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Anthropologie des
mondes grecs anciens
Lissarrague François. De la sexualité des Satyres. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 2, n°1, 1987.
pp. 63-90;
doi : https://doi.org/10.3406/metis.1987.884
https://www.persee.fr/doc/metis_1105-2201_1987_num_2_1_884
* Ce travail a fait l'objet d'un exposé aux Universités de Salerne, Princeton et Los
Angeles (USC) en 1986; je remercie A. Pontrandolfo, F. Zeitlin et J. Henderson, ainsi
que mes auditeurs, de leur accueil et de leurs suggestions. Merci également à I. Aghion,
R. Cantilena, J.Ch. Balty et D. Williams qui ont autorisé la publication de photos
originales.
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Pour cerner les caractères essentiels qui définissent les satyres, le vase
François fournit un excellent point de départ1 (Fig. l).Au registre inférieur
de la face Β on trouve une des plus anciennes représentations du retour
d'Héphaïstos dans l'Olympe2. Précédé par Aphrodite et Dionysos, le dieu
boiteux, monté sur un âne, est suivi de trois satyres (une partie de la frise
manque). Ils sont désignés par une inscription au pluriel SILENOI qui met
en évidence leur nature collective; les «silènes» sont avant tout un groupe.
Chacun d'eux a une activité différente: le premier porte une outre sur le
dos, le second joue de l'aulos, le troisième enlève une femme dans ses bras;
vin, musique, erotique, tels sont, dès leur première entrée en scène, les
trois pôles de l'activité des satyres3.
Anatomiquement, les satyres sont des hybrides, mi humains, mi
chevalins. Ils ont des oreilles animales et la partie inférieure de leur corps est
celle d'un âne, avec une queue et des sabots. De plus ils sont
démesurément ithyphalliques. La place du satyre à l'outre, derrière l'âne
d'Héphaïstos, met clairement en valeur le parallélisme anatomique entre
cet hybride et la monture du dieu: le corps du satyre est ici construit
comme un collage de deux moitiés, en haut humaine, en bas animale.
Sur ce point le vase François est exceptionnel; dans l'imagerie attique les
satyres ont rarement des sabots. Les peintres les ont humanisés en leur
donnant des pieds et des jambes d'hommes. Toutefois leur caractère
animal n'est pas oublié, et certaines images font coexister les deux types de
satyre. Ainsi sur une amphore de Berlin4 voit-on défiler trois satyres citha-
rèdes: l'un d'eux, au centre, a des sabots tandis que les deux autres ont des
pieds humains. De même sur un mastos de Wurzbourg5 (Fig. 2) figure
Dionysos assis, encadré par quatre satyres dont l'un, celui qui joue de l'aulos, a
des jambes animales et des sabots, tandis que les trois autres, qui dansent,
ont des jambes et des pieds humains6.
La plupart des satyres ont une anatomie quasi humaine, et seule la
queue et les oreilles les rapprochent des chevaux. Mais d'un type de satyre
Le terme ΰβριν όρθίαν appliqué aux ânes désigne très précisément l'excès
et l'indécence de leur ithyphallisme dont on remarquera qu'il provoque
l'hilarité d'un dieu peu enclin à ce genre d'émotion.
L'indécence des ânes trouve son équivalent chez les satyres, presque
constamment lubriques. L'effet recherché par de telles images est, entre
autres, celui de provoquer le rire9. La démesure de leur sexe n'est pas
exclusivement liée à leur ithyphallisme, comme l'indique une amphore de
Berlin (Fig. 4 A-B) où l'on voit d'un côté un satyre tenant son sexe de la
main droite, en érection, tandis que de l'autre, un second satyre lève la
main droite et regarde son sexe, aussi long que sa jambe, qui git mollement
à terre10.
Outre ce gigantisme anatomique, on observera sur cette image deux
caractères exceptionnels: la frontalité du satyre et son attitude accroupie.
