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Langages

Conversation et interaction sociale. Analyse de séquences d'offre et


d'invitation
Bernard Conein

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Conein Bernard. Conversation et interaction sociale. Analyse de séquences d'offre et d'invitation. In: Langages, 21ᵉ année,
n°81, 1986. Analyse de discours, nouveaux parcours [Hommage à Michel Pêcheux] pp. 111-120;

doi : 10.3406/lgge.1986.2481

http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1986_num_21_81_2481

Document généré le 31/05/2016


Bernard CONEIN
Université de Paris VIII

CONVERSATION ET INTERACTION SOCIALE


ANALYSE DE SÉQUENCES
D'OFFRE ET D'INVITATION

Cet article se propose de clarifier deux questions qui se situent à l'intersection de


l'analyse de discours et de la sociologie :
— est-il possible de fonder une description sociologique des échanges sociaux sur
l'analyse des conversations courantes ?
— dans quelle mesure certains traits d'organisation des conversations permettent-
ils de décrire les classes d'activités accomplies par les participants à cette
conversation ?
La première question trouve sa source dans le cadre conceptuel de l'ethnométho-
dologie. Les participants à une conversation font un usage spécifique de
l'interprétation, dans l'interaction, qui est l'acte de réplique. Une conversation apparaît de ce
point de vue comme auto-explicative par la forme de son organisation séquentielle,
bien que l'interprétation ne prenne pas une forme autonome de type propositionnel.
Aussi, si on tient à rendre apparents de tels faits, l'observation des interactions
sociales doit être soumise à une description morphologique des activités conversationnelles
des participants. L'approche descriptive domine donc dans cette démarche dans la
mesure où elle doit prendre comme point de départ l'analyse du savoir tacite des
participants par une reconstruction de ce savoir à partir du jeu des répliques internes à
une interaction donnée.
La deuxième question tend à reprendre, à partir d'une analyse de conversations
enregistrées, des questions de pragmatique sur le rapport entre l'agir et le dire.
Certaines activités sociales élémentaires comme les salutations, les excuses et les
invitations sont interreliées à un discours de telle sorte qu'on ne peut les concevoir sans
prendre en compte leur caractère énonciatif. La prise en compte des énoncés dans
leur contexte conversationnel incite à reconcevoir la notion d'acte de parole en
intégrant la présence de plus d'un locuteur dans la production des énoncés.
L'identification de l'acte accompli est conditionnée par l'ensemble des échanges effectivement
produits, car la longueur et la limite d'une séquence ne sont pas fixées avant la
clôture de l'échange.
La conséquence de ces remarques préliminaires, à propos de ces deux questions,
conduit à prendre au sérieux la description du parler quotidien comme entrelacement
de langage et d'actions 1. L'examen de séquences d'offre et d'invitation, extraites
d'un corpus de conversations téléphoniques, nous servira à mieux préciser les
problèmes qu'elles impliquent 2.
Pour mener à bien une telle entreprise, nous avons tenté de construire une
procédure de description qui soit adaptée à l'aspect exploratoire de notre saisie des
séquences conversationnelles, en recueillant un nombre suffisant d'exemples enregistrés qui
nous permettent d'appréhender les formes du savoir pratique des participants. Dans

1. Nous tenterons d'expliciter plusieurs problèmes qui ont été débattus au sein du groupe
« Analyse », groupe qui s'est formé à l'occasion d'une recherche sur l'analyse de l'offre au
téléphone pour l'A.S.P. Images et sons IC.N.R.S.-C.N.E.T.).
2. Le corpus est composé d'enregistrements de conversations téléphoniques collectées
durant un mois dans quatre ménages différents.

