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La technologie, un jeu de société

Book · March 2022

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Gérard Valenduc
Université Catholique de Louvain - UCLouvain
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Gérard Valenduc

La technologie, un jeu de société


ans quelle mesure la technologie peut-elle

Sciences & enjeux




Collection modeler la société ? Dans quelle mesure la


Sciences & enjeux

d’ouvrages société peut-elle façonner la technologie ? Cette


interdisciplinaires
double question résume une controverse qui
dans laquelle
divise les philosophes et sociologues des sciences
l’engagement
dans des questions et des techniques. Elle oppose le déterminisme
contemporaines technologique et le constructivisme social.
est privilégié
Cet ouvrage dresse un état de l’art des théories
de la relation entre technologie et société. Il pro-
pose une alternative au dilemme du déterminisme et du constructi-
visme.
En s’appuyant sur de nombreuses recherches dans le domaine des
technologies de l’information et de la communication, l’auteur plaide
en faveur d’une approche pragmatique de la coévolution de la tech-
nologie et de la société. Cette approche ouvre de nouvelles perspec-
tives à la responsabilité sociale des concepteurs de la technologie et La technologie,
un jeu de société
à l’engagement des acteurs sociaux dans le champ technologique.

Gérard Valenduc Au-delà


Gérard Valenduc est physicien et docteur en informatique. Il codirige le Centre du déterminisme
de recherche Travail & Technologies de la Fondation Travail-Université (Namur) et
est chargé d’enseignement à l’Institut d’Informatique des Facultés universitaires technologique
Notre-Dame de la Paix (Namur). Ses recherches portent sur les relations entre
sciences, technologies et société, ainsi que sur les mutations du travail liées aux
et du
changements technologiques et organisationnels.
constructivisme
social
tell&graph

ISBN 2-87209-800-3
LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ValenducFT 1 3/31/70, 8:05 PM


SCIENCES ET ENJEUX

Collection dirigée par Guy Jucquois,


professeur à l’Université catholique de Louvain

Les ouvrages publiés relèvent de l’approche pluridisciplinaire. Ils privilégient


l’engagement dans des questions contemporaines.

1. Guy Jucquois, Manières de vivre, manières de penser. La diversité


du vivant en Occident, 2000.
2. Guy Jucquois et Pierre Sauvage, L’invention de l’antisémitisme
racial. L’implication des catholiques français et belges (1850-
2000), 2001.
3. Bernard Francq, La ville incertaine. Politique urbaine et sujet
personnel, 2003.
4. Patricia Vendramin, Le travail au singulier. Le lien social à
l’épreuve de l’individualisation, 2004.

DU MÊME AUTEUR

Patricia Vendramin, Gérard Valenduc, Internet et inégalités - Une radiographie


de la fracture numérique, Labor, Quartier Libre, Bruxelles, 2003.
Patricia Vendramin, Gérard Valenduc, Technologies et flexibilité - Les défis
du travail à l’ère numérique, Liaisons sociales, Paris, 2002.
Patricia Vendramin, Gérard Valenduc, L’avenir du travail dans la sosiété de
l’information, L’Harmattan, Paris, 2000.
Patricia Vendramin, Gérard Valenduc, L’écho des savants - La communication
scientifique et le grand public, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1997.
Dominique Carré, Gérard Valenduc, Choix technologiques et concertation
soiale, Economica, Paris, 1990.

ValenducFT 2 3/31/70, 8:05 PM


Collection « Sciences & Enjeux »
5

LA TECHNOLOGIE,
UN JEU DE SOCIÉTÉ

Au-delà du déterminisme technologique


et du constructivisme social

Gérard Valenduc

ValenducFT 3 3/31/70, 8:05 PM


D/2005/4910/24 ISBN 2-87209-800-3

© BRUYLANT-ACADEMIA s.a.
Grand’Place, 29
B-1348 LOUVAIN-LA-NEUVE

Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce


soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.

Imprimé en Belgique.

ValenducFT 4 3/31/70, 8:05 PM


Introduction

Dans quelle mesure la technologie peut-elle modeler la socié-


té, dans quelle mesure la société peut-elle façonner la technologie ?
Cette double question résume une controverse qui divise les philo-
sophes et sociologues des sciences et des techniques. Elle oppose
le déterminisme technologique et le constructivisme social. Pour
sortir du dilemme, il faut emprunter une troisième voie : reconnaî-
tre les influences réciproques de la technologie et de la société,
comprendre comment se construisent ces influences. Entre déter-
minisme et constructivisme, il y a une alternative : la coévolution
de la technologie et de la société.
La perspective de ce livre est de partir de cette réflexion géné-
rale sur le déterminisme, le constructivisme et la coévolution, pour
éclairer un champ particulier du développement technologique :
l’informatique et, dans un contour plus large, les technologies de
l’information et de la communication (TIC). À la fois rigides et
flexibles, globalisantes et modulaires, systémiques mais program-
mables, structurantes mais adaptables, les TIC révèlent une large
ambivalence, propice à une investigation approfondie de leurs
relations avec la société. Les TIC font partie de notre quotidien et,
à ce titre, elles permettent une approche concrète des questions de
société soulevées par le déterminisme technologique, le constructi-
visme social et la coévolution de la technologie et de la société.
Le déterminisme technologique postule que la technologie dé-
termine les effets, positifs ou négatifs, qu’elle induit dans la socié-
té. Deux variantes du déterminisme technologique peuvent être
distinguées : le déterminisme brut et le déterminisme maîtrisable.
Dans le premier cas, la technologie est considérée comme un
système autonome, qui se développe suivant sa logique propre et
influence son environnement de manière péremptoire. Cette dyna-
mique intrinsèque de la technologie s’impose à la société.
L’organisation sociale est déterminée et façonnée par la technolo-
gie. Telle est la notion de système technicien, selon les termes du
philosophe Jacques Ellul, principal théoricien du déterminisme
technologique dans les années 1950. Avant de devenir philosophie,
cette forme brute de déterminisme technologique avait alimenté
des fictions célèbres, comme le Brave New World d’Aldous Hu-
xley et le Big Brother de George Orwell. Aujourd’hui, elle conti-
nue à nourrir diverses formes de contestation radicale
d’innovations technologiques imposées à la société , depuis les
6 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

organismes génétiquement modifiés jusqu’à l’implantation de


puces électroniques dans les organismes humains.
L’influence de la technologie sur la société peut aussi être in-
terprétée de manière plus souple, à travers un éventail d’options
technologiques, entre lesquelles il appartient alors à la société de
faire un choix. C’est ce que nous appelons le déterminisme maîtri-
sable. La société, à travers ses institutions, peut exercer une in-
fluence sur les choix technologiques, en anticipant et en comparant
les impacts attendus des diverses options à tous les niveaux de la
vie sociale. Cependant, une fois que le choix est fait, il est plus
difficile d’intervenir sur les conséquences. Il faut alors remettre en
question les choix effectués et s’orienter vers d’autres options
technologiques, à moins que l’on ne se contente d’aménager les
conséquences. Cette approche a été théorisée, sous diverses for-
mes, par des auteurs tels que Jean-Jacques Salomon, Philippe
Roqueplo, Jürgen Habermas. Elle constitue la référence de la
première génération du technology assessment, comme le suggère
d’ailleurs l’étymologie de cette expression.
Le point de vue opposé au déterminisme technologique af-
firme que la technologie n’a pas d’existence autonome, qu’elle
n’est que la matérialisation de rapports sociaux et qu’elle est inté-
gralement construite et déterminée par le social. Il est dénommé
constructivisme social.
Le constructivisme social rejette tout déterminisme de la tech-
nologie et dénie à celle-ci toute rationalité intrinsèque. Là où l’on
croit voir des impacts de la technologie sur la société, c’est le
mouvement inverse qui se produit : ce sont les rapports sociaux
inscrits par certains dans la technologie qui s’imposent à
l’ensemble de la société. La technologie n’a aucune autonomie,
elle n’est qu’un instrument au service de stratégies, une façon de
traduire les représentations et les intérêts des acteurs en présence.
Ce courant d’interprétation est dérivé du “programme fort” de
la sociologie des sciences et des techniques. La théorie sociocons-
tructiviste la plus connue est la théorie de la traduction et de
l’acteur réseau, due à Michel Callon et Bruno Latour. Le construc-
tivisme social privilégie l’analyse des controverses. C’est dans les
controverses que se révèlent les positions et intentions des acteurs,
que se nouent les rapports de forces, que s’impose progressivement
une solution technologique parmi d’autres. L’issue d’une contro-
verse dépend tantôt d’une succession d’événements contingents,
tantôt du résultat de stratégies manœuvrières, tantôt d’effets de
rhétorique, tantôt des modalités de résolution d’un conflit.
Introduction 7

Les relations entre technologie et société sont toutefois plus


complexes, elles sont davantage faites d’interactions que de liens
univoques de cause à effet, dans un sens ou dans l’autre. Les tech-
nologies de l’information et de la communication (TIC) constituent
un terrain privilégié pour étudier ces relations et pour répondre à la
question initiale : dans quelle mesure la technologie peut-elle mo-
deler la société, dans quelle mesure la société peut-elle façonner la
technologie ? Reconnaître que ces deux influences s’enchevêtrent,
c’est se situer dans une optique de coévolution de la technologie et
de la société. La coévolution est une troisième voie, qui s’écarte
des deux premières et développe des concepts spécifiques, notam-
ment le “façonnage de la technologie par la société”.
Par rapport aux TIC, la question du déterminisme et du cons-
tructivisme n’est pas purement théorique ou rhétorique. Plus en-
core que d’autres praticiens de la science et de la technologie, les
informaticiens y sont quotidiennement confrontés. Ils construisent
des systèmes d’information et des applications logicielles dont ils
savent que les usages auront un effet structurant sur le fonctionne-
ment des entreprises, l’organisation du travail, les représentations
mentales et les compétences des utilisateurs, la qualité de la vie, la
communication dans la société. Toutefois, cette construction est
elle-même déterminée par une série de spécifications qui ne sont
pas de nature technique : les politiques publiques, les stratégies des
entreprises, les exigences des clients, les préférences des consom-
mateurs, les mécanismes du marché, les contraintes et opportunités
du changement organisationnel, les qualifications disponibles, les
trajectoires sociotechniques préexistantes.
Le livre s’inscrit dans une approche coévolutionniste des rela-
tions entre TIC et société, mais en développant un point de vue
original, que l’on peut caractériser par deux adjectifs : éclectique et
pragmatique. Éclectique, parce que cette conception de la coévolu-
tion repose sur des emprunts effectués non seulement aux thèses
coévolutionnistes, mais aussi à l’héritage du déterminisme techno-
logique et au bilan du constructivisme social. Pragmatique, parce
qu’elle vise à adapter les méthodes et concepts sélectionnés en
fonction des problèmes à résoudre.
La référence au constructivisme social est dans l’air du temps.
Mais pourquoi cette volonté de réhabiliter l’héritage du détermi-
nisme technologique ? Dans les années 1980 et 1990, le détermi-
nisme technologique a été battu en brèche par de nombreuses
études de terrain, qui concernaient surtout les usages des TIC dans
les entreprises et dans la vie sociale. Ces études, souvent menées à
8 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

un niveau microéconomique ou microsocial, ont réfuté le lien de


cause à effet entre le changement technologique et le changement
organisationnel : une même technologie peut, par exemple, donner
lieu à des configurations très différentes de l’organisation du tra-
vail, des situations de travail, des métiers et des emplois, selon le
contexte social et les rapports de forces entre acteurs. Des cas
célèbres, comme celui du minitel, ont accrédité l’idée que le succès
d’une innovation tient à la capacité de ses utilisateurs à la détour-
ner du projet initial de ses concepteurs et à la façonner selon leurs
besoins. Les thèses constructivistes ont alors fait l’objet d’un
engouement croissant, car elles révélaient l’épaisseur sociale des
développements technologiques et dévoilaient certains aspects
microsociologiques trop souvent négligés.
Aujourd’hui, le déterminisme technologique est présumé “po-
litiquement incorrect” par certains sociologues, qui considèrent son
sort comme définitivement réglé, alors que d’autres sociologues,
ainsi que de nombreux philosophes et historiens de la technique,
sont plus nuancés. Il mérite un regain d’intérêt, ne serait-ce qu’afin
d’éviter l’enfermement dans un certain conformisme constructi-
viste. Certes, il ne s’agit pas de réhabiliter l’idée d’un détermi-
nisme linéaire et univoque de la technologie sur les organisations
et sur la société, mais de montrer comment, notamment dans le
domaine des TIC, certains systèmes technologiques sont fortement
structurants quant à leurs impacts sociétaux, tandis que d’autres
sont plus ouverts et flexibles. Toutefois, ces systèmes technologi-
ques sont eux-mêmes les fruits d’une histoire et d’un contexte, le
résultat d’une dynamique d’innovation multidimensionnelle.
Le premier chapitre du livre est précisément consacré au dé-
terminisme technologique et à une réévaluation de son héritage
actuel, notamment dans le domaine de l’évaluation des choix
technologiques. Le chapitre II souligne les forces et les faiblesses
du constructivisme social et résume les principales critiques qui lui
sont adressées, tout en mettant en évidence l’apport spécifique du
socioconstructivisme à la compréhension de l’interaction entre
technologie et société. Le chapitre III dresse un inventaire de
théories et d’analyses qui se placent dans l’optique de la coévolu-
tion de la technologie et de la société et qui permettent de mieux
préciser les modalités de cette coévolution. Quant au chapitre IV, il
développe, à la lumière des trois chapitres précédents,
l’argumentation selon laquelle les TIC constituent un terrain privi-
légié pour observer et comprendre la coévolution. Au terme de ce
parcours, le chapitre V énonce de manière plus détaillée les argu-
Introduction 9

ments en faveur d’une approche “éclectique et pragmatique” de la


coévolution de la technologie et de la société.
Ce livre est rédigé à partir du volet théorique d’une thèse de
doctorat en informatique, soutenue à l’Université de Namur
(FUNDP) en septembre 2004, sous le titre “Le dilemme du déter-
minisme technologique et du constructivisme social : ses enjeux
pour l’informatique”. Cette thèse sur travaux s’appuie sur une
expérience de recherche et d’enseignement universitaire de près de
vingt-cinq ans. Le livre présente donc une certaine épaisseur histo-
rique, mais il ne faut pas se méprendre : il ne s’agit pas d’une
histoire du champ “informatique et société”. La dimension histori-
que est sous-jacente, elle est perceptible dans les strates de travaux
théoriques et empiriques qui se sont sédimentées, à l’image des
technologies que ces travaux décrivent. Elle est liée aussi au sen-
timent d’avoir vécu l’évolution des relations entre technologie et
société non seulement comme observateur, mais aussi en tant
qu’acteur engagé : dans le mouvement de critique des sciences à la
fin des années 70, puis parmi les promoteurs de la “négociation des
nouvelles technologies” dans les années 80, puis dans le “techno-
logy assessment” des années 90 – et dès le début, aux côtés du
mouvement associatif et des organisations de travailleurs.

Remerciements
Comme ce livre s’appuie sur une thèse de doctorat, je tiens à remer-
cier les membres de mon jury de thèse, pour l’intérêt qu’ils ont témoigné
à l’égard de mes travaux et la pertinence de leurs commentaires : Naji
Habra, promoteur de la thèse, Jean-Claude Burgelman, Jean-Luc Hai-
naut, Claire Lobet-Maris, Piercarlo Maggiolini, Yves Pigneur et Pierre-
Yves Schobbens.
Le mot remerciement n’est qu’une litote pour exprimer ce que je dois
à mon amie et collègue Patricia Vendramin, car ce livre est le reflet de
multiples travaux que nous avons conçus, réalisés et publiés ensemble, au
fil d’un parcours professionnel enrichissant que nous nous sommes
construit à la Fondation Travail-Université depuis dix-sept ans. Ses
compétences de sociologue, ses idées constructives et ses encouragements
chaleureux m’ont été précieux dans la rédaction de ce livre. Puis, au
rayon des qualités exceptionnelles, je veux également mentionner la
patience et la complicité de mon épouse Claire et de ma fille Rebeca, qui
m’ont soutenu avec beaucoup d’affection.
Enfin, je voudrais dédicacer ce livre à mon ami d’enfance Jean-
François Lontie, décédé subitement en mars 2001, en souvenir des années
1975-1982, où nous étions éditeurs des Cahiers Galilée, une revue pion-
nière de la critique sociale des sciences et des techniques.
Chapitre 1

L’héritage du déterminisme technologique

Selon le poids dominant attribué à l’un ou l’autre partenaire


du couple “technologie et société”, le rôle joué par la technologie
dans les rapports sociaux prend des formes différentes. Le point de
départ du livre peut être formulé sous la forme d’un dilemme : est-
ce la technologie qui détermine la société ou l’inverse ? Ainsi
posée, l’alternative ouvre un large spectre d’analyses et d’opinions,
entre les deux positions extrêmes que sont le déterminisme techno-
logique et le constructivisme social. Comme le note Dominique
Vinck, “la technique et la société ont généralement été pensées
comme deux sphères dont l’une influence l’autre. Selon le sens de
la relation d’influence, les questions posées sont différentes” 1. On
verra que le déterminisme et le constructivisme 2 renvoient à des
conceptions différentes de la technologie, de la société et des
relations d’inclusion ou d’interaction entre celles-ci.
Ce premier chapitre est consacré aux théories et analyses qui
présument que c’est la technologie qui influence la société. Cette
influence peut présenter un caractère fortement contraignant : c’est
le déterminisme technologique à l’état brut, illustré notamment par
le philosophe Jacques Ellul. L’influence peut aussi s’exercer de
manière plus souple, à travers un éventail d’options technologi-
ques, entre lesquelles il appartient à la société de faire un choix.

1. Vinck D. (1995), Sociologie des sciences, Armand Colin, Paris, p. 231.


2. Il faut préciser d’emblée que le terme “déterminisme” concerne ici les re-
lations entre technologie et société, et non pas le déterminisme dans les sciences
naturelles, c’est-à-dire le présupposé selon lequel les lois de la nature peuvent faire
l’objet d’une description déterministe. En mathématique et en physique, le déter-
minisme postule que l’état d’un système à un instant donné peut être prédit en
connaissant son état initial et les équations différentielles qui régissent son com-
portement. Cette conception déterministe est un des fondements de la physique
classique. Elle a eu un impact considérable sur le rationalisme moderne. Toutefois,
elle a été brillamment critiquée par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers dans La
nouvelle alliance, Gallimard, 1979.
De même, le terme “constructivisme” est utilisé dans des disciplines aussi
variées que la pédagogie, la psychologie, la philologie, l’esthétique. Ici, il désigne
une configuration particulière des relations entre technologie et société, où la
technologie n’a pas d’existence autonome, elle n’est que la matérialisation du
social.
12 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Toutefois, quand un choix est fait, il faut en assumer ou en corriger


les conséquences. Dans ce cas, la technologie n’est plus considérée
comme déterminante, mais comme fortement structurante, tout en
étant potentiellement ou partiellement contrôlable par la société.

I. Le déterminisme technologique à l’état brut :


la filiation de Jacques Ellul
La technologie se développe suivant sa propre logique systé-
mique et s’impose à l’ensemble de la société. L’organisation so-
ciale est déterminée et façonnée par la technologie. Ces deux
phrases caractérisent une forme d’expression du déterminisme
technologique à l’état brut, qui a été théorisée par le philosophe
français Jacques Ellul et a inspiré d’autres auteurs, notamment
Herbert Marcuse, Lucien Sfez, Gilbert Hottois. Avant de devenir
philosophie, cette forme brute de déterminisme technologique avait
alimenté des fictions célèbres, comme le Brave New World
d’Aldous Huxley et le Big Brother de George Orwell. Elle nourrit
toujours la contestation de l’ordre technologique établi, du nu-
cléaire aux organismes génétiquement modifiés.

1. Jacques Ellul et la notion de système technicien


Jacques Ellul (1912-1994), philosophe de la technique et théo-
logien protestant, a publié deux ouvrages de référence : La Techni-
que ou l’enjeu du siècle 3, en 1954 (réédité en 1990), et Le système
technicien, en 1977 4. Une fois traduits en anglais, ces ouvrages ont
acquis davantage de célébrité outre-Atlantique qu’en France. Ellul
y développe les notions de système technicien et société techni-
cienne, qui constituent les fondements de son analyse.
Le point de départ de la pensée d’Ellul est que la Technique a
changé de nature au début du 19ème siècle. La révolution indus-
trielle a étendu l’utilisation des techniques à toutes les activités
économiques, sociales et politiques. La Technique forme désor-
mais un système, c’est-à-dire un ensemble d’éléments en relation
les uns avec les autres, de façon que toute évolution de l’un provo-
que une évolution de l’ensemble, et qui impulsent une dynamique
commune : c’est le système technicien. “Toute innovation émane
d’une question technique préalable ; toute investigation se réalise à

3. Ellul J. (1990), La Technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, 1954,


réédition Économica, Paris, 1990.
4. Ellul J. (1977), Le système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 13

l’aide et au moyen de techniques, particulièrement l’ordinateur, et


le résultat de la recherche est la production d’artefacts techni-
ques 5.” L’économiste du développement Serge Latouche, auteur
d’un recueil d’essais à la mémoire d’Ellul, commente cette cita-
tion : “On trouve là l’omniprésence et l’omnipotence de la Techni-
que aux trois niveaux des représentations, des savoir-faire et des
objets. Ce faisant, la raison instrumentale devient sa propre fin.
(…) Cela explique pourquoi la Technique envahit tout le champ
social de la modernité 6.” Comme le note Patrice Flichy, en dissol-
vant ainsi le social dans la Technique, la position d’Ellul va plus
loin que le déterminisme technologique : non seulement la techno-
logie détermine la société, mais elle l’englobe 7.
Puisque la Technique 8 devient le facteur déterminant de la
société contemporaine, celle-ci sera qualifiée de société techni-
cienne. Ellul préfère ce terme à celui de société industrielle ou
post-industrielle, car ce n’est pas l’industrie comme forme
d’organisation de l’économie qui est déterminante. Il récuse éga-
lement l’expression société de consommation, car pour lui la
Technique exerce davantage ses effets sur le travail que sur la
consommation. Dans cette société technicienne, la Technique
devient complètement autonome, elle n’est plus contrôlée ni même
influencée par une autre sphère de l’activité humaine :
“L’économie peut être un moyen de développement, une condition
du progrès technologique ou inversement elle peut être un obstacle,
jamais elle ne le détermine, ni le provoque, ni le domine : comme
pour le pouvoir politique, un système économique qui récuserait
l’impératif technique est condamné.” Toutefois, le système techni-
cien “modèle la société en fonction de ses nécessités, il l’utilise
comme support, il en transforme certaines structures, mais il y a

5. Ellul J. (1990), op. cit., p. 49.


6. Latouche S. (1995), La mégamachine – Essais à la mémoire de Jacques
Ellul, La Découverte, Bibliothèque du MAUSS, Paris, p. 28.
7. Flichy P. (1995), L’innovation technique – Récents développements en
sciences sociales, La Découverte, Paris, pp. 34-38.
8. Ellul utilise l’expression “la Technique”, avec une majuscule, dans une
acception similaire au sens générique de “la technologie”. Dans ce livre, nous
ferons l’économie d’une discussion liminaire sur l’usage des termes “technolo-
gie(s)” et “technique(s)”. Dans le sens commun qui s’est forgé au cours des vingt
dernières années, la technologie désigne un ensemble structuré de techniques,
matérielles ou immatérielles, qui inclut non seulement des savoir-faire mais aussi
des savoirs. Pour une discussion claire et détaillée de l’origine et de l’évolution du
concept de technologie, on se référera au chapitre III du livre de Jean-Jacques
Salomon Le destin technologique, Gallimard, Folio / Actuel, 1993.
14 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

toujours une part imprévisible, incohérente, irréductible du corps


social 9”.
Les thèses principales de la pensée d’Ellul, particulièrement
bien illustrées dans un ouvrage récent du journaliste Jean-Luc
Porquet 10, sont les suivantes.
a) Le développement du système technicien est un processus
endogène
L’homme ne maîtrise pas le développement de la technique :
celle-ci s’auto-accroît en suivant sa propre logique. “D’un côté, la
technique est arrivée à un tel point d’évolution qu’elle se trans-
forme et progresse sans intervention décisive de l’homme, par une
sorte de force interne qui la pousse à la croissance, qui l’entraîne
par nécessité à un développement incessant. D’un autre côté, tous
les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la tech-
nique, tellement transformés par elle, tellement assurés de sa supé-
riorité, tellement enfoncés dans le milieu technique qu’ils sont
tous, dans n’importe quel métier, cherchant à mieux utiliser un
instrument ou à perfectionner une méthode, un appareil. (…) Ainsi
la technique progresse par l’effet de tous 11.”
Le système technicien crée des problèmes qu’il promet de ré-
soudre grâce à de nouvelles techniques, entretenant ainsi sa logique
de croissance endogène. Les problèmes environnementaux sont un
cas exemplaire : créés par le développement technologique effréné
et irréfléchi, ils nécessitent la mise au point de technologies nou-
velles pour les résoudre. Les problèmes de santé publique ou de
sécurité alimentaire sont systématiquement reformulés de manière
à ce qu’ils puissent recevoir des solutions techniques plutôt que des
solutions politiques. Le système technicien utilise deux méthodes :
la fragmentation des problèmes, qui permet de faire croire à
l’efficacité de solutions techniques parcellaires, et le bluff techno-
logique, qui conduit à surestimer les potentialités de la Technique.
Plus le progrès technique croît, plus augmente la somme de
ses effets imprévisibles. Certaines avancées techniques créent des
incertitudes permanentes et à long terme. Des processus irréversi-
bles ont déjà été mis en place, notamment dans le domaine de
l’environnement et de la santé publique. Par ailleurs, il ne peut y
avoir de développement technologique infini dans un monde fini :

9. Ellul J. (1977), op. cit., p. 153 et p. 25.


10. Porquet J.-L. (2003), Jacques Ellul, l’homme qui avait presque tout pré-
vu, Cherche Midi, Paris.
11. Ellul J. (1977), op. cit., p. 229.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 15

la logique même du système technicien conduit à l’épuisement des


ressources naturelles. La conception de l’écologie selon Ellul
dépasse le simple respect de la nature, car celle-ci est à la fois
beauté mais aussi désordre et gâchis. C’est à l’homme non seule-
ment de préserver la nature, mais aussi de la modeler, de
l’aménager, de lui apporter l’harmonie : “l’homme a pour vocation
de conserver et de cultiver ce monde sans l’épuiser 12”.
La pensée technicienne est radicalement incapable de penser
la Technique en elle-même. Elle ne pense que dans le sens du
progrès des techniques. Elle est incapable de prévoir du nouveau,
elle ne prévoit que le prolongement ou le perfectionnement de ce
qui existe. Un avenir radicalement différent de l’extrapolation du
passé est considéré comme impensable.
b) Le système technicien s’organise pour échapper au jugement
moral et à l’emprise du politique
La Technique ne supporte pas de jugement moral, elle ne se
laisse pas domestiquer par la morale, elle élimine de son domaine
tout jugement moral. Ellul considère que, dans le domaine de la
technologie, tout ce qui est de l’ordre du possible sera un jour
réalisé, pour le meilleur et surtout pour le pire : armes destructri-
ces, manipulations du génome humain, greffes de puces électroni-
ques chez les humains, etc. La seule question est de savoir à quelle
échelle ces réalisations seront conduites et dans quelle mesure les
forces sociales parviendront à les circonscrire.
Non seulement le système technicien ne supporte pas la criti-
que, mais il lui faut encore, selon les termes d’Ellul, “la palme du
martyre et la consécration de la vertu” : le système technicien
souffre des ennemis qui veulent lui imposer des entraves et exige
de la reconnaissance pour ses victoires. La Technique ne supporte
pas d’entrave morale, mieux, elle crée elle-même de nouvelles
valeurs, elle fabrique peu à peu une éthique du comportement
compatible avec son développement endogène. Paradoxalement,
alors que le système technicien détruit progressivement tout ce qui
était l’objet du sacré, l’homme reporte son sens du sacré sur la
Technique. La Technique sacralisée et mythifiée devient une
nouvelle religion laïcisée : “la Technique est sacrée parce qu’elle
est l’expression commune de la puissance de l’homme 13”.

12. Ellul J., cité par Porquet J.-L. (2003), op. cit., p. 162.
13. Ellul J., cité par Porquet J.-L. (2003), op. cit., p. 103.
16 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

c) La domination du système technicien s’étend à la sphère du


politique
Il n’y a pas de moyen de soumettre le système technicien aux
règles de la démocratie, car il se situe lui-même en dehors de la
démocratie. Quant à l’État, au lieu d’être le canal d’expression des
préoccupations de la population et de la recherche du bien com-
mun, il se range systématiquement du côté du système technicien
plutôt qu’aux côtés du citoyen. Le système technicien renforce
l’État, qui renforce le système technicien. L’État technicisé est un
système de décision rationalisé. Il se met aussi au service du sys-
tème technicien, comme acteur dominant du financement de la
recherche et développement.
Le système technicien génère des mécanismes d’exclusion so-
ciale due à la Technique. Il marginalise un nombre croissant
d’hommes et de femmes qui perdent progressivement la capacité
de s’adapter à la sophistication des techniques, de suivre le rythme
du travail et de la vie sociale dans la société technicienne.
Selon Ellul, la domination du système technicien comporte
une part de bluff. Le système technicien a intérêt à accréditer les
propriétés déterministes de la Technique, quitte à travestir quelque
peu la réalité ou à sélectionner les faits et arguments qui vont dans
le sens du déterminisme.
d) La technique avale la culture et englobe la civilisation
Devenu universel, le système technicien est en train
d’uniformiser toutes les civilisations : la vraie mondialisation, c’est
la Technique. Au cours de l’histoire, la technique a toujours appar-
tenu à une civilisation, à côté d’autres composantes de la civilisa-
tion, comme les arts et la culture, l’architecture, les coutumes et les
rites, l’artisanat, le commerce, etc. Aujourd’hui, la Technique
englobe la civilisation et domine toutes ses autres composantes.
La Technique cannibalise petit à petit la culture. Ellul attribue
au système technicien quatre caractéristiques qui expliquent com-
ment il absorbe la culture. D’abord, la surabondance de
l’information conduit à une confusion entre culture et documenta-
tion. Ensuite, les rythmes accélérés de travail et de vie, dus à
l’omniprésence de la Technique, entrent en conflit avec les ryth-
mes lents de la création et de l’expression culturelle : culture et
vitesse sont incompatibles. Dès lors, le système technicien crée sa
propre culture, qui vise avant tout à adapter l’homme à la Techni-
que. Enfin, la société technicienne génère une technoculture de
masse, véhiculée par les moyens de communication audiovisuels.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 17

Jusqu’à sa mort en 1994, Ellul continuera à mener de front ses


activités de philosophe de la technique, de théologien calviniste et
de défenseur du patrimoine naturel de sa région, l’Aquitaine. À
ceux qui lui reprocheront son fatalisme et son pessimisme face à la
Technique, Ellul rétorquera que son travail théologique est essen-
tiellement fondé sur l’espérance et l’autonomie, deux valeurs que
l’homme se doit précisément de conquérir face au pouvoir enva-
hissant du système technicien. “J’ai montré sans cesse la technique
comme étant autonome, je n’ai jamais dit qu’elle ne pouvait pas
être maîtrisée”, précisera-t-il dans un de ses écrits politiques 14.

2. L’informatique, étape décisive dans la structuration du système


technicien
Ellul attribue à l’informatique un rôle déterminant dans la
structuration du système technicien. L’informatique a permis une
organisation plus efficace et plus cohérente de différents sous-
systèmes : communications, transports, énergie, production indus-
trielle, distribution des marchandises, commerce, etc., sans oublier
le sous-système militaire. Ellul insiste sur le fait que c’est grâce
aux ordinateurs et aux flux d’informations numérisées que ces
différents sous-systèmes peuvent se mettre en corrélation, si bien
que l’on assiste désormais à la “jonction souple, informelle, pure-
ment technique, immédiate et universelle entre tous les domaines
de l’activité humaine 15”. Dominique Bourg résume ainsi la pensée
d’Ellul à propos de l’informatique : “Elle est rendue nécessaire par
la complexité même du réseau des techniques. Il est devenu impos-
sible de gérer quelque grande entreprise ou bien un secteur particu-
lier de la recherche scientifique, sans informatique. La masse des
données manipulées l’interdit dans les deux cas. L’informatique
pénètre ainsi chacun des sous-systèmes techniques sans qu’il soit
possible de mesurer par avance les modifications qu’elle intro-
duit 16.”
Les continuateurs d’Ellul n’hésitent pas à considérer les sys-
tèmes informatiques comme un idéal type du système technicien,
en raison de leur capacité à englober et uniformiser toutes les
techniques. Par ailleurs, ils trouvent dans l’évolution des perfor-
mances des ordinateurs un exemple significatif du processus de

14. Ellul J. (1982), Changer de révolution, Seuil, Paris, p. 224.


15. Ellul J. (1977), op. cit., p. 115.
16. Bourg D. (2000), Les techniques et l’exigence d’une responsabilité re-
nouvelée, dans Science et société, Cahiers Français n° 294, février 2000, pp. 5-7.
18 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

développement endogène de la Technique : il s’agit de la loi de


Moore, selon laquelle la puissance des microprocesseurs double
tous les 18 mois, c’est-à-dire le temps nécessaire à la Technique
pour doubler le nombre de transistors élémentaires gravés sur une
puce électronique. Cette loi de Moore est invoquée comme une
preuve de l’autonomie du développement du système technicien et
comme une illustration d’une implacable logique de progrès tech-
nique ininterrompu 17. Outre le fait que les fondements conceptuels
et empiriques de cette fameuse loi de Moore sont assez douteux, on
notera avec ironie que le fatalisme dogmatique d’Ellul rejoint ici
l’optimisme tout aussi dogmatique des ingénieurs d’Intel.

3. Les racines de la pensée d’Ellul, de Marx à Heidegger


“Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le
moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. Car le
moulin à bras exige une autre division du travail que le moulin à
vapeur”. Cette citation de Karl Marx (1818-1883), dans Misère de
la Philosophie (1847), est souvent invoquée pour repérer chez son
auteur un penchant inavoué pour le déterminisme technologique.
D’autres textes du “jeune Marx”, c’est-à-dire le Marx d’avant le
Manifeste et le Capital, suggèrent que le développement des forces
productives, donc de la technologie, détermine les rapports so-
ciaux. Comme le résume Cornélius Castoriadis, “l’état de la tech-
nique (des forces productives) à un moment donné détermine
l’organisation de la société, car il détermine immédiatement les
rapports de production, et médiatement l’organisation de
l’économie d’abord, de l’ensemble des superstructures sociales
ensuite : le développement de la technique détermine les change-
ments de cette organisation 18”. C’est ce type de lecture de Marx
qui a influencé Ellul.
Cependant, une autre lecture de Marx est possible, qui s’écarte
nettement du déterminisme technologique. Dans le Capital no-
tamment, Marx montre que se sont les rapports sociaux qui don-
nent forme à la technique et que celle-ci est une production de la
société. Certes, la technique est, à travers la division capitaliste du
travail, une des causes de l’exploitation et de l’aliénation des
travailleurs, mais lorsque ceux-ci auront renversé l’ordre capitaliste

17. Porquet J.-L. (2003), op. cit., p. 74.


18. Castoriadis C. (2001), article Technique, dans Encyclopaedia Universa-
lis, DVD-ROM, version 7/2001.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 19

et auront établi des rapports de production socialistes, la technique


deviendra, entre leurs mains, un instrument d’émancipation 19.
L’affirmation de l’autonomie de la technique est un point
commun entre Jacques Ellul et Martin Heidegger (1889-1976).
Leurs deux ouvrages de référence, La Technique ou l’enjeu du
siècle pour l’un, La Question de la Technique pour l’autre, ont été
publiés la même année (1954). Les deux auteurs ne se sont pas
influencés et se sont toujours regardés en chiens de faïence, surtout
à partir du moment où le résistant Ellul a eu connaissance des
accointances nazies de Heidegger, longtemps dissimulées.
N’empêche, Ellul et Heidegger ont alimenté le même débat philo-
sophique sur l’autonomie de la technique. Heidegger affirme
notamment que l’essence de la technique n’a rien de technique,
c’est-à-dire que la technique ne peut pas être assimilée à une col-
lection d’outils et d’inventions à mettre au service de l’homme et
du progrès. Cette conception superficielle, anthropocentrique et
instrumentaliste ne permet pas de penser le phénomène technique.
“Ce n’est pas dans les choses techniques que se révèle l’être de la
technique, c’est dans le langage. (…) Le terme allemand Gestell
est le plus expressif de l’essence de la technique contemporaine.
(…) Gestell a été traduit diversement en français, notamment par
arraisonnement. Sous le signe du Gestell, l’homme ne noue plus à
l’étant (et donc aussi à lui-même) qu’un rapport d’exploitation, de
machination, de production, de manipulation et d’opération illimi-
tées 20.” Selon cette interprétation, la technique est une force aveu-
gle et autonome, qui ne peut être maîtrisée. C’est ici qu’Ellul se
distingue nettement de Heidegger : Ellul considère en effet que,
bien que la logique de développement du système technicien soit
très largement autonome, il reste une part irréductible d’imprévu et
d’intervention humaine, qui peut l’influencer.

4. Les émules d’Ellul, de Herbert Marcuse aux altermondialistes


Toujours radicaux, volontiers polémiques, les écrits d’Ellul
ont eu un impact significatif dans les années septante et au début
des années quatre-vingt, à une époque où la critique radicale des

19. Pour une discussion détaillée de la pensée marxiste dans le domaine de la


technologie, qui sort du cadre de ce livre, on peut notamment se référer à Salomon
J-J. (1993), Le destin technologique, Folio / Actuel, Gallimard, Paris, pp. 91-108,
et Rosenberg N. (1981), Marx as a student of Technology, in Levidow L. and
Young B. (eds.), Science, technology and the labour process, CSE Books, London.
20. Hottois G. (2002), De la Renaissance à la Postmodernité, 3ème édition,
De Boeck Université, Bruxelles, p. 351.
20 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

sciences et des technologies jouissait d’une certaine vogue. Plu-


sieurs associations, en France et aux États-Unis, s’attachent encore
aujourd’hui à perpétuer l’œuvre d’Ellul 21. La pensée d’Ellul n’a
rien perdu de son actualité. À tire d’exemple, parmi les parutions
en librairie de l’été 2003, on trouve deux ouvrages de réflexion sur
le progrès technique, aux accents typiquement “elluliens” : Le
progrès au 21ème siècle, de Michel Claessens 22, et Fragilité de la
puissance, d’Alain Gras 23.
Il est frappant d’observer une grande similitude entre les posi-
tions philosophiques d’Ellul et certains travaux de l’école de
Francfort. Sous l’égide de Max Horkheimer (1895-1973), Theodor
Adorno (1903-1969) et Herbert Marcuse (1898-1979), celle-ci
développe une théorie critique concernant les racines de la domina-
tion et de l’aliénation dans les sociétés humaines. L’école de
Francfort affirme que l’originalité de la société industrielle avancée
réside dans l’utilisation de la technologie comme moyen de cohé-
sion et de domination sociale.
“La méthode scientifique, qui a permis une maîtrise toujours
plus efficace de la nature, en est venue à fournir aussi les concepts
purs de même que les instruments pour une domination toujours
plus efficace de l’homme sur l’homme au moyen de la maîtrise de
la nature. (…) Aujourd’hui la domination se perpétue et s’étend
non pas seulement grâce à la technologie mais en tant que techno-
logie, et cette dernière fournit sa grande légitimation à un pouvoir
politique qui prend de l’extension et absorbe en lui toutes les
sphères de la civilisation. Dans cet univers, la technologie fournit
aussi à l’absence de liberté de l’homme sa grande rationalisation et
démontre qu’il est ‘techniquement’ impossible d’être autonome, de
déterminer soi-même sa propre vie. Car ce manque de liberté
n’apparaît ni comme irrationnel ni comme un fait politique, il se
présente bien plutôt comme la soumission à l’appareil technique
qui donne plus de confort à l’existence et augmente la productivité
du travail. Ainsi, la rationalité technologique ne met pas en cause
la légitimité de la domination, elle la défend plutôt, et l’horizon

21. Voir notamment le site http://www.ellul.org, géré par l’Association in-


ternationale Jacques Ellul (Bordeaux) et son association jumelle International
Jacques Ellul Society (Berkeley). D’autres associations sont mentionnées par
Porquet J.-L. (2003), op. cit., pp. 279-280.
22. Claessens M. (2003), Le progrès au 21ème siècle, L’Harmattan, Paris.
23. Gras A. (2003), Fragilité de la puissance – Se libérer de l’emprise tech-
nologique, Fayard, Paris.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 21

instrumentaliste de la raison s’ouvre sur une société rationnelle-


ment totalitaire 24.”
Cette position de Herbert Marcuse ne fait cependant pas
l’unanimité dans l’école de Francfort. Jürgen Habermas s’en dis-
tancie significativement. Même s’il partage les constats de Mar-
cuse, Habermas déplore l’incapacité de l’école de Francfort à
proposer des solutions constructives à la situation qu’elle dénonce.
Dès ses premiers travaux, en 1963, il s’efforce de “restaurer la
théorie critique dans son intention positive d’être la conscience
d’un combat politique en vue d’émanciper l’humanité des relations
de domination qu’elle a développées au cours de l’histoire 25”.
C’est à ce titre qu’il étudie plus particulièrement la question de la
science et de la technologie et qu’il propose différents modèles
d’interaction entre science, technologie et politique. Comme Ha-
bermas ne peut certainement pas être considéré comme un des
tenants du déterminisme technologique dur, ses thèses seront
exposées et commentées dans la section suivante.
Parmi les disciples les plus proches d’Ellul, on peut citer le
philosophe Gilbert Hottois, de l’Université Libre de Bruxelles, et
l’économiste du développement Serge Latouche, de l’Université de
Paris Sud.
À la suite d’Ellul, Hottois constate à la fois la scientifisation
de la technique et la technicisation de la science, qui donnent lieu à
la constitution de la “technoscience”. Ce terme montre que les
sciences et les technologies sont étroitement imbriquées et se
renforcent mutuellement. Il sera repris par de nombreux auteurs,
notamment Gérard Fourez, Serge Latouche, Jean-Jacques Salomon
et Georges Thill. Commentant la notion de technoscience, Hottois
précise : “Je voudrais seulement souligner davantage la nature
poïétique des technosciences, dont la grande affaire n’est ni la
vérité ni l’universalité, mais la puissance. La puissance au sens de
domination, contrôle, maîtrise sans doute, mais aussi, et de plus en
plus, au sens d’actualisation illimitée du possible par des pratiques
manipulatrices et opératrices appliquées à une matière extraordi-
nairement plastique qui inclut le vivant, et donc l’être humain 26.”
Une partie importante des travaux de Hottois visent à établir les

24. Marcuse H. (1966), L’homme unidimensionnel, cité par Habermas J.


(1991), La technique et la science comme idéologie, réédition Gallimard/Idées,
Paris.
25. Habermas J. (1963), Progrès technique et monde vécu social, dans La
technique et la science comme idéologie, réédition Gallimard/Idées, Paris.
26. Hottois J., cité par Latouche S. (1995), op. cit., p. 49.
22 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

prémisses d’une éthique de la société technicienne. Il constate que


la logique du système technicien, qui est d’essayer tout ce qui
semble possible, conduit forcément hors de l’éthique, alors que les
consignes de précaution formulées par les comités d’éthique obéis-
sent à une logique qui conduit hors de la technoscience. À travers
sa formulation du “paradigme bioéthique”, Hottois cherche à
définir des critères extérieurs à la technoscience, mais qui permet-
tent de formuler des jugements autonomes sur celle-ci 27.
Quant à Latouche, il a développé le concept de société techni-
cienne dans son ouvrage La Mégamachine, terme emprunté à
l’historien américain Lewis Mumford. Toutefois, pour Latouche,
cette mégamachine n’est pas la Technique, mais l’organisation
sociale façonnée par la rationalité technoscientifique, qui acquiert
aujourd’hui une dimension planétaire 28.
D’autres auteurs s’inspirent d’Ellul, mais s’écartent de son fa-
talisme technologique. Dans son livre L’Homme artifice, Domini-
que Bourg, spécialiste du principe de précaution à l’Université de
Troyes, formule une critique approfondie de l’œuvre d’Ellul. La
thèse de la croissance endogène du système technicien lui semble
erronée. “On peut rendre compte des effets de système des techni-
ques sans pour autant poser une espèce d’entité externe qui régirait
à leur insu l’histoire des hommes. D’ailleurs, les historiens et les
sociologues ont analysé les procédures de choix technologiques et
ont montré qu’il existe des critères de choix, des erreurs qu’on peut
corriger par la suite, des procédures que l’on retrouve dans le reste
de l’action humaine 29.” La société technicienne porte l’empreinte
décisive de la Technique, mais n’est pas totalement déterminée par
celle-ci : c’est à l’action politique de définir des marges de man-
œuvre et d’infléchir la logique technicienne.
Lucien Sfez, politologue à la Sorbonne et théoricien de la
communication, rejette également le fatalisme d’Ellul, tout en
reconnaissant que sa critique du système technicien est fondée.
Sfez est un ami d’Ellul, il l’a aidé à éditer ses premiers ouvrages,
mais l’assimilation entre système technicien et société technicienne
ne lui convient pas. Sfez poursuit un autre but : il veut montrer que
chaque technique vient occuper le vide de la société politique et il
dénonce cette prétention de la technique à remplacer la politique.

27. Hottois G. (1990), Le paradigme bioéthique, une éthique pour la techno-


science, Éditions De Boeck Université, Bruxelles.
28. Latouche S. (1995), op. cit., pp. 143-162.
29. Bourg D. (1996), L’Homme artifice, Gallimard, p. 11.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 23

La technique ne mène pas nécessairement à l’asservissement, elle


peut aussi mener à la libération. Sfez précise : “Là où je suis vrai-
ment d’accord avec Ellul, c’est que c’est autour de la technique
que se passeront la domination et les échappées à la domination.
J’en veux beaucoup aux politologues et aux sociologues, aux
anthropologues et aux philosophes qui ignorent pour la plupart
d’entre eux la question de la technique. Ils se privent de compren-
dre des éléments essentiels des structures de notre temps 30.”
Enfin, sur une note plus anecdotique, José Bové figure parmi
les émules presque inconditionnels d’Ellul. Ils se sont rencontrés
en 1971 à l’Université de Bordeaux et Bové a régulièrement pris
part à des séminaires d’Ellul, bien qu’il eût vite abandonné ses
études. Le dirigeant de la Confédération paysanne reconnaît avoir
dévoré la plupart des livres d’Ellul, y compris ses écrits de théolo-
gie protestante, et leur attribue un rôle décisif dans la formation de
ses convictions politiques. Bové se distancie toutefois d’Ellul en ce
qu’il considère qu’aujourd’hui le système économique mondialisé
est devenu plus déterminant que le système technicien et qu’il est
en train d’absorber ce dernier 31.
Ces dernières considérations rejoignent la critique formulée
par le sociologue Cornélius Castoriadis (1922-1997) à l’égard
d’Ellul et Heidegger. “Là où on s’aperçoit que le mouvement
technologique contemporain possède une inertie considérable,
qu’il ne peut être dévié ou arrêté à peu de frais, qu’il est lourde-
ment matérialisé dans la vie sociale, on tend à faire de la technique
un facteur absolument autonome, au lieu d’y voir une expression
de l’orientation d’ensemble de la société contemporaine. Et là où
l’on peut voir que l’essence de la technique n’est absolument rien
de technique (Heidegger), on replonge immédiatement cette es-
sence dans une ontologie qui la soustrait au moment décisif du
monde humain – au faire 32.”
De notre côté, c’est un autre point faible de la pensée d’Ellul
qui a attiré notre attention : si Ellul parle constamment de la socié-
té, il ne développe pas d’analyse approfondie du fonctionnement
de celle-ci par rapport aux enjeux technologiques. Les intérêts des
groupes sociaux, les stratégies des acteurs, les comportements et
les attitudes, la construction des opinions, les processus de décision
ne font pas l’objet d’une investigation détaillée. Alors qu’Ellul se

30. Sfez L., cité par Porquet J-L. (2003), op. cit., pp. 221-222.
31. Porquet J.-L. (2003), op. cit., pp. 232-239.
32. Castoriadis C. (2001), op. cit.
24 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

réfère abondamment aux philosophes et aux historiens de la tech-


nique, il laisse de côté les acquis des sciences sociales. Certes, de
son temps, l’intérêt des sociologues pour les questions technologi-
ques n’était pas très répandu, mais les écrits des pionniers de la
sociologie du travail (Pierre Naville, Georges Friedmann, Alain
Touraine) posaient déjà clairement, dès les années cinquante, la
question de la dimension sociale du progrès technique et de son
ancrage dans les rapports sociaux, notamment dans le monde du
travail. Ces questions sociologiques cruciales ne sont pas abordées
en profondeur par Ellul.

II. Le déterminisme maîtrisable : la notion de choix


technologique
De nombreux auteurs continuent à reconnaître, à la suite
d’Ellul et Marcuse, le caractère systémique et dominant de la
technologie. Cependant, ils n’acceptent pas le caractère univoque
et unidirectionnel de la relation entre technologie et société, car il
existe toujours différentes options technologiques, entre lesquelles
il appartient à la société – et non pas à la technologie – de faire un
choix.
L’existence d’options technologiques, largement admise au-
jourd’hui, est toutefois récusée par Ellul et ses disciples : “Le
pluralisme des techniques, parfaitement justifiable en théorie, est
pratiquement intenable. La tendance est à la généralisation de la
solution technique qui a triomphé pour une raison ou une autre. Ce
n’est pas la technique la plus performante dans le domaine en
question qui triomphe, mais celle qui correspond le mieux à la
logique du système technique en place. (…) Ce n’est pas parce
qu’une technologie est meilleure qu’elle est choisie, mais parce
qu’elle est choisie qu’elle devient meilleure 33.” Cette citation est
révélatrice des contradictions elluliennes : elle met en évidence
qu’il existe bel et bien des mécanismes de sélection, donc des
options.

1. Les choix technologiques


La notion de choix technologique peut se résumer ainsi : par
rapport à un ensemble donné de problèmes, que ce soit dans la
sphère politique ou dans la sphère économique, il existe le plus
souvent diverses options technologiques, qui doivent faire l’objet

33. Latouche S. (1995), op. cit. p. 68.


Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 25

d’un choix par les décideurs. Les options technologiques en pré-


sence doivent être analysées et comparées, non seulement selon
des critères financiers ou économiques, mais aussi du point de vue
de leurs impacts sur les diverses composantes de la société et de
leurs conséquences à long terme. Le choix technologique est un
processus de décision, où entrent en ligne de compte des facteurs
non seulement techniques, mais aussi politiques, économiques,
institutionnels, sociaux ou culturels. Ces processus de décision
impliquent des acteurs, se fondent sur une rhétorique (argumenta-
tion, légitimation) et font référence à un contexte. Acteurs, rhétori-
que, contexte : autant d’éléments qui sont aux antipodes d’un
déterminisme technologique à l’état brut.
La société peut exercer une influence sur les choix technolo-
giques, en anticipant et en comparant les impacts des diverses
options à tous les niveaux de la vie en société. Puisque les choix
technologiques sont le résultat de processus de décision, ils ne sont
pas déterminés par un quelconque système technicien. Il subsiste
toutefois une certaine forme de déterminisme de la technologie sur
les impacts et les conséquences de chacune des options en pré-
sence. Lorsqu’un choix est effectué, la société doit en assumer les
conséquences, c’est-à-dire soit remettre la décision en question et
s’orienter vers d’autres options technologiques, soit se contenter de
mesures curatives pour remédier aux impacts négatifs et favoriser
les impacts positifs.
Dans cette dernière optique, la question est de savoir comment
la société peut s’adapter aux changements induits par les choix
technologiques : favoriser la transition grâce à des programmes de
formation, prendre des dispositions juridiques pour protéger les
droits individuels et sociaux, mettre en œuvre des mécanismes de
solidarité pour permettre à tous de bénéficier des bienfaits de la
technologie et de supporter ses effets néfastes. Michel Claessens,
rédacteur en chef du magazine européen RDT info, relève deux
approches distinctes : “une approche adaptative, qui part du prin-
cipe que les conflits peuvent être évités si on prend en compte
l’acceptation relative à un développement technologique donné,
c’est-à-dire si les technologies mises au point sont avant tout
conformes aux valeurs et aux préoccupations de la société ; (…)
une approche éducative, qui suppose que le niveau d’acceptation
de l’opinion publique peut évoluer et qu’il est donc possible
d’accompagner la réception sociale par le biais d’actions
26 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

d’information et de manifestations diverses de nature à sensibiliser


le public 34.”
Selon les termes de Vinck, “la technologie est donnée, mais la
société peut encore en moduler les effets, alors que dans le modèle
déterministe pur, la technologie et les effets sont donnés 35”. Le
même auteur note que le modèle déterministe se trouve ainsi adou-
ci par une vision humaniste : un contrôle social des technologies
est possible, de façon à ce que l’humain maîtrise en dernier ressort
les options technologiques. À cette fin, il faut analyser les options
technologiques en amont, quand des choix sont encore possibles. Il
s’agit d’évaluer ces choix pour retenir la meilleure technologie non
pas du point de vue de la logique technicienne, mais du point de
vue de ses effets sur la société et de son acceptation par celle-ci.
Les choix technologiques sont donc des choix politiques, ils
mettent en question les rapports entre science, technologie et dé-
mocratie.

2. Science, technologie et démocratie : Jürgen Habermas


Habermas analyse l’interaction entre science, technologie et
politique. Il distingue deux modèles opposés, qui guident le pou-
voir politique dans son usage de la technologie et de la science, et
propose un troisième modèle comme alternative aux deux pre-
miers 36.
Dans le modèle décisionniste, le pouvoir politique décide de
l’orientation à donner à la mise en œuvre du savoir technique et
des priorités à imposer dans le développement des connaissances
scientifiques. L’action politique fait un choix entre certains ordres
de valeurs, tandis que la pratique de la science et de la technologie
détermine les mesures concrètes en vue de réaliser les objectifs
fixés. La paternité de ce modèle est attribuée au sociologue alle-
mand Max Weber (1864-1920), auteur d’un ouvrage intitulé Le
savant et la politique, où il constate que la pratique politique ne
peut pas être légitimée par la Raison, car elle procède de choix en
partie irrationnels, guidés par les opinions et les valeurs. Selon
Habermas, dans le modèle décisionniste, “la rationalité dans le
choix des moyens va très précisément de pair avec l’irrationalité

34. Claessens M. (2000), Progrès technique : quel contrôle social ?, dans


Science et société, Cahiers Français n° 294, février 2000, pp. 8-13.
35. Vinck D. (1995), op. cit., p. 237.
36. Habermas J. (1964), Scientifisation de la politique et opinion publique,
dans La technique et la science comme idéologie, réédition Gallimard/Idées, 1991.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 27

déclarée des dispositions adoptées par rapports aux valeurs, aux


buts et aux besoins 37”. Habermas rejette ce modèle, qui ne peut
que conduire à un despotisme éclairé, contraire à la démocratie.
Dans le modèle technocratique, le rapport de dépendance en-
tre l’expert (technique ou scientifique) et le politique est inversé.
Selon les termes d’Habermas, “le politique devient l’organe
d’exécution d’une intelligentsia scientifique qui dégage, en fonc-
tion des conditions concrètes, les contraintes émanant des ressour-
ces et des techniques disponibles, ainsi que les stratégies et les
programmes optimaux 38.” Selon Fourez, les systèmes de modéli-
sation et d’aide à la décision (simulations macroéconomiques,
systèmes experts, etc.) représentent une version moderne du mo-
dèle technocratique, dans la mesure où ils ne laissent à la politique
qu’une marge de choix restreinte, déterminée par les détenteurs de
la connaissance scientifique et de l’efficacité technologique 39.
Le modèle pragmatique est proposé par Habermas pour ré-
pondre aux insuffisances et aux défauts du modèle décisionniste et
du modèle technocratique. Dans ce modèle, la séparation entre les
fonctions d’expertise scientifique ou technique et les fonctions
politiques fait place à une interaction critique, qui enlève à la
domination technocratique son fondement idéologique et rend la
prise de décision accessible à un contrôle démocratique. Outre le
scientifique et le politique, le modèle pragmatique fait appel à un
troisième acteur : l’opinion publique. Le rôle de l’opinion publique
est indispensable : “D’après le modèle pragmatique, les recom-
mandations techniques et stratégiques ne peuvent s’appliquer
efficacement à la pratique qu’en passant par la médiation politique
de l’opinion publique. En effet, le dialogue qui s’établit entre les
experts spécialisés et les instances de la décision politique déter-
mine la direction du progrès technique à partir de l’idée qu’on se
fait de ses besoins pratiques, en fonction d’une certaine tradition,
tout autant qu’il critique et mesure cette idée aux chances que la
technique lui donne de voir ses besoins satisfaits ; et ce dialogue
doit justement être en prise directe sur les intérêts sociaux et les
orientations d’un monde vécu social donné par rapport à certaines
valeurs 40.”

