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245-246 | 2022
Salariats d'en bas
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/etudesafricaines/36030
DOI : 10.4000/etudesafricaines.36030
ISSN : 1777-5353
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2022
Pagination : 9-39
ISBN : 978-2-7132-2926-8
ISSN : 0008-0055
Référence électronique
Étienne Bourel et Guillaume Vadot, « Le salariat, un objet devenu (trop) discret en études africaines »,
Cahiers d’études africaines [En ligne], 245-246 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 10 juin
2022. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/36030 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
etudesafricaines.36030
Les historiens qui voudront comprendre l’Afrique de ce début de siècle seront perplexes.
Les statistiques qu’ils consulteront leur indiqueront un continent pauvre,
tandis que de nombreux articles de presse leur apprendront que le continent
était peuplé de « jeunes entrepreneurs innovants ». […] Une véritable industrie de la
récompense a vu le jour. Ses acteurs, média, multinationales, organismes en tout genre,
se livrent une concurrence acharnée pour décerner des prix à nos jeunes « innovateurs »,
se réjouissant ainsi de la bulle qu’ils ont créée1.
2. Les pages du présent numéro consacrées aux comptes rendus de lectures ont été pensées
pour témoigner de cette actualité, à travers la recension de plusieurs ouvrages récents.
3. Il fait ainsi du « nouveau catéchisme » de l’entrepreneuriat le dernier né des grands
empêchements politico-idéologiques à la démocratie en Afrique : « En d’autres termes,
améliorer le fonctionnement de l’État, c’était limiter drastiquement son rôle économique.
Davantage de marché était, prétendait-on, la solution. […] C’est ainsi que la question de
la démocratie fut dépolitisée. […] Elle a été réduite aux deux produits standardisés du
marché du développement que sont la “bonne gouvernance” et “le renforcement de la
société civile”. D’ailleurs aujourd’hui, ces deux produits sont eux-mêmes en passe d’être
supplantés par un nouveau catéchisme : celui de l’entrepreneuriat avec ses incubateurs, ses
start-ups et ses “young leaders”. Il est vrai, mieux que celui de la gouvernance, l’évangile
de l’entreprenariat correspond mieux à la phase actuelle de l’accumulation globalisée.
Celle-ci n’est-elle pas caractérisée par la dérégulation systémique de la finance, l’un
des éléments moteurs de l’économie politique de l’inégalité à l’échelle planétaire ? »
(Mbembe 2022).
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 11
Mesa Nteke les donne à voir en ce qui concerne les couches populaires de
Kinshasa, en soulignant que la débrouillardise y prend souvent la forme de
petits emplois salariés, combinés avec d’autres activités. L’humanitaire même
n’est pas oublié, à travers l’article que consacre Zoé Tinturier aux trajectoires de
femmes malgaches employées dans un programme de commercialisation d’un
produit alimentaire bon marché. De même que le vigilantisme, ce secteur ne fait
pas partie des terrains privilégiés de la socioanthropologie du travail. Pourtant,
les deux articles du numéro qui s’intéressent à ces situations permettent de
souligner le potentiel heuristique d’une étude, dans ces contextes, des rapports
de travail et des négociations quotidiennes auxquelles ils donnent lieu.