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cette procédure, on retrouvera les techniques d'isolement des séquences, proposées
par H. Sacks et E. Schegloff (1974). Comme dans l'analyse de discours, elle nous
impose d'expliciter les principes d'extraction et de segmentation des énoncés analysés.
Une telle méthode de description nous éloigne des modes de raisonnement qui
recherchent une détermination des actes de parole par des règles ou les expliquent par leur
caractère rituel 3. Une démarche de ce type peut cependant apparaître comme très
réductrice, surtout parce qu'elle laisse de côté toute une série de faits considérés
comme importants pour expliquer l'organisation sociale des offres et des invitations.
Mais la principale difficulté réside pour nous d'abord dans le caractère encore très
peu élaboré de la conception de la réplique comme interprétation. C'est
probablement dans le cadre d'une théorie sociologique de la connaissance commune, telle
qu'on la trouve en début d'élaboration chez L. Wittgenstein et H. Garfinkel, que
devrait être développée une telle conception. C'est en effet dans le cadre de la
sociologie interprétative qu'a commencé à être analysé le rapport entre action et
interprétation (A. Schutz, 1962, 1964 et 1968, et H. Garfinkel, 1967) 4.

1. Structure de l'échange et segmentation des séquences


Une invitation ou une offre est une activité qui implique un échange social
requérant deux participants, et également un certain type d'énoncé appelant une réplique.
La délimitation de l'espace de l'échange passe par une procédure d'extraction des
segments conversationnels au-delà de l'énoncé produit par le premier locuteur.
C'est à E. Goffman (1973, 1974) que revient le mérite d'avoir souligné le
caractère conversationnel de certains échanges sociaux comme les salutations et les
excuses. D'abord on peut considérer ces échanges dialogiques comme des unités
minimales d'analyse de toute interaction sociale par le fait que l'objet de ces échanges n'est pas
des biens mais une forme sociale.
Or d'autres types d'échanges comme les compliments et les félicitations, les
invitations, les offres et les demandes semblent pouvoir être analysés de la même façon.
Un trait cependant distingue les offres et les invitations, le caractère complexe de la
forme prise par l'échange. Ce caractère devient manifeste lorsqu'on cherche à
extraire des séquences d'offre et d'invitation dans une conversation. Fixer une limite
à l'étendue de ce segment présente une difficulté réelle :
[1] 1A bon qu'est-ce que vous voulez qu'on apporte ?
2B ben rien rien
3A plutôt boisson plutôt dessert ?
4B oh plutôt boisson sinon rien
5A bon ben alors on va apporter à boire
6B d'accord 7.

3. Deux sources servent de fondement à l'interprétation ritualiste : l'éthologie et la théorie


durkheimienne de la religion (cf. E. Goffman, 1973).
4. L'inspiration théorique de ce courant prend sa source chez Max Weber, en particulier
dans la définition qu'il propose du caractère social d'un acte par l'aspect interprétatif et
interactif de l'activité.
5. Goffman (1973) qualifie ces échanges de rituels interpersonnels, en notant que « les
rituels interpersonnels ont un caractère dialogique ». Il distingue deux types d'échange, les
échanges confirmatifs (salutations, adieux, invitations, présentations, compliments) et les
échanges réparateurs (excuses, justifications).
6. Bien que Goffman (1973) consacre l'essentiel de son analyse aux salutations et aux
adieux, il considère que tous les échanges d'interaction conversationnelle sont des échanges
rituels. Le terme d'échange rituel ne peut, à notre avis, s'appliquer qu'aux échanges qui
ouvrent et closent la conversation.
7. Nous adoptons, pour transcrire les conversations, les conventions suivantes : A et B
représentent chacun des locuteurs, et le numéro qui précède représente l'ordre de succession
des répliques.

