GUYANA — LA MALÉDICTION Essai “Israël s’enfonce

DU PÉTROLE PORTUGAL — dans l’abîme”,

“L’OURAGAN CHEGA” par David Grossman

Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,

Afrique CFA autres 3600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,

No 1741 du 14 au 20 mars 2024

Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,

Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Grande-Bretagne 5,6 £,
courrierinternational.com
France : 4,90 €

LA RUSSIE
SELON
POUTINE
Débarrassé de toute opposition,
le président russe devrait être
largement réélu le 17 mars.
Comment Vladimir Poutine
a-t-il étendu son emprise
sur la société ?
Les analyses de la presse
officielle, mais aussi
des médias en exil.

M 03183 - 1741 - F: 4,90 €

3’:HIKNLI=XUY^UY:?b@r@e@l@a";
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024 3

LES CHOIX
DE “COURRIER” à oser défier le régime le jour
du scrutin? C’est l’une des rares
CLAIRE CARRARD inconnues de cette élection.
Ioulia Navalnaïa, la veuve de
La Russie l’opposant, a appelé les Russes
à manifester leur hostilité
selon Poutine à Poutine en votant en masse
à la même heure, à midi pile,
son statut de puissance,
et c’est cela qui prime aux yeux
de ses concitoyens.
Une interview d’autant plus
forte qu’Alexeï Levinson
enseigne et vit à Moscou. C’est
une voix de l’intérieur. De celles
que l’on entend peu. Ce n’est
radicalement transformé de “nationalisation” : “dans les
la société russe en quelques théâtres et les musées, autrefois
années. Avec des points de vue au cœur d’une scène culturelle
très différents. Depuis deux indépendante en effervescence,
ans, de nombreux journalistes
russes ont fui le pays et la
les spectacles et les expositions
critiques sont censurés,
censure du régime, qui continue des artistes se retrouvent derrière
de parler d’“opération spéciale les barreaux ou en exil”, explique

A
la fin, il n’en restera
qu’un, et ce sera
Vladimir Poutine. Au
sommet du pouvoir depuis plus
de vingt ans, le président russe
se succédera à lui-même, sans
l’ombre d’un doute, le dimanche
17 mars. Le maître du Kremlin
vise 80 % des suffrages dans
ce qui s’annonce d’abord
comme un plébiscite pour
la poursuite de la guerre
en Ukraine. C’est en tout cas
la volonté affichée du pouvoir,
qui a verrouillé l’élection,
recalant six candidats, parmi
lesquels Boris Nadejdine,
le seul ouvertement pacifiste.
Il y a quinze jours, à Moscou,
des milliers de Russes ont rendu
hommage à Alexeï Navalny,
mort le 16 février dans une
colonie pénitentiaire
en Arctique. Combien seront-ils
le 17 mars, pour submerger
les bureaux de vote.
Pas sûr qu’elle soit entendue.
Car, comme l’explique très bien
Alexeï Levinson au quotidien
tchèque Denik N, “les Russes
ont besoin de Poutine pour se
rassurer”. Dans la passionnante
interview qu’il a accordée à la
journaliste Petra Prochazkova,
le sociologue explique ainsi la
longévité politique du président
russe : “La description
la plus précise de la relation
qu’entretiennent les Russes
avec leur leader est la volonté
de préserver le statu quo. Il s’agit
de laisser les choses en l’état […].
Les Russes sont convaincus
que tout changement ne peut
être que négatif. Ils tiennent
cette idée de leurs parents,
de leurs grands-parents…”
Pour Alexeï Levinson,
Poutine a su rendre à la Russie
pas celle d’un dissident,
mais d’un esprit critique sans
aucun doute. Et ces voix-là
sont devenues inaudibles
et trop rares depuis le début de
la guerre en Ukraine, en 2022.
Le portrait de la Russie qu’il
dessine entre en résonance
avec les autres articles
que nous avons retenus
en préparant ce dossier,
assez complexe à organiser.
Pour des raisons évidentes, il
nous paraissait inenvisageable
de ne traduire que la presse
“officielle” russe pour raconter
la Russie d’aujourd’hui. Entre
la propagande, les outrances
et les omissions, le tableau
aurait été incomplet. Nous
avons donc choisi de montrer
sur douze pages (et dans une
série quotidienne sur le site
qui inclut des articles inédits)
comment Vladimir Poutine a
en Ukraine”. Il nous semblait Pjotr Sauer dans The Guardian.
impératif de les faire entendre. Plus que jamais, Vladimir
Ce que montre notre dossier, Poutine s’est lancé dans
ce sont les ressorts sur lesquels une guerre de civilisation.
s’appuie Vladimir Poutine pour Et l’ennemi, c’est l’Occident,
asseoir son pouvoir et renforcer contre lequel il se pose
son emprise sur la société. en rempart, explique Andreï
En réprimant toute dissidence, Tsygankov dans Rossia
comme l’explique Novaïa v Globalnoï Politiké. “À l’heure
Gazeta Europe, et en exaltant actuelle, l’occidentalisme est
les valeurs patriotiques. marginalisé [en Russie], en raison
Le président russe, qui se pose non seulement du discrédit
aujourd’hui en héraut dans lequel est tombée la politique
des valeurs familiales, s’est étrangère menée par l’Occident,
lancé dans une croisade pour mais aussi de la perte de prestige
la défense de la patrie, contre des Occidentaux dans le monde
les homosexuels et les valeurs sur le plan des valeurs.”
occidentales. “Le système actuel, Bonne lecture.
des médias jusqu’aux instances
juridiques, policières et punitives,
s’est mis en mode police En couverture :
des mœurs”, écrivait récemment Russie : dessin de Rob Dobi,
le quotidien Nezavissimaïa États-Unis.
Gazeta. Quant au monde Israël : dessin de Dror Cohen,
de la culture, il est en voie États-Unis.

Sommaire
TRIBUNE p.10
360° LES SOURCES

“Israël s’enfonce Chaque semaine, les journalistes

DESSIN DE MARTIRENA, CUBA.

dans l’abîme”
L’écrivain israélien David
Grossman confie ses doutes
et son désespoir sur l’état de
la société israélienne et sur la
FRANCE p.8 guerre à Gaza dans ce texte fort
publié par The New York Times.
de Courrier international
sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1500 médias
du monde entier. Voici la liste
exhaustive des journaux, sites
et blogs utilisés dans ce numéro :
p.46
Americas Quarterly New York, trimestriel.
Le Guyana face The Atlantic Washington, mensuel.

Fin de vie :
Denik N Prague, quotidien. Expresso
PHOTO ADRIANA LOUREIRO FERRNANDEZ/THE NEW YORK TIMES

à la malédiction Lisbonne, hebdomadaire. The Guardian

Macron marche
Londres, quotidien. New Scientist
ROYAUME-UNI p.20
du pétrole
Londres, hebdomadaire. New Statesman

Le supermarché,
Londres, hebdomadaire. The New York
sur des œufs Times New York, quotidien. Nezavissimaïa

dernier salon
Gazeta Moscou, quotidien. Novaïa Gazeta
Jadis pauvre, le petit pays Europe (novayagazeta.eu) Riga, en ligne.
Après de longues hésitations, d’Amérique du Sud connaît NRC Amsterdam, quotidien. The Observer
le président a annoncé
un projet de loi sur l’aide
où l’on cause une forte croissance depuis
la découverte de vastes gisements
Londres, hebdomadaire. El País Madrid,
quotidien. Le Pays Ouagadougou,
quotidien. Rossia v Globalnoï Politiké
à mourir. Un texte “très En grande difficulté financière, pétroliers. Mais l’afflux d’or noir Moscou, bimestriel. South China
cadré”, conçu “pour éviter les collectivités locales ferment peut anéantir un pays, rappelle Morning Post Hong Kong, quotidien.
d’enflammer une France les espaces de rencontre, Americas Quarterly. Comment Tempo Jakarta, hebdomadaire. Le Temps
Genève, quotidien. De Volkskrant
déjà tendue”, observe la presse raconte New Statesman. le Guyana compte-t-il utiliser Amsterdam, quotidien. Vzgliad
étrangère. Le secteur privé comble le vide. sa soudaine richesse? (vzglyad.ru) Moscou, en ligne.
4. Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : La Société éditrice du Monde
7 jours dans le monde
6. Portugal. “L’ouragan Chega”
Élection présidentielle. Où va la Russie ? Président du directoire, directeur de la publication :
François-Xavier Devaux
Directrice de la rédaction, membre du directoire : Claire Carrard
À l’occasion du scrutin qui devrait voir Vladimir Poutine conserver son fauteuil Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
balaie le paysage politique de président le 17 mars, nous vous proposons quotidiennement sur notre site, Dépôt légal Mars 2024. Commission paritaire no 0727 c 82101.
7. Royaume-Uni. Kate Middleton depuis le 10 mars, une série d’articles de la presse russe et étrangère auscultant
ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
Rédaction 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris. Accueil 33 (0) 1 46 46
ou l’illusion de la vie privée la Russie, de la reprise en main de la société aux enjeux géopolitiques. 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
8. France. Fin de vie : Emmanuel www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
Directrice de la rédaction Claire Carrard Rédactrices en chef Virginie Lepetit,
Macron marche sur des œufs Claire Pomarès Rédacteurs en chef adjoints Luc Briand, Raymond Clarinard, Nicolas

D’un continent à l’autre Vu de l’étranger. Haïti va-t-il s’installer Coisplet, Matthieu Recarte Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Anouk Delport, Ophélie Négros, Fatima Rizki 7 jours dans le monde
10. Moyen-Orient. “Israël
s’enfonce dans l’abîme”
dans le chaos ? François Gerles (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,
16 95), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe), Marie
Daoudal (Allemagne, Autriche, Suisse alémanique), Carole Lyon (Belgique), Sasha

14. États-Unis. Biden, Le Premier ministre, Ariel Henry, a été mis sur la touche par la communauté Mitchell (Royaume-Uni, Irlande), Beniamino Morante (Italie), Hélène Bienvenu
(Pologne), Antoine Mouteau (Pays-Bas), Valentin Scholz (Espagne), Vincent Barros

l’irresponsable candidature internationale et l’opposition à la suite du déferlement de violence des deux (Portugal), Antoine Jacob (Danemark, Norvège, Suède), Alexandre Lévy (Bulgarie),
Alexandros Kottis (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Guillaume Narguet
16. Haïti. Le Premier ministre dernières semaines (lire p. 16). Suivez sur notre site l’évolution de la situation (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie,
Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian (Caucase, Asie
dans cette île privée de véritable État, tombée aux mains des gangs,
poussé vers la sortie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique,
avec les analyses et reportages de la presse étrangère. 16 93) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),
18. France. Le crépuscule Jean-Hébert Armengaud (chef de service, Amérique latine, 16 57), Diego Legrand
(Colombie, Venezuela, Équateur), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier
du cirque (Canada), Mathilde Guillaume (Argentine) Asie Daniel Bastard (chef de service,
20. Royaume-Uni.
Le supermarché,
Vu du Japon. Les élèves privés d’une Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est), Zhang
Zhulin (Chine), Carole Dieterich (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie),

éducation sexuelle jugée “inappropriée”

Jeong Eun-jin (Corées) Yuta Yagishita (Japon) Moyen-Orient Bachir El-Khoury (chef
de service), Julien Abiramia (Liban, Syrie, Palestine, Irak), Pascal Fenaux (Israël),
dernier salon où l’on cause Ahmad Parhizi (Iran), Raphaël Boukandoura (Turquie), Philippe Mischkowsky (pays
du Golfe) Afrique Hassina Mechaï (chef de rubrique), Vincent Barros (Afrique
22. Guinée-Bissau. Les violences sexuelles contre les mineurs sont un fléau dans l’archipel. lusophone), Malik Ben Salem (Maghreb), Mathilde Boussion (Afrique australe et
“La population a perdu espoir” Le quotidien Asahi Shimbun révèle comment la pression politique des milieux Afrique de l’Est), Agnès Faivre (Afrique de l’Ouest) Transversales Pascale Boyen
(chef des informations, Économie, 16 47), Carole Lembezat (chef de rubrique,
23. Tchad. Au nom du père, conservateurs a malgré tout réduit à néant les programmes d’éducation sexuelle. Sciences et Signaux, 16 15), Marine Cygler (Sciences et environnement), Annick
Rivoire (Économie) Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17 32),
du fils et du clan Hugo Florent, Oumeïma Nechi Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)
24. Philippines. Les drag- L’horoscope de Rob Brezsny Retrouvez chaque semaine les prévisions Site Internet Claire Pomarès, Nicolas Coisplet, Mélanie Chenouard (chef d’édi-
tion), Adrien Oster (chef d’édition) éditeurs Paul Blondé, Antoine Cuny-Le Callet,
queens ne se cachent plus poétiques et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. Gabriel Hassan, Carole Lyon, Hoda Saliby, Emmanuelle Bour (SME) Courrier
25. Chine. Une reprise fragile Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Traduction Raymond Clarinard (Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz (chef de
À la une Twitter, Instagram et Pinterest. service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, anglais,
espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
26. La Russie selon Poutine (anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
Transversales anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol, catalan, russe), Leslie Talaga (anglais,

Notre nouveau
espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle
38. Économie. Le Sénégal ne Hors-série Février-mars 2024
Bryskier, Philippe Czerepak, Françoise Hérold, Julie Martin, Anne Romefort
Direction artistique Alice Andersen Maquette Cécile Chemel (première
profite pas de sa ruée vers l’or maquettiste), Denis Scudeller, Gilles de Obaldia Cartographie Paul Gallet

Hors-Série
40. Génétique. Une diversité Infographie Catherine Doutey Web design et animation Alexandre Errichiello
(chef de service), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet Iconographie
source de découvertes VIVRE AVEC Luc Briand, Lidwine Kervella (chef de service adjointe), Stéphanie Saindon, Céline

41. Neurobiologie. Dans L’INTELLIGENCE Merrien (colorisation), Astrid Mouget Agence courrier Patricia Fernández
Pérez (directrice du développement et de la communication, 17 37), Jessica
Au-delà du phénomène ChatGPT, ARTIFICIELLE Robineau (16 08), Alizée Marchal (17 38), Florent Normand
le cerveau des ados
l’IA bouleverse déjà notre existence : Au-delà du
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
360° fabrication, 4535) Impression, brochage, routage: Maury, 45330 Malesherbes
phénomène
ChatGPT, l’IA

vie privée et professionnelle, arts, bouleverse déjà

notre existence :
Ont participé à ce numéro Nell Antona, David Asta, Étienne Bianchi, Jean-
46. Reportage. Le Guyana
vie privée et
professionnelle,

justice, guerre… Une révolution numérique Baptiste Bor, Mélina Bourgoin, Chloé Boyer, Solène Cahon, Aurélie Chateau,
…
arts, justice, guerre
Une révolution
Mélissa David, Guillaume Deneufbourg, Dorian Gallais, Pierre Kadlub, Hong-
face à la malédiction du pétrole
numérique

décryptée par la presse étrangère.

décryptée par
la presse étrangè
re.
Kyung Kang, Valentine Morizot, Jean-Daniel Mougeot, Diane Perpère, Christina
50. Plein écran. Ils servent
En partenariat

Reimer, Sébastien Rouet, Isabelle Taudière

avec

Publicité MPublicité, 67-69, avenue Pierre-Mendès-France CS 11 469, 75707 Paris

la neige sur un plateau Cedex 13, tél. : 01 57 28 20 00 Directrice générale Élisabeth Cialdella (elisabeth.
54. Histoire. Malahayati EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX cialdella@mpublicite.fr, 3968), Directeur délégué, directeur de Marque Courrier
international Steeve Dablin (01 57 28 38 84) Directeur délégué au digital Martin
et son armée de veuves Clamart (martin.clamart@mpublicite.fr) Directeur délégué, pôle Agences
François de Ren (francois.deren@mpublicite.fr, 30 21) Directeur délégué,
pôle Opérations spéciales Steeve Dablin (steeve.dablin@mpublicite.fr, 38 84)
Bulletin à retourner à : Courrier international Directrice administrative et financière Carine de Castellan (16 06) Gestion
Offre d’abonnement Service Abonnements - A2100 - 62066 Arras Cedex 9 Lucie Madalena (16 26) Droits Blandine Mosnat (16 52) Comptabilité 01 48 88 45 51
Directeur de la diffusion et de la production Xavier Loth Directrice des ventes
Sabine Gude Responsable commerciale international Saveria Colosimo Morin
Avantages abonnés : (0157283220) Chef de produits Valentin Moreau (0157283399) Communication et
Je m’abonne pour : RCO24BO01
 La version numérique du magazine promotion Christiane Montillet Marketing et produits Sophie Gerbaud (directrice,
 1 AN (52 numéros) au prix de 129 € au lieu de 237,20 €* dès le mercredi soir 16 18), Marie Donal, Véronique Saudemont (17 39), Martine Prévot (16 49), Mynn-
May Vang, Anthony Pittavino Responsable du numérique Kévin Jolivet, Louise
 L’édition abonnés du site Internet
 1 AN (52 numéros) + 6 hors-séries au prix de 159 € au lieu de 290,60 €*  Nos archives, soit plus de 100 000 articles
Dugeai (développement web), Camille Lefaix (cheffe de produit abo numérique)
 L’accès illimité sur tous vos supports
Modifications de services ventes au numéro, réassorts 0805 05 0147 Service clients
 Monsieur  Madame Abonnements Courrier international, Service abonnements, A2100 — 62066 Arras
numériques Cedex 9 Tél. 0321130431 Fax 0157674496 (du lundi au samedi de 9h à 18h) Courriel
NOM..................................................................... PRÉNOM............................................................................................  Les applications iOS et Android
abo@courrierinternational.com. Prix de l’abonnement annuel en France métro-
 Réveil Courrier
politaine : 129 €. Autres destinations : https ://boutique.courrierinternational.com
ADRESSE .......................................................................................................................................................................... Nos conditions générales de vente et d’utilisation sont disponibles sur https ://
CPm m m m m VILLE....................................................................................................................................... Votre abonnement à l’étranger : www.courrierinternational.com/page/cgu
Belgique : (32) 2 744 44 33
Je règle par chèque bancaire à l’ordre de Courrier international abonnements@saipm.com Courrier international, USPS Origine du papier :
États-Unis/Canada : (1) 800 363 1310 number 013-465, is published UK, Allemagne.
Pour tout autre moyen de paiement, rendez-vous sur notre site : weekly 48times per year (triple Certifié PEFC 100 % de fibres
expressmag@expressmag.co m issue in Aug and in Dec), by recyclées. Ce maga-
https://abo.courrierinternational.com/2024/ours Suisse : (41) 022 860 84 01 Courrier International SA Ce produit est issu de zine est imprimé
ou téléphonez au 03 21 13 04 31 (du lundi au samedi, de 9 heures à 18 heures) abonne@edigroup.ch c/o Distribution Grid. at
forêts gérées
durablement et de
chez MAURY
certifié PEFC.
900 Castle Rd Secaucus, sources contrôlées Eutrophisations :
* Prix de vente au numéro. Offre réservée aux particuliers jusqu’au 31.3.2025 pour un premier abonnement en France métropolitaine. Pour les entreprises et l’étranger, nous consulter. Votre abonnement débutera dans un délai de trois semaines. En retournant NJ 07094, USA. Periodicals Ptot = 0,0083 kg/
tonne de papier.
ce formulaire, vous acceptez que Courrier international, responsable de traitement, utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de la relation client et d’actions marketing sur ses produits et services et/ou pour ses partenaires. Postage paid at Secaucus,
10-31-1282 www.pefc-france.org Papier issu de forêts
 Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales de Courrier international.  Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales des partenaires de Courrier international. NJ. and at additional mailing
gérées durablement
Pour connaître les modalités de traitement de vos données ainsi que les droits dont vous disposez (accès, rectification, effacement, opposition, portabilité, limitation des traitements, sort des données après décès), consultez notre politique de confidentialité Offices. POSTMASTER : Send et de sources
à l’adresse : https://www.courrierinternational.com/page/donnees-personnelles ou écrivez à notre délégué à la protection des données au 67-69 avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris ou à dpo@groupelemonde.fr. Vous avez le droit de formuler address changes to Courrier contrôlées. Ouvrage
une réclamation auprès de la Cnil. Pour toute question, contactez notre service clients par e-mail à abo@courrierinternational.com ou par téléphone au 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGVU sont consultables et téléchargeables International c/o Express Mag, imprimé à 100 %
8275, avenue Marco-Polo, avec des encres
à cette adresse : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu conformes à la
Montréal, QC H1E 7K1, Canada.
norme Blue Angel.
 Devenons l’énergie qui change tout.

Installer une borne de recharge

pour véhicule électrique, c’est faire
©Disney © & TM 2024 Lucasfilm Ltd.

un plein 3 à 4 fois moins cher*

qu’avec un carburant thermique.

RCS PARIS 552 081 317.

edf.fr/solutionshabitat
* Source R&D, EDF, mai 2023. Hors coût d’installation d’une borne.
Sur la base de consommation moyenne d’une voiture citadine à essence (6 L/100 km),
d’un prix de l’essence à 1,9 €/L et d’un prix de l’électricité en heures creuses de 0,1615 €/kWh.
Partenaire officiel
L’énergie est notre avenir, économisons-la !
6. Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

a ns
7 jours odnde
le m
Non et non !
IRLANDE — C’est “un camouflet”
pour le gouvernement, souligne
The Irish Times : son double réfé-
rendum visant à amender deux
articles de la Constitution concer-
nant le mariage et le rôle des
femmes dans la famille s’est soldé
par un double non. Organisées
le 8 mars, Journée internatio-
nale des droits des femmes, ces
consultations visaient d’une part
à ajouter au mariage “la relation
durable” comme possible confi-
guration familiale. D’autre part,
un alinéa archaïque sanctuari-
sant les “devoirs” des femmes “au
sein du foyer” devait être remplacé
par une reconnaissance du rôle
des proches aidants. “Peu de
← Dessin d’Amorim, gens contestent qu’il faille chan-
Brésil. ger les formulations sexistes de la
Constitution sur le rôle des femmes

Portugal. “L’ouragan
à la maison […] et élargir la défi-
par l’absence de solutions à ses problèmes, nition de la famille pour y inclure
s’est mobilisé pour voter dans le bruit et celles qui ne sont pas fondées sur

Chega” balaie
la protestation. L’ascension fulgurante de le mariage, affirme le journal.
Chega lui confère une puissance encore dif- Toutefois, les formules choisies par
ficile à mesurer.” le gouvernement [de centre droit]

le paysage politique
Selon le quotidien, le test décisif aura n’ont pas satisfait un nombre assez
lieu lors du vote du prochain budget. important d’électeurs.”
Une partie du PS soutiendra-t-elle l’AD
pour faire barrage à l’extrême droite ?
Aux législatives anticipées du 10 mars, le jeune parti de droite
De “nombreuses questions et incertitudes” Enlèvements
radicale populiste a infligé une cinglante défaite aux forces
demeurent. “Avec cette victoire à la Pyrrhus
de l’AD et la défaite du PS, le soutien mutuel
en série
démocratiques, notamment aux formations de gauche. serait une étreinte de deux naufragés, avec NIGERIA —
une mort certaine par noyade, tandis que “In di g n at i o n
Chega semble en sécurité sur son bateau”, après le rapt
écrit de son côté l’éditorialiste d’Expresso par des bandits

L
Daniel Oliveira. de 280 écoliers
’ouragan Chega fait basculer le pays à de ceux qui sont dégoûtés du système, en Dans les colonnes de Público, le direc- d e K a dun a”,
droite”, titrait le 11 mars le Correio colère […]. Il est ironique de constater que, teur, David Pontes, constate la “chute ver- titrait le 8 mars
da Manhã, au lendemain des élec- cinquante ans après le 25 avril [jour de la tigineuse” de la gauche, qui, même en The Punch. La
tions législatives anticipées au Portugal. ‘révolution des œillets’, en 1974], un parti additionnant toutes ses forces, “obtient veille, des hommes armés avaient
Le quotidien donne à voir en une les trois d’extrême droite obtient presque 50 députés l’un des pires résultats de son histoire”, encerclé une école dans cet État
nouvelles figures politiques du pays : Luís [sur un total de 230 au Parlement].” d’autant plus à l’issue d’un scrutin avec du nord du pays et kidnappé
Montenegro, vainqueur de justesse à la André Ventura s’est félicité d’un “résultat un taux de participation record (estimé les élèves, âgés de 8 à 15 ans.
tête du parti d’opposition de centre droit absolument historique”, marquant selon lui à plus de 66 %) – un chiffre qui n’avait L’avant-veille, dans l’État de
Alliance démocratique (AD, 29,5 %), Pedro “la fin du bipartisme” dans le pays. Le popu- pas été atteint depuis… 1995 ! Borno, plusieurs centaines de
Nuno Santos, nouveau patron du Parti liste de 41 ans, adoubé par Marine Le Pen Pour l’éditorialiste, un examen de femmes vivant dans des camps
socialiste (PS, 28,6 %), défait après huit et Matteo Salvini, s’est dit “dis- conscience s’impose autant de réfugiés avaient été enlevées
ans et demi de gouvernement, mais sur- ponible” pour “donner un gou- du côté du PS que de celui de par, semble-t-il, des djihadistes
tout André Ventura, président de Chega vernement stable au Portugal” l’AD : “Les forces démocratiques de Boko Haram. The Punch esti-
et surprise de ce scrutin. au sein d’“une majorité forte à doivent désormais considérer la mait le 11 mars que “pas moins de
Ce jeune parti de droite radicale popu- droite”. “Non, c’est non”, lui a REVUE victoire de Chega comme leur 465 élèves, enseignants et femmes
liste, qui avait obtenu 7 % des voix lors répondu dans la foulée Luís DE PRESSE propre défaite. Dès lors, elles enlevés la semaine [précédente]
des dernières législatives, en janvier 2022, Montenegro. Celui qui est pourront se réinventer pour ne étaient toujours détenus par leurs
a multiplié son score par deux et demi pressenti pour devenir le futur Premier pas voir grandir ceux qui prônent le conflit ravisseurs”. Depuis l’enlèvement,
(18 %). Il a “dépassé le million de votes et ministre a assuré qu’il “tiendrait sa parole”. plutôt que le compromis, qui n’hésitent pas le 14 avril 2014, de 276 écolières
conquis la région de l’Algarve”, annonce “Une victoire fragile, un pays divisé”, titre à recourir au mensonge, à la manipulation à Chibok, des milliers d’autres
le journal, dont le directeur, Armando pour sa part le Jornal de Notícias, qui et à la tromperie et qui, jusqu’à présent, ont subi un calvaire similaire,
CARTOON MOVEMENT

Esteves Pereira, définit les contours de s’interroge dans son éditorial sur la via- n’ont guère eu d’autre chose à offrir au pays rappelle le quotidien. “Depuis
cette spectaculaire progression dans son bilité du prochain gouvernement minori- que de libérer ses plus bas instincts, sans se son entrée en fonction en mai, le
éditorial : “Chega occupe un territoire qui taire de l’AD : “Le nouveau cycle politique gêner pour fouler le terrain du racisme, de la gouvernement actuel a multiplié les
était traditionnellement celui de l’aile gauche débute avec un exécutif dont la légitimité xénophobie et de l’irrespect des minorités.” déclarations rassurantes, mais sans
du PS : le vote de contestation, périphérique, est affaiblie. Le pays, en colère et désabusé —Courrier international prendre aucune mesure concrète.”
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024 7 JOURS. 7

ROYAUME-UNI

LE DESSIN
DE LA SEMAINE
Kate Middleton ou
Le pape lave plus blanc
l’illusion de la vie privée
Un cliché retouché de la princesse de Galles avec ses enfants,
publié le 10 mars, alimente les spéculations autour de son état
de santé. La presse britannique réclame de la transparence.

L a plupart des journaux britan- de famille, prise par le prince William

niques ont été pris de court. Lundi et transmise à la presse par Kensington,
11 mars, leurs unes arboraient devait donc dissiper tout malentendu.
le cliché d’une maman et de ses trois Seulement voilà. Deux journaux, The
enfants, tout sourire, publié à l’occasion Daily Telegraph et The Times, justement,
de la fête des Mères, célébrée le 10 mars sont parvenus à glisser, à la faveur d’un
CARTOON MOVEMENT

au Royaume-Uni. “Kate [Middleton] a bouclage tardif, une précision de dernière

l’air heureuse et en forme”, se félicitait le minute en une de leur édition du 11 mars :
tabloïd de gauche Daily Mirror. quatre agences de presse inter-
“Kate remercie la nation pour nationales (AFP, AP, Reuters
son soutien avec une photo qui et Getty) ont décidé de retirer
prouve qu’elle va mieux”, ren- l’image de leurs plateformes de
UKRAINE — Lors d’un entretien accordé le 9 mars à la radio suisse RSI, chérissait le journal populaire REVUE diffusion. En cause : des soup-
le pape François a déclaré que l’Ukraine devait avoir le “courage” conservateur Daily Express. DE PRESSE çons de “trucage”. Plusieurs
de brandir le drapeau blanc et de “négocier” un armistice avec la Russie. “Prouve”, car la femme du éléments clocheraient : une
Des propos qui ont inspiré le dessinateur néerlandais Maarten Wolterink prince William, premier dans l’ordre de main mal alignée avec la manche du cardi-
et, surtout, provoqué l’ire des autorités et des médias ukrainiens. succession au trône d’Angleterre, fait gan par-ci, une étrange zone floue par-là.
“Pourquoi le souverain pontife appelle-t-il à se montrer compréhensif l’objet d’intenses rumeurs depuis son “Au lieu de faire taire les rumeurs, la publi-
avec les assassins ?” s’emporte ainsi le site Obozrevatel. Le Conseil passage à l’hôpital, en janvier, pour une cation de cette photo n’a fait que les renfor-
des Églises d’Ukraine, une organisation œcuménique, a même émis “opération à l’abdomen”. Et qu’importe si cer, déplore Sarah Vine, chroniqueuse au
un communiqué, indique l’émission d’information TSN, pour affirmer le palais de Kensington, lieu de résidence très monarchiste Daily Mail. Quelle que
que “jamais personne n’obligera le peuple ukrainien à capituler”. officiel du couple à Londres, a d’emblée soit la personne chargée de retoucher les
prévenu que la princesse de Galles, 42 ans, images au palais de Kensington, un cours
resterait au repos jusqu’à Pâques : “Son de rattrapage s’impose.” Le 10 mars en fin
absence ces dernières semaines a entraîné de matinée, Kate Middleton elle-même
l’émergence de spéculations en tous genres”, a expliqué être à l’origine des modifica-
Carton plein pour La Suède explique The Times, d’un possible divorce tions, dans un court texte posté sur le
“Oppenheimer” dans l’Otan à l’hypothèse d’une opération de chirurgie réseau social X.
esthétique ratée. Si, ces dernières semaines, la presse
CINÉMA — Si elle s’est conclue OTAN — “La ↑ “War- Mais la principale interrogation vient britannique s’est contentée de relayer
sans grande surprise au palma- Suède prend sa washing” du décalage dans la communication des l’existence de rumeurs sur Internet, sans
rès, la 96e cérémonie des Oscars, place au sein (Guerre- problèmes de santé révélés, à la même pour autant se livrer à de quelconques
qui s’est déroulée le 10 mars, de l’Otan dans washing). période, par Kate Middleton et son beau- commentaires, cette “affaire de la photo
avait toutefois un immanquable u n e s p l e n - Dessin père, le roi Charles III. L’un a tout dit, truquée” semble avoir ouvert les vannes.
“accent britannique”, relève The deur royale”, de Maarten ou presque, de ses problèmes à la pros- “Mais que se passe-t-il ? s’inquiète l’heb-
Guardian. Comme escompté, titre Dagens Wolterink, tate, puis de son cancer. L’autre, presque domadaire The Spectator. Ce qui aurait
l’homme de la soirée a été Nyheter le Pays-Bas. rien. Une question de “vie privée”, avait dû être une photo normale et pleine de joie
Christopher Nolan, natif de 12 mars. Une assuré le palais de Kensington. a visiblement subi des modifications dignes
Londres. Son film Oppenheimer allusion à la présence, lors de la de l’époque stalinienne.” Depuis la mort
a raf lé sept statuettes, dont cérémonie organisée la veille “La loi d’airain est qu’il d’Élisabeth II, “la monarchie est entrée en
celle du meilleur film. Pour au siège bruxellois de l’Alliance ne peut y avoir aucune mode gestion de crise à temps plein”, raille
The Independent, ce triomphe atlantique, de la princesse héri- intimité. De la sympathie, le magazine conservateur.
est “mérité”. En brossant le tière Victoria de Suède, visible “La survie de l’institution repose sur
portrait du père de la bombe sur la photo de une, vêtue de
de la compréhension, sa popularité, d’où l’importance de la
atomique, le cinéaste a, selon bleu. Le drapeau azur et or du mais pas de vie privée.” gestion de ce type de situations, souligne
le journaliste Louis Chilton, royaume s’est élevé, entre ceux THE GUARDIAN The Guardian, principal journal anti-
montré qu’ambition artistique de l’Espagne et de la Turquie, monarchiste. La loi d’airain est qu’il ne
pouvait aller de pair avec succès dans le ciel grisâtre et pluvieux, Peu convaincant, aux yeux des enquê- peut y avoir aucune intimité. De la sympa-
populaire. Alors que Vladimir alors qu’était joué l’hymne natio- teurs du web : “Où est Kate ?” se demandent thie, oui. De la compréhension aussi. Mais
Poutine use fréquemment de la nal suédois. Un événement qui ainsi les internautes, avec une insistance pas de vie privée. La morale de cette his-
menace nucléaire, le cinéaste vient clore le processus d’adhé- devenue difficile à ignorer dans les cou- toire de trucage est qu’il faut désormais
a en outre réussi à contribuer sion d’un pays qui est désormais loirs de Kensington. Après “soixante-seize tout dire : pourquoi l’avoir fait, et ce qui se
au débat public sur l’arme et la le trente-deuxième État membre jours passés hors de la sphère publique”, passe réellement derrière.”
dissuasion atomiques. de l’Otan. calcule The Daily Telegraph, la photo —Courrier international
8. Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

7 jours a nce
en fr ← Dessin de Martirena,
Cuba.

Fin de vie. Aya Nakamura

aux JO?
Emmanuel Macron POLÉMIQUE — La “reine du RnB
français” reprendra-t-elle une

marche sur des œufs

chanson d’Édith Piaf lors de la
cérémonie d’ouverture des Jeux
olympiques 2024? L’information
circule mais n’a pas encore été
Après avoir hésité, le président a annoncé confirmée. Peu importe, “cela
un projet de loi sur l’aide à mourir. Un texte n’a pas empêché les nationa-
“très cadré”, “pour éviter d’enflammer une listes d’extrême droite de pousser
des cris d’orfraie”, observe The
France déjà tendue”, note la presse étrangère. Times. Que reprochent-ils à Aya
Nakamura ? Outre ses origines
maliennes sont particulièrement
visés ses textes au vocabulaire

P
parfois cru, qui mélangent dif-
romesse de campagne d’Emmanuel aller plus loin”, précise le journal argen- à l’aide à mourir”, rapporte le quotidien férentes langues et de l’argot.
Macron en 2022, la modification tin Página 12. Cette loi n’autorise qu’une autrichien Kurier. Une position que par- Pourtant, “contrairement à la
de la législation concernant la fin “sédation profonde et continue” pour cer- tage The Daily Telegraph. Dans une tri- plupart de ses compatriotes dans
de vie a enfin été annoncée par le pré- tains patients et ne permet pas de “traiter bune, le journal conservateur britannique le métier, la chanteuse de 28 ans
sident dans un entretien publié le 10 mars des situations humainement très difficiles”, affirme que “la légalisation de l’aide à mourir suscite l’admiration dans le monde
sur le site des journaux Libération et La a concédé Emmanuel Macron. ne fera qu’ouvrir les vannes”. Et de donner entier”, rappelle le quotidien
Croix. “Le chemin aura été long. Et les discus- Toutefois, l’aide à mourir en France fera l’exemple des Pays-Bas, où les patients britannique. Pour Le Soir, Aya
sions interminables en France. La fin de vie l’objet d’un “processus très cadré […], car atteints de maladies neurodégénératives Nakamura est même “la chan-
revient dans le débat depuis vingt ans, sans le président marche sur des œufs avec une peuvent avoir recours au suicide assisté, teuse française la plus populaire
que le pays ne se résolve à adopter l’euthana- France très sensible aux débats éthiques de et de la Belgique, qui autorise l’euthana- dans le monde depuis… Édith Piaf”.
sie”, écrit le journal bruxellois ce type”, prévient le quotidien sie pour les enfants atteints de maladies
Le Soir. Cette fois, Emmanuel suisse Le Temps. Seules pour- incurables. “L’expérience de ces pays devrait
Macron s’est engagé à présen- ront en bénéficier les personnes justement inciter le président français à la Deuxième
ter un nouveau projet de loi en
Conseil des ministres en avril, REVUE
majeures, “capables d’un discer-
nement plein et entier”, atteintes
prudence”, assène le quotidien londonien.
De telles positions sont pourtant loin
exportateur
avec une première lecture à DE PRESSE de maladies incurables et vic- d’être majoritaires en France. Comme le mondial d’armes
l’Assemblée nationale en mai. times de souffrances physiques rappelle Kurier, “selon les sondages, 70 % des ÉCONOMIE — “Les exportations
Jusqu’à présent, il s’était montré hési- ou psychologiques. Toutefois, “la loi sur le personnes interrogées sont favorables” aux d’armes de la France ont augmenté
tant sur la position à adopter concer- droit à mourir [dans la dignité] ne s’appli- propositions de la Convention citoyenne. de 47 % entre 2014-2018 et 2019-
nant l’aide à mourir. En avril 2023, la quera pas aux patients atteints de troubles D’après la dernière étude de l’institut 2023, ce qui en fait, pour la première
Convention citoyenne sur la fin de vie psychiques ou neurodégénératifs, telle la Ifop sur la question, en juin 2023, ce sont fois, le deuxième plus grand expor-
avait rendu son rapport au gouverne- même 90 % des Français interrogés qui tateur d’armes du monde, juste
ment, se disant favorable à l’évolution de “La fin de vie revient dans le se disaient favorables à l’euthanasie, et devant la Russie” et derrière les
la législation en la matière. Le président débat depuis vingt ans, sans 85 % au suicide assisté. États-Unis, a annoncé, le 11 mars,
de la République s’était alors emparé du Dans ce contexte et à l’approche des le Sipri (Stockholm International
sujet et avait annoncé demander au gou-
que le pays ne se résolve élections européennes, alors que son parti Peace Research Institute) dans
vernement de plancher sur un projet de à adopter l’euthanasie.” “est pour l’heure très en retard dans les son- son rapport annuel. Ses princi-
loi. Mais, en un an, il “a multiplié les allers- LE SOIR dages”, Emmanuel Macron ferait-il preuve paux clients sont des pays d’Asie
retours sur la question, ajoute Le Soir. Le de “realpolitik”, comme le sous-entend The et d’Océanie (42 %), l’Inde en tête
président, in fine, ne prononce pas le mot maladie d’Alzheimer, susceptibles de nuire Daily Telegraph? Cherche-t-il à “se donner (près de 30 %), suivis d’États du
‘euthanasie’, ni ‘suicide assisté’, car, assure- à leur capacité de prendre des décisions”, l’image d’un président porteur de réformes Moyen-Orient (34 %). La part de
t-il aux deux quotidiens français, il ne faut détaille le média américain Bloomberg. sociales”? De fait, après avoir accordé “des marché de la France à l’échelle
pas ‘créer d’ambiguïtés’, pour éviter d’en- Pour l’instant, rien n’indique que le texte concessions sans précédent à l’extrême droite mondiale est ainsi passée de
flammer une France déjà tendue.” Alors le mettra en place des structures spéciales, dans sa loi immigration”, reprend Le Soir, 7,2 % à 11 %, “grâce à ses efforts
gouvernement souhaite créer un “nouveau sur le modèle de celles existant en Belgique “aujourd’hui, avec l’inscription de l’IVG dans pour pénétrer des régions habi-
modèle français”. ou en Suisse. Les patients auraient le choix la Constitution, mais aussi les réparations tuellement dominées par la Russie,
Pour le moment, “la France dispose [de entre l’hôpital et leur domicile. accordées aux homosexuels condamnés dans comme l’Inde”, analyse le maga-
la loi Claeys-Leonetti] de 2016, qui permet De nombreux religieux se sont pronon- le passé par l’État, le président enchaîne les zine bruxellois Politico. Sur la
aux patients en fin de vie de cesser tout traite- cés contre ce projet, et “les Républicains gestes vers la gauche de son électorat”. même période, les exportations
ment et de bénéficier de soins palliatifs, sans et l’extrême droite s’opposent fermement —Courrier international russes ont chuté de 53 %.