D’autres articles, regroupés dans la première partie du numéro, traitent
des questions de catégorisation et de labellisation, à partir de l’observation des
velléités normalisatrices de l’administration, des employeurs et des salarié.e.s
mais aussi de l’exercice concret du droit du travail. Ce dernier est au cœur
de l’article de Sidy Cissokho, qui situe son observation notamment dans les
salles d’audience où se jugent les conflits du travail. Il montre à quel point la
qualification d’une relation de travail comme relevant du salariat est le produit
de conjonctions complexes, au croisement de la mobilisation des travailleuses
et travailleurs et des logiques professionnelles qui s’imposent aux carrières
des mandataires syndicaux. Au contraire, Matthieu Bolay et Filipe Calvão
analysent la manière dont le recours à des sous-traitants en main-d’œuvre et
le jeu sur les régimes juridiques (notamment celui réservé à l’exploitation
minière dite artisanale) permettent de plus en plus aux compagnies minières de
mobiliser une force de travail sans avoir à s’engager dans l’officialisation de
relations salariales. En suivant les trajectoires de vigilantes de deux quartiers
de Lagos, Lucie Revilla souligne quant à elle que l’instauration d’un rapport
salarial constitue pour eux un horizon d’attente et un enjeu de négociation avec
les employeurs, associé à une recherche de stabilité et à un certain nombre
de transactions symboliques qui concernent notamment la performance de
leur masculinité. Enfin, l’article de Ferruccio Ricciardi offre une perspec-
tive historique sur ces enjeux de labellisation, qui se situent à la croisée de
l’économique, du politique et du droit. Il éclaire les multiples contradictions
de la définition, par les autorités coloniales et les maisons de commerce
du Congo français dans les années 1920 et 1930, du statut des travailleurs
africains, entre promotion de la liberté du travail, d’une part, et répression
de la mobilité, d’autre part.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 13
En tant que coordinateurs, il nous revient aussi de dire ce que ce numéro n’est
pas, afin de souligner de quelle(s) construction(s) il pourrait constituer une pre-
mière pierre. Les pages qui suivent ne sont ainsi pas en mesure de proposer une
histoire du salariat en Afrique, sur le modèle de ce qui a pu être tenté pour la
France des xixe et xxe siècles (Didry 2016 ; Menjoulet 2020) ou pour un objet
voisin comme le travail contraint (Stanziani 2020). Pourtant, des connaissances
nouvelles ont été accumulées depuis quelques années qui permettent d’alimen-
ter une histoire sociale du travail salarié en Afrique subsaharienne (notamment
sur une région spécifique, la ceinture de cuivre congolaise et zambienne
(Ferguson 1999 ; Larmer 2021 ; Larmer et al. 2021) mais aussi une histoire de
l’institution juridique du salariat (Le Crom & Boninchi 2021 ; Maul, Puddu &
Tijani 2019). Elles s’ajoutent à la fresque produite par Frederick Cooper
(2004) sur la période des décolonisations dont la méthode d’investigation
kaléidoscopique peut constituer une source d’inspiration (voir l’entretien avec
l’historien dans ce numéro). Elles s’additionnent également à des historio-
graphies nationales ou régionales parfois riches, au-delà même du cas sud-
africain et de l’Afrique australe, comme au Sénégal (Fall 2011 ; Guèye 2011),
au Burkina Faso (Ouédraogo 1985 ; Ouédraogo & Fofana 2009), en Ouganda
(Mamdani 1996), au Maghreb (Benarrosh 2019), au Nigéria (Lindsay 2003),
au Kenya (Bellucci 2017) ou encore au Soudan (Sikainga 1996, 2010). Si elle
reste à mener, l’entreprise scientifique qui consisterait à faire une histoire
comparée de l’institution salariale et de l’univers de pratiques qui lui est asso-
cié en Afrique subsaharienne pourrait d’ores et déjà s’appuyer sur une vaste
somme de travaux de recherche, y compris des recherches menées localement,
sous la forme de mémoires et de thèses, et qui n’ont pas passé les obstacles
de la publication et de l’internationalisation. Tout au plus s’agit-il ici pour
nous de souligner à quel point cette entreprise serait heuristique, y compris
pour « provincialiser l’Europe » — selon l’expression de Dipesh Chakrabarty
(2009) qui est d’ailleurs au départ un historien du travail — en proposant au
sujet du salariat un ou d’autres récits historiques.