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Cette séquence manifeste un enchaînement très différent de celui d'un échange
rituel, car elle apparaît séquentiellement et interactionnellement organisée :
— comme une suite d'échanges couplés (1A/2B, 3A/4B, 5A/6B)
— comme une séquence thématiquement homogène, close par 6B, dans laquelle
seul l'échange 1A/2B est autonome : 3 A est une spécification du thème introduit en
1A (« apporter quelque chose »), et n'a d'autonomie ni thématique ni linguistique ;
même remarque pour 5A, lié à 3 A par bon ben alors. À la différence d'un échange
rituel, 1A ouvre une véritable activité conversationnelle, qui aboutit à une
modification progressive de l'orientation adoptée en 2B.
Pour traiter cette séquence comme une séquence d'offre, trois options sont donc
possibles : ne considérer que 1A, considérer le couple 1A/2B, et enfin considérer la
séquence de 1A à 6B.
L'argument permettant d'isoler 1A en tant que séquence autonome, c'est que,
quelles que soient les répliques qui peuvent lui être faites, l'offre reste valide par la
valeur illocutoire qu'elle véhicule 8. Mais une telle segmentation, adaptée à l'analyse
des énoncés performatifs explicites, dont la structure se rapproche de la proposition,
devient difficile à appliquer à des énoncés conversationnels qui ne recourent pas à un
élément lexical spécifiant la nature de l'acte. De plus, isoler un énoncé de son
environnement conversationnel suppose une dissociation entre activité conversationnelle
et interprétation, en faisant de l'interprétation de l'énoncé une opération
indépendante du jeu des répliques.
La deuxième et la troisième options ne présentent pas cet inconvénient : toutes
deux conçoivent la réplique comme composant de la séquence. On peut en effet
considérer, à la suite de Sacks, l'offre et l'invitation comme apparentées aux questions :
« II existe de nombreux objets apparentés aux questions. Une liste non exhaustive
inclut les salutations, les défis, les menaces, les offres, les demandes, les plaintes,
les invitations. Pour chacun de ces énoncés, il existe un groupe de classes
alternatives d'énoncés appropriés réalisés par une autre personne (je dis 'alternatives',
car si vous faites une offre, quelqu'un peut l'accepter ou la refuser, action rendue
pertinente par le fait même de l'offre » (1967).
La séquence d'offre est ici définie à partir de l'interaction conversationnelle, dans
la mesure où :
— le premier énoncé appelle en retour un second énoncé, produit par un locuteur
différent ;
— l'unité d'analyse de l'offre, comme dans le couple question /réponse, est un
couple d'énoncés ;
— comme pour la question 9, le premier énoncé ouvre une alternative pour des
classes d'énoncés ;
— le deuxième énoncé sélectionne une des branches de l'alternative.
Le principe de segmentation proposé ici, en concevant la séquence comme un
enchaînement d'énoncés, devrait cependant admettre l'existence d'enchaînements,
au-delà du couple, rapprochant ainsi la deuxième et la troisième options.
Par convention, nous appellerons El le premier énoncé de la séquence,
désignation qui vise à éviter la pré-catégorisation de l'énoncé, avant l'examen de l'activité
conversationnelle des locuteurs. La position de El, que Sacks appelle « premier
segment de la paire » pour insister sur le fait qu'il n'est que partie d'un enchaînement,
est ici centrale dans la mesure où c'est lui qui ouvre l'espace thématique de la
séquence.

8. P. Strawson (1977) rappelle la nécessité de distinguer, à la suite d'Austin, la valeur


illocutoire d'un énoncé et l'accomplissement de l'acte illocutoire lié à cet énoncé. On sait que pour
Austin U970), l'accomplissement de l'acte de parole suppose la prise en considération des
conditions de félicité de l'acte.
9. Il est clair que Sacks parle ici uniquement de ce que les linguistes appellent question
totale, ou question laissant attendre une réponse en oui/non ou termes assimilés. Les questions
partielles sont par contre ouvertes.

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On doit distinguer deux types de frontières que, par commodité, nous décrirons à
travers la notation par parenthèses proposée par Goffman (1975) 10.
— une première parenthèse ouvre la séquence, lors de l'introduction d'un thème
nouveau qui peut être soutenu pendant plusieurs échanges par une spécification
progressive des objets et des valeurs pragmatiques introduits par El ;
— à l'intérieur de cette parenthèse, une autre délimite les enchaînements.
Ces parenthèses intérieures représentent des formes d'enchaînements qui ont été
schématisés en quatre types U :
— la succession de paires {cf. ex. |1}) :
A (El
B E2)
A (E3
B E4)
— le triplet (voir ex. (10J)
A (El
B E2
A E3)
— le cas où la frontière de séquence passe à l'intérieur d'un tour de parole (voir
ex. (3|)
A (El
B E2)(E3
A E4)
— la séquence insérée dans une première séquence (voir ex. {14D
A (El
B (E2
A E3)
B E4)
Certaines séquences révèlent ce que A. Lecomte (1985) appelle des zones
d'indétermination où plusieurs interprétations sont possibles, comme dans cet exemple :
[2] 1A est-ce que tu veux venir... te mesurer à d'autres scrabblers ?
2B [rire]
3 A moi j'y vais
4B ouais
5A je vais quand même euh travailler un peu mais enfin
6B oui peut-être mais
On peut analyser les enchaînements en paires (E1/E2), (E3/E4), (E5/E6), mais
on peut également considérer que E2 ne clôt pas mais diffère la réponse, que le ouais
de E4 est plus phatique que marque d'acquiescement, et que E6 ne résout pas
l'alternative ouverte par El. Ces remarques engageraient à ne pas fermer de
parenthèse entre 1A et 6B, et même, pour décider s'il faut fermer après 6B, à attendre ce
qui suit.
Apparaissent dans cette séquence plusieurs éléments qui jouent un rôle de
ponctuation, ponctueurs ouvrants ou clôturants. Les ponctueurs conversationnels
comportent des éléments disparates comme des pauses et des silences, des adverbes et des
conjonctions, ainsi que des marques d'interrogation et des anaphores : soit à la fois
du lexical, du grammatical et du supra -segmentai.

