sur des indices ou circonstances quelconques qui
lui sont signalés par les conclusions des parties : à partir de la constatation de certains indice ou circonstances, on
va présumer, induire l’existence de faits qui ne sont pas directement établis. Les indices ou circonstances dont le
juge peut tenir compte sont des plus variés ; la loi (art. 1349) ne pouvait évidemment les énumérer (…). La
détermination de la valeur probante des indices est une question de fait, les juges du fond disposant en ce domaine
d’un pouvoir souverain d’appréciation ; l’article 1353 dit d’ailleurs que les présomptions ‘sont abandonnées aux
lumières et à la prudence du magistrat’ », Alex Weill, Droit civil–introduction générale−, p. 305-306 (pour un
aperçu des présomptions légales, qui sont « éparpillées dans le Code civil et dans d’autres textes », cf. § 320 –
Énumération des présomptions légales, p. 285-286).
3
C’est d’ailleurs dans la mesure où ces présomptions de l’homme ne concernent pas la qualification des faits en
vue de rendre une loi applicable à leur sujet, mais plutôt l’établissement de l’intime conviction du juge du fond,
qu’elles ne tombent pas sous le contrôle de la Cour de Cassation.
4
« Présomptions et fictions en droit, Essai de synthèse », PFD, p. 340.
5
Par exemple, « la présomption de paternité considère comme le père légal le mari de la mère de l’enfant », PFD,
p. 340.
6
PFD, p. 340. Les présomptions légales « imposent la charge de la preuve à celui qui voudrait les renverser, quand
cette preuve contraire est permise », LJ, p. 32. « Seules les présomptions de fait ou de l’homme constituent un
mode de preuve (…). L’article 1353 contient [cependant] cette restriction précise que les présomptions sont
admissibles ‘dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales’ (…). L’article 1353 ajoute qu’il est
fait exception pour les cas de dol ou de fraude », Alex Weill, op. cit., p. 305-306.

313
Et comme les présomptions de l’homme ne sont pas aussi fondées que les faits et les
vérités, elles sont toutes renversables et peuvent être toujours contredites. Par contre, en matière
de présomptions légales, on distingue les présomptions réfragables (juristantum), c'est-à-dire
celles que l’on peut renverser et dont la preuve contraire est recevable, des présomptions
irréfragables (juriset de jure), c'est-à-dire de celles que l’on ne peut pas renverser et dont la
preuve contraire n’est pas permise1.

Le fait, maintenant, que les présomptions humaines et les présomptions légales


juristantum soient toutes deux renversables ne signifie pas que l’on peut assimiler les unes aux
autres. En effet, les présomptions de l’homme, parce qu’elles tendent à établir l’intime
conviction du juge et sont librement appréciées, n’ont rien de spécifiquement juridique et « ne
diffèrent en rien des présomptions de l’historien ou du détective »2, c'est-à-dire « du
raisonnement commun permettant de conclure d’un fait connu à un fait inconnu »3. Par contre,
« la présomption juristantum différencie profondément le raisonnement juridique du
raisonnement de l’historien, par exemple »4. Selon Perelman, la raison en est que les
présomptions juristantum sont intimement associées à la question de la charge de la preuve et
à la possibilité de renverser cette charge.

Dans cette perspective de la charge de la preuve, il devient aisé de comprendre la fonction


spécifiquement juridique des présomptions légales réfragables. En effet, alors que les
présomptions de l’homme sont invoquées, chaque fois bien sûr que la preuve testimoniale est
admissible, pour établir l’intime conviction du juge en présentant à ses lumières et à sa prudence
des éléments de preuve qui sont à même de l’aider à conclure de ce qui est connu à ce qui ne

1
« Au point de vue de leur degré de force probante, les présomptions légales sont de deux sortes : 1° En principe,
comme la présomption légale repose sur une simple vraisemblance, elle peut être combattue par la preuve contraire
(…). En d’autres termes, une présomption légale est, en principe, réfragable ; on dit aussi qu’elle est relative ou
juris tantum (…). 2° Cependant, les présomptions dites absolues ou juris et de jure, n’admettent pas la
démonstration contraire ; on dit qu’elles sont irréfragables. ‘Nulle preuve n’est admise’ contre ces sortes de
présomptions (art. 1352, al. 2), lesquelles s’analysent en un déplacement de l’objet de la preuve accompagné d’une
interdiction de faire la preuve contraire », Alex Weill, op. cit., p. 286.
2
PFD, p. 340.
3
LJ, p. 32. Soulignons ici que même l’obligation établie dans l’article 1353 du Code Civil, selon laquelle le juge
« ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes », n’est pas considérée comme une
restriction catégorique. En effet, Alex Weill dit, à ce sujet, qu’« on considère qu’il y a simple recommandation
plutôt que restriction » et qu’« ainsi il n’est pas douteux qu’une simple présomption, si elle est suffisamment grave,
pourrait suffire à motiver une décision » (op. cit., p. 306). Dans ce même sens, Paul Foriers précise que la
jurisprudence de la Cour Suprême belge a, par voie d’interprétation, modifié sensiblement la portée de l’article
cité : « En effet, selon elle, ‘l’article 1353 n’impose pas la pluralité des présomptions ; mais que prévoyant le cas
où plusieurs faits ou indices seraient allégués, il a exigé, pour lors, leur concordance, sans mettre obstacle à
l’invocation d’une présomption unique, lorsqu’elle a les caractères de gravité et de précisions nécessaires »
(« Présomptions et fictions », PFD, p. 10)
4
PFD, p. 341.

314
l’est pas, les présomptions juristantum sont de mise surtout quand il est difficile de fournir des
éléments de preuve1.

Dès lors, lorsqu’un juge est saisi d’un litige et qu’il est dans l’obligation de juger, ou
lorsqu’un administrateur est dans une situation qui exige une décision, mais ne trouvent pas à
leur disposition des éléments de preuve, les présomptions juristantum interviennent justement
pour faciliter leurs tâches et répondre, de ce fait même, à « des préoccupations de sécurité
juridique »2. Et pour saisir toute l’utilité de ces présomptions, rien de tel que de comparer le
droit avec la morale où la charge de la preuve n’est pas réglementée et où aucune procédure ne
permet vraiment de condamner et d’acquitter. Ainsi conçues, les présomptions juristantum sont
donc un « complément indispensable de la fonction judiciaire et de l’obligation de juger »3.

En admettant la preuve contraire, les présomptions juristantum, tout comme les


présomptions de l’homme, n’empêchent pas la mise à jour de la vérité. Cependant, et c’est là
ce qui les caractérise et leur confère une spécificité juridique, elles ne se préoccupent de la vérité
qu’en « tenant compte également d’autres valeurs que l’on ne veut pas négliger »4. Si donc
l’institution de ces présomptions semble être gouvernée principalement par des considérations
relatives à la sécurité juridique et à la vérité, leur établissement en faveur d’une partie,
impliquant une distribution inégale de la charge de la preuve, conduit à accorder à cette partie
« un avantage, parfois décisif, au nom d’autres considérations et d’autres valeurs que la vérité
objective ou la sécurité juridique »5.

Voici des exemples qui montrent comment, par la technique des présomptions
juristantum, le raisonnement juridique en arrive à préserver des valeurs que le système de droit
ne veut pas négliger : « La présomption d’innocence protège l’individu contre la calomnie et
les abus du pouvoir, la présomption de paternité protège les familles et spécialement l’enfant

1
« Sur le plan des présomptions simples [l’auteur entend par là les présomptions réfragables] c’est un vrai
hypothétique qui sera sans doute un vrai tout court. Ce sera un vrai induit par le juge de situations ou de faits
fragmentaires mais considérés comme significatifs » ; la raison en est que « dans une société où les conflits doivent
être tranchés, la recherche de la vérité ne peut être la seule valeur à prendre en considération et partant il importe
d’assurer au juge une technique de preuve qui, pour n’être pas toujours à l’abri de la critique, lui permet néanmoins
de fonder sa décision », Paul Foriers, « Présomptions et fictions », PFD, p. 9. « Si le droit a pour mission de régler
la conduite des individus et les groupes dans la vie en société, il faut qu’il s’agisse de problème réels, c'est-à-dire
nés de faits. Il faut donc prouver les faits. Mais la preuve est fréquemment difficile (…) ; il faut pourtant décider.
La justice des hommes doit souvent se contenter de probabilité, voire d’apparences, mais si elle s’en contente, elle
doit en rendre raison », H. Batiffol, « Observations sur la preuve des faits », PD, p. 314.
2
PFD, p. 340.
3
PFD, p. 341.
4
PFD, p. 341.
5
LJ, p. 32 − c’est nous qui soulignons.

315
conçu dans le mariage »1. Un autre exemple, qui est présenté par Jean Rivero : « Une
présomption de conformité au droit s’attache à la décision administrative » ; en effet, « sans
cela, comment expliquer son caractère exécutoire, c'est-à-dire le pouvoir reconnu à
l’administration d’en assurer l’exécution immédiate ? Cette prérogative d’exécution serait
incompatible avec le principe de l’Etat de droit, et relèverait de l’arbitraire pur, si elle ne
s’étayait pas sur une présomption de légalité »2. Il s’agit ici de ce que la doctrine appelle
l’autorité de la chose décidée et qui constitue bel et bien une présomption dont le rôle est de
faciliter l’exercice de la fonction publique.

Les présomptions irréfragables (juris et de jure), c'est-à-dire celles qui ne se renversent


pas, « ne concernent pas la charge de la preuve d’un fait passé ». Leur rôle est « d’exercer une
influence sur les événements futurs, de manière qu’ils se conforment le plus possible à la
présomption établie »3. Quand, par exemple, le fait qu’une administration ne donne pas suite,
dans un délai préalablement fixé, à une requête de l’administré, est considéré par le législateur
comme une présomption irréfragable de rejet de la requête, cela a pour effet d’obliger
l’administration, qui sait dorénavant que son silence entraîne des conséquences juridiques
inévitables, à se conformer à cette présomption. Connaissant la présomption irréfragable
légalement instituée, ceux au sujet desquels elle est établie se trouvent dans l’obligation de se
mettre dans les conditions qui permettent de rendre la présomption inapplicable et d’éviter ainsi
ses effets juridiques.

La fameuse règle « nul n’est censé ignorer la loi »4 constitue un exemple pertinent pour
illustrer le rôle de la présomption juris et de jure, mais elle constitue aussi l’occasion pour
Perelman de préciser la différence qu’il faut, selon lui, établir entre présomption irréfragable et
fiction. Certes, dans la mesure où les présomptions irréfragables, n’étant pas renversables, sont
indifférentes au souci de décrire la réalité − car destinées à influencer les événements futurs −,

1
LJ, p. 32. Paul Foriers (« Présomptions et fictions », PFD, p. 11), après avoir évoqué la présomption de paternité
(l’article 312 du Code Civil déclare : « L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari ») et la rigueur mise
par le législateur à l’adoption de la preuve contraire (le désaveu de paternité est conditionné par un délai strictement
fixé), écrit : « Tout ceci indique qu’en droit, dans le domaine de la preuve, s’introduisent des valeurs et que ces
valeurs peuvent apparaître comme suffisantes pour qu’il soit fait une entorse à la vérité, tout en réputant pour vraie
une situation pouvant être fausse ». Il illustre par ailleurs son propos par un exemple supplémentaire, celui qui
concerne la règle de l’autorité de la chose jugée (« toute décision définitive a, dès son prononcé, autorité de chose
jugée ») qui, elle, est une présomption irréfragable. Au sujet de cette règle, qui ne signifie pas que ce qui est jugé
est la vérité mais seulement qu’il sera tenu pour la vérité, il écrit : « Là aussi, la justification de cette entorse à la
vérité se trouve dans le choix d’une valeur qui est celle de la paix sociale ; la chose jugée est en effet destinée à
mettre fin au conflit ».
2
Jean RIVERO, « Fictions et présomptions en droit public français », PFD, p. 108.
3
PFD, p. 341.
4
Cf. pour d’amples détails sur l’adage « nul n’est censé ignorer la loi », la très intéressante étude de Charles
Huberlant, « La présomption de connaissance de la loi dans le raisonnement juridique », PFD, pp. 186-228.

316
il peut sembler judicieux de les assimiler à des fictions. Mais tel n’est pas la position de
Perelman. La règle « nul n’est censé ignorer la loi » n’est pas, selon lui, une fiction mais une
présomption juris et de jure1 ; car, d’un côté, elle joue un rôle éducatif qui consiste à inciter les
citoyens à connaître les lois : elle ne prétend donc pas décrire la réalité ; d’un autre côté, et
contrairement à la fiction, « elle ne se caractérise pas par une fausse qualification des faits »2.
Parce que cette présomption irréfragable admet des exceptions (les cas d’ignorance invincible,
par exemple), elle peut donc s’avérer vraie 3. Par contre, la fiction est justement définie comme
étant toujours une fausse qualification des faits 4. Le rôle de la présomption juris et de jure, qui

1
Cf. pour un point de vue différent, celui qui considère que la règle « nul n’est censé ignorer la loi » semble
constituer une fiction plutôt qu’une présomption, les indications fournies par Paul Foriers, « Présomptions et
fictions », PFD, p. 14-16. A. Bayart (« Peut-on éliminer les fictions du discours juridiques », PFD), qui adopte ce
point de vue, propose, pour éliminer le caractère fictif de cette règle, de la traduire dans les termes suivants : « Sauf
le cas d’ignorance invincible, la loi s’applique même à ceux qui l’ignorent » (p. 33). Il est cependant curieux de
remarquer que cet auteur ne manque pas, lui aussi, d’attribuer au principe que sa traduction permet de dégager la
même fonction que Perelman attribue à la présomption irréfragable. Ainsi, s’agissant du droit pénal par exemple,
il écrit : « Le principe d’après lequel la loi pénale s’applique même à ceux qui l’ignore, s’inspire (…) [du] souci
d’assurer une efficacité suffisante au droit pénal. C’est parce qu’il serait inutile et même très maladroit de plaider
devant un juge de police qu’on ignore le code de la route, que, même avant l’introduction du permis de conduire,
les conducteurs avaient le souci d’acquérir une connaissance au moins élémentaire de ce code. C’est parce qu’ils
savent qu’en matière de délits économiques, le tribunal correctionnel ne reteindra pas comme excuse le fait que le
prévenu ignorait la réglementation économique, que la plupart des commerçants auront la prudence de demander
des consultations juridiques concernant la licéité d’une pratique commerciale ou industrielle qu’ils se proposent
d’adopter (p. 33). Les formulations de Charles Huberlant (« La présomption de la connaissance de la loi dans le
raisonnement juridique », PFD, p. 224-226) sont plus précises. En effet, celui-ci affirme d’abord que « la
présomption de connaissance de la loi occupe une grande place dans le raisonnement juridique » ; ensuite, il précise
– et c’est là qu’il rejoint l’idée de Bayart − que cette place se justifie en premier lieu par le fait que cette
présomption « est autre chose et plus qu’une présomption », c'est-à-dire par le fait qu’elle est « l’expression imagée
d’une règle de droit positif, à savoir que la loi a force obligatoire à l’égard de tous, de ceux qui l’ignorent comme
de ceux qui la connaissent » ; mais il ne manque pas de souligner aussi – et c’est là qu’il semble plus précis que
Bayart et rejoint ainsi l’idée de Perelman – que « cette présomption a, par elle-même, pour effet que la réalité se
rapproche d’elle. Sachant qu’ils ne pourront pas invoquer leur ignorance ou leur mauvaise interprétation de la loi,
les citoyens auront le souci de s’informer des règles de droit ». Cf. aussi, Georges Boland, « La publication des
lois et arrêtés, condition du caractère obligatoire et du délai de recours en annulation : Présomptions ou fictions ? »,
PFD, pp. 229-258)
2
PFD, p. 342.
3
Relativement à ces exceptions, Charles Huberlant (« La présomption de la connaissance de la loi dans le
raisonnement juridique », PFD, p. 225) souligne qu’ « il s’est produit, dans la doctrine et la jurisprudence, une
évolution importante » au terme de laquelle « les auteurs et les tribunaux ne reconnaissent plus à l’adage qu’une
portée beaucoup plus restreinte que celle qu’on lui attribuait autrefois », et qu’ « en une série de matières, des
solutions plus favorables aux individus qui ignoraient la loi ou avaient commis une erreur de droit ont été
admises ».
4
Jean Rivero distingue, du point de vue du rapport à la vérité, la fiction des présomptions irréfragables : la fiction
est, elle, refus délibéré de la réalité. Elle met consciemment, à la base de la démarche du juriste, une affirmation
dont il sait qu’elle ne correspond pas à la réalité », tandis que « la présomption irréfragable ne témoigne pas, à
l’égard de la vérité, d’un mépris aussi radical : elle ne la refuse pas, simplement, elle s’en désintéresse. Elle n’est
pas, comme la fiction, négation consciente de la réalité, mais refus de rechercher celle-ci » (« Fictions et
présomptions en droit public français », PFD, p. 102).
Paul Foriers estime lui aussi que les présomptions (en général) et les fictions doivent être traitées séparément. Et
ce pour deux raisons : la première concerne le rapport à la vérité ; la seconde concerne le domaine propre à chacune.
Relativement à la première raison, il souligne que « de la présomption qui peut être exacte mais ne l’est pas
forcément, tant s’en faut, à la fiction qui est certainement la légitimation du faux, nous passons de la vérité
hypothétique à l’erreur manifeste et qui plus est au traitement de l’erreur volontaire comme source de vérité
juridique ». Et relativement à la deuxième raison, il écrit : « Présomptions et fictions, si elles présentent une

317
est d’exercer une influence sur les événements futurs, empêche de l’assimiler à une fiction en
arguant de ce qu’elle affirme ce qui est faux. La fiction, quant à elle, est « un procédé de
technique juridique consistant à supposer un fait ou une situation différente de la réalité pour
en déduire des conséquences juridiques »1.

Perelman insiste, par ailleurs, sur la nécessité d’utiliser la notion de fiction dans son sens
juridique et non pas comme lorsqu’on qualifie un roman de fiction : une fiction n’est juridique
que dans la mesure où, ainsi qu’il est dit dans la définition de Capitant, elle entraîne des
conséquences juridiques. Plus encore, si l’idée de fiction est opposée, dans la définition, à la
réalité, il faut entendre par là non pas la réalité comme telle, mais plutôt la réalité juridique. Et
c’est justement ce rapport avec la réalité proprement juridique qui permet de mieux saisir le
rôle de la fiction, et aussi de comprendre les divergences qui peuvent se manifester à son sujet.

Si l’on part, par exemple, de la règle que la loi devrait exprimer directement la volonté
du peuple, on pourrait aisément se ranger à l’opinion de J. Rivero qui prend l’article 6 de la
Déclaration française de 1789 pour une fiction 2. Mais si l’on se rend compte de ce que cette
règle représente en fait une position politique (l’idéologie rousseauiste) qui ne s’impose pas, et
que l’on pose par contre que c’est la constitution qui détermine la manière d’exercer les
pouvoirs émanant de la nation, nul besoin ne demeure alors de recourir à la fiction. Le recours
à la fiction est donc tributaire de la réalité juridique admise dont elle constitue une fausse
qualification. Et il s’ensuit que la modification de cette réalité juridique pourrait rendre

certaine analogie du point de vue de la vérité, ressortissent pourtant à des catégories distinctes. Les présomptions
se rattachent à la théorie de la preuve, les fictions à la théorie de l’extension de la norme en droit, voire à celle de
la création ou de la légitimation de celle-ci », « Présomptions et fictions », PFD, p. 7-8.
Dans la même ligne de sens, Brethe de la Gressaye et Laborde-Lacoste écrivent (dans Introduction à l’étude
générale du droit, 1947, n°187, p. 151) : « Avec la fiction nous sommes en présence d’un procédé technique encore
plus arbitraire et artificiel que les précédents. C’est le degré le plus élevé de l’artifice. La déformation propre à la
technique atteint ainsi son point culminant. Alors que les présomptions, par exemple, se fondent sur l’ordre normal
des choses, la fiction elle, contredit la vérité : elle en prend le contre-pied. C’est un mensonge : ce qui est faux est
tenu pour vrai en vue d’arriver à un certain résultat convenable » (cité par Paul Foriers, « Présomptions et
fictions », PFD, p. 17).
1
Henri Capitant, Vocabulaire juridique, V° Fiction, cité par Paul Foriers, « Présomptions et fictions », PFD, p. 16
[ce dernier cite aussi (même page) René Dekkers et J. Dabin ; le premier définit la fiction comme « un procédé
technique qui consiste à placer par la pensée un fait, une chose ou une personne dans une catégorie juridique
sciemment impropre pour la faire bénéficier, par voie de conséquence, de telle ou telle solution pratique propre à
cette catégorie » (La fiction juridique : étude de droit romain et de droit comparé, Paris, Sirey, 1935, n° 137) ; le
second estime qu’il y a fiction « chaque fois qu’une réalité naturelle subit de la part du juriste constructeur du droit,
dénégation ou dénaturation consciente » (La technique de l’élaboration du droit positif, spécialement en droit
privé, 1935, p. 321)].
2
« Je crains de vous paraître iconoclaste en vous proposant de placer, au premier rang des fictions (…), le principe
selon lequel la loi votée par les élus du peuple est l’expression de la volonté du peuple lui-même », Jean Rivero,
« Fictions et présomptions en droit public français », PFD, p. 104 [concernant l’article 6 de la déclaration française
de 1789, selon lequel « les citoyens ont le droit de concourir à la formation de la loi soit personnellement soit par
leurs représentants », il affirme qu’ « il n’en demeure pas moins que le principe de consentement par
l’intermédiaire des représentants est une fiction » (p. 105)].

318
superflue telle ou telle fiction 1. En cela, les fictions sont comparables aux « théories auxiliaires
que l’on doit inventer quand les théories physiques ne rendent pas suffisamment compte de la
réalité, et dont on peut se passer quand on les remplace par des théories mieux adaptées à
l’expérience »2.

Le rôle de la fiction devient donc important et même indispensable lorsque, dans une
réalité juridique reconnue et admise, les techniques juridiques dont on dispose ne permettent
pas de résoudre d’une manière acceptable un problème de droit 3. Cependant, force est de
constater que ce rôle peut se réduire à néant, ou du moins devenir contestable, quand on présente
autrement la réalité juridique, c'est-à-dire suite à un changement de doctrine consacré. Et
comme la fiction doit toujours être décrite par rapport à une réalité juridique donnée, il semble
que, dans la mesure où il y a désaccord sur ce qu’est cette réalité juridique, la controverse peut

1
En voici des exemples. Le premier concerne la procédure à suivre devant la Cour de Cassation. Celle-ci, bien
qu’elle ait été historiquement instituée pour la défense de la loi écrite et bien que les textes de procédure lui
imposent de ne casser un arrêt que pour violation de dispositions légales, était amenée progressivement à admettre
un rattachement aux articles de la loi de plus en plus lointain et approximatif, c'est-à-dire à motiver ses décisions
en arguant fictivement que l’arrêt cassé a violé un article de la loi avec lequel il n’a qu’un lien ténu ; or, ce recours
à la fiction est devenu superflu à partir du moment où la Cour de Cassation avait affirmé qu’elle pouvait casser un
jugement qui viole, non pas une disposition légale, mais une règle de droit écrite ou non écrite (Cf. pour cet
exemple, Paul Foriers, « Présomptions et fictions », PFD, p. 25-26).Le deuxième exemple de fiction est celui qui
consistait à assimiler l’étranger à un citoyen romain pour lui appliquer le droit romain ; Perelman souligne, à ce
propos, que le recours à cette fiction « cesse d’être utile si, conformément à la réalité juridique, la loi romaine
s’applique de plein droit aux étrangers », (PFD, p. 344). Un troisième exemple, qui illustre le fait qu’un
changement de doctrine peut rendre superflu le recours à la fiction, est présenté par Jean J. A. Salmon qui souligne
le fait que la notion d’« exterritorialité » (ou d’« extraterritorialité »), lorsqu’elle est appliquée, par une fiction, aux
hôtels diplomatiques ou aux navires de mer par exemple, entraîne des difficultés sérieuses que les théories de
l’immunité diplomatique et du pavillon des navires peuvent facilement résoudre (Cf. « Le procédé de la fiction en
droit international public », PFD, p. 120-123 ; Cf. aussi, au sujet des conséquences inacceptables de la fiction
d’extraterritorialité, les remarques de Paul Foriers dans « Présomptions et Fictions », PFD, p. 24-25 et celles de
A. Bayart dans « Peut-on éliminer les fictions du discours juridique ? », PFD, p. 37-38).
2
PFD, p. 344.
3
On peut illustrer ce rôle par l’exemple, entre autres, de la fonction historique que les fictions peuvent assurer.
Jean-Louis Bergel (Méthodologie juridique, p. 82) explique cette fonction dans les termes suivants : « La fonction
‘historique’ caractérise des fictions créatrices de droit nouveau, en ce sens qu’elles affectent le contenu même des
règles dont elles consacrent l’extension, sans bouleverser l’ordre juridique existant. Cela permet d’allier une
politique juridique novatrice et évolutive dans des domaines particuliers et une politique conservatrice du système
établi : ainsi, ‘le droit change sans en avoir l’air’. Les fictions permettent alors ‘d’introduire dans la vie sociale des
règles de droit nouvelles’ en classant sous des concepts préalablement établis les situations dont les progrès de la
vie sociale exigent le règlement. Pour ce faire, on altère la réalité des choses pour faire entrer les relations sociales
que l’on veut régir dans les formes, les catégories, les concepts ou les normes existantes. Les fictions juridiques
sont, dans ce cas, le véhicule de l’adaptation du droit à l’évolution de la vie sociale par la continuité de ses
instruments : plutôt que de rompre les cadres d’un système juridique établi, on en étend les composantes au-delà
de leur limites antérieures et naturelles ». Voici par ailleurs un exemple de cette fonction historique de la fiction :
« Certaines fictions s’attachent (…) aux conditions des règles ou de concepts. Elles supposent la présence de
conditions qui n’existent pas en réalité, pour étendre artificiellement l’application d’une qualification ou d’une
règle juridique, ou, inversement, elles considèrent comme inexistantes des conditions réalisées » (p. 83).

319
légitimement se manifester au sujet de l’existence, de la pertinence et de l’utilité de telle ou
telle fiction1.

La position de Perelman en cette matière consiste, d’abord, à souligner le fait que « le


problème de la fiction juridique renvoie, pour sa compréhension, à celui de la réalité juridique,
dont elle prend le contre-pied »2, ensuite, à montrer que le fait de déterminer ce qu’est la réalité
juridique demeure un objet de controverse. En effet, à la question : qui détermine la réalité
juridique ? Plusieurs réponses sont possibles : le législateur, la jurisprudence, la doctrine ou
même le droit naturel. La détermination de la réalité juridique n’est donc pas une question qui
peut être tranchée d’une manière scientifique, mais est plutôt liée à des choix politiques,
doctrinaux ou autres. Et c’est en fonction de ces choix et des réponses qu’ils proposent que l’on
conçoit le rôle de la fiction et que l’on apprécie son usage.

Mais il demeure que, indifféremment à la réponse que l’on adopte, « celui qui peut
modifier, quand il le juge utile, la réalité juridique, n’aurait, en principe, nul besoin de la fiction.
Mais c’est quand cette modification n’est pas possible, ou peu souhaitable, ou ne peut pas se
faire de façon rétroactive, que le recours à la fiction devient le dernier moyen du juge, qui ne
peut pas s’accommoder de la loi pour des raisons intellectuelles ou morales »3.

V. La motivation des décisions de justice

D’emblée, deux conceptions, par ailleurs différentes, de la motivation de la décision


juridique sont rejetées par Perelman. La première, imposée dans la tradition essentiellement

1
« L’appréciation de l’utilité d’une fiction n’est pas innocente, surtout lorsqu’elle ne joue pas seulement un rôle
technique et s’attache à promouvoir une certaine politique juridique », Jean-Louis Bergel, op. cit., p. 81.
2
PFD, p. 348.
3
PFD, p. 348 − c’est nous qui soulignons. Ainsi, « les fictions jurisprudentielles, qui ne sont ni erreur ni tromperie
mais des procédés de technique juridique, sont utilisées parfois par des juges qui se refusent d’appliquer une
disposition législative, parce qu’ils la trouvent inique ou déraisonnable, et qui n’ont pas le pouvoir légal de modifier
le texte de la loi », PFD, p. 348. Selon Charles Huberlant (« La présomption de la connaissance de la loi dans le
raisonnement juridique », PFD, p. 226-227), « l’étude de la technique juridique nous montre que (…), à la
condition d’être utilisée avec mesure et de manière judicieuse, la fiction peut aider à mieux atteindre les fins du
droit, à mieux assurer la protection et le progrès des intérêts des membres de la collectivité. La fiction est semblable
au poison que l’art du médecin emploie à la dose réduite appropriée et fait servir au rétablissement de la santé ».
Dans la même ligne d’idées, Jean-Louis Bergel (op. cit.,) écrit : « Les cours et les tribunaux, investis du devoir de
juger à peine de déni de justice, sont tenus d’appliquer et de vivifier tous les éléments du droit positif, sans pouvoir,
théoriquement, se substituer au législateur. Mais, pour répondre aux besoins de la vie sociale, ils sont conduits,
lorsque la loi fait défaut ou est inadaptée, à ‘ruser avec la réalité pour la rattacher à des concepts et des règles
connus et susceptibles de permettre des solutions adéquates (…) [p. 83-84]. En définitive (…) les fictions
remplissent des fonctions de technique ou de politique juridique qui, malgré les dangers de la méconnaissance des
réalités par le droit, expliquent et justifient leur utilisation par les divers systèmes juridiques. Elles apparaissent
toujours et partout, dans les droits de la tradition romano-germaniques, musulmane ou de Common Law, comme
un instrument de rénovation de solutions archaïques et de promotion de solutions nouvelles. En même temps, elles
permettent, sans le figer, de maintenir, voire d’expliquer, de rationaliser et de prolonger l’ordre juridique
existant [p. 87] ».

