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Mètis.

Anthropologie des
mondes grecs anciens

De la sexualité des Satyres


François Lissarrague

Citer ce document / Cite this document :

Lissarrague François. De la sexualité des Satyres. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 2, n°1, 1987.
pp. 63-90;

doi : https://doi.org/10.3406/metis.1987.884

https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1987_num_2_1_884

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DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES *
Pour Claude Bérard

Zazie ne fut pas longue à tirer des


conclusions de cette remarque. C'était pas
un satyre qui se donnait l'apparence
d'un faux flic, mais un vrai flic qui se
donnait l'apparence d'un faux satyre qui
se donne l'apparence d'un vrai flic. La
preuve, c'est qu'il avait oublié son
pébroque.
R. Queneau, Zazie dans le métro

Si le terme satyre a pu prendre, dans le langage contemporain, la valeur


péjorative qu'on lui connaît, ce n'est pas par hasard. L'usage se sert de ce
nom pour définir un comportement sexuel répréhensible. Dans l'imagerie
attique il n'en va pas tout à fait de même et le champ d'activité des satyres
dépasse la pure et simple satisfaction sexuelle. Mais cet aspect de leur
conduite mérite qu'on s'y arrête. Sur les vases on les voit, innombrables,
s'agiter entre eux ou autour de Dionysos, en troupes gesticulantes, sans
cesse en mouvement, comme mus par une inépuisable énergie. On
voudrait ici analyser à grands traits ce qu'il en est de leur anatomie et de leur
comportement sexuel. Leurs techniques corporelles en effet, par les excès
et les débordements qu'elles permettent, sont révélatrices d'une certaine
façon de penser, en rapport avec Dionysos, le corps humain et la sexualité.

* Ce travail a fait l'objet d'un exposé aux Universités de Salerne, Princeton et Los
Angeles (USC) en 1986; je remercie A. Pontrandolfo, F. Zeitlin et J. Henderson, ainsi
que mes auditeurs, de leur accueil et de leurs suggestions. Merci également à I. Aghion,
R. Cantilena, J.Ch. Balty et D. Williams qui ont autorisé la publication de photos
originales.
64 FRANÇOIS LISSARRAGUE

Pour cerner les caractères essentiels qui définissent les satyres, le vase
François fournit un excellent point de départ1 (Fig. l).Au registre inférieur
de la face Β on trouve une des plus anciennes représentations du retour
d'Héphaïstos dans l'Olympe2. Précédé par Aphrodite et Dionysos, le dieu
boiteux, monté sur un âne, est suivi de trois satyres (une partie de la frise
manque). Ils sont désignés par une inscription au pluriel SILENOI qui met
en évidence leur nature collective; les «silènes» sont avant tout un groupe.
Chacun d'eux a une activité différente: le premier porte une outre sur le
dos, le second joue de l'aulos, le troisième enlève une femme dans ses bras;
vin, musique, erotique, tels sont, dès leur première entrée en scène, les
trois pôles de l'activité des satyres3.
Anatomiquement, les satyres sont des hybrides, mi humains, mi
chevalins. Ils ont des oreilles animales et la partie inférieure de leur corps est
celle d'un âne, avec une queue et des sabots. De plus ils sont
démesurément ithyphalliques. La place du satyre à l'outre, derrière l'âne
d'Héphaïstos, met clairement en valeur le parallélisme anatomique entre
cet hybride et la monture du dieu: le corps du satyre est ici construit
comme un collage de deux moitiés, en haut humaine, en bas animale.
Sur ce point le vase François est exceptionnel; dans l'imagerie attique les
satyres ont rarement des sabots. Les peintres les ont humanisés en leur
donnant des pieds et des jambes d'hommes. Toutefois leur caractère
animal n'est pas oublié, et certaines images font coexister les deux types de
satyre. Ainsi sur une amphore de Berlin4 voit-on défiler trois satyres citha-
rèdes: l'un d'eux, au centre, a des sabots tandis que les deux autres ont des
pieds humains. De même sur un mastos de Wurzbourg5 (Fig. 2) figure
Dionysos assis, encadré par quatre satyres dont l'un, celui qui joue de l'aulos, a
des jambes animales et des sabots, tandis que les trois autres, qui dansent,
ont des jambes et des pieds humains6.
La plupart des satyres ont une anatomie quasi humaine, et seule la
queue et les oreilles les rapprochent des chevaux. Mais d'un type de satyre

1. Florence 4209; ,45 V76(l).


2. Sur ce thème voir T. Carpenter, Dionysian Imageryin ArchaicArt, Oxford, 1986.
3. Sur l'équivalence du nom Silène et Satyre, voir F. Brommer, Satyroi, Wurzburg,
1937, pp. 2-5 et T. Carpenter, op. cit. , pp. 76-79.
4. Berlin 1966. l;ABV285(l).
5. Wurzbourg 391 ;ABV262(45).
6. Pour d'autres satyres avec sabots, voir F. Brommer, op. cit. , p. 53, n. 12; D.C.
Kurtz, «Mr. Hattatt's Painter», Oxford Journ. Archaeol. , 1982, p. 149, fig. 13-14 et note
21.
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 65

à l'autre il ne s'agit pas uniquement d'une évolution iconographique. Les


peintres ont toujours la possibilité d'accentuer le caractère animal du
satyre en modifiant son anatomie, d'associer les diverses espèces de
satyres et de jouer sur le plus ou moins humain.
Une autre solution, pour passer de l'humain à l'animal, consiste à
utiliser non pas la transformation du satyre en équidé, mais la proximité et
l'échange des rôles entre âne et satyre. Un fragment d'amphore attribué à
Amasis illustre à merveille cette possibilité7 (Fig. 3). On y voit à gauche un
satyre velu, canthare en main; penché en avant, il porte un autre satyre sur
son dos; ce groupe fait face à un âne cabré sur ses pattes arrière et devenu
bipède. Tandis que l'âne s'humanise par sa posture, le satyre porteur, plié
en deux, prend la place de la bête de somme. Cette symétrie de l'âne et du
satyre est renforcée par l'ithyphallisme des deux êtres dont les sexes
convergent vers l'axe de l'image.
Du point de vue anatomique, le trait le plus marquant de la bestialité des
satyres est leur état d'érection quasi permanente. Ce n'est pas un caractère
constant, mais il est très fréquent et prend toujours des proportions
démesurées. En ce sens on peut leur appliquer les termes que Pindare utilise à
propos des ânes, dont ils sont un peu cousins; lorsque les Hyperboréens
sacrifient des ânes à Apollon, le dieu «rit en voyant la lubricité dressée de
ces animaux»8:

γελά θ' ορών υβριν όρθΐαν κνωδάλων

Le terme ΰβριν όρθίαν appliqué aux ânes désigne très précisément l'excès
et l'indécence de leur ithyphallisme dont on remarquera qu'il provoque
l'hilarité d'un dieu peu enclin à ce genre d'émotion.
L'indécence des ânes trouve son équivalent chez les satyres, presque
constamment lubriques. L'effet recherché par de telles images est, entre
autres, celui de provoquer le rire9. La démesure de leur sexe n'est pas
exclusivement liée à leur ithyphallisme, comme l'indique une amphore de
Berlin (Fig. 4 A-B) où l'on voit d'un côté un satyre tenant son sexe de la
main droite, en érection, tandis que de l'autre, un second satyre lève la

7. Samos; ABV 151(18). Frise supérieure d'une grande amphore de type A.


8. Pindare, Pythique, Xe, 36. Voir H. Hoffmann, «Hybrin orthian knodalon», in
Antidoron Jiirgen Thimme, D. Metzler éd., Karlsruhe, 1983, pp. 61-73.
9. Sur ce point, voir A. Di Nola, «Riso ed oscenità», in Antropologia religiosa,
Florence, 1974, p. 15-90 et M. Olender, «Aspects de Baubô. Textes et contextes antiques»,
Revue de l'Histoire des Religions, 202, 1983, p. 47.
06 FRANÇOIS LISSARRAGUE

main droite et regarde son sexe, aussi long que sa jambe, qui git mollement
à terre10.
Outre ce gigantisme anatomique, on observera sur cette image deux
caractères exceptionnels: la frontalité du satyre et son attitude accroupie.
On sait que la norme, dans l'imagerie attique, est celle du profil. Les
satyres constituent souvent une exception à cette règle; comme l'a bien montré
F. Frontisi11 , ce fait est lié à leur rapport avec Dionysos et à leur figuration
sous forme de masque, à leur proximité avec le vin et l'ivresse, à leur
fonction de flûtiste. Il y a manifestement chez les satyres une surdétermination
de la frontalité. Dans le cas de l'amphore de Berlin, on peut mettre cette
facialité en rapport avec la posture des satyres, dont le corps entier est
frontal, torse et bassin face au spectateur, cuisses et jambes ouvertes,
symétriques par rapport au ventre et au sexe qu'elles découvrent et
exhibent, comme les panneaux d'un triptyque ouvert. .L'attitude du satyre est
bien ici celle d'un exhibitioniste qui donne à voir, en se confrontant au
spectateur, ce que la décence commande non pas de cacher mais de porter
discrètement12.
L'esthétique grecque préfère en effet un sexe discret, de petite taille.
Les images de vases l'indiquent nettement; les éphèbes y ont des sexes
plutôt minuscules: telle est la véritable élégance, comme l'indique, dans les
Nuées d'Aristophane, Dikaios Logos, lorsqu'il décrit ce que sera le parfait
jeune homme qui fréquente la palestre:

έξεις άει στήθος λιπαρόν,


χροιαν λευκήν, ώμους μεγάλους,
γλώτταν βαιάν, πυγήν μεγάλην,
πόσθην μικράν.

«tu auras toujours la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la
langue courte, la fesse grosse, la verge petite»13.
Le sexe énorme n'est donc pas l'attribut d'on ne sait quel surmâle et ce
n'est pas Héraclès que l'on verrait ainsi pourvu d'un phallus démesuré,
mais bien plutôt Géras, la vieillesse décrépie14, ou les Pygmées, monstres

10. Berlin 1671; ABV226{2).


11. F. Frontisi-Ducroux, «Au miroir du masque», in La cité des images, C. Bérard et
al., Lausanne-Paris, 1984, pp. 156-160.
12. Cf. Aristophane, Guêpes, 578 et K. Dover, Greek homosexuality, Londres, 1978,
p. 125.
13. Nuées, 1011-1014; cf. Dover, op. cit., p. 127 et idem, Aristophanes 'Clouds',
Oxford, 1968, p. 222.
14. Ainsi sur Adolphseck 12; AB V491(60) - Rome VG 48 238; AR V2 284(1) - Paris
De La Sexualité des Satyres 67

barbares et difformes15. Aussi en voyant des satyres ithyphalliques doit-on


se garder de croire qu'il s'agit là d'un signe positif d'hypervirilité. Cette
énergie sexuelle hors du commun les rapproche plus des animaux que des
hommes, et si elle provoque le rire, elle est en fait peu enviable, car elle
dévalorise les satyres.
De façon complémentaire, leur posture accroupie n'est pas celle de
l'honnête homme athénien. C'est une attitude qui fait sens et qui, en
imagerie, paraît réservée soit à la défécation16, soit aux êtres inférieurs que
sont les esclaves17 souvent montrés accroupis ou recroquevillés à côté de
leurs maîtres. Dans le domaine des «techniques du corps» on sait que les
façons de se tenir, entièrement culturelles18, sont codées et peuvent même
définir des catégories sociales. En imagerie, l'adulte barbu, appuyé sur son
bâton, constitue un schéma visuel qui correspond à un type précis de
rapport avec les éphèbes à la palestre, ou à un modèle de conversation 19. La
position accroupie des esclaves est comme l'inverse de ce modèle: corps
replié -presque caché- taille diminuée, proche du sol. Les satyres
adoptent cette attitude, à une différence près, la position des jambes: au lieu de
garder un genou collé à la poitrine et de poser l'autre à terre, ils les écartent
symétriquement, exhibant leur sexe, ajoutant par là l'indécence à
l'humilité de leur posture. C'est une attitude très souvent reprise dans un autre
type de figuration: les terres cuites, et dont l'imagerie attique donne de
nombreux exemples20.
Sur une amphore de Munich, deux satyres figurent ainsi sous les anses,
entre les yeux qui occupent les faces principales du vase; la frontalité obs-