10. Goffman considère que toute interaction est parenthésée, les parenthèses étant pour lui
des signes de ponctuation de l'interaction. Cependant le seul parenthésage qu'il décrit est celui
qui ouvre et ferme la conversation toute entière, ce qu'il appelle « bornage par les cérémonies
d'accès ».
11. Goffman (1973, 1981) propose une schématisation différente, mais qui se rapproche de
nos quatre formes. L'échange est composé pour lui de « mouvements » (move), comparables au
déplacement de pièces dans un jeu d'échecs. Un mouvement peut correspondre ou non à un
énoncé.

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Ces ponctueurs conversationnels ne servent pas seulement à extraire et isoler des
séquences et des échanges, mais à repérer des points d'interprétation dispersés dans
les énoncés et les répliques.

2. L'usage de l'interrogation dans les séquences d'offre


Pas plus qu'il n'existe dans le langage naturel de terme pour désigner l'acte de
parole qui correspond à une proposition de faire, il n'existe de terme pour désigner
les classes d'actes de parole apparentées à l'offre et à l'invitation 12. Il est donc
impossible de ne pas utiliser une pré-catégorisation, comme le terme d'offre, même si
on en souligne le caractère provisoire pour regrouper des séquences prises dans des
conversations différentes. Ce procédé a un inconvénient dans une approche qui
cherche à partir du savoir pratique tacite des participants et de l'examen des répliques
pour décrire la nature des activités accomplies.
Dans un premier temps donc fonctionne un principe provisoire de rassemblement
des séquences à partir de catégories qui sont des noms d'activité et qui servent à
collecter les échanges de répliques ayant des ressemblances de famille avec les offres et
les invitations, comme les demandes d'action 13. Par le terme offre on peut regrouper
toutes les propositions de faire en incluant les sollicitations et les suggestions, les
invitations et les requêtes indirectes qui verbalement réclament l'assentiment du
destinataire (D. Perret 1974 et J. Milner 1977) 14.
En adoptant ce principe provisoire de rassemblement des séquences, dans un
second temps il est possible de retrouver le point de vue des participants par un
examen des expressions employées dans les jeux de réplique, et de reconstruire ainsi l'agir
du dire en considérant l'ensemble des énoncés à l'intérieur d'un échange.
Dans quelle mesure l'usage des expressions atteste-t-il le caractère nécessaire du
recours à la réplique comme constitutive de l'acte d'inviter et de l'offre ?
On peut d'abord relever deux faits intéressants, dans la forme que prend El
comme énoncé initiateur ouvrant les échanges :
— l'énoncé initiateur ne comporte jamais un verbe indiquant la nature de l'acte
réalisé : on ne trouve pas proposer, inviter, offrir... Dans le seul cas du corpus où le
verbe inviter apparaisse (à la première personne), il est placé à la fin d'une séquence,
et sert, non à accomplir une invitation, mais à rendre explicite une inference que le
locuteur B n'a pas comprise comme l'entendait A (ex. {3}, particulièrement les
énoncés 5A et 7A) :
{3} 1A (en sortant du boulot je viens directement
2B voilà c'est ça) (c'est pour vous deux ou pour nous tous ?
3A ben ça dépend si tu te conduis bien ou pas
4B ah bon)
5 A (non mais si t'... vous trouvez quelqu'un pour garder les enfants tu
peux venir aussi allez
6B non mais je sais pas... ça c'est toi qui vois hein)
7 A (mais moi je vous invite tous les deux alors
— El a la plupart du temps la forme d'une question, et cette question comporte