37. Habermas J. (1964), op. cit., p. 99.


38. Habermas J, (1964), op. cit., p. 100.
39. Fourez G., Poncelet J-M. (1990), La responsabilité sociale des scientifi-
ques, dans la Revue des Questions Scientifiques, vol. 161 n° 1, pp. 59-96.
40. Habermas J. (1964), op. cit., p. 109.
28 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Habermas montre en outre que le modèle pragmatique est le


seul qui soit réellement compatible avec l’exercice de la démocra-
tie, car les deux autres ne peuvent conduire qu’à des formes plus
ou moins dures d’autoritarisme. Le modèle pragmatique présup-
pose une participation et une implication du public dans les orien-
tations de la politique scientifique et technologique, sur la base
d’un dialogue constructif entre les décideurs politiques, les experts
et l’opinion publique. Habermas reconnaît que les conditions de
réussite d’un tel dialogue sont difficiles à mettre en œuvre. Il
identifie quatre conditions nécessaires à la réalisation du modèle
pragmatique :
– la volonté politique d’organiser un dialogue entre science et
politique, dépourvu de domination, ouvert à tous et dont ne
soit pas exclu le public des citoyens ;
– le caractère public et ouvert de ce dialogue et l’accès de tous
aux informations scientifiques qui font l’objet du débat, sous
une forme compréhensible et vulgarisée ;
– la nécessité pour les praticiens de la science et de la technolo-
gie d’apprendre à communiquer avec le pouvoir politique et
l’opinion publique ;
– l’élargissement de la base sociologique du processus de débat
démocratique, par une amélioration simultanée de la culture
scientifique et de la culture politique.
Le modèle pragmatique d’Habermas trace ainsi les contours
d’une nouvelle conception des rapports entre la sphère scientifique
et technique et la sphère politique et introduit une notion essen-
tielle : le débat public, condition nécessaire d’une démocratisation
des choix technologiques. Habermas peut être considéré comme le
précurseur du concept d’évaluation des choix technologiques
(technology assessment).

3. Maîtrise sociale de la technologie, négociation des choix tech-


nologiques
Si on accepte le principe que la démocratie est une fin en soi,
la finalité du débat public sur la science et la technologie est de
“démocratiser” les choix, c’est-à-dire influencer les décisions dans
un sens qui prenne en compte la diversité des intérêts dans la
société 41. Lorsqu’il s’agit de la connaissance scientifique et de la

41. Vendramin P., Valenduc G. (1996), L’écho des savants – La communica-


tion scientifique et le grand public, EVO, Bruxelles, pp. 70-71.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 29

recherche fondamentale, l’objectif premier du débat public est la


détermination d’orientations ou de priorités, non seulement sur le
plan financier et institutionnel, mais aussi au niveau des contenus
des programmes de recherche. En fonction de leurs intérêts et de
leurs attentes, le pouvoir politique et les différentes composantes
de la société peuvent demander de privilégier telle ou telle orienta-
tion de la recherche. La science peut-elle pour autant échapper à
toute forme de contrôle plus contraignant, au nom de la liberté dont
elle a besoin ? Non, car tout ce qui est faisable sur le plan scientifi-
que n’est pas toujours souhaitable sur le plan éthique. Le débat
public peut conduire à la mise en place de garde-fous, quand la
science touche à des aspects éthiques particulièrement sensibles,
comme la santé, la vie et la mort, le patrimoine génétique humain,
l’intelligence artificielle, etc.
Par rapport à la technologie, la pression de la société est plus
directe : il s’agit non seulement d’orienter les développements,
mais aussi de contrôler les risques et les impacts. C’est ainsi qu’il
existe des dispositions législatives sur l’usage et la mise en réseau
des fichiers informatisés, des conventions collectives sur
l’implantation des nouvelles technologies dans les entreprises ou
des comités d’éthique dans le domaine des biotechnologies. Cer-
tains pays limitent ou interdisent des usages particuliers de certai-
nes technologies : irradiation des aliments, solvants organochlorés
dans des produits domestiques, organismes génétiquement modi-
fiés dans l’agriculture, etc. Lorsqu’elles existent, ces formes de
contrôle de la technologie portent sur les conséquences, les im-
pacts, les usages. Elles nécessitent une mise à jour régulière, sous
peine de voir les dispositifs d’encadrement se transformer en
entraves. Elles présupposent aussi un bon niveau d’information et
d’éducation des décideurs et des parties prenantes dans les méca-
nismes de contrôle. Toutefois, le problème le plus difficile dans la
démocratisation des choix technologiques est l’intervention en
amont des choix et pas seulement en aval. C’est cette intervention
en amont, c’est-à-dire dans le processus de décision, que vise
l’institutionnalisation du technology assessment, comme on le
verra plus loin.
En France, deux auteurs se sont particulièrement intéressés à
la maîtrise sociale de la technologie, dès le début des années 80 :
Jean-Jacques Salomon et Philippe Roqueplo.
Dans son livre Le destin technologique, Salomon, actuelle-
ment professeur honoraire au Conservatoire national des arts et
métiers, développe une critique du fatalisme face au système tech-
30 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

nicien théorisé par Ellul et plaide en faveur d’une logique


démocratique face aux choix technologiques. “À la source de la
science moderne, le projet cartésien visait à rendre l’homme maître
et possesseur de la nature. Aujourd’hui, on ne parle plus que de
maîtrise sociale de la technologie. Arroseurs arrosés, apprentis
sorciers, démiurges pris à nos propres pièges, nous devons nous
rendre maîtres des forces que nous avons déchaînées. (…) C’est
bien parce que nos sociétés se veulent démocratiques qu’elles ont à
affronter ce problème du contrôle des conséquences du change-
ment technologique et celui de la participation aux décisions por-
tant sur la science et la technologie. Des sociétés qui se soucient de
minimiser les pertes tout en maximisant les gains ne sont pas
nécessairement frileuses, mais elles payent le prix de leur consen-
tement à un débat public. (…) L’affrontement entre la logique
technocratique et la logique démocratique a un prix qui peut para-
ître élevé aux yeux des décideurs, il l’est toujours moins que ce
qu’il faudrait payer en l’absence de tout mécanisme de contrôle et
de régulation 42.”
Dans son ouvrage Penser la technique, écrit quelques années
avant que le technology assessment ne fasse son entrée dans les
pratiques politiques en Europe, Roqueplo passe en revue quelques
scénarios envisageables pour l’évaluation et le contrôle des options
technologiques 43 : le contrôle par les scientifiques eux-mêmes ; le
contrôle par l’administration, dépositaire de la rationalité socio-
économique ; l’arbitrage politique fondé sur une information
réputée objective ; l’arbitrage politique fondé sur des plaidoiries
contradictoires ; et enfin un contrôle plus diversifié, impliquant la
participation des travailleurs et des citoyens. Avec le recul du
temps, les scénarios évoqués par Roqueplo méritent quelques
commentaires 44.
L’autorégulation de la communauté scientifique ne répond
plus aux attentes du public lui-même. Les enquêtes d’opinion
confirment la formule lapidaire “la science et la technologie sont
des choses trop sérieuses pour être laissées aux mains des seuls
scientifiques”, notamment face aux risques, aux craintes ou aux
espoirs que suscitent leurs progrès. Certaines tentatives d’auto-

42. Salomon J-J. (1993), Le destin technologique, Folio / Actuel, Gallimard,


Paris, pp. 13 et 23.
43. Roqueplo Ph. (1983), Penser la technique, Seuil, collection Science Ou-
verte, Paris, pp. 143-161.
44. Vendramin P., Valenduc G. (1996), op.cit., pp. 72-74.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 31

régulation, comme le moratoire sur les manipulations génétiques


en 1974 ou les codes de déontologie pour les chercheurs, n’ont pas
rencontré de succès durable, car les intérêts économiques,
politiques ou professionnels interfèrent toujours avec les questions
éthiques. Toutefois, si la communauté scientifique ne peut pas se
contrôler elle-même, on aurait tort de sous-estimer sa capacité
d’initiative en matière de débat public. Celle-ci réside notamment
dans le fait que les chercheurs sont bien placés pour tirer la
sonnette d’alarme, à condition qu’ils soient alors suffisamment
bien armés pour affronter la critique de certains de leurs pairs, qui
n’hésiteront pas à leur reprocher, pêle-mêle, de ternir leur
réputation, de cracher dans la soupe ou de scier la branche sur
laquelle ils sont assis. Néanmoins, ce sont des chercheurs qui ont
attiré l’attention les premiers sur les risques génétiques, sur le trou
de la couche d’ozone, sur le réchauffement climatique, sur la
fracture numérique, et bien d’autres thèmes encore. Leur capacité
d’identification précoce des potentialités et des risques de leurs
découvertes leur donne en fait une responsabilité face à la société.
Certains d’entre eux assument cette responsabilité sociale,
n’hésitent pas à afficher leurs doutes et cela suffit parfois à
enclencher un débat public.
Le contrôle la technologie par des instances administratives
réputées dépositaires de la rationalité socio-économique est un
autre scénario écarté par Roqueplo, car cette formule ne peut pas
réaliser un arbitrage entre les différentes rationalités en présence.
De plus, cette conception repose sur un modèle rationnel de la
décision politique, alors que celle-ci repose aussi sur des jeux
d’alliances, de conflits et de compromis. “Le lien entre information
et rationalité de la décision politique se doit également d’être
relativisé. L’information ne rend pas la décision plus rationnelle,
elle la complexifie, forçant les acteurs à faire des choix tenant
souvent davantage compte des intérêts en jeu que de l’information
objective fournie par les organes d’évaluation 45.”
Un autre scénario exploré par Roqueplo est ce qu’il appelle le
contrôle politique, c’est-à-dire le contrôle par les instances de
représentation démocratique, comme les parlements. C’est
d’ailleurs auprès des parlements qu’ont été créées les premières
institutions de technology assessment. Le principe de l’évaluation

45. Lobet-Maris C., Kusters B. (1992), Technology assessment : un concept


et des pratiques en évolution, dans Technologies de l’information et sociétés,
vol. 4 n° 4, Dunod, Paris, p. 441.
32 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

parlementaire n’est pas critiqué en tant que tel. Ce sont ses


modalités d’organisation qui posent problème. Roqueplo évoque et
critique deux cas de figure. Dans le premier cas, les parlementaires
cherchent à s’appuyer sur une information “objective” ; ils ont
donc recours à des experts, chargés de leur fournir une information
qui porte le label scientifique. Cependant, tout le monde reconnaît
maintenant que les experts ne sont jamais neutres, qu’ils
s’expriment au nom de leur conception de la science et de leur
conception du monde, et qu’ils ne sont pas forcément indépendants
des groupes de pression. Dans le second cas de figure, au contraire,
la diversité des jugements des experts est reconnue et traitée
comme telle : les parlementaires procèdent alors à des auditions et
à des débats contradictoires, où ils cherchent à faire s’exprimer la
pluralité des opinions. Tous les tenants de la controverse ne sont
cependant pas sur pied d’égalité. Les controverses scientifiques et
techniques révèlent des rapports de forces et des alliances, qu’une
simple audition contradictoire ne suffit pas à élucider. De plus, les
conclusions du débat ne peuvent pas se déduire d’une somme
algébrique d’avis positifs et négatifs, pas plus que du résultat d’un
match entre experts et contre-experts.
La dernière piste évoquée est celle d’une maîtrise sociale plus
large, impliquant notamment les travailleurs, parce que la techno-
logie est, selon les termes de Roqueplo, “le fruit d’un labeur sécu-
laire et doit être interprétée comme le grand texte où se sont im-
primés les rapports sociaux et les luttes qui, depuis des siècles,
divisent le travail des hommes 46”. Cet auteur estime que le mou-
vement syndical est investi d’une nouvelle responsabilité face à
l’accélération des changements technologiques au début des an-
nées 80. Les changements technologiques doivent devenir un objet
de négociation sociale, à trois niveaux, selon que la négociation
porte sur les techniques elles-mêmes, sur les conditions de leur
implantation ou sur les conséquences de leur mise en œuvre.
Cette question du rôle des travailleurs et de l’acteur syndical
dans la maîtrise sociale de la technologie est un thème récurrent
parmi les recherches que nous avons réalisées à la Fondation Tra-
vail-Université 47. Les grandes mutations technologiques des an-

46. Roqueplo Ph. (1983), op. cit., p. 122.


47. Valenduc P., Vendramin P. (1992), La prospective sociale : une méthode
d’évaluation des choix technologiques, dans Technologies de l’information et
sociétés, vol. 4 n° 4, Dunod, Paris, pp. 457-472.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 33

nées 80 et 90 ont transformé l’attitude syndicale face à la science et


à la technique. L’histoire se résume ainsi.
Dans les années cinquante et soixante, au cours desquelles le
“compromis fordien” est une des caractéristiques dominantes des
relations industrielles, le progrès technologique est identifié au
progrès social et constitue un objet de consensus social ; les
conflits et les négociations portent sur la répartition des bénéfices,
présumés largement positifs, de ce développement conjoint de la
science, de la technologie et du bien-être. Une première rupture
intervient dans les années 70, avec l’irruption simultanée de la
crise économique, de la crise de l’énergie, de la crise de l’emploi et
plus généralement de cette “crise du travail”, expression qui ré-
sume le ras-le-bol des salariés face à une automatisation qui se fait
sans eux et contre eux. Le livre du syndicat français CFDT, intitulé
Les dégâts du progrès et publié en 1977, marque de manière sym-
bolique un tournant dans l’analyse syndicale de la technologie. Les
nouvelles technologies de l’information et de la communication
sont dès lors perçues avec un scepticisme qui mettra en valeur les
menaces et les risques dont elles sont porteuses, et qui contraste
fortement avec l’optimisme consensualiste qui l’avait précédé 48.
Au fil des années 80, les nouvelles technologies acquièrent
une image plus nuancée, où l’indétermination prend le pas sur les
certitudes, positives ou négatives. À travers des expressions telles
que “choix technologiques” ou “processus d’informatisation”, on
devine un glissement sémantique : la technologie est représentée
comme le résultat de décisions, comme une sélection entre plu-
sieurs options, comme un compromis entre acteurs et intérêts
différents. De plus, l’image même des technologies de
l’information et de la communication est retouchée : l’ordinateur
totalitaire d’Orwell et l’automatisation déshumanisante de Chaplin
s’effacent au profit d’objets techniques multiformes, réputés sou-
ples, intelligents, intégrés, flexibles, domesticables et, au fond, pas
vraiment antipathiques ni asociaux. Ceci constitue une seconde
rupture, caractérisée par des objectifs syndicaux formulés en ter-
mes de maîtrise de la technologie ou modernisation négociée. Dans
la plupart des pays européens, les nouvelles technologies trouvent
ainsi une place dans le droit social, à travers des lois et des conven-

48. Carré D., Valenduc G. (1991), Choix technologiques et concertation so-


ciale, Économica, Paris, pp. 91-96.
Linhart D. (1991), Le torticolis de l’autruche – L’éternelle modernisation
des entreprises françaises, Seuil, Paris, pp. 50-68.
34 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tions collectives, et dans les pratiques syndicales, en tant qu’objet


de consultation, de concertation et de négociation.
Quels sont les facteurs qui expliquent cette évolution ? Selon
Benjamin Coriat, c’est la crise définitive du modèle fordien de
relations collectives du travail qui induit une recomposition des
thèmes, des modalités et des lieux de la négociation. Les nouvelles
technologies, avec les changements structurels et organisationnels
qui les accompagnent, provoqueraient le déclic nécessaire à
l’élaboration de scénarios technico-sociaux post-fordiens 49. Pour
François Pichault, c’est l’entreprise qui est au coeur des transfor-
mations. Les technologies de l’information y révèlent les conflits
latents entre les rationalités des différents acteurs des change-
ments ; s’ouvriraient ainsi de nouveaux défis dans la gestion des
ressources humaines et de nouvelles marges de manoeuvre pour les
salariés 50. La modernisation négociée deviendrait alors le com-
promis le plus efficace entre les impératifs économiques des entre-
prises et les aspirations sociales des travailleurs. Pour Danièle
Linhart, la reddition des syndicats à l’économie de marché et la
quête de rapports sociaux moins conflictuels trouvent dans les
nouvelles technologies un terreau favorable au développement
d’initiatives de participation des utilisateurs et à l’implication des
syndicats dans la gestion et l’accompagnement social de la moder-
nisation, même si l’écart entre les discours et les réalités restent
préoccupants 51. Quant à André Gorz, il remet en cause le modèle
productiviste lui-même et le concept de travail hérité de l’ère
industrielle. Les nouvelles technologies fourniraient une opportuni-
té pour une négociation globale des rapports entre croissance et
environnement, temps de travail et bien-être 52. Au bout du
compte, quelle que soit l’explication retenue, un fait s’impose : la
technologie est devenue un terrain d’intervention sociale.
Dans les syndicats, il existe depuis le début des années 80 une
volonté explicite d’intervenir non seulement sur les conséquences
des choix technologiques, par des négociations sur des thèmes tels
que la formation professionnelle, la qualité du travail,

49. Coriat B. (1990), L’atelier et le robot, Éditions Christian Bourgeois, Pa-


ris, pp. 267-277.
50. Pichault F. (1990), Le conflit informatique – Gérer les ressources humai-
nes dans le changement technologique, De Boeck Université, Bruxelles, pp. 111-
158.
51. Linhart D. (1991), op. cit.
52. Gorz A. (1991), Capitalisme, socialisme, écologie, Éditions Galilée, Pa-
ris, pp. 111-134.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 35

l’organisation du travail ou le temps de travail, mais aussi en


amont des choix, pour influencer les processus de décision. Cette
intervention en amont requiert une qualification nouvelle pour
l’acteur syndical : la capacité d’anticipation. Or, en matière de
technologie, l’anticipation est difficile et complexe. C’est ici que la
négociation sociale rejoint une préoccupation plus large, celle de
l’évaluation sociétale en amont des choix technologiques.

4. Anticiper, évaluer, débattre : la première génération du techno-


logy assessment
Dans l’institutionnalisation et le développement des activités
de technology assessment, on peut distinguer deux générations
successives 53.
– La première génération a assuré la transition entre deux
concepts : d’une part, un concept apparenté aux études
d’impact et aux études de risques (le terme technology as-
sessment se situe dans lignée de impact assessment et risk as-
sessment, tout comme sa traduction allemande Technikfolgen-
abschätzung), marqué par un déterminisme technologique à
peine voilé ; d’autre part, un concept plus politique, orienté
vers les processus de décision et basé sur les notions de choix
technologique et de maîtrise de la technologie par la société.
L’usage des termes “choix technologiques” ou “options tech-
nologiques” dans les traductions latines ou scandinaves de
technology assessment est un indice de cette évolution.
– Une seconde génération d’activités se développe à partir du
milieu des années 90 et s’écarte de plus en plus de la notion de
choix technologique, trop empreinte de déterminisme, fût-il
maîtrisable. Prenant en compte certains acquis du constructi-
visme, cette seconde génération se rattache davantage à la no-
tion de coévolution de la technologie et de la société (chapi-
tre III).
Dans une communication présentée en introduction à la pre-
mière conférence nationale belge de technology assessment 54, en

53. Valenduc G., Vendramin P., Warrant F. (2002), La société à l’épreuve de


la technologie, Collection EMERIT, Fondation Travail-Université, Namur, pp.
231-239.
54. Valenduc G., Vendramin P. (1994), Le technology assessment: évolution
conceptuelle et institutionnelle en Europe, dans Technologie et société, Actes de la
première conférence belge de T.A., SSTC/DWTC, Bruxelles, vol. I, pp. 3-19.
Cette première conférence belge de T.A. était aussi la dernière… jusqu’à ce que la
Région flamande reprenne le flambeau en 2002.
36 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

novembre 1993, nous avons tenté de caractériser cette première


génération, qui était alors arrivée à maturité dans de nombreux
pays européens.
Un premier constat est que le terme “technology assessment”
fait référence à une démarche, une méthode, une appréhension
interdisciplinaire et ouverte des développements technologiques,
visant à mettre au point des outils à utiliser dans les processus de
décision relatifs à la science et à la technologie. Parmi les différen-
tes définitions qui en sont faites, deux ingrédients communs se
retrouvent : d’un côté, une forme d’investigation des conséquences
au sens large du développement technologique, et de l’autre, un
procédé institutionnel de participation démocratique dans le pro-
cessus décisionnel au sujet des orientations technologiques. De
manière plus générale, le technology assessment est “une forme de
dialogue entre la R&D et la société qui vise à développer une
meilleure gestion des potentiels technologiques et qui cherche à
savoir ce que représente l’optimum technologique en matière de
bien-être économique, social mais aussi politique et culturel 55”.
C’est auprès des parlements qu’ont été créées les premières
institutions d’évaluation des choix technologiques : aux États-Unis
(1972), en France (1982), aux Pays-Bas (1986), au Danemark
(1986), en Grande-Bretagne (1987), au Parlement européen (1987),
en Allemagne (1989) 56. Le besoin d’évaluer les choix technologi-
ques a grandi dans un contexte où l’ampleur des développements
technologiques et des enjeux des programmes de R&D rendait
nécessaire le développement d’une capacité d’éclaircissement à
l’attention des décideurs publics. Plusieurs facteurs ont généré ce
besoin d’évaluer les développements technologiques : la peur des
conséquences de l’introduction de nouvelles technologies, le be-
soin de propositions alternatives, la volonté de l’opinion publique
d’être prise en compte et enfin, la récession économique qui a
largement contribué au développement d’un souci d’évaluation à
l’égard des politiques technologiques et industrielles.
Un second constat est que, à partir d’une vocation originelle
d’aide à la décision, le technology assessment s’est considérable-
ment élargi et enrichi. Dans sa transcription européenne, il s’est

55. Buchs T. (1992), Technology assessment : expériences occidentales et


défis actuels, Rapport au Conseil suisse de la science, Bern.
56. Une liste des principales institutions européennes d’évaluation des choix
technologiques peut être consultée sur http://www.ftu-namur.org/emerit, avec des
liens vers les sites de ces institutions.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 37

développé non seulement au niveau national, mais également au


niveau européen et dans certaines entités régionales. Les pratiques
et réalisations européennes ont multiplié les finalités et les fonc-
tions du technology assessment, en conjuguant au besoin d’aide à
la décision une démarche plus large d’évaluation “sociétale”.
À ce stade, cinq caractéristiques permettent de résumer les
fonctions principales du technology assessment de “première
génération”. Elles montrent le chemin parcouru depuis le détermi-
nisme technologique, plus ou moins inavoué, jusqu’à la maîtrise
sociale des choix technologiques.
– L’aide à la décision. La complexité des innovations technolo-
giques et de leurs enjeux rend difficile la formulation d’un
choix ou d’une décision politique sans une compréhension ap-
profondie des implications de ce choix. Il s’agit de concilier
les objectifs d’efficience et de démocratisation des choix
scientifiques et techniques. Au début des années 90, diverses
études mettent en avant le besoin de renforcer l’inscription des
travaux de technology assessment dans les processus déci-
sionnels 57. Elles plaident notamment pour le développement
de travaux de nature moins académique, orientés vers les usa-
gers du technology assessment, et qui privilégient un rôle de
conseiller plutôt que d’expert.
– L’approche sociétale. Le principe de l’approche sociétale de
la technologie consiste à envisager tous les aspects corrélés
d’une manière ou d’une autre à un choix technologique ou à
un programme de R&D. Il s’agit non seulement d’apprécier ce
choix à partir de critères économiques ou techniques, mais
aussi d’inclure dans l’évaluation des aspects sociaux, environ-
nementaux, éthiques, etc. L’originalité du technology assess-
ment réside dans l’intégration de ces différentes dimensions.
– L’évaluation prospective. Celle-ci met en oeuvre une capacité
d’anticipation des tendances technologiques, de leurs potentia-
lités et de leurs contraintes, à des fins de gestion prévision-
nelle des innovations futures et des conditions de diffusion de
ces innovations. L’évaluation prospective peut comprendre :

57. Smits R., Den Hertog P., Kuijper J. (1993), Towards a strong and effec-
tive European Technology Assessment Infrastructure, TNO Report for the Euro-
pean Commission, Apeldoorn, March 1993. Petrella R. (1992), Le printemps du
technology assessment en Europe : faits et questionnements, dans Technologies de
l'Information et Société, vol. 4 n° 4, Dunod, Paris. Smits R. (1990), State of the art
of technology assessment in Europe, Report to the Second European Congress of
Technology Assessement, Milano 14-16 November 1990.
38 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

la veille technologique, la détection des problèmes et des ex-


ternalités négatives, la construction de scénarios, la contribu-
tion au développement des politiques futures, la formulation et
le développement d’applications technologiques socialement
souhaitables, etc.
– La prise en compte des controverses et des incertitudes. Le
technology assessment est confronté à des choix technologi-
ques qui relèvent d’une dynamique complexe. Les décideurs
privés et publics se trouvent face à des incertitudes ou pris
dans des controverses. Contrairement à une attitude qui préva-
lait dans les années 80, les incertitudes et les controverses ne
sont plus considérées comme un frein, mais comme une op-
portunité créatrice pour le technology assessment 58. Cette
prise en compte des controverses scientifiques et techniques se
concrétise non seulement dans les travaux de recherche, mais
également à travers des méthodes et des manifestations qui
mettent ensemble les différents acteurs d’une controverse, qui
tentent de l’élucider et de mettre en évidence les alternatives
éventuelles.
– L’ouverture au débat public. Celle-ci s’effectue en confiant
aux pratiques de technology assessment une vocation
d’interface entre la recherche et la société. L’ouverture au dé-
bat public élargit l’information disponible et la prise en
compte de l’opinion publique. Elle contribue également à en-
courager l’acceptation des technologies par le grand public et
à développer une certaine culture technique. Elle concrétise le
modèle pragmatique proposé par Jürgen Habermas. Toutefois,
bien qu’elle soit aujourd’hui entrée dans les moeurs,
l’association des termes science, technologie et débat ne va
pas de soi. Selon une opinion largement répandue, héritée de
Max Weber, le débat public est fait d’opinions, d’aspirations,
de controverses, d’incertitudes, d’alliances et de rapports de
pouvoir – c’est-à-dire d’irrationel. En revanche, la science et
la technologie renvoient bien souvent à d’autres
représentations, faites d’objectivité, de rationalité et
d’efficacité. L’enjeu du débat public sur les choix
technologique est précisément de briser cette image, en

58. Lascoumes P. (2001), La productivité sociale des controverses, Actes du


séminaire Penser les sciences et les techniques dans les sociétés contemporaines,
Centre Alexandre Koyré d’histoire des sciences et des techniques, Paris
(http:/penserlessciences.free.fr/semin/lascoume.html)
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 39

montrant tout à la fois que la science et la technologie ont une


dimension politique et que la décision politique s’appuie sur
une rationalité.
Anticiper, évaluer, débattre : tels sont les principaux objectifs
de la première génération du technology assessment. Les nombreu-
ses études de terrain qui ont été menées à travers l’Europe à partir
du milieu des années 80 ont incontestablement fait reculer la
conception d’un déterminisme systémique de la technologie. Elles
ont aussi montré qu’une certaine forme de “déterminisme plura-
liste”, sous-jacent à la notion de choix technologique, doit lui aussi
être remis en cause. Il est apparu de plus en plus clairement que les
choix technologiques sont en même temps, et indissociablement,
des choix politiques, économiques, sociétaux, juridiques, culturels,
pour n’en citer que les principales dimensions.

5. Maîtrise de la technologie et éthique de la responsabilité :


Hans Jonas
Comme l’a déjà montré la discussion des thèses d’Ellul, la
maîtrise de la technologie ne renvoie pas seulement à des questions
politiques et sociales, mais aussi à des questions éthiques. Dans
une société technicienne déterminée par un système technicien,
l’enjeu de l’éthique est l’autonomie de l’Homme face à la Techni-
que (Gilbert Hottois). Lorsqu’on s’écarte d’une conception pure-
ment déterministe et que l’on prend en considération l’existence de
choix technologiques, la réflexion éthique doit incorporer d’autres
dimensions.
Le philosophe allemand Hans Jonas (1903-1993) s’est inter-
rogé sur l’évolution de nos modes d’action au sein de la civilisa-
tion technologique et a proposé une approche renouvelée de la
notion de responsabilité, dans son ouvrage de référence Le principe
responsabilité, publié en allemand en 1979 (Das Prinzip Verant-
wortung) mais édité pour la première fois en français en 1990
seulement 59.
Pour Jonas, le pouvoir que nous confèrent aujourd’hui la
science et la technologie entraîne une responsabilité nouvelle et
inédite : léguer aux générations futures une terre humainement
habitable et ne pas altérer les conditions biologiques de l’humanité.
Cet impératif limite notre liberté. “Le Prométhée définitivement
déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore
connues, réclame une éthique qui, par des entraves librement

59. Jonas H. (1998), Le principe responsabilité, Champs Flammarion, Paris.


40 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malé-


diction pour lui.” Ou encore : “nulle éthique traditionnelle ne nous
instruit sur les normes du bien et du mal auxquelles doivent être
soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses
créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective,
dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe,
est encore une terre vierge de la théorie éthique 60”. Une similitude
est souvent établie entre le nouvel horizon de la responsabilité, tel
que le définit Jonas, et le concept de développement durable, c’est-
à-dire un mode de développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations futures de
répondre aux leurs. Cette similitude n’est que très partielle, elle
concerne la priorité donnée aux générations futures. Pour le reste,
Jonas a une conception de la nature assez limitative, alors que le
concept de développement durable y inclut des aspects d’équité
sociale et de qualité de la vie.
Jonas reconnaît qu’on ne saurait édifier un système plus res-
pectueux de cette exigence nouvelle de responsabilité sans un
effort scientifique et technique approprié. Il plaide donc pour une
nouvelle conception de la responsabilité.
Dans la conception classique de la responsabilité, telle qu’elle
est définie aujourd’hui par la morale et le droit, on ne peut être
rendu responsable que de ce que l’on a effectivement commis ou
occasionné, ainsi que des conséquences immédiates. La responsa-
bilité doit être liée à une faute passée, directement imputable, ou à
des engagements à court terme, dont les conséquences sont mesu-
rables ou prévisibles. Dans des cas comme les accidents du travail
ou les accidents industriels, la responsabilité peut dépasser
l’imputabilité personnelle, mais elle reste ancrée dans le passé. En
revanche, la conception nouvelle prônée par Jonas dépasse à la fois
le cadre du passé et l’imputabilité de la faute. Il s’agit de considé-
rer les conséquences lointaines des décisions et des actions, au-delà
des générations actuelles et au-delà des possibilités de réparation
ou de dédommagement. Une telle responsabilité est de nature à la
fois individuelle et collective.
“La responsabilité n’a pourtant jamais eu un tel objet, de
même qu’elle a peu occupé la théorie éthique jusqu’ici. (…) Plutôt
que de deviner vainement les conséquences tardives, relevant d’un
destin inconnu, l’éthique se concentrait sur la qualité morale de
l’acte momentané lui-même, dans lequel on doit respecter le droit

60. Jonas H. (1998), op. cit., p. 15.


Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 41

du prochain qui partage notre vie. Sous le signe de la technologie


par contre, l’éthique a affaire à des actes (quoique ce ne soient plus
ceux d’un sujet individuel), qui ont une portée causale incompara-
ble en direction de l’avenir et qui s’accompagnent d’un savoir
prévisionnel qui, peu importe son caractère incomplet, déborde lui
aussi tout ce qu’on a connu autrefois. Il faut y ajouter l’ordre de
grandeur des actions à long terme et très souvent également leur
irréversibilité. Tout cela place la responsabilité au centre de
l’éthique, y compris les horizons d’espace et de temps qui corres-
pondent à ceux des actions 61.”
Idéalement, il faudrait donc connaître les conséquences à long
terme des orientations scientifiques ou technologiques prises au-
jourd’hui, afin de pouvoir les apprécier moralement. Or, cette
forme de connaissance est souvent entachée de lourdes incertitu-
des. Jonas suggère de pallier cette méconnaissance par une autre
forme d’anticipation, qu’il appelle heuristique de la peur. Celle-ci
rend “moralement obligatoire” d’envisager, pour toute décision qui
pourrait avoir des conséquences irréversibles et incertaines, quel
serait le scénario catastrophe. Et s’il apparaît qu’une option techno-
logique peut déboucher, fût-ce selon une faible probabilité, sur une
menace importante pour la nature et l’espèce humaine, alors il
convient d’y renoncer, en attendant d’en savoir davantage. Le
principe de précaution, qui est de nature politique et juridique, est
une concrétisation du principe de responsabilité, qui est de nature
éthique.
Cette attitude conduit à abandonner l’optimisme technicien,
qui suppose que la technologie sera toujours capable de résoudre
les problèmes qu’elle crée, mais elle renforce le besoin de déve-
lopper nos connaissances. Le principe de responsabilité n’est pas
un refus d’affronter les choix technologiques, comme le souligne
Peter Kemp dans un commentaire concernant Jonas : “Le savoir
devient une obligation prioritaire dans l’exercice de la responsabi-
lité, une obligation qui dépasse toutes celles qui étaient autrefois
liées à l’acquisition du savoir. En même temps, il nous faut recon-
naître que nous n’en savons jamais assez sur les suites de nos
actes, c’est pourquoi l’obligation de reconnaître son ignorance
constitue l’autre aspect, le revers de l’obligation de savoir 62.”

61. Jonas H. (1998), op. cit., p. 17.


62. Kemp P. (1997), L’irremplaçable – Une éthique de la technologie, Cerf,
Paris, p. 101.
42 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Les propositions de Jonas contiennent toutefois bon nombre


d’ambiguïtés. Le principe de l’heuristique de la peur peut se décli-
ner en deux versions diamétralement opposées : d’une part, il peut
transformer l’investigation des risques à long terme liés à une
option technologique en un facteur nouveau d’innovation, favora-
ble au progrès ; d’autre part, il peut justifier à bon compte une
attitude d’abstention face à toute option technologique qui aurait
des conséquences incertaines – ce qui est le lot de la plupart des
innovations.
L’ambiguïté la plus lourde se manifeste quand Jonas quitte le
terrain de la philosophie pour s’aventurer sur celui de la politique.
Dans Le principe responsabilité, Jonas se déclare favorable à un
“gouvernement des sages”, éclairé par l’heuristique de la peur et
capable d’imposer à la société l’ascèse des mesures salutaires. Il ne
s’attend pas à ce que l’opinion publique se range spontanément du
côté du principe de responsabilité, en tout cas pas assez rapidement
pour faire face à l’urgence des défis. Cette préférence de Jonas en
faveur du gouvernement autoritaire d’une élite “capable d’assumer
éthiquement et intellectuellement la responsabilité pour l’avenir”
l’a progressivement coupé des milieux politiques écologistes et,
plus généralement, des promoteurs du développement durable 63.
Hottois formule un commentaire acerbe à propos des idées politi-
ques de Jonas : “Le modèle de mise en œuvre pratique de l’éthique
de la responsabilité selon Jonas est expressément paternaliste. Il
implique que l’on fasse le bien des autres, le cas échéant malgré
eux. (…) C’est donc en définitive le philosophe qui légitime le
pouvoir politique amené à sauver l’humanité du nihilisme technos-
cientifique dans lequel la modernité l’a engagée 64.” Cependant,
dans des interviews données à la fin de sa vie, Jonas exprime un
point de vue plus nuancé, mettant en évidence les lacunes actuelles
des systèmes démocratiques occidentaux face aux défis à long
terme posés par un développement technologique incontrôlé 65.
Manifestement, Jonas n’a pas la même perception de l’objectif de
démocratisation des choix technologiques que Habermas, Salo-
mon, Roqueplo et les praticiens du technology assessment. Pour
ceux-ci, la démocratie et la participation sont une fin en soi. Pour

63. Bourg D. (1993), Hans Jonas et l’écologie, dans La Recherche, n° 256,


juillet 1993, pp. 886-890.
64. Hottois G. (2002), op. cit., pp. 508-509.
65. Jonas H. (2000), Une éthique pour la nature, textes rassemblés par W.
Schneider, Desclée de Brouwer, Paris, pp. 21-39.
Chapitre I – L’héritage du déterminisme technologique 43

Jonas, ce sont des moyens au service d’une nouvelle exigence


éthique qui s’impose à l’humanité dans une société dominée par la
science et la technologie.

6. Le combat contre l’optimisme technologique et la neutralité des


techniques
Jusqu’ici, nous avons fréquemment montré les limites et les
ambiguïtés d’une conception des relations entre technologie et
société qui présume que c’est la technologie qui influence la socié-
té, soit dans une forme de déterminisme technologique brut, soit à
travers la chaîne : options technologiques – débat social sur la
technologie – contrôle politique de la technologie. Déterminisme
“brut” et déterminisme “pluraliste”, assorti d’une possibilité de
contrôle démocratique, conduisent aux mêmes interrogations sur le
sens de la flèche dans la relation technologie Æ société.
Les critiques formulées à l’égard de ces deux formes de dé-
terminisme technologique ne doivent pas occulter la contribution
essentielle de tous les auteurs cités à la déconstruction de deux
mythes qui ont la vie dure – et qui sont d’ailleurs loin d’avoir
disparu des rhétoriques de la technologie : l’optimisme technologi-
que et la neutralité des techniques.
L’optimisme technologique est lié au “mythe du progrès”, une
utopie où la technologie a la vertu de tout changer autour d’elle, et
dans un sens où les bienfaits l’emportent systématiquement sur les
méfaits, ceux-ci étant considérés comme des dommages collaté-
raux sans incidence significative. Comment le progrès s’est-il
transformé en mythe ? En soi, la notion de progrès de la science et
de la technologie n’est pas un mythe, c’est une façon de caractéri-
ser la dynamique de la construction des connaissances et de
l’innovation technologique, et rien n’empêche d’analyser cette
dynamique de manière critique, notamment sur le plan social.
“L’amélioration d’un objet technique peut se juger dans un univers
de références qui sont sociales et locales, reliées à une intention
(que l’on peut nommer désir, besoin, fantasme, etc., suivant le
champ dans lequel on se place) et qui correspondent aussi à des
normes proposées par les ingénieurs. En revanche, lorsque la
notion de progrès est transposée dans un espace intellectuel qui
n’est plus celui de l’amélioration du fonctionnement d’un objet
spécifique dans un temps spécifique, mais qui recouvre, sans
44 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

nuances, toute la sphère des activités techniciennes, alors elle perd


tout son sens 66.”
Le mythe s’installe quand toute connaissance nouvelle est par
essence considérée comme bonne et utile, quand toute innovation
est par nature associée à des impacts positifs sur l’économie et la
société, et quand toute contestation est par principe assimilée à une
disqualification rétrograde de la science et de la technologie. Plus
encore que le pessimisme critique d’Ellul ou de Marcuse, c’est la
notion d’évaluation des choix technologiques qui a battu en brèche
le mythe du progrès inconditionnel, tout en cherchant à définir les
conditions concrètes d’une science et d’une technologie au service
de la société.
La neutralité est la seconde idée reçue à être systématique-
ment combattue par les protagonistes du déterminisme technologi-
que. La technologie serait neutre, c’est-à-dire ni bonne ni mau-
vaise, les techniques ne seraient que des outils, ni bons ni mauvais,
tout dépendrait de l’usage qui en est fait. C’est la célèbre citation
de Louis Néel, prix Nobel de physique et longtemps conseiller du
programme nucléaire militaire et civil de l’État français : “si je
fabriquais des couteaux de boucher, je me sentirais parfaitement à
l’aise, même si ces couteaux servent parfois à assassiner des gens,
parce qu’après tout, on a besoin de couteaux de boucher, personne
ne le nie, et ce n’est pas au coutelier de s’occuper de l’emploi
criminel que certains peuvent en faire 67”. Sur le plan philosophi-
que, affirmer la neutralité des techniques revient à prôner la sépa-
ration de la fin et des moyens et à justifier toute forme de cynisme
ou de démesure dans la mise à profit de la puissance de la techno-
logie.
Au-delà de leurs divergences quant au degré et aux modalités
d’influence de la technologie sur la société, les auteurs cités depuis
le début de ce chapitre s’accordent sur le fait que la technologie
n’est pas neutre, car elle constitue le reflet ou le support de projets
relatifs à l’organisation de la vie en société.

66. Gras A. (2003), op. cit., p. 292.


67. Cité par Lévy-Leblond J-M. (1981), L’esprit de sel, Fayard, Paris, p. 199.
Chapitre 2

Le constructivisme social
et son aire d’influence

La position opposée au déterminisme technologique est le


constructivisme social ou “socioconstructivisme” : la technologie
est déterminée par les rapports sociaux, elle n’est qu’un artefact
socialement construit. “Si l’on se demande pourquoi les techniques
exercent des effets sur la société, la réponse devient simplement :
ce sont les rapports sociaux inscrits par certains dans la technique
qui s’imposent aux autres. La technique n’est alors plus rien en
elle-même. Elle n’est plus qu’un intermédiaire, une courroie de
transmission de la volonté, des représentations et des intérêts de
certains par rapport à d’autres. Elle transmet les rapports sociaux,
notamment les rapports de forces 68.”
Tout comme il y avait une série de variantes du déterminisme
technologique, il y a aussi un vaste spectre d’analyses sous
l’étiquette du constructivisme. Ces analyses ont une référence
commune : le programme fort de la sociologie des sciences.

I. Le constructivisme, héritier du programme fort


de la sociologie des sciences
Pour une discussion du constructivisme dans le domaine de la
technologie, le programme fort de la sociologie des sciences cons-
titue un point de passage obligé, même si le détour peut paraître un
peu sinueux. En effet, les principes, les concepts et les méthodes
qui sous-tendent le constructivisme social sont directement dérivés
de la sociologie des sciences. Les constructivistes ne sont d’ailleurs
pas les seuls à considérer les sciences et les technologies sous un
même angle d’analyse, ce point de vue a déjà été rencontré dans le
chapitre I avec la notion de technoscience.
Trois questions clés permettent de comprendre la distinction
entre le programme fort de sociologie des sciences et les approches
classiques de la sociologie des sciences :

68. Vinck D. (1995), op.cit., p. 241.


46 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

– Peut-on dissocier les aspects cognitifs et les aspects sociaux


de la science, et considérer que les premiers relèvent de
l’épistémologie, les seconds des sciences sociales ?
– Les sciences sont-elles fondamentalement différentes des
autres systèmes de connaissances ou de croyances ?
– Existe-t-il a priori des critères absolus et universels de rationa-
lité et de validité des énoncés scientifiques ?
La première question est celle de la démarcation entre
l’épistémologie et les sciences sociales. Les deux autres distin-
guent le rationalisme du relativisme.
À ces trois questions, le programme fort répond catégorique-
ment “non”, tandis que les réponses des autres approches de la
sociologie des sciences et des techniques s’étalent du “franchement
oui” au “plutôt oui”, en incluant le “oui, mais les questions sont un
peu trop caricaturales”. Les trois questions ci-dessus constituent
ainsi une ligne de démarcation entre les tenants du programme fort
et les autres sociologues des sciences. Cette démarcation peut être
caractérisée de la manière suivante.
Ou bien les sociologues des sciences cherchent à comprendre
les aspects sociaux de l’organisation de la science : analyse sociale
des priorités de la recherche, de l’organisation des institutions
scientifiques, des conflits et des rapports de forces, des attitudes et
des comportements à l’égard de la science, etc. Ils laissent alors
aux philosophes et aux épistémologues la question des aspects
cognitifs de la science, c’est-à-dire les contenus et les concepts
scientifiques, le choix des méthodes et des interprétations, la logi-
que intrinsèque du discours scientifique. C’est le programme
classique de la sociologie des sciences, dont les contours ont été
déjà définis dans les années 50 par le sociologue fonctionnaliste
américain Robert K. Merton. Merton décrit le processus
d’institutionnalisation de la science dans la société, plus particuliè-
rement les comportements individuels et collectifs des scientifi-
ques. Ces comportements s’expliquent par des habitudes sociales
et professionnelles, des valeurs et des idées, ils reposent sur une
série de “normes” ou impératifs institutionnels : l’universalisme
des énoncés scientifiques ; le communalisme, c’est-à-dire le fait
que les résultats de la science constituent des biens collectifs ; le
désintéressement, qui exige que les productions scientifiques soient
publiques et contrôlables ; le scepticisme organisé, qui soumet
toute connaissance ou théorie nouvelle aux critères épistémologi-
ques reconnus par la communauté scientifique concernée. La
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 47

science est ainsi analysée comme une institution sociale particu-


lière, dont le but est de produire et de diffuser des connaissances
dans la société 69.
Ou bien les sociologues des sciences considèrent que les as-
pects sociaux et les aspects cognitifs sont indissociables et qu’ils
doivent être expliqués par les mêmes facteurs et les mêmes méca-
nismes. Il s’agit alors du programme fort de la sociologie des
sciences, qui vise notamment à intégrer épistémologie et sociolo-
gie. La plupart des sociologues du programme fort vont plus loin
que cette intégration, puisqu’ils affirment que les contenus des
théories scientifiques sont déterminés et validés non pas par des
règles et des procédures internes à la science, mais par un tissu de
relations sociales.
Les protagonistes les plus connus du programme fort et du so-
cioconstructivisme sont le Centre de sociologie de l’innovation
(CSI) de l’École des Mines (Michel Callon et Bruno Latour, ses
fondateurs, et Madeleine Akrich, son actuelle directrice) ; le Centre
d’études sur la science de l’Université d’Edinburgh (David Bloor,
Barry Barnes, David Edge) ; le Département d’études sur la
science et la technologie de l’Université de Cornell (Michael
Lynch, Trevor Pinch). Les communautés scientifiques du socio-
constructivisme sont structurées dans des associations (EASST,
European Association for the Study of Science and Technology, et
4S, Society for the Social Studies of Science) et des revues : EASST
Review, Social Studies of Science, Science and Human Values,
pour ne citer que les plus connues en Europe 70.
Les deux idées maîtresses du programme fort de la sociologie
des sciences sont le concept de paradigme de Kuhn et le principe
de symétrie de Bloor.
Thomas Kuhn (1922-1996), historien et philosophe des scien-
ces américain, considère les théories scientifiques comme des
structures complexes, qui sont le produit d’une histoire conflic-
tuelle, dans laquelle interviennent non seulement la méthode scien-
tifique et le progrès des connaissances, mais aussi des facteurs
sociaux et institutionnels qui interfèrent avec les aspects épistémo-
logiques classiques. Son ouvrage principal, La structure des révo-

69. Vinck D. (1995), op. cit., pp. 23-26.


70. EASST Review : http://www.chem.uva.nl/easst
Social Studies of Science : http://www.lsu.edu/ssss
48 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

lutions scientifiques, a été publié en 1962 et revu en 1970 71. Les


travaux de Kuhn reposent sur deux notions de base :
– le concept de matrice disciplinaire ou paradigme (au sens
large), qui définit l’état d’une discipline scientifique particu-
lière à un moment de son histoire ;
– l’hypothèse selon laquelle le progrès scientifique n’est pas une
tendance continue, mais un phénomène discontinu, marqué
par des périodes de science normale, au terme desquelles des
anomalies non résolues débouchent une révolution scientifi-
que.
Une matrice disciplinaire ou paradigme (au sens large) com-
porte quatre composantes indissociables 72 :
– les généralisations symboliques : ensemble de formules,
équations, conventions, schémas de représentation, etc., com-
mun à tous les praticiens de la discipline, enseigné et transmis
aux étudiants, consigné dans les ouvrages de référence ;
– les croyances métaphysiques : adhésion à un système de
représentation du réel, propre à chaque discipline ;
– les systèmes de valeurs (déontologie, codes de bonne pratique,
chartes, normes implicites) et les institutions (associations, re-
vues, congrès) qui unifient les “communautés scientifiques” ;
– les paradigmes au sens strict : les cas de figure ou exemples
emblématiques qui font le succès et la célébrité d’une disci-
pline (success stories).
Un paradigme caractérise une phase de science normale. Les
scientifiques travaillent alors au développement du paradigme. Au
fil de leurs recherches, ils butent sur des anomalies, qui prennent le
paradigme en défaut. Il faut alors modifier et adapter celui-ci, mais
certaines anomalies sont coriaces et deviennent durables. Une
tension s’installe alors parmi les scientifiques : certains continuent
à défendre l’ancien paradigme, tandis que d’autres travaillent à
l’élaboration d’un nouveau paradigme. Une phase de révolution
scientifique commence alors, caractérisée par un conflit entre
écoles rivales ; elle se termine par la victoire d’un nouveau para-

71. Kuhn T. (1989), La structure des révolutions scientifiques, Champs


Flammarion, Paris.
72. Pour une explication claire et concise de la notion de matrice discipli-
naire (paradigme), on peut se référer à la postface de la deuxième édition de La
structure des révolutions scientifiques (pp. 247-255), ainsi qu’au chapitre VIII du
livre d’Alan Chalmers (1988), Qu’est-ce que la science ?, La Découverte, Paris,
1988 (réédition Livre de Poche / Biblio Essais, 1991).
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 49

digme et le début d’une nouvelle phase de science normale. Toute-


fois, le conflit laisse des traces dans les institutions, les systèmes
de valeur et les représentations métaphysiques.
La notion kuhnienne de paradigme a été reprise par certains
économistes évolutionnistes sous le nom de “paradigme technico-
économique”, pour expliquer les régimes longs de croissance et les
transitions entre ceux-ci (voir page 183).
Ce que le programme fort retient de Kuhn, c’est que des élé-
ments sociaux (traditions, visions du monde, projets d’une com-
munauté scientifique donnée) contribuent à structurer les connais-
sances scientifiques, y compris dans leurs contenus. Toutefois,
cette lecture de Kuhn s’avère assez particulière. Dans La structure
des révolutions scientifiques, Kuhn montre comment des aspects
sociaux et institutionnels viennent s’ajouter aux dimensions mé-
thodologiques et épistémologiques dans la construction des
connaissances – non pas s’y substituer. Dans certaines circonstan-
ces, notamment dans les situations conflictuelles des phases de
crise et de changement de paradigme, il montre que des facteurs
sociaux et institutionnels peuvent s’avérer décisifs. Le travail de
Kuhn pourrait être interprété comme une recherche de convergence
entre une approche historico-épistémologique et une approche
sociologique fonctionnaliste (Merton), et non pas comme un fon-
dement du programme fort. Notre point de vue sur Kuhn est proche
de celui du sociologue Michel Dubois, dans La nouvelle sociologie
des sciences, ainsi que des philosophes Alan Chalmers, dans
Qu’est-ce que la science ?, et Larry Laudan, dans La dynamique de
la science 73.
En revanche, chez les sociologues du programme fort, “la no-
tion de paradigme n’est plus interprétée comme une expression de
la diversité analytique des facteurs qui concourent au développe-
ment des théories scientifiques, mais comme celle du caractère
fondamentalement culturel de l’activité scientifique 74”. Vinck
remarque cependant, avec raison, que “la notion de paradigme n’a
pas empêché que l’idée selon laquelle un noyau dur des sciences
subsiste ; ainsi, au coeur des pratiques scientifiques et techniques,
une fois débarrassées de leurs conditionnements sociaux et institu-

73. Laudan L. (1987), La dynamique de la science, Pierre Mardaga, Bruxel-


les. Édition originale : Progress and its problems, University of California Press,
Berkeley, 1977.
74. Dubois M. (2001), La nouvelle sociologie des sciences, Presses Universi-
taires de France, Collection Sociologies, Paris, p. 48.
50 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tionnels, il y aurait une forme d’objectivité, de rationalité spécifi-


que aux sciences ou de logique technique, au moins en tant qu’idée
régulatrice du travail 75”.
L’autre grande idée maîtresse du programme fort est le prin-
cipe de symétrie (David Bloor). Comme le précisera plus tard
Michel Callon, ce principe s’applique aussi bien à l’explication
d’une production scientifique que d’une réalisation technologique.
Il consiste à rendre compte dans les mêmes termes, à traiter de la
même manière et à expliquer avec les mêmes causes, les croyances
vraies et les croyances fausses, celles qui gagnent et celles qui
perdent, celles qui sont acceptées et celles qui sont rejetées. Il en
est de même pour les technologies, dont le succès ou l’échec doi-
vent être expliqués par les mêmes causes. L’asymétrie finale entre
une connaissance vraie et une croyance fausse, entre une technolo-
gie efficace et une technologie contre-productive ou obsolète, doit
être expliquée à partir de l’empilement de multiples éléments
contingents, c’est-à-dire liés au contexte et aux circonstances, qui
ont contribué à sa constitution historique. La définition originale
du “programme fort”, donnée par Bloor dans Sociologie de la
logique, est celle-ci 76 :
“La sociologie de la connaissance scientifique devrait adhérer
aux quatre principes suivants. De cette manière, elle reposerait sur
les mêmes valeurs que celles tenues pour acquises dans les autres
disciplines scientifiques.
– Être causale, c’est-à-dire s’intéresser aux conditions qui don-
nent naissance aux croyances ou aux stades de la connaissance
observés. Les croyances ont, bien sûr, des causes autres que
sociales.
– Être impartiale vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté, de la
rationalité ou de l’irrationalité, du succès ou de l’échec. Cha-
cun des termes de cette dichotomie doit être expliqué.
– Être symétrique dans son mode d’explication. Les mêmes
types de causes doivent expliquer les croyances “vraies” et les
croyances “fausses”.
– Être réflexive : ses modèles explicatifs doivent s’appliquer à
la sociologie elle-même.”

75. Vinck D. (1991), Gestion de la recherche – Nouveaux problèmes, nou-


veaux outils, Ed. De Boeck Université, Bruxelles, p. 13.
76. Bloor D. (1982), Sociologie de la logique – Les limites de l’épistémo-
logie, Éditions Pandore, Paris, p. 8.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 51

Pour Callon, le principe de symétrie constitue le point de rup-


ture entre la nouvelle sociologie des sciences et la sociologie clas-
sique. “Il a symbolisé le passage d’une sociologie des sciences qui
ne s’intéressait qu’à l’institution scientifique (ses normes, ses
dispositifs d’incitation, ses formes de communication) à une socio-
logie des connaissances soucieuse des contenus. (…) En relisant
aujourd’hui le livre de Bloor, on est frappé par un réductionnisme
sociologique, à vrai dire insupportable. Mais il a apporté une idée
capitale : celle de symétrie. Ce principe invite l’historien ou le
sociologue à reconstruire toutes les épreuves, qu’elles soient scien-
tifiques ou non, qui assurent le succès d’une théorie, en suivant
arguments et contre-arguments, expériences et contre-expériences,
de manière à laisser aux acteurs tout l’espace et toutes les straté-
gies dont ils ont besoin pour convaincre ou être convaincus. Le
principe ne conteste pas qu’une asymétrie entre la théorie qui
s’impose et celle qui est éliminée ne finisse par prévaloir. Il ne met
pas la raison en péril, puisque son seul but est de conduire à une
meilleure compréhension de la raison en action 77.”
Le terrain d’étude privilégié des sociologues du programme
fort est celui des controverses scientifiques. Celles-ci révèlent tous
les éléments non scientifiques qui sont constitutifs des débats
scientifiques – constitutifs et non pas sous-jacents, comme auraient
dit des sociologues du programme classique. La résolution de ces
controverses est expliquée en dernière instance par des facteurs
anthropologiques et sociaux, ce qui permet de déduire que la
science est socialement construite. Par la suite, ce terrain d’étude a
été étendu, essentiellement par l’école française (Madeleine
Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Dominique Vinck) et l’école
hollandaise (Wiebe Bijker, Arie Rip), aux controverses technolo-
giques, en s’écartant parfois de manière significative du relati-
visme radical du programme fort, singulièrement chez les cher-
cheurs (Akrich, Bijker, Rip, Vinck, notamment) qui ont préféré
traiter des problèmes actuels de la recherche et de l’innovation
plutôt que de ferrailler continuellement avec les épistémologues
sur les interprétations de diverses anecdotes de l’histoire des scien-
ces.

77. Callon M. (1998), Défense et illustration des recherches sur la science,


dans Jurdant B. (Ed.), Impostures scientifiques : les malentendus de l’affaire
Sokal, Alliage n° 35-36, Éditions La Découverte, Paris, automne 1998, pp. 255-
256.
52 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

De même, certains constructivistes reconnaissent que


“l’explication par le social n’est pas pleinement satisfaisante. Elle
ne permet pas de comprendre la stabilité dans l’espace et dans le
temps de certains produits scientifiques. Si leur production
s’explique par une conjonction locale de facteurs sociaux, on ne
voit pas pourquoi ces produits se maintiendraient alors que les
conditions changent. C’est ici une des principales difficultés ren-
contrées par le relativisme. Le social seul ne suffit pas à faire tenir
les énoncés et les objets scientifiques 78.” Prenant la défense de
Latour lors de “l’affaire Sokal”, Isabelle Stengers s’indigne du
procès en relativisme qui lui est intenté : “Je n’arrive plus à imagi-
ner ce que Bruno Latour devrait faire pour qu’on (la rumeur ou les
collègues malveillants) cesse de lui imputer la thèse selon laquelle
les sciences relèveraient d’une simple causalité sociale, culturelle
ou politique 79.”