320
française par la Révolution de 1789, conçoit la motivation comme l’indication des raisons
légales qui justifient le jugement, c'est-à-dire comme la fondation impersonnelle et
démonstrative des décisions eu égard à l’ordre juridique en vigueur. La seconde renvoie la
motivation à la subjectivité du juge, c'est-à-dire aux « mobiles psychologiques », aux
« opérations de l’esprit » qui ont conduit le juge à se décider tel qu’il l’expose dans le dispositif
du jugement1.

Les raisons du rejet de la conception subjective de la motivation sont multiples. Le cas


d’une décision collective où « les opérations de l’esprit de chacun des juges sont loin de
coïncider » ; le fait que « rien ne garantit que chaque juge soit parfaitement conscient de tous
les mobiles qui le portent vers une certaine solution » ; enfin, la prescription légale qui, dans le
cas d’un jury d’assisses, précise qu’elle « ne demande pas compte aux jurés des moyens par
lesquels ils se sont convaincus » ; ces trois limites suffisent à Perelman pour conclure qu’ « une
simple description des opérations de l’esprit du juge ne fournit pas nécessairement une bonne
motivation »2.

Mais à considérer son impact et sa prééminence dans la pensée juridique, la première


conception, qui identifie la motivation d’une décision de justice à sa fondation en droit, à la
référence à la loi, semble celle qui requiert une analyse critique plus importante.

Dans ce chef, il faut commencer par rappeler que « l’obligation de motiver est
relativement récente »3. Dans l’esprit de la Révolution française qui l’a instaurée, cette
obligation de motiver visait à subordonner le corps des juges au pouvoir législatif qui incarne
seul, depuis lors, la volonté générale. Cette subordination complète devrait trouver sa traduction
dans une « obéissance inconditionnelle des juges à la loi »4. La négation ainsi instituée du
pouvoir juridictionnel signifie principalement que « le juge, en appliquant la loi, n’avait pas à

1
Perelman cite, à titre d’exemple, T. Sauvel qui, dans « Histoire du jugement motivé » (Revue du droit public,
1955, p. 48), affirme que « les motifs bien rédigés doivent nous faire connaître avec fidélité toutes les opérations
de l’esprit qui ont conduit le juge au dispositif adopté par lui », cf. RDD. p. 112.
2
RDD, p.113. Perelman souligne, par ailleurs, que cette conception psychologique de la motivation se situe dans
la ligne de pensée cartésienne ; elle est la transposition, sur le plan juridique, du projet cartésien qui, pour construire
la connaissance parfaite, opère par un saut de l’évidence subjective à la validité universelle, c'est-à-dire par un
passage « du subjectif, de ce qui persuade un sujet, à l’objectif, à ce qui devrait persuader tous les autres » (p.112).
En effet, dans la « Préface de l’auteur au lecteur » qui ouvre l’édition latine des Méditations, Descartes déclare :
« J’exposerai premièrement dans ces Méditations, les mêmes pensées par lesquelles je me persuade être parvenu
à une certaine et évidente connaissance de la vérité, afin de voir si, par les mêmes raisons qui m’ont persuadé, je
pourrai aussi en persuader d’autres… » (Descartes, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Paris, Garnier, 1967, t.
II p. 393).
3
RDD, p. 113.
4
RDD, p. 114. Plus encore, « le tribunal de cassation a été instauré, en même temps [c'est-à-dire simultanément
avec l’obligation de motiver], pour veiller à ce que les cours et tribunaux, chargés d’appliquer la loi, expression
de la volonté nationale, n’usent pas de leur pouvoir en violant la loi » (p. 114-115).

321
se demander si la solution était équitable ou socialement admissible, car seul le législateur avait
à décider du juste et de l’injuste, de ce qui était ou n’était pas conforme à l’intérêt général »1.

Est-ce que la conduite des juges se conformerait à ce dessein légaliste ? Est-ce que la
jurisprudence exaucerait les vœux de l’esprit révolutionnaire en se privant de toute forme
d’indépendance à l’égard de la volonté exprimée du législateur ? Est-ce que le juge confinerait
son rôle dans les limites d’une simple et fidèle observation des prescriptions légales, et ainsi,
se refuserait-il à ne jamais recourir à des considérations extralégales, telles les idées du juste et
du raisonnable ? À toutes ces questions, Perelman répond : non. Il suffit, pour s’en persuader,
de voir comment le juge a transformé l’obligation de juger, instaurée par l’article 4 du Code
Napoléon suite à l’annulation du Référé législatif, en une latitude qui lui permettait
« d’invoquer l’un de ces trois cas [silence, obscurité ou insuffisance de la loi] pour justifier son
initiative »2.

La consultation de la jurisprudence permet de dégager plusieurs formes à travers


lesquelles se déploient l’initiative et l’importance croissante du rôle actif et productif des juges.
Voici, empruntées à Perelman, quelques-unes de ces formes :

✓ Le juge peut arguer du silence de la loi pour restreindre sa portée 3 ;

✓ Le juge peut créer des antinomies, pas seulement entre des dispositions légales, mais aussi entre
une loi et un principe général de droit4 ;

✓ Le juge peut déclarer que le sens d’une loi, qui paraît clair, ne l’est plus dans le cadre d’un cas
sortant de l’ordinaire5 ;

✓ Le juge, pour obvier à une conséquence inacceptable de l’application de la loi, peut opposer à
la loi son esprit ou même l’esprit du droit comme système global et cohérent de l’ensemble des
lois ;

✓ Le juge peut créer des théories juridiques pour restreindre ou élargir le champ d’application
d’une loi ;

1
RDD, p. 115.
2
RDD, p. 115.
3
Cf. pour des exemples, « Le problème des lacunes en droit, essai de synthèse », PLD, 1968, p. 548.
4
Cf. pour plus de détails, « Les antinomies en droit, essai de synthèse », AD, p. 401.
5
Cf. RDD. p. 116 où Perelman illustre ce procédé par la manière dont le célèbre arrêt de la Cour de cassation de
Belgique (Pas., 1919, I, p. 9), pour justifier le droit, pour le Roi et le gouvernement du Havre, de prendre des
arrêtés-lois, avait restreint la portée des articles 25, 26 et 130 de la constitution belge. Cet exemple fort montre
qu’« un texte qui, à la lecture, paraît éminemment clair, [peut cesser] de l’être du moment qu’il semble inapplicable
dans une situation sortant de l’ordinaire » (p. 115).

322
✓ Le juge, dans la mesure où il estime qu’il ne faut pas suivre le législateur, peut « opposer à la
volonté du législateur réel celle d’un législateur raisonnable, qui ne peut pas vouloir ce qui est
socialement inacceptable »1, comme il peut invoquer la nature des choses ou l’idée même du
droit (sinon naturel, du moins idéal) ;

✓ Le juge peut exercer son pouvoir, non pas uniquement à travers l’interprétation du droit, mais
aussi, et parfois principalement, à travers la qualification des faits ;

Ainsi arrive-t-on à considérer le juge, non pas comme un valet servile de la loi, mais
comme détenteur d’une latitude, d’une marge d’indépendance où « il opère des choix, dictés
non seulement par les règles de droit applicables, mais par la recherche de la solution la mieux
adaptée à la situation »2. Ces choix sont, certes, tributaires de jugements de valeur, mais ce n’est
pas pour cela qu’ils seraient nécessairement arbitraires. Car dans la perspective de Perelman,
ces choix sont encadrés et limités par « l’opinion moyenne », qui constitue pour ainsi dire une
sorte de référence externe dont le juge ne peut s’écarter par trop sans choquer et susciter un
malaise.

Une première mesure institutionnelle pour contrecarrer l’arbitraire et la subjectivité du


juge consiste à imposer la collégialité des tribunaux dans de nombreux cas jugés plus
importants. Mais c’est surtout la motivation qui devrait être repensée et reconsidérée sous cet
angle, c'est-à-dire celui qui impose aux juges de persuader qu’ils ont décidé d’une manière
acceptable. Ici apparaît clairement l’usage spécifique que Perelman fait du concept de
motivation en le réencadrant par une nouvelle conception du droit. En effet, le droit autoritaire
ne se justifie pas, ne cherche pas à persuader, mais s’impose. Mais un droit « qui se veut
démocratique, œuvre de persuasion et de raison, doit rechercher, par la motivation, à obtenir
une adhésion raisonnée »3.

Dans ce cadre, l’obligation de motiver un jugement ne signifie plus, comme c’était le cas
dans le chef de l’idéologie légaliste qui l’a instauré, le simple et unique fait d’indiquer la loi
applicable, mais elle signifie plutôt le devoir de « persuader un auditoire qu’il s’agit de
connaître, que la décision est conforme à ses exigences »4.

Quel est cet auditoire qu’il s’agit de persuader ? Il est fort variable. Mais l’on peut dire, à
la suite de Perelman, que la motivation vise globalement deux grandes catégories d’auditoires :

1
RDD. p. 116-117.
2
RDD, p. 119.
3
RDD, p. 122.
4
RDD, p. 122.

323
le législateur et l’opinion publique. Dans les deux cas, elle doit adapter ses attendus aux attentes
de l’auditoire auquel elle s’adresse. Ainsi, dans la mesure où elle cherche à persuader le
législateur du fait qu’elle ne s’écarte pas de sa volonté exprimée, il lui suffit d’indiquer la loi
qu’elle adopte pour la solution du cas traité. Mais pour gagner l’adhésion de l’opinion publique,
elle doit persuader que la solution prônée est conforme à l’intérêt public. Et ceci, elle ne réussira
pas à le réaliser sans se soucier de considérations relatives non pas à la loi, mais aux
conséquences de l’application de celle-ci.

Le rôle effectivement spécifique de la motivation se traduit donc dans cette perspective


qui, en même temps, vise à concilier « les exigences de la loi, l’esprit du système, avec
l’appréciation des conséquences »1. Ceci, par ailleurs, correspond à une vision moins autoritaire
qui envisage le droit comme étant « simultanément acte d’autorité et œuvre de raison et de
persuasion »2 et où « la plupart des problèmes juridiques sont résolus non par l’énoncé de la
seule réponse évidente, mais par un compromis qui résulte souvent d’un effort de ménager les
diverses valeurs qu’il s’agit de sauvegarder »3.

Force est donc de constater, en définitive, que la motivation, conçue originairement


comme une garantie contre l’initiative du juge, un gage de sa fidélité et de sa soumission, est
devenu, au cours d’une longue et profonde évolution de la jurisprudence, une occasion pratique
pour les juges d’introduire et d’imposer un pouvoir croissant qui leur permet d’adapter le droit
aux circonstances muables de la vie des gens et des sociétés. Des limites, pour modérer ce
pouvoir réel des juges et l’empêcher de s’égarer outre mesure de l’opinion commune, existent
effectivement. Mais devant l’impossibilité de pouvoir fixer ces limites définitivement et de
manière précise, Perelman note qu’elles peuvent être néanmoins approchées par des
« catégories vagues, mais expressives, comme celle du ‘raisonnable’ et du ‘déraisonnable’,
catégories relatives à l’époque, au milieu, à la situation concrète »4.

VI. La preuve en droit

Déjà en 1959, lors de la 13e session de la Société Jean Boudin, Perelman avait présenté
une étude intitulée « La spécificité de la preuve juridique »5 où il tenait pour un « dépaysement

1
RDD, p. 122.
2
RDD, p. 122.
3
RDD, p. 119.
4
RDD, p. 123.
5
ED, pp. 695-706.

324
intellectuel » le fait d’opposer à la conception de la preuve formulée par les logiciens et les
mathématiciens une réflexion sur les caractéristiques d’un système juridique moderne 1. Le but
de cette mise en opposition était d’expliquer que « le mécanisme de la preuve (…) consiste en
une démonstration dans un système mathématique et en une argumentation dans un système
juridique »2, et que « l’interprétation juridique est fondée sur une argumentation qui doit
convaincre le juge, et non sur une démonstration impersonnelle et contraignante »3. Pour
Perelman, ces considérations générales sur la preuve juridique sont capitales, car ce sont elles
qui éclairent les caractéristiques du débat juridique dans lequel s’insère la preuve proprement
judiciaire.

L’étude de la preuve en droit constitue donc une opportunité pour saisir la spécificité du
raisonnement juridique. Il convient, pour cet effet, de rappeler que, souvent, l’idée qu’on s’est
faite de la preuve en droit faisait dépendre cette dernière d’un ensemble de techniques qui
semblaient n’avoir aucune spécificité juridique. Ainsi, par exemple, pour Colin et Capitant :
« Prouver c’est faire connaître en justice la vérité d’une allégation par laquelle on affirme un
fait d’où découlent des conséquences juridiques »4 . Cette définition, qui expose la conception
classique de la preuve, lie étroitement l’acte de prouver à la valeur de vérité comme si l’action
du juge était similaire à celle d’un historien ou d’un détective qui s’efforçaient de « reconstituer

1
En effet, pour les premiers, « la preuve est normalement constituée par une démonstration permettant de déduire
une proposition de prémisses, qui sont des axiomes ou des propositions déjà prouvées antérieurement » ; dans la
conception axiomatique moderne, « un théorème sera une proposition prouvée, à partir des axiomes [dont on ne
se demande plus si elles sont vraies – contrairement à la conception classique de la méthode déductive qui
exigeaient que les principes soient des propositions parfaitement évidentes d’elles-mêmes], par l’application
correcte des règles de déduction du système [dont on se contente d’exiger qu’elles soient explicites et dépourvues
d’ambiguïté, qu’elles se réfèrent, non pas à des intuitions fondées sur le sens des propositions, mais seulement à
des signes et à des opérations sur les signes]» ; et, comme « il est essentiel qu’un système axiomatique soit
cohérent », il en ressort que, « dans un pareil système, on ne peut prouver le pour et le contre » ; d’un autre côté,
comme « il n’est pas indispensable (…) qu’un système axiomatique soit complet », il en ressort qu’il y existera
« des problèmes insolubles, des propositions dont on ne peut prouver ni la vérité ni la fausseté ». A la différence
d’un système axiomatique, un système juridique moderne, parce qu’il contient l’obligation de juger et celle de
motiver le jugement rendu, « est traité comme un système complet, dans lequel toute prétention des parties devrait
pouvoir être jugée conforme ou contraire au droit ». Et cette façon de considérer le système juridique impose de
laisser au juge une certaine liberté pour qu’il puisse juger en tout état de cause ; autrement dit, « l’obligation de
juger l’emporte sur la fidélité à telle ou telle règle de preuve, de déduction ou d’interprétation ». Ceci veut dire que
la justification d’une application du droit « ne consistera pas en une démonstration contraignante, appliquant des
règles énumérées au préalable, mais en une argumentation plus ou moins efficace ». On comprend ainsi « que,
devant un tribunal, il soit possible de plaider le pour et le contre », que « le juge qui statue, après avoir entendu le
pour et le contre, ne se comporte pas comme une machine, mais comme une personne dont le pouvoir
d’appréciation, libre mais non arbitraire, est le plus souvent décisif pour l’issue du débat » (Cf. pour ces citations,
ED, pp. 695-698) .
2
ED, 698.
3
ED, 700.
4
A. COLIN et H. CAPITANT, cours élémentaire de droit civil français, 10e éd. par Julliot de la Morandière, n°
718 ; cité par Perelman dans PD, p. 357.

325
le passé tel qu’il a été »1, et d’autre part, comme si les techniques de preuve en droit ne
dépendaient que « de critères scientifiques, des règles de logique, de l’expérience commune, du
bon sens »2. Pour Perelman, l’administration effective de la preuve ne correspond pas à cette
conception, mais présente plusieurs traits spécifiques qui obligent à distinguer « le
raisonnement du juge, assujetti à des règles de procédure civile ou criminelle, du raisonnement
du chercheur, celui dont les seules préoccupations sont d’ordre scientifique, l’établissement de
la vérité objective »3.

Ainsi, au lieu de s’en tenir à l’assimilation pure et simple de la preuve en droit aux
procédés de preuve valables dans les disciplines où la recherche de la vérité constitue la
préoccupation fondamentale, il faut étudier les techniques de preuve telles qu’elles sont
pratiquées par les juristes pour saisir leur particularité, ainsi que la particularité du type de
raisonnement qui les exige et où elles sont insérées. Et bien que les systèmes juridiques
proposent diverses théories de preuve et procèdent par des techniques de preuve fort différentes,
et bien que les diverses branches de droit (civil, pénal, commercial…) soient animées par des
visées qui ne sont pas toujours similaires, il n’en demeure pas moins que l’administration de la
preuve en droit constitue un processus qui est toujours inscrit dans une trame axiologique où
plusieurs valeurs, et pas seulement celle de la vérité, interviennent à des degrés de force
variables. Et c’est précisément par le biais de son rapport aux valeurs prééminentes dans un
système de droit ou dans une branche de droit, que la preuve des faits participe à conférer au
raisonnement juridique, dont elle frome une partie, la spécificité qu’il s’agit de lui reconnaître.

Une première valeur qui encadre l’administration de la preuve en droit est celle de la
sécurité juridique qui impose de s’efforcer d’éliminer les incertitudes du droit. Perelman
souligne dans ce cadre que, outre les codifications, la promulgation officielle des lois et la
publication des décisions de justice, le souci de garantir cette valeur a amené les techniciens du
droit à chercher « à prévenir les litiges portant sur le fait, et quand ils se présentent, à faciliter
leur solution par le juge »4. C’est ainsi que le droit prévoit, dans ce cadre, plusieurs moyens
pour simplifier et maîtriser la charge de la preuve.

1
LJ, p. 26.
2
PD, p. 357.
3
LJ, p. 26. En ce sens, « un historien, un biologiste ont le droit de dire : je ne sais pas. Le refus de juger constitue
au contraire le déni de justice. C’est que la preuve en droit n’est pas son propre but à elle-même : le juge, s’il
procède en partie comme un historien, n’est pas un historien. Ce n’est pas la connaissance du passé qui est l’objet
de sa recherche, elle n’est que préparatoire à la décision qu’il faut prendre », H. Batiffol, « Observations sur la
preuve des faits », PD, p. 304.
4
PD, p. 357.

326
Un premier moyen consiste à remplacer « par une sorte de présomption légale, un fait
difficile à établir par un autre dont la preuve est facile »1. Le fait de savoir, par exemple, si tel
adolescent a atteint ou non le degré de maturité nécessaire pour jouir de ses droits civils et
politiques, si tel mari est ou non le père d’un enfant issu du mariage, si tel vendeur connaît ou
non les vices de sa marchandise, est certes une tâche difficile. Alors, pour obvier à cette
difficulté, le législateur fixe, pour le premier cas, l’âge de la majorité, et présume, pour le
deuxième cas, que le mari est le père de l’enfant conçu dans le mariage ; le juge, quant à lui,
présume, pour le troisième cas, que le vendeur professionnel connaît bien les vices de ce qu’il
vend ; il en résulte que, « suite à ces présomptions on sacrifiera sans doute, dans certains cas,
la vérité à la sécurité juridique, mais on n’hésite pas à payer à ce prix pour diminuer le nombre
de litiges »2. Dans cette même visée d’assurer la sécurité juridique, un autre moyen pour
diminuer le nombre de litiges relatifs à la preuve des faits consiste à recourir « aux preuves
préconstituées : registres d’état civil, cadastre, enregistrements, actes solennels, actes notariés,
actes sous seing privé »3.

Par ailleurs, le problème de la preuve est intimement lié au procès. Raison pour laquelle
le droit de la preuve ne peut être envisagé comme une recherche libre de la vérité, mais plutôt
en tant que processus assujetti à des règles plus ou moins strictes 4.

Relativement aux parties du conflit, la règle est que la charge de la preuve incombe au
demandeur ou à l’accusateur. En effet, l’accusé étant présumé innocent, c’est l’accusateur qui
doit prouver sa culpabilité. De même, « c’est au demandeur qui désire obtenir du tribunal une

1
PD, p. 358. « L’existence d’un fait ou d’un acte juridique peut parfois être trop difficile à établir. Dans certains
cas, la loi dispense la partie de sa preuve directe et déduit la vérité du fait de l’existence d’un autre fait, plus facile
à démontrer. On dit qu’il y a présomption légale [note 3: l’article 1349 définit celle-ci comme « la conséquence
que la loi tire d’un fait connu à un fait inconnu »], laquelle s’analyse non en une dispense de la charge de la preuve,
mais en déplacement de l’objet de la preuve », Alex Weill, Droit civil − introduction générale −, p. 284. Dans le
même sens, « la présomption rend possible la décision de l’application du droit, quand on ne peut pas déterminer
la vérité selon les procédures admises. La solution imposée par la présomption remplace les doutes du tribunal en
ce qui concerne l’existence des faits. La vérité formelle remplace la vérité matérielle quand on ne peut pas
déterminer celle-ci », Jerzy Wróblewski, « La preuve juridique : axiologie, logique et argumentation », PD, p. 341.
2
PD, p. 358.
3
PD, p. 359.
4
Déjà en 1959, dans son étude sur « la spécificité de la preuve juridique » (ED, p. 700-701), Perelman présentait
cet aspect réglementé de la démarche du juge comme la principale manifestation de la spécificité de la preuve
judiciaire. Ainsi : alors que [1] « l’historien est libre, en principe, d’étudier les faits qui l’intéressent, de choisir
son sujet (…) », qu’ [2] « il est tout à fait exceptionnel qu’intervienne formellement, en matière scientifique, une
décision ayant l’autorité de la chose jugée », que [3] « la manière dont un savant indépendant utilise le temps dont
il dispose pour des recherches jugées intéressantes et fécondes est une question laissée entièrement à sa libre
appréciation », « le juge ne possède pas cette liberté. Il ne choisit pas les affaires qu’il aura à juger : il est saisi
d’un litige et, en statuant, il accomplit un acte de souveraineté, qui a pour but d’établir la paix judiciaire, en disant
ce qui est conforme au droit [contrairement à 1]. Il doit juger dans un délai raisonnable [contrairement à 3], et ses
décisions auront l’autorité de la chose jugée, après l’expiration des délais prévus pour interjeter appel et se pourvoir
en cassation [contrairement à 2] ».

327
décision qui modifierait, en sa faveur, un état de fait, de prouver que cet état est contraire au
droit. Le défendeur peut se contenter de nier. Ce n’est que s’il allègue quelque chose pour sa
défense, qu’il a la charge de prouver ce qu’il avance »1. Cependant, lorsque le conflit met en
face, non pas des particuliers, mais un particulier et une administration, le juge « peut ordonner
à l’administration de présenter toute la documentation concernant une affaire, même si elle doit
ainsi apporter elle-même les preuves qui se retourneront contre elle »2.

Cette dernière remarque nous amène au rôle du juge dans la preuve en droit. Le premier
élément qui détermine ce rôle est le fait que « le juge ne prend pas d’initiative : il est saisi d’une
affaire »3. Pour garantir l’impartialité de sa décision, des règles de compétence sont
préalablement établies. C’est ainsi, par exemple, que nul ne peut être distrait de son juge naturel,
qu’il est interdit de créer des tribunaux spéciaux, que le juge doit se récuser « s’il peut exister
le moindre soupçon que son jugement puisse être influencé par des rapports de famille, d’amitié
ou d’intérêt »4, et que, lorsqu’il s’agit de convaincre un jury, « les deux parties auront le droit
de récuser, au moment de la constitution du jury, ceux dont l’impartialité leur paraît douteuse »5.
Plus encore, le juge peut, dans le cas où le procès est plaidé devant un jury, se montrer « plus
exigeant quant à l’admissibilité des preuves »6, en procédant à l’exclusion des « témoignages
par ouï-dire, qui expriment de simples opinions, et ceux qu’il considère comme irrelevants »7 ;
autrement, le jury, généralement inexpérimenté, risque d’être facilement impressionnable.

Un autre élément qui détermine le rôle du juge dans la preuve en droit est apporté par
l’évolution de la procédure qui « impose actuellement au juge, que l’on veut neutre, de ne pas
rester passif et d’ordonner des mesures nécessaires à l’établissement de la vérité »8. En effet, le

1
« Le raisonnement juridique », DMR, p. 95. « C’est à celui qui réclame un changement dans une situation établie
de rapporter la preuve que ce changement doit être opéré ; les situations qui existent et qui ont jusqu’ici duré sans
susciter de difficultés, doivent en principe être maintenues jusqu’à ce que soit prouvé la nécessité de leur
renversement (…). La charge de la preuve pèse donc d’abord sur le demandeur : actori incumbit probatio (…).
Mais si, pour se soustraire aux conséquences des preuves apportées par le demandeur, le défendeur fait à son tour
valoir une allégation, il lui appartient d’en établir le bien-fondé (…). Si bien que l’on peut dire que le défendeur,
en proposant ses moyens de défense, devient demandeur (…). Ainsi, la charge de la preuve se déplace suivant les
alternances de la discussion judiciaire, le principe étant que chaque partie a la charge de la preuve des faits et actes
juridiques qu’elle allègue », Alex Weill, op. cit., p. 281.
2
DMR, p.95.
3
DMR, p.94. « En principe, l’initiative du recours aux mesures d’instruction émanait des parties », Alex Weill, op.
cit., p. 279).
4
LJ, p. 28.
5
LJ, p. 28.
6
DMR, p. 94.
7
LJ, p.28.
8
PD, p. 359. Dans ce même sens, Alex Weill (op. cit.,), évoquant « le rôle du juge en matière de preuve dans les
instances civiles », et après avoir noté qu’ « un principe fondamental a longtemps dominé le procès privé : la
charge de la preuve incombe aux parties elles-mêmes, la procédure dans l’instance étant traditionnellement du type
accusatoire », écrit ceci : « Cependant une lente évolution s’était dessinée, tendant à donner au juge une plus grande
initiative en matière de preuve : de façon générale, le juge chargé de suivre la procédure pouvait ordonner même

328
juge moderne dispose d’un pouvoir important dans la recherche des preuves : il peut ordonner,
d’office ou à la demande des parties, « toutes les mesures d’instruction légalement admises ».
Chaque fois, donc, que des éléments nécessaires pour statuer font défaut, le juge est conduit à
sortir de son attitude passive et ordonner une ou des mesures d’instruction pour recueillir les
données indispensables à l’établissement des faits 1. Les tiers, comme les parties, sont obligés
d’apporter leur concours à la justice, en produisant tous les éléments de preuve qu’ils
détiennent, sauf en cas d’empêchements légitimes ; sinon, en plus des peines envisageables, le
juge peut tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus.

Un dernier élément qui détermine le rôle du juge dans la preuve en droit est celui qui se
rapporte à l’appréciation des preuves. En cette matière, deux tendances s’opposent : celle de la
preuve légale où la loi détermine les modalités d’admission des preuves ainsi que leur force
probante, et celle de la preuve libre où le juge peut apprécier les preuves, rapportées par tous
moyens, selon son intime conviction. Il faut noter qu’en réalité, aucune des deux tendances
n’arrive à s’imposer de façon exclusive et absolue 2. Cependant, Perelman souligne que, d’un
point de vue historique, si « à la fin de l’Ancien régime s’établit une hiérarchie légale des

d’office toute mesure d’instruction » ; autrement dit, « la conception traditionnelle d’une procédure accusatoire, à
la disposition des parties, est en voie de mutation » (p. 278-279). Par ailleurs, ce même auteur, lorsqu’il aborde la
procédure de l’instance, commence par préciser que « suivant la conception libérale qui, durant trois siècles a
inspiré notre Droit classique, le procès civil était avant tout affaire privée reposant en quelque sorte sur un contrat
judiciaire entre les parties (…). Le juge n’en était pas le maître, il avait un rôle passif », mais souligne après que «
le progrès des doctrines sociales a fait ressortir que l’instance est en grande partie matière de Droit public, puisqu’il
s’agit d’un recours des particuliers au juge, chargé au nom du souverain de dire le Droit en vue de maintenir l’ordre
social » ; il affirme certes qu’ « en dépit de cette dernière tendance notre procédure civile correspond toujours en
principe à un schéma de type accusatoire », que « l’instance appartient en quelque sorte aux plaideurs qui
continuent d’avoir la faculté d’initiative, d’impulsion, de désistement, d’acquiescement, sauf dans certains
domaines où l’ordre public entre en jeu », mais il ne manque cependant pas de reconnaître que « le législateur
contemporain s’est efforcé de donner au juge une plus grande initiative dans la conduite du procès » (p. 345-346).
1
« Le principe de neutralité du juge a (…) toujours eu des limites et n’a jamais impliqué une passivité totale. Non
seulement le juge a mission d’arbitrer la charge et la régularité de la preuve et d’en apprécier les résultats (…)
[mais il a aussi] toujours eu certains pouvoirs même pour ordonner d’office l’administration des preuves du fait
invoqué, s’il lui paraît concluant, à savoir, soit une enquête (…), soit une expertise (…) ou une descente sur les
lieux (…), soit la comparution personnelle des parties (…), soit le serment supplétoire (…), soit la représentation
des livres de commerce (…) », Alex Weill, op. cit., p. 279.
2
Ainsi, Alex Weill note dans un premier temps que « deux grandes tendances s’opposent quant au régime de la
preuve. Le système dit de la preuve légale confie au législateur le soin d’apprécier la valeur respective des procédés
de preuve. Ce système consacre une hiérarchie entre les preuves, limite, selon les cas, l’admissibilité de certains
procédés, et commande au juge de tenir pour vrais les faits établis par certains moyens de preuves. A l’opposé, le
système de la liberté de la preuve ou, selon la formule consacrée, de la preuve morale, laisse aux partie la liberté
de choisir entre les procédés de preuve ; aucune hiérarchie n’existe alors entre les modes de preuve et le juge a
pleine latitude pour former sa conviction » ; et dans un second moment, il écrit : « Aucun de ces deux systèmes ne
l’emporte dans notre droit civil », op. cit., p. 314. De plus, mais dans un sens légèrement différent, « le droit a
créée deux modèles de la ‘théorie des preuves’ déterminant comment le tribunal doit raisonner en les acceptant ou
les rejetant. Le premier modèle c’est la ‘théorie légale (ou formelle)’, le second – ‘la théorie de la libre évaluation
des preuves’ nommée aussi ‘la théorie de l’intime conviction du juge’. Les procédures actuellement en vigueur
acceptent un compromis dans lequel le second modèle a une position dominante », Jerzy Wróblewski, « La preuve
juridique : axiologie, logique et argumentation », PD, p. 348.