On sait que la norme, dans l'imagerie attique, est celle du profil. Les
satyres constituent souvent une exception à cette règle; comme l'a bien montré
F. Frontisi11 , ce fait est lié à leur rapport avec Dionysos et à leur figuration
sous forme de masque, à leur proximité avec le vin et l'ivresse, à leur
fonction de flûtiste. Il y a manifestement chez les satyres une surdétermination
de la frontalité. Dans le cas de l'amphore de Berlin, on peut mettre cette
facialité en rapport avec la posture des satyres, dont le corps entier est
frontal, torse et bassin face au spectateur, cuisses et jambes ouvertes,
symétriques par rapport au ventre et au sexe qu'elles découvrent et
exhibent, comme les panneaux d'un triptyque ouvert. .L'attitude du satyre est
bien ici celle d'un exhibitioniste qui donne à voir, en se confrontant au
spectateur, ce que la décence commande non pas de cacher mais de porter
discrètement12.
L'esthétique grecque préfère en effet un sexe discret, de petite taille.
Les images de vases l'indiquent nettement; les éphèbes y ont des sexes
plutôt minuscules: telle est la véritable élégance, comme l'indique, dans les
Nuées d'Aristophane, Dikaios Logos, lorsqu'il décrit ce que sera le parfait
jeune homme qui fréquente la palestre:
«tu auras toujours la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la
langue courte, la fesse grosse, la verge petite»13.
Le sexe énorme n'est donc pas l'attribut d'on ne sait quel surmâle et ce
n'est pas Héraclès que l'on verrait ainsi pourvu d'un phallus démesuré,
mais bien plutôt Géras, la vieillesse décrépie14, ou les Pygmées, monstres
Louvre G 234; ARV2 286(16) - Londres Ε 290; ARV2 653(1); Dover, Greek Homo-
sexuality, fig. R 422.
15. Par exemple Leningrad 679; ARV2 382(188) - Compiègne 898; ARV2 767(16).
Cf. aussi la diformité des nains, e.g. Boston 76.45; ARV2 1011(13).
16. Cf. Bruxelles R 259; ARV2 169(7).
17. E.g. Berlin in v. 4560; ARV2 246. Toronto, Borowski; R. Guy, Glimpses of
excellence, 1984, p. 13-14. Cf. N. Himmelmann, Archâologisches zum Problem der griechi-
schen Sklaverei, Mayence, 1971, pp. 32-36; D. von Bothmer, «A bronze oenochoe in
New York», Studies in Classical Art and Archaeology\ New York, 1979, pp. 66-67; C.
Bérard, «Pénalité et religion à Athènes: un témoignage de l'imagerie», Revue
Archéologique, 1982, pp. 144-146.
18. Voir M. Mauss, «Les techniques du corps», Journal de psychologie, 32, 1936,
repris in Sociologie et anthropologie, 1983, pp. 362-386.
19. Pour cette posture voir G. Neumann, Gesten und Gebârden in der griechischen
Kunst, Berlin, 1965, fig. 2, 5, 56.
20. R. Higgins, Catalogue ofthe Terracottas in the Department of Greek and Roman
Antiquities, British Muséum I, Londres, 1954, pi. 31, n° 159 à 165.
FRANÇOIS LISSARRAGUE
cène des satyres est renforcée par la présence des yeux qui, ailleurs,
encadrent parfois le masque de Dionysos ou d'un satyre21.