II. Les théories constructivistes de l’innovation


technologique
Le principe de symétrie de Bloor est un lien de filiation di-
recte entre le programme fort de sociologie des sciences et le
constructivisme social appliqué aux technologies. La sociologie
constructiviste de l’innovation technologique se base une concep-
tion élargie du principe de symétrie, qui comporte cinq aspects 80 :
– le principe de symétrie de Bloor proprement dit, qui concerne
la symétrie de l’explication, quel que soit le résultat : réussite
ou échec de l’innovation, efficacité ou inefficacité de la tech-
nologie ;
– le principe de symétrie dans le compte rendu des aspects
techniques et des aspects sociaux, introduit par Callon et La-
tour pour rendre compte dans les mêmes termes des causes

78. Vinck D. (1991), op. cit., p. 16. Dans le même ordre d’idées, Dubois dis-
tingue à ce sujet le programme fort, au sens strict (Bloor, Barnes, Pickering,
Pinch), et le socioconstructivisme (Callon, Latour, Knorr-Cetina, Woolgar). Cette
distinction est sans doute pertinente dans le cadre de la sociologie des sciences,
mais elle nous conduit à une complication inutile pour comprendre la sociologie de
l’innovation technologique (Dubois M., 2001, op. cit. pp. 27-35).
79. Stengers I. (1998), La guerre des sciences : et la paix ?, dans Jurdant B.
(1998), op. cit., p. 270.
80. Vinck D. (1995), op. cit., pp. 196-200. Les cinq principes expliqués par
Dominique Vinck constituent un résumé didactique des règles de méthode expo-
sées par Bruno Latour dans La science en action, Folio Essais, Gallimard, Paris,
1995 (première édition chez La Découverte en 1989).
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 53

sociales et des causes naturelles ou techniques, puisque celles-


ci ne préexistent pas à celles-là ;
– le principe de symétrie dans le traitement du discours des
acteurs, qu’il s’agisse de discours sur la technologie ou sur la
société (principe d’agnosticisme) : si les savoirs sur la nature
ou la technique, d’une part, et sur la société, d’autre part, sont
aussi incertains les uns que les autres, on ne peut pas leur faire
jouer des rôles différents dans l’analyse ; le sociologue n’est
pas seul habilité à tenir des discours sur la société, pas plus
que le scientifique n’est seul habilité à tenir des discours sur la
science et la technique ;
– le principe de symétrie entre humains et non humains (appelés
“actants” plutôt que “acteurs”), également introduit par Callon
et Latour : les entités non humaines et les dispositifs mis en
place pour les représenter exercent eux aussi des effets sur les
productions techniques et scientifiques ;
– le principe d’agnosticisme et d’impartialité dans
l’enregistrement des circonstances, des situations et des évé-
nements qui constituent les facteurs contingents à la problé-
matique étudiée.
Les deux derniers points sont loin de faire l’unanimité parmi
les socioconstructivistes. Barnes et Bloor, notamment, n’acceptent
pas le principe de l’assimilation entre actants humains et non
humains, pas plus que l’agnosticisme par rapport aux situations
étudiées. C’est ce qui poussera Bloor à écrire en 1999 un article
remarqué, intitulé Anti-Latour 81.
Deux théories socioconstructivistes seront présentées ici : la
théorie de la traduction et de l’acteur réseau, élaborée par Callon,
Latour et l’équipe du CSI à Paris, qui a incontestablement le plus
grand retentissement ; le modèle SCOT (social construction of
technology), appelé aussi modèle du “tissu sans couture”, dû à
Bijker et Pinch. Une troisième approche sera évoquée plus briève-
ment : l’anthropologie ou ethnographie des techniques, qui est
assez voisine de la théorie de la traduction et de l’acteur réseau.

1. La théorie de la traduction et de l’acteur réseau :


Michel Callon, Bruno Latour
La théorie élaborée par Callon et Latour se réfère à quelques
concepts auxquels ces auteurs donnent une signification très parti-

81. Bloor D. (1999), Anti-Latour, in Studies in History and Philosophy of


Science, n° 30/1, March 1999, pp. 81-112.
54 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

culière, notamment le concept de traduction et le concept de ré-


seau. Afin d’alléger cet exposé d’une longue série de définitions
préalables, nous allons décrire cette théorie en montrant quelle est
la procédure à suivre pour l’appliquer, et définir au fur et à mesure
les concepts nécessaires 82.
La première étape est celle de l’analyse du contexte, qui
consiste à repérer les acteurs (humains) et les actants (non hu-
mains) en présence, à discerner leurs intérêts et leurs enjeux. Cha-
que acteur cherche à se rendre indispensable, c’est-à-dire à se
trouver sur le chemin des autres. La particularité de la théorie de
Callon et Latour est qu’elle ajoute au repérage des acteurs
l’ensemble des choses non humaines qui se glissent dans les chaî-
nes liant les acteurs et qui font tenir ces chaînes : un produit, un
instrument de laboratoire, une machine, un outil technique, un
budget, etc.
La deuxième étape est celle de la problématisation. Dès le dé-
but d’un projet technologique ou scientifique, les acteurs tentent de
définir leurs territoires, de tracer des frontières entre ce qui consti-
tue le problème à résoudre et ce qui est en dehors, entre ce qui est
supposé connu ou non. Ils établissent des liens entre les différentes
dimensions du projet, notamment les dimensions scientifiques,
techniques, sociales et économiques. Le résultat de cette démarche
est la formulation du problème à traiter, sous une forme qui permet
la convergence des acteurs impliqués, mais souvent à un niveau de
généralité assez élevé par rapport aux positions singulières en
présence. Cette mise en mouvement des positions singulières
s’opère à travers un processus de traduction, c’est-à-dire une
relation symbolique qui transforme un énoncé problématique
particulier dans le langage d’un autre énoncé particulier. Les ac-
teurs traduisent ainsi un problème dans un autre, ce qui permet de
faire converger des acteurs ou des actants opérant dans des regis-
tres distincts. Des chaînes de problématisation et de traduction se
construisent, qui sont en même temps des chaînes d’acteurs. Du
processus de problématisation émerge un acteur (humain ou non
humain) qui s’impose comme traducteur, dans la mesure où il se
rend indispensable aux autres. Le processus de traduction permet

82. Cette présentation s’inspire de Amblard H., Bernoux Ph., Herreros G.,
Livian Y-F. (1996), Les nouvelles approches sociologiques des organisations,
Seuil, Paris, pp. 155-167, ainsi que des ouvrages déjà cités de Patrice Flichy
(Flichy P., 1995, op. cit., pp. 90-109) et Dominique Vinck (Vinck. D., 1995, op.
cit., pp. 200-223).
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 55

non seulement de construire les convergences et les consensus


explicites, mais aussi de repérer les points de controverses et les
dimensions cachées des débats.
La troisième étape détermine un point de passage obligé, que
le traducteur impose aux autres acteurs et qui indique les détours à
consentir et les alliances à sceller pour résoudre le problème. C’est
le point de passage obligé qui stabilise la convergence et à partir
duquel se crée un réseau, c’est-à-dire une forme de méta-
organisation rassemblant des acteurs et des actants mis en intermé-
diation les uns avec les autres.
La quatrième étape est celle de l’intéressement et de
l’enrôlement. Il s’agit de concrétiser et de faire fonctionner le
réseau d’alliances construit à l’étape précédente. Les acteurs qui
maîtrisent la chaîne de traduction mettent en place des dispositifs
d’intéressement, de manière à détourner les autres entités de leurs
objectifs et à les faire passer par le point de passage obligé.
L’argumentation scientifique est un dispositif d’intéressement
parmi d’autres, ainsi que toutes les autres formes de capteurs :
discours prosélytes, dispositifs de circulation de l’information,
transactions financières, appropriations d’objets, etc. Après
l’intéressement vient l’enrôlement, c’est-à-dire l’attribution d’un
rôle à chacun des acteurs dans le réseau d’alliances. Avoir un rôle,
c’est trouver du sens et de l’intérêt à la construction d’un réseau.
Pour étendre l’enrôlement, il faut mobiliser de nouveaux alliés ;
mobiliser signifie à la fois déplacer et enrôler. C’est ici
qu’intervient le concept de porte-parole. Un porte-parole
s’exprime au nom d’une ou plusieurs entités du réseau et font taire
celles-ci. Les porte-parole permettent de simplifier le réseau
d’alliances, de réduire la longueur des chaînes de traduction. Cal-
lon reprend aux sociologues conventionnalistes (Thévenot) la
notion d’investissement de forme, c’est-à-dire l’investissement
consenti par un acteur traducteur pour substituer à des entités
nombreuses et difficilement manipulables, un ensemble
d’intermédiaires moins nombreux, plus homogènes et mieux
contrôlables 83. Des unités de recherche qui s’expriment d’une
seule voix, des associations d’usagers ou de professionnels, des
représentations statistiques ou graphiques d’une réalité observée
sont des exemples d’investissements de forme.

83. Callon M. (1989), La science et ses réseaux – Genèse et circulation des


faits scientifiques, Éditions La Découverte, Paris, pp. 87-88.
56 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

La cinquième étape, décisive, est celle de la constitution de


l’acteur réseau. Le processus décrit jusqu’ici donne naissance à
des imbrications hétérogènes d’acteurs et d’actants, de dispositifs
techniques et de connaissances incorporées dans des individus ou
des organisations. Lorsqu’un réseau ainsi constitué se met à agir
comme un acteur, Callon le nomme acteur réseau. La recherche
scientifique et le développement technologique consistent à établir
des réseaux qui, confortés par l’intéressement, l’enrôlement et la
mobilisation, deviennent eux-mêmes des acteurs. Un acteur réseau
étend son emprise de deux manières. D’une part, le réseau se
rallonge, à la fois par la multiplication des entités qui le composent
et par le positionnement stratégique de celles-ci. Le rallongement
du réseau le solidifie à condition que les procédures
d’intéressement, d’enrôlement et d’investissement de forme (porte-
parole) soient également appliquées aux entités nouvelles. D’autre
part, l’acteur réseau cherche à créer des irréversibilités, en détrui-
sant à son profit certaines chaînes de traduction préexistantes.
Toutefois, aussi robustes soient-ils, les réseaux sont des construc-
tions fragiles, qui peuvent s’effondrer : les porte-parole sont reje-
tés, de nouvelles traductions détournent les acteurs du point de
passage obligé, les actants résistent au rôle qui leur est imposé, des
retournements d’alliances se produisent. La stratégie de l’acteur
réseau est de se prémunir de ces risques en créant des liens irréver-
sibles.
L’acteur réseau permet de passer à la sixième étape, qui est la
construction des asymétries. C’est précisément cette construction
de l’asymétrie finale qui préoccupe le chercheur qui veut arriver à
une théorie meilleure que les autres, ou l’ingénieur qui vise la
réussite d’une innovation ou la mise au point d’une solution tech-
nique plus efficace que les solutions concurrentes. Un point clé de
la théorie constructiviste est qu’une asymétrie finale est le produit
de l’empilement contingent (c’est-à-dire dépendant du contexte) de
multiples petites asymétries, qui résultent d’une mobilisation
adéquate des ressources par un acteur réseau, sans qu’il faille faire
intervenir de grandes explications causales. Des ressources concen-
trées dans un réseau en quelques lieux essentiels permettent de
créer des asymétries durables.
Le tableau 1 illustre la théorie de la traduction et de l’acteur
réseau à travers un cas concret : la conception du premier Mac
chez Apple, d’après le récit et l’interprétation de Akrich, Callon et
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 57

Latour 84. Cet exemple ne permet pas d’illustrer la totalité des


concepts exposés, mais au moins une bonne partie.

Tableau 1
Théorie de la traduction et de l’acteur réseau :
le cas de la conception du Mac d’après Akrich, Callon et Latour

Analyse du contexte Volonté des informaticiens d’Apple de créer


un nouveau micro-ordinateur bon marché et
facile d’emploi. Besoin de la firme Apple de
trouver une niche sur le marché. Nécessité
pour les ingénieurs de fabrication d’automa-
tiser la production pour diminuer les coûts.
Problématisation, traduction Traduction de l’objectif initial : volonté de
créer un objet technique original, en rupture
avec les micro-ordinateurs précédents (pre-
mière expression de la convergence). Chaîne
de traduction qui conduit à des spécifications
plus précises : diminution du nombre de
cartes de circuits intégrés à enficher, bus plus
rapide, etc.
Point de passage obligé, Convergence vers une machine compacte et
création d’un réseau intégrée. Problèmes techniques reformulés en
fonction de cette convergence. Mise en
réseau des spécialistes en microélectronique,
en interfaces, en logiciel et en fabrication.
Intéressement, enrôlement, Création d’une équipe de conception soudée,
porte-parole, investissement multidisciplinaire, compacte et intégrée, à
de forme l’image de l’objet technique qu’elle cherche à
inventer. L’objet devient le porte-parole de
ses concepteurs.
Constitution de l’acteur réseau L’homomorphisme entre l’équipe de concep-
tion et l’objet à concevoir agit comme un
acteur réseau. Extension du réseau d’alliances
aux périphériques du Mac (contrôleur de
souris, écran et lecteur de disquette intégrés),
aux ateliers de fabrication et aux responsables
du marketing (nouveaux acteurs et nouveaux
actants).

84. Akrich M., Callon M., Latour B. (1991), A quoi tient le succès des inno-
vations ?, dans Vinck D. (1991), op. cit., pp. 25-76. Publication reprise de la revue
Gérer et comprendre, n° 11-12, 1988.
58 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Construction de l’asymétrie La création de l’objet technique crée un choix


finale irréversible, qui écarte tout retour aux autres
scénarios possibles. L’irréversibilité est
confortée par la mise au point d’un système
d’exploitation propre à la machine, mais
dérivé de systèmes d’exploitation existants
(pour ne pas se couper des possibilités ulté-
rieures de développement).

Malgré son degré de sophistication élevé, la théorie de la tra-


duction et de l’acteur réseau s’appuie sur un grand nombre
d’études empiriques, qui constituent d’ailleurs une collection très
hétéroclite. La lecture des Petites leçons de sociologie des sciences
ou de La science en action 85 laissent l’impression d’un inventaire
assez disparate. On y trouve pêle-mêle la chatière de Gaston La-
gaffe, la clé de Berlin, les tribulations d’un chef de laboratoire de
biotechnologie en Californie, l’échec d’un projet de métro léger
automatisé, la rivalité entre Pasteur et Pouchet, la représentation de
la perspective dans la peinture des 16ème et 17ème siècles, sans
oublier la référence à une des études fondatrices de la théorie de
l’acteur réseau : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des
marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc, où le mollusque est
élevé au rang d’actant 86.
Ce serait toutefois faire une grande injustice à l’école française
du socioconstructivisme de l’assimiler à quelques historiettes
popularisées par Latour. Le Centre de sociologie de l’innovation a
produit de nombreux autres travaux, hélas moins médiatisés, dont
la portée symbolique et politique est d’une autre nature : des analy-
ses du système de recherche et développement en France et en
Europe, des études concrètes sur la constitution de réseaux dans les
activités scientifiques, des contributions originales à l’étude des
politiques de santé publique, par exemple 87.

85. Latour B. (1996), Petites leçons de sociologie des sciences, Points /


Sciences, Seuil, Paris.
Latour B. (1995), La science en action, Folio Essais / Gallimard, Paris.
86. Callon M. (1986), Éléments pour une sociologie de la traduction : la
domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de
Saint-Brieuc, dans L’année sociologique, PUF, Paris.
87. Voir le site du Centre de sociologie de l’innovation :
http://www.csi.ensmp.fr
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 59

2. Le modèle de construction sociale de la technologie (SCOT) :


Wiebe Bijker, Trevor Pinch
L’approche théorique développée par Wiebe Bijker, de
l’Université de Maastricht, et Trevor Pinch, de l’Université de
Cornell, est beaucoup moins sophistiquée que celle de Callon et
Latour et certainement plus proche des catégories conceptuelles
utilisées habituellement par les sociologues. Bijker et Pinch consi-
dèrent à la fois que la technologie est une production de la société
et que la société est transformée par la technologie, puisque celle-
ci incorpore des choix sociaux. La technique et le social forment
un continuum, un “tissu sans couture”, pour reprendre une expres-
sion de ces deux auteurs. Le développement technologique est
interprété comme un processus de variabilité et de sélection, fa-
çonné par des groupes sociaux.
Le modèle SCOT a été théorisé pour la première fois dans un
ouvrage collectif édité par Bijker et Pinch 88, puis affiné quelques
années plus tard par Bijker 89. Il fournit un cadre méthodologique
pour étudier un problème de technologie et d’innovation, dont la
mise en œuvre comporte trois étapes.
La première étape consiste à développer la flexibilité interpré-
tative face aux différentes composantes du problème ou de la
controverse à résoudre. Le chercheur doit identifier comment
chaque groupe social concerné construit sa propre grille
d’interprétation et ses propres représentations des solutions techni-
ques envisageables. C’est ici qu’intervient la notion de groupe
social pertinent. Un groupe social pertinent est celui qui adhère à
une même représentation des problèmes et solutions techniques. Il
peut s’agir non seulement de groupes parmi les concepteurs de la
technologie, mais aussi de divers groupes qui sont partie prenante
dans le problème à résoudre (stakeholders), ou encore de groupes
d’utilisateurs potentiels. Selon Bijker, un groupe social pertinent se

88. Pinch T., Bijker W. (1987), The social construction of facts and arti-
facts : how the sociology of science and the sociology of technology may benefit
each other, in Bijker W., Hughes T., Pinch T., The social construction of techno-
logical systems – New directions in the sociology of technology, MIT Press,
Cambridge (MA).
89. Bijker W. (1995), Of bicycles, bakelites and bulbs : towards a theory of
sociotechnical change, MIT Press, Cambridge (MA). Le titre curieux de cet
ouvrage provient de ce que Bijker s’y appuie sur trois études empiriques : la
naissance de la bicyclette, l’invention de la bakélite et la mise au point du tube
fluorescent pour l’éclairage. Il se réfère aussi à trois études complémentaires
portant sur l’aluminium, le métier à tisser de Sulzer et le transistor.
60 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

définit non pas à partir de critères relatifs à sa composition ou sa


position sociale, mais par le fait qu’il partage une même grille
d’interprétation du problème à résoudre et des solutions envisagea-
bles 90.
Bijker introduit aussi la notion de cadre technologique, qui
désigne l’ensemble des concepts et des techniques qu’un groupe
social pertinent utilise pour la formulation du problème. Un cadre
technologique comprend non seulement les solutions techniques
qui ont la préférence du groupe, mais aussi d’autres éléments : les
objectifs à poursuivre, les stratégies de résolution de problèmes, les
exigences à satisfaire pour élaborer des solutions, les connaissan-
ces explicites ou tacites, les procédures de test, les pratiques des
utilisateurs, les fonctions de substitution des objets techniques. Il
existe toujours plusieurs cadres technologiques possibles pour un
problème donné. Chaque groupe social pertinent développe son
cadre technologique de référence, mais celui-ci ne lui appartient
pas en propre : il peut être partiellement partagé par d’autres grou-
pes sociaux, il peut aussi évoluer au fur à mesure que les interac-
tions entre groupes sociaux s’intensifient et que la controverse
s’étoffe. Les cadres technologiques permettent de cartographier les
relations entre les groupes sociaux pertinents, les problèmes et les
solutions. Par ailleurs, il existe différents degrés d’inclusion d’un
groupe social pertinent dans un cadre technologique. Certains
groupes sont fortement inclus, ils défendent le cadre technologi-
que ; d’autres sont plus faiblement inclus, ils peuvent s’en détacher
au bénéfice d’autres cadres technologiques, ou favoriser des solu-
tions de compromis. Le degré d’inclusion peut également varier,
pour un même problème, d’un pays à l’autre ou d’une région à
l’autre, en fonction de spécificités culturelles ou politiques.
Au terme de cette première étape, on se trouve face à une va-
riabilité (ou flexibilité) interprétative plus ou moins large. La
seconde étape est celle de la sélection, ou plus exactement, selon
les termes de Bijker et Pinch, de la stabilisation et de la clôture de
la controverse. À ce stade, plusieurs cas de figure sont possibles :
– Aucun groupe social pertinent ne domine. L’interaction entre
les groupes ne réduit pas la variabilité interprétative. Dans ce
cas, les plus habiles parmi les groupes sociaux pertinents
chercheront à enrôler de nouveaux groupes, ce qui permettra

90. Bijker W. Pinch T. (2002), SCOT answers : other questions, in Techno-


logy and Culture, n° 43, Sage Publ., London.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 61

de déplacer le problème et de modifier les cadres technologi-


ques, puis de basculer dans un des deux cas de figure suivants.
– Un groupe social pertinent prend le dessus et impose son
cadre technologique. Ici les différences entre acteurs forte-
ment ou faiblement inclus jouent un rôle important. Le groupe
qui acquiert une position dominante cherche à en rallier
d’autres à son cadre technologique, quitte à élargir celui-ci.
– Plusieurs groupes sociaux pertinents entrent en conflit pour
imposer leur cadre technologique. Dans cette situation, des
facteurs contextuels extérieurs peuvent avoir une influence
décisive sur le rapport de forces. Le plus souvent, aucun
groupe ne parvient à s’imposer. La stabilisation se produit ou
bien par un amortissement du conflit dans des compromis, ou
bien par un déplacement du problème qui modifie les intérêts
des acteurs en présence.
Bijker et Pinch ajoutent qu’une controverse peut se clôturer de
deux manières : clôture rhétorique ou clôture pratique. La clôture
rhétorique se produit quand le problème n’est pas résolu, mais
éliminé. On peut arriver à ce type de clôture quand, au terme du
processus d’interaction, un groupe social pertinent réussit à
convaincre les autres que le problème n’existe plus. La clôture
pratique désigne un mécanisme de déplacement de la formulation
du problème, qui permet de rencontrer les intérêts de tous les
acteurs en présence autour d’une solution stabilisée. La flexibilité
interprétative se restreint progressivement et un cadre technologi-
que s’impose.
La troisième et dernière étape consiste à relier les groupes so-
ciaux pertinents, les cadres technologiques et les mécanismes de
clôture à l’ensemble de la société. Bijker et Pinch ne donnent pas
beaucoup d’indications méthodologiques sur ce point. Ils se bor-
nent à souligner l’importance des utilisateurs, qui poursuivent le
travail d’innovation : ils modifient le produit, inventent de nou-
veaux usages et développent de nouvelles compétences. Un de
leurs exemples préférés, celui de l’invention du vélo, met facile-
ment en évidence la transformation d’un objet technique au fur et à
mesure que ses usages se répandent. Le tableau 2 illustre les
concepts du modèle SCOT dans un des cas mis en avant par Bij-
ker, celui des lampes fluorescentes 91.

91. Il s’agit de ce que nous appelons improprement “tubes néon” – le néon


n’est présent qu’à faibles traces, pour amortir la décharge dans la vapeur de
mercure.
62 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Tableau 2
Modèle SCOT : le cas de l’éclairage fluorescent aux États-Unis,
d’après Bijker et Pinch

Problématique Le groupe Mazda, qui occupe une position dominante sur


le marché des lampes électriques, veut introduire un
nouveau modèle de tubes fluorescents, qui suscite
l’opposition des producteurs d’électricité, emmenés par
General Electric.
Groupes sociaux Le groupe d’entreprises Mazda et ses alliés, qui veulent
pertinents imposer les nouvelles lampes pour renforcer leur position
commerciale, notamment face à Philips.
Les producteurs d’électricité, qui craignent un effondre-
ment de leur marché dû à la faible consommation des
nouvelles lampes et ont le pouvoir de réglementer leur
usage.
Les fabricants indépendants d’éclairage, fatigués du coût
excessif des licences d’exploitation du groupe Mazda.
Les fabricants de fixations pour lampes,confrontés à un
nouveau standard.
Deux sous-groupes parmi le grand public : les décora-
teurs et les ménagères, inquiets vis-à-vis du type de
lumière émis par les lampes fluorescentes (lumière crue,
froide, qui altère les couleurs).
Les consommateurs, qui souhaitent alléger leur facture
d’électricité.
Cadres Le cadre technologique promu par Mazda : des lampes
technologiques fluorescentes à très faible consommation et à haut rende-
ment, d’une luminescence comparable aux lampes à
filament, mais avec un spectre lumineux différent (domi-
nance des raies vertes et jaunes du spectre du mercure)
Le cadre technologique défendu par General Electric : les
lampes à incandescence, qui assurent une consommation
soutenue et un éclairage conventionnel.
Flexibilité Deux groupes dominent, ils essaient d’attirer les autres
interprétative dans leur cadre technologique, mais aucune solution ne
parvient à s’imposer. Ces groupes essaient de prendre en
otage les groupes du public.
Clôture et Lors d’une conférence organisée conjointement par
stabilisation Mazda et General Electric, un accord est conclu pour
concevoir une lampe fluorescente à haute luminescence,
avec une consommation électrique plus faible que les
lampes à filament, mais plus élevée que le projet initial.
Une correction du spectre lumineux est permise par une
nouvelle substance fluorescente qui recouvre l’intérieur
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 63

des tubes. La conception de la fixation des tubes est


modifiée. Ces déplacements du problème permettent de
trouver un compromis, qui emprunte des éléments aux
deux principaux cadres technologiques. Les fabricants
indépendants, faiblement inclus dans l’un ou l’autre
cadre, se rallient au compromis.
Lien avec La lampe fluorescente issue de cet amalgame d’intérêts
l’ensemble de la dominera les marchés jusqu’au lendemain des chocs
société pétroliers de 1973-1975, qui favoriseront une nouvelle
catégorie de lampes à basse énergie.

Bijker explique comment la question du pouvoir est prise en


compte dans son modèle d’analyse. Il part d’une définition du
pouvoir formulée par Giddens : la capacité transformative
d’exploiter les actions des autres conformément à ses finalités à
soi. Le pouvoir comporte deux facettes. “Le pouvoir sémiotique est
un ensemble de significations, qui ressort de la manière dont les
faits, les artefacts, les acteurs, les pratiques et les rapports sociaux
sont articulés dans les cadres technologiques. C’est l’ordre appa-
rent des choses considérées comme bien établies. L’autre facette
est la micropolitique du pouvoir, qui décrit comment la variété des
pratiques transforme et structure les agissements des acteurs. Il en
résulte une structure sémiotique spécifique, qui agit en retour sur la
micropolitique. Ces deux facettes du pouvoir sont à l’œuvre dans
le processus de clôture et de stabilisation. La clôture, c’est-à-dire la
réduction de la flexibilité interprétative, intervient comme le résul-
tat d’actions micropolitiques hétérogènes, pour fixer les significa-
tions et constituer un premier pas dans la création d’un pouvoir
sémiotique. Les pas suivants sont effectués lors de la continuation
du processus de stabilisation. Lors de la clôture, le cadre technolo-
gique joue un double rôle : en tant que cage, il enferme ceux qui en
font partie et il exerce sur eux un pouvoir sémiotique ; en tant que
ressource stratégique pour résoudre des problèmes, il leur prête un
pouvoir micropolitique 92.”
Ici, le modèle SCOT prend nettement ses distances avec la
théorie de l’acteur réseau. Alors que Callon et Latour prônent
l’agnosticisme, c’est-à-dire l’absence totale de parti pris par rap-
port aux stratégies des acteurs et aux rapports de forces, Bijker

92. Pollack N., Stokes C. (1996), Designing technology at the conference ta-
ble, Review of Bijker’s book “Of bicycles, bakelites, and bulbs”, in EASST Re-
view, vol. 15 n° 1, European Association for the Study of Science and Technology,
March 1996.
64 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

reconnaît que la définition des groupes sociaux pertinents constitue


un engagement du chercheur dans la problématique étudiée. La
volonté d’élargir le nombre de groupes sociaux pertinents, afin d’y
inclure des minorités ou des groupes dont les points de vue sont
négligés par les autres, est un autre parti pris, à la fois méthodolo-
gique et politique. Dans certains écrits récents, Bijker qualifie son
modèle de constructivisme politique plutôt que constructivisme
social.
Bijker prône par ailleurs l’engagement politique du chercheur.
Pour lui, face aux controverses technologiques actuelles, la voie à
suivre n’est pas de se retrancher derrière les études sur la politique
de la science et de la technologie, mais de s’immerger dans les
controverses et de s’allier avec les intérêts d’un groupe social
spécifique. Il plaide pour une approche politique de la technologie,
qui devrait être “émancipatoire plutôt qu’instrumentale” et qui
viserait à “politiser les choix technologiques plutôt que de les
pacifier”, à “problématiser plutôt qu’absoudre” 93. S’exprimant
récemment sur l’utilité des études constructivistes sur la science et
la technologie, Bijker constate qu’au cours des dernières années,
ces études ont produit de nombreux points de vue perspicaces sur
le processus de construction de la connaissance scientifique et de
développement technologique. “Mais en même temps, la plupart de
ces travaux ne traitent pas des conséquences normatives, politiques
et pratiques de cette perspicacité. Pour le dire plus fermement : la
plupart des chercheurs ne se posent pas la question de savoir que
faire de leurs résultats. L’agenda des recherches constructivistes a
été trop largement ignorant des enjeux politiques et éthiques liés à
l’application de la perspective constructiviste 94.”

3. L’approche ethnographique du monde social des techniques :


Madeleine Akrich, Dominique Vinck
Tout en se situant dans la perspective générale tracée par Cal-
lon et Latour, certaines études constructivistes se situent en marge
de la théorie de la traduction et de l’acteur réseau. Elles cherchent
moins à établir un modèle théorique qu’à proposer des méthodolo-
gies pour des études de terrain. C’est le cas d’une série de travaux
qui se réfèrent à l’anthropologie ou l’ethnographie des techniques.
Il s’agit d’études de cas, menées dans des laboratoires ou des

93. Bijker W. (1995), op. cit., p. 280.


94. Bijker W. (2002), The need for critical intellectuals : a space for STS,
Contribution to NSF-911 workshop at MIT, Boston (Ma), 16 March 2002.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 65

bureaux d’études, ou encore dans des situations particulières


d’usages d’objets techniques. Elles s’appuient sur un ensemble de
méthodes de travail de terrain : observation participative, analyse
de comptes rendus, reconstitution de récits d’innovation, analyse
du langage, etc.
Vinck utilise l’expression ethnographie du monde social des
techniques pour décrire ce type de méthodologie, dont il précise les
objectifs : “Notre projet ethnographique prend en compte l’action
locale avec et par les objets intermédiaires, y compris dans leur
dimension physique. Nous avons fait l’hypothèse que l’objet ne se
réduit ni au social ni à une double causalité technique et sociale. Le
compte rendu doit alors respecter la présence physique des objets,
sans les dissoudre dans le bain de la causalité sociologique ni dans
celui des analyses naturalistes ou structuralistes. Il saisit la techni-
que en lui restituant son épaisseur et sa contingence interaction-
nelle 95.”
C’est ainsi que Akrich a proposé une méthode de description
des objets techniques qui prend en compte le rôle de l’utilisateur
dans le processus de développement technologique. Akrich repro-
che aux modèles socioconstructivistes de s’arrêter au moment où
l’objet technique se stabilise (clôture chez Bijker et Pinch, stabili-
sation de l’acteur réseau chez Callon et Latour). Elle propose de
passer d’une sociologie de l’innovation à une sociologie des situa-
tions d’action dans lesquelles les usagers engagent les objets. Sa
méthode comporte trois phases 96 :
– Saisir l’objet technique à travers des épreuves : par exemple,
les situations de crise (pannes, incidents, problèmes de para-
métrage ou d’installation, etc.) ; les situations où l’objet est
perçu comme exotique, c’est-à-dire où un acteur rencontre un
objet qui n’appartient pas à son monde ; les situations
d’apprentissage.
– Décrire l’objet technique comme un scénario (script) matéria-
lisé. Ce script est composé d’une série de programmes ou sé-
quences d’action et contient une représentation de l’espace
d’usage de l’objet. Le script incorpore aussi une représenta-

95. Vinck D. (1999), Ingénieurs au quotidien – Ethnographie de l’activité de


conception et d’innovation, Presses Universitaires de Grenoble, p. 213.
96. Akrich M. (1993), Les objets techniques et leurs utilisateurs, dans Co-
nein B., Dodier N., Thévenot L., Les objets dans l’action – De la maison au
laboratoire, Raisons Pratiques, n° 4, 1993.
66 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tion de l’usager, de ses compétences et des divers usages qu’il


peut envisager.
– Opérer une dé-scription, c’est-à-dire dégager le script de
l’objet, faire prendre conscience aux utilisateurs de leur liberté
de souscrire ou non aux prescriptions inscrites dans les objets.
Dans un ouvrage où il rassemble et commente dix monogra-
phies détaillées sur le travail des ingénieurs dans des laboratoires et
des bureaux d’études, Vinck met en évidence certains points forts
de la méthode ethnographique 97. Celle-ci permet d’observer les
conventions tacites, les règles explicites et implicites, les codes et
les langages qui permettent aux ingénieurs de se comprendre et de
se coordonner. Elle conduit à l’identification d’actions ou de pha-
ses cruciales dans la conception d’un objet, où se cristallisent les
représentations des uns et des autres : les brouillons et esquisses, le
dessin industriel. Elle met en évidence que l’ensemble des
contraintes est rarement défini au début d’un projet et que les
concepteurs doivent faire exister des objets intermédiaires, réels ou
virtuels, qui facilitent l’expression des demandes et des contrain-
tes ; loin d’être des “ratés”, ces objets intermédiaires permettent de
saisir la complexité du processus de conception. Vinck en conclut
que cette approche ethnographique jette non seulement un autre
regard sur le métier d’ingénieur, mais aussi sur le rôle assigné par
la société aux objets techniques et l’influence que ceux-ci exercent
sur celle-là.

III. Les différentes critiques du constructivisme


Le socioconstructivisme radical fait l’objet de nombreuses cri-
tiques, que l’on peut classer en deux catégories. La première porte
sur les fondements philosophiques du constructivisme, c’est-à-dire
le programme fort de la sociologie des sciences, plus particulière-
ment le parti pris en faveur du relativisme et le principe de symé-
trie. Ces critiques relèvent essentiellement du domaine de
l’épistémologie et de la sociologie des sciences, elles concernent
fort peu les questions liées aux technologies. La seconde catégorie
rassemble des critiques relatives aux concepts et aux méthodes du
socioconstructivisme, notamment les concepts mobilisés par la
théorie de l’acteur réseau et la notion de tissu sans couture. Ici, la
critique émane de la sociologie, elle met en cause la représentation
de la société véhiculée par le constructivisme social.

97. Vinck D. (1999), op.cit., pp. 209-221.


Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 67

1. La remise en cause des fondements philosophiques du


constructivisme
Les critiques les plus acerbes des fondements philosophiques
du constructivisme se sont exprimées à l’occasion de la fameuse
“affaire Sokal”. En 1996, le physicien américain Alan Sokal réussit
à faire publier aux États-Unis, dans une revue très appréciée des
tenants du programme fort de la sociologie des sciences, un article
qui s’avère être un canular iconoclaste. L’objectif de Sokal était de
se moquer du jargon ésotérique et de certaines métaphores abusi-
ves de cette école sociologique. Un an plus tard, le livre de Alan
Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, organise
l’offensive contre la sociologie des sciences “post-moderne” et met
radicalement en cause le relativisme cognitif du programme fort,
plus particulièrement les théories défendues par Callon et La-
tour 98. Il suscite une violente polémique dans les milieux intellec-
tuels français, aussi bien dans la grande presse (Le Monde, Libéra-
tion) que dans des revues scientifiques (La Recherche, Actes de la
recherche en sciences sociales, Revue française de sociologie,
Alliage) – sans doute parce que, outre Latour, il s’attaquait aussi à
quelques célébrités françaises : Baudrillard, Deleuze, Guattari,
Irigaray, Kristeva, Lacan, Virilio. Pour éviter de rouvrir la polémi-
que 99, nous nous référerons principalement aux critiques des
fondements philosophiques du constructivisme qui ont été formu-
lées par d’autres auteurs, notamment le philosophe des sciences
Alan Chalmers et les sociologues Pierre Bourdieu, Michel Dubois
et Yves Gingras.
Sokal et Bricmont considèrent que le principe de symétrie de
Bloor, qui recommande de traiter de manière impartiale et symétri-
que la vérité ou la fausseté, la rationalité ou l’irrationalité, le suc-
cès ou l’échec d’une croyance, d’une connaissance ou d’une théo-
rie, est une forme de relativisme méthodologique et cognitif. Ils en
refusent les ambiguïtés : “S’il s’agit seulement de dire que nous
devons utiliser les mêmes principes généraux de sociologie et de
psychologie pour expliquer, en partie, les causes de n’importe
quelle croyance, indépendamment que nous la considérions comme

98. Sokal A., Bricmont J. (1999), Impostures intellectuelles, Éditions Odile


Jacob, 1997, réédition Livre de Poche, coll. Biblio / Essais, Paris.
99. Voir notamment Jurdant B. (éd.), Impostures scientifiques : les malen-
tendus de l’affaire Sokal, Alliage / La Découverte, Paris, 1998, ainsi que les deux
derniers chapitres du livre de Dubois M, La nouvelle sociologie des sciences, op.
cit., et la série d’articles parus dans le n° 297 de La Recherche, avril 1997.
68 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

vraie ou fausse, rationnelle ou irrationnelle, nous n’aurions pas


d’objection particulière à formuler. Mais si l’on affirme que seules
des causes sociales peuvent intervenir dans de telles explications –
et que ce que la nature est ne peut pas y contribuer – alors nous ne
pouvons qu’être en profond désaccord.” Ou encore : “Croire que
l’on peut expliquer le contenu d’une théorie scientifique sans faire
intervenir, même en partie, la rationalité de l’activité scientifique,
c’est éliminer a priori un élément de la réalité et, à notre avis, se
priver ipso facto de la possibilité d’une compréhension effective du
phénomène 100.”
Le sociologue français Michel Dubois partage cette critique
du relativisme cognitif, mais il souligne que Sokal et Bricmont
assimilent abusivement les thèses les plus provocatrices de Latour
à toutes les études socioconstructivistes. Ils s’enferrent dans le
piège tendu par Latour lui-même, qui suggère que seuls les cons-
tructivistes prennent véritablement en compte la dimension sociale
de la pratique scientifique, alors que la plupart des épistémologues
contemporains, ainsi que les sociologues qui se situent en dehors
du programme fort, s’accordent sur le fait que les seules explica-
tions internes à la science sont souvent très insuffisantes pour
comprendre la construction des connaissances 101.
Ce dernier argument est également relevé par le philosophe
des sciences australien Alan Chalmers, qui estime que les socio-
constructivistes s’attaquent à une vision traditionaliste et éculée du
positivisme scientifique 102. Afin de montrer l’importance des
facteurs sociaux dans la construction des connaissances, les socio-
constructivistes se donnent le beau rôle en se mettant eux-mêmes
en scène face à la position la plus conservatrice, qui rejette le
social. Si cette position traditionaliste est encore fréquente dans
certains discours politiques, y compris lorsqu’ils sont émis par des
scientifiques, elle n’a plus cours dans les sciences humaines.
Chalmers critique aussi l’interprétation que font les sociocons-
tructivistes du constat de la “sous-détermination des théories par
les faits”, également connu des philosophes sous le nom de thèse
de Duhem-Quine. La sous-détermination revient à constater que
les théories scientifiques sont insuffisamment déterminées par les
données empiriques. Les socioconstructivistes en déduisent que,

100. Sokal A., Bricmont J. (1999) op. cit., pp. 137 et 283.
101. Dubois M. (2001), op. cit., pp. 247-248.
102. Chalmers A. (1991), La fabrication de la science, La Découverte, Paris,
pp. 100-102.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 69

par conséquent, ce sont des facteurs sociaux qui conduisent à la


sélection d’une théorie parmi toutes celles qui pourraient être
compatibles avec les données. Chalmers réfute cette déduction. Il
estime que cette image de “peu de données face à de nombreuses
théories” ne correspond pas à la réalité du travail scientifique car,
face à des données problématiques, les chercheurs ont souvent le
plus grand mal à trouver ne serait-ce qu’une théorie prometteuse.
“Pour que des théories nouvelles soient compréhensibles, il n’y a
pas d’autre possibilité que d’utiliser les concepts existants, de les
modifier ou de les étendre par analogie avec d’autres concepts ; et
pour qu’elles aient une quelconque utilité, elles doivent offrir la
possibilité de nouvelles recherches. Les nombreux travaux qui
tentent d’analyser de telles notions en termes de simplicité (Pop-
per), de cohérence et de progressivité (Lakatos), ou de fécondité
(Laudan, Chalmers), montrent bien que la sous-détermination ne
peut être considérée comme menant nécessairement à
l’introduction dans la science de facteurs sociaux extrascientifi-
ques 103.”
Reprenant une argumentation du sociologue français
Raymond Boudon 104, Dubois stigmatise le fait que, d’un écrit à
l’autre, Callon et Latour affirment que les asymétries finales entre
théories rivales sont dues tantôt uniquement, tantôt principalement
à des causes sociales, selon l’opportunité de l’argumentation. Cette
position ambiguë leur permet d’adopter tantôt une attitude radicale,
quand il s’agit de passer à l’offensive contre ceux qui défendent
l’existence d’une rationalité intrinsèque à l’activité scientifique,
tantôt de se replier sur une position prudente quand leur radica-
lisme est pris en défaut 105. Dans un article souvent cité en tant que
position de référence de l’école sociologique de Bourdieu face au
socioconstructivisme, le sociologue canadien Yves Gingras ana-
lyse de nombreux articles de Callon, Latour, Law, Pickering, Pinch
et Woolgar, pour montrer que la position de principe la plus radi-
cale est systématiquement affirmée dans l’introduction et dans la
conclusion des articles, ainsi que dans les excursus polémiques,
mais que les développements empiriques manifestent souvent une

103. Chalmers A. (1991), op. cit., p. 103.


104. Boudon R. (1990), L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles
ou fausses, Fayard, Paris.
105. Dubois M. (1998), L’affaire Sokal : cultural studies et sociologie relati-
viste des sciences, dans la Revue française de sociologie, Presses Universitaires de
France, Paris, vol. 39 n° 3.
70 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

analyse plus nuancée 106. Gingras souligne que cette pratique du


double langage est constitutive de la rhétorique socioconstructi-
viste.
Dubois corrobore ce constat de Gingras, qu’il étoffe en distin-
guant trois niveaux d’ambiguïté dans les thèses socioconstructivis-
tes : rhétorique, logique et sociologique. Le premier niveau est
celui de cette rhétorique du double langage, oscillant entre le
radicalisme offensif et le repli défensif, entre l’affirmation du
relativisme et sa dénégation, entre la démarcation vis-à-vis de
Bloor et Barnes et l’adhésion aux principes du programme fort. Le
second niveau est lié à l’incompatibilité logique entre le relati-
visme et la réflexivité, que l’on peut résumer de la manière sui-
vante : le relativisme affirme qu’il n’existe aucun critère universel
de validation des énoncés scientifiques ; si cet énoncé est lui-même
considéré comme universellement valide, alors le relativisme est
sinon contradictoire, au moins non réflexif. Le troisième niveau
d’ambiguïté tient au caractère transitoire et instable du positionne-
ment du socioconstructivisme, entre sociologie et philosophie. Le
socioconstructivisme s’est constitué à la fin des années 70 comme
une sorte de “contre-culture académique”, tout à la fois en opposi-
tion avec l’épistémologie positiviste, l’idéologie scientiste et la
sociologie fonctionnaliste des sciences et des techniques. Dans
cette phase d’affirmation, le relativisme a été utilisé comme une
arme, il a permis de se frayer un chemin en terrain adverse. Au-
jourd’hui, le relativisme semble encombrant pour tous ceux qui
cherchent à renforcer l’institutionnalisation scientifique de ce qui
n’était naguère qu’une contre-culture 107.
Jusqu’ici, toutes les critiques se focalisent sur un aspect du so-
cioconstructivisme : le parti pris en faveur du relativisme cognitif.
D’autres critiques portent sur l’exagération du facteur social dans
les controverses.
Les controverses jouent un rôle de pivot dans l’argumentation
socioconstructiviste, tout s’articule autour d’elles. Si l’intérêt pour
l’étude des controverses scientifiques et technologiques est un
héritage incontestablement positif du programme fort, la manière
de traiter les controverses ne fait pas l’unanimité. La controverse
sur les controverses peut se résumer en une phrase : tous les fac-

106. Gingras Y. (1995), Un air de radicalisme – Sur quelques tendances ré-


centes en sociologie de la science et de la technologie, dans Actes de la recherche
en sciences sociales, n° 108, pp. 3-17.
107. Dubois M. (2001), op. cit., pp. 223-225.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 71

teurs sont-ils d’égale importance, ou bien certains sont-ils plus


importants que d’autres, et dans ce cas, sont-ce les facteurs sociaux
ou les facteurs épistémologiques ?
Selon Dubois, la focalisation sur les controverses conduit les
études socioconstructivistes à proposer une représentation assez
pauvre de la dynamique de construction des connaissances scienti-
fiques. Cette focalisation accorde une importance excessive à
l’analyse microsociale et néglige la dimension temporelle longue,
constitutive de l’activité de recherche. Elle sous-estime aussi les
interactions entre les laboratoires et les instances de jugement et de
contrôle qui donnent à la pratique scientifique sa dimension “trans-
contextuelle”. Elle laisse de côté un problème essentiel : la cons-
truction du consensus scientifique, c’est-à-dire l’explication du fait
que des connaissances construites simultanément dans des contex-
tes séparés et avec des contingences différentes peuvent
s’accumuler, se renforcer et déboucher sur des théories communé-
ment admises et universellement reconnues par la communauté
scientifique 108.
Gingras met l’accent sur d’autres faiblesses dans le statut pri-
vilégié attribué aux controverses. La narration des controverses
montre souvent que les choses auraient pu se passer autrement,
mais cette affirmation ne suffit pas à expliquer ce qui s’est effecti-
vement passé et pourquoi. “Insister sur la contingence de l’action
n’est en effet pas suffisant et ce qu’il faut expliquer, c’est le fait
que, dans des circonstances données, les marges de manœuvre des
agents sont relativement limitées. Le recours constant aux situa-
tions contrefactuelles n’indique pas ce qu’ils auraient pu faire
d’autre, mais seulement que nous pouvons maintenant imaginer
des solutions autres que celles auxquelles les agents sont parvenus
dans des circonstances historiques données 109.” Gingras souligne
aussi que cette insistance sur la contingence de l’action résulte du
choix de l’échelle d’observation microsociale. À ce niveau
d’analyse, on peut avoir l’impression que toutes les situations sont
différentes et qu’elles ne peuvent être saisies qu’à travers les inte-
ractions entre les acteurs, au détriment d’une analyse structurelle
des dynamiques de la production des savoirs. Le même auteur
s’interroge également sur la temporalité des controverses.
L’analyse socioconstructiviste d’une controverse s’arrête le plus
souvent au moment de la clôture et de la stabilisation. Or, une

108. Dubois M. (2001), op. cit., pp. 253-256.


109. Gingras Y. (1995), op. cit., p. 12.
72 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

controverse réputée clôturée dans le passé peut ressurgir des an-


nées ou des décennies plus tard, à la lumière de nouveaux éléments
empiriques ou de nouvelles théories. “Les débats, discussions et
décisions sont toujours localisés dans le temps et donc limités par
l’horizon de ce qui est pensable à ce moment-là 110.”

2. La critique sociologique du socioconstructivisme


Pas plus que dans le champ de la philosophie, le sociocons-
tructivisme ne fait l’unanimité dans le champ des sciences sociales.
Les reproches qui lui sont adressés concernent à la fois une cer-
taine confusion conceptuelle et une inadéquation des méthodolo-
gies utilisées.
Le socioconstructivisme prône l’indiscernabilité du social, de
la technique, du politique, du scientifique et de l’économique, dont
l’intrication omniprésente forme un “tout organique” (Callon), un
“tissu sans couture” (Bijker et Pinch). Deux interprétations de la
notion de tissu sans couture sont possibles. Dans le premier cas,
l’indiscernabilité est le résultat de l’interaction entre les facteurs
sociaux, technologiques, économiques, politiques et culturels,
distincts au départ, mais progressivement cousus ensemble lors du
processus de construction d’une technologie ou d’une connais-
sance scientifique ; c’est la signification donnée à l’expression de
tissu sans couture (seamless web) par Thomas Hughes, le premier à
avoir utilisé ce terme, à l’occasion d’une étude sur les réseaux de
distribution électrique aux États-Unis. Dans le second cas,
l’indiscernabilité est déclarée ontologique : les différents facteurs
et acteurs sont en soi indiscernables, tout est à la fois technique et
social, par nature ; l’indiscernabilité est la cause, et non pas le
résultat, du processus constructiviste (Callon, Latour).
Gingras critique cette indiscernabilité. Pour lui, ce n’est pas
parce que différents facteurs sont mêlés dans la réalité qu’on ne
peut pas les distinguer au niveau de l’analyse. Il s’agit d’ailleurs
d’un principe de base des sciences sociales. À la métaphore du
tissu sans couture, il oppose celle du gâteau au chocolat : une fois
cuits, les ingrédients deviennent parfaitement indiscernables ; pour
convaincre un incrédule qui ne verrait que l’homogénéité de la
pâte, il suffit soit d’analyser sa composition chimique et stoechio-
métrique, soit de fabriquer devant lui un autre gâteau. Pour Gin-
gras, l’indiscernabilité ontologique du social et de la technique

110. Gingras Y. (1995), op. cit., p. 15.


Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 73

n’est pas tenable. Il montre d’ailleurs que les articles des auteurs
socioconstructivistes, tout en affirmant l’indiscernabilité,
s’empressent d’établir des catégories d’acteurs et de distinguer des
facteurs explicatifs de nature différente, puis les font à nouveau
disparaître derrière les relations qui se nouent entre acteurs et
facteurs. Identités et relations sont confondues. Gingras propose
une “interprétation charitable” de cette confusion conceptuelle : les
auteurs socioconstructivistes ne veulent pas vraiment dire que
l’indissociabilité est ontologique, mais simplement qu’il n’y a pas
entre les différents acteurs et facteurs de hiérarchie définie une fois
pour toutes, et que la nature de leurs relations change en fonction
des circonstances 111. Il craint toutefois que cette “interprétation
charitable” ne soit pas considérée comme assez “radicale” par les
constructivistes radicaux.
Gingras reproche aux socioconstructivistes de confondre les
catégories d’analyse et les discours des acteurs, car ils se basent sur
l’argument que les actes posés par les acteurs transcendent les
catégories du social et de la technique et affirment que l’analyste
ne doit pas imposer ses catégories aux acteurs. “Le rôle du socio-
logue consiste, après tout, à analyser le discours et les pratiques
des agents, ce qui ne saurait se faire en se contentant de répéter le
point de vue de l’acteur. Le fait que ce qui est appelé technique par
un agent est appelé politique par un autre soulève bien sûr la ques-
tion de savoir pourquoi chacun utilise des classifications différen-
tes 112.”
Patrice Flichy analyse de façon détaillée l’interprétation que
font les socioconstructivistes des notions de réseau, d’acteur et de
contexte, afin de monter que les acceptions les plus ambiguës de
ces notions sont systématiquement privilégiées 113.
Selon Flichy, Callon et Latour donnent une multitude de défi-
nitions de la notion de réseau, dont le commun dénominateur est de
considérer un réseau comme ce qui relie des éléments hétérogènes
– une définition particulièrement élastique. Flichy distingue quatre
contextes différents d’utilisation de la notion de réseau, que l’on
retrouve aussi dans les travaux de Vinck 114. Le premier est celui
d’une infrastructure, matérielle ou virtuelle, permettant des échan-

111. Gingras Y. (1995), op. cit., pp. 8-9.


112. Gingras Y. (1995), op. cit., p. 11.
113. Flichy P. (1995), op. cit., pp. 97-109.
114. Vinck D. (1992), Du laboratoire aux réseaux – Le travail scientifique
en mutation, Rapport FAST, Commission européenne (EUR 14487FR), Bruxelles,
pp. 87-93.
74 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ges. Le second est celui d’un espace de circulation et d’expression


des acteurs, qui peut se modifier tantôt au gré des contingences,
tantôt sous l’effet d’un acteur dominant. Dans un troisième
contexte, le réseau détermine des frontières, selon que l’on soit en
dehors ou en dedans, et scelle des alliances. Dans un quatrième
contexte, le réseau est un tissu de liens qui assure la cohérence
momentanée d’une association hétérogène d’acteurs et d’actants.
Tous ces réseaux se superposent et se combinent dans l’activité
scientifique et technique. La métaphore est sans doute intéressante,
mais le pouvoir explicatif est bien faible, note Flichy.
Flichy distingue également plusieurs degrés dans l’utilisation
de la notion d’acteur. Le premier degré, qui assimile humains et
non-humains, est la cible de nombreuses critiques (Bourdieu,
Dubois, Gingras, sans oublier les fondateurs du programme fort :
Bloor, Barnes, Collins, qui se distancient nettement de Callon et
Latour sur ce point). Au second degré, Callon et Latour distinguent
deux types d’acteurs : les porte-parole et les représentés ;
l’autonomie de ces derniers est importante, puisqu’ils peuvent à
tout moment renverser leurs alliances et contester les porte-parole.
Cette typologie s’avère particulièrement versatile en fonction des
circonstances, car la notion de porte-parole change d’un contexte à
l’autre, même des actants non humains peuvent être érigés au rang
de porte-parole. Au troisième degré, on trouve l’acteur stratégique,
celui qui maîtrise les associations, les dissociations, les chaînes de
traduction et les alliances. Les socioconstructivistes donnent une
telle importance aux stratégies de ces acteurs que le succès scienti-
fique ou technologique devient, selon les termes de Flichy, “une
simple affaire de capacité manœuvrière”. La critique de Flichy
n’épargne pas Bijker et Pinch, car leur notion de groupe social
pertinent recouvre en fait un ensemble hétéroclite de groupes
constitués, d’associations informelles et d’agrégats d’intérêts qui
n’ont qu’une existence virtuelle. Les socioconstructivistes “élimi-
nent la question de l’intentionnalité des acteurs, au profit d’une
simple capacité tactique à saisir des opportunités, à faire des coups,
à resserrer les boulons du réseau. Le choix fait par ces deux auteurs
(Callon et Latour) de s’axer sur l’étude des controverses a en
quelque sorte transformé leur vision du travail scientifique et
technique, en le réduisant à une activité de confrontation et de
conviction 115.”

115. Flichy P. (1995), op. cit., p. 105.


Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 75

La notion de contexte est tout aussi équivoque. Dans certains


cas, les socioconstructivistes considèrent qu’on ne peut pas dire
qu’un projet technologique est influencé par un contexte, car c’est
au contraire la technologie qui construit son contexte. Pour qu’une
innovation réussisse, elle doit par itérations successives se forger
un environnement adéquat. Cette affirmation semble plus proche
du déterminisme technologique que du constructivisme social.
Toutefois, dans d’autre cas, Callon et Latour adoptent une position
opposée : c’est le contexte qui force l’innovateur à adapter son
projet, c’est le social qui détermine la conception des objets tech-
niques. Dans un troisième cas de figure, le contexte est considéré
comme un élément extérieur, qui échappe à l’innovateur et qui
s’impose à lui, par exemple lorsqu’il s’agit d’un retournement de
conjoncture économique ou d’un changement géopolitique. Le
recours fréquent à la notion de contingence cache ainsi de nom-
breuses ambiguïtés.
Flichy ajoute à ces critiques le fait que les socioconstructivis-
tes s’intéressent surtout à la conception des objets techniques,
beaucoup moins à leur diffusion dans l’économie et la société. Les
utilisateurs sont peu pris en compte dans les modèles sociocons-
tructivistes, alors qu’une innovation est bien souvent modelée,
voire détournée, au fur et à mesure que ses usages se répandent.
Par ailleurs, les socioconstructivistes adoptent une posture an-
thropologique ou ethnographique ou encore ethno-méthodologique
– tous ces termes sont souvent utilisés par eux de manière assez
interchangeable, bien qu’ils ne soient pas synonymes. L’immersion
temporaire dans un laboratoire permet certes de se plonger dans un
microcosme souvent méconnu des chercheurs en sciences sociales,
mais il reste tributaire des avantages et des inconvénients d’une
analyse microsociale.
L’hypothèse selon laquelle le niveau microsocial est pertinent
pour comprendre la construction des connaissances et la dynami-
que de l’innovation ne fait absolument pas l’unanimité. Boudon,
par exemple, est assez sévère à ce sujet : “Loin de saisir la réalité
concrète de la science, le type de description proposé par les socio-
logues constructivistes en ignore une dimension essentielle : les
objectifs lointains qui structurent le travail des chercheurs et qui ne
sont visibles ni pour l’acteur, dans la conscience de qui ils sont
tapis, ni pour l’ethnologue qui a décidé de limiter son champ visuel
76 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

à l’ici et maintenant. Toute leur analyse s’appuie en fin de compte


sur une réification des états d’âme passagers des chercheurs 116.”
Bourdieu attribue à Callon et Latour une vision sémiologique
du monde. Les ethnographes de laboratoire et les conteurs de
controverses basent leurs descriptions sur ce qui leur paraît intelli-
gible, c’est-à-dire des inscriptions : des textes, des conversations,
des comptes rendus, des rituels. “La vision sémiologique du monde
qui les porte à mettre l’accent sur les traces et les signes les conduit
à cette forme paradigmatique du biais scolastique qu’est le tex-
tisme, qui constitue la réalité sociale comme texte. (…) La science
ne serait ainsi qu’un discours ou une fiction parmi d’autres, mais
capable d’exercer un effet de vérité produit, comme tous les autres
effets littéraires, à partir de caractéristiques textuelles comme le
temps des verbes, les énoncés, les modalités. (…) L’univers de la
science serait un monde qui parvient à imposer universellement la
croyance dans ses fictions 117.”
Pour Bourdieu, la question de l’approche anthropologique du
travail scientifique et technique ne peut pas être résolue facilement.
“En fait la solution du problème (comment réunir une compétence
technique, scientifique, très avancée, celle du chercheur de pointe
qui n’a pas le temps de s’analyser, et la compétence analytique,
elle-même très avancée, associée aux dispositions nécessaires pour
la mettre au service d’une analyse sociologique de la pratique
scientifique ?) ne peut pas être trouvée, sauf miracle, dans et par un
seul homme et elle réside sans doute dans la construction de col-
lectifs scientifiques – ce qui supposerait que les conditions soient
remplies pour que les chercheurs et les analystes aient intérêt à
travailler ensemble et à prendre le temps de le faire : on est, on le
voit, dans l’ordre de l’utopie, parce que, comme souvent en scien-
ces sociales, les obstacles au progrès de la science sont fondamen-
talement sociaux 118.”
Enfin, de nombreux sociologues et philosophes contestent aux
socioconstructivistes la prétention à être les seuls à prendre vérita-
blement en compte l’épaisseur sociale de la pratique de la recher-
che scientifique et du développement technologique. Deux cita-
tions convergentes, provenant d’auteurs appartenant pourtant à des

116. Boudon R. (1990), op. cit., p. 316.


117. Bourdieu P. (2002), Science de la science et réflexivité, coll. Raisons
d’agir, Éditions Odile Jacob, Paris, pp. 58-59.
118. Bourdieu P. (2002), op. cit., p. 18.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 77

champs scientifiques très différents, illustrent bien cette méfiance à


l’égard des prétentions socioconstructivistes.
Pour Bourdieu, “les sociologues ont, à des degrés divers, ou-
vert la boîte de Pandore, le laboratoire, et cette exploration du
monde scientifique tel qu’il est a fait apparaître tout un ensemble
de faits qui mettent en question très fortement l’épistémologie
scientifique de type logiciste (…) et réduisent la vie scientifique à
une vie sociale avec ses règles, ses contraintes, ses stratégies, ses
ruses, ses effets de domination, ses tricheries, ses vols d’idées, etc.
La vision réaliste, souvent désenchantée, qu’ils se sont faite ainsi
des réalités du monde scientifique les a conduits à proposer des
théories relativistes, voire nihilistes, qui prennent le contrepied de
la représentation officielle de la science. Or, cette conclusion n’a
rien de fatal et l’on peut, selon moi, associer une vision réaliste du
monde scientifique et une vision réaliste (non relativiste) de la
connaissance scientifique 119.”
Le dernier mot sera pour Chalmers – sans doute celui des au-
teurs cités dans ce chapitre dont nous nous sentons le plus proche :
“La position que j’ai défendue implique une conception de la
science qui reconnaît à sa pratique un caractère social à certains
égards fondamental. Les rapports d’observation et les résultats
expérimentaux sont des produits humains et sociaux élaborés dans
la discussion et l’expérimentation. Cependant, leur acceptation et,
si besoin en est, leur rejet ou leur transformation peuvent dans
l’ensemble être compris par rapport au but de la science, sans avoir
à recourir à des facteurs sociaux plus généraux. (…) Ce qui me
sépare des sociologues les plus radicaux, c’est que j’estime, pour
ma part, que la science, ses méthodes et son mode de progression
peuvent et doivent être compris de l’intérieur, en fonction de son
but général qui est de produire des connaissances, et non en fonc-
tion d’autres buts et intérêts 120.”