329
preuves devant laquelle le juge ne peut que s’incliner », il n’en sera plus de même
ultérieurement, car « déjà au XVIIIe siècle, sous l’influence des écrits de Beccaria, et surtout en
droit pénal, on fera de plus en plus dépendre la preuve des faits de l’intime conviction des juges
»1. Par ailleurs, le dosage entre la preuve légale et la preuve libre varie selon les exigences
spécifiques des différentes branches du droit. A ce chef, Perelman précise que, « si dans les
affaires civiles, de quelque importance, la preuve sera réglementée – car on continuera à exiger
des écrits, et même parfois des documents authentiques – en droit commercial, et surtout en
droit pénal, l’importance accordée à l’intime conviction du juge met au premier plan le rôle de
ce dernier »2. Ce pouvoir d’apprécier librement la valeur des preuves, qui accroît le rôle du juge,
n’a cependant pas, toujours, la même portée. Ainsi, par exemple, on peut distinguer, comme le
suggère Robert Legros 3, l’intime conviction d’un jury de celle d’un juge. Dans le premier cas,
« l’intime conviction n’étant pas soumise au contrôle d’une instance supérieure, remplace la
preuve et met le jury au-dessus de la loi humaine »4. Ce fait que le jugement du jury est sans
appel rend d’ailleurs possible le recours à la fiction qui, par une fausse qualification des faits,
permet au jury « d’aboutir à la décision judiciaire souhaitée sans toutefois violer la loi »5, et
partant de faire « prévaloir une décision qu’il considère conforme à l’équité sur une justice
conçue comme conformité à la loi »6. Dans le second cas, l’intime conviction ne signifie pas un
pouvoir d’appréciation illimité dans la mesure où la décision peut être cassée du fait qu’elle est
soumise au contrôle d’instances supérieures7.

Relativement aux faits qu’il y a lieu de prouver, le principe est qu’on ne doit prouver que
les faits contestés, mais à condition qu’ils soient pertinents8. Autrement dit, la preuve ne doit

1
LJ, p. 27.
2
LJ, p. 28.
3
Robert Legros, « La preuve légale en droit pénal », PD, pp. 149-173.
4
PD, p. 362. « Le jury est souverain. Il peut répondre sans être lié par la règle de droit. Il peut affirmer le contraire
de la réalité juridique (…) et même le contraire de la réalité tout court (…) », Robert Legros, « La preuve légale
en droit pénal », PD, p. 152.
5
DMR, p. 96.
6
PD, p. 362.
7
« L’intime conviction ce n’est pas, et ce ne peut pas être, l’entière liberté ou en tout cas cette liberté ne peut pas
être déliée de tout contrôle logique, sauf en matière de jury », Paul Foriers, « Introduction au droit de la preuve »,
PD, p. 24. Dans le même sens : « Aux assises, la conviction est une preuve ; devant les autres juridictions, la
conviction doit être l’effet d’une preuve », Robert Legros, « La preuve légale en droit pénal », PD, p. 153. Cf.
aussi, Jerzy Wróblewski, « La preuve juridique : axiologie, logique et argumentation », PD, pp. 349-352 [où l’on
peut lire : « La ‘libre évaluation des preuves’ n’est pas pourtant libre des règles de la logique. La ‘logique’ signifie
ici le respect du principe de contradiction et de la rationalité interne de la décision de preuve » (pp. 351-352) ou
« dans ‘la théorie de la libre évaluation des preuves’ le critère du fond c’est la conviction intime du juge. Cette
conviction est pourtant contrôlée – selon la loi le juge doit indiquer les preuves qu’il accepte et donner les raisons
du rejet des autres, il doit déduire sa décision de preuve des prémisses qu’il a acceptées » (p.354)].
8
Et bien évidemment, cela suppose cette idée, qui est d’ailleurs consacrée par l’usage le plus répandu dans la
doctrine, selon laquelle l’objet de la preuve est le fait et non pas le droit : « Il est vrai, dit Perelman, que, chez
nous, la preuve du fait est nettement séparée du débat en droit » ; en effet, « si prouver devant un tribunal, c’est

330
porter que sur les faits qui peuvent avoir une certaine influence sur l’issue du procès. Ainsi,
sont exclus, d’emblée, de la procédure de la preuve, les faits notoires, les faits incontestés et les
faits simplement présumés. Plus encore, le juge « a le droit de déclarer que la preuve de certains
faits est inadmissible. Il peut refuser d’admettre la preuve de faits irrelevants, dont la matérialité
n’influence en rien l’issue du procès, ainsi que des faits dont la preuve n’est pas permise, par
exemple de ceux dont fait état une diffamation, et ceci en vue de protéger la réputation de
personnes privées. Est inadmissible également la preuve des faits auxquels s’oppose une
présomption légale irréfragable, telle que l’autorité de la chose jugée. De même, le mari,
présumé père de l’enfant conçu pendant le mariage, est le seul à pouvoir le désavouer, et ceci
uniquement dans les conditions prévues par le Code Civil (…) ; le juge n’admettra pas non plus
la preuve de faits couverts par la prescription »1. Pour Perelman, « ces quelques exemples
montrent comment la considération d’un intérêt social supérieur peut s’opposer à
l’établissement de ‘la vérité objective’ »2.

Force est donc de constater que « l’administration de la preuve trouve des obstacles dans
les valeurs jugées plus importantes »3. Nous savons en effet que, par exemple, outre le fait que
la torture est interdite dans un État de droit, «la loi protège le domicile, le secret des lettres, le
secret professionnel, le secret d’Etat ou le secret dans l’intérêt du service (…) »4. A ce sujet, A.
Vanwelkenhuyzen remarque justement que, « derrière la preuve et le secret, des valeurs
contradictoires s’opposent. Il s’agit généralement de voir ce qui est le plus utile à l’intérêt

fonder une prétention, en établissant ‘le fait qui y donne naissance et les conséquences juridiques qui en découlent
eu égard au système de droit en vigueur’ [H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 2e éd. Bruxelles,
1942, t. III, pp. 662-663], il est important de souligner que, techniquement, la preuve juridique ne concerne que le
fait » (« La spécificité de la preuve juridique », ED, respectivement, p. 700 et p. 699). Voici, par ailleurs, un
passage d’Alex Weill (op. cit., p. 283-284) qui expose cette idée : « La détermination de l’objet de la preuve est
commandée par la distinction du fait et du droit. Les prétentions des parties se fondent sur deux sortes d’éléments.
Les premiers, ce sont les faits et actes juridiques qui servent de base à une prétention (…). Les éléments de droit
sont les règles juridiques que l’on prétend applicables à la cause (…). Cette distinction faite, l’objet de la preuve
qui incombe aux parties porte seulement sur les éléments de fait. Les parties n’ont pas à prouver l’existence ou la
portée des règles juridiques applicables à ces éléments. C’est au juge de dire le Droit. Jura novit curia, la cour
connaît le Droit, dit une vieille maxime (…). Il existe toutefois deux sortes de règles dont la jurisprudence laisse
aux parties la charge d’établir l’existence. Il en est ainsi pour : 1° les usages ou coutumes (…) ; 2° la loi étrangère
(…) ». De son côté, J. Ph. Levy, qui a étudié « Les classifications des preuves dans l’histoire du droit », précise
que « les rhéteurs sont les seuls à placer la preuve du droit parmi les preuves. Toutes les autres listes n’envisagent
que la preuve des faits. Du reste depuis longtemps règne l’adage ‘Avocat, passez aux faits. La cour sait le droit’.
Maintes fois cependant les avocats ont à prouver un droit douteux, non seulement quand il s’agit d’interpréter les
règles, mais même, ce qui est plus rare de nos jours, de les établir. Cela arrive encore pour les règles des droits
étrangers. Cela arrivait souvent dans l’ancienne France pour les coutumes », PD, p. 57, note 162.
1
LJ, p. 26.
2
DMR, p. 95.
3
PD, p. 363.
4
PD, p. 363-364.

331
général : la prétention de prouver ou le fonctionnement d’une institution que le secret tend à
protéger »1.

La définition classique de la preuve est donc insuffisante dans la mesure où elle perd de
vue ce jeu complexe des différentes valeurs qui déterminent plus ou moins la mise en œuvre du
processus de preuve2. Dans une conception qui envisage le droit, non pas comme un système
fermé et isolé, mais comme une structure fortement imprégnée des valeurs de son milieu et
comme un moyen pour agir de manière acceptable dans ce milieu, l’on ne peut plus concevoir
la preuve en droit uniquement dans son rapport à l’établissement de la vérité.

La conception de la preuve proposée par Perelman ne nie pas entièrement la définition


classique, mais elle critique son aspect formel qui détache la preuve de la trame axiologique du
milieu où elle est administrée et que le droit ne peut négliger. Ainsi, il est vrai, pour lui, que
« prouver c’est faire connaître en justice la vérité d’une allégation par laquelle on affirme un
fait d’où découlent des conséquences juridiques », mais à condition « d’ajouter que les
techniques de la preuve et la vérité qu’elles doivent faire admettre soient conciliables avec
d’autres valeurs considérées parfois, comme plus importantes, de façon que, en fin de compte,
les conséquences juridiques qui en résultent soient considérées comme justes 3. La preuve et la
vérité ne sont que des moyens de réaliser la justice, telle qu’elle est conçue dans une société
donnée »4.

Finissons par un retour à l’étude de 1959 sur la spécificité de la preuve juridique. Dans
cette étude, Perelman terminait son propos par opposer le jeu complexe de l’administration de

1
André Vanwelkenhuyzen, « Preuve et secret en droit public », PD, p. 275.
2
Cf. Van De Kerchove, « La vérité judiciaire : Quelle vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? », Déviance et
Société, 2000, Vol. 24, N° 1, pp. 95-101 : « … il semble préférable d’admettre que le souci de vérité, comme tout
objectif de justice au sens rétributif du terme, s’efface devant d’autres préoccupations dont la valeur peut, à
certaines conditions, être jugée supérieure » (p. 100).
3
Pour illustrer ce lien intime entre la preuve juridique et la nature des conséquences qui en découlent, voici un
exemple présenté par H. Batiffol, dans ses « Observations sur la preuve des faits » (PD, p. 312-313) : « Trois
chasseurs ont tiré dans une direction où la visibilité était insuffisante, et ce tir a blessé le demandeur en réparation.
A plusieurs reprises il a été établi que la victime n’avait été touchée que par le tir d’un seul fusil, mais sans qu’on
puisse déterminer lequel. Les tribunaux ont d’abord estimé qu’ils ne pouvaient condamner aucun des trois
défenseurs, faute de preuve du lien de causalité entre leurs trois actes assurément imprudents et le dommage subi
par le demandeur. Le bon sens proteste : si l’un des imprudents avait été seul, il aurait payé ; parce qu’il était
accompagné de deux autres imprudents, personne ne paiera. Aussi la jurisprudence a-t-elle finalement décidé de
condamner solidairement les défendeurs à la réparation du dommage. Mais il a paru impossible d’envisager une
poursuite pénale pour blessures involontaires sans l’identification de l’auteur des blessures. On voit donc que le
repli sur une position qui ne cherche pas le fait réel n’est pas la même suivant les matières (…). L’impression est
qu’on cherche moins la vérité qu’une indemnisation ». Dans ce même sens, Perelman, en suivant les exemples
(parmi lesquels celui qu’on vient de citer) et les analyses de Batiffol, écrit que « l’appréciation des faits peut varier,
pour un même fait et un même ensemble de preuves, selon les conséquences juridiques qui en résulteront » (PD,
p. 363).
4
PD, p. 364 − C’est nous qui soulignons.

332
la preuve en droit à la conception de la preuve que Descartes préconisait dans sa méthode, mais
aussi à la conception scientifique de la preuve. Concernant le premier point, nous savons, en
effet, que Descartes était « obligé d’écarter tout ce qui n’est qu’opinion, conjecture,
présomption »1 ; or, cette conception, qui impose de n’admettre comme vrai que ce qui se
présente à l’esprit de façon évidente, s’oppose nettement non seulement à la justice humaine
qui « doit souvent se contenter de probabilités, voire d’apparences »2, mais aussi à la manière
contemporaine de concevoir et les sciences déductives et les sciences naturelles 3. Concernant
le second point, Perelman précise que la preuve scientifique, même si elle n’est plus fondée sur
l’évidence indubitable, demeure nettement différente de la preuve juridique. En effet, alors
qu’en matière scientifique, la preuve « ignore la séparation des pouvoirs » et ne connaît que les
présomptions de l’homme, c'est-à-dire celles à l’égard desquelles la preuve du contraire est
toujours admissible, en droit, par contre, « la hiérarchie des preuves établie par la loi fournit
des présomptions dont le juge doit tenir compte, quelle que soit son intime conviction »4. Par
ailleurs, il faut noter que la hiérarchie des preuves n’est pas fixe, ni dans le temps ni dans
l’espace5, ni même parfois dans le domaine envisagé6 : elle varie d’une époque à l’autre, d’une
société à l’autre et même parfois d’une branche de droit à l’autre 7. Et c’est pour cette raison que

1
« La spécificité de la preuve juridique », ED, p. 704.
2
H. Batiffol, « Observations sur la preuve des faits », PD, p. 314 ; « Le plus souvent les juges recherchent dans
une affaire complexe quelle est la thèse la plus probable, la plus vraisemblable. Ce en quoi ils s’appuient sur l’idée
que leur mission n’est pas d’établir le vrai en soi, ce qui excède (trop) souvent les possibilités humaines, mais de
‘départager’ les parties, c'est-à-dire de rechercher quelle est celle dont la position est, tout compte fait, plus solide
ou moins vulnérable que celle de son adversaire (…). Comme le vrai en soi, le juste en soi nous est difficilement
accessible : le droit a pour première mission de régler des relations en vue d’une vie sociale au moins possible, et,
autant qu’il se peut, bienfaisante » (p. 305).
3
Les premières parce qu’elles sont devenues le lieu d’un formalisme triomphant qui néglige l’évidence des
axiomes et se contente de poser des signes dépourvus d’ambiguïté et d’opérer sur eux un calcul ; les secondes
parce qu’elles ne peuvent plus, elles-mêmes, se passer du calcul de probabilité et donc de présomptions et
d’hypothèses (Cf. « La spécificité de la preuve juridique », ED, p. 705).
4
« La spécificité de la preuve juridique », ED, p. 705.
5
« On conçoit que, dans un siècle d’analphabétisme, on admette la règle ‘témoins passent lettres’ et que dans un
autre, où l’instruction est répandue, on applique la règle opposée ‘lettres passent témoins’ », « La spécificité de la
preuve juridique », ED, p. 706 ; « si, dans le passé, et en vue de protéger la famille, la loi interdisait la recherche
du père adultérin ou incestueux, le sentiment qui favorise aujourd’hui les enfants naturels au détriment de la famille
permet la recherche de la paternité, en ayant recours même à des méthodes d’examen sanguin », PD, p. 363.
6
« Il est normal que, dans un litige civil, on se fie à la preuve prépondérante, à la thèse la plus probable, alors
qu’en droit pénal on ne peut condamner que quand les faits sont établis d’une façon pratiquement certaine », PD,
p. 363.
7
Cf. pour une étude historique des hiérarchies des preuves, J. Ph. Levy, « Les classifications des preuves dans
l’histoire du droit », PD, pp. 27-58. Dans cette étude, l’auteur étudie la classification de la rhétorique grecque et
romaine, celle de la scolastique médiévale (le droit savant romano-canonique avec ses persistances à l’époque
moderne jusqu’aux approches de la Révolution ou des codifications) et celle des législateurs successifs (depuis le
Bas Empire jusqu’aux Code civil de 1804, le Code de procédure pénale de 1957-1959 et le Code de procédure
civile de 1975). Notons que l’auteur termine son étude par cette fine remarque : « Au total, l’autorité respective
de bien des preuves est appelée à varier, comme la plupart des règles du droit. Un ordre pour les exposer est
évidemment préférable au chaos. Mais on peut se demander si une classification poussée est bien opportune : elle
n’est au fond pas indispensable ; et si elle est inoffensive, souvent intéressante sous la plume d’auteurs originaux,

333
Perelman considère que « cette hiérarchie est fondée normalement sur ce qui, dans un milieu et
à une époque donnés, semble fournir le plus de garanties à la justice »1.

J. Wróblewski parle en ce sens de l’axiologie de la preuve juridique et affirme que « c’est


[là] la spécificité de la décision de preuve – on ne peut en règle générale faire abstraction des
évaluations » ; et de cet état de chose, il tire la conclusion que « la logique et l’argumentation
se combinent dans la preuve juridique (…). Logique et argumentation sont nécessaires pour
justifier les décisions de preuve »2. Or, c’est exactement dans la ligne de cette conclusion qu’il
faut entendre les propos tenus par Perelman dans le dernier paragraphe de l’article de 1959, et
où il soulignait que les questions que soulève la preuve juridique, et au sein desquelles des
préoccupations théoriques se mêlent à des préoccupations pratiques, « ont un intérêt, pas
seulement historique et sociologique, mais également épistémologique » ; en effet, si le
problème de la preuve en droit « ne constitue qu’un aspect du problème général de la preuve »,
et si la preuve − « visant, en fin de compte, à fonder une conviction » − « ne se présente pas de
façon uniforme, mais varie selon les domaines et les cas d’application », force est de constater
qu’ « un examen approfondi de la preuve en droit, de ses variations et de son évolution, peut
nous informer, plus que toute autre étude, sur les rapports qui existent entre la pensée et
l’action »3. L’argumentation juridique acquiert ainsi, non seulement une fonction descriptive
de la pratique du droit, mais aussi une fonction paradigmatique, une exemplarité dont il serait
fortement utile de s’inspirer pour comprendre la raisonnement pratique et la rationalité en
général.

VII. Les notions à contenu variable en droit

Une conception du droit, qui fait de la sécurité juridique sa seule préoccupation, son seul
idéal, ne saurait tolérer l’ambiguïté et l’indétermination de la loi. Car la sécurité juridique exige
que les droits et les obligations soient connus par les justiciables et consacrés dans la pratique
d’une manière qui répond à certains critères jugés comme essentiels, tels « la prévisibilité,
l’impartialité, l’égalité devant la loi, l’absence d’arbitraire des administrateurs et des juges »4.
Dans cette perspective, l’ambiguïté, conçue comme source de conflits et de controverses, n’est

elle peut s’avérer néfaste quand elle reçoit la consécration soit d’un législateur, soit d’une doctrine ou d’une
jurisprudence constante » (p. 58 – c’est nous qui soulignons).
1
ED, p. 705-706.
2
Jerzy Wróblewski, « La preuve juridique : axiologie, logique et argumentation », PD, p. 355.
3
ED, p. 706.
4
RDD, p. 132.

334
considérée qu’à travers les risques d’arbitraire et d’abus qu’elle occasionne. C’est cette
conception, centrée sur la sécurité juridique, qui explique l’effort que le législateur s’impose en
vue de limiter le pouvoir d’appréciation des juges. Un des moyens qui ont été considérés comme
les plus efficaces pour restreindre l’intervention des juges consiste à s’évertuer à éliminer toute
confusion dans la formulation des dispositions légales.

La sanction de l’ivresse au volant fournit un bon exemple de cette entreprise : la notion


d’état d’ivresse, qui est une notion qualitative mal définie, est remplacée par une notion
quantitative qui se prête à une détermination objective et plus exacte, à savoir celle de taux
d’alcoolémie. Au lieu donc de permettre au juge d’apprécier librement l’état d’ivresse du
conducteur, le recours à la notion précise de taux d’alcoolémie, qui ne donne lieu à aucune
controverse, a comme conséquence de réduire le rôle du juge à une simple application qui tire
« les conséquences légales, fixées par le législateur, d’un état de fait établi objectivement »1.
C’est aussi dans cette même perspective que la notion ambigüe de maturité est délaissée pour
celle, plus déterminée, de majorité légale. L’âge de la majorité étant attesté par les registres de
l’état civil, le juge ne peut que constater les conséquences qui en découlent eu égard à la loi 2.

Mais alors que, dans toute conception du droit préoccupée uniquement de sécurité
juridique, l’on s’efforce à rendre le pouvoir du juge comme presque inexistant, les données de
la pratique effective du droit indiquent un état de chose qui confirme plutôt ce pouvoir du juge.
Ce dernier dispose en effet de plusieurs moyens qu’il met en œuvre pour contourner les
limitations et les restrictions qu’il subit. A la limite, devant un texte de loi formulé dans un
langage exempt d’ambiguïté, ou du moins supposé comme tel, le juge peut recourir à une fiction
qui le dispense d’appliquer ce texte au cas envisagé.

Voici un cas historique très connu de la fiction :

« Suite aux troubles qui ont suivi la Révolution française de 1789, le Parlement anglais
avait adopté une législation très sévère, punissant obligatoirement de la peine de mort toute
personne coupable de grandlarceny. Or, était qualifié de grandlarceny tout vol dont
l’importance dépassait 39 shillings. Au début du XIX e siècle, quand la grande peur de la
contagion révolutionnaire s’était atténuée, les juges, se refusant de condamner à mort pour vol,
estimaient régulièrement à 39 shillings l’importance du vol, quel qu’il soit »3.

1
RDD, p. 132.
2
Par exemple, le sujet majeur « pourra exercer pleinement ses droits civils et politiques, pourra se marier avec ou
sans le consentement de ses parents, sera pénalement responsable de ses actes », RDD, p. 132.
3
RDD, p. 133.

335
Cet exemple est très significatif dans la mesure où il montre que le juge peut qualifier
autrement les faits d’un litige pour éviter d’appliquer une disposition légale qui ne lui laisse
aucun pouvoir d’appréciation et dont il conteste les conséquences. Pour obtenir ce même
résultat, il lui est aussi possible de prétexter que le cas d’espèce n’est pas prévu par la loi et de
créer ainsi une fausse lacune, ou d’opposer à la règle applicable une autre règle qu’il présente
comme plus pertinente pour ce cas et de créer ainsi une fausse antinomie. Ces moyens, et
plusieurs d’autres encore, permettent aux juges de développer des raisonnements où des valeurs,
comme l’équité ou l’intérêt général, viennent occuper l’avant-plan, contrairement aux
raisonnements qui, préoccupés uniquement de la sécurité juridique, se contentent d’appliquer
strictement des dispositions rigides.

L’application d’une loi, aussi précise et déterminée soit-elle, ne peut faire fi des
considérations liées aux particularités qui peuvent se manifester dans telles ou telles
circonstances. Mais comme ces circonstances sont fortement variables, il semble que
l’élaboration de règles rigides n’est pas toujours ce qu’il y a de mieux à faire. Et c’est justement
dans la mesure où le législateur est conscient des difficultés relatives à la mise en application
de ses dispositions qu’il « peut délibérément introduire dans le texte de la loi des notions à
contenu variable, flou, indéterminé, telles que l’équité, le raisonnable, l’ordre public, la faute
grave, en laissant au juge le soin de les préciser dans chaque cas d’espèce »1.

Lorsque le législateur tient compte de ce qu’il ne peut pas envisager la totalité des cas
d’espèce, de ce qu’une disposition formulée d’une manière précise se prête difficilement à
l’application aux cas imprévus, la meilleure solution qui s’impose à lui consiste souvent à
laisser au juge une plus grande marge d’appréciation. Les notions à contenu variable
constituent, pour cet effet, un auxiliaire précieux. Tel est le cas, par exemple, quand le
législateur, en matière de droit de la famille, voulant concéder au juge une plus grande liberté
d’appréciation, introduit dans le texte de la loi des notions comme l’intérêt de l’enfant ou de la
famille2.

Ce recours à des notions confuses est parfois la seule solution dont dispose le législateur.
En effet, quand celui-ci, pour une raison ou pour une autre, ne parvient pas à élaborer un texte
précis, il est contraint d’introduire une notion confuse et de charger le juge de décider, dans
chaque cas, ce qui est ou n’est pas conforme à ladite notion. Et il va de soi que cette introduction
de la confusion dans le droit augmente le pouvoir d’interprétation et d’appréciation de celui qui

1
RDD, p. 134.
2
Cf. J. Carbonnier, « Les notions à contenu variable dans le droit français de la famille », NCVD p. 99-112.

336
doit l’appliquer, et que, inversement, la précision des notions s’accompagne souvent d’une
diminution considérable de ce pouvoir du juge. Cette technique « parfois indispensable en droit
interne, s’avère tout à fait inévitable en droit international public quand la confusion des notions
est une condition indispensable pour réaliser l’accord sur un texte entre Etats ayant des
idéologies différentes, si pas incompatibles »1. Une illustration en est l’adoption de la
Déclaration universelle des droits de l’homme. L’accord entre les pays signataires peut
s’expliquer, du moins en partie, par le fait que le texte de la Déclaration contenait des notions
à contenu variable que chacun des pays peut interpréter à sa manière 2. Selon Perelman, « les
notions confuses permettent ainsi de concilier l’accord sur les formules avec le désaccord sur
les interprétations »3.

Cependant, comme le législateur ne se trouve pas toujours dans de telles situations, son
premier souci est généralement de formuler des lois aussi précises que possible. Mais même en
l’occurrence, la précision des textes n’est pas tout. En effet, Perelman souligne qu’en matière
pénale, par exemple, un autre moyen d’assouplir les lois et de les rendre plus flexibles provient
« du pouvoir accordé au ministère public de juger de l’opportunité des poursuites, et ceci en
tenant compte de l’évolution de l’opinion publique »4. Mais c’est surtout au niveau de la
jurisprudence que s’effectue l’essentiel de l’effort qui vise à assouplir les notions que le
législateur considérait comme rigides 5. Généralement, cet effort d’assouplissement des lois,
réalisé par l’introduction de certains éléments d’indétermination dans les notions qu’elles
présentent, vise à faire prévaloir en droit des préoccupations autres que la sécurité juridique 6.

Toujours est-il que, si l’usage des notions à contenu variable permet de répondre aux
exigences spécifiques de l’application des lois d’une manière acceptable dans des situations
controversées, il ne faut pas perdre de vue le fait que l’application de ces notions, dans la mesure
où elle occasionne l’exercice du pouvoir discrétionnaire des magistrats, n’est souvent pas à
l’abri de l’arbitraire et de l’abus. Le risque de verser dans l’arbitraire se présente d’ailleurs avec

1
« L’usage et l’abus des notions confuses », RDD, p. 156.
2
Quand ultérieurement des juridictions de droit de l’homme ont vu le jour, « les intentions individuelles des
signataires » ont dû « s’effacer devant l’interprétation autorisée » donnée par ces juridictions.
3
RDD, p. 156.
4
RDD, p. 134. Et Perelman d’ajouter : « On l’a vu clairement dans plusieurs pays d’Europe occidentale où, la
législation punissant sévèrement l’avortement n’ayant pas été modifiée, les procureurs généraux avaient estimé ne
pas devoir poursuivre des avortements réalisés en milieu hospitalier ».
5
Cf. R. Legros, « Notions à contenu variable en droit pénal », NCVD, pp. 21-35.
6
Cf. J. Perrin, « Comment le juge suisse détermine-t-il les notions juridiques à contenu variable ? », NCVD, pp.
201-235. Perelman, évoquant cette communication, souligne surtout « comment les juges suisses ont assoupli la
notion d’époux innocent – qui conditionnait l’attribution de la garde des enfants et celle d’une pension alimentaire
– et ceci afin d’arriver à des solutions humainement plus acceptables » RDD, p. 135 − c’est nous qui soulignons.

337
plus d’acuité surtout « quand des valeurs, à contenu indéfini, protégées par des dispositions
constitutionnelles, donnent lieu à des conflits »1.

L’étude détaillée de différentes jurisprudences peut nous éclairer sur les divers procédés
dont les juristes se servent pour trancher les conflits, où des valeurs indéfinies entrent en jeu,
sans verser dans l’arbitraire. C’est ainsi par exemple que, devant le problème né de l’inclusion
dans la constitution des droits de l’homme, dont le contenu est loin d’être déterminé et
immuable, « une étude systématique et exhaustive, entreprise par W. Schreckenberger, a
montré comment la cour constitutionnelle de la république fédérale d’Allemagne a pu résoudre
ce délicat problème en élaborant une vision ‘holiste’, c'est-à-dire en intégrant l’ensemble des
valeurs à protéger dans une vision globale permettant de les limiter et de les hiérarchiser »2.

D’autre part, St. Rials explique comment le recours des juges à des standards, fondés sur
ce qu’une société considère comme normal et acceptable, permet de résoudre les problèmes liés
à l’application des notions à contenu variable d’une manière qui, malgré une possible
intervention de l’appréciation subjective des juges, ne peut être tout-à-fait arbitraire3. Par
ailleurs, alors que les normes techniques peuvent faire l’objet d’une quantification ou même
d’une unification4, les normes porteuses de valeurs d’un ordre social ou moral, alors même
qu’elles sont difficilement quantifiables, ont fait « l’objet de décisions, à partir desquelles la
doctrine ou la jurisprudence pourrait tenter d’élaborer des définitions qui serviraient de
directives à des juges ultérieurs »5.

Ce problème des notions indéterminées se retrouve même à propos d’un principe que l’on
évoque souvent pour combattre l’usage de ces notions, à savoir le principe de l’égalité devant
la loi. En effet, alors même que ce principe est consacré dans diverses constitutions en vue de
garantir la sécurité juridique et donc de chasser l’arbitraire en matière de droit, le fait qu’il soit
compris seulement en rapport à l’application du droit n’a pas manqué de soulever, déjà dans un
premier temps, le problème de l’égalité dans la loi, c'est-à-dire « celui de la création par le
législateur d’inégalités arbitraires et injustifiées »6. Mais c’est surtout au niveau même de

1
RDD, p. 136. Plus encore, « de tels conflits entre valeurs constitutionnellement protégées risque de se produire
d’autant plus que ces valeurs sont nombreuses ».
2
RDD, p. 136.
3
Cf. Stéphane Rials, « Les standards – notions critiques du droit », NCVD, pp. 39-53.
4
Cf. J. J. A. Salmon, « Les notions à contenu variable en droit international public », NCVD, pp. 251-268.
5
RDD, p. 137. Perelman fait référence, afin d’appuyer cette idée, aux études suivantes : J. Ghestin, « Ordre public,
notion à contenu variable en droit français » ; N. McCormick, « On Reasonableness » ; Bauer-Bernet, « Notions
indéterminées et droit communautaire ».
6
RDD, p. 139 − c’est nous qui soulignons. Perelman évoque ici l’œuvre du juriste allemand Gerhard Leibholz, qui
a beaucoup travaillé pour que l’égalité soit interprétée comme interdiction de l’arbitraire à tous les niveaux. La

338
l’application du principe d’égalité, conçu comme une garantie efficace de l’uniformité, de
l’impartialité et de la prévisibilité, que Perelman pointe les limites de ce principe.