Louvre G 234; ARV2 286(16) - Londres Ε 290; ARV2 653(1); Dover, Greek Homo-
sexuality, fig. R 422.
15. Par exemple Leningrad 679; ARV2 382(188) - Compiègne 898; ARV2 767(16).
Cf. aussi la diformité des nains, e.g. Boston 76.45; ARV2 1011(13).
16. Cf. Bruxelles R 259; ARV2 169(7).
17. E.g. Berlin in v. 4560; ARV2 246. Toronto, Borowski; R. Guy, Glimpses of
excellence, 1984, p. 13-14. Cf. N. Himmelmann, Archâologisches zum Problem der griechi-
schen Sklaverei, Mayence, 1971, pp. 32-36; D. von Bothmer, «A bronze oenochoe in
New York», Studies in Classical Art and Archaeology\ New York, 1979, pp. 66-67; C.
Bérard, «Pénalité et religion à Athènes: un témoignage de l'imagerie», Revue
Archéologique, 1982, pp. 144-146.
18. Voir M. Mauss, «Les techniques du corps», Journal de psychologie, 32, 1936,
repris in Sociologie et anthropologie, 1983, pp. 362-386.
19. Pour cette posture voir G. Neumann, Gesten und Gebârden in der griechischen
Kunst, Berlin, 1965, fig. 2, 5, 56.
20. R. Higgins, Catalogue ofthe Terracottas in the Department of Greek and Roman
Antiquities, British Muséum I, Londres, 1954, pi. 31, n° 159 à 165.
FRANÇOIS LISSARRAGUE

cène des satyres est renforcée par la présence des yeux qui, ailleurs,
encadrent parfois le masque de Dionysos ou d'un satyre21.
Cette posture accroupie est souvent liée à l'activité des satyres qui se
masturbent. L'exemple le plus clair est probablement l'aryballe de Néar-
cjios à New York22 (Fig. 5). Trois satyres s'activent de concert; ils sont
nommés, par des inscriptions: Dophios (formé sur le grec δέφεσθαι, se
masturber); Psolas (de ψωλός, dont le prépuce est retroussé) et Terpeke-
los (celui qui réjouit son dard)23. Les deux satyres à droite et à gauche,
Dophios et Psolas, sont vus de profil et tournés vers Terpekelos qui se tient
au centre dans l'attitude déjà décrite. L'image joint la parole au geste,
utilisant des noms parlants tout à fait explicites. L'onomastique des satyres, si
riche et si variée24, souligne fréquemment l'importance de leur membre
viril; ils sont ainsi nommés πεών, ποσθων, στυων, φλεβοδοκοσ ou plus
vaguement συβασ, epaton; certains noms jouent en même temps sur leur
rapport avec le monde animal φλεβιποσ, στυσιποσ25. Ces noms, comme le
comportement des satyres en image, mettent l'accent avant tout sur le sexe
et un inépuisable appétit sexuel, plus que sur le désir, l'échange amoureux
ou le rapport erotique. C'est d'abord leur sexe en tant que tel qui est mis en
valeur, par sa dimension excessive, par son exhibition et par la
masturbation. Cette activité, dont les satyres paraissent adeptes, ne fait pas l'objet
d'une réprobation morale ni d'une censure, mais elle est considérée
comme un pis-aller, un substitut -faute de mieux-, souvent réservé aux
esclaves26.
Avant d'en venir aux autres aspects de la sexualité des satyres plusieurs
observations s'imposent concernant leur anatomie.
Dans une série d'images en effet l'ithyphallisme des satyres permet ce
qu'on pourrait appeler le développement d'un cinquième membre, qui

21. Munich N.I. 8518; ABV275(4).


22. New York 26.49; ABV83(4).
23. G. M. A. Richter, «An Aryballos by Nearchos», Amer. Journ. Archaeol. ,1932,
pp. 272-275; J. Henderson, The maculate Muse, New Haven-Londres, 1975, p. 110.4,
122.54; K. Dover, Greek homosexuality, p. 103 n. 85. Terpekelos peut aussi être
compris comme «celui qui jouit tranquillement», cf. Iliade, 5, 759 (Richter, art. cit. , p. 274,
n. 6, suivie par Beazley, Amer. Journ. Archaeol. , 1935, p. 485). On rapprochera ce nom
de Terpaulos (oenochoè Rome VG; ARV2 308/1. Amphore Berlin 1966.19; Para 323/3
bis) et de l'inscription silanos terpon (coupe Munich 2619 A; ARV2 146/2)
24. C. Frànkel, Satyr und Bakchennamen auf Vasenbildern , Halle, 1912.
ARV225. Sur
157(84):
le senscheval-phallus.
obscène de ϊππος, Henderson, op. cit., pp. 126-127. Cf. Berlin 2320;

26. Aristophane, Grenouilles, 542-545.


DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 69

n'est plus uniquement un organe sexuel, mais devient une sorte de main
supplémentaire. Ainsi sur un plat de la Bibliothèque Nationale27 (Fig. 6)
un satyre avance en tenant un aulos, et l'étui à flûte est accroché non pas à
son bras28 mais à son sexe. En cela, il est semblable à certains ânes qui
portent de la même façon une oenochoé29. Sur le célèbre psykter de Douris à
Londres30 (Fig. 7) un des satyres porte en équilibre sur son sexe un can-
thare que remplit un de ses acolytes; un tel geste, improbable chez les
hommes31 , souligne le caractère fantastique de ces hybrides aux vertus
surhumaines, qui défient les lois de la pesanteur. Dans les deux cas que nous
venons de citer, comme dans d'autres, l'utilisation de ce cinquième
membre est en rapport avec l'activité du kômos, musique ou vin; il se produit un
décalage dans la fonction anatomique du sexe, puisque l'on passe de l'éro-
tique à la danse et à la boisson. Un tel type de déplacement est
caractéristique de l'univers des satyres et se retrouve dans d'autres domaines, comme
celui de la guerre par exemple32.
Mais il y a plus; le phallus n'est pas seulement exhibé ou utilisé comme
un membre supplémentaire, il peut devenir un objet autonome, lui aussi
démesuré ou fantastique.
Sur une amphore de Boston33 (Fig. 8) on voit ainsi un satyre brandir un
immense phallus dont l'extrémité est pourvue d'un œil, tandis qu'au revers
un autre satyre porte un satyreau sur ses épaules. L'homologie de l'enfant
satyre et du phallus est claire et met ce phallus au rang d'un être vivant
autonome. Parfois le phallus est utilisé comme une arme par les satyres,
soit dans la gigantomachie34, soit dans d'autres combats35 (Fig. 9) ou dans