L’autre approfondissement possible concerne la dimension comparatiste
de ce qui est présenté ici, autrement dit notre capacité collective à en inscrire
les résultats, y compris dans ce qu’ils ont de spécifique, au sein d’un champ de
recherche plus vaste et déployé sur les autres continents. Au regard de l’histoire
des études sur le travail dans les pays du Sud, l’existence d’une telle difficulté
est paradoxale. Depuis le début des années 1980 en effet, plusieurs tentatives
se sont succédé pour surmonter la division des travaux menés en autant de
courant autonomes qu’il existe de spécialisations aréales et pour proposer un
14 ÉTIENNE BOUREL & GUILLAUME VADOT
Occuper un emploi salarié est sans conteste une position minoritaire dans
l’Afrique subsaharienne contemporaine, puisqu’elle concerne souvent moins
de 15 % de la population active totale selon les compilations de l’Organisation
internationale du travail (oit). Pour autant, il nous semble crucial de souligner
que les bouleversements qui se sont opérés dans les normes d’emploi promues
par les bailleurs internationaux, les États africains et les acteurs du dévelop-
pement, ont pu en retour favoriser la diffusion de diagnostics incomplets
ou caricaturaux, laissant entendre que la condition salariée était en recul
constant sur le continent. Les recompositions et les dynamiques qui marquent
cette dernière apparaissent en effet comme autant de dissonances vis-à-vis
de l’« héroïsation des entrepreneurs » qui imprègne désormais les politiques
de l’emploi portées par l’industrie du développement, selon l’expression de
Thomas Bierschenk et José Maria Muñoz (2021). La proposition formulée par
ces deux auteurs de décortiquer cette nouvelle catégorie de l’action publique,
catégorie qui recouvre des situations extrêmement diverses, des initiatives les
plus précaires des petits « débrouillards » aux business rentiers des « big men »,
et de recourir à l’ethnographie pour observer les pratiques de travail, les socia-
bilités et les tactiques mises en œuvre par ces « entrepreneurs » est d’ailleurs
très proche de ce que nous voulons suggérer ici concernant l’emploi salarié.
16 ÉTIENNE BOUREL & GUILLAUME VADOT
Mais pour cela, il est au préalable nécessaire de se faire une idée de la place
que celui-ci occupe dans les sociétés africaines contemporaines, nonobstant
le miroir déformant qui leur est souvent présenté. Ce point est d’autant plus
important que l’image d’une Afrique où le salariat ne serait plus que résiduel
circule au sein même de la littérature en sciences sociales. Aussi inspirants
soient-ils au plan conceptuel, les essais de James Ferguson sur le gouver-
nement de l’extraction (Ferguson 2006) et, plus directement encore, sur la
possibilité d’une protection sociale découplée de l’emploi (Ferguson 2015),
ont largement nourri cette représentation d’un avenir sans salariat. La récente
General Labour History of Africa elle-même s’ouvre sur un avant-propos qui
insiste sur le caractère essentiellement « jobless » de la croissance économique
de ces dernières années sur le continent, une idée au centre de la communi-
cation de l’oit6 et reprise incidemment par l’historien du travail spécialiste
de l’Afrique Andreas Eckert dans le chapitre qu’il consacre aux salarié.e.s
(Bellucci & Eckert 2019 : xv, 41).
À contrario, lors d’un récent colloque historique et économique tenu
à l’Université d’Artois en avril 2021 (crehs 2021), Michel-Pierre Chelini
proposait de retenir, une fois admise la variété tant des situations salariales
que de la part des salaires et des revenus dans les pib des différents pays, un
taux d’emploi d’environ 20 % à l’heure actuelle en Afrique subsaharienne.
Il notait également une institutionnalisation progressive du marché du travail
en Afrique subsaharienne (nombre d’employés en hausse), le salaire jouant
comme élément du choix d’un travail. Les principales contraintes pesant sur
les marchés du travail sont relatives à la hausse rapide de la population, à un
taux d’urbanisation d’environ 50 %, à l’ampleur des mouvements migratoires.
Toutefois, il existe des différences notables entre régions du continent africain.