12. Nous avons jusqu'à présent admis le terme d'offre, parce qu'il nous est offert par la
tradition. Nous y ferons pourtant une objection, c'est qu'il n'est jamais employé sous cette
forme nominalisée par les participants à la conversation. Alors qu'on peut trouver je vais te
faire une proposition, on peut difficilement avoir je vais te faire une offre pour une proposition
de faire. Ceci tendrait à faire de l'offre une catégorie interprétative, et non une catégorie de la
connaissance commune.
13. Ce terme est emprunté à L. Wittgenstein (1953). Son utilisation supposerait d'employer
une méthode d'analyse de la séquence d'offre par comparaison avec des séquences apparentées.
14. On pourrait ajouter que l'activité tend à se présenter comme au bénéfice de l'autre
(J.-C. Anscombre, 1980), et à marquer un engagement du locuteur dans le faire proposé {cf.
J. Searle, 1975, qui classe les offres dans les commissifs indirects).

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le verbe vouloir ou un verbe apparenté, employé à la deuxième personne (veux-tu,
voulez-vous, tu as envie ?...) :
4} 1A tu veux aller au cinéma après ?
2B je sais pas euh peut-être ouais on verra bien euh
5} 1A alors t'... envie d'aller voir la rose pourpre du Caire ce soir ?
2B la quoi ?
61 1A bon qu'est-ce que vous voulez qu'on apporte ?
2B ben rien rien
7} 1A tu veux venir ?
2B ben viens plutôt toi
8) 1A est-ce que tu veux venir te mesurer à d'autres scrabblers ?
2B [rire]
9) 1A voilà tu veux que je passe te chercher ?
2B ben si tu veux mais pas trop tôt... juste à neuf heures moins vingt
alors parce que
0} 1A là tu veux venir ce soir ?
2B ben ce soir oui je suis libre.
Le fait que la plupart des séquences d'offre de faire soient initiées par une
question a des conséquences pour l'analyse du mécanisme interactif conversationnel de
l'offre :
— d'abord, quant à la comparaison avec le fonctionnement des performatifs. Le
fait que ceux-ci aient une fréquence d'occurrence très faible souligne la différence
avec les énoncés interrogatifs. Si je t'invite à dîner appelle une réplique, autant que
veux-tu venir dîner ?, trois traits néanmoins les distinguent : 1) le premier énoncé
indique explicitement la valeur d 'illocution de l'acte, mais 2) il n'indique pas
explicitement la nécessité d'intervention d'un deuxième locuteur ; 3) le sujet du performatif
est je, alors que l'interrogation est à la deuxième personne ;
— ensuite, la présence d'une interrogation fait apparaître une dimension
d'incertitude sur le cours de l'activité, en accentuant le caractère révisable des engagements.
En effet, comme l'a noté récemment L. Quéré (1985), la réitération de questions à
l'intérieur de la séquence donne l'impression qu'un des locuteurs, ou les deux, mène
une enquête sur les activités futures qui les engagent : il y a un élément épistémique
dans la demande d'assentiment. Cette enquête prend la forme d'un véritable
questionnaire sur les conditions de félicité de l'offre 15, comme il apparaît dans les
énoncés suivants :
— la rose pourpre du Caire c'est de qui ?
— alors peut... tu travailles peut-être le samedi ?
— t'as quelque chose à faire ce week-end ?
— je voulais savoir ce que tu faisais à midi
— à part ça qu'est-ce que tu fais ?
— quand est-ce que tu viens fêter ça à la maison ?
La séquence d'offre prend ici la forme d'une interview, c'est-à-dire d'un
enchaînement d'énoncés de type question /réponse, où se succèdent des questions partielles sur
les circonstances du faire proposé, et des questions totales 16. Dans certains cas, le
destinataire de l'offre peut s'engager dans un véritable reportage sur les circonstances
pour éviter un refus explicite {cf. P. Drew, 1981), comme dans les exemples {10} et
{11}.
La dimension interrogative dans les séquences d'offre doit donc être prise au sens
propre, en opposition à l'argument fréquemment avancé en pragmatique selon lequel,

15. Sacks appelle ces questions portant sur les conditions préliminaires de l'offre, des « pré-
offres ».
16. Il ne nous semble pas un simple effet du hasard que les pré-offres soient principalement
des questions partielles, et les offres, ouvrant une alternative, surtout des questions totales. Les
unes étant « ouvertes » et les autres alternatives, elles induisent des enchaînements
conversationnels différents.