27. Paris BN 509; ARV2 77(91).


28. Par ex. sur Castle Ashby 2; ARV2 208(145). Peut-être y a-t-il sur le plat de la BN
un jeu de mot implicite autour du nom de l'étui à aulos -συβήνη/συβίνη- en rapport avec
la façon dont il est porté; cf. Aristophane, Thesmophories , 1215 et Henderson, op. cit. ,
p. 152.
29. Ainsi sur Munich 1522; AB V283(l) ; Hoffmann, art. cit. , fig. 4 - Rome VG 3550;
ABK375(201); Kerényi, Dionysos, Londres, 1976, fig. 54a - Paris BN 343; Para 93(1);
ici fig. 19 - Oxford 1982. 1098; Kurtz, art. cit. , fig. 4 - Bâle, commerce, MuM, Auktion
40n°81.
30. Londres Ε 768; ARV2 446(262). Même exercice sur Boston 01.8024; ARV2
173(9).
31. Sur les exercices humains, voir F. Lissarrague, Un flot d'images, Paris, 1987,
chap. 3.
32. Cf. F. Lissarrague, «Dionysos s'en va-t-en guerre», in Images et Société, C.
Bérard éd., Lausanne, 1987, pp. 111-121.
33. Boston 98.882; AR V2 279(7).
34. Bruxelles, Bibl. Royale 11; ARV2 513.
35. Thèbes, ssn°;AK V2 381(177).
70 FRANÇOIS LlSSARRAGUE

la poursuite des ménades36. Il faut ici remarquer que le phallus comme


arme est l'apanage des satyres. Les ménades bien sûr n'en ont point,
encore moins Dionysos. La différence est radicale en effet entre Dionysos
et ses compagnons masculins. Dionysos en image est un être à peine sexué;
jamais on ne le voit en érection, ni manipulant un phallus. Le phallus peut,
parfois, apparaître dans un contexte dionysiaque, comme sur un lécythe
d'Athènes37, ou sur la célèbre coupe de Florence38, mais en aucun cas
Dionysos ne se présente comme un dieu au phallus. Il semble bien que ce
rapport actif soit réservé au satyre, exprimant par là l'appétit sexuel et
l'énergie inépuisables de ces hybrides.
Du côté des femmes, il existe plusieurs images où s'opère une
manipulation du sexe masculin, qu'il s'agisse d'un olisbos ou d'un oiseau-phallus.
Mais il faut noter que ces femmes, le plus souvent nues, ne sont marquées
d'aucun signe dionysiaque et n'ont aucun rapport avec les satyres. Il ne
s'agit pas de ménades mais de femmes plutôt en rapport avec Aphrodite ou
Déméter, hétaïres ou fidèles de la déesse aux Thesmophories39.
La manipulation du phallus comme objet autonome ne relève pas d'une
explication unique. Du côté féminin on peut dire qu'elle n'est pas
dionysiaque, pas plus qu'elle n'est l'apanage de Dionysos. Au contraire, du côté
masculin, elle paraît réservée aux satyres et peut prendre des aspects très
divers: eux aussi sont confrontés à cet être de fantaisie qu'est l'oiseau-phal-
lus. Sur un skyphos de Boston40 (Fig. 10) un satyre guette un oiseau de
taille impressionnante tandis qu'un minuscule oiseau s'avance derrière lui,
l'œil dressé vers le postérieur du satyre qui ne l'a pas vu venir. Sur une
coupe de Bruxelles, (Fig. 11) au milieu d'une joyeuse ribambelle où les
satyres cabriolent, la métaphore animale est entièrement actualisée:
l'oiseau-phallus sert de monture à l'un des satyres41.
Ainsi l'imagerie explore-t-elle toutes les virtualités du phallus, passant

36. Rome, Depoletti;AR V2 155(44).


37. Athènes 9690; ABV501(l).
38. Florence 3897; C. Kerényi, Dionysos, op. cit., fig. 87; P. Ghiron-Bistagne,
Recherches sur les acteurs dans la Grèce antique, Paris, 1976, fig. 65-66.
39. Sur ces images , voir entre autres les documents réunis , par Ε . Keuls , The Reign of
the Phallus , New York , 1 985 , f ig . 72 à 80 .
40. Boston 08.31 c; E. Vermeule, «Some erotica in Boston», Antike Kunst, 12, 1969,
p. 14. Sur l'oiseau-phaljus, voir A. Greifenhagen, «Neuerwerbungen der Staatlichen
Museen Berlin: Rotfigurige Vasen», Wissenschaftliche Zeitschrift der Universitàt Ros-
tock, 16, 1967, p. 451 et W. Arrowsmith, «Aristophanes' Birds. The fantasy politics of
Eros», Arion, n.s. 1, 1973, pp. 164-167.
41. Bruxelles A 723; AR V2 317(15).
De La Sexualité Des Satyres 71

de l'exhibitionisme des satyres à l'invention d'obets ou d'animaux


fantastiques.
Mais on rencontre également, à l'opposé, des satyres dont le sexe est
pour ainsi dire minimisé, rendu aussi discret que possible. Ainsi sur le
psykter de Douris déjà évoqué42, les deux compagnons du satyre équili-
briste ont un sexe qui se réduit, graphiquement, à une simple spirale,
comme s'il avait été replié sur lui même. Pour comprendre ce détail, il faut
faire le détour par une pratique grecque connue en images et parfois
nommée, à tort me semble-t-il, «infibulation»43. Il ne s'agit pas en fait d'utiliser
une fibule métallique (connue dans le monde romain) mais plutôt un lien,
dont le nom grec paraît indiqué par certaines gloses: κυνοδέσμη , le lien du
chien44. L'opération est très claire, même si sa réalisation pratique
échappe quelque peu, sur le cratère d'Euphronios à Berlin par exemple45
(Fig. 12), et sur divers autres documents46 où l'on voit un jeune homme
tenir d'une main son prépuce et de l'autre un lien qui sera bientôt attaché à
son sexe. Sur une amphore de Munich47 (Fig. 13) le résultat est très
nettement 'ndiqué: le jeune athlète a le sexe ligaturé, tenu par une sorte de
boucle; le plus souvent, en image, les peintres se contentent d'indiquer par une
spirale que le sexe est ainsi maintenu.
Les textes ne sont pas très explicites sur cette pratique. Sur les vases elle
paraît fréquente chez les athlètes48, mais se rencontre aussi dans le
kômos49 et ne peut donc se réduire uniquement à une pratique gymnique.
Dans la mesure où les satyres reprennent, en les imitant ou en les
déformant, tous les comportements humains, il est logique de les voir à leur tour
ainsi ligaturés50. Sur le psykter de Douris cette ligature est une élégance