ILS REFONT LA FRANCE

© Thomas Padilla / Agence 1827 / RTL

En partenariat avec
Anaïs BOUTON
Tous les vendredis de 19h15 à 20h00 I Disponible en podcast
10.

d’un
continent
à l’a ut r e. Amériques...... 14

moyen- France .........

Europe .........
18
20

orient Afrique ........

Asie ...........
22
24

Tribune.
“Israël s’enfonce
dans l’abîme”
Dans cet essai publié par le quotidien new-yorkais,
le célèbre écrivain israélien David Grossman confie
ses doutes et son désespoir sur l’état de la société israélienne
et sur la guerre à Gaza. Il s’accroche à la possibilité
d’une “résolution éthique, raisonnable et humaine”
d’un conflit qui dure depuis plus d’un siècle.

—The New York Times J’ai parlé à des Juifs vivant hors le 7 octobre, selon les informa- cessé d’affluer vers la blessure, vers sont-ils en train de mourir parce
(New York) d’Israël, qui m’ont confié qu’ils tions communiquées par le minis- l’abîme dans lequel nous sommes que des êtres humains ordinaires

A
mesure que s’éloigne
la date du 7 octobre,
l’horreur semble para-
doxalement s’amplifier. Nous,
les Israéliens, passons notre
temps à nous repasser ce qui
fait désormais partie intégrante
de l’histoire constitutive de notre
identité et de notre destinée : des
heures durant, les terroristes
du Hamas ont pris d’assaut des
maisons israéliennes, assassi-
nant quelque 1 200 personnes,
violant, kidnappant, pillant et
brûlant. Pendant ces heures cau-
chemardesques, avant que Tsahal
ne s’arrache à son état de choc,
les Israéliens ont eu un aperçu
concret, cuisant, de ce qui se pas-
serait si leur pays subissait non
seulement une épreuve terrible,
mais cessait d’exister. Si Israël
n’était plus.
s’étaient sentis vulnérables, à la
fois physiquement et spirituelle-
ment, pendant ces heures noires.
Mais ce n’est pas tout : ils m’ont dit
aussi qu’une partie de leur force
vitale leur avait été arrachée, et
pour toujours. Certains étaient
même surpris de constater à quel
point ils avaient besoin qu’Israël
existe, à la fois en tant qu’idée et
en tant qu’entité concrète.
À l’heure où l’armée israé-
lienne lançait la contre-attaque,
la société civile s’impliquait déjà
massivement dans les opérations
de sauvetage et de logistique, les
Israéliens s’étant portés volon-
taires par milliers pour faire ce
que le gouvernement aurait dû
faire s’il ne s’était pas trouvé dans
un état de torpeur paralysante.
Au moment où j’écris ces lignes,
plus de 30 000 Palestiniens ont été
tués dans la bande de Gaza depuis
tère de la Santé de Gaza, dirigé par
le Hamas. Parmi eux, bon nombre
d’enfants et de femmes, mais aussi
beaucoup d’hommes dont la plu-
part n’étaient pas membres du
Hamas et ne jouaient aucun rôle
dans la spirale de la guerre. Des
“non impliqués”, selon le terme
employé par Israël, qui use du
jargon militaire avec lequel les
nations en guerre se mentent à
elles-mêmes pour ne pas avoir à
regarder en face les conséquences
de leurs actes.
C’est à Gershom Scholem,
célèbre spécialiste de la kabbale,
que l’on doit cet adage : “Tout le
sang afflue vers la blessure.” Près
de cinq mois après le massacre,
c’est exactement ce que ressent
Israël. La peur, le choc, la fureur,
le chagrin et l’humiliation, la soif
de vengeance, l’énergie mentale
d’une nation tout entière n’ont
toujours en train de sombrer.
Nous ne parvenons pas à chas-
ser de nos pensées les jeunes filles
et les jeunes femmes, et même les
jeunes hommes, paraît-il, qui ont
été violés par les assaillants venus
de Gaza, des assassins qui ont
filmé leurs crimes et les ont dif-
fusés en direct, permettant aux
familles des victimes d’y assister ;
les bébés assassinés, les familles
brûlées vives.
Fractures alarmantes. Et les
otages. Ces Israéliens qui, depuis
cent quarante-six jours (à la date
du 1er mars), sont retenus dans des
tunnels, certains peut-être dans
des cages. Ce sont des enfants et
des personnes âgées, des femmes
et des hommes, dont certains sont
malades et peut-être mourants,
faute d’oxygène et de médica-
ments, et d’espoir. Ou peut-être
exposés au mal absolu perdent
souvent la volonté innée de
vivre – la volonté de vivre dans
un monde où une telle méchan-
ceté et une telle cruauté sont
possibles. Un monde dans lequel
vivent des gens comme les terro-
ristes du Hamas.
L’énormité des événements
du 7 octobre est telle qu’elle en
arrive à effacer parfois le sou-
venir de ce qui a précédé. Or,
des fractures alarmantes se fai-
saient jour au sein de la société
israélienne environ neuf mois
avant le massacre. Le gouverne-
ment de Benyamin Nétanyahou
tentait de faire passer en force
une batterie de mesures desti-
nées à saper l’autorité de la Cour
suprême, portant ainsi un coup
fatal à l’essence démocratique
d’Israël. À l’époque, des centaines
de milliers d’Israéliens étaient

descendus dans la rue, semaine
après semaine, pour dénoncer
les desseins du gouvernement,
qui pouvait compter sur le sou-
tien de l’aile droite israélienne.
La nation tout entière se divisait
à vue d’œil. Ce qui était autre-
fois un débat idéologique légi-
time entre la droite et la gauche
cédait la place à un déluge de haine
entre deux clans. Le débat public
est devenu toxique et violent. Il
était même question de scinder
le pays en deux peuples distincts.
L’opinion publique a senti alors
que le foyer national vacillait sur
ses bases et menaçait de céder.
À ceux d’entre vous qui vivent
dans un pays où la notion de foyer
relève de l’évidence, je dois peut-
être préciser que, de mon point
de vue d’Israélien, l’expression
exhale un sentiment de sécu-
rité, de protection et d’apparte-
nance qui m’enveloppe l’âme d’une
chaleur douillette. Le foyer, c’est
l’endroit où je peux exister à mon
aise. Et c’est un endroit dont les
frontières sont reconnues par tous
– en particulier par mes voisins.
Mais tout cela, à mes yeux,
relève encore d’une aspiration
pour un état qui n’a jamais été tout
à fait atteint. À l’heure actuelle, je
crains qu’Israël ne soit davantage
synonyme de forteresse que de
douceur du foyer. Ce pays n’offre
ni sécurité ni bien-être, et mes
voisins expriment souvent des
doutes et des exigences à l’égard
des pièces et des murs du foyer en
question, voire de son existence
même. En ce samedi 7 octobre
d’épouvante, il s’est avéré non seu-
lement qu’Israël était encore loin
d’être un foyer dans l’acception
pleine et entière du terme, mais
qu’il était même incapable d’être
une forteresse digne de ce nom.
Pour autant, les Israéliens sont
fiers, à juste titre, de la rapidité et
de l’efficacité avec lesquelles ils
← Dessin de Dror Cohen
paru dans The New York Times,
États-Unis.
se mobilisent pour se soutenir
mutuellement quand le pays se
voit menacé, que ce soit par une
pandémie comme le Covid-19 ou
par une guerre. Partout dans le
monde, des réservistes ont grimpé
dans des avions pour rejoindre
leurs frères d’armes déjà mobi-
lisés. Ils allaient “protéger leur
chez-soi”, comme on l’entend sou-
vent dans les interviews.
Solidarité. Il y a quelque chose
d’émouvant dans cette histoire
singulière : ces jeunes hommes
et ces jeunes femmes quittant
le bout du monde à la hâte pour
aller protéger leurs parents et
leurs grands-parents. Et en étant
prêts à y laisser leur vie. Le senti-
ment d’unité qui régnait sous les
toiles de tente des soldats, où les
opinions politiques ne comptaient
plus, n’était pas moins émouvant.
Tout ce qui comptait, c’étaient
la camaraderie et la solidarité.
Reste que les Israéliens de ma
génération, qui ont connu leur lot
de guerres, se demandent déjà,
comme nous le faisons toujours
après une guerre : pourquoi cette
unité ne transparaît-elle donc
qu’en temps de crise ? Comment
se fait-il que seuls la menace et
le danger nous fassent resserrer
les rangs et donner le meilleur de
nous-mêmes, et nous arrachent
à l’étrange inclination que nous
avons pour l’autodestruction – la
destruction de notre propre foyer ?
Ces questions nous conduisent
à une douloureuse prise de
conscience : l’immense déses-
poir ressenti par la plupart des
Israéliens au lendemain du mas-
sacre pourrait s’expliquer par la
condition juive où nous avons été
ramenés de force une fois de plus.
C’est la condition d’une nation
vulnérable et persécutée. Une
nation qui, malgré ses accom-
plissements immenses dans une
multitude de domaines, demeure
en son for intérieur une nation de
réfugiés, obsédée par la crainte
d’être déracinée un jour, même
après presque soixante-seize ans
de souveraineté. Aujourd’hui, il
semble plus évident que jamais
qu’il nous faudra monter la garde
pour protéger ce foyer fragile et
perméable. Ce qui frappe aussi,
c’est à quel point la haine de cette
nation est profonde.
Ce qui m’amène à une autre
réflexion au sujet de ces deux
peuples torturés : alors que la
peur de devenir des réfugiés est
fondamentale et originelle pour
les Israéliens comme pour les
Palestiniens, aucun des deux
camps ne semble capable d’en-
visager la tragédie de l’autre avec
une once de compréhension – sans
même parler de compassion.
Un autre phénomène honteux
s’est fait jour dans le sillage de la
guerre : Israël est, dans le monde
entier, le pays dont l’élimination
est le plus ouvertement réclamée.
Dans des manifestations rassem-
blant des centaines de milliers
de personnes, sur les campus
des universités les plus respec-
tées, sur les réseaux sociaux et
dans les mosquées du monde
entier, le droit d’Israël à exister
est régulièrement contesté haut
et fort. Une critique politique
pondérée qui tient compte de la
complexité de la situation peut
céder la place, dès lors qu’il s’agit
d’Israël, à un discours de haine
qui ne peut être apaisé (si tant est
Qui a envie de vivre
sa vie et d’élever
ses enfants
sur le fil du rasoir ?
qu’il puisse l’être) que par la des-
truction même de l’État d’Israël.
Quand Saddam Hussein a
assassiné des milliers de Kurdes
à coups d’armes chimiques, par
exemple, personne n’a appelé de
ses vœux la destruction de l’Irak,
son effacement de la surface de
la Terre. Il n’y a que dans le cas
d’Israël qu’il est jugé acceptable
d’exiger publiquement l’élimina-
tion d’un État.
Les protestataires, les relais
d’opinion et les responsables poli-
tiques devraient se demander ce
qui, chez Israël, suscite une telle
détestation. Pourquoi Israël, sur
les 195 pays que compte la planète,
est-il le seul État à donner l’im-
pression d’être soumis à condi-
tions, comme si son existence ne
dépendait que du bon vouloir des
autres pays du globe ?
Il est révoltant de penser que
cette haine meurtrière se foca-
lise uniquement sur un peuple
MOYEN-ORIENT. 11
qui, voilà moins d’un siècle, frô-
lait l’éradication. Il y a également
quelque chose d’exaspérant dans
le lien cynique et tortueux qui est
établi entre l’angoisse existen-
tielle des Juifs et le souhait for-
mulé publiquement par l’Iran, le
Hezbollah, le Hamas et d’autres
de voir Israël cesser d’exister.
Il est en outre intolérable que
certains tentent d’inscrire de force
le conflit israélo-palestinien dans
un schéma colonialiste, oubliant
sciemment, obstinément, que
les Juifs n’ont pas d’autre pays,
contrairement aux colonialistes
européens auxquels on les com-
pare à tort, et occultant le fait que
les Juifs ne sont pas arrivés sur
la terre d’Israël dans un esprit de
conquête mais en quête de sécu-
rité ; que leur affinité profonde
avec cette terre date de près de
quatre mille ans ; que c’est là qu’ils
ont forgé leur nation, leur culture,
leur langue et leur religion.
On imagine la joie maligne avec
laquelle ces gens-là s’acharnent
sur le point le plus sensible de la
nation juive, à savoir son senti-
ment d’être une étrangère, cette
solitude existentielle dont elle ne
peut s’affranchir. C’est ce point
sensible qui la condamne bien
souvent à commettre des erreurs
funestes et destructrices, destruc-
trices à la fois pour ses ennemis
et pour elle-même.
Qui serons-nous, Israéliens
comme Palestiniens, quand cette
guerre longue et cruelle aura pris
fin ? Non seulement le souvenir
des atrocités infligées aux uns et
aux autres dressera des barrières
entre nous pendant de longues
années mais, comme nul d’entre
nous ne l’ignore, dès qu’il en aura
l’occasion, le Hamas s’empres-
sera de mettre en œuvre l’objectif
énoncé dans sa charte originelle,
à savoir la destruction d’Israël,
assimilée à un devoir religieux.
12. MOYEN-ORIENT
L’auteur
Né en 1954 à Jérusalem,
DAVID GROSSMAN est
l’un des écrivains les plus
prolifiques et les plus célèbres
d’Israël. Militant pour la paix,
il est l’auteur de nombreux
romans, dont Une femme fuyant
l’annonce (Seuil), distingué par
le prix Médicis étranger en 2011.
Il a également signé des essais
engagés, dont Le Vent jaune
(Seuil), une enquête publiée
en 1988 décrivant les
souffrances des Palestiniens
en Cisjordanie alors occupée
par l’armée israélienne, qui a
ébranlé l’opinion israélienne et
internationale. David Grossman
a perdu son fils Uri, tué en 2006
lors de la guerre au Sud-Liban,
dans les rangs de l’armée
israélienne. Son dernier roman
publié en France est La vie joue
avec moi, paru en 2020
aux Éditions du Seuil.
Comment peut-on signer un
traité de paix avec un tel ennemi ?
Et pourtant, de quelle autre option
disposons-nous ?
Les Palestiniens verront midi
à leur porte. En tant qu’Israélien,
je me demande quelle sorte de
peuple nous serons au sortir de
cette guerre. Où allons-nous
orienter notre culpabilité – si
nous avons le courage de la res-
sentir – pour ce que nous avons
infligé à des Palestiniens inno-
cents ? Pour les milliers d’en-
fants que nous avons tués. Pour
les familles que nous avons
détruites.
Éternel soldat. Et comment
apprendrons-nous, de sorte à ne
plus jamais être surpris, à vivre
une vie entière sur le fil du rasoir ?
Seulement, qui a envie de vivre sa
vie et d’élever ses enfants sur le
fil du rasoir ? Et quel sera le prix
d’une vie aux aguets, vécue dans
la crainte et le soupçon perpé-
tuels ? Qui parmi nous décrétera
qu’il ne veut pas ou ne peut pas
vivre une vie d’éternel soldat,
de Spartiate ? Qui fera le choix
de rester ici, en Israël ? Et ceux
qui resteront seront-ils les plus
extrémistes, les plus fanatiques,
les plus nationalistes, les plus
racistes ? Sommes-nous condam-
nés à regarder, pétrifiés, cette
israélité faite d’audace, de créati-
vité, d’originalité se laisser peu à
peu absorber par cette blessure
tragique qui frappe le judaïsme ?
Si ces questions accompagne-
ront sans doute l’histoire d’Israël
pendant des années, il demeure
toutefois la possibilité de voir
émerger une réalité radicalement
différente. Peut-être le fait de
reconnaître que cette guerre ne
peut pas être gagnée et, par ail-
leurs, que nous ne pourrons pas
maintenir l’occupation ad vitam
aeternam obligera-t-il les deux
camps à accepter une solution à
deux États, qui, malgré les incon-
vénients et les risques qu’elle
comporte (en premier lieu, que
le Hamas ne prenne la Palestine
sous sa coupe à l’issue d’un scru-
tin démocratique), reste la seule
qui soit réalisable ?
Le moment est également venu
pour les pays susceptibles d’exer-
cer une influence sur les deux
camps de mettre cette influence à
profit. L’heure n’est pas à la poli-
tique politicienne et au cynisme
diplomatique. C’est l’un de ces
moments rares où une onde de
choc, en l’occurrence celle déclen-
chée le 7 octobre, a le pouvoir de
remodeler la réalité. Les pays liés
à ce conflit ne voient-ils pas que
les Israéliens et les Palestiniens
ne sont plus capables de se sauver
eux-mêmes ?
Les mois à venir décideront du
sort de deux peuples. Nous sau-
rons alors si ce conflit qui dure
depuis maintenant plus d’un siècle
est suffisamment mûr pour laisser
la place à une résolution éthique,
raisonnable et humaine.
Ce qui est tragique, c’est que
cette solution naîtra (si tant est
qu’elle voie le jour) non pas de
l’espoir et de l’engouement, mais
du désespoir et de l’épuisement.
Car c’est hélas souvent cet état
d’esprit qui conduit des enne-
mis à faire la paix, et c’est tout
ce qu’il nous reste aujourd’hui à
espérer. Nous nous en conten-
terons donc. Comme s’il fallait
traverser les enfers pour arriver
à l’endroit d’où l’on peut aperce-
voir, par une journée exception-
nellement claire, l’orée lointaine
du paradis.
—David Grossman,
publié le 1er mars
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
↙ Dessin de Hassan Bleibel paru
dans le Daily Star, Beyrouth.
À Gaza, le jeûne forcé près de 30 personnes, dont des
enfants, ont perdu la vie pour
cause de malnutrition ou de
sous les bombes déshydratation.
L’acheminement par voie ter-
restre d’une aide qui arrivait
Aucune trêve n’a été conclue dans l’enclave déjà au compte-gouttes a forte-
palestinienne avant le début du ramadan, ment ralenti au cours des der-
ce qui fait craindre de fortes tensions nières semaines, avec en point
d’orgue une livraison dans la ville
durant le mois sacré de l’islam. de Gaza qui a tourné au chaos
le 29 février, faisant plus d’une
M
centaine de morts.
algré leurs efforts de Selon l’hebdomadaire britan- Alors, pour contourner les blo-
médiation, les États- nique The Spectator, le Hamas cages et faire face à l’urgence,
Unis, le Qatar et l’Égypte “espère que des affrontements vio- plusieurs pays, dont les États-
ne sont finalement pas parvenus lents” éclatent entre Israéliens Unis, procèdent depuis peu à
à arracher à Israël et au Hamas et Palestiniens, notamment des opérations de largage d’aide
un accord sur un arrêt des com- sur l’esplanade des Mosquées, humanitaire. Des opérations qui
bats dans la bande de Gaza avant à Jérusalem-Est, où des dizaines ne “répondent pas aux besoins” de
que le ramadan ne commence. de milliers de fidèles convergent la population, souligne la BBC
La proposition sur la table traditionnellement pendant le au Royaume-Uni. Une “mas-
portait sur la libération, durant ramadan, et “augmentent la pres- carade”, estime le site libanais
cette trêve, de 40 des quelque sion sur Israël pour qu’il mette fin Daraj, “inhumaine et théâtrale”.
130 otages vivants ou morts à la guerre”. L’un de ces largages a même
encore aux mains du mouve- À Gaza, la population déplacée, tué cinq personnes le 8 mars,
ment palestinien en échange de assiégée et affamée a accueilli le parachute d’une caisse ne
celle de Palestiniens “le ramadan sous les s’étant pas ouvert.
détenus en Israël, et bombes”, ont titré les
sur l’entrée massive quotidiens panarabes Exaspération. Après les airs,
d’aide humanitaire, Asharq Al-Awsat et bientôt la mer. Lors de son dis-
dont la population de REVUE Al-Araby Al-Jadid cours sur l’état de l’Union le
l’enclave dévastée a DE PRESSE le 11 mars, alors que 7 mars, le président américain,
cruellement besoin. débutait le mois sacré Joe Biden, a annoncé la construc-
Les pourparlers ont notam- de l’islam. Depuis le début de la tion prochaine d’une jetée à Gaza,
ment achoppé sur le fait que le riposte militaire israélienne, plus dans le cadre d’un corridor huma-
Hamas réclame un cessez-le-feu de 31 000 Gazaouis ont été tués, nitaire maritime qui partirait de
définitif et un retrait des troupes selon les chiffres du Hamas. Et Chypre. Il faudra de un à trois
israéliennes de Gaza. Ce que la famine guette. “Nous jeûnons mois, selon le Pentagone, pour
refuse catégoriquement l’État presque contre notre volonté […] mettre en œuvre ce plan, détaille
hébreu, qui s’est donné pour parce qu’il n’y a rien à manger”, The Guardian, qui s’alarme, là
objectifs d’anéantir le mouve- explique un habitant de l’enclave aussi, du “risque de fournir trop
ment responsable des attaques sur le site Middle East Eye. Signe peu d’aide, trop tard”.
sanglantes du 7 octobre (qui ont de l’aggravation de la situation, Ces initiatives humanitaires
tué plus de 1 100 personnes sur notamment dans la partie nord sont-elles une réponse à l’exaspé-
le sol israélien) et de ramener de l’enclave, où l’aide humani- ration du locataire de la Maison-
les otages. taire n’arrive quasiment plus, Blanche vis-à-vis de Benyamin
Nétanyahou ? En tout cas, “le dif-
férend sur la guerre à Gaza s’in-
tensifie” entre les deux hommes,
écrit The New York Times. Joe
Biden a ainsi déclaré, dans une
interview accordée à la chaîne
MSNBC, que le Premier ministre
israélien faisait “plus de mal que
de bien à Israël”.
Il a ajouté qu’une offensive
israélienne à Rafah, la grande
RINA CASTELNUOVO/THE NEW YORK TIMES
ville du sud de la bande de Gaza,
frontalière avec l’Égypte, et où
s’entasse la très grande majo-
rité de la population déplacée
de l’enclave, serait une “ligne
rouge”. “Ma ligne rouge, c’est que
le 7 octobre ne se reproduise plus”,
a répondu Benyamin Nétanyahou
dans un entretien à Politico.
—Courrier international
14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis.
Biden,
l’irresponsable
candidature
En s’obstinant à briguer un second
mandat contre le souhait des électeurs,
le président fait courir un grave risque
au pays : celui du retour de Donald Trump,
met en garde ce billet mordant.
↗ Dessin de Ramsés,
Cuba.
—The Atlantic, extraits
(Washington)
A
u tout début du mois de
mars, le risque que Joe
Biden soit en grande diffi-
culté électorale nous a de nouveau
été rappelé, et des inquiétudes
se sont de nouveau exprimées.
Cette dernière alerte en date a
été suscitée par un sondage mené
par The New York Times et le Siena
College, selon lequel seulement
23 % des électeurs démocrates aux
primaires se disaient motivés par
la candidature de Joe Biden. Ils
étaient 45 % à penser que Biden
ne devrait pas être le candidat
du Parti démocrate. Et, toujours
selon ce sondage, Donald Trump
menait de cinq points dans l’hy-
pothèse d’un duel, au temps T,
entre les deux candidats.
Oui, l’électorat dans son écra-
sante majorité pense que Biden
est trop âgé pour se présenter à
un second mandat. Son physique
le prouve, sa démarche le prouve,
et il n’a plus l’air aussi vif qu’au-
trefois. Ce n’est pas un scoop. La
Maison-Blanche a vigoureuse-
ment contesté cette hypothèse,
sans toutefois convaincre.
Mais le ressentiment des élec-
teurs à l’égard de Biden pourrait
ne pas être uniquement lié à son
âge. En discutant avec des démo-
crates de la probabilité que Biden
soit réélu, j’entends souvent un
ton acerbe qui n’est pas simple-
ment de la résignation, mais plutôt
de la colère.
D’une manière générale, l’élec-
torat n’apprécie pas les personna-
lités politiques en fin de carrière
qui cherchent à s’accrocher. Il est
possible que la cote de popularité
en berne de Joe Biden soit due à
ce phénomène : les électeurs ima-
ginaient sa présidence davantage
comme une tournée d’adieu que
comme une course d’endurance.
Infraction. Même parmi les plus
fervents défenseurs de Joe Biden,
beaucoup concèdent en privé
qu’ils ne s’attendaient pas à ce
qu’il brigue un second mandat.
Biden lui-même l’avait laissé
entendre : “Écoutez, je pense être
une passerelle, et rien d’autre”,
avait-il déclaré lors d’un mee-
ting à Detroit en mars 2020. Il se
présentait alors comme le “can-
didat de la transition”. Lorsque je
discute avec des personnes excé-
dées qui ont voté pour Biden
[en 2020], je suis frappé qu’elles
citent souvent ces formules sur
le fait d’être une passerelle et
un candidat de la transition.
On en déduit qu’elles voyaient
leur soutien d’alors comme une
réponse à une situation d’ur-
gence; rester est ainsi une infrac-
tion au contrat implicite.
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
On peut facilement compatir
avec un vétéran qui rechigne à
abandonner quelque chose qu’il
adore. Mais dans le cas de Biden,
les enjeux sont potentiellement
catastrophiques. En étant can-
didat à sa réélection – malgré
son âge, malgré son impopula-
rité, malgré ses mauvais résul-
tats dans les sondages face à
Trump – , Biden pourrait bien
se livrer à l’un des actes les plus
égoïstes, arrogants et dangereux
jamais commis par un président
américain. S’il perd, c’est le seul
souvenir qu’il laissera.
Mais plus Joe Biden gagne
en impopularité, plus il paraît
obstiné. Beaucoup de ses sym-
pathisants affi rment qu’il est
trop tard pour se sortir de ce
mauvais pas. “Les démocrates
font entendre de plus en plus fer-
mement leur défense de Biden,
analysait récemment dans les
colonnes du New York Times
Elaine Kamarck, qui travaille
à la Brookings Institution et
siège au Comité national démo-
crate. C’est un honnête homme. Il
n’est pas sénile. Il a fait de bons
choix. Notre économie est la meil-
leure du monde. Allons, taisez-
vous. Rallions-nous derrière ce
candidat.”
Je ne suis pas spécialiste en
communication politique, mais
la méthode “taisez-vous et sou-
tenez cet homme” me paraît un
peu rebutante. Il est peut-être
trop tard pour faire quoi que ce
soit. Mais en est-on sûr? La ques-
tion ne passe pas, ce qui porte
à croire qu’il y a une demande
durable en faveur d’une meil-
leure option. Le moins que l’on
puisse dire, c’est que les élec-
teurs sont tout sauf ravis de
cette situation. Et beaucoup
d’entre eux jugent que Biden en
est responsable.
“Écoutez, je pense
être une passerelle,
et rien d’autre.”
Joe Biden, ALORS CANDIDAT,
EN MARS 2020
L’avion a décollé. Nul doute
qu’il vacille. Le pilote n’est pas
loquace. Quand il s’exprime, il
semble tremblotant. Il n’inspire
pas confiance. Une bonne majo-
rité de passagers préférerait lar-
gement que quelqu’un d’autre soit
aux manettes. Ils ont exprimé
cette inquiétude à de multiples
reprises. (Pour mémoire, l’avia-
tion civile des États-Unis impose
aux pilotes de ligne un départ à
la retraite à 65 ans au plus tard.)
Mais le personnel de bord nous
répète que c’est trop tard. L’avion
est déjà en vol. Et c’est le seul
capitaine disponible. Faites-nous
confiance, en privé, il est au top
de sa forme. Il n’est pas sénile.
Veuillez rester assis et attacher
votre ceinture.
—Mark Leibovich,
publié le 6 mars
“Combatif”
devant
le Congrès
●●● Joe Biden s’est
montré très “combatif”
dans son discours sur
l’état de l’Union, le 7 mars,
“ciblant Donald Trump
sans prononcer son nom”
et lançant la bataille pour
l’élection du 5 novembre,
“qui promet d’être
brutale”, rapportait
USA Today après la
traditionnelle allocution
devant le Congrès.
C’était “le discours sur
l’état de l’Union le plus
radicalement politique
de l’histoire récente”,
ce qu’a dénoncé le très
conservateur Wall Street
Journal. Le président
tenait à répondre à
“ceux qui doutent de lui”,
souligne The New York
Times, et en a profité
“pour démontrer son
énergie, sa vitalité,
sa compétence – et sa
capacité à se fâcher”.
Un test réussi, d’après
divers médias de centre
gauche : “Biden fait taire
les sceptiques”, titrait
le 8 mars The Atlantic.
16. AMÉRIQUES Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
↙ Dessin de Côté
HAÏTI paru dans Le Soleil, Québec.
Le Premier ministre Kenya, pays qui doit prendre la
tête d’une mission multinationale
poussé vers la sortie
de sécurité pour tenter de réta-
blir le calme dans le pays, Ariel
Henry a annoncé : “Le gouverne-
ment que je dirige s’en ira immé-
Face au déferlement de violences, la communauté
internationale et l’opposition ont contraint
diatement après l’installation du
Conseil présidentiel de transition.”
Ariel Henry à la démission. Mais le processus “Depuis plus d’une semaine, a-t-il
de transition politique est plein d’incertitudes, ajouté, notre pays vit une augmen-
tation des actes de violence contre la
souligne la presse haïtienne. population. […] Le gouvernement
ne peut pas rester insensible face à
cette situation. […] Aucun sacrifice
n’est trop grand pour notre pays.”
Le Conseil de transition,
qui aura les pouvoirs d’une
présidence, rappelle le site
Alterpresse, “ne devra inclure
ni des personnes inculpées ni celles
qui sont sous sanctions interna-
tionales ou qui sont opposées à la
résolution de l’ONU en faveur du
déploiement de la mission multi-
nationale de sécurité”. Une mis-
sion actée par l’ONU le 2 octobre
dernier, mais qui n’a toujours pas
été déployée, notamment faute
de financement.
Antony Blinken a promis d’aug-
menter le financement prévu
par les États-Unis “à hauteur de
300 millions de dollars [275 millions
d’euros]”, précise le site Juno7. “Le
gouvernement américain avait pré-
cédemment décidé de fournir deux
tranches de 100 millions de dollars
chacune, provenant du départe-
ment d’État et du département de
la Défense. La deuxième tranche est
H
maintenant doublée.” Le secrétaire
aïti sort du règne du roi Blinken avait fait le déplacement d’État a également annoncé une
Henry pour entrer dans en personne), la Communauté aide humanitaire de 33 millions
l’inconnu d’une nouvelle des Caraïbes (Caricom) a pro- de dollars (30 millions d’euros).
dimension”, écrit dans un édito- posé comme sortie de crise, vali- Au sujet de la mission multinatio-
rial le quotidien Le Nouvelliste, dée par les partis d’opposition, nale de sécurité, Antony Blinken
par allusion à Ariel Henry qui le remplacement d’Ariel Henry. a assuré qu’il y avait “un engage-
a annoncé, le lundi 11 mars, sa Un Conseil présidentiel de ment collectif” visant à la déployer
toute prochaine démission. Un transition sera prochainement “le plus rapidement possible”.
Premier ministre qui, jusqu’à nommé. Il aura pour mission Toujours dans son éditorial,
présent, “avait tous les pouvoirs”. de prendre les rênes du pays, de Le Nouvelliste reconnaît : “Haïti
Compte tenu de la vague de nommer un Premier ministre chemine lentement vers un chan-
violence extrême déclenchée il intérimaire et, à moyen terme, gement majeur de gouvernance.”
y a bientôt deux semaines par d’organiser des élections, ce à Cependant, bien des questions se
les gangs armés, sur quoi se refusait Ariel posent encore, souligne le quoti-
le point de prendre Henry. Le conseil sera dien : “Pour le moment, rien n’est
la capitale, Port-au- formé de 7 membres encore coulé dans le béton. Les
Prince et qui deman- de partis et de coali- membres du conseil ne sont pas
daient le départ du REVUE tions (dont celle du encore connus. Les négociations se
Premier ministre, la DE PRESSE Premier ministre sor- poursuivent [entre les partis d’op-
communauté interna- tant) censés représen- position], et la communauté inter-
tionale a finalement poussé Ariel ter tout le spectre de la politique nationale cherche à faire entrer
Henry à la démission. haïtienne, ainsi que de 2 membres dans un carcan nos fameux lea-
Réunie en urgence le 11 mars observateurs, sans droit de vote, ders politiques.” Et surtout : “On
à Kingston, en Jamaïque, avec issus de la société civile. ne sait pas non plus quelles seront
des représentants de l’ONU, du Dans une vidéo diffusée depuis les réactions des gangs, qui se voient
Canada, de la France et des États- Porto Rico, où il est bloqué depuis en faiseurs de chef.”
Unis (le secrétaire d’État Antony une semaine après s’être rendu au —Courrier international
Décryptage.
Comment
en est-on
arrivé là?
Alors que le pays des
Caraïbes traverse une
période de violence “sans
précédent”, la mission
internationale censée
restaurer l’ordre est
toujours dans les limbes.
—The Guardian, extraits
(Londres)
Quelles sont les origines
de cette crise ? Il y a sept ans
qu’Haïti a organisé ses dernières
élections, près de trois ans qu’a
été assassiné le président Jovenel
Moïse et plus d’un an que les der-
niers élus [députés, sénateurs…]
ont quitté leurs fonctions. Et le
retour de la démocratie à Port-
au-Prince ne semble pas pour
demain. “L’histoire de ce pays est
une série de crises interrompues
par de brèves périodes d’espoir et de
paix”, explique Matthew Smith,
historien et spécialiste d’Haïti
à l’University College London.
Cependant, “la situation actuelle
est sans précédent.”
Où en est-on? Les bandes crimi-
nelles ont fait près de 4000 morts
et commis 3 000 enlèvements
en 2023. Environ 200 000 per-
sonnes sont déplacées, et la moitié
des Haïtiens ne mangent pas à
leur faim. Et selon Diego Da Rin,
chercheur spécialiste d’Haïti pour
le think tank International Crisis
Group, qui s’est rendu récemment
sur place, “la situation s’est gran-
dement dégradée depuis l’attaque
contre les prisons de Port-au-Prince
BAHAMAS
CUBA
HAÏTI
JAMAÏQUE
Port-au-Prince
des Caraïbes
R-U - Royaume-Uni
[dimanche 3 mars, pour libérer plus
de 4000 détenus] et d’autres actions
coordonnées contre les institutions”.
Quel pouvoir détiennent les
gangs ? Le Premier ministre
[démissionnaire], Ariel Henry,
qui assurait la présidence par
intérim depuis la mort de Jovenel
Moïse, est jugé illégitime par beau-
coup et a promis plusieurs fois
d’organiser des élections sans
jamais le faire. L’absence d’au-
torité politique démocratique a
laissé un vide dont ont profité
des bandes criminelles déjà puis-
santes. Les forces de police, elles,
sont en sous-effectifs graves, avec
seulement 10000 agents actifs.
Que peut faire une force
internationale ? L’annonce du
soutien de l’ONU à l’envoi d’une
force multinationale emmenée par
le Kenya, le 2 octobre, a suscité un
regain d’optimisme. Cette mis-
sion doit permettre de reprendre
le contrôle des axes desservant
la capitale, de protéger les infras-
tructures publiques et de rétablir
un semblant de sécurité. L’arrivée
de ce nouvel adversaire “a fait
peur” aux gangs, estime Diego Da
Rin. “Ils savent que la police haï-
tienne est très faible, mais la savoir
soutenue par des forces étrangères
bien entraînées et mieux équipées
les inquiète sérieusement.”
Pourquoi cette force n’est-
elle toujours pas sur place ?
Le gouvernement kényan avait
promis d’envoyer 1000 policiers
pour encadrer une force pouvant
atteindre 5000 hommes. Mais il a
été bloqué par une décision de jus-
tice estimant ce projet contraire
à la Constitution. Le Bénin a pro-
posé de son côté 2000 hommes
supplémentaires, mais “cet enga-
gement semble très récent, et il est
peu probable que leur entraînement
ait commencé”, note Diego Da Rin.
—Archie Bland,
publié le 5 mars
COURRIER INTERNATIONAL
Îles Turques-
et-Caïques (R-U)
RÉPUBLIQUE Océan
DOMINICAINE Atlantique
Porto Rico
(États-Unis)
Mer
250 km
 avec

EN MOUVEMENT
Un tour du monde de la mobilité inclusive à travers les yeux de sportifs en situation de handicap

HLÈTE
IL L E , UN AT
UNE V MANI
A U D ASSOU ique
ARN p
paralym r
athlète t en longueu
de sa u

SAN DIEGO : FAVORISER

L’INCLUSION DANS LES
ASPECTS DU QUOTIDIEN
Sur la côte ouest des États-Unis, la ville de San Diego, réputée
pour son climat ensoleillé et son esprit sportif, se démarque

© GAUTHIER CALERO
par son engagement envers l’accessibilité pour tous. Arnaud
Assoumani, athlète paralympique français, a choisi de s’expatrier
pendant plusieurs années en Californie pour s’entraîner.

