Vous êtes sur la page 1sur 56

Adolphe Quetelet

Le statisticien belge Adolphe mathématiques sur une classe de


Quetelet (1796-1874) a joué un rôle courbes utilisées en optique : les
essentiel dans le développement et « focales ». Intéressé par l’astrono-
la diffusion des « mesures sociales ». mie, il parvient, dans les années
Il a largement contribué à donner à la 1820, à convaincre l’administration
statistique l’importance qu’elle a du Royaume des Pays-Bas (la
aujourd’hui, en entendant ce mot Belgique est néerlandaise jusqu’en
« statistique » aux deux sens usuels 1830) de la nécessité de construire
modernes de ce terme : d’une part, un observatoire astronomique à
l’organisation (en général publique) Bruxelles, sur le modèle de ceux qui
de la collecte et de la mise en forme existent déjà en France et en
de données quantitatives sur le Angleterre. Pour préparer ce projet, il
monde social, et, d’autre part, l’in- se rend à Paris pour quelques mois
terprétation et l’analyse de données en 1823, afin de rencontrer les astro-
portant sur des grands nombres, au nomes et les mathématiciens fran-
moyen d’outils mathématiques. Pour çais : Alexis Bouvard, François
cela, il a rapproché et croisé plu- Arago, Pierre Simon Laplace,
sieurs traditions scientifiques aupa- Joseph Fourier, Siméon Denis Quetelet jeune

ravant distinctes : celle des Poisson. Ce séjour aura une impor-


« mesures » pratiquées dans les tance décisive pour la suite de son
sciences de la nature du XVIIIe siècle histoire. En effet, il y découvre De l’astronomie
(astronomie et physique), et celle l’usage que ces savants font du cal- aux sciences de l’homme
des enquêtes et relevés administra- cul des probabilités pour contrôler
tifs « sociaux », impulsée par les les erreurs de mesure en astronomie. La plupart des biographes de
États depuis aussi le XVIIIe siècle, Le cœur de cette méthodologie Quetelet ont affirmé que celui-ci avait
dans le cadre de l’« arithmétique mathématique a été formalisé par retenu une idée essentielle de ses
politique » anglaise ou de la « statis- Carl Friedrich Gauss et Laplace, contacts de 1823 avec les savants
tique » allemande [Lazarsfeld 1970]. autour de trois notions étroitement français : le transfert, vers les
Par cette reconfiguration de savoirs reliées entre elles : 1) la distribution sciences de l’homme, des acquis les
et de techniques, il est un des pères dite « gaussienne » (et plus tard plus spectaculaires de l’astronomie,
fondateurs de la « mesure sociale », « normale ») des erreurs de mesure qui était alors la science reine. Selon
telle qu’elle s’est imposée au d’une grandeur astronomique, 2) le cette version un peu simplifiée des
XXe siècle, tant dans les sciences choix de la moyenne arithmétique idées de Quetelet, le déterminisme
sociales que dans l’invention de comme valeur la plus probable de la mathématique, et donc la prévisibilité
nouvelles formes de « gouverne- grandeur mesurée, et 3) la méthode des phénomènes astronomiques,
mentalité ». La statistique suppose des moindres carrés comme critère peuvent être transposés aux
bien en effet — en amont pour la col- d’optimisation. Quetelet a importé et mesures physiques et « morales »
lecte, l’organisation systématique de popularisé, dans les « sciences de (c’est-à-dire sociales) concernant les
mesures régulières à grande échelle, l’homme », les deux premières de êtres humains, et, en conséquence,
et en aval pour l’interprétation — le ces notions, (la « courbe de Gauss » aux régularités observées sur celles-
recours à des techniques mathéma- et la moyenne), tandis que la troi- ci. Stephen Stigler [1997] offre des
tiques, probabilistes ou non, telles sième (la méthode des moindres idées de Quetelet une vision plus
que des calculs de moyennes ou carrés) ne le sera qu’à la fin du nuancée. Celle-ci aide à comprendre
l’application de la « loi des grands XIXe siècle par le Britannique Udny le contexte intellectuel dans lequel ce
nombres », qui permettent d’établir Yule [Stigler 1986]. La « courbe de « transfert de connaissance » a été
et d’interpréter des régularités Gauss », supposée refléter la distri- possible : le maillon intermédiaire
macro-sociales. bution des erreurs de mesure, est aurait été, selon lui, la météorologie.
alors désignée comme « loi des pos- En ce temps, en effet, l’astronomie et
La formation initiale de Quetelet a sibilités ». Elle ne sera nommée « loi la météorologie n’étaient pas des
été double, littéraire et scientifique. normale » qu’en 1894 par Karl domaines d’étude aussi distincts
En 1819, il soutient une thèse de Pearson [Porter 1986]. qu’ils ne le sont aujourd’hui. Or les

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 3


Alain Desrosières

savants préoccupés de l’étude du pour caractériser la dispersion de « loi des grands nombres » (1713). Si
temps et du climat étaient frappés leurs erreurs de mesure. Cette distri- des tirages successifs sont opérés
par la complexité de ces phéno- bution est supposée résulter de la dans une urne contenant des boules
mènes, et par l’impossibilité de les combinaison d’effets nombreux, noires et blanches dans une propor-
réduire à des lois simples, comme le petits et indépendants les uns des tion inconnue mais constante, la part
faisaient par exemple les astronomes autres. Mais l’originalité de ce trans- des boules tirées de chaque couleur
avec les lois de la gravitation d’Isaac fert sera aussi de changer radicale- « converge » vers celle des boules de
Newton. De nombreuses « causes » ment le statut épistémologique de la l’urne. Cette dernière apparaît
enchevêtrées, impossibles à énumé- distribution « normale » (on utilisera comme la « cause constante » des
rer de façon exhaustive, sont ainsi ici par commodité cette appellation parts observés dans les tirages. Une
impliquées, ce qui accentue la aujourd’hui courante, malgré son chaîne d’énoncés fait tenir
nécessité de raisonner, dans ce cas, caractère anachronique pour décrire ensemble : les formulations probabi-
« en probabilité ». Quetelet aurait les idées de Quetelet). listes de Bernoulli, les calculs d’er-
retenu cet exemple quand, plus tard, reur des astronomes, les mesures
il cherchera à construire une Quetelet a été en effet le premier à des tailles des conscrits et, on le
« science de l’homme ». Il formulera observer que cette même forme de verra ci-dessous, les « propensions »
même explicitement cette comparai- distribution en « chapeau de gen- au crime ou au suicide et leurs
son en 1853, quand il organisera un darme » apparaît pour d’autres « régularités ». La métaphore de la
congrès international de statistique, mesures, comme par exemple celle « statue du Gladiateur » est une des
sur le modèle des conférences sur la de la taille des conscrits d’un régi- façons de nouer cette série [Armatte
météorologie axées sur l’amélioration ment. Son coup de génie a été de et Droesbeke 1997].
de la navigation maritime. rapprocher les formes similaires de
ces deux distributions (celle des Pour faire comprendre le rapproche-
Cette interprétation du déplacement erreurs de mesure en astronomie et ment, a priori inattendu, entre la dis-
cognitif et institutionnel réussi par celle des tailles des conscrits) et tribution des erreurs de mesure et
Quetelet, depuis les sciences de la d’engendrer, ce faisant, une entité celle des tailles d’individus différents,
nature vers les sciences de l’homme toute nouvelle : l’homme moyen. En Quetelet imagine cette métaphore,
naissantes, a le grand intérêt d’intro- effet une étoile réelle existe bien en inspirée de ses intérêts de jeunesse
duire directement la multiplicité des amont de ses observations impar- pour les arts et les lettres. Le roi de
« causes » et l’incertitude, dans des faites et dispersées. Un calcul de Prusse admire la beauté d’une sta-
domaines où, précisément, les déter- moyenne permet d’en estimer la tue, celle du Gladiateur. Il décide de
minismes simplificateurs des position la plus probable. De même, la faire reproduire en mille exem-
sciences de la nature sont à l’évi- selon Quetelet, un être nouveau mais plaires par mille sculpteurs de son
dence inapplicables. La météorologie bien réel lui aussi, l’« homme royaume, afin de la distribuer à ses
et les sciences de l’homme ont en moyen », existe en amont des indivi- fidèles courtisans. Les copies, impar-
commun l’impossibilité de connaître dus tous différents les uns des faites, sont bien sûr différentes les
et de mesurer exhaustivement les autres. Pour l’astronome, la position unes des autres, mais elles ressem-
nombreux facteurs des phénomènes réelle de l’étoile constitue la cause blent toutes plus ou moins au
décrits, et donc de les « réduire » à constante de ses observations suc- modèle. Celui-ci joue pour les copies
des lois simples. La seule solution cessives, qui explique la forme « nor-
est, dans les deux cas, de multiplier male » de la distribution des erreurs
les lieux d’observation, en les reliant de mesure. De même, l’« homme
par un dense réseau d’échanges moyen » constitue la « cause
d’informations standardisées. À tra- constante » de la distribution des
vers ce rapprochement entre deux tailles. Le raisonnement a ainsi été
domaines scientifiques en apparence retourné : c’est l’allure « normale » de
différents, on trouve les deux carac- cette distribution des tailles qui
téristiques essentielles de la statis- implique l’existence, en amont, d’une
tique impulsée par Quetelet durant « cause constante », qui n’est autre
toute sa vie : l’organisation des que l’« homme moyen », dont la taille
observations, et le traitement des « la plus probable » est la moyenne
« grands nombres » ainsi recueillis au des tailles observées.
moyen d’outils issus des sciences de
la nature : la loi normale et la
moyenne. De fait, le principal acquis L’homme moyen et la
du transfert ainsi effectué, à partir du métaphore du Gladiateur
voyage de Quetelet à Paris, est la
grande généralité des usages pos- De fait, ce raisonnement en termes
sibles de la distribution « gaus- de « cause constante » est lui-même
sienne » postulée par les astronomes issu du « théorème de Bernoulli » ou Le gladiateur Borghese

4
Adolphe Quetelet

le rôle d’une « cause constante », coup de force épistémologique en possibilité de faire des prévisions, ce
puisque les mille sculpteurs se sont rapprochant ces deux cas d’usages qui constitue une des principales
efforcés de l’imiter. Selon cette de « moyennes », sous cependant demandes adressées par le monde
image, l’« homme moyen » est l’équi- une condition restrictive importante : de l’action à celui des sciences
valent de la statue parfaite originale le calcul d’une moyenne de mesures sociales.
du Gladiateur. Les êtres humains portant sur des êtres différents n’est
concrets sont des reproductions justifié, selon lui, que si la distribution La mise en évidence de régularités
imparfaites de cet homme moyen, de ces mesures a la forme de la est rendue possible par les publica-
présenté ainsi comme un idéal de fameuse « loi des possibilités », c’est tions, de plus en plus régulières à
perfection. Quetelet développe en à dire une forme « normale ». Seule la partir des années 1830, de statis-
détail cette métaphore dans sa présence de cette forme justifie l’hy- tiques administratives rassemblées
« Lettre n˚ 20 », incluse dans son pothèse de l’existence d’une « cause alors sous le nom de « statistiques
principal livre sur le calcul des proba- constante », en amont des réalisa- morales ». Celles-ci portent sur
bilités, publié en 1846, les « Lettres à tions contingentes et imparfaites des divers événements, tels que la pro-
SAR Le Duc Régnant de Saxe- êtres concrets observés. Ce faisant, création, le mariage, le suicide ou
Cobourg et Gotha sur la théorie des Quetelet introduit une distinction encore les crimes. Bien que ces évé-
probabilités appliquée aux sciences entre des « vraies moyennes », dont nements puissent sembler être le
morales et politiques ». En transpo- le calcul est justifié par cette exis- résultat de décisions relevant de la
sant la diversité des statues reco- tence supposée d’une « cause seule liberté individuelle, leurs
piées par les sculpteurs au cas de la constante », et des « fausses nombres annuels, révélés par la sta-
diversité des mesures effectuées sur moyennes », dont le calcul et l’usage tistique officielle, apparaissent
les êtres humains, il ajoute même doivent être prohibés, dans les cas remarquablement stables, de même
une autre cause de variabilité, celle où la distribution n’est pas « nor- que l’est la taille moyenne des
qui résulte de mesures successives male », notamment si elle est bimo- conscrits. L’« inexorable budget du
dale. Deux exemples de ce dernier crime », prophétisé par Quetelet,
imparfaites effectuées sur un même
cas sont souvent cités par Quetelet : annonce le déterminisme sociolo-
individu. Ainsi, il réunit dans un
la distribution de la hauteur des gique d’Émile Durkheim et de ses
même « modèle » les deux causes de
immeubles d’une ville, et celle de la successeurs. De même que chaque
variation, celle qui résulte des diffé-
durée de vie d’une population d’en- individu est doté d’une taille et d’un
rences réelles entre les individus, et
fants nés une année donnée. Dans poids, il l’est aussi d’une « propen-
celle qui provient de l’imperfection
ces deux cas, la mention d’une sion » à se marier, à se suicider ou à
des procédures de mesure, ana-
moyenne n’aurait aucun sens. tuer autrui. Les bureaux de statis-
logues à celles prises en compte par
les astronomes depuis le tique sont ainsi comparables aux
XVIIIe siècle. Les régularités observées observatoires astronomiques : ils
des statistiques morales enregistrent des faits stables, et par
Le « modèle du Gladiateur » permet là prévisibles. La « mesure sociale » a
ainsi de faire la liaison entre deux Le transfert d’outils cognitifs opéré ainsi gagné ses lettres de noblesse
usages de la notion de « moyenne » par Quetelet prend ensuite appui sur de scientificité, en se calant sur
qui, jusqu’alors, étaient bien diffé- une deuxième caractéristique des celles, indiscutables, de l’astrono-
rents, y compris dans le vocabulaire moyennes : leur relative stabilité dans mie. De fait, dans les années 1830,
employé [Perrot 1992]. Ainsi, au le temps. Ainsi la taille moyenne des Quetelet s’active tout autant à
XVIIIe siècle, les savants distin- conscrits possède cette propriété faire construire un observatoire à
guaient, d’une part, les « moyennes importante. Alors que, pour une Bruxelles qu’à organiser un système
proportionnelles » utilisées par les année donnée, la dispersion de ces statistique incluant les recensements
astronomes comme la meilleure esti- tailles est assez grande, en revanche, de population et le rassemblement
mation possible (calculée à partir de d’une année sur l’autre, la taille des données de l’état civil (nais-
plusieurs observations) d’une seule moyenne des nouveaux conscrits est sances, mariages, décès) et de la
grandeur réelle mais inconnue, et, à peu près stable, ou du moins varie statistique criminelle et sanitaire.
d’autre part, les « valeurs com- dans un intervalle beaucoup plus
munes », retenues comme résumé, petit que celui des tailles indivi- L’importance du rôle de Quetelet
substitut d’une diversité de gran- duelles des conscrits d’une année. dans la promotion des « mesures
deurs d’objets différents. Dans ce Cette stabilité de la moyenne, oppo- sociales », tant dans les sciences
deuxième cas, des formules imagées sée à la dispersion des cas indivi- humaines que dans la gestion poli-
justifiaient cette substitution : « l’un duels, va fonder l’usage des statis- tique du monde social, résulte de la
dans l’autre », « bon an, mal an », tiques dans les sciences sociales. En force de cette association entre l’État
« grosso modo », « le fort portant le effet, une permanence temporelle et la science. Cette association fait
faible », qui illustrent bien l’idée de comparable est observée pour tenir, d’un côté, la machine adminis-
« compensation » mutuelle impliquée d’autres totalisations fournies par la trative et ses enregistrements stabili-
par cet usage de la moyenne. statistique administrative naissante. sés selon des procédures codifiées,
Quetelet opère ainsi une sorte de L’exhibition de régularités justifie la et, de l’autre, la simplicité et la géné-

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 5


Alain Desrosières

ralité de la « loi des grands issue des travaux de Newton, été fortement influencé par les
nombres », issue de l’application du Laplace et Gauss en était le plus débats allemands autour de l’homme
calcul des probabilités aux mesures brillant exemple. Mais les « régulari- moyen et de la liberté individuelle.
astronomiques. Mais, par cette opé- tés » macro-sociales exhibées par
ration, l’État change en partie de Quetelet à propos des mariages, des
nature. À la généralité issue de la loi crimes ou des suicides semblaient
La mise en place
juridique, au sens de règle sociale
d’un réseau coordonné
heurter de plein fouet la philosophie
s’imposant à tous dans le cadre d’un
de mesures sociales
idéaliste de la liberté et de la respon-
État, s’ajoute désormais celle de la sabilité individuelle que, à la même
loi statistique, observée dans la Bien que ses travaux aient suscité ce
époque, des penseurs d’inspiration
société, pensée dès lors indépen- genre de débat idéologique, Quetelet
religieuse ou non s’efforçaient de
damment de l’Etat. La « statistique », était moins un philosophe qu’un
promouvoir. Si le nombre total de
qui, à son origine allemande du entrepreneur scientifique et adminis-
crimes et de suicides accomplis
XVIIIe siècle, était synonyme d’État, tratif. Dès les années 1820, il avait
dans l’année est stable et prévisible,
s’émancipe maintenant par rapport à été intéressé, on l’a vu, par la mise en
que reste-t-il du libre arbitre de l’indi-
celui-ci, et fonde l’existence d’un place d’observations coordonnées
vidu moral ? Cette question agite,
social autonome. Du coup l’État doit portant sur la météorologie. Trente
notamment dans le monde allemand,
tenir compte de ces nouvelles ans plus tard, en 1853, il est à l’ori-
des philosophes, des théologiens et
« lois », non édictées par lui. La gine de la première réunion à
des romanciers [Desrosières 2000].
sociologie, notamment celle de Bruxelles d’un « congrès internatio-
En 1912, le jésuite belge Joseph
Durkheim, se construira en partie nal de statistique », pour faire se
Lottin consacre un gros ouvrage
contre la science des légistes et des rencontrer les statisticiens des
à « Quetelet, statisticien et socio-
juristes, en prenant appui sur les « bureaux de statistique » créés (sou-
logue ». Il admire Quetelet, mais
régularités statistiques que Quetelet vent sous son influence) dans plu-
discute longuement l’articulation sieurs pays au cours des deux
a su si bien orchestrer. Les sciences entre la liberté morale de la
sociales quantitatives, avec leurs décennies précédentes. Le but était
personne singulière et les régula- de créer un réseau coordonné de
« variables » dont on analyse les rités « moyennes » présentées par
« effets », descendent directement recueil d’informations sur la popula-
Quetelet. Dans une perspective diffé- tion, l’économie et les statistiques
du tableau des « causes constantes » rente, le sociologue durkheimien
et des « propensions » des individus, « morales », selon des définitions,
français Maurice Halbwachs pose des nomenclatures et des procé-
inventées par Quetelet. Ces expres- des questions du même type en
sions entre guillemets sont des sté- dures d’enregistrement les plus stan-
1913 dans sa thèse complémentaire dardisées possibles. À maintes
nographies permettant de nommer sur « La théorie de l’homme moyen.
des agrégats et des montages nou- reprises ensuite il attira l’attention sur
Essai sur Quetelet et la statistique la concomitance, à Bruxelles en
veaux, impensables auparavant. Le morale », avec un point de vue plus
statut épistémologique de ces 1853, de deux conférences interna-
critique. Depuis cette époque, la tionales, l’une sur la statistique,
« mesures sociales » est encapsulé
sociologie quantitative, notamment l’autre sur la météorologie. Dans les
dans une boîte dont les rouages invi-
celle issue des travaux de Durkheim, deux cas, « les gouvernements dési-
sibles sont les procédures d’enregis-
est souvent confrontée à cette cri- raient s’entendre entre eux par la
trement et dont les sorties, naturali-
tique, sans toutefois que le nom de voie de leurs délégués spéciaux ». La
sées par le langage statistique, sont
Quetelet soit désormais évoqué. Si première conférence « traite de la
des « propensions », des « variables »
celui-ci est souvent oublié, la que- statistique générale des différents
produisant des « effets », que l’on
relle sur les déterminismes macro- pays et des moyens de mettre
peut désormais mesurer et séparer,
sociaux, ouverte par ses travaux, l’unité entre les documents officiels
par exemple par des régressions
perdure. Une étude fouillée de la destinés à l’administration et à
logistiques.
place de cette inquiétude dans la lit- la science », tandis que l’autre
térature européenne du XXe siècle « concerne la marine et l’accord qu’il
Déterminisme est fournie par le philosophe français s’agit d’établir entre les travaux des
et libre arbitre Jacques Bouveresse [1993], dans un divers peuples pour arriver à
ouvrage consacré à l’influence de connaître les lois qui règlent les mou-
L’ambition de Quetelet était d’impor- Quetelet et de sa philosophie de la vements des mers et de l’atmo-
ter dans les sciences de l’homme ce statistique sur l’écrivain autrichien sphère, la profondeur et la tempéra-
qui faisait, dans la première moitié du Robert Musil. Significativement inti- ture des eaux, et en général tout ce
XIXe siècle, la fierté des spécialistes tulé « L’homme probable. Robert qui peut intéresser le navigateur »
des sciences de la nature : la possi- Musil, le hasard, la moyenne et l’es- [Quetelet 1860, cité par Brian 1989].
bilité de dégager, à partir de mesures cargot de l’histoire », ce livre montre Le parallèle ainsi dressé confirme
systématiques, des lois générales que le thème du roman de Musil l’interprétation, suggérée par Stigler,
des phénomènes et, par là, de pré- « L’homme sans qualités » (c’est-à- du voyage à Paris de 1823. Il porte
voir leur cours ultérieur : l’astronomie dire sans singularités spécifiques) a sur quatre aspects du système

6
Adolphe Quetelet

le sont ceux de Durkheim, Max une totalité macro-sociale dotée de


Weber, Adam Smith ou David propriétés spécifiques de régularité et
Ricardo. Les raisons de ce relatif de prévisibilité.
oubli sont philosophiques et tech-
niques [Desrosières 1997]. Sur le
L’importance de Quetelet est donc
plan des idées, le thème de la régu-
grande dans une double perspective,
larité des moyennes observées, fai-
d’épistémologie et de sociologie des
sant fi de toute philosophie de la
sciences sociales. Pour l’épistémo-
liberté et de l’action, pouvait appa-
logue, il aura été le premier à théori-
raître bien simpliste. Il est frappant
ser l’usage des relevés de la statis-
d’observer qu’après Le Suicide
tique officielle pour en déduire la for-
[1897] et jusqu’à sa mort en 1917,
mulation de « lois empiriques », au
Durkheim ne fait plus allusion à
sens de régularités observées et
Quetelet. Mais, on l’a vu, son impor-
extrapolables dans l’avenir. C’est ce
tance aura été de promouvoir la mise
point de vue qui, en général, est évo-
en place de réseaux d’observations
qué quand son nom réapparaît. En
et de mesures. Or la statistique, cette
revanche, pour le sociologue et l’his-
phase indispensable de la construc-
torien des sciences sociales, il aura
tion des sciences sociales, est vouée
été celui qui a inlassablement plaidé
à devenir anonyme et invisible dès
lors que ses réseaux sont solides et pour la mise en place de bureaux et
performants. de commissions de statistique, dans
les différents pays et au niveau inter-
Sur un autre plan, celui des tech- national, puis pour la standardisation
niques de l’analyse statistique, les des procédures de mesure afin de
de statistique internationale que outils simples de Quetelet (calculs de permettre les comparaisons dans
Quetelet cherche à promouvoir : la moyennes et examen rudimentaire de l’espace et dans le temps. Ce
mise en place d’un réseau de la « stabilité » de séries temporelles) deuxième aspect est souvent oublié
mesures, la standardisation des pro- vont être largement dépassés par les quand l’histoire des sciences
cédures de celles-ci, le rôle des États outils mathématiques (variance, cor- sociales est racontée du seul point
dans cette mise en place, et enfin rélation, régression, test du chi-deux) de vue de l’histoire des idées. Le
leur caractère utile (la bonne admi- inventés par les biométriciens anglais propre de Quetelet est d’avoir su
nistration de la société, la navigation de la fin du XIXe siècle, Francis réunir complètement ces deux
maritime) et non uniquement scienti- Galton, Karl Pearson, Udny Yule, dimensions, cognitive et organisa-
fique au sens d’une « science pure ». Ronald Fisher. Ces nouveaux outils tionnelle, ce qui a sans doute
sont centrés sur l’analyse des distri- entraîné à la fois son succès au
Quetelet au XXe siècle : butions, et des relations entre celles- XIXe siècle, mais aussi son relatif
postérité et oubli ci. La distribution « normale » (ainsi oubli au XXe siècle, dès lors que ses
dénommée par Pearson en 1894), idées sont apparues simplistes et
Les idées de Quetelet ont été incor- chère à Quetelet, garde son impor- que les formes d’organisation institu-
porées dans les sciences sociales du tance, mais reçoit une toute autre tionnelle qu’il avait promues ont été
XXe siècle, par exemple à travers interprétation, dans la mesure où ce complètement « routinisées ».
l’œuvre de Durkheim, mais son nom sont désormais les différences et les
n’a pas été conservé dans le relations d’ordre entre les individus
Panthéon des pères fondateurs de la qui polarisent l’attention, et non plus Alain DESROSIÈRES
sociologie ou de l’économie, comme des moyennes supposées refléter Insee, direction générale

Ce texte est une version française révisée d’un article à paraître en 2003
dans l’Encyclopedia of Social Measurement (Academic Press).

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 7


Alain Desrosières

Références

Académie royale de Belgique (1997), Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet,
actes du colloque des 24 et 25 octobre 1996, mémoire de la classe des sciences, 3e série, tome XIII.

Armatte M., Droesbeke J-.J. (1997), Quetelet et les probabilités : le sens de la formule,
in Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet (Académie royale de Belgique),
pp. 107-135.

Bouveresse J. (1993), L’homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire,
L’éclat, 30250 Combas.

Brian E. (1989), Observation sur les origines et sur les activités


du Congrès international de statistique (1853-1876),
in Bulletin de l’Institut international de statistique - 47e session, pp. 121-138.

Desrosières A. (1997), Quetelet et la sociologie quantitative : du piédestal à l’oubli,


in Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet (Académie royale de Belgique),
pp. 179-198.

Desrosières A. (2000), La politique des grands nombres - Histoire de la raison statistique,


La Découverte/Poche, Paris.

Halbwachs M. (1913), La théorie de l’homme moyen. Essai sur Quetelet et la statistique morale,
Alcan, Paris.

Lazarsfeld P.F. (1970), Notes sur l’histoire de la quantification en sociologie : les sources, les tendances,
les grands problèmes, in Philosophie des sciences sociales, Gallimard, Paris, pp. 75-162.

Lottin J. (1912), Quetelet, statisticien et sociologue, Institut supérieur de philosophie, Louvain.

Perrot J-.C. (1992), Une histoire intellectuelle de l’économie politique, Éditions de l’EHESS, Paris.

Porter T.M. (1986), The Rise of Statistical Thinking, Princeton University Press, Princeton.

Quetelet A. (1835), Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou Essai de physique sociale,
Bachelier, Paris.

Quetelet A. (1846), Lettres à SAR le Duc Régnant de Saxe-Cobourg et Gotha


sur la théorie des probabilités appliquée aux sciences morales et politiques,
Hayez, Bruxelles.

Quetelet A. (1860), Sur le Congrès international de statistique tenu à Londres le 16 juillet 1860
et les cinq jours suivants,
in Bulletin de la Commission centrale de statistique, tome IX, Hayez, Bruxelles.

Stigler S.M. (1986), The History of Statistics. The Measurement of Uncertainty before 1900,
The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge (Mass.).

Stigler S.M. (1997), Adolphe Quetelet : Statistician, Scientist, Builder of Intellectual Institutions,
in Actualité et universalité de la pensée scientifique d’Adolphe Quetelet (Académie royale de Belgique),
pp. 47-61.