42. Supra, note 30.


43. Voir J. Juthner, «Infibulatio»,/W, IX, col. 2543-2548 et E.J. Dingwall,Ma7e//J#-
bulation, Londres, 1925.
44. Sur ce terme voir Pollux, H, 171 ; Bekker, Anecdota Graeca, 49, 17 et la discussion
de Dingwall, op. cit. , pp. 74-76.
45. Berlin 2180; ARV2 13(1).
46. Par ex. psykter Baltimore WAG 48.77; ARV2 263(52) - coupe New York
14.105.7; ARV2 366(81) - coupe Leipzig Τ 589; ARV2 374(59) - pélikè Paestum Con-
trada S. Venera, Tombe 174 (inédit) - coupe Florence 3910 + Boston 08.31a; ARV2
ARV2
1565(3)904(71).
- coupe Bâle commerce; ARV2 882(39bis), 1707 - coupe ex Munich, Preyss;

47. Munich 2314; ARV2 362(14).


48. E.g. Naples 2608; ARV2 817(8). Cf. J.P. Thuillier, Les Jeux athlétiques dans la
civilisation étrusque, Paris-Rome, 1985, pp. 396-8.
49. Ainsi sur Berlin 2289; AR V2 435(95) ou New York 37. 1 1 . 19, Keuls, op. cit. , fig.
48.
50. C'est aussi ce que semble indiquer le fragment 1 des Isthmiastai d'Eschyle v. 29;
cf. H. Lloyd-Jones, éd. Loeb, vol. II, p. 544 et 551.
72 FRANÇOIS LISSARRAGUE

qui correspond à l'élégance de leur coiffure: leurs cheveux sont


soigneusement peignés et réunis en chignon; l'image oppose l'indécence de l'équili-
briste au raffinement de ses compagnons. On trouve un jeu analogue sur
une péliké de Heidelberg51: d'un côte s'avance un satyre ligaturé, coiffé
d'un chignon, tenant outre et canthare; au revers un satyre en érection
bondit près d'une amphore. On passe ainsi d'une sexualité occultée à sa
manifestation excessive. Sur un cratère de Ferrare (Fig. 14) l'effet obtenu
est paradoxal: on y voit deux satyres poursuivant deux ménades; mais
contre toute attente leur sexe est ligaturé, comme pour indiquer un impossible
rapport52. Sur un lécythe de Tubingen53 (Fig. 15) le jeu est encore différ-
rent: un satyre seul, ligaturé, s'avance en tenant une bandelette vers un
calathos posé à terre. Le geste et le contexte sont typiquement féminins54,
mais le peintre a substitué à la femme attendue un satyre à la sexualité
discrète.
On ne peut entrer ici dans une analyse détaillée de cette technique du
corps appliquée aux satyres; les quelques exemples évoqués montrent
suffisamment que l'imagerie des satyres permet toutes sortes de
transpositions et de jeux parodiques en faisant permuter les éléments figuratifs de
façon à créer un effet de surprise, de contraste ou un décalage à la fois
comique et révélateur. Dans la mesure où les satyres sont en grande partie
caractérisés par leur ithyphallisme, l'opération qui consiste à les ligaturer
est en elle même riche de possibilités parodiques. On remarquera que c'est
essentiellement en figures rouges que l'on rencontre de tels exemples, a
une date où l'imagerie athlétique et éphébique s'est considérablement
développée. Dans l'histoire des motifs iconographiques, le satyre ligaturé
est une invention secondaire, qui ne prend son sens que par rapport au
motif de l'athlète dont il est un démarquage.
Venons-en à présent à l'activité sexuelle proprement dite des satyres.
On peut dire qu'en ce domaine on trouve de tout et qu'ici encore les
imagiers se sont livrés à une sorte d'exploration des divers possibles. Mais
cette diversité a, semble-t-il, sa cohérence et permet de définir un certain
point de vue sur la sexualité.
Les satyres ont une énergie sexuelle débordante, on l'a vu, et s'ils sont

51. Heidelberg 125; ARV2 262(36). Même opposition sur Oxford 1911.630; CVA
(1), pi. 19, 6-7.
52. Ferrare Τ 1039; ARV2 543(53).
53. Tubingen Ζ 158; ARV2 734(83).
54. E.g. Baltimore WAG 48.233; ABV 585(1) - Oxford 1914.8; ARV2 681(79) -
Ackland Art Muséum 78.15.1; AR V2 681(82).
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 73

souvent occupés à la satisfaire manuellement, ils ont toutes sortes de


partenaires erotiques et ne s'en tiennent pas aux êtres animés. On les voit
parfois accouplés à des amphores, comme sur une coupe de Palerme55 (Fig.
16) . Le choix d'un tel objet -le seul à ma connaissance qu'utilisent ainsi les
satyres- n'est pas dû au hasard. Il s'agit d'une amphore à vin, accessoire
essentiel du kômos et du symposion. En traitant ainsi ce récipient, les
satyres confondent une fois de plus les domaines, voisins mais distincts, de
l'erotique et de la boisson. Aphrodite et Dionysos, les deux divinités du
banquet qui souvent ne peuvent exister l'un sans l'autre comme l'indique
le proverbe «'Αφροδίτη και Διόνυσος μετ'άλλήλων εισί»56, sont ici
réduits à une figure unique, celle du récipient/partenaire et du même coup,
par ce court-circuit, dénaturés.
Plus souvent les satyres se tournent vers le monde animal pour satisfaire
leurs besoins inassouvis. Ainsi sur un kyathos de Londres un satyre prend
par derrière une biche57 tandis que sur une coupe la posture du satyre
semble impliquer un intérêt réciproque des deux partenaires58 (Fig. 17). C'est
probablement de cette façon qu'il faut expliquer aussi une curieuse hydrie
de Munich59 (Fig. 18): sur l'épaule figure, au centre, un cervidé que deux
satyres approchent et saisissent l'un, à gauche, par la ramure, l'autre, à
droite, par la patte arrière. On pourrait penser à une scène de capture ou
de chasse; mais la présence, bien étonnante en pareil contexte, d'un
cratère à volutes entre les pattes du cerf fait davantage référence au
symposion et à la consommation du vin. Plutôt qu'à Artémis et à la chasse, c'est
bien à Aphrodite et à l'erotique que nous sommes incités à penser par cette
juxtaposition -unique- d'éléments divers. Une telle image joue sur
l'interférence entre les domaines de la chasse et de l'erotique tout comme
certains askoi où l'on voit un satyre approcher en rampant un cervidé60: à
nouveau l'imagerie des satyres permet de prendre en charge et d'actualiser
pleinement ce qui n'est ailleurs qu'une métaphore.
Les satyres ne s'en prennent pas seulement au gibier; ils s'accouplent

