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L’emprise, une lecture biblique

Dans sa chronique, l’écrivain Frédéric Boyer explore les racines de l’emprise et le désir comme force
obscure et brutale. Il fait référence au texte biblique de la Genèse qui nous appelle à « dominer le manque ».

Comment prendre un peu de hauteur quand l’actualité vous rappelle chaque jour à ce qu’il
y a de plus trouble et de plus détestable dans les relations entre les êtres ? Dénonciations
d’emprise, d’abus de pouvoir, de harcèlement et de viols. Le désir est une force obscure et
vitale. L’existence de chacun est traversée de ces instants qui la font vaciller, où l’on ne sait si
on penchera du côté possédé et sombre ou du côté lumineux, apaisé et ouvert. Le trouble
appartient à ce qu’il y a de plus vivant en nous.
Le désir est un lieu qu’on ne peut appréhender avec netteté. Et dans cette confusion, ce
désordre qui se meut en nous, nous ne sommes que frisson, tremblement. Imagine -t-on la vie
sans la fièvre du désir ni le frisson du manque ? Ce que nous appelons aujourd’hui « emprise »
n’est rien d’autre que l’impossibilité de se tenir sur le seuil , dans le frisson et le manque qui
tracent en nous les cicatrices de l’altérité.
Il y a un très étrange texte dans la Bible, au chapitre 4 de la Genèse, qui évoque la
tentation de vouloir dominer l’autre pour assouvir ou satisfaire son propre désir. Adonaï, la
divinité, s’adresse ainsi à Caïn : « Si tu fais bien, élévation ? Mais si tu ne fais pas bien, à
l’ouverture, le manque est tapi, et vers toi son avidité - mais toi, ne le domineras-tu pas ? »
(Gn 4, 7). Texte difficile, énigmatique.
Adonaï décrit comme hattâ’t , en hébreu, ce qui menace Caïn. Au sens concret, ce terme,
traduit traditionnellement par faute ou péché, renvoie à l’image d’un frondeur ou d’un archer qui
manque sa cible, et indique l’échec ou le manque. La parole divine invite Caïn à « dominer le
manque », décrit ici de façon imagée comme une bête prête à bondir sur sa proie. La présence
de la faute, du manque, se tient sur le seuil, à l’ouverture de toute existence humaine. Le mot
hébreu (pethach) désigne une ouverture comme celle de l’Arche de Noé, mais aussi et surtout
comme celle de la Tente qui abritait l’Arche d’alliance à l’époque de Moïse, Tente de la
Rencontre.
Dominer le manque signifie ne pas fermer l’ouverture, ne pas abolir le seuil. L’emprise
c’est fermer le passage, c’est obstruer le seuil entre nous. Dominer le manque, c’est inviter
alors l’être humain à se faire le souverain de son propre manque. Souverain est celui qui se
tient sur le seuil, tremblant, troublé, mais qui respecte l’ouverture symbolique qui désigne la
rencontre avec l’altérité (jusqu’à celle du Tout Autre, de la divinité). Le texte biblique indique à
chacun la nécessité du manque qui vient ouvrir l’humain à l’altérité. Cette limite dont on se fait
en quelque sorte le responsable (le souverain) rend possible la relation.
Dominer doit se comprendre ici non dans un rapport de force (l’emprise), mais comme
responsabilité, en reconnaissant que dans la rencontre, dans l’ouverture, l’autre échappe
toujours à la connaissance que j’ai de lui. Cette inconnaissance, je dois l’entendre dans mon
propre trouble, jusque dans l’agitation de mon désir. Penser que l’on connaît tout de l’autre (et
de soi-même), ou vouloir tout savoir, tout posséder de lui, c’est induire une menace mortelle
sur la relation.
Les mots bibliques tracent dans leurs apparitions dans le texte un tissu de significations,
une sorte de compréhension éthique. Ici le verbe mâsal qui signifie « maîtriser, dominer,
commander » indique la souveraineté d’un astre sur le jour et la nuit (Genèse 1, 18), mais aussi
la domination d’un sexe sur un autre (Genèse 3, 16), et définit enfin la royauté sur mon p ropre
désir, cette puissance par laquelle j’accepte d’être marqué par la limite et le manque pour
préserver le seuil ouvert de toute relation, de telle sorte que mon désir ne soit pas convoitise
du tout mais rencontre avec l’altérité.

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