IV. Les TIC, parent pauvre du socioconstructivisme ?


Dans la construction des systèmes d’information et des appli-
cations des TIC, l’existence d’une dimension sociale est assez
largement reconnue, même si son importance n’est pas toujours
prise en compte de manière adéquate. Dotées de ces attributs, les
technologies de l’information et de la communication auraient pu

119. Bourdieu P. (2002), op. cit., p. 13.


120. Chalmers A. (1991), op. cit., pp. 103 et 114.
78 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

être un véritable cas d’école pour les tenants du socioconstructi-


visme. Or, ce n’est visiblement pas le cas.

1. À la recherche des TIC dans l’univers socioconstructiviste


Les TIC sont relativement peu présentes dans les études de cas
et les enquêtes de terrain menées par les différentes écoles du
socioconstructivisme. Elles sont rarement citées parmi les exem-
ples emblématiques de leurs théories. La lecture de Social Studies
of Science ou EASST Review nous apprend peu de choses sur les
TIC. Il y a toutefois deux exceptions notables.
La première exception provient d’un courant particulier du
constructivisme social, l’ethnographie du monde social des techni-
ques (Akrich, Vinck). Plusieurs travaux ethnographiques accordent
une place importante au travail des ingénieurs en informatique ou
d’autres spécialistes des TIC, notamment les travaux réalisés par le
Centre de recherche innovation sociotechnique et organisation
(CRISTO) à Grenoble 121.
L’autre exception est plus curieuse, car elle provient non pas
de l’univers socioconstructiviste, mais du domaine du management
des systèmes d’information (MIS). Une des revues de référence de
ce domaine, MIS Quarterly, a dressé un inventaire et une typologie
des méthodes qualitatives de recherche utilisées dans le manage-
ment des systèmes d’information 122. Cette typologie fait une
bonne place aux méthodes ethnographiques, qui sont situées de
manière explicite dans le courant constructiviste, mais les auteurs
déplorent que ces méthodes soient trop peu utilisées dans les re-
cherches qualitatives sur le management des systèmes
d’information. D’autres chercheurs appartenant au domaine du
MIS suggèrent que la théorie de l’acteur réseau peut apporter un
regard nouveau sur les systèmes d’information, dans la mesure où
ceux-ci peuvent être considéré comme des actants 123. Il s’agit
toutefois d’une proposition méthodologique, qui n’est pas appuyée
sur un cas concret.

121. http://www.upmf-grenoble.fr/cristo
122. Myers M. D. (1997), Qualitative Research in Information Systems, in
MIS Quarterly (21:2), June 1997, pp. 241-252. MISQ Discovery, archival version,
June 1997, http://www.misq.org/discovery/MISQD_isworld/. MISQ Discovery,
updated version, last modified: www.qual.auckland.ac.nz
123. Tatnall A., Gilding A. (1999), Actor-network theory and information
systems research, in the Proceedings of the 10th Australasian Conference on
Information Systems, 1999.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 79

Par ailleurs, les métaphores empruntées à l’informatique sont


bien présentes dans la littérature constructiviste. Il ne s’agit pas
tellement de l’usage du terme “réseau”, car celui-ci n’est pas
l’apanage des informaticiens, il préexiste à l’informatique, il est
utilisé dans de nombreuses autres disciplines, ainsi que dans le
langage courant. Toutefois, les auteurs de la théorie de l’acteur
réseau entretiennent une certaine confusion entre le sens commun
du mot réseau et son usage dans la politique de la science et de la
technologie : réseaux d’institutions, réseaux de compétences,
réseaux d’échange d’informations. Parmi les autres métaphores
empruntées à l’informatique, il y a aussi le modèle entité / associa-
tion, un fondement classique de la théorie des bases de données. Il
est surprenant de trouver chez les constructivistes des phrases
telles que “un acteur est une entité à laquelle sont prêtées des
associations” 124, ou encore “un sociologue, c’est quelqu’un qui
étudie les entités, les associations et les dissociations” 125. La
théorie des graphes est également invoquée pour représenter la
constitution et l’évolution des réseaux sociotechniques. Le terme
“centre de calcul” désigne les lieux où s’accumulent les inscrip-
tions des objets techniques et où un travail d’association crée la
cohérence des inscriptions, afin de stabiliser les alliances 126. À
défaut d’être un objet d’étude, l’informatique fournit au moins
l’alibi d’un langage conceptuel.
Néanmoins, le paradoxe subsiste : pourquoi si peu de TIC
chez les socioconstructivistes ?

2. La théorie de l’acteur réseau face aux TIC :


des lacunes et des atouts
Deux exemples 127, pris dans les travaux de l’école française
(Centre de sociologie de l’innovation) au début des années 90,
peuvent aider à comprendre les difficultés rencontrées par

124. Vinck D. (1995), op. cit., p. 207.


125. Callon M., Latour B., cités par Flichy P. (1995), op. cit., p. 94.
126. Latour B. (1995), La science en action, Folio / Essais, Gallimard, Paris,
pp. 557-596.
127. Méadel C. (1992), Technology assessment et politiques publiques : le
cas de la TVHD, dans Technologies de l’information et sociétés, vol. 4 n° 4,
Dunod, Paris. Mangematin V. (1992), Technologies de l’information : la gestion
du début du processus de compétition, dans Technologies de l’information et
sociétés, vol. 4 n° 4, Dunod, Paris. Voir aussi une présentation de ces deux études
à travers des articles parus dans la Lettre EMERIT, ainsi qu’une analyse critique de
leur point de vue, dans Valenduc G., Vendramin P., Warrant F. (2002), op. cit., pp.
92-93 et 97-100.
80 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’approche constructiviste des TIC. L’un concerne la télévision à


haute définition (TVHD), l’autre les systèmes télématiques de
guidage des véhicules. Tous deux se réfèrent aux concepts et aux
méthodes de la théorie de la traduction et de l’acteur réseau.
Dans le cas de la TVHD, l’auteur identifie une chaîne de tra-
duction du projet initial, basé sur l’élaboration d’une norme euro-
péenne de télédiffusion par satellite, vers un projet basé un nou-
veau modèle de téléviseur HD et d’image au format 16/9. Ce
déplacement du problème entraîne aussi une reconfiguration des
acteurs et une reformulation de la controverse. Quant au guidage
télématique des véhicules, il met en compétition deux systèmes
rivaux : le premier, promu par Siemens, nécessite une importante
infrastructure au sol mais un appareillage assez simple sur les
véhicules ; le second, promu par Renault et des opérateurs de
télécommunication privés, repose sur des véhicules équipés d’un
ordinateur de bord, mais exige une infrastructure au sol moins
compliquée. L’auteur étudie les alliances qui se nouent et se dé-
nouent autour des deux projets rivaux, au fur et à mesure que la
technologie réussit ou échoue dans les premières épreuves
d’expérimentation sur le terrain. Dans l’un et l’autre cas, les au-
teurs pressentent que ces développements technologiques ne
s’acheminent pas vers un succès facile. Ils identifient les causes de
ce cheminement chaotique : des porte-parole mal choisis, des
alliances instables, une configuration des acteurs réseaux qui ne
parvient pas à créer des irréversibilités susceptibles de conduire à
une asymétrie finale. Toutefois, ils ne se hasardent pas à prédire
l’échec : ce serait faire honte au principe de symétrie et au principe
d’agnosticisme.
De fait, dix ans plus tard, ces deux projets sont à ranger au
musée des innovations ratées, bien que des sommes considérables
y aient été investies par les pouvoirs publics et les industriels et
que de nombreuses commissions internationales aient été mobili-
sées pour définir des normes techniques et des cadres réglementai-
res. La TVHD a rejoint une abondante collection d’innovations
audiovisuelles qui ont brillé par leur incompatibilité. Elle a été
balayée par le développement commercial rapide des “bouquets de
programmes” numériques, utilisables au moyen d’un décodeur sur
des téléviseurs ordinaires. Les avantages comparatifs de la “haute
définition” du son et de l’image ont été rattrapés par
l’accroissement de la qualité des téléviseurs classiques, à prix
décroissant. De plus, les usages de la télévision dans les ménages
ne sont pas déterminés en premier lieu par la technologie, mais par
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 81

le contenu des programmes. Quant aux systèmes très sophistiqués


de guidage du trafic, ils paraissent curieusement surannés à l’heure
où de nombreux constructeurs automobiles européens incluent
déjà, dans l’équipement de série de leurs modèles haut de gamme,
un système tout simple constitué d’un ordinateur de bord et d’une
balise GPS pour le positionnement par satellite. Les entreprises de
transport routier utilisent couramment ce système pour la planifica-
tion et le contrôle du travail des camionneurs.
La théorie de la traduction et de l’acteur réseau apporte cer-
tains éclairages originaux sur les controverses technologiques.
Dans les deux exemples cités, il y a eu plusieurs traductions suc-
cessives du projet technologique initial, qui ont modifié les diver-
ses expressions des intérêts en présence. La théorie montre égale-
ment que la mise en place d’une convergence d’intérêts entre
acteurs est un critère important. Dans le cas de la TVHD comme
du guidage électronique du trafic, cette convergence a manifeste-
ment manqué. Plus une innovation technologique est complexe et
incertaine, plus les alliances et les coopérations sont nécessaires
dans sa conception et sa diffusion. Si on prolonge le raisonnement
élaboré dans l’article daté de 1992, il apparaît que les systèmes de
régulation électronique du trafic routier n’auraient pas pu se répan-
dre sans une coopération accrue entre les constructeurs automobi-
les, les autorités responsables de l’aménagement du territoire et les
sociétés de transport public. L’alliance aurait dû s’élargir aux
groupes de pression, notamment les associations d’automobilistes.
Cette alliance aurait dû aussi avoir une force de conviction, capa-
ble de transformer l’image du système technique, perçu comme
une contrainte, en une réelle situation “win-win”, qui aurait procu-
ré des avantages pour tous et minimisé les inconvénients pour tous.
Par ailleurs, la controverse autour du guidage télématique des
véhicules met en évidence un dilemme qui reste d’actualité : faut-il
promouvoir des solutions techniques au service d’un accroissement
de la mobilité individuelle ou donner la priorité à des systèmes de
régulation collective du trafic, au service d’un objectif environne-
mental ?
Les lacunes de la théorie élaborée par Callon et Latour ressor-
tent assez nettement des deux exemples cités. Nous en avons
relevé trois : le problème de la temporalité, le défi de la complexité
et la banalisation des enjeux politiques.
– Temporalité. Les controverses technologiques sont étudiées
sur un intervalle de temps limité, le plus souvent lors de la
conception des technologies. Les études socioconstructivistes
82 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

sont minutieuses et intensives, elles demandent un gros inves-


tissement en temps de travail des chercheurs. Une fois termi-
nées, elles sont publiées et souvent abondamment discutées,
car elles alimentent la polémique. Toutefois, elles font rare-
ment l’objet d’un suivi. La question de la régulation électroni-
que du trafic ne s’arrête pas aux ratés de Siemens et Renault,
la télévision a encore un avenir après l’extinction de la
TVHD. Le problème est semblable avec les technologies qui
réussissent, mais qui se modifient sous l’influence de leurs uti-
lisateurs. Sur ce terrain, des études sociopolitiques classiques,
par exemple sur les technologies des transports ou de
l’audiovisuel, sont aujourd’hui plus pertinentes car elles sui-
vent l’actualité délaissée par les sociologues constructivistes.
– Complexité. Les TIC sont des constructions complexes, qui
résistent à la modélisation rigide imposée par la théorie de
l’acteur réseau. Les objets techniques évoluent très vite, les
traductions sont incertaines, les acteurs sont pris de court, les
alliances se délient aussitôt conclues, les critères d’évaluation
des performances sont perpétuellement instables. La théorie
de l’acteur réseau est une théorie très complexe, mais elle a
fait ses preuves face à des problèmes simplifiables et réducti-
bles.
– Politique. La mise sur le même pied de tous les acteurs et
actants et l’agnosticisme à l’égard des rapports de forces pré-
existants conduisent à une sous-estimation des facteurs politi-
ques. Les intérêts des magnats de la télévision mondiale sont
mis sur le même pied que ceux des ingénieurs de Philips,
voire ceux du tube cathodique si celui-ci acquiert le statut
d’actant. La politique n’est pas niée, mais elle est censée se
construire d’en bas, dans les interactions et les réseaux. Cette
position de principe conduit à une certaine naïveté. Il est plus
confortable d’acter une asymétrie finale que de reconnaître le
poids des rapports de forces.
Enfin, par la vertu du principe de symétrie, la théorie de
l’acteur réseau est assez à l’aise dans les projets qui échouent. Ses
success stories sont des échecs technologiques : outre la TVHD et
la télématique automobile, il y a aussi les cas du système de trans-
port Aramis et des véhicules électriques EDF, souvent cités à
l’appui de la théorie 128. Les socioconstructivistes seraient-ils les

128. Amblard & al. (1996), op. cit., pp. 141-145. Callon M., 1989, op. cit.,
pp. 173-211.
Chapitre II – Le constructivisme social et son aire d’influence 83

médecins légistes de l’innovation technologique, dont la compé-


tence s’exerce dans les autopsies des technologies mortes ?

3. Le modèle SCOT et les TIC : une pertinence parfois suggérée,


mais peu testée
Dans une recension de l’ouvrage de référence de Bijker, parue
dans la revue Information Processing and Management, Roberta
Lamb s’étonne de ce que le modèle SCOT n’ait pas été appliqué
plus souvent à des cas appartenant au domaine des TIC 129. Elle
déplore cette lacune et appelle les chercheurs américains du do-
maine science, technologie et société à la combler, car elle estime
que le modèle SCOT est bien plus pertinent que la théorie de
Callon et Latour pour interpréter les controverses liées aux TIC.
Elle mentionne une étude détaillée où les concepts de flexibilité
interprétative et de cadre technologique ont été utilisés dans
l’analyse des controverses liées à la mise en œuvre de systèmes
d’information dans les entreprises 130. Le modèle SCOT s’avère
apte à monter que des artefacts aussi complexes que les systèmes
d’information requièrent la construction d’un consensus à
l’intérieur des organisations, entre des groupes qui adhèrent à des
cadres technologiques différents. Le consensus se construit à
travers une réduction progressive de la flexibilité interprétative et
la clôture est le plus souvent le résultat d’un compromis conclu
sous la houlette d’un groupe social dominant. Roberta Lamb, qui a
réalisé de nombreux travaux en collaboration avec Rob Kling, le
fondateur du concept de social informatics, considère que le
concept de cadre technologique est particulièrement créatif pour
interpréter la variabilité des solutions informatiques dans un
contexte organisationnel donné.
Nous partageons ce point de vue de Lamb. Dans les deux cas
de la TVHD et du guidage télématique des véhicules, le modèle
SCOT nous aurait semblé moins sophistiqué et plus pertinent que
la théorie de l’acteur réseau, notamment parce qu’il traite la ques-
tion du pouvoir de manière radicalement différente.

129. Lamb R. (1996), Review of Bijker’s book : of bicycles, bakelites, and


bulbs, towards a theory of sociotechnical change, in Information Processing and
Management, vol. 32 n° 5.
130. Orlikowski W.J., Gash D.C. (1994), Technological frames : making
sense of information technology in organizations, in ACM Transactions on Infor-
mation Systems, vol 12 n° 2, April 1994, pp. 174-207.
84 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Toutefois, l’adhésion au principe du tissu sans couture, c’est-


à-dire l’indissociabilité ontologique de la technique et du social
telle que prônée par Bijker et Pinch, ne nous semble pas indispen-
sable pour appliquer le modèle SCOT. Les cadres technologiques
supposent une interaction continue entre les dimensions technolo-
giques et les dimensions sociales de la problématique étudiée, mais
on peut très bien imaginer un patchwork aux multiples coutures
plutôt qu’un tissu sans couture – pour rester dans les mêmes méta-
phores textiles. La version radicale du constructivisme, selon
laquelle la technologie n’est que la réification du social, n’est pas
strictement indispensable au modèle SCOT.
Chapitre 3

Les perspectives ouvertes par la


coévolution de la technologie
et de la société

Ce chapitre passe en revue une série d’approches théoriques


qui se situent entre les deux positions extrêmes du déterminisme et
du constructivisme, dans une optique de coévolution de la techno-
logie et de la société. Il s’agit non seulement de construire un
compromis entre le pouvoir structurant de la technologie, hérité du
déterminisme, et la fabrication de la technologie par la société,
héritée du constructivisme, mais surtout de dépasser ce dilemme.
Dans cette optique, la technologie et la société évoluent de manière
sans cesse interactive, elles se façonnent mutuellement.
“Il n’y a pas, d’un côté, la technique, et de l’autre, le social,
comme deux mondes ou deux processus hétérogènes. La société
est modelée par le changement technique, le changement technique
est modelé par la société. Tour à tour conditionnée par l’offre et
induite par la demande, l’innovation technique vient de l’intérieur
du système économique et social, et n’est pas simplement un
ajustement à des transformations exogènes. Œuvre de l’homme,
elle n’échappe à son contrôle qu’autant que celui-ci le veut bien.
Une société ne se définit pas moins par les technologies qu’elle est
capable de créer, que par celles qu’elle choisit d’utiliser et de
développer de préférence à d’autres. En ce sens, la technologie est
un processus social parmi d’autres 131.” Cette citation ne provient
pas d’une étude socioconstructiviste, mais d’un livre de Jean-
Jacques Salomon, un des théoriciens de la notion de maîtrise de la
technologie par la société. Tout en stigmatisant les positions ex-
trêmes : “un abîme sépare ceux qui voient dans la technologie un
processus obéissant inexorablement à sa logique interne et ceux
qui voient en elle un phénomène exclusivement influencé par les
forces sociales ou les intérêts de classe ; discussion sans fin, dont
je renonce à réconcilier les protagonistes 132”, Salomon plaide en
faveur d’une convergence autour de la notion de coévolution de la
technologie et de la société : “Les mutations de la technologie

131. Salomon J-J. (1993), op. cit., p. 275.


132. Salomon J-J. (1993), op. cit., p. 277.
86 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

influencent les structures, les comportements et les valeurs, mais le


type de transformations que la technologie provoque dans une
société donnée dépend aussi des structures, des comportements et
des valeurs propres à cette société. (…) Il n’y a pas de fatalité du
changement technique : ni son rythme ni sa direction ne sont pré-
déterminés 133.”
Un des arguments en faveur de la coévolution est
l’impossibilité d’établir une relation de cause à effet dans l’un ou
l’autre sens. “C’est une chose de dire qu’une technique, une orga-
nisation du travail, un type de rapport de production vont de pair
avec un type de vie et d’organisation sociale d’ensemble ; c’en est
une autre de parler de détermination de celui-ci par ceux-là. Au-
delà de toute querelle sur la question de la causalité dans le do-
maine socio-historique, un prerequisit essentiel de toute idée de
détermination n’est pas ici rempli : la séparation des termes déter-
minants et déterminés. Il faudrait d’abord pouvoir isoler le fait
technique, d’une part, tel autre fait de la vie sociale, d’autre part, et
les définir de manière univoque; il faudrait ensuite pouvoir établir
des relations biunivoques entre les éléments de la première classe
et ceux de la seconde. Ni l’une ni l’autre de ces possibilités ne sont
données 134.”
D’autres arguments proviennent de certains paradoxes que
l’on relève quand on confronte les notions de maîtrise sociale et de
constructivisme social sur le terrain concret des études
d’évaluation des choix technologiques. “Premier paradoxe : si la
technologie (…) est une construction sociale, comment en antici-
per les effets ou les isoler par l’analyse, alors qu’ils ne se décou-
vrent qu’en marchant, à travers la stratégie des acteurs qui la cons-
truisent, la promeuvent et l’utilisent ? Deuxième paradoxe : (…) le
décrochage temporel entre des analyses qui se veulent anticipatives
et des effets qui ne peuvent se découvrir que via l’inscription de la
technologie dans les pratiques sociales. Troisième paradoxe :
comment diriger une technologie quand on la voit comme intrinsè-
quement porteuse d’effets 135 ?” Ces paradoxes ne sont toutefois
pas spécifiques à l’évaluation des choix technologiques. Ils carac-
térisent aussi la plupart des études menées sur des situations
d’incertitude : la prospective, la prévention face aux risques, le
principe de précaution.

133. Salomon J-J. (1993), op. cit., p. 279-280.


134. Castoriadis C., 2001, op. cit.
135. Lobet-Maris C., Kusters B. (1992), op. cit., pp. 441-442.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 87

La première partie du chapitre présente l’apport décisif de


quelques écoles sociologiques. L’impulsion a été donnée par la
sociologie du travail : l’étude des situations de travail montre en
effet que les facteurs technologiques et les facteurs sociaux sont
étroitement imbriqués. Le flambeau a été repris par la sociologie
des organisations, qui met à la fois en évidence la variabilité des
configurations organisationnelles liées aux changements technolo-
giques et la prégnance d’une vision sociotechnique des concepteurs
des technologies. Technologies et organisations sont non seule-
ment en situation de coévolution, mais aussi de co-production. Une
autre école sociologique prend pour objet les usages des technolo-
gies. L’analyse sociale des usages permet de mettre en évidence
l’influence des utilisateurs sur la conception et la diffusion des
technologies.
Dans la deuxième partie du chapitre, on s’intéressera à quel-
ques tentatives d’élaboration d’un cadre conceptuel adéquat et
cohérent dans le domaine de la coévolution. Sous l’enseigne de
social shaping of technology, un domaine de recherche se structure
au niveau européen au début des années 1990, afin de promouvoir
une approche interdisciplinaire des relations de façonnage mutuel
entre la technologie et la société. Des objectifs semblables sont
poursuivis, aux États-Unis, à travers la notion de social informa-
tics, qui s’adresse plus directement aux concepteurs des systèmes
d’information. À la même époque, un tournant se produit au sein
des institutions actives dans l’évaluation des choix technologiques
et donne naissance au constructive technology assessment. Celui-ci
met en évidence le processus d’interaction entre les choix techno-
logiques et les comportements des acteurs, des parties prenantes et
des utilisateurs des innovations.
Quant à la troisième partie, elle rend compte de certains tra-
vaux récents qui visent explicitement le dilemme entre détermi-
nisme et constructivisme et cherchent à transcender les positions
de compromis sur la coévolution. Ces travaux prennent en considé-
ration un nouveau mode de production des connaissances et des
innovations, dépendant du degré de contextualisation sociale de
celles-ci. Ils envisagent aussi de nouvelles configurations des
relations entre la science & technologie, l’économie et la politique
(modèle de la “triple hélice”).
88 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

I. L’apport décisif de quelques écoles sociologiques

1. La question du changement technologique dans la sociologie


du travail
Dès le début des années 1960, les fondateurs de la sociologie
française du travail (Georges Friedmann, Pierre Naville, Alain
Touraine) ont mis en évidence, à travers l’étude des situations de
travail, l’imbrication étroite du progrès technique et des rapports
sociaux. Selon certains auteurs, la question du progrès technique
est à la source de la sociologie du travail. “La première vague
d’automatisation de la production, au cours des années cinquante, a
servi de point de départ à la réflexion sociologique sur le travail.
L’ère de l’informatique provoque désormais de nouvelles trans-
formations des systèmes productifs, avec leur cortège de boulever-
sements du travail et de son analyse 136.”
C’est à Georges Friedmann (1902-1977) et Pierre Naville
(1904-1993) que l’on doit le premier essor de la sociologie du
travail en France et dans les pays francophones. Se démarquant de
la sociologie industrielle anglo-saxonne, qui met l’entreprise au
centre de sa réflexion, Friedmann considère que la sociologie du
travail est une analyse des rapports sociaux dans et par le travail.
Pour lui, il existe une relation presque mécanique entre l’évolution
des technologies et celle des postes de travail. Dans son ouvrage le
plus connu, Le travail en miettes (1956), Friedmann annonce que
l’évolution technologique entraînera une diminution des tâches
manuelles d’exécution et une multiplication des tâches spécifiques
d’analyse et de documentation, des tâches “symboliques”. Il ana-
lyse l’aliénation dans le travail comme une dépersonnalisation du
travail, mais il soutient l’idée qu’il est possible d’améliorer les
relations de travail en recomposant les tâches et en faisant partici-
per le travailleur à la discussion sur l’organisation du travail. “En
fait, de l’ensemble des travaux et publications de Friedmann, il ne
se dégage pas un déterminisme technologique sans nuances : il y a
place au sein même du progrès technique pour des choix 137.”
Pierre Naville étudie les relations de travail dans un cadre plus
large que celui du poste de travail et de l’appareil productif. Il

136. Erbès-Seguin S. (1999), La sociologie du travail, La Découverte, Col-


lection Repères, Paris, p. 20.
137. Maurice M. (1998), La question du changement technique et la sociolo-
gie du travail, dans De Coster M. et Pichault F. (Eds.), Traité de sociologie du
travail, De Boeck, Bruxelles, 2ème édition, p. 250.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 89

réfléchit à la fois sur les composantes de la qualification du travail


et sur l’organisation sociale de la production. “Il entend replacer la
technologie à sa vraie place, comme production de la société et non
comme moteur de l’évolution sociale 138.” Il considère que
l’évolution technique est liée à l’évolution des structures sociales
de manière non univoque, à travers des influences réciproques.
“Telle est donc la principale différence entre les deux fondateurs
de la sociologie du travail en France : alors que Friedmann
s’interroge d’abord sur l’incidence de la technique sur l’homme,
Naville cherche à appréhender les interactions concrètes entre
modes de production et rapports sociaux, dans leur construction
sociale permanente 139.” Le Traité de sociologie du travail, publié
en 1962 sous la direction de Friedman et Naville, reflète ces diffé-
rentes approches du progrès technique et consacre la place essen-
tielle occupée par celui-ci chez les fondateurs de la sociologie du
travail.
Dans Sociologie de l’action (1965) et La conscience ouvrière
(1966), Alain Touraine ébauche une approche sociétale de
l’évolution du travail. “Plus on va vers des formes modernes de
production, moins les modes d’organisation sociale du travail sont
déterminés par la nature technologique du travail, plus au contraire
ils traduisent l’ensemble des orientations d’une société 140.” Tou-
raine étudie aussi, bien avant la crise du travail qui s’exprime dans
les grands mouvements sociaux des années 1970, les attitudes des
travailleurs face à la modernisation technologique. Il montre que
les résistances au changement ne peuvent pas être interprétées
exclusivement en termes de rapport à la technologie, sans référence
à la nature du pouvoir économique et politique qui oriente ce
système technique. Pour Touraine, le conflit dans les sociétés
postindustrielles ne sera plus fondé en premier lieu sur les rapports
de production ni sur la propriété des moyens de production, mais
sur le capital intellectuel, le rapport à l’innovation et le contrôle de
celle-ci. Dans La nouvelle classe ouvrière (1963), Serge Mallet
aborde aussi ce thème de la société postindustrielle. Il attribue aux
avancées technologiques les plus récentes à cette époque la capaci-
té d’aller à l’encontre de la déshumanisation du travail, en favori-
sant la création de postes de travail qualifié en amont de la produc-
tion (conception, planification) et en aval (contrôle, maintenance).

138. Erbès-Seguin S. (1999), op. cit., p. 30.


139. Erbès-Seguin S. (1999), op. cit., p. 33.
140. Touraine A. (1966), cité par Maurice M. (1998), op. cit., p. 253.
90 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Ce nouveau potentiel de l’innovation technologique ne peut toute-


fois se réaliser que si de nouvelles formes de gestion de la main-
d’œuvre et d’organisation des marchés sont mises en œuvre.
L’importance du progrès technique lors des débuts de la so-
ciologie du travail s’explique notamment par la référence in-
contournable au taylorisme, qui était alors le mode dominant
d’organisation du travail. Les principes tayloriens de “direction
scientifique du travail” reposent sur une double division du travail.
D’une part, ils mettent en place une division verticale des tâches,
fondée sur la séparation entre la conception et l’exécution : la
direction se charge de tous les éléments de la connaissance et les
ouvriers se contentent d’appliquer les consignes. D’autre part, ils
organisent une division horizontale des tâches, reposant sur la
parcellisation des activités et la spécialisation des ouvriers attachés
à un poste de travail fixe et à une opération élémentaire. Les as-
pects intellectuels et manuels du travail se trouvent ainsi complè-
tement séparés. Le taylorisme s’est concrétisé au fil du temps par
le chronométrage et la parcellisation des tâches, les lignes
d’assemblage, la mécanisation des procédés, la standardisation des
outils et des produits, les gains de productivité obtenus par des
économies d’échelle 141. “La phase technologique taylorienne a
structuré une culture de type déterministe, fondée sur
l’indépendance de l’évolution technique et sur l’idéologie de sa
neutralité et de son objectivité. (…) En même temps, le taylorisme
a diffusé l’image collective du progrès technologique comme
élément positif en soi et universel 142.”
Un tournant s’opère au milieu des années 1970, avec la crise
économique et la montée du chômage consécutives aux chocs
pétroliers, ainsi qu’une série de grandes grèves et de mouvements
sociaux qui stigmatisent, partout en Europe, ce que le syndicat
français CFDT appellera “les dégâts du progrès”. Avec la contesta-
tion du nucléaire et les débuts de l’écologie politique, la crise de
confiance dans le progrès technique touche l’ensemble de la socié-
té. Ces années “marqueront une sorte de renversement ou de dé-
placement du paradigme du progrès technique. Le déterminisme
technologique qu’il impliquait (au moins tendanciellement) et
l’évolutionnisme qui le sous-tendait tendent à disparaître du dis-

141. Vendramin P., Valenduc G. (2002), Technologies et flexibilité, Éditions


Liaisons, Paris, p. 30.
142. Salerni D. (1979), Le pouvoir hiérarchique de la technologie, dans So-
ciologie du travail, janvier 1979, p. 11.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 91

cours des sociologues. Il est sans doute vain de se demander si cela


traduit plutôt un changement dans la réflexion théorique des socio-
logues, ou bien un changement d’objet de la demande sociale ; les
rapports entre les deux sont bien connus 143.”
En situation de crise, il apparaît plus clairement que la techno-
logie n’est pas le facteur le plus déterminant dans les capacités des
entreprises à changer leurs modes d’organisation du travail et de la
production. “La crise des chaînes de montage n’est pas une crise
technologique, mais une crise sociale ; ce n’est pas un processus
d’obsolescence qui pousse à remplacer ou à modifier les chaînes,
mais un processus de crise et de contestation de leur pouvoir hié-
rarchique 144.” La remise en question du paradigme technologique
s’appuie un constat d’impuissance : ses difficultés d’interprétation
de la crise sociale, son embarras à se dégager de la logique taylo-
rienne, son incapacité à analyser la variété des formes
d’organisation observées dans l’usage de technologies semblables
dans des entreprises différentes ou des contextes nationaux diffé-
rents. Un paradigme social et organisationnel s’impose progressi-
vement. “Il est en tout cas évident, désormais, que les faits techni-
ques sont aussi des faits sociaux. Dès lors, le regard s’élargit et les
sociologues s’interrogent sur les représentations, les rapports
d’autorité, les formes d’identité au travail, toutes choses qui débor-
dent de beaucoup l’entreprise 145.” Selon une formule de Michel
Freyssenet, “les techniques productives sont socialement détermi-
nantes parce qu’elles sont socialement déterminées 146.”
Toutefois, on observe une certaine continuité du thème travail
et technologies, le changement se traduisant plutôt dans la manière
de traiter cette question. “On serait ainsi passé d’une analyse de la
situation de travail limitée souvent à l’atelier, où l’on observe les
effets du progrès technique sur le contenu du travail et des qualifi-
cations, à une sociologie de l’entreprise et plus récemment à une
socio-économie du système productif. Dans cette évolution, des
dimensions nouvelles apparaîtront : modes d’organisation, modèles

143. Maurice M. (1998), op. cit., p. 260.


144. Salerni D. (1979), op. cit., p. 16.
145. Prost A. (1995), L’évolution de la sociologie française du travail, dans
Problèmes économiques, La Documentation Française, n° 2450, décembre 1995,
pp. 1-9.
146. Freyssenet M. (1992), Processus et formes sociales d’automatisation :
le paradigme sociologique, dans Sociologie du travail, n° 4/1992, p. 494.
92 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

de gestion, formes de rationalisation. Pas de ruptures mais des


glissements, qui prendront sens a posteriori 147.”
Pierre Veltz et Philippe Zarifian caractérisent le paradigme
organisationnel à partir de quatre constats :
– “L’organisation du travail se limite de moins en moins à des
choix de mise en oeuvre, voire de conception, des techniques.
Elle est partie intégrante d’options plus larges d’organisation
de la production, qui sont elles-mêmes guidées par la redéfini-
tion des principes concrets d’efficacité.
– L’évolution du travail, dans ces conditions, résulte autant,
voire plus, d’innovations organisationnelles pures, portant no-
tamment sur les formes de coordination des activités, que de
la modernisation technique, pourtant intense.
– Ces changements ne peuvent pas être analysés comme des
changements locaux (...) ; leur champ est celui des systèmes
de production, incluant l’entreprise et les réseaux de coopéra-
tion dans lesquels elle s’est engagée.
– Tout se passe ainsi comme si l’on redécouvrait l’existence au
coeur de l’organisation d’une dimension économique, qui
avait été en quelque sorte masquée par la stabilité et la simpli-
cité des principes d’efficacité de la production taylo-
rienne 148.”
À partir des années 1980, sous l’impulsion de programmes
publics de recherche nationaux et européens, les études comparati-
ves sur le travail et les technologies connaissent un essor impor-
tant. Le matériau empirique rassemblé par ces études concerne à la
fois des comparaisons entre entreprises, entre secteurs et entre
pays. Si la majorité des études de cas concernent toujours les
entreprises manufacturières et les emplois industriels, le secteur
des services commence à prendre de l’importance. L’apport des
études sur les services est important, car celui-ci constitue un
terrain d’observation privilégié de la composante immatérielle des
dispositifs sociotechniques.
La bureautique fournit un bon exemple de l’évolution du pa-
radigme organisationnel. Dans les années 85-95, la bureautique
était souvent présentée comme l’archétype d’une technologie non
déterministe, malléable à souhait, ouverte à une grande variété
d’options organisationnelles et de stratégies d’appropriation par les

147. Maurice M. (1998), op. cit., p. 260.


148. Veltz P., Zarifian Ph. (1993), Vers de nouveaux modèles d’organisa-
tion ?, dans Sociologie du travail, n° 1/93.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 93

utilisateurs. Des études plus récentes confirment le caractère peu


déterministe des TIC appliquées au travail de bureau, mais restrei-
gnent quelque peu l’optimisme organisationnel initial. L’évolution
des métiers administratifs suit quelques tendances lourdes : per-
sonnalisation des services, standardisation des procédures, dispo-
nibilité élargie pour la clientèle, travail en temps réel, etc. Ces
tendances lourdes ont pour effet d’opérer une forte sélection parmi
les options technologiques 149. La bureautique d’aujourd’hui n’est
ni technologiquement déterminée, ni socialement construite : elle
est faite d’un éventail de solutions pragmatiques pour résoudre des
problèmes et gérer des contraintes.
La variabilité des observations résultant des programmes de
recherche basés sur des études de cas et des analyses comparatives
corrobore largement la prédominance du paradigme organisation-
nel sur le paradigme technologique. Celui-ci doit-il pour autant être
abandonné ? Selon Marc Maurice, “les recherches empiriques (…)
remettent en cause toute idée d’un déterminisme technologique sur
les modes d’organisation du travail ou sur l’évolution des qualifi-
cations, mais mettent plutôt en évidence les variabilités des formes
de gestion et d’organisation associées à l’usage des technologies
nouvelles. Toutefois, les marges de liberté qu’offrent les technolo-
gies nouvelles, en particulier l’informatique, ne sont pas nécessai-
rement illimités ; des contraintes existent dans une situation don-
née, qu’elle soit locale ou nationale. Tout n’est jamais tout à fait
possible, ici ou là, hic et nunc, comme le montrent les comparai-
sons internationales et, au sein d’un même pays, les analyses longi-
tudinales. Le potentiel de variabilité ne peut s’actualiser que dans
des contextes particuliers, qui ont à la fois leurs propres ressources
et contraintes, dans l’espace et dans le temps 150.”
Ce dernier commentaire indique clairement que les réponses à
la question du déterminisme technologique peuvent varier en
fonction du niveau d’analyse auquel on se place. Les pourfendeurs
du déterminisme technologique se sont souvent appuyés sur des
études de cas d’ateliers ou de postes de travail. À cette échelle
microsociale, il n’est pas difficile de montrer qu’une même techno-
logie (machine outil à commande numérique, robot d’assemblage,
traitement de texte, terminal d’agence bancaire, etc.) peut donner

149. Valenduc G., Vendramin P. (2000), Les tendances structurantes dans


l’évolution des métiers administratifs, Rapport pour Bruxelles Formation et le
Fonds social européen, FTU Namur.
150. Maurice M. (1998), op. cit., p. 263.
94 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

lieu à des configurations très variées en termes d’organisation du


travail, de qualification des utilisateurs, de rapports de forces
sociaux, d’effets sur l’emploi, etc. Il est tentant d’en déduire que la
technologie s’efface derrière les rapports sociaux, qu’elle n’est
qu’un outil de gestion parmi d’autres.
Si le constat est correct, la déduction est plus discutable, no-
tamment parce qu’une approche microsociale ne prend pas en
compte la dynamique externe de l’innovation ; elle néglige la
dimension sectorielle et internationale des changements technolo-
giques, elle sous-estime les effets d’engrenage et d’imitation.
Démontrer le caractère non déterministe de la mise en œuvre de
techniques particulières ne suffit pas à réfuter l’existence d’effets
structurants des grands systèmes technologiques : c’est là une des
lacunes de la sociologie du travail, que vient partiellement combler
la sociologie des organisations.

2. Technologies et organisations en coévolution


Comment définir un cadre d’analyse de la relation entre tra-
vail et technologie, qui permettrait de rendre compte à la fois de la
variabilité et des effets structurants ? Nous développerons ici une
approche formulée par Éric Alsène, de l’École polytechnique de
Montréal, dans laquelle des résultats d’autres recherches seront
intégrés. Dans un numéro spécial de Sociologie du travail (1990)
consacré aux rapports entre travail et technologie, Alsène s’inscrit
en porte-à-faux par rapport à une tendance dominante qui consiste
à jeter le déterminisme technologique aux oubliettes. Il classe les
critiques du déterminisme technologique en cinq catégories : le
déterminisme sociotechnique, le déterminisme multiple, le déter-
minisme social, le constructivisme et l’approche stratégique. Il
propose une intégration sélective de ces différents points de vue.
Sa thèse est que la technologie inclut une vision technique et so-
ciale provenant de ses concepteurs et que chaque technologie
véhicule un design organisationnel implicite, qui à la fois stimule
et limite la variabilité de ses usages 151.
a) Le déterminisme sociotechnique
Dans cette optique, ce n’est pas la technologie, mais les rap-
ports sociaux ayant sous-tendu son développement ou ceux qui y
sont incorporés, qui déterminent les impacts organisationnels. La

151. Alsène E. (1990), Les impacts de la technologie sur l’organisation,


dans Sociologie du travail, n° 3/1990, pp. 321-337.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 95

technologie est en quelque sorte une médiation. Elle peut être


adaptée ou reconfigurée au sein des organisations qui disposent des
capacités d’expertise suffisantes pour se dégager des prescriptions
sociales incorporées dans les systèmes techniques.
L’école sociotechnique est un des porte-parole de cette appro-
che. Lancée par Enid Mumford au Tavistock Institute dans les
années 1980, l’approche sociotechnique considère que l’influence
que les organisations peuvent exercer sur la technologie passe par
un processus participatif de gestion du changement 152. Ces métho-
des participatives ont un point commun : elles ont pour but de
conduire les changements technologiques sans heurts, en associant
à des degrés divers tous les acteurs concernés et en réduisant la
marge d’incertitude des dirigeants des entreprises. Aux relations
sociales formelles entre employeurs et salariés, elles ajoutent une
panoplie de méthodologies spécifiques et de procédures informel-
les, souvent temporaires mais ciblées sur un projet précis, mises en
œuvre par des consultants externes qui sont censés y apporter leur
expertise et leur impartialité 153. Pour les employeurs, “le participa-
tif permet de récupérer tous les savoirs pratiques élaborés à la
marge de la norme, tous les savoir-faire adaptés aux situations de
travail complexes, et de les intégrer dans le nouvel espace de
fonctionnement de l’entreprise 154.” La participation des travail-
leurs dans les méthodes sociotechniques s’inscrit tantôt dans un
nouveau contexte législatif sur l’expression des salariés (France),
tantôt dans une tradition scandinave de modernisation négociée,
tantôt dans un contexte de cogestion (Allemagne), tantôt encore
dans une tradition de participation informelle (Grande-Bretagne)
ou d’importation du modèle japonais des cercles de qualité.
L’approche sociotechnique n’est toutefois pas en rupture
complète par rapport à une certaine forme de déterminisme techno-
logique, dans la mesure où elle considère que l’organisation du
travail et l’organisation des entreprises sont définies en fonction
des prescriptions, des opportunités et des contraintes conjointes
d’un système social et d’un système technique construits en
congruence.

152. Mumford E. (1983), Designing Human Systems for New Technology –


The ETHICS Method, Tavistock Institute, London, updated e-book downloadable
at http://www.enid.u-net.com/C1book1.htm. Mumford E. (2003), Redesigning
human systems, Idea Group Publishing, Manchester.
153. Carré D., Valenduc G. (1991), op. cit., pp. 123-134.
154. Linhart D. (1990), Quels changements dans l’entreprise ?, dans Ré-
seaux, CNET/Hermès, n° 41, mai 1990, p. 82.
96 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

b) Le déterminisme multiple
Ce point de vue repose sur l’hypothèse que le changement or-
ganisationnel est déterminé par l’interaction d’une multiplicité de
facteurs, internes et externes à l’organisation. La technologie n’est
qu’un de ces facteurs, les autres relèvent du contexte économique
ou politique, du fonctionnement des marchés (y compris le marché
du travail), des formes de gestion de la main-d’œuvre, de l’état des
relations sociales, des qualifications disponibles, etc. La trajectoire
du changement organisationnel dépend à la fois des conditions
initiales, c’est-à-dire de l’état de la technologie et des rapports
sociaux avant le changement, et des forces multiples qui agissent
sur la direction et la vitesse du changement. C’est ce qui explique
qu’une même tendance technologique, fût-elle lourdement structu-
rante pour toutes les entreprises d’une même branche d’activité,
peut déboucher sur une grande variété de configurations sociotech-
niques au niveau microsocial.
La méthode de “prospective sociale du changement technolo-
gique 155”, développée à la Fondation Travail-Université et expé-
rimentée dans diverses études sectorielles à la fin des années 1980
et au début des années 1990, peut être considérée rétrospective-
ment comme une illustration de ce “déterminisme multiple” identi-
fié par Alsène. Prenant en compte les dimensions technologiques,
sociales et économiques des changements, cette méthode identifie
trois champs d’intervention qui vont orienter leur trajectoire : à
l’intersection de l’économique et du technologique, la stratégie de
développement de l’entreprise et du secteur ; à l’intersection du
social et du technologique, les choix organisationnels ; à
l’intersection de l’économique et du social, les politiques de ges-
tion de la main-d’œuvre. Dans chacun de ces trois champs
d’intervention, les marges de manœuvre des acteurs sont étudiées,
ce qui permet de construire des scénarios.
Si le déterminisme multiple est fréquent dans le domaine de la
prospective, où les scénarios et les analyses multi-critères sont des
méthodes très répandues, il s’avère toutefois insatisfaisant pour
certains sociologues, car il ne hiérarchise pas les facteurs explica-
tifs. Il fournit un cadre méthodologique, mais pas un cadre théori-
que.

155. Valenduc G., Vendramin P. (1992), op. cit.


Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 97

c) L’inversion du déterminisme technologique : le déterminisme


social
Selon ce point de vue, la technologie n’intervient pas dans le
changement organisationnel, si ce n’est comme alibi, comme leurre
ou comme faire-valoir. Les structures organisationnelles et les
modes d’organisation du travail sont exclusivement déterminés par
les rapports sociaux, qui déterminent également le choix et les
usages des technologies. Celles-ci ne sont que des instruments
parmi d’autres, chargés de légitimer ou de déclencher les processus
de réorganisation et de rationalisation voulus par les dirigeants des
entreprises. La question des impacts de la technologie sur
l’organisation serait donc une fausse question. Alsène critique ce
point de vue : “Si l’on se doit d’admettre que les phénomènes qui
sont traditionnellement appelés impacts n’en sont pas vraiment, il
faut également reconnaître que la tendance qui ne consiste à ne
voir dans l’implantation des nouvelles technologies qu’une occa-
sion pour restructurer l’organisation est tout autant suspecte 156.”
Selon les termes de Vinck, “à force de montrer que les impacts de
la technique sont plus ou moins complètement modulés et détermi-
nés par la société qui la reçoit et qui l’entoure, la technique dispa-
raît des comptes rendus 157.”
Le déterminisme social est une approche revendiquée par cer-
tains sociologues du travail, lassés de voir les nouvelles technolo-
gies s’installer durablement dans leur champ de recherche. Ainsi,
Marcelle Stroobants, qui considère que les questions technologi-
ques sont des questions sociales mal posées, soutient qu’une défi-
nition élargie de la technologie, considérant celle-ci comme un
processus endogène à la société, rend caduque toute discussion sur
le déterminisme technologique. “Quant au reproche de détermi-
nisme sociologique qui est parfois machinalement renvoyé à ce
type d’approche, il s’épuise si l’on veut bien s’accorder à remettre
dans le social tous les ingrédients qui, par définition, lui revien-
nent. (…) La perspective conciliante qui consiste à dire que le
débat sur le déterminisme technologique est un faux débat, analo-
gue à celui de la poule et de l’œuf, ne nous apporte pas grand
chose. D’abord parce qu’entre la poule et l’œuf subsiste un lien
spécifique qui ne manque pas de naturaliser, une fois de plus, la
problématique. Ensuite parce que le déterminisme réciproque sur
lequel joue cette métaphore ne se soutient qu’en postulant

156. Alsène E. (1990), op. cit., p. 322.


157. Vinck D. (1995), op. cit., p. 238.
98 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’extériorité instantanée des deux termes et leur identité à travers


les cycles de reproduction. Rien n’y est dit des conditions histori-
ques de conception d’un œuf 158.”
Le déterminisme social vise aussi à amoindrir le caractère no-
vateur des changements technologiques, à travers une rhétorique
qui ramène toujours les innovations, fussent-elles radicales, à une
reproduction ou à une simple extension de l’existant. Toutes les
controverses remonteraient à Marx et à Proudhon. Le combat
contre le déterminisme technologique se confond alors avec une
conception traditionaliste des rapports sociaux.
d) Le constructivisme
L’approche constructiviste a déjà été présentée dans le chapi-
tre II. Selon Alsène, “ce point de vue ne nie pas que la technologie
porte possiblement des choix et des orientations vis-à-vis de
l’organisation. Il veut plutôt souligner que ce sont les acteurs de
l’organisation qui interprètent ces éléments et qui éventuellement
arrivent, par leur interaction, selon diverses stratégies, suivant
certains scripts normatifs, à reconstruire l’organisation. (…) On
s’écarte ici de l’analyse causale. Ce qui compte, c’est comment se
déroule le processus qui aboutit au redesign de l’organisation 159.”
L’approche constructiviste privilégiera ainsi le niveau microsocial,
en étudiant finement les enjeux qui se nouent autour d’un projet
particulier.
e) L’approche stratégique
Ici, la technologie et l’organisation sont toujours considérées
comme deux sphères distinctes, mais elles sont au service des
finalités de l’organisation et chacune de ces sphères est l’objet
d’enjeux et de luttes de pouvoir. Ce n’est qu’à l’intérieur de la
stratégie globale de l’entreprise que l’optimisation des relations
entre ces deux sphères peut être envisagée.
L’approche stratégique repose sur une analyse des mécanis-
mes de pouvoir au sein des organisations – le pouvoir des diffé-
rents acteurs étant défini comme l’exercice d’un contrôle sur les
ressources organisationnelles les plus pertinentes pour eux, en
référence à Crozier et Friedberg. François Pichault étudie les rela-
tions de pouvoir à travers les différentes formes de conflits qui

158. Stroobants M. (1988), Le statut de l’objet informatique dans


l’interprétation des systèmes de travail, dans Critique régionale, Éditions de
l’Université libre de Bruxelles, n° 16, février 1988, pp. 87-88.
159. Alsène E. (1990), op. cit., p. 325.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 99

surgissent lors d’un changement technico-organisationnel 160. Il


distingue ainsi des conflits où l’informatique intervient pour ren-
forcer de manière unilatérale le pouvoir de la direction ; des
conflits qui résultent d’un projet stratégique interne de lutte contre
les dysfonctionnements, au nom de la rationalité technologique ;
des conflits qui proviennent d’un besoin d’affirmation identitaire
de certains acteurs innovateurs ; des conflits liés à la confrontation
entre pouvoirs et contre-pouvoirs, notamment quand les utilisateurs
développent leurs propres stratégies de réappropriation des nouvel-
les technologies. Ce dernier aspect rejoint les travaux de Francis
Pavé, qui accorde aux utilisateurs un contre-pouvoir significatif et
un rôle central dans la transformation, voire dans le dévoiement,
des projets d’informatisation et de changement organisationnel
plaqués artificiellement sur des organisations 161.
Ce type de lecture stratégique du changement organisationnel
se retrouve aussi, sous une forme assez différente, chez les théori-
ciens du business process reengineering (BPR) qui identifient
clairement les TIC comme la pièce maîtresse qui permet aux nou-
velles formes d’organisation du travail de se mettre en place. Le
BPR est vu par ses adeptes comme une approche holistique et
stratégique de l’organisation du travail 162. La capacité d’inté-
gration et de coordination des TIC, ainsi que leur aptitude à accélé-
rer les processus de décision, sont au service de cette approche
holistique. Les TIC interviennent à plusieurs niveaux dans les
processus de BPR. Elles apportent plus de flexibilité dans la pro-
duction. Elles accélèrent l’accès à l’information et le traitement de
celle-ci. Elles accroissent le contrôle sur les systèmes décentralisés.
Elles créent un axe informationnel commun et permettent de traiter
l’information de manière plus pointue. Elles relient des unités
séparées géographiquement 163.
L’approche stratégique des liens entre technologie et organisa-
tion a connu, au fil des années, un déplacement significatif de son
centre d’intérêt. Dans les années 1980, elle s’est focalisée sur des
unités organisationnelles de taille réduite : les ateliers d’usinage,
les chaînes de montage, les salles de contrôle dans la chimie ou

160. Pichault F. (1990), Le conflit informatique – Gérer les ressources hu-


maines dans le changement technologique, De Boeck Université, Bruxelles.
161. Pavé F. (1990), L’illusion informaticienne, L’Harmattan, Paris.
162. Davenport T.H., Short J.E. (1990), The New Industrial Engineering :
Information Technology and Business Process Redesign, in Sloan Management
Review, Summer 1990.
163. Vendramin P., Valenduc G. (2002), op. cit., pp. 43-44.
100 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’énergie, les bureaux d’étude, les secrétariats, les supermarchés,


les agences bancaires, les départements de l’administration. On se
souvient des travaux de Norbert Alter et Eric Verdier sur la
bureautique, mais la longue série d’études de cas sur les machines
outils à commande numérique est déjà tombée dans l’oubli. Dès le
début des années 1990, avec l’expansion de la télématique et plus
tard d’internet, l’intérêt se porte sur la dimension sectorielle, sur
les relations entre organisations, sur les entreprises réseaux, sur le
travail à distance. “Et c’est là sans doute un léger paradoxe de la
recherche en informatique et organisation, que de réfuter au-
jourd’hui assez largement le déterminisme technologique dans
l’analyse, tout en se laissant guider par un certain déterminisme
dans le choix de ses objets d’étude 164.”
e) Pas de déterminisme, mais un design organisationnel implicite
Alsène se démarque des cinq catégories de critiques du déter-
minisme technologique qui viennent d’être exposées. Il affirme
que le dépassement du problème est à trouver non pas dans le rejet
total du déterminisme technologique et l’adoption d’une des ap-
proches qui le critiquent, mais dans l’intégration sélective des
points de vue en présence.
Son point de départ est qu’aucune technologie n’est neutre et
qu’elle contient une certaine logique structurante, qui incorpore la
vision technique et sociale de ses concepteurs et de ses produc-
teurs. Alsène appelle “design organisationnel implicite” la traduc-
tion concrète et spécifique de la logique organisationnelle portée
par la technologie. Il précise que cette logique ne se traduit pas
que par des contraintes, mais aussi par des opportunités. Elle n’est
pas figée. Une organisation qui adopte une nouvelle technologie
n’est pas condamnée à subir le design organisationnel implicite qui
l’accompagne. Les TIC, par exemple, sont des technologies de plus
en plus flexibles, leur design organisationnel implicite comporte
autant d’opportunités que de contraintes.
Dans cette optique, l’objet des recherches est d’étudier les ef-
fets spécifiques des technologies sur les organisations et leur mo-
dulation. “Il existe des effets spécifiques de la technologie sur les
organisations, renvoyant au design organisationnel implicite véhi-
culé par la technologie, ces effets étant engendrés par les contrain-
tes et les opportunités organisationnelles. (…) Ces effets spécifi-

164. Lobet-Maris C. (1995), Organisation et informatique, dans le Journal


de réflexion sur l’informatique, FUNDP Namur, n° 32, janvier 1995, p. 26.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 101

ques ne sont pas nécessairement identiques d’une organisation à


l’autre vis-à-vis d’une même technologie. (…) Les effets spécifi-
ques sont modulés par le mode de gestion du changement techno-
logique.” Toutefois, précise Alsène, “la gestion organisationnelle
du changement technologique n’est pas aussi libre, indéterminée,
qu’on pourrait le croire : il existe un champ de design dont il
s’avère ardu de franchir les limites, ces limites renvoyant elles
aussi à la logique organisationnelle portée par la technologie 165.”
En guise de remarque finale, on notera que la notion de design
organisationnel implicite s’avère particulièrement pertinente pour
les technologies en réseau, puisque le réseau a une signification à
la fois dans le langage de la technologie, dans celui de
l’organisation et dans celui de la communication.