A ce propos, Perelman présente comme cas typique l’application de l’article 383 du Code
pénal belge qui condamne, entre autres, la diffusion publique des figures ou des images
contraires aux bonnes mœurs. Dans une perspective préoccupée de la sécurité juridique, la
manière d’appliquer cette disposition devrait être normalement parfaitement prévisible pour
que le principe d’égalité soit respecté. Cependant, il y a lieu de se demander si tel est
effectivement le cas eu égard à l’évolution rapide des mœurs et au fait que cette même évolution
est très inégale dans les différentes régions du pays 1. L’occasion précise de la projection du film
japonais, L’Empire des sens, fut une illustration exemplaire de ce problème. En effet, alors qu’il
n’y avait ni intervention ni poursuite après la projection de ce film à Bruxelles et à Paris, « le
même film, projeté dans une petite ville flamande, fut saisi dès le lendemain de sa projection et
les distributeurs furent poursuivis devant les tribunaux et condamnés en vertu de l’article 383
du code pénal, leurs avocats ayant argué en vain de la violation du principe de l’égalité devant
la loi »2. La sécurité juridique, en tant que valeur fondamentale du droit, exige, dans ce cas, que
l’on s’efforce de préciser suffisamment ce qui est contraire aux bonnes mœurs, afin de fournir
une assise solide à l’uniformisation de la jurisprudence. Mais il semble que c’est là une visée
tendancieuse. Dans la mesure où les réactions du public demeurent fort variables, dans le temps
comme dans l’espace, force est de constater que le souci d’uniformité semble se heurter
parfois à un état de fait caractérisé par l’attachement à des exigences sociales considérées
comme plus importantes. Ces cas, où l’uniformisation de la jurisprudence s’avère irréalisable,
font qu’il ne soit pas toujours possible de prévoir ce que serait la réaction des tribunaux ou des
parquets, et c’est ainsi que le principe d’égalité devant la loi en arrive à subir ses limites. Selon
Perelman, c’est justement au sujet « de situations qui se caractérisent par l’impossibilité
d’établir l’uniformité et l’égalité devant la loi que l’on peut parler, d’une façon prégnante, de
notions à contenu variable »3.

D’autre part, si les notions à contenu variable représentent, dans la théorie comme dans
la pratique de l’action, et surtout en droit, des outils de communication et de persuasion

constitution de Bonn de 1951, a réalisé ce vœu en interdisant les « inégalités arbitraires non seulement dans
l’application de la loi, mais aussi dans la formulation de celle-ci » − c’est nous qui soulignons.
1
« Les mêmes scènes, qui avaient paru scandaleuses avant 1940 paraissent fort innocentes aujourd’hui au public
d’une grande ville, alors qu’elles continuent à indigner les habitants d’un petit village dont les mœurs n’ont guère
évolué », RDD, p. 141.
2
RDD, p. 141− c’est nous qui soulignons.
3
RDD, p. 141.

339
indispensables, cela ne devrait pas pour autant nous inciter à négliger le soin d’en faire usage
avec une grande prudence. Car l’usage de ces notions peut facilement se transformer en abus.
Or, quel critère permettrait de distinguer l’usage de l’abus ? Selon Perelman, « quand il s’agit
de l’application d’une notion confuse, il n’existe pas de procédure unanimement admise
concernant son maniement, ce qui ne veut pas dire que celui-ci soit entièrement arbitraire.
Même alors il y a une limite à ne pas dépasser, c’est celle de l’usage déraisonnable »1.
Soulignons par ailleurs que cette position découle de la présomption qu’« il existe
normalement, dans une communauté humaine, à un moment donné, un large accord sur ce qui
serait déraisonnable et, par conséquence, inacceptable ou intolérable »2. Ce qui veut dire
qu’alors même que l’on est en désaccord en matière des règles à suivre, plusieurs d’entre elles
étant en effet considérées comme raisonnables, il y a lieu de présumer qu’au sein de telle ou
telle société, à tel ou tel moment, un accord général ne manque pas de se manifester au sujet de
ce que serait un résultat déraisonnable de l’application de telle ou telle règle.

C’est d’ailleurs en droit que l’on rencontre cette distinction entre usage raisonnable et
usage déraisonnable. Et, pour donner toute sa portée à cette limite que représente l’idée de
déraisonnable, Perelman propose une généralisation de la théorie de l’abus du droit de
propriété : « Tout usage déraisonnable d’un pouvoir discrétionnaire sera censuré comme abusif,
et ceci dans toutes les branches du droit »3. Ainsi, le tribunal compétent, ayant constaté ou
apprécié comme tel un résultat déraisonnable de l’application de la loi, chercherait souvent à
corriger la décision. Et, pour cet effet, il trouvera toujours les motifs juridiques qui lui
permettront d’invalider le déraisonnable.

VIII. Logique juridique et science du droit

Dans les paragraphes précédents, nous avons présenté essentiellement le contenu des
essais de synthèse auxquels Perelman procédait au terme de chaque cycle d’étude portant sur
un des thèmes choisis par la section juridique du CNBRL. Nous allons à présent aborder
sommairement les grands enseignements qui ont été dégagés des recherches effectuées dans le
cadre de cette section, non pas par rapport à un point particulier et partiel de la pensée juridique,
mais relativement au raisonnement juridique et à la science du droit en général. Pour cet effet,
nous exploiterons surtout une série d’articles où Perelman s’efforce de tirer des conclusions

1
RDD, p. 161.
2
RDD, p. 161 − c’est nous qui soulignons.
3
RDD, p. 162.

340
d’une portée suffisamment générale pour constituer des éléments d’une logique juridique ou
d’une théorie du droit.

La conclusion générale la plus importante concerne l’idée même de logique. A cet égard,
Perelman cible fondamentalement l’« opinion généralement admise parmi les logiciens
contemporains » selon laquelle « il y a lieu d’identifier la logique avec la logique formelle »1.
La conséquence immédiate de cette identification est la négation de l’existence de logiques
spéciales. Voici en effet ce qu’écrit Kalinowski qui est l’un des principaux partisans de cette
tendance formaliste : « Il n’y a, à mon avis, qu’une logique : la logique tout court (qu’on la
prenne au sens théorique ou normatif). Par ailleurs, parmi les différentes applications des lois
ou règles logiques universelles il y en a qui sont faites par des juristes dans le domaine d’un
savoir juridique quelconque. Il est très intéressant et excessivement utile d’analyser les
différentes applications dans les divers domaines des savoirs juridiques des lois et des règles
logiques universelles. Il est curieux et enrichissant d’examiner les habitus juridiques auxquels
elles sont dues. Mais il est vain d’essayer d’étudier une logique juridique au sens propre du
mot, celle-ci n’existant pas »2 ; autrement dit, « il n’y a rien de spécial dans l’application faite
par le juriste à son objet propre des règles logiques universelles »3.

Relativement à l’orientation générale de cette tendance formaliste, et sans nier l’existence


de raisons honorables en faveur de l’identification de la logique à la logique formelle (celle, par
exemple, d’élever la logique au statut respectable d’une science rigoureuse), Perelman
considère qu’elle présente l’inconvénient majeur d’amener le logicien à négliger les formes de
raisonnement non mathématiques, comme les arguments a fortiori, a pari, a contrario et
l’argument par analogie qui sont traditionnellement utilisés en droit4. Et, en contre-pied des
tentatives d’intégrer l’étude de ces arguments dans une logique universelle, il souligne que la
spécificité de ces derniers réside précisément dans le fait qu’ils ne peuvent servir à une

1
« Logique formelle et logique juridique », JR, p. 218. Pour illustrer cette tendance formaliste, Perelman évoque
J.-M. Bochenski (Formale Logik, 1956) et A. Church (Introduction to mathematical Logic, vol. I, 1956).
2
G. Kalinowski, « Y’a-t-il une logique juridique », Logique et Analyse, 5, p. 53 – c’est nous qui soulignons. Voici
comme cet auteur définit la logique tout court : « Nous entendrons dans le présent article par logique tout court un
ensemble de lois scientifiques constatant les relations stables qui – compte tenu de certaines circonstances –
existent entre les propositions dotées de valeur logique, relations s’établissant entre ces propositions en raison soit
de leur valeur logique, soit de leur structure syntactique. Nous appellerons logique théorique la logique ainsi
définie. Le nom de logique peut être attribué métonymiquement à l’ensemble de règles de raisonnement par les
lois logiques. La logique ainsi entendue mérite le nom de logique normative » (p. 48-49).
3
Ibid. p. 52.
4
Au sujet de cette attitude de rejet des arguments non formels, Perelman écrit : « Il me semble ridicule d’ignorer,
sous prétexte qu’ils sont étrangers à la logique formelle, les arguments les plus variés que l’on rencontre en droit,
mais aussi en philosophie, dans la méthodologie de toutes les sciences et dans tous les domaines où interviennent
la critique, la réfutation, la justification, démarches qui me semblent caractériser, par excellence, l’activité réfléchie
d’un être raisonnable », « Propose sur la logique juridique », RDD, p. 94.

341
démonstration puisque « leur usage nécessite, chaque fois, une prise de décision, qui justifierait
leur application dans les circonstances déterminées »1. Il ne suffit donc pas d’affirmer, comme
le font les promoteurs de la logique déontique 2, que les arguments utilisés en droit présentent
un aspect formel qui permet de les ramener aux structures d’une logique démonstrative 3. Pour
saisir la particularité du raisonnement juridique, il faut plutôt prendre en considération le fait
que celui-ci ne se déploie pas sous la forme d’une démonstration rigoureuse mais relève de
l’argumentation, c'est-à-dire d’une forme de raisonnement où les arguments sont appréciés en
fonctions des raisons qui justifient leur emploi dans tel ou tel cas d’espèce.

Pour donner à voir la spécificité du raisonnement juridique, Perelman se focalise sur « le


raisonnement du juge, tel qu’il se manifeste dans un jugement ou arrêt qui motive une
décision »4. L’importance de ce jugement provient de ce que, outre le dispositif qui contient la

1
« Logique formelle et logique juridique », JR, p. 220. « … ces arguments ne constituent pas des modes de
raisonnement purement formels car s’ils l’étaient, ils devraient être toujours valables, et universellement
applicables. Mais comme, appliqués à une même situation, les arguments a simili et a contrario conduisent à des
conclusions diamétralement opposées, il faut choisir entre eux, si l’on ne veut pas aboutir à une contradiction (…).
Si l’on veut réduire ces arguments à des schémas purement formels, il est indispensable de faire précéder chaque
fois leur application d’une argumentation concernant l’intention du législateur (…). Les techniques réduisant ce
type d’arguments à des schémas purement formels escamotent ce choix préalable, qui ne peut être justifié que
grâce à une argumentation tout fait étrangère à la logique formelle », « Propos sur la logique juridique », RDD, p.
93.
2
« Les expressions [« devra », « pourra », ne pourra »] … constituent trois exemples de normes. Le fait qu’elles
soient des normes juridiques est ici secondaire et peut être négligé. Ce qui importe par contre c’est cet autre fait, à
savoir que les expressions de ce genre, qu’elles soient par ailleurs des normes morales, juridiques, techniques ou
autres, peuvent être examinées au point de vue de leur structure syntaxique, d’une part, et, de l’autre, du point de
vue des inférences dont elles sont d’éventuelles prémisses ou conclusions », G. Kalinowski, La logique des
normes, p. 9. Sur la logique déontique en général, cf. surtout G.H. Von Wright, « Deontic logic » ; An essay in
modal logic et Norm and Action ⎯ G. Kalinowski, Introduction à la logique juridique et Etudes de logique
déontique (1953-1969) ⎯ J. L. Gardies, Essai sur les fondements a priori de la rationalité morale et politique et
Essai sur la logique des modalités.
3
« Il est vrai que les énoncés juridiques contiennent souvent des notions telles que : ‘est permis’, ‘est interdit’, est
obligatoire’, qui ont été mises en forme et analysées par une nouvelle branche de la logique formelle, appelée
‘logique déontique’, récemment élaborée sous l’impulsion du logicien et philosophe finlandais H. Von Wright.
Constatons, à ce propos, que la logique déontique n’a rien de spécifiquement juridique, car les analyses et les
formalisations qu’elle nous présente, et qui nous éclairent sur certains usages possibles des opérations déontiques,
s’appliquent à tous les énoncés qui comportent des éléments prescriptifs, et pas seulement aux énoncés
juridiques », « Raisonnement juridique et logique juridique », CA, p. 124.
4
« Le raisonnement juridique », DMP, p. 93. « La vie du droit se manifeste tout autant dans les procès, où des
questions de droit doivent être précisées et tranchées, que dans les débats parlementaires, relatifs à de nouveaux
textes législatifs, qui très souvent ne font que prolonger les débats judiciaires. Au parlement, les arguments utilisés
seront plutôt d’ordre social, moral, politique, que juridique, car le rôle de celui-ci n’est pas de dire le droit existant
mais de l’établir. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle je considère que c’est le raisonnement judiciaire, plus que
toute autre argumentation, qui est spécifique de la logique juridique », LJ, p. 161. Guy Haarscher a, par ailleurs,
bien montrer les raisons théoriques qui ont conduit Perelman à favoriser le procès et la décision du juge pour
l’illustration de la rationalité pratique : « Perelman a très vite senti que les controverses portant sur les valeurs ne
pouvaient être réglées de façon contraignante comme dans les disciplines empiriques ou formelles. Il avait besoin
d’une rationalité plus souple, plus adaptée à la complexité du monde pratique. Or une telle ‘souplesse’ suppose
qu’une position soit toujours en droit révocable : de bonne raisons peuvent être données dans un sens et dans un
l’autre, et la discussion risque ainsi de se prolonger à l’infini. Le positivisme critiquait à juste titre les infinies
querelles de la métaphysique dogmatique. Pour réhabiliter le raisonnement sur les fins, la question de la décision
devient donc essentielle : c’est en ce sens que le procès prend toute sa valeur. En effet, il s’agit en l’occurrence

342
décision, il renferme les attendus qui fournissent la motivation de cette décision. Le
raisonnement judiciaire, précisément parce qu’il présente un jugement motivé, représente « le
type même du raisonnement pratique, qui vise à justifier une décision, un choix, une prétention,
à montrer qu’ils ne sont pas arbitraires ou injustes »1. L’erreur de la conception logiciste, qui
assimile le raisonnement judiciaire à un syllogisme, provient donc de ce que, éliminant tout
facteur de décision, elle traite ce raisonnement non pas comme un raisonnement pratique mais
comme un raisonnement théorique et impersonnel 2. Pour Perelman, « ce qu’il y a de
spécifiquement juridique dans le raisonnement du juge, ce n’est nullement la déduction
formellement correcte d’une conclusion à partir de prémisses – en cela la déduction en droit n’a
rien de particulier – mais ce sont les raisonnements qui conduisent à l’établissement de ces
prémisses dans le cadre d’un système de droit en vigueur »3. Le juge ne peut se contenter de
procéder démonstrativement à la manière du mathématicien pour lequel les points de départ et
les règles de déduction sont préalablement et rigoureusement établis. N’intervenant que dans
un contexte de controverse, il doit toujours décider pour pouvoir trancher les litiges qui,
d’ailleurs, peuvent porter sur des éléments tant de fait que de droit. Autrement dit, il doit d’abord
établir les faits et déterminer les règles applicables. Or, l’opération qui permet de déterminer
ces prémisses n’a rien à voir avec le déploiement d’une démonstration rigoureuse et
impersonnelle, car, d’une part, elle traite des questions de fait pour lesquelles le raisonnement
purement formel est manifestement insuffisant, et, d’autre part, elle se déroule dans le cadre de
procédures qui permettent de présenter des arguments pour et des arguments contre. Elle n’est
qu’une argumentation qui vise à justifier la décision de choisir telle thèse plutôt qu’une autre 4.

d’un modèle de discussion réglée, dans laquelle les arguments sont échangés de façon non contraignante (il ne
s’agit pas de démonstrations formelles), et qui doit nécessairement aboutir à une décision dans un laps de temps
limité. La discussion ne peut se poursuivre à l’infini (le sort des parties en dépend), et en même temps il n’y a
aucune chance que l’on arrive à une position indubitable. On voit donc tous les enjeux philosophiques, existentiels,
politiques et argumentatifs du procès : le sort des citoyens y est en jeu, le temps disponible y est réduit, et la
rationalité n’y est pas contraignante. Comment, donc, se prend une telle décision, si périlleuse et à la fois si
nécessaire ? Le procès constitue en quelque sorte l’incarnation même du problème posé dans le Traité de
l’argumentation : une rationalité non-contraignante / condamnée à ‘réussir’, une discussion en droit interminable
obligée de … se terminer », « Qu’est-ce que le perelmanisme ? », Chaïm Perelman et la pensée contemporaine,
Textes rassemblés par Guy Haarscher, p. 21-22
1
« Le raisonnement juridique », DMP, p. 93.
2
Cf. LJ, p. 162.
3
Ibid. p. 93 – c’est nous qui soulignons. « … les problèmes spécifiques de la logique juridique ne se posent pas
quand il s’agit de déduire les conséquences qui résultent d’un ensemble de prémisses, mais quand il s’agit d’établir
ces prémisses elles-mêmes, en donnant leur portée exacte aux normes juridiques », « Raisonnement juridique et
logique juridique », CA, p. 128.
4
« … quand le débat concerne les prémisses, qui ne sont ni évidentes ni indifférentes, il faudra bien se décider à
choisir l’une ou l’autre des thèses en présence. Si ce choix est réfléchi, c’est qu’il s’appuie sur des arguments qui
constituent les raisons, qui fournissent les motifs, de la décision intervenue. Ces arguments ne seront pas corrects
ou incorrects, c'est-à-dire conformes ou non aux règles d’une déduction valable, mais plus ou moins pertinents,
plus ou moins efficaces, pour gagner l’adhésion de l’auditoire auquel ils s’adressent », « Propos sur la logique
juridique », RDD, p. 95.

343
Il en ressort que « si la logique juridique doit étudier ce qu’il y a de spécifique dans le
raisonnement juridique, elle ne peut se borner à l’étude des aspects formels du raisonnement,
car son rôle essentiel est d’analyser l’argumentation telle qu’elle se déroule dans un contexte
juridique »1.

L’aspect argumentatif du raisonnement juridique se manifeste fondamentalement à


l’occasion de la preuve des faits, de leur qualification et de l’appréciation des conséquences qui
en découlent. Relativement à la question de la preuve des faits, l’idée principale à souligner est
que « des règles précises peuvent imposer à l’une des partie la charge de la preuve, ainsi que
limiter, de diverses façons, l’admissibilité de la preuve »2. En effet, s’il est vrai que le juge
procède, en principe, comme toute personne qui cherche à établir une vérité historique, il ne
faut cependant pas oublier que « toute la technique judiciaire de la preuve des faits ne se
comprend qu’à partir de la notion de présomption »3. Une fois les faits sont établis, il y a lieu
de les qualifier, c'est-à-dire de les subsumer sous des règles juridiques afin de tirer les
conséquences qui en découlent eu égard à ces règles. Et c’est surtout à cette occasion que se
manifeste le plus clairement la spécificité du raisonnement juridique. En effet, quand il s’agit
de qualifier les faits, « le juge a un pouvoir d’appréciation, car la qualification n’est que
rarement déterminée par les seules propriétés objectives de ce que l’on veut qualifier »4. Ce
pouvoir s’exerce principalement « quand il s’agit de choisir la loi applicable, surtout quand le
choix de la règle pose un problème de droit, parce que plusieurs règles sont en compétition ou
parce qu’il y a lieu de combler les lacunes de la loi −, quand il y a lieu d’interpréter la loi, de
préciser son champ d’application »5. Il joue également un rôle essentiel « quand il s’agit d’éviter

1
« Raisonnement juridique et logique juridique », CA, p. 129. « En fait, ce qu’on appelle une démonstration, en
droit, n’est qu’une argumentation, et la logique juridique comporte l’étude de schémas non-formels, propres au
contexte juridique », Ibid. p. 125. « En fait, ce qu’il y a de spécifique dans la logique juridique, c’est qu’elle n’est
pas une logique de la démonstration formelle, mais une logique de l’argumentation, qui utilise non des preuves
analytiques, qui sont contraignantes, mais des preuves dialectiques – dans le sens aristotélicien de cette distinction
– visant à convaincre ou, du moins, à persuader l’auditoire (le juge en l’occurrence), de façon à l’amener à trancher
par sa décision une controverse juridique », « Qu’est-ce que la logique juridique », CA, p. 133-134.
2
« Qu’est-ce que la logique juridique », CA, p. 134. Pour des détails, cf. « Raisonnement juridique et logique
juridique », CA, p. 126-127 ; « Droit, logique et argumentation », CA, pp. 141-143 ; « Propos sur la logique
juridique », RDD, p. 97 ; « Le raisonnement juridique », DMP, pp. 94-97.
3
« Raisonnement juridique et logique juridique », CA, p. 127. « La preuve judiciaire (…) permet, certes, d’établir
une certaine coexistence entre l’intérêt de la société et l’intérêt de la vérité. Mais cette coexistence ne va pas sans
tension. Tout au moins doit-on constater que dans la dialectique qui sous-tend le débat, la hiérarchie des valeurs
joue un rôle essentiel tant sur les modes de preuves que sur l’administration de ces preuves, et que les solutions
sont dégagées par un jeu subtil de recherches de priorité et d’équilibre qui donne à la preuve judiciaire une
spécificité encore plus grande que celle que Perelman, avec sa lucidité habituelle et son esprit de pénétration, avait
déjà heureusement soulignée antérieurement », Paul Foriers, « Considérations sur la preuve judiciaire », PD, p.
329.
4
Ibid. p. 128 – c’est nous qui soulignons.
5
« Qu’est-ce que la logique juridique », CA, p. 135.

344
les conséquences iniques ou socialement indésirables de la loi, dans son application à certains
cas particuliers »1. Les techniques qui permettent au juge de mettre en œuvre ce pouvoir
d’appréciation sont multiples. La plus ancienne de ces techniques oppose la lettre à l’esprit de
la loi. D’autres arguments utilisables en cette matière sont ceux que la tradition qualifie de lieux
communs ou spécifiques, selon qu’ils sont d’ordre général ou particulier 2. Les diverses théories
et constructions juridiques constituent, également, de précieux auxiliaires pour l’application des
dispositions légales de façon satisfaisante. Plus encore, pour justifier une décision jugée
souhaitable, il arrive même à la jurisprudence de créer parfois de fausses antinomies ou de
fausses lacunes comme il lui arrive d’ailleurs de recourir à la fiction. Toutes ces techniques ont
pour rôle de permettre au juge de montrer que sa décision s’insère dans le système de droit en
vigueur. Elles révèlent le rôle central du juge dans l’administration de la justice, mais elles
montrent en même temps que le juge ne peut pas se fier à son sens subjectif de l’équité mais
doit se conformer à la législation 3. En effet, « à côté du souci d’équité, inespérable de
l’administration de la justice, le droit présente une autre exigence, qui est celle de la sécurité
juridique »4. Laquelle de ces deux valeurs devrait prédominer dans un cas d’espèce ? Cette
question résume en fait tout le problème de l’interprétation juridique. De la conception que
Perelman se fait de cette dernière, deux idées fondamentales méritent d’être retenues ici. La
première concerne l’idée traditionnelle selon laquelle l’interprétation s’arrête quand le texte est
clair ; pour Perelman, « un texte clair dans un grand nombre de situations, peut cesser de l’être
dans des circonstances sortant de l’ordinaire » ; autrement dit, un texte n’est jamais

1
« Le raisonnement juridique », DMP, p. 98.
2
« Un des principaux chapitres de la rhétorique est l’invention qui donne accès aux ‘lieux communs’, ressources
de la pensée, reconnues et reconnaissables par tous, indépendants de l’actualité, mais que des exercices rendent
fertiles dans les circonstances et les conjonctions les plus divers, les plus urgentes. La méthode des ‘lieux
communs’ est l’antithèse du subjectivisme moderne, qui s’échine, comme l’araignée de Swift, à tout trouver à neuf
dans une pensée et dans un ‘moi’ uniques, et donc par principe incompatibles. Cette méthode, comme l’a fait
remarquer Chaïm Perelman, après Vico, est celle de la jurisprudence », Marc Fumaroli, L’État culturel, Essai sur
une religion moderne, Paris, éd. de Fallois, p. 286.
3
Cf. LJ, p. 163.
4
« Droit, logique et argumentation », CA, p. 146. « Du fait de l’indétermination qui s’attache nécessairement aux
normes générales confrontées à l’infinie variété des cas individuels se succédant dans le temps, le juge, et plus
particulièrement le ou les juge de dernier ressort, possèdent une liberté réelle de décider du sens des normes
générales. Cette liberté ne peut être, ni en fait ni en droit, celle du législateur : en fait, car le juge n’intervient que
s’il est saisi d’un cas concret pour lequel il doit répondre dans les conditions (impartialité) et dans les formes
(motivation) de la décision judiciaire ; en droit, car si le juge sortait de sa fonction, il perdrait sa légitimité juridique
qui lui vient de don rôle d’applicateur des normes générales dans le respect de la règle de justice formelle, et
violerait la légitimité politique du législateur en tant qu’il représente la volonté du souverain (le peuple dans nos
démocraties). Ceci suppose que la décision judiciaire ne peut être un pur acte de volonté, un pur fiat, qui ne serait
en rien redevable des mécanismes de la déduction rationnelle. Il doit y avoir une dimension de connaissance dans
l’acte du juge qui interprète et applique la norme générale. C’est la leçon que nous a laissé Chaïm Perelman et que
nous devons approfondir », Charles Leben, « Le principe d’égalité devant la loi et la théorie de l’interprétation
judiciaire », Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, Textes rassemblés par Guy Haarscher, p. 235.

345
intrinsèquement clair : il n’est considéré comme tel que dans la mesure où « toutes les
interprétations raisonnables qu’on pourrait en donner conduisent à la même solution »1. La
seconde concerne la distinction traditionnelle entre interprétation statique et interprétation
dynamique. Celle-ci « interprète le texte en fonction du bien commun ou de l’équité, tels que
les juges les conçoit dans l’espèce qui lui est soumis » ; celle-là « s’efforce de retrouver la
volonté du législateur qui a voté le texte de la loi »2. Pour Perelman, ces deux sortes
d’interprétation sont pareillement insatisfaisantes ; la statique parce que, d’une part, elle
empêche d’adapter le droit aux besoins actuels, et, d’autre part, il n’existe aucun moyen de
contrôler sa conformité à législation puisqu’elle invoque la volonté d’un législateur qui ne peut
plus se manifester ; la dynamique parce qu’elle « risque de substituer à la volonté du législateur
celle du juge et de supprimer la différence entre la règle qui a été promulguée et celle que l’on
vaudrait voir instaurer »3. Pour dépasser les inconvénients de ces deux types d’interprétation, il
propose de considérer la subordination des interprétations du juge à la volonté du législateur
comme une présomption de conformité au législateur actuel, car seul ce dernier « peut
manifester son désaccord avec les décisions de justice (normalement de la Cour de cassation)
qui s’opposent à ces vues, que celles-ci concernent une nouvelle interprétation des textes légaux
ou l’adoption d’une quelconque construction doctrinale »4. Le mérite de cette proposition est
de montrer que l’administration de la justice implique un va-et-vient constant entre le législateur
et le juge. Plus encore, Perelman précise que le juge, face aux défis de l’interprétation juridique,
ne se trouve pas seul, mais est assisté par la doctrine qui doit élaborer des théories juridiques
fournissant la justification d’une solution acceptable pour lui comme pour l’opinion publique.
Or, le fait que le législateur peut toujours renverser une interprétation, et que la jurisprudence
intègre souvent des constructions doctrinales (comme la théorie de l’abus du droit) qui visent à
persuader le juge et l’opinion publique du caractère acceptable d’une solution, ce fait montre
que « c’est la dialectique du législateur et du judiciaire, de la doctrine et de l’autorité, du pouvoir
et de l’opinion publique, qui fait la vie du droit et lui permet de concilier la stabilité et le
changement »5.

La seconde importante conclusion que Perelman tire de l’étude concrète du raisonnement


juridique concerne l’idée de droit et, partant, de la science du droit. Il aborde ce point
principalement dans deux articles. Dans le premier, intitulé « La théorie pure du droit et

1
« L’interprétation juridique », RDD, p. 102.
2
Ibid. p. 103.
3
Ibid. p. 104.
4
Ibid. p. 105.
5
Ibid. p. 110.

346
l’argumentation », il cible directement la conception de Kelsen ; dans le second, intitulé
« Science du droit et jurisprudence », il critique, en plus de Kelsen, Hart et Ross. La conception
de Perelman en cette matière est à comprendre donc en rapport avec la théorie positiviste du
droit. Elle est également à comprendre, comme le montre en outre l’intitulé des deux articles
évoqués, en relation avec l’idée que c’est l’argumentation qui caractérise effectivement l’activité
jurisprudentielle. En effet, toute la controverse qui oppose Perelman aux différentes théories
positivistes du droit se rapporte au rapport théorie-pratique.