À
11 ans, Arnaud Assoumani
commence l’athlétisme, et
c’est le début d’une grande
histoire. Né sans avant-
bras gauche (agénésie transverse
des membres supérieurs, une mal-
formation congénitale), très vite, il
fait de son handicap une force. Âgé
de 38 ans, ce multimédaillé en saut
en longueur prépare les Jeux de Pa-
ris 2024, les 6 emes Jeux paralym-
piques d’une carrière exception-
nelle. Arnaud Assoumani a toujours
cherché de nouvelles manières de
travailler pour se maintenir au plus
haut niveau. Ce qui le conduit, après
les Jeux de Londres, en 2012, à s’ex-
patrier pendant trois ans aux États-
Unis pour intégrer le Centre olym-
pique et paralympique de Chula
Vista, à San Diego. Il rejoint l’un des
meilleurs groupes d’athlétisme au
monde, composé de femmes et
d’hommes valides et handicapés.
Sous la houlette de Jeremy Fischer,
célèbre entraîneur de saut en lon-
gueur et de triple saut, il découvre
une méthode d’entraînement axée
sur une construction corporelle spé-
cifique et personnalisée. L’environ-
nement est propice à la perfor-
mance: il côtoie des athlètes de
renom tels que Jeff Skiba, Will Claye
ou encore Brittney Reese.
Pour Arnaud Assoumani, “ce n’est pas
tant l’absence d’un bras qui est un han-
dicap, c’est l’environnement qui est
globalement inadapté. Les enjeux
d’accessibilité touchent tout le monde,
pas uniquement les personnes handi-
capées”. Dans le Golden State, il dé-
couvre un esprit d’ouverture propre à
la Californie, “le regard sur le handicap
est plus positif, ma prothèse de bras
n’était pas un sujet”. Aux États-Unis,
la loi relative aux Américains avec un
handicap (ADA) de 1990 a considéra-
blement amélioré l’inclusion des per-
sonnes handicapées dans tous les
aspects de la vie. À San Diego, plusieurs
services adaptatifs sont mis en place
pour répondre aux besoins des per-
sonnes à mobilité réduite. De Corona-
do City Beach à Mission Beach, plus
d’une dizaine de plages de la ville sont
accessibles. La ville met par exemple à
disposition des fauteuils roulants gra-
tuits adaptés à la plage, et la start-up
Access Trax propose des tapis permet-
tant de recouvrir le sable pour faciliter
l’accès aux fauteuils roulants et aux
personnes ayant des besoins spéci-
fiques. Aujourd’hui de retour en France,
Arnaud Assoumani lutte contre les ta-
bous persistants sur le handicap. Pour
lui, les Jeux paralympiques sont une
formidable occasion de changer de
regard et d’humaniser la différence. 

Paris 2024 : les prouesses de Toyota Proace

Pour Toyota, l’idée d’une mobilité pour tous est bien plus qu’un slogan.
C’est une philosophie qui influence la conception des véhicules, les
choix technologiques, les décisions stratégiques, et même le choix
des partenariats. En tant que partenaire mobilité des Jeux olympiques
et paralympiques de Paris 2024, Toyota a mobilisé toute une gamme
© AMEER BASHEER/UNSPLASH

de solutions pour faciliter la mobilité des athlètes, des officiels, des

bénévoles, des journalistes accrédités et des spectateurs. Parmi ces
solutions, 150 Toyota Proace Verso électriques à batterie aménagés
spécialement pour accueillir des fauteuils roulants seront mis à dispo-
sition des athlètes et du personnel de Paris 2024 et resteront en région
parisienne après la compétition.

— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —

18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
—De Volkskrant
(Amsterdam)
A
Loudéac, dans les Côtes-
d’Armor, la brume mati-
nale plane entre les
caravanes. Derrière les fenêtres
embuées, les rideaux sont encore
tirés. Mais un peu plus loin, près
du chapiteau rouge et blanc, un
bruit menaçant retentit. Comme
si une bande de motards faisaient
vrombir leurs moteurs à qui mieux
mieux, en attendant fiévreuse-
ment le signal de départ.
Une oreille avertie y recon-
naîtra pourtant un grognement
de satisfaction : le directeur du
cirque, Didier Prein, 55 ans, vient
tout juste de servir leur petit
déjeuner aux fauves. De copieux
quartiers de viande de bœuf crue,
qu’il répartit entre trois lions
et huit lionnes. Tous les deux
jours, avec une pince, le dres-
seur leur donne leur portion de
viande rouge, qu’il stocke dans
un camion frigorifique. Quinze
kilos pour chaque mâle, 6 à 8
pour chaque femelle, et un peu
plus pour la lionne qui vient de
mettre bas deux petits. Petits
qui vont d’ailleurs bientôt avoir
leur biberon.
Didier Prein, membre de la
cinquième génération d’une
famille de dompteurs, est né au
cirque Claudio-Zavatta, ce véri-
table village sur roues d’un rouge
rutilant. Mais, tout comme ses
Société.
Le crépuscule
du cirque
Autrefois, on se pressait sous les chapiteaux
pour admirer fauves et acrobates. Désormais,
les Français délaissent ce loisir populaire
et la loi interdit progressivement les numéros
présentant des animaux sauvages.
lions, il fait partie d’une espèce
en voie de disparition. Depuis le
1er décembre, la France interdit
la naissance d’animaux sauvages
dans les cirques itinérants. Les
lionceaux de M. Prein sont nés
juste à temps, mais jamais ils ne
connaîtront les feux de la rampe.
Le dressage peut commen-
cer dès l’âge de 1 an ; la mise au
point d’un numéro dure plusieurs
années. Or, à partir de 2028, la
France interdira aussi les spec-
tacles d’animaux sauvages. Au
regard de ses voisins européens, le
pays est cependant à la traîne. Aux
Pays-Bas, par exemple, les bêtes
sauvages n’ont plus leur place
dans les cirques depuis 2015. Une
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
vingtaine de pays d’Europe pos-
sèdent des législations similaires.
Alors, le cirque traditionnel
a-t-il encore un avenir ? De moins
en moins de maires sont prêts à
les recevoir sur leur territoire.
Des grandes villes comme Paris,
Marseille et Lyon s’y opposent,
de même que 400 municipalités
dans toute la France. Avant, les
grandes entreprises achetaient
quantité de billets pour leur per-
sonnel, mais depuis quelques
années le vent a tourné. Ce monde
itinérant qui célèbre l’exotisme
et défie les frontières du possible
est de moins en moins compris.
C’est vrai non seulement des ani-
maux sauvages, mais aussi des
↙ Estefi, de la famille Obando, prête
à ouvrir le rideau pour la parade finale
du cirque Claudio-Zavatta, à l’été 2023.
acrobates qui mettent leur vie en mais le risque donne du sel au spec-
jeu dans des numéros à se rompre tacle. Le cirque, c’est un tête-à-tête
le cou. À l’ère du smartphone, où avec la peur.”
l’émerveillement et le divertisse- Il y a autre chose, me dit Vincent
ment sont littéralement à portée Justin, en me servant un cho-
de main, les temps sont durs pour colat chaud dans sa caravane.
les marchands de magie. Contrairement aux autres artistes,
“À 5 ans, j’ai dressé mon premier il n’a pas grandi au cirque. Il y a
poney”, se souvient Didier Prein, sept ans, il a quitté le monde du
tout en envoyant de la sciure cinéma pour rejoindre Claudio-
fraîche sur la piste. Après la pluie Zavatta dans les habits de
et la tempête de la nuit dernière, le Monsieur Loyal, le traditionnel
chapiteau a pris l’eau. maître de cérémonie.
“Ensuite, je suis passé “J’adorais le cinéma,
aux chevaux. Puis aux mais c’est devenu un
chameaux et aux dro- monde entièrement
madaires. Et pour finir REPORTAGE informatisé. La pellicule,
aux lions – ce qui m’oc- les lumières, le projecteur
cupe depuis vingt-six ans mainte- qui bourdonne – toutes ces choses
nant. J’aurais pu devenir soudeur palpables ont disparu.” Le charme
ou mécanicien, et je fais aussi ce du vieux monde du cinéma, il l’a
genre de travaux au cirque. Mais retrouvé dans le cirque.
j’avais besoin de plus d’adrénaline L’esthétique circassienne, le
dans ma vie”, dit-il. Et c’est tou- rouge et le jaune, l’odeur de sciure
jours le cas aujourd’hui. “Dès que et les roulements de tambour sont
je pose un pied dans la cage, je mets autant de madeleines de Proust
ma vie en danger. Et l’adrénaline qui réveillent en nous un souve-
inonde mon corps. J’adore cette nir d’enfance collectif. On pour-
sensation. Les mauvaises nuits, rait même dire que le cirque est
le mal de dos, tout disparaît dès devenu “vintage”. En tout cas, ce
que je referme la porte de la cage n’est plus un art pour les masses,
derrière moi.” Didier Prein n’est mais pour de rares amoureux.
certes pas une armoire à glace, “Le cirque est un art populaire, et
reste que quand il regarde un le chapiteau un lieu qui réunit toutes
lion les yeux dans les yeux, il n’a sortes de gens, poursuit Vincent
pas d’autre choix que de se mon- Justin. C’est sa force. Mais les res-
trer d’une force inébranlable. “Ils ponsables politiques français en
peuvent me mettre en pièces… Mais parlent avec mépris. Ils pensent que
mon atout, c’est qu’ils ne le savent le cirque est ringard. Ils regardent
pas. Et il ne faut jamais qu’ils le ce qui est populaire avec dédain.”
sachent.”
Pendant que ses fils Joy, 27 ans, Tabouret. Sous le chapiteau,
et Samuel, 24 ans, installent les l’odeur de la sciure se mêle à celle
décors et les équipements tech- de la barbe à papa. Samuel, qui a
niques, Didier Prein sort un lion- troqué sa salopette pour un cos-
ceau blanc d’une boîte au fond tume bleu cobalt brodé d’or, tire
couvert de sciure. “Je les élève encore une fois fermement sur
comme si c’étaient mes enfants. les câbles qui fixent la cage de
Dès que je me réveille, je vais voir plusieurs mètres de haut instal-
les lions, je regarde leur tête – est-ce lée sur la piste. D’une voix reten-
qu’ils ont bien dormi ? Les gens tissante, Monsieur Loyal promet
pensent que nous maltraitons les un “spectacle inoubliable”. Les
animaux. Or, si je tapais un lion, lumières s’éteignent.
il me sauterait dessus ! Tout repose Didier Prein apparaît en che-
sur un jeu de confiance, sur ma mise blanche, la chevelure pei-
relation avec l’animal.” Mais pour gnée en arrière, un fouet dans une
les câlins, on repassera. “Un lion main, une baguette de bambou
est un lion. Il reste un animal sau- piquée d’un morceau de viande
vage. Et le public n’est pas venu voir dans l’autre. Avec une lenteur
un chaton.” presque provocante, un premier
Le risque est le fonds de lion, Brutus, entre dans le cha-
commerce du cirque. Les gens piteau, suivi de quatre autres.
viennent pour ressentir de la ten- Chaque félin sait sur quel tabou-
sion, de la peur, souligne le dres- ret s’asseoir. Suivant les gestes
seur de fauves. “Un funambule de Didier Prein, ils se dressent
peut tomber, un dompteur se faire les uns après les autres sur leurs
dévorer. Inconsciemment, ce danger pattes arrière. Brutus donne un
attire les gens. Pas par méchanceté, baiser à une lionne, avant de
Courrier international
↓ Didier Prein et ses lions, pendant
un spectacle, en février 2022.
s’asseoir, immobile. Au signal du
dresseur, les lionnes sautent les
unes après les autres de l’autre
côté de la cage, contre les bar-
reaux, à un mètre à peine des
mômes du premier rang. Seul
Brutus ne bouge pas. Les yeux
sur le dompteur, il ouvre grand
la mâchoire comme s’il voulait
mordre. Il rugit. Grogne. Rugit
de nouveau, mais ne bouge
pas. Jusqu’à ce qu’il bondisse
en avant et plaque Prein le dos
contre la cage. Est-ce cela le jeu
de confiance dont le dompteur
parlait tout à l’heure ? “Du calme,
jeune homme, lui intime-t-il. Du
calme.” Joy, son fils, surgit à son
tour dans la cage, attentif. Pour la
première fois, la musique s’arrête.
Frissons. Quand, au bout de plu-
sieurs longues minutes, Brutus
finit par s’allonger, Didier Prein
se tourne vers le public, le dos à
la bête. “Je ne sais pas vous, mais
moi, ça m’a donné chaud.” De la
sueur dégouline de son front.
“N’ayez pas peur, ils ont mangé ce
matin. Et ils font ce que je leur dis.
Cela fait trois ans que nous nous
entraînons pour ce numéro. Je vous
en prie, n’allez pas croire ce qu’on
dit sur les réseaux sociaux. Vous le
voyez vous-mêmes : nous ne mal-
traitons pas les animaux.”
Les lions sont conduits hors du
chapiteau, tandis que les circas-
siens démontent la cage à vitesse
grand V. C’est parti pour une suc-
cession de numéros à donner des
frissons. Les artistes rivalisent de
maestria, l’adrénaline atteint des
sommets. Entre deux tours, un
clown multiplie les facéties et la
tension retombe. Ces répits sont
les bienvenus. Il y a par exemple
les Colombiens, qui exécutent
THE IMAGINARIUM FILMS, BAYT AL SHAWAREB & GEORGES FILMS présentent
Photos Cyril Marcilhacy/Item
★★★★ PREMIÈRE
★★★★ LE MONDE
‘‘ UN FILM
des acrobaties sur deux roues
tournoyant à plusieurs mètres de ÉBLOUISSANT ET BOULEVERSANT ’’
hauteur. Pour pimenter le tout, FRANCE INFO
l’un des deux se bande les yeux.
Ruisselant de sueur, il pousse
quelques cris avant que les roues
ne s’envolent dans les airs. À l’in-
térieur d’une grande boule métal-
lique, deux motards font des tours
à toute vitesse, en sens opposé. Et
la tête à l’envers, s’il vous plaît !
Cerise sur le gâteau : une femme
en grande toilette se tient immo-
bile au centre de la boule.
“Bravo ! Ça, c’est du cirque !”
s’enflamme une femme, qui, après
le spectacle, se présente comme
Mme de Pimodan. “Poétique et gra-
cieux, tendre envers les animaux,
et avec des artistes qui prennent
des risques.”
Pourtant, ce n’est plus ce que
c’était. Avant, Didier Prein s’en-
fermait dans une cage avec onze
lions dont trois mâles, des bêtes
massives frisant les 300 kilos
– “Nous étions une des plus grandes
troupes d’Europe.” Le public hurlait,
debout, dans les gradins pleins à
Inchallah
craquer. Rien à voir avec les quelque
70 spectateurs d’aujourd’hui.
Quand Didier Prein pense à cet
âge d’or, ses yeux se mouillent.
“Je ne peux pas regarder de vieilles
photos, cela me fait trop mal au
cœur de voir tout ce qui est en train
un fils un film de AMJAD AL RASHEED
de disparaître.”
Ses deux fils, Joy et Samuel, MOUNA HAWA SELEENA RABABAH HAITHAM OMARI YUMNA MARWAN SALWA NAKKARA MOHAMMAD AL JIZAWI ESLAM AL-AWADI SERENE HULEILEH
qui appartiennent à la sixième
génération de cette famille de
circassiens, devront faire sans
les animaux sauvages. Mais où
actuellement au cinéma
AFFICHE : ©2024 PYRAMIDE, LOUISE MATAS, SALOMÉ WOJTOWIEZ
donc iront les lions en 2028 ? Le
dompteur hausse les épaules. Il
ne sait même pas où ira le cirque
après ces quinze jours à Loudéac.
—Eline Huisman,
publié le 30 décembre 2023
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
Royaume-Uni.
Le supermarché, dernier
salon où l’on cause
En grande difficulté financière, les collectivités locales britanniques ferment
les espaces de rencontre comme les bibliothèques et les maisons de quartier.
Le secteur privé, en particulier la grande distribution, vient combler le vide.
—New Statesman, extraits
(Londres)
T
ous les matins vers
10 heures, à Maldon,
dans l’Essex [au nord-est
de Londres], des gens du coin se
retrouvent au café du supermar-
ché Morrisons. Autour d’une table
et d’un verre de jus de fruits, les
clients échangent les dernières
nouvelles − les programmes télé
de la veille, les infos politiques, les
soucis de santé − avec en toile de
fond sonore les bips des caisses
et le fracas des chariots. Il y a
une dizaine d’habitués, comme
Joshua, 23 ans, qui porte du vernis
vert émeraude et un tee-shirt noir
gothique, ou encore Suzi, 71 ans,
pétulante retraitée en pashmina
rose vif. Cet “espace de convivia-
lité” a été mis en place il y a deux
ans par Lisa Croucher, 53 ans, qui
travaille à la caisse du supermar-
ché depuis onze ans.
À peine assis, j’ai tout de suite
été mis à l’aise : “Le thé est gratuit
aujourd’hui, le terminal de paiement
a un bug.” J’ai pu discuter avec des
retraités qui venaient de perdre
leur conjoint, des personnes en
situation de handicap et des nou-
veaux venus en ville − pour la plu-
part de la grande banlieue de l’est
de Londres, comme Dagenham
et Plaistow. “Quand mon mari
est mort, j’ai dû tout recommencer
à zéro”, me confie Suzi, qui tra-
vaillait comme secrétaire dans
un grand quotidien et a démé-
nagé à Maldon pour se rappro-
cher de son fils, il y a deux ans.
“C’est plus difficile de se faire des
nouveaux amis à mon âge, et ce lieu
m’a beaucoup aidée.” Le groupe
se retrouve parfois pour aller
observer les phoques et jouer
au bowling.
Le supermarché de Maldon n’est
pas une exception. Des espaces
prévus pour les rencontres infor-
melles (des tables et des bancs)
commencent à apparaître dans
des lieux réservés au commerce ;
ils sont gérés par des bénévoles
et des associations comme le
“Chatty Café Scheme” [littéra-
lement le “Projet cafés blabla”].
Même dans la forteresse de verre
inhumaine du centre commer-
cial Westfield, dans l’ouest de
Londres, dix “bancs de sociabili-
sation” ont été installés il y a trois
mois, et d’autres sont en projet à
Manchester et à Bradford, dans
le nord de l’Angleterre.
Chaleur humaine. Car les
espaces de rencontre informels
et gratuits ont peu à peu disparu
ces quatorze dernières années.
Depuis la mise en place de réduc-
tions budgétaires en 2010, après
la crise financière, les collectivi-
tés locales, aux finances exsan-
gues, vendent chaque année en
moyenne 6 000 biens leur appar-
tenant comme des piscines, des
terrains de sport et des biblio-
thèques, selon l’Institut de
recherche sur les poli-
tiques publiques. Les
salles municipales,
les clubs de jeunes et
les maisons de quar-
tier disparaissent, et
les commerces sont
le dernier recours
des citoyens en quête
d’un peu de chaleur
humaine.
A nd y Ha ld a ne,
membre du Conseil
économique rattaché
au gouvernement, a
sillonné le pays pour
conseiller les élus sur la
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
mise en place de la politique de
réduction des inégalités. Selon lui,
“si vous demandez aux habitants
des régions en difficulté : ‘Qu’est-ce
qui compte le plus pour vous ?’,
ils ne vous parleront pas d’emploi
et de salaire. Ils vous diront qu’ils
veulent des espaces verts où ils pour-
raient se promener et profiter de la
vie. Des bibliothèques et des lieux
pour les jeunes qui soient animés,
au lieu d’être au bord de la faillite.”
Un sondage de l’institut Survation
en 2021 avait demandé aux habi-
tants de 225 quartiers dits “dif-
ficiles” ce qui leur manquait le
plus. Et les espaces de convivia-
lité arrivaient en premier, devant
les emplois, le logement, les trans-
ports et la santé.
Les chercheurs de l’Insti-
tut Bennett pour les politiques
publiques de l’université de
Cambridge se sont penchés sur
l’effacement des collectivités
locales au profit du secteur privé.
Ils m’ont montré des “carnets de
bord” tenus par 79 participants
de Barking, Bristol, Liverpool et
Newcastle − qui devaient consi-
gner les lieux qu’ils fréquentaient
régulièrement et ce qu’ils en pen-
saient. Les supermarchés et les
magasins des rues commerçantes
y sont souvent décrits comme des
lieux où trouver du lien social.
Un participant de Barking, dans
l’est de Londres, confie qu’aller
[au supermarché] Asda est une
expérience “enrichissante” ; un
habitant de Liverpool qui vit seul
raconte qu’il va tous les jours à
Sainsbury’s [une autre chaîne de
supermarchés] pour bavarder et
qu’il est fier de “connaître le nom”
de tous les employés du magasin.
L es super ma rchés sont
conscients d’avoir autre chose à
proposer que des superpromos
sur les chips au cheddar. La plu-
part des enseignes expérimentent
des “files plus lentes” pour ceux
Certaines enseignes
expérimentent
des “files plus lentes”
pour ceux qui aiment
prendre leur temps.
qui aiment prendre leur temps,
et des “heures silencieuses” pour
les clients qui ont une hypersen-
sibilité au bruit et à la lumière ou
des problèmes de santé mentale.
À la fin de 2023, le secteur de la
grande distribution du Royaume-
Uni s’est penché sur la popularité
des Kletskassa (“les caisses où il
fait bon discuter”) destinées aux
clients qui ont envie de bavarder
avec la caissière et les gens dans
la queue, mises en place par la
chaîne de supermarchés danoise
Jumbo en 2019.
“Le secteur de la grande distri-
bution est un marché très compéti-
tif, il peut être intéressant de sortir
du lot en offrant un service supplé-
mentaire à la collectivité locale”,
assure Caroline Lee, chercheuse
spécialisée dans la grande distri-
bution, ce qui lui vaut le surnom
de “Madame Supérette”.
D’ailleurs ces espaces sont
parfois plus prisés que les acti-
vités organisées par les munici-
palités. Chez Morrisons, les gens
apprécient la “visibilité” du café
du supermarché et son ambiance
“plus détendue”.
Mais, avec le désengagement
de l’État, les supermarchés
soignent aussi leur image. Et
leurs profits, en période d’in-
flation. L’amour immodéré que
les Britanniques ont pour leurs
grandes surfaces leur fait sou-
vent oublier que la mission pre-
mière de la grande distribution
n’est pas toujours d’être au ser-
vice des citoyens. Alors que les
prix de l’alimentation ont aug-
menté en 2022, l’ensemble des
bénéfices nets de Sainsbury’s et
de Tesco a atteint son plus haut
niveau en six ans, ce qui leur a
permis de distribuer 1 milliard
de livres [1,2 milliard d’euros] à
leurs actionnaires. Et l’autorité de
surveillance de la concurrence a
confirmé que Sainsbury’s, Tesco,
Morrisons et Asda avaient surfac-
turé l’essence à leurs clients pour
un total de 900 millions de livres
sterling [1 milliard d’euros] cette
même année, dans un contexte
de hausse des coûts de l’énergie.
La matinée se termine chez
Morrisons, les discussions
tournent autour de l’hôpi-
tal local qui est en train de
fermer des services entiers,
notamment sa maternité
et son unité de rééduca-
tion post-AVC. “C’est vrai-
ment de la maltraitance,
lance Joshua. Le gouverne-
ment abandonne les services
publics, les centres sociaux,
les terrains de foot, et c’est
à nous de nous débrouiller.”
—Anoosh Chakelian,
publié le 14 février
CAGLE CARTOONS
← Dessin de Simanca,
Brésil.
 12 eme é d i t i o n

Les Français de
L’ é t r a n g e r o n t u n
i n c r oya b L e ta L e n t !
Le 1 9 ma rs 2024 , l e p eti t j o u r n a l .co m , l e m éd i a d es F ra n ça is et d es f ra n co p h o n es
à l ’étran ge r, a réco m p e n sé a u Q u ai d’orsay 6 F ra n ça is exce ptio n n e ls
q u i ont ré ussi à l ’étra n ger.

océane
éa SoreL nicoLaS LaPorte chLoé viaLard
Virologue astrophysicien support centre for women
Prix du Public trophée education victims of violence
banque transatlantique cned trophée humanitaire
cFe

céciLe moroni Johanna Levy BenJamine oBeroi

Humoriste Hope-bangkok objectif France inde
trophée culture/art de vivre trophée alumni des lycées trophée impact Social
misterFly français du monde malakoff Humanis
aeFe