3. L’angle de vue particulier de la sociologie des usages


L’importance des utilisateurs et des usages dans la coévolu-
tion de la technologie et de la société a déjà été soulignée à plu-
sieurs reprises. Les usages des technologies seraient en effet un
terrain privilégié pour observer non seulement la coévolution, mais
aussi la co-production de la technologie et de la société. L’intérêt
pour les usages s’est construit en opposition au modèle linéaire de
l’innovation et de la diffusion, qui donne la primauté à l’offre
technologique. De nombreuses recherches montrent que, dans le
domaine des TIC notamment, la logique de l’offre technologique
génère des technologies sans usages, faute de répondre à un besoin,
ou des technologies en quête de marchés, faute de répondre à une
demande solvable 166. Elles mettent aussi en évidence comment,
bien souvent, les utilisateurs ont détourné ou aménagé les inten-
tions des concepteurs, pour inventer de nouveaux usages des objets
techniques. Pour être un des plus célèbres, le minitel n’est qu’un
exemple parmi d’autres de ce décalage entre usages prescrits et
usages réels d’une innovation 167.
La question des usages a fait l’objet, depuis près de vingt ans,
d’un intérêt particulier des sociologues et politologues, surtout

165. Alsène E., op. cit., pp. 329-330.


166. Bertrand G. (Ed.) (2002), Les nouvelles technologies : quels usages,
quels usagers ?, n° spécial des Dossiers de l’audiovisuel, La Documentation
Française, Paris, n° 103, mai/juin 2002.
167. Perriault J., La logique de l'usage : analyse à rebours de l'innovation,
dans La Recherche, n° 218, février 1990.
102 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

dans les pays francophones, à tel point qu’on peut parler de


l’émergence d’un champ de recherche “sociologie des usages”.
Dans un article qui retrace l’évolution de ce champ de recher-
che 168, Josiane Jouët relate comment la problématique des usages
s’est progressivement élargie de son objet initial – l’analyse socio-
logique des usages de la télématique dans la vie quotidienne – vers
un champ plus vaste, qui inclut à la fois les usages des TIC dans le
domaine de la communication, dans le domaine professionnel,
dans la santé, les transports, les services publics.
Les recherches sur les usages ne se situent pas d’emblée au
cœur de la sociologie des sciences et des techniques. Elles se
rattachent à la problématique de l’autonomie sociale : les individus
s’approprient les nouveaux outils à des fins d’émancipation per-
sonnelle, d’accomplissement dans le travail ou de sociabilité. Elles
bénéficient aussi des acquis de la sociologie des modes de vie. “La
problématique des modes de vie traverse les études qui se penchent
sur la façon dont les TIC réarticulent les relations entre l’espace
public, le travail et le hors travail, les loisirs et la vie domestique,
la sociabilité en face à face et l’échange social à distance, dans une
optique qui réfute la sectorisation et considère le mode de vie
comme un tout 169.” L’interdisciplinarité est une nécessité, mais
aussi une opportunité : “Alors que la question des usages occupe
une place importante, voire centrale, dans la sociologie des TIC, le
contenu et le statut théorique de la notion sont loin de faire consen-
sus. (…) Notion carrefour, l’usage peut cependant être l’occasion
de confrontations entre disciplines qui se partagent le champ de la
communication 170.”
Jouët mentionne d’autres caractéristiques intéressantes de la
recherche sur les usages. Il s’agit très souvent de recherches
contractuelles, dont les commanditaires sont soit les autorités
publiques, soucieuses de comprendre les transformations sociales
liées aux nouveaux objets techniques, soit les institutions de plani-
fication ou de développement local, en quête d’études prospecti-
ves, soit les opérateurs publics de télécommunication eux-mêmes,
demandeurs d’études plus qualitatives et plus nuancées que leurs
traditionnelles études de marché. Le retrait progressif de cette

168. Jouët J. (2000), Retour sur la sociologie des usages, dans Réseaux, vol.
18 n° 100, Hermès, Paris, pp. 487-521.
169. Jouët J. (2000), op. cit., p. 496.
170. Chambat P. (1994), Usages des TIC : évolution des problématiques,
dans Technologies de l’information et société, vol. 6 n° 3, Paris, Dunod.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 103

dernière catégorie de commanditaires, suite à la privatisation des


opérateurs publics à la fin des années 1990, a d’ailleurs marqué un
coup de frein dans les recherches. Autre caractéristique : la consti-
tution d’une communauté de chercheurs francophones (France,
Canada, Belgique, Suisse) dont les contours sont assez souples, où
les appartenances simultanées à d’autres communautés (sociologie
du travail ou des organisations, droit de l’informatique, etc.) sont
fréquentes, mais qui se reconnaît et se rencontre à travers des
revues, des séminaires, des colloques 171.
Selon Jouët, la sociologie des usages, contrairement au socio-
constructivisme, n’étudie pas tant l’amont que l’aval, c’est-à-dire
l’usage restitué dans l’action sociale. Il existe plusieurs façons
d’envisager le processus de construction sociale de l’usage :
– La généalogie des usages. Celle-ci identifie des phases
d’adoption, de découverte, d’apprentissage et de banalisation
qui concourent à l’inscription sociale des technologies. “De
l’adoption à la banalisation, la construction de l’usage s’opère
par étapes marquées par le désenchantement de la technique,
par un rétrécissement des usages au regard des attentes initia-
les et des emplois frénétiques de la phase d’exploration, bref
par son passage au statut d’objet ordinaire qui l’incorpore
dans les pratiques sociales 172.”
– L’appropriation. Il s’agit de la capacité de l’utilisateur à se
constituer son propre agencement des fonctionnalités de la
technologie, c’est-à-dire à se constituer sa propre configura-
tion sociotechnique. L’appropriation comporte une dimension
cognitive : acquisition de connaissances et de savoir-faire.
Elle se fonde sur des processus qui mettent en jeu l’identité
personnelle et l’identité sociale de l’individu, à travers la dou-
ble affirmation de la singularité et de l’appartenance à un
groupe, à un réseau, à un corps social.
– Le lien social. La construction des usages peut aussi s’étudier,
d’une part, à travers la constitution de nouveaux collectifs ou
groupes d’appartenance basés sur un même usage des TIC, et
d’autre part, dans l’apparition de nouvelles formes d’échange
social et de convivialité. Toutefois, la seule médiation de la

171. Citons notamment les revues Réseaux (Hermès), Terminal


(L’Harmattan) et Technologies de l’information et société (Dunod, jusqu’en 1999),
les deux conférences “Penser les usages” à Arcachon en 1997 et 1999, les séminai-
res de l’ex-département “Usages sociaux des TIC” du CNET/France Télécom, etc.
172. Jouët J. (2000), op. cit., p. 501.
104 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

technique paraît impuissante à créer du lien social, car celui-ci


repose tantôt sur les ressources de réseaux sociaux précons-
truits, tantôts sur le rôle de catalyseur ou de médiateur joué
par les “animateurs” de ces nouvelles formes de sociabilité en
réseau.
Thierry Védel met toutefois en garde contre une conception
trop simpliste du “déterminisme social” des usages des technolo-
gies. La sociologie des usages fait de l’objet technique un objet
flou, façonnable à merci par la logique sociale, et ne tient pas
compte des rigidités des technologies, ni sur le plan technique ni
sur le plan économique. Par conséquent, elle a tendance à suréva-
luer le pouvoir des utilisateurs et à négliger les stratégies de l’offre,
qui peuvent structurer ou conditionner les usages. Védel propose
de jeter les bases d’une sociopolitique des usages, qui s’appuie sur
deux piliers. D’une part, au croisement de la logique technicienne
et de la logique sociale, se trouvent des configurations sociotechni-
ques, considérées comme “un système de relations sociales qui se
met en place autour d’une technique mais aussi par l’intermédiaire
de celle-ci”. D’autre part, l’usage d’une technologie est le résultat
de l’interaction entre une logique d’offre et une logique
d’utilisation, médiatisées notamment par les marchés. Dans ce
contexte, il est important d’étudier les représentations des utilisa-
teurs, dans toutes les acceptions de cette expression : les représen-
tations que les utilisateurs se font de la technologie, les représenta-
tions que les concepteurs se font des utilisateurs, et la manière dont
les utilisateurs organisent leur représentation. Il souligne l’intérêt
d’étudier “comment les producteurs de technologie s’efforcent
d’agir sur les représentations de la technologie que se font les
utilisateurs de manière à tenter d’orienter les usages de la techno-
logie selon leurs propres objectifs 173”. On rejoint ici la notion de
“discours d’accompagnement d’une technique” de Philippe Breton,
c’est-à-dire la construction d’un ensemble de représentations et de
justifications qui entourent la technique elle-même et qui alimen-
tent la rhétorique des acteurs concernés 174.
Dans son analyse des modalités de transformation de la tech-
nologie par les utilisateurs, Madeleine Akrich distingue deux cas

173. Védel T. (1994), Introduction à une sociopolitique des usages, dans Vi-
talis A. (Ed.), Médias et nouvelles technologies : pour une sociopolitique des
usages, Éditions Apogée, Rennes.
174. Breton Ph., Que faut-il entendre par discours d’accompagnement des
nouvelles technologies ?, dans Bertrand G. (Ed.), op.cit., pp. 6-9.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 105

de figure : l’utilisateur actif, par rapport à des technologies déjà


constituées mais en cours d’adoption et d’adaptation, et
l’utilisateur innovateur 175. Les cas d’utilisateurs réellement impli-
qués dans l’innovation d’un nouveau produit sont rares et limités à
certains domaines où les compétences spécifiques des utilisateurs
sont indispensables au travail des concepteurs : par exemple,
l’instrumentation scientifique ou les techniques liées au sport de
haut niveau. Les formes d’intervention des utilisateurs actifs sont
plus diversifiées. Les utilisateurs peuvent induire un déplacement
de l’objet technique vers une nouvelle fonctionnalité (cas des
matériaux d’isolation devenus matériaux de rénovation). Ils peu-
vent aussi favoriser des adaptations des objets techniques (par
exemple, les adaptations ergonomiques ou en faveur des personnes
moins valides) ou provoquer une extension de leurs usages (modu-
les ajoutés par les utilisateurs aux logiciels clés en main). Enfin, il
existe des cas de détournement, où l’utilisateur s’empare d’une
technologie à d’autres fins que celles imaginées par ses concep-
teurs (cas de la transformation du minitel d’annuaire électronique
en messagerie).
Dans tous les cas, il s’agit d’innovations incrémentales, qui ne
remettent pas fondamentalement en cause le produit initial, mais
s’intègrent dans un processus itératif de conception, expérimenta-
tion et adaptation qui caractérise le modèle “tourbillonnaire” de
diffusion des innovations. S’il est correct de parler de construction
sociale des usages, il est plus difficile d’y déceler un processus de
construction sociale de la technologie elle-même, sauf à postuler
l’effacement complet de l’objet technique derrière ses usages. Tout
au plus peut-on parler de social shaping de la part des utilisateurs
et insister, avec Patrice Flichy, sur la coévolution des composantes
techniques et sociales : “Le processus d’innovation consiste à
stabiliser des relations entre les différentes composantes d’un
artefact d’une part, entre les différents acteurs de l’activité techni-
que d’autre part. (…) Ce processus de stabilisation concerne tout
autant le fonctionnement opératoire de la machine que ses usages,
les concepteurs que les utilisateurs, les fabricants que les ven-
deurs 176.”

175. Akrich M. (1998), Les utilisateurs, acteurs de l’innovation, dans le dos-


sier “L’innovation en question” de la revue Education permanente, n° 134, Paris,
pp. 79-90.
176. Flichy P. (2000), Processus innovatif et construction du lien social,
dans Bertrand G. (Ed.), op. cit., p. 29.
106 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

II. À la recherche d’un cadre d’analyse cohérent


pour la coévolution

1. Le “façonnage” social de la technologie (social shaping of


technology)
Le terme Social shaping of technology (en abrégé : SST) a
émergé au cours des années 1990 en tant que concept fédérateur
d’un large spectre d’études sociales sur la technologie, dont le trait
commun est de refuser le déterminisme technologique. La Com-
mission européenne a soutenu, de 1992 à 1997, une action de
coopération scientifique intergouvernementale COST sur ce thème
(COST A4), qui a donné lieu à une série de publications 177.
L’expression Social shaping of technology n’est pas facile à tra-
duire en français : “façonnage”, “modelage” ou “formatage” social
de la technologie, aucun de ces termes ne s’est véritablement
imposé. De plus, il y a une certaine confusion dans l’usage de
l’abréviation SST à l’intérieur même du domaine concerné (social
studies of technology ; society, science and technology).
a) Les origines du concept
C’est l’Université d’Edinburgh (Centre d’études sur la science
et Centre de recherche en sciences sociales) qui un des fers de
lance du concept de SST. Selon David Edge et Robin Williams,
qui dirigent ces deux centres de recherche, SST ne représente pas
une école particulière, mais “une église avec de nombreuses cha-
pelles”, ou encore “ un point de convergence entre tous ceux qui
insistent sur la nécessité d’ouvrir la boîte noire des technologies,
d’expliquer et d’analyser les modèles socioéconomiques qui sont
imbriqués à la fois dans le contenu des technologies et dans les
processus d’innovation”. Au centre du concept de SST, “il y a des
choix (mais pas nécessairement des choix conscients) inhérents à
la fois à la conception des artefacts et des systèmes pris individuel-
lement et à la direction ou à la trajectoire des programmes
d’innovation. Puisque la technologie ne résulte pas du déploiement
d’une logique prédéterminée, l’innovation est un jardin de bifurca-
tions. Différentes trajectoires sont possibles, conduisant potentiel-
lement à des effets différents ”. Il s’ensuit une définition plus
formelle : “La recherche en social shaping of technology étudie
comment les facteurs sociaux, institutionnels, économiques et
culturels ont façonné la direction et le rythme de l’innovation, la

177. http://www.rcss.ed.ac.uk/costA4/costA4-home.html
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 107

forme de la technologie (c’est-à-dire le contenu des artefacts et des


pratiques technologiques) et les effets du changement technologi-
que pour différents groupes dans la société 178.”
Selon Williams et Edge, ainsi que d’autres auteurs français ou
néerlandais 179, le concept de SST est assez large pour recouvrir à
la fois les courants socioconstructivistes “durs” (théorie de l’acteur
réseau, modèle SCOT) et une grande variété d’approches “adou-
cies” de la coévolution de la technologie et de la société, qui ne
partagent pas les mêmes présupposés ni les mêmes méthodes, mais
concourent à des objectifs semblables. Plus précisément, quatre
grandes traditions académiques alimentent de manière complémen-
taire le concept de SST :
– La sociologie de la connaissance scientifique. Il s’agit du
programme fort de sociologie des sciences et du constructi-
visme social, étendus à l’étude des artefacts technologiques.
Williams et Edge 180 reconnaissent les difficultés du modèle
SCOT à rendre compte du processus de clôture et de stabilisa-
tion des technologies, de même que les limites de la théorie de
l’acteur réseau quand elle est confrontée à des mécanismes de
pouvoir et à des jeux d’intérêts socioéconomiques qui dépas-
sent largement l’échelle des controverses étudiées. Ils regret-
tent une confusion trop fréquente entre le concept de SST et le
constructivisme social.
– La sociologie industrielle. Celle-ci s’intéresse non pas à des
technologies particulières, mais à des situations où des intérêts

178. Williams R., Edge D. (1997), The social shaping of technology, in Re-
search Policy, vol. 25, pp. 856-899. Cet article peut être considéré comme un
document de référence qui stabilise les définitions du concept, dresse un état de
l’art de la recherche et fait autorité dans le domaine. Des extraits en sont fréquem-
ment repris dans les publications COST A4. Une paternité plus lointaine de
l’expression “social shaping of technology” est attribuée à MacKenzie D., Wajc-
man J. (1985), The social shaping of technology, Open University Press, Milton
Keynes.
179. Brey Ph. (1997), Philosophy of technology meets social constructivism,
in Techné – Journal of the Society for Philosophy and Technology, vol. 2 nr. 3-4,
Spring-Summer 1997. Perrin J., Vinck D. (1996), Social shaping of technology
approaches in France – Historical context and main trends, in The role of design
in the shaping of technology, COST A4 Social Sciences, vol. 5, European Com-
mission, Bruxelles.
180. David Edge est un des fondateurs du programme fort de sociologie des
sciences et du constructivisme social, avec lesquels il a pris, au fil du temps, une
certaine distance critique. Suite à son décès en janvier 2003, les revues EASST
Review (vol. 22 n° 1, March 2003) et Social Studies of Science (vol. 33 n° 2, April
2003) ont chacune consacré un numéro spécial à son hommage.
108 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

socioéconomiques divergents sont clairement en présence et


où ils influencent les choix technologiques et l’évolution des
technologies. La technologie est étudiée au sein d’un tissu de
rapports sociaux, notamment : les relations entre connais-
sance, qualification et pouvoir ; les caractéristiques des diffé-
rents groupes professionnels et leurs rapports à la technique ;
la gestion des ressources humaines et les relations collectives
de travail ; l’influence des marchés et des structures économi-
ques. Williams et Edge font remonter cette tradition de re-
cherche à Braverman et à la redécouverte de l’analyse mar-
xiste du procès de travail dans les années 1970. On pourrait
tout aussi bien mentionner la tradition française de sociologie
du travail et la tradition allemande de recherche sur
l’humanisation du travail. Les limites de la sociologie indus-
trielle résident dans le fait que, bien souvent, elle ne pousse
pas l’investigation jusqu’au contenu même de la technologie
et aux détails du processus d’innovation.
– Les études sur les politiques d’innovation technologique. Il
s’agit ici de comprendre quelles sont les forces, les acteurs et
les facteurs qui déterminent la conception et la mise en œuvre
des politiques d’innovation technologique, au niveau d’un
pays ou dans des études comparatives internationales. La por-
tée de ces études dépasse les acteurs directement impliqués
dans les innovations, pour s’intéresser aux structures politi-
ques, aux mécanismes économiques et financiers, aux rôles
des pouvoirs publics, à l’influence des contextes culturels et
des systèmes juridiques 181. La notion de choix est essentielle,
mais il s’agit ici de révéler les choix politiques et de montrer
comment ceux-ci restreignent les options technologiques pos-
sibles. Toutefois, en attirant l’attention sur les forces en pré-
sence au niveau macro-social, ces études négligent les élé-
ments contextuels spécifiques au niveau micro-social.
– L’économie du changement technologique. Alors que de
nombreuses théories économiques instrumentalisent la techno-
logie comme une variable exogène et la considèrent comme
une boîte noire, le courant “néo-schumpéterien” s’est attaché à
une étude plus fine du rôle de l’innovation technologique dans
l’évolution économique en général, dans les cycles de crois-

181. Caracostas P., Muldur U. (1997), La société, ultime frontière – Une vi-
sion européenne des politiques de recherche et d’innovation pour le 21ème siècle,
Commission européenne (EUR17655).
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 109

sance et de crise en particulier (voir chapitre IV, page 152).


Williams et Edge mentionnent surtout les travaux de Christo-
pher Freeman sur les paradigmes technico-économiques et
ceux de Giovanni Dosi sur les trajectoires technologiques,
mais il y a encore bien d’autres théories proposées par les
économistes pour expliquer les liens entre les discontinuités
des processus d’innovation technologique et les rythmes éco-
nomiques 182. Ces modèles “évolutionnistes” de l’économie
constituent un apport important pour le domaine SST, car ils
peuvent expliquer pourquoi certaines périodes sont caractéri-
sées par une grande stabilité des technologies et une palette
d’options technologiques assez restreinte, alors que d’autres
périodes favorisent l’émergence de trajectoires technologiques
multiples, marquées par des processus de sélection incer-
tains 183.
b) Le processus de “façonnage social”
Comment la technologie est-elle “socialement façonnée” ?
Les divers travaux réalisés dans l’action de coopération scientifi-
que européenne COST A4 184 montrent que le processus de façon-
nage social peut concerner toutes les phases du cycle de vie d’une
innovation technologique : l’innovation proprement dite, son
implémentation et son appropriation par ses utilisateurs.
Le façonnage peut commencer dès les premiers stades de la
R&D, bien que le processus d’invention comprenne une bonne part
d’imprévisibilité. Des historiens ont mis en évidence des cas où les
traces de façonnage social de l’invention sont bien visibles, par
exemple l’étude de David Noble sur les origines des machines
outils à commande numérique, conçues comme des réponses
techniques à des problèmes de relations industrielles, ou les tra-
vaux de Thomas Hughes sur l’invention de la lampe à incandes-
cence, qui montrent comment la capacité d’invention est focalisée
sur la résolution de problèmes essentiels au développement d’un

182. Valenduc G. (2002), Nouvelles technologies, nouvelle économie et cy-


cles longs, dans Peeters A. et Stokkink D., Mondialisation : comprendre pour agir,
GRIP / Éditions Complexe, Bruxelles.
183. Bruun H., Hukkinen J. (2003), Crossing boundaries : an integrative
framework for studying technological change, in Social Studies of Science, vol. 33
n° 1, February 2003, pp. 95-116.
184. Les domaines technologiques concernés par les études de social sha-
ping de COST A4 sont le moteur de voiture, l’échange électronique de données, le
multimédia, les autoroutes de l’information et le décryptage du génome humain.
110 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

système technique particulier 185. Dans les premières années de


l’informatique, le choix de l’orientation vers la “science des ordi-
nateurs”, soutenu par Von Neumann, ou vers la cybernétique,
soutenu par Wiener, a été largement déterminé par des facteurs
politiques et sociaux 186. Par ailleurs, les études sur la recherche
scientifique militaire fourmillent d’exemples où le “façonnage
politique” du processus de R&D et d’invention est manifeste 187.
Une seconde phase importante est le transfert des technologies
élaborées en laboratoire vers des applications industrielles ou
commerciales. Le modèle classique, qui considère la technologie
comme de la “science appliquée”, est très souvent pris en défaut
par les études de cas, qui montrent que les systèmes techniques
conçus en laboratoire doivent être reconfigurés et adaptés pour
rencontrer les exigences des marchés, ce qui entraîne de nouveaux
efforts de R&D et une adaptation des innovations par touches
successives. Au modèle linéaire de l’innovation (conception, étude,
prototypage, démonstration, industrialisation, diffusion) se substi-
tue un modèle “tourbillonnaire”, constitué de boucles itératives
d’innovation et d’adaptation, au cours desquelles l’innovation subit
des transformations sociotechniques successives 188.
La phase d’implémentation est particulièrement propice au fa-
çonnage social, surtout dans le cas des technologies de
l’information et de la communication. L’implémentation des sys-
tèmes d’information et de communication est un moment privilégié
de l’interaction entre les concepteurs et les utilisateurs, entre les
professionnels et les profanes, entre la logique de l’offre technolo-
gique et la demande des organisations. Williams et Edge insistent
sur la notion de configuration sociotechnique, c’est-à-dire une
combinaison complexe de solutions standardisées et de solutions
personnalisées, qui se construit au cours du processus
d’implémentation. “Les configurations sont hautement spécifiques
aux firmes individuelles dans lesquelles elles sont adoptées et la

185. Noble D. (1979), Social choice in machine design : the case of automa-
tically controlled machine tools, in Zimbalist A. (Ed.), Case studies on the labour
process, Monthly Review Press, New York. Hughes T. (1983), Networks of power,
John Hopkins University Press, Baltimore.
186. Breton Ph. (1987), Histoire de l’informatique, La Découverte, Paris,
chapitres V à VII.
187. Valenduc G. (1991), L'objection de conscience de l'informaticien, dans
le Journal de Réflexion sur l'Informatique (JRI), n° 21, octobre 1991, FUNDP
Namur.
188. Akrich, M., Callon M., Latour B. (1991), op. cit., pp. 62-64.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 111

connaissance locale de la firme, de ses marchés, de ses procédés de


production et de gestion, de ses pratiques d’information, est de
première importance. Ce processus local d’apprentissage et
d’innovation a une signification plus large. (…) De nouvelles
technologies comme la robotique ont évolué, sont devenues tech-
niquement viables et ont connu un succès commercial grâce à une
collaboration étroite entre les entreprises utilisatrices et les fournis-
seurs de technologie, chacune apportant sa contribution en
connaissances 189.” La notion de configuration sociotechnique est
flexible car “elle met en évidence la tension entre la nécessité de
prendre en charge les besoins spécifiques des utilisateurs et les
avantages liés à l’adoption de solutions standardisées à bon mar-
ché. Elle résout ce dilemme par une stratégie pick-and-mix, repo-
sant sur des composants standardisés dont une sélection judicieuse
permet de personnaliser un assemblage adapté aux besoins à ren-
contrer 190.”
On pourrait toutefois se demander si ce façonnage de la tech-
nologie par la demande est bien un façonnage social et non pas,
tout simplement, un façonnage par le marché. Les partisans du
concept de SST répondent à cette objection que leur démarche ne
prend pas principalement en compte pas les facteurs marchands,
mais en premier lieu les processus sociaux qui sous-tendent
l’adoption et l’adaptation des configurations technologiques.
c) La pertinence politique du social shaping of technology
Les promoteurs du concept de SST affirment que leur démar-
che est susceptible d’éclairer les décideurs dans le domaine des
politiques de recherche et d’innovation, dans la mesure où elle
fournit une alternative crédible au modèle linéaire de conception et
de diffusion des innovations, qui a connu de nombreux échecs.
SST est une démarche d’autant plus instructive que le domaine
technologique concerné est complexe et que les connaissances
relatives à l’évolution des techniques et à leur appropriation dans la
société sont entachées d’incertitudes. Il manque toutefois à la
version académique de SST une interface avec le monde de la
décision politique ou industrielle. Les ateliers de travail organisés
dans le cadre de l’action européenne COST A4 ont pu jouer ce rôle

189. Williams R., Edge D. (1997), op. cit., p. 871.


190. Williams R., Social shaping of information and communication techno-
logies, SLIM Report n° 1, TSER Project Social learning in multimedia (SLIM)
(http://www.rcss.ed.ac.uk/slim/SLIMhome.html)
112 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

d’interface au cours du programme, mais à l’issue de celui-ci, la


notion de SST a retrouvé un caractère essentiellement académique.
Est-ce à dire que le social shaping a fait long feu ? Ce serait
un jugement trop sévère, pour deux raisons. Tout d’abord, ses
promoteurs ont réussi à créer une notion unificatrice et générique,
qui transcende les querelles de chapelles entre constructivistes et
autres, qui fait passer un message clair sur la coévolution de la
technologie et de la société et qui peut se décliner de diverses
façons dans des études thématiques. La rançon de ce succès est
toutefois que l’expression social shaping of technology ne s’est pas
imposée comme un concept analytique, mais a plutôt acquis un
caractère normatif ou programmatique. Ensuite, la notion de social
shaping of technology a servi de référence à de nombreuses initia-
tives plus pragmatiques, dans des programmes publics de soutien à
l’innovation technologique ou dans des institutions d’évaluation
des choix technologiques. En matière de pertinence politique, on
peut dire que si SST n’a pas continué la course, il a au moins passé
le relais à d’autres.
d) Une perspective plus pragmatique sur le social shaping :
la notion de Sozialverträgliche Technologiegestaltung
En Allemagne, des tentatives ont été menées pour faire fonc-
tionner l’interface entre la recherche sur le social shaping et le
monde de la décision politique et industrielle, dans le cadre de
programmes publics de soutien à l’innovation technologique,
notamment dans l’État de Rhénanie Westphalie (région de Cologne
et de la Ruhr). Ces programmes (Mensch und Technik, SoTech),
qui se sont étalés de 1986 à 1995, se sont appuyés sur le concept de
Sozialverträgliche Technologiegestaltung, littéralement : concep-
tion de technologies socialement compatibles 191.
Ce concept s’est forgé parallèlement à celui de social shaping
et présente certaines similitudes (shaping / Gestaltung), mais
poursuit un objectif différent : ici, il ne s’agit pas seulement de
constater le façonnage social des technologies, mais de l’organiser
et de le mettre en œuvre dans la conception de technologies qui
répondent à des critères de “compatibilité sociale”. Cet objectif
présuppose que les technologies concernées présentent un certain

191. Böckler M., Latniak E. (1991), Sozialverträgliche Technikgestaltung als


politisches Program, in WechselWirkung, Aachen, n° 50, Aug. 1991. Valenduc G.,
Vendramin P. (1994), op. cit., pp. 77-80.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 113

degré de malléabilité et qu’elles peuvent donc être façonnées par


des processus sociaux et politiques.
Plusieurs niveaux de malléabilité sont distingués et “les tech-
nologies peuvent être façonnées à chacun de ces niveaux et, de
quelque manière que ce façonnage se réalise, des critères sociaux
interviennent de manière explicite ou implicite 192” : la définition
des problèmes à résoudre en recourant à des technologies spécifi-
ques ; le développement et la sélection des différentes solutions ;
l’optimisation de la solution choisie par rapport à ses conditions de
mise en œuvre, notamment les coûts et les risques ; le développe-
ment de prototypes ou de projets pilotes ; la spécification des
conditions concrètes de mise en application ; l’amélioration des
produits et des procédés, l’organisation du marketing ; la préven-
tion ou la limitation des risques et des impacts non intentionnés, à
travers des mesures réglementaires ; la gestion de la pollution
engendrée par les nouveaux systèmes techniques.
La mise en œuvre du concept de Sozialverträgliche Technolo-
giegestaltung, à travers une centaine de projets de développement
technologique dans le programme Mensch und Technik (1986-
1992), s’est appuyée sur quelques principes simples, qui sont à la
fois de nature méthodologique et politique 193.
Le premier principe affirme que le processus de développe-
ment technologique est en même temps un processus d’innovation
sociale, qui inclut l’apprentissage individuel et collectif, la mise au
point de dispositifs institutionnels pour contrôler et limiter les
risques technologiques et sociaux, l’évaluation des effets en termes
d’amélioration de la qualité de vie. Deuxièmement, les personnes
affectées par le développement des nouvelles technologies doivent
être au centre des préoccupations : éviter l’exclusion et les discri-
minations, mettre au point des mécanismes d’adaptation continue
des technologies, promouvoir une culture de la formation perma-
nente. En troisième lieu, la participation doit être considérée
comme un outil essentiel dans le façonnage social de la technolo-
gie : participation des travailleurs et des citoyens directement
concernés par les changements technologiques, développement des

192. Von Alemann U., Simonis G. (1993), Democratisation of the worlds of


life and work : the SoTech programme in Nordrhein Westfalen, in Lafferty W.M.
(ed.), International handbook of participation in organizations, vol. 3, Oxford
University Press, New York, pp. 267-279.
193. Simonis G. (1999), Sozialverträglichkeit, in Böchler S., Simonis G.,
Sundermann K., Handbuch für Technikfolgenabschätzung, Sigma Verlag, Berlin,
pp. 105-117.
114 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

structures d’interface et de conseil pour la société civile. Enfin, le


lien entre recherche et expérimentation sociale est une méthode à
privilégier dans l’implémentation des nouveaux projets technolo-
giques, notamment dans des domaines ciblés comme le dévelop-
pement de logiciels, le développement de services publics basés
sur les TIC, la mise au point de nouveaux systèmes de transport.
Ces principes illustrent une vision pragmatique de la coévolu-
tion de la technologie et de la société, cherchant un ancrage à la
fois dans le monde académique et dans le monde de la décision
politique et industrielle.
Au fil du temps et des évolutions institutionnelles, le concept
de Sozialverträgliche Technologiegestaltung a exercé une in-
fluence importante sur la culture de la technologie en Allema-
gne 194. Il constitue à la fois une concrétisation de la notion de
social shaping of technology et une préfiguration de la seconde
génération de technology assessment.

2. La coévolution et l’informatique : la notion d’informatique


sociale selon Rob Kling
“L’informatique sociale (social informatics) est l’étude inter-
disciplinaire systématique de la conception, des usages et des
conséquences des technologies de l’information, de façon à pren-
dre en compte leur interaction avec les contextes institutionnels et
culturels. C’est donc l’étude des aspects sociaux de l’informatique,
des télécommunications et des technologies connexes, qui examine
comment les TIC façonnent les rapports sociaux et organisation-
nels, ou comment les forces sociales influencent la conception et
l’usage des TIC 195.” Avec un tel programme de travail, le concept
d’informatique sociale, élaboré sous l’égide de Rob Kling (Indiana
University) à partir de 1996, se présente comme un concept fédéra-
teur plutôt que comme le porte-drapeau d’une école théorique
particulière.

194. En Rhénanie Westphalie, le programme SoTech/Mensch und Technik a


été incorporé à partir de 1995 dans les activités du centre scientifique public
Institut Arbeit und Technik, créé à Gelsenkirschen (http://www.iatge.de) ; le
concept de compatibilité sociale de la technologie reste au centre des activités du
réseau régional d’évaluation des choix technologiques TA-net Nordrhein Westfalen
(http://www.ta-net-nrw.de). Des initiatives semblables existent dans d’autres
régions allemandes, notamment dans le Baden-Württemberg (Forum Soziale
Technikgestalung, Stuttgart), à Bremen et à Hamburg.
195. Kling R. (2001), Social Informatics, in Encyclopedia of Library and In-
formation Sciences, Kluwer Publishing (http://www.slis.indiana.edu/si/), p. 1.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 115

Kling a une idée précise de ce que représente un concept fédé-


rateur : un moyen de créer une communauté de chercheurs par-delà
les disciplines existantes, de les faire dialoguer dans des revues
scientifiques (notamment The Information Society, dont il fut le
fondateur et l’éditeur) et dans des colloques, de les aider à dissé-
miner leurs résultats de recherche dans l’enseignement universi-
taire. Cette volonté de créer une plate-forme de discussion de
résultats empiriques est une constante dans les travaux de Kling
depuis le début des années 1980, à l’époque où il était un pionnier
des relations entre informatique et société aux États-Unis 196. Dans
les hommages qui ont été publiés suite à son décès inopiné en mai
2003, ce rôle de catalyseur d’une sorte de méta-communauté scien-
tifique lui est largement reconnu 197.
La coévolution de la technologie et de la société est sous-
jacente à la définition de l’informatique sociale : “L’informatique
sociale est un domaine de recherche piloté par les problèmes (pro-
blem-driven), qui repose sur l’hypothèse que les TIC et les disposi-
tifs organisationnels et sociaux dans lesquels elles ont incorporées
évoluent dans une relation de façonnage mutuel 198.”
Pour Kling, l’informatique sociale vise à réfuter, sur la base
d’études de terrain, un certain nombre d’idées reçues sur les rela-
tions entre informatique et société. Alors que les TIC sont réputées
standardisées, modulaires, flexibles et susceptibles d’ouvrir de
nombreuses possibilités pour les gens et pour les organisations, en
réalité elles restructurent profondément la circulation de
l’information et les relations sociales, tantôt à l’avantage des ac-
teurs concernés, tantôt à leur détriment. Alors que les applications
des TIC sont souvent considérées comme de simples outils dont les
impacts sont prévisibles, les chercheurs en informatique sociale
montrent que cette intuition conduit à des erreurs et des malenten-
dus, car elle néglige des aspects sociaux inattendus qui ne peuvent
être compris que par des études de cas, car les configurations, les
usages et les modes de régulation des TIC comportent des aspects
que leurs concepteurs ne peuvent pas anticiper seuls. Alors que les

196. Kling R. (1980), Social issues and impacts of computing : from arena to
discipline, in the Proceedings of the Second IFIP Conference on Human Choices
and Computers, North Holland.
197. Lamb R. (2003), The social construction of Rob Kling, in The Informa-
tion Society, n° 19, pp. 195-196.
198. Sawyer S., Rosenbaum H. (2000), Social informatics in the information
sciences : current activities and emerging directions, in Informing Sciences, vol. 3
n° 2, pp. 89-95.
116 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

systèmes d’information sont souvent analysés sous le seul angle


fonctionnel, l’informatique sociale révèle des enjeux politiques
sous-jacents, liés notamment aux restructurations des rapports de
pouvoir et aux changements de la relation d’autorité quand celle-ci
se base sur une légitimité informationnelle 199.
La recherche en informatique sociale comprend des aspects
normatifs, analytiques et critiques. Les aspects normatifs consistent
à recommander des alternatives aux professionnels qui conçoivent,
mettent en œuvre ou développent des politiques dans le domaine
des TIC. Le but des recherches est d’étayer les recommandations
par une solide argumentation factuelle, basée sur des exemples
concrets. Les aspects analytiques visent à comprendre comment
l’évolution des usages des TIC dans une configuration particulière
peut être généralisée à d’autres configurations technologiques et à
d’autres contextes organisationnels. Les aspects critiques consis-
tent à étudier les TIC selon des angles de vue qui ne correspondent
pas nécessairement à ceux des commanditaires ou des concepteurs
des projets, en mettant l’accent sur la diversité des usages, sur les
écarts entre les attentes idéalisées et les pratiques observées, sur les
échecs et les problèmes de qualité 200.
Peut-on considérer la social informatics comme un équivalent
nord-américain du social shaping of technology européen, dans le
domaine des TIC ? À maints égards, oui, moyennant quelques
nuances, notamment l’insistance particulière de l’informatique
sociale sur la dimension normative. Toutefois, la lecture des publi-
cations respectives de social informatics et social shaping of ICT
ne permet pas de déceler des différences importantes entre les deux
concepts. Seule une compréhension du contexte d’élaboration de
l’un et l’autre concept permet de saisir leurs spécificités. Williams
s’exprime depuis un centre universitaire britannique qui joue
depuis plus de vingt ans un rôle important dans les études sociales
sur la science et la technologie et qui est à l’origine du sociocons-
tructivisme. La notion de façonnage social de la technologie vise
d’une part à héberger des courants d’analyse différents (“une église
avec de nombreuses chapelles”, pour reprendre son expression déjà
citée), d’autre part à donner un signal aux acteurs des politiques

199. Kling R. (2001), op. cit., pp. 3-6. Kling R., Lamb R. (2000), IT and or-
ganizational change in digital economies : a sociotechnical approach, in Kahin B.
(Ed.), Understanding the Digital Economy, MIT Press, Boston.
200. Lamb R., Sawyer S., Kling R. (2000), A social informatics perspective
on socio-technical networks, in Chung H.M. (Ed.), Proceedings of Americas
Conference on Information Systems, Long Beach, California.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 117

européennes de R&D. Kling provient d’un centre de recherche en


informatique et s’adresse en premier lieu aux professionnels des
TIC et aux décideurs dans la conception et la mise en œuvre des
TIC. Les recherches en informatique sociale visent à convaincre
ceux-ci de la pertinence de la dimension sociale et de la nécessité
d’une approche interdisciplinaire. Deux horizons différents, mais
une même préoccupation : montrer la coévolution des TIC et de la
société.

3. La seconde génération du technology assessment :


le TA constructif et le TA participatif
Dans le chapitre I, nous avons distingué deux générations suc-
cessives dans l’institutionnalisation et le développement des activi-
tés de technology assessment. La première génération a dû gérer
l’héritage du déterminisme technologique et a progressivement pris
une tournure plus politique, orientée vers les processus de décision
et basée sur les notions de choix technologique et de maîtrise de la
technologie par la société. La seconde génération, née dans les
années 1990, prend en compte certains acquis du constructivisme
et se rattache explicitement à la notion de coévolution de la techno-
logie et de la société. L’objectif est de structurer cette coévolution
en y impliquant directement les acteurs de l’innovation technologi-
que et les groupes concernés dans la société.
L’accent est mis sur deux dimensions prioritaires du technolo-
gy assessment (TA). D’une part, le TA constructif : l’évaluation
des choix technologiques ne concerne pas seulement l’anticipation
des options technologiques envisageables et la mise en scénarios
de leurs impacts potentiels, mais aussi l’accompagnement d’un
projet technologique tout au long de son cycle de vie. D’autre part,
le TA participatif : la participation démocratique n’est plus seule-
ment une méthode de technology assessment, elle devient un
objectif en soi. C’est à travers ces deux dimensions que se réalise
l’intégration de certains acquis du constructivisme dans la mis en
œuvre du technology assessment.
a) Le TA constructif
Selon Arie Rip, un des théoriciens du concept de constructive
technology assessment (CTA), “l’idée de base est de déplacer le
point focal du TA, de l’évaluation des technologies au moment où
elles sont déjà constituées vers l’anticipation de leurs effets à un
stade précoce de leur développement. Les acteurs au sein du
monde de la technologie deviennent alors un groupe cible impor-
118 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tant, mais le constat que les impacts sont coproduits aux stades
d’implémentation et de diffusion – qui est un résultat des études
constructivistes – implique que les acteurs du monde de la techno-
logie ne doivent pas être les seuls impliqués. La stratégie à préférer
pour le CTA est d’élargir les aspects et les acteurs à prendre en
compte. De manière plus générale, le CTA s’achemine vers un
processus d’apprentissage sociétal et parfois vers un processus de
gestion de la technologie au sein de la société 201.” Son collègue
Johan Schot surenchérit : “lorsque des utilisateurs, des groupes
sociaux ou des citoyens prennent part à un processus de concep-
tion, ils sont davantage capables que les concepteurs et ingénieurs
de prendre en compte des aspects sociaux à un stade précoce. Les
concepteurs anticipent rarement les effets sociaux, ils éprouvent
même des difficultés à anticiper à temps les conditions du marché.
Ils ne recherchent pas les informations adéquates sur les marchés,
et quand ils le font, ils ne se trouvent pas en position d’en faire un
usage efficace. Ils réagissent aux signaux du marché et aux effets
sociaux seulement quand ils se produisent, ce qui conduit à donner
aux problèmes des solutions ad hoc 202.”
Dans la pratique, le CTA désigne un ensemble de méthodes
d’accompagnement et d’évaluation de projets d’amont en aval,
avec une implication étroite des acteurs et des parties prenantes 203.
Rip et Schot formulent trois critères de qualité pour le CTA 204 :
– L’importance de l’anticipation. Tous les aspects sociaux ne
peuvent pas être prévus en amont d’un projet de développe-
ment technologique, au contraire : ils apparaissent, parfois de
manière imprévue ou sous la forme d’effets pervers, à tous les
stades du projet. Ce constat entraîne deux conséquences.
D’une part, l’implication des acteurs concernés doit

201. Rip A. (1994), Science & technology studies and constructive technolo-
gy assessment, in EASST Review, vol. 13 n° 3, September 1994, p. 3. L’ouvrage de
référence sur le constructive technology assessment est : Rip A., Misa T., Schot J.
(1995), Managing technology in society : the approach of constructive technology
assessment, Pinter Publishers, London.
202. Schot J. (1998), Constructive technology assessment comes of age : the
birth of a new politics of technology, in Jamison A. (Ed.), Technology policy meets
the public, PESTO Papers II, Aalborg University, pp. 207-232.
203. Sundermann K., Constructive technology assessment, in Böchler S.,
Simonis G., Sundermann K., Handbuch für Technikfolgenabschätzung, Sigma
Verlag, Berlin, pp. 119-128.
204. Schot J., Rip A. (1997), The past and future of constructive technology
assessment, in Technological forecasting and social change, vol. 54 n° 2/3, pp.
251-268.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 119

s’effectuer de manière continue. D’autre part, le processus de


développement technologique doit présenter un certaine flexi-
bilité et pouvoir incorporer des boucles itératives d’essai et
d’évaluation.
– La réflexivité. La technologie et ses effets sociaux sont co-
produits. Plus précisément, des options technologiques sont
liées aux objectifs sociaux à prendre en compte et, symétri-
quement, des choix sociaux sont liés aux trajectoires
d’innovation. Les acteurs doivent intégrer à la fois les objets
techniques et leurs effets dans leurs réflexions et leurs actions.
– L’apprentissage sociétal. Le développement technologique
peut être décrit comme un processus visant à établir de nou-
veaux couplages entre normes techniques, structures de pro-
duction, conditions du marché et bases culturelles. Ce proces-
sus n’est pas donné, il s’apprend, notamment par le fait que
chaque partie concernée doit apprendre à spécifier ses propres
critères de conception et à les confronter avec ceux des autres.
b) Le TA participatif
Selon Herbert Paschen, fondateur du bureau d’évaluation des
choix technologiques auprès du Bundestag, deux facteurs détermi-
nent l’évolution vers des méthodes de plus en plus participatives :
d’une part, la manière dont les institutions de TA s’adaptent pour
améliorer leur légitimité et leur efficacité par rapport aux décideurs
politiques et aux parlements ; d’autre part, le changement de la
culture politique, qui, à côté de la démocratie représentative, favo-
rise la participation directe des citoyens 205. Pour la plupart des
institutions européennes de TA, les activités de débat public et de
participation directe des citoyens sont devenues indispensables à
leur légitimité vis-à-vis de l’opinion publique.
Les méthodes participatives de TA ne sont pas neuves, mais
elles sont contraintes à un renouvellement permanent 206. Ce qui

205. Paschen H., Vig N.J (2000)., Parliaments and technology : the deve-
lopment of TA in Europe, Summary review in TA-Datenbank Nachrichten, ITAS
Karlsruhe, vol. 9 n° 1, March 2000.
206. Sans entrer dans les détails de ces méthodes, on mentionnera les confé-
rences de consensus, les jurys de citoyens, les groupes focaux, les ateliers des
scénarios, les cellules de planning, les forums sociotechniques, les auditions
publiques, etc. L’institution de TA du Parlement flamand (VIWTA, Vlaamse
instelling voor wetenschappelijk en technisch aspectenonderzoek) a publié un
guide pratique des méthodes participatives : Slocum N. (2003), Participatory
methods toolkit – a practitioner’s manual, VIWTA, Brussel, United Nations
University, Brugge, Fondation Roi Baudouin, Bruxelles.
120 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

change aujourd’hui, c’est que la participation directe n’est plus une


méthode parmi d’autres, mais un objectif en soi. Cet objectif re-
pose sur trois considérations importantes :
– Le rôle de la société civile dans la gouvernance du système
européen de recherche. Le plan d’action “Science et société”
de la Commission européenne, lancé en 2001, prône une par-
ticipation accrue de la société civile dans le système de gou-
vernance de la R&D en Europe 207. Le TA participatif y trouve
une nouvelle justification et s’y intègre dans une stratégie po-
litique plus vaste, mais aussi plus floue – du moins par rapport
aux acquis du TA participatif dans certains pays, comme le
Danemark ou les Pays-Bas.
– La gestion des incertitudes et des risques. Les méthodes
participatives ont aussi pour fonction d’évaluer le degré
d’acceptabilité des risques technologiques par la société et les
modalités de contrôle des risques 208. Dans des processus de
décision où les connaissances scientifiques sont entachées
d’incertitudes, la participation du public peut conduire à légi-
timer des décisions qui ne peuvent pas s’appuyer de manière
fiable sur les seuls arguments rationnels.
– Le caractère constructif du TA. L’implication des acteurs
concernés tout au long du processus d’innovation nécessite la
mise en œuvre de méthodes participatives adéquates, mais
plus ciblées que quand il s’agit d’organiser un vaste débat pu-
blic. Certains auteurs plaident en faveur d’une meilleure inté-
gration du TA constructif et du TA participatif 209. À nos
yeux, cette intégration permettrait d’éviter une double dérive :
celle du TA constructif vers une simple technique de mana-
gement participatif de l’innovation, celle du TA participatif
vers une mise en scène de la communication entre le monde
de la recherche et le grand public.

207. Jaspers M., Banthien H., Renner A. (2003), Governance of the Euro-
pean Research Area : the role of civil society, IFOK report for the European
programme Science & society, DG Research, November 2003.
208. Hennen L. (1999), Participatory technology assessment : a response to
technical modernity ?, in Science and Public Policy, vol. 26 n° 5, October 1999,
pp. 303-312.
209. Berloznik R., Van Langenhove L. (1998), Integration of technology as-
sessment in R&D management practices, in Technological forecasting and social
change, vol. 58 n° 1/2, pp. 23-33.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 121

c) TIC et TA participatif : un rendez-vous manqué ?


Si le TA constructif s’est alimenté de nombreuses études dans
le domaine des TIC, à la fois dans les entreprises et dans la vie
publique, peut-on en dire autant du TA participatif ?
Josée Van Eijndhoven, qui dirigea longtemps l’institut de TA
créé par le parlement hollandais avant de devenir rectrice de
l’Université Erasmus de Rotterdam, exprime une opinion assez
critique à ce sujet. Dans un article intitulé “Vingt ans de TIC et
société : de lourds rapports et un débat bien léger ”, elle s’interroge
sur l’écho relativement faible des questions liées aux TIC dans les
débats publics sur la science et la technologie aux Pays-Bas 210.
Van Eijndhoven souligne que, il y a vingt ans déjà, l’agenda du TA
dans le domaine des technologies de l’information a été fixé en
termes d’exploration et d’inventaire des impacts potentiels de
différents scénarios, essentiellement parce que le développement
des TIC était considéré comme largement imprévisible et non
déterministe. Les discussions entre experts, décideurs politiques et
représentants des acteurs sociaux étaient formulées en termes de
politique générale, peu propices à une implication des citoyens
dans un débat public.
L’émergence du TA constructif a permis de mener des études
plus concrètes, par exemple sur les usages des TIC dans le do-
maine de la santé, sur les usages des cartes à puces dans des appli-
cations de la vie quotidienne, ou encore sur les services gouverne-
mentaux en ligne. Ces études ont conclu au rôle important du
façonnage de la technologie par ses usages et ont été instructives
pour les décideurs politiques, ainsi que pour les concepteurs
d’objets techniques et de services en ligne, mais on ne peut pas
dire qu’elles aient été très populaires. En général, l’acceptation
sociale des TIC est bonne dès le moment où le pouvoir politique
prend des mesures pour corriger des inégalités d’accès, favoriser la
diversité des usages et prévenir les effets pervers. Le seul thème
controversé qui ait trouvé écho dans le débat public est celui de la
vie privée : non seulement la protection des données personnelles

210. Van Eijndhoven J. (1999), Twintig jaar ICT en samenleving : zware


rapporten en een licht debat, in Van micro-elektronica tot mega-ICT, Jaarverslag
1999 Rathenau Instituut, Den Haag. L’Institut Rathenau doit son nom à l’auteur
principal d’un rapport officiel intitulé Maatschappelijke gevolgen van de mikro-
elektronica, publié en 1979, c’est-à-dire au même moment que le rapport officiel
de Simon Nora et Alain Minc sur L’informatisation de la société en France.
L’article cité de Josée Van Eijndhoven a été rédigé à l’occasion du vingtième
anniversaire du rapport Rathenau.
122 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

et les usages intrusifs du courrier électronique, mais aussi les


nouveaux équilibres et les nouvelles perméabilités entre sphère
professionnelle, sphère publique et sphère privée.
Cette situation contraste fortement avec l’intensité des contro-
verses publiques dans d’autres domaines : les biotechnologies dans
l’agroalimentaire, les recherches médicales sur les cellules em-
bryonnaires, l’utilisation des informations du code génétique, le
clonage, la sécurité de la chaîne alimentaire, les options en matière
de prévention et de gestion des déchets, les choix énergétiques, etc.
Dans ces domaines, l’agenda de la R&D est fortement influencé
par les débats publics et par les procédures de décision ou de ré-
glementation au niveau politique. Dans le domaine des TIC, en
revanche, l’influence de la société sur la direction du changement
technologique prend d’autres formes, plus diversifiées, plus ciblées
et plus spécifiques à des contextes particuliers.
d) L’intégration des acquis du constructivisme dans un projet
institutionnel hérité du déterminisme
La distinction entre la première et la seconde génération de
technology assessment, ainsi que l’apport du constructivisme, sont
caractérisés par Wiebe Bijker de la manière suivante : “Les pre-
mières initiatives de TA reposaient sur l’hypothèse que la connais-
sance scientifique était capable de formuler des recommandations
préventives et pouvait fournir des indications précises dans les
décisions relatives au développement technologique. Les scientifi-
ques jouaient alors un rôle privilégié et dominant. Le processus de
prise de décision était supposé s’organiser autour de quelques
décideurs clairement identifiables (le parlement, le gouvernement,
les dirigeants d’entreprises) et il devait pouvoir être amélioré en lui
donnant une meilleure rationalité. (…) La conception actuelle du
TA s’écarte de la précédente sur plusieurs points. Les limites de la
connaissance scientifique sont plus clairement prises en compte et,
en combinaison avec une reconnaissance de l’importance des
sources non scientifiques d’évaluation et de jugement, il y a main-
tenant un meilleur équilibre entre l’implication des utilisateurs, des
producteurs et des décideurs politiques, aux côtés des scientifiques.
Le processus de décision politique est maintenant considéré
comme fragmenté et diffus – l’existence d’un preneur de décision
unique et d’un déroulement rationnel de la procédure de décision
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 123

sont des illusions. Les décisions ne sont pas rationnelles, mais


normatives 211.”
Pour Bijker, certains concepts et hypothèses développés dans
le modèle SCOT sont congruents avec la seconde génération de
technology assessment : la flexibilité interprétative est essentielle à
la mise en évidence de choix technologiques, chaque groupe social
pertinent développe son propre cadre technologique, le processus
d’innovation consiste en une réduction progressive de la flexibilité
interprétative pour arriver à une forme de stabilisation des innova-
tions et à un clôture des controverses.
Bijker accorde une grande importance au fait que, selon le
modèle SCOT, il n’y a pas, a priori, de groupe social privilégié à
impliquer dans un développement technologique, et cela justifie à
ses yeux le parti pris méthodologique du CTA de s’intéresser à
tous les acteurs et toutes les parties prenantes. Le refus d’accorder
un rôle a priori privilégié à l’un ou l’autre groupe social pertinent
entraîne des conséquences méthodologiques, empiriques et politi-
ques : “Sur le plan méthodologique, ce refus de privilégier certains
groupes implique un traitement symétrique de tous les groupes
sociaux pertinents, à travers les mêmes lunettes conceptuelles et
sans hypothèses préalables sur ce que sont leurs intérêts spécifi-
ques, leurs compétences ou leurs positions dans la société. Sur le
plan empirique, cela signifie que, pour comprendre un développe-
ment technologique concret, nous devons regarder au-delà de ceux
qui sont concernés à première vue, les techniciens, les gestionnai-
res et les gens du marketing. Le processus de construction sociale
continue bien après que les artefacts aient quitté l’atelier. Sur le
plan politique, (…) affirmer qu’il n’y a pas de groupe préalable-
ment privilégié est une prise de position dans le débat sur la culture
technologique. Tous les groupes sociaux pertinents sont d’une
importance égale 212.”
Bijker considère donc que les acquis du constructivisme social
modifient fondamentalement les notions de choix technologique et
de négociation des choix, telles que formulées dans la première
génération du TA.
Arie Rip met également en évidence certains apports origi-
naux du constructivisme. Le point fort des études socioconstructi-

211. Bijker W. (1995), Democratisering van de technologische cultuur,


Inaugurale rede van de leerstoel Techniek en Samenleving, Rijksuniversiteit
Limburg te Maastricht, 24/03/1995, p. 13.
212. Bijker W. (1995), op. cit., p. 19.
124 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

vistes est l’analyse des innovations au niveau micro, alors que le


technology assessment envisage souvent les changements techno-
logiques au niveau macro et en termes de tendances structurantes à
long terme. L’intérêt du CTA pour le niveau méso permet de
rapprocher les points de vue et de concilier une analyse de la cons-
truction des innovations avec leur positionnement sociopolitique à
plus large échelle. Rip souligne que les chercheurs dans le domaine
des études sociales sur la technologie peuvent aussi offrir aux
acteurs de terrain ce qu’il appelle un “service professionnel” :
élaborer des concepts pertinents pour l’action, aider les praticiens à
mettre un nom sur des constats, comparer les expériences, cadrer
des situations particulières en regard de la littérature et de l’état de
l’art des recherches, toutes choses qu’un processus participatif seul
ne peut pas produire de lui-même 213.
Pour terminer, on peut revenir sur le lien entre constructive
technology assessment et social shaping of technology. En dres-
sant, fin 2000, un bilan de l’expérience danoise d’évaluation des
choix technologiques, Annegrethe Hansen et Christian Clausen 214
soulignent que celle-ci a apporté trois contributions importantes à
la notion de social shaping. D’abord, l’existence non seulement
d’options technologiques, mais aussi de véritables alternatives
technologiques par rapport aux solutions prônées par les acteurs
dominants de l’innovation, a été clairement mise en évidence au fil
de quinze années de pratique du TA au Danemark. Ensuite, la
participation directe des citoyens a été reconnue comme importante
non seulement pour la légitimité démocratique du TA, mais aussi
quant à sa capacité à exercer une influence sur la conception des
projets technologiques. Enfin, la notion d’expérimentation sociale
s’est banalisée dans la conception des projets technologiques,
surtout dans le domaine des produits et services pour le grand
public, à tel point qu’il est devenu “naturel” d’assortir tout grand
projet d’un volet d’expérimentation.

4. Technologie et organisation : la théorie de la structuration


Nous venons de présenter successivement trois tentatives de
construction d’un cadre d’analyse cohérent pour la coévolution de
la technologie et de la société : les deux premières – social shaping

213. Rip A. (1994), op. cit., p. 5.


214. Hansen A., Clausen C., From participative TA to TA as participant in
the social shaping of technology, in TA Datenbank Nachrichten, ITAS Karlsruhe,
vol. 9 n° 3, Oktober 2000, pp. 33-39.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 125

of technology et social informatics – s’apparentent à l’élaboration


d’un concept fédérateur, tandis que la troisième – TA constructif et
participatif – vise à structurer un courant méthodologique. Dans
aucun des trois cas, il ne s’agit d’un modèle théorique à propre-
ment parler. C’est pourquoi le “modèle de structuration de la
technologie”, élaboré par Wanda Orlikowski 215, présente un
intérêt certain. Toutefois, ce modèle théorique n’est pas conçu pour
rendre compte des relations entre technologie et société en général,
mais entre technologie et organisation.
Contrairement aux trois cas précédents, la théorie de la struc-
turation de la technologie ne provient pas du domaine “science,
technologie et société”, mais du management des systèmes
d’information (MIS). Orlikowski, professeur à la Sloan School of
Management du MIT, à Boston, est un auteur de référence dans le
domaine MIS. Elle utilise la théorie de la structuration d’Anthony
Giddens 216, dont elle dérive une théorie particulière pour les rela-
tions entre technologie et organisation. D’autres chercheurs du
domaine MIS se sont également inspirés de Giddens 217, mais c’est
Orlikowski qui a proposé le modèle théorique le plus achevé.
Depuis sa première publication en 1992, ce modèle a été appliqué à
plusieurs reprises à des études organisationnelles sur le terrain et
est devenu une référence pour les méthodes de recherche qualitati-
ves sur les systèmes d’information 218.
À partir de ses travaux sur les changements organisationnels,
Orlikowski met en évidence les limites des approches déterminis-
tes et constructivistes des relations entre technologie et organisa-
tion. Les approches déterministes révèlent certaines propriétés
structurantes de la technologie qui balisent le champ des change-
ments organisationnels, mais négligent les effets des interactions
humaines au sein des organisations, tandis que les approches cons-
tructivistes font exactement l’inverse. Nous partageons ce constat,
déjà dressé à l’issue des deux premiers chapitres.