Dans l’article qui porte sur la conception de Kelsen (ce maître incontesté de la pensée
juridique, dit Perelman), ce dernier caractérise essentiellement la théorie pure du droit par « un
intransigeant dualisme qui oppose, d’une part, l’être au devoir-être, la réalité à la valeur, la
connaissance à la volonté (…) et de l’autre, le droit à la morale, et le droit positif au droit
naturel »1. Il précise, ensuite, que le fait que ce dualisme signifie qu’il faut « renoncer à
l’illusion de la raison pratique dans tous les domaines, et non pas seulement en droit » montre
que, derrière la théorie du droit, il y a « une théorie de la connaissance qui n’accorde de valeur
qu’à un savoir non controversé, entièrement fondé sur les données de l’expérience et la preuve
démonstrative, en négligeant totalement le rôle de l’argumentation »2. La théorie pure du droit,
précisément parce qu’elle est prisonnière de cette conception préalables et préétablie de la
connaissance, ne décrit donc pas le droit tel qu’il est mais représente l’image classique d’une
science objective et indépendante des considérations « idéologiques » (morales, politiques,
etc.)3. Or, pour « constituer une science du droit tel qu’il est, et non pas tel qu’il devrait être »,
il faut − selon Perelman − « se consacrer à une analyse détaillée du droit positif, tel qu’il se
manifeste effectivement dans la vie individuelle et sociale, et plus particulièrement dans les
cours et tribunaux » ; cette étude révèle par ailleurs que « le dualisme Kelsenien ne correspond
ni à la méthodologie juridique ni à la pratique judiciaire »4.

Dans le second article, Perelman procède de la même manière, c'est-à-dire qu’il met la
thèse positiviste d’une théorie « scientifique » du droit à l’épreuve de la vie effective du droit.
Pour lui, « ce que l’on peut exiger de toute science digne de ce nom est qu’elle ne déforme pas

1
« La théorie pure du droit et l’argumentation », DMP, p. 157.
2
Ibidem.
3
Le positiviste Norberto Bobbio, dans « Etre et devoir-être dans la science du droit », reconnaît expressément que
la théorie de Kelsen est prescriptive et non pas descriptive. Il y affirme même « qu’une science du droit « neutre »
est obtenue au prix d’une méta-science « idéologisée » ». Par ailleurs, il souligne « l’existence d’une tendance
véritablement opposée à une méta-science prescriptive » et que « la manifestation la plus importante de cette
tendance réside dans l’exhumation qui a été faite de la rhétorique ou de la topique comme logique de l’opinion,
différente de la logique proprement dite ou logique de la vérité ; et par voie de conséquence, et plus généralement,
de la logique de la controverse et du discours persuasif », Essais de théorie du droit, p. 192.
4
« La théorie pure du droit et l’argumentation », DMP, p. 158.

347
son objet, sous prétexte de l’étudier d’une façon scientifique » ; or, dans la mesure où « l’étude
du droit positif, tel qu’il se présente effectivement, montre que sa pratique est indissociable de
jugements de valeur », il en ressort que « qu’il existe un rôle que quelqu’un doit remplir, quelle
que soit la manière dont on le qualifie, et qui est de conseiller ou de guider les législateurs et
les juges dans l’exercice de leurs fonctions »1. Les exemples de décisions qu’il emprunte au
droit belge lui permettent, outre la monstration de l’insuffisance et de l’impertinence des critères
fournis par les positivistes 2, de conclure qu’il « ne suffit pas de dire que la science du droit ne
doit s’occuper que de ce qui n’est pas controversé », car « elle resterait alors à la surface
formelle du droit et ne remplirait pas le rôle essentiel de guide des juges à la recherche de
solutions conformes au droit et à l’équité »3.

L’étude du droit positif révèle que le système du droit ne se présente pas comme un
système formel et impersonnel, que le juge dispose d’un pouvoir de décision (qui n’est
d’ailleurs ni entièrement encadré ni arbitraire) dont il se serve pour réaliser certaines fins
politiques et sociales, que des notions d’ordre morale sont parfois introduite dans des décisions
judiciaire, qu’il y a interaction entre jurisprudence et doctrine, que la vie réelle du droit est
l’espace d’une collaboration entre la connaissance et la volonté visant la satisfaction des besoin
de sécurité comme des besoins d’équité, bref, que la pratique juridique implique inévitablement
des jugements de valeur et présuppose des prises de position 4. Une science qui étudie le droit
tel qu’il se donne dans sa vie effective ne peut donc prétendre procéder à une description
objective et neutre, c'est-à-dire complètement débarrassée de jugement de valeur, qu’au prix

1
« Science du droit et jurisprudence », CA, p. 151-152.
2
Miedzianagora, qui a analysé à fond les thèses de Kelsen, de Hart et de Fuller, conclut ainsi : « Les théorie de
l’interprétation judiciaire de Kelsen, de Hart et de Fuller ne sont inadéquates que dans leur généralité d’affirmation.
Chacune de ces théories peut être confirmée dans certains cas. Plus précisément, pour chacune de ces théories, il
existe des décisions judiciaires qui peuvent s’interpréter comme des cas d’application de l’une ou l’autre des règles
d’interprétation d’un de ces auteurs (…). Ce simple fait que les décisions judiciaires puissent les unes sembler
confirmer la théorie kelsenienne, les autres la théorie de Hart, d’autres encore la théorie de Fuller, alors que ces
théories sont essentiellement différentes l’une de l’autre, suffit à monter qu’elles sont chacune insuffisante quant
à la prétention de leurs auteurs d’en faire la théorie de l’interprétation judiciaire. Il existe aussi des cas dont ni
l’une ni l’autre des théories de Hart, Kelsen ou Fuller ne peuvent rendre raison. Dès lors la conclusion suivante
s’impose : on ne peut ramener l’ensemble de la jurisprudence − encore qu’il ne s’agirait que d’un seul pays – à un
modèle de règles d’interprétation que l’on nous propose, ni à une composition éclectique opérées à partir de ces
modèles », Philosophies positivistes et droit positif, p. 198-200. Dans sa préface à cet ouvrage de Miedzianagora,
Michel Villey écrit : « Au total, la méthode du droit est la controverse dialectique, et ces espèces particulières
d’argumentations [celles qui correspondent selon les cas aux modèles de Kelsen, de Hart ou de Fuller] n’en sont
que des pièces fragmentaires. L’analyse montre l’insuffisance des systèmes unilatéraux dont notre enseignement
officiel demeure tributaire », Ibid. II.
3
« Science du droit et jurisprudence », CA, p. 160.
4
Cf. « La théorie pure du droit et l’argumentation », DMP, pp. 158-160. « Alors que la méta-science prescriptive
propre à la conception positiviste propose l’idéal d’une science du droit purement prescriptive, la méta-science
descriptive de l’âge post-positiviste découvre la fonction prescriptive du juriste dans la société », Bobbio, Essais
de théorie du droit, p. 192.

348
d’une fiction. Mais elle peut encadrer ses choix par une théorie de l’argumentation : « Si une
science du droit présuppose des prises de position, ces prises de position ne seront pas
considérées comme irrationnelles, quand elles peuvent être justifiées d’une façon raisonnable,
grâce à une argumentation dont on reconnaît la force et l’impertinence »1.

En définitive, trois idées nous semblent constituer l’essentiel de la pensée juridique de


Perelman. La première concerne le droit de façon générale : « Le droit se développe, en
équilibrant une double exigence, l’une d’ordre systématique, l’élaboration d’un ordre juridique
cohérent, l’autre, d’ordre pragmatique, la recherche de solutions acceptables par le milieu, parce
que conformes à ce qui lui paraît juste et raisonnable »2. La deuxième, intimement liée d’ailleurs
à ces deux fonctions du droit, concerne le raisonnement judiciaire : « Rien ne s’oppose à ce que
le raisonnement judiciaire soit présenté, en fin de compte, sous la forme d’un syllogisme, mais
cette forme ne garantit nullement la valeur de la conclusion. (…) tout le débat judiciaire, et
toute la logique juridique, ne concernent que le choix des prémisses qui seront le mieux
motivées et qui soulèveront le moins d’objections. C’est le rôle de la logique formelle de rendre
la conclusion solidaire des prémisses, mais c’est celui de la logique juridique de montrer
l’acceptabilité des prémisses. Celle-ci résulte de la confrontation des moyens de preuve, des
arguments et des valeurs qui s’opposent dans le litige ; le juge doit en effectuer l’arbitrage pour
prendre sa décision et motiver son jugement »3. La troisième révèle le caractère exemplaire du
paradigme juridique par rapport au projet du renouveau du rationalisme : « L’analyse du
raisonnement juridique, de la manière dont le formalisme, c'est-à-dire le respect de la lettre de
la loi et des précédents judiciaires, s’y combine avec le pragmatisme, c'est-à-dire l’appréciation
des conséquences de l’application de la loi, est utile à la fois au logicien intéressé par la structure
d’un raisonnement non formel, et au moraliste, qui peut saisir sur le vif les rapports dialectiques
qu’entretiennent entre eux les règles générales et les cas particuliers (…). Il serait utile que l’on
reconnaisse enfin la spécificité des raisonnements qui, tel le raisonnement juridique, conduisent
à des conclusions d’ordre pratique, qui visent à justifier des décisions, des choix et des
prétentions, qui cherchent à établir la rationalité d’une conduite »4.

1
« La théorie pure du droit et l’argumentation », DMP, p. 160.
2
LJ, p. 173.
3
Ibid. p. 176.
4
« Le raisonnement juridique », DMP, p. 100. Cf. également, « Justice et raisonnement », CA, p. 167-168 ;
« Raisonnement juridique et logique juridique », CA, p. 129-130.

349
350
CONCLUSION

En 1960, Perelman avait présenté, devant la Société française de philosophie, une


conférence intitulée « L’idéal de rationalité et la règle de justice ». Pendant le débat qui s’est
engagé après son exposé, il a fait « l’aveu d’une évolution historique » qu’il a formulé dans les
termes suivants : « Je suis parti dans ma recherche d’un fait qui me scandalisait, en tant que
logicien, à savoir que les philosophes n’étaient pas d’accord. Je pense que beaucoup de jeunes
rationalistes ont été scandalisés par ce fait : pourquoi y a-t-il désaccord en philosophie ? Et puis,
j’ai vu qu’il n’y avait pas seulement désaccord en philosophie, mais qu’il y avait désaccord en
droit, et désaccord en politique, et désaccord souvent en sciences humaines et dans beaucoup
d’autres domaines ; et alors l’objet propre de ma recherche s’est élargi : comment expliquer le
désaccord dans ces disciplines que l’on considère pourtant comme relevant de la raison. Voilà
mon point de départ. Et c’est pourquoi j’ai entrepris des analyses de raisonnements en droit, en
philosophie, en histoire, dans toute sorte de domaines »1.

Nous retrouvons ici, sous une forme générale et condensée, deux points principaux
parmi ceux que nous avons abordés dans notre chapitre préliminaire. Le premier révèle
l’orientation fondamentale de toute l’œuvre de Perelman et le second la méthode qui a présidé
à cette œuvre. Il s’agit d’expliquer le désaccord d’êtres doués de raison et, pour cela, il convient
d’analyser leurs raisonnements effectifs. Le souci d’explication et de recherche des raisons
manifeste un enracinement définitif dans la vocation rationnelle millénaire de la philosophie.
L’inclination vers un examen concret du déploiement réel de l’activité rationnelle exprime
toutefois une attitude qui ne s’écarte que trop des façons habituelles dans la grande tradition
philosophique occidentale. Il est certes vrai que cette inclination ne représentait au début qu’une
hypothèse de travail qui découlait de l’espoir qu’une méthode ayant déjà fait ses preuves dans
un domaine pourrait réussir également dans un autre. Mais il est tout aussi certain que la mise
en œuvre de cette hypothèse avait conduit ultérieurement à une découverte qui a entraîné une
modification radicale dans la conception de la raison. La découverte de l’argumentation avait
en effet exhumé l’idée de raison historique qui la sous-tendait. L’inclination vers l’examen
concret du déploiement de l’activité rationnelle, loin de constituer simplement un choix possible

1
« L’idéal de rationalité et la règle de justice », CA, p. 319.

351
parmi bien d’autres, représente donc une exigence impliquée de façon fondamentale par l’idée
que la raison n’est pas éternelle mais seulement et irrévocablement historique.

Toute la nouvelle rhétorique se trouve dès lors dans la nécessité à la fois de préserver
l’ancrage de la pensée et de la vie de l’homme dans une vocation de rationalité et de remettre
en cause l’idéal, caractéristique d’une longue et forte tradition philosophique, d’une rationalité
parfaitement rigoureuse et entièrement indépendante des particularités sociales et historiques.
Elle est, tout entière, une tentative de marier la sauvegarde de la rationalité avec une critique
radicale du modèle de rationalité qui caractérisait la grande tradition métaphysique occidentale.
Il ne s’y agit cependant ni de procéder à une combinaison artificielle, superficielle et hâtive, ni
d’entreprendre une voie complètement nouvelle. En effet, ce n’est qu’au terme d’une pénible
exploration et d’une longue élaboration théorique que la nouvelle rhétorique était parvenue à
jeter les fondements et les éléments d’une vision qui justifie l’insertion de la rationalité
philosophique dans la critique de cette rationalité. Ce n’est également pas en rupture avec toute
pensée philosophique qu’elle entreprend la tâche, difficile et délicate, de rénover le
rationalisme. Elle affirme certes son originalité puisqu’elle se présente justement comme une
nouvelle rhétorique, mais elle ne prétend nullement commencer à zéro, c'est-à-dire avec une
table rase, puisqu’elle renoue non seulement avec la tradition rhétorique qui traverse tout
l’humanisme de la Renaissance et remonte jusqu’à l’antiquité gréco-romaine, mais renoue aussi
avec la pensée philosophique d’Aristote au sein de laquelle la dialectique et la rhétorique
jouissaient d’une légitimation théorique indéniable.

L’élaboration des principes-clés de la nouvelle rhétorique vers la fin des années quarante
constituait l’aboutissement d’un cheminement théorique riche et intense. Constatant
l’insuffisance de la méthode analytique pour la fondation rationnelle de la justice, Perelman ne
pouvait ne pas prendre conscience de l’impasse à laquelle le positivisme conduisait
inévitablement : la négation de la raison pratique. Mais, refusant de se résigner à cette
conséquence désastreuse pour la vie commune des hommes, il se mit immédiatement à la
recherche d’une logique qui serait à même de fonder rationnellement les jugements de valeur.
Dans le cadre de cette recherche, la méthode dite frégéenne, imposant l’examen concert du
déploiement de l’activité rationnelle dans les domaines concernés, ne représentait certes qu’une
hypothèse de travail, mais une hypothèse qui s’est avérée utile et fructueuse. En effet, elle avait
conduit Perelman à la conclusion-révélation que ceux qui cherchaient à défendre leurs idées
utilisaient des modes de raisonnement qui étaient déjà largement étudiés par la rhétorique et la
dialectique des Anciens, d’Aristote en premier lieu. La rencontre de ces deux vieilles disciplines

352
théoriques était capitale pour le philosophe bruxellois non seulement parce qu’elles montraient
que les pratiques argumentatives étaient des pratiques courantes et longuement étudiées, mais
surtout parce qu’elles révélaient que l’usage du discours argumentatif allait de pair avec une
conception élargie de la raison qui, seule, permet de le justifier. La redécouverte de
l’argumentation, justement parce qu’elle était en réalité une redécouverte de la Rhétorique et
de la Dialectique, représentait donc en définitive une redécouverte d’un modèle de rationalité
caractérisé principalement par le fait de ne pas réduire l’activité rationnelle à son seul aspect
démonstratif. C’est là la véritable acquisition de la méthode frégéenne adoptée pour
l’exploration du domaine des jugements de valeur. Avec cette acquisition, Perelman avait
constaté qu’il pouvait opposer au positivisme non pas seulement une pratique courante, le fait
que les hommes argumentent, mais également une conception de la raison capable de justifier
théoriquement cette pratique. La référence à Aristote condense bien cette idée que
l’argumentation, au-delà de son aspect purement pratique, est porteuse d’un modèle de
rationalité élargie. Et, si Perelman qualifie sa théorie, dans le sillage d’Aristote, comme une
nouvelle rhétorique, c’est précisément et fondamentalement pour souligner son enracinement
dans ce modèle qui, ayant élaboré pour cet effet tout un édifice théorique, avait su préserver
l’exigence de rationalité sans sacrifier le souci de guider la pratique humaine. La filiation
aristotélicienne de la nouvelle rhétorique désigne donc, avant tout, le rejet de la limitation de
l’activité rationnelle au raisonnement démonstratif, la revendication d’une conception élargie
de la logique qui reconnaît, en les justifiant, la nécessité et l’adéquation du raisonnement
simplement argumentatif pour le traitement des matières controversées. Pour Perelman, le fait
que l’Organon aristotélicien comporte à la fois une théorie de la logique formelle (exposée dans
les Analytiques) et une théorie du raisonnement argumentatif (étudiée dans les Topiques, la
Rhétorique et Les Réfutations sophistiques) constitue un appui théorique d’une valeur
inestimable ; il donne à voir dans quel sens et comment il est possible d’étendre la compétence
de la raison : il montre en effet que c’est uniquement en assouplissant les exigences de la logique
et de la rationalité qu’un exercice élargi de la raison constituerait une option sérieuse. Disposant
ainsi de l’appui d’un illustre maître de la philosophie, la nouvelle rhétorique se trouvait non pas
contrainte de tout recommencer à zéro mais seulement de défendre et de prolonger, en
l’améliorant, un modèle qui jouissait déjà de ses titres de noblesse dans une tradition dont la
valeur n’est pas des moindres.

Toutefois, ce fait de souligner l’héritage traditionnel de la nouvelle rhétorique n’entraîne


nullement la négation de sa nouveauté et de son originalité. En effet, celles-ci se manifestent

353
déjà dans la manière particulière dont elle reprend ledit héritage. Concernant Aristote qui
représente sa référence majeure, la nouvelle rhétorique présente un caractère particulièrement
novateur puisqu’elle interprète la pensée logique de ce dernier d’une façon considérablement
éloignée de celle que les exégètes de l’aristotélisme avaient imposée presque totalement
pendant toute la première partie du XXe siècle. Elle soutient en effet que le Stagirite ne
poursuivait pas l’idéal d’une rationalité qui ne se satisfait que de la connaissance scientifique
et des vérités démonstratives, mais qu’il considérait plutôt que l’activité rationnelle est obligée,
dans les cas où la démonstration s’avère insuffisante ou impuissante, de se contenter d’un savoir
simplement probable et d’opinions seulement raisonnables. C’est d’ailleurs uniquement dans la
mesure où elle considère que cette interprétation correspond aux préoccupations véritables
d’Aristote qu’elle élève celui-ci au rang d’une référence incontournable pour toute tentative
contemporaine de rénover le rationalisme. Cette interprétation est-elle juste ? Nous avons
montré dans notre chapitre préliminaire qu’elle s’inscrit incontestablement dans la nouvelle
tendance qui caractérise les études aristotéliciennes récentes, c'est-à-dire celles qui, dès le début
de la seconde moitié du XXe siècle, ont été amenées à reconnaître et à défendre l’idée que la
dialectique et la rhétorique représentent indéniablement des disciplines sérieuses et possèdent
une valeur propre et positive dans l’économie générale de la philosophie mûre d’Aristote. Eu
égard à cette nouvelle tendance, l’interprétation adoptée par la nouvelle rhétorique constitue
donc, du moins dans son cadre général et dans son orientation globale, une position largement
justifiée. D’ailleurs, il est à remarquer que, au-delà du changement de perspective qu’avaient
connu les études portant sur les Topiques d’Aristote, c’est toute la pensée de ce dernier qui s’est
trouvée reconsidérée durant les dernières décennies. D’un côté, les spécialistes, préoccupés
fondamentalement de l’amélioration de l’exégèse de cette pensée, mettaient de plus en plus
l’accent sur son aspect investigateur et ouvert, et contribuaient ainsi à révéler progressivement
un aristotélisme très différent de son image classique. Pensons en effet, par exemple, à Pierre
Aubenque qui avait fortement contribué à mettre en relief l’aspect problématique de l’être et
l’importance de la prudence chez Aristote 1. Mais ce sont également des philosophes préoccupés
de problèmes théoriques ou pratiques divers, c'est-à-dire qui n’étaient pas intéressés en premier
lieu par l’étude de l’aristotélisme, qui, d’un autre côté, avaient intensément œuvré pour remettre
le Stagirite à l’honneur en réactualisant précisément certains aspects de sa pensée qui étaient
tombés dans l’oubli dans le contexte du discrédit que les modernes avaient jeté sur lui. Pensons
effectivement, pour ne citer que lui, à Gadamer qui, pour défendre l’idée – fondamentale dans

1
Pierre Aubenque, Le Problème de l’être Chez Aristote et La Prudence chez Aristote.

354
sa philosophie herméneutique − que la compréhension est tributaire non seulement de
l’interprétation mais également de l’application, n’avait trouvé de mieux que d’emprunter le
détour d’une lecture originale de la pensée éthique d’Aristote 1. Ces indications montrent
d’ailleurs que l’originalité de la nouvelle rhétorique de Perelman ne devrait guère être comprise
indépendamment de son contexte historique 2.

Plus encore, l’originalité de la nouvelle rhétorique ne se limite pas au fait d’avoir


repensé la conception logique d’Aristote, c'est-à-dire d’en avoir proposé une interprétation qui
révélait son exemplarité pour toute tentative de dépassement de l’impasse et des conséquences
néfastes du positivisme. Certes, cette interprétation, du moment qu’elle mettait en exergue le
lien substantiel qui rattachait la rhétorique et la dialectique en même temps qu’il rattachait ces
deux disciplines à la logique et à la philosophie, offre déjà plusieurs bonnes raisons de critiquer
et la rhétorique classique et la logique moderne (la première parce qu’elle omet la dialectique
et ne développe qu’une rhétorique ornementale, la seconde parce qu’elle rejette la rhétorique et
la dialectique et ne développe qu’une théorie de la démonstration), de justifier également
l’éloignement de la nouvelle rhétorique des versions contemporaines de la rhétorique des
figures et son éloignement de toute tentative de réhabilitation de l’argumentation qui néglige
l’aspect foncièrement rhétorique de celle-ci. Certes, du moment qu’elle révèle le modèle de
rationalité élargie qui sous-tend l’ensemble de l’Organon aristotélicien, elle comporte
également déjà un grand potentiel critique à l’encontre de tous les modèles de rationalité
restreinte. Mais, au-delà de tous ces aspects qui expriment la dette de la nouvelle rhétorique

1
Cf. Hans-Georg Gadamer, « Le problème herméneutique et l’éthique d’Aristote », Le Problème de la conscience
historique, pp. 59-71 ; Vérité et Méthode (« L’actualité herméneutique d’Aristote », pp. 334-346).
2
Georges Goriely, ami d’études de Perelman, illustre bien cette dialectique (dans « La rhétorique et au-delà »,
Chaïm Perelman et la pensée contemporaine). En effet, dans un premier moment, il met l’accent sur la nouveauté
du Traité de l’argumentation de Perelman : « Originalité : telle est la première qualification qui vient à l’esprit.
Car on est bien embarrassé pour classer cet ouvrage en fonction des courants présents de la philosophie. Les auteurs
peuvent, certes, invoquer une tradition antique et brillante entre toutes, puisque son moindre représentant n’est pas
Aristote, l’Aristote de la Rhétorique, et des Réfutations sophistiques, mais c’est un courant de pensée qui semblait
avoir tourné court après la Renaissance » (p. 321). Mais il souligne ensuite que la pensée de Perelman n’est en fait
pas unique : « (…) Perelman n’est plus un isolé. D’autres penseurs, parfois même de sa génération, mais beaucoup
de jeunes viennent le rejoindre : Ricœur, Habermas, Barthes, Appel, Paul de Man (auquel il faudrait ajouter Derrida
et le déconstructionnisme), Gadamer, Grassi, Jens, Blumenberg, Toulmin, parmi des dizaines d’autres. Vraiment,
la Rhétorique, si longtemps méconnue et même honnie, connaît une soudaine floraison » (p. 322). Enfin, il affirme
que l’œuvre de Perelman n’est pas indépendante de son contexte historique : « Perelman a été incontestablement
pionnier. A-t-il été pour autant inspirateur ? Ce serait ignorer le contexte politique et intellectuel qui a rendu
possible pareil regain [entendons : de la pensée d’Aristote et de sa rhétorique en particulier]. Il y a eu
l’effondrement des idéologies totalitaristes, des certitudes brutales et terrorisantes. Plus personne ne prétend être
ni surtout n’est reconnu comme détenteur du discours vrai. Un accord des esprits, un surcroît de vérité, une
coopération dans l’action ne peut naître que d’affrontements d’opinions toutes conscientes de leur caractère relatif,
sur un fond donc de scepticisme. Il y a eu aussi la crise de la dernière forme d’ontologie : le structuralisme. Et
puis, il y a eu longtemps que l’épistémologie a dégagé la spécificité du mode de connaissance propre aux sciences
humaines (…). Les sciences de la nature elles-mêmes ne permettent plus une certitude apodictique (…) » (p. 322).

355
envers son modèle aristotélicien, il est indéniable que celle-ci est aussi la fille de son temps,
qu’elle fait montre d’une actualité manifeste et qu’elle possède une identité propre.

La nouvelle rhétorique se présente comme une rupture avec la conception étriquée de la


raison qui était issue de Descartes et qui avait fortement marqué toute la philosophie moderne.
Elle ramène également la réduction de l’idée de raison au fait que les philosophes, modernes
mais aussi anciens, opposaient radicalement la vérité aux opinions. Elle condense enfin cette
réduction dans la prétention d’une fondation de la rationalité sur l’évidence. Or, pour critiquer
le critère de l’évidence, elle s’appuie principalement sur un thème très contemporain, à savoir
le rôle éminent assuré par la médiation du langage dans toute pensée humaine. La nature de
celui-ci (le fait qu’il n’est ni un simple décalque de la réalité ni une convention purement
arbitraire, mais plutôt une œuvre humaine qui s’élabore au sein d’une société) empêche en effet
d’identifier une assertion avec l’évidence qu’elle est censée décrire. Or, dans une perspective
qui rejette le critère de l’évidence, l’opposition entre vérité et opinions devient intenable : toutes
les opinions deviennent plus ou moins possibles. Mais, cette façon de réhabiliter l’opinion ne
conduit-elle pas au scepticisme au lieu de renforcer l’orientation rationnelle ? N’est-ce pas en
raison de l’absence d’un critère absolu qui permettrait de départager la vérité d’avec les
opinions que les sceptiques posent l’impossibilité de la connaissance ? En fait, c’est uniquement
parce que ces derniers supposent que le critère de démarcation entre vérité et opinion doit être
absolu qu’ils trouvent légitime de déduire du constat que ce critère fait défaut la thèse de
l’impossibilité du savoir. Autrement dit, la thèse sceptique n’est que le revers de la thèse
dogmatique : toutes deux partagent l’idée que la pensée rationnelle est celle qui est fondée
absolument. Elles ne divergent donc pas sur le principe, mais seulement sur la possibilité ou
non de le réaliser. Et c’est pour cette raison que Perelman considère le dogmatisme et le
scepticisme comme étant également l’expression d’une seule et même vision de la raison et de
la philosophie, à savoir celle qui conçoit tout rationalisme comme nécessitaire et toute
philosophie comme première. C’est d’ailleurs cette perspective qui explique le caractère général
de la critique qu’il formule à l’endroit de toute « la grande tradition de la métaphysique
occidentale » : derrière les clivages d’écoles (rationalisme-empirisme ; réalisme-idéalisme ;
dogmatisme-scepticisme ; etc.), la nouvelle rhétorique cible essentiellement leur idée commune
d’une raison impersonnelle et éternelle. Nous comprenons ainsi qu’elle soit amenée à mettre
sur un même pied d’égalité toutes les ontologies, les épistémologies et les axiologies qui, bien
qu’elles soient très éloignées les unes des autres, ont pourtant en commun de défendre la
possibilité d’une fondation absolue de leurs prétentions. Cependant, les critiques qu’elle

356
formule contre toutes les philosophies premières ne la conduisent nullement à renoncer au
projet rationnel. Au contraire, elle oppose à ces philosophies une conception régressive de la
pensée qui ramène toute rationalité à l’effort d’argumentation qui la sous-tend. En effet, dans
une vision non absolutiste, aucun savoir ne s’impose de lui-même, aucune connaissance n’est
absolument objective. Celui qui adhère à un savoir qui n’est plus considéré comme nécessaire,
fait donc un choix libre : il prend la décision d’y adhérer. Il est dès lors responsable de sa pensée.
Autrement dit, et à moins de vouloir verser dans l’arbitraire, il est tenu de justifier son choix et
de motiver sa décision. La rationalité d’une thèse est donc fonction non pas de ce que cette thèse
est nécessaire mais de l’argumentation qui présente les bonnes raisons pour l’accepter. Dans
une atmosphère intellectuelle caractérisée par l’effondrement des illusions du rationalisme
classique, l’argumentation est non seulement utile mais est, de surcroît, indispensable. Elle
représente le seul instrument possible pour une pensée rationnelle qui se meut désormais dans
un pluralisme irréductible. Les choix des hommes n’étant plus suspendus à des vérités
irréfragables, il s’ensuit en effet que le désaccord devient une réalité qui ne sera jamais éliminée
autrement que par la recherche d’un accord au moyen de l’argumentation. La philosophie du
raisonnable de Perelman signifie justement que, dans la mesure où il n’y a aucun fondement
impersonnel et éternel qui permette de trancher les désaccords éventuels, la seule voie qui reste
aux hommes vivant ensemble est celle d’échanger constamment les arguments en vue d’obtenir
un accord et de trouver un terrain d’entente. Tel est donc le fond de la nouvelle rhétorique : une
conscience profonde des incertitudes qui marquent définitivement toute pensée humaine et un
souci tout aussi profond de rationalité. Le noyau dur où cette conscience et ce souci fusionnent
est la notion d’accord qui constitue la visée ultime de toute argumentation. D’aucuns pourraient
certes voir dans cette notion une dégénérescence de l’idéal philosophique millénaire d’une
raison qui ne se soucie que de la seule vérité et dans l’argumentation une dégradation qui
sacrifie les exigences de rigueur et de certitude au profit d’une efficacité provisoire et fragile.
En fait, s’il est incontestable que les prétentions d’une raison simplement argumentative sont
beaucoup plus modestes que celles d’une raison qui fait état de l’évidence (intuitive ou
démonstrative), ce serait tout de même une erreur lourde de conséquences que de ne pas voir le
lien intime qui unit la philosophie et la recherche de l’accord ou de mésinterpréter le sens que
la nouvelle rhétorique confère au rôle de l’accord dans le fonctionnement de l’argumentation.