Enfin, la compréhension du phénomène salarial en Afrique subsaharienne
suppose de tenir compte d’une pluralité de situations, qui débordent les rela-
tions industrielles et concernent aussi l’artisanat, l’agriculture ou d’autres
secteurs, puisque la monétisation des relations de travail constitue un processus
dynamique. Il faut aussi avoir en tête l’importance de différents types de
dispersion statistique (selon le niveau de formation, le genre, les secteurs).
Sur le plan méthodologique, des différences sont sensibles dans l’accès aux
données (selon les pays ou les régions). D’un point de vue quantitatif, il
n’est en tous cas pas inutile d’aborder cette complexité en s’intéressant aux
chiffres disponibles sur la base de données ilostat, qui collecte et agrège
6. Voir par exemple l’interview du directeur régional de l’OIT pour l’Afrique dans le journal
des Nations Unies dédié au continent : Franck Kuwonu & Aneas Chuma, « Afrique :
une croissance sans emplois », Afrique Renouveau, avril 2015, <https://www.un.org/
africarenewal/fr/magazine/ao%C3%BBt-2015/afrique-une-croissance-sans-emplois>.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 17
les enquêtes emplois (« Labour force surveys ») réalisées par les États. Bien
sûr, ces statistiques doivent être plus envisagées comme objet que comme
matériau d’enquête, et il ne s’agit pas de valider la représentation des sociétés
qu’elles proposent. Elles reposent le plus souvent sur des enquêtes déclaratives
et fréquemment sur des extrapolations à partir de résultats datant des années
précédentes, et elles instituent des catégories et distinctions conceptuelles
(chômage et emploi, salariat et auto-emploi) qui sont en fait très peu à même
de rendre compte de la complexité et de l’hybridité des situations concrètes
(Phélinas 2014 ; Sylla 2013). Pour autant, les consulter permet d’identifier
de grandes tendances et, en l’occurrence, de contredire l’hypothèse d’une
disparition progressive des salarié.e.s, du public comme du privé.
Pour cerner le phénomène, il faut commencer par surmonter l’associa-
tion trop fréquente et trop étroite entre salariat et formalité, association dont
l’histoire est liée à un ensemble de postulats idéologiques concernant le travail
sur le continent (De Luna 2016 ; Etoughé-Efé 2000). Dans l’Afrique sub-
saharienne d’aujourd’hui, le rapport salarial s’expérimente en effet massive-
ment en dehors du seul cadre contractuel établi par le droit. En définissant
de manière souple les salarié.e.s comme les « travailleurs occupant le type
de travail défini comme “travail salarié”, dont les titulaires bénéficient d’un
contrat de travail formel (écrit ou oral) ou tacite leur offrant une rémunération
de base non directement soumise au chiffre d’affaires de l’unité pour laquelle
ils travaillent »7, ilostat documente ainsi une augmentation continue de ce
groupe depuis le début des années 2000 pour l’Afrique subsaharienne. Après
avoir stagné autour de 18 % de la population active en emploi en moyenne
tout au long des années 1990, cette proportion a connu une croissance quasi
linéaire pour atteindre 25 % en 2019. Cet agrégat recouvre des situations
certes diverses, mais témoigne bel et bien d’une tendance générale puisque
seuls douze pays, représentant 20 % de la population des quarante-sept qui
composent l’échantillon, échappent à cette hausse.
Les publications récentes dans les sciences économiques et sociales font res-
sortir un ensemble de thématiques qui reflètent les préoccupations portées par
ce numéro et permettent de renouveler les termes de différentes interrogations
déjà bien documentées. Aussi, les problématiques contemporaines relatives
aux politiques économiques et à l’économie politique en Afrique ont été abor-
dées dans deux dossiers récents. La revue Afrique contemporaine (2018) s’est
penchée sur « les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique »,
autrement dit sur les possibilités différenciées d’une reprise de l’activité indus-
trielle après la phase de désindustrialisation commencée dans les années 1980.