215. Orlikowski W. (1992), The duality of technology : rethinking the


concept of technology in organizations, in Organization Science, vol. 3 n° 3,
August 1992, Boston, pp. 398-427.
216. Giddens A. (1987), La constitution de la société – Éléments de la théo-
rie de la structuration, PUF, Paris (édition originale : The constitution of society,
Polity Press, 1984).
217. Walsham G., Han C.K. (1991), Structuration theory and information
systems research, in Journal of applied systems analysis, vol. 17, pp.77-85.
218. Myers M. D. (1997), Qualitative Research in Information Systems, in
MIS Quarterly, vol. 21 n° 2, June 1997, pp. 241-252.
126 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Orlikowski formule deux prémisses à son modèle de structura-


tion : la dualité de la technologie et la flexibilité interprétative de la
technologie.
La reconnaissance de la dualité de la technologie – qui est une
construction de l’action humaine tout en possédant des propriétés
structurelles et structurantes – est un préalable pour échapper au
dilemme du déterminisme et du constructivisme. “La technologie
est construite physiquement par des acteurs qui agissent dans un
contexte social donné ; elle est construite socialement par les
acteurs qui lui attachent différentes significations et qui utilisent de
manière préférentielle certaines de ses propriétés. Cependant, une
fois qu’elle est développée et déployée, la technologie se réifie et
s’institutionnalise, elle se déconnecte des acteurs qui l’ont cons-
truite ou lui ont donné du sens, et elle fait partie des propriétés
objectives et structurelles de l’organisation. L’action et la structure
ne sont pas indépendantes 219.”
Le concept de flexibilité interprétative de la technologie est
emprunté à Bijker et Pinch (chapitre II). Orlikowski y ajoute deux
dimensions supplémentaires :
– La discontinuité dans le temps et l’espace. Les actions humai-
nes qui constituent le développement de la technologie et son
usage sont souvent séparées dans l’espace, dans la mesure où
elles s’effectuent dans des organisations différentes, et dans le
temps, car même si l’usage modifie la technologie, il vient
toujours après la conception initiale, parfois longtemps après.
Pour Orlikowki, la conception duale la technologie – objet
ayant des impacts ou produit de l’action humaine – est in-
fluencée par les différents stades temporels du cycle de vie de
la technologie et dépend de la période que les chercheurs
choisissent d’étudier. Le dilemme du déterminisme et du
constructivisme est un faux dilemme, il provient d’une sous-
estimation de la discontinuité temporelle et spatiale.
– La distinction entre mode de conception et mode d’usage. Les
interactions entre la technologie et l’organisation prennent des
formes différentes selon que l’on se situe dans le mode de
conception ou le mode d’usage. Dans le mode d’usage, les uti-
lisateurs peuvent interpréter ou modifier la technologie de dif-
férentes façons, allant jusqu’à reconcevoir le projet initial,
sous l’influence d’un certain nombre de facteurs individuels,
sociaux ou institutionnels, mais ils peuvent aussi rendre les

219. Orlikowski W. (1992), op. cit., p. 406.


Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 127

usages plus rigides ou routiniers. La distinction entre mode de


conception et mode d’usage est essentiellement analytique.
Dans de nombreux cas, plusieurs modes successifs de concep-
tion et d’usage s’enchaînent de manière itérative.
Le facteur critique qui permet de distinguer des technologies
plus ou moins rigides est la capacité qu’ont les utilisateurs de
contrôler leur interaction avec la technologie et leur influence sur
les propriétés structurelles de celle-ci. La flexibilité interprétative,
selon Orlikowski, se rapporte au degré d’engagement des utilisa-
teurs dans la constitution matérielle et sociale de la technologie,
dans son mode de conception et son mode d’usage. La flexibilité
interprétative n’est pas infinie. “La flexibilité interprétative est un
attribut de la relation entre les acteurs humains et la technologie.
Elle est donc influencée par les caractéristiques matérielles de
l’artefact (matériel et logiciel), par les caractéristiques des acteurs
humains (expérience, motivation) et par le contexte institutionnel
(relations sociales, allocation des tâches, allocation des ressour-
ces) 220.”
Le modèle élaboré par Orlikowki est résumé dans la figure 1.
Il repose sur quatre relations (les flèches du graphique) établies
entre trois composantes : les acteurs humains (concepteurs, utilisa-
teurs, décideurs) ; la technologie (artefacts matériels et logiciels au
moyen desquels des tâches sont réalisées dans des situations de
travail particulières) ; les propriétés institutionnelles des organisa-
tions, incluant leurs caractéristiques structurelles, les stratégies
d’entreprise, la culture d’entreprise, la division du travail, les
formes de communication et de contrôle, le contexte concurrentiel,
socioéconomique et réglementaire.
(a) La technologie est le produit de l’action humaine. Dans le
mode de conception, les acteurs humains incorporent dans la
technologie certains schémas d’interprétation, certaines res-
sources et certaines normes. Dans le mode d’usage, ils
s’approprient la technologie en lui donnant des significations
communes, ce qui influence leur degré d’appropriation, de
contrôle ou de modification par rapport aux schémas
d’interprétation, aux ressources et aux normes de la technolo-
gie.

220. Orlikowski W. (1992), op. cit., p. 409.


128 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Figure 1
Le modèle de structuration de la technologie

Propriétés Les conséquences


institutionnelles institutionnelles
de de l’interaction
l’organisation avec la technolo-
gie (d)

Technologie

Les conditions La technologie


institutionnelles comme produit de
de l’interaction avec l’action humaine (a)
la technologie (c)
La technologie
comme moyen
de l’action
humaine (b)

Acteurs
humains

Source : Orlikowski (1992), op. cit., p. 410

(b) La technologie est le moyen de l’action humaine. En tant que


moyen d’action, elle influence les comportements et les per-
formances au sein de l’organisation ; cette influence est appe-
lée “impact de la technologie” dans le modèle déterministe.
Toutefois, la technologie ne détermine pas les pratiques socia-
les, elle les conditionne. Ces conditions imposées aux prati-
ques sociales peuvent être tantôt contraignantes, tantôt stimu-
lantes.
(c) En agissant sur la technologie (que ce soit en la concevant, en
se l’appropriant, en la modifiant ou même en y résistant), les
acteurs humains subissent l’influence des propriétés institu-
tionnelles des dispositifs organisationnels, par exemple les
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 129

normes professionnelles, l’état des connaissances, la disponi-


bilité des ressources, les normes techniques.
(d) L’interaction des acteurs humains avec la technologie in-
fluence les propriétés institutionnelles de l’organisation, car
elle renforce ou transforme les structures de signification, de
pouvoir et de légitimation. Ces effets peuvent être prévisibles
ou inattendus. Ils ne sont pas toujours intentionnels, ni de la
part des décideurs ni de la part des utilisateurs.
Le modèle de structuration proposé par Orlikowski est bien un
modèle de coévolution de la technologie et de l’organisation. Bien
que son champ d’application soit ciblé sur les analyses organisa-
tionnelles, on peut en tirer des enseignements pour la coévolution
de la technologie et de la société, ne serait-ce que parce qu’il
s’appuie sur une théorie plus vaste de structuration de la société
(Giddens).
Le modèle de structuration de la technologie décompose le
processus de coévolution en quatre relations d’influence (a, b, c, d
dans le graphique) qui absorbent et reformulent une série de no-
tions héritées du dilemme du déterminisme et du constructivisme :
les notions d’impact, d’option technologique, de flexibilité inter-
prétative, de construction sociale des usages, entre autres.
Orlikowski mentionne quelques points qui sont laissés dans
l’ombre par le modèle proposé : qu’en est-il du processus de struc-
turation de la technologie dans le cas du transfert de technologies
entre organisations ? Comment analyser le rôle de multiples orga-
nisations dans le développement et le déploiement d’une technolo-
gie particulière ? Le modèle est-il pertinent pour étudier la structu-
ration de la technologie dans les relations interorganisationnelles ?
Elle suggère que ces questions soient abordées dans des études
empiriques.
La théorie de la structuration de Giddens, et subséquemment
le modèle de structuration de la technologie d’Orlikowski, ont
servi de référence à de nombreuses études empiriques sur les
systèmes d’information dans les organisations, mais quasi exclusi-
vement dans des pays anglophones. Dans leur évaluation de
l’apport de la théorie de la structuration à la recherche sur les
systèmes d’information, Gerardine De Sanctis et Marshall
130 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Poole 221 recensent 116 articles publiés dans des revues scientifi-
ques entre 1990 et 2000, qui utilisent Giddens et Orlikowski
comme cadre théorique de référence. Ils proposent une typologie et
un bilan de ces recherches. Pour eux, le modèle de structuration de
la technologie a permis de faire évoluer la recherche sur les systè-
mes d’information de l’étude des technologies vers l’étude des
actions et interactions, en évitant le piège constructiviste de faire
disparaître la technologie du tableau et en s’écartant définitivement
des modèles déterministes des études d’impact. Il se situe bien
dans une optique de coévolution de la technologie et des structures
sociales. D’ailleurs, les socioconstructivistes ne s’y reconnaissent
pas et le critiquent sévèrement, sur la base d’un argument fré-
quemment rencontré dans le chapitre II : il n’est pas possible de
distinguer la technologie de l’organisation, la technologie est de
l’organisation 222.
La transposition de la théorie de la structuration de Giddens,
qui est une théorie de la société, vers l’analyse organisationnelle
des systèmes d’information, est toutefois une opération délicate.
“La théorie de la structuration concerne la nature des systèmes
sociaux et ne contient aucune considération particulière sur la
technologie ni sur l’influence de la technologie sur la vie sociale.
Néanmoins, son attractivité pour la recherche sur les systèmes
d’information réside dans sa focalisation sur les structures et sur
les processus par lesquels les structures sont utilisées et modifiées
au fil du temps. Le champ “systèmes d’information” a un intérêt
profond pour la conception et l’analyse des structures de prise de
décision et d’interaction entre l’être humain et l’ordinateur. (…) La
technologie peut être considérée comme un contributeur potentiel
au processus de structuration des interactions humaines 223.”
Certains auteurs doutent de la longévité de l’engouement en
faveur de la théorie de la structuration. Certes, celle-ci est venue
combler un vide théorique et a permis d’analyser et d’interpréter de
manière créative un grand nombre d’études de cas. Toutefois, les
modèles basés sur la théorie de la structuration restent peu prédic-

221. Poole M.S., De Sanctis G. (2002), Structuration theory in Information


Systems research : methods and controversies, in Whitman M.E., Woszczynski
A.B. (Eds), The handbook for information systems research, Idea Group Publ.,
2002.
222. Grint, K., Woolgar S. (1997), The Machine at work : technology, work
and organization, Polity Press, Cambridge, UK, p. 23.
223 Poole M.S., DeSanctis G. (2002), op. cit.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 131

tifs et ne débouchent pas sur des recommandations claires en


direction des praticiens de l’informatique 224.
Le modèle de structuration de la technologie d’Orlikowski a
donné lieu à un développement ultérieur, sous le nom de théorie de
la structuration adaptative 225, dont l’objectif est de prendre en
compte les interactions entre les technologies de l’information
avancées (la génération internet et réseaux), les acteurs humains et
les structures sociales. La portée de ce modèle est donc plus large,
elle s’étend à l’ensemble de la société. Le modèle a été notamment
utilisé dans des études sur la diffusion d’internet 226 et sur le rôle
du courrier électronique dans la constitution de réseaux interper-
sonnels au sein des organisations 227.

III. La coévolution, un nouveau mode de production


des connaissances et des innovations ?
Certaines analyses de la coévolution de la technologie et de la
société ne rentrent pas dans le spectre borné d’un côté par le dé-
terminisme, de l’autre par le socioconstructivisme. Sans négliger
les acquis des études sociales sur la science et la technologie, elles
envisagent les influences réciproques de la technologie et de la
société en dehors du dilemme des relations de causalité.

1. Deux modes de production de la science et de la technologie


Deux livres successifs, The new production of knowledge
(1994) et Repenser la science (2003), dont les principaux auteurs
sont Helga Nowotny (présidente du conseil consultatif européen de
la science) et Michael Gibbons (secrétaire général de l’association
des universités du Commonwealth) 228, ont élaboré un cadre théo-

224. Rose J. (1998), Evaluating the contribution of structuration theory to


the information systems discipline, Proceedings of the ECIS 1998 conference.
225. De Sanctis G., Poole M.S. (1994), Capturing the complexity in ad-
vanced technology use : adaptative structuration theory, in Organization Science,
n° 5, pp. 121-147.
226. Mason S.M., Hacker K.L. (2003), Applying communication theory to
digital divide research, in IT & Society, vol. 1 n° 5, Stanford University, Summer
2003, pp. 40-55.
227. Boudourides M.A. (2003), E-mail, social structures and networks,
Computer Technology Institute, University of Patras, European IST project
COMMORG (Communication and organisations).
228. Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003), Repenser la science, Édi-
tions Bélin / Débats, Paris. Gibbons M., Limoges C., Nowotny H., Schwartzman
S., Scott P., Trow M. (1994), The new production of knowledge : the dynamics of
science and research in contemporary societies, Sage, London.
132 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

rique qui distingue deux modes de production et d’accumulation de


la science et de la technologie – appelés simplement mode 1 et
mode 2. Le mode 1 caractérise la production des connaissances par
les académies des sciences et les universités ; il a été dominant
jusqu’aux années 1960. Le mode 2, qui se substitue aujourd’hui au
mode 1, est caractérisé par une interaction croissante entre les
universités, les pouvoirs publics et les industries, sous l’impulsion
de l’industrie et, dans une moindre mesure, de la société civile ; la
science et la technologie, qui étaient des activités distinctes dans le
mode 1, sont coproduites dans le mode 2.
Dans le mode 1, les questions et les problèmes sont établis et
traités dans le cadre d’institutions générées et gérées par des com-
munautés scientifiques autonomes : les académies et les universi-
tés. Les États nationaux sont la principale source de financement
de la R&D. Le fonctionnement des institutions scientifiques est
hiérarchique, il présente une certaine stabilité dans le temps, du fait
de la suprématie des universités et des règles de financement pu-
blic, et il est structuré selon les disciplines scientifiques –
l’ingénierie faisant partie des “sciences appliquées”. La validité
des résultats repose sur leur valeur intrinsèque et sur l’autonomie
du jugement scientifique.
Dans le mode 2, ce sont les marchés et les usages qui structu-
rent les questions et les manières de les traiter. Les tâches de R&D
sont distribuées entre les laboratoires des grandes entreprises, les
sociétés de consultants, les firmes innovantes, les organismes de
normalisation, les think tanks et les universités, mais celles-ci
perdent leur rôle prépondérant. Les chercheurs ont des origines,
des formations et des intérêts divers, les équipes sont pluridiscipli-
naires et se constituent autour de projets. Les collaborations se
nouent autour de thèmes ayant leur origine dans les besoins éco-
nomiques ou dans des demandes sociales ou politiques. La circula-
tion des chercheurs est encouragée entre les différentes institutions.
Dans la plupart des domaines, la production des connaissances et
la production des innovations sont étroitement imbriquées, il n’y a
plus de distinction nette entre sciences et technologies. La validité
des résultats repose sur une multiplicité de critères : la réussite
technique, la pertinence de la solution apportée à des problèmes
pratiques, la conformité aux objectifs fixés par les commanditaires,
la qualité et l’originalité des connaissances produites par rapport à
l’état de l’art. Les critères universitaires de validation, liés aux
normes des disciplines et au jugement des pairs, ne sont qu’une
possibilité parmi d’autres. “Le mode 2 désormais prépondérant
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 133

révèle des flux croisés entre la science et la société, qui associent


l’université, l’industrie et les gouvernements dans des projets où la
pression sociale conditionne l’orientation des programmes scienti-
fiques, tout autant que les résultats de ceux-ci pèsent directement
sur l’évolution économique et sociale 229.”
Helga Nowotny souligne trois caractéristiques essentielles du
mode 2 : “La première caractéristique du mode 2 tient au fait que
la recherche contemporaine est de plus en plus effectuée dans le
contexte de son application. Par là nous voulons dire que, dès le
tout début, les problèmes et leurs perspectives sont formulés en
concertation avec un grand nombre d’acteurs différents. Le
contexte est mis en place par un processus de communication entre
des participants variés. (…) La deuxième caractéristique tient au
fait que de multiples acteurs apportent une hétérogénéité de talents
et d’expertise essentielle au processus de résolution des problèmes.
Dans le mode 2 nous voyons également émerger des structures
organisationnelles lâches, des hiérarchies non structurées et des
procédures de décision ouvertes. (…) La troisième caractéristique
du mode 2 est la transdisciplinarité. Si nous avions voulu utiliser le
terme multidisciplinarité ou pluridisciplinarité, nous l’aurions fait.
Nous avons préféré choisir le terme transdisciplinarité pour une
raison. Ce que nous essayons de transmettre dans cette notion de
transdisciplinarité est que dans le mode 2 un forum ou une plate-
forme est mis en place et fournit une référence précise pour le
projet intellectuel ; cela constitue quelque chose d’assez différent
de la structure disciplinaire traditionnelle 230.”
Pour illustrer les différences entre le mode 1 et le mode 2
(synthétisées dans le tableau 3), Nowotny prend les exemples
opposés de la physique nucléaire et de la climatologie : “Si la
physique nucléaire, discipline reine d’il y a un demi-siècle, exem-
plifie bien le mode 1, des domaines aujourd’hui en pointe comme
la modélisation climatique globale symbolisent la mutation ac-
tuelle : ils sont fortement transdisciplinaires, ils dépassent
l’approche analytico-expérimentale et les espaces purifiés du
laboratoire, et ils se développent – en situation d’incertitude et de
controverse – en conjonction étroite avec des mobilisations et

229. Salomon J-J., Préface à Repenser la science, Nowotny H., Scott P., Gib-
bons M. (2003), op. cit., p. 7.
230. Nowotny H. (2000), Le potentiel de la transdisciplinarité, dans le jour-
nal électronique Interdisciplines (http://www.interdisciplines.org), Montréal.
134 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

demandes d’acteurs extrascientifiques autrefois largement absents


des débats 231.”
Tableau 3
Mode 1 et mode 2 dans la production des connaissances et des
innovations

Mode 1 Mode 2
Acteurs domi- Universités et académies Laboratoires industriels,
nants des sciences. firmes innovantes, consul-
Financement public tants, think tanks et centres de
national. recherche universitaires.
Sources de financement
diversifiées.
Structure Institutions stables, hiérar- Partenariats et réseaux organi-
organisation- chisées et organisées selon sés sur base de projets théma-
nelle les disciplines. tiques, associant diverses
disciplines et diverses formes
d’institutions.
Origine des Dynamique interne des Problèmes, questions et
thèmes de disciplines scientifiques. objectifs définis par le monde
recherche économique, par les institu-
tions ou par la société civile.
Lien entre Technologies = applica- Technologies = solutions
sciences et tions de la science. intégrées répondant à des
technologies problèmes complexes.
Résultats Savoirs universellement Connaissances et innovations
reconnus. caractérisées par leur fiabilité
Technologies efficaces. et leur “robustesse sociale”.
Critères de Critères épistémologiques Multiplicité de critères :
validation internes. pertinence des solutions,
Normes propres aux efficience par rapport aux
disciplines. objectifs fixés, réussite
technique, qualité et originali-
té des connaissances.
Procédures Évaluation par les pairs. Évaluation externe : besoin de
d’évaluation rendre des comptes aux
commanditaires et aux utilisa-
teurs, responsabilité face à la
société.

231. Nowotny H. (2001), Rethinking science, knowledge and the public in an


age of uncertainty, Actes du séminaire Penser les sciences, les techniques et
l’expertise aujourd’hui, Centre Alexandre Koyré d’histoire des sciences et des
techniques, Paris, 14 juin 2001.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 135

Nowotny, Scott et Gibbons montrent que des processus de


changement parallèles s’opèrent dans la science & technologie et
dans l’ensemble de la société. Les changements sociaux en cours
se caractérisent par un accroissement général de la complexité et
de l’incertitude. Celles-ci se manifestent à travers des relations
sociales instables, une plus grande perméabilité entre les institu-
tions de la société, l’émergence de nouvelles formes de rationalité
économique, un degré d’auto-organisation plus élevé chez les
acteurs sociaux, ainsi qu’une transformation profonde de notre
perception de l’espace et du temps 232.
Deux interprétations de ces changements sociaux sont possi-
bles. L’une nous conduit vers une société de la connaissance,
l’autre vers une société du risque. La première souligne le rôle
essentiel joué par la technologie pour remodeler les processus
industriels, les formes d’emploi et les relations sociales. Définie en
termes de capital humain, la connaissance devient une ressource
stratégique. La seconde interprétation met l’accent sur les risques
liés aux restructurations industrielles et aux déstructurations des
mécanismes de protection sociale. Les succès de la science et de la
technologie entraînent des modifications importantes des compor-
tements sociaux, mais ils conduisent la science et la technologie
vers des espaces de confrontation de plus en plus vive avec la
société, notamment dans le domaine de l’environnement, de la
biologie et de l’agroalimentaire. Ces interprétations des change-
ments sociaux renvoient à des éléments caractéristiques du mode 2,
mais de manière imparfaite. C’est pourquoi le mode 2 reste un
concept largement ouvert, dont l’évolution dépendra étroitement
du contexte sociétal 233.
Gibbons repère plusieurs domaines dans lesquels le mode 2
s’avère particulièrement ouvert au contexte sociétal 234. Les lieux
d’émergence des problématiques de recherche se déplacent des
lieux classiques (l’université, les administrations, les entreprises)
vers une “place de marché” ouverte et multiforme, où la science
rencontre le public et où le public parle à la science, où les problè-
mes scientifiques et sociétaux sont cadrés et où les solutions sont
négociées. Le grand public devient actif de diverses manières dans

232. Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003), op. cit., pp. 54-76.
233. Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003), op. cit., pp. 18-40.
234. Gibbons M. (2000), Mode 2 society and the emergence of context-
sensitive science, in Science and public policy, vol. 27 n° 3, June 2000, pp. 159-
163.
136 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

le processus de formulation de problématiques de recherche : les


associations de patients dans la recherche médicale, les agri-
culteurs et les consommateurs dans la recherche agroalimentaire,
les experts des entreprises et des associations environnementales
dans la recherche écologique, les personnes moins valides dans la
recherche en informatique, les dirigeants de PME dans la recherche
industrielle, etc. La politique de R&D se rapproche des gens, mais
en dehors des canaux traditionnels de la représentation institution-
nelle.
Le mode 2 est parfois appelé par ses auteurs “science contex-
tualisée”. Trois formes de contextualisation sont décrites par No-
wotny, Scott et Gibbons 235. La science & technologie faiblement
contextualisée comprend les domaines où les logiques des discipli-
nes académiques, des financements public récurrents et des intérêts
industriels stables rendent la R&D peu ouverte et peu sensible aux
interpellations de la société. Exemples : la physique des particules,
l’astrophysique, la plupart des programmes des organismes natio-
naux de recherche. Dans la science & technologie fortement
contextualisée, l’agenda est fixé par des événements qui survien-
nent dans la société, par des controverses publiques, par des straté-
gies industrielles, par des défis perçus comme urgents par la popu-
lation, par la nécessité d’élucider et de maîtriser des risques.
Exemples : la recherche sur les changements climatiques et l’effet
de serre, sur les technologies propres et les énergies renouvelables,
sur la sécurité agroalimentaire, sur les thérapies géniques, sur les
OGM, etc. Enfin, la science & technologie moyennement contex-
tualisée se caractérise à la fois par une forte prégnance des systè-
mes techniques ou des savoirs disciplinaires existants et par
l’ouverture d’espaces multiples de transaction, aussi bien au niveau
des applications que de la conception. Exemple : l’informatique,
les systèmes de transport, la cartographie du génome humain.
Ces trois niveaux de contextualisation renvoient à des modali-
tés différentes de coévolution de la technologie et de la société :
plus la contextualisation est forte, plus le poids des déterminants
sociétaux est important ; plus la contextualisation est faible, plus le
poids des déterminants liées aux systèmes techniques ou à la logi-
que de la découverte scientifique est important.

235. Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003), op. cit., pp. 152-212.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 137

2. Le modèle de la triple hélice


Dans une certaine continuité avec les travaux de Nowotny et
ses collègues, Loet Leydesdorff (Université d’Amsterdam) et
Henry Etzkowitz (Université d’État de New York à Purchase)
proposent un modèle de coévolution de la technologie et de la
société qu’ils ont appelé “modèle de la triple hélice”. La métaphore
renvoie à la structure de la double hélice de l’ADN, c’est-à-dire
aux deux spirales entrelacées et reliées à intervalles réguliers par
des “ponts” 236. Dans la triple hélice, il y a trois spirales entrela-
cées : le monde universitaire, le monde industriel et les autorités
publiques, c’est-à-dire les trois catégories d’acteurs les plus impor-
tantes dans l’analyse de la production des connaissances et des
innovations. La métaphore suggère que chaque spirale est structu-
rée selon des règles qui lui sont propres, mais que la cohérence du
modèle repose sur les liens qui sont établis entre eux. Quatre
conférences internationales sur les relations entre universités,
industries et gouvernements, dans le cadre du modèle de la triple
hélice, se sont tenues en 1996 à Amsterdam, en 1998 à New York,
en 2000 à Rio et en 2002 à Copenhague. Les revues Science &
Public Policy et Resarch Policy sont les lieux privilégiés des pu-
blications et échanges scientifiques sur le modèle de la triple hé-
lice 237.
Contrairement au concept de mode 2, qui constatait l’effa-
cement des frontières entre institutions et entre zones d’influence
des acteurs, le modèle de la triple hélice repose sur une différencia-
tion entre les trois “spirales” que sont les universités, les industries
et les gouvernements et sur la volonté d’intégrer dans un même
modèle théorique trois paires distinctes d’hélices : science et indus-
trie, science et gouvernement, industrie et gouvernement 238. Cha-
que spirale possède sa propre “sous-dynamique”. Les ponts entre
les trois spirales, qui assurent la cohérence de la dynamique

236. Etzkowitz H., Leydesdorff L. (1995), The triple helix university-


industry-governement : a laboratoy for knowledge based economic development,
in EASST Review, vol. 14 n° 1, March 1995.
237. Notamment le numéro de février 2000 de Research Policy et l’article
central de ce numéro : Etzkowitz H., Leydesdorff L. (2000), The dynamics of
innovation : from national systems and mode 2 to a triple helix of university-
industry-government relations, in Research Policy vol. 29 n° 2, February 2000, pp.
109-123.
238. Leydesdorff L., Meyer M. (2003), The triple helix of university-
industry-government relations, in Scientometrics, vol. 58 n° 2, pp. 191-203.
138 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

d’ensemble, sont des flux d’informations et de connaissances, qui


peuvent être mesurés de manière empirique.
Le modèle de la triple hélice repose sur une série d’hypothèses
théoriques empruntées à la dynamique non linéaire, à la cybernéti-
que et à la sociologie des processus auto-organisés, notamment les
travaux du cogniticien chilien Humberto Maturana et du sociolo-
gue allemand Niklaus Luhmann. “Les modèles linéaires de
l’innovation, qu’ils soient poussés par l’offre ou tirés par la de-
mande, ont été supplantés par des modèles évolutionnistes, qui
analysent le développement technologique en termes de réseaux
d’innovations. La thermodynamique non linéaire nous a fourni des
modèles de coévolution : comment les technologies et les institu-
tions co-évoluent-elles ? Dans quelles conditions se produit-il un
mécanisme de verrouillage ou de stabilisation de l’innovation,
quand une stabilisation peut-elle être considérée comme
l’émergence d’une nouvelle infrastructure technologique et quand
devrait-elle être évitée ? Et au fil du temps, comment
l’infrastructure sociale s’ajuste-t-elle aux développements techni-
co-économiques 239 ?”
Le modèle de la triple hélice considère que, dans certaines
conditions qui sont aujourd’hui rencontrées aussi bien dans les
pays développés que dans les pays en développement, les structu-
res institutionnelles et cognitives de la science & technologie
deviennent mal adaptées instables et inadaptées au contexte. Plu-
sieurs structures institutionnelles évoluent ensemble (la triple
hélice) et cette coévolution aboutit à une configuration institution-
nelle et/ou cognitive inédite. Les flux d’information sont constitu-
tifs de la dynamique du système. Dans le langage assez particulier
des théoriciens de la triple hélice, cela se traduit par des affirma-
tions telles que : “L’information est sans cesse codifiée en nouvel-
les connaissances quand elle est communiquée de manière ré-
flexive à l’intérieur de chaque hélice par récursivité et entre les
hélices par interaction. Les flux de connaissance et d’information
deviennent un nouveau mécanisme de coordination de la société,
en parallèle et en interaction avec les relations d’échanges écono-

239. Etzkowitz H., Leydesdorff L. (1995), op. cit.


Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 139

miques et les mécanismes de contrôle politique qui existent dé-


jà 240.”
La triple hélice se distingue du concept de mode 2 par le rôle
dévolu à la recherche universitaire. Alors que celle-ci est considé-
rée par Nowotny et ses collègues comme l’archétype du mode 1,
Leydesdorff et ses collègues lui attribuent un rôle central dans
l’infrastructure de production des connaissances et dans ses inte-
ractions avec les deux autres spirales (industrie et gouvernement).
“Les universités et les industries, qui étaient jusqu’ici des sphères
institutionnelles assez distinctes, assument chacune aujourd’hui
des tâches qui étaient naguère l’apanage de l’autre. Le rôle des
gouvernements à l’égard de ces deux sphères est aussi en train de
changer, mais dans des directions apparemment contradictoires.
Les gouvernements offrent d’une part des incitants, et d’autre part
imposent des contraintes, pour que les universités aillent au-delà de
leur rôle traditionnel de mémoire culturelle, d’enseignement et de
recherche, et apportent une contribution plus directe à la création
de bien-être 241.”
La triple hélice génère l’innovation parce qu’elle génère une
instabilité permanente, c’est-à-dire une dynamique qui consiste à
déplacer sans cesse le point d’équilibre entre les forces de change-
ment. “Dans une configuration à triple hélice, on ne peut plus
penser que les sources d’innovation sont synchronisées a priori.
Elles ne s’imbriquent plus les unes dans les autres selon un ordre
préétabli, mais elles génèrent des casse-tête que les participants, les
analystes et les décideurs politiques doivent résoudre. Ce réseau de
relations a un effet rétroactif sur les stratégies, les intentions et les
projets 242.”
Dans cette dynamique de l’innovation, le rôle de la demande
est essentiel. “Les sociétés industrielles avancées sont fortement
structurées en termes de marchés, de systèmes politiques et
d’infrastructures de connaissances. Ces structures ne peuvent pas
être facilement changées en faisant des déclarations générales sur
le mode 2, mais bien si des coproductions de technologies et
d’innovations peuvent être développées aux interfaces. En plus de
la formulation de politiques publiques, ce processus requiert une

240. Leydesdorff L. Etzkowitz H. (2000), Le mode 2 et la globalisation des


systèmes d’innovation nationaux : le modèle à triple hélice des relations entre
université, industrie et gouvernement, dans Sociologie et Société, vol. 32 n° 1, pp.
135-156.
241. Etzkowitz H., Leydesdorff L. (1995), op. cit.
242. Leydesdorff L. Etzkowitz H. (2000), op. cit., p. 139.
140 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

extension des interfaces entre la science et l’économie en direction


de la sphère publique. Un mécanisme pertinent est, selon nous, de
générer une demande du public pour l’innovation. Une économie
basée sur la connaissance se développera d’autant mieux que les
utilisateurs sont compétents pour formuler des demandes qui de-
viendront des inputs pour l’innovation dans les institutions et
systèmes existants 243.”
Finalement, on notera que le modèle de la triple hélice
contient une notion de coévolution qui, contrairement aux autres
points de vue présentés dans ce chapitre, n’est pas formulée en
termes binaires de coévolution du couple technologie et société. La
coévolution implique non pas des catégories conceptuelles généri-
ques (la technologie, la société) mais des acteurs de l’évolution
technologique et de l’évolution sociétale : les universités, les in-
dustries et les autorités publiques. La coévolution est représentée
par la triple hélice université / industrie / gouvernement et par les
sous-dynamiques correspondant à chacune de ces trois spirales.

3. Les critiques adressées au mode 2 et à la triple hélice


Plusieurs critiques ont été formulées à l’égard du modèle
mode 1/mode 2. L’historien Dominique Pestre doute du caractère
réellement nouveau du mode 2 et du bien-fondé de sa mise en
opposition systématique avec le mode 1 244. On trouve de nom-
breuses traces d’une organisation de la production scientifique et
technique selon le mode 2 au 19ème siècle et au début du 20ème
siècle, notamment dans les domaines de la chimie et de
l’électromécanique. De plus, le mode 2 se nourrit du mode 1,
notamment des ressources humaines et intellectuelles des universi-
tés, il s’y superpose plutôt qu’il ne s’y substitue. Pestre craint aussi
que la mise en scène d’un mode 1 obsolète et d’un mode 2 triom-
phant ne consacre le principe de l’asservissement de la recherche, à
tous les niveaux, aux intérêts industriels et aux modes de travail
des grands programmes transnationaux.
Ces critiques rejoignent celles de Terry Shinn, qui décèle cer-
taines ambiguïtés dans la description du mode 2 : la pression des

243. Leydesdorff L., Etzkowitz H. (2003), Can the public be considered as a


fourth helix in university -industry - government relations ?, in Science and public
policy, vol. 30 n° 1, pp. 55-61.
244. Pestre D. (1999), Entre tour d’ivoire et Silicon Valley : les sciences
quittent-elles un mode de production pour un autre ?, dans La Recherche, n° 326,
décembre 1999, pp. 55-58.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 141

marchés et la pression des besoins exprimés par certains groupes


sociaux ne sont pas de même nature et n’ont pas la même por-
tée 245. Shinn déplore aussi l’absence d’argumentation empirique
pour étayer les tendances esquissées par Nowotny et ses collègues.
Ainsi, il n’est pas établi que les données empiriques confirment un
effacement des universités en tant qu’acteur central de la R&D, y
compris dans la R&D à vocation industrielle ; certaines études
soutiennent au contraire l’hypothèse d’un repositionnement récent
des universités dans leur nouvel environnement économique et
institutionnel, dans des partenariats où elles jouent un rôle moteur.
Shinn estime que Repenser la science est davantage un essai sur la
politique de la science qu’une théorie de la production des connais-
sances et des innovations.
Dans un article rédigé en réponse à Pestre, Nowotny argu-
mente que l’émergence du mode 2 n’implique pas nécessairement
une dérégulation des institutions scientifiques ni une allégeance
aux lois du marché. La tendance actuelle à faire prévaloir les impé-
ratifs économiques dans l’organisation des universités et des insti-
tutions de recherche n’est qu’une des options en présence – et
certainement pas la plus souhaitable. Par ailleurs, elle reconnaît
volontiers que le mode 2 a des racines anciennes dans l’histoire des
sciences et des techniques. Si la tendance actuelle est que le
mode 2 se substitue au mode 1, ce n’est pas tant à cause d’un
déclin de ce dernier, c’est avant tout parce qu’il s’intègre dans une
“société de mode 2”, c’est-à-dire une société dont les transforma-
tions sont en synergie avec le nouveau mode de production des
connaissances et des innovations 246. Les sociologues appelés à
l’appui de cette thèse sont Ulrich Beck, Anthony Giddens, Niklaus
Luhmann et autres théoriciens de la modernité. De manière plus
détaillée que les ouvrages antérieurs, Repenser la science montre
que la science & technologie et la société co-évoluent selon des
modalités identiques.
Les critiques adressées au modèle de la triple hélice sont de
nature différente. La plus fréquence concerne le vocabulaire her-
métique et le degré élevé de sophistication du modèle. Comme le
fait remarquer Shinn, “bon nombre de commentateurs se trouvent

245. Shinn T. (2002), Nouvelle production du savoir et triple hélice : ten-


dances du prêt-à-penser les sciences, dans Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 141-142, mars 2002, pp. 21-30.
246. Nowotny H. (2000), The production of knowledge beyond the academy
and the market, a reply to Dominique Pestre, in Science, Technology & Society,
vol. 5 n° 2, pp. 183-194.
142 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

gênés par les déclarations théoriques relatives à la triple hélice et


les trouvent même déconcertantes. Cela pourrait provenir en partie
des difficultés rencontrées dans les formulations mathématiques
associées à cette théorie. Cela peut venir aussi de ce qu’il est par-
fois difficile de bien saisir la terminologie très particulière de cette
théorie. (…) Le message théorique qui accompagne la triple hélice
doit devenir intelligible, faute de quoi le concept de coévolution
risque d’être considéré comme inapproprié ou faux et détaché des
composantes empiriques de diagnostic ou de pronostic de la triple
hélice 247.” Un peu comme pour Callon et Latour, le lecteur se
trouve confronté à un arsenal sémantique et conceptuel qui appa-
raît surdimensionné par rapport à l’objectif visé.
Shinn apprécie toutefois que le modèle de la triple hélice sou-
tienne un programme de recherches empiriques, visant à mesurer,
par le biais de méthodes empruntées à la scientométrie, les “ponts”
entre les trois hélices et les facteurs explicatifs de la dynamique
propre à chacune des hélices 248. Cependant, les indicateurs scien-
tométriques utilisés par les promoteurs de la triple hélice ne sont
pas très différents de ceux qui sont utilisés par la Commission
européenne ou par l’OCDE pour mesurer l’activité scientifique et
technologique : budgets, ressources humaines, publications, cita-
tions, brevets, liens de coopération, taille et couverture institution-
nelle des projets, etc. Or, la pertinence politique de ce type de
données empiriques est parfois critiquée par ceux-là mêmes qui
sont chargés de les collecter et de les diffuser 249.
D’autres auteurs reprochent à la fois au mode 2 et à la triple
hélice de n’être pas très pertinents pour comprendre les problèmes
pratiques liés au nouveau mode de production des connaissances et
des innovations, notamment le transfert de savoir-faire et de tech-
nologies entre les laboratoires universitaires et les entreprises 250.
Sans sous-estimer l’intérêt des visions de Nowotny ou Leydes-
dorff, ils critiquent leur prétention à fournir des outils opération-
nels dans l’analyse et l’évaluation des processus d’innovation.

247. Shinn T. (2002), op. cit., p. 26.


248. Pour avoir un bon aperçu des travaux théoriques et empiriques menés
dans le cadre de la triple hélice, on peut consulter le site constitué par Loet
Leydesdorff : http://www.leydesdorff.net.
249. Caracostas P., Muldur U. (1997), La société, ultime frontière – Une vi-
sion européenne des politiques de recherche et d’innovation pour le 21ème siècle,
Commission européenne (EUR17655).
250. Tuunaien J. (2002), Reconsidering mode 2 and the triple helix : a criti-
cal comment based on case study, in Science Studies, vol. 15 n° 2, pp. 36-58.
Chapitre 3 – La coévolution de la technologie et de la société 143

En conclusion, les thèses novatrices du mode 2 et de la triple


hélice sont des ébauches de cadres d’analyse, qui doivent encore
être étayées par des recherches de terrain. Elles contiennent toute-
fois certaines idées pertinentes pour l’élaboration d’une approche
coévolutionniste des TIC : le rôle structurant du contexte dans
lequel les applications sont mises en œuvre, la multiplicité des
acteurs impliqués et les flexibilité des modèles d’interaction entre
ceux-ci, la nécessité de l’interdisciplinarité, la multiplicité des
critères d’évaluation et de réussite, la mise en évidence du fait que
les acteurs de l’innovation agissent selon des dynamiques spécifi-
ques selon leurs différents domaines d’intervention.
Chapitre 4

L’ambivalence des technologies de


l’information et de la communication (TIC)

Quelle est la spécificité de l’informatique et des TIC par rap-


port aux autres familles de technologies ? Pourquoi cette spécifici-
té justifie-t-elle un regard particulier sur les relations entre techno-
logie et société ? Telle est la question traitée dans ce chapitre. La
spécificité des TIC n’est pas rencontrée de manière satisfaisante
dans les cadres d’analyse dérivés du déterminisme technologique
et du constructivisme social. En revanche, elle constitue un terrain
de prédilection pour les approches coévolutionnistes.
Si les TIC se prêtent bien à une analyse coévolutionniste, c’est
parce qu’on y rencontre un équilibre dynamique entre deux com-
posantes essentielles de la coévolution : le façonnage de la techno-
logie par les acteurs humains et les structures sociales, les effets
structurants des options technologiques sur les interactions humai-
nes et les institutions. Plusieurs “propriétés structurelles” (au sens
de Giddens et Orlikowski), qui font des TIC un terrain de prédilec-
tion de la coévolution, peuvent être mises en évidence :
– La nature même de l’informatique mêle des éléments sociale-
ment construits et techniquement structurés. Les notions de
système, programme et représentation, qui sont à la base de
l’informatique, illustrent bien la dualité expliquée par le mo-
dèle de structuration de la technologie : elles sont tout à la fois
le résultat et le moyen de l’action humaine.
– Dans leurs divers contextes d’application, les TIC présentent
une grande malléabilité, qui repose essentiellement sur la mal-
léabilité de la composante logicielle. C’est cette malléabilité
qui permet différentes modalités de façonnage social au cours
du cycle de vie d’un projet informatique ou d’une innovation
technologique. Toutefois, la malléabilité n’est pas sans limite.
Les contraintes d’intégration des logiciels et de performance
managériale peuvent introduire d’importantes rigidités dans
les systèmes d’information des entreprises. Malléabilité et ri-
gidité sont deux facettes d’une même interaction des TIC avec
les organisations.
– Les TIC sont des technologies génériques, qui se diffusent
dans l’ensemble de l’économie et de la société et interagissent
146 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

avec celles-ci. Le thème de la société de l’information révèle


ce caractère générique des TIC. Il permet aussi de retracer un
itinéraire conceptuel qui part d’une conception de la société
post-industrielle nettement imprégnée de déterminisme tech-
nologique, pour s’achever – provisoirement sans doute – sur la
notion de société de la connaissance, qui accorde un rôle pré-
pondérant au capital humain et au capital social.
– Les TIC sont aussi des technologies de transformation du
travail, dont l’utilisation poursuit des finalités économiques :
rationalisation des procédés de production de biens et de ser-
vices, réorganisation du travail, contrôle des performances.
Les TIC sont mises au service de stratégies socioéconomi-
ques. Dans ce domaine, les rôles des TIC sont à la fois le re-
flet de ces stratégies et l’instrument par lequel se manifestent
les impacts sociaux sur l’emploi, les qualifications et compé-
tences, les conditions de travail.
Ces quatre caractéristiques spécifiques des TIC font l’objet
d’une analyse plus détaillé dans ce chapitre. Elles sont illustrées
par des exemples concrets, notamment le développement des
progiciels de gestion intégrés, le rôle des TIC dans l’intensification
du travail, la transformation de la notion de télétravail.

I. Systèmes et programmes, un dualisme au cœur


de l’informatique
Dans les réflexions sur les rapports entre informatique et so-
ciété, dont les prémisses remontent aux années 1950, deux concep-
tions de l’informatique coexistent. Dualité. La première considère
l’informatique comme une technologie systémique, englobante,
structurante, susceptible d’avoir des impacts sur l’ensemble de la
société. La seconde considère l’informatique comme une technolo-
gie programmable, c’est-à-dire flexible et modulable selon les
projets qu’elle sert, dont l’objectif est est de construire des repré-
sentations du réel. L’approche systémique a certains accents dé-
terministes, tandis que l’autre partage des présupposés constructi-
vistes ou coévolutionnistes. Ces deux approches sont toutefois
complémentaires et, de plus, elles coexistent depuis un demi-
siècle.

1. L’informatique système
La nature systémique des technologies de l’information et de
la communication est non seulement soulignée par de nombreux
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 147

auteurs, mais elle se reflète aussi dans le vocabulaire quotidien des


informaticiens, qui appellent leurs constructions techniques “sys-
tèmes d’information” et font par ailleurs un usage extensif du
terme système. L’assimilation avec la notion de système techni-
cien, théorisée par Ellul, est toutefois trop rapide et doit être mani-
pulée avec prudence. Par ailleurs, l’approche de l’informatique en
tant que technologie systémique est fréquente dans d’autres disci-
plines, notamment l’économie de l’innovation et la philosophie de
la technique.
a) Un précurseur : Norbert Wiener
Dans son ouvrage Cybernétique et société, publié en 1952, le
mathématicien Norbert Wiener (1894-1964) annonce quel sera à
l’avenir l’élément structurant des formes d’organisation de la
société : l’information. Fondateur de la cybernétique, Wiener
attache une grande importance à la dimension sociale des change-
ments qui se profilent avec le caractère systémique et universel de
la science et des technologies du traitement de l’information 251.
Selon lui, la société de l’information ne peut être qu’une société où
l’information circule sans entrave. Elle est incompatible avec la
pratique du secret, l’inégalité d’accès et la transformation de
l’information en marchandise. La persistance de ces trois facteurs,
que Wiener voit déjà à l’œuvre au début des années 1950, ne peut
que faire reculer le progrès humain. “Une des leçons de mon ou-
vrage est que tout organisme trouve la cohérence de son action
dans la possession des moyens qui permettent d’acquérir,
d’utiliser, de retenir, et de transmettre l’information. Dans une
société trop grande pour le contact direct de ses membres, ces
moyens sont la presse – livres, journaux –, la radio, le système
téléphonique, le télégraphe, les postes, le théâtre, les films, l’école
et l’église... Or, de tous côtés, nous avons un triple resserrement
des moyens de communication : l’élimination des moins profita-
bles ; le fait que ces moyens soient dans les mains d’une classe
vraiment limitée de gens fortunés, qui expriment naturellement les
opinions de leur classe ; enfin, le fait que, en tant que grandes
artères vers le pouvoir politique et personnel, ils attirent tous ces
ambitieux en quête du pouvoir. Ce système qui devrait plus que
tout autre contribuer à l’homéostasie sociale est tombé directement

251. Blanc G. (1994), Actualité de Norbert Wiener, Séminaire Écrit, image


et nouvelles technologies 1993-1994, Université de Paris Jussieu
(http://www.artemis.jussieu.fr/hermes/actes/ac9394/01ac9394gb.pdf)
148 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

dans les mains de ceux qui se soucient le plus de ce jeu du pouvoir


et de l’argent 252.”
Wiener juge que le marché ne peut résoudre tous les problè-
mes et qu’un certain nombre de régulations sont indispensables
pour socialiser les retombées des sciences et des techniques. Selon
Guy Lacroix, “Cette démarche qui consiste à s’adresser au public
pour discuter sous un angle critique des conséquences sociales des
techniques et des sciences est assez rare à l’époque chez un scienti-
fique. Wiener prend la démocratie au sérieux, et sa critique de la
société s’exerce au nom d’un idéal démocratique. (…) La question
clé pour Wiener est celle de l’invention. Par le progrès scientifique
et technique, nous avons créé quantité de nouveaux problèmes que
nous sommes incapables de résoudre aujourd’hui et nous comptons
sur les inventions futures pour arranger les choses. Nos sociétés
sont devenues totalement tributaires de l’invention, un processus
dont les mécanismes délicats nous sont inconnus. Or la socialisa-
tion des inventions est monopolisée par les entrepreneurs et le
marché qui ont prouvé leur insuffisance à les mettre au service des
populations sans générer des retombées négatives extrêmement
importantes 253.”
Lacroix cite aussi cet extrait de Cybernétique et société : “De-
vant les mutations qui s’annoncent, notamment avec l’automation,
nous devons découvrir quelques mécanismes à l’aide desquels une
invention d’intérêt public pourra être effectivement consacrée au
public.” Tout en étant contemporain d’Ellul, Heidegger et Mar-
cuse, Wiener est plus proche du déterminisme technologique
maîtrisable que du déterminisme brut.
b) Un cas instructif : le thème “informatique et libertés”
Le thème “Informatique et libertés” fournit une bonne illustra-
tion de l’approche de l’informatique en tant que technologie sys-
témique. C’est dans les années 1970 que se sont exprimées les
premières inquiétudes concrètes face aux menaces que l’expansion
du fichage informatisé faisait planer sur le respect de la vie privée
des citoyens – tel était le vocabulaire en ces temps-là. En France, la
revue Terminal s’est fait l’écho de ces préoccupations et en a

252. Wiener N., cité par Mattelart A. (2001), article Communication : uto-
pies et réalités, dans Encyclopaedia Universalis, version 7 (dvd-rom).
253. Lacroix G. (1993), Cybernétique et société : Norbert Wiener ou les dé-
boires d’une pensée subversive, dans Terminal, Éditions L’Harmattan, n° 61,
automne 1993.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 149

récemment retracé l’évolution 254. Les discours tenus à cette épo-


que sont fortement empreints d’accents elluliens. L’ordinateur
matérialise une technologie universelle appelée à se diffuser dans
tous les rouages de la vie économique et de la gestion des affaires
publiques – autonomie et auto-accroissement de la technique selon
Ellul. L’utopie négative d’Orwell est souvent évoquée dans les
réflexions sur les risques liés à la généralisation de l’outil informa-
tique. Dès avant Jonas, certains auteurs pratiquent activement
l’heuristique de la peur et tracent les contours d’un scénario catas-
trophe : la société sous surveillance grâce à l’informatique. Les
actes du colloque 1984 et les présents de l’univers informationnel,
organisé à Beaubourg pour commémorer cette “année Orwell” 255,
donnent une bonne image des débats autour de la technologie
informatique en tant que système technicien, il y a vingt ans. On y
retrouve de nombreux thèmes déjà évoqués dans le chapitre I :
autonomie et liberté du sujet humain face à l’objet technique ;
relation entre technologie, pouvoir et démocratie ; instrumentalisa-
tion de la pensée critique ; technologie du contrôle et contrôle de la
technologie.
Pourtant, le thème “Informatique et libertés” a en même temps
donné lieu à une des premières formes institutionnelles de contrôle
politique de la technologie : la loi française “Informatique et liber-
tés” de 1978, suivie par des législations semblables dans la plupart
des pays européens, et surtout la création de la Commission natio-
nale informatique et libertés (CNIL), un organe public indépendant
chargé de veiller à la bonne application de la loi et de conseiller le
pouvoir politique dans ce domaine. Les détails juridiques et les
comparaisons transnationales importent peu ici. Ce qui est signifi-
catif par rapport à notre propos, c’est l’instauration d’une forme de
contrôle de la société sur les options technologiques en matière de
bases de données nominatives, d’interconnexion de fichiers, de
mise et réseau d’ordinateurs et, plus tard, d’utilisation des données
personnelles sur internet. La CNIL a porté sur la place publique
maintes controverses relatives aux usages des informations numé-
risées, aussi bien par les pouvoirs publics que par les entreprises.
Quoique circonscrite à des applications précises, cette forme de

254. Lamarche T., Naulleau D., Vétois J. (eds.) (2002), Fichiers et libertés :
le cybercontrôle 25 ans après, numéro spécial de Terminal, nouvelle série n° 88,
L’Harmattan, Paris.
255. Weissberg J-L. (Ed.) (1985), 1984 et les présents de l’univers informa-
tionnel, Centre de création industrielle, Centre Georges Pompidou, Paris.
150 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

“maîtrise sociale de la technologie” n’a pas fait partout


l’unanimité, si on en juge par le temps qu’il a fallu avant qu’une
directive européenne ne réglemente ce domaine, en 1995. Depuis
lors, chaque mise à jour des lois nationales ou de la directive donne
lieu à des débats agités, qui se cristallisent autour des compromis
entre les intérêts commerciaux, les intérêts du consommateur et la
promotion des libertés civiques.
La question du déterminisme technologique n’est pas absente
du domaine “Informatique et libertés”. Certes, la volonté de régle-
mentation, de contrôle et de débat indique clairement que
l’informatique n’est pas traitée comme une technologie autonome
et que la société entend bien influencer ses usages. Néanmoins,
l’évolution de la problématique “Informatique et libertés” est
scandée par le rythme du développement technologique. Née à
l’époque de l’informatique répartie et des premiers réseaux téléma-
tiques, elle a connu un premier tournant avec l’expansion de la
micro-informatique et la popularisation des logiciels de gestion de
bases de données sur les ordinateurs personnels, à la fin des années
80. Dix ans plus tard, un autre jalon important a été la diffusion
d’internet dans le grand public et le développement du commerce
électronique. Cet exemple du champ “Informatique et libertés”
confirme un constat qui revient comme un leitmotiv : si la techno-
logie n’est pas déterminante, elle exerce néanmoins des effets
structurants.
c) L’informatique système chez les philosophes de la technique
Dans le domaine de la philosophie de la technique, plusieurs
auteurs présentent une certaine convergence dans la façon
d’intégrer l’informatique dans leurs catégories conceptuelles.
Ainsi, Gilbert Hottois a forgé la notion de technoscience, qu’il
définit de manière générale à partir d’une série de caractéristiques
qui s’appliquent particulièrement bien à l’informatique 256 :
– Technique et théorie sont en constante interaction,
l’avancement de l’une conditionne l’avancement de l’autre.
– Les technosciences sont enchevêtrées, de manière à mettre à
contribution différents domaines du savoir et de la technolo-
gie.
– Une technoscience progresse en développant les capacités de
modifier constamment, voire de créer, ses objets, par exemple

256. Hottois G. (2002), op. cit., pp. 487-488.


Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 151

dans le champ de l’intelligence artificielle et de la réalité vir-


tuelle.
– Une technoscience est aux antipodes de la science contempla-
tive : le moment théorique n’est plus le but, il n’est qu’un
élément d’un processus de recherche et développement.
– Une technoscience comporte des aspects et des conséquences
économiques et suscite des problèmes éthiques, politiques et
sociaux qu’il faut résoudre d’une manière ou d’une autre. La
question de la responsabilité vient au centre de l’éthique.
– Une technoscience est en interaction constante avec le milieu
symbolique dans lequel elle se développe. Des désirs, fantas-
mes, espoirs et angoisses sont à son origine et les possibilités
qu’elle concrétise suscitent d’autres désirs, fantasmes, espoirs
et angoisses, ainsi que de nouveaux modes de vie.
Selon Michel Claessens, qui utilise souvent le terme de tech-
noscience à propos des technologies de l’information et de la
communication, le caractère systémique de l’informatique consiste
à permettre l’interconnexion des techniques et le développement de
multiples réseaux mondiaux. “L’émergence d’une technique uni-
fiée sous la forme d’un gigantesque réseau mondial semble résulter
largement d’un développement technique spécifique, à savoir la
numérisation, qui s’est imposée comme une sorte de langage uni-
versel puisqu’elle a permis à l’ordinateur de dialoguer avec toutes
sortes de créatures artificielles et ainsi de s’immiscer dans la plu-
part des secteurs de l’activité humaine. Mais il serait naïf de ne
voir dans ce qui pourrait être une véritable mutation de la société
que le seul résultat d’une évolution technique 257.” L’inter-
connexion des techniques suscite à son tour une interconnexion des
acteurs économiques et des qualifications propres aux différents
métiers. Source de bénéfices économiques et sociaux, toutefois
répartis de manière inéquitable, l’interconnexion permise par
l’informatique est aussi source de vulnérabilité et de fragilité, voire
d’asservissements nouveaux.
Pour Peter Kemp, c’est le mariage de l’informatique et des té-
lécommunications, c’est-à-dire la télématique, qui marque le pas-
sage décisif à une logique de système. Dans un langage proche de
celui d’Ellul, Kemp établit un homomorphisme entre le système
technicien ainsi constitué et la société télématique. “Ainsi une
société télématique n’est-elle pas simplement une société informa-
tisée. Ce n’est pas seulement une société où les signes sont traités à

257. Claessens M. (2003), op. cit., p. 117.


152 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’aide de machines, mais une société où la communication elle-


même repose de plus en plus sur l’électronique 258.”
d) L’informatique système chez les économistes de l’innovation
Chez les économistes, à vrai dire peu nombreux, qui se sont
attachés à comprendre en profondeur la dynamique de l’innovation
technologique 259, la technologie est souvent envisagée comme une
structure systémique. Les théoriciens des cycles longs (Kondratiev,
Schumpeter, Mensch) attribuent un rôle décisif à ces systèmes
technologiques : celui d’enclencher le mécanisme de transition
entre cycles longs.
S’appuyant sur les travaux de Nokolaï Kondratiev (1892-
1938) sur les cycles économiques longs, d’une périodicité d’une
cinquantaine d’années, Joseph Schumpeter (1883-1950) établit un
lien de cause à effet entre l’innovation technologique et les cycles
longs : ce sont les fluctuations de l’innovation qui engendrent les
fluctuations de l’investissement et donc celles de la croissance
économique 260. Schumpeter accorde un rôle primordial à
l’émergence de grappes d’innovations, définies dans son ouvrage
Business Cycles (1939) comme “l’intrusion, dans la structure
productive, de nouvelles marchandises, de nouvelles méthodes de
production et de nouvelles combinaisons commerciales 261”. En
d’autres termes, une grappe d’innovations peut être caractérisée
comme un système d’innovations convergentes, articulées autour
de quelques innovations majeures, qui s’enrichissent mutuellement
et se diffusent conjointement dans le tissu productif, transformant
les modes de production et de consommation et favorisant ainsi
une relance économique. À chaque transition d’un cycle long à
l’autre, sont associées plusieurs grappes d’innovations, entre les-
quelles s’établit une forte synergie (cf. figure 2).
La notion de grappe d’innovations se situe typiquement dans
une conception systémique de la technologie. Selon Schumpeter et
les néo-schumpéteriens, il y a une relation de causalité directe
entre les systèmes technologiques et les cycles économiques longs.
C’est le processus de mise en grappes des innovations technologi-
ques, lors des périodes de récession, qui conduit à inverser la

258. Kemp P. (1997), op.cit., p. 220.


259. Valenduc G. (2002), op. cit.
260. Rosenberg N. (1994), Exploring the black box : technology, economics
and history, Cambridge University Press, p. 66.
261. Lorenzi J-H., Bourlès J. (1995), Le choc du progrès technique, Econo-
mica, Paris, pp. 143-147.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 153

tendance et à provoquer la relance. C’est aussi l’innovation techno-


logique qui fortifie la croissance au cours des phases de relance et
de prospérité. C’est encore la technologie qui est la cause du re-
tournement de conjoncture à la fin des phases de prospérité, avec
le phénomène du rendement décroissant des innovations. C’est
enfin la technologie qui enclenche la dépression, puis la récession,
entraînant l’économie dans une impasse technologique. La techno-
logie est le vecteur des rationalisations systématiques lors de la
dépression, qui deviennent progressivement abusives lors de la
récession : c’est ce que Schumpeter appelle la “destruction créa-
trice”, qui nourrit les nouvelles grappes d’innovations du cycle
suivant.
Figure 2
Les cycles économiques longs et l’innovation technologique

1814 1873 1920 1973-75

1789 1849 1896 1945 1995-2000

Grappes : Grappes : Grappes : Grappes :


métallur- électricité, électroni- TIC, réseaux,
gie, moteur à que, Internet,
charbon, explosion, pétrochimie, biotechnolo-
chemin automobile, nucléaire, gies,
de fer non-ferreux aérospatiale, technologies
audiovisuel propres

Prospérité Dépression Récession Reprise

Pour les auteurs contemporains qui se situent dans la continui-


té de Schumpeter, les TIC constituent incontestablement une
grappe d’innovations appelée à jour un rôle clé dans la transition
vers le nouveau cycle long du début du 21ème siècle. En effet,
depuis le milieu des années 1990, ils ont l’intuition d’assister à un
nouveau processus de mise en grappes, autour d’une nouvelle
génération de technologies de l’information et de la communica-
tion (Internet, réseaux, portables, e-commerce, progiciels de ges-
tion intégrée), qui préfigureraient l’avènement d’une société de
154 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’information. D’autres grappes commencent à fructifier autour de


cette grappe principale : les biotechnologies, les technologies
environnementales par exemple.
Tout cela suffit-il à accréditer l’hypothèse d’une reprise im-
minente, sinon déjà amorcée, grâce aux TIC ? Certes non, car cela
fait plus de vingt ans que les “nouvelles technologies” servent
d’argument à des promesses de sortie de crise sans cesse reportées,
mais obstinément renouvelées. Dès le début des années 80, des
espoirs avaient été placés dans l’informatique et la télématique, qui
devaient permettre une sortie accélérée de la crise et anticiper la
phase ascendante d’un nouveau cycle 262. Selon Paraskevas Cara-
costas et Ugur Muldur, conseillers stratégiques auprès de la DG
Recherche de la Commission européenne, “ces technologies de-
vaient par ailleurs renouveler la demande en créant de nouveaux
produits et services, dont la production et la distribution devaient
normalement créer de nouveaux emplois susceptibles de compen-
ser les pertes dues à l’automatisation du système productif. (…)
Parallèlement, un certain nombre de mesures devaient être prises
pour faciliter des restructurations industrielles rapides et saines :
d’où les politiques de déréglementation et de privatisation 263.”
Ce scénario n’a pas connu le succès escompté. Au lieu d’une
accélération de la reprise, ces deux auteurs constatent une panne de
la dynamique schumpéterienne : récession persistante, chômage
endémique, inadéquation des politiques de soutien à l’innovation,
transition longue et toujours incertaine.
L’économiste Robert Boyer, l’un des pères de la théorie de la
régulation, partage ce scepticisme. Dans son dernier ouvrage La
croissance, début de siècle, il constate que certaines innovations
dans le domaine des TIC ont la propriété de déclencher des vagues
d’enthousiasme assez singulières, qui excitent l’imagination des
futurologues et laissent croire à l’avènement immédiat d’une nou-
velle ère : ce fut le cas avec la micro-informatique au début des
années 1980, avec Internet vers 1995. A chaque fois, les TIC ont

262. Deux livres sont particulièrement représentatifs de cet optimisme tech-


nologique, chacun d’un côté de l’échiquier politique français : le rapport officiel de
S. Nora et A. Minc L’informatisation de la société, rédigé à la demande de Giscard
d’Estaing (Seuil, 1979), et l’ouvrage de référence de O. Pastré, J-H. Lorenzi et
J. Toledano La crise du XXème siècle (Economica, 1980), qui a inspiré la politique
de “filière électronique” des premières années de l’ère Mitterand.
263. Caracostas P., Muldur U. (1995), Cycles longs, technologie et emploi :
blocages actuels et perspectives, dans la Revue Science, Technologie, Industrie,
OCDE, Paris, n° 15.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 155

été investies de l’espoir d’accélérer la reprise, de raccourcir les


cycles longs, voire de les faire disparaître. Selon Boyer, cet en-
gouement ne repose pas sur des bases économiques sérieuses et ne
résiste pas à l’analyse 264.
Par ailleurs, les continuateurs de Kondratiev et Schumpeter
sont partagés sur le fait de savoir si le changement de cycle s’est
produit tout récemment ou s’il se fait toujours attendre. Certains, se
référant aux indicateurs statistiques habituellement utilisés par les
théoriciens des cycles longs, s’interrogent sur la longueur inhabi-
tuelle d’un cycle qui n’arrête pas de se terminer et espèrent pru-
demment le déclenchement d’un nouveau cycle “vers le tournant
du siècle” 265. D’autres, par contre, se référant à la croissance
particulièrement exceptionnelle de l’économie américaine au cours
de la décennie 90, situent vers 1992 le point de retournement entre
cycles longs et accordent une place privilégiée aux technologies
basées sur Internet parmi les facteurs explicatifs de cette transi-
tion 266.
Plus récemment, les débats sur la notion de nouvelle économie
ont remis à l’avant-plan une approche déterministe des relations
entre les TIC et le développement économique et social : la nou-
velle économie, c’est l’économie de l’internet. Une relation de
cause à effet est ainsi établie entre un nouveau système technologi-
que et une nouvelle configuration économique. Toutefois, une
analyse détaillée des présupposés des théoriciens de la nouvelle
économie révèle qu’internet n’est pas véritablement la cause des
changements, mais plutôt le catalyseur d’une série de processus de
transformation de l’organisation du travail et des relations entre
entreprises, qui préexistaient à l’expansion d’internet. Internet a
considérablement accéléré ces processus et leur a donné une cohé-
rence apparente, basée sur la technologie. Internet ne détermine
donc pas les orientations de la nouvelle économie, il les rend visi-
bles et convergentes 267.
Cependant, tous les économistes de l’innovation ne partagent
pas les présupposés déterministes des continuateurs de Schumpe-

264. Boyer R. (2002), La croissance, fin de siècle – De l’octet au gène, Édi-


tions Albin Michel Économie, Paris.
265. Scandella L. (1999), Le cycle de Kondratiev dans tous ses états, dans
Problèmes économiques, n° 2599, La Documentation Française, janvier 1999.
266. Nagels J. (2002), Les cycles longs de Kondratiev et l’évolution du capi-
talisme depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans Peeters A., Stokkink D.
(Eds.), op. cit., pp. 38-62.
267. Boyer R. (2002), op. cit., pp. 127-138.
156 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ter. Depuis une décennie, il semble que les théories économiques


“évolutionnistes” aient pris le relais des théories néo-
schumpeteriennes, avec les notions de paradigme technico-
économique et de régime d’innovation (Christopher Freeman, Luc
Soete, voir page 183). Les adjectifs “cyclique” et “évolutionniste”
renvoient à des métaphores différentes. La théorie cyclique pré-
suppose que les mouvements longs de l’économie sont par nature
des mouvements périodiques, comme celui du ressort ou du pen-
dule. En revanche, la théorie évolutionniste prend en considération
une succession de régimes de croissance stables entrecoupés de
ruptures (changements de paradigme technico-économique, na-
guère appelés révolutions industrielles). La périodicité des événe-
ments n’est pas déterminée d’avance. Le déterminisme
s’assouplit : ici, il n’y a plus de relation directe de cause à effet
entre les innovations technologiques et les cycles économiques,
mais une médiation politique : un nouveau paradigme technico-
économique n’arrive à maturité que si la technologie converge
avec des innovations sociales, organisationnelles, culturelles et
institutionnelles. La technologie joue un rôle structurant dans la
définition des paradigmes technico-économiques, mais elle n’est
pas déterministe dans le processus de transition entre deux para-
digmes. Selon la plupart des auteurs “évolutionnistes”, les TIC
constituent le substrat du paradigme technico-économique qui
émerge dans le processus de transition actuel.