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dans les illocutions indirectes, les interrogatives qui ont la forme de surface de
question d'information doivent être traitées comme des requêtes d'action (J.-C. Anscom-
bre, 1980) 17.
La dimension interrogative des énoncés initiateurs d'une séquence d'offre peut
être rapprochée de la fréquence, dans les conversations, des concessifs, des indexi-
caux, des indéfinis et des ponctueurs en général, tous éléments qui concourent à
manifester l'aspect interactif du discours parlé, en soulignant la nécessité, pour agir,
d'un deuxième locuteur.
En effet, l'interrogation présente dans l'offre délimite, sur un plan logique, en
ouvrant des places vides, un espace de possible qu'elle cherche à remplir par l'appel
à un second locuteur réel (J. Hintikka, 1981), ce qu'initie un enchaînement vers E2
qui peut prendre la forme d'un véritable parcours des places vides ouvertes 18. E2
opère un tri parmi les places vides définies par El en choisissant une branche de
l'alternative, qui peut elle-même réorienter l'enchaînement conversationnel vers E3,
en appelant une nouvelle réplique de A. Le choix effectué en E2, provisoirement
adopté, est par ailleurs souvent révisé au tour suivant. La sélection est ici arbitraire
et complètement déterminée par le cours de l'échange. Toute réponse semble donc
toujours partielle et partiale.
Toute la difficulté concernant l'interprétation de la dimension interrogative de El
va donc résider dans l'analyse des répliques qui lui font suite.

3. Quand les répliques ne sont pas des réponses


Dans la plupart des exemples de séquences d'offre, soit la réplique E2 n'est pas
réellement une réponse, soit la réponse donnée n'est pas suffisante pour clore le
thème de la séquence. Par ailleurs, comme l'a remarqué A. Pomerantz (1978) à
propos des séquences de compliments, les répliques à El sont rarement marquées
nettement du côté du pôle « assentiment-acceptation » ou du côté du pôle « refus » : elles
sont, de fait, plutôt mitigées.
La chaîne d'actions offre /acceptation ou offre/refus semble se réaliser autrement
que sous la forme d'un automatisme en paire : El ouvre en fait une sorte de
transaction entre les locuteurs, qui peut être relativement longue et se faire,
séquentiel ement, étape par étape (L. Quéré, 1985).
La forme que revêt la réplique E2 semble accentuer encore le fait souligné à
propos de la forme interrogative de El : son statut d'offre n'est pas totalement établi au
premier tour de parole, avant le jeu des répliques. Le « traitement » de El par E2,
et éventuellement par les répliques suivantes, semble montrer qu'il n'y a pas
d'interprétation achevée de El avant que ne soit close la séquence.
L'examen des répliques à El montre que la réplique n'est une réponse que dans
une minorité de cas. On peut distinguer plusieurs façons dont E2 évite de clore la
séquence :
— par une question sur le contenu propositionnel (2B), ou par l'invocation d'un
problème pratique (4B) :
{11} 1A (alors t'... envie d'aller voir la rose pourpre du Caire ?
2B la quoi ?
3A la rose pourpre du Caire)
4B (euh euh c'est-à-dire il faudra que je regarde combien j'ai de sous si
j'en ai pas beaucoup je sais pas si je pourrai aller au cinéma

17. À la suite de J. Searle, les questions dans les illocutions indirectes sont traitées comme
des requêtes, sans considération de l'aspect interlocutoire de l'interrogation. Par ailleurs, ce
raisonnement considère implicitement que l'on peut tracer une frontière entre question
d'information et demande d'action, ce qui peut tout à fait être contesté.
18. Comme dans l'exemple {1) : avec bon qu'est-ce que vous voulez qu'on apporte ?, un
parcours se dessine dans les objets, rien (E2), boisson dessert (E3), plutôt boisson (E4), sinon
rien (E4), apporter à boire (E6).

