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1913 UN ÉTÉ EN FRANCE 3/8

Née d’un père cocher de fiacre et d’une

Nouvelle provocation d’une suffragette


mère marchande de fruits et légumes
près des Halles, son enfance est triste
et miséreuse, mais Madeleine est

« Je suis ton égale »


brillante. Elle veut s’émanciper de son
milieu et de sa condition de femme par
la culture… et surtout sans l’aide de per-
sonne. Elle a préparé seule son bacca-
Médecine, journalisme, littérature : Madeleine Pelletier lauréat — décroché avec mention « très
aura tout fait. Même s’habiller en homme. bien ». On lui a refusé l’accès à l’internat
de psychiatrie au motif qu’une femme
Cette battante, qui a milité pour le droit de vote des femmes, ne jouit pas des droits civils et poli-
plaide maintenant pour l’avortement ! tiques. Peu importe, elle s’est lancée
dans une grande campagne féministe
Par Weronika Zarachowicz aux côtés d’une autre forte tête, Mar-
guerite Durand, et autour du journal
La Fronde. La loi a été modifiée. Made-
Sur la photo, on dirait Oliver Hardy, le leine a repassé le concours… et est de-
complice de Stan Laurel. Mêmes che- venue la toute première femme interne
veux courts sous un chapeau rond, en psychiatrie, aux asiles de la Seine.
même costume sombre, même sil- Ce n’est pas une vie que celle de
houette un peu forte. Manque juste la Madeleine Pelletier, c’est un combat,
petite moustache. Sauf que non, à y re- une inlassable lutte pour s’inventer
garder de plus près, ce n’est pas Hardy. ce fameux destin d’« individu libre »
Madeleine Pelletier est médecin, jour- auxquelles si peu de femmes — et
naliste, romancière. Elle lutte vaillam- d’hommes ! — ont accès. Partout où elle
ment pour le droit de vote des femmes, s’engage, elle milite pour les femmes,
combattante aux mille vies. Elle est pour un monde ouvert et juste. Chez
l’une des « féministes » (selon le terme les francs-maçons, à la SFIO, dont elle
apparu au XIXe siècle, notamment est l’une des membres les plus en
sous la plume de Dumas fils) les plus pointe… et les plus controversés. En
connues en France. Peut-être aussi 1908, tous ses collègues l’ont vouée aux
la plus détestée. Son dernier livre, Le gémonies quand elle, antimilitariste
Droit à l’avortement, fait scandale. C’est forcenée, a publié cet article provoca-
que Madeleine Pelletier vit et pense dif- teur, « La femme soldat », histoire de
féremment. Elle dérange : elle s’habille pousser la logique égalitaire jusqu’au
comme un homme, ses cheveux sont bout ! Mais personne n’a compris. Non,
coupés courts et gominés. « Je montre- décidément, Madeleine est trop excen-
rai les miens [de seins] dès que les trique, elle qui défend une virginité
hommes commenceront à s’habiller avec militante refuse le mariage et l’amour
une sorte de pantalon qui montre leur… », libre. Une quasi-paria qui pratique des
dit-elle. Quelques décennies plus tôt, avortements. Une radicale qui admire
d’autres scandaleuses ont ouvert la la combativité des suffragettes anglo-
voie et adopté un prénom masculin, saxonnes et n’hésite pas à briser les
comme la plus connue d’entre toutes, vitres d’un bureau de vote (en 1908),
George Sand. Contre la société ultra auxquelles les Françaises, considérées
patriarcale de l’époque, Madeleine comme « mineures », n’ont toujours pas
pousse plus loin la logique et lui donne accès — à la différence des Russes, qui
une portée politique. « Si je m’habille votent aux scrutins locaux, ou des Nor-
comme je le fais, c’est parce que c’est com- végiennes, qui sont même éligibles à
mode, mais c’est surtout parce que je suis l’Assemblée nationale. Une entêtée qui
féministe ; mon costume dit à l’homme : s’est présentée aux législatives en 1910,
“Je suis ton égale” ». avec une vingtaine d’autres pionnières,
La femme est « individu avant d’être et qui a obtenu 4 % des voix… sans
sexe », affirme-t-elle crânement. Pour valeur légale. Mais jusqu’ici, rien ne
un peu, elle pourrait presque dire l’abat, ni les bien-pensants, ni les bien-
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qu’on ne naît pas femme, qu’on le de- pensantes. Jusqu’ici, tout va bien •
vient. Madeleine martèle qu’on est Madeleine Pelletier mourra, abandonnée
libre d’avorter ou pas, d’inventer sa vie de presque tous, le 29 décembre 1939,
de femme, de choisir son destin. à 65 ans, à l’asile psychiatrique de Perray-
Comme elle. Et quelle invraisemblable, Vaucluse. Sans avoir connu la loi accordant
quelle héroïque histoire que la sienne ! En 1912, alors candidate SFIO dans le 7e arrondissement de Paris. le droit de vote aux femmes, en 1944.

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