2. L’informatique programme
Face à ces analyses construites en référence à une conception
systémique, d’autres attributs de l’informatique peuvent être mis
en valeur : le principe de la programmation, qui présuppose que la
technologie est façonnée par ses concepteurs et ses praticiens et
que les actes techniques sont asservis à une finalité non technique,
et le principe de modularité, qui exprime le fait que les systèmes
d’information sont a priori des assemblages “à la carte” d’éléments
flexibles et personnalisables – la rigidité de certains systèmes
n’étant qu’une perversion du principe de modularité, souvent pour
des raisons économiques.
C’est dans le domaine du travail que la mise en œuvre de ces
deux principes est le plus facilement observable. L’informatisation
des entreprises et des autres organisations procède de ces princi-
pes : formuler un projet, l’analyser ; puis développer les outils et
les applications informatiques qui permettent d’atteindre les objec-
tifs visés ; ensuite les mettre en œuvre (“implémenter”) de manière
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 157

modulaire et graduelle, les tester et les évaluer ; enfin, rendre les


réalisations évolutives et adaptables en fonction des besoins et des
attentes de l’organisation et des utilisateurs – tel est à tout le moins
le modèle idéal. Les transformations du travail sont un terrain
d’observation privilégié pour comprendre ce que la technologie
détermine et ce qu’elle ne détermine pas, comment elle ouvre ou
ferme des options, comment les formes d’organisation sociale
exercent en retour une influence sur la technologie.
Il est toutefois utile de commenter, sous un angle plus théori-
que, en quoi les principes de programmation et de modularité ou
flexibilité, inhérents aux technologies de l’information et de la
communication, représentent une nouveauté pour la compréhen-
sion du déterminisme technologique ou des choix technologiques.
Selon Claire Lobet et Benoît Kusters, à travers la notion de
programme, c’est l’aspect socialement construit des technologies
de l’information qui se révèle. “Tant que les technologies inventées
par l’homme, telles le moteur ou la centrale nucléaire, étaient du
domaine des machines physiquement matérialisées, pour reprendre
la terminologie de Weizenbaum 268, c’est-à-dire contraintes par les
lois de la physique, leur caractère construit et les choix posés dans
leur développement demeuraient relativement masqués derrière un
déterminisme scientifique auquel elles ne semblaient pouvoir
échapper. Pour Weizenbaum, les technologies de l’information, à
travers leurs programmes, doivent être considérées comme des
machines abstraites. Par machine abstraite, il entend des construc-
tions qui n’obéissent qu’aux seules lois de la logique formelle,
c’est-à-dire à des lois humaines et non plus naturelles, comme les
machines physiquement matérialisées 269.”
Le développement de programmes informatiques procède de
la “création d’univers” : il s’agit de représenter, sous la forme de
modèles non pas explicatifs mais normatifs, des fragments de
réalité sociale : pratiques de gestion, gestes de travail, procédés de
production, etc. Pour Lobet et Kusters, le caractère programmable
des TIC, conjugué à leur statut économique particulier de techno-
logie générique, explique pourquoi celles-ci constituent un point de
bifurcation dans la problématique de l’évaluation des choix techno-
logiques.

268. Weizenbaum J. (1983), Puissance de l’ordinateur et raison de l’homme,


Éditions d’Informatique, Paris.
269. Lobet-Maris C., Kusters B. (1992), op. cit., pp. 445-446.
158 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Il est intéressant de s’arrêter un instant sur cette notion de


“création d’univers”. Une des spécificités de l’informatique est
d’être bâtie sur des représentations symboliques : représentations
des organisations, du langage, des processus cognitifs, de la com-
munication, etc. La construction de ces représentations confirme la
pertinence du modèle de structuration de la technologie : elles sont
à la fois le résultat d’un enchaînement d’actions conduites par
certains acteurs (architectes de systèmes, analystes, programmeurs)
et le moyen par lequel la technologie s’impose à d’autres acteurs,
compte tenu des propriétés structurelles du contexte dans lequel les
représentations symboliques sont construites.
L’exemple des représentations du fonctionnement des organi-
sations, qui sous-tendent la conception des systèmes
d’informatique de gestion, illustre bien la dualité du processus de
construction de représentations symboliques.
La première facette de cette dualité est le caractère réducteur
des représentations, qui se construisent en cascade au fil du proces-
sus de conception du système informatique, depuis l’analyse fonc-
tionnelle jusqu’à la programmation. “Toute activité de conception
d’un système d’information organisationnel implique l’existence
de représentations, que ce soit des représentations destinées à
l’alimenter ou utilisées pour communiquer et mettre en œuvre la
solution retenue. Le processus de développement d’un système
d’information organisationnel est aussi remarquable par le carac-
tère séquentiel de la fabrication des représentations, de sorte que la
plupart d’entre elles sont construites à partir d’autres représenta-
tions, et non pas à partir de la réalité elle-même 270.” Pour Francis
Pavé, la construction de représentations en cascade conduit à une
modélisation fonctionnaliste de l’organisation, où celle-ci est
réduite à un ensemble de fonctions et une structure de relations.
“Parti des besoins, on construira quelque chose de plus exhaustif et
de plus rationnel que la commande initiale du fait même de la
technique. (…) Ce qui est donc remarquable dans le processus
d’informatisation, c’est que l’on part d’une réalité organisation-
nelle concrète, que l’on organise ou réorganise selon un mode de
pensée fonctionnaliste, puis que cette analyse est elle-même testée,
épurée, rationalisée de nouveau. D’une réalité objective, on passe

270. Landry M., Pascot D., Ridjanovic D. (1990), Complexité, représenta-


tions et systèmes d’information, dans Technologies de l’information et société,
vol. 2 n° 2, Presses de l’Université du Québec.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 159

alors à une réalité au second degré 271.” Cette citation pourrait


passer pour une argumentation en faveur du déterminisme techno-
logique, si elle n’était extraite d’un livre consacré à montrer la
pluralité des formes organisationnelles dans les entreprises infor-
matisées.
La deuxième facette de la dualité est la polysémie des repré-
sentations. Au sein d’une organisation, les différents acteurs se
représentent l’organisation à travers une grande variété de méta-
phores : l’organisme vivant, l’organigramme hiérarchique, les flux
d’information, le réseau de relations, la structure de pouvoir, la
chaîne d’opérations, etc. Chacune de ces métaphores ne constitue
qu’une vue incomplète de l’organisation. Les représentations qui
en résultent ne se recouvrent que partiellement. La construction
d’un système d’information organisationnel consiste à opérer des
choix entre les diverses représentations possibles, il débouche
nécessairement sur une représentation paradoxale 272.
Dans la même lignée, Pierre Lévy considère que la notion
d’impact, voire la notion de choix technologique, sont mal appro-
priées aux TIC. “L’émergence du cyberespace accompagne, traduit
et favorise une évolution générale de la civilisation. Une technique
est produite dans une culture, et une société se trouve conditionnée
par ses techniques. Je dis bien conditionnée et non pas déterminée.
(…) Que la technique conditionne, cela signifie qu’elle ouvre
certaines possibilités, que certaines options culturelles ou sociales
ne pourraient être envisagées sans leur présence. Mais plusieurs
possibilités sont ouvertes et toutes ne sont pas saisies. (…) Cepen-
dant, croire à une totale disponibilité des techniques et de leur
potentiel pour des individus ou des collectivités prétendument
libres, éclairés et rationnels serait se bercer d’illusions. Bien sou-
vent, au moment où nous délibérons sur les usages possibles d’une
technologie donnée, des manières de faire se sont déjà imposées.
(…) Pendant que nous nous interrogeons encore, d’autres techno-
logies émergent sur la frontière nébuleuse où s’inventent les idées,
les choses et les pratiques 273.”
Lévy identifie deux causes à ce phénomène : la nature versa-
tile des TIC et l’accélération continue des changements technolo-

271. Pavé F. (1990), L’illusion informaticienne, L’Harmattan, Paris, pp. 239-


240.
272. Landry M. et al. (1990), op.cit., p. 17 et p. 19.
273. Lévy P. (1997), Cyberculture, Rapport au Conseil de l’Europe, Odile
Jacob, Paris, pp. 27-28.
160 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

giques liés aux TIC. Cette accélération explique la sensation


d’extériorité qui est souvent ressentie face aux changements induits
par les TIC : pour ceux qui sont du mauvais côté de la fracture
numérique, pour ceux dont les connaissances et les savoir-faire
professionnels sont menacés par des avancées technologiques, pour
ceux dont le travail quotidien est modelé par une technologie qu’ils
ne maîtrisent pas, les TIC ressemblent à “la manifestation d’un
autre menaçant”. Plus le changement technologique est rapide,
plus il semble venir de l’extérieur. Les TIC ne s’imposent pas en
tant que système, mais au contraire parce qu’elles résultent d’une
efflorescence d’activités de création et d’innovation très diversi-
fiées. “Ce que l’on identifie grossièrement sous la dénomination de
nouvelles technologies recouvre en fait l’activité multiforme de
groupes humains, un devenir collectif complexe qui se cristallise
notamment autour d’objets matériels, de programmes informati-
ques et de dispositifs de communication. C’est le processus social
dans toute son opacité, c’est l’activité des autres, qui revient vers
l’individu sous le masque étranger, inhumain de la technique 274.”

II. Malléabilité et rigidité, le double visage des TIC


Flexibles, adaptables, molles, malléables, versatiles, paramé-
trables, personnalisables : souvent attribués aux TIC, ces qualifica-
tifs renforcent l’image de technologies particulièrement ouvertes à
l’influence des facteurs socioéconomiques et du contexte sociétal
en général. L’hypothèse explicative avancée par la plupart des
auteurs est que la malléabilité – terme retenu ici parmi une large
palette de synonymes – est une caractéristique inhérente aux TIC,
qui les distingue d’autres systèmes techniques.

1. Le logiciel, pierre angulaire de la malléabilité


Constatant que “c’est à travers le logiciel que les objectifs
d’un projet informatique se réalisent ; le logiciel est conçu pour
atteindre ces objectifs, il incorpore des valeurs et des rapports
sociaux particuliers ; les différents groupes sociaux impliqués ou
affectés par un projet informatique peuvent y inscrire des priorités
et des buts différents” 275, l’article de référence de Williams et
Edge sur le social shaping of technology recense différents angles
d’approche dans les études sociales sur le logiciel.

274. Lévy P. (1997), op. cit., p. 30.


275. Williams R., Edge D. (1997), op. cit., pp. 856-899.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 161

Sous l’angle de la sociologie des organisations, la conception


et l’implémentation des logiciels sont perçues comme des moments
décisifs dans l’interaction entre la dimension technologique et la
dimension organisationnelle, à travers l’incorporation de valeurs et
d’intentions dans un système technique fabriqué sur mesure. Sous
l’angle du socioconstructivisme, le logiciel apparaît comme un cas
typique où le social est réifié dans la technique, malgré les tentati-
ves des informaticiens de protéger leur aire d’influence et leur
domaine de compétence en recourant au jargon, à des méthodes
non documentées et à des mécanismes de verrouillage. Le logiciel
est considéré comme un texte, c’est-à-dire comme un ensemble
d’inscriptions d’objectifs et de contraintes dans un artefact pro-
grammable 276. Un troisième angle d’approche considère le logiciel
comme une commodité, au sens économique du terme. Le logiciel
peut faire l’objet de différents modes d’appropriation marchande :
standardisation et banalisation en tant que produit de consomma-
tion finale (par exemple les suites bureautiques Microsoft, Corel et
autres) ou intermédiaire (les progiciels de gestion intégrés), ou
incorporation différenciée dans des systèmes d’information taillés
sur mesure pour des clients particuliers, ou encore libre circulation
sous forme de bien public, gratuit ou bon marché. Chaque modalité
de marchandisation traduit une vision différente de l’économie et
de la société.
Les méthodes participatives de conception de logiciels reflè-
tent un autre aspect de la malléabilité : la possibilité, pour les
utilisateurs, d’être associés à la préparation des spécifications, aux
tests et à la mise en œuvre des systèmes d’information avec les-
quels ils devront travailler. Les méthodes participatives de concep-
tion de systèmes ont été très en vogue dans les années 1980 dans
les milieux managériaux modernistes et chez certains informati-
ciens 277. Elles ont aussi alimenté les débats sur la participation des
travailleurs et la négociation des choix technologiques 278. Le
développement des progiciels bureautiques d’une part, des systè-
mes de gestion intégrés d’autre part, a fortement réduit la portée
potentielle de la participation des utilisateurs dans conception des
logiciels. La plupart des auteurs de méthodes participatives ont

276. Woolgar S., Grint K. (1991), Computers and the transformation of so-
cial analysis, in Science, technology and human values, vol. 16 n° 3, pp. 368-378.
277. Briefs U., Ciborra C., Schneider L. (1982), System design for, with and
by users, IFIP, North Holland.
278. Moens L., Valenduc G. (1986), Le guide des informatisés, Ciaco /
Erasme, Louvain-la-Neuve. Carré D., Valenduc G. (1991), op. cit.
162 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

décalé leur cible : ce n’est plus le logiciel ni le système informati-


que qui est l’objet de la participation des utilisateurs, mais plus
largement le processus de changement technico-
organisationnel 279. Ce glissement vers la gestion du changement
est un indice révélateur de la coévolution des facteurs techniques et
organisationnels.
Le cas du multimédia permet d’ajouter une dimension sup-
plémentaire au processus de façonnage social des TIC :
l’apprentissage social. Celui-ci introduit des éléments culturels et
symboliques dans le processus de façonnage social, souvent domi-
né par les aspects politiques ou socioéconomiques. Deux domaines
d’apprentissage social apparaissent à travers les études relatives
aux modalités de développement du multimédia. Le premier est
celui de la représentation des usages dans le processus de concep-
tion. Un concepteur multimédia doit travailler à partir d’une repré-
sentation symbolique, implicite ou construite, des usages et des
utilisateurs de l’artefact. Le second domaine est celui de
l’appropriation et de la domestication. Le processus actif et créatif,
par lequel l’utilisateur s’approprie sélectivement l’offre du concep-
teur et l’adapte à ses habitudes et ses besoins, puis par lequel le
concepteur teste et adapte son produit ou service, constitue un
apprentissage à la fois du côté de l’usage et du côté de l’offre. Cet
apprentissage mutuel permet non seulement d’innover de manière
itérative, mais aussi de créer les conditions optimales pour la
diffusion des innovations 280.
Williams et Edge distinguent les applications “discrètes” des
TIC (au sens de “distinctes les unes des autres”) et les systèmes
intégrés. Ils citent de nombreuses études sur les machines outils à
commande numérique ou sur les applications bureautiques, qui
montrent qu’une même technologie peut donner lieu non seule-
ment à une grande variabilité de scénarios organisationnels, mais
aussi à une mise en forme des outils techniques en fonction des
besoins des organisations. Cette malléabilité des applications
discrètes a d’ailleurs donné lieu à des projets de développement
d’alternatives technologiques centrées sur l’être humain, comme le

279. Mumford E. (2000), Socio-technical design : an unfulfilled promise or a


future opportunity ?, in Baskerville, Stage, and De Gross (eds.), Organizational
and Social Perspectives on Information Technology, Kluwer Academic Publishers,
Boston.
280. Williams R., Slack R., Stewart J. (2000), Social learning in multimedia
(SLIM), Final report, TSER programme, European Commission, January 2000, pp.
48-49.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 163

programme allemand Sozialverträgliche Technologiegestaltung ou


le programme européen Anthropocentric production systems, à
l’aube des années 1990 (chapitre III, page 112).
La tendance est aujourd’hui aux systèmes intégrés, qui sem-
blent moins malléables que les applications discrètes. Williams et
Edge soulignent toutefois l’intérêt de la notion de “configuration
sociotechnique”, qui permet de comprendre pourquoi et comment
un système intégré est construit à partir d’une sélection ciblée de
composants modulaires. “Les systèmes d’information intégrés sont
des configurations complexes d’éléments technologiques et organi-
sationnels, qui doivent être paramétrés en fonction du contexte où
ils sont introduits. Quoique ces systèmes intégrés soient promo-
tionnés avec une vision du changement organisationnel, en prati-
que c’est la technologie qui doit être transformée en premier lieu.
Les utilisateurs sont d’abord obligés de reconfigurer ces technolo-
gies pour les adapter à leurs circonstances spécifiques 281.” Ceci
donne lieu à une variante appauvrie de la participation des utilisa-
teurs : leur simple enrôlement dans la procédure de paramétrage ou
de personnalisation des systèmes intégrés.
Une forme particulière d’intégration consiste à relier des sys-
tèmes d’information entre eux, à travers des réseaux interorganisa-
tionnels. L’échange électronique de données (EDI) est un exemple
de ce type d’intégration, qui prendra rapidement d’autres formes
avec l’expansion d’internet. L’EDI a donné lieu à des travaux
intéressants sur le façonnage social de la technologie 282. La mise
en œuvre de systèmes EDI a certes obligé les entreprises à revoir
leurs procédures de codage et de traitement de l’information, leurs
interfaces entre leur structure interne et les marchés, leur façon de
référencer les intrants et les produits, leur organisation de la logis-
tique et du back-office. En retour, le développement technologique
de l’EDI a été façonné par les négociations entre les parties
concernées au sujet de la normalisation des messages, de
l’interopérabilité des systèmes, de la sécurité des transactions, des
protocoles de communication, bref : un exemple typique de coévo-
lution.
L’intégration est-elle, en soi, une caractéristique nouvelle des
TIC ? Il y a vingt ans déjà, dans les premiers ouvrages sur la “nou-
velle filière” des technologies de l’information, l’intégration était

281. Williams R., Edge D. (1997), op. cit.


282. Williams R. (Ed.) (1995), The social shaping of interorganisational IT
systems and electronic data interchange, COST A4, vol. 3, European Commission.
164 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

présentée comme un maître mot dans les perspectives tracées pour


le développement de la télématique, de la bureautique et de la
productique 283. Les performances de l’intégration et sa visibilité
pour les utilisateurs finals ont certes beaucoup changé, mais
l’objectif d’intégration semble aussi ancien que l’informatique
elle-même, comme le montrent les travaux de Norbert Wiener cités
au début de ce chapitre.
Une autre réponse est apportée à cette question par Nowotny
et autres, qui se réfèrent au degré de contextualisation des connais-
sances et des innovations dans le domaine de l’informatique. Selon
leur grille d’analyse, exposée dans le chapitre III (page 131), les
systèmes informatiques relèvent de la catégorie des connaissances
moyennement contextualisées, qui sont caractérisées à la fois par
une forte prégnance des systèmes techniques ou des savoirs disci-
plinaires existants et par l’ouverture d’espaces multiples de tran-
saction, aussi bien au niveau des applications que de la conception.
Pour désigner les systèmes d’information intégrés mis en
place dans les entreprises, Nowotny et autres utilisent l’expression
“configuration systémique” et lui allouent les propriétés d’un
“objet de mode 2”. Plus précisément : “Une configuration systémi-
que peut ressembler à un objet technique, mais c’est en réalité un
mécanisme sociotechnique. Elle dicte des dispositions à la fois en
termes d’organisation et de technologie, dans le cadre desquelles
l’entreprise définira et développera ses compétences. (…) Une
configuration systémique est, en un sens, un objet de mode 2.
Comme d’autres objets de ce type, elle a la capacité d’aligner les
efforts de spécialistes différents, souvent issus d’institutions diffé-
rentes, jusqu’à ce que la configuration systémique appropriée soit
identifiée ou qu’une meilleure option se dessine. (…) C’est la base
de connaissances dont dispose l’entreprise, y compris les compé-
tences humaines qu’elle parvient à acquérir, qui lui permet de
relever ses potentiels et de déterminer s’ils sont compatibles avec
son environnement sélectif. (…) Il est manifeste que l’utilité d’une
configuration systémique sera tributaire du degré de prise en
compte du contexte – les principaux éléments de l’environnement
sélectif 284.” On retrouve ici une des idées clés des auteurs de
Repenser la science : la coévolution de la technologie et de la
société est interprétée comme une question de contextualisation
des connaissances et des innovations.

283. Carré D., Valenduc G. (1991), op. cit., pp. 2-8.


284. Nowotny H., Scott P., Gibbons M. (2003), op. cit., pp. 193-198.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 165

2. L’exemple des systèmes de gestion intégrés (ERP)


Contrairement à beaucoup d’autres innovations dans les tech-
nologies de l’information et de la communication, les progiciels de
gestion intégrés (PGI ou ERP, Enterprise Resource Planning) sont
perçus comme des technologies fortement structurantes 285. Un
ERP vise à intégrer dans un seul et même système d’information
un grand nombre de fonctions propres à une entreprise ou commu-
nes à plusieurs sites d’un groupe : comptabilité, gestion de stocks,
des achats et des ventes, planification de la production, gestion des
ressources humaines, relations avec les clients, les fournisseurs et
les sous-traitants. Ces fonctions constituent autant de modules, que
les éditeurs d’ERP (SAP, Oracle, Baan, Peoplesoft, Navision, pour
ne citer que les plus connus) commercialisent par paquets. Les
ERP ont la réputation d’être des systèmes d’information rigides,
car ils imposent des formes de réorganisation du travail “préfabri-
quées”, favorisant la centralisation des décisions. Ils rétrécissent la
marge d’autonomie des entreprises dans leurs choix organisation-
nels. Toutefois, ils sont vendus par leurs éditeurs comme des sys-
tèmes flexibles, qui permettent de prendre en compte un très grand
nombre de paramètres et de s’adapter aux exigences versatiles des
marchés et des clients 286.
a) La trajectoire technologique des ERP
Le développement des ERP se situe dans la continuité d’autres
innovations : l’échange électronique de données (EDI), les logi-
ciels de planification des flux de tâches (workflow), les intranet.
Cependant, le développement des ERP va à l’encontre d’une autre
tendance de la recherche en informatique : développer des outils
qui permettent de concevoir des logiciels réellement sur mesure
pour les utilisateurs, favoriser l’implication de ceux-ci dans le
design des applications, privilégier l’interconnexion souple plutôt
que l’intégration centralisée, favoriser le travail en coopération,
bref rompre avec le modèle taylorien traditionnel. Le développe-
ment des ERP relève ainsi d’une trajectoire technologique assez
particulière. Les principes centralisateurs de la “grosse informati-
que” des années 70 sont remis au goût du jour, mais en y incorpo-

285. Valenduc G. (2000), Les progiciels de gestion intégrés, une technologie


structurante ?, dans Réseaux, n° 104, Éditions Hermès, Paris, pp. 185-206.
286. Lemaire L., Valenduc G. (2004), Entre rigidité et malléabilité, le dou-
ble visage des ERP, dans Sciences de la société, n° 61, Presses Universitaires du
Mirail, Toulouse, février 2004, pp. 53-70.
166 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

rant les avancées les plus récentes de la technologie des réseaux et


des logiciels de communication 287. Cette combinaison – ou ré-
conciliation ? – de l’ancienne informatique et des technologies
avancées de communication ne se fait pas sans heurts.
Une caractéristique commune à tous les ERP est d’être modu-
laires. Chaque module d’un ERP doit être paramétré, c’est-à-dire
configuré en fonction des besoins et des caractéristiques de
l’entreprise cliente. Cette opération de configuration est réalisée
par des consultants spécialisés, le plus souvent sous licence de
l’éditeur. Les éditeurs disposent de bases de données sur les pro-
cessus industriels et les processus de gestion, où ils rassemblent les
“meilleures pratiques” connues sur le marché et structurent celles-
ci en éléments de solutions référencées, théoriquement transposa-
bles à n’importe quelle entreprise concernée par un problème
référencé. Chez les principaux éditeurs, le référencement des
meilleures pratiques tient compte de différentes variantes linguisti-
ques et des particularités de la législation dans différents pays.
Lorsqu’une solution adéquate est identifiée dans un module, elle
est configurée puis prototypée. Cependant, il y a toujours dans les
entreprises des besoins incomplètement couverts par l’ERP. Ces
“trous fonctionnels” nécessitent des développements ou solutions
spécifiques, qui doivent faire l’objet d’un travail de programma-
tion. Toute modification à un module ERP exige un développe-
ment spécifique qui, d’une part, coûte cher et peut fragiliser l’ERP,
mais d’autre part, permet une adaptation aux besoins et aux spéci-
ficités organisationnelles des entreprises.
De plus, le processus de diffusion des ERP présente certaines
singularités. La première est un effet d’aubaine. La diffusion ra-
pide des ERP a été favorisée par deux facteurs que l’on peut consi-
dérer comme exogènes : l’effet an 2000 et le passage à l’euro, car
les ERP sont capables de se substituer intégralement et dans un
délai assez bref à d’anciens systèmes hybrides, construits au cours
d’une ou deux décennies. C’est une des raisons de leur succès.
La seconde singularité est un effet d’engrenage, qui se mani-
feste à plusieurs niveaux. Dans l’entreprise, l’investissement dans
les seuls modules de base d’un ERP donne rarement satisfaction,
que ce soit sur le plan de la rentabilité financière ou de l’efficacité
organisationnelle. Les consultants identifient alors aisément les

287. Gilbert P., Leclair P. (2004), Les systèmes de gestion intégrés, une mo-
dernité en trompe-l’œil ?, dans Sciences de la société, n° 61, Presses Universitaires
du Mirail, Toulouse, février 2004, pp. 17-32.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 167

causes de l’insatisfaction : il faut aller plus loin. D’autres modules


sont indispensables. La remise à plat des procédures de travail et
des méthodes d’organisation ne peut pas se limiter aux départe-
ments administratifs, comptables et logistiques. Un effet boule de
neige commence, de même qu’une forte dépendance vis-à-vis de
l’éditeur de l’ERP et des consultants. À l’engrenage s’ajoute un
cliquet, car le retour en arrière est sinon impossible, au moins
difficile et coûteux. L’effet d’engrenage se manifeste également à
un niveau sectoriel. Certaines entreprises disent avoir été contrain-
tes d’investir dans un ERP parce que leurs concurrents l’avaient
fait, ou encore parce que leurs partenaires commerciaux
l’exigeaient. L’effet d’engrenage se répercute enfin sur le secteur
public. Le marché des administrations et des services publics
représente un immense gisement pour l’accroissement de la pro-
ductivité des tâches administratives. La constitution de dossiers
individuels intégrés, la fin des encodages multiples, la mise à jour
automatique des données dans plusieurs dossiers, l’accélération des
procédures sont autant de défis que l’informatisation des adminis-
trations publiques n’a pas encore relevés de manière satisfaisante
et auxquels les éditeurs d’ERP proposent des solutions préfabri-
quées.
b) La perception du déterminisme technologique
De nombreux dirigeants d’entreprises, commentateurs des re-
vues professionnelles, consultants en conduite du changement,
ainsi que les éditeurs d’ERP eux-mêmes, considèrent que c’est
l’organisation du travail qui doit s’adapter à la technologie des
ERP et non l’inverse. Patrick Gilbert qualifie de modèle technocen-
trique ce cas de figure où les ERP sont considérés comme une
cause autonome provoquant des effets bien identifiables 288. Ce
modèle technocentrique se décline en une variante “technophile” et
une variante “technophobe”, comme l’indique le tableau 4 ci-après.
Le fatalisme du modèle technocentrique à l’égard du pouvoir
structurant des ERP est en porte-à-faux par rapport aux résultats de

288. Gilbert P. (2001), Systèmes de gestion intégrés et changement organisa-


tionnel, dans les Actes du XXIIème congrès de l’AGRH, La GRH dans la société
de l’information, LENTIC, Université de Liège, septembre 2001, pp. 557-570.
168 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

la plupart des études de cas 289. Celles-ci montrent en effet que la


stratégie managériale qui accompagne l’installation d’un ERP, que
ce soit en matière de gestion des compétences ou de gestion du
pouvoir, peut mener à des résultats totalement opposés : parcellisa-
tion des tâches dans une entreprise et polyvalence fonctionnelle
accrue dans l’autre, centralisation du contrôle et des décisions d’un
côté et autonomie de gestion accrue de l’autre.
Tableau 4
ERP : le modèle technocentrique

Les postulats du modèle


Les ERP s’imposent partout, leur avancée est inéluctable. La compétitivité
d’une entreprise réside dans sa capacité à automatiser ses processus de
gestion.
Mettre en place un ERP, c’est s’engager dans un changement radical. Les
ERP servent un idéal de transparence qui s’impose à chacun.
Les ERP sont un outil de flexibilité. Ils imposent une évolution de tous les
métiers.
Variante “utopie technicienne” Variante “technophobe”
Le salarié peut participer directe- Les ERP robotisent les bureaux et
ment à la gestion de son entreprise. taylorisent les tâches. Ils suscitent de
Les ERP suppriment les doubles violents et légitimes freins psycholo-
saisies et les tâches stupides. C’est la giques.
fin de la paperasse. Les ERP sont de véritables usines à
Les ERP rendent les entreprises plus gaz.
efficaces. Les ERP sont très coûteux en temps
Les ERP permettent de gagner de et en énergie.
l’argent. Là où les ERP passent, l’emploi
trépasse.
Source : Gilbert P., 2001, op. cit., pp. 560-561.

Comme tous les outils informatiques, les ERP ne déterminent


pas, à eux seuls, les transformations du travail qui sont déclenchées
par leur implantation. Ces dernières dépendent des formes préexis-
tantes d’organisation du travail et des stratégies de réorganisation
poursuivies par la direction à travers le nouvel outil. De plus,
même si on concède que les ERP limitent les marges de manœuvre

289. Voir notamment les études de cas réalisées à la FTU : Lemaire L.


(2003), Systèmes de gestion intégrés : des technologies à risques ?, Éditions
Liaisons, Collection Entreprise & Carrières, Paris, ainsi que le numéro spécial Le
mythe de l’organisation intégrée – Les progiciels de gestion de la revue Sciences
de la société, n° 61, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2004.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 169

dans les choix organisationnels, la multiplication des développe-


ments spécifiques et les interfaces avec les autres applications
tempèrent la rigidité technologique qui leur est attribuée.
c) Les marges de manœuvre des acteurs
Si le contenu des changements organisationnels n’est pas dé-
terminé par l’ERP, la nécessité du changement est souvent imposée
par l’ERP. Commentant les résultats d’une étude menée aux États-
Unis, une équipe de chercheurs canadiens note que “le modèle
organisationnel sous-jacent à n’importe quel ERP est tel que,
souvent, il s’avère impossible de maintenir les pratiques d’affaires
existantes mais qu’il faut les repenser et, ce faisant, reconcevoir
l’organisation du travail et le partage des rôles et des responsabili-
tés des personnes touchées 290.”
Les résultats d’une étude menée à l’Université de Grenoble
suggèrent que les effets les plus significatifs des ERP soient à
rechercher du côté de réorganisations “opportunistes”, c’est-à-dire
liées aux circonstances particulières de l’implantation des diffé-
rents modules du progiciel. Les ERP seraient à la fois des outils de
conformation et d’exploration. “Sur le versant de la conformation,
la puissance de l’outil est considérable. Il ne s’agit pas seulement
d’encadrer des activités de gestion routinières, mais de mettre sous
contrainte des activités réputées plus rétives à une standardisation
procédurale (y compris la conception ?). Au-delà d’une prescrip-
tion hiérarchique appliquée essentiellement au personnel
d’exécution, l’ERP conduit à mettre l’ensemble des acteurs de
l’organisation dans une logique de respect de règles strictes. (…)
Sur le versant de l’exploration, l’ERP permet aux acteurs, à quel-
que niveau qu’ils soient, de retrouver un nouvel espace. Les res-
ponsables peuvent faire autre chose, ils peuvent s’engager dans des
changements managériaux plus stratégiques 291.”
Cette notion de réorganisation opportuniste correspond à un
des modèles d’interprétation des stratégies de changement propo-
sés par Patrick Gilbert : le modèle contingent, dans lequel ce sont
des facteurs contextuels externes et internes à l’entreprise qui

290. Bareil C., Bernier C., Rondeau A. (2001), Un nouveau regard sur
l’adoption et la mise en œuvre de systèmes de gestion intégrés (SGI/ERP), dans les
Actes du XXIIème congrès de l’AGRH, La GRH dans la société de l’information,
LENTIC, Université de Liège, septembre 2001, pp. 270-285 (p. 273).
291. Guffond J.-L., Leconte G., Segrestin D. (2002), L’implantation d’un
ERP travaille l’organisation, dans les Actes du colloque Concevoir et organiser la
performance industrielle, IPI, Autrans, janvier 2002.
170 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

déterminent les changements organisationnels. Selon ce modèle


contingent, les systèmes de gestion intégrés sont une réponse
technico-organisationnelle historiquement située, incorporant des
connaissances datées sur le fonctionnement des entreprises. “Le
processus d’implantation d’un ERP est lié à l’histoire de
l’entreprise, notamment à ses choix organisationnels passés. Intro-
duit dans un certain contexte, l’ERP provoque un effet de révéla-
tion, avant d’enclencher une quelconque action transformatrice.
Les effets des ERP (le contenu du changement) sont variables
selon les structures et les modes d’organisation du travail préexis-
tants. Ils sont autant la marque du contexte que des caractéristiques
propres des progiciels 292.”
Gilbert propose deux autres modèles d’interprétation des
changements organisationnels liés aux ERP. Dans le modèle in-
crémental, les objectifs d’un ERP peuvent être définis après le
choix du progiciel et évoluer au fil du changement. Les effets de la
mise en œuvre résultent d’un compromis permanent entre le projet
planificateur et les contraintes du contexte existant. Les savoirs
nécessaires à la conduite du changement s’acquièrent sur le tas.
Contexte et processus de changement sont dans un rapport de co-
détermination mutuelle : l’ERP est à la fois le produit du processus
de changement et le moyen de sa structuration. Dans le modèle
politique, en revanche, la mise en œuvre d’un ERP s’inscrit dans
un rapport de pouvoir entre acteurs. Elle déplace l’équilibre des
pouvoirs à l’intérieur de l’organisation, sous la conduite du promo-
teur et de ses alliés, les consultants intégrateurs. Les résultats du
changement dépendent des atouts dont disposent les acteurs
concernés et des compromis qu’ils sont capables de conclure, bien
plus que des propriétés intrinsèques du progiciel 293.
Les études de cas déjà citées corroborent la pertinence de mo-
dèles de type contingent ou incrémental, surtout dans les entrepri-
ses de taille moyenne et dans les organismes publics ou non mar-
chands. En caricaturant à peine, on peut dire que, dans certains cas,
la mise en œuvre d’un ERP relève d’un bricolage organisationnel
en réponse à un bricolage technologique et en interaction avec
celui-ci. Dans le modèle contingent et le modèle incrémental, les
enjeux de gestion des ressources humaines sont primordiaux,
notamment la formation continuée des employés et l’implication
des utilisateurs. Le modèle politique se rencontre plutôt dans les

292. Gilbert P. (2001), op. cit., pp. 563-564.


293. Gilbert P. (2001), op. cit., pp. 564-568.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 171

grandes entreprises qui ont une tradition de gestion stratégique et


d’ingénierie des processus d’affaires (business process reenginee-
ring). Les méthodes de conduite du changement y sont plus forma-
lisées, mais ne constituent certainement pas une garantie absolue
contre les dysfonctionnements techniques, organisationnels ou
sociaux. Quant au modèle technocentrique, il n’est qu’une vitrine
en trompe-l’œil.
Tableau 5
Effets structurants de la technologie et marges de manœuvre des acteurs
selon les domaines du changement organisationnel

Codification des procédures administratives


et comptables
Codification des procédures de gestion
Effet structurant de la technologie

Marges de manœuvre des acteurs


Codification des connaissances
Organisation des flux d’information
Hiérarchisation des formes et des conditions d’accès à
l’information
Rythmes de travail, intensification du travail
Formes de division du travail, entre parcellisation des
tâches et polyvalence
Choix entre options centralisatrices ou décentralisatrices
Réorganisation des collectifs de travail
Valorisation des compétences nouvellement acquises
Formation initiale et continuée des utilisateurs

Une meilleure analyse des marges de manœuvre des acteurs


permet en retour de mieux préciser la nature des effets structurants
de la technologie (tableau 5). Ces effets structurants se manifestent
de manière distincte selon les différents domaines du changement
organisationnel. Pour prendre deux cas extrêmes : si la codification
des procédures est fortement structurée par la technologie et laisse
peu de marge aux acteurs, en revanche les stratégies et les disposi-
tifs de formation sont bien peu déterminés par la technologie et
largement ouverts aux options managériales, qui peuvent s’avérer
très diversifiées d’une entreprise à l’autre.
Ainsi, derrière une façade apparemment déterministe, les ERP
présentent une réelle ambivalence. Certains auteurs n’hésitent pas
à les considérer comme des constructions sociales à part entière.
Un des articles publiés dans le numéro spécial de février 2004 de la
172 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

revue Sciences de la société, consacré aux ERP, adopte le point de


vue et les méthodes du constructivisme social, plus précisément la
théorie de l’acteur réseau et la méthode d’observation ethnographi-
que 294. Il s’agit de l’autopsie d’un échec technologique, qui
s’avère néanmoins être un succès sur le plan du changement orga-
nisationnel. L’étude de cas porte sur une entreprise qui entreprend
la difficile négociation de la sélection et de l’implémentation d’un
ERP mais l’éditeur de l’ERP tombe en faillite avant que
l’implémentation n’ait commencé.
L’article de Vinck & al. confirme, à travers sa perspective so-
cioconstructiviste, un certain nombre de facteurs clés de réussite ou
d’échec d’un projet d’ERP. Il souligne que la mise en projet d’un
ERP est un long processus d’apprentissage au sein de
l’organisation, une découverte progressive des possibilités de
changement organisationnel, ainsi qu’une occasion de créer des
réseaux d’alliances au sein de l’entreprise. Le paramétrage est
considéré comme un moment clé de l’articulation entre technologie
et organisation, mais finalement il ne dépassera jamais le stade des
tests. Finalement, le changement organisationnel se met en place
sans l’ERP – du moins provisoirement, car l’article laisse présager
que l’entreprise va de toute façon acquérir un autre ERP.
Constatant que la technologie n’est pas au rendez-vous du
changement organisationnel, ces auteurs concluent à une relative
autonomie du changement organisationnel. “Le cas étudié ici est
particulièrement intéressant parce qu’il permet de déconnecter
analytiquement la technique de ses effets sur l’organisation et de
montrer, du même coup, par quel travail de médiation se construit
l’impact. (…) Il présente la dynamique de traduction d’un projet en
un réseau concret d’acteurs et d’objets singuliers. Nous verrons
que la stabilisation de ce réseau va échouer ; la technique de
l’ERP, qui devait influencer fortement l’organisation, s’en trouve
expulsée. Or l’organisation continue à changer, comme sous
l’influence d’une nouvelle technologie qui, en réalité, est absente :
l’ex-ERP est abandonné tandis que le futur ERP n’est pas encore
choisi. Il y a là un entre-deux où l’on peut observer à l’œuvre le
travail de médiation qui participe de la construction de la relation
entre technique et organisation 295.”

294. Vinck D., Rivera I., Penz B. (2004), De bonnes raisons d’échouer dans
un projet technique – La construction sociale de l’impact, dans Sciences de la
société, n° 61, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, février 2004.
295. Vinck D. & al. (2004), op. cit., p. 124.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 173

3. L’exemple du rôle des TIC dans l’intensification du travail


Les transformations du travail liées aux TIC sont un vaste su-
jet, que nous avons déjà traité dans d’autres ouvrages 296. L’accent
sera mis ici sur un aspect particulier de ces transformations, dont
les liens avec les TIC sont instructifs : l’intensification du travail.
Cette expression désigne une série de changements convergents
dans la qualité du travail, intervenus de manière concomitante au
cours des dernières années : un temps de travail plus dense, des
rythmes de travail plus rapides et ajustés à la demande des clients,
des tâches plus abstraites, l’expansion du contrôle électronique des
performances, une instabilité croissante des emplois.
a) La technologie et l’intensification du travail, du chronomètre au
numérique
Faut-il imputer à la technologie la tendance actuelle à
l’intensification du travail ? Indéniablement, elle n’est pas seule en
cause. De nombreux autres facteurs explicatifs peuvent être invo-
qués : la transformation mondiale des conditions de concurrence et
de compétitivité, l’industrialisation du secteur des services,
l’émergence de la connaissance comme facteur de production
déterminant, l’expansion de la flexibilité et de la précarité sur le
marché du travail. L’évolution technologique doit toutefois être
prise en compte non seulement comme un élément sous-jacent aux
autres facteurs explicatifs, mais comme une dimension à part
entière.
Lorsqu’il publie ses premiers travaux en 1905, l’ingénieur
Frédéric Taylor affiche un objectif explicite : lutter contre la flâne-
rie des ouvriers. Celle-ci est une forme de résistance à la volonté
des employeurs d’imposer des rythmes de travail plus rapides et de
rationaliser les métiers. Elle consiste à ralentir les cadences et à
garder jalousement secrets les trucs et ficelles des différents mé-
tiers rassemblés dans les ateliers 297.
La technologie utilisée par Taylor pour développer sa méthode
d’organisation scientifique du travail n’est pas vraiment nouvelle :
il s’agit du chronomètre. C’est l’usage qu’en fait Taylor qui est
innovant. Dans les fabriques textiles où il observe les postes de

296. Notamment : Vendramin P., Valenduc G. (2002), op. cit. ; Vendramin


P., Valenduc G., L’avenir du travail dans la société de l’information,
L’Harmattan, Paris, 2000.
297. Coriat B. (1980), L’atelier et le chronomètre, Christian Bourgois édi-
teur, Paris, pp. 45-46 et 62-63.
174 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

travail, il chronomètre et répertorie minutieusement tous les gestes


et tous les déplacements des ouvriers. Avec les ingénieurs du
bureau des méthodes, il décompose le procès de travail en séquen-
ces élémentaires et cherche ensuite à éliminer les temps morts,
simplifier les gestes, minimiser les mouvements, réduire la porosité
du temps passé avec les machines. Il recompose ensuite les temps
et les gestes selon une rationalité complètement différente de celle
des ouvriers. Fractionné et recomposé à l’insu de ses détenteurs, le
savoir-faire ouvrier est absorbé par les bureaux d’ingénierie. Les
résultats sont bien connus. Le taylorisme instaure une double
division du travail : division verticale, entre la conception et
l’exécution ; division horizontale, entre les tâches séquencés et
parcellisées 298. Il conduit également à une standardisation des
outils, qui doivent devenir interchangeables au lieu d’être la pro-
priété des ouvriers, puis à une standardisation des machines, afin
de pouvoir généraliser les méthodes à un grand nombre d’ateliers.
Abondamment étudié par les sociologues du travail, le taylorisme a
aussi attiré l’attention des historiens des techniques. C’est en effet
le développement des méthodes tayloriennes qui a donné naissance
à la notion de norme technique et à l’élaboration de systèmes
nationaux puis internationaux de normalisation des outils, des
machines et des appareillages. Dans le domaine de l’informatique,
les premières méthodologies d’analyse fonctionnelle, développées
dans les années 1970, reposaient sur un séquençage typiquement
taylorien.
Depuis Taylor, l’histoire de l’intensification du travail est faite
de conflits et de compromis. Le premier compromis de grande
ampleur est celui instauré par le fordisme lors de la période de
croissance 1945-1975. Le compromis fordien repose sur le déve-
loppement d’une consommation de masse liée à une production de
masse. En échange d’une nouvelle intensification du travail, les
travailleurs accèdent à un meilleur pouvoir d’achat, garanti par une
redistribution, sous forme d’augmentations salariales, d’une partie
des gains de productivité permis par le progrès technologique 299.

298. Coriat B. (1976), Science, technique et capital, Seuil, Collection


Science Ouverte, Paris, pp. 110-134.
299. Le fordisme est un mode d’organisation et de régulation de l’économie,
basé à la fois sur la production de masse et la consommation de masse. Pour qu’un
tel système reste en équilibre, il faut un dispositif de régulation dynamique, basé
sur une relation salariale linéaire (indexation des salaires sur les prix à la consom-
mation), un consensus social sur la redistribution des bienfaits du progrès techni-
que, un mode d’intervention de l’État de type keynésien.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 175

De multiples systèmes de primes sont mis en place pour inciter la


main-d’œuvre à accepter des cadences élevées et des conditions de
travail difficiles. Un consensus se développe au sujet des vertus
des méthodes tayloriennes et fordiennes pour relancer la croissance
et améliorer le bien-être. Le chronomètre s’introduit dans toutes les
usines ; les pouvoirs publics favorisent l’adoption de ces nouvelles
méthodes de travail. En même temps, les premières législations sur
les conditions de travail se mettent en place et imposent des garde-
fous.
Avec la crise économique consécutive aux chocs pétroliers de
1973-74 et la montée subite du chômage à partir de 1975, le com-
promis fordien se brise. La “crise du travail” des années septante
exprime une contestation radicale des cadences infernales et des
conditions de travail épuisantes, résumée dans le slogan “ne plus
perdre sa vie à la gagner”. Les questions liées au temps de travail
et à la qualité de vie au travail viennent à l’avant-plan : réduction
de la durée hebdomadaire du travail, mise en évidence des nuisan-
ces sanitaires et environnementales, nécessité de rompre avec la
déshumanisation du travail.
Au cours des années 1980, l’automatisation et l’informa-
tisation s’étendent à la plupart des entreprises industrielles et font
une percée très rapide dans le secteur des services, privés ou pu-
blics. Stimulée par une nouvelle vague d’innovations technologi-
ques, l’intensification du travail sort du cadre de l’usine et
s’installe dans les bureaux, les commerces, les transports et com-
munications, la santé. Lorsque, dix ans après avoir écrit L’atelier et
le chronomètre, Benjamin Coriat publie en 1990 L’atelier et le
robot, il caractérise la trajectoire technologique de la robotique et
de l’informatique par deux mots clés, intégration et flexibilité :
“Les mutations (…) ont suscité et favorisé l’émergence de deux
paradigmes nouveaux en matière d’ingénierie productive : la re-
cherche d’intégration, comme voie renouvelée d’obtention de gains
de productivité, et la recherche de flexibilité, comme support
d’adaptation au caractère instable, volatile ou différencié des mar-
chés. Intégration et flexibilité constituent ainsi tout à la fois la
direction générale et le contenu particulier de la nouvelle trajec-
toire technologique 300.
Placée sous ce double signe de la flexibilité des marchés et de
l’intégration des tâches, l’informatisation soulève de nouveaux

300. Coriat B. (1990), L’atelier et le robot, Christian Bourgois éditeur, Paris,


p. 63.
176 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

problèmes de conditions de travail. Les ergonomes observent un


déplacement de la charge physique vers la charge mentale : si la
robotique élimine des tâches pénibles ou dangereuses, les systèmes
informatisés de pilotage et de surveillance des procédés imposent
de nouvelles contraintes d’abstraction et de vigilance. L’intégration
des applications informatiques a des conséquences semblables.
L’ergonomie du logiciel se développe. Les exigences de flexibilité
et de réactivité vis-à-vis des marchés, d’abord dans le travail indus-
triel puis dans les services, introduisent de nouvelles formes de
pression du temps, qui prendront une importance croissante.
Peut-on en déduire que l’ordinateur se substitue au chronomè-
tre ? Dans un sens, oui, si on se réfère au contrôle exercé sur les
tâches individuelles et à la capacité des systèmes informatiques à
orchestrer et scander les activités et les flux d’informations. Toute-
fois, cette assimilation de l’ordinateur au chronomètre est source
de confusion si elle laisse supposer que l’informatisation se situe
nécessairement dans la droite ligne du taylorisme. L’expansion de
l’informatique dans les années 1980 s’appuie au contraire sur une
grande variété de formes d’organisation du travail, souvent en
rupture avec le taylorisme.
Vers le milieu des années 1990, la nouvelle convergence tech-
nologique qui se structure autour d’internet modifie encore une
fois les conditions de l’intensification du travail. L’intensification
porte non seulement sur les opérations à réaliser, mais aussi, de
plus en plus, sur les tâches d’échange d’informations et les modali-
tés de communication, à l’intérieur des entreprises et entre celles-ci
et leur environnement.
Ce n’est pas seulement l’organisation du travail, ni la manière
d’envisager la gestion du facteur humain dans l’entreprise, qui
contribuent à intensifier le travail, c’est aussi la nature même du
travail qui accapare de plus en plus les salariés. “L’abstraction
croissante et la surcharge informationnelle sont deux évolutions
dans lesquelles on retrouve l’empreinte forte des technologies.
Avec les TIC, le travail devient de plus en plus abstrait ; le salarié
travaille sur une représentation de la réalité, sur des écrans
d’ordinateur ou devant des pupitres de contrôle, bien plus souvent
que sur la réalité elle-même. Ce travail abstrait repose sur des
interactions homme / machine de plus en plus complexes. Le
travail s’effectue également avec des systèmes de plus en plus
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 177

vulnérables, dans lesquels la gestion des aléas exerce une pression


croissante 301.”
Le contrôle électronique des performances se généralise. Les
systèmes informatiques et les réseaux permettent aujourd’hui de
collecter, de traiter, de stocker, d’analyser et de consolider de
manière continue une grande quantité d’informations sur la ma-
nière dont les travailleurs s’acquittent de leurs tâches. Il ne s’agit
plus seulement de mesures de quantités physiques, mais aussi de
mesures relatives au comportement. Dans les centres d’appel par
exemple, le système de supervision permet de réaliser des échantil-
lonnages de conversations et de mesurer la fréquence de certains
termes ou de certaines expressions ; il existe aussi des systèmes de
reconnaissance vocale qui analysent le ton des conversations. De
nombreuses activités de services font aujourd’hui l’objet de mesu-
res comparatives et de “benchmarking” (étalonnage) : le temps
nécessaire pour traiter un dossier dans une compagnie d’assurance,
pour répondre à une demande en ligne, pour qu’un employé de
banque reçoive un client, pour faire les soins quotidiens d’un
malade, pour qu’un facteur distribue son courrier, etc. Le ben-
chmarking des performances symbolise une nouvelle alliance du
chronomètre et de l’ordinateur.
La surcharge informationnelle est un facteur d’intensification
du travail qui a pris une ampleur considérable avec le développe-
ment du web et des télécommunications mobiles. Une série de
facteurs de charge de travail sont spécifiques au travail en ligne, ils
concernent les travailleurs connectés en permanence à un intranet
ou à internet 302. L’usage continu du courrier électronique, des
groupes de discussion et des forums entraîne une charge élevée
d’informations et de messages. Il provoque une pression constante
à donner une réponse à tous les signaux reçus, même si cette ré-
ponse n’en est pas une : répondre à un e-mail qu’on l’a bien reçu
ou signaler à un forum qu’on est en ligne. De plus, les messages
électroniques se caractérisent très souvent par une absence de
“filtres organisationnels”, quand les mêmes messages sont envoyés
à un grand nombre de destinataires, sans ordre de priorité ni desti-
nation privilégiée. Il appartient alors à chaque employé d’adopter

301. Vendramin P. (2002), Les TIC, complices de l’intensification du travail,


dans les Actes du colloque Organisation, intensité du travail, qualité du travail,
CNRS/CEPREMAP/CEE, Paris, novembre 2002.
302. Bradley G. (2000), ICT and humans : how we will live, learn and work,
in Bradley G. (Ed.), Humans on the Net, Prevent, Stockholm, pp. 22-44.
178 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ses propres critères de sélection et d’évaluation, au risque de se


voir reprocher d’avoir négligé une information qu’il avait pourtant
reçue. Le mélange permanent d’informations significatives et
d’informations insignifiantes, qui caractérise internet, est une
source de fatigue mentale, de même que la nécessité d’être acces-
sible et disponible en permanence. Par ailleurs, les utilisateurs
fréquents d’internet peuvent être affectés par une perte de référen-
ces spatiales et temporelles, liée à l’effacement apparent des dis-
tances et des décalages horaires. Le “temps réel” qui caractérise le
travail en ligne est un temps qui n’est réel pour personne.
Le rythme accéléré des changements technologiques et orga-
nisationnels crée à la fois une instabilité permanente et un besoin
continu d’adaptation. Or, le rythme de l’évolution technologique
n’est pas le même que celui des transformations des organisations
et des comportements. Trop souvent, c’est la technologie qui
impose son tempo au changement organisationnel. Le changement
est une dynamique positive, souvent perçue comme telle par les
travailleurs. Toutefois, cette dynamique positive se transforme en
menace quand les échelles de temps se télescopent, quand la moin-
dre évolution des logiciels ou des réseaux entraîne une exigence
d’adaptation immédiate et improvisée.
Pour certaines personnes, ces évolutions sont qualifiantes et
valorisantes, elles apportent davantage de satisfaction profession-
nelle, malgré les inconvénients. Pour d’autres, elles sont source de
stress, de marginalisation ou d’exclusion. Au-delà des aspects
objectifs, la dimension subjective est importante et les facteurs
psychosociologiques sont essentiels pour expliquer les différences
de réaction d’un individu à l’autre, dans des contextes apparem-
ment semblables.
b) Les TIC, complices de l’intensification du travail
Le rôle des TIC dans l’intensification du travail du travail est
ambivalent. “Ni machines diaboliques, ni outils fabuleux, les TIC
se révèlent avant tout des instruments au service d’objectifs orga-
nisationnels qu’elles contribuent à concrétiser. Elles sont compli-
ces de dispositifs qui accroissent, délibérément ou non, la pression
sur le travail. Elles sont le support incontournable des stratégies
visant à maîtriser le temps, l’espace et les coûts, particulièrement
les coûts salariaux, mais aussi à assurer la qualité ou augmenter la
productivité. Elles scandent les flux d’activités et en même temps
les rythmes de production. Elles permettent un contrôle et une
mesure du travail qui atteignent des niveaux de sophistication
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 179

inégalés. L’intensification du travail, corollaire de cette volonté de


maîtriser l’intervention humaine dans le travail, se révèle cepen-
dant paradoxale dans un contexte où les discours politiques et
managériaux tendent à valoriser le facteur humain dans le travail, à
travers des concepts phares comme ceux de société de la connais-
sance ou de société apprenante 303.”
L’ambivalence concerne non seulement le rôle des TIC, mais
aussi la perception de l’intensification du travail. Coexistence de
perceptions positives et négatives, d’abord : des tendances telles
que l’abstraction des tâches, la codification des connaissances,
l’autonomie paradoxale, l’orchestration des rythmes et des flux,
peuvent provoquer, dans des environnements technologiques
semblables, des réactions opposées : satisfaction ou insatisfaction
professionnelle, meilleure maîtrise du temps ou sujétion aux ryth-
mes imposés, valorisation ou stress, élargissement des compéten-
ces ou déqualification. Ces réactions varient bien sûr d’une entre-
prise ou d’une institution à l’autre, en fonction des choix managé-
riaux et organisationnels, mais aussi d’un individu à l’autre, selon
sa capacité à se positionner personnellement et collectivement par
rapport à ces tendances.
Persistance de perceptions déterministes, ensuite. L’omni-
présence des TIC dans les situations de travail marquées par
l’intensification explique un effet d’attribution : l’omniprésence
devient causalité. Cet effet d’attribution ne résiste pas à l’analyse.
Les TIC sont complices de l’intensification du travail, mais elles
n’en sont pas la cause, car elles peuvent aussi conduire à des for-
mes de travail valorisantes et qualifiantes.
“Complices … mais où sont les coupables ? La cause pre-
mière se situe dans les stratégies des entreprises et de leurs diri-
geants, qui visent à augmenter sans cesse la pression du temps
(…). Ces stratégies s’instituent en une sorte de dogme managérial,
qui se répand non seulement dans la sphère marchande mais aussi
dans la sphère publique et non marchande. Les livres de recettes de
l’intensification du travail s’écrivent dans les business schools et
les concepteurs des TIC fabriquent avec complaisance la batterie
de cuisine qui convient le mieux. Ce serait toutefois trop facile de
se contenter d’incriminer, comme d’habitude, les dirigeants des
entreprises. L’évolution des valeurs et des styles de vie favorise,
elle aussi, un certain engouement pour une culture de l’urgence et
du court terme. On ne peut pas nier que les transformations du

303. Vendramin P. (2002), op. cit.


180 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

travail dont nous avons stigmatisé les risques sociaux soient, par
ailleurs, en phase avec certaines aspirations ou attentes dans la
société 304.”
Même si les innovations technologiques renforcent la rigidité
des prescriptions et du contrôle sur le travail, il est exagéré
d’affirmer que la technologie détermine le contenu des prescrip-
tions et les formes de contrôle, qui relèvent avant tout de choix
managériaux. Symétriquement, on ne peut pas réduire les innova-
tions technologiques actuelles à une simple inscription, dans des
dispositifs techniques supposés indéfiniment malléables, de projets
managériaux d’intensification du travail. Prescription du change-
ment par la technologie et inscription des stratégies dans la techno-
logie sont indissociables. On ne manquera pas de mettre en rapport
ces deux tendances – prescription par la technologie et inscription
dans la technologie – avec la dualité soulignée par Orlikowski dans
son modèle de structuration de la technologie : la technologie en
tant que produit de l’action humaine et en tant que résultat de
l’action humaine.
L’intensification du travail est donc une problématique qui
met en lumière le rôle déterminant des stratégies managériales, tout
en soulignant certains effets structurants des TIC. “L’ordinateur est
à la fois un accélérateur et un révélateur de la nouvelle division du
travail. Mais les caractéristiques techniques des matériels et des
logiciels informatiques, leur ajustement ou leur désajustement à
leurs utilisateurs, ont un impact propre, qui peut renforcer ou
contrecarrer les tendances globales de la modernisation du travail.
Même si les utilisateurs d’ordinateurs ont davantage d’autonomie
dans leur travail pris comme un tout, pour ce qui est précisément
de l’utilisation de la machine, ils en ont, selon leurs déclarations,
énormément moins. L’obligation d’autonomie qui tend à s’imposer
avec la modernisation se combine donc avec une maîtrise modeste
de l’ordinateur en tant qu’objet technique 305.”