La revue Mondes en développement (2020) s’est quant à elle intéressée aux
politiques de l’emploi dans les pays en développement. Ces deux volumes ont
pour point commun de discuter des modalités d’insertion du continent africain
dans la globalisation, que ce soit en termes de dynamiques économiques ou
d’agendas internationaux, tout en montrant l’importance du rôle des États,
des trajectoires nationales et des logiques régionales. S’en tenant souvent à
des échelles larges et prises dans des enjeux normatifs structurants, les ana-
lyses économiques et les institutions qui les portent ou les relaient tendent à
20 ÉTIENNE BOUREL & GUILLAUME VADOT
9. Voir la recension de cet ouvrage réalisée par Jean Copans dans la rubrique « Analyses et
comptes rendus » de ce numéro.
10. Voir la recension de cet ouvrage par Étienne Bourel dans la rubrique « Analyses et comptes
rendus » de ce numéro.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 21
11. Voir la recension de cet ouvrage par Hélène Blaszkiewicz dans la rubrique « Analyses et
comptes rendus » de ce numéro.
12. Voir la recension du livre proposée par Cheryl Mei-ting Schmitz dans la rubrique « Analyses
et comptes rendus » de ce numéro.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 23
ces écarts sont plus accentués pour les couches sociales les moins élevées de
la population, ce malgré des politiques publiques visant à réduire les diffé-
rences de formation et de compétences. Les inégalités n’en sont pas moins
importantes dans les mondes ruraux, comme le montrent John Sender et
Christopher Cramer (2021), à travers la comparaison de deux récits de vie de
femmes ougandaise et éthiopienne, récoltés dans le but de comprendre leurs
rapports au marché du travail et au salariat. Il en ressort des parcours marqués
régulièrement par la violence, les aléas, les tentatives de survie, où pèsent
particulièrement le rôle de l’État, l’organisation des ménages et la structuration
des relations de pouvoir. Si elles doivent subvenir à des besoins fondamentaux,
elles ne parviennent que difficilement à améliorer leurs rémunérations ou à
avoir des marges de négociation.
Dans des pays où les gouvernements répriment les initiatives d’actions
collectives, la tendance ne semble pas à l’amélioration des conditions concrètes
de travail et de rémunération, ni à la réduction du travail des enfants. Les
programmes pour lutter contre celui-ci sont pourtant nombreux, portés par
des acteurs étatiques, des ongs ou les populations elles-mêmes. C’est ce que
montrent Kouassi Kouman Vincent Mouroufie, Oleh Kam et Moussa Sangare
(2020) en étudiant ces enjeux dans les coopératives de commercialisation
cacaoyères en Côte d’Ivoire. Leur propos diagnostique la marginalisation des
femmes dans la gestion de ces organisations et leur faible proportion dans les
programmes de lutte contre le travail des enfants, y compris dans des situations
où des certifications de développement durable sont délivrées. Cette question
du travail des enfants est aussi documentée par Peter Olayiwola (2021) dans
une étude ethnographique menée dans le sud-ouest du Nigéria, dont il fait
ressortir la possibilité, souvent compliquée à entendre, que de telles formes
d’emploi puissent, dans certains cas, constituer des options cohérentes pour
des familles ou des enfants particulièrement marginalisés. En outre, si ces
derniers sont alors tendanciellement exploités, il arrive aussi que cela leur
permette d’échapper à d’autres formes de violence.
Notons enfin qu’une série de travaux a interrogé récemment l’univers
tactique complexe, inventif et exigeant dans lequel se meuvent les jeunes
travailleurs et travailleuses urbain.e.s, souvent migrant.e.s. Entre débrouil-
lardise et bribes de formalité, celles et ceux-ci conduisent un apprentissage et
développent même une forme de « sagesse » située, selon les coordinateurs
et la coordinatrice d’un numéro spécial des Cadernos de estudios africanos
(2019)13. Ilona Steiler (2021) développe une orientation complémentaire à
travers son analyse intersectionnelle de l’emploi informel chez les vendeurs
13. Comme le montre Alizèta Ouédraogo dans la recension de ce dossier dans la rubrique
« Analyses et comptes rendus » de ce numéro.