Commençons par le lien de l’accord à la philosophie. Dans la conférence de 1960 déjà


évoquée, Perelman souligne que, si la réflexion philosophique ne peut se concevoir sans la mise
en question des croyances et des modalités d’action qui vont de soi dans un milieu donné, il ne

357
faut pas perdre de vue que « de la mise en question au désaccord, et du désaccord à l’usage de
la force pour rétablir l’unanimité, le passage est si normal qu’il ne nécessite guère de
commentaires »1. Voilà ce qu’oublient tous ceux qui ne voient dans la philosophie que son
aspiration à la vérité et au dépassement des opinions admises. Selon Perelman, « ce qui est
exceptionnel, par contre, et a constitué une date dans l’histoire de l’humanité, c’est que l’on ait
permis qu’en des matières fondamentales, réservées à la tradition religieuse et à ses porte-
parole, l’usage de la force puisse être remplacé par celui de la persuasion, que l’on puisse poser
des questions et recevoir des explications, avancer des opinions et les soumettre à la critique
d’autrui. Le recours au logos, dont la force convaincante dispenserait du recours à la force
physique et permettrait de remplacer la soumission par l’accord, a constitué l’idéal séculaire de
la philosophie depuis Socrate »2. La philosophie n’est donc pas étrangère à la recherche de
l’accord. Plus encore, c’est cette recherche qui constitue son essence même, sa visée séculaire.
Lorsque la nouvelle rhétorique ramène la notion d’accord au centre de ses préoccupations, elle
ne trahit donc pas l’esprit philosophique mais renoue plutôt avec l’humanisme qui a toujours
fait sa grandeur. Mais, s’il est acquis que la visée ultime de la philosophie est le remplacement
de la soumission par l’accord (de la force physique par la force convaincante du logos), d’où
vient la connotation péjorative associée généralement à la recherche de l’accord ? Elle vient de
la manière suivant laquelle les penseurs de la grande tradition philosophique occidentale avaient
traduit l’idéal de la philosophie3. Si la notion d’accord avait souvent été négligée, c’est parce
que ces penseurs considéraient que la raison est capable de saisir des vérités et des valeurs qui
seraient tellement certaines qu’elles entraîneraient nécessairement l’accord de tout esprit
normalement constitué. Or, « nous savons la glorieuse et décevante histoire de cette tentative
rationaliste, qui a développé en Occident la passion du savoir objectif et de la vérité
universellement valable, le goût de la rigueur et de la précision, mais qui n’a pas manqué de
rendre proverbiale, en même temps, l’incertitude de la philosophie »4. Il s’ensuit que de deux
choses l’une : ou bien on préserve l’esprit philosophique orienté vers la réalisation de l’accord
par le logos, ou bien on fait perdurer l’obsession rationaliste de la grande tradition métaphysique
occidentale quitte à sacrifier complètement toute la pratique humaine (politique, droit, morale,

1
« L’idéal de rationalité et la règle de justice », CA, p. 290.
2
Ibid. p. 290.
3
L’idéal de rationalité de la philosophie « a été associé, depuis lors [depuis Socrate], à la recherche individuelle
de la sagesse et à la communion des esprits fondée sur le savoir. Comment, grâce à la raison, dominer les passions
et éviter la violence ? Quelles sont les vérités et les valeurs sur lesquelles il serait possible d’espérer l’accord de
tous les êtres doués de raison ? Voilà l’idéal avoué de tous les penseurs de la grande tradition philosophique de
l’Occident », Ibid. p. 290.
4
Ibid. p. 290 – c’est nous qui soulignons.

358
etc.) qui constitue le domaine du désaccord et de la controverse par excellence. La première
option est, on le voit bien, celle de Perelman qui écrit : « C’est en l’absence de techniques
unanimement admises que le recours aux raisonnements dialectiques et rhétoriques s’impose,
raisonnements visant à établir un accord sur des valeurs et leur application, quand celles-ci font
l’objet d’une controverse. On voit apparaître ainsi le caractère central de la notion d’accord, si
négligé dans les philosophies rationalistes ou positivistes … »1.

La nouvelle rhétorique vise donc essentiellement l’obtention de l’accord d’autrui et le


sien propre dans le cas d’une délibération intime. Or, cette recherche constante de l’accord ne
conduirait-elle pas à faire de l’efficacité la caractéristique principale du discours argumentatif ?
Perelman répond directement par l’affirmative : « Nous dirons que ce que la correction est pour
la grammaire, la validité pour la logique, l’efficacité l’est pour la rhétorique »2. Il faut cependant
préciser de quelle rhétorique il s’agit ici 3. En effet, étant une rhétorique du Logos, la nouvelle
rhétorique de Perelman s’éloigne radicalement de l’image classique d’une rhétorique de la
domination et de la manipulation. Plusieurs raisons confirment cet éloignement. En voici
quelques-unes. Premièrement, il y a les amendements que la nouvelle rhétorique apporte à celle
des anciens (ces amendements restent valables pour toute reprise moderne de cette dernière).
Perelman définit sa rhétorique par le recours au langage et l’exclusion de tous les moyens
d’action sur autrui qui ne présentent pas des arguments (intuition, expérience, exemple,
violence physique ou récompense, etc.). Il révoque également la réduction de la fonction de la
rhétorique à la manipulation des foules ou à la propagande. L’efficacité persuasive ne saurait
donc s’exercer que par le langage qui fournit des justifications 4. Deuxièmement, il y a la
différence radicale qui distingue l’argumentation de la démonstration : la première, à la
différence de la seconde, est non-contraignante. Toutes les techniques de l’argumentation
peuvent être renversées et toutes ses prémisses peuvent faire l’objet d’une controverse et
permettent souvent d’aboutir à des conclusions divergentes. L’argumentation n’atteint donc
jamais qu’une efficacité bien relative et souvent contestable. Troisièmement, il y a les cadres

1
LJ, p. 102.
2
« Logique et rhétorique », Rh, p. 98.
3
Par-là, nous nous écartons de la ligne de Romain Laufer qui affirme que « l’univers des techniques du marketing
devrait intéresser au premier chef ceux qui s’interrogent sur ce que la nouvelle rhétorique a de nouveau »
(« Actualité de l’empire rhétorique : Histoire, droit et marketing »,Chaïm Perelman et la pensée contemporaine,
Textes rassemblés par Guy Haarscher, Bruxelles, Bruyllant, 1993, p. 108), et que « le renouveau de la rhétorique
que Perelman a inauguré trouve une illustration particulièrement flamboyante dans le développement du
marketing » (« Système de légitimité, marketing et sophistique », Le plaisir de parler, dir. B. Cassin, éd. de Minuit,
1986, p. 224)
4
« Pour moi, l’argumentation est un usage de la parole inséparable de la pensée (…). Bien parler, cela veut dire
parler de façon à convaincre. Or, parler de façon à convaincre veut dire parler d’une façon efficace », « L’idéal de
rationalité et la règle de justice », CA, p. 306.

359
de l’argumentation : 1) Certaines données limitent la portée de l’argumentation (ex. : Nul ne
peut contester arbitrairement un fait reconnu ni ne peut remettre en cause sans raison une vérité
établie d’un accord commun) ; 2) Certaines conditions sont indispensables pour sa mise en
œuvre (ex. : Le contact des esprits qui, lui-même, exige la disponibilité et l’attention de
l’auditoire, la volonté et le pouvoir d’argumenter de l’orateur, l’existence d’une langue
commune et d’un minimum de consensus…), etc. L’efficacité ne peut donc s’obtenir qu’au prix
d’une adaptation aux situations et aux contextes qui n’est jamais acquise définitivement.
Quatrièmement, il y a la diversité des auditoires auxquels l’argumentation s’adresse. Ce qui
persuade un auditoire donné pourrait n’avoir aucune valeur pour un autre : « Un argument n’est
jamais isolé de son contexte, et il n’est fort ou faible que dans le contexte ; en dehors du
contexte, il ne l’est pas »1. L’efficacité persuasive se présente donc sous différentes formes et
s’obtient par divers moyens: elle ne résulte ni de la magie du verbe ni du pouvoir absolu de
l’orateur.

Toutefois, ces indications, qui empêchent de réduire l’efficacité rhétorique à la


manipulation ou à la domination, ne montrent-elles pas, par contre, la fragilité et l’inefficacité
de l’argumentation ? Pour Perelman, cette question est mal posée : « Je crois que nous ne
pouvons pas, non pas seulement discuter avec autrui, mais même nous engager dans une
délibération intime, sans utiliser l’argumentation. Il n’est donc pas question d’éviter
l’argumentation. Il n’est pas question de dire qu’elle est inefficace : c’est une certaine
argumentation qui est inefficace, opposée à une autre que l’on se présente à soi-même. Mais
dire que l’argumentation comme telle est inefficace, c’est dire que nous agissons simplement
au hasard, ou suite à des intuitions incommunicables ; en tant que rationaliste, je ne peux pas
l’admettre »2. Ce passage est intéressant parce qu’il permet de bien comprendre certains aspects
fondamentaux de la nouvelle rhétorique.

D’abord, la nouvelle rhétorique précise bien qu’elle porte uniquement sur les matières
controversées : son domaine est non pas celui de la vérité mais celui du vraisemblable (le
plausible, le contingent, le probable). Et si Perelman parle d’empire rhétorique, ce n’est pas
pour éliminer définitivement le formalisme et le calcul3 ; il précise d’ailleurs que cet empire ne
couvre que le champ de la pensée non formalisée4. Mais, il se trouve que ce champ représente

1
Ibid. p. 331.
2
« Les cadres sociaux de l’argumentation », Rh, p. 380.
3
« Je ne suis pas du tout un anti-mathématicien, ni un anti-scientifique », « L’idéal de rationalité et la règle de
justice », CA, p. 312-313.
4
Cf. ER, p. 177.

360
effectivement un vaste empire : les matières formalisables ne constituent que des cas
particuliers puisque la formalisation ne devient possible qu’au prix de toute une série de
conditions qui ne s’offrent pas d’emblée. Lorsque les formalismes sont utilisables et adaptés
aux situations, la pensée doit s’en servir. Mais lorsqu’ils ne sont pas possibles, le recours à
l’argumentation devient indispensable. Dans toutes les matières où nous disposons de la liberté
de choisir, où il faut prendre une décision et où il s’agit de persuader, il n’est donc pas question
d’éviter l’argumentation.

Ensuite, lorsque la nouvelle rhétorique affirme que l’argumentation est incontournable,


elle ne va point jusqu’à dire que toutes les argumentations se valent. Au contraire, il y a
argumentation et argumentation. Certes, du moment que l’argumentation se déploie dans un
contexte qui n’est jamais entièrement et définitivement déterminé, il est hors de question qu’elle
soit jamais pleinement et absolument rationnelle (la rationalité étant ici entendue dans le sens
que lui donnait le rationalisme classique). Mais cela n’empêche nullement de distinguer une
argumentation raisonnable d’une autre qui serait déraisonnable et de préserver la rationalité
sous une forme différente. En effet, pour juger si une thèse est raisonnable ou qu’elle ne l’est
pas, nous disposons du critère que constitue la règle de justice qui « n’est que l’application,
dans la vie de l’esprit, d’un principe qu’on pourrait appeler le principe d’inertie, parce qu’il
joue exactement le même rôle que ce dernier en physique – selon lequel ce qui est conforme à
ce qui a été admis ne suscite aucun étonnement, toute déviation, tout changement, devant, par
contre, être justifiés »1. L’argumentation ne procède donc pas indépendamment de tout repère.
Car, « qu’il s’agisse de droit ou de morale, de science ou de philosophie, c’est toujours d’une
certaine tradition que l’on part, même pour la critiquer, et c’est elle que l’on continue dans la
mesure où l’on n’a pas de raisons particulières de s’en écarter »2. Ce qui est déjà admis dans
une société donnée à un moment donné représente donc une épreuve qui permet de distinguer
une thèse raisonnable d’une autre déraisonnable. La règle de justice ne signifie cependant pas
le conformisme. Perelman affirme certes que la réaction de la raison est souvent celle de trouver
normal et raisonnable tout comportement conforme aux précédents, mais il ne rejette pas
l’innovation. Car, s’il est vrai que l’argument fort, dans un domaine envisagé, est celui qui peut
se prévaloir de précédents, il est également vrai que le précédent n’est pas toujours purement

1
« L’idéal de rationalité et la règle de justice », CA, p. 298 [« … la règle de justice résulte d’une tendance, naturelle
à notre esprit [référence ici à J. Piaget, Apprentissage et connaissance, p. 42], de considérer comme normal et
rationnel, donc comme n’exigeant aucune justification supplémentaire, un comportement conforme aux
précédents », « La règle de justice », JR, p. 232].
2
Ibid. p. 299 [« Dans tout ordre social, ce qui est traditionnel se présentera donc comme allant de soi ; par contre,
toute déviation, tout changement, devra être justifié. Cette situation qui résulte de l’application du principe d’inertie
dans la vie de l’esprit, explique le rôle qu’y joue la tradition », « La règle de justice », JR, p. 232].

361
formaliste (celui qui se borne à suivre le cas antérieur à la lettre) mais « peut aussi servir de
point de départ à un raisonnement par extension ou par analogie »1. En effet, le précédent
comporte toujours un élément qui peut être modifié 2, et cette modification peut être justifiée ou
bien par l’expérience ou bien par la conscience 3. Nous voyons ainsi la véritable signification de
la règle de justice : la démarche réelle de la pensée consiste dans une forme médiane
d’objectivité où tradition et liberté sont indissociables : la thèse raisonnable est celle qui est
soutenue par des arguments forts, et l’argument fort est celui qui peut se prévaloir de précédents,
mais le précédent peut être modifié4. Mais, cette notion de raisonnable ne conduit-elle pas à une
conception communautaire de la raison ? La réponse de Perelman est nuancée : « Chaque
orateur s’adresse, par son argumentation, à un auditoire qu’il cherche à gagner aux thèses qu’il
lui présente. Comme toute argumentation, pour être efficace, doit s’adapter à son auditoire, la
qualité de l’argumentation sera fonction de celle de l’auditoire qu’elle parvient à persuader.
On pourrait considérer comme raisonnable l’argumentation cherchant à convaincre l’auditoire
formé de tous les hommes normaux ou compétents »5. La nouvelle rhétorique ne soutient donc
nullement la position absurde selon laquelle toute argumentation est pleinement rationnelle. Le
discours argumentatif n’accède véritablement à la rationalité que dans la mesure où il s’adresse,
non pas à un auditoire particulier, à une communauté limitée, mais à l’auditoire universel que
représente tous les hommes raisonnables. Or s’adresser à cet auditoire, c’est n’utiliser que des
arguments qui seraient valables pour tous ses membres. Mais comment peut-on les connaître ?
Nous voyons bien que l’auditoire universel n’est pas effectif, qu’il n’est qu’une hypothèse. Mais
c’est justement parce qu’elle peut servir comme une hypothèse de travail susceptible de
vérification, que l’idée d’auditoire universel est utile : « [L’auditoire universel] est une idée que

1
Ibid. p. 305.
2
« A propos de la règle de justice, je vous ai parlé de deux critères qui doivent être précisés pour permettre
l’application de la règle : le traitement envisagé et les caractères que l’on doit considérer comme essentiellement
semblables, et qui justifieraient le même traitement. Dans l’usage du précédent, un élément ne varie pas, c’est le
traitement tel qu’il a été appliqué antérieurement. Mais nous pouvons trouver une modification dans les caractères
considérés comme essentiellement semblables », Ibid. p. 305 − c’est nous qui soulignons.
3
« La modification est motivée par l’expérience quand un phénomène prévu par la règle ne s’est pas produit : ce
démenti infligé par l’expérience nous oblige à reconnaître que des caractères considérés comme essentiellement
semblables ne le sont pas ou inversement. La modification est motivée par la réaction de notre conscience quand
un acte, qui paraissait devoir être approuvé par notre conscience, car conforme aux précédents, provoque une
révolte de la conscience, notre désapprobation : les critères, qui paraissaient suffisants, concernant ce qui est et ce
qui n’est pas essentiellement semblable, devront être revus », Ibid. p. 306.
4
« Notre pensée suit des normes analogues à celles de toute notre conduite : nous nous servons de précédents, et
nous nous servons des règles qui en constituent la généralisation, aussi longtemps qu’une raison, d’ordre théorique
ou pratique, ne nous incite à les modifier, en transformant la portée du précédent », Ibid. p. 302. A propos de la
dialectique des modèles et des antimodèles, de la formation par l’argument d’autorité et l’émancipation, de la
légitimation du pouvoir et sa contestation, cf. « Le rôle du modèle dans l’éducation », CA, pp. 391-394 ;
« Education et rhétorique », JR, pp. 104-117 ; « Autorité, idéologie et violence », CA, pp. 207-216.
5
Ibid. p. 300 – c’est nous qui soulignons.

362
je me forme et je la soumets au contrôle de tous ceux qui pourraient être considérés comme
membres de cet auditoire »1. La prétention à l’universalité est donc à la foi une question de
norme (le devoir de persuader tout être doué de raison qui impose de sortir de la logique du
semblable) et de fait (celui qui vise à convaincre tous les hommes raisonnables part
nécessairement de l’idée historique qu’il se fait relativement à ce qui est normal et valable
universellement). Par son aspect normatif, l’idée d’auditoire universel permet d’exhausser le
discours persuasif au rang de la rationalité. Par son aspect factuel, elle montre, en revanche, que
cette rationalité n’est jamais qu’une prétention plus ou moins réalisée. La raison, définie par le
recours à l’auditoire universel, reste donc un idéal. Mais, c’est justement la poursuite de cet
idéal qui fait tout le mérite de la philosophie. Dans cette perspective, le philosophe n’est pas
celui qui a l’intuition d’une vérité absolue ; il n’est pas non plus celui qui persuade ceux qui
pensent comme lui ou qui sont très proches de lui ; il est plutôt celui qui met sa pensée à
l’épreuve de tous les hommes raisonnables, c'est-à-dire celui qui prétend vouloir convaincre
l’auditoire universel. Soulignons ici que, d’un côté, Perelman n’exclut nullement le rôle que
l’intuition peut jouer − et joue effectivement − dans la naissance d’une pensée philosophique
originale, et que, d’un autre côté, il ne nie guère que le philosophe vraiment créateur est celui
qui part de questions qui importent pour lui plutôt que d’être celui qui part de méthodes admises.
La spécificité de sa conception de la philosophie n’est pas tant de rejeter tous les autres points
de vue que de se mettre exactement dans celui qui s’enquiert de la place impartie en philosophie
au rationnel2. Ce qui importe prioritairement pour lui, ce n’est pas que le philosophe parte d’une
intuition originale, mais que ce dernier insère son intuition dans des cadres qui la rendent
admissible. Autrement dit, si ce n’est pas la raison qui fournit toujours le point de départ d’une
pensée philosophique, c’est néanmoins elle qui permettra de la structurer 3. Dans cette
perspective, le souci de rationalité ne saurait se contenter d’une conviction intuitive, mais exige
que l’on recoure aux procédés argumentatifs visant la persuasion des autres. S’il y a donc un
aspect communautariste dans toute argumentation, c’est que celle-ci doit être essentiellement
une technique à l’égard d’autrui. L’orientation vers autrui, caractéristique du point de vue de
l’argumentation, implique que la question de la rationalité n’est pas l’apanage de l’individu
isolé mais de l’individu dans la société. Ainsi, si la nouvelle rhétorique implique effectivement

1
Ibid. p. 320.
2
« Je ne prétendrai jamais que je base tout mon système sur l’argumentation : je trouve qu’un très grand tort a été
fait à la compréhension de notre pensée par l’exclusion de l’argumentation, mais je ne voudrai pas y voir le tout
d’une philosophie. Cette accentuation du rôle de l’argumentation, c’est la nouveauté de mon point de vue, mais
tous les autres points de vue sont généralement sauvegardés », Ibid. p. 333.
3
« Il n’y a de philosophie sans structuration », Ibid. 327.

363
un certain communautarisme, celui-ci n’est pourtant absolument pas étranger à la rationalité
mais signifie seulement que cette rationalité est toujours tributaire de l’effort argumentatif qui
la sous-tend et que celui-ci vise toujours autrui. Dans l’espace intersubjectif qui est un espace
limité historiquement, socialement et psychologiquement, non seulement le rationnel revêt
nécessairement la forme modeste du raisonnable de sorte que la différence de nature entre
rationnel et irrationnel cède la place à une simple différence de degré entre raisonnable et
déraisonnable, mais la détermination de ce qui est raisonnable et sa différenciation d’avec ce
qui est déraisonnable ne sauraient non plus être effectuées in abstracto. Certes, Perelman
n’élimine pas absolument la possibilité pour la raison d’atteindre dans certains cas et dans
certaines disciplines des connaissances pleinement rationnelles, puisqu’il considère que
l’argumentation pourrait passer progressivement du raisonnable au rationnel « par l’élimination
des éléments d’ambiguïté, par la formalisation et la mécanisation »1. Mais il précise que lorsque
c’est le cas, il n’y a plus lieu de parler d’argumentation puisque, ayant éliminé la possibilité de
décisions divergentes, nous nous trouvons dans le domaine de la raison théorique.

Enfin, la nouvelle rhétorique, qui conteste l’absolutisme rationaliste et qui ramène le


rationnel au raisonnable, se présente elle-même comme un point de vue simplement
raisonnable. Et il y a pour cela de profondes raisons. Nous venons de voir que Perelman oppose
à l’idée d’une raison éternelle celle d’une raison historique. Il faut maintenant s’apercevoir que
cette idée d’une raison qui n’est jamais qu’historique implique que celui qui y adhère se prive,
ipso facto, de tout moyen de fonder absolument ses prétentions. Parce qu’elle est partisane d’un
rationalisme du raisonnable, la nouvelle rhétorique ne peut se prévaloir que d’une rationalité
simplement raisonnable. C’est donc pour une raison théorique profonde que Perelman n’a cessé
d’insister sur l’aspect non-nécessaire de l’option fondamentale qui présidait à toute son œuvre.
En définitive, rien ne permet d’éradiquer le désaccord. Nous venons cependant de voir
également que, dans une perspective non-absolutiste, la sauvegarde de la rationalité est assurée
par le recours à une justification visant la persuasion de tous les hommes doués de raison. Dans
la ligne de cette idée, le caractère raisonnable de la nouvelle rhétorique serait entièrement
fonction de la justification qu’elle adresse à son auditoire universel. D’où d’ailleurs la question
de savoir quels arguments elle présente pour se justifier aux yeux de cet auditoire. D’autre part,
du moment que l’auditoire universel n’est jamais qu’une construction de celui qui veut atteindre
le degré maximum d’efficacité, toute la question de la rationalité de la nouvelle rhétorique se
trouve ramenée à sa manière de concevoir l’auditoire universel. Quel sens Perelman attribue-t-

1
Ibid. p. 330.

364
il donc à l’expression « tous les hommes doués de raison » ? C’est la réponse à ces deux
questions qui explicitera les fondements ultimes de la nouvelle rhétorique qui en sont en même
temps les limites.

Nous savons que la nouvelle rhétorique constituait l’aboutissement d’un programme de


recherche qui était parti du constat que le positivisme est incapable de fonder rationnellement
un jugement de valeur, une décision ou un choix, et de la conscience que cette incapacité,
impliquant la négation de la raison pratique, conduirait à inscrire tout le domaine de l’action
humaine sous le règne de l’arbitraire et, par conséquent, de la violence. Toute sa vie durant,
Perelman n’a cessé de rappeler que sa préoccupation profonde était de contourner cette
possibilité de la violence, c'est-à-dire de proposer une vision qui rendît non nécessaire le
passage du désaccord à l’usage de la force physique. Selon lui, c’est par rapport à ce souci que
se manifeste la justification ultime d’une théorie de l’argumentation conçue comme une
nouvelle rhétorique : « L’argumentation nous permet de comprendre comment, même quand
les hommes ne s’entendent plus, ils peuvent néanmoins éviter de se battre »1. Comment ? Nous
pouvons reconstruire le raisonnement de Perelman de la manière qui suit. L’argumentation est
corrélative d’une philosophie du raisonnable 2. Cette philosophie exclut définitivement la
prétention de la possession d’une vérité absolue et éternelle3. Mais, plutôt que d’incliner vers
une attitude qui se complaît dans l’indécision et l’arbitraire, elle révèle l’énorme potentiel de
justification de l’argumentation et souligne le lien intime qui s’établit dans toute œuvre de
justification entre liberté et responsabilité4. De même qu’elle manifeste la place et le rôle qui
reviennent à la liberté dans une conception non-absolutiste, la philosophie du raisonnable met
également l’accent sur la nécessité d’encadrer l’exercice de cette liberté. Contre le monisme qui
enlève toute liberté de décision et le relativisme outrancier qui défend une liberté absolue, elle
soutient que, grâce à l’argumentation, nous pouvons faire un exercice raisonnable de la liberté5.

1
Ibid. p. 304.
2
Cf. « Une théorie philosophique de l’argumentation », Rh, pp. 243-256 (« Seule une théorie de l’argumentation,
philosophiquement élaborée, nous permettra, je l’espère, de reconnaître, entre l’évident et l’irrationnel, l’existence
d’une voie intermédiaire, qui est le chemin difficile et mal tracé du raisonnable », p. 255).
3
« Un partisan de la philosophie régressive est tenu à une certaine modestie dans ses affirmations : l’avenir ne lui
appartient pas, sa pensée reste ouverte à l’expérience imprévisible », « Philosophies premières et philosophie
régressive », Rh, p. 177 – c’est nous qui soulignons.
4
« A défaut d’un critère absolu et impersonnel, fourni par l’évidence et la preuve fondée sur l’évidence, nous
pouvons justifier nos décisions dans le domaine de l’action et de la pensée par des argumentations qui ne sont ni
mécaniques, ni contraignantes, et qui sont garanties, en dernier ressort, par la solidarité que leur emploi et leur
évaluation établissent avec la personne de celui qui les construit et de celui qui leur accorde son adhésion : la
responsabilité de l’homme qui s’engage est, comme toujours, la corollaire de sa liberté »,« Evidence et preuve »,
Rh, p. 193-194 – c’est nous qui soulignons.
5
« L’introduction d’une technique intellectuelle qui permettrait de rompre les cadres de l’alternative ‘objectivisme
sans sujet’ ou ‘subjectivisme sans objet’ ne peut que contribuer d’une façon appréciable à la compréhension des
conditions de l’exercice de notre liberté spirituelle »,« Liberté et raisonnement », Rh, p. 299 ; « [La liberté

365
En défendant l’idée d’un raisonnement pratique, celui qui consiste à justifier un choix et à
argumenter en vue de montrer les bonnes raisons d’une décision, Perelman n’avait donc d’autre
enjeu que de préserver à la fois la liberté des hommes et leur coexistence pacifique 1. D’où
d’ailleurs le fait qu’il inscrit sa nouvelle rhétorique (sa philosophie du raisonnable) dans la
tendance humaniste qui caractérise généralement le rationalisme2. D’autre part, la philosophie
du raisonnable présente une profonde affinité avec la démocratie conçue comme mode de
gestion du pluralisme. Cette affinité provient d’abord de l’aspect non-absolutiste de l’idéologie
démocratique3. Elle résulte également de ce que le déploiement de la raison pratique, inhérente
à la philosophie du raisonnable, ne peut se réaliser sans les cadres et les mécanismes que fournit
la démocratie4. Il en ressort que, inversement, l’institution démocratique ne serait qu’un cadre
vide si elle n’est pas fondée sur une pensée fournissant la justification théorique qui présente
les raisons pour lesquelles les hommes devraient encadrer leur vie commune par cette
institution. Ce n’est donc qu’à ce titre, c'est-à-dire comme une tentative de justification
théorique du régime démocratique, que la nouvelle rhétorique se retrouve, elle-même, justifiée.
Nous pouvons ainsi résumer les arguments que la nouvelle rhétorique présente en sa faveur en
deux catégories : ceux qui défendent une vision non absolutiste de la pensée et ceux qui
montrent la nécessité de cette vision pour la coexistence pacifique des hommes. De ces deux

spirituelle] ne peut s’exercer de façon raisonnable que grâce aux techniques de l’argumentation », « Une théorie
philosophique de l’argumentation », Rh, p. 255.
1
« Si l’on reconnaît la spécificité du raisonnement pratique, l’on admettra sans peine l’insuffisance des modèles
empruntés au raisonnement théorique. L’on situera alors le raisonnement pratique dans la perspective qui lui
convient, celle d’une pensée intimement liée à l’action, et qui vise à la coexistence pacifique d’une pluralité d’êtres
libres, mais raisonnables », « Le raisonnement pratique », CA, p. 188 – c’est nous qui soulignons.
2
« Les critères du rationnel ne sont plus ni intemporels ni impersonnels, comme dans la conception cartésienne,
mais en nous inspirant des analyses contemporaines de la pensée scientifique, nous pensons pouvoir présenter une
conception nouvelle du rationnel, qui reste néanmoins dans la tradition humaniste du rationalisme classique »,« La
quête du rationnel », Rh, p. 311 ; « C’est parce qu’elle est une œuvre vraiment humaine que la rhétorique, croyons-
nous, a connu son maximum d’éclat aux époques d’humanisme, aussi bien dans la Grèce antique que dans les
siècles de la Renaissance. Si notre siècle doit se dégager définitivement du positivisme, il a besoin d’instruments
qui lui permettent de comprendre ce qui constitue le réel humain. Quelque éloignée qu’elle en paraisse, notre
préoccupation rejoint, peut-être, par son mobile, les dernières tentatives de M. Bachelard ou les recherches des
existentialistes contemporains. On y trouverait un pareil souci de l’homme et de ce qui échappe à la juridiction
d’une logique purement formelle et de l’expérience. Nous croyons qu’une théorie de la connaissance, qui
corresponde à ce climat de la philosophie contemporaine, a besoin d’intégrer dans sa structure les procédés
d’argumentation utilisés dans tous les domaines de la culture humaine et que, pour cette raison, un renouveau de
la rhétorique serait conforme à l’aspect humaniste des aspirations de notre époque », « Logique et rhétorique »,
Rh, p. 103 – c’est nous qui soulignons.
3
« L’idéologie démocratique s’oppose à l’idée qu’existent des règles objectivement valables en matière de
conduite, car on ne décide pas à la majorité de ce qui est vrai ou faux », « Autorité, idéologie et violence », CA, p.
213.
4
« Une raison pratique, qui ne se prétend pas apodictique, mais simplement raisonnable, doit, pour ne pas paraître
despotique, s’ouvrir à la discussion et au dialogue. De même que le régime monarchique convient le mieux pour
réaliser les conceptions d’une raison assurée de ses évidences, en négligeant les opinions de ceux qui ne bénéficient
pas de ces intuitions privilégiées, c’est le régime démocratique de la libre expression d’opinions, de la discussion
de toutes les thèses en présence, qui est le concomitant indispensable de l’usage pratique simplement
raisonnable », « Considérations sur la raison pratique », CA, p. 181-182.