8
Entre décentralisation et coordination
Une analyse des spécificités des SSM

Le système statistique public (SSP) coordination est aussi assurée par d’une part, l’Insee n’a pas à piloter et
français est traditionnellement décrit des réunions régulières des chefs de gérer en commun des objets bien
comme « fonctionnellement décen- SSM, et, plus récemment, a été ins- identifiés avec les SSM, comme la
tralisé », pour évoquer le fait qu’une tallée (en 2000) une structure plus direction générale de l’Insee (la DG) le
partie non négligeable de son activité légère qui se réunit plus fréquem- fait avec les directions régionales (les
est inscrite dans dix-neuf services ment, le « Conseil des chefs de DR), et que, d’autre part, il y a une
statistiques ministériels (SSM). Au SSM » (CSSM), formé de cinq très grande hétérogénéité entre les
1er janvier 2001, sur 9 464 per- membres, qui, à sa création, visait à SSM.
sonnes employées par le SSP jouer un rôle un peu analogue à celui
(Insee + SSM), 3 012 (31 %) tra- du « Conseil des directeurs régio- C’est cette structure nouvelle et
vaillaient dans les SSM. Sur les naux de l’Insee » (CODIR). Mais, on le encore tâtonnante qui a jugé utile de
1 285 attachés de l’Insee en activité verra, cette comparaison n’est pas demander une mission d’exploration
dans l’ensemble du SSP, 488 (38 %) satisfaisante, pour de multiples rai- du réseau des SSM, du point de vue
l’étaient dans les SSM. Ces deux sons, dont les principales sont que, de leurs spécificités et de leurs
chiffres donnent une première idée attentes par rapport aux diverses
du poids relatif des SSM dans le SSP. formes de coordination existantes, à
Cette relative originalité du système développer ou à créer. Cette mission
statistique français est en général a été confiée à Michel Blanc et Alain
justifiée des deux points de vue, Desrosières, tous deux membres de
amont et aval, des circuits de l’infor- la direction de la coordination statis-
mation statistique. D’une part, la tique et des relations internationales
proximité des sources administra- (DCSRI) de l’Insee. Ce travail bénéfi-
tives facilite leur mobilisation et leur ciait des résultats de deux missions
retraitement à des fins statistiques, effectuées auparavant, en 1995 et
et, d’autre part, les utilisateurs poten- 1997. La première, demandée par le
tiels sont ainsi plus proches, à la fois CNIS à Alain Mothe et Joël Allain,
pour exprimer leurs besoins et pour était une « Étude sur la rationalisation
accéder à l’information. Cette struc- du dispositif statistique public »
ture, déjà évoquée dans la loi de (rapport de mission, document du
1951 et dans ses amendements suc- CNIS n˚ 26, décembre 1995). La
cessifs, a été, dès les années 50, seconde, confiée à Edmond
associée à un impératif de « coordi- Malinvaud par le Premier ministre
nation », assurée successivement par Alain Juppé en juillet 1996, portait
le Comité de coordination des sur « La fonction statistique et
enquêtes statistiques (COCOES, études économiques dans les ser-
1951-1972), puis par le Conseil natio- vices de l’État » (rapport rendu en
nal de la statistique (CNS, 1972- 1997). Ces deux rapports conte-
1984) et enfin par le Conseil national naient nombre d’analyses utiles pour
de l’information statistique (CNIS). La notre propos.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 9


Michel Blanc et Alain Desrosières

Les 19 services statistiques ministériels

Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité


Le « SSM Travail, emploi et formation professionnelle » est la direction de l’animation de la recherche, des
études et des statistiques (DARES). Son domaine d’investigation comprend l’emploi, le marché du travail, le
chômage, les rémunérations des salariés, les conditions de travail, les relations professionnelles, la négociation
collective et la formation des actifs.

Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité


et
Ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées
Le « SSM Santé et protection sociale » est la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des sta-
tistiques (DREES). Ses champs de compétence sont la santé, l’action sociale, la protection sociale, la famille
et les droits des femmes.

Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche et des Affaires rurales


Le « SSM Agriculture » est le service central des enquêtes et études statistiques (SCEES), placé au sein de la
direction des affaires financières. Il rassemble, traite, analyse et diffuse les données statistiques relatives à
l’agriculture, à la forêt, aux industries agroalimentaires, à l’occupation du territoire, aux équipements et à l’en-
vironnement en zone rurale.
Le « SSM Pêche maritime et aquaculture » est le bureau central des statistiques de la direction des pêches
maritimes et de l’aquaculture.

Ministère de la Culture et de la Communication


Le « SSM Communication » est le département des statistiques, des études et de la documentation sur les
médias, placé au sein de la direction du développement des médias, service du Premier ministre mis à la dis-
position du ministre chargé de la communication. Son champ d’investigation comprend la presse écrite, la
communication audiovisuelle et les autres services de communication destinés au public.
Le « SSM Culture » est le département des études et de la prospective (DEP), placé au sein de la direction de
l’administration générale. Sa compétence couvre tous les domaines de la création culturelle, des actions et des
pratiques en matière culturelle : architecture, archives, bibliothèques, musées, cinéma, langues et civilisations
étrangères, livres, musique, beaux-arts, spectacles, patrimoine culturel.

Ministère de la Défense
Le « SSM Défense » est l’observatoire économique de la défense, placé au sein de la direction des affaires
financières.

Ministère de l’Écologie et du Développement durable


Le « SSM Environnement » est l’Institut français de l’environnement (IFEN), établissement public national de
l’État à caractère administratif placé sous la tutelle du ministère de l’Écologie et du Développement durable.

Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie


Secrétariat d’État aux PME, au Commerce, à l’Artisanat, aux Professions libérales et à la Consommation
Le « SSM Commerce, artisanat, services » est la sous-direction des activités commerciales, artisanales et de
services, placée au sein de la direction des entreprises commerciales, artisanales et de services. Il couvre les
domaines du commerce (y compris les grandes surfaces), des services (y compris les professions libérales) et
des petites entreprises. Pour ces dernières, le champ sectoriel est très étendu : il comprend non seulement le
commerce et les services mais aussi le bâtiment et les produits industriels, la réparation, les activités agroali-
mentaires et une partie des transports.

10
Entre décentralisation et coordination

Ministère délégué au Budget et à la Réforme budgétaire


Le « SSM Douanes » est le bureau des statistiques et études économiques de la direction générale des
douanes et droits indirects. Il a en charge le suivi des échanges extérieurs de la France en termes de biens.

Ministère délégué à l’Industrie


Le « SSM Énergie » est l’observatoire de l’énergie - observatoire de l’économie de l’énergie et des matières
premières, placé au sein de la direction générale de l’énergie et des matières premières. Il constitue un pôle de
statistique et d’études très largement ouvert sur les questions internationales.
Le « SSM Industrie » est le service des études et des statistiques industrielles (SESSI), placé au sein de la
direction générale de l’industrie, des technologies de l’information et des postes. Il conçoit et met en œuvre le
dispositif d’enquêtes statistiques et d’études dans les domaines des industries manufacturières, des technolo-
gies de la communication et des services à l’industrie.

Ministère de l’Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer


Le « SSM Équipement » est le service économique et statistique (SES) de la direction des affaires écono-
miques et internationales. Ses domaines de compétence sont la construction neuve, les transactions immobi-
lières, le logement, les loyers, les transports (personnes et marchandises), les infrastructures et l’urbanisme.

Secrétariat d’État au Tourisme


Le « SSM Tourisme » est le département de la stratégie, de la prospective, de l’évaluation et des statistiques
(DSPES) de la direction du tourisme. Le domaine couvert peut être défini comme celui des personnes en dépla-
cement hors de leur zone de vie habituelle.

Ministère de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du territoire


Le « SSM Fonction publique » est le bureau des statistiques, des études et de l’évaluation, placé au sein de
la direction générale de l’administration et de la fonction publique.

Ministère de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales


Le « SSM Collectivités locales » est le département des études et des statistiques locales, placé au sein de la
direction générale des collectivités locales. En France, il existe trois niveaux de collectivités locales de plein
exercice (commune, département, région), auxquels s’ajoutent les structures de coopération intercommunale.
Le département des études et des statistiques locales suit les moyens et les actions de ces organismes.

Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche


Le « SSM Éducation et recherche » est la sous-direction des études statistiques (SDES), placée au sein de la
direction de la programmation et du développement. Il couvre les domaines de l’enseignement (de la mater-
nelle à l’enseignement supérieur) et de la recherche, qu’il s’agisse tant du secteur public que du secteur privé.

Ministère de la Justice
Le « SSM Justice » est la sous-direction de la statistique, des études et de la documentation (S/D SED). Le
domaine statistique de la justice englobe le fonctionnement des institutions judiciaires, la délinquance, la cri-
minalité et la population pénitentiaire mais aussi le contentieux civil (litiges d’ordre privé, divorces, adoptions,
acquisitions de la nationalité française, défaillances d’entreprises, etc.).

Ministère des Sports


Le « SSM Jeunesse et sports » est la mission « bases de données et informations statistiques », placée au
sein de la direction du personnel et de l’administration. Son domaine de collecte comporte principalement les
pratiques sportives et culturelles, l’économie du sport, les métiers et emplois liés aux sports, les centres de
vacances ou de loisirs et les associations sportives ou accueillant des jeunes.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 11


Michel Blanc et Alain Desrosières

Altérité nouveau, inscription dans des cir- L’Insee, créé en 1946, hérite de l’in-
cuits de collectes et d’usages de frastructure du SNS : les gros
La mission a été bien accueillie par plus en plus « routinisés » et perçus fichiers, les directions régionales
les responsables des SSM, qui en comme indispensables : ces étapes (dont les ateliers de mécanographie
ont vu l’intérêt, mais ils ont tous ont été parcourues, selon des moda- gèrent cette lourde machinerie), le
insisté sur les multiples dimensions lités et à des rythmes différents, au système des identifiants des entre-
de l’hétérogénéité entre ces services. cours de l’histoire des instituts natio- prises et des personnes physiques.
Une des premières signalées est naux de statistique (les INS), et aussi Les usages de ces outils sont encore
celle entre « les petits et les gros ». dans celle des SSM français progres- surtout internes à l’administration.
On verra que ce déséquilibre peut sivement créés depuis les années 60. Mais, en même temps, une nouvelle
être entendu comme résumant La palette de leurs situations génération de statisticiens, formée à
diverses autres oppositions, liées au actuelles reflète la diversité de leurs des méthodes plus modernes (dont
degré d’implantation, de légitimation positions dans une histoire qui n’est notamment celle des enquêtes
et d’inscription dans des fonctionne- bien sûr pas aussi linéaire que ne le par sondage), incite Francis-Louis
ments pérennes, « anonymisés » suggère cette liste simplifiée Closon, le directeur général, à pro-
(sinon « routinisés »), c’est-à-dire ne d’étapes. Un des fils conducteurs de gressivement réduire la part de la
dépendant plus étroitement de la ces récits est la tension inévitable gestion des fichiers dans l’activité de
personnalité et du charisme du cadre entre, d’une part, l’affirmation de la l’Insee, au profit des enquêtes, par
Insee envoyé dans ce qui n’est plus spécificité et donc de la nécessaire exemple celles sur l’emploi et sur les
désormais une terre de mission. Une autonomie du travail des statisticiens budgets de famille. Ces enquêtes
question, systématiquement posée, dans l’intérêt même du crédit de permettent des investigations sur la
portait sur les différences entre le tra- leurs messages, et, d’autre part, leur société, d’intérêt et d’usage plus
vail en SSM et le travail à l’Insee. Les non moins nécessaire insertion dans généraux que les tableaux issus de la
réponses peuvent être résumées en les circuits d’organisation et de déci- tabulation des fichiers déjà existants.
un mot : l’altérité. En SSM, on tra- sion des politiques publiques, afin Pourtant, les fichiers les plus impor-
vaille avec des gens différents de d’être présents dans les procédures tants (celui des entreprises et des
nous, par leurs objectifs, leurs modes de mise en place des systèmes d’in- établissements, et celui des per-
de raisonnement, leurs outils de tra- formation et plus généralement afin sonnes physiques, issu de l’état civil)
vail et leurs cultures. La statistique ne de concevoir leurs programmes de ne sont pas abandonnés, car, en plus
constitue pas leur objectif principal. travail en relation étroite avec les de leur utilité pour la statistique, ils
Par rapport à celle-ci, ces « autres » orientations et les catégories d’ac- rendent de grands services à l’en-
peuvent être intéressés, indifférents tion de ces politiques publiques. semble de l’administration, ce qui
ou hostiles. Le SSM doit composer L’histoire des INS et celle plus contribue à ancrer la légitimité de
avec cet environnement variable, et récente des SSM peuvent être décli- l’Insee, encore fragile dans les
ce d’autant plus que le service est nées autour de cette thématique années 50. Puis, à partir des
moins ancien. Or ce critère est subtile et continuellement à réinven- années 60, quand est introduite l’in-
souvent (mais non toujours) corrélé ter. C’est bien ce que suggérait formatique statistique, la réutilisation
avec l’opposition entre « grands et Edmond Malinvaud dans son rapport
petits ». de 1997 sur « La fonction statistique
et études économiques dans les ser-
vices de l’État », quand il écrivait :
Comparaison entre « Indépendance et déontologie ne se
l’Insee et les SSM : décrètent pas ; elles se construisent
une perspective historique sur le long terme par les pratiques
des autorités ministérielles, de l’en-
Cette diversité de situations peut être cadrement et du personnel. »
lue comme une sorte de récapitula-
tion de l’histoire longue des bureaux
de statistique publique, à la fois du Le parallèle entre, d’une part, la
point de vue de leur image et des diversité et l’évolution des SSM, et,
services qui en sont attendus, dans d’autre part, l’histoire longue de
l’administration puis plus générale- l’Insee, peut être poussé plus loin. Le
ment dans le public, et du point de « Service national de statistique »
vue du type de sources mobilisées, (SNS), créé par René Carmille en
d’abord des sous-produits de don- 1941, était centré sur une utilisation à
nées administratives, puis, plus tard, grande échelle de fichiers gérés par
des recensements et des enquêtes. les administrations et structurés par
Construction d’une légitimité, offre des identifiants communs créés à cet
de services, création de besoins, for- effet, au moyen de machines méca-
mulation et diffusion d’un langage nographiques à cartes perforées1. René Carmille, 1886-1945

12
Entre décentralisation et coordination

présentée dans ces termes. Cette besoins propres, tout en étant arti-
façon de s’auto-définir et de s’identi- culé et cohérent avec le cadre central
fier auprès de son environnement a de la comptabilité nationale, au
été facilitée par l’organisation du SSP moins au niveau conceptuel, et si
en réseau, progressivement mise en possible par le biais de quelques
place depuis les années 60. C’était évaluations charnières raccordant
en effet pour apporter une réponse effectivement les tableaux des
organisationnelle habile à la tension comptes.
entre autonomie et insertion qu’avait
été conçu, dès les années 60 et 70, Enfin le Conseil national de la statis-
le système statistique original, tout à tique, créé en 1972 (et devenu le
la fois décentralisé et coordonné, que CNIS en 1984), était conçu comme
constitue l’ensemble formé par l’instance sociale et administrative de
l’Insee et les SSM. Les deux mots la coordination, complément indis-
sont importants : la décentralisation pensable de la coordination tech-
signifiait l’immersion des SSM dans nique assurée par le « département
les administrations « intéressées », de la coordination statistique et
c’est-à-dire directement concernées, comptable » de l’Insee, lui aussi créé
Francis-Louis Closon, 1910-1998 tandis que la coordination impliquait en 1972. Si le projet d’organiser la
le développement et la diffusion de statistique publique largement en
méthodologies et de langages com- référence à la comptabilité nationale
des fichiers administratifs à des fins muns (notamment à travers les a en grande partie disparu, en
statistiques se développe à nouveau revanche le rôle du CNIS comme ins-
fichiers et les nomenclatures). Ceci
et se banalise. Des associations de tance de coordination, de débat et
était grandement facilité par la poli-
plus en plus sophistiquées entre de validation des travaux des SSM a
tique de gestion centralisée des
fichiers et enquêtes sont imaginées, été confirmé par une trentaine d’an-
corps de statisticiens-économistes
notamment en Scandinavie et aux nées d’activité du CNS puis du CNIS.
que sont les administrateurs et les
Pays-Bas. Ce schéma historique, Ce rôle est maintenant accepté et
attachés de l’Insee, dotés d’une forte
bien sûr très simplifié, porte à la fois apprécié par les SSM, notamment
culture commune, bien distincte de
sur les sources (fichiers ou enquêtes) avec les systèmes de visa, de comité
celles des corps de fonctionnaires
et sur les types d’usage (internes à du label et de charte de qualité, qui
avec qui travaillent les statisticiens au
l’administration ou tournés vers la constituent pour eux des garants
sein des SSM. Cette originalité socio-
société dans son ensemble). Il de légitimité et de crédibilité au
logique a été systématiquement sou-
devrait être très nuancé. Il peut pour- sein de leurs ministères respectifs,
lignée par nos interlocuteurs, comme en leur permettant de se référer
tant fournir une grille d’analyse à tes- un élément positif qui distingue les à une instance transversale et inter-
ter, pour décrire la diversité des acti- activités en SSM de celles menées à administrative, dépositaire de la
vités des SSM et de leurs stratégies, la direction générale de l’Insee2. technicité et de la déontologie du
passées ou présentes, pour s’insérer
travail statistique. Concrètement, cela
et pour légitimer leur activité au sein Le besoin de coordination avait été, leur fournit des arguments ayant du
des ministères. dans les années 60 et 70, fortement poids, en cas de controverse ou de
stimulé par le développement de la contestation de certains de leurs pro-
comptabilité nationale, alors conçue jets au sein de leurs administrations4.
Décentralisation comme un outil d’intégration, ou
et coordination du moins de mise en cohérence,
des statistiques économiques, et
Cette complémentarité entre les deux même d’une partie des statistiques
types de sources et d’usages est une sociales. Ce rêve d’intégration était
des réponses progressivement trou- cependant plus modéré et raison-
vées à la tension suggérée ci-dessus nable que certains ne le pensent
entre, d’une part, l’impératif tech- aujourd’hui. Il portait essentiellement
nique et déontologique d’autonomie sur les nomenclatures et sur les éva-
lié à la spécificité de l’activité statis- luations de quelques variables macro
tique, et, d’autre part, la nécessaire et méso, même si les systèmes
insertion dans les circuits des poli- dits de « comptes intermédiaires »
tiques publiques, indispensable pour visaient à assurer un passage cohé-
ne pas donner l’image de « cher- rent entre données macro et micro3.
cheurs coupés de la réalité et des Par ailleurs, le projet de « comptes
besoins quotidiens ». Or cette ques- satellites » visait précisément à per-
tion du positionnement du SSM dans mettre à des SSM de bâtir un sys-
son ministère nous a été très souvent tème de comptes répondant à leurs

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 13


Michel Blanc et Alain Desrosières

Au-delà des formes de coordination lement distinguées, puisque respon- participation à l’organisation et au
générale évoquées ci-dessus, on sables à la fois des statistiques de la retraitement de fichiers administra-
peut en mentionner deux autres, plus production et de leurs usages tifs, et, d’autre part, les opérations
« sectorielles », assurées respective- sociaux (tourisme, culture...). Il faut originales comme les enquêtes. Le
ment, l’une par la direction des sta- cependant mentionner l’organisation premier aspect est important non
tistiques d’entreprises (DSE) de régulière (environ tous les 18 mois), seulement par les services qu’il rend
l’Insee, l’autre par l’unité méthodes par l’UMS, de vastes « journées de à l’administration tout entière (ce qui
statistiques (UMS) de la direction méthodologie statistique » (JMS), contribue à légitimer l’utilité du SSM),
des statistiques démographiques et créées par Jean-Claude Deville au mais aussi par le fait qu’il permet
sociales (DSDS) de l’Insee. début des années 907. Ces « jour- aux statisticiens d’être présents en
nées » peuvent être comparées aux amont, lors de la conception des
Depuis 1995, la DSE anime un « entretiens de Bichat » organisés fichiers et des systèmes d’informa-
« Comité du système statistique pour les médecins. Elles attirent tion, et, par là, autorise une prise en
entre 150 et 300 statisticiens venant compte aussi précoce que possible
d’entreprises » (Comité SSE). Celui-
des SSM, des DR et de la DG de des besoins spécifiques de la statis-
ci est constitué d’un « comité direc-
l’Insee, et sont particulièrement tique, par exemple en termes de
teur » de 11 membres5, qui en fixe
appréciées par des professionnels standardisation et de nomenclatures.
l’orientation et le programme, et d’un
qui se sentent parfois isolés dans Mais, au fil des entretiens, il ressort
« comité plénier », qui réunit trois fois
des univers où ils ont peu d’interlo- que la distinction entre « fichiers » et
par an entre 30 et 60 statisticiens de
cuteurs pour parler de leurs pro- « enquêtes » n’est pas aussi claire
l’Insee et des SSM en rapport avec le
blèmes méthodologiques et recueillir qu’il ne paraît. En effet, nombre
monde des entreprises et de la pro-
des avis. Les communications de SSM désignent, sous le nom
duction, autour de thèmes précis soi-
sont publiées dans la série Insee d’enquêtes, diverses interrogations
gneusement préparés. Par ailleurs
Méthodes. Dans la mesure où, en adressées à des établissements
est organisée chaque année une
France, la méthodologie statistique (hôpitaux, écoles, tribunaux...) aux-
« journée du SSE » largement
ne fait pas l’objet d’une valorisation quelles ceux-ci répondent par des
ouverte à des communications d’ac-
aussi importante que dans certains enregistrements issus de leurs
teurs d’entreprises et d’universitaires
autres pays, soit directement dans propres systèmes d’information,
et chercheurs, occasion unique
les INS (Canada, Australie, Suède), c’est-à-dire de leurs « fichiers admi-
d’échange entre les trois mondes, à
soit dans des départements uni- nistratifs ». À la limite, l’EAE peut être
laquelle participent entre 100 et
versitaires de statistique travaillant rangée dans cette catégorie puisque
200 personnes selon les années6.
sur contrat pour les INS (Grande- les entreprises y répondent à l’aide
Les actes en sont publiés (en fran-
Bretagne, USA), ces journées ont le de leurs comptabilités et de leurs
çais et en anglais) dans la série Insee
mérite de permettre des confronta- documents administratifs. Le critère
Méthodes. Un « atelier méthodes » a
tions entre professionnels répartis de distinction est donc à chercher du
été créé en 2001. Enfin est aussi
dans un grand nombre de SSM et côté de la palette des usages, plus
publiée une Lettre du SSE, spéciale-
d’échelons régionaux du SSP (DR de ou moins éloignés et différents des
ment destinée à ce « sous-réseau »
l’Insee et relais régionaux de certains besoins de la gestion d’une adminis-
du SSP. Cette forme de coordination
SSM), autour de la petite équipe de tration, ou en tous cas retransformés
bien centrée sur quelques outils
l’UMS. Il y aurait sans doute lieu de par rapport à ceux-ci. Ces usages
(dont la célèbre EAE, enquête
renforcer ce pôle technique de coor- originaux prennent la forme d’études,
annuelle d’entreprise, est un peu le
dination de la statistique démogra- en donnant à ce mot un sens très
produit central) est fort appréciée
phique et sociale, éventuellement large, incluant par exemple la prépa-
des SSM concernés.
dans des formes comparables à ration, le suivi et l’évaluation des poli-
celles du SSE. Dans le même ordre tiques publiques. Cette dimension a
La statistique démographique et d’idée, la DSDS organise régulière- été analysée en grand détail dans le
sociale n’est pas, pour le moment, ment des « séminaires internes », « rapport Malinvaud » mentionné ci-
dotée de structures de coordination ouverts aux membres des SSM dessus. Y était proposée une sorte
aussi consistantes. Cela tient sans « sociaux », qui jouent aussi un rôle de typologie des cellules d’études,
doute à la plus grande diversité des de coordination par information distinguant trois cas, qui peut être
questions traitées, par les SSM mutuelle. utile pour décrire les SSM : « On peut
« Travail emploi et formation profes- prendre comme référence une orga-
sionnelle » et « Santé et protection nisation-type où (1) un petit service,
sociale » (DARES et DREES), mais Forme et contenu très proche du ministre, lui apporte-
aussi par des services statistiques de l’insertion rait les conseils techniques suscep-
aussi divers que l’éducation, la jus- dans les ministères tibles d’éclairer les choix de sa poli-
tice, la culture, sans parler du fait que tique et ses décisions, où (2) les
plusieurs de ces services ont des Les activités des SSM ont déjà été directions opérationnelles dispose-
compétences qui sont « à cheval » analysées ci-dessus de façon simpli- raient d’économistes pour la mise en
sur les deux dimensions traditionnel- fiée, en distinguant, d’une part, la œuvre des politiques ou des pro-

14
Entre décentralisation et coordination

grammes, où enfin (3) un service éco- « construction » et « transports ». Il (LOLF) votée le 1er août 2001 et
nomique, proche des statisticiens, se trouve que les pouvoirs publics réformant l’ordonnance de 1959 sur
aurait en charge à la fois l’évaluation mènent souvent des « politiques du ce sujet. Cette loi stipule notamment
des politiques, la réalisation d’études logement » explicites et orientées. Il que les chapitres des budgets
prospectives et la conduite d’études en résulte que la statistique conjonc- publics seront dotés d’expressions
factuelles ou interprétatives desti- turelle de la construction est suivie explicites d’objectifs à atteindre, et
nées à une large diffusion » (rapport avec attention par l’autorité politique, donc implicitement quantifiables et
Malinvaud, 1997, p. 39). dans la mesure où celle-ci y voit une susceptibles d’être ainsi « évalués ».
évaluation de ses résultats et de son Une telle formulation impliquera l’ou-
Cette typologie peut rendre compte efficacité. Elle n’est pas assurée par verture de débats de grande ampleur
de la différence entre les études le SES, au contraire de la conjoncture sur les définitions des indicateurs
menées, d’une part, à la Direction de des transports qui, reflétant la d’objectifs et sur les méthodes de
la prévision (type 1) et, d’autre part, à conjoncture macroéconomique d’en- mesure, dans lesquels le SSP, et
l’Insee (type 3). Elle ne permet cepen- semble, ne suscite pas le même type notamment les SSM, devraient être
dant pas d’interpréter les différences d’attention. largement impliqués8. Il pourrait être
entre ministères qui résultent du fait utile, pour une meilleure compréhen-
que certains d’entre eux ont à mener Cet exemple attire l’attention sur la sion du fonctionnement et du rôle du
des « politiques », au sens d’actions diversité et la complexité du réseau réseau de la statistique publique,
explicitement orientées vers des des intentions, des arguments, des qu’une réflexion spécifique soit
objectifs précis, alors que d’autres justifications, des étayages de déci- entreprise au sein du SSP sur cette
ont plus des tâches d’accompagne- sions ou de revendications, des éva- question9.
ment (réglementaire et juridique) luations a posteriori, dans lequel sont
d’activités qui se déroulent (selon par insérés et transportés les produits de La diversité des intitulés des SSM et
exemple des logiques marchandes) la statistique publique, et notamment de leurs modes d’insertion adminis-
sans intervention directe de la puis- ceux des SSM. Il existe encore peu trative au sein des organigrammes
sance publique. Il y a bien sûr tout un de recherches sur l’univers des de leurs ministères est significative.
continuum entre ces deux cas usages de cette statistique, bien On y observe notamment des diffé-
polaires, mais cette distinction per- qu’une branche des sciences poli- rences sur la place, explicite ou non,
met de comprendre deux modes tiques en pleine expansion, intitulée dévolue aux études10.
d’insertion très différents des SSM en France « analyse des politiques
dans leur environnement politique et publiques » (Policy Analysis dans le Le cas le plus favorable à une bonne
administratif. Un bon exemple en est monde anglophone), commence à articulation entre statistiques, études
fourni au sein du ministère chargé de s’y intéresser. Ce thème ne peut que et recherche est celui où des direc-
l’équipement, des transports et du prendre de plus en plus d’importance tions ont été créées spécifiquement
logement, dont le « Service écono- dans le cadre de la mise en place, à à cet effet : pour le travail et l’emploi,
mique et statistique » (SES) est sub- l’horizon de 2006, de la « loi orga- la DARES (direction de l’animation de
divisé en deux sous-directions, nique relative aux lois de finances » la recherche, des études et des sta-
tistiques), créée en 1993, et, pour les
affaires sociales et la santé, la
DREES (direction de la recherche,
MAE / F. de La Mure

des études, de l’évaluation et des


statistiques), créée en 199811. Dans
deux autres cas, le SSM est inscrit
dans une direction à relative colora-
tion « études » : à l’éducation, la
SDES (sous-direction des études
statistiques) est insérée dans une
« direction de la programmation et du
développement », tandis qu’à l’équi-
pement, le SES (service économique
et statistique) l’est dans une « direc-
tion des affaires économiques et
internationales ». Déjà moins spéci-
fiques sont les cas de deux SSM ins-
crits dans des « directions des
affaires financières » : à l’agriculture,
le SCEES (service central des
enquêtes et études statistiques), et, à
la défense, l’OED (observatoire éco-
Le MINEFI, ministère de rattachement de l’Insee, de la Direction de la prévision et de quatre SSM nomique de la défense).