L e p e t i tj o u r n a L .c o m r e m e r c i e s e s pa rt e n a i r e s
 22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
afrique
Guinée-Bissau. la cérémonie d’entrée en fonc-
tion du directeur, un homme poli-
tique nommé directement par le
“La population
gouvernement et qui, selon eux,
n’a pas les compétences requises
pour le poste. Cinq d’entre eux
a perdu espoir”
ont été grièvement blessés.
Il y a des mois que les mau-
vaises nouvelles se succèdent aux
infos. Les cœurs sont enflammés,
l’air lourd. Même les Guinéens
Cinquante ans après son indépendance, le pays, les moins attentifs savent que le
instable et pauvre, vit sous le joug du président pays ne va pas bien.
Umaro Sissoco Embaló. La démocratie a été abandon-
née à son sort depuis que le pré-
sident Umaro Sissoco Embaló [élu
en février 2020 pour un mandat
de cinq ans] a dissous le Parlement
[le 4 décembre] en invoquant une
tentative de coup d’État, laquelle
n’a pas été prouvée. Cette dis-
solution était anticonstitution-
nelle, parce que l’Assemblée
n’était pas en place depuis au
moins douze mois. Le président
a ensuite nommé un gouverne-
ment, sans fixer de date pour de
nouvelles élections. “Vers octobre
ou novembre, après la saison des
pluies”, a-t-il lancé.
En conséquence, la Guinée-
Bissau présente une image d’au-
toritarisme et d’impunité, en
particulier depuis le premier jour
de décembre. Par ordre venu d’en
haut, les députés du Parti africain
pour l’indépendance de la Guinée-
CARTOON MOVEMENT
Bissau et du Cap-Vert (PAIGC)
[fondé en 1956 par des militants
indépendantistes, autour d’Amíl-
car Cabral, dans le but de libérer
le Cap-Vert et la Guinée portu-
gaise, actuelle Guinée-Bissau, de
la domination du Portugal] ont été
empêchés d’entrer au Parlement.
Les manifestations et les
—Expresso (Lisbonne) bas-côté dans l’obscurité – tantôt rassemblements ont été prohibés
I
des foyers, tantôt des lanternes. et il est également interdit de se
l fait déjà nuit sur la route C’est ainsi qu’on pallie l’ab- rendre sur la tombe du leader
de Bafatá [ville du centre] sence d’énergie électrique, qui indépendantiste Amílcar Cabral
à [la capitale] Bissau. Dans touche 70 % de la population [1924-1973; père des indépendances
ces conditions, les trois heures de – celle qui vit hors de la capi- du Cap-Vert et de la Guinée-Bissau,
voyage entre la deuxième et la tale. Telles sont les armes qui figure du panafricanisme]. Le
première ville de Guinée-Bissau permettent de continuer à vivre président a accusé les journalistes
paraissent allonger une distance après le coucher du soleil. d’être “de l’opposition”.
qui n’est pourtant pas La radio diffuse Et les Guinéens de la diaspora
si grande : 150 kilo- un programme d’ap- qui dénoncent ces mesures ont
mètres, pratique- prent issa ge de la reçu un message : quand ils
ment en ligne droite, lang ue portugaise reviendront, ils seront attendus
mais il manque parfois REPORTAGE – tout le monde parle par le ministère de l’Intérieur.
des bouts d’asphalte créole dans le pays. Le PAIGC et le Parti pour la
– quand celui-ci ne disparaît pas Juste après, les informations de rénovation sociale (PRS) [l’un des
complètement. On roule en zigzag 8 heures évoquent les affron- principaux partis de l’opposition]
et pas à plus de 40 kilomètres à tements qui ont eu lieu entre ont exprimé publiquement leur
l’heure. Les roues des jeeps luttent la police et les élèves du lycée préoccupation quant à la situation.
contre la terre battue et couvrent Quemo Mané, à Mansoa, dans Et la critique est montée d’un cran
le paysage de poussière. De petits le nord du pays. Les adoles- samedi [3 février] : le Madem
points de lumière surgissent sur le cents se sont révoltés pendant [Mouvement pour l’alternance
↙ Dessin de Pete Kreiner,
Australie.
GAMBIE
SÉNÉGAL
La population vit regroupée
dans des tabancas (villages), dans
de petites maisons, en commu-
nion avec cochons, chèvres et
poules. Chaque tabanca compte un
GUINÉE- “grand homme”, l’homme le plus
BISSAU
Bissau âgé, le plus respecté, qui dicte le
destin de la petite communauté.
Archipel
des Bijagos GUINÉE Ce qui est commun à tout le
pays, c’est l’absence de services
COURRIER INTERNATIONAL
de base. Il faut acheter gants,
aiguilles et médicaments en
Océan
Atlantique pharmacie pour être traité dans
150 km
les hôpitaux et les dispensaires.
Personne ou presque n’a l’élec-
tricité ni l’eau potable. On meurt
démocratique, qui fait partie de tous les jours d’hémorragie faute
la coalition au pouvoir], le parti de poches de sang. Le système
cofondé par le président, a parlé éducatif s’est effondré, des mil-
de “dictature”. liers d’enfants n’y ont pas accès.
“Tout cela conduit à penser que Les infrastructures scolaires sont
la démocratie est malheureusement en ruine. On voit des gamins aller
en train de disparaître et de céder la à l’école avec leur propre chaise
place à l’autoritarisme en Guinée- en plastique. Et les programmes
Bissau”, déclare Bubacar Turé, sont obsolètes.
un juriste récemment nommé Ces difficultés ne datent pas
président de la Ligue guinéenne d’hier, mais les choses ont peu
des droits humains. Le 18 janvier, changé au cours des dernières
jour de sa prise de fonctions, il a décennies, qui ont été marquées
tapé du poing sur la table en pré- par la corruption et les coups
sentant un rapport qui décrit un d’État. Depuis que le pays s’est
pays sombre : “Les citoyens se font ouvert au multipartisme, dans
enlever et passer à tabac par des les années 1990, aucun gouver-
milices créées par le régime. Les nement n’a réussi à effectuer son
journalistes sont intimidés et cer- mandat jusqu’au bout.
tains attaqués. Les décisions judi-
ciaires sont ignorées. L’opposition Impunité. “Malgré la gravité de
démocratique est vue comme une la situation, on voit tous les jours
cible à abattre. Nous avons affaire une poignée de citoyens continuer
à un régime complètement hostile.” à dilapider les ressources écono-
Faisant référence à Sissoco miques qui appartiennent au peuple
Embaló sans jamais citer son guinéen et à priver celui-ci [des
nom, il va plus loin : “La volonté moyens de satisfaire] ses besoins
d’une seule personne a supplanté fondamentaux en toute impunité”,
la Constitution et tout l’ordre juri- souligne Bubacar Turé.
Ce n’est que dans l’avenue
“La volonté d’une Amílcar Cabral, qui relie le rond-
point des Héros de la Nation aux
personne a supplanté quais de Pidjiguiti, que le pays pré-
la Constitution.” sente un aspect différent. Posé
Bubacar Turé, PRÉSIDENT récemment, son revêtement est
DE LA LIGUE GUINÉENNE toujours intact. Un garçon passe
DES DROITS HUMAINS en rollers en ligne, mais chacun
n’a que deux roues. Des femmes
dique. Et les Guinéens ont perdu portant une bassine sur la tête,
estime d’eux-mêmes et espoir.” tentent de vendre des fruits aux
C’est dans le centre de Bissau, passants. Et quelques hommes se
à côté de l’immense place des reposent sur les bancs du jardin
Héros de la Nation et à quelques installés sur l’îlot qui sépare les
mètres du palais présidentiel, deux voies. Une classe sociale
qu’on constate le contraste entre plus aisée se rafraîchit aux tables
la facette urbaine et le reste de du café Império dans la chaleur
ce pays profondément rural. Ici, intense du soir. Et, même si la
il y a des croissants, des glaces, conversation est en créole, on
des croquettes, mais quand on peut parfois repérer que le thème
sort de Bissau il n’y a plus d’élec- en est la politique. Rares sont les
tricité, d’eau courante ni de sys- gens à parler ouvertement de ce
tème d’assainissement. qu’ils pensent avec les étrangers
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
– la peur et la révolte se sont ins-
tallées dans la société guinéenne.
La légitimité internationale
dont jouit Sissoco Embaló – divers
chefs d’État européens, dont celui
du Portugal, sont venus en visite –
est un sujet récurrent. Cette popu-
lation ne comprend pas.
“Pourquoi [le président portu-
gais] Marcelo Rebelo de Sousa, qui
est probablement l’un des meilleurs
constitutionnalistes du Portugal,
se rend-il dans un pays antidémo-
cratique où on dissout une assem-
blée anticonstitutionnellement ?
Qu’est-ce qu’António Costa, le
Premier ministre démissionnaire
[du Portugal], vient faire ici ?”
se demande António Spencer
Embaló, ancien secrétaire d’État
à la Culture de Guinée-Bissau,
membre du PAIGC, qui nous
reçoit chez lui, à Bissau.
Quand on sort
de Bissau, il n’y a plus
d’électricité, d’eau
courante, de système
d’assainissement.
Ces deux dirigeants se sont
rendus en Guinée-Bissau à l’invi-
tation du président pour célébrer
les cinquante ans de l’indépen-
dance du pays, le 16 novembre.
Or cette date-là n’était “pas ‘célé-
brable’”, précise Spencer : “Tout
le monde sait que l’indépendance
de la Guinée-Bissau a été procla-
mée le 24 septembre 1973 [si le pays
a déclaré son indépendance à cette
date, le Portugal ne la reconnaî-
tra que le 10 septembre 1974] et
tout le monde sait que la date de
la célébration est fortement contes-
tée, y compris au Parlement”. Le
16 novembre [1973], c’est le jour de
la création des forces armées du
pays. “Il est terrible pour le peuple
de Guinée-Bissau de savoir qu’en
ces moments historiques le Portugal
fait semblant de rien”, conclut-il.
C’est aux portes de la cathé-
drale de Bissau, après la messe du
dimanche, que se concentre une
partie de la minorité catholique
de ce pays en majorité musulman
[selon le Pew-Templeton Global
Religious Futures Project, sur une
population de 2 millions d’habi-
tants en 2020, environ 46 % sont
musulmans, 31 % suivent des pra-
tiques religieuses autochtones
et 19 % sont chrétiens]. Un bébé
pleure dans les bras de sa mère,
et l’avenue silencieuse s’anime.
Vers midi, les fidèles, dans leurs
plus beaux atours, sortent de l’en-
ceinte de l’église blanche et simple.
Parmi eux, Domingos Indi, un
septuagénaire ancien combattant
de la lutte de libération nationale
(contre le Portugal). Il a émigré
en France dans les années 1990
et se partage aujourd’hui entre
les deux pays, désillusionné vis-
à-vis du pays qu’il a contribué à
fonder. “Nous avons perdu tout
espoir en matière de création de
bien-être pour le peuple et de déve-
loppement du pays. Voyons : parmi
les Palop [pays de langue officielle
portugaise], nous sommes le der-
nier en tout – pour l’organisation,
les infrastructures, la démocratie.
Tout est un chaos total. L’attitude
des responsables politiques est loin
de ce qu’on pourrait attendre d’une
célébration des cinquante ans de
l’indépendance d’un pays dit démo-
cratique. C’est triste, vraiment très
triste. Le peuple guinéen est paci-
fique et je ne vois pas de révolte.”
De même que le pays paraît dif-
férent quand on entre à Bissau,
c’est surtout dans la capitale
qu’on sent une certaine contes-
tation. Hors de celle-ci, la vie
semble complètement éloignée
des mouvements du palais prési-
dentiel. Il est même presque sûr
que les nouvelles ne parviennent
pas de la même façon aux 2 mil-
lions de personnes, de plus de
20 ethnies différentes, en majo-
rité musulmanes, qui cohabitent
pacifiquement dans ce pays de
la taille de [la région portugaise
de] l’Alentejo [ou des Pays de la
Loire en France].
Mais on a de plus en plus l’im-
pression que des cris ne tarderont
pas à se faire entendre.
—Joana Ascensão,
publié le 9 février
SOURCE
EXPRESSO
Lisbonne, Portugal
Hebdomadaire
expresso.pt
Lancé en 1973 par un député
salazariste “libéral”, le premier
journal moderne pour Portugais
cultivés a séduit par sa qualité
et son indépendance. Il se
démarque par son format,
proche de celui d’un quotidien.
Dans ses pages, on retrouve
la plume de grands noms
du journalisme portugais, quelle
que soit leur sensibilité politique.
TCHAD
Au nom
du père, du fils
et du clan
La date de la présidentielle
a été fixée au 6 mai. Sans
surprise, Mahamat
Idriss Déby, dirigeant
de la transition et fils
du défunt président Idriss
Déby Itno, est candidat.
—Le Pays, extraits
(Ouagadougou)
L
e président de la transition
tchadienne [Mahamat
Idriss Déby] a enfin
annoncé officiellement sa can-
didature à la prochaine élection
présidentielle, prévue le 6 mai.
C’est la fin d’un vrai-faux sus-
pense, puisqu’on savait que le
général cinq étoiles allait être can-
didat à sa propre succession à la
tête [du] deuxième pays le moins
développé du monde, depuis que
le parti créé par son défunt père
[Idriss Déby Itno, président du
Tchad de 1990 à 2021] l’a investi
dans une ambiance de carnaval,
le 13 janvier dernier.
C’est désormais une coalition
de 221 partis politiques qui sou-
tient l’homme fort de N’Djamena
dans ce qui laisse présager une
victoire facile à l’issue de l’élec-
tion cruciale à venir, alors qu’en
face c’est quasiment le vide total
depuis que l’opposition politique a
été appelée à la soupe ou violem-
ment réprimée. Les fidèles du pré-
sident de la transition travaillent
d’arrache-pied depuis quelques
mois pour obtenir le tuk-guilli
[en langue mooré, cette expres-
sion signifie “prendre tout”] ou
le coup KO [un succès au pre-
mier tour], en organisant une
véritable opération de bracon-
nage dans la forêt de l’opposition
politique, couronnée par la “red-
dition” et le ralliement du prin-
cipal challenger Succès Masra,
mais entachée par l’assassinat
[le 28 février] de l’autre figure de
proue des anti-Déby, Yaya Dillo,
dont le quartier général du parti
a été détruit à la pelleteuse.
Parallèlement, le général Déby
a mené une opération séduction à
l’endroit de la tribu des Zaghawa
[ou Béri, principalement présente
au Soudan et au Tchad], dont il
est membre, en séjournant pen-
dant plusieurs jours dans sa région
d’origine, et en épousant récem-
ment la fille du grand frère de son
défunt père, comme pour [faire]
taire les critiques selon lesquelles
il a tourné le dos à sa communauté
pour s’enticher de la tribu des
Gorane, dont est issue sa mère.
Si on ajoute à tout cela le fait
que ce stratège militaire a rangé
au placard de nombreux officiers
dont la loyauté n’est pas assu-
Une coalition de
221 partis politiques
soutient l’homme
fort de N’Djamena.
rée, on pourrait dire que c’est sur
du velours que le général “Kaka”
[élevé par la mère du président
Idriss Déby, il porte le surnom de
“Mahamat Kaka”, kaka signifiant
“grand-mère” en arabe tchadien]
va rouler dans cette quête de légi-
timité de son leadership à la tête
du pays. Mais ce serait aller vite en
besogne, car, avec l’assassinat de
Yaya Dillo, opposant et membre
de la même tribu que le président,
suivi dans la foulée de l’arrestation
musclée de Saleh Déby Itno (frère
de l’ancien président et oncle de
Mahamat Déby), la température
politique risque de connaître des
pics de chaleur avant même l’élec-
tion du 6 mai.
Ces deux événements, qui ont
fait l’effet d’un tremblement de
terre à N’Djamena et dans tout
AFRIQUE. 23
↙ Mahamat Idriss Déby.
Dessin de Glez, Burkina Faso,
pour Courrier international.
le nord-est du Tchad, consti-
tuent certes un message très
fort envoyé à l’opposition et à la
grande famille des Zaghawa pour
que tous rentrent dans les rangs
avant le 6 mai. Mais il n’est pas
sûr que, dans ce pays chronique-
ment instable et ravagé par plu-
sieurs décennies de rébellions
armées, on ira jusqu’au bout de
ce processus électoral sans
entendre encore des cré-
pitements de kalachnikovs
ou des bruits de chars d’as-
saut. Déjà, de nombreuses
voix s’élèvent pour appe-
ler à venger Yaya Dillo et
même à écarter Mahamat
Déby du pouvoir avant que
cette série de drames ne cris-
tallise les rancœurs et ne fra-
gilise le clan familial et l’ethnie
zaghawa des Déby, au centre des
affaires politiques et économiques
depuis plusieurs décennies.
La réponse des partisans du
président risque malheureuse-
ment d’être des plus brutales.
Car ils ne lésineront sur aucun
moyen pour perpétuer la mémoire
de Déby père, pérenniser le pou-
voir de Déby fils et préserver les
intérêts du clan.
Alors que les risques d’un scé-
nario catastrophe existent bel et
bien, la communauté internatio-
nale s’est murée dans le silence
et attend la déflagration pour
donner hypocritement de la voix
ou jouer le rôle cynique du méde-
cin après la mort.
Dans les pays de l’Alliance des
États du Sahel (Mali, Burkina,
Niger), on attend de pied ferme
que l’Union européenne, les États-
Unis et l’Union africaine viennent
hurler à l’exclusion des militaires
qui dirigent les régimes de tran-
sition pour envoyer des boules
de feu sur ces organisations qui
appliquent des normes de démo-
cratie à géométrie variable, qui
sont promptes à condamner les
uns (les pouvoirs kaki de Bamako,
Ouaga et Niamey) et enclines à
tendre la main à l’autre (le béret
rouge de N’Djamena). La perte
d’influence de la France dans son
ancien pré carré, du fait justement
de ce “deux poids, deux mesures”,
n’a pas étrangement servi de bous-
sole ou de leçon aux autres pays
occidentaux, qui sont encore et
toujours dans la condescendance
et le mépris quand il s’agit des
règles démocratiques applicables
en Afrique.—
Publié le 4 mars
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Philippines. Les drag-
queens ne se cachent plus
Jamais les drag-queens n’ont été aussi visibles, voire admirées, dans
l’archipel. Mais dans ce pays à majorité catholique, cette tolérance
envers les LGBTQI est encore limitée, tempère ce quotidien de Hong Kong.
—South China Morning
Post, extraits (Hong Kong)
S
amedi matin au Butterboy
de Quezon City, dans le
grand Manille, l’ambiance
est électrique. Parées de somp-
tueux costumes, les artistes font
leur entrée une par une sur les
airs de pop stars comme Beyoncé
ou Ariana Grande et sous les
applaudissements des clients
venus siroter non pas un cocktail
mais un café.
Ouvert depuis quelques années,
ce café déjà réputé pour ses crois-
sants croustillants est récemment
devenu célèbre pour autre chose :
ses brunchs de drag. Depuis qu’il
a lancé ces événements en 2022,
le café attire une clientèle de
plus en plus variée, explique le
propriétaire, Hilder Demeterio.
“Nous recevons des familles, des
groupes de femmes et de mamies, et
même des couples hétéros en quête
de sorties atypiques.”
Autrefois confinés aux boîtes
de nuit, les spectacles de drag
entrent peu à peu dans la culture
grand public aux Philippines.
Des émissions télévisées comme
Drag Den ou Drag Race Philippines
– version locale du RuPaul’s Drag
Race américain – permettent aux
artistes drag de sortir de la scène
exclusivement queer.
Icônes publicitaires. Certaines
marques surfent sur le poten-
tiel marketing de ces artistes.
En novembre 2023, McDonald’s
Philippines a réalisé une cam-
pagne publicitaire avec Paolo
Ballesteros, animateur de Drag
Race Philippines, et l’humoriste
Vice Ganda en train de manger
du poulet frit dans leurs costumes
de drag. Marina Summers a éga-
lement fait la une de la presse au
début du mois en devenant la pre-
mière drag philippine à partici-
per à l’émission RuPaul’s Drag
Race. UK vs The World.
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
Avec cet engouement pour
les drag-queens, les Philippines
s’écartent des stéréotypes qui
réduisaient ces artistes à des
sujets de moqueries, comme dans
les années 1980 et 1990, analyse
Jonalou Labor, professeur asso-
cié à l’université des Philippines
et chercheur en communication
LGBTQI. “Il y a eu d’énormes pro-
grès vers des représentations plus
nuancées et plus positives de notre
communauté et la diversité de l’ex-
périence LGBTQI, cela met en avant
nos victoires aussi bien que nos
difficultés”, explique-t-il.
Selon lui, l’obsession de ses
concitoyens pour les concours de
beauté (les Philippines ont décro-
ché quatre titres de Miss Univers)
a peut-être contribué à la popu-
larité du drag, dont les origines
remontent aux concours de beauté
gay particulièrement répandus
ces dernières décennies dans les
fêtes et festivals. Les Philippins
“ont une sorte d’affinité naturelle
pour ce genre de créatures pétil-
lantes et étincelantes”, confie-t-il.
Les Philippines sont réputées
être un des pays d’Asie du Sud-
Est les plus tolérants envers les
LGBTQI. Selon une étude menée
par le Pew Research Center en
2019, 73 % des Philippins esti-
ment que la société devrait accep-
ter l’homosexualité – un chiffre
bien plus élevé que dans d’autres
pays asiatiques comme la Corée du
Sud (44 %) ou l’Indonésie (9 %).
Juste de la tolérance. Pour
Randy Jay Solis, responsable du
département d’études de com-
munication à l’université des
Philippines, le phénomène n’en est
pourtant qu’à ses débuts. Ainsi, il
rappelle que le projet de loi Sexual
Orientation and Gender Identity
and Expression Equality, visant
à criminaliser la discrimination
de genre, prend la poussière au
Parlement depuis près de vingt
ans. Preuve, selon lui, que l’opi-
nion publique n’en est qu’au stade
de la tolérance envers les LGBTQI,
et non de leur acceptation.
De fait, une étude de 2018
menée par l’organisme local
Social Weather Stations (SWS)
révèle que 61 % des 1 200 per-
sonnes interrogées sont oppo-
sées à la légalisation du mariage
homosexuel. “L’acceptation totale
de la communauté LGBTQI passe
par un profond changement cultu-
rel ou une révolution”, résume
Randy Jay Solis.
En octobre 2023, un des parti-
cipants de l’émission Drag Den,
Pura Luka Vega, a été arrêté après
la diffusion massive d’une de ses
vidéos sur les réseaux sociaux :
on l’y voyait reprenant le Notre
Père durant une manifestation
gay en juin 2023 [il a été arrêté à
nouveau le 29 février 2024 pour
la même raison]. Les conserva-
teurs chrétiens ont hurlé au blas-
phème. Vega a été visé par sept
chefs d’accusation et a été déclaré
persona non grata dans plusieurs
villes. L’artiste a également reçu
un déluge de commentaires hai-
neux et de menaces de mort. “Je
me présente toujours en drag au
tribunal parce que je veux clai-
rement montrer que c’est à Pura
que l’on s’en prend et non à la part
non drag de moi-même”, explique
l’intéressé, qui se dit catholique.
Pura Luka Vega a été accusé
d’infraction à l’article 201 du Code
pénal, datant de 1930, qui inter-
dit “les doctrines immorales, les
↙ La drag-queen Pura Luka
Vega dans un bar de Manille,
en décembre 2023.
Photo Jam Sta Rosa/AFP
publications obscènes et les spec-
tacles indécents” – un texte que
Vega qualifie d’archaïque et que
les défenseurs des droits jugent
contraire à la Constitution, qui
garantit la liberté d’expression.
Cette affaire, estime Jonalou
Labor, rappelle que même si
les médias ont progressé dans
leur manière de représenter les
personnes LGBTQI, le public
philippin attend toujours de la
communauté queer qu’elle se
conforme à certains “stéréotypes
nuisibles”. “Il faut être divertissant.
Il faut, en un sens, plaire aux hétéro-
sexuels. Si vous cherchez à sortir
de votre case, vous devenez gênant
pour les classes conservatrices de la
société”, explique Jonalou Labor.
Une opinion que partage Randy
Jay Solis. Les Philippins LGBTQI
sont tolérés lorsqu’ils servent un
but commercial ou de divertisse-
ment, mais il y a des limites à ne
“Il faut être
divertissant. Si vous
cherchez à sortir
de votre case, vous
devenez gênant.”
Jonalou Labor, CHERCHEUR
EN COMMUNICATION LGBTQI
pas franchir pour ne pas bous-
culer l’hégémonie du patriarcat
et du catholicisme.
Randy Jay Solis espère que le
grand public et les dirigeants
philippins reconnaîtront un jour
le courage des drag-queens, qui
chamboulent les normes sociales
pour exprimer leur identité. “La
culture drag n’est pas qu’une ques-
tion de performance de genre,
d’identité ou de sexualité, c’est
une culture de la transgression,
avance Randy Jay Solis. J’espère
que les générations futures recon-
naîtront la valeur du drag et de ce
qu’il enseigne. Il s’agit de créer des
espaces d’expression, d’ouverture,
et de faire tomber les murs qui nous
divisent, nous oppriment, nous dis-
criminent et nous font nous haïr.
Quand cette génération sera au pou-
voir, le changement culturel sera
possible et la communauté LGBTQI
pourra être réellement acceptée.”
—Sam Beltran,
publié le 13 février
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
CHINE
Une reprise fragile
Le Premier ministre chinois, Li Qiang, a dévoilé
son programme socio-économique pour 2024,
avec un objectif de croissance fixé à “environ 5 %”.
La presse s’interroge sur l’ampleur de cet “environ”.
L
e diable est dans les détails,
et ce n’est pas tant le
chiffre qui importe que
le mot “environ” qui l’accom-
pagne. Lors de son discours
annuel devant l’Assemblée natio-
nale populaire, la chambre basse
du Parlement chinois, le 5 mars,
le Premier ministre, Li Qiang, a
annoncé son objectif de croissance
du produit intérieur brut (PIB)
pour l’année 2024. À Singapour, le
quotidien Lianhe Zaobao fait un
premier commentaire : “‘Environ
5 %’ : ce chiffre est similaire à l’ob-
jectif de croissance fixé l’année der-
nière et aux attentes du marché. Et,
de fait, le PIB de la Chine a aug-
menté de 5,2 % en termes réels l’an-
née dernière.”
Le programme économique du
gouvernement chinois s’inscrirait
donc dans la continuité. Mais,
note The New York Times, “cer-
tains économistes se demandent si la
croissance a été aussi élevée l’année
dernière que le prétend la Chine”.
Surtout, les chiffres de 2023 font
suite à la fin de la politique très
stricte “zéro Covid”, abandon-
née en décembre 2022 – ce qui a
mécaniquement provoqué un sur-
plus de croissance. “Il pourrait être
beaucoup plus difficile d’atteindre
ASIE. 25
le même niveau de croissance cette responsables manquent d’esprit
année, sans le bénéfice de ce rebond”, d’engagement et évitent passive-
avertit le quotidien américain. ment les responsabilités”, tandis
chinoise. À commencer, explique
le New York Times, par “l’enchevê-
trement de problèmes liés au secteur
La situation est d’autant plus que “la corruption est encore répan- de l’immobilier” : surabondance
incertaine que, si l’économie due dans certains domaines”. Tout de logements inoccupés, endet-
chinoise rebondit, “ses bases ne cela débouche sur la situation tement béant des sociétés immo-
sont pas encore solides”, comme actuelle, marquée par des “dif- bilières et des gouvernements
le souligne Zhongqing Zaixian, ficultés opérationnelles” pour les locaux, réticence des investis-
la version en ligne du Zhongguo petites et moyennes entreprises, seurs à injecter davantage d’argent
Qingnian Bao, le “Journal de la des “contradictions structurelles sur lorsque les valeurs sont en baisse…
jeunesse chinoise”. L’article consa- le marché de l’emploi” et de “nom- Un cercle vicieux qui, selon le
cré au discours de Li Qiang est breuses lacunes dans les services quotidien américain, rendrait illu-
un savant numéro d’équilibriste : publics”. N’en jetez plus ! soire l’idée d’atteindre le fameux
bien que le journal se contente de Après cette charge, Zhongqing objectif de croissance de 5 % cette
citer des éléments évoqués par le Zaixian laisse tout de même année sans une nouvelle vague
Premier ministre, le une place au volon- de dépenses publiques financées
constat qu’il dresse est tarisme exprimé par par des obligations.
accablant pour la gou- le Premier ministre, Or, prédit l’économiste Eswar
vernance à la chinoise. dans un style typique Prasad, de l’université Cornell,
“Le travail du gouver- REVUE des logorrhées cité par le New York Times, les
nement présente des DE PRESSE maoïstes du passé : dirigeants chinois “sont prudents
lacunes, la bureaucra- “Nous devons nous et ne vont pas trop ouvrir le robi-
tie reste un phénomène prédominant confronter à ces problèmes et ces net [à liquidités] avant de voir si
et certaines initiatives de réforme et défis, nous efforcer de faire du bon ce type de financement aura bien
de développement ne sont pas mises travail et ne jamais décevoir les les effets escomptés”. D’où l’im-
en œuvre.” attentes et la confiance du peuple !” portance d’adjoindre l’adverbe
Pire, poursuit le journal en ligne Pas sûr que cette bonne volonté “environ” au chiffre de 5 %. De
chinois, réputé pour sa relative affichée suffise à résoudre les l’art de la nuance à la chinoise…
indépendance de ton, “certains crises existentielles de l’économie —Courrier international
EXECUTIVE MASTER
Technologie • Innovation • Leadership
VOUS ÊTES CADRE DIRIGEANT ?
Rejoignez l’Executive Master
de l’École polytechnique et vivez une expérience
unique au coeur de l’innovation tout en continuant
de travailler
Découvrez
la formation
polytechnique.edu/executive-master
26. Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

à la une

LA RUSSIE
SELON POUTINE
Candidat à sa propre succession et sans réel adversaire, Vladimir Poutine devrait être largement réélu à la présidence
russe le 17 mars. Au pouvoir depuis plus de vingt ans, il a violemment écarté toute opposition et se pose
aujourd’hui en rempart contre l’Occident. Héraut des valeurs familiales, le maître du Kremlin ne mène pas seulement
une guerre en Ukraine, mais bien une guerre de civilisation. Jusqu’à quel point les Russes sont-ils prêts à le suivre ?
Dans ce dossier, nous avons choisi de traduire à la fois des analyses de la presse à Moscou mais aussi de la presse en exil
et d’autres médias à l’étranger, pour confronter les points de vue sur les bouleversements en cours dans la société russe.
—Photos Nanna Heitmann/Magnum Photos

PHOTO NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES/MAGNUM PHOTOS

16-2-2023. Des cadets courent vers le musée de la Victoire, à Moscou.

Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024 27

Une opinion publique savoir, semble-t-il, dans quelle mesure la société

acquise à la guerre ?
est prête à passer à une économie et à une vie
entièrement tournées vers le soutien à l’opéra-
tion spéciale. On se serait plutôt attendu à de
telles questions lors de la vague de mobilisation
de l’automne 2022, mais ce ne fut pas le cas.
Aujourd’hui, les représentants du pouvoir sou-
lignent que des milliers d’hommes s’engagent
Deux tiers des personnes interrogées pour un récent sondage comme volontaires, qu’il n’est donc pas question
de nouvelle vague de mobilisation, que l’opéra-
soutiennent l’invasion de l’Ukraine. Pour ce quotidien conservateur, tion spéciale elle-même aligne les succès. En
cela reflète la réussite de la politique d’information du pouvoir. cette veille d’élection présidentielle, il est beau-
coup question de “projets nationaux” et d’éco-
nomie, qui a tenu bon malgré les sanctions. Le
—Nezavissimaïa Gazeta (Moscou) médiatique. Dix-neuf pour cent de sceptiques, pouvoir semble vouloir mettre l’accent sur le
est-ce peu ou beaucoup ? Difficile de répondre, fait qu’il peut obtenir des victoires militaires

D
eux ans après le lancement de l’opéra- car émettre un jugement sur cette question peut tout en assurant une vie normale aux citoyens.
tion spéciale en Ukraine [expression offi- vous faire frôler la limite de la légalité et du châti- L’appel à vivre selon le principe de “Tout pour le
cielle utilisée en Russie pour qualifier ment. En outre, beaucoup de personnes hésitent front, tout pour la victoire !” tranche avec ce récit.
l’invasion], le Centre panrusse d’étude sans doute à se prononcer sur l’opération spé- Force est de constater que le Vtsiom remet
de l’opinion (Vtsiom) a décidé de sonder ciale, même dans des conditions d’anonymat SOURCE au goût du jour les slogans de la Grande Guerre
l’évolution des mentalités de nos conci- – si tant est qu’elles croient à un tel anonymat. patriotique [Seconde Guerre mondiale], que
toyens. Pas moins de 65 % des personnes inter- Il est à noter par ailleurs que l’enquête com- NEZAVISSIMAÏA beaucoup sont prêts à approuver de manière
rogées considèrent que l’opération spéciale se prend pour la première fois deux questions GAZETA automatique. Cela étant, 28 % n’y sont pas favo-
déroule “plutôt bien” pour les forces russes. Il y concernant la vie de la société russe dans le Moscou, Russie rables, ce qui représente un chiffre important.
a un an, elles étaient 59 %. Vraisemblablement, contexte de l’opération spéciale. Par exemple, Quotidien, 40 000 ex. C’est presque le tiers des personnes interrogées,
les derniers communiqués ont eu un effet – par êtes-vous d’accord avec l’affirmation suivante : ng.ru il serait donc compliqué de les traiter de lâches,
exemple, celui concernant la libération “Chaque Russe doit contribuer, dans la Créé un an avant de dégonflés, de traîtres, d’agents étrangers, et
d’Avdiïvka [ville ukrainienne reprise par mesure du possible, à la réussite de l’opé- la chute de l’URSS, de les chasser du pays.
les forces russes en février]. ration spéciale.” Ils sont 72 % à approu- en décembre 1990, le Cependant, une nette majorité des sondés
D’après les résultats de l’enquête, la déci- ver cette formule, 19 % à la désapprouver, “Journal indépendant” – et il s’agit des soutiens actuels ou potentiels du
sion de mener l’opération militaire spé- 9 % ne se prononcent pas. Le Vtsiom a est proche pouvoir – font preuve d’une certaine souplesse.
ciale est approuvée par 68 % des personnes ÉDITO également demandé si aujourd’hui les de l’intelligentsia L’enquête du Vtsiom laisse à penser que ces
interrogées. Elles étaient également 68 % Russes devaient vivre suivant ce prin- moscovite. Légèrement citoyens seraient prêts à s’adapter rapidement,
en février 2023, et 65 % en février 2022. Autant cipe : “Tout pour le front, tout pour la victoire !” critique à l’égard en fonction de la conjoncture ou des besoins
dire que les chiffres n’ont presque pas changé. 64 % adhèrent à ce slogan, 28 % n’y adhèrent de Poutine (en 2014, il du pouvoir. Il n’y aurait pas spécialement à les
Ceux qui sont “plutôt contre” représentent désor- pas, 8 % ne savent pas quoi répondre. s’opposait à l’annexion préparer, à les mettre en condition. Le pouvoir
mais 19 %, contre 25 % en 2022. On peut dire Ces formules ont quelque chose de préoccu- de la Crimée), il n’en peut utiliser à discrétion ce capital de confiance
que l’enquête reflète la réussite de la politique pant, car manifestement elles ne sont pas mises est pas pour autant – sans pour autant perdre de points.—
d’information du pouvoir, l’efficacité du discours en circulation par hasard. Le Vtsiom cherche à un journal d’opposition. Publié le 27 février

Repères

Une élection présidentielle en forme de plébiscite pour la poursuite de la guerre

● Vladimir Poutine vise 80 % des
suffrages à l’élection présidentielle,
qui se déroulera du 15 au 17 mars.
Elle prendra la forme d’un plébiscite
pour la poursuite de la guerre jusqu’à la
tenue de négociations répondant aux
conditions de la Russie. Comme pour
les élections précédentes, des fraudes
massives sont attendues pour assurer
ce résultat. Le bourrage des urnes et
les cars transportant de faux électeurs
d’une localité à l’autre pour aller voter
sont déjà des pratiques notoires, mais
“le vote électronique a facilité la triche
d’un point de vue purement pratique,
puisqu’il suffit désormais d’annoncer
le résultat et qu’il n’y a plus de
dépouillement des bulletins”, souligne
le quotidien suédois Dagens Nyheter.
● Quatre candidats sont en lice :
Leonid Sloutski (LDPR, parti
ultranationaliste), Nikolaï Kharitonov
(Parti communiste), Vladislav
Davankov (Gens nouveaux, parti
qualifié de centre droit qui a intégré
la Douma en 2021) et donc Vladimir
Poutine, candidat “indépendant”.
● Six candidats ont été recalés,
parmi lesquels Boris Nadejdine,
fondateur du parti Initiative
citoyenne et seul candidat pacifiste,
sur lequel reposaient les espoirs
de l’opposition hors système.
● Le Parti communiste,
traditionnellement la deuxième
formation du pays, risque de reculer
nettement. Les sondages le créditent
de 6 % des voix, contre 12 % en 2028.
“Le modèle d’État que voudraient
bâtir les communistes est déjà
construit, analyse la Nezavissimaïa
Gazeta. Le régime de Poutine
ne leur laisse que Lénine, Staline
et l’anticapitalisme.”
● Selon les prévisions officielles,
200 000 Russes de l’étranger
sont susceptibles de voter,
mais les conditions offertes
à ceux qui ne sont pas répertoriés
sur les listes des consulats,
à savoir les relokanty, comme
on appelle les Russes partis
en 2022 à cause de la guerre,
sont décourageantes.
● Au 1er janvier 2024, la Commission
électorale centrale (CEC) a recensé
112,3 millions d’électeurs, incluant
un peu plus de 1 million de citoyens
des territoires ukrainiens annexés,
considérés comme rattachés
à la Russie depuis les référendums
de septembre 2022, note le journal
gouvernemental Rossiiskaïa Gazeta.
Le vote aura lieu dans les régions
de Kherson et Zaporijjia ainsi que
dans les républiques autoproclamées
de Donetsk et Louhansk. Un scrutin
sous la loi fédérale russe s’y est
déjà déroulé à l’automne 2023.
Leur participation à cette élection
“leur conférera une légitimité absolue
au sein de la Fédération”, assure
la CEC, citée par Kommersant.
28. À LA UNE Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

“LES RUSSES ONT BESOIN

Il ne me semble pourtant pas que la posi-
tion de la Russie dans le monde soit idéale
aujourd’hui.

DE POUTINE POUR SE RASSURER”

Moi non plus. Mais vous connaissez sûrement
la formule : “Ils ont peur de nous ? Alors ils nous
respectent.” Cela suffit au bonheur des Russes.
Après tout, nous n’avons plus aujourd’hui les
motifs de fierté que nous procurait l’Union
soviétique.
S’il est permis de douter des sondages d’opinion en Russie,
le sociologue Alexeï Levinson, reconnu dans le monde entier, dispose En bref Lesquels, par exemple ?
de données qui confirment la longévité politique de Vladimir Poutine. Le fait que nous ayons été les premiers à envoyer
Petra Prochazkova, journaliste spécialiste de l’ancien espace “AMITIÉ ENTRE un homme dans l’espace, que nous ayons été
LES PEUPLES” le premier État socialiste, que nous avions les
soviétique, l’a longuement interrogé pour ce quotidien praguois. Le Kremlin renoue meilleurs musiciens, les meilleurs sportifs… Tout
avec les événements cela constituait une excellente matière pour
“internationaux”, où nourrir le sentiment national d’une certaine
—Denik N, extraits (Prague) Donc, au lieu de “bien-aimé”, mettez le mot se retrouvent surtout estime de soi.
scientifique correct.