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— par ce que A. Lecomte (1985) appelle une bifurcation, cas où une orientation
vers l'acceptation (4B) semble être assumée à un tour de parole, et où le locuteur
adopte tout à coup une autre orientation dans le tour de parole suivant (6B) :
{12) 1A (alors quand est-ce que tu viens fêter ça à la maison ?
2B ben je sais pas... p... sabler le champagne
3A quand tu veux mon vieux ton jour sera le nôtre) (là est-ce que tu veux
venir ce soir ?
4B ben ce soir je oui je suis libre)
5A (ce qu'il y a c'est que
6B c'est un peu non mais je peux non quoi j'aimerais me coucher euh je
suis crevé)
— par le fait de poser une condition à l'acceptation (2B, dans {13} et dans {14}) :
{13} 1A (dis moi tu veux venir samedi parce que moi je pars en vacances
pendant une semaine
2B euh oui ça dépend)
{14} 1A (je pensais que si tu étais libre dimanche tu pourrais venir
2B ben oui je ne sais pas... pour ?)
— par le fait de produire une onomatopée, qui évite une réalisation lexicale :
{15} 1A (si tu veux que je te passe dé l'argent pour euh si tu as envie d'aller au
Pérou euh à Pâques
2B hum)
— par le fait de répondre à une question par une autre question, ce qui réalise
une séquence insérée :
{16} 1A (t'as qu'à venir déjeuner demain à midi si tu veux
2B (t'es chez Sophie ?
3 A oui)
4B ben j'appellerai demain matin hein d'accord)
— enfin par le fait de répliquer à une offre par une contre-offre :
{17} 1A (moi je voudrais bien que vous choisissiez une date la semaine
prochaine pour venir euh::: je vous ferais un petit dîner
2B eh bien écoute moi je voulais te faire de la part de ma belle-mère une
proposition qui était elle voulait t'inviter à déjeuner avec nous).
Dans la plupart de ces exemples, le destinataire de l'offre semble différer
l'acceptation, ou y poser des conditions, en déployant une activité argumentative. La
réplique E2 à une offre El peut elle-même, comme El, orienter ce qui vient après.
Comme l'a souligné A. Pomerantz à la suite de Sacks, une réplique ayant valeur de
refus n'oriente pas du tout de la même façon que celle qui finira par une acceptation.
Elle nécessite une activité argumentative plus complexe, dans la mesure où l'offre est
implicitement marquée, de la part de celui qui la fait, par une attente de
l'assentiment du destinataire.
Plusieurs hypothèses ont été avancées en analyse de conversation pour rendre
compte de cette disymétrie dans les répliques. Sacks invoque une règle de préférence,
qui s'appliquerait pour tout énoncé impliquant une telle alternative : la préférence
pour l'assentiment et l'acceptation expliquerait les procédures indirectes et les
atténuations dans les refus. Mais, comme l'a souligné A. Pomerantz (1978), cette règle
n'expliquerait pas le fait que, même dans le cas des acceptations, il y a une
dominance de réponses mitigées, et une acceptation directe est elle aussi extrêmement
rare. Aussi Pomerantz propose-t-elle une autre contrainte : le destinataire ne peut
immédiatement accepter sans atténuation un objet présenté à son bénéfice. La
contrainte pour les compliments serait d'éviter l'auto-louange, et celle pour les
invitations, d'éviter l 'auto-invitation.
Cette explication des répliques par l'action de contraintes normatives n'explique
qu'en partie la présence de certaines formes dans les répliques. Rien en effet n'indi-