55. Palerme V 651; ARV2 85(21). Cf. également: Paris Louvre Cp. 11 072; ARV2
27(7)-Kassel inv. Alg. 214; P. Gercke, Funde aus derAntike. Sammlung Paul Dierichs,
Kassel, 1981, pp. 1 1 1-1 15 - Londres Ε 35; AR V2 74(38).
56. Apostolius, IV, 58.
57. Londres 1952.2-3.1; ABV 6Î2(32). Cf. Munich 1952. M. Eisman, Attic kyathos
painters, Diss. Univ. of Pennsylvania, 1971, pp. 261 et 712.
58. Londres Β 446; ABV 520(32).
59. Munich 2422; ARV2 24(8).
60. Par ex. Londres Ε 736; H. Hoffmann, Sexual and Asexual Pursuit, Londres, 1977,
pi. VII, 6.
74 François lissarrague

aussi avec l'animal domestique qui leur est le plus proche par son anatomie
et sa lubricité: l'âne. Les exemples sont nombreux; dans la plupart des cas
il s'agit de l'âne de Dionysos, comme sur une amphore de Boston61 ou de
celui qui ramène Héphaïstos dans l'Olympe62. On est presque toujours en
plein cortège et l'animal en déplacement, ce qui accentue le caractère
frénétique et incontrôlable de cet accouplement. Sur un skyphos de la
Bibliothèque Nationale63 (Fig. 19, A-B ) la scène se répète de chaque côté,
avec une variante: sur une face un satyre aux cheveux blancs prend par
derrière l'âne de Dionysos, sur l'autre un satyre s'est placé sous le ventre
de la bête comme pour être pris à son tour. En s'unissant ainsi aux ânes,
c'est la part bestiale du satyre qui est mise en valeur; le skyphos de la
Bibliothèque Nationale souligne encore davantage cette symétrie de l'âne
et du satyre en leur donnant des rôles sexuels parfaitement
interchangeables64.
Ces deux types d'animaux sont les seuls avec lesquels les satyres
s'ébattent. Des uns aux autres les catégories manipulées par l'image ne sont pas
exactement identiques. Avec les cervidés, l'image met en scène
l'ambiguïté chasse/érotique ; avec l'âne, c'est le double statut humain et bestial
du satyre qui est mis en évidence. Les deux séries ne sont donc pas
redondantes, chaque ensemble produit un sens spécifique.

La part la plus complexe de cette exploration concerne le monde


féminin. On ne peut analyser ici en détail cette importante série d'images; il
faut s'en tenir à quelques indications. Comme l'a bien montré Sh. Mac
Nally65, les rapports entre satyres et ménades ont varié dans le temps;
«amicaux» entre 550-500, ils changent vers 500-470 et deviennent
nettement hostiles après 470. Ce schéma, qu'il faut bien sûr nuancer, demeure
valide en termes généraux.
De nombreuses images archaïques montrent, comme sur le vase
François, un satyre enlevant une ménade dans ses bras. Sur l'amphore déjà
citée de Boston où d'un côté un satyre s'affaire autour de l'âne de
Dionysos, on voit au revers un satyre emporter une ménade66. Sur une autre

61. Boston 01.17; ABV319(2); Kurtz, art. cit., fig. 11. Cf. Toronto 919.5.143; ABV
442(c4).
62. E.g. Tarquinia 1553; CVA(2),pi. 34(1183), 2.
63. Paris BN 343; ABV206(l).
64. Pour un autre type d'échange âne/satyre, cf. Louvre CA 1730; H. Hoffmann
(supra, note 8), fig. 6.
65. S. MacNally, «The Maenad in early Greek art», Are th usa, 11, 1978, pp. 101-135.
66. Supra, note 61.
De La Sexualité Des satyres 75

amphore de Boston le couple se dirige vers un lit dont on aperçoit


simplement un pied67. Rares toutefois sont les images qui mettent en scène le
symplegma d'un satyre et d'une ménade. Sur une amphore de
Wurzbourg68 (Fig. 20) un satyre se présente frontalement, visage de face,
jambe droite levée et écartée, en une posture proche de celle des satyres
accroupis. Il tient son sexe de la main droite et de la gauche le poignet
d'une femme couronnée de lierre qui se retourne vers lui en relevant son
vêtement. Plus que la représentation d'un acte erotique accompli, cette
image est avant tout une mise en scène exhibitioniste, de la femme vers le
satyre, du satyre vers le spectateur du vase. Sur un plat daté des environs
de 51069 (Fig. 21) une femme enjambe un satyre en érection, en un
mouvement caractéristique70; mais, comme si cela ne suffisait pas, elle tient à la
main gauche un immense olisbos. Il semble que de telles images, qui
impliquent la satisfaction sexuelle du satyre et peut-être même celle de sa
partenaire, fonctionnent avant tout en tant qu'image, par surenchère et excès,
en quoi on retrouve un des traits fondamentaux de la sexualité de satyres.
Inversement, à partir de 500, nombre de scènes montrent que les ména-
des fuient les assauts des satyres, se défendant à coup de thyrse avant d'en
venir parfois aux mains, comme sur un cratère de Ferrare où une ménade
arrache la barbe d'un satyre qui l'a saisie par la cheville71. L'insatiable
lubricité des satyres ne peut alors s'exprimer librement que lorsque les
ménades sont endormies. Sur une hydrie de Rouen (Fig. 22), un satyre
soulève le vêtement d'une ménade sagement assoupie sur le sol et dévoile
son anatomie72. Mais jamais les satyres n'arrivent à leurs fins; le rapport
sexuel satyre/ménade paraît impossible, soit que les ménades s'échappent,
soit qu'elles demeurent comme un corps inanimé , donné à voir mais j amais
possédé. Les ménades sont intouchables73.
Dans un cadre ainsi défini, les peintres jouent parfois sur la plasticité
figurative du satyre et sa nature ambiguë, entre l'homme et l'animal. Ainsi
sur une coupe -skyphos de Naples74 (Fig. 23 A) une femme nue, en saccos,