D
les pays qualifiés
irecteur du département de recherche La relation que la majorité des Russes entre- d’“amicaux”, ceux Mais, dans les années 1990, vous avez perdu
socioculturelle du Centre Levada, chargé tient à l’égard de Poutine ne peut être qualifiée qui ne souhaitent pas cette matière. Qui les Russes accusent-ils
de cours à l’École d’économie de Moscou, d’amoureuse. Oui, il m’est arrivé de m’asseoir rompre leurs relations d’être responsables de leur débâcle ?
Alexeï Levinson effectue des recherches à la même table que certaines personnes qui avec la Russie. Comme De nombreux Russes pensent que c’est le résultat
sur le “phénomène Poutine”. “Pour moi, ressentaient effectivement de l’amour pour à l’époque soviétique de l’action destructrice des démocrates. En fin
Poutine est juste un mot derrière lequel j’ima- Poutine. Mais il ne s’agit que d’une petite partie des “pays frères”, de compte, il ne nous reste plus qu’une seule
gine un sujet inanimé, affirme-t-il. Et je l’explore. de la population. Ces personnes sont encore il s’agit d’États fierté : les armes nucléaires. C’est la dernière
Sans émotion. J’examine ce que ce sujet suscite dans moins nombreuses que celles qui éprouvent un d’Afrique, du Moyen- chose qui nous place sur un pied d’égalité avec
l’esprit des Russes.” Il est l’auteur d’une étude sentiment contraire, très négatif, à son égard. Orient, d’Amérique la plus grande puissance du monde, l’Amérique.
intitulée “Les signaux de Poutine”. Je ne peux donc pas vous donner un seul mot. latine, d’Asie du Sud Non pas que ce soit suffisant, mais c’est tout ce
Je dirais plutôt que la relation des masses avec qu’on regroupe sous que nous avons pour l’instant.
PETRA PROCHAZKOVA : Ce qui m’a le plus sur- le président russe ne peut être caractérisée par l’appellation de “Sud
prise dans votre dernière étude, c’est qu’elle aucun type de sentiment. global”. Ainsi vient Il vous reste aussi un vaste territoire. De
ait été publiée en Russie et que je puisse de s’achever à Sotchi plus, vous continuez à vous étendre.
aujourd’hui vous parler sans que des bar- Par quoi donc, alors ? le Festival mondial Oui, nous sommes les plus grands du monde.
reaux nous séparent. La description la plus précise de la relation de la jeunesse, dont Mais je n’ai pas entendu les gens se réjouir
ALEXEÏ LEVINSON : Je suis moi-même un peu qu’entretiennent les Russes avec leur leader est les précédentes massivement de notre expansion. Le plus impor-
étonné. Agréablement, je dois dire. Je suis heu- la volonté de préserver le statu quo. En d’autres éditions avaient eu lieu tant est que nous ayons réussi à conquérir
reux que ce soit possible et que la situation ne termes, il s’agit de laisser les choses en l’état. à Moscou en 1957 quelque chose et que l’on ne puisse pas nous le
soit pas pire que ce qu’elle pourrait Il y a une logique à cela. Les Russes et 1985, et à Sotchi reprendre. Personne ne se préoccupe de savoir
être. Lorsque je quitte la Russie pour sont convaincus, non sans fondement, en 2017. “Ce que combien cela coûte ou de la taille. Il n’existe
quelques jours et que je regarde les que tout changement ne peut être que les participants pas de budget pour les territoires occupés.
informations diffusées à l’étranger négatif. Ils tiennent cette idée de leurs emporteront avec eux, On dit que lorsque nous, Russes, parlons de
concernant ma patrie, je redoute ce parents, de leurs grands-parents… c’est l’amitié”, a assuré bonheur, nous ne parlons pas d’argent. Cela
qui m’attend. Je me sens très mal. Mais INTERVIEW C’est une expérience toujours vivante le quotidien correspond exactement à la situation actuelle.
une fois rentré chez moi, je comprends dont ils ont eu la confirmation pour gouvernemental Les Russes acceptent la façon dont les choses
à nouveau : oui, c’est terrible, mais la vie continue. la dernière fois dans les années 1990 avec la Rossiiskaïa Gazeta sont envisagées aujourd’hui. Mais il ne s’agit
Même en Russie, il existe beaucoup de choses période de frustration qui a suivi la liquidation à la clôture de pas là d’un trait spécifique du caractère russe,
qui vous motivent et vous permettent de vivre. de la perspective communiste. Puis une autre l’événement. Il avait mais plutôt d’un reflet de l’état dans lequel se
frustration s’est ensuivie lorsque la perspective été précédé par les trouve actuellement la société russe. C’est une
Poutine a-t-il lu l’analyse que vous avez faite démocratique s’est à son tour effondrée. Et plus Jeux du futur, à Kazan, grande différence.
de lui ? Il pourrait en tirer des enseignements… rien n’est resté de tout cela. où se tiendront en juin
Je n’en sais rien. Mais attention : notez que j’écris les Jeux des Brics. Êtes-vous en train de dire qu’il ne s’agit pas
sur Poutine sans l’avoir rencontré en personne. Puis Poutine est arrivé en exploitant ce “rien”… Moscou et d’une particularité de la mentalité russe ?
Tout ce que je sais de lui, je le sais à travers l’image Oui, il a réalisé bon nombre des rêves que les Ekaterinbourg Tout à fait. Les motifs de fierté de l’homme
qu’il renvoie de lui-même aux yeux de la société. parents russes ont transmis à leurs enfants dans accueilleront les Jeux soviétique étaient compréhensibles pour tout le
Pour moi, il n’est qu’une figure technique. Mon les moments difficiles pour notre pays. mondiaux de l’amitié monde : l’astronautique, la science… Aujourd’hui,
métier n’est pas d’étudier sa personnalité, son en septembre, la situation est complètement différente. Les
caractère, de chercher à savoir ce qu’il ressent. De quoi ces parents russes rêvaient-ils ? organisés juste après raisons pour lesquelles le monde devrait nous
De redevenir une puissance. Pour un Russe, la les JO de Paris, respecter en tant que puissance mondiale ont dis-
Corrigez-moi si je me trompe, mais le principal relation avec Poutine est d’abord une relation auxquels une poignée paru. En fait, il n’y en a presque plus. Aujourd’hui,
message sur les Russes qui ressort de votre avec la grandeur et la puissance de la patrie. Il d’athlètes russes la recherche scientifique russe ne produit plus
analyse est le suivant : quoi que dise le leader n’a peut-être pas créé une grande Russie, mais seulement rien, notre sonde spatiale s’est écrasée sur la
bien-aimé, même s’il s’agit d’un mensonge il a rendu au pays sa puissance. Maintenant, participeront sous surface de la Lune. Plus personne n’attend
évident, nous l’aimons et sommes d’accord c’est à lui de faire en sorte de préserver ce bannière neutre. quoi que ce soit de la science russe. Nous avons
avec lui sur tout. Vous ai-je bien compris ? que nous avons. En résumé, Poutine est res- donc devant nous un pays vaste mais pauvre,
Plus ou moins. À l’exception de “bien-aimé”. ponsable, aux yeux des Russes, de la position pris dans un cercle de sanctions et d’isolement
Mettons-nous d’accord pour utiliser les mots que la Russie est parvenue à occuper dans le partiel. Mais, curieusement, ses habitants ne
dans un esprit scientifique. monde jusqu’à présent. considèrent pas cela comme une tragédie.
 Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
PHOTO NANNA HEITMANN/MAGNUM PHOTOS
22-2-2023. Meeting-concert en hommage aux “défenseurs de la patrie” au stade Loujniki.
Comment est-ce possible ?
Cette tendance s’est amorcée après 2014, lorsque
la Russie a annexé la Crimée. Les premières
sanctions nous ont été imposées et tout le
monde a applaudi en Russie. Nous, sociologues,
nous sommes mis à suivre ce processus. Cela
a pris beaucoup de temps. Nous l’avons appelé
“l’euphorie de la Crimée”.
Les Russes étaient ravis alors qu’ils devaient
savoir que le droit international avait été
violé. Qu’est-ce que cela nous dit de la société
russe ? Que la loi n’est pas un obstacle à la
réalisation des “objectifs sacrés” ?
Oui. L’informel est plus important pour nous que
le formel. Mais cela ne s’applique pas seulement
à l’occupation d’un territoire étranger. Imaginez
que vous soyez interpellée par la police : là, il est
fondamentalement important pour un citoyen
russe de savoir s’il est tombé sur un bon ou un
mauvais policier. Il y en a partout, même chez
vous. Mais en Russie c’est crucial. Vous pouvez
vous mettre d’accord avec lui et le soudoyer. Ou
non. C’est beaucoup plus important que la loi
qu’un policier est censé respecter. Ce n’est pas
vous qui obéissez à la loi, c’est la loi qui vous obéit.
Poutine est-il un “animal politique” excep-
tionnel ?
Ce n’est pas un cas isolé dans le monde et dans
l’histoire. Nombreux sont les hommes politiques,
les dictateurs, qui ont fait leur la devise “Tout
pour mes amis, et la loi pour mes ennemis”. Cette
formule exprime parfaitement la situation dans
laquelle vivent les Russes aujourd’hui. “Je suis
plus important que la loi” est une devise com-
mune à de nombreux dirigeants, et la société
russe n’est pas la seule à l’accepter.
Les origines de Poutine l’ont-elles aidé à
comprendre les “gens ordinaires” ? Il a grandi,
selon ses propres dires, dans les rues de Saint-
Pétersbourg et prétend savoir s’exprimer
dans la langue des bas-fonds. Est-ce pour
ces qualités de communication que l’équipe
de feu le président Boris Eltsine l’a choisi
comme successeur ?
Poutine n’était pas le seul candidat d’Eltsine
et de ses chuchoteurs. Il n’était même que
troisième ou quatrième dans la hiérarchie.
Où ont-ils cherché un successeur ? Dans les
structures du pouvoir. Pas dans l’armée, mais
dans les services secrets. Le président Eltsine,
qui représentait l’ère démocratique en Russie,
a décidé de choisir son successeur parmi les
agents du KGB. L’élément-clé est que, en choi-
sissant un homme issu de ce milieu, la Russie,
jusqu’alors plus ou moins démocratique, a
complètement abandonné la démocratie comme
voie à suivre. Et peu importe que ce soit Poutine
qui soit finalement monté sur le trône plutôt
que quelqu’un d’autre. → 30
LA RUSSIE SELON POUTINE. 29
Réaction
Ukraine : Macron
mis en garde
par le Kremlin
●●● “L’envoi de contingents
occidentaux en Ukraine conduira
à un affrontement militaire direct
entre la Russie et l’Otan”, a déclaré
le 27 février le porte-parole du Kremlin,
cité par l’agence russe Ria Novosti,
en réaction aux propos explosifs
d’Emmanuel Macron qui “n’exclu[ait]
pas” le déploiement de troupes
françaises. “Et je précise : conduira
non pas probablement, mais
inévitablement” à la guerre, a souligné
Dmitri Peskov. “C’est ainsi que nous
évaluons la situation et que devraient
le faire ces pays [de l’Otan], afin
d’en mesurer les conséquences.
Ils devraient également se demander
si cela répond vraiment à leurs intérêts,
et surtout à ceux de leur population.”
Deux jours plus tard, Vladimir Poutine
enfonçait le clou lors de son discours
annuel à la nation : “Nous nous
souvenons du sort réservé à ceux qui
ont un jour envoyé leurs contingents
sur le sol de notre pays. Mais aujourd’hui
les conséquences pour les éventuels
belligérants seraient bien plus tragiques.
Ils doivent se rendre compte que nous
disposons nous aussi d’armes capables
d’atteindre des cibles sur leur territoire”,
La photographe a-t-il dit. Et de conclure que, avec
ses actions, l’Occident fait planer
NANNA sur le monde la menace d’un conflit
HEITMANN nucléaire et par conséquent de
Depuis l’invasion russe “l’anéantissement de la civilisation”,
de l’Ukraine, Nanna relaie le site en exil Meduza.
Heitmann sillonne La presse populaire est tombée à bras
la Russie et ses zones raccourcis sur le chef de l’État français :
frontalières, racontant “Depuis le début du mois de mars,
un pays où le quotidien le président Macron teste en public
n’est plus qu’une son nouveau couplet sur l’envoi
longue confrontation de troupes de l’Otan en Ukraine.
avec l’incertitude, une Sous le slogan douteux ‘Que Poutine
glorieuse mythologie tremble, mais pas nous’, il essaie
et une propagande de reformater l’opération militaire
omniprésente. Elle spéciale en guerre totale,
révèle les trajectoires avec frappes nucléaires et hiver
divergentes des qui s’ensuit”, s’insurge ainsi
campagnes et un journaliste du tabloïd pro-Kremlin
de Moscou, ainsi Moskovski Komsomolets. Il assure que
que la montée du “le public se détourne de lui” et qu’aucun
nationalisme russe, autre pays de l’UE, à l’exception
particulièrement des États baltes, n’a l’intention de suivre
visible dans la le président français, “quand bien même
capitale, où toutes l’armée russe approcherait de Kiev
les photos publiées et d’Odessa. Car cela se retournerait
dans ce dossier ont contre les Occidentaux.”
été prises.
30. À LA UNE
29 ← Ainsi, au tournant du siècle, la Russie a
soudainement eu besoin d’un agent à sa tête ?
Le pays traversait une période difficile et avait
besoin de quelqu’un qui sache naviguer dans
les lois imparfaites de l’époque. Quelqu’un qui
servirait le pays plutôt que l’état de droit, si
vous voyez ce que je veux dire. “Servir” au sens
où l’entendait la clique au pouvoir à l’époque.
Poutine devait diriger le pays selon des lois
qui profiteraient aux “nôtres”. Si l’on avait
placé sur le trône l’un des démocrates connus
de l’époque, Grigori Iavlinski par exemple,
qu’aurait-il fait ? Il aurait voulu respecter la
Constitution, les lois approuvées démocrati-
quement, et le pays aurait tout perdu, comme
ils le pensaient.
Pour la Russie, l’Occident est désormais le
principal ennemi. Pourquoi lui ?
Le début de cette rivalité remonte à la divi-
sion de l’Église chrétienne entre Occident et
Orient ; à la période de conflit entre le pape et le
patriarche, entre deux mondes. Cette tendance
se poursuit. Il y a toujours eu en Russie une dua-
lité schizophrénique par rapport à l’Occident.
Les Russes reconnaissent que l’Occident est
mieux loti à bien des égards. Vos produits et
vos technologies sont supérieurs aux nôtres.
Mais nous, à l’Est, sommes bien meilleurs dans
la sphère spirituelle. Les réserves des Russes
à l’égard de l’Europe prennent désormais une
forme vraiment étrange : le plus grand péché
de l’Europe aux yeux des Russes est sa tolé-
rance. Dans la Russie actuelle, “tolérance” est
considéré comme un gros mot. En particulier
la tolérance à l’égard des minorités sexuelles.
Pour les Russes d’aujourd’hui, l’Europe, c’est
avant tout des homosexuels qui “affluent vers
la Russie” et veulent en faire une communauté
arc-en-ciel. Chez nous, les homosexuels sont
considérés comme le plus grand danger. Ils
sont la principale raison du mépris des Russes
pour les Européens.
Ce que vous appelez le “phénomène Poutine”
opère en Russie depuis plus de vingt ans.
Que faudrait-il qu’il se passe pour qu’il
cesse d’influencer les gens ?
Je pense que la démographie résoudra tout cela.
Dans une dizaine d’années, la génération la plus
âgée s’éteindra, la population russe baissera
considérablement et sera remplacée par des
immigrés. Peut-être que le racisme deviendra
notre principal problème. Malheureusement,
ce potentiel existe en Russie. Le racisme et le
nationalisme pourraient prendre des propor-
tions considérables.
Cela ne pourrait-il pas se produire plus
tôt ? Poutine ne peut-il pas commettre une
erreur ? Tant de fois sa popularité sans limite
a semblé entamée, mais il s’est toujours
relevé. Que peut-il faire pour mettre les gens
en colère ? Quid de son divorce ? Dans une
société traditionnelle comme la Russie…
Rien. Son divorce n’a eu aucune importance.
Cela n’a pas affecté son image aux yeux des gens.
Tout comme le fait que Staline ait assassiné
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
sa femme Nadejda Allilouïeva n’intéresse que
les stalinologues, et pas le peuple. Même à
l’époque, la société n’y avait accordé aucune
importance. Ni les actes de Poutine ni sa vie
personnelle n’affectent sa popularité dans la
société. Que Poutine boive de la vodka comme
Eltsine ou n’en boive pas n’a aucune importance
à ce stade. Tout le monde s’en moque.
PHOTOS NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES/MAGNUM PHOTOS
Vos données confirment-elles que, quoi que
dise Poutine, les Russes le soutiennent ?
C’est beaucoup plus compliqué que cela. Nous
avons réalisé une enquête sociologique à la fin
du mois d’octobre dernier. Nous avons posé deux
questions. La première était la suivante : “Si
Poutine dit aujourd’hui qu’il mettra fin au conflit
avec l’Ukraine la semaine prochaine, seriez-vous
d’accord ?” Soixante-dix pour cent des personnes
interrogées ont répondu par l’affirmative. Je
considérerais cela presque comme une sen-
sation. Dans le même sondage, les mêmes
personnes, interrogées sur la poursuite de la
guerre et sur leur soutien aux forces armées
russes, ont à nouveau répondu oui. Mais c’est
là qu’intervient le changement. À la question 21-5-2023. Devant un buste de Staline, près de la place Rouge.
“Si Poutine dit que l’opération militaire s’arrête
et que les zones occupées depuis le 24 février 2022
sont rendues à l’Ukraine, seriez-vous d’accord ?”,
34 % seulement ont répondu oui. Deux fois Même s’il parvenait à présenter une défaite
moins ! Deux tiers des gens ne laisseraient apparente comme une victoire ?
pas Poutine nous faire quitter la partie des La seule chose que je sais, c’est que la Russie
territoires ukrainiens que nous occupons. doit l’emporter. Si la fin du conflit ne peut pas
être présentée comme une victoire, ce sera
Mais le tiers de la population russe qui a un désastre pour quiconque siège au Kremlin.
soutenu et soutient Poutine sera toujours
là, quoi qu’il arrive, non ? Et existe-t-il un moyen de gagner sans pour
Si vous leur posez la question directement, autant vaincre l’Ukraine ?
ils vous diront non, bien sûr. Mais sinon c’est Les négociations peuvent commencer, nous
exactement comme cela qu’ils se comportent. verrons ; les questions territoriales peuvent
Aucun autre dirigeant qui ne soit pas un dicta- être réglées progressivement, quelque chose
teur à 100 % n’a bénéficié d’un soutien de 60 % peut être restitué, quelque chose peut être
pendant vingt ans d’affilée. Cette spécificité placé sous contrôle international, ce n’est pas
correspond à l’état de la société russe après SOURCE le plus important. L’essentiel est que, quelles
les transformations des années 1990, lorsque que soient les circonstances, il s’agisse d’une
le pays est passé d’une époque à une autre. La DENIK N victoire pour la Russie.
conséquence des dures années 1990 est que Prague
beaucoup de gens disent : “Il n’est pas nécessaire République tchèque Et la Crimée ?
de tout refaire, pourvu que nous puissions conti- Quotidien Là, ce sera plus compliqué.
nuer à vivre comme nous le faisons aujourd’hui. denikn.cz
Pas plus mal. Et laissons Poutine là où il est. Ne “Le journal tchèque Voulez-vous dire que tout ce qui compte,
changeons rien.” indépendant” : c’est la façon dont la tarte est cuite, afin
c’est ainsi que se que les Russes la mangent avec appétit et
Vous voyez, nous avons trouvé quelque présente Deník N puissent la digérer ?
chose que les Russes ne pardonneraient (“Le Quotidien N” ; Exactement. Les Russes ont besoin de Poutine
pas à Poutine. Ils ne veulent pas rendre ce “N” pour “nouveau”), pour se rassurer sur la grandeur et la puissance
qu’ils ont déjà, coûte que coûte. lancé symboliquement de leur pays. Poutine n’est important pour eux
Ils ne lui pardonneraient vraiment pas. Parce le 28 octobre 2018, que dans cette optique. Il est le garant que la
que ce serait une défaite. Aux yeux des Russes, jour du centenaire de Russie est et sera la plus grande du monde
Poutine n’a pas le même statut qu’Eltsine, la fondation de l’État et que ce statut sera reconnu par les États-
Gorbatchev ou d’autres dirigeants. Eux étaient tchécoslovaque. Unis. “Vous êtes grands, vous êtes formidables
responsables de tout : de la politique, de l’éco- Le titre propose des et vous avez triomphé de l’Ukraine. Vous avez
nomie, des relations extérieures et même de la articles de fond changé le monde, et maintenant nous pouvons à
météo. Poutine, lui, a pour seule responsabilité destinés à une lecture nouveau vivre en paix”, doivent reconnaître les
la grandeur de la Russie. Par conséquent, s’il lente pour mieux Occidentaux. Et les Américains les premiers,
admettait une défaite et cédait les territoires comprendre l’actualité. bien sûr.
dont il s’est emparé précédemment, cela signi- —Propos recueillis
fierait qu’il a échoué dans sa mission. Et ce par Petra Prochazkova,
serait considéré comme une humiliation. publié le 13 décembre 2023
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
22-2-2023. Des Moscovites manifestent leur soutien à Poutine et à la guerre.
L’Occident n’est plus
un modèle
Le courant occidentaliste russe est voué à disparaître, estime
ce spécialiste russe des relations internationales. Il attribue
cet échec à l’Occident, qui voulait que la Russie se conforme
à ses valeurs et n’était pas prêt à renoncer à sa suprématie.
—Rossia v Globalnoï Politiké,
extraits (Moscou)
D
epuis l’époque de Pierre le Grand, pour
les milieux dirigeants de Russie, l’idée
nationale a consisté à emprunter les
réalisations de l’Occident et à obtenir
la reconnaissance des Occidentaux. La
seule exception partielle a été la courte
période soviétique, pendant laquelle l’État a eu
sa propre conception universaliste de la civi-
lisation. Aujourd’hui, l’occidentalisme russe
est discrédité à la fois par la marche de l’his-
toire et par l’état des relations entre la Russie
et l’Occident. On peut se demander s’il n’est
pas temps de rédiger l’épitaphe du phénomène
même de l’occidentalisme.
Aux yeux des occidentalistes russes, le rôle
de guide attribué à l’Occident découlait de l’in-
fluence planétaire de ses positions morales,
économiques et militaro-politiques. Les occi-
dentalistes russes se divisaient entre modérés
et radicaux. Les premiers, conscients de l’origi-
nalité de leurs racines nationales et se sentant
proches des milieux dirigeants du pays, étaient
plus sûrs d’eux. Ils estimaient qu’on pouvait
s’occidentaliser sans porter atteinte à la sou-
veraineté et aux valeurs historiques de l’État
russe. Pendant la période soviétique, cette
frange s’est délitée, l’URSS elle-même ayant
été repoussée hors des frontières de l’Occident
européen par le cours de l’histoire.
Les radicaux, pour leur part, se rencontraient
dans les couches sociales critiques du pouvoir
et éloignées de ses cercles. On y trouvait, au
xixe siècle, les intellectuels bannis, tels les décem-
bristes [qui s’étaient opposés à l’avènement de
Nicolas Ier comme tsar en 1825] et [l’écrivain]
Piotr Tchaadaïev [1794-1856] ; à la charnière du
xixe et du xxe siècle, les représentants de l’intel-
ligentsia socialiste ; et plus tard les dissidents
soviétiques libéraux, comme Andreï Sakharov.
Quand, à la fin de la période soviétique, les
dissidents ont accédé au pouvoir, ils ont réclamé
des changements révolutionnaires [interdic-
tion du Parti communiste, dissolution de la
Fédération soviétique], au mépris non seule-
ment des valeurs historiques du pays, mais de
LA RUSSIE SELON POUTINE. 31
l’intégrité même de l’État. Cette période [les
années Eltsine] et ses effets désastreux sont
encore frais dans les mémoires des Russes.
Les occidentalistes radicaux étaient parve-
nus à prendre l’avantage non seulement sur
les communistes, mais aussi sur ceux qui vou-
laient seulement “libéraliser” l’Union sovié-
tique [à l’image de Mikhaïl Gorbatchev]. Ces
derniers représentaient un nouvel occidenta-
lisme modéré, désireux de rallier l’Occident
à des conditions acceptables pour la Russie.
Décryptage Aujourd’hui, modérés aussi bien que radi-
caux ont disparu (ou disparaissent) de l’espace
L’ANTIFRAGILITÉ politique. Les uns comme les autres rêvaient
DE L’ÉTAT de faire partie de l’Occident. Si les modérés
POUTINIEN n’ont pas pu réaliser leur rêve, c’est notam-
Au début du mois ment parce que l’Occident ne veut pas parta-
de février, le Fonds ger le pouvoir global. Dans la seconde moitié
de développement des années 2000, la Russie s’est engagée dans
de la société civile, une autre direction. Les radicaux ont quant à
“centre analytique” eux perdu la partie dès les années 1990, car non
travaillant avec seulement ils n’ont pas été soutenus par l’Occi-
l’administration dent, mais ils n’avaient pas de stratégie claire
présidentielle russe, à long terme pour réformer le pays.
a présenté un
nouveau concept :
l’“antifragilité”.
Au cours des réformes des
Ce mot emprunté à années 1990, il est apparu que
l’essayiste américain
Nassim Taleb peut
les Occidentaux n’étaient pas
prêts à répondre aux attentes
caractériser, selon eux,
“l’État dirigé par des réformateurs russes.
Vladimir Poutine”,
rapporte le magazine Traditionnellement, on explique la défaite
économique des occidentalistes russes par leur incapacité
Kommersant. à prendre en compte les valeurs nationales et
L’antifragilité est les intérêts de l’État russe. Les libéraux, eux,
une propriété pointent du doigt le régime “autocratique” ou
des systèmes capables la culture politique de la Russie. La vérité est
de se renforcer que c’est l’Occident qui se trouve derrière les
lorsqu’ils sont exposés échecs des réformateurs russes, un Occident
à des facteurs de qui voulait que la Russie se conforme à ses
stress, des attaques ou valeurs, sans remettre en cause sa supréma-
des échecs. Selon les tie. Au cours des réformes des années 1990, il
experts russes, est apparu progressivement que les dirigeants
la guerre en Ukraine et occidentaux n’étaient pas prêts à répondre
aux grandes attentes des réformateurs russes.
la “confrontation avec
l’Occident collectif” ont L’euphorie initiale des réformateurs a sou-
joué comme un “test de vent laissé place à la méfiance envers l’objet
stress” pour l’État de leur admiration.
russe, qui a maintenu Les réformes de Vladimir Poutine et de
sa “stabilité” en faisant Dimitri Medvedev n’ont pas pu être poursui-
preuve d’“adaptabilité vies après la décision de l’Occident de soute-
aux nouvelles réalités”, nir les régimes nationalistes et antirusses en
ce qui exigeait Géorgie et en Ukraine [en 2008], et d’admettre
d’allier “souplesse” ces pays dans l’Otan. Enfin, naturellement, toute
et “dureté”. normalisation des relations avec l’Occident est
devenue impossible dans le contexte des sanc-
tions contre l’économie russe et du soutien
militaire apporté à Kiev.
À l’heure actuelle, l’occidentalisme est mar-
ginalisé, en raison non seulement du discrédit
dans lequel est tombée la politique étrangère
menée par l’Occident, mais aussi de la perte
de prestige des Occidentaux dans le monde
sur le plan des valeurs. Aujourd’hui, les pays
occidentaux ne sont plus dignes d’être pris
pour exemples, ni en Russie ni dans les États
32. À LA UNE Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

“ARTISTES, RESPECTEZ
importants du Sud global. En effet, depuis les
années 2010, en Occident, les valeurs libérales
démocratiques cèdent le pas au conservatisme

VOTRE PAYS OU RENONCEZ-Y”

populiste ou isolationniste. L’Occident libéral
est à l’agonie, ou en phase de mutation vers
quelque chose de non encore défini.
C’est pourquoi la marginalisation de l’oc-
cidentalisme russe était inévitable. Exemple
caractéristique : l’ancien président de Russie
Dimitri Medvedev, autrefois occidentaliste, Depuis l’invasion de l’Ukraine, une “nationalisation” du monde de la
s’est transformé en détracteur impitoyable des
pays occidentaux et de l’Otan, brandissant la culture est en cours. Les œuvres jugées “russophobes” sont censurées,
menace nucléaire en cas d’aggravation de la ce dont se félicite cette chroniqueuse d’un site pro-Kremlin.
crise et d’affaiblissement de la Russie. Au sein
de la société, une frange importante des milieux
intellectuels et médiatiques pro-occidentaux, Contexte —Vzgliad, extraits (Moscou) Bien sûr, l’intelligentsia de la culture – ou plus
n’ayant plus la possibilité d’exprimer ouverte- exactement la partie libérale, pro-occidentale

ment leurs points de vue critiques, a quitté le
pays. Certains sont allés jusqu’à souhaiter la
défaite de leur pays et la victoire de l’Ukraine.
Nouveau consensus. L’histoire ne se répète
pas, et il n’y aura pas de retour au passé. Dans le
pire des cas, la situation que nous avons décrite
conduit à un conflit politico-militaire à l’in-
térieur même des pays occidentaux. Dans le
meilleur des cas, cette situation a des chances
d’aboutir à la “normalisation” de la civilisa-
tion occidentale, c’est-à-dire qu’elle se rap-
procherait d’autres civilisations mondiales
– en prenant conscience du caractère limité
de son système de valeurs et de ses possibili-
tés en politique étrangère. Ce qui reviendrait
à dépasser le stade actuel des “guerres cultu-
relles” et à bâtir un nouveau consensus entre
libéraux modérés et conservateurs modérés.
Ainsi, on préserverait les principes fondamen-
taux de la civilisation occidentale tout en met-
tant sur la touche les héritiers politiques de Joe
Biden et de Donald Trump.
Dans la mesure où une normalisation de l’Oc-
cident américano-centré est possible, l’appari-
tion d’un nouvel occidentalisme en Russie l’est
également. Si ce dernier est voué à émerger, il
faudra d’abord reconnaître les erreurs politiques
– réévaluer et partager la responsabilité des poli-
tiques ayant conduit à l’effondrement de l’État
soviétique, à des réformes socialement destruc-
trices et vouloir s’intégrer à l’Occident coûte
que coûte – et bâtir un national-libéralisme ou
L
LES BRICS e scandale autour de “la soirée nue”* venait et ouvertement russophobe – perçoit les choses
COMME TREMPLIN à peine de retomber que, déjà, on s’échar- autrement. Pour elle, il s’agit là d’atteintes à la
Cette année, pait sur le Runet [Internet russophone] au liberté de création et d’expression : une fois de
Vladimir Poutine prend sujet de la sortie sur les écrans de la nou- plus, la Russie plongerait dans les ténèbres de la
la présidence des velle adaptation du Maître et Marguerite. tyrannie et dans l’obscurantisme. À leurs yeux,
Brics, l’organisation Mais tandis que les citoyens attendaient de en dehors de l’appareil répressif de l’État, ce
qui vise à contrer savoir si le réalisateur, Mikhaïl Lokchine, allait sont les représentants de la société civile qu’ils
la domination être jugé pour avoir discrédité l’armée russe, appellent les “Z-activistes” qui jouent le rôle le
de l’Occident dans l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa accumulait plus important dans ce processus. Ce sont eux
le monde. Fondé les déclarations tombant sous le coup du Code qui passent au peigne fin l’offre culturelle, aler-
par la Russie, la Chine, pénal. Enfin, cerise sur le gâteau, dans la région tant les autorités sur les violations de la loi, et
l’Inde, le Brésil de Iaroslavl, une pièce de théâtre était annulée sur les actes douteux d’un point de vue moral.
et l’Afrique du Sud, après dénonciation aux autorités. Ces activistes sont en outre persévérants, ils
ce groupe compte Dans notre pays, on assiste à un processus com- n’hésitent pas à faire du bruit, même lorsque les
désormais plexe, qui ne cesse de prendre de l’ampleur, qu’on responsables auraient préféré fermer les yeux.
10 membres, depuis pourrait qualifier de nationalisation de la classe En réalité, le monde de la culture néglige le
la récente adhésion créative, un phénomène identique à celui qui a facteur le plus important, à savoir que ce ne sont
de cinq États, dont touché, il y a quelques années, l’administration ni l’État ni les citoyens politiquement actifs qui
l’Iran et l’Arabie et les milieux d’affaires [sommés d’œuvrer pour jouent le rôle le plus important dans le phéno-
saoudite. les intérêts de la Russie ou d’exercer ailleurs]. mène actuel, mais la société russe et sa position.
Représentant près la
moitié de la population
mondiale et 27 % de
son PIB, cette union,
qui constitue une
priorité pour la
stratégie géopolitique
du Kremlin, “ouvrira
plus largement
ses portes au Sud
global”, annonce le
quotidien moscovite
Nezavissimaïa

PHOTOS NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES/MAGNUM PHOTOS

libéralisme local. Gazeta. L’État russe a
Il s’agira ensuite de reconnaître les limites de prévu plus
l’apport de l’occidentalisme aux questions poli- de “200 événements”
tiques internationales et à la compréhension de dans tous les
la Russie, avec ses priorités civilisationnelles et domaines, avec en
de grande puissance. Le conflit avec l’Ukraine point d’orgue la tenue
et ses soutiens occidentaux soulève déjà, dans du sommet des Brics
toute leur acuité, des questions insolubles à en octobre, dans la
partir des théories occidentales. Des change- ville de Kazan, en
ments dans le monde pourraient amener les Russie. “L’activité de la
occidentalistes russes à devenir plus sensibles Russie dans les affaires
aux réalités nationales. du monde va croître
—Andreï Tsygankov*, en 2024”, a assuré
publié le 7 décembre 2023 le président russe.

* Professeur de relations internationales à l’Université 27-8-2023. En bordure de la Moskova, avec le ministère de la défense en arrière-plan.
de San Francisco, Californie.
 Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
Disons que les libéraux en parlent, mais uni-
quement sur un ton méprisant, sur le mode
“notre peuple et son âme d’esclave”. Ce faisant,
ils continuent à commettre l’erreur fatale qui
nous a conduits à la situation où nous sommes.
Ces dernières années, notre société a pris
conscience qu’une frange très importante des
personnalités de la culture non seulement ne
l’aimait pas et ne la respectait pas, mais tout
bonnement la méprisait et la haïssait. Or, pen-
dant de nombreuses décennies, la société russe a
sincèrement aimé, respecté et même admiré ses
artistes. Écrivains, peintres, acteurs de théâtre
et de cinéma n’étaient pas seulement des lea-
ders d’opinion. Ils étaient vraiment perçus par
le plus grand nombre comme des références
morales, des consciences, des phares brillant
dans la nuit. Il est difficile, dans l’histoire de l’ef-
fondrement de l’URSS, de surestimer la contri-
bution de l’intelligentsia culturelle au climat
social de l’époque, ainsi que dans la tournure
que prirent les événements.
En perdant cet immense capital de sympathie,
la classe créative russe a commis une grave erreur,
qui aura sur elle un effet fatal. L’histoire de Boris
Akounine [exilé à Londres en 2014 après l’an-
nexion de la Crimée, il a pris publiquement posi-
tion pour Kiev dans le conflit russo-ukrainien ;
ses livres ont été retirés de la vente en Russie]
est une parfaite illustration de la transformation
qui s’est produite. Cet écrivain était très popu-
laire en Russie, avec d’énormes tirages et un très
large lectorat. En outre, Boris Akounine voulait
vraiment faire passer ses convictions auprès de
ses millions de lecteurs, influer sur les mentali-
tés. Mais ses efforts se sont révélés vains : aux
yeux de ses lecteurs, il n’est ni un ingénieur de
29-10-2022. Soirée masquée dans une boîte de nuit gay, à Moscou.
LA RUSSIE SELON POUTINE. 33
Dans sa suffisance et son
mépris de la “populace”, cette Les grands débats
coterie de vedettes a oublié
qui agitent la Russie
que le soutien du public
est le terreau des artistes. LA PRESSION NATALISTE
Dans son programme électoral, Vladimir
l’âme humaine ni un maître à penser, mais un Poutine a fait du redressement de la
simple littérateur qui a cessé d’être apprécié et natalité une priorité. Un projet national
a été rejeté. C’est dire ce que pourraient espérer baptisé “La famille”, parmi les mieux
des personnalités moins populaires, y compris dotés financièrement, a été précédé
Lioudmila Oulitskaïa, dans une telle situation. ces derniers mois, dans certaines
Le principal problème des artistes n’est pas de régions, de restrictions à l’accès
se voir, les uns après les autres, inexorablement à l’avortement et à la pilule abortive.
empêchés de gagner leur vie en Russie et sur le Les débats sur cette pression nataliste
compte de la Russie. En réalité, c’est encore pire. et les risques de recul du droit à l’IVG
L’amour et le soutien du public constituent le ont émaillé les pages des journaux. Les
terreau et les racines des artistes. Voilà ce que femmes “en ont marre” des exhortations
cette coterie de vedettes, dans sa suffisance et incessantes à faire des enfants, témoigne
son mépris de la “populace”, a oublié. une gynécologue dans le tabloïd
Aujourd’hui, la classe créative est purgée de SOURCE Moskovski Komsomolets : “La situation
ses éléments russophobes. Un processus assez actuelle du pays est instable, beaucoup
lent et non exempt de ratés. Mais l’issue de cette VZGLIAD d’hommes sont absents, la charge
lutte est certaine, dans la mesure où les créa- Moscou, Russie qui pèse sur les femmes est énorme :
teurs russophobes ont perdu leur atout maître, vzglyad.ru les appels à faire des enfants sont
l’amour et le respect du peuple. La classe créa- Proche du Kremlin tout simplement à côté de la plaque.”
tive ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Elle a et se positionnant Pendant ce temps, à la Douma, rapporte
longtemps et obstinément travaillé à obtenir ce comme un farouche le quotidien économique Kommersant,
résultat. Maintenant, elle récolte ce qu’elle a semé. défenseur des intérêts élus et médecins travaillent d’arrache-
—Irina Alksnis, de la Russie dans pied à l’élaboration du contenu d’un
publié le 6 février le monde, Vzgliad nouveau cours de “sciences familiales”
(qui signifie “regard” à l’école, afin que les élèves deviennent
ou “point de vue”) est “intolérants à l’absence de progéniture”.
* À la fin de décembre, la diffusion d’images d’une un site d’informations
soirée privée organisée par des vedettes du show- générales lancé LA “LIGNE DU PARTI”
business sur le thème “Presque nus” a fait scandale. en 2005. Depuis 2017, La Constitution de la Russie doit-elle être
le titre est passé modifiée pour y inscrire une idéologie
sous le contrôle d’État, s’interroge-t-on à la Douma, la
de l’Institut d’experts chambre basse du Parlement russe, et
pour la recherche dans les ministères. La loi fondamentale
sociale, associé russe interdit en effet depuis la chute
à l’administration du communisme qu’un parti politique
présidentielle russe. impose son idéologie aux autres.
Mais, relève Kommersant, les instances
“de la force [le Comité d’enquête fédéral,
les ministères de l’Intérieur et de la
Justice] militent ardemment pour
renforcer les outils de contrôle de tout
écart par rapport à la ligne du parti”.
Cette idéologie officielle pourrait
se fonder sur le décret présidentiel
énumérant les valeurs spirituelles
et morales propres à l’“État-civilisation
singulier” que constitue la Russie et
sur les “bases de l’État russe”, désormais
PHOTO NANNA HEITMANN/MAGNUM PHOTOS
enseignées dans toutes les universités.
Ce sont les deux viatiques élaborés
pour “la formation de l’identité, de la
citoyenneté et du patriotisme russes”,
portant “la vision du monde et les valeurs
de la civilisation russe”. En attendant
d’adapter la Constitution, les articles du
Code pénal sur les fake news, la critique
de l’armée et l’extrémisme, utilisés
contre les opposants, “se chargent
de faire rentrer la société dans le rang”.
34. À LA UNE Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

La répression des
dissidents s’intensifie
Si les autorités russes trouvaient encore, au début de l’invasion
de l’Ukraine, que leurs pouvoirs étaient limités par la loi, elles ont
aujourd’hui carte blanche pour réprimer avec une sévérité inouïe
le moindre signe de dissidence, souligne ce site russe en exil.