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 15


Michel Blanc et Alain Desrosières

Trois SSM sont insérés dans des ne peut pas trop généraliser à partir statistique comme un couple
directions « administration générale » de cette classification, car il y a des objet*usage. Ainsi, tel ratio comp-
ou « personnel et administration » : exceptions remarquables. table calculé à des fins de pilotage
cas des SSM « Culture », « Justice » interne peut, en sortant de son
et « Jeunesse et sports ». Neuf monde d’origine, être la référence
autres sont rattachés à une direction Les mondes des usages : pour l’application d’une règle pru-
spécialisée sur un domaine de des tableaux de bord aux dentielle pour un organisme de cré-
compétence précis : SSM « Collecti- études socioéconomiques dit, ou servir à classer l’organisme
vités locales », « Commerce, artisa- dans un palmarès publié par un heb-
L’histoire des usages des produc-
nat, services », « Communication », domadaire. Ou encore, tel agrégat de
tions des SSM peut être résumée en
« Douanes », « Énergie », « Fonction comptabilité nationale, calculé pour
une formule : de la gestion interne à
publique », « Industrie », « Pêche étayer des politiques macroécono-
l’analyse socioéconomique. Dans un
maritime et aquaculture » et miques, peut devenir un élément
premier temps, l’activité des statisti-
« Tourisme ». Enfin au ministère de d’une série longue incluse dans un
ciens qui créent un SSM peut être
l’Écologie et du Développement modèle économétrique, ou encore
comparée à celle de leurs collègues
durable, le SSM est un établissement servir à la Banque centrale euro-
qui, dans des entreprises, créent des
public, l’IFEN (Institut français de péenne pour évaluer le respect des
systèmes d’information. Partant de
l’environnement), tandis que les règles du Pacte de stabilité par un
l’analyse de l’activité de l’organisme,
études sont rattachées à une « direc- pays. Changeant d’usage, l’objet
administration ou entreprise, ils cer-
tion des études économiques et de statistique n’est plus le même pro-
nent les flux d’informations qui exis-
l’évaluation environnementale ». duit : on le vérifie par le fait que les
tent déjà, ou en inventent d’autres, ils
« critères de qualité » ne sont plus les
définissent des conventions et des
mêmes, en privilégiant, selon les cas
L’analyse des organigrammes qui pré- espaces d’équivalence (autrement
la « pertinence », la précision », la
cède ne permet pas de construire dit des nomenclatures et des procé-
« comparabilité » ou, de plus en plus,
directement une « typologie » des dures de codage et d’enregistre-
la « rapidité de publication », ce der-
SSM. Le tableau de la page 17 donne ment) adaptés aux besoins de traite-
nier critère pouvant entrer en contra-
les effectifs au 1/1/2001, en distin- ments « en grand et à distance »,
diction avec les précédents.
guant, d’une part, les services cen- c’est-à-dire standardisés et relevant
traux des services régionaux et de règles communes12. D’abord utili-
départementaux, et, d’autre part, les sés surtout à des usages internes (ce Ce type d’analyse s’applique bien
agents Insee des autres agents. Le qui est encore fréquemment le cas aux produits des SSM, en tous cas
rapprochement de ces données cor- dans les SSM), ils peuvent ensuite de façon plutôt plus visible que pour
robore l’idée que les SSM peuvent être transférés vers d’autres utilisa- les produits de l’Insee. En effet, les
être répartis en deux pôles, dont la teurs, mais ils changent alors de SSM sont beaucoup plus immergés
taille est un assez bon indicateur. Les nature. On pourrait définir le produit directement dans leurs mondes
plus gros sont en général les plus d’usages, alors que, souvent, à
anciens, les plus légitimes, et ceux où l’Insee, l’« autonomisation » des
la fonction « études » est la plus déve- maillons plus ou moins « routinisés »
loppée. Les six plus gros, tant pour les de fabrication des objets est, de
Médiathèque centrale Commission européenne

effectifs totaux que pour les effectifs longue date, inscrite dans la division
des agents Insee, sont, dans l’ordre : du travail exprimée par des organi-
le SCEES (650, dont 182 Insee), la grammes, des nomenclatures et des
DREES (384, dont 80 Insee), la procédures informatiques, au point
DARES (343, dont 73 Insee), le SES que ce sont souvent ces outils qui
(340, dont 89 Insee), la SDES (331, polarisent l’attention13. L’idée que le
dont 70 Insee), et le SESSI (263, dont produit ne se réduit pas à l’objet
44 Insee). Abstraction faite du cas, (tableau, série, indice, graphique,
tout à fait à part, du SSM « Douanes », compte...), mais ne peut être compris
tous les autres SSM ont des effectifs qu’associé à son usage, est plutôt
inférieurs à 90 personnes. Ce sont en plus évidente dans un SSM, où en
général (mais non toujours) ceux où général ces usages sont proches et
les personnels Insee se vivent le bien en vue, qu’à la direction géné-
plus souvent comme « en terre de rale de l’Insee, où les mondes
mission » dans un environnement d’usage sont parfois lointains et
dont la culture est différente. Ainsi, mystérieux14 (ceci est relatif, et il y a
plusieurs d’entre eux soulignent que bien sûr à l’Insee d’importantes
« la culture de ce ministère est princi- exceptions à cette tendance à l’auto-
palement juridique. La culture statis- nomisation des objets). Cette per-
tique y est peu développée ». Mais on Francfort, la Banque centrale européenne ception d’une plus grande proximité

16
Entre décentralisation et coordination

Effectifs des personnels de la statistique publique


en fonction à l’Insee et dans les ministères
(au 1er janvier 2001)

Services régionaux
Services centraux et départementaux Ensemble

Insee 2 139 4 313 6 452


Ministères 1 525 1 387 2 912

Insee + Ministères 3 664 5 700 9 364

Services régionaux
Service central et départementaux Ensemble
Détail par département ministériel
dont agents dont agents dont agents
Total de l’Insee Total de l’Insee Total de l’Insee

Agriculture 186 65 464 117 650 182


Collectivités locales 15 5 15 5
Commerce, artisanat, services 25 7 25 7
Communication 17 7 17 7
Culture 37 3 37 3
Défense 13 2 13 2
Douanes 150 5 225 375 5
Éducation et recherche 116 27 215 43 331 70
Énergie 15 3 15 3
Environnement 54 18 8 6 62 24
Équipement 170 54 170 35 340 89
Fonction publique 12 5 12 5
Industrie 263 44 263 44
Jeunesse et sports 7 2 7 2
Justice 84 21 84 21
Pêche maritime et aquaculture 6 3 16 22 3
Santé et protection sociale 164 46 131 34 295 80
Tourisme 6 2 6 2
Travail, emploi et formation professionnelle 185 48 158 25 343 73

Ensemble des ministères 1 525 367 1 387 260 2 912 627

Insee : Les services centraux englobent la DG (GENES compris), le CEFIL et les CNI.
Agriculture : Le service central est réparti sur Paris, Toulouse et Beauvais. Les agents hors service central sont basés dans les directions régionales et départe-
mentales de l’agriculture et de la forêt (DRAF et DDAF).
Douanes : Sont comptabilisés dans le service central, outre les 30 personnes du bureau « statistiques et études économiques », les 120 agents de la direction
nationale des statistiques du commerce extérieur de Toulouse qui effectuent des travaux de production statistique, et, dans les services déconcentrés, les
205 agents des centres interrégionaux de saisie des données de Lille, Lyon, Metz, Rouen, Sarcelles et Toulouse ainsi qu’une vingtaine de personnes en fonction
dans des directions interrégionales des douanes.
Éducation et recherche : Les agents hors service central sont basés dans les rectorats d’académie.
Environnement : Les agents hors service central sont basés dans des directions régionales de l’environnement (DIREN).
Équipement : Les agents hors service central sont basés dans les directions régionales de l’équipement (DRE).
Industrie : Le service central est réparti sur Paris, Rocquencourt et Caen.
Justice : Le service central est réparti sur Paris et Nantes.
Pêche maritime et aquaculture : Les agents hors service central sont basés dans les centres régionaux de traitement statistique de Boulogne-sur-Mer, La Rochelle,
Lorient et Saint-Malo.
Santé et protection sociale : Les agents hors service central sont basés dans les directions régionales des affaires sanitaires et sociales (DRASS).
Travail, emploi et formation professionnelle : Les agents hors service central sont basés dans les directions régionales du travail, de l’emploi et de la formation pro-
fessionnelle (DRTEFP).

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 17


Michel Blanc et Alain Desrosières

des usages a été souvent exprimée même si souvent, en insistant, on ateliers de travail (workhouse) ou à
par des statisticiens en poste en découvrait que les utilisateurs ou domicile (indoor and outdoor relief)
SSM, et qui, au cours de leur car- demandeurs externes sont fré- et, en même temps mais indépen-
rière, ont eu l’occasion de vivre les quents : entreprises, associations, damment, par des observations
deux situations. Parfois en contact syndicats, presse, chercheurs... Bien directes dans les quartiers pauvres,
direct avec les cabinets de leurs que les publications de résultats menées par des « visiteurs
ministères ou, plus souvent, avec soient abondantes et bien faites, scolaires » responsables de l’appli-
des directions de gestion ou d’ani- l’accent est moins systématiquement cation des lois sur l’obligation de
mation, ils sont conduits à connaître mis sur cet aspect de l’activité que scolariser les enfants. Plus tard et
d’assez près les préoccupations, les sur les relations internes à l’adminis- jusqu’à nos jours, le chômage sera
modes de raisonnement et les caté- tration concernée. Ceci est cepen- mesuré à la fois par des statistiques
gories de pensée et d’action de ces dant moins vrai pour les plus impor- des bureaux d’aides aux chômeurs
rouages de l’administration. Ils sont tants des SSM, dont les réseaux (ANPE) et par des enquêtes directes
donc bien placés pour en suivre et en d’utilisateurs sont importants, et par sondage (enquête emploi, ou
accompagner l’évolution. les publications très diffusées. Par labour force survey). Ou encore, les
exemple, la DARES publie une statistiques de délinquance sont sui-
revue bien connue des chercheurs, vies à la fois par l’activité de la police
Une hypothèse (qu’il faudrait tester « Travail et Emploi », tandis que la et de la justice, et par des enquêtes
par des recherches plus approfon- DREES diffuse l’importante et très de « victimation »15. On voit sur ces
dies) est qu’une tendance forte de ancienne « Revue française des exemples que la question de la part
cette évolution a fait passer progres- affaires sociales », et un bulletin relative à accorder, dans la statis-
sivement, au cours des deux der- récent créé en 1998, « Études et tique publique, aux données admi-
nières décennies, certaines adminis- résultats », avec environ 40 numéros nistratives et aux enquêtes, n’est pas
trations d’un rôle de contrôle et d’ap- par an. On ne peut citer toutes les seulement économique (« les pre-
plication de réglementations, selon autres publications, mais on peut mières sont moins chères et directe-
une logique légaliste et juridique héri- observer que leurs diffusions et leurs ment disponibles »), mais a une
tée d’une longue tradition de l’État usages sont sans doute importants signification plus profonde en termes
français, vers un rôle plus indirect mais mal connus. de rôle de cette statistique dans le
d’animation, d’incitation, d’anticipa- monde social. Il ne faudrait pas
tion de problèmes futurs, de préven- cependant croire, comme le font cer-
tion des risques et de détection Les mondes des sources : tains, que les enquêtes seraient plus
des dysfonctionnements, dans un des fichiers administratifs immunisées contre les catégories
contexte de négociation et de aux enquêtes « pré-construites par les besoins de
contractualisation avec des parte- l’État » que refléteraient les données
naires de plus en plus nombreux : À la première catégorie d’usages administratives. Les enquêtes sont
collectivités territoriales, institutions (suivi d’une gestion), qui bien sûr ne elles aussi tributaires, bien qu’autre-
européennes, entreprises et associa- disparaît pas, correspondent des ment, des catégories de pensée et
tions diverses. Ces changements ont traitements de données administra- d’action qui sont en vigueur dans
eu des répercussions directes sur tives, qui constituent toujours le une société donnée et à une époque
l’activité des SSM et sur la façon socle de l’activité de la plupart des donnée. On ne voit d’ailleurs pas
dont ils s’insèrent dans leurs minis- SSM. Mais ces données reflètent bien comment il pourrait en être
tères, d’une manière cohérente avec plus l’activité de l’administration pro- autrement. Ce n’est donc pas seule-
l’évolution historique déjà mention- prement dite que la société dans son ment sur ce terrain qu’il faut envisa-
née ci-dessus. En effet, cette évolu- ensemble, sinon indirectement. ger la différence entre les deux types
tion a eu des conséquences tant sur de sources.
les usages que sur les sources. Au En revanche, à la seconde catégorie
suivi de l’exécution d’une politique (les analyses et les diagnostics sur la
en termes de moyens mis en œuvre société elle-même), correspondent Certains SSM, notamment ceux qui
(physiques et financiers) viennent plutôt des enquêtes directes : recen- ont été intégrés dans des directions
s’ajouter des investigations et des sements, sondages, monographies de recherche et d’études, ont parti-
diagnostics sur l’état de la société, à qualitatives. culièrement travaillé la complémen-
propos de questions « mises à tarité des rôles des deux sources,
l’agenda » par le débat social et poli- Cette tension entre les deux types de fichiers administratifs et enquêtes,
tique du moment. Le développement sources a une grande généralité. Elle au-delà de l’argument purement éco-
des cellules d’études en a résulté. parcourt toute l’histoire de la statis- nomique de leurs coûts respectifs.
tique publique (dite « officielle » dans Cet approfondissement comporte
Interrogés sur les « utilisateurs » des le monde anglophone). Au XIXe siècle deux volets : une mobilisation plus
travaux de leur service, la plupart des en Angleterre, la « pauvreté » était large de sources encore peu utili-
responsables de SSM ont spontané- mesurée par les statistiques d’aide sées, et un programme d’enquêtes
ment répondu « notre ministère », aux pauvres accordées dans des directes. Les sources dites « admi-

18
Entre décentralisation et coordination

nistratives » ne se réduisent pas faire plus complètement leur métier, Demande inattendue ou
aux fichiers gérés directement par qui est non seulement de monter des offre d’un langage commun
l’État. Nombre d’autres institutions systèmes d’information, mais aussi
en gèrent aussi. Souvent celles-ci d’analyser et d’interpréter les don- L’hypothèse a été avancée ci-dessus
étaient a priori réticentes à voir leurs nées fournies tant par des fichiers que les contenus et les usages des
fichiers réutilisés par la statistique administratifs que par des enquêtes travaux des SSM évoluent parallèle-
publique, et ainsi coordonnés avec décrivant l’autre versant de l’activité ment aux transformations des rôles
d’autres sources, ce qu’elles ressen- administrative : les « usagers », ou des administrations et, plus généra-
taient comme une menace. Un « bénéficiaires », ou « clients » de lement, des façons dont le débat
exemple en a été longtemps fourni celle-ci. Ces enquêtes concernent les social s’empare d’arguments quanti-
par certaines caisses du système de usages des services et les besoins tatifs. La séquence « diagnostic col-
protection sociale. Un travail péda- par rapport à ceux-ci. Ce ne sont pas lectif, préparation d’une politique,
gogique a pu être mené, avec l’appui des « questionnaires de satisfaction », débats, négociations et inflexions,
du CNIS et de l’Insee, pour montrer mais des enquêtes sur les pratiques. essai d’anticipation a priori des effets
l’intérêt, pour chacun des acteurs Il est donc important de mener de de la situation étudiée, expérimenta-
concernés, d’un rapprochement et front des enquêtes et des échantillon- tion à une échelle limitée et évalua-
d’une confrontation de données nages portant à la fois sur les struc- tion, généralisation éventuelle, éva-
issues de sources différentes. Ainsi tures (par exemple des hôpitaux) et luation a posteriori... » impliquera de
des conventions sont passées entre les usages (par exemple des pas- plus en plus de tels arguments. Les
les organismes impliqués, qui pré- sages dans des services d’urgence). SSM s’y préparent, par exemple en
voient les droits et devoirs des parti- essayant d’anticiper les besoins qui
cipants à un projet d’intérêt mutuel. Ainsi, en confiant à d’autres la maî- résulteront de la mise en application
Les discordances éventuelles entre de la LOLF. Cependant, il arrive aussi
trise d’ouvrage de gros fichiers, et en
certaines statistiques peuvent être que le débat social ou médiatique
déplaçant le centre de gravité de son
arbitrées par des groupes de travail lance des questions que personne
activité vers l’aval, les analyses et les
du CNIS, qui jouent ainsi le rôle de n’avait vues venir, et dont certains
études rapprochant diverses sources,
lieu neutre. La coordination des SSM se retrouvent saisis. Un bon
le SSM s’ouvre plus directement à
fichiers implique une harmonisation exemple d’un usage imprévu, qui
une pluralité de destinataires, depuis
des nomenclatures d’enregistrement mériterait une recherche spéciale, est
le ministère où il est intégré jusqu’à
et de codage. Ce travail a priori déli- l’irruption, dans le paysage statis-
une grande variété d’acteurs sociaux.
cat et ingrat est justifié notamment tique, d’un objet nouveau qui a
par l’intérêt des études rendues pos- connu un succès foudroyant : les
sibles en aval par une utilisation har- Mais, dès lors qu’un SSM se lance
palmarès, des lycées, des hôpitaux,
monisée de différentes sources com- dans un programme d’enquêtes
des tribunaux, et aussi des pays
binées. Cela a été le cas par exemple directes, se pose la question du
européens comparés entre eux (pau-
pour l’étude des professions de maître d’œuvre de celles-ci, c’est-à- vreté, enquête « littératie »16, PIB par
santé, avec le rapprochement de dire des réseaux d’enquêteurs mobi- habitant en pouvoir d’achat).
l’enquête emploi de l’Insee, du réper- lisés à cet effet. Pour les respon-
toire ADELI (Automatisation Des sables interrogés, la solution idéale Cette montée des palmarès n’avait
Listes départementales des prati- serait le recours aux enquêteurs de été anticipée, au moins en France,
ciens détenues par les directions l’Insee. Mais, on le sait, celui-ci est par aucun statisticien, aucun écono-
départementales des affaires sani- très sollicité, et les SSM ont en géné- miste, ni même aucun sociologue.
taires et sociales), du fichier des ral recours à la sous-traitance à des Elle a eu des conséquences elles
praticiens de la Caisse nationale réseaux d’entreprises privées. Ils le
d’assurance maladie des travailleurs déplorent, car cela rend beaucoup
salariés et du fichier de l’Ordre des plus difficile le contrôle de la qualité
médecins. Du coup, il a été possible de la collecte sur le terrain. Il est dès
de confier la maîtrise d’ouvrage de lors vain de construire des plans de
certains fichiers aux organismes sondage sophistiqués si l’obtention
impliqués. Ainsi, le SSM peut se des réponses aux questionnaires
retirer de la gestion des répertoires, soulève des problèmes importants et
qui avait auparavant constitué une si, en plus, les responsables de la
façon pour lui de se rendre utile et de collecte n’en parlent qu’avec réti-
justifier son insertion dans le ministère cence.
concerné : une telle évolution est
significative d’une transformation Il y a sans doute là un domaine où
possible de l’identité des SSM. une plus grande coordination des
moyens et des recherches méthodo-
La création d’une direction d’études logiques pourrait être envisagée au
peut permettre aux statisticiens de sein du SSP. Du palmier à la palme, de la palme au palmarès

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 19


Michel Blanc et Alain Desrosières

aussi inattendues, en donnant une ministère chargé de l’équipement est fébrilement attendue. Les « utili-
importance particulière à certains cri- souhaite disposer d’un outil lui per- sateurs » demandent désormais que
tères de la « qualité » en partie dis- mettant de suivre l’attribution des des procédures précises concernant
tincts de ceux qui prévalent dans permis de construire, qui relève les dates de sortie des chiffres soient
d’autres contextes d’usages, et encore de l’État régalien. Le SSM édictées à l’avance, afin que chacun
notamment celui de la « comparabi- était sollicité pour apporter un savoir- d’entre eux en dispose au même
lité », dans la mesure où les institu- faire technique, de gestion ration- moment, et que cette date ne soit
tions ou pays « mal classés » ont une nelle d’un système d’information. pas modifiée pour des raisons
irrésistible tendance à « rouvrir les Puis le contexte économique et d’opportunité19. De telles procédures
boîtes noires » pour en vérifier les administratif a changé, dans le sens de publication des chiffres, selon un
rouages. Dans d’autres types de la décentralisation et de la libéra- calendrier planifié à l’avance, ont été
d’usages, cette réouverture est rare- lisation. Du coup, les statistiques proposées par un groupe de travail
ment demandée, puisque la produites par le SSM servent à tout du CNIS sur « la clarté et l’accessibi-
confiance dans le contenu de la boîte autre chose. L’attribution des permis lité des données du système statis-
noire est plutôt une condition de la de construire est passée aux collec- tique public », dont un projet de rap-
bonne efficacité de l’argument quan- tivités locales. Leur statistique sert port a été présenté à l’Assemblée
titatif. Ces contestations offrent donc désormais à orienter des politiques plénière du Conseil le 7 décembre
de bonnes occasions pour mieux urbaines. Il ne s’agit donc plus (seu- 2001. Elles permettront de réguler
comprendre l’économie de l’argu- lement) d’alimenter le tableau de d’éventuels conflits avec des parte-
mentation statistique. Celle-ci sup- bord du ministre, mais aussi de naires tentés d’intervenir au coup par
pose implicitement la construction contribuer au processus de négocia- coup dans ces calendriers de publi-
d’un « espace conventionnel d’équi- tion partenariale et de contractualisa- cation.
valence », un travail social visible au tion que suivent désormais nombre
moment où il s’accomplit mais de projets publics. Ceci implique
ensuite encapsulé dans des procé- notamment que les produits du SSM La situation actuelle de maints SSM
dures techniques et donc rendu invi- sont à la disposition de l’ensemble peut être caractérisée en partie selon
sible, jusqu’à ce qu’à ce qu’une des protagonistes de ces projets, et leur position le long d’un continuum
contestation, soulevée par exemple non plus destinés seulement au qui relierait ces deux moments,
par la diffusion d’un palmarès, ministère de tutelle. Mais cela depuis l’offre à des interlocuteurs
entraîne sa remise en question inopi- implique aussi qu’il n’y a plus une encore sceptiques ou indifférents,
née17. Sans qu’ils l’aient vraiment instance précise qui demande, en jusqu’à l’attente impatiente de la
anticipé ou souhaité, les statisticiens fonction de ses seuls besoins, mais « sortie des chiffres » par des utilisa-
des SSM se sont trouvés (ou vont se un ensemble complexe de débats, teurs convaincus et ainsi enrôlés
trouver) confrontés à de telles ques- non nécessairement exprimés en dans l’idée que la statistique leur est
tions, soulevées avec vigueur par termes directement quantifiables. Le indispensable20. Au début, il s’agis-
ceux qui sont ainsi « classés ». Ces SSM doit donc se mettre en position sait de faire émerger progressive-
débats remettent en cause, d’une d’écoute, et de retraduction, afin de ment, non pas à proprement parler
certaine façon, la philosophie même pouvoir imaginer des outils à offrir une « demande », mais un langage
du travail statistique, orienté plutôt aux acteurs. Par exemple, à la suite capable de susciter l’accord entre
vers les agrégats, les moyennes, les des grèves des routiers de 1994, le des acteurs différents : « Oui, ce sont
évolutions conjoncturelles et les SES a proposé des enquêtes sur leur bien là des objets et des mesures
recherches de macro-causalités18. durée de travail, susceptibles d’ali- dont nous pouvons discuter, et qui
Par ailleurs, l’usage de collectes sta- menter la négociation et le suivi des nous aideront à dégager un accord. »
tistiques à de telles fins soulèvera « contrats de progrès sur le transport Ce n’est que quand cette étape est
inévitablement des problèmes de routier de marchandises » qui avaient franchie que l’on peut parler de
secret et de protection de la confi- résulté de ce mouvement social. « demande ». Ainsi par exemple a pu
dentialité des données. Il serait sou- être proposé un « tableau de bord
haitable que le SSP assoie des élé- social sur les transports routiers de
ments d’une doctrine commune à ce Cette politique d’offre et de négocia- marchandises ». Mais, on le devine,
sujet. tion vise à ajuster l’outil à l’état du grande est la diversité des situations
débat du moment. Elle propose aux dans cet univers où chaque SSM doit
Ce cas des palmarès est bien sûr acteurs un langage commun à tra- construire sa légitimité à travers une
extrême, avec une demande venue vers lequel ils peuvent se parler : la politique d’offre adaptée au contexte
complètement de l’extérieur. Il ne statistique publique a historiquement particulier. Les exemples fournis ci-
correspond quand même pas à l’his- souvent joué ce rôle. Le signe de la dessus à partir du cas du ministère
toire type d’un SSM, que l’on pourrait réussite de cette politique d’offre est chargé de l’équipement et des trans-
résumer de la façon suivante. Au que l’outil devient un point de pas- ports (permis de construire ou temps
départ, dans les années 60 et 70, sage obligé dans la suite des rela- de travail des routiers) sont tous
une administration a besoin d’amé- tions sociales à propos de ce deux fort spécifiques : leur analyse
liorer sa gestion. Par exemple, le domaine. Dès lors, cette statistique sociologique mériterait une investi-

20
Entre décentralisation et coordination

gation fouillée, replaçant ces deux la latitude et la capacité de produire tous les directeurs régionaux par une
statistiques dans les débats et négo- des statistiques spécifiques ou de lettre du directeur général. Même si
ciations autour de leurs usages. Il en descendre à un niveau géographique le souvenir de ces documents ne
va de même pour les autres SSM. plus fin, comme de réaliser des semble pas très précis dans l’esprit
Les visites effectuées ont montré études, sont le plus souvent très des chefs de SSM, l’idée de cette
cette grande diversité, qui rend faibles. Par ailleurs, des demandes collaboration reste bien présente, et
difficile une synthèse, au-delà du d’indicateurs peuvent se faire jour ils pensent qu’il est possible de faire
schéma historique simplifié proposé dans des domaines où il n’y a pas de encore des progrès en ce sens. La
ici. statisticiens en région, et où l’Insee mise en œuvre du projet « offre cohé-
n’a pas d’offre de données ; le SSM rente pour les régions » (OCRE), éla-
doit alors trouver des solutions origi- boré par la direction de la diffusion et
Au niveau local nales pour aider les institutions de l’action régionale (DDAR) de
régionales (cas de la culture par l’Insee, modifie le paysage, et devrait
Les SSM n’ont pas, sauf exception, inciter à relancer une réflexion com-
exemple). Mais ceci peut conduire
d’échelons régionaux à proprement mune à tout le SSP.
aussi à l’émergence d’observatoires,
parler, mais il existe pour certains
voire à la tentation de confier l’élabo-
domaines des statisticiens travaillant
ration de statistiques localisées à des La multiplication
dans des unités identifiées de direc-
institutions n’appartenant pas au des observatoires :
tions régionales ou départementales
SSP (cas du tourisme et de l’environ- un essai d’interprétation
et « dépendant fonctionnellement »
nement).
d’un service central. Le SCEES est le
L’intérêt développé depuis les
seul service à être représenté à la fois
Que ce soit pour la production de années 70 pour l’usage d’arguments
au niveau régional et au niveau
statistiques ou pour la réalisation et de raisonnements statistiques a
départemental, mais, surtout, il
d’études, la collaboration des éche- pris une forme qui a parfois décon-
constitue le seul cas où le périmètre
lons régionaux des SSM avec les certé les statisticiens : la multiplica-
du service statistique est défini par
directions régionales de l’Insee doit tion des « observatoires », dont les
un texte : en effet, un arrêté de 1985
être recherchée. Cette collaboration statuts, les structures et les activités
précise les rôles respectifs des ser-
n’est pas aussi évidente et sponta- sont extrêmement variés22. Au-delà
vices statistiques agricoles au niveau
née qu’il y paraît au simple énoncé : de la perplexité suscitée par l’appa-
central, au niveau régional et au
elle exige en effet des contacts et rente incohérence de ce foisonne-
niveau départemental, et la coordina-
des accords, formels ou pas, entre le ment, il est utile de s’interroger
tion au sein de l’ensemble. Les
directeur régional de l’Insee et les sur ses causes et sa signification.
autres SSM représentés au sein de autres directeurs régionaux concer- Le terme est apparu dans les
directions régionales sont le SES, la nés, et peut se heurter de plus à années 60, à la suite d’une proposi-
DARES et la DREES ; pour l’éduca- diverses contraintes liées aux modes tion de la DATAR (Délégation à l’amé-
tion nationale, des services statis- d’organisation, à des aspects tech- nagement du territoire et à l’action
tiques existent dans les rectorats. niques (incompatibilité de systèmes régionale) de créer des « obser-
Ces unités statistiques déconcen- informatiques par exemple), à des vatoires économiques régionaux »
trées sont donc sous l’autorité de difficultés créées par les divergences (OER), dans la foulée des premières
directeurs régionaux (ou de recteurs), dans le droit d’accès aux données, esquisses de décentralisation ré-
qui conçoivent et acceptent généra- etc. Cette question des relations gionale23. Rapidement reprise par
lement que le SSM « central » exerce entre les directions régionales de l’Insee, cette idée a conduit la créa-
une sorte de tutelle technique (pro- l’Insee et les « services extérieurs » tion de tels OER, rattachés adminis-
gramme statistique national) et des SSM avait été examinée de trativement aux directions régionales
assure une coordination des person- manière approfondie en 1994 par de l’Institut. Leurs concepteurs ini-
nels de ces unités. D’un strict point Gilbert Callais et Yves Robin (le pre- tiaux, à la DATAR puis à l’Insee, insis-
de vue juridique, ces unités ne font mier était à l’époque directeur régio- taient sur leur aspect « partenarial »,
cependant pas partie du SSM, sauf nal de l’Insee-Languedoc-Roussillon, sans que ce mot ait alors un contenu
dans le cas de l’agriculture, et ne le second était chargé de l’ex-SDISC,
peuvent pas par exemple bénéficier sous-direction de l’information sta-
de dispositions prévues par la loi de tistique sur la construction). La note
1951 (article 7bis notamment)21. qu’ils avaient produite a été discutée
par le CODIR (Conseil des directeurs
Le besoin de statistiques régionales régionaux de l’Insee) puis, à la suite
et locales se fait sentir dans un grand d’une réunion entre le CODIR et les
nombre de domaines. Elles s’élabo- chefs de SSM, un relevé de conclu-
rent généralement au travers d’un sions donnant des orientations géné-
programme national, pouvant être rales et des recommandations pour
mis en œuvre par les échelons le développement du système statis-
déconcentrés cités ci-dessus, mais tique public en région a été diffusé à