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que pourquoi des formes apparentées pourraient toutes s'expliquer par un mécanisme
unique. Elle assimile le jeu des répliques à un automatisme, en laissant de côté la
part de jeu social {cf. G. Simmel, 1983) liée à la mise en forme I9 d'une relation céré-
monielle. Le fait qu'une réplique ne prenne pas la forme d'une réponse purement
mécanique peut peut-être s'expliquer par un fait social qui se situerait à un niveau
beaucoup plus élémentaire.
Mais un autre aspect affecte les phénomènes de clôture de la séquence :
l'indétermination des prédicats d'activité peuvent poser un problème d'usage au destinataire
de l'offre, comme dans le cas de la rose pourpre du Caire, où B modifie l'orientation
de sa réplique quand le contenu de l'activité proposée lui est spécifié :
{18) IB la rose pourpre du Caire c'est de qui ?
2A de Woody Allen
3B ah bon
4A oui
5B ah bon ah ah ah oui ben c'est à quelle heure ?
D'une façon générale, les prédicats d'activité sont extrêmement peu définis sur le
plan de leur référence, et ils peuvent entraîner des ambiguïtés sur la valeur d
'illocution de l'énoncé initiateur de la séquence. Des prédicats comme apporter quelque
chose, venir, venir ce soir, venir jusqu'ici, venir passer deux ou trois jours à Paris,
venir manger ou boire quelque chose, fêter ça à la maison définissent des classes
d'activités dont les contenus ne sont déterminables qu'interactionnellement et contex-
tuellement.
L'indétermination relative des prédicats d'activité est un problème pour les
participants, dans la mesure où la classe des prédicats d'activité admissibles pour
accomplir une offre est limitée, en fonction même de la définition de l'offre. Elle exclut de
fait tous les prédicats qui ne semblent pas indiquer explicitement un bénéfice pour le
destinataire : certains prédicats rendent impossible de caractériser comme offre les
énoncés qui les comportent, comme par exemple :
tu veux que je te casse la gueule ?
est-ce que tu veux laver les chiottes ?
t'aimerais aller en prison ?
Les séquences d'offre et d'invitation apparaissent donc comme des échanges où la
définition de l'activité accomplie est aussi objet de l'échange. De tels faits conduisent
à explorer le lien qui lie la production d'une activité sociale à son interprétation en
évitant de concevoir l'interprétation comme quelque chose qui s'autonomise de l'agir.
Il n'existe pas en effet entre El et E2 une interprétation qui se glisserait avant la
réplique, mais E2 montre par sa forme de réplique que El ouvre un échange d'offre.
Ces éléments concourent à montrer que c'est l'interaction conversationnelle qui,
par sa forme, ordonne la nature de l'activité en cours. La dimension socio-
séquentielle de l'accomplissement pratique est ici essentielle (Schegloff, 1982), elle
détermine le caractère révisable et non stable des rôles et des activités. Ces
remarques nous éloignent des modèles qui expliquent les illocutions indirectes par la
politesse (P. Brown et S. Levinson, 1978), ou de l'échange conversationnel par
l'existence d'un rituel ou d'un script. Les participants mettent en œuvre un savoir social,
savoir de la relation sociale 20, beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine dans les
théories de la politesse et de la déférence. Ils connaissent un nombre plus important
de règles et d'enchaînements potentiels sur une activité que ne le laissent supposer les
codes de politesse. La nature et le type de règles à appliquer sont sélectionnés contex-
tuellement par les participants lorsqu'ils se trouvent dans des conditions sociales où
ce n'est pas une organisation qui fixe les rôles et les tâches à partir d'un code. Plutôt
que de dire que l'offre et l'invitation sont des activités institutionnelles gouvernées

19. Simmel (1983( souligne que le caractère de formalité de l'interaction sociale ne peut être
réduit à une fonction sociale.
20. Garfinkel, à la suite de Schutz, parlerait ici de « connaissance commune de la structure
sociale ».

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par des règles, il serait plus juste de dire qu'elles sont produites comme réglées par
l'activité locale interactionnelle des participants.
Ces remarques laissent cependant ouverts de nombreux problèmes que nous
n'avons pas traités ici, en particulier celui qui concerne le type de relation qui lie
forme de conversation et interaction sociale. L'explication d'une activité par sa forme
conversationnelle est problématique, car, comme le note G. Nunberg (1981), une
explication de l'emploi d'une forme comme veux-tu ? sous-détermine toujours
l'usage, l'usage pratique étant toujours de fait sous-expliqué par une description.
La dimension de ce que Wittgenstein appelle l'exercice et l'entraînement ne peut
être restituable que dans un savoir-faire, et non à travers une description. Et, comme
le rappelle Garfinkel, la détermination du sens d'une activité reste toujours ouverte,
selon la clause dite du et caetera ou du passons.

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