—Novaïa Gazeta Europe (Riga) militaire, à des bâtiments abritant des insti-
tutions de l’État ou toute chose pouvant être À la une

E
n 2022, les tribunaux ont condamné 22 per-
sonnes pour avoir tenu des propos antiguerre.
Selon l’ONG russe de défense des droits
humains OVD-Info, ce nombre est passé
à 144 en 2023, soit sept fois plus. Les chiffres
publiés par l’organisation montrent que les
procès pour des actes aussi minimes qu’une publi-
cation opposée à la guerre sur les réseaux sociaux
se soldent par des condamnations beaucoup plus
sévères qu’au début du conflit. En 2022, la majo-
rité des sanctions consistaient en des peines non
privatives de liberté. En 2023, près de la moitié
des accusés ont été condamnés à de la prison.
La durée moyenne des peines prononcées a éga-
lement augmenté : pour un message antiguerre,
elle est passée de trente-quatre mois de réclu-
sion en moyenne en 2022 à soixante-cinq mois
en 2023, soit presque le double.
Les lois sur l’extrémisme, le sabotage et le ter-
rorisme ont également été durcies et les peines
prévues pour ces actes alourdies. La définition du
sabotage a été élargie l’année dernière. Désormais,
mettre le feu à des bureaux de recrutement
Vu de l’étranger
Après Navalny, des craintes pour la vie
considérée comme faisant partie des infrastruc-
tures russes répond à la définition du sabotage.
Les responsables de ces crimes peuvent encou-
rir jusqu’à vingt ans de prison. Depuis 2022, la
peine maximale pour sabotage ou trahison a été
portée à la réclusion à perpétuité. Selon OVD-
Info, en 2023, 30 peines d’emprisonnement ont
été prononcées pour sabotage, incendie ou ten-
tative d’incendie de bureaux de recrutement
militaire. Au moins cinq procès pour sabotage
sont en cours dans le pays. En 2022, une seule UN REBOND
personne avait été condamnée pour sabotage, ÉCONOMIQUE
contre deux dans les six premiers mois de 2023. MALGRÉ
LES SANCTIONS
“Dans tous les domaines”. Valeria Vetochkina “Misons sur nous-
est avocate et travaille avec First Department, mêmes”, titrait fin 2023 19-1-2023. La police arrête une femme qui rend homm
une ONG qui lutte pour une plus grande trans- le magazine
parence et contre la persécution politique. Selon économique russe
elle, les peines ne sont pas devenues plus sévères Monocle, se félicitant
uniquement pour certaines infractions. “Nous des bons résultats “Aujourd’hui, les crimes
constatons une tendance accrue à la répression économiques de la visant les infrastructures
dans tous les domaines, pas seulement au niveau
des condamnations”, souligne-t-elle.
Russie malgré les
sanctions occidentales.
de transport sont souvent
“Notre unité et notre qualifiés de terrorisme.”
endurance ont produit UN ANCIEN AGENT DES FORCES DE L’ORDRE
une efficacité qui s’est S’EXPRIMANT SOUS COUVERT D’ANONYMAT
manifestée dans
de nombreuses Elle insiste sur le fait qu’une peine ne doit
sphères de notre vie jamais être considérée uniquement comme un

d’autres opposants emprisonnés

●●● Les soupçons qu’Alexeï Navalny,
l’adversaire politique le plus connu
de Vladimir Poutine, ait été tué sur ordre
du Kremlin suscitent des craintes quant
à la vie d’autres opposants emprisonnés,
alerte La Repubblica. Ancien conseiller
municipal de Moscou, Alexeï Gorinov,
62 ans, s’est exprimé contre la guerre
en Ukraine et a été par conséquent
condamné à sept ans de prison pour
‘fausses informations’”, relaie le quotidien
romain. Mikhaïl Barychnikov, un simple
retraité, a été condamné pour avoir
dénoncé sur Facebook des atrocités
commises par l’armée russe à Marioupol.
Artiste et militante politique de Saint-
Pétersbourg, Alexandra Skotchilenko
a été “condamnée en novembre 2023
à sept ans de prison pour avoir remplacé
dans un supermarché des étiquettes
de prix de produits avec des slogans
contre l’invasion”. Beaucoup plus connu,
le journaliste et réalisateur Vladimir
Kara-Mourza signe des articles depuis
une colonie pénitentiaire en Sibérie
pour The Washington Post. Derrière
ces quelques noms, prévient CBC News,
on compte “plus de 1 000 personnes
emprisonnées en Russie à la suite
de poursuites de nature politique”.
Entre-temps, loulia Navalnaïa, la veuve
de Navalny, a exhorté la population
à se joindre aux manifestations massives
prévues le jour des élections, le 17 mars.
– économique, militaire châtiment : “L’objectif d’une peine est de rétablir la
et politique”, exulte justice, de réhabiliter le condamné et d’empêcher la
le titre pro-Kremlin, récidive. Or plus une personne passe de temps en
qui pose le prochain prison, plus elle perd le contact avec la société et plus
défi du pays : elle risque de récidiver.” La peine de vingt-sept
“Parviendrons-nous ans de prison prononcée en janvier à l’encontre
à prendre possession de Daria Trepova, déclarée coupable de la mort
de notre marché du “correspondant de guerre” Vladlen Tatarski
intérieur ou le [un blogueur ultranationaliste], illustre cette
livrerons-nous aux tendance répressive. Daria Trepova a été incul-
pays asiatiques comme pée de trois chefs d’accusation : terrorisme, trafic
nous l’avons vendu d’engins explosifs et falsification de documents.
aux pays occidentaux Elle a été condamnée à dix-huit ans de prison
dans les années 2000 ? pour le premier, treize ans pour le deuxième et
Beaucoup dépendra deux ans pour le troisième. Ces peines seront
du choix que feront purgées en partie simultanément, mais Daria
nos élites.” Trepova passera au total vingt-sept années en
prison. Il s’agit de la plus longue peine infligée à
une femme dans l’histoire moderne de la Russie.
Selon un ancien agent des forces de l’ordre s’ex-
primant sous couvert d’anonymat, la tendance à
 Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
i rend hommage aux Ukrainiens tués par un bombardement russe à Dnipro.
l’alourdissement des peines de prison remonte
aux modifications apportées au Code pénal après
l’annexion de la Crimée en 2014. “Jusqu’alors, la
durée totale de la détention pour des crimes mul-
tiples ne dépassait généralement pas vingt-cinq ans.
Mais après l’annexion de la Crimée, les autorités,
craignant une augmentation des actes pouvant être
qualifiés de terrorisme, comme le sabotage ou les
attaques de grande envergure, ont décidé d’alour-
dir les sanctions.” “Les experts s’accordent sur le
fait qu’une personne restée en prison plus de cinq
ou six ans aura beaucoup de difficulté à se réinsérer
et risque fort de récidiver, ajoute-t-il. Des peines de
réclusion aussi dures ne servent donc qu’à punir.”
“Jusqu’en 2021, poursuit-il, il était rare que les
juges prononcent des peines longues, et il y avait
même eu une diminution des actes considérés
comme terroristes. Le nombre de peines plus lon-
gues a fortement augmenté à partir de 2022, après
que la Russie a lancé son invasion à grande échelle
de l’Ukraine. De plus, le système judiciaire qualifie
souvent aujourd’hui de sabotage ou de terrorisme
les crimes visant les infrastructures de transport,
où l’intention est d’endommager ou de détruire, et
non d’infliger des pertes massives de vies humaines.”
OVD-Info a conclu son rapport 2023 en prédi-
sant une poursuite de la ligne dure cette année,
parce que la guerre renforce le besoin du régime
de réprimer la dissidence.
—Mira Livadina,
publié le 21 février
LA RUSSIE SELON POUTINE. 35
En bref
Des épouses pour
la démobilisation
●●● Depuis l’automne 2023,
un mouvement d’épouses de mobilisés
russes, baptisé “Retour à la maison”
et emmené par une pédiatre de 35 ans,
Maria Andreeva, organise des actions
de protestation. Ces femmes dénoncent
le fait que leurs maris, mobilisés
depuis septembre 2022, ne bénéficient
d’aucune permission et n’ont aucune
PHOTO NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES/MAGNUM PHOTOS
visibilité quant à la date de fin
de leur mobilisation. À partir
de leur chaîne Telegram (15 000 abonnés),
elles lancent des pétitions, écrivent
des lettres aux députés. Depuis
le 9 décembre 2023, épouses et
activistes déposent tous les samedis
des fleurs sur la tombe du soldat inconnu
à Moscou et près des monuments
de la flamme éternelle dans d’autres
villes de Russie, ou mettent en place
des piquets individuels. Le 18 décembre,
ils ont “pour la première fois réclamé
à Vladimir Poutine d’arrêter la guerre,
d’entamer des négociations ou de partir
au front lui-même”, rapporte le site
interdit en Russie Aguentsvo.
Le 13 janvier, Maria Andreeva a
été brièvement arrêtée. Le 3 février,
le mouvement a marqué le 500e jour
depuis la “mobilisation partielle”
de 300 000 réservistes à la suite
des revers en Ukraine en 2022.
Deux cents personnes étaient présentes
au pied des murs du Kremlin et
30 ont été interpellées, relaie le site
russe en exil Novaïa Gazeta Europe.
SOURCE Mœurs
NOVAÏA GAZETA
EUROPE
sous surveillance
Riga, Russie ●●● Depuis le déclenchement de
novayagazeta.eu la guerre en Ukraine, le conservatisme
Ce site a été créé sociétal observable ces dernières années
en avril 2022 par une en Russie se double d’une exigence morale
partie de la rédaction qui condamne fermement toute
du journal d’opposition démonstration de frivolité, d’extravagance
Novaïa Gazeta, ou de libertinage. C’est dans ce climat
après la suspension puritain qu’a éclaté, le 21 décembre 2023,
de l’autorisation de un scandale national. Cette nuit-là,
paraître de ce dernier une célèbre blogueuse organisait une soirée
dans le contexte privée avec pour code vestimentaire
de la guerre en Ukraine. le mot d’ordre “presque nu”. Quand
Alimenté par ont été diffusées sur les réseaux sociaux
des journalistes exilés les photos des nombreuses personnalités
en Lettonie, il s’adresse de la télévision et du show-business
“aux Russes et à tous dans la tenue recommandée, les cercles
ceux qui ont besoin patriotiques ont dénoncé le supposé affront
d’une information fiable ainsi fait aux soldats russes en Ukraine.
et indépendante”.
L’affaire a eu un écho retentissant dans
la société. Les concerts de fin d’année
des artistes en question ont été
déprogrammés des salles et des chaînes
de télévision, et ils s’efforcent depuis
de laver cette “tache”. “Le système actuel,
des médias jusqu’aux instances juridiques,
policières et punitives, s’est mis en mode
police des mœurs”, a commenté
le quotidien Nezavissimaïa Gazeta.
La chasse
aux LGBTQI
●●● Le 30 novembre 2023, la Cour
suprême de Russie a classé comme
“organisation extrémiste” le “mouvement
international LGBT” et l’a interdit sur
le territoire russe. En vertu des lois russes,
une condamnation pour “activité
extrémiste” peut entraîner une peine allant
jusqu’à douze années de prison et une
amende pouvant atteindre 800 000 roubles
(8 000 euros). Comme le rappelle le site
Novyé Izvestia, à l’époque soviétique,
l’homosexualité était punie de cinq ans
de privation de liberté, soit une peine
“deux fois plus légère qu’aujourd’hui”. Cette
nouvelle loi entraînera “immanquablement
une nouvelle vague d’émigration”,
estiment les experts interrogés par le titre.
Pour les militants russes interrogés
par le site d’opposition en exil Meduza,
le bannissement du mouvement LGBT
aura pour conséquence une “augmentation
de la haine à l’égard de la communauté”.
Il pourrait également entraîner
la “persécution des personnes LGBT
pour le simple fait de leur existence”.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Devant la tombe d’Alexeï
Navalny à Moscou, les
retrouvailles de l’“autre Russie”
Plusieurs jours après son
enterrement, les Russes
continuent à se rendre
sur la tombe d’Alexeï Navalny,
dans un cimetière de la banlieue
de Moscou. Bravant la peur,
ils communient avec l’esprit
d’un homme qui leur enjoignait
de ne jamais “baisser la garde”.
36. À LA UNE
“LES ESPRITS
SONT
EMPOISONNÉS”
Le quotidien des citoyens
se trouve plus que jamais
refaçonné par Vladimir Poutine.
Cependant, discrètement,
des fissures lézardent l’apparente
unité de la société civile,
relève ce journal britannique.
—The Observer extraits (Londres)
E
n 2014, depuis leurs confortables loges VIP,
les dirigeants de la planète avaient pu voir
Irina Rodnina, ancienne star médaillée du
patin à glace, allumer la flamme olympique
et donner le coup d’envoi des Jeux olym-
piques d’hiver de Sotchi. La cérémonie
d’ouverture baignait dans la rhétorique tradi-
tionnelle de “paix et tolérance”, et était censée
servir de point culminant à la résurrection de
la Russie, Vladimir Poutine ayant choisi le soft
power pour éblouir le monde.
Dix ans plus tard, c’est de nouveau à Irina
Rodnina qu’a été confié le soin d’inaugurer un
événement sportif hivernal. Cette fois, elle a
tiré le coup de feu du départ tandis que des cen-
taines de skieurs russes, interdits de compéti-
tion en Occident, formaient un gigantesque Z
proguerre au début d’une épreuve de ski de fond
qui a lieu chaque année en banlieue de Moscou.
Ce contraste frappant est le reflet d’une décen-
nie durant laquelle Poutine a annexé la Crimée,
puis a déclenché, huit ans plus tard, le plus grand
conflit que l’Europe ait connu depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale. Et il a ouvert un
deuxième front dans son propre pays, où il attise
la ferveur nationaliste à l’aide d’un mélange de
nostalgie tant pour le passé impérial de la Russie
que pour l’époque soviétique. Se présentant
comme l’unique garant de la souveraineté et
des valeurs traditionnelles de la Russie, Poutine
s’est fermement positionné en tant qu’adver-
saire de l’Occident, qu’il qualifie de “satanique”.
Alors que la guerre entre dans sa troisième
année, le quotidien des Russes est refaçonné par
leur président à un rythme sans précédent. Les
enfants lisent des manuels d’histoire tout neufs
qui défendent l’invasion russe de l’Ukraine et
apprennent à manipuler des drones militaires.
Les anciens combattants, souvent des repris
de justice qui ont servi dans le groupe para-
militaire Wagner, se rendent dans les écoles
pour y prôner les “valeurs patriotiques”. Dans
les théâtres et les musées, autrefois au cœur
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
16-02-2023. Des écoliers visitent le musée de la Victoire.
d’une scène culturelle indépendante en efferves-
cence, les spectacles et les expositions critiques
sont censurés, des artistes et des directeurs se
retrouvent derrière les barreaux ou en exil [lire
p. 32-33]. Certains musées proposent des expo-
sitions où sont exhibés les effets personnels de
soldats ukrainiens tués au combat.
Sous la férule d’une Église orthodoxe milita-
riste, le Kremlin a quasiment interdit l’homo-
sexualité, et les citoyens peuvent être condamnés
pour avoir porté des boucles d’oreilles en forme
de grenouille, affiché des images d’arc-en-ciel ou
du drapeau LGBTQI. En décembre, à Moscou,
SOURCE dans le cadre d’une des manifestations les plus
ostensibles du retour de la Russie à des valeurs
THE OBSERVER conservatrices, les autorités ont sanctionné une
Londres, Royaume-Uni fête osée où se bousculaient les stars, preuve que
Hebdomadaire même pour ceux qui ont des relations, la liberté
136 600 ex. politique est désormais un luxe. Philipp Kirkorov,
observer.co.uk un des phares de la pop russe, a depuis entre-
Fondé en 1791, le plus pris une tournée d’expiation larmoyante et se
ancien des journaux produit devant les soldats en Ukraine occupée.
du dimanche est aussi
l’un des fleurons de
la presse britannique. “Beaucoup de gens
Il appartient depuis commencent à changer d’avis
1993 au même groupe à propos de l’opération
que le quotidien
The Guardian. militaire spéciale.”
Humaniste et Maria Andreeva, DIRIGEANTE OFFICIEUSE
proeuropéen, DU MOUVEMENT DES FEMMES DE SOLDATS
l’hebdomadaire trouve
grâce aux yeux des Selon les observateurs, les pressions exercées
électeurs travaillistes, par l’État ont engendré une atmosphère de peur
en particulier parmi et de dénonciation qui n’est pas sans rappeler
la classe moyenne les pires moments de la répression sous Joseph
supérieure. Staline. Un sondage récent indique que près de
30 % des Russes redouteraient d’exprimer leur
opinion au sujet de la guerre, même devant des
amis et des membres de leur famille.
“Nous avons été témoins d’un renforcement évident
du discours nationaliste et patriotique autour de
la guerre”, commente Denis Volkov, du Centre
Levada, un institut de sondages indépendant.
Il souligne que, selon les sondages, l’invasion
Août 2022. Sur un stand d
bénéficierait d’un large soutien auprès de la
population russe. Poutine a également mobi-
lisé les élites politiques et le monde des affaires,
dont beaucoup ont paniqué quand, durant les
premiers jours de l’invasion, leurs demeures sur
la Côte d’Azur [leur ont été interdites] et leurs
comptes en banque ont été gelés par l’Occi-
dent. “On a cessé de fantasmer sur l’avenir après
Poutine. C’est lui, notre réalité, et nous devons vivre
avec”, concède un homme d’affaires à Moscou.
Mais Poutine n’use pas que du bâton pour s’as-
surer le soutien des élites russes. Le président a
tenu la promesse qu’il avait faite aux riches et
aux puissants : restez avec moi et enrichissez-
vous. Le Kremlin a transformé le départ de cen-
taines d’entreprises occidentales en une aubaine
pour les élites qui lui sont loyales, et qui se sont
ruées pour faire main basse sur ces actifs allé-
chants à l’occasion d’un transfert de richesses
comparable à celui qui a eu lieu au lendemain
de la chute de l’Union soviétique.
La résistance de l’économie russe a permis à
Poutine de poursuivre la guerre en Ukraine tout
en offrant à ses concitoyens un large éventail
de produits de grande consommation. Grâce
à des “importations parallèles” via la Turquie
et le Kazakhstan, les Moscovites peuvent se
procurer les derniers gadgets technologiques.
À la veille de la présidentielle [du 15 au 17 mars]
qui devrait lui assurer six années de plus au
pouvoir, Poutine n’a pas d’adversaire digne de
ce nom. Sa victoire sera dépeinte comme la
preuve que l’opinion publique approuve l’inva-
sion, d’après Marat Gelman, un ancien conseil-
ler du président. Bien que Poutine ait déclaré
à des subordonnés en 2004 que n’importe qui
“pourrait devenir fou” au bout de sept années
aux commandes, son règne pourrait dépasser
même celui de Staline, qui a gouverné l’Union
soviétique pendant vingt-neuf ans.
Un avis que ne partage pas tout le monde. Tous
les week-ends, devant le Kremlin, des femmes,
peu nombreuses mais résolues, se rassemblent
pour réclamer le retour de leur mari, envoyé se
battre en Ukraine [lire p. 35]. “Il y a encore des gens
 Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
NOTRE SÉLECTION

Pour commander,
scannez le code QR

PHOTOS NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES/MAGNUM PHOTOS

Ou sinon rendez-vous sur notre site :
DANS NOS https://boutiquevpc.courrierinternational.com/
ARCHIVES
courrierinternational.com
Vivre avec
Au pouvoir depuis plus de vingt ans, l’intelligence
Vladimir Poutine a considérablement
transformé la société russe. artificielle
Courrier international lui a consacré En version numérique
de nombreuses unes pour décrypter Au-delà du phénomène
sa personnalité et la mécanique de ChatGPT, l’IA bouleverse
l’exercice de son pouvoir. Une sélection
déjà notre existence.
d’articles à retrouver sur notre site.
Une révolution
Sur un stand de tir dans un centre d’entraînement. Bâtir une Russie numérique décryptée
“redoutable” par la presse étrangère.
comme le fut l’URSS.
qui gobent la propagande de l’État. Mais beaucoup En 2018 déjà, à la veille 8,90 €*
commencent à changer d’avis à propos de l’opéra- de la présidentielle,
tion militaire spéciale”, déclare Maria Andreeva, le magazine russe
dirigeante officieuse du mouvement. Ce dernier Expert expliquait
s’est répandu ces derniers mois en Russie, et il
contredit l’image véhiculée par Poutine d’une
ainsi le projet politique du maître du
Kremlin : réaliser le projet de prospérité
Best Of 2023
société unie au nom de l’effort de guerre. qu’avait amorcé la perestroïka avant Existe en version papier
Et quand le Kremlin a flirté avec l’idée de le démantèlement de l’URSS. Or, dans et numérique
laisser Boris Nadejdine, candidat pacifiste peu un monde de compétitivité féroce, cela Retrouvez les articles
connu, se présenter à la présidentielle, des mil- ne va pas sans la puissance militaire. de la presse étrangère
liers de Russes ont fait la queue pour donner leur qui ont marqué l’année.
signature et soutenir cet homme politique qui Vladimir Poutine, Avec onze pages
n’avait guère de chance de l’emporter. “Beaucoup l’homme qui voulait de jeux conçues par
de gens désapprouvent ce qui est en train de se passer être tsar. Juste le magazine L’Éléphant.
et s’opposent à la guerre. Ils attendent seulement avant le début de
une occasion de manifester leur colère”, explique la guerre en Ukraine, à partir de
Grigori Ioudine, professeur de philosophie poli- nous avions publié
tique à l’École des hautes études en sciences éco- un dossier pour 5,90 €*
nomiques et sociales de Moscou, en revenant tenter de comprendre ce qui animait
sur l’appui dont a bénéficié Nadejdine, qui a vu le président russe. Sur le site Unherd,
sa candidature rejetée par la suite. Harald Malmgren décryptait la
Comme d’autres analystes, Ioudine considère personnalité du président russe à partir
que la “majorité silencieuse” des Russes rêve d’un
retour à la normalité d’avant-guerre et a choisi de
du souvenir de conversations qu’ils
avaient eues en 1992. Pour cet ancien
La bataille
fuir la réalité en ignorant pour l’essentiel l’évo- conseiller des présidents américains des langues
lution de la situation sur le champ de bataille. John F. Kennedy et Richard Nixon, Existe en version papier
“En apparence, la société est dominée par les voix le caractère de l’homme d’État était déjà
et numérique
bruyantes en faveur de la guerre, mais en réalité, perceptible. Et son parcours, prévisible.
elles sont minoritaires”, affirme-t-il. Un sondage La presse étrangère
récent laisse entrevoir que le pays serait fatigué En février 2023, décrit des langues
du conflit. Quand le Centre Levada a interrogé à l’occasion du premier en perpétuel mouvement,
les Russes sur ce qu’ils aimeraient demander anniversaire de la qui s’affrontent,
à Poutine, la question la plus populaire a été : guerre en Ukraine, s’effacent,
“Quand l’invasion de l’Ukraine prendra-t-elle fin ?” nous avions consacré ou se réinventent
Mais le Kremlin contrôle totalement les un dossier au président à partir de
en se mélangeant.
médias et l’éducation, et ses services de sécu- russe avec, entre
rité empiètent de plus en plus sur la vie privée autres, cet article : Une “perestroïka 5,90 €*
des gens, on peine donc encore à évaluer quelles à l’envers”. Dans les pages
seront les conséquences durables de la guerre. de la Frankfurter Allgemeine Zeitung,
Offre valable en France métropolitaine jusqu’au 31 juillet 2024,
“On dit constamment aux Russes comment penser, l’écrivain russe en exil Viktor Erofeev dans la limite des stocks disponibles.
ce qui a évidemment des effets. La propagande est expliquait alors que Poutine suit * Frais de port en sus en fonction du produit.
Réception chez vous environ une semaine après la prise
puissante, reconnaît Ioudine. Mais il est trop tôt un plan méthodique et réfléchi en compte de votre commande.
pour dire à quel point les esprits sont empoisonnés.” visant à démanteler les réformes Nos conditions générales de vente sont disponibles sur notre site Internet :
https://boutique.courrierinternational.com/cgv-co
—Pjotr Sauer, de l’après-guerre froide de Gorbatchev.
publié le 18 février
38.
tra n s-
versales.
économie
Le Sénégal ne
profite pas de
sa ruée vers l’or
Matières premières. Aux confins
du Mali et de la Guinée, la région
de Kédougou, la plus pauvre du pays,
regorge de mines aurifères. Enquête
sur une filière peu équitable.
—Le Temps, extraits (Genève)
A
u-delà de Niokolo-Koba,
plus grande réser ve
naturelle du Sénégal, la
route débouche sur la région de
Kédougou, aux frontières du Mali
et de la Guinée. Si vous n’avez pas
percuté un babouin ou un phaco-
chère en traversant la forêt, vous
arriverez à Mako, qui enjambe le
fleuve Gambie, en une dizaine
d’heures de trajet depuis Dakar.
Les files de camions-citernes
maliens et les véhicules évacuant
le matériel militaire des forces de
l’ONU expulsées du Mali sont der-
rière vous. L’horizon s’ouvre alors
sur un territoire grand comme un
tiers de la Suisse. Un territoire qui
regorge de ressources naturelles,
de minerais et où sont dissémi-
nées des centaines de mines d’or.
Une région où 70 % de la popu-
lation est pauvre, le taux le plus
élevé du pays. Et, ici, on com-
mence à trouver cela bizarre.
Contrairement à certains États
voisins, le Sénégal n’est pas un
grand pays aurifère. À Kédougou,
c’est pourtant une ruée vers l’or à
laquelle on assiste, alimentée par
un cours en hausse constante du
précieux métal considéré comme
une valeur refuge dans un monde
en crise. Une fièvre qui gagne
les grandes sociétés minières,
des Sénégalais de l’ouest et des
migrants. Les prospecteurs les
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
plus nombreux sont toutefois à 40 grammes, raconte Dembo équitable. La plupart des jeunes pré- d’un colloque sur les défis de
les agriculteurs locaux, conver- Semgoura, vingt-huit ans de fèrent travailler ici plutôt que dans l’industrialisation africaine :
tis par milliers à l’orpaillage dansmines, aujourd’hui vice-directeur les grandes sociétés. On gagne plus “Pourquoi la plupart de notre or
des petites mines traditionnelles. de l’association locale des orpail- d’argent. On vit bien.” Pour ces part-il en Suisse ? Vous êtes-vous
Organisées par les communau- leurs. À 35 000 francs CFA [envi- agriculteurs qui subsistaient en jamais demandé dans quelle condi-
tés villageoises, ces dernières ron 53 euros] le gramme, faites le autarcie, l’or est ce surplus qui tion il a été produit ? Pourquoi ne
se distinguent des mines indus- calcul.” Le prix a doublé en dix ans. permet de construire une maison l’affine-t-on pas au Sénégal ? Aidez-
trielles contrôlées par des multi- Cette doura de 150 hectares est en dur au lieu d’une case de pisé nous à créer des emplois !”
nationales, dont les clients sont active 24 heures sur 24, 7 jours sur ou d’acheter des habits.
souvent suisses. 7, et 365 jours par an, qu’il pleuve L’or “traditionnel” de Kédougou Marché noir. Atepa est une célé-
ou vente, gardée par des hommes est vendu à des comptoirs brité en Afrique. Face à l’explosion
Un travail de forçat. Il suffit armés. L’activité est suspendue maliens, les plus offrants. Il est démographique du continent, il
de quitter la route nationale, de uniquement pour les enterre- ensuite mélangé à d’autres flux s’alarme de voir les sociétés étran-
suivre une piste dans la savane ments. Il n’y a pas eu d’accident à Bamako et prend enfin la route gères continuer à prélever les res-
sur deux ou trois kilomètres pour mortel cette année, quelques bles- des Émirats arabes unis, Dubaï sources sans offrir de travail aux
tomber sur une mine tradition- sés dans des éboulements, c’est faisant office de grande lessiveuse Africains. Avec pour corollaire
nelle. Comme à Ngari, où Dembo tout. Pour atteindre le filon, cer- pour l’Afrique. L’ONG Swissaid, un appauvrissement et un exode
Semgoura donne rendez-vous à tains puits descendent à 20 ou qui a produit un rapport sur l’or des populations. Une recette per-
l’entrée du village, “sous le grand 30 mètres. Un travail de forçat industriel africain en début d’an- dante pour tous, prédit-il, si de
baobab” comme indi- pour prélever “parfois née, estime la production tra- nouveaux partenariats ne sont
qué par WhatsApp, huit sacs de terre, parfois ditionnelle d’or de Kédougou pas mis en place. La pression
pour visiter une doura, de 40 à 50, pour récu- à 4,3 tonnes, soit l’équivalent migratoire sur l’Europe et les
un site d’extraction. pérer 2 grammes d’or”. d’environ 250 millions de francs putschs en Afrique seraient les
Au bout de la piste REPORTAGE L’autre danger dans [265 millions d’euros]. Mais pour symptômes d’un déséquilibre
qui nous y mène, on les villages, en bout de découvrir l’essentiel de la pro- grandissant.
poursuit à pied dans la forêt pour chaîne, est l’usage du mercure et duction d’or de Kédougou, l’or Selon le Club des investisseurs
enfin découvrir une immense du cyanure pour décanter l’or. industriel, il faut prendre d’autres sénégalais, présidé par Atepa,
clairière trouée de toutes parts. Cette mine formelle, c’est-à- chemins, non moins tortueux. sur les 16,2 tonnes d’or extraites
Comme si elle venait de subir dire cadastrée et organisée par Genève, 15 septembre 2023. industriellement au Sénégal en
un bombardement. Une soixan- la communauté, est dite “semi- Dans un amphithéâtre de l’uni- 2022, 66 % ont été exportées
taine d’orpailleurs creusent la mécanisée”. Des machines versité, l’architecte et homme d’af- vers la Suisse, soit 11 tonnes.
terre rouge à la main, à coups de chinoises pour concasser la faires sénégalais Pierre Goudiaby, L’ensemble de cette production
pioche, par 32 °C. Des Maliens, roche et la terre, appelées les “cra- alias Atepa, harangue l’auditoire équivaut à 818 millions de francs
des Guinéens, des Togolais, des cheurs”, sont utilisées par des [867 millions d’euros]. En quoi
Ivoiriens complètent l’équipe Burkinabè, salariés par le village. Pour les agriculteurs, le Sénégal en profite-t-il ? “Un
villageoise. Beaucoup de mines, toutefois, quota de 100 kilos était prévu pour
“C’est du 22,6 carats. Une restent manuelles et clandestines. l’or est ce surplus qui les bijoutiers sénégalais. Ils ne le
bonne qualité. Le plus gros mor- Dembo Semgoura explique : “On permet de construire voient malheureusement jamais. Ils
ceau qu’on ait trouvé faisait de 30 se répartit les découvertes de façon une maison en dur. sont obligés de passer par le marché