Cette posture accroupie est souvent liée à l'activité des satyres qui se
masturbent. L'exemple le plus clair est probablement l'aryballe de Néar-
cjios à New York22 (Fig. 5). Trois satyres s'activent de concert; ils sont
nommés, par des inscriptions: Dophios (formé sur le grec δέφεσθαι, se
masturber); Psolas (de ψωλός, dont le prépuce est retroussé) et Terpeke-
los (celui qui réjouit son dard)23. Les deux satyres à droite et à gauche,
Dophios et Psolas, sont vus de profil et tournés vers Terpekelos qui se tient
au centre dans l'attitude déjà décrite. L'image joint la parole au geste,
utilisant des noms parlants tout à fait explicites. L'onomastique des satyres, si
riche et si variée24, souligne fréquemment l'importance de leur membre
viril; ils sont ainsi nommés πεών, ποσθων, στυων, φλεβοδοκοσ ou plus
vaguement συβασ, epaton; certains noms jouent en même temps sur leur
rapport avec le monde animal φλεβιποσ, στυσιποσ25. Ces noms, comme le
comportement des satyres en image, mettent l'accent avant tout sur le sexe
et un inépuisable appétit sexuel, plus que sur le désir, l'échange amoureux
ou le rapport erotique. C'est d'abord leur sexe en tant que tel qui est mis en
valeur, par sa dimension excessive, par son exhibition et par la
masturbation. Cette activité, dont les satyres paraissent adeptes, ne fait pas l'objet
d'une réprobation morale ni d'une censure, mais elle est considérée
comme un pis-aller, un substitut -faute de mieux-, souvent réservé aux
esclaves26.
Avant d'en venir aux autres aspects de la sexualité des satyres plusieurs
observations s'imposent concernant leur anatomie.
Dans une série d'images en effet l'ithyphallisme des satyres permet ce
qu'on pourrait appeler le développement d'un cinquième membre, qui
n'est plus uniquement un organe sexuel, mais devient une sorte de main
supplémentaire. Ainsi sur un plat de la Bibliothèque Nationale27 (Fig. 6)
un satyre avance en tenant un aulos, et l'étui à flûte est accroché non pas à
son bras28 mais à son sexe. En cela, il est semblable à certains ânes qui
portent de la même façon une oenochoé29. Sur le célèbre psykter de Douris à
Londres30 (Fig. 7) un des satyres porte en équilibre sur son sexe un can-
thare que remplit un de ses acolytes; un tel geste, improbable chez les
hommes31 , souligne le caractère fantastique de ces hybrides aux vertus
surhumaines, qui défient les lois de la pesanteur. Dans les deux cas que nous
venons de citer, comme dans d'autres, l'utilisation de ce cinquième
membre est en rapport avec l'activité du kômos, musique ou vin; il se produit un
décalage dans la fonction anatomique du sexe, puisque l'on passe de l'éro-
tique à la danse et à la boisson. Un tel type de déplacement est
caractéristique de l'univers des satyres et se retrouve dans d'autres domaines, comme
celui de la guerre par exemple32.
Mais il y a plus; le phallus n'est pas seulement exhibé ou utilisé comme
un membre supplémentaire, il peut devenir un objet autonome, lui aussi
démesuré ou fantastique.
Sur une amphore de Boston33 (Fig. 8) on voit ainsi un satyre brandir un
immense phallus dont l'extrémité est pourvue d'un œil, tandis qu'au revers
un autre satyre porte un satyreau sur ses épaules. L'homologie de l'enfant
satyre et du phallus est claire et met ce phallus au rang d'un être vivant
autonome. Parfois le phallus est utilisé comme une arme par les satyres,
soit dans la gigantomachie34, soit dans d'autres combats35 (Fig. 9) ou dans
51. Heidelberg 125; ARV2 262(36). Même opposition sur Oxford 1911.630; CVA
(1), pi. 19, 6-7.
52. Ferrare Τ 1039; ARV2 543(53).
53. Tubingen Ζ 158; ARV2 734(83).
54. E.g. Baltimore WAG 48.233; ABV 585(1) - Oxford 1914.8; ARV2 681(79) -
Ackland Art Muséum 78.15.1; AR V2 681(82).
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 73
55. Palerme V 651; ARV2 85(21). Cf. également: Paris Louvre Cp. 11 072; ARV2
27(7)-Kassel inv. Alg. 214; P. Gercke, Funde aus derAntike. Sammlung Paul Dierichs,
Kassel, 1981, pp. 1 1 1-1 15 - Londres Ε 35; AR V2 74(38).
56. Apostolius, IV, 58.
57. Londres 1952.2-3.1; ABV 6Î2(32). Cf. Munich 1952. M. Eisman, Attic kyathos
painters, Diss. Univ. of Pennsylvania, 1971, pp. 261 et 712.