24 ÉTIENNE BOUREL & GUILLAUME VADOT
nés juste après la Seconde Guerre mondiale mais aussi les bouleversements
que connaissent les universités, qui se professionnalisent et se massifient
rapidement. C’est dans ce contexte que les travailleurs salariés, notamment
industriels, des pays africains anciennement colonisés font l’objet d’un nou-
veau courant de recherches, qui s’émancipe de l’orientation très théoricienne
de l’école marxiste des années précédentes. Les résistances, les solidarités,
les idées des ouvriers africains (beaucoup moins des ouvrières) sont alors
placées au centre de l’attention, avec l’objectif d’éclairer l’expérience et
les conceptions propres à leurs collectifs en les détachant d’une histoire
politique englobante. Les articles et monographies produites, souvent très
riches, portent sur les dockers (Cooper 1987 ; Iliffe 1970 ; Waterman 1979),
les ouvriers d’usine (Lubeck 1986 ; Peace 1979), les cheminots (Grillo 1973 ;
Jeffries 1978), les mineurs (Crisp 1984 ; Perrings 1979 ; Van Onselen 1976,
1982). En voulant documenter, sous l’influence de l’historien britannique
E. P. Thompson (2012 [1963]), « la formation de classes ouvrières africaines »
(Sandbrook & Cohen 1975), ces travaux se sont attachés à rendre compte de
l’empreinte des sociabilités et des revendications des ouvriers sur la ville,
le quartier, la religion, le militantisme politique — et réciproquement. S’ils
entretenaient un raisonnement déductif qui tend à donner une valeur abstraite
propre et universelle à la condition de travailleur salarié industriel, ces travaux
cherchaient néanmoins à mesurer l’acclimatation de cette dernière, la façon
dont les travailleurs se l’appropriaient, dans le but d’interpeller des mouve-
ments ouvriers et des partis politiques de gauche occidentaux profondément
ethnocentrés. Comme les recherches des années 1950, ces études reposaient
en outre sur des observations systématiques, la conduite d’entretiens et la
consultation d’archives, bref sur des enquêtes approfondies. C’est la raison
pour laquelle il paraît intéressant de les reconsidérer à nouveaux frais dans
des démarches relevant de l’histoire des sciences sociales15 voire de procéder
à des revisites (Burawoy 2003 ; Laferté, Pasquali & Renahy 2018) sur certains
sites (mines, gares, usines) encore en opération.
Pas plus que les « travailleurs modernes » avant elles, ces « classes
ouvrières » ne se sont cependant jamais autonomisées pour devenir un
ensemble social vraiment identifiable. On ne peut pas imputer cette réalité
aux seuls ajustements structurels, qui ont effectivement réduit les effectifs
et dissout de nombreux collectifs. Nombre d’auteurs des années 1970 et
1980 témoignent en effet de la difficulté à identifier des pratiques ou des
15. Concernant ce volet en particulier, une recherche est menée actuellement par
Guillaume Vadot, Alexis Roy et Sidy Cissokho sur l’histoire des études sur le travail en
Afrique depuis le début du XXe siècle. Ses premiers résultats donnent lieu à un cours à
l’EHESS au deuxième semestre 2021-2022.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 27
Quarante ans plus tard, alors que la proportion d’emplois formels dans
l’économie de chaque pays n’a jamais retrouvé son niveau des années 1970-
1980 et que le rapport salarial est devenu nettement plus labile et pluriel,
l’étude des salariés subalternes a tout à gagner à ne pas postuler par avance
l’unité de son objet. Elle ne manque pour autant pas de matière, comme on
l’a souligné plus haut et comme le démontrent les contributions rassemblées
ici, pour chercher à reconstruire une ou des boîtes à outils. Mieux encore,
elle peut s’appuyer sur un certain nombre de renouvellements épistémo-
logiques survenus depuis le début des années 1990. Ceux-ci se sont inventés
à travers un positionnement critique vis-à-vis des études antérieures sur le
travail et leur focalisation sur une (certaine) histoire du salariat. Pour autant,
rien n’indique qu’ils ne puissent permettre aussi d’éclairer l’expérience des
petit.e.s salarié.e.s. On peut l’illustrer en retenant trois de ces renouvellements
et en les mettant en écho avec ce qui constitue les apports transversaux des
articles de ce numéro.