noir”, indique une note du club
consacrée à l’industrie aurifère.
Lorsque l’on retrouve Atepa dans
ses bureaux de Dakar en bordure
d’océan, début octobre [2023], il
suggère d’aller voir “ces hommes
qui travaillent dans l’or et vivent
dans les ordures”.
En ville de Kédougou, vous
avez le choix entre l’Auberge
Obama, jouxtant la caserne mili-
taire, et l’Hôtel des Palmiers sur
les berges du fleuve Gambie. À
6 heures du matin, vous pour-
riez être réveillé par des conver-
sations et des cris qui ne sont
pas du wolof, du malinké ou une
autre langue locale, mais un dia-
lecte chinois. L’hôtel brasse un
monde interlope entièrement
occupé à la prospection minière.
Ce matin-là, des aventuriers de
Wuhan affrètent trois 4 × 4,
pleins à craquer de matériel,
pour prendre la direction de la
frontière malienne. “On cherche.
Mais il n’y a pas grand-chose”,
raconte l’un d’eux.
La Chine est le premier produc-
teur d’or du monde et le deuxième
importateur derrière la Suisse. Ses
besoins paraissent sans limites.
À Kédougou, ce ne sont pas de
grandes sociétés chinoises qui
creusent mais des petites équipes
qui privilégient le secteur infor-
mel. Elles sont accusées de dra-
guer le lit du fleuve Falémé, qui
trace la frontière avec le Mali,
← À Ngari, dans la région de Kédougou,
beaucoup de mines d’or ne sont pas mécanisées
et sont clandestines. Photo Frédéric Koller/Le Temps
et dont la pollution au mercure
devient alarmante. Leurs prélè-
vements n’entrent sans doute pas
dans les statistiques. Plusieurs
de ces Chinois ont été arrêtés ces
dernières années pour activités
illégales.
Deux multinationales opèrent
à Kédougou. L’australien Resolute
Mining à Mako et l’anglo-canadien
Endeavour à Sabodala. Resolute
Mining exportait de l’or vers la
Suisse jusqu’en 2019 à destina-
tion de l’affineur MKS PAMP, à
Genève. L’an dernier, ses 4 tonnes
de production ont pris la direction
de l’Australie. Son activité est en
pleine expansion, y compris dans
le parc national, pourtant inscrit
au patrimoine de l’Unesco.
Resolute Mining a créé quelques
centaines d’emplois. Bien moins
qu’escompté. Alors le méconten-
tement contre les empiètements
de la société, soutenue par l’État,
prend parfois la forme d’émeutes.
Comme à Tomboronkoto en juillet
dernier. Quand des sous-traitants
de l’entreprise sont venus faire
des sondages dans le périmètre
du village, les jeunes se sont rebel-
lés. “Nous les avons repoussés en
lançant des pierres. Les forces de
l’ordre sont alors intervenues avec
les gaz lacrymogènes et ont mis le
feu à plusieurs cases du village,
témoigne Sambo, 23 ans. Ils ont
brûlé les animaux, les moutons, les
chiens, des motos.” Une quinzaine
de villageois ont été arrêtés.
Les m ines industr ielles
empiètent sur les mines tradi-
tionnelles. “L’or, c’est notre richesse,
explique Dramé Mamadou, le pré-
sident des orpailleurs tradition-
nels de Tomboronkoto. Mais elle
COURRIER INTERNATIONAL
Dakar
SÉNÉGAL
GAMBIE
GUINÉE-
Océan BISSAU
Atlantique
Parc national du Niokolo-Koba
s’épuise. Quand il n’y aura plus d’or,
les entreprises quitteront le pays et
nous resterons des agriculteurs.
Mais si nous n’avons plus de terre,
à quoi bon?”
Pour obtenir des périmètres
d’exploitation, les sociétés
minières négocient avec le minis-
tère des Mines. “Il y a beaucoup
de dessous-de-table”, raconte Daffé
Balla Moussa, un ancien employé
de Resolute Mining, licencié pour
ses activités syndicales, qui lui ont
valu trois mois de prison. “Si les
migrants n’ont plus de travail dans
les mines traditionnelles, ils se trans-
forment en coupeurs de route, en
bandits, ils vous dépouillent. Cela
fait penser au Mali. C’est un peu
le Far West.”
“Pourquoi notre or
part-il en Suisse?
Aidez-nous à créer
des emplois!”
Pierre Goudiaby, HOMME
D’AFFAIRES SÉNÉGALAIS
Dans son bureau de Kédougou,
Dialiba Tandian dirige l’antenne
locale de la coalition “Publiez ce
que vous payez”, une organisation
londonienne qui milite pour la
transparence de l’industrie d’ex-
traction. “En ce moment, les ten-
sions sont maximales, car on ne voit
pas les bénéfices espérés. L’État et les
entreprises font miroiter la création
de nombreux postes de travail, bien
rémunérés. On reste très en deçà
des attentes. L’orpaillage tradition-
nel off re dix fois plus d’emplois.”
Le militant dénonce la concur-
rence et les répercussions mas-
sives sur l’environnement des
MAURITANIE
Région de
Kédougou
MALI
Sabodala
Gam Khossanto
bie Mako
Ngari Kédougou
GUINÉE
100 km
Principales exploitations minières
TRANSVERSALES.
mines industrielles : dégrada-
tion des terres arables, pollution
de l’eau, augmentation des mala-
dies respiratoires, cardiaques et
diarrhéiques.
Pour rejoindre le plus grand
complexe minier de Kédougou,
le site de Sabodala, il faut comp-
ter trois heures de route vers le
nord, dont 100 kilomètres d’une
piste défoncée par le passage des
camions d’Endeavour. La direc-
tion locale de la société anglo-
canadienne indique qu’elle n’est
pas en mesure d’ouvrir l’accès
de son site à un journaliste dans
un délai de quelques jours. Nous
nous y rendons tout de même
pour rencontrer des employés
désireux de témoigner.
Au fil des kilomètres, l’expan-
sion des villages atteste d’une
explosion des populations en
quête de fortune. Puis on tra-
verse Khossanto, une petite ville
où deux manifestants ont été tués
le 11 septembre dernier, le fils du
maire et un orpailleur burkinabè.
Les habitants s’étaient révoltés
contre un arrêté du préfet chan-
geant les règles du recrutement
pour l’embauche à Sabodala.
Après avoir longé les montagnes
de minerais excavés et croisé
quelques camions géants, nous
entrons dans la cité ouvrière de
Sabodala construite par l’entre-
prise en remplacement des vil-
lages rasés pour faire place au
principal site d’extraction d’or du
Sénégal. “Tous les visiteurs doivent
s’annoncer au bureau principal”,
informe un panneau recouvert
par les herbes hautes. Depuis
le château d’eau planté sur une
colline, on peut observer l’ur-
banisation en damier de ce qui
ressemble à une colonie avec sa
grande place, les bâtiments de
la mairie, de la gendarmerie, de
la santé, les écoles, la mosquée,
une épicerie, des potagers et un
centre d’accueil. Ils s’alignent le
long de larges rues surmontées
de poteaux électriques.
Sous la condition de rester ano-
nymes, des mineurs racontent
leur quotidien. En fait, ce ne sont
plus des mineurs mais des chauf-
feurs de camions, de pelleteuses,
d’excavatrices, de presses, de cra-
cheuses. Tout est mécanisé. Ce
sont aussi des cuisiniers, des plon-
geurs, des gardes. Les cadres ne
sont pas de la région. Un opéra-
teur expérimenté peut gagner de
700 à 1000 francs par mois [de
740 à 1 060 euros]. “C’est bien,
39
raconte l’un d’eux. C’est aussi très
dangereux. On descend jusqu’à
300 mètres de profondeur. Certains
estiment que ce n’est pas assez payé
par rapport aux risques.”
On ne plaisante pas avec la
sécurité des employés. Il n’y a eu
qu’un mort, en 2017, et quelques
blessés. Pour la sécurité de l’en-
treprise, ces mêmes employés
sont cantonnés dans un camp
durant leur temps de travail. À
Sabodala comme à Mako, on tra-
vaille douze heures d’affilée, une
semaine de jour, une semaine de
nuit, suivies d’une semaine de
repos. Au bout de douze mois, il
y a un mois de congé.
Et après ? “Il y a ceux qui pré-
fèrent travailler pour l’entreprise et
ceux qui préfèrent rester des orpail-
leurs traditionnels. Il y a du bon et
des inconvénients, note un autre
employé. Si nos conditions pou-
vaient être plus favorables, cela nous
ferait plaisir.” Les nouvelles mai-
sons sont modernes, spacieuses,
fonctionnelles. Mais tous les habi-
tants des villages détruits n’en
ont pas profité. Et des vices de
construction ont retardé leur uti-
lisation, dénoncent leurs occu-
pants. On s’interroge aussi sur
ce qu’il adviendra dans quinze
ans, lorsque Endeavour aura
épuisé le filon, selon les dernières
évaluations.
En quittant la cité minière de
Sabodala, trois autostoppeuses
profitent de notre véhicule pour
faire un bout de chemin. Aida,
Maimouna et Veronica sont des
lycéennes qui regrettent leur
ancien village, sa petite place, le
puits central, la vie de famille.
“Avant, c’était Paris, maintenant,
c’est le Mali”, dit l’une. L’avenir ?
Les bons postes sont réservés
aux étrangers, de Dakar ou
d’Europe. Une autre affi rme :
“Vous, les Blancs, vous nous avez
tout pris. Un jour, on partira au
Canada, en France ou en Suisse
pour trouver du travail.”
Quant aux 11 tonnes d’or
extraites de Sabodala, personne
ici ne sait où elles partent. La
rumeur raconte que le jet qui
atterrit une fois par semaine sur
la piste privée de la compagnie
les emporte à l’étranger. Tout au
long des 2000 kilomètres de ce
périple, personne n’a évoqué la
Suisse. C’est pourtant à Neuchâtel
qu’on retrouve leur trace.
—Frédéric Koller,
publié le 3 janvier
40. TRANSVERSALES
SCIENCES
Une diversité source
de découvertes
Génétique. Basé sur une population variée,
le programme All of Us corrige nos connaissances
erronées sur nos gènes et leurs effets sur la santé.
—El Pais (Madrid)
I
l y a une dizaine d’années,
nombreux sont ceux qui
ont reçu un diagnostic ter-
rifiant : ils présentaient des muta-
tions génétiques augmentant le
risque d’épaississement du muscle
cardiaque, qui peut provoquer une
mort subite.
La bonne nouvelle, précise
aujourd’hui le médecin améri-
cain Alexander Bick, c’est que
c’était faux. Le test, qui reposait
sur les données génétiques de
patients blancs, se trompait. Pour
ces personnes de couleur noire
[dont le diagnostic était erroné],
les mutations en question sont en
fait bénignes.
Alexander Bick et son équipe
de l’université Vanderbilt, à
Nashville, aux États-Unis, ont
permis une avancée considérable
dans la correction de ces erreurs
en publiant un ensemble de près de
250 000 génomes complets, cor-
respondant, pour la grande majo-
rité, à des groupes de population
généralement ignorés par ce type
d’études. “C’est une mine d’or pour
comprendre les liens entre génétique
et santé”, se réjouit le chercheur.
L’initiative fait partie du pro-
gramme de recherche All of Us
(“Nous tous”), mené par les
National Institutes of Health
(NIH, Instituts nationaux de
la santé), qui a pour objectif de
séquencer le génome de plus de
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
1 million d’États-Uniens. Près de
la moitié des 250 000 génomes
séquencés à ce jour appar-
tiennent à des personnes issues
de “groupes raciaux et ethniques
sous-représentés”.
En outre, un quart provient de
volontaires vivant sous le seuil de
pauvreté. Un autre quart de per-
sonnes de plus de 65 ans. L’analyse
de ces données inédites a déjà
révélé l’existence de 275 mil-
lions de variants inconnus. “Et
chacun ouvre de nouvelles pistes
de compréhension et de traitement
pour quelques-unes des maladies
les plus problématiques”, explique
Alexander Bick.
Mutation bénéfique. Ainsi,
dans son propre laboratoire,
son équipe a réussi à identifier
une mutation qui protège de la
maladie rénale chronique asso-
ciée au gène APOL1, dont l’inci-
dence est plus importante chez
les personnes ayant des ancêtres
africains. “La combinaison des
mutations qui causent la maladie
et de celles qui confèrent une pro-
tection est rare, puisqu’on la trouve
chez moins de 1 Africain-Américain
sur 200, rappelle Alexander Bick.
Pour démêler cet ensemble extrême-
ment compliqué, il est crucial d’avoir
à disposition des bases de données
très vastes, pas seulement diverses.”
Les NIH ont commencé à recru-
ter des volontaires en 2018 avec
pour objectif d’obtenir une diver-
sité plus grande que d’autres pro-
jets existants, comme la Biobank
du Royaume-Uni. “Nous savons
que l’ADN est l’un des nombreux
facteurs qui interviennent dans la
santé. Il y a aussi des facteurs sociaux,
comme la pauvreté. Or, par le passé,
les participants aux études étaient
souvent issus de la classe moyenne,
d’où la difficulté à comprendre l’in-
teraction entre facteurs sociaux et
facteurs génétiques”, explique le
chercheur. Ses résultats ont été
publiés le 19 février dans la pres-
tigieuse revue scientifique Nature.
Eliseo Pérez-Stable dirige l’Ins-
titut national sur la santé et les iné-
galités sociales de santé chez les
minorités (NIMHD), à Bethesda
[aux États-Unis], qui a pour but
d’“améliorer la santé des minorités
et des populations défavorisées”. Il
rappelle le manque de diversité
qui a longtemps caractérisé la
recherche sur le génome : plus de
90 % des études portaient sur des
populations d’origine européenne.
Eliseo Pérez-Stable prend pour
exemple le clopidogrel, utilisé pour
prévenir la formation de caillots
sanguins chez des patients ayant
des antécédents de crise cardiaque
ou d’accident vasculaire cérébral,
ou présentant des problèmes de
circulation dans les bras et les
jambes. “Le clopidogrel ne fonc-
tionne pas chez les patients présen-
tant une certaine mutation génétique
qui affecte la réponse biologique au
médicament. Ainsi, la plupart des
individus originaires d’Hawaii et
des îles du Pacifique sont résistants
au clopidogrel, qui n’a pas sur eux
l’effet escompté”, explique le méde-
cin d’origine cubaine. Il y a trois
ans, les laboratoires Bristol Myers
Squibb et Sanofi ont été condam-
nés par la justice à payer près
de 800 millions d’euros à l’État
d’Hawaii pour avoir commercia-
lisé le clopidogrel dans l’archipel
“en sachant qu’il était inefficace sur
nombre de patients”, selon le minis-
tère de la Justice.
“La plupart des
individus originaires
des îles du Pacifique
sont résistants
au clopidogrel.”
Eliseo Pérez-Stable,
CHERCHEUR
L’ouverture des analyses géné-
tiques à des populations plus
hétérogènes a permis de grandes
découvertes scientifiques, sou-
ligne Eliseo Pérez-Stable. Il a lui-
même contribué, en 2014, à une
étude qui a identifié une mutation
spécifique dont sont porteuses
uniquement les femmes latino-
américaines ayant des ancêtres
autochtones, qui diminue de 60 %
le risque de cancer du sein.
Les derniers médicaments qui
diminuent le taux de “mauvais”
cholestérol ont été découverts
grâce à une famille africaine-amé-
ricaine ayant une cholestérolé-
mie très basse, ajoute-t-il. Helen
Hobbs et son équipe de l’univer-
sité du Texas, aux États-Unis, les
ont mis au point dans l’idée de
reproduire l’effet produit chez les
membres de cette famille.
Si l’on se représente l’ADN
comme une suite de lettres
chimiques portant les instruc-
tions du fonctionnement d’un
organisme, certaines modifi-
cations de la séquence d’ADN
sont comme des accents sur
ces lettres, capables de chan-
ger le message et d’entraîner de
↙ Dessin de Mikel Casal paru
dans El Correo, Bilbao.
Un graphique
douteux
●●● Les résultats
du programme américain
All of Us, consistant
à séquencer le génome
de milliers de personnes,
ont déjà donné lieu
à plusieurs publications
scientifiques. Mais l’une
d’entre elles fait grincer
des dents. Parue dans
Nature le 19 février,
elle contient un graphique
qui pourrait induire
certains lecteurs
en erreur et renforcer
des penchants racistes.
“Pour un non-spécialiste,
le graphique montre
plusieurs taches
de couleur distinctes
qui pourraient être
interprétées à tort comme
une démonstration de
l’essentialisme génétique,
cette pseudoscience qui
affirme que les groupes
raciaux ou ethniques
forment des catégories
génétiques distinctes
et que les individus
de ces groupes
seraient génétiquement
semblables”, détaille,
dans un article grand
public de Nature, Ewan
Birney, directeur adjoint
du Laboratoire européen
de biologie moléculaire,
près de Cambridge. Or,
précise Alexander Bick,
chercheur à l’université
Vanderbilt, qui cosigne
l’étude, c’est précisément
le contraire que montrent
les données. “Notre
analyse réaffirme que
la répartition des êtres
humains en races
et en ethnies est une
construction sociale sans
le moindre fondement
génétique”, martèle-t-il.
grands chambardements, comme
le cancer. Les conditions de vie,
la pauvreté notamment, insiste
Eliseo Pérez-Stable, peuvent être
la cause de ces modifications :
“Peu d’études sont capables de le
montrer, et c’est le cas de celle-ci.”
—Manuel Ansede,
publié le 19 février
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
Dans le cerveau
des ados
Neurobiologie. Le cerveau des adolescents
les pousse à explorer de nouveaux territoires
et à rencontrer les autres.
—New Scientist (Londres)
Q
ui sont vraiment les ados ?
Ils ont la réputation d’être
pénibles, égoïstes et irres-
ponsables, mais ces stéréotypes
sont forcément réducteurs. La
plupart des autres animaux, y
compris les primates les plus
proches de nous, quittent le nid
dès la fin de la puberté et ne
connaissent pas l’adolescence
prolongée propre à notre espèce.
Pourquoi les humains ont-ils
évolué ainsi ? Si l’on regarde de
plus près le cerveau des ados,
on peut en déduire que l’adoles-
cence présente probablement un
avantage sélectif caché.
Très doués. Au cours de
ces vingt dernières années,
la recherche a montré que le
cortex cérébral, la région du
cerveau qui joue un rôle cen-
tral dans les fonctions cogni-
tives, continue de se développer
jusqu’à l’âge de 25 ans, alors que
les zones sensibles aux récom-
penses – comme le striatum
ventral – fonctionnent à plein
rendement autour de l’âge de
15 ans. Cela a alimenté l’hypo-
thèse selon laquelle le cerveau de
l’adolescent serait déséquilibré,
avec un système de récompense
hyperactif qui engendrerait des
prises de décisions farfelues et
dangereuses.
Les premières études sur les
performances cognitives allaient
dans ce sens. “Parfois les adoles-
cents réalisaient une tâche cor-
rectement, et parfois non. C’était
confus”, explique Eveline Crone,
de l’université de Leyde, aux
Pays-Bas. Mais des recherches
plus récentes montrent que les
adolescents peuvent se montrer
très doués – pour peu qu’on leur
confie une tâche leur permet-
tant de montrer leurs capacités.
En 2022, par exemple, Linda
Wilbrecht, de l’université de
Californie à Berkeley, et ses collè-
gues ont fait participer 291 volon-
taires, âgés de 8 à 30 ans, à un jeu
sur ordinateur où ils devaient
deviner laquelle de deux boîtes
contenait une pièce d’or. Au
départ, la pièce apparaissait sur-
tout dans une boîte et ensuite,
après un nombre aléatoire de devi-
nettes, elle commençait surtout
à apparaître dans l’autre boîte,
avant de repasser dans l’autre.
Pour gagner, il fallait décider
quel était le meilleur moment
pour préférer une boîte à une
autre. Et loin de prendre de mau-
vaises décisions, les adolescents
ont remporté le test haut la main
et récolté plus de pièces que les
participants plus jeunes ou plus
âgés. Les ados montrent des apti-
tudes similaires lors de tâches
de recherche de nourriture, où
il faut choisir entre exploiter
un lopin de terre ou explorer
des pâturages potentiellement
plus nourriciers.
“Nous avons tendance à déduire
que les adolescents font mieux que
les adultes dans des conditions qui
sont plus incertaines ou aléatoires”,
indique Linda Wilbrecht. Dans
ces circonstances, les adolescents
sont apparemment plus disposés
à essayer de nouvelles solutions,
ce qui leur fournit des informa-
tions pour adapter au mieux leur
manière d’agir dans le futur.
Nouvelles solutions. Comme
des comportements similaires
ont été observés chez d’autres
espèces, y compris les primates
les plus proches de nous, on pense
qu’ils sont le fruit de l’évolution.
Quand les animaux font leur tran-
sition vers l’âge adulte et l’indé-
pendance, ils doivent acquérir de
nouvelles compétences, quitter
leur lieu de naissance et découvrir
de nouveaux environnements.
Lors de cette période incertaine,
il est payant d’explorer de nou-
velles solutions, et les animaux
qui font cela ont plus de chance
de transmettre leurs gènes à la
génération suivante.
Curieusement, un compor-
tement plus optimal dans ces
conditions serait lié à une plus
grande activité des centres de
récompense du cerveau, qui
étaient auparavant considérés
comme dysfonctionnels chez
les adolescents.
Des recherches menées sur des
macaques rhésus, par exemple,
ont montré que l’activité du stria-
tum ventral et de l’amygdale
– deux éléments du système de
récompense du cerveau – est
essentielle pour décider d’ex-
plorer ou non un nouveau terri-
toire lors de tâches de recherche
de nourriture.
L’activité dans le striatum ven-
tral est également associée à un
meilleur apprentissage chez les
adolescents que chez les enfants,
car la récompense envoie un
signal au cortex cérébral, qui
renforce ou élague les voies de
TRANSVERSALES.
↙ Dessin de Bénédicte paru
dans 24 Heures, Lausanne.
communication neuronales afin
d’optimiser le comportement.
Linda Wilbrecht explique : “Le
cerveau de l’adolescent est conçu
pour explorer, découvrir et connec-
ter.” Et de préciser : “Quand je
dis connecter, c’est au sens littéral,
parce que les neurones s’étendent et
forment de nouvelles connexions. Et
nous avons besoin d’abord d’expé-
rimenter pour que le cerveau sache
quelles connexions conserver.”
“Les adolescents font
mieux que les adultes
dans des conditions
plus incertaines
ou aléatoires.”
Linda Wilbrecht, CHERCHEUSE
À L’UNIVERSITÉ DE CALIFORNIE
Plus surprenant peut-être,
cette optimisation du cerveau
adolescent s’étend également
à l’expérience des relations
sociales. Ces dernières années,
il est apparu clairement que le
striatum ventral était très actif
lors d’un travail en commun avec
d’autres personnes. Cette acti-
vité est encore plus importante
chez les adolescents que chez
les adultes et les enfants lors de
tâches collaboratives.
“Ces situations de vie en société
dépendent du même réseau neuro-
nal qui est si sensible chez les ado-
lescents, explique Eveline Crone.
Il est donc fort probable que le cer-
veau en plein développement de
l’adolescent soit bien plus capable
d’adaptation en matière de rela-
tions sociales que nous le pensions.”
—Tom Leslie,
publié le 20 février
SOURCE
NEW SCIENTIST
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire, 84 215 ex.
newscientist.com
Stimulant, soucieux d’écologie
et bon vulgarisateur, New
Scientist est l’un des meilleurs
magazines d’information
scientifique du monde.
Créé en 1956, il s’intéresse
particulièrement aux
développements scientifiques
et technologiques dans le
domaine de l’environnement
comme dans celui de l’industrie
ou, plus simplement,
dans la vie quotidienne.
41
En bref
L’anthropocène
n’est pas encore là
GÉOLOGIE — Ma rquée pa r
l’empreinte des humains, notre
planète est-elle entrée dans une
nouvelle ère géologique, l’anthro-
pocène ? “Pas encore”, a finale-
ment décidé, à une large majorité,
un comité d’une vingtaine de
chercheurs “après un débat qui
a duré près de quinze ans”, relate
The New York Times. Le résultat
de ce vote devait constituer la
première étape d’une reconnais-
sance officielle de cette nouvelle
ère par l’Union internationale
des sciences géologiques. C’est
l’époque retenue, “le milieu du
xxe siècle, lorsque les essais de
bombes nucléaires ont répandu des
retombées radioactives à travers le
monde”, qui semble avoir mené
au rejet car elle est, aux yeux du
groupe de travail, trop récente
et trop restrictive. Cela ne signi-
fie nullement que les humains
ne sont pas en train de changer
la planète, souligne le journal
américain.
Un océan sur une
planète lointaine
ASTRONOMIE — Deux fois plus
grosse que la Terre et située
à environ 70 années-lumière
de notre planète, l’exoplanète
TOI-270 d est l’objet de toutes les
attentions : elle serait entièrement
recouverte d’un océan. C’est en
tout cas ce que suggère l’inter-
prétation récente de données
du télescope James-Webb. “La
température de l’eau de cet océan
pourrait atteindre 100 °C, même
plus”, assure dans The Guardian
Nikku Madhusudhan, qui a piloté
l’étude parue dans Astronomy and
Astrophysics Letters. “À une pres-
sion atmosphérique élevée, un océan
pourrait toujours être liquide à cette
température”, éclaire le quotidien.
Mais, à partir d’observations
complémentaires, des astro-
nomes de l’université de Montréal
remettent en question cette
conclusion. Selon eux, la tem-
pérature (qui pourrait atteindre
4 000 °C) est trop élevée pour
que l’eau reste liquide. Elle serait
en fait dans un “état supercritique,
où la distinction entre liquide et gaz
devient floue”.
 Carnet Partenaire

EN BREF OFFICE INTERNATIONAL

DE L'EAU : PARTAGER DES
1991 SOLUTIONS POUR UNE
MEILLEURE GESTION DE L'EAU
 Création de l’OiEau,
association à but
non lucratif, reconnue
d’utilité publique, qui
met en œuvre des projets
adaptés à chaque Alors que les effets du changement climatique et les événements
contexte en France, météorologiques extrêmes sont désormais de plus en plus prégnants,
en Europe et dans le reste
du monde au service la préservation de la ressource hydrique et l’accès de tous à l’eau sont plus que
d’une grande variété jamais des priorités. Depuis plus de trente ans, l’Office International de l’Eau
de clients et partenaires
publics et privés, en (OiEau) plaide et agit pour la préservation et la gestion responsable des
toute indépendance ressources en eau. L’association assure une mission globale de formation,
de coordination et de promotion des bonnes pratiques ainsi que la production
2022 d’outils innovants d’aide à la décision pour relever les défis contemporains liés
 agrément “Protection à l’eau. De la gestion intégrée des ressources à l’amélioration des performances
de l’environnement” des services d’eau et d’assainissement en passant par la réutilisation des eaux
usées et les solutions fondées sur la nature, les pistes sont nombreuses
pour mieux gérer l’eau en France et dans le monde.
4
domaines d'expertise
complémentaires :
 la formation continue et
l’ingénierie pédagogique ;
 l’appui institutionnel et
technique - la coopération ;
 la valorisation des Les actions de L'OiEau couvrent l'ensemble du cycle de l'eau
données et des systèmes
d’information ;
INFOGRAPHIE © ELENABSL/SHUTTERSTOCK ET LILIKLIK

 l’animation et
le développement
des réseaux d’acteurs. PRÉCIPITATION

ÉVAPORATION

150
collaborateurs
 répartis sur 4 sites
en France
Lac

Ruissellement Rivière
Rivière
80
pays d'intervention

INFILTRATION
NAPPE

LE GRAND CYCLE DE L'EAU

I
— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —
LA GIRE, RÉPONSE EFFICACE AUX DÉFIS DU SECTEUR DE L'EAU
La Gestion intégrée des ressources en eau (Gire) est
une approche stratégique qui favorise le développe-
ment et la gestion coordonnés de l’eau, des milieux
aquatiques et des écosystèmes, fondée sur l’intercon-
nexion des usages de l’eau : disponibilité, accès, qua-
lité et durabilité. Réponse efficace aux différents défis
du secteur de l’eau, la Gire vise à connaître et à gérer
équitablement les ressources hydriques tout en favo-
risant les bénéfices socio-économiques et la préser-
vation écologique. Pour la mettre en action, l’OiEau
assure, dans un esprit d’intérêt général, une aide stra-

© DAN ROIZER/UNSPLASH
tégique et opérationnelle au niveau local, régional,
national et transfrontalier, et favorise la concertation
entre les acteurs.

Les principes fondamentaux

• gouvernance : l’implication des parties prenantes
est au cœur de la démarche. L’OiEau favorise la
participation active des communautés locales, des
décideurs politiques et des acteurs privés dans la
prise de décision, assurant ainsi une gouvernance
participative et pérenne.
• planification : en élaborant des stratégies à long
terme pour l’utilisation équilibrée et efficace des res-
sources en eau, tout en prenant en compte les aspects
environnementaux, sociaux et économiques.
• financement : en mobilisant et en contribuant à
l’émergence de nouveaux mécanismes de ressources
financières adéquates et durables pour garantir la mise
en œuvre des initiatives de gestion intégrée.
• systèmes d’information : l’OiEau promeut le partage
des données et des informations, l’innovation et l’adop-
tion de technologies avancées comme des données
satellitaires, des capteurs intelligents, des modélisa-
tions, couplées avec des méthodes plus classiques (in
situ) en fonction des territoires.
La mise en oeuvre de la Gire par l’OiEau
L’OiEau coordonne des projets pilotes de Gire dans
diverses régions du monde. À travers des programmes
de formation et d’éducation, l’association renforce les
capacités des acteurs locaux dans la mise en œuvre
des pratiques de Gire, répondant à des enjeux variés.
Il intervient dans différents domaines, comme le déve-
loppement des systèmes d’assainissement, avec le
projet Maru, pour “Monitoramento das Águas Resi-
duais Urbanas e do seu impacto ambiental”, au
Brésil. Lancé en 2021, il a pour objectif de renforcer le
suivi de l’impact des rejets urbains sur les milieux
aquatiques, en ayant notamment recours aux données
satellitaires, dans un pays où seulement 46 % des eaux
usées sont traitées. L’OiEau s’implique également dans
la gestion des eaux transfrontalières, avec le projet de
Dynamisation des appuis aux organismes de bassin
transfrontalier africains, Dynoba (2023-2025), visant
à renforcer les organismes de bassins africains dans
leur gestion des eaux et la préservation des écosys-
tèmes par une réorganisation institutionnelle, un appui
à la planification stratégique et un accès à une infor-
mation fiable et partagée.

« La GIRE est une réalité opérationnelle. Face au stress hydrique notamment, elle constitue une réponse
pour concilier préservation des ressources et des écosystèmes et satisfaction des différents usagers.
L’enjeu est de renforcer la gouvernance, les outils de dialogue, les pratiques de planification, à moyen et long terme,
pour accélérer la réalisation des Objectifs de Développement Durable (ODD) adoptés par l’ONU en 2015. »
STÉPHANIE LARONDE
directrice Appui-Coopération
Institutionnelle et Technique de l'OiEau

Rivière Rivière Océan

NAPPE

PRÉLÈVEMENT DE L'EAU TRAITEMENT STOCKAGE DISTRIBUTION COLLECTE DES EAUX USÉES ÉPURATION DES EAUX USÉES REJET DANS L’ENVIRONNEMENT

LE PETIT CYCLE DE L'EAU

II
— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —
 Carnet Partenaire

LA REUT : PRÉSERVER LA RESSOURCE EN EAU

DANS LE SECTEUR DE L’INDUSTRIE
La Réutilisation des eaux usées traitées (Reut) est une initia-
tive engagée dans la préservation de la ressource en eau,
notamment dans le secteur industriel et la lutte préventive
contre la pollution, dont l’objectif est de favoriser la réutilisa-
tion des eaux usées traitées. Au cœur de cette démarche,
l’OiEau s’associe à des partenaires stratégiques pour démon-
trer la faisabilité technique et économique d’une solution de
recyclage total de l’eau. La Reut s’inscrit dans une démarche
globale, où l’utilisation de l’eau dans l’industrie est synonyme
de durabilité, d’efficacité et de respect de l’environnement.

Le projet ZEUS
Le projet pilote Zeus, pour “Zero Liquid Discharge Water Reuse”,
est financé par le programme Life de l’Union européenne. Il
s’agit d’une collaboration entre l’OiEau, l’INSA Toulouse, Monin
et Chemdoc Water Technologies. Ce projet unique en Europe
s’étend sur quarante-deux mois (2021-2025). Il repose sur un
double objectif : réduire la consommation d’eau sur le site de
l’usine Monin à Bourges (fabrication de sirops) et permettre la
réutilisation des effluents industriels après traitement. L’enjeu
est de démontrer la faisabilité technique et économique d’une
solution de recyclage total de l’eau, visant à atteindre le zéro

© MONIN
rejet liquide, pour une réplicabilité dans d’autres secteurs que
l’agroalimentaire.

LES SOLUTIONS FONDÉES SUR LA NATURE : MISER SUR

DES ÉCOSYSTÈMES POUR AFFRONTER LES DÉFIS CLIMATIQUES
Les solutions fondées sur la nature (SFN) sont des approches innovantes
visant à protéger, à restaurer et à innover avec la nature de manière
adaptative et durable. Elles s’appuient sur les écosystèmes pour lutter
contre les changements climatiques tout en apportant des bénéfices
globaux pour la société. À côté des solutions d’ingénierie classique appe-
lées “solutions grises”, les SFN, “vertes”, consistent en des réponses
écologiques et durables face aux risques naturels. Dans le domaine de
l’eau, les SFN se déclinent en de très nombreuses actions permettant de
répondre à divers enjeux techniques.

Intégrer les SFN pour faire face au changement climatique en Europe

L’OiEau coordonne le projet Natalie, dont le but est de déployer des SFN
en Europe, en concertation avec les acteurs locaux, par des mesures de
résilience au changement climatique et bénéfiques aux écosystèmes.
Pendant cinq ans (2023-2028), le projet Natalie va réunir 12 pays de
l’Union européenne et développera 25 solutions concrètes et innovantes
en matière de financement, d’innovation technique, de modélisation et
© ISABELLE GOULET/UNSPLASH

de solutions informatiques et de gouvernance.

Dans le cadre du programme Horizon Europe, consacré à la recherche
et à l’innovation, le projet SpongeScapes a pour objectif d’améliorer les
connaissances scientifiques sur le rôle d’éponge des sols et des écosys-
tèmes aquatiques, afin d’améliorer la résilience des paysages face aux
inondations et aux sécheresses. Sur la durée du projet (2023-2027),
l’OiEau est chargé de la capitalisation des connaissances et de la dissé-
mination des résultats du projet.

III
— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —
LA FILIÈRE EAU : DES MÉTIERS QUI RECRUTENT
En France, le secteur de l'eau revêt LA
une importance significative. Il repré- FORMATION
sente actuellement 124000 emplois,
avec une perspective d'embauche de
13000 personnes d'ici à 2025, selon
une étude publiée en 2021 par le
ministère du Travail et la Filière fran-
çaise de l'eau. Bien qu'en plein déve- 350
loppement, la filière demeure encore  formations techniques
trop méconnue du grand public. et réglementaires
L'OiEau joue un rôle important dans
le développement des compétences
et accompagne ses clients et parte-
naires dans la conception et la réali-
Types de publics
 exploitants publics
sation de plans de formation ainsi que
ou privés, gestionnaires,
dans le développement de moyens
industriels, acteurs
techniques et de mécanismes de fi- institutionnels, bureaux
nancement de la formation profes- d'études, collectivités

© OIEAU
sionnelle aux métiers de l'eau et des
déchets.

6 000
QUELQUES EXEMPLES DE THÉMATIQUES  personnes du
secteur de l'eau,
de l'assainissement
et de l'économie
biodiversité assainissement sécheresse circulaire formées
chaque année

risques sanitaires agriculture milieux aquatiques

1
 Centre de formation
services unique en Europe
déchets environnementaux contrôle

45 000 m2
inondation analyse  de plateformes
pédagogiques

économie maintenance
Tous niveaux
 ouvriers, techniciens,
cadres, élus
pompage eaux pluviales
© OIEAU

urbanisme eau potable CONCEPTION GRAPHIQUE WWW.LILIKLIK.COM

POUR EN SAVOIR PLUS

SUR LES FORMATIONS
DE L’OiEau

« L'eau est au cœur de la plupart des problématiques environnementales. Les métiers du secteur
sont donc de plus en plus reconnus pour leur utilité et valorisés par la variété des expertises qu'ils
proposent. Pour notre équipe de formateurs experts, accompagner la montée en compétences
d'une grande diversité d'acteurs, c'est participer à notre mission d'intérêt général. »
ERIC TARDIEU
directeur général de l’OiEau

IV
— RÉALISÉ PAR L’AGENCE COURRIER INTERNATIONAL INDÉPENDAMMENT DE LA RÉDACTION —
360
46. Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024

MAGAZINE
La neige sur un plateau • Plein écran .......... 50
Malahayati et son armée de veuves • Histoire ... 54

Le Guyana face à la
malédiction du pétrole
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024 360o. 47

SOURCE
AMERICAS QUARTERLY
New York, États-Unis
↙ Sur une digue de Georgetown, la capitale Trimestriel
du Guyana. Au large, un navire pétrolier. americasquarterly.org
Les photos qui illustrent ces pages datent Fondée en 2007, cette revue offre
de mars 2020. Photo Adriana Loureiro Fernandez/ des analyses sur la politique, l’économie
The New York Times et la culture de l’Amérique latine,
ainsi que sur les relations entre le sous-
continent et le reste du monde.
C’est une publication à but non lucratif
qui dépend des Americas Society/Council
of the Americas (AS/COA), organisations
consacrées aux débats et au dialogue
dans les Amériques.

L
Jadis pauvre, le petit e projet de Silica City est sans doute le symbole
le plus évocateur de l’avenir à la fois prometteur
Pendant la semaine que j’ai passée au Guyana, j’ai
vu des signes manifestes de progrès : des plans pour

pays d’Amérique et incertain qui attend le Guyana. Né de l’ima-

gination du président Irfaan Ali [en fonction
la construction d’écoles, d’hôpitaux et d’infrastruc-
tures essentielles comme on s’attend à en voir dans
du Sud connaît une forte depuis l’été 2020], le projet vise à construire
une nouvelle “ville intelligente” dans la savane
un pays où, selon les projections du Fonds monétaire
international, le PIB par habitant pourrait théorique-
croissance depuis tropicale, à quelque 50 kilomètres au sud de la capitale,
Georgetown, près de l’aéroport international. Près de
ment rivaliser avec celui de l’Italie ou du Japon d’ici
à la fi n de la décennie. Mais j’ai aussi vu tout le tra-
que de vastes 10 millions de dollars [9,2 millions d’euros] de contrats
de construction ont été accordés en février 2023.
vail qu’il restait à faire. J’ai vu les routes étroites, les
bâtiments décrépits, les amoncellements de déchets
gisements pétroliers On prévoit l’aménagement d’un parcours de golf de
18 trous et la construction de logements permettant
dans les rues et les canaux pollués. Malgré le boom
imminent, le Guyana affiche toujours un taux de chô-
y ont été découverts. d’accueillir 60 000 personnes, ainsi que d’écoles et de mage de 12 % et un taux de pauvreté de 48 %.

Les exemples du
parcs industriels notamment. Le gouvernement se dit pleinement conscient des
Des architectes de l’université de Miami aideront à risques et affirme avoir tiré des leçons des erreurs faites

Venezuela, du Congo
concevoir le plan directeur de Silica City, et des inves- par d’autres pays dans le passé. Le président Ali me dit:
tisseurs d’aussi loin que Singapour et la Corée du Sud “Il n’y a pas de malédiction des ressources : le pétrole est

ou de l’Angola ont ont manifesté leur intérêt. Le gouvernement dit qu’il

faudra peut-être jusqu’à vingt ans pour achever le
une bénédiction. Ce qu’il peut y avoir, en revanche, c’est
une malédiction de la gestion des ressources. Mais on fait
montré que l’afflux d’or projet, mais qu’il s’attend à ce que des gens puissent
commencer à s’y installer dès cette année.
tout pour l’éviter. On ne cherche pas à ériger une nation
fondée sur l’énergie : on construit une économie diversi-
noir pouvait anéantir Pour le moment, l’endroit ressemble à un grand ter-
rain vague. Quand je me suis rendu sur place, un ven-
fiée qui s’appuie en priorité sur de nombreux secteurs de
croissance”, précise le chef de l’État.
un pays. Comment dredi matin, il m’a fallu traverser deux ponts en bois à
une voie pour me rendre sur le chantier. Une poignée
En fait, Silica City se veut un pôle pour les profes-
sionnels des technologies et d’autres industries pour
le Guyana compte-t-il d’ouvriers en civil construisaient les fondations des
rues et des trottoirs qui sillonneront la ville ; il y avait
qui l’espace manque à Georgetown, la capitale surpeu-
plée du pays [avec ses 245 000 habitants]. Les recettes
utiliser sa soudaine quelques bétonnières, mais aucune grue. pétrolières permettront de financer les investissements

richesse?
C’est sans doute à cela que ressemble la vie dans un dont le pays a besoin dans le tourisme, la production
pays qui n’est encore qu’au début d’un boom pétro- alimentaire, le développement industriel, la production

—Americas Quarterly,
lier qui pourrait être porteur de grands changements. manufacturière et les services de biodiversité, qui seront
Huit années se sont écoulées depuis la découverte, “d’importants secteurs de croissance à l’avenir”, poursuit-il.

extraits (New York) au large de la côte guyanienne, de réserves de pétrole

aujourd’hui estimées à 11 milliards de barils. C’est
D’autres Guyaniens avec qui je me suis entretenu ont
tenu ce discours optimiste. Mais de nombreuses ques-
beaucoup. Le Guyana, qui n’abrite que 800 000 habi- tions restent en suspens. Un pays ayant un historique
tants, se classe désormais parmi les 20 pays disposant de tensions ethniques comme le Guyana parviendra-
Mer des Caraïbes TRINITÉ-ET-TOBAGO des plus importantes réserves de pétrole du monde. t-il à partager de manière équitable cette extraordi-
Rapportées au nombre d’habitants, ces réserves le naire richesse ? Comment éviter le dérapage vers un
placent devant l’Arabie saoudite. régime à parti unique qu’ont connu tant d’autres pays
Dans un État que certains décrivent comme “le Dubaï riches en pétrole ? N’est-il pas paradoxal qu’un pays
oque
Orén de l’Amérique du Sud”, la croissance économique était des Caraïbes, l’une des régions du monde les plus dure-
Georgetown
Océan déjà de 38 % en 2023, et on prévoit qu’elle atteindra 21 % ment touchées par les changements climatiques, mise
VENEZUELA Silica City Atlantique en 2024. C’est un lieu où l’ambition n’a pas de limites, si agressivement sur le pétrole ?
GUYANA même lorsqu’il s’agit de construire une nouvelle ville. “Le risque que le pétrole devienne une malédiction est
Guyane
Esse

SURINAME (FRANCE)
Mais quiconque connaît un peu l’histoire sait que particulièrement élevé au Guyana”, me confie Jay Mandle,
les choses pourraient se passer différemment de ce professeur d’économie à l’université américaine Colgate
quib

que l’on a vu à Dubaï : dans de nombreux pays, le et membre du conseil consultatif du Green Institute, un
o