58. Londres Β 446; ABV 520(32).
59. Munich 2422; ARV2 24(8).
60. Par ex. Londres Ε 736; H. Hoffmann, Sexual and Asexual Pursuit, Londres, 1977,
pi. VII, 6.
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aussi avec l'animal domestique qui leur est le plus proche par son anatomie
et sa lubricité: l'âne. Les exemples sont nombreux; dans la plupart des cas
il s'agit de l'âne de Dionysos, comme sur une amphore de Boston61 ou de
celui qui ramène Héphaïstos dans l'Olympe62. On est presque toujours en
plein cortège et l'animal en déplacement, ce qui accentue le caractère
frénétique et incontrôlable de cet accouplement. Sur un skyphos de la
Bibliothèque Nationale63 (Fig. 19, A-B ) la scène se répète de chaque côté,
avec une variante: sur une face un satyre aux cheveux blancs prend par
derrière l'âne de Dionysos, sur l'autre un satyre s'est placé sous le ventre
de la bête comme pour être pris à son tour. En s'unissant ainsi aux ânes,
c'est la part bestiale du satyre qui est mise en valeur; le skyphos de la
Bibliothèque Nationale souligne encore davantage cette symétrie de l'âne
et du satyre en leur donnant des rôles sexuels parfaitement
interchangeables64.
Ces deux types d'animaux sont les seuls avec lesquels les satyres
s'ébattent. Des uns aux autres les catégories manipulées par l'image ne sont pas
exactement identiques. Avec les cervidés, l'image met en scène
l'ambiguïté chasse/érotique ; avec l'âne, c'est le double statut humain et bestial
du satyre qui est mis en évidence. Les deux séries ne sont donc pas
redondantes, chaque ensemble produit un sens spécifique.
61. Boston 01.17; ABV319(2); Kurtz, art. cit., fig. 11. Cf. Toronto 919.5.143; ABV
442(c4).
62. E.g. Tarquinia 1553; CVA(2),pi. 34(1183), 2.
63. Paris BN 343; ABV206(l).
64. Pour un autre type d'échange âne/satyre, cf. Louvre CA 1730; H. Hoffmann
(supra, note 8), fig. 6.
65. S. MacNally, «The Maenad in early Greek art», Are th usa, 11, 1978, pp. 101-135.
66. Supra, note 61.
De La Sexualité Des satyres 75
75.· Voir aussi Karlsruhe 63.104; ARV2 1700; Para 323(12ter); Addenda 74.
76. Berlin 1964.4; ARV2 1700; Para 334; Dover, op. cit. , fig. R 1127; Keuls, op. cit. ,
fig. 262.
77. K. Dover, op. cit.; G. Koch-Harnack, Knabenliebe und Tiergeschenke , Berlin,
1983; A. Schnapp, «Éros en chasse», in La cité des images, C. Bérard et al.,
Paris-Lausanne, 1984, pp. 67-83.
78. Louvre G 13; ARV2 86. Florence 3921; ARV2 372(31). Keuls, op. cit., fig. 166,
167.
79 . Voir J . M . Moret , Œdipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mythologie
iconographique, Genève, 1984, p. 141, n. 8.
DE LA SEXUALITÉ DES SATYRES 77
(Centre National de la
Recherche Scientifique, Paris) François LISSARRAGUE
Illustration non autorisée à la diffusion
14. Cratère à figures rouges; Ferrare Τ 1039 15. Lécythe à figures rouges; Tubingen Ζ 158
(d'après Aurigemma, Spina, I, 2, pi. 120) (d'après photo du musée)
17. Coupe à figures noires; Londres Β 446
(d'après photo du musée)
18. Hydrie à figures rouges; Munich 2423 (d'après CVA5, pi. 225)
Illustration non autorisée à la diffusion
19. Skyphos à figures noires; Paris BN 343 (a: d'après CVA 2, pi. 69; b: photo BN)