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 21


Michel Blanc et Alain Desrosières

bien précis : « faire remonter la leurs problèmes. On peut donc pen- parfois difficiles. Mais ce problème
demande », « associer les utilisateurs ser que les projets apparemment semble finalement secondaire par
à la conception du système statis- utopiques des précurseurs des rapport à la signification plus géné-
tique », telles étaient quelques-unes années 60 et 70 étaient, d’une part, rale que l’on peut accorder à la mul-
des idées, très représentatives des prématurés, et, d’autre part, ini- tiplication des observatoires, qui est
années 70, qui circulaient alors chez tiés du mauvais côté, celui des un signe du succès de la statistique.
les promoteurs des OER. Ces obser- « offreurs ». Prématurés, parce qu’à En revanche, les statisticiens du SSP,
vatoires furent intégrés en 1992 aux cette époque n’existaient encore ni qu’ils soient à l’Insee ou en SSM,
nouveaux « services d’études et de les structures institutionnelles de la devraient pouvoir jouer auprès de
diffusion » des directions régionales décentralisation, qui ont multiplié les ces organismes, de tailles et de sta-
de l’Insee, et le terme disparut des lieux de négociations et de décisions tuts très variés (certains peuvent se
organigrammes de l’Insee, avant qu’il partenariales, ni les personnels for- réduire à une seule personne à
ne réapparaisse un peu partout dans més au maniement des statistiques. temps partiel), un rôle de conseil et
les années 90, sans que, cette fois, Initiés du mauvais côté, parce que ne de pédagogie sur les bonnes règles,
ni l’Insee ni les SSM n’y soient pour partant pas des utilisateurs éven- méthodologiques, juridiques et
quelque chose. Cette expérience, tuels, mais d’innovateurs un peu déontologiques, qu’implique la sta-
associée à celle des « systèmes marginaux appartenant au système tistique. Si par exemple des observa-
locaux d’information », avait fait l’ob- statistique public. Vingt ans plus toires entreprennent des collectes, il
jet, en 1985, d’un rapport extérieur tard, dans les années 1990 et 2000, est bon de leur signaler l’existence
demandé par la direction de l’Insee, les lois de décentralisation et la mon- des lois de 1951 et 1978 et de la
qui conduisit à réduire cette am- tée du rôle des collectivités locales CNIL (Commission nationale de l’in-
bition. La conclusion qu’en tira ont changé ce paysage : les acteurs formatique et des libertés), que sou-
Edmond Malinvaud, dans une note participant aux « tables rondes » vent ils ignorent, ou font parfois mine
d’avril 1985, est intéressante. Même réunies pour monter le financement d’ignorer. Les formules à rechercher
si elle ne porte pas directement sur d’un équipement public ont chacun sont à imaginer au cas par cas, tant
leur cas précis, cette note soulève besoin de « leur observatoire », qui les formes et les contenus de ces
des questions que les SSM peuvent les alimente en arguments et exper- observatoires sont variés et souvent
se poser aujourd’hui, précisément tises chiffrés. Ces observatoires sont fragiles, réduits quelquefois au
pour interpréter cette floraison plus structurés, soit par domaines, soit moment de l’annonce de leur créa-
récente des « observatoires », qui par territoires, soit par croisement tion, ce qui n’est pas une raison de
n’ont plus grand-chose de commun de ces deux critères. Partant des les traiter négligemment. Cependant,
avec ceux de l’Insee avant 1990. Elle « besoins des acteurs de terrain », ils il serait utile que l’ensemble du SSP
évoque le profil professionnel et le sont le signe que la statistique est élabore des éléments d’une doctrine
rôle social des statisticiens en ces devenue incontournable. Le fait que quant aux modalités souhaitables
termes : « Qu’on nous reconnaisse la ces acteurs se l’approprient dans des relations avec les observatoires.
neutralité est bon. Qu’on nous pré- leurs catégories d’action est plutôt
sente comme indispensable est déjà un signe de bonne santé. La statis-
suspect. Mais qu’on nous attribue la tique américaine s’est développée
Construction européenne
responsabilité de faire marcher des ainsi, de façon qu’on ne peut même
et paradoxe du statisticien
efforts de promotion du développe- pas qualifier de « décentralisée »,
d’études
ment local (ou du développement parce que personne n’en avait voulu
social des quartiers) me paraît tout à ni pensé le foisonnement débridé. Le SSP français est pratiquement le
fait abusif. Ce rôle actif n’a pas été Ceci ne signifie pas, bien sûr, qu’il seul qui, en Europe, soit organisé sur
dévolu à l’Insee. Ses cadres n’ont, soit pensable de renoncer au sys- le double principe de décentralisa-
sauf exception, ni la compétence ni le tème français de coordination et de tion et de coordination. Dans la plu-
charisme pour le tenir efficacement. » décentralisation, qui est un acquis part des autres pays européens,
précieux. Il vaut mieux chercher à l’activité statistique est en principe
établir de bonnes relations avec ces centralisée dans un INS, même si
En délimitant ainsi le domaine de observatoires, dans l’esprit de ce d’autres organismes que cet INS
compétence des statisticiens du système. peuvent avoir des attributions statis-
SSP, Malinvaud dessine en creux une tiques immergées dans leur activité
place pour d’autres organismes, principale. C’est également le cas
constitués à partir d’utilisateurs Cette profusion d’observatoires de pour la Commission européenne,
œuvrant dans des domaines précis. ceci ou de cela ne devrait pas dont la statistique est en principe
Pour ces utilisateurs, l’effort, mené effrayer les statisticiens des SSM, concentrée à Eurostat, mais où, de
depuis Sauvy et Closon pour même si, dans certains cas délicats, fait, nombre de questions qui, chez
convaincre des hommes (et des peuvent rester posés des problèmes nous, relèvent de la responsabilité
femmes) d’action qu’ils ont besoin d’organisation et d’articulation avec des SSM, sont traitées par diverses
de statistiques, a réussi : ils en rede- des organismes qui se dotent de cet DG (directions générales) autres
mandent en les formulant à partir de intitulé, et avec qui les relations sont qu’Eurostat. Ceci explique que, inter-

22
Entre décentralisation et coordination

rogés sur leurs relations avec les discussions et aux négociations sur toujours traité en tant que tel, et de
autres pays européens et avec les les « indicateurs » souhaités par les manière globale. Les résultats diffu-
institutions de l’Union, les respon- responsables des politiques euro- sés sont bien sûr accompagnés des
sables des SSM fournissent des péennes. Ceci peut conduire des métadonnées nécessaires à leur
réponses très variées, où souvent membres de ces directions à remplir compréhension, mais les processus
Eurostat ne joue pas un rôle impor- deux rôles en général disjoints. En de production sont quant à eux
tant, sinon aucun rôle. En effet, effet, la statistique officielle est le plus beaucoup moins souvent documen-
quand les questions chez nous trai- souvent organisée de façon telle que tés. Là où le besoin s’est réellement
tées par un SSM relèvent ailleurs sont séparées, d’une part, l’expression fait sentir, on a pu faire appel à l’Insee
d’un INS (ou d’Eurostat au niveau et la formulation plus ou moins expli- et adopter son système de docu-
européen), celles-ci peuvent n’avoir cite des « besoins d’indicateurs », et, mentation DDS (dispositif de docu-
aux yeux des responsables de cet d’autre part, leurs « mesures » effec- mentation structurée), en général
INS (ou d’Eurostat) qu’une impor- tives, dévolues à Eurostat ou aux INS. pour une partie de l’activité : c’est le
tance mineure, et être peu travaillées Cette dernière situation (la plus clas- cas du SESSI, de la DARES, de la
en tant que telles : c’est un domaine sique) fait penser à tous les cas, habi- DREES et du centre d’exploitation
parmi d’autres, traité de façon routi- tuels dans le monde anglophone, où statistique de la justice.
nière. Si en revanche elles sont vues des « théoriciens » ou « spécialistes
comme relevant du ministère d’un domaine » définissent des L’idée d’un partage au sein du SSP
concerné (ou de la DG bruxelloise « concepts », puis confient ensuite à d’un ensemble de méta-information
concernée), alors la préoccupation des statisticiens « méthodologues » la (concepts, définitions, nomenclatures,
statistique est mineure dans les acti- tâche de mesurer au mieux la variable méthodes), dont la mise en œuvre est
vités de cet organisme spécialisé sur ainsi « conceptualisée ». Un tel par- devenue possible techniquement,
un domaine. On voit a contrario, à tage des tâches suppose implicite- n’apparaît que timidement. Il semble
partir de cette analyse comparative, ment une épistémologie réaliste (l’ob- que, sur un tel sujet, et comme cela a
combien le système français est jet existe antérieurement à sa mesure), été le cas pour DDS, la concrétisation
original et finalement habile, puisqu’il et interdit de soulever la question de ne peut se faire qu’à partir de l’exis-
permet que des énergies soient savoir dans quelle mesure ce ne sont tence d’un outil, et que cet outil ne
spécifiquement consacrées à la pas les procédures mêmes du travail peut être développé et proposé que
statistique, dans l’environnement a statistique qui donnent, en partie au par l’institution qui a en charge la
priori impliqué et intéressé par le moins, leur consistance effective aux coordination, à savoir l’Insee.
domaine. Toutefois, cet avantage a mesures statistiques de ces objets24.
une contrepartie : quand survient A contrario, certaines personnes de
une demande de nature transversale ces directions (DREES et DARES), qui
Peut-on parler
relevant de la compétence de plu- participent aux deux rôles de concep-
d’une « identité collective »
sieurs de nos SSM (provenant tion et de mesure d’« indicateurs »
des membres du SSP ?
par exemple d’Eurostat), la mise en pertinents pour les besoins des poli-
œuvre d’un dispositif d’observation tiques européennes, expriment expli- À la différence de ce qui se passe
nouveau est plus lourde et complexe citement, au cours des entretiens, la dans nombre d’autres pays, les sta-
qu’avec un système complètement tension qu’elles ressentent lors des tisticiens qui travaillent dans le SSP
centralisé. négociations à Bruxelles. En effet, à la français, bien que répartis entre
différence de leurs collègues, elles l’Insee et dix-neuf SSM, ont beau-
Un cas particulier intéressant est celui imaginent immédiatement, au cours coup de choses en commun. En
où le SSM est rattaché à une direction de la négociation, ce que seront les général sortis des mêmes écoles
d’études et de recherche ou se difficultés de la mesure statistique (ENSAE et ENSAI), ils sont donc
confond avec elle (par exemple la concrète des indicateurs dont les dotés d’une forte culture technique
DARES ou la DREES), et où, en autres rêvent. Ceci pourrait conduire à commune. Leurs carrières sont
conséquence, cette direction est évoquer une forme de schizophrénie, gérées centralement, à travers
amenée à participer directement aux ou au moins une sorte de « paradoxe notamment un système de règles de
du statisticien », tendu entre la mobilité qui leur permet de circuler
conceptualisation et le travail de ter- entre les différents segments du SSP.
rain. L’intérêt de rapprocher statis- Cette gestion et cette mobilité susci-
tiques et études est de rendre plus tent une grande partie des échanges
visibles de telles questions. entre l’Insee et les SSM, et nos inter-
locuteurs en ont bien sûr parlé, tant
ces questions sont importantes pour
Les NTIC la bonne marche quotidienne de leurs
et la méta-information services. En particulier, beaucoup se
plaignent que l’Insee ne parvienne
Le problème de la méta-information pas toujours à répondre à la
ou de la documentation n’est pas demande, tant celle-ci s’est accrue.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 23


Michel Blanc et Alain Desrosières

Cette question pose indirectement principe définis par leur formation dispensée par l’ENSAE et l’ENSAI
celle de l’identité professionnelle des commune à l’ENSAE et à l’ENSAI. n’est jamais évoqué lors des discus-
statisticiens en poste dans les SSM Mais, on le sait, la formation à sions sur le fonctionnement du SSP,
et donc celle de la « substituabilité » l’ENSAE ne contient aucune intro- que ce soit à l’Insee ou dans les
éventuelle des personnels de l’Insee duction à la spécificité du travail SSM. Ceci est étrange, mais n’est
mis à disposition ou détachés dans dans la statistique publique, estimée pas spécifique aux SSM. Un des
des ministères par des cadres appar- devoir être acquise « sur le tas » lors thèmes de réflexion transversale à
tenant à d’autres corps. La question des premiers postes. Pour les atta- l’ensemble du SSP pourrait porter
se pose par exemple pour certains chés, existe depuis 1998 une « for- sur ce point.
personnels de l’Insee envoyés dans
mation diplômante des attachés »,
des échelons départementaux ou Michel BLANC
dispensée à l’ENSAI à Ker-Lann, à
régionaux des SSM (déjà évoqués et Alain DESROSIÈRES
temps partiel pendant les cinq pre-
ci-dessus) : agriculture (117), éduca- Insee
mières années de vie active des atta-
tion (43), équipement (35), santé et Direction générale
protection sociale (34), travail et chés. Interrogés sur cette nouvelle
DCSRI
emploi (25), environnement (6), soit formule, les responsables des SSM y
en tout 260 personnes dont les voient surtout la ponction de force de Michel Blanc
travail qu’elle leur impose régulière- est chef de l’Unité des normes
tâches peuvent être parfois éloignées et systèmes d’information ;
du travail statistique classique25. ment pour plusieurs semaines, et ne Alain Desrosières
font pas allusion à l’apport éventuel est chargé de mission
auprès du directeur
Les profils professionnels des cadres de la « formation diplômante ». Il est de la coordination statistique
de l’Insee en poste en SSM sont en vrai que le contenu de la formation et des relations internationales.

Notes

1. Le SNS avait aussi pour but de reconstituer de façon clandestine des fichiers de mobilisation, au cas où les combats contre les Allemands auraient
repris. Ceci est une autre histoire étudiée dans divers travaux récents.
2. Celles des statisticiens des directions régionales de l’Insee sont encore différentes : certaines de leurs caractéristiques, telles que les contacts plus
étroits avec des interlocuteurs différents, les rapprochent des statisticiens des SSM.
3. Ce projet était en tous cas beaucoup moins utopique que celui que les statisticiens néerlandais ont longtemps défendu (et défendent encore) d’un
système complètement intégré de toutes les données macro et micro, qui serait bâti à partir, d’une part, des fichiers administratifs, et, d’autre part, d’en-
quêtes par sondage quadrillant les zones du monde social non reflétées par ces fichiers (cf. Alain Desrosières, « La statistique aux Pays-Bas : informa-
tisation et intégration, un projet futuriste », Courrier des statistiques, n˚ 91-92, décembre 1999). Il faut noter que le système statistique néerlandais est
complètement centralisé, et ne comporte pas de SSM. Dans le cas français, ceux-ci constituent un bon outil de rappel à la réalité, immunisant contre
les constructions trop abstraites et utopiques.
4. Le Courrier des statistiques, la revue d’information commune à tout le SSP, joue aussi un rôle important d’échange d’informations, et, par là, de coor-
dination. Elle est malheureusement trop peu connue de nos confrères de l’Université et de la recherche : ceux-ci ne perçoivent souvent de la statistique
que son volet mathématique, et méconnaissent largement l’« amont de la boîte noire » que constitue le SSP. C’est moins vrai dans le monde anglo-
saxon, où les statisticiens universitaires ont de fréquentes relations contractuelles avec les INS, et en connaissent donc souvent bien les problèmes
spécifiques, qui ne sont pas seulement mathématiques.
5. Pour l’Insee : le directeur des statistiques d’entreprises, les chefs des départements « système statistique d’entreprises », « industrie et agriculture »,
« activités tertiaires » (départements de la DSE), « emploi et revenus d’activité » (DSDS), « coordination statistique » (DCSRI). Pour les SSM : les chefs
du SESSI (industrie), du SCEES (agriculture), du SES (équipement), de la DARES (travail et emploi) et des Douanes.
6. Cf. Michel Hébert, « Des séminaires sur la statistique d’entreprises, pour quoi faire ? », Courrier des statistiques, n˚ 95-96, décembre 2000.
7. L’expression d’« ingénierie statistique » est parfois employée dans ce cadre. Ce vocable d’« ingénierie » a le mérite d’attirer l’attention sur un
ensemble de questions plus vastes que la « méthodologie » (souvent perçue à tort seulement dans sa composante mathématique) et renvoyant à des
activités diverses souvent très concrètes, telles qu’en rencontrent des ingénieurs de production. Le data editing des statisticiens anglophones, auquel
aucun mot français ne correspond précisément (cette expression recouvre en gros le contrôle et l’apurement des fichiers), est inclus dans ce concept
d’« ingénierie ».
8. On peut s’en faire une idée en évoquant par exemple l’histoire compliquée des débats qu’a entraînés, dans les années 80 et 90, la mise en place,
dans le domaine de la santé publique, du « programme de médicalisation des systèmes d’information » (PMSI), d’abord en « médecine, chirurgie, obs-
tétrique » (MCO) puis, plus récemment, en psychiatrie. Ce programme visait précisément à trouver des moyens de quantifier les activités hospitalières,
afin de répartir les enveloppes budgétaires. Conçu initialement par la Direction des hôpitaux (DH), il est aujourd’hui suivi par la DREES pour ce qui
concerne ses retombées statistiques.
9. On pourrait notamment envisager que des recherches empiriques coordonnées, par exemple par un appel d’offres du service d’évaluation et de
modernisation de l’État (service du Commissariat général du Plan), soient menées sur les circuits d’usages de la statistique publique, un domaine encore
largement vierge, tant en France que dans le monde anglophone.
10. Sont ici mentionnées les appellations administratives des SSM et de leurs directions de rattachement, pour suggérer la diversité des cas. Cela n’in-
forme bien sûr que modérément sur leurs contenus et sur la place effective des études dans ces organigrammes.
11. Jusqu’à mai 2002, la DARES et la DREES étaient rattachées à un seul et même ministère (Emploi et Solidarité).
12. Les principes de construction et d’usage des « systèmes d’information » font l’objet d’une abondante littérature, dont on trouve de bons exemples
sur le site Web de Michel Volle : www.volle.com.

24
Entre décentralisation et coordination

L’ENSAI

13. Les statisticiens qui ont eu, parfois récemment, à créer de toutes pièces, c’est-à-dire inventer, un SSM, se sont trouvés dans une situation ana-
logue à celle de certains coopérants qui, dans des pays en développement, ou plus récemment dans les pays dits « en transition », ont eu à contribuer
à la mise en forme ou à la réforme d’organisations statistiques pourtant fortement contraintes, par les règles et les demandes du Fonds monétaire inter-
national, de la Banque mondiale, ou de l’Union européenne.
14. Mutatis mutandis, la même analyse est sans doute valable pour les directions régionales de l’Insee et pour les SSM.
15. Plus récemment, ont même été expérimentées, dans certains pays, des enquêtes auprès d’échantillons d’individus garantis d’un total anonymat
sur leurs propres éventuelles activités délictueuses.
16. Mot inspiré de l’anglais literacy pour parler de la compétence en lecture et écriture.
17. Les travaux d’« harmonisation européenne » entrepris depuis le début des années 90 soulèvent ce genre de question, notamment à travers la dis-
tinction entre « harmonisation des produits » et « harmonisation des méthodes ». En effet, la logique de la comparabilité est très différente selon que
l’on a opté pour l’une ou l’autre de ces procédures d’harmonisation, puisque, dans le premier cas, on s’interdit de comparer les procédures de mesure.
Les débats de plus en plus fréquents portant sur des « classements » des pays selon tel ou tel critère risquent de multiplier ce type d’interrogation.
18. Plus qu’en France, les statisticiens des pays anglophones avaient déjà, dans le passé, travaillé ces questions de classement, au moins d’un point
de vue technique. La statistique mathématique de Francis Galton et Karl Pearson était issue, dans les années 1870 à 1900, du souci de classer les indi-
vidus selon des « aptitudes » supposées héréditaires. En sont sortis des outils comme la médiane, les fractiles, la corrélation, la régression, l’analyse
factorielle des psychologues, et, plus tard, les « statistiques de rang », considérées comme plus « robustes ».
19. Aux États-Unis, les moments de sortie de certains indicateurs conjoncturels (inflation, chômage, commerce extérieur) sont prévus à la seconde près,
car ils ont un effet immédiat sur les mouvements de la bourse. Il faut donc que tous les acteurs de celle-ci en soient informés en même temps.
20. On peut imaginer l’ampleur qu’a constituée cette tâche de conviction pour l’Insee des années 50, en rappelant ce mot continuellement répété par
F.-L. Closon, le directeur général de l’époque : « Il faut remplacer la France des mots par la France des chiffres. » Mais il ne faut pas oublier que les
chiffres reposent sur des conventions qui ne peuvent s’exprimer que par des mots.
21. Aux termes de cet article, les informations relatives aux personnes physiques, à l’exclusion des données relatives à la santé ou à la vie sexuelle, et
celles relatives aux personnes morales, recueillies dans le cadre de sa mission, par une administration, un établissement public, une collectivité territo-
riale ou une personne morale de droit privé gérant un service public, peuvent être cédées, à des fins exclusives d’établissement de statistiques, à
l’Institut national de la statistique et des études économiques ou aux services statistiques ministériels.
22. Cette multiplication des observatoires a fait l’objet d’un rapport de Jean Rouchet pour le CNIS : « Les observatoires économiques et sociaux », rap-
port du CNIS n˚ 53, septembre 1999.
23. Voir à ce sujet la thèse de Fabrice Bardet : « La statistique au miroir de la région. Éléments pour une sociologie historique des institutions régio-
nales du chiffre en France depuis 1940 », soutenue à l’université de Paris I en septembre 2000. Cette thèse contient aussi beaucoup d’informations sur
la régionalisation des statistiques du ministère chargé de l’équipement.
24. De telles questions sont pourtant régulièrement soulevées, par exemple à propos de la mesure du chômage, sans parler des cas plus récents, déjà
évoqués, comme les comparaisons de « littératie » ou de PIB par habitant en pouvoir d’achat. Un intérêt de la construction d’un système statistique
européen est de ressusciter de telles questions de fond, parfois enfouies dans le travail statistique quotidien.
25. Une circonstance pourrait être utilisée pour recueillir des informations sur les activités des attachés envoyés dans tous les segments du SSP : les
concours d’accès au grade d’« attaché principal » mobilisent beaucoup de temps et d’énergie, tant pour les candidats que pour les membres du jury.
De l’avis de nombre de ces derniers, les oraux de ces concours sont une occasion unique d’entendre parler de ce qui se passe dans les SSM, même
si les candidats cherchent, ce qui est naturel, à apparaître sous leur meilleur jour.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 25


L’Observatoire national de la pauvreté
et de l’exclusion sociale
Trois années d’existence

Les associations intervenant auprès formation dans les domaines mal étrangères, choisies en raison de leur
des populations en difficulté avaient couverts ; compétence ou de leur fonction.
exprimé les premières, et à plusieurs
- présenter chaque année dans un
reprises, leur besoin de mieux Les sept membres de droit sont le
rapport public les données rassem-
connaître l’ensemble des travaux directeur général de l’Insee, le com-
blées.
relatifs à la pauvreté et à l’exclusion missaire général au Plan, le directeur
afin d’éclairer leur action sur le ter- de la recherche, des études, de
Sa composition et ses conditions de
rain. Relayée par le Conseil écono- l’évaluation et des statistiques au
fonctionnement ont été précisées par
mique et social, cette demande a ministère chargé des affaires so-
le décret n˚ 99-215 du 22 mars
ensuite été approfondie par le CNIS, ciales1, le directeur de l’animation de
1999, suivi d’un arrêté du 9 octobre
Conseil national de l’information sta- la recherche, des études et des
2002.
tistique, lequel préconisait en mars statistiques au ministère chargé du
1998 de « mettre en place une struc- travail et de l’emploi2, le directeur de
ture légère qui aurait pour fonction Des membres de droit la prévision au ministère chargé de
tant d’organiser la synthèse et la dif- et des personnalités l’économie et des finances et le
fusion de l’information sur la pauvreté qualifiées directeur de la Caisse nationale des
et l’exclusion sociale que d’impulser allocations familiales (ou leurs repré-
le développement de la connais- Outre son président, nommé pour sentants), enfin le président du
sance sur ces domaines ou sur des trois ans par le ministre chargé des Conseil national des politiques de
angles d’approche mal couverts ». affaires sociales, l’Observatoire lutte contre la pauvreté et l’exclusion
national de la pauvreté et de l’ex- sociale (CNLE).
Créé par l’article 153 de la loi n˚ 98- clusion sociale comprend sept
657 du 29 juillet 1998 relative à membres de droit et quatorze per- L’Observatoire est actuellement pré-
la lutte contre les exclusions, sonnalités qualifiées, acteurs de ter- sidé par Bertrand Fragonard, prési-
l’Observatoire national de la pauvreté rain, universitaires ou chercheurs, dent de la 2e chambre à la Cour des
et de l’exclusion sociale a été installé elles aussi nommées pour trois ans comptes, nommé le 9 octobre 2002 à
en juin 1999 avec une quadruple par le ministre des affaires sociales. Il la suite de Marie-Thérèse Join-
mission : peut associer à ses travaux des per- Lambert.
sonnalités extérieures, françaises et
- rassembler, analyser et diffuser les 1. La Direction de la recherche, des études, de
informations et données relatives aux l’évaluation et des statistiques (DREES) est le
SSM (service statistique ministériel) « Santé et
situations de précarité, de pauvreté protection sociale ». Elle est placée sous la
et d’exclusion sociale ainsi qu’aux double autorité du ministre des Affaires
politiques menées en ce domaine ; sociales, du Travail et de la Solidarité et du
ministre de la Santé, de la Famille et des
Personnes handicapées.
- faire réaliser des travaux d’études, 2. La Direction de l’animation de la recherche,
de recherche et d’évaluation ; des études et des statistiques (DARES) est le
SSM « Travail, emploi et formation profession-
11, place des Cinq martyrs du lycée Buffon nelle ». Elle est placée sous l’autorité du
- contribuer au développement de la 75696 Paris Cedex 14 ministre des Affaires sociales, du Travail et de
connaissance et des systèmes d’in- www.social.gouv.fr/htm/pointsur/onpes la Solidarité.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 27


Noëlle Silvani

Décret n˚ 99-215 du 22 mars 1999


relatif à l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale

Le Premier ministre,

Sur le rapport de la ministre de l’emploi et de la solidarité,


Vu la loi n˚ 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, notamment son
article 153 ;
Le Conseil d’État (section sociale) entendu,

Décrète :

Art. 1er. - L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, institué par l’article 153 de la loi du
29 juillet 1998 susvisée, comprend :
1˚ Un président nommé pour trois ans par arrêté du ministre chargé des affaires sociales ;
2˚ Sept membres de droit :
a) Le directeur général de l’Institut national de la statistique et des études économiques, ou son représentant ;
b) Le commissaire général au Plan, ou son représentant ;
c) Le directeur de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques au ministère chargé des affaires
sociales, ou son représentant ;
d) Le directeur de l’animation de la recherche, des études et des statistiques au ministère chargé du travail et
de l’emploi, ou son représentant ;
e) Le directeur de la prévision au ministère chargé de l’économie et des finances, ou son représentant ;
f) Le directeur de la Caisse nationale des allocations familiales, ou son représentant ;
g) Le président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ;
3˚ Sept personnalités qualifiées, ayant concouru ou concourant par leur action à l’insertion et à la lutte contre
les exclusions, nommées pour trois ans par arrêté du ministre chargé des affaires sociales ;
4˚ Sept personnalités qualifiées, parmi les universitaires et chercheurs dont la compétence est reconnue dans
le domaine de la pauvreté et de la lutte contre les exclusions, nommées pour trois ans par arrêté du ministre
chargé des affaires sociales.