67. Boston 76.40; Para 144.


68. Wurzbourg L 178; Langlotz, Griechische Vasen in Wùrzburg, Munich, 1932, pi.
38.
69. Boston 08.30a; AR V2 135.
70. Cf. Londres F 65 ;AR V2 1154(35). Berlin F 2414; ARV2 1208(41).
71. Ferrare Τ 323; ARV2 271(1).
72. Rouen 538.3; AR V2 188(68). Sur ce sujet voir Caskey-Beazley, Attic Vase Pain-
tings in the Muséum οf Fine Arts, Boston II, Oxford, 1954, pp. 96-99.
73. Cf. l'anecdote racontée par Plutarque, Vertu des femmes, 13, Moralia, 249 F.
74. Naples 27 669; ARV2 77(85).
76 FRANÇOIS LlSSARRAGUE

avance à quatre pattes se retournant vers un satyre qui la suit, également à


quatre pattes, et tend son bras gauche vers elle. Rien ne définit le statut de
la femme, si ce n'est un skyphos posé à terre devant son genou: référence
au symposion qui fait de cette femme une hétaïre plus qu'une ménade. Au
revers du même vase (Fig. 23 B), on retrouve un personnage féminin
analogue au précédent. Elle est cette fois étendue à terre, comme au
symposion; accoudée sur une amphore, elle lève une coupe de la main gauche.
De la droite elle tient un thyrse. La référence à Dionysos est ici plus
explicite et ne se limite pas à l'indication de la boisson. Mais le satyre est
remplacé par son homologue animal, un âne ithyphallique qui avance entre les
jambes de la femme allongée. Une fois de plus, l'échange des rôles entre
âne et satyre est évident75.
Les jeux erotiques des satyres prennent donc, on le voit, toutes les
formes imaginables. Parmi les possibles, il reste encore le cas de figure
homosexuel. Les exemples sont rares, mais ils existent et méritent que l'on s'y
arrête.
Une coupe de Berlin76 (Fig. 24) présente un groupe de cinq satyres en
pleine frénésie erotique. On ne peut dire qu'il s'agisse véritablement de
couples homosexuels, car, dans la pratique grecque, il y a toujours un écart
d'âge entre l'éraste et l'éromène77, ce qui n'est pas le cas de ces satyres. Au
reste leurs attitudes et leurs comportements sont bien différents de ce que
l'imagerie montre quand elle met en scène des couples homosexuels. Le
couple de gauche semble pratiquer la fellation; c'est un rôle plus souvent
réservé, en images, aux hétaïres78. Le couple de droite se livre à un
accouplement inédit qui montre bien que l'univers des satyres est un monde à
l'envers. Que dire enfin du satyre de droite? Il se tourne, sexe en main,
vers la sphinx qui se tient, patte levée, près de l'anse79. Cette figure à
l'extrémité du tableau a son pendant de l'autre côté de la scène, vers
l'autre anse. C'est donc un élément ornemental du genre pégase, griffon

75.· Voir aussi Karlsruhe 63.104; ARV2 1700; Para 323(12ter); Addenda 74.
76. Berlin 1964.4; ARV2 1700; Para 334; Dover, op. cit. , fig. R 1127; Keuls, op. cit. ,
fig. 262.
77. K. Dover, op. cit.; G. Koch-Harnack, Knabenliebe und Tiergeschenke , Berlin,
1983; A. Schnapp, «Éros en chasse», in La cité des images, C. Bérard et al.,
Paris-Lausanne, 1984, pp. 67-83.
78. Louvre G 13; ARV2 86. Florence 3921; ARV2 372(31). Keuls, op. cit., fig. 166,
167.
79 . Voir J . M . Moret , Œdipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mythologie
iconographique, Genève, 1984, p. 141, n. 8.
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 77

ou palmette comme on en connaît de nombreux exemples à cette date80.


Mais ici le peintre joue à confondre deux plans normalement distincts:
celui de la figuration et celui de l'ornementation. En faisant interférer le
cadre décoratif dans l'espace figuratif le peintre obtient un premier effet
de décalage. Une telle manipulation est facilitée par l'homologie entre la
sphinx et le satyre: tous deux sont des êtres imaginaires, des hybrides mi-
humains, mi-animaux; le peintre obtient un second effet de décalage en
produisant ce couple inédit de deux créatures dont rien, sinon leur
proximité sur le vase, ne justifie la rencontre. Le satyre apparaît ici comme un
être à l'appétit sexuel inépuisable, prêt à s'unir à tout être vivant, sans
aucun discernement, et susceptible de se laisser prendre au piège de la
mimésis, confondant une figure ornementale avec un être de chair.
D'autres images de satyres fonctionnent selon le modèle homosexuel le
plus courant, dans des scènes d'échange amoureux. Ainsi sur une péliké de
Leningrad81 (Fig. 25) un jeune homme est assis sur un rocher. Devant lui
un satyre couronné, vêtu d'un himation, appuyé sur un bâton noueux, lui
tend un lièvre. Le satyre s'est ici entièrement coulé dans la gestuelle
humaine82. Se faisant éraste il prend le vêtement et les attributs de l'adulte
athénien auquel il est comparé trait pour trait. Une telle image est bien sûr
construite à partir du modèle iconographique que sont les scènes de dons
amoureux83; elle est de ce point de vue secondaire, parodique. Dans la
longue série des variantes que nous venons d'examiner, elle constitue un cas
limite: celui où le satyre s'humanise presque entièrement, où son corps,
vêtu, devient décent, ne laissant qu'à peine pointer le bout de l'oreille.

Que conclure de cette analyse dont on voudra bien pardonner le caractère


scabreux? Tout d'abord que les satyres, en ce domaine comme en bien
d'autres, servent à explorer un éventail de possibilités qui les fait passer du
plus humain au plus bestial. Toutes les formes de relations sexuelles sont
présentes dans cette série d'images où les satyres s'en prennent même aux

80. E.g. ARV2 79(6); ARV2 88 (là 9).


81. Leningrad 734; ARV2 531(33).
82. Comparer avec Rome VG 50 384; AR V2 189(75) ; Koch-Harnack, op. cit. , fig. 8 -
Rome VG 50 462; ARV2 284(3); Schnapp, art. cit. , fig. 113 - Wurzbourg 480; ARV2
478(320); Koch-Harnack, op. cit., fig. 7.
83. Cf. satyre offrant un coq, Athènes 1552 (CC 1298); H. Licht, Sittengeschichte
Griechenlands, III, Dresde-Zurich, 1928, p. 211.
78 FRANÇOIS LISSARRAGUE