366
catégories d’arguments, nous pouvons ainsi dégager la conception que Perelman se faisait de
son auditoire universel, c'est-à-dire de ceux qu’il cherchait à gagner à sa cause et sur lesquels il
voulait agir efficacement. Nous pensons, à ce propos, que ceux qui seraient sensibles à sa
justification sont ceux qui se considèrent comme des êtres à la fois libres et responsables, qui
sont attachés à l’idéal humaniste et pacifiste d’une vie sociale où les désaccords ne conduisent
pas inévitablement à l’usage de la force mais sont gérés selon des procédures et des institutions
reconnues. Autrement dit, l’auditoire universel à l’appréciation duquel Perelman soumet sa
nouvelle rhétorique est celui que composent les hommes qui ont fait le choix d’une société
pleinement démocratique, celle où la violence et la force physique, supplantées par le logos du
débat public, cessent d’être une fatalité. D’aucuns penseraient cependant qu’il y a là une
démarche trop optimiste. A ceux-ci, la nouvelle rhétorique oppose l’irréductibilité de la liberté
humaine : la spécificité du raisonnement pratique est justement de guider l’action humaine,
c'est-à-dire de fournir les bonnes raisons qui rendent possible la prise de décision, sans pourtant
jamais pouvoir la déterminer complètement. Ce qui serait donc le signe d’un optimisme
outrancier, c’est plutôt de s’attendre à ce que l’on puisse déterminer la volonté des hommes par
la seule force du raisonnement. Perelman, loin de nourrir le faux espoir d’un futur édénique
pour l’humanité et auquel les lumières de la raison permettraient inévitablement d’accéder,
soutient que l’idéal d’une communauté pacifique des hommes ne dépend en définitive que d’un
choix moral1. D’ailleurs, même l’argumentation, c'est-à-dire le processus d’invention et
d’échange des arguments, ne pourrait se dispenser d’une éthique si elle veut servir comme
instrument pour l’obtention d’un véritable accord 2. D’autre part, on pourrait reprocher à la
nouvelle rhétorique d’être quelque peu naïve dans le sens où elle aurait exagérément compté
sur la bonne volonté des hommes. Loin s’en faut, en fait. Car, considérant que les techniques
argumentatives peuvent tout aussi bien être mises au service d’une argumentation sérieuse que
d’une argumentation sophistique, Perelman n’insiste que trop sur la nécessité de développer
l’esprit critique chez les individus et sur le rôle que peut jouer l’étude des techniques de
persuasion dans la formation de cet esprit3. La bonne volonté n’est pas le tout de

1
« Je ne suis pas du type des philosophes rationalistes qui croient à une société des esprits qui se dispenseraient de
tout recours à la force. Je peux seulement dire que le refus de la violence est une attitude morale que les philosophes
devraient propager. Mais si c’est une attitude morale, cela prouve justement que ce n’est pas une attitude
nécessaire », « L’idéal de rationalité et la règle de justice », CA, p. 304 – c’est nous qui soulignons.
2
« L’argumentation (…) se lie (…) à une éthique. (…) [En effet], dans une argumentation, il tient à nous de peser
avec la plus entière bonne foi les raisons pour et les raisons contre, et, surtout, de nous faire de l’auditoire universel
une idée aussi claire, aussi riche, aussi nuancée que le permet le moment où nous vivons », « De la temporalité
comme caractère de l’argumentation », Rh, p. 466 – c’est nous qui soulignons.
3
« C’est par l’étude des procédés argumentatifs, rhétoriques et dialectiques que nous apprenons à distinguer les
raisonnements acceptables des raisonnements sophistiqués, ceux où l’on recherche à persuader et à convaincre de
ceux où l’on cherche à tromper, à induire en erreur. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle je considère

367
l’argumentation puisque l’apprentissage de celle-ci devrait normalement former chez les
citoyens un esprit critique qui, non seulement leur serait d’une grande aide lorsqu’ils délibèrent
ou argumentent avec bonne foi, mais rendrait surtout la tâche très difficile à ceux qui
couveraient le dessein de les manipuler. Plus encore, considérant que l’argumentation se déploie
toujours en l’absence de critères absolus qui permettent de trancher objectivement et
définitivement les désaccords, Perelman tient pour indispensable l’établissement d’un système
d’institutions à même d’encadrer la vie pratique commune des hommes : « Dans le domaine de
l’imparfait, nous ne pouvons qu’instituer un régime de contrôles humains »1. La nouvelle
rhétorique n’est donc ni trop optimiste ni naïve. Au contraire, en s’adressant finalement à la
conscience morale de l’homme libre et responsable et en insistant sur la nécessité de contrôler
cette conscience par les institutions démocratiques de l’État de droit, elle donne à voir que le
glissement vers la violence et la domination par la manipulation représentent des risques qui ne
sont jamais complètement éliminés. En somme, nous pouvons expliciter le raisonnement de
Perelman relativement à cette matière en invoquant le raisonnement de Kant au sujet de
l’épineuse question du progrès dans l’histoire de l’humanité 2. En effet, après avoir montré
l’incapacité de la raison théorique à répondre à cette question, celui-ci avait soutenu que la seule
réponse qui demeure possible est celle que peut fournir la raison pratique : nous ne pouvons
savoir si l’histoire de l’humanité progresse nécessairement vers plus de moralité, mais il nous
reste de faire de ce progrès un devoir moral. La raison ne nous permet pas d’atteindre une
connaissance théorique indubitable au sujet des questions relevant de l’action, mais elle peut
nous éclairer sur le type de choix impliqués dans un idéal de l’humanité. L’avantage
supplémentaire de la nouvelle rhétorique, par rapport à la vision kantienne, est non seulement
d’avoir montré comment nous parvenons à justifier ces choix et comment, grâce à ces
justifications, les hommes peuvent s’entendre même lorsqu’ils sont en désaccord, mais
également d’avoir appuyé ses affirmations par une pratique séculaire et indéniable, le droit. En
effet, l’une des principales acquisitions de l’examen concret du déploiement effectif de
l’activité rationnelle, auquel Perelman avait procédé pour dégager les modes de raisonnement
utilisés dans le traitement des matières controversées, était la rencontre avec le droit. Grâce à

l’enseignement de la rhétorique ainsi comprise comme un élément central de toute éducation libéral », « L’usage
et l’abus des notions confuses », RDD, p. 163 – c’est nous qui soulignons ; « C’est la délibération qui distingue
l’homme de l’automate. Cette délibération porte sur ce qui est essentiellement l’œuvre de l’homme, sur les valeurs
qu’il a créées, et que la discussion permet de promouvoir. L’étude des procédés de cette discussion peut développer
dans l’homme la conscience des techniques intellectuelles dont se servent tous ceux qui élaborent sa culture »,
« Logique et rhétorique », Rh, p. 102-103 – c’est nous qui soulignons.
1
« L’idéal de rationalité et la règle de justice », CA, p. 309.
2
Le Conflit des Facultés, Trad. Alain Renaut, in Emmanuel Kant, Œuvre philosophiques, III.

368
cette rencontre, Perelman va découvrir l’expérience des juristes qui sont arrivés à « élaborer la
théorie d’un droit raisonnable, objet du consensus d’une communauté organisée »1. Et, depuis
cette découverte, il devint un fervent défenseur de l’idée que c’est du droit, et non pas des
mathématiques ou de tout autre discipline scientifique, que la philosophie devrait s’inspirer.
Pour lui, si la rhétorique, conçue comme théorie générale de l’argumentation, est l’instrument
de toute pensée non formalisée, c’est le droit qui constitue le modèle de cette pensée.

Dans la pensée de Perelman, nous pouvons distinguer trois phases relativement au


rapport au droit. La première correspond à la publication, en 1945, de « De la justice » et atteste
de l’intérêt précoce de Perelman pour le droit. Dans cette phase, le domaine juridique,
représenté par la notion de justice, a joué le rôle d’une épreuve qui a permis de rendre manifeste
l’insuffisance de l’approche positiviste pour le traitement des valeurs et des questions pratiques.
La deuxième phase correspond au tournant rhétorique des années cinquante. Ce tournant, qui
avait réhabilité la rhétorique pour servir de logique des jugements de valeur, avait en même
temps élevé le droit au statut d’une discipline destinée à jouer le rôle d’un modèle, d’une source
d’inspiration pour toute pensée rationnelle non absolutiste. En effet, il est à remarquer que, déjà
en 1949 – année de la rencontre de la rhétorique et donc de l’amorcement du tournant
rhétorique2 −, Perelman avait souligné, dans un même paragraphe de « Philosophies premières
et philosophie régressive », l’utilité à la fois de la rhétorique et du droit pour la compréhension
d’une pensée qui n’est ni nécessaire ni arbitraire 3. Mais c’est dans un article de 1962, portant le
titre significatif et suggestif : « Ce qu’une réflexion sur le droit peut apporter au philosophe »4,
qu’il avait le plus clairement établi le caractère exemplaire du droit pour une philosophie
rationaliste post-métaphysique. Le dernier paragraphe de cet article en résume bien la visée :
« Le droit n’existe, comme discipline techniquement autonome, que dans les sociétés qui font
place – entre le calculable, qui élimine toute décision individuelle, et le politique, où le pouvoir
de décision serait illimité et arbitraire – à un ordre à l’établissement duquel concourent une
multiplicité de volontés humaines. C’est pourquoi, en étudiant avec attention et en analysant
avec soin les techniques juridiques de procédure et d’interprétation, qui permettent aux hommes
de vivre dans un Etat de droit, le philosophe, au lieu de rêver l’utopie d’une société paradisiaque,
pourrait s’inspirer, dans ses réflexions, de ce que l’expérience séculaire a enseigné aux hommes

1
ER, p. 177.
2
LJ, p. 101.
3
Cf. « Philosophies premières et philosophie régressive », Rh, p. 168.
4
JR, pp. 244-255. Ce même thème a été autrement développé dans un article, publié en 1976, intitulé « Ce que le
philosophe peut apprendre par l’étude du droit » (DMP, pp. 191-202).

369
chargés d’organiser sur terre une société raisonnable »1. En quoi la pratique du juriste peut-elle
être utile pour le philosophe ? D’abord, elle lui enseignera le souci de la vie réelle des hommes,
c'est-à-dire de se débarrasser de l’illusion utopique de croire que les problèmes de l’humanité
pourraient être véritablement résolus dans le ciel des idées abstraites, que l’imagination d’une
cité idéale pourrait dispenser de l’organisation concrète de la cité terrestre. Cet enseignement
est en même temps un appel à la modestie. Effectivement, aux philosophes métaphysiciens qui
avaient toujours cherché un fondement absolument rationnel qui permettrait à leur système de
s’imposer universellement, le juriste pourrait apprendre « qu’il est illusoire de supposer qu’un
ordre nouveau puisse s’imposer par sa seule rationalité et sans recours à la violence », et que,
dans une société d’hommes faillibles, la seule rationalité possible est celle qui se présente « non
pas comme rupture, mais comme continuité, adaptation à ce qui est déjà admis, construction
prenant appui sur le passé »2. Il leur apprendra également que c’est fausser les relations
effectives entre raison et volonté que d’éliminer l’une d’elles au profit de l’autre. Au lieu de
poursuivre les tentatives de construire un système more geometrico (une mathématique
universelle), tentatives qui se sont toutes soldées par des échecs, le philosophe serait mieux
inspiré en se tournant vers le droit dont la caractéristique principale est la dialectique entre
formalisme et pragmatisme. C’est que, dans la mesure où il est encadré par l’existence d’un
législateur qui formule les règles et d’un juge qui applique ces règles mais qui peut également
collaborer parfois à leur élaboration, le droit se manifeste comme le lieu d’une « dialectique de
la raison et de la volonté, de la réalité et de la valeur, la raison et la réalité constituant le pôle
objectif, celui dont le juge doit tenir compte et devant lequel il doit s’incliner, la volonté et la
valeur fournissant le pôle subjectif, qui dépend, en fin de compte, de la décision du juge »3.

Nous voyons ainsi que ce qui caractérise le rapport que Perelman entretenait avec le
droit pendant cette deuxième phase est sa volonté de féconder le rationalisme philosophique en
le rapprochant du modèle juridique. La raison profonde de ce rapprochement se trouve dans la
similitude de la situation du juge et celle du philosophe, dans le rôle que la décision joue chez

1
Ibid. p. 255.
2
Ibid. p. 249. Cf. également sur ce point, « Ce que le philosophe peut apprendre par l’étude du droit », DMP, p.
196 et p. 198.
3
Ibid. p. 253-254. « … en droit, toute nouvelle règle s’inspire de quelques principes plus généraux qu’elle précise
et qu’elle structure, toute décision est fondée sur quelque règle qui la justifie : nous assistons à une dialectique
constante de la raison et de la volonté, des structures qui fixent les cadres d’une action, et des décisions qui
précisent, adaptent, et même modifient ces cadres. La raison et la volonté ne se présentent pas comme une dualité
irréductible, l’une n’étant d’aucun secours à l’élaboration de l’autre, mais sont effectivement en constante
interaction » (p. 255).

370
l’un comme chez l’autre. En effet, si le droit est essentiellement un problème de décision 1, et si
le rôle du philosophe n’est pas de décrire le réel à la manière du savant scientifique mais de
prendre position dans un espace d’incertitude et d’indétermination, force est donc de constater
que « la philosophie a beaucoup de traits en commun avec le droit », que la « confrontation
avec celui-ci permettrait de mieux comprendre la spécificité de la philosophie, discipline qui
s’élabore sous l’égide de la raison, mais d’une raison essentiellement pratique, tournée vers la
décision et l’action raisonnable »2. Dans cette deuxième phase, le droit n’est donc pas étudié
pour lui-même. Au contraire, il n’est invoqué que dans la mesure où il permet d’illustrer la
possibilité d’une raison pratique qui n’est ni nécessaire ni arbitraire 3, c'est-à-dire comme
« tentative de formaliser, dans la mesure du possible, le domaine de l’action », ou comme « une
façon utile d’approcher le problème des rapports entre la liberté et la raison »4. L’avantage de
cette façon de procéder est de montrer que la nouvelle rhétorique, conçue comme une théorie
du discours persuasif qui est corrélatif d’une philosophie du raisonnable, ne constitue pas une
virtualité chimérique ou une abstraction contemplative mais est plutôt une proposition dont la
possibilité et la vérification sont attestées par la pratique réelle du droit.

La troisième phase dans l’histoire du rapport de Perelman au droit correspond à la


période qui s’était ouverte avec la création, au sein du Centre National Belge de Recherches
Logiques, d’une section juridique orientée exclusivement vers l’étude du raisonnement
juridique selon une méthode d’analyse concrète qui, plutôt que de partir d’un modèle préétabli,
vise au contraire à dégager les caractéristiques de ce raisonnement tel qu’il se présente dans la
pratique effective du droit. Remarquons cependant que ni l’intérêt pour l’étude du droit ni la
méthode adoptée pour cette étude ne sont étrangers au programme de la nouvelle rhétorique.
Dans ER, Perelman affirme que « l’argumentation philosophique, comme l’argumentation
juridique, constituent des applications, à des domaines particuliers, d’une théorie générale de
l’argumentation »5. En effet, comme l’argumentation vise toujours un auditoire auquel elle doit

1
« Le droit, tel qu’il fonctionne effectivement, est essentiellement un problème de décision : le législateur doit
décider quelles seront les lois obligatoires dans une communauté organisée, le juge doit décider de ce qui est le
droit dans chaque situation soumise à son jugement. Mais ni le législateur ni le juge ne prennent des décisions
purement arbitraires : l’exposé des motifs indique les raisons pour lesquelles une loi a été votée et, dans un système
moderne, tout jugement doit être motivé. Le droit positif a pour corrélatif la notion de décision, sinon raisonnable,
du moins raisonnée », « Ce que le philosophe peut apprendre par l’étude du droit », DMP, p. 194 – c’est nous qui
soulignons.
2
Ibid. p. 202.
3
« Le procès constitue en quelque sorte l’incarnation même du problème posé dans le Traité de l’argumentation :
une rationalité non-contraignante condamnée à ‘réussir’, une discussion en droit interminable obligée de … se
terminer », Guy Haarscher, « Qu’est-ce que le perelmanisme ? », Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, p.
21-22.
4
« Avoir un sens et donner un sens », Rh, p. 48 et p. 51.
5
ER, p. 177 – c’est nous qui soulignons.

371
s’adapter et compte tenu de la diversité des auditoires, une théorie générale de l’argumentation
doit être donc nécessairement complétée par des théories spécifiques qui quittent le point de
vue général et approximatif pour se préoccuper de genres argumentatifs caractérisés par des
accords particuliers tels ceux qui sont propres aux tenants des disciplines scientifique,
philosophique, théologique ou juridique. D’autre part, la nouvelle rhétorique étant corrélative
d’une philosophie du raisonnable qui conçoit la raison non pas comme structure éternelle mais
comme activité historique, la méthode concrète qui se tourne vers le déploiement effectif de
cette activité devient une exigence méthodologique non seulement utile mais également
indispensable. Par ailleurs, outre Perelman qui avait investi le domaine juridique avec une
pensée élaborée, plusieurs autres membres de son groupe étaient déjà engagés dans la critique
du formalisme juridique. Certains d’entre eux, comme Paul Foriers, possédaient même une
conception du droit suffisamment construite 1. Plus encore, les thèmes choisis pour l’étude (les
antinomies, les lacunes, les présomptions et les fictions, etc.) n’expriment-ils pas explicitement
une sorte de parti pris? Il semble donc que le choix méthodologique de la section juridique du
CNBRL n’était pas tout à fait neutre et ne rejetait pas véritablement tout apriorisme. Mais, à
notre avis, il n’a y pas véritablement incompatibilité entre la prétention de neutralité
méthodologique affichée par Perelman et par les membres de son groupe et le fait qu’ils aient
déjà élaboré certaines conceptions du droit puisque ces dernières avaient elles-mêmes résulté
d’une étude concrète du droit et, également, puisqu’ils étaient tous en faveur d’une vérification
de leurs choix théoriques en les soumettant à l’épreuve des résultats d’une exploration de longue
haleine de la pratique des juristes. Concernant les thèmes choisis pour servir de grilles de lecture
du phénomène juridique, nous pensons que, plutôt que d’exprimer une position arrêtée et
partiale, ils trahissent en réalité le climat de cette époque de l’après-guerre qui avait connu un
vaste mouvement d’antipositivisme. Nous pensons que tous ceux qui consulteront l’œuvre de
la section juridique du CNBRL ne manqueront pas de constater l’immensité du travail qui a été
fourni pour une compréhension immanente de la vie du droit et trouveront difficile à soutenir
une position qui accentue exagérément le poids des conceptions préalables des membres de
cette section.

Quels était les principaux résultats tirés de l’étude du raisonnement juridique ? Nous
pensons que l’essentiel de la pensée de Perelman relativement au droit consiste dans les trois
idées suivantes :

1
Sur les références théoriques des juristes bruxellois par exemple, cf. Benoît Frydman, « Perelman et les juristes
de l’Ecole de Bruxelles », Chaïm Perelman. De la nouvelle rhétorique et la logique juridique, B. Frydman et
Michel Meyer (dir), p. 234.

372
⎯Le raisonnement juridique ne peut être réduit au syllogisme :de façon général, le droit
est un espace de controverse et de discussion. Pour s’en rendre compte, rien de tel que de penser
aux débats qui précèdent l’œuvre législative, aux conflits qui opposent les parties et leurs
avocats dans les plaidoiries et aux divergences qui caractérisent les échanges théoriques de la
doctrine. Dans tous ces domaines, le raisonnement sur le droit ne saurait se réduire ni à la forme
mathématique du calcul ni à la forme logique d’une déduction. Sur tous ces niveaux, l’essentiel
de la pensée juridique consiste dans un échange des arguments pour et des arguments contre
qui fait appel, selon le contexte, à des considérations d’ordre théorique, socio-économique,
politique, moral, etc. Mais c’est notamment dans le cadre de la pratique judiciaire que le
raisonnement juridique manifeste davantage sa spécificité. Le juge applique la loi mais doit en
même temps rendre justice. Cette double exigence, le respect des règles légales et le souci
d’équité, implique un pouvoir d’appréciation, une latitude d’interprétation et une marge de
liberté chez le juge. Chaque fois, ce dernier doit décider et motiver sa décision. Celle-ci n’est
donc ni nécessaire ni arbitraire. Pour appliquer le droit, il faut établir les faits et les qualifier.
Mais ni les faits ni les règles ne sont toujours aisément déterminables. Plus encore, pour justifier
une décision qui lui semble raisonnable, il arrive souvent au juge de reconsidérer et les faits et
les règles à la lumière de cette décision. D’où l’aspect dialectique de son raisonnement. Cette
dialectique montre que le juge tient compte de l’impact de son application du droit sur son
milieu social. Mais cette ouverture est contrôlable. Le juge doit en effet persuader ses pairs, le
législateur, les juristes théoriciens et même l’opinion publique. La dialectique judiciaire rejoint
ainsi la dialectique juridique générale dans un cadre institutionnel visant la paix sociale.

⎯Le droit ne peut être réduit à la loi : la primauté du législateur est indiscutable dans
un Etat de droit. Mais, la législation est destinée à confronter la diversité des situations, le
changement de la réalité, la multiplicité des besoins et le conflit des valeurs. Elle doit également
s’accommoder d’un langage qui est, souvent, plus ou moins abstrait, général et confus. Elle ne
peut donc se passer, lors de son application, d’une interprétation qui précise ses termes et adapte
ses dispositions au contexte de leur mise en œuvre. La loi est certes centrale dans un Etat de
droit, mais le légicentrisme ne doit pas être confondu avec le panlégisme. Car, il n’y a de loi
qu’interprétée : c’est le juge, ou tout autre autorité habilitée pour appliquer le droit, qui fixe le
sens et la portée d’une règle juridique. La primauté de la législation est donc conditionnée par
son interprétation. Dans la vie du droit, le recours à l’interprétation trouve sa justification dans
diverses raisons. Parfois, l’interprétation est inévitable : quand la loi est formulée dans des
termes confus, quand le législateur enjoint au juge d’user de son pouvoir d’appréciation, quand

373
survient un conflit entre plusieurs règles qui semblent également applicables au cas d’espèce,
quand il faut combler une lacune, etc. Le fait, d’ailleurs, que ces cas ne se présentent pas
toujours ne signifie nullement que l’interprétation n’intervient qu’exceptionnellement, c'est-à-
dire lorsque le texte cesse d’être clair. En fait, le texte n’est jamais intrinsèquement clair. Nous
disons d’un texte qu’il est clair quand toutes les interprétations que nous pouvons en fournir
conduisent au même résultat. Dans d’autres cas, l’interprétation peut constituer un moyen pour
écarter des conséquences inacceptables de l’application d’une disposition légale. En effet, la
jurisprudence foisonne de cas où les juges, pour motiver leur décision, font appel à des textes
avec lesquels les faits jugés n’avaient pas de lien ou du moins qu’un lien très lointain. Elle
foisonne également de cas où la motivation ne s’appuie sur aucune disposition légale
expressément formulée par le législateur. L’exemple du recours aux principes généraux du droit
illustre bien ce cas de figure. Il n’y a donc pas lieu d’assimiler le droit à la loi. Dans la nouvelle
pensée juridique, le droit tend progressivement à déborder le carcan rigide du formalisme au
profit d’un pragmatisme plus soucieux des valeurs fondamentales de la société contemporaine.

⎯ La théorie du droit ne peut être réduite à une théorie pure : il est indéniable que la
science a constitué une évolution décisive dans la pensée humaine. L’approche descriptive et
explicative avait en effet permis de débarrasser la connaissance des intrusions injustifiées de
toutes les formes de subjectivisme arbitraire. Il y a donc des raisons honorables en faveur de
l’élaboration d’une théorie scientifique qui décrit objectivement le phénomène juridique. Mais
la question n’est pas là. Tout le problème est dans l’idée qu’on se fait de la science, de
l’objectivité et de la raison. L’erreur du positivisme était de vouloir modeler tous les domaines
du savoir sur l’image de la scientificité des disciplines mathématiques ou expérimentales, et de
vouloir appliquer partout, et à tout prix, les catégories, les concepts et les méthodes de ces
disciplines. Le positivisme, en partant de l’idée que toute connaissance devrait satisfaire aux
exigences d’une scientificité préétablie, s’était empêché, ipso facto, d’être véritablement
scientifique. Ce phénomène curieux se manifeste clairement dans le domaine particulier du
droit. Aux tentatives philosophiques de construire un droit idéal (la tradition du droit naturel),
le positivisme juridique (celui de Kelsen en premier lieu) avait opposé l’ambition, fort légitime,
d’étudier scientifiquement le droit positif, c'est-à-dire d’élaborer une théorie du droit et non pas
une philosophie du droit. Mais, au lieu de décrire le droit tel qu’il est, il s’était attelé à la
construction d’un modèle scientifique qui assimile le droit à un système formel de normes
entièrement détaché des considérations politiques, morales, philosophiques, etc. Étant resté
prisonnier de l’idéal scientifique classique, le positivisme juridique était amené à élaborer une

374
théorie prescriptive et non pas descriptive du droit. En effet, l’étude concrète de la pratique
juridique apporte un démenti assez expressif aux thèses positivistes. Elle montre surtout que
l’expérience juridique effective se dérobe à toute approche purement descriptive puisqu’elle
constitue le lieu d’une dialectique constante entre volonté et raison, entre faits et normes, entre
réalité et valeurs. Une étude véritablement scientifique et descriptive du droit conduit
paradoxalement à battre en brèche l’idée classique d’une description scientifique pure.

Au terme de cet essai de synthèse des grandes lignes de la nouvelle rhétorique, comme
théorie générale de l’argumentation et comme théorie spécifique de l’argumentation juridique,
nous aimerions dire quelques mots sur la postérité de Perelman.

Un premier élément à souligner à cet égard est le retentissement mondial que la pensée
de Perelman avait connu depuis les années soixante-dix. Aujourd’hui, l’idée largement partagée
est que cette pensée constitue une contribution majeure au renouveau du rationalisme 1. La
promotion de l’anti-absolutisme, la réhabilitation de la rhétorique et la reconnaissance du rôle
de l’argumentation dans la pensée et la pratique humaines, qui sont les principales réalisations
de la nouvelle rhétorique, représentent des acquis solidement établis et profondément enracinés
dans le climat philosophique actuel. Au regard de cet impact profond et durable, la mérite et
l’aspect pionnier de l’œuvre de Perelman sont incontestables tant pour l’étude du discours
argumentatif2 que pour celle du droit3.

La reconnaissance de l’importance des travaux de Perelman ne devrait cependant pas


nous faire oublier que ces travaux s’inscrivaient dans le mouvement général de la philosophie

1
« Pour celui qui essaie aujourd’hui, en face du scepticisme postmoderne, de penser la problématique de la
rationalité pratique en évitant toute sorte de réductionnisme rationaliste, il y a deux conceptions remarquables qu’il
devra prendre en considération : l’éthique de la discussion (la ‘Diskursethik’) de Karl Otto Appel et Jürgen
Habermas et la théorie de l’argumentation de Chaïm Perelman », Tomas Gil, « La ‘Diskursethik’ et la théorie de
l’argumentation de Ch. Perelman : deux conceptions différentes de la rationalité pratique », Chaïm Perelman et la
pensée contemporaine, Textes rassemblés par Guy Haarscher,p. 321.
2
« Comme analyse de la technique de l’argumentation, on peut la tenir [l’œuvre de Perelman] non seulement pour
pionnière, mais pour née classique », Georges Goriely, « La rhétorique et au-delà », Ibid., p. 330.
3
« Le Traité de l’argumentation de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca est devenu un classique dans la
ligne de la grande tradition de la rhétorique. Il est pour les juristes un irremplaçable ouvrage », François Terré,
« L’office du juge et la rhétorique : L’apport de Perelman », Ibid., p. 252 ; « L’œuvre de Perelman fournit un
enseignement irremplaçable en vue de l’étude du réel, du fait non pas opposé au droit, mais du fait dans le droit.
Elle nous met clairement en garde contre une tendance dangereuse consistant à ne plus parler du droit qu’en le
détachant du réel qui le nourrit. Elle nous détourne d’une approche déductive, de type kantien, que la théorie et la
pratique du droit retiennent trop souvent depuis des siècles, et dont le kelsénisme orthodoxe ou non n’est
finalement qu’un avatar. Elle nous convie à cesser d’écouter le discours stérile, et parfois même prétentieux, de
ceux qu’au risque d’user d’un néologisme, on pourrait appeler les normologues », Ibid., p. 259. « Si les positivistes
font du droit une affaire de théorie, car ils réduisent la philosophie du droit à la science du droit, Perelman accorde
un intérêt particulier à la raison pratique qui est par exemple philosophique, dans la recherche du juste, l’objet du
droit », Stamatios Tzitzis, « Droit et valeurs : Perelman entre tradition et modernité », Ibid., p. 153 ; « Perelman
présente une philosophie du droit attachée à une philosophie de jugement de valeur. Il veut s’écarter par-là, tant
d’un subjectivisme kantien que d’un objectivisme kelsénien », Ibid., p. 165

375
post-métaphysique auquel nombre de philosophes avaient contribué 1. Cette inscription apporte
certes une justification supplémentaire à la nouvelle rhétorique, mais elle permet également de
relativiser la valeur de ses résultats. D’où le second élément qui nous permettra de comprendre
de façon plus pertinente la postérité de Perelman, à savoir que l’œuvre de ce dernier représente
non pas un système complet mais plutôt une nouvelle voie qu’il faudrait développer,
approfondir et renouveler, notamment en la croisant avec les apports d’autres travaux. Voici
quelques exemples qui illustrent la dialectique entre réception et critique qui caractérise la
postérité de Perelman.