Art. 2. - L’Observatoire définit chaque année un programme de travail qui précise notamment les études qu’il
fait réaliser. Ce programme de travail est élaboré en tenant compte des avis et recommandations formulés par
le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

Art. 3. - L’Observatoire peut convenir de programmes d’études avec tout organisme public ou privé, départe-
mental ou régional, dont la mission est l’observation des situations de pauvreté et d’exclusion. Il peut associer
à ses travaux des personnalités extérieures, françaises et étrangères, qu’il choisit en raison de leur compé-
tence ou de leur fonction.

Art. 4. - L’Observatoire se réunit au moins deux fois par an sur convocation de son président ou à la demande
du ministre chargé des affaires sociales. Il peut également être réuni sur demande du tiers de ses membres.
La direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère des affaires sociales
assure le secrétariat de l’Observatoire.

Art. 5. - La ministre de l’emploi et de la solidarité est chargée de l’exécution du présent décret, qui sera publié
au Journal officiel de la République française.

Fait à Paris, le 22 mars 1999.

Lionel Jospin
Par le Premier ministre :

La ministre de l’emploi et de la solidarité,


Martine Aubry

28
L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale

pauvreté ou d’exclusion… et aussi


Le CNLE de ceux qui permettent d’en sortir.

Une première priorité a été bien sûr


Placé auprès du Premier ministre, le Conseil national des politiques de de recenser et exploiter toutes les
lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale assiste de ses avis le gou- sources d’information disponibles,
vernement dans toutes les questions relatives à la lutte contre la pau- notamment statistiques. Mais, de
vreté et l’exclusion sociale et assure une concertation entre les pouvoirs par leur mode d’habitat, leur réti-
publics, associations, organisations et personnalités qualifiées. cence ou parfois leur difficulté à
répondre à des questionnaires stan-
Outre son président1, désigné par le Premier ministre, il comprend dard peu adaptés à leur cas particu-
38 membres dont les ministres les plus directement concernés par la
lier, les plus démunis échappent
lutte contre les exclusions, des élus, des représentants des associations
et organismes qui interviennent dans la lutte contre les exclusions, des souvent aux enquêtes statistiques
personnalités qualifiées et des représentants des autres conseils et « classiques ».
comités concernés par la pauvreté et l’exclusion, parmi lesquels le
président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion Une ambition forte de l’Observatoire
sociale. est donc d’améliorer et compléter la
production d’information statistique
1. Actuellement Bernard Seillier, sénateur. sur les situations de pauvreté et
d’exclusion sociale. Toutefois, orga-
niser des enquêtes spécifiques
auprès des populations défavorisées
Comment travaille souvent, en assemblée plénière. Des comporte le risque, qu’avait souligné
l’Observatoire ? groupes de travail explorent les le Conseil national de l’information
questions posées, des comités de statistique en mars 1998, de renfor-
pilotage assurent le suivi de réalisa- cer l’image négative de ces popula-
En dehors de travaux de synthèse,
tion des études et enquêtes. tions, voire de les stigmatiser. C’est
l’Observatoire ne réalise lui-même
pourquoi une voie à privilégier réside
aucune étude. En revanche, il dis-
dans la recherche de nouveaux
pose d’un budget spécifique grâce Clarifier les concepts modes d’investigation, dans le res-
auquel il peut faire réaliser des
pect des personnes concernées et
études, y compris par des orga-
Qu’entend-on par pauvreté, précarité en associant du mieux possible les
nismes privés, ou participer à leur
ou exclusion ? Pour la pauvreté acteurs de terrain.
financement. Ces études sont ins-
proprement dite (pauvreté moné-
crites à un programme de travail
taire, pauvreté des conditions de
annuel, élaboré de manière collégiale À l’écoute du terrain
vie, pauvreté « subjective », pauvreté
en tenant compte des avis et recom-
« administrative »), il existe des Il existe en France un réseau fourni
mandations du CNLE.
définitions et des indicateurs assez d’acteurs sociaux mais dont les
précis bien que pluriels. Il n’en est connaissances ne sont encore que
Les principaux partenaires de pas de même pour la précarité,
l’Observatoire sont naturellement les partiellement capitalisées. Comment
notion qui invite à mettre l’accent recueillir, analyser, transformer ces
administrations publiques, au pre- sur l’instabilité des situations et
mier chef celles qui sont membres de savoirs en matériau utile à l’action et
des trajectoires, par exemple les à l’anticipation d’éventuelles nou-
son conseil et tout particulièrement nouvelles caractéristiques de l’em-
l’Insee, la DARES et la DREES : un velles formes de pauvreté ? Mettre
ploi, les fluctuations incessantes en œuvre des enquêtes qualitatives
bon exemple de ces collaborations des ressources. L’exclusion, aux
est celui de l’enquête qu’avait auprès de ces acteurs sociaux
dimensions multiformes, est elle constitue une première piste, de
conduite l’Insee début 2001 auprès aussi difficile à cerner, au-delà de la
des personnes sans domicile (plus même que l’établissement de rela-
définition qu’a pu en donner le tions de partenariat avec les obser-
précisément auprès des usagers des Conseil de l’Europe (exclusion des
services d’hébergement et de distri- vatoires locaux et régionaux de la
droits fondamentaux civiques et pauvreté, qui se développent sur
bution de repas chauds)3, enquête sociaux).
dont la réalisation avait été cofinan- l’ensemble du territoire.
cée par l’Observatoire et qui a
donné lieu à la publication d’une Améliorer et compléter
étude détaillée dans ses Travaux l’information statistique
2001-2002 (cf. infra).
L’enjeu essentiel est bien l’analyse et
Dans la pratique, l’Observatoire se la compréhension des mécanismes 3. Voir l’article de Cécile Brousse, Bernadette
réunit tous les mois, parfois plus qui conduisent à des situations de de la Rochère et Emmanuel Massé, pp. 33-40.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 29


Noëlle Silvani

Les rapports annuels Tant le rapport 2000


de l’Observatoire que le rapport
2001-2002 étaient
L’Observatoire national de la pau- accompagnés d’un
vreté et de l’exclusion sociale pré- deuxième volume,
sente chaque année un rapport, Les travaux de
rendu public, au gouvernement et au l’Observatoire, ras-
Parlement. semblant les études
détaillées sur les-
Le premier, publié en novembre quelles ils étaient
2000, dressait un état des lieux de la appuyés.
connaissance (constats des grandes
enquêtes statistiques nationales,
incertitudes de la statistique, nou- L’année 2003 mar-
velles voies à explorer) avant de se quera la volonté de
pencher plus en détail, d’une part sur l’Observatoire d’ir-
le cas des jeunes touchés par la pau- riguer plus con-
vreté et l’exclusion, d’autre part sur tinûment le débat
les conditions d’accès aux droits public, en diffusant
sociaux des personnes en difficulté. ces études détail-
lées au fur et à
Dans son deuxième rapport (rapport mesure de leur pro-
2001-2002), rendu public en février duction, en amont
2002, l’Observatoire exposait les de la publication du
évolutions récentes de la pauvreté rapport. En sus de
et de ses représentations et mettait travaux d’actuali-
en lumière, dans le cadre d’une sation et d’appro-
approche territoriale, la très grande fondissement (fluc-
diversité des situations selon les tuations conjonc-
zones d’emploi. Le point était fait, un turelles de l’état de minima sociaux, cofinancée par
an après la mise en place de la CMU la pauvreté et des perceptions de l’Observatoire et réalisée par la
(couverture maladie universelle), sur l’opinion, analyse complémentaire DREES.
l’exercice de ce droit fondamental des disparités territoriales), l’accent
que constitue la santé. Enfin, l’éclai- sera mis sur les difficultés de loge-
rage était porté sur deux catégories ment, l’accueil d’urgence des étran-
de population, la première fonda- gers, les liens entre éducation et pau- Noëlle SILVANI
mentalement figurative du domaine vreté, l’exclusion bancaire. Seront Secrétariat général
étudié, la seconde particulièrement également livrés les premiers résultats de l’Observatoire national
vulnérable : les personnes sans d’une enquête sur l’insertion sociale de la pauvreté
domicile et les étrangers. et professionnelle des allocataires de et de l’exclusion sociale

30
L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale

Un savoir partagé

L’Observatoire, ce sont vingt-trois membres1 qui cherchent ensemble les meilleures voies pour améliorer la connais-
sance des phénomènes de pauvreté et d’exclusion.

D’origines, de compétences, de sensibilités différentes, ils débattent, proposent, critiquent ; et de cette discussion,
reprise chaque mois, naît une alchimie à bien des égards exceptionnelle.

Se construisent en effet au fil des séances des règles d’action communes :

- travailler en réseau avec tous les acteurs susceptibles d’apporter la connaissance, sans souci de s’approprier un
« territoire » ;

- agir sur le long terme, afin que les grandes enquêtes et les programmes de recherche intègrent du mieux possible
les populations pauvres et exclues, ou, si elles ne peuvent le faire, marquent clairement leurs limites à cet égard ;

- mettre l’accent sur les aspects qualitatifs des phénomènes tout en respectant les exigences de rigueur scientifique,
et pour cela inventer des méthodes nouvelles associant les acteurs de terrain ;

- intégrer en permanence dans les réflexions l’analyse des processus et des trajectoires et la référence aux problé-
matiques économiques et sociales d’ensemble, notamment les phénomènes d’inégalités.

Ainsi se sont progressivement imposées nos priorités depuis notre installation en juin 1999.

Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) nous apporte l’aiguillon de
ses demandes d’information et son souci d’améliorer les politiques mises en œuvre.

Le premier rapport 2000 permettra, avant la fin de l’année, de mieux faire savoir où nous en sommes. Il fera le point
sur l’état de la pauvreté et de l’exclusion dans notre pays et dans quelques pays étrangers et donnera les résultats
des enquêtes que nous avons lancées. Ce rapport sera une première occasion d’échanges avec tous les partenaires
concernés. Un rendez-vous important pour valider et perfectionner les orientations et les méthodes que nous nous
sommes dans un premier temps fixées.

Marie-Thérèse JOIN-LAMBERT
Marie-Thérèse Join-Lambert a été la première présidente (1999-2002)
de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

1. Soit les vingt-deux membres prévus par l’article 1er du décret du 22 mars 1999, auquel s’ajoutait, à l’époque où avait été rédigé cet éditorial,
une personnalité associée.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 31


L’enquête de l’Insee
auprès des usagers des services d’hébergement
et de distribution de repas chauds
Une méthodologie inédite
pour étudier la population des sans-domicile

La demande d’information sur la de la pauvreté et de l’exclusion Une approche


population des sans-domicile s’est sociale4, du ministère de l’Emploi et opérationnelle
multipliée au début des années 90, de la Solidarité, du ministère de
aboutissant à la création en 1993 l’Équipement et du Logement, de la Les sans-domicile au sens de cette
d’un groupe de travail spécifique au Caisse nationale d’allocations fami- enquête de l’Insee sont les per-
sein de la formation « démogra- liales et du Conseil de l’emploi, des sonnes qui dorment dans la rue ou
phie/conditions de vie » du Conseil revenus et de la cohésion sociale. dans des abris de fortune, ou bien
national de l’information statistique1. Cette enquête a été réalisée début sont prises en charge par des orga-
2001 dans 80 agglomérations métro- nismes proposant pour quelques
Les premières investigations pilotes politaines de plus de 20 000 habi- jours ou quelques mois un héberge-
menées à l’instigation de ce groupe tants. Outre les caractéristiques ment gratuit (ou à faible participation)
de travail incluaient une enquête sur socio-démographiques du répon- dans des centres collectifs, des
les conditions d’accès au logement dant (et de sa famille), les principaux chambres d’hôtel ou des apparte-
des populations à bas revenus (dans thèmes abordés étaient les suivants : ments ordinaires.
l’agglomération lyonnaise et en situation sur le marché du travail,
Seine-Saint-Denis) et une enquête revenus, niveau d’endettement, Faute d’une base de sondage per-
sur les familles menacées d’expul- recours aux aides, état de santé, mettant de contacter ces personnes,
sion (à Arras, Chartres et Marseille), accès aux soins et histoire familiale. l’Insee a résolu de s’intéresser spéci-
ainsi que, bien sûr, des enquêtes Une attention particulière a été por- fiquement au cas des usagers des
auprès de personnes sans domicile tée au parcours résidentiel, aux diffi- services d’hébergement et de distri-
(à Paris et Strasbourg). En particulier, cultés d’accès au logement, aux bution (gratuite ou quasi gratuite) de
l’Ined, Institut national d’études conditions de vie quotidiennes. repas chauds5. Bien sûr, cette appro-
démographiques, a conduit à Paris che opérationnelle ne recouvre qu’im-
durant l’hiver 1994-95 une enquête parfaitement la définition ci-dessus :
pilote auprès des usagers des ser- des personnes sans domicile peu-
vices aux sans-domicile adaptée de vent ne jamais recourir aux presta-
méthodes d’investigation qui avaient
été expérimentées aux États-Unis2 au
milieu des années 80. L’opération a 1. Cf. l’article de Philippe Gounot : « Le
été renouvelée durant l’hiver 1997-98, groupe de travail du CNIS sur les sans-abri »,
Courrier des statistiques n˚ 71-72, décembre
en se centrant cette fois sur le cas 1994.
des jeunes de 16 à 24 ans. 2. Cf. l’article de Jean-Marie Firdion et Maryse
Marpsat : « La statistique des sans-domicile
aux États-Unis », Courrier des statistiques
L’enquête nationale de l’Insee auprès n˚ 71-72, décembre 1994.
des personnes de 18 ans ou plus 3. Repas consommables sur place, soit dans
fréquentant les services d’héberge- des locaux spécialement conçus pour la res-
tauration, soit dans la rue.
ment ou de distribution de repas 4. Cf. l’article de Noëlle Silvani, pp. 27-31.
chauds3 s’inscrivait dans la prolon- 5. D’autres types de services auraient pu être
retenus, comme l’accueil de jour et la distri-
gation des travaux précurseurs de bution de vêtements ou encore l’aide médi-
l’Ined. Elle a, en outre, bénéficié de la cale ou juridique. Une opération qualitative a
toutefois accrédité la thèse selon laquelle une
participation financière et des très faible proportion de sans-domicile recou-
conseils de l’Observatoire national raient uniquement à ce type de services.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 33


Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère et Emmanuel Massé

... et constitution
Les services d’aide aux personnes en difficulté retenus
dans le champ de l’enquête :
de la base de sondage

À partir du fichier FINESS et de diffé-


- services d’hébergement offerts par les centres d’hébergement et de rentes autres sources (fichiers des
réadaptation sociale, les centres maternels, les hôtels sociaux et les associations d’aide aux personnes
centres associatifs ou communaux non conventionnés à l’Aide sociale ; en difficulté, répertoire SIRENE des
- mise à disposition de places réservées à l’urgence dans les foyers de entreprises et des établissements...),
jeunes travailleurs, les foyers de travailleurs migrants et les résidences a été élaborée - et envoyée pour véri-
sociales ; fication aux 17 directions régionales
concernées - une première liste des
- mise à disposition de chambres d’hôtel louées par des associations
ou des organismes publics ; structures d’aide aux personnes en
difficulté implantées dans les
- services d’hébergement offerts par les communautés de travail ; 80 agglomérations retenues dans le
- distribution de repas chauds1. champ de l’enquête mais aussi dans
80 autres agglomérations plus
petites, de 5 000 à 20 000 habi-
1. L’aide alimentaire se présente sous deux formes : la distribution de colis alimentaires et la tants6. L’opération de vérification a
distribution de repas chauds. Seule a été retenue cette seconde forme d’aide alimentaire, la
distribution de colis alimentaires s’adressant principalement à des personnes disposant d’un nécessité de nombreux contacts
logement ordinaire. avec les acteurs sociaux (associa-
tions, collectivités locales et adminis-
tration). Des recherches complémen-
taires ont par ailleurs été effectuées
au moyen d’une enquête postale
tions en question ; inversement, des Tirage au sort adressée à quelque 3 000 lieux de
personnes disposant d’un domicile des agglomérations culte et 1 700 mairies. Au total, toutes
personnel peuvent fréquenter les échantillons... agglomérations confondues, les listes
services de distribution de repas ainsi vérifiées et complétées com-
chauds. Nous y reviendrons. Le champ géographique de l’en- portaient environ 2 700 structures.
quête a été limité aux agglomérations
Un peu plus de 4 000 de plus 20 000 habitants hors des- En mars 2000, une enquête télépho-
personnes enquêtées quelles il existe relativement peu nique a été menée auprès de ces
de services d’hébergement et de 2 700 structures afin de recueillir des
La collecte s’est étalée sur 20 jours, distribution de repas chauds ainsi informations complémentaires sur la
du lundi 15 janvier 2001 au lundi qu’avaient pu le montrer de pre- nature et les caractéristiques des
12 février 2001 à l’exclusion des mières estimations réalisées en prestations offertes ainsi que sur les
samedis, des dimanches et du lundi amont. niveaux de fréquentation moyenne
22 janvier. journalière. De fait, un tiers d’entre
Le tirage au sort des agglomérations elles se sont révélées hors champ
Elle a mobilisé plus de 300 en- échantillons a été effectué propor- car n’offrant ni service d’héberge-
quêteurs « échantillonneurs » ou tionnellement à un critère de taille ment, ni repas chauds. En juillet
« interviewers », qui ont recueilli défini comme une combinaison de la 2000, les listes relatives aux struc-
au total 4 195 questionnaires dont population totale et de la capacité tures restantes ont été adressées aux
4 084 exploitables. d’hébergement de personnes en dif- associations ou organismes gestion-
ficulté telle qu’elle avait pu être éva- naires, pour vérification et actualisa-
En moyenne, chaque interview a luée à partir du fichier FINESS des tion.
duré près d’une heure. établissements sanitaires et sociaux.
Au total, ont ainsi été retenues Sur le champ de nos 80 aggloméra-
80 agglomérations, regroupant envi- tions échantillons de plus de 20 000
ron 80 % de la population totale des habitants, a ainsi été constituée une
agglomérations métropolitaines de base d’enquête forte de 1 464 struc-
plus de 20 000 habitants. tures. Les prestations proposées ont
6. Ceci en prévision de l’extrapolation ulté-
rieure des résultats de l’enquête au niveau de
alors été classées selon une nomen-
l’ensemble de la France métropolitaine, extra- Compte tenu de la répartition géo- clature distinguant huit types de ser-
polation qui devait également s’appuyer, pour graphique de ces agglomérations vices : hébergement regroupé (de
les agglomérations de moins de 5 000 habi-
tants et les communes rurales, sur des infor- échantillons, les opérations de col- courte ou longue durée), héberge-
mations relatives aux personnes vivant dans lecte ont mis à contribution 17 des ment dispersé (en logement, ou en
un centre d’hébergement d’urgence ou de
longue durée collectées lors du recensement
22 directions régionales métropoli- chambre d’hôtel, foyer de jeunes tra-
de la population de 1999. taines de l’Insee. vailleurs, etc.), restauration fixe (de

34
L’enquête de l’Insee auprès des usagers des services d’aide

80 agglomérations échantillons enquêtées par 17 directions régionales

DR d’Alsace DR de Champagne-Ardenne DR de Haute-Normandie


Bâle (Suisse) - Saint-Louis Laon Elbeuf
Guebwiller Meaux Eu
Mulhouse Reims Évreux
Strasbourg Saint-Quentin Le Havre
Thann - Cernay Troyes Rouen

DR d’Aquitaine DR d’Île-de-France DR des Pays de la Loire


Bayonne Paris1 Angers
Bordeaux Le Mans
Dax DR de Languedoc-Roussillon Nantes
Marmande Montpellier
Périgueux Narbonne DR de Poitou-Charentes
Pau Nîmes Poitiers
Perpignan Rochefort
DR d’Auvergne La Rochelle
Clermont-Ferrand DR de Lorraine
Bar-le-Duc DR de PACA
DR de Bourgogne Metz Avignon
Besançon Nancy La Ciotat
Chalon-sur-Saône Saint-Dié Draguignan
Dijon Sarreguemines Grasse - Cannes - Antibes
Montbéliard Marseille - Aix-en-Provence
DR de Midi-Pyrénées Nice
DR de Bretagne Albi Toulon
Brest Toulouse
Caen DR de Rhône-Alpes
Cherbourg DR du Nord-Pas-de-Calais Annecy
Lisieux Amiens Grenoble
Lorient Béthune Lyon
Quimper Boulogne-sur-Mer Saint-Étienne
Rennes Calais Roussillon
Saint-Brieuc Cambrai Villefranche-sur-Saône
Saint-Lô Douai
Dunkerque
DR du Centre Lens
Chartres Lille
Orléans Maubeuge
Tours Valenciennes

1. Les enquêtes dans l’agglomération parisienne ont été partagées entre quatre DR : Île-de France, Centre, Champagne-Ardenne
et Haute-Normandie.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 35


Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère et Emmanuel Massé

midi ou du soir) et restauration itiné- services seraient en effet visités plu- Les enquêteurs devaient procéder à
rante (de midi ou du soir). Une même sieurs fois). des remplacements au cas où l’usa-
structure pouvant bien sûr offrir plu- ger associé à la prestation enquêtée
sieurs types de services, notre base refuserait de répondre, ou s’il ne par-
Troisième degré
de sondage comportait au total lait pas français, ou encore s’il s’avé-
de sondage :
2 398 services, le terme de service rait « injoignable » (l’hypothèse est
les prestations servies
devant ici se comprendre comme un bien sûr celle d’une prestation tirée
service de type donné proposé par Le troisième degré de sondage s’ap- au sort dans une liste d’usagers).
une structure donnée (exemples : pliquait aux prestations servies : 2 ou Toutefois, à la 5e tentative infruc-
service d’hébergement regroupé pro- 4 prestations par unité « service x tueuse, le questionnaire devait être
posé par la structure X, service de jour d’enquête » (soit, en première considéré comme perdu.
restauration fixe proposé par cette estimation et compte tenu des infor-
même structure X, service d’héber- mations qui avaient été collectées
gement dispersé proposé par la lors de l’enquête téléphonique de
À propos de la méthode
structure Y, etc.). mars 2000, un taux de sondage
du partage des poids
moyen d’environ 10 %) à tirer au
Le poids élémentaire des prestations
sort sur place le jour même de l’en-
Second degré quête à l’aide d’une table de tirage :
enquêtées un jour donné dans une
de sondage : 4 dans le cas le plus général, 2 seu-
structure donnée au titre d’un service
services x jours d’enquête lement s’agissant de la mise à dispo-
donné est le résultat de la division,
par le nombre de ces prestations
sition d’une chambre d’hôtel louée
Les unités échantillonnées au enquêtées, du nombre total de pres-
par une association ou un organisme
second degré de sondage apparte- tations servies ce même jour dans
public ou de la mise à disposition
naient à l’ensemble constitué du pro- cette même structure au titre de ce
d’une place réservée à l’urgence
duit cartésien « service x jour d’en- même service, information qu’il fallait
dans un foyer de jeunes travailleurs,
quête ». Préalablement au tirage, la donc collecter.
un foyer de travailleurs migrants ou
base de sondage avait été stratifiée
une résidence sociale7.
par type de services, et, pour les ser- Appuyé sur la méthode du partage
vices d’hébergement, par type de des poids [Ardilly & Le Blanc, 2001 ;
public accueilli (homme seul, femme Lavallée, 1995], le calcul des pondé-
seule, accueil mixte). rations élémentaires afférentes aux
personnes à qui avaient été servies
Le tirage au sort a été effectué pro- ces prestations enquêtées appelait la
portionnellement à la fréquentation collecte d’une deuxième information :
moyenne journalière telle qu’elle le nombre de fois où ces personnes
avait été déclarée lors de l’enquête avaient recouru, au cours d’une
téléphonique de mars 2000, déflatée période de référence, à un service
de la probabilité de tirage de l’agglo- d’hébergement ou à une distribution
mération. Pour des raisons de charge de repas chauds.
de collecte, l’agglomération pari-
sienne, qui représentait plus du tiers Dans la pratique, cette « intensité de
de la base de sondage, a toutefois fréquentation » a été mesurée sur
été sous-échantillonnée. une période d’une semaine, celle
précédant le jour d’enquête, au
Au final, a ainsi été constitué un moyen d’un « semainier » intégré au
échantillon de 1 225 unités « service questionnaire d’enquête. Ce ques-
Naturellement, « enquêter des pres- tionnement complémentaire visait
x jour d’enquête », correspondant à
tations servies » revenait en pratique plus précisément à dresser la liste
903 services distincts (certains gros
à enquêter les bénéficiaires des pres- des lieux où avait mangé et dormi la
tations en question. Ces « presta- personne pendant la semaine consi-
tions enquêtées » ont été sélection- dérée8.
7. Cette règle des 2 ou 4 prestations enquê- nées, soit par tirage au sort dans la
tées n’était toutefois pas intangible. Le liste des usagers du service, soit, en
nombre des prestations à enquêter avait en
effet été fixé à 8 ou 12 pour les plus grosses
l’absence d’une telle liste (le cas est Préparation et organisation
unités « service x jour d’enquête », et même essentiellement celui des distribu- de la collecte
à 16 s’agissant des repas de midi servis par tions de repas chauds), en fonction
l’espace social du grand Ramier à Toulouse.
8. Il aurait été souhaitable de faire porter ce du rang de passage des usagers à un Une organisation originale reposant
questionnement complémentaire sur une point obligé : porte d’entrée, porte de sur un travail en équipe a été mise en
période plus longue, mais les effets de
mémoire auraient alors nui à la qualité des
sortie ou table de distribution des place à la suite de 6 tests menés
données. repas. dans 7 directions régionales et por-

36
L’enquête de l’Insee auprès des usagers des services d’aide

Exemple (très simplifié) d’application de la méthode du partage des poids

Pendant la période de référence de l’enquête, a été servi un total de dix prestations, cinq relatives à des ser-
vices d’hébergement, notées H1 à H5, et cinq relatives à des services de restauration gratuite, notées R1 à R5.

On a tiré au sort cinq de ces prestations, H1, H2, R2, R3 et R4, toutes avec une même probabilité de tirage
égale à 5/10 = 1/2.

Quatre personnes, dont l’une a donc été touchée deux fois, ont été enquêtées au titre de ces cinq prestations :
P1 au titre de H1, P2 au titre de H2 et R2, P3 au titre de R3, P4 au titre de R4. Cette dernière personne P4 a
par ailleurs déclaré avoir bénéficié, pendant la période de référence de l’enquête, de deux autres prestations.
En revanche, les personnes P1, P2 et P3 ont déclaré n’avoir bénéficié d’aucune autre prestation que celles au
titre desquelles elles ont été enquêtées.

Au total, les quatre personnes enquêtées ont donc bénéficié de sept prestations.

En application de la méthode du partage des poids, le poids d’un individu est égal à la somme des poids des
prestations au titre desquelles il a été enquêté divisée par le nombre total de prestations qui lui ont été servies.
Sous cette hypothèse et puisque toutes les prestations enquêtées sont affectées d’un même poids, en l’oc-
currence 10/5 = 2, les poids de P1 et P3 sont égaux à 2 de même que celui de P2 (égal à 4/2). Le poids de
P4 s’établit quant à lui à 2/3.

Le nombre total de personnes ayant bénéficié d’au moins une prestation pendant la période de référence de
l’enquête sera ainsi estimé à 2+2+2+2/3 = 6,67. Ce résultat est à rapprocher d’un maximum théorique de 7 (cas
où les 3 prestations restantes auraient été servies à 3 personnes différentes) et d’un minimum théorique de 5
(cas où ces 3 prestations auraient été servies à une seule et même personne).

Supposons à présent que l’on n’ait pas su ou pu établir que les prestations H2 et R2 avaient été servies à une
seule et même personne, et que l’on ait donc considéré avoir enquêté cinq personnes : P1 au titre de H1, P2
au titre de H2, P3 au titre de R3, P4 au titre de R4, et une cinquième personne P5 au titre de R2.