vases et aux éléments décoratifs. On voit se développer une fantaisie


graphique qui déforme les situations «normales» et en invente de nouvelles.
Les satyres sont caractérisés par une énergie sexuelle exubérante,
excessive et inépuisable, qui n'a d'équivalent que leur appétit pour le vin. En
cela ils sont à l'opposé des ménades, aussi chastes que sobres84. Il n'y a pas
symétrie du masculin et du féminin autour de Dionysos85: on peut dire que
quand la femme est en rapport avec le phallus, elle n'est pas dionysiaque,
et qu'inversement quand elle est dionysiaque elle n'a pas de rapport avec
le phallus.
Le phallus est le domaine réservé des satyres, toujours en érection, mus
par un élan boulimique, un appétit immédiat, qui ne passe ni par
Aphrodite, ni par Éros. Dans le répertoire attique, pour la période que nous
avons retenue, de 570 à 450, la figure d'Éros est totalement absente du
monde des satyres. Ce sont deux ensembles qui ne se-rencontrent pas86. Ce
n'est que dans la seconde moitié du Vème siècle que se produisent diverses
modifications du répertoire: on voit alors Dionysos accompagné d'Éros87,
ou un satyre qui porte Éros sur son dos88, ou s'unit à la nymphe Paidia,
compagne d'Aphrodite89. Les deux divinités du banquet, Dionysos et
Aphrodite, se retrouvent en image et ouvrent la voie à toute la tradition
iconographique italiote puis romaine du triomphe de Dionysos où satyres
et érotes gambadent de concert.
Mais avant 450, les satyres évoluent autour de Dionysos dans un univers
sans Éros, réduits à leur seule énergie sexuelle. Cette «race des satyres» -
γένος... Σατύρων, dit Hésiode90- n'est pas le reflet exagéré du monde des

84. Cf. Euripide, Bacchantes, 683-688 et F. Frontisi-Ducroux, «Images du ména-


disme féminin: les vases des 'Lénéennes'», in L 'association dionysiaque dans les sociétés
anciennes (Rome 24-25 mai 1984), Rome, 1985, pp. 173-176.
85. Cf. F. Frontisi-Ducroux - F. Lissarrague, «De l'ambiguïté à l'ambivalence: un
parcours dionysiaque», AION ArchSt, 5, 1983, pp. 11-32.
86. Cf. pour le Ve siècle A. Gretfenhagen, Griechische Eroten , Berlin, 1957, et pour
les mutations du répertoire H. Metzger, Les représentations dans la céramique attique
du IVe siècle, Paris, 1951, pp. 41-58.
87. E.g. Londres Ε 129; ARV2 1414(89). On remarquera que sur la pélikè de Paris
BN 460 (ARV2 606/83) se trouve une des plus anciennes associations Éros/Dionysos;
mais c'est dans une scène de poursuite erotique, en présence d'Aphrodite; cf. S.
Kaempf-Dimitriadou, DieLiebe derGôtterinderattischenKunstdes5Jh. v. Ch. , Bâle,
1979, p. 101, pi. 22, n° 308 et Lexicon Icon. Myth. Cïass. (LIMQ, Aphrodite 1357.
88. Naples 82 501 (H 2579); ARV2 1524(5).
89. Wurzbourg L 492; ARV2 1512(18). Sur Paidia, cf. H. A. Shapiro, Personification
ofAbstract Concepts in Greek Art and Literature to the End ofthe Fifth Century B. C. ,
diss. Princeton, 1977, pp. 254-257 et 277.
90. Hésiode, frag. 123, 2 Merkelbach-West.
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 79

hommes mais plutôt un contre-modèle de l'humanité avec lequel les


imagiers s'amusent pour explorer les virtualités d'un univers imaginaire, pour
créer une anthropologie de fantaisie. On ne peut donc prendre l'imagerie
des satyres au pied de la lettre si l'on veut analyser la vie sexuelle à Athènes
au début du Vème siècle. Ce n'est pas sur le comportement sexuel des
Athéniens que ces satyres nous renseignent mais sur leur imaginaire; ils
révèlent un certain type de jeu avec les catégories qui constituent à leurs
yeux l'humanité, et l'importance que peut prendre, dans cet ensemble,
l'énergie sexuelle. Ce monde des satyres reste, aux limites de l'humain, un
contre-modèle qui joue , pour l'Athénien spectateur des vases, sur la
proximité et la distance: suffisamment proche pour qu'il puisse s'y projeter,
suffisamment distant pour ne pas se confondre avec lui.

(Centre National de la
Recherche Scientifique, Paris) François LISSARRAGUE
Illustration non autorisée à la diffusion

1. Cratère à figures noires; Florence 4209 (photo A. Held)

2. Mastos à figures noires; Wurzbourg 391 (d'après Langlotz pi. 109)


Amphore à figures noires, fragment; Samos 5. Aryballe à figures noires; New York 26.49
(d'après Kerényi, Dionysos fig. 54 b) (d'après AJA 1932)

4. Amphore à figures noires; Berlin 1671 (d'après photo du musée)


Illustration non autorisée à la diffusion

6. Plat à figures rouges; Paris BN 509 (photo BN)

Illustration non autorisée à la diffusion

7. Psykter à figures rouges;


Londres Ε 768 (courtesy
The Trustées of the
British Muséum)
8. Amphore à figures
rouges; Boston 98.882
(d'après Caskey-
Beazley III, pi. 82)

9. Skyphos à figures rouges;


Thèbes (d'après BSA
14, pi. 14) -
10. Skyphos à figures rouges; Boston 0831c (d'après AntK 12, 1969)

11. Coupe à figures rouges; Bruxelles A 723 (photo du musée)


12. Cratère à figures rouges, détail; Berlin 2180
(d'après photo du musée)

13. Amphore à figures rouges; Munich 2314


(d'après CVA4 pi. 197)

14. Cratère à figures rouges; Ferrare Τ 1039 15. Lécythe à figures rouges; Tubingen Ζ 158
(d'après Aurigemma, Spina, I, 2, pi. 120) (d'après photo du musée)
17. Coupe à figures noires; Londres Β 446
(d'après photo du musée)

16. Coupe à figures rouges; Palerme V 651


(d'après photo du musée)

Illustration non autorisée à la diffusion

18. Hydrie à figures rouges; Munich 2423 (d'après CVA5, pi. 225)
Illustration non autorisée à la diffusion

19. Skyphos à figures noires; Paris BN 343 (a: d'après CVA 2, pi. 69; b: photo BN)

Illustration non autorisée à la diffusion


21 . Coupe à figures rouges; Boston 08.30 a
20. Amphore à figures noires; Wurzbourg 178 (d'après Licht3, 182)
(d'après Langlotz pi. 38)

22. Hydrie à figures rouges; Rouen 538.3 (d'après photo du musée)


Illustration non autorisée à la diffusion

23. Coupe-skyphos à figures rouges; Naples 27\669 (photo F. Parisio)

Illustration non autorisée à la diffusion


24. Coupe à figures rouges; Berlin 1964.4 (d'après Dover, fig. R 1127)

25. Péliké à figures rouges; Leningrad 734 (d'après photo du musée)

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