Un second point d’appui peut être trouvé dans les propositions de l’histoire
globale du travail, et cela pas seulement parce qu’il s’agit d’un champ de
recherche particulièrement prolixe ces dernières années16. Workers of the
World, de Marcel Van der Linden (2008), est ainsi structuré autour d’une
idée fondatrice : celle de la connexion entre les différentes formes et les
différents statuts de travail, par-delà les oppositions juridiques ou idéologiques
entre travail libre et non libre, salarié et domestique, formel et informel.
De longue date, il existe des implications réciproques entre le travail des
16. Coordonnée par S. Bellucci et A. Eckert, la somme intitulée General Labour History of
Africa (2019), recensée dans la rubrique « Analyses et comptes rendus » de ce numéro,
témoigne de cet apport.
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 29
ainsi une démarche de recherche qui, tout en portant son intérêt sur le salariat
et en se proposant de rendre visibles des situations qui le sont peu, les éclaire
en soulignant leurs multiples imbrications avec d’autres formes, voisines, de
mobilisation du travail.
Enfin, il nous semble que les recherches sur les salarié.e.s subalternes en Afrique
peuvent se nourrir du travail conceptuel mené depuis une vingtaine d’années
dans le champ de la sociologie des classes populaires. Peu d’occasions de dia-
logue existent entre celui-ci et les études africaines. Pourtant, un objet comme
le nôtre rend sensible aux démarches scientifiques qui ont tenté de continuer
à produire des outils d’analyse à même de rendre compte des inégalités, des
classements, des structurations de l’espace social. En adoptant la notion de
« classes populaires » (au pluriel), une série d’auteurs ont attiré l’attention
sur la combinaison entre « position sociale » et des formes de « séparation
culturelle » et donc d’autonomie (Schwartz 2011 ; Siblot et al. 2015). Ils et
elles aboutissent ainsi à une définition de la subalternité qui, d’une part, repose
sur une investigation empirique et non sur une simple déduction à partir du
statut d’emploi et, d’autre part, échappe au registre de l’enchantement ou de la
commisération qui marque souvent les recherches sur le populaire (Grignon &
Passeron 1989 ; Olivier de Sardan 2008 : 209-257). Emprunter à cette boîte
à outils demande bien sûr d’être à même de situer notre pratique de l’inter-
sectionnalité, en s’interrogeant sur les ressources et les stigmates associés au
genre, à l’âge, au niveau de formation, à la richesse ou encore à l’hérédité
dans chaque contexte. Ainsi appréhendée, celle-ci peut à notre avis permettre
de souligner des rapports populaires au salariat en Afrique et d’interroger la
participation des expériences du travail et de l’emploi à la structuration de
l’espace social. Cela nous semble pertinent y compris à l’échelle des « petites
différences » entre proches, dont témoignent plusieurs articles du numéro en
insistant sur des occurrences de dépendance personnalisée entre travailleuses
et travailleurs de différents statuts. Un autre apport transversal des textes de ce
numéro est alors de souligner, de plusieurs façons, comment l’entrée en salariat
est considérée par celles et ceux qui la vivent. Bien souvent, il s’agit d’accéder
à une certaine sécurité, dans le cadre de trajectoires fragiles. Yves Dieudonné
Bapes Ba Bapes souligne ainsi la complémentarité entre ce pôle de la stabilité
représenté par l’emploi fixe de gardien, et celui de la prise de risque pour se
construire des « compléments du salaire » sur le lieu de travail. Cette polarité
LE SALARIAT, UN OBJET DEVENU (TROP) DISCRET 31
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