Dans ce cas, puisque les personnes P2 et P5 ont (normalement) toutes deux déclaré avoir bénéficié d’une
deuxième prestation pendant la période de référence de l’enquête, le nombre total de personnes ayant béné-
ficié d’au moins une prestation pendant cette même période continuera d’être estimé à 6,67 : les poids de P1,
P3 et P4 demeurent inchangés, celui de P2 devient égal à 1, et s’ajoute celui de P5, lui aussi égal à 1.

tant sur un total de 300 question- été jugé utile ou très utile par 95 % Sur le terrain
naires. À l’issue de ces tests, il avait des personnes formées.
en effet été décidé que chaque
équipe d’enquête comprendrait un S’agissant du travail spécifique des Si la répartition des tâches entre
enquêteur « échantillonneur », char- enquêteurs échantillonneurs, l’ac- enquêteurs échantillonneurs et
gé de la sélection des personnes à cent avait été mis sur les difficultés enquêteurs interviewers était en
interroger et du dénombrement des que pourrait présenter le dénombre- principe strictement définie, sur le
prestations servies, et un ou deux ment des prestations en l’absence terrain, la souplesse a souvent
enquêteurs « interviewers » : un seul d’une liste d’usagers. Il leur avait par été de mise, échantillonneurs et
en cas d’existence d’une liste d’usa- ailleurs été demandé de veiller à ne interviewers se prêtant mutuellement
gers (l’échantillonneur aurait alors le pas succomber à la tentation d’intro- la main chaque fois que possible.
temps d’également participer à la duire, face à un public a priori diffi- Une fois sur quatre (sur un total
réalisation des enquêtes), deux dans cile, une part de subjectivité dans la de 1 036 visites), les interviewers
le cas contraire. sélection des personnes enquêtées. ont en effet aidé les échantillonneurs
à prendre contact avec les per-
Chacun des 903 services échan- sonnes sélectionnées ; une fois sur
Une attention particulière a été accor- tillonnés a fait l’objet d’une pré- dix, ils les ont aidés au dénom-
dée à la formation : 3,5 jours pour les visite : 57 ont été éliminés, certains brement. À l’inverse, quand les
135 échantillonneurs, 2,5 jours pour parce qu’ils avaient définitivement contraintes de temps étaient fortes
les 190 interviewers. À chaque fois, fermé depuis la constitution de la (dans les soupes itinérantes, où le
des opérations « à blanc » dans des base de sondage, les autres parce service est très rapide), les échan-
centres d’accueil de jour ont été qu’ils n’entraient plus dans le champ tillonneurs ont participé au travail
menées. Cet entraînement in situ a de l’enquête. d’interview.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 37


Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère et Emmanuel Massé

Les cas de refus de coopération des Une enquête plutôt Les effets de mémoire
services tirés au sort ont été extrê- bien acceptée sur la qualité du semainier
mement peu nombreux (1 %). Ce
faible taux de refus s’explique par le D’après les appréciations des enquê- Toujours selon les enquêteurs, 4 %
soutien des principales associations, teurs, le dialogue avec les usagers des répondants ont eu des difficultés
consultées tout au long de la prépa- s’est presque toujours bien passé à se remémorer les lieux où ils
ration de l’enquête, par l’impact des (dans 97 % des cas), et, le plus sou- avaient dormi pendant la semaine
pré-visites, par la forte motivation vent, un climat de confiance s’est précédant le jour de l’enquête, 11 %
des enquêteurs et par la mobilisation installé au fil de l’entretien : si en effet ont eu du mal à se souvenir où ils
des responsables régionaux de 19 % des personnes enquêtées avaient pris leurs repas lors de cette
l’enquête qui ont accompagné les avaient manifesté une certaine même semaine. Ce phénomène
enquêteurs dans les services jugés a défiance au début de l’entretien, elles d’oubli a été plus ou moins marqué
priori les plus « difficiles ». n’étaient plus que 8 % à continuer selon le type de service : 6 % seule-
d’exprimer un sentiment de suspi- ment des personnes enquêtées dans
Au final, 95 % des visites ont eu lieu cion à l’issue de l’interview ; les trois- un service d’hébergement dispersé
à la date prévue. Le dénombrement quarts d’entre elles ont bien ou très ou non urgent ont eu de la peine à
des prestations a pu s’effectuer dans bien compris les questions, seule- répondre aux questions relatives aux
de bonnes conditions dans 88 % ment 4 % les ont mal interprétées. repas contre 32 % pour les per-
des services visités. Dans 87 % sonnes rencontrées dans une soupe
d’entre eux, les prestations enquê- Quelques difficultés ont toutefois été itinérante du soir et jusqu’à 37 %
tées ont pu être effectivement sélec- mentionnées dans les restaurations pour les personnes qui la veille
tionnées au moyen de la table de itinérantes où 10 % des entretiens se avaient dormi dans la rue.
tirage. sont avérés très tendus voire ont dû
être interrompus avant terme : les Le remplissage des semainiers a
raisons les plus fréquemment invo- donc nécessité des efforts de
La non-réponse quées par les enquêteurs sont la mémoire. Toutefois, les taux de non-
individuelle prise d’alcool, de drogue ou de réponse apparaissent au final relati-
médicaments. vement peu élevés.

Un tiers environ des usagers asso-


ciés aux prestations tirées au sort Taux de non-réponse (en %) dans le semainier
n’ont pas pu ou pas voulu participer 3
à l’enquête : 6 % n’ont pu être joints
2,5
(cas des prestations tirées au sort
dans des listes d’usagers), 12 % se 2
sont révélés « inaptes » (essentielle- 1,5
ment parce que ne parlant pas fran- 1
çais), 15 % ont refusé de répondre. 0,5
0
Globalement, le taux d’acceptation J-1 J-2 J-3 J-4 J-5 J-6 J-7
s’est échelonné de 32 % dans la
restauration itinérante du soir à 74 %
Taux de non-réponse (en %) dans le semainier pour les personnes
dans l’hébergement regroupé hors
ayant dormi la veille dans la rue
urgence. Les motifs de refus de
réponse les plus couramment avan- 16
cés ont été le manque de temps ou 14
d’intérêt. 12
10
Au total, il a fallu 6 361 contacts pour 8
obtenir les 4 084 questionnaires 6
exploitables, presque tous complète- 4
ment renseignés : en moyenne, 2
moins de 2 % des questions sont
0
demeurées sans réponse s’agissant
J-1 J-2 J-3 J-4 J-5 J-6 J-7
des questionnaires administrés dans
des distributions de repas chauds, à
peine plus de 1 % pour les ques- Repas du midi Repas du soir Nuitées
tionnaires administrés dans des ser-
Le redressement s’est appuyé sur la méthode du plus proche donneur.
vices d’hébergement.

38
L’enquête de l’Insee auprès des usagers des services d’aide

55 000 usagers jour ment recouru à un service d’héber-


dans les grandes gement ou de distribution de repas
agglomérations chauds chacun des sept jours précé-
dant le jour où elles ont été enquê-
Le nombre moyen des prestations tées.
quotidiennement servies à des per-
sonnes de 18 ans ou plus dans l’en- L’estimation du nombre des sans-
semble des agglomérations de plus domicile usagers des services d’hé-
de 20 000 habitants pendant la bergement ou de distribution de
période de référence de l’enquête, repas chauds a elle aussi été effec-
week-ends non compris, a été tuée à l’échelle d’une semaine
estimé à 98 000, dont 25 000 repas moyenne, sur la base d’une
de midi, 28 000 repas du soir et approche « opérationnelle » : il a en
45 000 nuitées. Le nombre d’attribu- effet été convenu de classer en sans-
domicile celles des personnes qui pondérations élémentaires des usa-
taires de ces prestations a quant à lui
avaient déclaré à l’enquête avoir gers associés aux prestations enquê-
été estimé à 54 500 : environ 30 %
passé la nuit précédente dans un tées. Rappelons à ce sujet qu’en
de ces usagers jour bénéficient des
centre d’hébergement ou dans un application de la méthode du partage
trois prestations, 20 % de deux
lieu non prévu pour l’habitation (dans des poids, la pondération d’un usager
prestations (qui sont le plus souvent
la rue ou dans un abri de fortune). donné est proportionnelle au poids
le repas du soir et l’hébergement,
Sur le champ des agglomérations de de la prestation au titre de laquelle il
beaucoup plus rarement les repas de
plus de 20 000 habitants, ont ainsi a été enquêté et inversement propor-
midi et du soir ou le repas de midi et
été classés en sans-domicile 75 % tionnel au nombre total de presta-
l’hébergement), 50 % d’une seule
des usagers semaine des services tions dont il a pu bénéficier pendant
prestation (il s’agit alors le plus sou-
d’hébergement ou de distribution de la période de référence de l’enquête.
vent de l’hébergement).
repas chauds, soit un peu plus de
53 000 adultes. À l’exploitation, une attention parti-
À l’échelle d’une semaine moyenne,
culière a naturellement été accordée
plus précisément d’une période
aux questionnaires globalement les
moyenne de 7 jours (quel que soit le Retour sur les plus pondérés : un cas extrême est
jour initial, et y compris les samedis pondérations individuelles celui des personnes enquêtées à
et dimanches), le nombre d’usagers
Paris (il est rappelé que l’aggloméra-
a été estimé sur ce même champ Les écarts entre les pondérations
tion parisienne avait été sous-échan-
géographique à 70 800. Le chiffre est élémentaires des prestations se sont
tillonnée pour des raisons de charge
naturellement supérieur à celui des révélés plus importants qu’attendu.
de collecte) dans des gros services
usagers jour, mais dans des propor- Le phénomène trouve son origine
encore plus fréquenté qu’escompté
tions relativement limitées (+ 30 %). dans les écarts entre les fréquenta-
et n’ayant bénéficié, pendant la
La raison en est que les services tions quotidiennes moyennes telles
période de référence de l’enquête,
d’aide sont très majoritairement qu’elles avaient été déclarées lors de
d’aucune autre prestation que celle
fréquentés, du moins sur courte l’enquête téléphonique de mars 2000
au titre de laquelle elles ont été
période, par une « clientèle d’habi- et les nombres de prestations effecti-
enquêtées.
tués ». Ainsi, 78 % des personnes vement servies le jour de l’enquête :
enquêtées ont déclaré avoir égale- schématiquement, la fréquentation
Cécile BROUSSE,
de certains « gros » services s’est
Bernadette de la ROCHÈRE
avérée plus importante que prévu,
et Emmanuel MASSÉ
celle de certains « petits » services
Insee, direction générale
9. En moyenne, la fréquentation « réelle » telle plus réduite que prévu9.
que mesurée par les enquêteurs échantillon- Emmanuel Massé
neurs s’est révélée sensiblement inférieure a été affecté en septembre 2002
(environ - 37 %) à celle qui avait été déclarée à De même, on observe des écarts à la Direction des études économiques
l’enquête téléphonique. plus importants qu’attendu entre les et de l’évaluation environnementale.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 39


Cécile Brousse, Bernadette de la Rochère et Emmanuel Massé

Références bibliographiques

Méthodologie

Ardilly P. & Le Blanc D., Échantillonnage et pondération d’une enquête auprès de personnes sans domicile :
un exemple français, Techniques d’enquête, vol. 27, n˚ 1, pp. 117-127, 2001.

Arduin P. & Viard N., « Méthode de collecte de l’enquête auprès des utilisateurs de services d’hébergement
et de restauration gratuite », in Actes du colloque francophone sur les sondages, juin 2000, décembre 2001.

Brousse C., de la Rochère B. & Massé E., L’enquête auprès des sans-domicile usagers des services d’hé-
bergement et des distributions de repas chauds, Insee Méthodes (à paraître en 2003).

Firdion J.-M. & Marpsat M., La rue et le foyer, Travaux et Documents de l’Ined, n˚ 144, 2000.

Lavallée P., Pondération transversale des enquêtes longitudinales menées auprès des individus et des
ménages à l’aide de la méthode du partage des poids, Techniques d’enquête, vol. 21, pp. 27-35, 1995.

Résultats

Aliaga C., Brousse C., Fournier L., Plante N., France, Québec : une comparaison de la population des sans-
domicile usagers des services d’hébergement ou des distributions de repas chauds, Santé, Société et
Solidarité, n° 1, 2003 (à paraître).

Brousse C., de la Rochère B. & Massé E., Hébergement et distribution de repas chauds : le cas des sans-
domicile, Insee Première, n˚ 823, janvier 2002.

Brousse C., de la Rochère B. & Massé E., Hébergement et distribution de repas chauds : qui sont les sans-
domicile usagers de ces services ? Insee Première, n˚ 824, janvier 2002.

Brousse C., de la Rochère B. & Massé E., « Les sans-domicile usagers des services d’hébergement ou des
distributions de repas chauds », in Les travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion
sociale, La Documentation française, février 2002.

Debras B. & Dorothée O., Les sans-domicile usagers des services d’aide dans l’agglomération parisienne,
Insee-Île-de-France à la page, n˚ 214, octobre 2002.

Marpsat M., Les plus de 50 ans utilisateurs des lieux de distribution de repas chauds ou des centres d’hé-
bergement pour sans-domicile, Gérontologie et société, n˚ 102, septembre 2002.

40
Les « indices additifs »
Une autre approche de la théorie des indices
et de l’étude du chaînage1

En 1995, la France a produit 29,462 millions de tonnes de blé tendre, avec une surface cultivée de 4,34 millions d’hec-
tares et un rendement de 68 quintaux par hectare. Cinq années plus tard, la surface cultivée est passée à 4,788 mil-
lions d’hectares, le rendement atteint 74 quintaux par hectare et la production s’élève alors à 35,463 millions de tonnes.
Comment décomposer l’accroissement de la production entre ces deux dates en faisant intervenir les deux variables
que sont la surface et le rendement ?

Cette question, posée volontairement de façon imprécise, reçoit très classiquement la réponse suivante : la hausse de
20 % de la production se décompose en une hausse de 10 % de la surface et une hausse de 9 % du rendement.
Cette réponse, basée sur le calcul d’indices élémentaires, ne présente à ce stade aucune difficulté méthodologique.
Les difficultés arrivent cependant dès que l’on considère qu’il y a deux sortes de blé : le blé tendre et le blé dur. Il faut
alors faire appel à la méthodologie des indices (agrégés). Diverses possibilités s’offrent à nous : indices de Laspeyres,
de Paasche ou de Fisher, pour se contenter des plus courants, indices chaînés ou indices à base fixe. Il est établi qu’il
n’y a malheureusement pas de solution entièrement satisfaisante, même d’un strict point de vue théorique [1].

En revenant au cas simple d’un seul blé, on peut interpréter la question initiale d’une façon inhabituelle en consi-
dérant la différence des productions aux deux dates (et non leur quotient) et en cherchant un partage entre une
partie « surface » et une partie « rendement », la somme des deux représentant l’accroissement de la production.
Quel avantage peut-il y avoir à poursuivre dans cette voie ? Il est en fait double : d’une part la démarche elle-même
est intéressante, d’autre part (et surtout) elle permet un éclairage méthodologique et pédagogique de la théorie des
indices classiques.

Ces deux aspects méritent quelques explications :


- la décomposition multiplicative habituelle paraît naturelle et adaptée au modèle en question (production = surface
x rendement). Une décomposition additive semble, à l’inverse, inappropriée à la nature même des données : surfaces
et rendements ne peuvent s’ajouter. Cependant, il est facile de se persuader qu’il s’agit de deux problèmes différents.
Avec un partage additif, les deux parts sont par définition exprimées en quantité de blé produit : elles mesurent les
suppléments de quantité respectivement imputables à l’accroissement de la surface cultivée et à l’augmentation du
rendement. Avec une telle approche, on pourra par exemple déterminer si la seule augmentation du rendement a suffi
à couvrir l’augmentation de la demande intérieure. La réponse concrète à cette question est présentée, de façon illus-
trative, dans l’encadré des pages 44-45 ;
- la question méthodologique est en fait la plus intéressante. Avec les indices classiques, l’interaction entre les deux
variables (surface et rendement) n’intervient que si l’on considère plusieurs composantes (ici blé tendre et blé dur).
Seuls les indices agrégés font en effet intervenir dans leur expression les deux types de variables2, ce qui induit
alors des effets de structure. Par contre, dans une décomposition additive, les deux variables interagissent même
si l’on n’introduit pas plusieurs composantes : la quantité de blé supplémentaire qui peut être imputée à l’accrois-
sement de la surface dépend aussi du niveau de rendement, même si l’on ne distingue pas différentes sortes de
blé. Ces interactions, qui constituent le cœur des difficultés rencontrées en théorie des indices, se posent ici — et
dans des termes souvent analogues — dès que l’on considère le modèle le plus élémentaire (une seule sorte de
blé). Leur étude, alors sensiblement plus simple, permet un éclairage intéressant sur les propriétés et subtilités des
indices classiques. Ceci est vrai pour les représentations les plus familères, indices de Laspeyres et de Paasche,
par lesquelles nous commencerons. Mais l’avantage de la simplicité devient essentiel lorsque l’on veut comprendre
la question importante mais délicate du chaînage.

1. Je remercie François Magnien qui m’a fait bénéficier de sa grande connaissance de la théorie des indices à utilité constante et avec qui les discus-
sions autour du projet de cet article ont été très enrichissantes. Je remercie également Hugues Picard pour sa relecture attentive d’une première ver-
sion de ce texte.
2. Par exemple, dans un partage volume-prix, l’indice de Laspeyres des prix est égal à la moyenne des indices de prix élémentaires, pondérés par les
valeurs, lesquelles font intervenir prix et quantités.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 41


Jean-Pierre Berthier

La première partie de cet article est consacrée à l’étude LA(X) + LA(Y) n’est en général pas égal à Z1 – Z0
des propriétés des indices additifs. Après l’examen des comme on le souhaiterait. En effet cette expression est
formules les plus simples, la question du chaînage est étu- égale à Y0(X1 – X0) + X0(Y1 – Y0) = Y0X1 + X0Y1 –
diée de façon assez détaillée, sous l’angle théorique du 2X0Y0 alors que Z1 – Z0 = X1Y1 – X0Y0. La simplicité
chaînage continu qui est celui de Divisia pour les indices du modèle autorise ici une représentation graphique qui
classiques. La simplicité des indices additifs permet une permet de visualiser le phénomène, visualisation qui sera
compréhension assez aisée des problèmes posés classi- d’autant plus aisée si on se place dans la configuration où
quement par le chaînage continu, la dépendance du résul- X1 et Y1 sont respectivement supérieurs à X0 et Y0 : sur le
tat au chemin parcouru entre deux situations données graphique 1, LA(X) correspond à l’aire D et LA(Y) à B, alors
étant au cœur du sujet. Elle permet également de trouver que Z1 – Z0 correspond à B + C + D, l’aire C étant
simplement des conditions sous lesquelles ces problèmes égale à (X1 – X0)*(Y1 – Y0). Ce défaut de propriété est
disparaissent, rendant le chaînage continu particulière- l’exact analogue au fait que, pour les indices classiques,
ment attractif d’un point de vue théorique. lorsqu’interviennent plusieurs composantes i, L(X)*L(Y)
n’est pas égal à la somme des X1iY1i divisée par la somme
La deuxième partie se demande si ces derniers résultats, des X0iY0i.
obtenus sur le chaînage additif continu, sont transpo-
sables à l’indice classique de Divisia. Un résultat original Graphique 1
sur l’invariance de cet indice est alors établi. Ce résultat
est d’un certain point de vue assez général, mais ne s’ap-
Y
plique que lorsque l’on considère les indices à deux com-
posantes (agrégation de deux indices élémentaires). Le fil
directeur qui pourrait conduire à sa généralisation à un
Y1
nombre quelconque de composantes bute sur la néces-
B C
sité de fixer de sévères conditions restrictives. Cette
Y0
démarche fournit alors une approche pédagogique du
A D
théorème de Hulten, théorème central dans la théorie des
indices à utilité constante et de leurs liens avec l’indice de
Divisia. X0 X1 X

Indices additifs de Laspeyres


et de Paasche La somme des aires B, C et D,
égale à LA(Y) + (X1 – X0)*(Y1 – Y0) + LA(X),
Considérons, pour deux dates notées 0 et 1, deux peut aussi s’écrire
variables X et Y ainsi que leur produit Z. Ce peut être la X0(Y1 – Y0) + (X1 – X0)*(Y1 – Y0) + LA(X) =
surface de blé, le rendement et leur produit (quantité de (Y1 – Y0)*(X0 + X1 – X0) + LA(X) = LA(X) + X1(Y1 – Y0).
blé produite) ; ou plus classiquement une variable de
quantité, son prix et leur produit (valeur). On cherche une Le second terme, X1(Y1 – Y0), diffère d’un Laspeyres
décomposition de Z1 – Z0 entre ce qui peut être attribué additif puisque l’accroissement de Y est appliqué non pas
au fait que X passe de X0 à X1, et ce qui peut l’être au pas- à X0 mais à X1. Par analogie avec l’indice de Paasche
sage de Y0 à Y1, la somme des deux termes correspon- (noté P), on posera :
dant à la variation de Z. Remarquons tout de suite que
chacun des deux termes aura nécessairement la dimen- Définition 2 : indice addititif de Paasche pour la
sion de la variable Z. Ceci constitue bien sûr une diffé- variable Y : PA(Y) = X1(Y1 – Y0).
rence radicale avec le concept d’indice, au sens classique Naturellement, l’indice addititif de Paasche pour la variable
du terme. X s’écrit PA(X) = Y1(X1 – X0).

La première idée qui vient est de faire varier la variable On a ainsi Z1 – Z0 = LA(X) + X1(Y1 – Y0)
d’intérêt tout en gardant l’autre fixe. Pour X, on obtient = LA(X) + PA(Y).
ainsi Y0X1 – Y0X0 = Y0(X1 – X0). Par analogie avec l’in-
dice de Laspeyres (noté ici L), dont la démarche est exac- La somme des aires B, C et D peut aussi s’écrire
tement la même, on appellera cette expression « indice LA(Y) + (X1 – X0)*(Y1 – Y0) + Y0(X1 – X0) =
additif de Laspeyres » et on la notera LA (« A » comme LA(Y) + (X1 – X0)*(Y0+ Y1 – Y0) = LA(Y) + Y1(X1 – X0),
additif). soit Z1 – Z0 = LA(Y) + PA(X).

Définition 1 : indice addititif de Laspeyres pour la En définitive, on a la propriété suivante :


variable X : LA(X) = Y0(X1 – X0).
Naturellement, l’indice addititif de Laspeyres pour la Proposition 1 : Z1 – Z0 = LA(X) + PA(Y)
variable Y s’écrit LA(Y) = X0(Y1 – Y0). = LA(Y) + PA(X).

42
Les « indices additifs »

Cette double décomposition est l’exact analogue de celle Même chose, évidemment, pour l’accroissement dû à Y.
pour les indices classiques lorsqu’interviennent plusieurs Ce défaut de propriété des LA, PA et FA est à l’origine de
composantes i : la notion importante de chaînage.

L(X)*P(Y) = P(X)*L(Y) = somme des X1iY1i divisée par la De façon à disposer d’un indice vérifiant la propriété
somme des X0iY0i. recherchée de « transitivité » (par analogie avec la théorie
des indices classiques), on peut poser, en prenant
Comme pour les indice classiques, on peut définir un l’exemple des LA :
indice de Fisher comme la moyenne, cette fois arithmé-
tique, des indices de Laspeyres et de Paasche. Définition 4 : indice chaîne additif de Laspeyres :
CHLA2-0(X) = LA2-1(X) + LA1-0(X).
Naturellement, l’indice chaîne addititif de Paasche s’écrit
CHPA2-0(X) = PA2-1(X) + PA1-0(X), et l’indice chaîne
additif de Fisher CHFA2-0(X) = FA2-1(X) + FA1-0(X).

La définition 4, qui peut bien sûr s’étendre à n’importe


quel nombre fini de dates (notées 0, 1, ..., n), implique la
propriété suivante :

Proposition 3 : pour tout ensemble de 3 dates {p, q, r}


tel que 0 ≤ p ≤ q ≤ r ≤ n,
CHLAr-p(X) = CHLAr-p(X) + CHLAq-p(X).

Au-delà de cette propriété, la pertinence du chaînage


entre deux dates provient de sa capacité à capter l’évolu-
tion de l’autre variable : en reprenant l’exemple de la sur-
face et du rendement, il est clair que l’impact d’une
hausse du rendement sur le nombre de quintaux produits
dépend de la surface cultivée, laquelle varie au cours du
temps. Ce phénomène correspond par exemple, en théo-
Irving Fisher, 1867-1947 rie classique des indices, à la déformation des prix relatifs
dans l’économie : ainsi, entre 1980 et aujourd’hui, le poids
de l’informatique dans l’économie a considérablement
Définition 3 : indice additif de Fisher : augmenté sous l’impulsion d’une baisse des prix (absolus,
FA = 1/2 (LA + PA). et plus encore comparés à l’évolution générale des prix).
L’utilisation d’un indice de Laspeyres à base fixe (non
À partir de la propriété 1, il est facile de vérifier que l’on a : chaîné) sur cette longue période revient à donner à l’indice
de l’informatique le poids de l’informatique dans l’écono-
Proposition 2 : Z1 – Z0 = FA(X) + FA(Y). mie en 1980, alors que celui-ci a fortement varié entre
1980 et aujourd’hui. L’utilisation du chaînage permet de
Pour les indices classiques, lorsqu’interviennent plusieurs tenir compte de cette évolution.
composantes i, on a, de façon analogue : F(X)*F(Y) =
somme des X1iY1i divisée par la somme des X0iY0i. Cette idée fait que le chaînage est considéré comme une
technique assez généralement satisfaisante (du moins sur
le plan théorique). Mais elle n’est pas sans poser de
Indices chaînes additifs redoutables problèmes. On peut ainsi imaginer qu’entre
deux dates, même éloignées, les valeurs des variables en
Considérons maintenant trois dates, notées 0, 1 et 2. fin de période soient les mêmes qu’en début de période
(ou simplement voisines). Le chaînage est alors au mieux
Il est aisé de vérifier que, sauf coïncidence, LA2-1(X ou Y) inutile ; au pire, il peut être néfaste. Ce problème est bien
plus LA1-0(X ou Y) n’est pas égal à LA2-0(X ou Y). Il suffit connu des spécialistes des indices de prix. Supposons
de remarquer, par exemple, que Y1 intervient dans qu’au cours du temps le prix de chaque bien passe alter-
LA2-1(X), égal à Y1(X2 – X1), mais ni dans LA1-0(X), égal à nativement par deux valeurs différentes : à chaque
Y0(X1 – X0), ni dans LA2-0(X), égal à Y0(X2 – X0). On vérifie période paire, il redevient identique à ce qu’il était à l’ori-
de même que PA2-1 + PA1-0 n’est pas égal à PA2-0, et que gine, et à chaque période impaire, il prend la deuxième
FA2-1 + FA1-0 n’est pas égal à FA2-0. valeur. Dans ce cas, si les indices de Laspeyres (ou de
Paasche) relatifs aux périodes paires seront bien égaux à
L’accroissement de Z dû à X entre 0 et 2 n’est donc, en 1 (ou 0 si l’on considère les indices additifs), les indices
général, pas égal à la somme de celui entre 0 et 1 et celui chaînes correspondants s’écarteront en revanche de plus
entre 1 et 2, et cela quel que soit l’indice additif considéré. en plus de 1 (ou 0).

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 43


Jean-Pierre Berthier

Exemple réel

Le tableau suivant reprend l’exemple initial de la culture du blé (tendre) en France entre 1995 et 2000 :

1995 1996 1997 1998 1999 2000


X : surface (en milliers d’hectares) 4340 4516 4767 4844 4938 4788
Y : rendement (en tonnes par hectare) 6,788 6,610 7,272 6,807 7,746 7,407
Z = X*Y : production 29462 29850 34667 32971 38248 35463
soit + 6001 milliers de tonnes entre 1995 et 2000
Utilisation intérieure 27971 28670 29816 30339 31011 31522
soit + 3551 milliers de tonnes entre 1995 et 2000

IA(X) : indices additifs rendement


(en milliers de tonnes)
LAn / n-1 – 775 2992 – 2220 4549 – 1674
PAn / n-1 – 807 3158 – 2256 4637 – 1623
FAn / n-1 – 791 3075 – 2238 4593 – 1649

CHLA à partir de 1995 – 775 2217 –3 4546 2872


CHPA à partir de 1995 – 807 2351 95 4732 3109
CHFA à partir de 1995 – 791 2284 46 4639 2990

LA2000 / 1995 2683


PA 2000 / 1995 2960
FA2000 / 1995 2821

IA(Y) : indices additifs surface


(en milliers de tonnes)
LAn / n-1 1195 1659 560 640 – 1162
PAn / n-1 1163 1825 524 728 – 1111
FAn / n-1 1179 1742 542 684 – 1136

CHLA à partir de 1995 1195 2854 3414 4054 2892


CHPA à partir de 1995 1163 2988 3512 4240 3129
CHFA à partir de 1995 1179 2921 3463 4147 3011

LA2000 / 1995 3041


PA2000 / 1995 3318
FA2000 / 1995 3180

IA(X) + IA(Y)
LAn / n-1 420 4651 – 1660 5189 – 2836
PAn / n-1 356 4983 – 1732 5365 – 2734
FAn / n-1 388 4817 – 1696 5277 – 2785

CHLA à partir de 1995 420 5071 3411 8600 5764


CHPA à partir de 1995 356 5339 3607 8972 6238
CHFA à partir de 1995 388 5205 3509 8786 6001

LA2000 / 1995 5724


PA2000 / 1995 6278
FA2000 / 1995 6001

44
Les « indices additifs »

On observe des écarts assez importants entre les différents types d’indices additifs : l’indice 2000/1995 s’échelonne
de + 2 683 (LA) à + 3 109 (CHPA) milliers de tonnes pour le rendement, et, pour la surface, de + 2 892 (CHLA) à
+ 3 318 (PA) milliers de tonnes. Si l’on s’en tient aux indices additifs de Fisher, chaînés ou non, qui sont a priori les
meilleurs, la fourchette se réduit : + 2 990 ou + 2 821 milliers de tonnes en ce qui concerne les rendements,
+ 3 011 ou + 3 180 milliers de tonnes en ce qui concerne les surfaces.