SOURCE : EXXONMOBIL

pétrole a été une calamité plus qu’une bénédiction. établissement affilié à l’université du Guyana. En règle
Río Negro
Le Venezuela, d’où je viens, n’est qu’un exemple parmi générale, pour atténuer ce risque, les pays doivent se doter
BRÉSIL d’autres, avec l’Angola et le Congo, de la façon dont d’un secteur privé vigoureux, constitué d’entreprises
250 km l’abondance soudaine de ressources peut alimenter les
Frontières revendiquées par les pays voisins conflits sociaux, mettre en péril la démocratie et épui-
Territoire et zone économique exclusive ser d’autres secteurs productifs de l’économie. Dans
revendiqués par le Venezuela d’autres pays, les projets de construction à grande REPORTAGE
Bloc Stabroek : zone où ont été découverts échelle comme celui de Silica City ont parfois fini par
de nouveaux gisements d’hydrocarbures
incarner le gaspillage et l’inefficacité.
48. 360o
“capables de résister à la tentation de se limiter au marché
de l’énergie, qui finit par exercer une force d’attraction très
puissante”. Il ajoute cependant que presque tous les pays
des Caraïbes, le Guyana y compris, ont un secteur privé
faible, qui leur vient en partie de l’époque coloniale :
“Il ne s’agit pas seulement d’avoir des politiques publiques
adéquates. Les défis à relever sont nombreux et variés.”
On peut supposer que n’importe quel pays aurait du
mal à composer avec des progrès si rapides en matière
de développement, mais la difficulté est sans doute plus
importante pour un pays aussi jeune que le Guyana.
L’ancienne colonie britannique n’a obtenu son indépen-
dance qu’en 1966. Depuis lors, le pays a été le théâtre
de plusieurs luttes de pouvoir entre les communautés
d’ascendances indienne et africaine, qui représentent
respectivement 40 % et 30 % de la population. Les plus
récentes élections, en 2020, ont été marquées par des
allégations selon lesquelles la coalition au pouvoir avait
manipulé les voix. Ce n’est qu’après une bataille juri-
dique qui a duré cinq mois que le parti d’Irfaan Ali, le
People’s Progressive Party/Civic (PPP/C), a pris ses
fonctions avec une très faible majorité, soit 33 sièges
sur les 65 que compte le Parlement.
L
e contexte politique est donc loin d’être idéal
pour gérer l’abondance que l’on s’attend à voir
se déverser dans le pays dans les dix prochaines
années. Le Guyana, qui produisait 75 000 barils
de pétrole par jour au début de 2020, en pro-
duit aujourd’hui plus de 550 000, et ce chiffre
devrait atteindre 1,2 million d’ici à 2027.
La découverte des réserves de pétrole a aussi fait
émerger de nouveaux enjeux géopolitiques. À la fin
de 2023, les tensions avec le Venezuela se sont aggra-
vées après que la dictature au pouvoir à Caracas a ravivé
une controverse vieille de plusieurs décennies au sujet
de la région guyanienne de l’Essequibo [en organisant,
le 3 décembre, un référendum sur le rattachement de ce
territoire au Venezuela]. Les dirigeants des deux pays
sont convenus de faire le nécessaire pour apaiser les
tensions, mais certains pensent que le Venezuela sera
tenté de faire valoir de nouveau ses revendications en
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
voyant s’accroître les revenus que le Guyana tirera de
la région dans les années à venir.
De fait, le pays commence à peine à toucher les divi-
dendes des ressources pétrolières. Les contrats conclus
avec ExxonMobil, Hess Corporation (dont Chevron a
récemment fait l’acquisition) et l’entreprise chinoise
Cnooc prévoient le versement au gouvernement du
Guyana de redevances équivalentes à 2 % de la pro-
duction pétrolière. Une fois que les entreprises ont
déduit les coûts d’exploitation et d’investissement, elles
partagent les profits à parts égales avec Georgetown.
Ces arrangements ont permis au Guyana d’empocher
1,2 milliard de dollars [1,1 milliard d’euros] en 2022, et
ce chiffre pourrait atteindre plus de 10 milliards de
dollars [9,2 milliards d’euros] par an d’ici à 2030 avec
l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et des
vastes ressources gazières présentes sur le territoire.
On craint que le parti au pouvoir ne devienne tellement
riche qu’il lui soit pratiquement impossible de perdre
des élections. C’est d’ailleurs un phénomène répandu
dans les États pétroliers.
D’après Francisco Monaldi, spécialiste de l’énergie
au Baker Institute de l’université Rice, à Houston, il
est préoccupant de voir que les partis politiques guya-
niens entretiennent des liens avec des groupes eth-
niques particuliers. D’une manière générale, le PPP/C,
le parti d’Irfaan Ali, trouve sa base électorale chez les
Guyaniens d’ascendance indienne, tandis que le People’s
National Congress Reform (PNCR) d’Aubrey Norton
représente plutôt la frange de la population d’ascen-
dance africaine. Il y a des nuances, certes, mais, dans
ce genre de contexte, “le gouvernement doit se mon-
trer très transparent face au groupe qui n’est pas au pou-
voir, s’il veut éviter que ce dernier se sente exclu des plans
nationaux, poursuit Francisco Monaldi. À long terme,
cela pourrait donner lieu à des conflits sociaux capables de
faire dérailler le processus de développement du Guyana.”
Largement perçu comme l’un des dirigeants les plus
puissants du pays, le vice-président, Bharrat Jagdeo,
ne croit pas qu’il faille s’inquiéter de futurs clivages.
Il explique que tous les groupes ethniques sont bien
représentés au Parlement et dans le système judiciaire,
“Je rédige un plan au fur
et à mesure. On n’a pas
le temps d’élaborer un plan
puis de le mettre en œuvre.”
Irfaan Ali,
PRÉSIDENT DU GUYANA
et il cite les réformes mises en œuvre pour promou-
voir une société plus inclusive et plus intégrée. Il croit
aussi que la prospérité pourrait aider à dépasser cer-
tains clivages : “Quand la classe moyenne s’accroît, le pays
gagne en stabilité.”
Pour l’heure, on s’efforce de faire profiter tout le
monde de l’abondance. Le gouvernement a ainsi promis
de verser 406 millions de dollars [375 millions d’eu-
ros] au secteur de la santé. Ces fonds doivent servir en
priorité à construire ou à agrandir 12 hôpitaux, dont
deux hôpitaux régionaux, à ériger un nouveau centre
de soins pédiatriques et maternels et à bâtir six autres
établissements de santé régionaux.
Le gouvernement a aussi augmenté les prestations
mensuelles qu’il verse aux retraités, comme Hari Persaud,
un homme de 86 ans qui a passé la majeure partie de sa
vie active à couper de la canne à sucre dans la planta-
tion Versailles. Ces deux dernières années, le retraité
a reçu, en décembre, un bonus de plus de 200 dollars
[185 euros]. “Je voudrais que le gouvernement nous donne
accès à l’éducation. On peut avoir de l’argent, mais, sans
éducation, on n’est rien”, me dit-il l’après-midi où je vais
le rencontrer chez lui, à West Bank Demerara, en péri-
phérie de Georgetown. Le gouvernement a aussi accordé
plus de 20 000 bourses d’études.
De nombreux experts extérieurs sont d’avis qu’il
faudra faire preuve de patience. “Les décideurs doivent
aujourd’hui s’acquitter de la tâche qui consiste à conver-
tir cette croissance fulgurante en une amélioration socio-
économique réelle pour l’ensemble de la population”, m’a
dit Yesim Oruc, la coordonnatrice des Nations unies au
Guyana. “On sait d’expérience que ce n’est pas une tâche
facile. Il faut du temps. Il n’y a pas de raccourci possible.”
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
Si les responsables guyaniens évoquent explicitement
les risques économiques associés au pétrole, les plans à
long terme semblent pourtant peu détaillés.
Le vice-président guyanien me dit que, vu le passé dif-
ficile du Guyana, il est particulièrement important d’as-
surer une gestion budgétaire intelligente. À une époque,
avant que ne soient découverts les gisements de pétrole,
94 % des recettes fiscales collectées par le pays étaient
consacrées au service de la dette, et le déficit budgétaire
représentait 25 % de son PIB. L’état lamentable des infras-
tructures et l’inflation à trois chiffres ont incité de nom-
breux habitants à quitter le pays. Environ la moitié des
Guyaniens vivent aujourd’hui à l’étranger, la plupart aux
États-Unis et au Canada.
D’après les analystes, le Guyana devrait créer des fonds
alloués à l’infrastructure et à l’éducation pour renforcer
sa résilience et atteindre des objectifs de développement
plus larges. “Il n’est pas facile de passer d’une économie qui
repose sur l’exportation de produits bruts à une économie
fondée sur les services”, souligne Schreiner Parker, respon-
sable de l’Amérique latine au sein de Rystad Energy, un
cabinet de conseil en recherche énergétique et en veille
stratégique dont le siège est à Oslo. “Les investissements
réalisés dans les infrastructures et l’éducation peuvent per-
mettre de réduire le fossé”, ajoute-t-il.
Plusieurs responsables, dont le président, me disent
qu’il n’est pas question de créer une compagnie nationale
pétrolière comme Pemex, au Mexique, ou Petrobras, au
Brésil. Cela exigerait trop de capitaux, et il faudrait pou-
voir disposer de capacités de gestion qui font actuelle-
ment défaut au Guyana, détaillent-ils. “On a vu comment
ça s’est passé ailleurs, et on n’est pas prêts pour ça”, recon-
naît le vice-président.
Pour l’instant, l’argent sert à financer des plans de déve-
loppement à long terme. À l’heure actuelle, la principale
liaison entre le Guyana et le Brésil est une piste de terre à
une voie que le Guyana prévoit de remplacer par une route
asphaltée à deux voies. Il est aussi prévu de construire un
pont [sur le fleuve Corentyne] reliant le pays au Suriname,
ce qui permettra au Guyana de vendre plus de produits
agricoles et de produits manufacturés à son voisin, qui a
vu lui aussi sa production pétrolière augmenter.
← De gauche à droite :
Chantier à Georgetown,
près du front de mer.
Nombre d’usines
sucrières,
comme celle-ci
dans la ville de Skeldon,
ont été fermées
par le gouvernement
en 2018. Elles n’étaient
plus rentables.
Dans une rue
commerçante
de la capitale.
Photos Adriana
Loureiro Fernandez/
The New York Times
C’est un changement radical pour un pays dont l’es-
sentiel des exportations était constitué, il y a dix ans à
peine, d’or, de riz et de sucre. Ashni Singh, le ministre
des Finances, me dit que le gouvernement souhaite que
les agriculteurs cultivent autre chose que de la canne
à sucre et du riz, et qu’il prévoit de produire à grande
échelle de nouvelles cultures comme le maïs et le soja
pour approvisionner le marché national et, à terme,
le reste de la Caricom [Communauté des Caraïbes].
R
este à voir si ces nouveaux secteurs résisteront
à l’inflation et aux autres répercussions du
boom pétrolier. Durant mon séjour, je dois
débourser 380 dollars hors taxes [350 euros]
pour une chambre pour une personne au
Marriott Hotel. Plusieurs hôtels du centre-ville
affichent complet, un problème récurrent ces jours-ci.
Dans les restaurants, on pourrait parfois se croire à
New York en voyant les prix sur les cartes : un modeste
repas de poulet et de picanha dans un rodizio [restaurant
typiquement brésilien où l’on sert de la viande cuite à la
broche] d’Alexander Street, dans le centre de Georgetown,
me coûte 42 dollars [39 euros]. On s’attend à ce que
l’inflation reste supérieure à 5 % durant plusieurs années.
Le secteur pétrolier emploie directement près de
6 000 travailleurs seulement. Les autres Guyaniens ont
du mal à composer avec la pression sur les prix. “Les prix
n’ont plus rien à voir avec les salaires”, constate une femme
rencontrée dans un établissement de la chaîne de restau-
ration rapide Popeyes, dans le centre-ville, où, comme
elle, je suis venu chercher un repas plus abordable. Elle
ajoute : “Au moins, j’ai un boulot. Je ne sais pas comment
font les gens pour joindre les deux bouts.”
Plusieurs autres défis se profilent à l’horizon. Le Guyana
commence à produire du pétrole à une époque où le monde,
cherchant à s’adapter aux changements climatiques, s’ef-
force de réduire à zéro les émissions nettes de gaz à effet
de serre, et alors que la décarbonation de l’économie
est au cœur des priorités mondiales. En quête d’équi-
libre, le pays fait aussi du développement d’une écono-
mie verte l’une de ses priorités. Irfaan Ali souhaite que le
Guyana tire au maximum parti de la valeur de ses forêts,
360o. 49
un principe énoncé dans la stratégie de développement
à faible émission de carbone que le pays veut mettre en
œuvre à l’horizon 2030. En 2009, le Guyana a également
signé avec la Norvège un accord portant sur 250 millions
de dollars [230 millions d’euros] en faveur de la protec-
tion de 18 millions d’hectares de forêts.
Pendant ce temps, le développement du secteur pétro-
lier se poursuit à une vitesse fulgurante. Vickram Bharrat,
ministre des Ressources naturelles, estime que plus de
50 milliards de dollars [46 milliards d’euros] seront inves-
tis dans le secteur cette année, principalement dans la
zone de Stabroek, exploitée par la joint-venture diri-
gée par ExxonMobil (45 %) avec Hess (30 %) et Cnooc
(25 %). Il s’agit toujours du seul gisement en production
dans le pays. On s’attend à ce que des entreprises comme
TotalEnergies, Repsol et d’autres entrent bientôt dans
la phase de production. D’après le ministre, la somme
qui sera investie dans le secteur “devrait doubler” d’ici
à 2030. Le secteur gazier bénéficiera aussi “bientôt” de
capitaux supplémentaires, poursuit-il.
Que fera-t-on de tout cet argent ? Dans la discussion
que j’ai avec lui, Aubrey Norton, le chef de l’opposition,
se plaint à plusieurs reprises de la stratégie de l’admi-
nistration qui consiste à investir des sommes consi-
dérables dans des projets d’infrastructures à grande
échelle. “On a pris un chemin qui favorise le gaspillage”,
estime-t-il. Il craint que le gouvernement n’ait pas la
capacité institutionnelle de planifier et d’exécuter un si
grand nombre d’initiatives dans les années à venir : “Ce
dont a besoin le Guyana à ce stade, c’est d’un plan global.”
Certains analystes sont du même avis. Professeur
d’économie et directeur du Green Institute, Thomas
Singh y voit aussi un manque de planification. “J’ai
peur que le gouvernement se focalise sur de bêtes chiffres
de croissance et qu’il ne prête pas attention à des questions
sociales plus importantes”, explique-t-il.
Quand je demande au président si les ambitions
actuelles et futures de son gouvernement figurent dans
un quelconque plan directeur, il répond : “Je rédige un
plan au fur et à mesure : on n’a pas le temps d’élaborer un
plan puis de le mettre en œuvre.” Il ajoute cependant que
le gouvernement a l’intention d’annoncer une nouvelle
initiative appelée “One Guyana Developing Strategy”,
dans laquelle seront indiqués les piliers sur lesquels va
reposer la croissance du pays à l’avenir.
Mes conversations avec le président et d’autres fonc-
tionnaires me permettent de constater que les projets
de grande envergure ne manquent pas dans le Guyana
d’aujourd’hui. Irfaan Ali affirme que le pays tirera parti
de sa richesse récente pour protéger adéquatement
ses forêts et bâtir les infrastructures qui permettront
au Guyana de “se positionner comme numéro un sur le
marché alimentaire régional” et d’exporter ses produits au
Moyen-Orient et ailleurs. Le pays espère aussi se faire
une place sur l’échiquier diplomatique. Il a fait d’ail-
leurs son entrée cette année [pour deux ans] au Conseil
de sécurité de l’ONU en tant que membre non perma-
nent. À l’avenir, il n’y aura pas un seul forum interna-
tional sur le climat, l’alimentation ou l’énergie auquel
ne participera pas le Guyana, ajoute le chef de l’État.
Le président laisse entendre qu’il est quasi certain
d’être candidat à sa réélection en 2025. “Je ne cherche
pas à laisser ma marque pour le moment, me confie-t-il.
Ce que je fais, c’est travailler dur chaque jour. Je mets
toute mon énergie au service de l’avancement du Guyana.”
Il n’est pas le seul.
—José Enrique Arrioja,
publié le 23 janvier
50. 360o
plein écran.
—NRC (Amsterdam)
E
lle a envahi vos écrans à maintes
reprises. La poudreuse qui
recouvre la masure branlante de
la famille du petit garçon dans Charlie et
la chocolaterie. Les flocons tourbillonnants
lors de la bataille contre les Germains
dans Gladiator. Les violentes tempêtes
et le gel mordant qui secouent Le Jour
d’après. Plus récemment, dans l’épopée
Napoléon, la bataille d’Austerlitz et la
tristement célèbre campagne de Russie.
Fondée en 1983, Snow Business domine
le marché de la “simulation hivernale”
au cinéma et à la télévision, en four-
nissant de la neige et de la glace artifi-
cielles pour des productions telles que
James Bond, Harry Potter, Star Wars ou
les Avengers. Installée dans un moulin à
eau du xviiie siècle élégamment rénové,
dans la ville anglaise de Stroud, l’entre-
prise britannique emploie 12 salariés
permanents et 45 indépendants, sollici-
tés occasionnellement pour les projets de
grande envergure. Snow Business promet
“de la neige en abondance partout, même
là où il n’a jamais neigé”.
Toutes les textures. Snow Business
est à l’évidence à l’abri du besoin : à côté
d’une vaste salle où des écrans géants dif-
fusent des scènes de films cultes aux pay-
sages enneigés, les différents produits de
la firme sont exposés dans une immense
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
↙ Sur le tournage de la série
britannique Call The Midwife.
Photo Nick Briggs
plus lourds. Les plus légers sont créés avec
ce qu’on appelle des “bougies à neige”, qui
produisent de la cendre blanche. Lorsqu’il
faut habiller tout un paysage – le record
de Snow Business est de 40 hectares, pour
le film Hamlet, en 1996 –, on travaille par
strates : des draps à l’arrière-plan, de la
mousse sèche au plan intermédiaire, de
la neige en papier pour les buissons, les
surfaces et les gros plans. “Il faut toujours
combiner cinq ou six produits”, explique
Mark Hutchinson.
Pour Snow Business, tout a commencé
en 1982 par l’invention de la neige artifi-
cielle à base de papier. “L’histoire d’un appel
téléphonique fortuit en me rendant aux toi-
lettes”, raconte non sans humour le fon-
dateur, Darcey Crownshaw, patriarche
aimable à l’allure dégingandée, façon
hippie d’âge canonique. Il travaillait à
l’époque dans une grande usine de papier :
la règle voulait que l’on réponde au télé-
phone s’il sonnait quatre fois, y compris
dans un autre service. Darcey Crownshaw
a décroché et a eu la chaîne de télévision
[américaine] ABC au bout du fil.
Pour le film Hamlet,
Snow Business a habillé
de blanc un paysage de
40 hectares. Son record.
Ils servent la neige
Il leur fallait, pour la série Les Derniers
Jours de Pompéi, une petite tonne de
cendres volcaniques grises fabriquées à
sur un plateau
partir de papier déchiqueté. La société
n’effectuant pas de livraisons inférieures
à trois tonnes, Crownshaw s’est chargé
lui-même de la commande : grand ciné-
phile, il y a vu une occasion en or de
découvrir les coulisses d’un plateau de
tournage. Sur place, un technicien lui a
fait remarquer qu’au soleil les cendres
ressemblaient à de la neige.
Farine, pop-corn, amiante blanc, papier : depuis que le cinéma Darcey Crownshaw a alors eu l’idée de
existe, quantité de techniques ont été utilisées pour simuler vendre de la neige artificielle en papier.
la neige à l’écran. C’est aujourd’hui la société britannique Elle adhérait très bien aux surfaces quand
elle était mélangée à de l’eau. Profitant
Snow Business qui domine le marché. Visite guidée. des machines de son usine, Crownshaw
s’est mis à expérimenter, pressant et
déchirant le papier pour créer des flocons,
grotte recouverte de neige artificielle et simultanées, après plusieurs semaines de qu’on pouvait même compacter en boules.
de stalactites en résine. préparation théorique, et non dix prises C’est ainsi que sa neige en papier s’est
Les défis se suivent et ne se ressemblent consécutives avec une ou deux camé- invitée pour la première fois sur le pla-
pas. En 2022, Mark Hutchinson, le snow ras, comme c’est le cas habituellement. teau du thriller Gorky Park, en 1983, puis
supervisor, a eu besoin de 45 enneigeurs “D’ordinaire, on simule la neige qui tombe sur celui de La Compagnie des loups, film
pour l’épopée Napoléon – le réalisateur en pulvérisant de la mousse sèche devant une fantastique de Neil Jordan sorti en 1984.
Ridley Scott est un client fidèle. seule caméra, avec des buses coiffées À ses débuts, son commerce de neige
Lors de la bataille d’Austerlitz, il CINÉMA de pommeaux. Pour Napoléon, nous n’avait rien d’une multinationale. “La
a fallu enneiger deux champs en forte avons dû le faire devant douze caméras en première année, j’ai gagné 985 livres ster-
pente, dont l’un devait être piétiné avec même temps. Ce film nous a poussés dans ling ! J’ai enchaîné les petits boulots dans les
un rendu réaliste par 600 soldats et nos derniers retranchements !” années 1980 pour arrondir les fins de mois
125 chevaux au galop ! Snow Business dispose d’un éventail de entre deux commandes pour le cinéma.”
La plus grande difficulté a été de s’adap- 300 produits. La neige se présente sous Darcey Crownshaw me propose de le
ter à la singulière technique de tournage toutes les textures : poudreuse, farineuse, suivre dans sa salle de projection privée.
de Scott : il prévoit généralement une fondante. Les flocons peuvent être de “On me pose toujours la même question :
prise unique avec dix ou douze caméras toutes les tailles, des plus duveteux aux pourquoi ne pas tout bonnement filmer → 52
La Fondation
des femmes
qui aimeraient
porter plainte
sans avoir
à porter
le chapeau.
MAINTENANT QU’ON L’A DIT, ON AGIT !
PARCE QUE LES DROITS DES FEMMES NE SE LIMITENT PAS
À UNE JOURNÉE PAR AN, ENGAGEZ-VOUS.
FAITES UN DON MENSUEL SUR FONDATIONDESFEMMES.ORG
52. 360o
50 ← à l’extérieur, avec de la vraie neige ?
La réponse est simple : sur une scène où
circulent parfois des dizaines de personnes,
la neige se transforme très vite en boue. Elle
est inutilisable après quelques prises seule-
ment. De plus, l’éclairage est plus capricieux
dehors, et le froid peut être désagréable.
Quand on tourne en extérieur, on recouvre
souvent les acteurs d’une couche de neige
artificielle chaude, puis on met la vraie
neige par-dessus !”
Pour illustrer le calvaire que peuvent
représenter les prises de vues en exté-
rieur, Darcey Crownshaw me montre
un extrait glaçant du classique de D. W.
Griffith À travers l’orage (1920), où l’on voit
les acteurs sauter d’un morceau de glace
à l’autre. Tout est réel. “Griffith exigeait
une authenticité absolue. Il a donc attendu
une tempête de neige, a brisé la glace sur le
fleuve avec de la dynamite et a demandé aux
acteurs de sauter par-dessus les morceaux
de glace flottante. Lui-même a eu le visage
gelé pendant le tournage et trois membres
de l’équipe sont morts d’une pneumonie.”
Le choix du confort. Crownshaw admet
que la détermination du réalisateur est
admirable, mais force est de reconnaître
qu’il est préférable de simuler ces mêmes
conditions dans le confort d’un studio
chauffé. Il montre un cliché de Laurel
et Hardy dans le film En dessous de zéro,
en 1930. “La simulation de la glace n’a guère
changé depuis cette époque. On pompait
dans des seaux de la cire bouillante, qu’on
déversait ensuite sur des surfaces froides
pour qu’elle se solidifie. Aujourd’hui, nous
chauffons de la paraffine en utilisant des
technologies électroniques, entre 60 °C et
70 °C. Il est désormais possible d’en vapo-
riser sur le visage d’un acteur ou d’une
actrice.” Pour produire des morceaux de
glace à la dérive, on déverse cette même
paraffine en plus grande quantité dans de
l’eau froide : elle forme alors des plaques.
Pour la neige, c’est plus délicat.
Hollywood a d’abord essayé de recou-
rir à des boules de coton : l’effet était
réaliste, mais elles étaient hautement
inflammables. La farine présentait un
risque d’explosion, le sucre se transfor-
mait en sirop avec l’humidité, le plâtre
était toxique et difficile à nettoyer. Il y a
un siècle, on utilisait même du pop-corn
peint en blanc. “L’effet était très réussi en
noir et blanc, dit Crownshaw. Toutefois,
le pop-corn devient brunâtre quand il se
brise. Il faut donc le retourner constam-
ment et le vaporiser à nouveau de peinture
blanche. Certains animaux l’ont mangé
et en sont morts. De plus, le pop-corn fait
beaucoup de bruit, ce qui est devenu un pro-
blème lorsque le son a été ajouté à l’image.”
L’a m ia nte est appa r u da ns les
années 1930 : un extrait du Magicien d’Oz
(1939) montre Dorothée se réveillant sous
une pluie d’amiante. “À l’époque, l’amiante
↓ Dans son film Charlie et la chocolaterie, Tim Burton
voulait que la neige sur la maison du héros ait
la consistance de la poudreuse. Photo Snow Business
blanc était également utilisé comme neige
artificielle à la maison, explique Darcey
Crownshaw. Heureusement, il est moins
cancérigène que l’amiante bleu.”
Dans le classique de Noël de Frank
Capra La Vie est belle, qui a même reçu
un oscar spécial pour ses effets spéciaux
[en 1947], du plâtre a été employé en plus
de l’amiante. L’innovation réside dans la
neige qui tombe du ciel : des flocons de
mousse qu’on projette sur les acteurs
à l’aide de puissants ventilateurs. La
mousse était biodégradable et avait de
l’avenir. Ce procédé est toujours exploité
aujourd’hui, tant pour la neige tombante
que pour celle au sol.
“La vraie neige est
un produit désagréable
parce qu’il est froid,
humide et glissant.”
Darcey Crownshaw,
FONDATEUR DE SNOW BUSINESS
Le monde du cinéma continue toute-
fois d’expérimenter de nouvelles tech-
niques. Dans l’épopée du Docteur Jivago
(1965), tournée en Espagne, une vallée
entière a été remplie de poussière de
marbre. Au studio britannique Elstree,
Stanley Kubrick a utilisé 9 000 tonnes de
sel dénaturé dans les scènes du labyrinthe
de Shining à la fin des années 1970 ; des
boulettes de polystyrène ont été utilisées
pour simuler la neige qui tombait. “Le sel
dénaturé est génial, mais il est toxique et
polluant, précise Darcey Crowshaw. Et
un vrai cauchemar à nettoyer.”
Au début des années 1990, les avan-
tages de la neige en papier de Crownshaw
sont devenus une évidence. Les tour-
nages en extérieur étaient soumis à des
exigences environnementales de plus en
Courrier international — no 1741 du 14 au 20 mars 2024
plus strictes, et le coût du nettoyage de la
neige artificielle était problématique. La
neige en papier est pour sa part biodégra-
dable, surtout depuis qu’elle était fabri-
quée à partir de cellulose, une matière
plus respectueuse de l’environnement.
Pourtant, il arrive encore qu’on uti-
lise en studio de la neige polymère extrê-
mement polluante. Darcey Crownshaw
montre un extrait de la série télévisée
Frères d’armes (2001), de Spielberg, où
des GI américains creusent des tran-
chées dans la neige pendant la bataille
des Ardennes [qui a eu lieu durant l’hi-
ver 1944-1945]. Comparativement à la
neige en papier, la neige polymère adhère
mieux aux uniformes et absorbe le sang
de manière plus réaliste.
Beloved (1998) a été le premier film
pour lequel Darcey Crownshaw a tra-
vaillé aux États-Unis. “Nous avons col-
laboré avec la société Hollywood Ice, qui
produisait dans d’énormes machines des
tonnes de glace pilée. Il fallait l’épandre sur
le plateau à la brouette et elle fondait rapi-
dement. Alors que Hollywood Ice recourait
à treize hommes, deux camions et plusieurs
machines à glace, nous avons accompli le
travail à trois en pulvérisant de la neige en
papier à la buse. Jonathan Demme, le réali-
sateur, a d’abord mal réagi : ‘Dégagez-moi
ce papier, je veux de la vraie glace.’ Jusqu’à
ce qu’il ait besoin de quelques mètres carrés
de décor hivernal supplémentaire. Les autres
pouvaient le faire en quatre heures, nous en
dix minutes. Et le résultat était meilleur !”
Aujourd’hui, Snow Business ne propose
plus de vraie neige dans son catalogue.
“Pourtant, cela n’a rien de sorcier : mélan-
gez de l’eau et de l’air, faites passer le tout
dans de l’azote liquide et vous remplissez un
hangar en un rien de temps. Mais c’est un
produit désagréable, frissonne Crownshaw,
parce qu’il est froid, humide et glissant. Aux
États-Unis, les gens en sont fous et font la
queue pour s’offrir une partie de glisse… Puis
ils viennent vous réclamer des dommages
et intérêts quand ils se blessent.”
À l’extérieur, j’ai droit à une démons-
tration. Mark Hutchinson étend un drap
autour d’un buisson et le recouvre de neige
en papier avant de projeter de la mousse
sèche par un pommeau : l’hiver est là, à
portée de main, en quelques minutes.
Merci à Dickens. “Le marché de la neige
artificielle change maintenant tous les cinq
ans, poursuit Mark Hutchinson. Jadis, on
utilisait des draps pour blanchir les champs
à l’arrière-plan. Aujourd’hui, on les blanchit
numériquement.” Dans les années 2000,
on s’est inquiété du nombre croissant de
scènes tournées devant des écrans verts,
que les techniciens retravaillaient ensuite
par ordinateur. Cela n’a pas troublé Darcey
Crownshaw outre mesure : “Le traitement
numérique a surtout permis la production
de films toujours plus ambitieux. Comme le
film catastrophe Le Jour d’après (2006),
dans lequel un brusque changement clima-
tique plonge l’humanité dans une nouvelle
ère glaciaire. Nous ne jouons donc pas dans
la même catégorie.”
Et puis, avec les évolutions techno-
logiques, les images sont de plus en plus
détaillées, ce qui apporte son lot de pro-
jets supplémentaires : si la neige à l’arrière-
plan est désormais numérique, la neige
artificielle garde tout son intérêt pour
les plans plus rapprochés.
Il faut tout de même admettre que
les films de Noël ont permis à Snow
Business de traverser des périodes de
vaches maigres : sans eux, la vie aurait pu
être bien plus difficile. “Je devrais ériger
une statue de Charles Dickens dans mon
jardin, ironise Darcey Crownshaw. En
Angleterre, il neige rarement avant février,
y compris à l’époque de Dickens. C’est lui qui
a popularisé l’idée d’un Noël blanc. Grâce à
lui, les gens veulent de la neige à Noël. Nous
lui sommes très reconnaissants.”
—Koen van Zwol,
publié le 20 décembre 2023
SOURCE
NRC
Amsterdam, Pays-Bas
Quotidien
nrc.nl
Créé en 1970, le titre est
sans conteste le quotidien
de référence de l’intelligentsia
néerlandaise. Libéral
de tradition, rigoureux par
choix, ce quotidien national
du soir a été longtemps édité
à Rotterdam, mais a déménagé
dans la capitale début 2012.
 CO2402
ABONNEZ-VOUS À COURRIER INTERNATIONAL

□ 13,25 € / mois □ 159€ 1 AN pour

45% *
Illustrations : © Vérane Cottin

au lieu de 24,22 € sans engagement.

OU (soit 52 n + 6 hors-séries)
os

+4n os
OFFERTS au lieu de 290,60 €.
de réduc
tion
Je remplis le mandat Sepa ci-dessous. Je règle par chèque bancaire
à l’ordre de Courrier international.

VALEUR
19,60€
EN CADEAU
si j’opte pour
le prélèvement

+ + 4
mensuel.

numéros
supplémentaires
de Courrier
international
Le magazine papier Tous les deux mois, recevez L’accès au site Internet OFFERTS
livré chaque semaine. un hors-série qui décrypte en illimité sur tous
Mon premier prélèvement aura lieu après la réception
une grande thématique. les supports numériques. de mes 4 numéros gratuits.
Une collection à conserver !

SIMPLE RAPIDE
Abonnez-vous directement sur le site Internet : OU FLASHEZ
https://abo.courrierinternational.com/2024/auto2 CE CODE QR.
et profitez immédiatement de vos contenus numériques.

BULLETIN D’ABONNEMENT
à retourner à : Courrier international – Service abonnements – A2100 – 62066 Arras Cedex 9

J’INDIQUE MES COORDONNÉES RCO24BA02 JE CHOISIS L’OFFRE EN PRÉLÈVEMENT, JE REMPLIS LE MANDAT ET JE JOINS UN RIB
En signant ce formulaire de mandat, vous autorisez Courrier international SA à envoyer des instructions à votre banque pour débiter votre compte et votre banque à débiter votre
□ MONSIEUR □ MADAME compte conformément aux instructions de Courrier international SA. Vous bénéficiez du droit d’être remboursé par votre banque selon les conditions décrites dans la convention que
vous avez passée avec celle-ci. Une demande de remboursement doit être présentée dans les huit semaines suivant la date de débit de votre compte pour un prélèvement autorisé.

TITULAIRE DU COMPTE À DÉBITER RÉFÉRENCE UNIQUE

NOM : ........................................................................ DU MANDAT (RUM)
...........................
Nom : .................................................................................. Prénom : .........................................................
Adresse : .................................................................................................................................................... Sera rempli
PRÉNOM : ................................................................... par Courrier international.
Code postal : Ville : .......................................................................................................... PAIEMENT RÉPÉTITIF
ADRESSE : ................................................................... Fait à : ..............................
Le : ..................................
DÉSIGNATION DU COMPTE À DÉBITER
.................................................................................. Signature obligatoire

IBAN – Numéro d’identification international du compte bancaire

CP : BIC – Code international d’identification de votre banque
Note : Vous acceptez que le prélèvement soit effectué à l’installation de votre abonnement. Vos droits concernant le prélèvement Organisme créancier :
VILLE : ........................................................................ sont expliqués dans un document que vous pouvez obtenir auprès de votre banque. Les informations contenues dans le présent
mandat, qui doit être complété, sont destinées à n’être utilisées par le créancier que pour la gestion de sa relation avec son Courrier international
client. Elles pourront donner lieu à l’exercice, par ce dernier, de ses droits d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition, de ICS : FR11ZZZ396542
portabilité, de limitation des traitements, que vous pouvez exercer à l’adresse suivante : DPO CI – 67-69, avenue Pierre-Mendès- 67-69, av. Pierre-Mendès-France
E-MAIL : ...................................................................... France 75013 Paris. Pour toute réclamation : www.cnil.fr 75013 Paris
□ J’accepte de recevoir les offres commerciales de Courrier international.
□ J’accepte de recevoir les offres commerciales des partenaires de Courrier international.
JE CHOISIS L’OFFRE 1 AN, JE JOINS UN CHÈQUE
* Prix de vente au numéro. Offre réservée aux particuliers jusqu’au 31.05.2025 pour un premier abonnement en France métropolitaine. Pour les entreprises et l’étranger, nous consulter. Visuels non contractuels. Votre abonnement débutera dans un délai de trois semaines.
En retournant ce formulaire, vous acceptez que Courrier international, responsable de traitement, utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de la relation client et d’actions marketing sur ses produits et services et/ou pour ses partenaires.
□ Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales de Courrier international. □ Je ne souhaite pas recevoir par voie postale les offres commerciales des partenaires de Courrier international.
Pour connaître les modalités de traitement de vos données ainsi que les droits dont vous disposez (accès, rectification, effacement, opposition, portabilité, limitation des traitements, sort des données après décès), consultez notre politique de confidentialité à l’adresse :
https://www.courrierinternational.com/page/donnees-personnelles ou écrivez à notre délégué à la protection des données au 67-69, avenue Pierre-Mendès-France 75013 Paris ou à dpo@groupelemonde.fr. Vous avez le droit de formuler une réclamation auprès de la Cnil.
Pour toute question, contactez notre service clients par e-mail à abo@courrierinternational.com ou par téléphone au 03 21 13 04 31 du lundi au samedi de 9 heures à 18 heures. Nos CGVU sont consultables et téléchargeables à cette adresse : https://www.courrierinternational.com/page/cgvu
54. 360o
histoire.
Malahayati et son
armée de veuves
xvie siècle — Indonésie
Fondé vers 1514, le sultanat d’Aceh,
qui domine le détroit de Malacca, suscite
les convoitises des puissances étrangères.
L’amirale Malahayati va incarner
la lutte contre les visées coloniales
des Portugais et des Hollandais.
—Tempo, extraits (Jakarta)
S
ous la pleine lune d’une nuit claire,
Cornelis de Houtman fait la fête avec
son frère cadet, Frederick de Houtman,
ainsi que d’autres officiers. Ils ignorent que les
troupes des veuves – les inong balee – rampent
à bord de leur grand voilier.
Sous les yeux du public, la coque du bateau
semble s’éventrer pour montrer l’attaque de
ces femmes contre les membres de l’équipage.
Scintillant dans la clarté lunaire, la lame d’un
poignard s’enfonce dans le corps de l’explo-
rateur hollandais. “Qui es-tu donc ?” demande
Cornelis, à l’agonie. La femme lui répond : “Je
suis l’amirale Malahayati.”
Cette scène épique est tirée de la pièce
L’Amirale Malahayati, jouée à Jakarta cet
automne. Cette œuvre, une commande de la
marine indonésienne, a remporté un vif succès.
La productrice, Marcella Zalianty, interprète
le rôle de Malahayati, chef des forces navales
du sultanat d’Aceh au xvie siècle.
“La mort de l’explorateur néerlandais Cornelis
de Houtman [en 1599] a fait réfléchir les autres
nations”, raconte Adli Abdullah, historien
à l’université Syiah Kuala, à Aceh. Elles ont
↗ L’amirale alors adopté une approche plus diplomatique à
Keumalahayati, l’égard du royaume d’Aceh. La reine d’Angleterre
connue sous le nom Élisabeth Ire fait ainsi parvenir une lettre au
de Malahayati. sultan pour nouer avec lui des liens commer-
Photo Istimewa/ ciaux. “D’autres lui ont offert des cadeaux”, pour-
Creative Commons suit l’historien.
À la fin du xvie siècle, les navigateurs Cornelis
de Houtman et son frère, Frederick, explorent
la route des épices, très convoitée par plusieurs
nations européennes, notamment le Portugal
et l’Empire ottoman. Dans l’archipel [indo-
nésien], ils s’arrêtent à Java, Bali, puis Aceh
[à la pointe nord de l’île de Sumatra]. C’est
là que leur navire est pris d’assaut par une
armée de veuves, les inong balee, menée par
l’amirale Keumalahayati, également connue
sous le nom de Malahayati. Cornelis est tué,
tandis que son frère est fait prisonnier. Ce
fait d’armes fera de Malahayati une héroïne
de la résistance du royaume d’Aceh contre les
puissances coloniales.
Dans leur tradition orale, les Acehnais ont
toujours célébré Malahayati, même si certains
la considèrent comme un mythe. C’est pour-
quoi des universitaires ont récemment tenté
de prouver son existence. Dans les comptes
rendus d’expédition ou d’autres documents
provenant de Turquie, d’Angleterre et des
Pays-Bas, le nom de Malahayati n’apparaît pas
spécifiquement. Il est seulement fait mention
d’une puissante amirale, à la tête d’une flotte
et de milliers de femmes.
“Si c’est la mer qui a amené
les colonisateurs à Aceh,
alors je ferai de la mer
leur tombeau.”
Malahayati, CHEF DES FORCES NAVALES
DU SULTANAT D’ACEH
Trois siècles plus tard, il ne reste plus
beaucoup de traces tangibles de la gloire de
Malahayati. Selon Husaini Abdullah, archéo-
logue à l’université Syiah Kuala, c’est bien sa
tombe qui se trouve au sommet de la colline de
Lamreh, dans le district d’Aceh Besar. Non loin
de là se trouvent des restes de fortifications, le
Benteng Inong Balee. C’est là que Malahayati
aurait entraîné des milliers de femmes pour
en faire de vaillantes combattantes à bord de
sa flotte. Il s’agissait de veuves dont les maris
étaient morts en combattant les Portugais.
On raconte que le sultan Salahuddin, menacé
par la présence des Portugais dans la région,
avait perdu toute confiance dans les hommes
de son royaume. Un grand nombre d’entre
eux l’avait trahi, y compris son propre fils.
Le souverain musulman se tourna alors vers
Malahayati et lui confia la triple charge de
chef des espions royaux, chef du protocole du
palais et chef des forces navales.
En 2017, le gouvernement a déclaré
Malahayati héroïne nationale. Auparavant,
les Indonésiens ne connaissaient que Cut Nyak
Dhien, autre héroïne d’Aceh, sultane, veuve elle
aussi, lancée à la tête d’une armée d’hommes
pour combattre les Hollandais au xixe siècle.
Aujourd’hui, le nom de Malahayati est asso-
cié à un hôpital flottant et à un navire de la
marine indonésienne, le KRI Malahayati-362.
Mais déjà, en 1963, inspirée par l’esprit de
Malahayati, la marine indonésienne avait créé
un corps de femmes.
La scène du théâtre dévoile une falaise
abrupte d’environ 4 mètres de hauteur. C’est
là que Malahayati monte pour la première fois
après la mort de son père et de son mari dans
une bataille contre les Portugais. Un profond
chagrin semble consumer ses forces, jusqu’à
ce que le sultan Salahuddin la réprimande. Il
lui rappelle que, depuis son enfance, elle a été
initiée à la puissance de la mer avant même
de pouvoir parler. “Dans un petit bateau, mon
père m’a fait voguer sur le vaste océan, afin que
le sang marin coule en moi, afin que je n’aie pas
peur d’affronter la violence des vagues.”
Malahayati sait qu’elle doit rester forte, mais
elle ne peut ignorer le sort des veuves et des
enfants devenus orphelins. “Tu es en deuil,
inutile de parler, écoute plutôt ton cœur”, lui dit
le sultan Salahuddin. Une voix dicte alors à
Malahayati de consoler ces femmes et de les
mobiliser contre les colonisateurs : “Si c’est
la mer qui les a amenés à Aceh, alors je ferai de
la mer leur tombeau.” Et son cri est repris en
chœur par l’armada des inong balee.
—Dian Yuliastuti,
publié le 17 septembre 2023
 Notre nouveau Hors-Série

Hors-série Février-mars 2024

VIVRE AVEC
L’INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE
Au-delà du
phénomène
ChatGPT, l’IA
bouleverse déjà
notre existence :
vie privée et
professionnelle,
arts, justice, guerre…
Une révolution
numérique
décryptée par
la presse étrangère.

En partenariat
avec

EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

« Avec la réalité virtuelle,
j’ai pu m’entraîner des
centaines de fois avant
d’opérer un vrai patient. »
- Dr Anushree Baid, interne
Dr. Shroff’s Charity Eye Hospital

La Dr Anushree Baid, interne en ophtalmologie, s’est formée avec la plateforme

de réalité virtuelle conçue par Orbis International et FundamentalVR pour
apprendre et perfectionner ses gestes chirurgicaux. Elle a ainsi pu réaliser plus
de 300 opérations de la cataracte qui ont changé des vies l’année dernière.

Le métavers a déjà un impact.

EN SAVOIR PLUS
META.COM/METAVERSEIMPACT/FR