La position nuancée de Michel Meyer est exemplaire à cet égard : il considère, dans un
premier moment, qu’on peut parler « d’un ‘tournant rhétorique’ avec Habermas et Perelman,
Eco et Gadamer, à côté du ‘linguistic turn’, qui aurait marqué la pensée anglo-saxonne, au début
du siècle, avec Russell et Wittgenstein » ; ensuite, il écrit : « La grande révolution en rhétorique
durant le XXe siècle aura été, de l’avis de tous, celle qu’a accomplie Chaïm Perelman. On le
lira dans les siècles à venir, comme on lit encore Cicéron ou Quintilien » ; enfin, il reproche à
Perelman d’avoir ancré « sa vision dans le Logos » et d’avoir assimilé « la rhétorique à la
dialectique, comme si leur différence n’était guère significative »2. Nous savons par ailleurs
que Michel Meyer est à l’origine d’une nouvelle théorie générale de l’argumentation qui, en
intégrant à la fois le logos, le pathos et l’ethos et en adoptant la perspective du questionnement
(la problématologie), s’oppose sur plusieurs points à celle de Perelman 3.

Dans cette même ligne, et après avoir souligné la fécondité de l’œuvre de Perelman sur
les plans philosophique et juridique ainsi que sur le plan général de l’ensemble de la pensée

1
« Il me semble important de souligner que la parution du Traité de l’argumentation de Perelman et de Olbrechts-
Tyteca, en 1958, a coïncidé avec la parution de l’Anthropologie structurale I, de Lévi-Strauss, qui précède de deux
ans la publication de Vérité et méthode de Gadamer. C’est aussi vers cette époque qu’à l’occasion des journées de
Tübingen (1961), sous l’impulsion d’Habermas, l’Ecole de Francfort entreprend un approfondissement de la
théorie critique où la raison est étendue au-delà du champ instrumental, qui aboutira bientôt à la fondation d’une
philosophie de la communication. Ces différentes démarches visent à élargir, selon des approches
fondamentalement différentes, le concept de rationalité, souvent réduit, à l’époque, à la raison cartésienne, corrigée
en fonction des sciences et des techniques où domine l’instrumentalisme. Les travaux des Ecoles herméneutiques
allemande et italienne, mais aussi, en France, les travaux de Ricœur sur la narration et de tous ceux qui s’occupent
de la rhétorique, assurent à la raison élargie une place importante dans la pratique philosophique (…). Que la
rhétorique, le mythe, l’herméneutique et la communication soient régis d’une autre raison que celle qui est
défendue par le rationalisme étroit, voilà, me semble-t-il, un acquis majeur de la pensée de l’époque, qui bouleverse
profondément le statut de la rationalité », Lambros Couloubaritsis, « Les fondements métaphysiques de la nouvelle
rhétorique », Ibid., p. 367-368.
2
Michel Meyer, Principia Rhetorica, p. 51 et 55.
3
Cf. à cet égard Michel Meyer, Logique, langage et argumentation, De la problématologie : langage, science et
philosophie, Questions de rhétorique, Qu’est-ce que l’argumentation ?, La problématologie, et surtout Principia
Rhetorica : une théorie générale de l’argumentation. Cf. également les articles suivants : « Problématologie et
argumentation », Hermès 15, 1995, pp. 145-154 ; « Y a-t-il une modernité rhétorique ? », De la métaphysique à la
rhétorique, Edité par Michel Meyer, pp. 7-13 ; « Pour une anthropologie rhétorique », Ibid., pp. 119-142.

376
contemporaine1, Benoît Frydman considère à son tour que l’œuvre de Perelman est à ranger
parmi celles « qui marquent un nouveau départ et s’offrent à la postérité comme les prémisses
de travaux futurs »2. Relativement au droit, il exprime cette dialectique d’une réflexion avec
Perelman contre Perelman de la manière suivante : « Tandis que Perelman considérait le droit
presque exclusivement à travers la motivation des jugements et dans un cadre national 3, la
construction européenne et plus encore la mondialisation nous ont mis en demeure de penser
de nouvelles manières de dire et de faire le droit, de gérer de nouveaux conflits dans de
nouvelles enceintes, où le concept perelmanien d’auditoire universel résonne de manière
singulièrement concrète. Jamais sans doute autant qu’aujourd’hui la nécessité d’une approche
pragmatique des questions philosophiques et juridiques, dégagée d’un formalisme excessif, qui
problématise l’articulation entre la concurrence des valeurs, la construction et la diffusion des
normes et la recherche de l’adhésion ne se fera autant sentir. Perelman nous a montré la voie.
À nous d’en poursuivre le chemin »4.

Pour Guy Haarscher, la théorie de l’argumentation de Perelman, parce qu’elle est


« l’incarnation d’une société libérale assurée d’elle-même, en particulier après la victoire sur le
nazisme », doit « se renouveler, s’approfondir et d’une certaine façon se dépasser pour se
retrouver à la hauteur des enjeux d’une Europe ‘décadente’ ». Selon cet auteur, il faut surtout
réfléchir davantage sur les liens existant entre les présupposés philosophiques de la nouvelle
rhétorique et certains courants majeurs de la philosophie politique et juridique contemporaine,
sur la question de savoir quelles sont les prémisses partagées par l’auditoire, sur l’éthique qui
soutient la théorie de l’argumentation, sur les soubassements de la liberté moderne et sur les

1
« En philosophie, la nouvelle rhétorique n’a pas seulement permis des avancées dans le champ de la pensée
pratique, elle en a renouvelé considérablement les outils et les méthodes. En droit, le retour de l’argumentation
dans la logique juridique a permis le développement d’un nouveau modèle de raisonnement juridique, mais aussi
la transformation des pratiques judiciaires et des méthodes d’enseignement. Au-delà de la philosophie et du droit,
le paradigme argumentatif s’est diffusé à l’ensemble des disciplines, occupant l’ensemble du champ des sciences
sociales, mais aussi le domaine mieux gardé des sciences exactes », Benoît Frydman, « La postérité de Perelman »,
Chaïm Perelman. De la nouvelle rhétorique à la logique juridique, Benoît Frydman et Michel Meyer (dir.), p. 289.
2
Ibidem. « Cette œuvre [de Perelman] ne constitue pas une fin en soi, mais fournit les bases de nouveaux
commencements. Elle appelle moins un commentaire que de nouvelles recherches et des développements dans de
multiples domaines » (p. 290).
3
Cf. sur une critique du « monologisme » judiciaire de Perelman (et de Dworkin également), Benoît Frydman, Le
sens des lois, p. 675 et s.
4
Benoît Frydman, « La postérité de Perelman », Chaïm Perelman. De la nouvelle rhétorique à la logique
juridique, Benoît Frydman et Michel Meyer (dir.), p. 290.Cf. dans le sens de cette idée, Stephane Goltzberg, Chaïm
Perelman. L’argumentation juridique, pp. 111-114 [« La théorie du droit de Perelman est encore pertinente
aujourd’hui. Elle l’est même sans doute paradoxalement davantage qu’au moment où il l’a élaborée. En effet, alors
que Perelman assistait à une érosion somme toute relative des systèmes juridiques nationaux (…) les
transformations de la société ont depuis mis à plus rude épreuve encore le modèle de l’ordre juridique » p. 111-
112].

377
immenses dangers qui ébranlent le cadre pluraliste de l’argumentation 1. Plus particulièrement,
G. Haarscher estime que le prolongement du projet perelmanien, celui d’une troisième voie
entre le refus dogmatique du concret et le scepticisme relativiste et historiciste, devrait se faire
sur la base d’une étude plus poussée de la dynamique des auditoires de l’argumentation 2 et
d’une révision de la primauté de la décision judiciaire au sein du « panrhétorisme »
perelmanien3.

Letizia Gianformagio reproche surtout à la conception perelmanienne de la tolérance,


fondée sur la recherche de l’accord, de s’inscrire dans une version particulière de l’idéal libéral
classique de tolérance qui est incapable d’aborder les irréductibles désaccords qui caractérisent
les sociétés d’aujourd’hui4. Marc Fumaroli souligne l’insuffisance de la pragmatique
argumentative pour « une communauté qui dispose d’une tradition littéraire et qui trouve en
elle continuité et orientation »5. Paul Ricœur, quant à lui, insiste sur l’idée qu’il ne faut pas

1
Guy Haarscher, « Après Perelman », Justice et argumentation, Essais rassemblés par Guy Haarscher et Léon
Ingber, pp. 223-228.
2
Cf. Guy Haarscher, « Le recours à l’auditoire universel implique-t-il une pétition de principe ? », Philosophiques,
vol. 7, n° 2, 1980, pp. 161-188.
3
Cf. Guy Haarscher, « Le procès chez Perelman », Archives de philosophie du droit, t. 39, 1995, pp. 201-210 [il
propose dans cet article, d’un côté, de rapprocher le modèle perelmanien où l’argumentation « est plus considérée
comme action sur l’Autre » de celui d’Habermas où l’argumentation est plus considérée comme « inter-action »,
et, de l’autre côté, d’élargir le champ argumentatif en s’intéressant à l’argumentation qui se déroule avant la
décision du juge et à celle qui se déroule même avant le procès (délibération politique)]. Relativement à cette
proposition de repenser Perelman en s’appuyant sur Habermas, soulignons cet avis de Gil Tomas qui propose le
contraire : « Mais surtout, on a indiqué le point faible de la Diskursethik : elle devrait être complétée par une
éthique institutionnelle afin qu’elle puisse perdre son caractère de postulat abstrait et non-réalisable. Étant donné
qu’une telle éthique universaliste a besoin de formes concrètes de vie dans lesquelles elle puisse se réaliser si elle
ne veut pas rester utopique, la question des contextes concrets d’action et des institutions historiques reste
fondamentale (…). C’est précisément ici que l’on peut voir l’originalité et l’actualité de la théorie du raisonnement
juridique de Perelman. Étant capable d’indiquer des procédures institutionnelles concrètes, c'est-à-dire le contexte
de son action, le lieu concret de réalisation de ses principes, elle est plus concrète, moins utopique, moins formelle
que la Diskursethik. Elle thématise les aspects de l’éthicité concrète que toute position éthique de moralité
considère comme trop contingents et trop secondaires, et qui sont pourtant si importants », « La ‘Diskursethik’ et
la théorie de l’argumentation de Ch. Perelman : deux conceptions différentes de la rationalité pratique », Chaïm
Perelman et la pensée contemporaine, p. 340-341.
4
« [La conception perelmanienne de la tolérance] s’intègre parfaitement à la version particulière de l’idée, et de
l’idéal, libérale classique de tolérance telle qu’on la trouve, par exemple, dans l’ouvrage de Bayle [Dictionnaire
historique et critique, Amsterdam, 1740, vol. I, art. Aureolus, p. 401] et qu’il est aisé de différencier de la version
voltairienne du même idéal. Cette idée, et cet idéal, sont étroitement liés aux concepts d’individu, d’espace privé,
de conscience individuelle, et plus fondamentalement, aux concepts de raison individuelle et de recherche
individuelle. Suivant cet idéal, la tolérance de la discussion et de la critique est à sa propre place dans la République
de Lettres, mais il serait très dangereux de lui donner également un espace dans le domaine politique, qui est du
ressort de l’Etat.(…) une telle conception serait incapable d’aborder et de comprendre des problèmes − aujourd’hui
particulièrement brûlants et tragiques − naissant dans le contexte des relations entre groupes qui se constituent
autrement que par le biais de choix individuels, de groupes ethniques par exemple, à l’intérieur d’un Etat ou bien
transversalement aux Etats », Letizia Gianformaggio, « La tolérance libérale dans la pensée de Chaïm
Perelman »,Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, Textes rassemblés par Guy Haarscher, pp. 446-448.
5
« La pragmatique argumentative, telle que la définit Perelman, est sans doute infiniment plus libérale que les
tâtonnements empiriques de la conversation, ou les doctrines prétendument scientifiques qui gèlent et subvertissent
le dialogue. C’est une étude bien accordée aux divers types de négociation que postule une démocratie politique
et commerciale moderne, où les opinions fluctuent, et où il faut néanmoins s’appuyer sur ce qui les unit pour

378
tomber dans l’illusion d’une « super-discipline qui totaliserait le champ entier couvert par la
rhétorique, la poétique et l’herméneutique »1. De son côté, Lambros Couloubaritsis, et après
avoir rappelé que Perelman fait partie d’un mouvement de pensée dont l’acquis majeur est
d’avoir bouleversé le rationalisme étroit, montre que les fondements métaphysiques de la
nouvelle rhétorique « n’appartiennent pas à l’idée que Perelman se fait de la métaphysique
(comme ontologie), mais à la métaphysique comme hénologie qu’il ignore »2, mais il montre
également que l’œuvre à la fois critique (envers les métaphysiques ontologiques) et constructive
(élaboration d’une philosophie du raisonnable qui vise l’accord) de Perelman constitue une
contribution non négligeable à la réflexion « des fondements hénologiques du phénomène
communicationnel fort à la mode aujourd’hui »3. Enfin, François Ost et Van Kerchove, qui ont
longuement étudié le problème de l’interprétation en droit 4, reprochent essentiellement à
Perelman, auquel d’ailleurs ils reconnaissent « l’immense mérite » d’avoir cherché « à

parvenir à concilier, conclure, décider, agir. C’est certainement inacceptable pour une communauté de type
théologique. Il ne faut pas le regretter. Mais c’est à mon sens insuffisant pour une communauté qui dispose d’une
tradition littéraire et qui trouve en elle continuité et orientation (…). L’argumentation perelmanienne a ceci de
commun avec la littérature qu’elle fait admettre un ordre de connaissance propre aux humanités, distinct de celui
des sciences de la matière et du formalisme logique. Elle s’en sépare en ceci que, technique de la négociation, elle
renvoie à une topique prévalente dans l’actualité et dans l’immédiat : la littérature, par essence contemplative et
réminiscente, ne peut s’en contenter. Non pas qu’elle soit un luxe inutile et inefficace. Mais son utilité et son
efficacité, son souci des ‘circonstances’, ne peuvent s’exercer que dans un relatif retrait, qui lui permet de faire
dialoguer ce qui demeure avec ce qui se passe, dans un jeu de miroirs cognitifs qui introduit l’ironie et la mémoire
dans l’évaluation des conduites humaines », Marc Fumaroli, « Théorie de l’argumentation et invention littéraire »,
Ibid., p. 319-320.
1
Paul Ricœur, « Rhétorique − Poétique − Herméneutique », De la métaphysique à la rhétorique, Edité par Miche
Meyer, p. 155 : « La rhétorique reste l’art d’argumenter en vue de persuader un auditoire qu’une opinion est
préférable à sa rivale. La poétique reste l’art de construire des intrigues en vue d’élargir l’imaginaire individuel et
collectif. L’herméneutique reste l’art d’interpréter les textes dans un contexte distinct de celui de leur auteur et de
leur auditoire initial, en vue de découvrir de nouvelles dimensions de la réalité. Argumenter, configurer, redécrire,
telles sont les trois opérations majeures que leur visée totalisante respective rend exclusive l’une à l’autre, mais
que la finitude de leur site originel condamne à la complémentarité ».
2
« Que le phénomène énigmatique de l’adaptation-adhésion, mais aussi celui d’un accord ou d’un contact des
esprits différents, soient débordés par une fiction (l’auditoire universel), ainsi que par la connaissance de l’auditoire
et la précompréhension de l’auditeur, montrent suffisamment que les fondements métaphysiques de la rhétorique
se trouvent ailleurs. Ils se situent dans ce lieu où un type d’unité émerge comme horizon à partir duquel il y a
possibilité de communication. C’est dans ce lieu ultime que la nouvelle rhétorique comme discours autoréflexif se
laisse déborder par autre chose qu’elle, et qui, d’une certaine façon, en est la condition ultime. En tout cas, il
apparaît clairement que ces fondements n’appartiennent pas à l’idée que Perelman se fait de la métaphysique
(comme ontologie), mais à la métaphysique comme hénologie qu’il ignore. Or, si dans une approximation (…),
l’hénologie constitue, depuis le Parménide de Platon et le livre I de la Métaph. d’Aristote une réflexion sur toutes
les modalités de l’Un, alors on peut dire que les fondements de la nouvelle rhétorique appartiennent à l’une ou à
l’autre des possibilités de l’Un ou à d’autres que ces penseurs n’ont pas envisagées comme telles », Lambros
Couloubaritsis, « Les fondements métaphysiques de la nouvelle rhétorique », Chaïm Perelman et la pensée
contemporaine, Textes rassemblés par Guy Haarscher, p. 378.
3
« Ainsi donc, peut-on dire, non seulement Perelman pense d’une façon explicite les fondements métaphysiques
de la nouvelle rhétorique, mais nous permet aussi de discerner que notre conception de la métaphysique doit être
révisée, au profit d’une nouvelle forme d’hénologie. Son apport dans ce domaine, même s’il n’est pas conscient,
n’est pas négligeable, car il contribue à réfléchir des fondements hénologiques du phénomène communicationnel
fort à la mode aujourd’hui », p. 379.
4
Van de Kerchove (dir.), L’Interprétation en droit. Approche pluridisciplinaire. François Ost et Van de Kerchove,
Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en droit.

379
affranchir la pensée juridique du dogmatisme et des théories monolithiques qui, trop souvent,
l’ont enserré », de présenter la scène judiciaire sous des traits extrêmement schématisés 1, de
survaloriser le rôle du juge2 et de celui de la logique argumentative3, et de restreindre la portée
de la dialectique herméneutique4.

En définitive, la nouvelle rhétorique a fortement contribué au renouveau du projet


rationaliste de la philosophie occidentale. En élaborant une logique argumentative, elle a
profondément ébranlé le formalisme et l’absolutisme de la raison théorique, et a, par là même,
rendu sa légitimité à la rationalité pratique. Or, s’il est incontestable que les travaux récents ont
pu apporter des corrections, des ajustements et des amendements plus ou moins justifiés à
nombre d’éléments de la nouvelle rhétorique, il nous semble que son option fondamentale, à
savoir le choix d’une forme de rationalité qui présente une alternative à la violence et qui
préserve la liberté humaine, garde encore toute sa valeur et témoigne d’un humanisme auquel
il serait fatal de renoncer. Relativement à notre monde arabo-musulman plus particulièrement,
nous pensons que la pensée de Perelman, corrélative d’une rationalité du raisonnable qui ne
néglige ni le poids des traditions, ni l’importance de l’adaptation à l’auditoire, ni la primauté de
la règle de justice, représente un précieux auxiliaire éducatif, un inestimable support
pédagogique.

1
« La scène judiciaire, telle que la dépeint Perelman, apparaît sous des traits extrêmement schématisés comme le
décor où opèrent le législateur, auteur d’une règle le plus souvent présentée comme rigide et aveugle, les parties,
porteuses, au travers du conflit qui les oppose, des besoins sociaux, et enfin le juge, héros juridique moderne, seul
capable d’humaniser la loi sans pour autant se montrer partisan », François Ost et Michel Van Kerchove, « De la
théorie de l’argumentation au Paradigme du jeu : Quel entre-deux pour la pensée juridique ? », Chaïm Perelman
et la pensée contemporaine, Textes rassemblés par Guy Haarscher, p. 145.
2
« Dans la dramaturgie perelmanienne, avons-nous dit, la règle juridique, marquée au coin du formalisme, s’oppose
point par point à la figure du juge, incarnation de la justice. D’un côté la rigidité, l’inertie, le légalisme ; de l’autre,
la souplesse, l’adaptation, l’équité. De ce contraste, le juge ne peut sortir que vainqueur, dès lors qu’il est, de
surcroît, présenté comme préservé des excès opposés : sa souplesse ne se mue pas en opportunisme, sa faculté
d’adaptation ne le conduit pas à l’anomie, son sens de l’équité ne le rend pas coupable de complaisance. Tout se
passe dès lors comme si le juge, décidément survalorisé, incarnait à lui seul la dialectique : il est la synthèse
personnifiée de la loi et de la justice, de l’institutionnel et du social », Ibid., p. 146.
3
« La logique argumentative semble en définitive reléguer la logique formelle à la portion congrue, tout comme le
juge relègue le législateur à un rôle de figuration », Ibid., p. 149.
4
« La dialectique herméneutique n’est pas le privilège exclusif du juge, comme semble le dire Ch. Perelman, elle
est le ‘milieu’ constitutif des rapports qui se nouent entre le législateur, le texte et le juge. C’est donc bien la
relation qui constitue les termes en présence et non l’inverse. Une relation interactive récursive qui, traversant et
le législateur, et le texte, et le juge, inscrit en leur sein quelque chose de l’autre pôle : chez le législateur et dans le
texte suffisamment d’indétermination pour prêter à interprétation, chez le juge suffisamment de contraintes pour
produire un sens compatible avec le champ juridique dont il s’agit. », Ibid., p. 148.

380
381
BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie de Chaïm Perelman et de L. Olbrechts-Tyteca


Perelman. Chaïm,

I. Les ouvrages :
⎯ Rhétorique et philosophie, En collaboration avec L. Olbrechts-Tyeca, Paris,
Préface (inachevée) d’Émile Bréhier, Presses Universitaires de France, 1952.
⎯ Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, En collaboration avec L.
Olbrechts-Tyeca, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, Troisième
édition, 1976 (Première Édition 1958).
⎯ Justice et Raison, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, Deuxième
édition, 1972 (Première Édition 1963).
⎯ Droit, morale et philosophie, Préface de Michel Villey, Paris, LGDJ,
Deuxième édition, 1976 (Première Édition 1968).
⎯ Le Champ de l’argumentation, Bruxelles, Presse Universitaire de Bruxelles,
1970.
⎯ L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Librairie
philosophique J. Vrin, Troisième tirage, 1997 (Première édition 1977).
⎯ Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Dalloz, Deuxième édition, 1979
(Première édition 1977).
⎯ Le Raisonnable et le déraisonnable en droit, Au-delà du positivisme
juridique, Préface de Michel Villey, Paris, LGDJ, 1984.
⎯ Rhétoriques, Avant-propos par Michel Meyer, Bruxelles, Édition de
l’Université de Bruxelles, 1989.
⎯ Ethique et droit, Introduction Alain Lempreur, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, Deuxième édition, 2012.
⎯ Le Fait et le droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles,
Établissements Émile Bruylant, 1961.
⎯ Les Antinomies en droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles,
Établissements Émile Bruylant, 1965.

382
⎯ Le Problème des lacunes en droit, Études publiées par Ch. Perelman,
Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1968.
⎯ La Règle de droit, Études publiées par Ch. Perelman, Bruxelles,
Établissements Émile Bruylant, 1971.
⎯ Les Présomptions et les fictions en droit, Études publiées par Ch. Perelman et
P. Foriers, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1974.
⎯ La Motivation des décisions de justice, Études publiées par Ch. Perelman et
P. Foriers, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1978.
⎯ La Preuve en droit, Études publiées par Ch. Perelman et P. Foriers, Bruxelles,
Établissements Émile Bruylant, 1981.
⎯ Les Notions à contenu variable en droit, Études publiées par Ch. Perelman,
Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1984.

II. Les articles :


Conventions

Les articles sont cités avec l’année de première publication, suivis de l’abréviation du
nom de l’ouvrage (ou des noms des ouvrages) et des pages dans cet ouvrage (ou dans ces
ouvrages). Ils sont d’ailleurs classés en deux catégories selon qu’ils portent sur
l’argumentation en général ou sur le droit et le raisonnement juridique en particulier.

La théorie générale de l’argumentation

⎯ « De la justice » (1945), JR, pp. 9-80, ED, pp. 23-94.


⎯ « De la méthode analytique en philosophie » (1947), JR, pp. 81-94.
⎯ « Le problème du bon choix » (1948), RP, pp. 142-160.
⎯ « Liberté et raisonnement » (1949), RP, pp. 44-48, Rh, pp. 295-299.
⎯ « Philosophies premières et philosophie régressive » (1949), RP, pp. 85-109,
Rh, pp.153-177.
⎯ « La quête du rationnel » (1950), RP, pp. 110-120, Rh, pp.301-312.
⎯ « Logique et rhétorique » (1950), En collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca,
RP, pp. 1-43, Rh, pp. 63-107.
⎯ « Acte et personne dans l’argumentation » (1951), En collaboration avec L.
Olbrechts-Tyteca, RP, pp. 49-84, Rh, pp. 257-293.

383
⎯ « De la preuve en philosophie » (1952), RP, pp. 121-131, Rh, pp. 313-323.
⎯ « Raison éternelle et raison historique » (1952), JR, pp. 95-103.
⎯ « Éducation et rhétorique » (1952), JR, pp. 104-117.
⎯ « Le rôle du modèle dans l’éducation » (1952), CA, pp. 391-394.
⎯ « Le rôle de la décision dans la théorie de la connaissance » (1955), JR, pp.
121-131, Rh, pp. 411-423.
⎯ « La méthode dialectique et le rôle de l’interlocuteur dans le dialogue »
(1955), JR, pp. 132-139, Rh, pp. 53-60.
⎯ « Évidence et preuve » (1957), JR, pp. 140-154, Rh, pp. 179-195.
⎯ « Rapports théoriques de la pensée et de l’action » (1958), JR, pp.175-183,
ED, pp. 315-323.
⎯ « Logique, langage et communication » (1958), JR, pp. 184-195, Rh, pp.109-
122.
⎯ « De la temporalité comme caractère de l’argumentation » (1958), En
collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca, CA, pp. 41-63, Rh, pp. 437-467.
⎯ « L’argument pragmatique » (1958), CA, pp. 100-110, Rh, pp.19-32.
⎯ « Les cadres sociaux de l’argumentation » (1959), CA, pp. 24-40, Rh, pp.359-
381.
⎯ « Opinions et vérité » (1959), JR, pp. 196-205, Rh, pp. 425-435.
⎯ « L’idéal de rationalité et la règle de justice » (1960), CA, pp. 287-336, ED,
pp. 126-185.
⎯ « La règle de justice » (1960), JR, pp. 224-233, ED, pp. 116-125.
⎯ « Jugements de valeur, justification et argumentation » (1961), JR, pp. 234-
243, Rh, pp. 197-207.
⎯ « Ce qu’une réflexion sur le droit peut apporter au philosophe » (1962), JR,
pp. 244-255, ED, pp. 437-449.
⎯ « Avoir un sens et donner un sens » (1962), CA, pp. 64-78, Rh, pp. 33-52.
⎯ « Objectivité et intelligibilité dans la connaissance historique » (1963), CA,
pp. 361-371.
⎯ « Le réel commun et le réel philosophique » (1964), CA, pp. 253-264, Rh, pp.
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⎯ « Réponse à une enquête sur la métaphysique » (1965), CA, pp. 249-252, Rh,
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384
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⎯ « Démonstration, vérification, justification » (1968), CA, pp. 193-206, ED,
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⎯ « Justice et raisonnement » (1970), CA, pp. 162-168, ED, pp. 257-264.
⎯ « A propos de la règle de droit, Réflexions de méthode » (1971), DMP, pp.
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⎯ « L’interprétation juridique » (1972), RDD, pp. 101-111, ED, pp. 743-755.
⎯ « Droit, logique et épistémologie » (1973), RDD, pp. 56-67, ED, pp. 620-636.
⎯ « Présomptions et fiction en droit, Essai de synthèse » (1974), DMP, pp. 145-
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⎯ « La réforme de l’enseignement du droit et la nouvelle rhétorique (1975),
RDD, pp. 75-84, ED, pp. 550-562.
⎯ « Propos sur la logique juridique » (1976), RDD, pp. 91-100, ED, pp. 637-
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⎯ « Droit positif et droit naturel » (1976), RDD, pp. 20-25, ED, pp. 467-474.
⎯ « Le raisonnable et le déraisonnable en droit » (1978), RDD, pp. 11-19, ED,
pp. 516-526.
⎯ « L’usage et l’abus des notions confuses » (1978), RDD, pp. 152-163, ED,
pp. 803-818.

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⎯ « La motivation des décisions juridiques, essai de synthèse » (1978), RDD,
pp. 112-123, ED, pp. 669-683.
⎯ « La preuve en droit, Essai de synthèse » (1981), RDD, pp. 124-131, ED,
pp.707-716.
⎯ « Ontologie juridique et sources du droit » (1982), RDD, pp. 34-43, ED, pp.
527-539.
⎯ « La loi et le droit » (1982), RDD, pp. 26-33, ED, pp. 540-549.
⎯ « Jugement, règles et logique juridique » (1983), RDD, pp. 143-151, ED, pp.
650-660.
⎯ « Droit et rhétorique » (1984), RDD, pp. 85-90, ED, pp. 661-668.
⎯ « A propos de l’idée d’un système de droit » (1984), RDD, pp. 68-74, ED, pp.
507-515.
⎯ « Les notions à contenu variables, Essai de synthèse » (1984), RDD, pp. 132-
142, ED, pp. 787-802.
⎯ « Droit, morale et religion » (1984), RDD, pp. 44-48., ED, pp. 780-385.

Olbrechts-Tyteca, L.,

I. Les ouvrages :
⎯ Rhétorique et philosophie, En collaboration avec Ch. Perelman, Paris, Préface
(inachevée) d’Émile Bréhier, Presses Universitaires de France, 1952.
⎯ Traité de l’argumentation, La nouvelle rhétorique, En collaboration avec Ch.
Perelman, Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, Troisième édition,
1976 (Première Édition 1958).

II. Les articles :


⎯ « Logique et rhétorique » (1950), En collaboration avec Ch. Perelman, RP,
pp. 1-43, Rh, pp. 63-107 (paru initialement dans).
⎯ « Acte et personne dans l’argumentation » (1951), En collaboration avec Ch.
Perelman, RP, pp. 49-84, Rh, pp. 257-293 (paru initialement dans).
⎯ « De la temporalité comme caractère de l’argumentation » (1958), En
collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca, CA, pp. 41-63, Rh, pp. 437-467 (paru
initialement dans Archivo de Filosofia, vol. II Tempo, Rome, pp. 115-133).

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