On notera par ailleurs que le choix entre indice chaîne et indice non chaîné est en la circonstance difficile car les séries
sont fluctuantes et qu’il n’y a pas de lien fonctionnel entre rendement et surface.

Mais on peut de toute façon conclure que :

— l’impact, sur l’accroissement de la production, de l’évolution du rendement est voisin de celui de l’évolution de la
surface, tout en lui étant légèrement inférieur ;

— aucune des deux variables n’a eu un impact suffisant pour couvrir l’accroissement de l’utilisation intérieure de blé
tendre sur la période 1995-2000, qui s’élève à 3 551 milliers de tonnes.

Enfin, on aura bien sûr remarqué qu’en additionnant les indices relatifs à nos deux variables, il vient FA(X) + FA(Y) =
CHFA(X) + CHFA(Y) = 6 001 milliers de tonnes = accroissement de la production entre 1995 et 2000.
MAE / F. de La Mure)

Plaine céréalière de la Beauce

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 45


Jean-Pierre Berthier

L’intérêt du chaînage provient donc de ce que l’on sup-


pose que la situation des dates intermédiaires est elle-
même intermédiaire. Ceci est bien indiqué dans le SCN 93
(système de comptabilité nationale version 1993), au
paragraphe 16.48 : « Il convient d’utiliser un indice chaîne
quand les prix relatifs de la première et de la dernière
période diffèrent beaucoup les uns des autres et que l’en-
chaînement fait intervenir des périodes intermédiaires où
les prix et les quantités relatifs se situent entre ceux des
première et dernière périodes. »

Dans le cas des indices classiques, cette idée générale


est cependant difficile à préciser et à formaliser (voir [2] et
[3] pour une telle tentative appliquée aux comptes natio-
naux). Dans le cas des indices additifs, le fait que l’analyse
peut être conduite avec une seule composante rend la
démarche à la fois plus simple et plus naturelle : on consi-
dèrera que l’idée du SCN 93 est vérifiée lorsque la suite
François Divisia, 1889-1964
des X1, ..., Xi, ..., Xn et celle des Y1, ..., Yi, ...., Yn sont
toutes deux monotones, croissantes ou décroissantes (les
points qui ne sont pas intermédiaires pour X ou pour Y Ceci suppose naturellement que les variables X et Y soient
sont alors à éliminer du chaînage). On montre sans diffi- définies en chaque instant. L’assiette X(t) correspond alors
culté que l’indice chaîne additif (de Laspeyres, Paasche toujours à celle de l’instant pendant lequel est appliquée
ou Fisher) est alors compris entre l’indice additif de l’évolution instantanée de Y. En termes mathématiques,
Laspeyres et celui de Paasche (plus précisément, entre le son expression est immédiate et on l’appellera indice
plus petit et le plus grand des deux). additif de Divisia, par analogie avec l’indice classique de
Divisia.
Mais on verra plus loin que cette idée de points intermé-
diaires est, d’un point de vue théorique, plus une condi- Définition 5 : entre deux dates notées 0 et 1, l’indice de
tion suffisante (et donc une règle prudente) qu’une condi- Divisia additif pour Y, noté DA(Y), est égal à
tion nécessaire : certains détours ne nuisent pas à la per-
tinence du chaînage… , soit , son exis-

tence étant subordonnée à celle de Y’, fonction déri-


L’étude plus approfondie des propriétés et des défauts
vée de Y.
des indices sera développée dans le paragraphe suivant,
consacré aux chaînages en continu dans lequel on fait
Naturellement, DA(X) s’écrit .
varier continûment les valeurs de X et Y en fonction du
temps. Du point de vue théorique (qui nous intéresse ici),
le chaînage en continu constitue l’aboutissement de l’idée Cet indice DA possède deux propriétés très analogues à
de chaînage. En théorie classique des indices, la com- celles des indices classiques de Divisia.
plexité de son expression rend son étude difficile. Mais
Proposition 4 : Z1 – Z0 = DA(X) + DA(Y).
pour les indices additifs, sa (relative) simplicité permet,
mieux que le chaînage discret, de comprendre la question
Cette propriété provient simplement du fait que Z’(t) =
du chaînage. L’éclairage que cela permet d’apporter à la
[X(t)*Y(t)]’ = X’(t)*Y(t) + X(t)*Y’(t). En intégrant entre 0 et 1,
théorie du chaînage des indices classiques n’en sera que
il vient bien l’égalité indiquée. Dans le graphique 1, cela
plus intéressant, même si les analogies sont ici moins
signifie simplement que lorsque l’accroissement de X et
immédiates que pour ce qui précède.
celui de Y sont des « infiniment petits » (correspondant à
leur évolution entre t et t+dt), l’aire C est un « infiniment
petit » d’ordre supérieur et donc négligeable par rapport
Chaînage en continu aux aires B et D.

L’idée du chaînage en continu est d’augmenter indéfini- La propriété 4 suggère, si on la compare à la propriété 1,
ment le nombre de points intermédiaires (le plus souvent que l’indice additif de Divisia, bien que défini à partir du
des dates) par lesquels on effectue un chaînage des chaînage d’indices additifs de Laspeyres, est une syn-
indices (ici additifs) de Laspeyres et de considérer la limite thèse des indices additifs de Laspeyres et de Paasche.
(si elle existe) de la valeur obtenue lorsque l’espace de L’explication est que entre deux instants « infiniment
temps entre deux points successifs tend vers zéro proches », t et t+dt, Laspeyres et Paasche sont équiva-
(il reviendrait au même d’utiliser des indices de Paasche lents. En réalité, on pourrait définir l’indice DA à partir des
ou de Fisher, cf. ci-après). indices PA sans que cela ne change rien.

46
Les « indices additifs »

Proposition 5 : si 0, 1 et 2 sont trois dates, Il n’y a là rien qui confirme les propositions 6 et 7.
on a DA2-0(X) = DA2-1(X) + DA1-0(X).
Mais inversons les chemins suivis par X et Y en posant
Cette propriété résulte de façon immédiate des propriétés désormais X(t) = g(t) et Y(t) = f(t).
des intégrales. Elle correspond à l’origine même de l’idée On obtient cette fois-ci DA(Y)1-0=4/3, DA(Y)2-1=– 4/3 et
de chaînage indiquée précédemment. DA(Y)2-0=0.
La valeur de DA(Y)1-0 a changé bien que les valeurs de X
L’expression de DA est bien plus simple que celle de l’in- et Y n’aient été modifiées ni en 0 ni en 1. Ce résultat
dice de Divisia lui-même qui s’écrit ainsi (en prenant démontre donc la proposition 6.
l’exemple d’un indice de prix calculé entre les dates 0
et 1) : Cependant, on a toujours DA(Y)2-0=0, ce qui n’apporte rien
pour la proposition 7.
, Pour démontrer celle-ci, il est important de remarquer que
dans les exemples présentés ci-dessus, les valeurs prises
val désignant la valeur totale du « panier », vali la valeur du par X et Y quant t passe de 1 à 2 sont identiques à celles
seul produit i, pi le prix de ce produit et p’i la dérivée (par prises entre t=0 et t=1, à ceci près qu’elles sont parcou-
rapport au temps) de pi. rues en sens inverse (mathématiquement, les fonctions f
et g sont symétriques par rapport à t=1, ce qui se voit bien
Naturellement, on peut aussi prendre l’exemple d’un sur le graphique 2).
indice de quantité, notée q, calculé entre les dates 0 et 1 :
Pour briser cette symétrie, considérons alors le cas où sur
[0, 1] on a X(t) = f(t) et Y(t) = g(t),
alors que sur [1, 2] on a X(t) = g(t) et Y(t) = f(t).
D’après ce qui précède,
L’indice de Divisia additif, malgré ses bonnes propriétés et on a DA(Y)1-0=5/3, DA(Y)2-1=– 4/3,
le caractère intuitif de sa pertinence, possède (de façon et donc DA(Y)2-0 = DA(Y)1-0 + DA(Y)2-1 = 1/3,
analogue à l’indice classique de Divisia) deux types de ce qui démontre la proposition 7.
défauts étroitement liés :
CQFD.
Proposition 6 : la valeur de DA(X) ou DA(Y) ne dépend
pas forcément que de X0, X1, Y0 et Y1, mais peut On avait déjà indiqué que le chaînage pouvait présenter
dépendre du « chemin » suivi par X(t) et Y(t) entre 0 et 1. l’inconvénient d’aboutir à une valeur différente de 1 (pour
les indices classiques) ou de 0 (pour les indices additifs)
Proposition 7 : la valeur de DA(X) ou DA(Y) n’est pas lorsque les variables prennent des valeurs identiques en
forcément nulle lorsque la situation finale est iden- début et fin de période. La proposition 7 montre que l’es-
tique à la situation initiale (X1 = X0 et Y1 = Y0). poir de voir disparaître ce défaut de propriété en effec-
tuant un chaînage continu était vain.
Preuve :
La preuve donnée ci-dessus des propositions 6 et 7
montre aussi que la proposition 6, qui peut apparaître
Les deux propositions étant étroitement liées, on en pré-
moins choquante (nous y reviendrons un peu plus loin)
sentera les preuves dans un même paragraphe. On s’inté-
que la proposition 7, l’implique pourtant (la démonstra-
ressera à DA(Y), mais le raisonnement serait identique
pour DA(X).
Graphique 2
Considérons (cf. graphique 2) trois dates, notées 0, 1 et 2,
2
et deux fonctions, définies sur l’intervalle [0, 2] : la pre-
mière, d’équation f(t) = – t2 + 2t + 1 correspond à l’arc
de parabole ; la deuxième, d’équation g(t) = t + 1 entre 1,8
0 et 1 et d’équation g(t) = – t + 3 entre 1 et 2, corres-
pond à la ligne brisée. Les deux fonctions valent 1
en t=0, 2 en t=1 et reviennent à 1 en t=2. 1,6

Supposons maintenant que X(t) = f(t) et Y(t) = g(t).


1,4

À partir de la définition DA(Y) =


1,2

on obtient sans problème


1
DA(Y)1-0=5/3, DA(Y)2-1=– 5/3 et DA(Y)2-0=0. 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1,0 1,2, 1,4 1,6 1,8

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 47


Jean-Pierre Berthier

tion générale reprend la même démarche que celle indi- Graphique 3


quée précédemment).
1,000

Afin de progresser dans la compréhension du problème tb


0,800
soulevé par les propositions 6 et 7, considérons un nouvel ta
exemple. 0,600

Prenons le cas, entre t0=0 et t1=1, de différents chemins 0,400


du type « t élevé à une certaine puissance positive ». Tous
prennent la valeur 0 en t0 (X0 = Y0 = 0) et la valeur 1 en 0,200

t1 (X1 = Y1 = 1). Le graphique 3 représente deux


0,000
courbes de ce type, l’une avec un exposant a supérieur
à 1, l’autre avec un exposant b inférieur à 1. 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1

Si X(t) suit le chemin de paramètre a (soit X(t) = ta, avec


X0 = 0 et X1 = 1) et Y le chemin de paramètre b (soit cède. Prenons en effet l’exemple d’un indice de prix dans
Y(t) = tb, avec Y0 = 0 et Y1 = 1), on a : lequel interviennent deux produits 1 et 2, les prix et quan-
tités correspondants étant respectivement notés p1, p2,
DA(Y) = = tab t(b-1) dt q1 et q2. Entre l’instant t = 0 et l’instant t = 1, on a
p1 = exp(t – t2/2) et q1 = t/exp(t – t2/2), de telle sorte
que val1 = t ; on a par ailleurs p2 = 1 (quel que soit t) et
=b t(a+b-1)dt = (b/(a+b))*(1a+b – 0a+b) = b/(a+b). q2 = 1 – t, de telle sorte que val2 = 1 – t. La valeur
totale, val = val1 + val2, est égale à 1. Par ailleurs,
On obtient de même DA(X) = a/(a+b). p’2 = 0 puisque p2 est constant : dans l’expression de l’in-
Bien sûr, DA(X) + DA(Y) = 1 = X1Y1 – X0Y0 = Z1 – Z0. dice de Divisia, le terme correspondant au deuxième pro-
duit n’intervient donc pas puisque nul.
Cet exemple montre bien que DA(X ou Y) dépend du che-
min emprunté. En faisant varier a et b, on peut même faire Considérons à présent une situation alternative : p2 et q2
prendre à ces indices additifs toutes les valeurs comprises sont inchangés mais on a désormais p1 = exp(t2/2) et
entre 0 et 1. En prenant des exemples légèrement plus q1 = t/exp(t2/2), avec donc val1 toujours égal à t.
compliqués, on montre que, X0, X1, Y0 et Y1 étant donnés
ainsi qu’un nombre quelconque k, on peut trouver des En t = 0 et en t = 1, les prix et quantités du premier pro-
chemins tels que DA(X ou Y) = k. duit sont dans l’une et l’autre situations identiques.

Revenons au graphique 3 (avec a supérieur à 1 et b infé- Or le calcul aboutit à un indice de Divisia égal à exp(1/6)
rieur à 1) pour comprendre pourquoi DA(X) est supérieur à dans le premier cas et à exp(1/3) dans le deuxième cas. Le
DA(Y) lorsque X(t) suit le chemin de paramètre a et Y(t) graphique 4 permet de comprendre pourquoi (sachant
celui de paramètre b. X augmente rapidement (et donc X’ que le produit 2 n’intervient pas et que val1/val = t dans
est élevé) pour des valeurs de t proches de 1, au moment
ou l’assiette Y est elle-même élevée. L’augmentation de X
se fait donc au moment favorable à un impact important Graphique 4
sur la valeur de Z = XY. Inversement, Y augmente rapi-
1,8
dement pour des valeurs de t proches de 0, alors que l’as-
siette X est faible. Et au moment où celle-ci devient forte, 1,6
c’est-à-dire pour t voisin de 1, Y tend à stagner (et donc
1,4
Y’ est faible). Cette différence de « phasage »3 explique
que l’accroissement de Z est dû à l’impact de l’accroisse- 1,2
ment de X plutôt qu’à celui de Y. P1
1
P1 altern
Si l’on se reporte à l’expression compliquée de l’indice de 0,8
Divisia (cf. supra), on peut la lire à la lumière de ce qui pré- val 1/val
0,6

0,4
3. Ce terme prend tout son sens lorsque l’on prend pour X et Y des fonc-
tions sinusoïdales déphasées, comme par exemple X = sint et Y = cost.
Entre 0 et 2, X et Y reviennent à leur valeur initiale mais on obtient 0,2
DA(X) > 0 et DA(Y) < 0, ce que l’analyse précédente permet de com-
prendre : X croît lorsque Y est positif alors que Y croît lorsque X est néga- 0
0

0,1

0,2

0,31

0,41

0,51

0,61

0,71

0,82

0,92

tif. Si l’on souhaite se restreindre au cas, plus concret, où X et Y sont des


variables positives, on peut considérer X = 1 + sint et Y = 1 + cost.
Entre 0 et 2, X et Y reviennent à leur valeur initiale et l’on obtient encore
DA(X) > 0 et DA(Y) < 0.
temps

48
Les « indices additifs »

les deux cas) : dans le premier cas, p’1/p1 (qui est égal à La proposition suivante s’en déduit de façon évidente,
1 – t) est faible lorsque la pondération val1/val est forte mais son importance justifie de l’écrire :
(pour t voisin de 1) et fort lorsque cette pondération est
faible. Inversement, dans la situation alternative, val1/val Proposition 9 : si X(t) est une fonction de Y(t) et si la
et p’1/p1 (alors lui aussi égal à t) sont forts en même situation finale est identique à la situation initiale, alors
temps, et l’indice est donc plus élevé que dans le premier DA(Y) est obligatoirement nul.
cas.
Si, a contrario, on reprend la démonstration de la proposi-
Revenons maintenant sur le caractère apparemment cho- tion 7, on se rendra compte qu’à une valeur de Y corres-
quant de la proposition 6 (et donc de la proposition 7). pondent des valeurs différentes de X pour t compris entre
L’indépendance vis-à-vis du chemin suivi par X et Y 0 et 1, et pour t compris entre 1 et 2 ; X ne peut dès lors
(X0, X1, Y0, Y1 étant donnés) constituerait une belle pro- pas être fonction de Y.
priété, mais une indépendance complète serait tout de
même paradoxale : il suffirait de faire une hypothèse quel- Les propriétés 8 et 9 contribuent à la pertinence de la
conque sur le chemin suivi par les deux variables pour que notion de chaînage additif continu. Si l’on revient à ce que
cette hypothèse fournisse la valeur commune à tous les l’on avait écrit à propos du chaînage, en évoquant le
chemins possibles, indépendamment de la plausibilité SCN 93, on voit qu’il n’est pas toujours nécessaire qu’à
économique de ce chemin. À la lumière de ce qui précède des dates intermédiaires correspondent des valeurs inter-
sur le « phasage » des évolutions de X et Y, il semble médiaires, dès lors qu’est respecté un certain lien fonc-
cependant logique de demander une certaine régularité tionnel entre les variables.
(ou une certaine rationalité) entre les évolutions de X et
celles de Y. *
* *
Reprenons, avec les mêmes notations, l’exemple des che-
mins du type « t élevé à une certaine puissance positive ». Dans toutes les définitions et propriétés relatives aux
La variable X, qui correspond à la quantité (volume), suit le indices additifs, il n’y a aucune difficulté à généraliser aux
chemin X(t) = ta, et la variable Y, qui correspond au prix, cas avec plusieurs composantes (ou produits). En
suit le chemin Y(t) = tb. Les résultats, on s’en souvient, reprenant l’exemple du blé mais en introduisant deux
étaient DA(Y) = b/(a + b) et DA(X) = a/(a + b). variétés, blé tendre et blé dur, on peut définir sans pro-
Considérons de plus qu’il existe une élasticité donnée, blème IA(blé) = IA(blé tendre) + IA(blé dur), où IA repré-
notée e, du volume au prix, soit a/b = e. sente l’un quelconque des indices additifs définis dans cet
article (LA, PA, FA et DA) et généraliser les propriétés
Dès lors, on a DA(Y) = 1/(a/b + 1) = 1/(e + 1) obtenues avec une seule composante. Cela tient simple-
et DA(X) = (a/b)/(a/b + 1) = e/(e + 1). ment au fait que la structure par essence additive des
indices additifs ne pose aucune difficulté à la prise en
Il apparaît donc que DA(X) et DA(Y) ne dépendent que de compte de plusieurs composantes, lesquelles sont tou-
l’élasticité du volume au prix. Celle-ci étant fixée comme jours additives (la production totale de blé est égale à la
une donnée de comportement économique, l’indice DA(Y) somme des deux productions, de la même façon que les
est indépendant du chemin parcouru par Y. On voit sur cet valeurs s’ajoutent classiquement).
exemple qu’une régularité économique peut conduire à
l’indépendance recherchée vis-à-vis du chemin, mais à
condition de restreindre l’ensemble des chemins pos- Transpositions à la théorie
sibles à ceux qui vérifient cette régularité. On peut étendre des indices classiques
ce résultat à un cas beaucoup plus général :
Les propriétés 8 et 9 sont-elles transposables à la théorie
Proposition 8 : si X(t) est une fonction4 de Y(t), alors des indices classiques ? La transposition la plus simple
DA(Y) ne dépend que des valeurs initiales et finales que l’on puisse imaginer n’est pas valide. En effet, si on
(en fait juste de Y0 et Y1) et de la forme de la fonction reprend l’exemple des prix et des quantités, l’indice de
en question, indépendamment du chemin suivi par Y. Divisia des prix n’est pas obligatoirement égal à 1 quand,
pour chaque produit, la quantité (ici notée X) est fonction
La preuve de cette proposition est très courte. du prix (noté Y) et qu’il y a identité entre la situation de
départ et la situation d’arrivée.
Notons X = f(Y).

On a DA(Y) = X(t)Y’(t)dt = f(Y(t))Y’(t)dt

= F(Y1) – F(Y0)
4. Il faut que cette fonction soit intégrable, mais cette condition est
où F est une primitive de f. extrêmement peu restrictive (en particulier, il suffit qu’elle soit continue).

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 49


Jean-Pierre Berthier

Illustration (avec deux produits notés 1 et 2) : venir les « prix relatifs » (Y2/Y1 par exemple) dont l’évolution
peut être à l’origine de substitutions dans la « consomma-
On a X1(t) = Y1(t) = t1/2–t+1 et X2(t) = Y2(t) = t2–t+1, pour tion » des différents « biens ». Il est alors remarquable de
t décrivant l’intervalle de 0 à 1. Les différents X ou Y sont constater que, dans le cas de deux composantes (ou pro-
tous égaux à 1 en t = 0 et en t = 1 (cf. graphique 5), mais duits), la propriété des indices de Divisia additifs est trans-
on obtient (numériquement) que l’indice de Divisia des prix posable aux indices classiques. On a en effet :
(ou des quantités, puisqu’on a posé ici quantité = prix
pour chacun de nos deux produits) est environ égal à 0,995. Proposition 10 (invariance de l’indice de Divisia) : si
l’on considère le cas où l’on a deux composantes,
L’indice de Divisia faisant intervenir les parts relatives de notées 1 et 2, et où X2/X1 s’écrit comme une fonction
« valeur » (XiYi/Σ XjYj), il est en fait assez naturel de faire inter- de Y2/Y1, alors D(Y) ne dépend que des valeurs initiales
et finales de ces quatre variables (X1, X2, Y1 et Y2)5 et
Graphique 5 de la fonction en question, indépendamment du che-
min suivi par chacune des variables. En particulier, cet
1,4 indice est égal à 1 si les valeurs initiales et finales sont
1,2 identiques.
1
0,8 Série 1
0,6 Série 2
0,4 5. D(Y) ne dépend en fait des variables X1 et X2 qu’à travers leur rapport,
0,2 lequel s’exprime justement en fonction du rapport entre Y1 et Y2. Il en
résulte que formellement, D(Y) ne dépend que des valeurs initiales et
0
finales de Y1et Y2, comme le montre l’expression obtenue en fin de
0 0,5 1 1,5 démonstration.

Preuve de la proposition 10 :

On a X2/X1 = f(Y2/Y1).

X1Y1/(X1Y1 + X2Y2) = 1/[1 + (X2Y2/ X1Y1)] = 1/[1 + (Y2/Y1)*f(Y2/Y1)].

X1Y1/(X1Y1 + X2Y2) est donc une fonction de Y2/Y1. Notons g1 cette fonction.

X2Y2/(X1Y1 + X2Y2) étant égal à 1 – [X1Y1/(X1Y1 + X2Y2)] est également une fonction de Y2/Y1. Notons g2 cette fonction.

On a, par construction, g1 + g2 = 1.

L’indice de Divisia s’écrit

D(Y) = exp [ (X1Y1/(X1Y1 + X2Y2))*(Y1’/Y1) + (X2Y2/(X1Y1 + X2Y2))*(Y2’/Y2)] dt

= exp [g1(Y2/Y1)*(Y1’/Y1) + g2(Y2/Y1)*(Y2’/Y2)] dt

= exp [g1(Y2/Y1)*(Y1’/Y1) + (1 – g1(Y2/Y1))*(Y2’/Y2)] dt.

Comme Y’i/Yi est la dérivée de lnYi, on peut écrire :

D(Y) = exp [g1(Y2/Y1)*(lnY1)’ + (1 – g1(Y2/ Y1))*(lnY2)’] dt = exp [g1(Y2/Y1)*((lnY1)’-(lnY2)’) + (lnY2)’] dt

= exp [g1(Y2/Y1)*(ln(Y1/Y2))’ + (lnY2)’] dt = exp [– g1(Y2/Y1)*(ln(Y2/Y1))’ + (lnY2)’] dt.

Notons g la fonction telle que g(ln(Y2/Y1)) = g1(Y2/Y1), et G une fonction primitive de g.

On a D (Y) = exp [– g(ln(Y2/Y1))*(ln(Y2/Y1))’ + (lnY2)’]dt = exp[-G(ln(Y2/Y1)) + lnY2] 1


0

= (Y2(t1) / Y2(t0))[expG(ln(Y2(t0) / Y1(t0))) – expG(ln(Y2(t1)/Y1(t1)))],

ce qui montre que D n’est fonction que des conditions initiales et finales.

CQFD.

50
Les « indices additifs »

Corollaire : le résultat précédent est encore vrai dans cette proposition ne semble pas pouvoir être généralisée
le cas où c’est Y2/Y1 qui s’écrit comme une fonction de à un nombre quelconque de composantes. Une tentative
X2/X1. de démonstration de la proposition 10 avec au moins trois
composantes bute sur le fait que les « parts de valeur »
Preuve : sont des fonctions à plusieurs variables et qu’il faudrait
(pour dérouler les calculs de manière analogue) que ces
La proposition 10 s’applique dans ce cas à D(X). différentes fonctions des prix relatifs dérivent (au sens des
dérivées partielles) d’une même fonction.
Mais il suffit de se rappeler du résultat classique suivant :
(valeur totale en 1)/(valeur totale en 0) = D(X)*D(Y) pour Ceci recoupe alors la théorie des indices (classiques) à
obtenir le résultat escompté en ce qui concerne D(Y). utilité constante et le théorème de Hulten [5], fondé sur
l’existence d’une fonction d’utilité (cf. encadré page 52) de
CQFD. laquelle seront dérivées les quantités une fois donnés les
prix relatifs et le revenu. On énoncera pour l’instant, non
La propriété 10 signifie que si l’on connaît la forme de la pas le théorème de Hulten lui-même (ce qui supposerait
fonction reliant X2/X1 et Y2/Y1 on peut calculer D(Y) sans
de définir auparavant les indices à utilité constante), mais
connaître la trajectoire suivie par les variables X1, X2, Y1 et
ses conséquences immédiates en ce qui concerne l’indé-
Y2 entre les début et fin de période. Mais il faut bien voir
pendance au chemin suivi6.
que cette indépendance à la trajectoire est conditionnée
par l’existence d’une telle liaison fonctionnelle : les S’il existe une fonction d’utilité, identique sur la période
variables Y1 et Y2 peuvent suivre n’importe quelle trajec-
considérée (et présentant quelques propriétés relative-
toire entre leurs valeurs initiales et finales, mais une fois
ment habituelles7) telle que la consommation des diffé-
celles-ci définies, la trajectoire de X1/X2 est fixée. C’est
rents biens maximise (en chaque instant de la période
dire que l’indépendance de D(Y) n’intervient que dans la
considérée) l’utilité procurée une fois donnés les prix et la
classe des trajectoires des variables Xi et Yi respectant la
contrainte budgétaire (on dit que cette fonction d’utilité
liaison fonctionnelle en question.
« rationalise » les données de consommation), alors l’in-
dice de Divisia des prix ne dépend que des valeurs ini-
La recherche d’une indépendance complète, c’est-à-dire
tiales et finales des prix et des quantités (mais celles-ci
dans l’ensemble des trajectoires, sans que l’on suppose
sont liées aux prix par la fonction d’utilité). Il ne dépend
aucun lien a priori entre les variables Xi et Yi, débouche,
donc pas du chemin suivi, entre les deux dates, par les
comme l’a montré C. Bidard [4] sur une impossibilité, à
prix et les quantités, dès lors que la condition de rationa-
l’exception du cas sans grand intérêt où les variables X1(t)
et X2(t) sont proportionnelles et où dès lors l’indice de lité indiquée est respectée. Ceci implique que lorsque la
Laspeyres est égal à l’indice de Paasche et à celui de situation finale est identique à la situation initiale, l’indice
Divisia. de Divisia des prix est bien égal à 1. François Magnien et
Jacques Pougnard ont par ailleurs montré [6] qu’en pra-
En définitive, la proposition 10, en ne faisant sur la liaison tique les hypothèses du théorème de Hulten peuvent être
fonctionnelle aucune autre hypothèse que l’intégrabilité, considérées comme vérifiées en ce qui concerne l’indice
fournit un cadre assez général. Mais, malheureusement, des prix à la consommation.

Cette propriété, qui découle directement du théorème de


Hulten, est valide quel que soit le nombre de compo-
santes, contrairement à la proposition 10. Mais elle est
d’un autre côté plus restrictive parce que le simple lien
fonctionnel est remplacé par une véritable rationalité du

6. À partir d’une présentation du théorème de Hulten effectuée par


François Magnien (Insee), qui clarifie le texte de Hulten lui-même et se
trouve plus orientée vers notre problématique.
7. En plus des exigences habituelles de continuité, concavité et non-
saturation (on peut toujours augmenter l’utilité en augmentant la quantité
consommée d’un produit donné), le théorème suppose que lorsque les
quantités de tous les biens du panier de consommation sont multipliées
par un même nombre positif k, alors l’utilité est elle-même multipliée par
k (la fonction d’utilité est une fonction homogène de degré 1). Il suffit en
fait que la fonction d’utilité soit équivalente, en termes de définition des
préférences du consommateur, à une fonction homogène de degré 1,
toute fonction d’utilité n’étant définie qu’à une fonction strictement crois-
sante près. Les fonctions d’utilité les plus courantes respectent cette
condition. De façon plus parlante, celle-ci est équivalente à la propriété
suivante : lorsque l’utilité procurée par un premier panier de biens est
supérieure à l’utilité procurée par un deuxième panier, alors, si l’on multi-
plie toutes les quantités consommées par un même nombre, le sens de
Charles R. Hulten, né en 1942 à Eugene (Oregon) l’inégalité entre les utilités des deux paniers est conservée.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 51


Jean-Pierre Berthier

Les fonctions d’utilité

On considère un consommateur et un certain nombre de biens pouvant être consommés. Pour la clarté de l’exposé,
on ne considèrera ici que deux biens, notés 1 et 2. Le consommateur peut, potentiellement, consommer différents
paniers de consommation, définis par les quantités q1 et q2 de chacun des deux biens en question.

Dans l’étude du comportement du consommateur, la première question qui se pose est celle des préférences qu’il
peut manifester entre les différents paniers. On admet généralement que si un premier panier est jugé préférable ou
équivalent à un deuxième panier lui-même jugé préférable ou équivalent à un troisième panier, alors le premier panier
est jugé préférable ou équivalent au troisième (transitivité des préférences).

Une façon commode et très habituelle de représenter cette question de préférence consiste à construire une fonction
d’utilité U, l’utilité de chaque panier (q1, q2) étant alors mesurée par U(q1, q2). La question de la préférence revient
alors simplement à comparer les utilités respectives des différents paniers.

Il est habituel d’effectuer certaines hypothèses sur la


fonction d’utilité. En particulier, les courbes d’utilité 12
constante (ou courbes d’indifférence) définies dans le 10
plan d’abscisse q1 et d’ordonnée q2 doivent être
8
concaves. Le graphique ci-contre donne l’exemple de
q2
deux courbes d’utilité constante correspondant toutes 6
deux à une même fonction d’utilité (l’ensemble des 4
paniers matérialisés par l’une ou l’autre des deux U2 > U1
courbes d’indifférence présentent une même utilité pour 2
U1
le consommateur). Naturellement, les paniers matériali- 0
sés par la courbe supérieure présentent pour le consom-
0 5 10 15
mateur une utilité supérieure à ceux matérialisés par la q1
courbe inférieure.

Une question fondamentale dans la théorie du consommateur consiste à définir quel sera son panier de consomma-
tion compte tenu du prix de chaque bien et de la somme maximale qu’il entend dépenser (sa contrainte de revenu).
Soient a le prix du bien 1, b celui du bien 2 et R la contrainte de revenu.

La résolution du programme [max U(q1, q2) sous la contrainte aq1 + bq2 = r] aboutit à l’égalité suivante :

U’q1(q*1, q*2) / U’q2 (q*1, q*2) = a / b

où q*1 et q*2 sont les quantités déterminant le panier de consommation recherché, U’q1 la dérivée partielle de U par
rapport à q1 et U’q2 la dérivée partielle de U par rapport à q2. Ce point (q*1, q*2) est celui où la droite d’équation
aq1 + bq2 = R est tangente à l’une des courbes d’utilité constante correspondant à la fonction U.

La validité de ce résultat est cependant restreinte aux équilibres qui ne sont pas situés sur la frontière de l’ensemble
des paniers possibles ; en particulier, il ne s’applique pas si l’utilité maximum passe par une consommation nulle pour
l’un des biens.

La signification de ce résultat classique est en fait très intuitive : à l’optimum du consommateur, le rapport des utili-
tés marginales des différents biens est égal au rapport de leurs prix et, dès lors, l’utilité marginale du revenu est la
même quel que soit le bien acheté avec un petit supplément de revenu. Si tel n’était pas le cas, le consommateur
aurait eu intérêt à acheter un peu plus du bien procurant la plus forte utilité marginale du revenu et un peu moins de
l’autre bien.

52
Les « indices additifs »

comportement économique, ce qui oblige à se placer Mais Σ[qi’ * Ui’(q)] = dU/dt,


dans le cadre plus étroit du partage volume-prix et de la
théorie du consommateur8. On se reportera à l’encadré d’où Σ[(vali / val)*(qi’/qi)]dt = dU/U.
des pages 58-59 pour approfondir ce point, encadré dans
lequel est également repris notre exemple initial des sur-
On a donc D1/0 (q) = exp[ (vali(t) / val(t))*(q’i(t)/qi(t)) dt]
faces cultivées et des rendements.
= exp∫dU/U = exp(lnU1- lnU0) = U1 / U0.
En prolongeant l’idée de la démonstration de la proposi-
tion 10, on peut en fait démontrer directement, et de façon Propriété b :
relativement simple, la proposition 11 ci-dessous.
En démontrant la propriété a, on a montré en même temps
Proposition 11 : sous les hypothèses du théorème de que l’indice de Divisia des volumes était indépendant du
Hulten (existence d’une fonction d’utilité continue, chemin suivi par les volumes. Il en est de même pour l’in-
concave, non saturée et homogène de degré 1, iden- dice de Divisia des prix puisque celui-ci est égal à l’indice
tique sur toute la période et rationalisant les choix du des valeurs (également indépendant des chemins parcou-
consommateur), les indices de Divisia de volume et de rus entre les extrémités) divisé par l’indice de Divisia des
prix vérifient ces trois propriétés : volumes.

a) l’indice de volume est égal au rapport de l’utilité Propriété c :


des paniers consommés en début et en fin de période
(en considérant la fonction d’utilité effectivement Lorsque l’état final est identique à l’état initial, considé-
homogène de degré 1 et non une fonction équiva- rons le chemin qui garde constants tous les prix. En appli-
lente) ; quant directement la formule de l’indice de Divisia des
prix, on obtient que l’indice correspondant est égal à 1.
b) les indices de volume et de prix sont indépendants D’après la propriété b, ce sera le cas quel que soit le che-
du chemin parcouru par les volumes ou prix (suivant min suivi par les prix. Le même raisonnement s’applique
l’indice considéré) entre le début et la fin de période ; avec les volumes.

c) lorsque la situation finale est identique à la situa- CQFD.


tion initiale, les indices de volume et de prix sont obli-
gatoirement égaux à 1. La proposition 11a est très parlante et l’on peut en déduire
les propriétés suivantes :
Preuve :
Proposition 12 : sous les hypothèses du théorème de
Propriété a : Hulten (existence d’une fonction d’utilité continue,
concave, non saturée et homogène de degré 1, iden-
Notons q le vecteur des quantités consommées (…, qi, ...) tique sur toute la période et rationalisant les choix du
des différents produits, U la fonction d’utilité homogène consommateur),
de degré 1, U’qi sa dérivée partielle par rapport à qi et q’i
la dérivée de qi par rapport au temps. Un résultat a) l’indice de Divisia des prix ne dépend que des prix
central de la théorie du consommateur est que initiaux et finaux, la fonction d’utilité étant donnée
U’qi(q) / U’q1(q) = pi / p1 (le prix relatif est égal aux rapport (il est en particulier indépendant du revenu et des
des utilités marginales). quantités initiales) ;

On a donc, en chaque instant : b) il est égal au rapport des revenus R*/R0, R0 étant le
revenu initial et R* étant le revenu minimal qui permet-
vali / val = qipi / Σqjpj trait en t = 1 (donc avec les prix finaux) de procurer au
= [qip1 * U’qi(q)/U’q1(q)] /Σ[qjp1 * U’qj(q)/U’q1(q)] consommateur la même utilité que celle que lui pro-
= [qi * U’qi(q)] /Σ[qj * U’qj(q)] cure R0 en t = 0 (avec les prix initiaux).

Mais le fait que U soit homogène de degré 1 entraîne que Nota : cette propriété 12b correspond à la définition d’un
Σ[qj * U’qj(q)] = U (identité d’Euler). indice à utilité constante. En démontrant que l’indice de
Divisia des prix est un tel indice (sous les hypothèses
Donc vali / val = [qi * U’qi(q)] / U énoncées), on a ainsi redémontré le théorème de Hulten
et (vali / val) * (qi’/qi) = [qi’ * U’qi(q)] / U. lui-même.

Preuve :
8. Le théorème de Hulten s’applique aussi dans le cadre de la théorie du
producteur, la fonction de production jouant alors le rôle de la fonction Notons p et q les vecteurs de prix et quantités, R le revenu
d’utilité. et U la fonction d’utilité.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 53


Jean-Pierre Berthier

Puisque q est fonction de R et de p, Les propositions 11 et 12 fournissent des propriétés


on peut écrire U(q) = U(q(R, p)) = U(R, p). remarquables pour l’indice classique de Divisia dans le
cadre de la théorie du consommateur : sous certaines
Montrons tout d’abord le lemme suivant : hypothèses, D(q) = U1/U0, et l’indice D(p) est un indice à
pour tout k positif, U(kR, p) = kU(R, p). utilité constante. Pourrait-on en retour mettre au jour des
propriétés analogues concernant l’indice de Divisia addi-
U(kR, p) = U(q(kR, p)) ≥ U(kq(R, p)) car avec le revenu kR tif ? On trouvera une réponse à cette question dans l’en-
le consommateur peut toujours multiplier par k chacune cadré de la page 60 (indice additif de Divisia et théorie du
de ses consommations. surplus).

Mais U(kq(R, p)) = kU(q(R, p)) puisque U est homogène


de degré 1. *
* *
Il s’ensuit que U(kR, p) ≥ kU(q(R, p)) = kU(R, p).
Il est remarquable que le chaînage continu fournisse, sous
Mais, avec le même type de raisonnement, les hypothèses du théorème de Hulten, des indices à uti-
on a U(R, p) = U((1/k)kR, p) ≥ (1/k)U(kR, p), lité constante (cf. proposition 12b) qui constituent pour
c’est-à-dire U(kR, p) ≤ k U(R, p). les théoriciens des indices de prix les meilleurs indices.
Ces indices des prix de Divisia ne dépendent que des prix
Des deux inégalités on déduit le lemme.
initiaux et finaux et de la forme de la fonction d’utilité qui
Propriété a : définit les préférences des consommateurs (cf. proposi-
tion 12a) et sont donc susceptibles d’avoir des expres-
D’après la proposition 11a, sions simples, en dépit de leur complexité intrinsèque.
D1/0(q) = U(R1, p(t = 1)) / U(R0, p(t = 0))
= (R1/R0)*U(1, p(t = 1)) / U(1, p(t = 0)). De fait, aux fonctions d’utilité classiques correspondent
des indices à utilité constante classiques [7 et 8]. Ainsi, à
On a alors D1/0(p) = indice de valeur / indice de Divisia une fonction de type Cobb-Douglas correspond la
des volumes moyenne géométrique des indices élémentaires (pondé-
rée par les coefficients de la Cobb-Douglas), l’indice de
= (R1/R0) / D1/0(q) = U(1, p(t = 0)) / U(1, p(t = 1)), Fisher correspond à une fonction d’utilité quadratique
généralisée, homogène de degré 1, et celui de Tornqvist à
ce qui démontre la propriété a. une fonction translog.

Propriété b :
L’usage de ces indices classiques en tant qu’indices à uti-
lité constante suppose que l’on connaisse la forme de la
Notons R* le revenu tel que U(R*, p(t = 1)) = U(R0, p(t = 0)).
fonction d’utilité qu’utilise implicitement le consommateur
pour rationaliser ses choix, ce qui est bien sûr une condi-
On a (d’après le lemme) : R*U(1, p(t = 1)) = R0U(1, p(t = 0))
tion très restrictive. Ce qui est fascinant avec le chaînage
d’où R*/R0 = U(1, p(t = 0)) / U(1, p(t = 1)).
continu, c’est qu’il converge de lui même vers l’indice à
Mais on a montré que D1/0(p) = U(1, p(t = 0)) / U(1, p(t = 1)). utilité constante correspondant à la bonne fonction d’uti-
lité, sans que celle-ci n’intervienne dans son calcul…
On a donc D1/0(p) = R* / R0, ce qui démontre la pro-
priété b. Jean-Pierre BERTHIER
Direction générale de l’Insee
CQFD. Chef de la division Agriculture

54
Les « indices additifs »

Références bibliographiques

[1] Vacher J., « Indices statistiques. Quels outils pour quelles mesures ? », Insee Méthodes, n˚ 15, 1991.

[2] Berthier J.-P., « Pertinence et mise en œuvre des séries chaînées »,


in Comptabilité Nationale — Nouveau système et patrimoine, Economica, 2001.

[3] Berthier J.-P., « Réflexions sur les différentes notions de volume dans les comptes nationaux »,
document de travail G2002/08 de l’Insee, 2002.

[4] Bidard C., « Sur l’indice de Divisia », Revue d’économique politique, 1976, tome 86, pp. 437-449.

[5] Hulten C.R., « Divisia index numbers », Econometrica, 41, 1973, n˚ 6, pp. 1017-1025.

[6] Magnien F., Pougnard J., « Les indices à utilité constante :


une référence pour mesurer l’évolution des prix »,
Économie et Statistique, n˚ 335, 2000.

[7] Diewert W.E., « Exact and superlative index numbers », Journal of Econometrics, 4, 1976.

[8] « Generation and distribution of productivity increases in european agriculture (1967-1987) »,


étude réalisée pour Eurostat par l’INRA (Bureau, Butault, Hassan, Lerouvillois et Rousselle), 1988.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 55


Jean-Pierre Berthier

Indices additifs et égalités comptables

La question de la compatibilité des équations comptables avec le partage volume-prix est l’un des problèmes emba-
rassants de la compabilité nationale. Rappelons les deux principaux résultats (sur des exemples facilement transpo-
sables au cas général) :

— en valeur, la consommation globale est évidemment égale à la somme des consommations des différents produits.
Pour que cette égalité comptable soit également assurée en volume, il est nécessaire et suffisant d’agréger les
consommations des différents produits en utilisant un indice de Laspeyres pour les volumes et un indice de Paasche
pour les prix. C’est généralement ce qui est fait, en particulier en Europe, le plus souvent de façon implicite c’est-à-
dire en supposant vérifiée cette additivité. Les États-Unis utilisent cependant des indices de Fisher, intrinsèquement
meilleurs, mais qui suppriment l’additivité des volumes ;

— le chaînage détruit les égalités comptables. Si l’on a par exemple, à la fois en valeur et en volume au prix de l’an-
née précédente, « production + importations = consommation + exportations », alors cette égalité n’est générale-
ment plus vérifiée lorsque l’on calcule des volumes chaînés pour chaque agrégat. Les comptes nationaux français de
la base 95, qui ont adopté le principe du chaînage de chaque série, présentent cet inconvénient de ne pas être équi-
librés « aux prix de l’année précédente, chaînés ».

Les indices additifs ont par certains côtés des propriétés analogues. Cependant, leur chaînage ne détruit pas les éga-
lités comptables.

Proposition A : soient un produit donné et deux périodes notées 0 et 1 ; on note p et q les prix et quantités corres-
pondants pour chacun des termes d’une équation comptable, par exemple l’équation « production + importations =
consommation + exportations », que l’on écrira en abrégé « P + I = C + E ». Si celle-ci est vérifiée en valeur pour
chacune des deux périodes et en volume de la période 1 au prix de la période 0, alors on a :

(1) : LA[q(P)] + LA[q(I)] = LA[q(C)] + LA[q(E)]


(2) : PA[p(P)] + PA[p(I)] = PA[p(C)] + PA[p(E)]

En revanche, on n’a pas d’équation semblable si l’on utilise d’autre indices additifs que le Laspeyres pour les quanti-
tés et le Paasche pour les prix (du moins parmi les indices additifs de Laspeyres, Paashe et Fisher).

Cette propriété fait naturellement penser à la première indiquée pour les indices classiques.

Sa démonstration est simple :

On a LA(q) = p0(q1 – q0) = p0q1 – p0q0, avec p0q1 = volume en période 1 au prix de la période 0 et p0q0 = valeur
à la période 0, ceci pour chacun des quatre termes (production, importations, consommation et exportations, que l’on
notera P, I, C et E) de notre équation comptable.

56
Les « indices additifs »

D’après les hypothèses, p0(P)q1(P) + p0(I)q1(I) = p0(C)q1(C) + p0(E)q1(E) et p0(P)q0(P) + p0(I)q0(I) = p0(C)q0(C) + p0(E)qo(E).

D’où l’égalité (1), en soustrayant termes à termes.

Par ailleurs PA(p) = q1(p1 – p0) = q1p1 – q1p0, avec q1p1 = valeur à la période 1 et q1p0 = volume en période 1
au prix de la période 0.

D’après les hypothèses, q1(P) p1(P) + q1(I) p1(I) = q1(C) p1(C) + q1(E) p1(E) et q1(P) p0(P) + q1(I) p0(I) = q1(C) p0(C) + q1(E) p0(E).

D’où l’égalité (2), en soustrayant termes à termes.

En ce qui concerne le chaînage, la situation est par contre très différente : le caractère additif des équations comp-
tables se combine très mal avec les indices classiques, qui ont un caractère multiplicatif, mais est tout à fait compa-
tible avec les indices additifs. On a ainsi la propriété suivante :

Proposition B : en supposant vérifiées aux différentes périodes considérées les égalités comptables en valeur et en
volume au prix de la période précédente, on a :

CHLA[q(P)] + CHLA[q(I)] = CHLA[q(C)] + CHLA[q(E)]

CHPA[p(P)] + CHPA[p(I)] = CHPA[p(C)] + CHPA[p(E)]

En repartant de la proposition A et en l’écrivant pour les différentes périodes, la démonstration est immédiate par addi-
tion termes à termes.

Cette propriété des indices additifs, qui dans l’optique de cet article ne présente pas d’intérêt particulier, recoupe en
fait des travaux récents du professeur Hillinger, de l’Université de Munich, exposés dans deux articles présentés dans
le cadre du meeting of national accounts statistics de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement éco-
nomiques) des 21-24 septembre 1999. Dans le premier1, l’auteur, à la recherche d’un chaînage conservant l’additivité,
introduit la notion de centered quantity/price variation qui correspond à ce que j’ai appelé « indice additif de Fisher ».
Dans le second2, il est indiqué que, dans un tout autre contexte, Hicks avait introduit dès 1941-42 des « indices de
Laspeyres ou Paasche des variations de quantité ou prix »3, lesquels correspondent à ce que j’ai appelé « indices
additifs de Laspeyres ou de Paasche » !

1. « On chained prices and quantity measures that are additively consistent » (version révisée de décembre 1999).
2. « Aggregate real consumption and the cost-of-living : theory and measurement ».
3. Hicks J.R., « Consumers surplus and index numbers », Review of Economic Studies, 9, 1941-1942, pp. 126-137.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 57


Jean-Pierre Berthier

La proposition 10 et le théorème de Hulten

Soient deux composantes notées 1 et 2, Xi et Yi (i = 1 ou 2) deux variables caractéristiques de ces composantes.


Les composantes 1 et 2 peuvent être deux céréales, par exemple le blé tendre et le maïs grain, Xi et Yi désignant les
surfaces cultivées et les rendements. Il peut également s’agir de deux produits de consommation, Xi et Yi désignant
les quantités consommées et les prix : dans ce cas, on posera pour commodité de langage Xi = qi et Yi = pi.

Selon la proposition 10 établie dans le texte, l’indice de Divisia pour la variable Y est indépendant des chemins suivis
par Y1 et Y2 entre leurs valeurs initiales et finales si X2/X1s’écrit comme une fonction de Y2/Y1. Les deux composantes
(de même que les deux variables) jouant des rôles parfaitement symétriques, la proposition 10 peut également s’énon-
cer comme suit : l’indice de Divisia pour la variable Y est indépendant des chemins suivis par Y1 et Y2 entre leurs
valeurs initiales et finales si X1/X2s’écrit comme une fonction de Y1/Y2, autrement dit, avec l’exemple des produits de
consommation, si q1/q2 s’écrit comme une fonction, que l’on notera f, de p1/p2.

L’on se pose la question suivante : la proposition 10 découle-t-elle du théorème de Hulten ? Autrement dit, l’existence
de la liaison fonctionnelle q1/q2 = f(p2/p1) implique-t-elle la possibilité de construire une fonction d’utilité homogène
de degré 1 (même si la signification économique de cette fonction d’utilité peut faire défaut) ?

Le théorème de Hulten prend comme hypothèse l’existence d’une fonction d’utilité U « rationalisant » les données (les
choix du consommateur).

On a donc la propriété classique U’q1 (q1, q2) / U’q2 (q1, q2) = p1/p2.

Mais Hulten fait également l’hypothèse que cette fonction U est une fonction homogène de degré 1.

Dès lors, pour tout k, on a U’q1(kq1, kq2) = U’q1(q1, q2) et U’q2(kq1, kq2) = U’q2(q1, q2).

En prenant k = 1/q2, il vient U’q1(q1/q2, 1) = U’q1(q1, q2) et U’q2(q1/q2, 1) = U’q2(q1, q2).

D’où p1/p2 = U’q1(q1, q2) / U’q2(q1, q2) = U’q1(q1/q2, 1) / U’q2(q1/q2, 1).

En définitive, sous les hypothèses du théorème de Hulten, p1/p2 est une fonction de q1/q2.

Supposons à présent que la fonction f dont il est fait état dans la proposition 10 soit la fonction « sinus au carré », soit
q1/q2 = sin2(p1/p2). Dans ce cas, p1/p2 ne peut pas être fonction de q1/q2 puisque à une même valeur de q1/q2 cor-
respondent plusieurs valeurs de p1/p2.

La démonstration qui précède montre que la proposition 10 ne se réduit pas à une application du théorème
de Hulten dès lors que la fonction f n’est pas inversible. Même s’il ne paraît pas remarquable sur le plan théorique, le
cas est peut-être important en pratique.

58
Les « indices additifs »

Un autre cas dans lequel la proposition 10 peut s’appli-


quer mais pas le théorème de Hulten est celui où la fonc-
tion f est strictement monotone, donc inversible, mais se
trouve être croissante : autrement dit, q1/q2 augmente ou
diminue en même temps que p1/p2.

Le théorème de Hulten ne s’applique alors pas : en effet,


dans la théorie du consommateur, la concavité des fonc-
tions d’utilité implique une liaison fonctionnelle décrois-
sante entre les prix relatifs et les quantités relatives
(cf. graphique ci-contre).

Certes, le cas où les prix relatifs et les quantités relatives Le lieu des points tels que q2/q1 est constant (soit q2/q1 = k) est une demi-
droite qui pivote dans le sens contraire des aiguilles d’une montre lorsque
consommées croissent ou décroissent ensemble ne k augmente. Le vecteur des prix (p1, p2 ) au point de rencontre de cette demi-
peut être envisagé que pour des produits très particu- droite avec une courbe d’utilité constante est perpendiculaire à la tangente
à la courbe en ce point. Lorsque k augmente, la pente du vecteur des prix
liers. (soit p2/p1) diminue, et vice-versa, ceci du fait de la concavité de la courbe.

Mais revenons à notre exemple initial des céréales, des Le graphique ci-dessous montre le nuage de points
surfaces cultivées et des rendements. Au-delà des obtenu. Il est difficile de savoir s’il existe une fonction
importantes fluctuations inhérentes à toute activité agri- reliant les deux variables, et si cette fonction éventuelle
cole et de l’importance des considérations de politique est inversible. Mais il est clair que le nuage de points
agricole, à travers les subventions et le contrôle éventuel suggère une relation croissante plutôt que décroissante.
des prix ou des quantités, une croissance relative simul-
tanée des surfaces cultivées et des rendements semble
assez naturelle, du moins lorsque l’on ne se situe pas
dans une économie autarcique : lorsque le rendement
2,80
Rapport des

d’une céréale augmente, par rapport à une autre, on ima-


rendements

gine aisément que certains agriculteurs vont délaisser 2,70


quelque peu la seconde au profit de la première. 2,60
2,50
0,70 0,80 0,90 1,00
Considérons le cas (réel) des deux céréales les plus Rapport des surfaces
cultivées en France, le blé tendre et le maïs grain, au
Source : SCEES, service central des enquêtes et études statistiques
cours des cinq dernières années disponibles (1996 à du ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche
2000). et des Affaires rurales.

Courrier des statistiques n° 104, décembre 2002 59


Jean-Pierre Berthier

Indice additif de Divisia et théorie du surplus

Rappelons que dans l’indice additif de Divisia tel que nous l’avons défini (définition 5), seules interviennent deux
variables, X et Y. Nous considèrerons ici que ces deux variables sont respectivement le prix et la quantité consom-
mée d’un produit lambda, et nous les noterons p et q en lieu et place de X et Y.

Entre deux dates notées 0 et 1, on a donc DA(q) = p(t)q’(t)dt.

La théorie du surplus1 s’intéresse non pas à la consommation des différents produits existants, comme c’est le cas
de la théorie classique du consommateur, mais à celle d’un produit en particulier : par exemple le nombre de fois
qu’une personne empruntera une portion d’autoroute, ou bien qu’elle ira au cinéma. Elle pose alors que le consom-
mateur cherche à maximiser la différence entre ce qu’il serait prêt à payer pour consommer une certaine quantité du
produit en question, autrement dit son consentement à payer, et ce qu’il paie réellement pour consommer cette
même quantité de produit.

Notons S le surplus et C le consentement à payer : on a S(q) = C(q) – pq.

S(q) est maximal pour S’(q) = 0, c’est-à-dire pour C’(q) = p.

En clair, le surplus maximal est atteint lorsque le consentement marginal à payer, naturellement décroissant, devient
égal au prix unitaire. En d’autres termes, le consommateur achètera du produit considéré tant qu’il estimera que l’uti-
lité marginale que lui procure une unité supplémentaire de produit est supérieure ou égale au prix de cette unité sup-
plémentaire de produit.

Si l’on s’inscrit dans le cadre de cette théorie du surplus, c’est-à-dire si l’on pose C’(q) = p,
il vient DA(q) = p(t)q’(t)dt = C’(q(t))q’(t)dt = C1 – C0.

Proposition C : dans le cadre de la théorie du surplus, l’indice additif de Divisia de quantité (ou de volume) entre
deux dates 0 et 1 traduit la variation du consentement à payer entre ces deux dates.

Intéressons-nous à présent à DA(p).

D’après la proposition 4, on a DA(q) + DA (p) = p1q1 – p0q0,

soit DA(p) = p1q1 – p0q0 – DA(q) = p1q1 – p0q0 – (C1 – C0) = (p1q1 – C1) – (p0q0 – C0),

soit DA(p) = – (S1 – S0).

Proposition D : dans le cadre de la théorie du surplus, l’indice additif de Divisia de prix entre deux dates 0 et
1 traduit, au signe près, la variation du surplus entre ces deux dates.

Pour ceux qu’un cadre théorique plus rigoureux intéresse, précisons que dans la théorie du surplus sont considérés
deux produits, un produit lambda et un produit particulier appelé « monnaie ». L’utilité V
que procurent au consommateur q unités du produit lambda et m unités monétaires est
définie par V(q, m) = C(q) + m, où C est une fonction décroissante. Intuitivement, C(q)
s’analyse comme étant égal au consentement à payer du consommateur pour disposer des
q unités du produit lambda, puisqu’il lui est indifférent de posséder C(q) unités monétaires
supplémentaires ou de consommer q unités du produit lambda : on a en effet V(q, m) =
V(0, m+C(q)). La particularité du produit « monnaie » tient au fait que son utilité marginale
est constante. L’application concrète de la théorie du surplus suppose donc que la
consommation du produit lambda reste marginale dans le budget du consommateur
(comme cela est le cas dans les exemples de l’autoroute et du cinéma donnés ci-dessus).

1. Cette théorie a été développée au XIXe siècle par l’ingénieur Jules


Dupuit (1804-1866) en vue de l’optimisation des investissements en
infrastructures de transport. Jules Dupuit

60

Vous aimerez peut-être aussi