304. Valenduc G. (2005), Le temps et les technologies de l’information et de


la communication, dans L’ère du temps, Actes de la 82ème Semaine Sociale Wallo-
nie Bruxelles, Éditions Couleur Livres, Bruxelles.
305. Gollac M., Volkoff S. (2000), op. cit., p. 87.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 181

III. Des technologies de l’information à la société de


l’information
Le thème de la société de l’information illustre bien les ten-
sions entre une logique de déterminisme technologique et une
logique de coévolution de la technologie et de la société 306. La
logique déterministe se retrouve chez de nombreux auteurs qui
annoncent, parfois depuis trente ans, une nouvelle révolution
technologique basée sur les ordinateurs et les réseaux. La logique
de coévolution est sous-jacente à la plupart des analyses critiques
de la notion de société de l’information.

1. Les désillusions déterministes


La société de l’information a été un sujet favori des futurolo-
gues et des prospectivistes, avant de devenir une préoccupation des
chercheurs et des décideurs politiques. S’intéressant à
l’archéologie du concept de société de l’information, Armand
Mattelart 307 attribue un rôle important au sociologue américain
Daniel Bell. Dans son ouvrage L’avènement de la société post-
industrielle, publié en 1973 308, Bell est un des premiers à avoir
théorisé l’avènement de la société de l’information, quand il a
analysé le rôle des services dans le développement économique et
la transformation des comportements de consommation. Il met
l’accent sur le développement de deux catégories de services : les
services techniques et professionnels (recherche, management,
informatique, conseil, etc.) et les services humains (santé, éduca-
tion et services sociaux). Il met également en évidence la part
croissante de la production et de la consommation immatérielles,
basées sur le traitement et la diffusion de l’information. Il définit
l’information comme “le stockage, la transmission et le traitement
de données, en tant que base de tous les échanges économiques et
sociaux”. La société de l’information apparaît ainsi comme le
prolongement logique de l’économie post-industrielle.
D’autres expressions similaires ont été utilisées à la même
époque. Dans son best-seller La troisième vague, publié en 1979,
le futurologue Alvin Toffler parle d’un nouvel âge de
l’information, qui repose sur quelques idées clés : “démassifica-

306. Vendramin P., Valenduc G. (2002), op. cit., pp. 16-30.


307. Mattelart A. (2000), L’âge de l’information : genèse d’une appellation
non contrôlée, dans Réseaux, Éditions Hermès, vol. 18, n° 101/2000, pp. 19-52.
308. Bell D. (1973), The coming of post-industrial society : a venture in so-
cial forecasting, Basic Books, New York.
182 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tion” des médias, fin de la production et de la consommation de


masse, personnalisation des produits et des services, décentralisa-
tion, interactivité, pluralisme, plein emploi et flexibilité. Ce sont
bien sûr les nouvelles technologies de l’information et de la com-
munication qui annoncent cette ère nouvelle. Le succès des livres
de Toffler popularise l’utopie d’une nouvelle société qui constitue-
rait une rupture radicale, aussi bien sur le plan de l’économie et du
travail que dans les valeurs, la culture et les modes de vie.
L’avènement de l’âge des TIC est comparé à l’invention de
l’imprimerie, voire à l’invention de l’écriture.
Mattelart fait remonter cette forme de déterminisme technolo-
gique au théoricien de la communication Marshall McLuhan
(1911-1980) et à sa célèbre formule “The medium is the message”,
qui traduit la primauté des techniques de communication dans le
façonnage des civilisations. Il trouve en Zbigniew Brzezinski, qui
deviendra plus tard conseiller du président américain Jimmy Car-
ter, un continuateur typique de McLuhan, quand il développe en
1969 la notion de “société technétronique”, c’est-à-dire “une socié-
té dont la forme est déterminée sur le plan culturel, psychologique,
social et économique par l’influence de la technologie, plus parti-
culièrement l’informatique et les télécommunications 309.”
Tous les exercices de prospective menés dans les années 1970
et 1980 ne tombent cependant pas dans le travers de l’utopie tech-
niciste, comme l’indique cette citation extraite du rapport final du
premier programme européen FAST (Forecasting and assessment
in science and technology), en 1983 : “La société de l’information
est un vocable caractérisant une évolution vers une société indus-
trielle avancée, au sein de laquelle les nouvelles technologies de
l’information assumeront progressivement le rôle de système
nerveux, mais ce ne sera pas une société entièrement différente de
celle d’aujourd’hui. (…) Un développement rapide de la technolo-
gie n’implique pas en soi un changement aussi rapide de la société.
D’autres facteurs interviennent, comme les politiques économiques
et sociales, les politiques d’éducation, les accords entre partenaires
sociaux, les valeurs, les habitudes bien établies de la vie quoti-
dienne et des institutions sociales qui sont plus importantes pour le
développement des sociétés que la technologie 310.”

309. Mattelart A. (2001), Histoire de la société de l’information, La Décou-


verte, Collection Repères, Paris, pp. 48 et 65.
310. Commission européenne (1983), Europe horizon 1995 : mutations tech-
nologiques et enjeux sociaux, Rapport FAST, Futuribles, Paris, pp. 79 et 81.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 183

2. La nécessaire synergie entre innovations technologiques et


changements sociétaux
Certains économistes du changement technologique, notam-
ment Christopher Freeman et Luc Soete, caractérisent la transition
vers la société de l’information comme un changement de para-
digme technico-économique, qui s’inscrit dans les mouvements
longs des cycles économiques. Un nouveau paradigme, basé sur les
technologies et les services d’information et de communication, se
substitue au paradigme précédent, basé sur l’énergie et la chi-
mie 311. “Un paradigme technico-économique est un ensemble
corrélé d’innovations techniques, organisationnelles et de gestion.
Il offre non seulement une nouvelle gamme de produits et de
systèmes, mais surtout une dynamique de la structure relative des
coûts de tous les intrants qui concourent à la production. Dans
chaque nouveau paradigme, un intrant ou un groupe d’intrants
particulier est le facteur clé qui permet la baisse des coûts relatifs
et la disponibilité universelle. Le changement actuel de paradigme
peut être considéré comme le passage d’une technologie fondée
principalement sur des intrants d’énergie à bon marché, à une
autre, essentiellement fondée sur des intrants d’information peu
coûteux, grâce aux progrès dans l’électronique et les télécommuni-
cations 312.”
L’instauration du nouveau paradigme technico-économique
basé sur les TIC marquerait le début d’un nouveau cycle long
d’une cinquantaine d’années, qui devrait succéder à celui qui a
commencé autour de 1945, pour connaître une phase de prospérité
jusqu’au milieu des années 1970 (les “trente glorieuses”), puis une
récession et une dépression jusqu’aux dernières années du ving-
tième siècle.
Si le paragraphe précédent est écrit au conditionnel, c’est
parce que la transition entre deux paradigmes technico-
économiques ne se réalise pas du seul fait de la disponibilité de
nouvelles technologies 313. La plupart des travaux dirigés par
Christopher Freeman et Luc Soete à Brighton (Science Policy
Research Unit) et à Maastricht (Maastricht Economic Research

311. Freeman C., Soete L. (1994), Work for all or Mass Unemployment ?
Computerised Technical Change into the 21st Century, Pinter Publishers, London,
p. 33.
312. Freeman C., cité par Castells M. (1998), La société en réseaux, Fayard,
Paris, p. 86.
313. Freeman C. (1995), Le nouveau contexte de l’innovation, dans la Revue
Science Technologie Industrie, n° 15, OCDE, Paris, pp. 53-84.
184 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Institute on Innovation and Technology) soulignent que la transi-


tion ne s’effectue que s’il y a une convergence optimale entre les
changements technologiques et le climat social et institutionnel.
“La prolongation des périodes de dépression est due à une discor-
dance entre, d’une part, le nouveau paradigme technico-
économique qui émerge, et dont les technologies peuvent être déjà
très avancées à la fin du paradigme antérieur, et d’autre part, le
contexte institutionnel. La diffusion généralisée du nouveau para-
digme, non seulement dans les secteurs porteurs de la reprise mais
aussi dans toutes les autres branches de l’économie, n’est possible
qu’après une période de transformation et d’adaptation des institu-
tions de la société en vue réaliser tout le potentiel des nouvelles
technologies 314.”
Un des reproches que l’on adresse souvent à cette approche de
type paradigmatique est que, tout en insistant sur la coévolution de
la technologie et de la société, elle repose sur une sorte de détermi-
nisme historique, lui-même fortement imprégné de technologie. La
dynamique de l’innovation joue en effet un rôle essentiel dans le
processus d’instauration d’un nouveau paradigme. Toutefois, les
dimensions sociales et institutionnelles de cette dynamique de
l’innovation sont mises au premier plan. “L’avenir pourrait voir
apparaître différents modèles de société de l’information, tout
comme nous avons aujourd’hui plusieurs modèles de sociétés
industrialisées. Ces modèles sont susceptibles de différer dans la
manière dont ils luttent contre l’exclusion sociale et créent de
nouvelles opportunités pour les groupes défavorisés. S’agissant de
la société de l’information européenne, nous aimerions insister
(…) sur l’importance de la dimension sociale, qui caractérise le
modèle européen. Ce modèle devra aussi s’imprégner d’une forte
éthique de solidarité – un but difficile à atteindre, étant donné que
les structures traditionnelles de l’État-providence devront subir des
transformations radicales 315.”
L’expression “société en réseau” est également utilisée pour
caractériser la société de l’information, notamment par Manuel
Castells dans le premier volume de sa trilogie intitulée L’ère de
l’information 316. Selon cet auteur, les TIC présentent des caracté-

314. Freeman C., Soete L. (1994), op. cit. p. 33.


315. Commission européenne (1997), Construire la société européenne de
l’information pour tous, Rapport du groupe d’experts sous la direction de L. Soete,
Bruxelles, p. 17.
316. Castells M. (1998), La société en réseaux, Fayard, Paris.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 185

ristiques spécifiques, qui les distinguent nettement des vagues


antérieures de changement technologique. L’information devient
véritablement une matière première, et plus seulement un facteur
de réduction des coûts de transaction et de coordina-
tion. L’omniprésence des TIC induit une transformation non seu-
lement de la sphère économique, mais aussi de toutes les autre
sphères d’activité humaine. La logique du réseau est la seule qui
soit adaptée à la complexité croissante des relations et des interac-
tions dans l’économie et, d’une manière plus générale, dans la
société. La flexibilité des procédés de production et des marchés
du travail est inhérente à l’adaptabilité et la malléabilité des TIC et
des formes d’organisation. Avec la convergence croissante des TIC
au sein d’un système fortement intégré, dans lequel les trajectoires
technologiques s’entremêlent, l’innovation ne peut plus se faire
que dans l’interdépendance.
Les thèses de Castells ne font cependant pas l’unanimité. Ni-
cholas Garnham, par exemple, critique sévèrement quelques-uns
des postulats avancés par Castells, notamment 317 :
– une certaine exagération de la nouveauté des réseaux en tant
que formes d’organisation et de pouvoir dans l’économie et
dans la société, ainsi que du caractère purement immatériel
des échanges gouvernés par ces réseaux ;
– une approche trop déterministe de la flexibilité des entreprises
réseaux et de la porosité de leurs frontières organisationnelles,
qui laisse peu de place aux rapports sociaux et aux relations de
pouvoir traditionnelles ;
– une insistance excessive sur le rôle moteur de la main-
d’œuvre informationnelle, c’est-à-dire les “travailleurs de la
connaissance”, qui se voient investis d’un pouvoir qui dépasse
largement les contraintes et les ambiguïtés liées à l’exercice
de leur profession et à leurs conditions réelles de travail ;
– une surestimation de la contribution des TIC à la croissance en
général et à l’amélioration de la productivité en particulier.
Ces critiques sont partiellement partagées par Jean Gadrey,
mais de manière moins radicale, car il reconnaît à Castells le mé-
rite d’avoir attiré l’attention sur les risques sociaux de la société en
réseau. “L’ambiguïté principale de l’œuvre de Castells – mais elle
reflète en partie l’ambivalence des nouvelles technologies – est
qu’on y trouve d’une part, un modèle d’économie informationnelle

317. Garnham N. (2000), La société de l’information en tant qu’idéologie :


une critique, dans Réseaux, Hermès, vol. 18, n° 101/2000, pp. 53-92.
186 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

qui apparaît en première lecture comme le seul possible, et d’autre


part, d’innombrables constats lucides et critiques sur les risques de
ce modèle. Cette apparente contradiction s’explique selon nous par
le fait que, chez cet auteur, le modèle technologique de la Silicon
Valley et d’internet est socialement neutre ou ouvert, et que tout
dépend de ses usages sociaux et des règles qui l’encadrent. C’est
peut-être vrai à certains égards, mais il est permis de douter de la
neutralité et de l’ouverture absolues d’outils qui, Castells le dé-
montre par ailleurs, ont imposé des standards ou protocoles, une
langue dominante, et qui sont investis par des entreprises visant
des positions de monopoles ou d’oligopoles mondiaux 318.”
Aujourd’hui, la notion de “société de la connaissance” reprend
et développe la thèse selon laquelle, dans une société imprégnée
par les TIC, la connaissance devient le facteur de production le
plus déterminant. Elle a acquis une certaine notoriété lors du som-
met européen de Lisbonne, en mars 2000, où elle s’est discrète-
ment substituée à la notion de “société de l’information”, par un
tour de passe-passe sémantique dont les institutions européennes
ont le secret. Information et connaissance ne sont pourtant pas
synonymes. Parler de société de la connaissance plutôt que de
société de l’information, c’est mettre l’accent sur de nouvelles
dimensions : le savoir, l’apprentissage, la culture, la construction
des connaissances à travers le travail 319. La notion de société de la
connaissance permet de mesurer le chemin parcouru depuis les
utopies technicistes des années 1970 et 1980. L’accent est mis
aujourd’hui sur la primauté des facteurs économiques, institution-
nels et sociaux dans le façonnage des trajectoires technologiques.

3. Échec et transformation d’un projet techniciste : l’exemple du


télétravail
Né au milieu des années 1980, avec la diffusion des premiers
ordinateurs personnels et les débuts de la télématique, le télétravail
a d’abord été un projet technologique, visant à développer des
dispositifs techniques de travail à distance, dont il convenait, dans
le meilleur des cas, d’évaluer les impacts attendus sur l’économie

318. Gadrey J. (2000), Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Flammarion


Essais, Paris, p. 77.
319. Valenduc G. (2004), Capital humain et capital social au cœur des pa-
radoxes de la société de la connaissance, dans Transnational associations /
Associations transnationales, 2004/1, Union des associations internationales,
Bruxelles, mars 2004.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 187

et la société. Malgré plusieurs reformulations successives, ce projet


technologique a globalement échoué. Aujourd’hui, le télétravail tel
qu’il était rêvé dans les années 1980 n’a qu’une importance très
marginale, aussi bien sur le plan de l’activité économique que du
marché du travail. Ce sont d’autres formes de télétravail qui se sont
répandues 320. Elles ne sont pas poussées par la technologie, mais
bien par les stratégies des entreprises en matière de flexibilité du
travail et par le besoin des salariés de trouver des compromis sans
cesse aménageables entre, d’une part, leurs contraintes ou leurs
aspirations professionnelles, et d’autre part, leur qualité de vie dans
la sphère familiale et domestique. Les formes actuelles de télétra-
vail ne sont pas déterminées par les TIC, mais par des impératifs,
des souhaits et des compromis en matière de gestion du temps et de
la distance.
a) La trajectoire du télétravail
“Le télétravail est une forme de travail à distance qui se défi-
nit à partir de trois caractéristiques : une modification spatiale de
l’organisation du travail, une utilisation conjointe de l’informatique
et des technologies de communication (la télématique), un contenu
du travail consistant en tâches de traitement et d’échange
d’informations 321.” “Une large définition du e-travail inclut tout
travail de traitement de l’information réalisé à distance des établis-
sements, en utilisant un lien de télécommunication, indépendam-
ment du fait que ce travail soit effectué par des salariés ou réalisé
en sous-traitance 322.” Treize ans séparent ces deux définitions du
télétravail, mais il n’est pas certain que la seconde soit plus claire
que la première. Aujourd’hui encore, les TIC sont sous-jacentes à
toute définition du télétravail. Selon la Commission européenne,
“l’élément commun à tous les aspects du télétravail est l’utilisation

320. Voir notamment : Valenduc G., Vendramin P. (2001), Telework : from


distance working to new forms of flexible work organisation, in Transfer – Euro-
pean Review of Labour and Research, vol. 7 n° 2, Brussels, July 2001, pp. 244-
257. Vendramin P., Valenduc G., Les métamorphoses du télétravail, dans La
Lettre EMERIT n° 27, janvier 2001. Succès et infortunes du télétravail, dans La
Lettre EMERIT n° 37, décembre 2003. Taskin L., Vendramin P. (2004), Le
télétravail, une vague silencieuse, Chaire ING en e-management, Presses Universi-
taires de Louvain.
321. Vendramin P., Valenduc G. (1989), Le télétravail, quels enjeux pour les
relations sociales ?, Cahiers de la FTU n° 5, Bruxelles, p. 8.
322. Bates P., Huws U. (2002), Modelling e-work in Europe – Estimates,
models and forecasts from the EMERGENCE project, IST Report, Institute for
Employment Studies, Brighton.
188 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

de l’informatique et des télécommunications pour changer la géo-


graphie actuelle du travail 323.”
Dans les années 1980, le télétravail fait son apparition parmi
diverses options visant à accélérer la diffusion des TIC dans
l’économie et dans la société. Le développement de la télématique,
c’est-à-dire du mariage des télécommunications et de
l’informatique, est présenté comme un enjeu stratégique à la fois
pour les entreprises et les politiques publiques. C’est aussi à cette
époque que les premiers ordinateurs personnels sont mis sur le
marché et que s’ébauche la perspective d’une “informatique de
masse”. La promotion du télétravail vise à apporter des réponses
techniques à plusieurs préoccupations politiques, qui s’entremêlent
souvent dans les premières expériences de terrain : l’aménagement
du territoire, la substitution des télécommunications aux transports,
l’aide aux personnes à mobilité réduite, la création de nouvelles
formes d’emploi – autant de nouveaux marchés potentiels pour les
TIC.
Au cours des vingt dernières années, l’évolution des discours
sur le télétravail a été rythmée par les phases d’accélération ou de
ralentissement du progrès technique dans le domaine des TIC. Le
télétravail a connu une première embellie, assez brève, au début
des années 1980. Les technologies qui se diffusaient à cette époque
étaient les premiers ordinateurs personnels, les réseaux à valeur
ajoutée, la commutation par paquets, le vidéotex (minitel et autres),
le fax. Elles ont servi de support aux premières expériences de
télétravail, à domicile ou dans des télécentres, essentiellement pour
des tâches d’exécution.
L’intérêt pour le télétravail a ensuite connu une phase de tas-
sement, jusqu’au début des années 1990. À ce moment, le télétra-
vail commence à changer de nature. Les progiciels bureautiques
permettent aux cadres et aux employés qualifiés de se lancer dans
le travail à distance. Le RNIS (réseau numérique à intégration de
services) laisse entrevoir la possibilité de télécommunications à
débit élevé. La flexibilité du temps de travail se développe dans le
secteur des services. Le télétravail suscite un regain d’intérêt, qui
ne se traduit toutefois pas immédiatement en termes d’expansion.
Il faut attendre le milieu des années 1990 pour voir se développer
un nouvel environnement technologique plus favorable au télétra-
vail : l’irruption d’internet dans la sphère économique et commer-

323. Commission européenne (2002), e-Work 2002 : les nouvelles méthodes


de travail dans la société de l’information, Rapport IST, juillet 2002, p. 255.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 189

ciale, en même temps que l’expansion des télécommunications


mobiles, l’émergence des logiciels de groupware et de workflow,
le développement de la téléphonie intégrée sur ordinateur (dévia-
teurs, serveurs vocaux, systèmes de centres d’appel). Cette conver-
gence technologique crée les conditions d’un réel essor du télétra-
vail, mais dans des proportions qui restent assez modestes par
rapport aux espérances initialement affichées par ses promoteurs
industriels ou politiques.
Un tel récit laisse une nette impression de déterminisme tech-
nologique, car le développement du télétravail semble calqué sur
l’offre des TIC. C’est oublier qu’il ne s’agit pas d’une histoire à
succès pour les TIC, mais d’une longue liste d’échecs. De plus,
derrière les stratégies d’offre des TIC, il y a des acteurs : non
seulement des entreprises d’informatique et de télécommunica-
tions, mais aussi des autorités politiques, notamment la Commis-
sion européenne. Celle-ci a toujours joué un rôle très actif dans la
promotion du télétravail 324. Malgré le bilan plutôt mitigé des
années quatre-vingt, caractérisées par une expansion très limitée du
télétravail, c’est elle qui a ressuscité le moribond. Elle l’a d’abord
maintenu sous perfusion en consacrant des moyens importants à la
stimulation de projets pilotes. Elle lui a ensuite administré un
fameux remontant, quand elle en a fait une des priorités du “Rap-
port Bangemann” sur la société de l’information, en 1994. Enfin, la
même année, elle s’est occupée de la réinsertion sociale du malade,
qui est apparu en bonne santé parmi les lignes d’action du “Livre
blanc” de Jacques Delors sur la croissance, la compétitivité et
l’emploi.
En 2000, le Conseil européen s’engage, dans le cadre du Plan
d’Action e-Europe 2002 325, à promouvoir des mesures favorables
au télétravail dans les États membres. Le vocabulaire change
également : la Commission européenne remplace le télétravail par
l’e-travail (eWork), à partir de 2001. Ce barbarisme dénote un
véritable changement de perspective. On passe d’une politique de
promotion de la technologie à une interrogation sur les nouvelles
formes de travail et d’organisation. Une telle perspective est une
sorte de révolution copernicienne dans l’approche du télétravail.
Celle-ci a longtemps été caractérisée par le fait d’aborder la ques-

324. Valenduc G., Vendramin P. (1997), Le travail à distance dans la société


de l’information, éditions EVO, Bruxelles, pp. 69-72 et 120-122.
325. Commission européenne (2000), Plan d’action e-Europe 2002
(www.europa.eu.int/eeurope).
190 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tion par la technologie, c’est-à-dire de rechercher les problèmes


auxquels une donne technologique pouvait apporter des réponses.
“Or, c’est en questionnant les changements dans le travail que la
donne technologique devient pertinente et avec elle la question du
télétravail. Ce sont autant les contraintes et les opportunités liées à
l’organisation du travail qu’une offre technologique améliorée qui
accompagnent finalement l’expansion et la diversification du
télétravail 326.”
L’organisation flexible est le véritable terreau du télétravail.
Ce dernier s’est mis en place à plus grande échelle dans des entre-
prises et pour des salariés occupés dans des activités information-
nelles et dans des organisations flexibles, réclamant beaucoup de
réactivité et de disponibilité mais accordant aussi une large auto-
nomie dans la gestion du travail. Dans les entreprises où il est le
plus fréquent, il n’a pas fallu convaincre les dirigeants, ni les
employés, la pratique du télétravail s’est imposée comme un mode
de fonctionnement apportant une flexibilité réciproque. Il se carac-
térise surtout par son caractère informel, au jour le jour, en fonc-
tion des besoins. Finalement, dans de nombreuses activités infor-
mationnelles, le télétravail est devenu au travailleur ce que la prose
est à Monsieur Jourdain : il en fait sans le savoir.
b) Le rôle de la technologie dans l’évolution du télétravail
Que nous apprend la saga du télétravail sur les relations entre
technologie et société ? Le télétravail est né dans un contexte
imprégné de déterminisme technologique. Cette imprégnation
prend deux formes : techniciste et économique. L’aspect techni-
ciste peut se résumer ainsi : les TIC ouvrent des perspectives pour
le développement du travail à domicile et du travail à distance, il
faut les exploiter, sous peine de sous-utiliser le potentiel des inno-
vations et de freiner le progrès. Quant à l’aspect économique, il se
caractérise par une stratégie de l’offre : les technologies de travail
à distance sont disponibles, il faut leur créer un marché. Ces deux
formes de déterminisme ont été présentes à tous les stades de
l’évolution des TIC au cours des vingt dernières années, depuis la
télématique jusqu’à internet. Elles ont été déclinées de nombreuses
façons. Face à la rareté des réalisations concrètes au début des
années 1990, les promoteurs du télétravail à domicile et des télé-
centres ont tenté d’expliquer le marasme du télétravail par une

326. Vendramin P. (2004), La dilution du télétravail dans les nouvelles for-


mes d’organisation du travail, dans Taskin L., Vendramin P. (2004), op.cit.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 191

disponibilité insuffisante de technologies performantes. Face aux


difficultés juridiques ou institutionnelles, ils ont plaidé en faveur
de la libéralisation des télécommunications, afin de libérer le
potentiel technologique de ses entraves politiques. Face aux hésita-
tions des employeurs et des travailleurs, ils ont argumenté que la
nouvelle génération de technologies ne pouvait pas s’accommoder
de rapports sociaux considérés comme ancestraux. Dans les confé-
rences internationales sur le télétravail, il est fréquent de voir
présenter des projets technologiques très sophistiqués, qui sont en
décalage total avec la réalité des usages du télétravail révélés par
les enquêtes et les études de terrain.
On a vu que cette conception déterministe du développement
du télétravail a conduit à l’échec. Si le télétravail est aujourd’hui
en expansion, ce n’est pas conformément au modèle des promo-
teurs des TIC. Le terreau du télétravail, c’est l’organisation flexi-
ble. Les ressources des TIC sont utilisées pour atteindre des objec-
tifs à caractère économique et social : pour les entreprises, une
main-d’œuvre plus flexible, une meilleure réactivité, une utilisa-
tion ciblée des compétences, une organisation qui s’adapte au
travail par objectifs ou par projets, une autonomie contrôlée pour
les cadres et les professionnels qualifiés ; pour les télétravailleurs,
fussent-ils occasionnels, des compromis entre la pression du travail
et la vie privée, des arrangements avec le temps, une autonomie
conquise. Avec internet, les télécommunications mobiles,
l’informatique portable et les logiciels de gestion des flux de tâ-
ches, la malléabilité de la technologie favorise la diversité des
scénarios de télétravail.
Aujourd’hui, la diffusion de pratiques de télétravail très diver-
sifiées interpelle à son tour les concepteurs des technologies. Des
questions technologiques nouvelles émergent dans trois domaines :
l’accès aux télécommunications à haut débit, la sécurité des appli-
cations et des communications, la mobilité et la portabilité des
matériels et des logiciels. Dans ces domaines, des avancées techno-
logiques considérables ont été effectuées au cours des dernières
années. Le problème ne se situe pas dans un déficit d’innovations,
mais dans le fait que les solutions soient tantôt mal adaptées aux
problèmes, tantôt freinées dans leur accessibilité ou leur diffusion.
Les télécommunications rapides existent, le problème est d’y
accéder partout. Il est techniquement possible de sécuriser les
applications informatiques utilisées à distance et les transactions
via les réseaux, mais les procédures sont encore très complexes, les
utilisateurs mal informés et formés, les risques mal connus et mal
192 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

gérés. La sécurité est davantage conçue comme un marché promet-


teur que comme une composante générique des nouveaux systèmes
d’information et de communication. L’internet mobile existe, mais
certains acteurs économiques préfèrent la fuite en avant technolo-
gique à une large diffusion de systèmes facilement accessibles.
c) Le télétravail, un choix technologique ou une construction
sociale ?
Peut-on parler de choix technologiques et de maîtrise de la
technologie à propos du télétravail ? Les scénarios de développe-
ment du télétravail dépendent très peu des options technologiques.
En d’autres termes, la panoplie des TIC au service du télétravail est
devenue très versatile, au point de pouvoir servir de support à des
scénarios très diversifiés.
Existe-t-il un “design organisationnel implicite” du télétra-
vail ? En première analyse, on est tenté de répondre par la néga-
tive, puisque le télétravail donne lieu à une grande variété de
configurations organisationnelles. En approfondissant la question,
la réponse devient plus nuancée. Si les configurations organisa-
tionnelles sont variées, elles présentent toutefois des traits com-
muns : elles favorisent le travail par projet, l’autonomie contrôlée,
l’ubiquité du travail, le temps de travail flexible. Le télétravail
pourrait ainsi être porteur d’un design organisationnel très impli-
cite, qui n’est pas tant porté par la technologie que par la conver-
gence de ses usages.
Le télétravail est-il une construction sociale ? Les théories so-
cioconstructivistes permettent de jeter un certain éclairage sur le
développement du télétravail et des téléactivités, comme le suggère
Dominique Vinck 327.
– L’approche ethnographique du monde social des techniques
(page 64) permet de repérer les savoirs tacites et les compé-
tences opératoires de chacun, par rapport aux outils, par rap-
port à ses interlocuteurs et aussi dans l’organisation de son
temps. L’analyse produit un compte rendu circonstancié du
déroulement de l’action et des pratiques concrètes des indivi-
dus, mais ne répond pas aux questions plus générales de struc-
turation des usages du télétravail ni d’inventaire de ses effets
sociaux.

327. Vinck D. (1999), Les paradigmes de la sociologie des techniques dans


l’analyse des téléactivités, dans Fusulier B. et Lannoy P. (eds.), Les techniques de
la distance, L’Harmattan, Paris, pp. 213-243.
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 193

– L’application du modèle SCOT (page 59) au télétravail com-


mence par le repérage des groupe sociaux pertinents : em-
ployeurs et fédérations patronales, syndicats, constructeurs in-
formatiques et prestataires de services, législateurs, collectivi-
tés locales, femmes, couples bi-actifs, groupes professionnels
particuliers, lobbies divers. Chaque groupe social pertinent est
défini à partir des représentations qu’il se fait du problème du
télétravail et des solutions qu’il envisage, ainsi qu’à travers le
cadre technologique de référence à l’intérieur duquel il pense
les problèmes et les solutions. La variété des cadres de réfé-
rence illustre la “flexibilité interprétative” du télétravail. À
partir de là, chaque groupe s’engage dans des négociations ou
des combats avec les autres groupes, afin d’attirer ceux-ci
dans son cadre de référence. La flexibilité interprétative se ré-
duit progressivement, le contenu de la technologie et de ses
usages prend forme. Cette perspective d’application du mo-
dèle SCOT paraît assez séduisante, mais on peut difficilement
considérer qu’en matière de télétravail, la flexibilité
interprétative se soit réellement réduite.
– La théorie de l’acteur réseau (page 53) s’intéressera non pas
au télétravail en général, mais à l’analyse d’un projet particu-
lier de télétravail. Elle va étudier les déplacements d’acteurs et
d’objets provoqués par certains innovateurs. Seule une obser-
vation de terrain, en suivant les agissements quotidiens des ac-
teurs, peut les voir développer des conceptions et des inten-
tions portant sur la nature d’autres acteurs à mobiliser et sur
les rôles qu’ils devraient tenir. L’observation examine aussi
les dispositifs d’enrôlement et d’intéressement des acteurs
dans le projet. La dynamique d’un projet de télétravail est un
processus de mobilisation et d’articulation progressive
d’acteurs et d’objets
S’il est plausible que le télétravail soit une construction so-
ciale, qui sont les architectes et les bâtisseurs ? Les études socio-
constructivistes envisagées par Vinck ne répondent pas directe-
ment à cette question, elles se limitent à des explorations du chan-
tier. Finalement, vingt ans d’histoire du télétravail ont montré que
celui-ci n’est pas à proprement parler une technologie, mais bien
une forme d’organisation du travail basée sur des dispositifs tech-
nologiques construits sur les TIC. Il s’agit d’un exemple de coévo-
lution de la technologie et de la société, mais dans lequel la techno-
logie joue un rôle mineur et les transformations du travail un rôle
majeur.
194 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

IV. Les TIC et les mutations du travail


Dans un ouvrage récent 328, nous avons élaboré une typologie
des différents rôles joués par les TIC dans le changement organisa-
tionnel et dans les situations de travail. Le besoin d’une typologie
des rôles des TIC provient de la nécessiter d’aller au-delà du cons-
tat que les TIC ne sont ni déterministes, ni neutres, ni malléables à
l’infini. Les TIC ne sont pas de simples instruments parmi d’autres,
ce sont des instruments stratégiques, à travers lesquels s’expriment
des objectifs et des intérêts, tantôt contradictoires et tantôt conver-
gents. Cinq rôles des TIC sont précisés : facilitateur, support,
incitant, traducteur ou prétexte.
Le cas sans doute le plus répandu est celui où la technologie
joue un rôle de facilitateur des changements. Les TIC permettent
en effet une meilleure efficience dans la gestion de la production et
dans la gestion des ressources humaines. Dans cette optique, les
TIC offrent une panoplie d’outils, modulables et adaptables à
souhait. C’est ce qui se passe, par exemple, quand les TIC sont
utilisées pour faciliter la gestion de multiples formes de travail
flexible, comme dans le commerce de grande distribution, ou pour
rendre possible une réorganisation des services centrées sur la
clientèle. C’est dans ce rôle de facilitateur que les TIC présentent
le visage le moins déterministe, car elles sont utilisées à la carte, en
fonction des stratégies des différents acteurs du changement
qu’elles sont appelées à soutenir et renforcer.
Le rôle de facilitateur a été fréquemment rencontré dans ce
chapitre. L’exemple le plus clair est celui de l’intensification du
travail. Les TIC fournissent un véritable arsenal d’outils et de
méthodes pour accélérer les rythmes de travail, réduire la porosité
du temps, scander les flux, tout cela dans des configurations très
variables, au gré de stratégies managériales. Toutefois, les TIC
peuvent aussi contribuer à des perspectives positives de concilia-
tion des temps de travail et des temps sociaux, toujours au gré des
stratégies managériales. En revanche, dans le cas des ERP, le
terme facilitateur semble peu approprié, pour deux raisons.
D’abord parce qu’il s’agit d’une technologie assez rigide, qui
impose des contraintes aux organisations avant que celles-ci
n’acquièrent la capacité de moduler ces contraintes et d’exploiter
les possibilités offertes par le paramétrage du système. Ensuite

328. Vendramin P., Valenduc G. (2002), op. cit., pp. 41-43.


Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 195

parce que les ERP sont souvent perçus comme un problème plutôt
que comme une solution.
Dans le cas du télétravail, l’appréciation est plus nuancée. Les
TIC jouent incontestablement un rôle de facilitateur dans les nou-
velles formes de télétravail, reposant sur des combinaisons diversi-
fiées d’arrangements flexibles du temps de travail. Cependant, les
TIC n’ont pas toujours joué ce rôle de facilitateur pour le télétra-
vail. La conception techniciste du télétravail, qui a prévalu jus-
qu’au début des années 1990, met plutôt l’accent sur un autre rôle
de la technologie, celui d’infrastructure de base, indispensable au
développement du travail à distance. Ce rôle d’infrastructure de
support concerne non seulement les TIC proprement dites, mais
aussi leur environnement matériel (télécentres, bureaux satellites,
bureaux à domicile) et leur fonction de développement local. Or,
cette conception techniciste a débouché sur un échec. Donc, dans
le cas du télétravail, les TIC se sont avérées efficientes dans un
rôle de facilitateur, mais inefficientes dans des politiques
d’infrastructure technique.
Cet exemple permet de passer au deuxième rôle que la techno-
logie peut jouer, quand elle fournit une infrastructure commune de
support indispensable au changement organisationnel. C’est le cas
du développement des services financiers. Les TIC ne sont pas
seulement un facilitateur des restructurations de la banque et de
l’assurance, elles constituent aussi l’infrastructure de base des
nouveaux services : monnaie électronique, guichets automatiques,
banque et assurance en ligne, centres d’appel, etc. La médiation
des TIC est omniprésente dans la prestation des services et la
réalisation des activités. Dans certains secteurs, comme les services
informatiques et la conception de sites internet, les TIC ne fournis-
sement pas seulement une infrastructure de soutien au changement,
elles constituent la nature même de l’activité. Dans de tels contex-
tes, l’activité économique, le travail et la technologie évoluent
ensemble et se façonnent mutuellement.
D’autres exemples du rôle des TIC comme infrastructure de
base ont été observés. Dans le domaine de l’intensification du
travail, les TIC constituent un support technique incontournable
pour la mise en œuvre de certaines applications spécifiques : le
contrôle détaillé et l’étalonnage des performances, les logiciels de
gestion des besoins et des disponibilités de main-d’œuvre flexible,
ou encore la planification des flux de tâches et leur ajustement en
temps réel. Les TIC fournissent également un support technique
essentiel aux diverses formes de “télémédiation” dans la relation
196 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

de service, que ce soit dans les centres d’appel ou les guichets


informatisés en réseau. Quant aux ERP, certaines de leurs applica-
tions, notamment dans le domaine de la logistique et du commerce
électronique, relèvent également du rôle de support technique
indispensable aux changements organisationnels.
La technologie peut encore jouer un rôle plus dynamique,
quand elle sert d’incitant à l’innovation. Par exemple, le livre
numérique, la presse en ligne, l’édition multimédia sont des oppor-
tunités d’innovation que des entreprises de presse et d’édition ont
pu saisir en profitant du développement d’internet et en s’emparant
de certaines de ses potentialités – mais les mêmes entreprises
peuvent aussi utiliser les TIC comme facilitateur de restructura-
tions. Le gouvernement en ligne (e-government) est une innovation
de services, alors que les TIC peuvent aussi soutenir des stratégies
traditionnelles de rationalisation de l’administration. D’une ma-
nière générale, le caractère ouvert des TIC est un incitant à
l’innovation de produits, alors que nombreux auteurs déplorent que
les TIC aient été jusqu’ici essentiellement utilisées comme facilita-
teur d’innovations de procédés, avec les conséquences négatives
que celles-ci entraînent souvent en termes de pertes d’emplois. On
retrouve ici non seulement la versatilité et la malléabilité des TIC,
mais aussi leur caractère foncièrement innovateur et créatif, trop
souvent négligé quand le seul rôle de facilitateur des changements
leur est assigné.
En raison de sa nature systémique, la technologie peut aussi
jouer un rôle de traducteur, c’est-à-dire matérialiser une stratégie
de réorganisation abstraite. Les progiciels de gestion intégrés
peuvent jouer ce rôle. La matérialisation, dans un logiciel paramé-
trable, de principes abstraits de réorganisation des tâches et des
flux, est la principale raison d’être des ERP. Dans ce cas de figure,
la technologie “incarne” une stratégie, souvent trop complexe pour
être perçue comme telle. Elle sera perçue comme déterministe,
alors qu’elle n’est que la traduction d’une stratégie déterminée.
C’est d’ailleurs ce qui explique que les réactions des utilisateurs ou
des travailleurs peuvent se focaliser sur la technologie, faute
d’avoir toutes les clés pour percevoir les enjeux sous-jacents.
D’autres exemples peuvent être relevés dans le domaine de
l’intensification du travail, où les TIC matérialisent tantôt
l’exercice du contrôle sur le travail, tantôt les signes extérieurs et
les dispositifs nécessaires à une plus grande autonomie individuelle
– contrôle et autonomie ne s’excluant pas l’un l’autre. Dans certai-
nes entreprises, le télétravail est un moyen de traduire des straté-
Chapitre 4 – L’ambivalence des TIC 197

gies de flexibilité, de mobilité ou de réaménagement du temps de


travail.
Enfin, combien de fois la technologie ne joue-t-elle pas sim-
plement un rôle de prétexte, quand elle est accusée d’être la cause
de changements organisationnels ratés, de procédures inefficaces
ou de dysfonctionnements mal gérés ? Les TIC ont souvent servi
de cache-misère à des dirigeants d’entreprises incapables
d’envisager et de gérer une réorganisation en profondeur, qui se
retranchent alors derrière une informatisation autoritaire.
Il faut encore préciser qu’une technologie donnée n’est pas
contrainte à un rôle particulier, elle peut en jouer plusieurs, selon
les fonctions qui lui assignent les acteurs de son développement et
de sa mise en œuvre.
Tableau 6
Rôles des TIC dans le changement organisationnel et les mutations du
travail : conclusions

Rôle Caractéristiques Positionnement par rapport


au déterminisme, au
constructivisme et à la
coévolution
Facilitateur Panoplie d’instruments Peu de déterminisme,
pour la flexibilité et le importantes marges de
changement organisation- manœuvre.
nel, adaptables et modula-
bles à souhait.
Infrastructure de Support technique indis- Structuration des tendan-
base pensable au changement ces, balisage des choix
organisationnel et à la possibles, création
production de biens et de d’irréversibilités.
services.
Incitant à Composante nouvelle et Sélection des scénarios
l’innovation de indispensable pour de envisageables, impulsion
produit nouveaux services ou de aux transformations
nouveaux produits. radicales.
Traducteur Matérialisation d’une Apparence déterministe
stratégie de réorganisation pour traduire des stratégies
abstraite ou complexe. managériales.
Prétexte Dissimulation de change- Faux déterminisme, qui
ments ratés ou de dysfonc- entraîne le fatalisme.
tionnements.
198 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

L’utilité de cette typologie des rôles des TIC dans le change-


ment organisationnel est de monter la diversité des stratégies et des
marges de manœuvre des acteurs. Dans un rôle de facilitateur, la
technologie laisse des marges de manœuvre, elle est peu détermi-
niste, le champ est libre à diverses modalités de construction so-
ciale des applications et des usages, pour peu que des acteurs s’en
emparent. Dans un rôle d’infrastructure de base, la technologie
impose davantage de contraintes, elle détermine des marges et
donne une orientation générale aux changements possibles, dont
elle borne le spectre. Dans un rôle d’incitant à l’innovation de
produit, la technologie induit un effet de sélection sur les scénarios
envisageables, elle favorise les transformations radicales. Dans un
rôle de traducteur, la technologie prend une apparence déterministe
parce qu’elle est elle-même déterminée par les acteurs dont elle
matérialise les intentions. Dans un rôle de prétexte, le détermi-
nisme se mue en fatalisme, erronément.
Chapitre 5

Pour une approche éclectique et


pragmatique de la coévolution de la
technologie et de la société

Peu de livres ou d’articles de référence envisagent le dévelop-


pement des technologies de l’information et de la communication
dans le cadre plus large du débat théorique “science, technologie et
société”. Le déterminisme technologique et le constructivisme
social ont certes fait couler beaucoup d’encre, mais la page relative
aux TIC n’en est encore qu’à l’état de brouillon 329. L’objectif de
ce livre n’est pas d’alimenter le débat avec une nouvelle théorie,
mais de proposer une approche intégrée de la coévolution de la
technologie et de la société, de manière à en retirer les analyses les
plus pertinentes pour les TIC.
Ce dernier chapitre précise notre conception des modalités de
coévolution de la technologie et de la société. Cette conception
peut être caractérisée par deux adjectifs : éclectique et pragmati-
que. Éclectique, parce qu’elle repose sur des emprunts effectués
non seulement aux thèses coévolutionnistes, mais aussi à l’héritage
du déterminisme technologique et au bilan du constructivisme
social. Pragmatique, parce qu’elle vise à adapter les méthodes et
concepts sélectionnés en fonction des problèmes à résoudre.

I. Le besoin d’un renouveau de l’approche


coévolutionniste
Les points de vue du déterminisme technologique et du cons-
tructivisme social ne permettent de voir, chacun, qu’une facette des
relations entre technologie et société. Le déterminisme et le cons-
tructivisme ne constituent pas à proprement parler un dilemme, au
sens d’un choix entre deux alternatives. Nous préférons la méta-
phore du spectre, c’est-à-dire une distribution de théories et
d’analyses dans un domaine continu, borné d’un côté par le déter-

329. En langue française, la contribution la plus proche des objectifs de ce li-


vre est celle de Patrice Flichy (1995), L’innovation technologique – Récents
développements en sciences sociales, op. cit.
200 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

minisme technologique brut et de l’autre par le socioconstructi-


visme radical.
Les diverses approches de la coévolution occupent la plage
centrale de ce spectre. Elles reconnaissent à la fois que la techno-
logie exerce un effet structurant sur son environnement sociétal et
qu’elle est façonnée par des acteurs sociaux ou des mécanismes
sociaux, selon des proportions variables. Cette influence récipro-
que est un processus dynamique, dans lequel l’équilibre des com-
posantes déterministes et constructivistes évolue avec le cycle de
vie d’une technologie, avec son degré de diffusion dans la société,
en fonction de facteurs contextuels de nature culturelle, géopoliti-
que ou autre.
Peut-on toutefois placer sur le même pied les trois courants
théoriques exposés et commentés dans les premiers chapitres –
déterminisme, constructivisme et coévolution – et les renvoyer dos
à dos ?
La lecture des trois premiers chapitres du livre peut laisser, à
juste titre, des impressions très différentes, au point de susciter une
certaine perplexité. Le fil conducteur du chapitre consacré à la
réévaluation de l’héritage du déterminisme technologique est facile
à déceler : il part du déterminisme brut pour décrire ensuite
l’évolution du déterminisme maîtrisable vers l’évaluation des
choix technologiques, c’est-à-dire vers des positions qui reconnais-
sent les influences mutuelles de la technologie et de la société. Le
regard balaie ainsi le spectre des analyses des relations entre tech-
nologie et société à partir d’une de ses extrémités et s’arrête au
milieu du spectre – là où le livre cherche à le conduire.
Par contre, le chapitre consacré aux atouts et faiblesses du
constructivisme social laisse le regard braqué sur l’autre extrémité
du spectre. Les diverses écoles socioconstructivistes cultivent à
dessein leur identité et leur spécificité. Tout éloignement de
l’extrémité du spectre revient à prendre ses distances avec le cons-
tructivisme. Pour ses partisans, le constructivisme est à prendre ou
à laisser. Nous refusons ce dilemme. Nous prenons l’initiative de
sélectionner quelques-uns des concepts élaborés par les constructi-
vistes et de les amener, eux aussi, vers le milieu du spectre.
Le chapitre consacré aux perspectives ouvertes par la coévolu-
tion a pour objectif de donner une image plus colorée de cette
plage centrale du spectre. Le résultat est sans doute moins enthou-
siasmant qu’on ne l’espérait. Certes, toutes les analyses présentées
dans ce chapitre ont leur intérêt, elles sont complémentaires et
apportent de nouvelles touches au tableau. Cette convergence
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 201

souligne le bien-fondé de l’approche coévolutionniste. Toutefois,


si on ne rentre pas dans le détail de chacune des théories ou analy-
ses et si on se contente d’une vue d’ensemble, des redondances
apparaissent. Les distinctions peuvent sembler ténues entre la
“construction sociale des usages” et le “façonnage social de la
technologie”, entre social shaping of ICT et social informatics,
entre le design organisationnel implicite de la technologie et cer-
tains éléments du modèle de structuration de la technologie. Le
message de la coévolution est explicite et cohérent, mais comment
se fait-il qu’il soit décliné en autant de courants théoriques, si
proches les uns des autres ?
Nous avons des éléments de réponse à cette question. Tout
d’abord, même si les différents courants théoriques arrivent à des
conclusions semblables, ils ne partent pas des mêmes champs
d’investigation. Ceux-ci présentent une grande diversité : les situa-
tions de travail, les organisations, les comportements des utilisa-
teurs, les dynamiques sectorielles, les interventions des concep-
teurs, les politiques d’innovation. Si les résultats des analyses sont
convergents, la diversité des méthodes et des trajectoires qui y
conduisent est importante. Le chapitre IV illustre cette diversité
dans le cas des technologies de l’information et de la communica-
tion.
Ensuite, la multiplication des courants théoriques est liée à la
pluralité des contextes institutionnels dans lesquels se déroulent les
recherches sur la coévolution de la technologie et de la société : on
y trouve à la fois des recherches académiques, des projets insérés
dans des programmes européens ou internationaux, des études
demandées par des commanditaires publics ou privés, des cadres
théoriques élaborés pour légitimer des interventions sur le terrain.
Chaque contexte institutionnel génère des besoins spécifiques de
justification théorique. Par exemple, les deux cas de “concepts
fédérateurs” (social shaping of technology et social informatics)
sont typiquement des constructions théoriques qui poursuivent un
objectif plus institutionnel qu’académique. C’est chose courante
dans le “mode 2” de production des connaissances et des innova-
tions…
Enfin, quels que soient les propos que l’on puisse tenir sur la
mondialisation des connaissances à l’heure d’internet, tous les
courants théoriques exposés dans les trois premiers chapitres sont
fortement marqués par le contexte culturel national dans lequel ils
sont nés. Il y a peu de références croisées entre ces courants – et
encore moins de fertilisation croisée.
202 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Deux leçons peuvent être tirées de cette évaluation des théo-


ries déterministes, constructivistes et coévolutionnistes.
– Une approche éclectique se justifie pleinement. Plutôt que
d’élaborer une nouvelle théorie de la coévolution, il est plus
pertinent de sélectionner les meilleurs concepts parmi les
théories existantes, de travailler à leur convergence et leur co-
hérence, de les conforter en les mettant à l’épreuve des faits.
– Il est utile de replacer chacun des courants théoriques dans le
contexte où il s’est forgé et dans le champ d’investigation où
il a fait ses preuves. Ceci permet de distinguer les apports spé-
cifiques de chaque courant d’analyse (méthodologie, niveau
d’application, objets d’étude, succès et limites), sans négliger
pour autant leur contribution à la problématique générale de la
relation coévolutionniste entre technologie et société. C’est le
point d’appui de notre démarche pragmatique : adapter les
grilles d’analyse et les outils méthodologiques aux problèmes
à résoudre.

II. Une conception éclectique


L’éclectisme est une méthode philosophique qui recommande
d’emprunter à différents systèmes de pensée les meilleures de leurs
thèses, à condition qu’elles soient conciliables, plutôt que d’édifier
un système nouveau. C’est ce que nous proposons, sur la base des
trois premiers chapitres.
– De la réévaluation de l’héritage du déterminisme technologi-
que, nous retenons notamment la notion de système technicien
et la notion de choix technologique, dont il conviendra
d’examiner dans quelle mesure elles sont toujours d’actualité
pour les TIC.
– Du bilan des atouts et faiblesses du constructivisme social,
nous retenons trois problèmes à élucider : le rôle et le statut
des controverses ; la pertinence des concepts du modèle de
construction sociale de la technologie (SCOT) dans le do-
maine des TIC ; l’intérêt des approches ethnographiques.
– De l’inventaire des théories et analyses qui prônent la coévo-
lution de la technologie et de la société, nous retiendrons éga-
lement quelques notions clés : le rôle des TIC dans
l’émergence du paradigme organisationnel en sociologie du
travail ; le concept de “design organisationnel implicite” porté
par les TIC ; l’influence de la construction sociale des usages
sur la dynamique de l’innovation ; le caractère intentionnel ou
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 203

contextuel du processus de façonnage social des TIC ; les ap-


ports de la théorie de la structuration.
Cette sélection éclectique de notions empruntées au détermi-
nisme, au constructivisme et à la coévolution constitue la trame de
notre propre approche de la coévolution.
Tableau 7
Sélection d’éléments théoriques empruntés aux trois premiers chapitres

Dans l’héritage du déterminisme technologique


La pertinence de la notion de La notion de système technicien, héritée
système technicien notamment d’Ellul, est-elle adéquate pour
décrire les innovations actuelles dans le
domaine des TIC ? La nature systémique de
l’informatique est-elle toujours structurante
par rapport aux effets attendus ou observés
dans la société, ou la malléabilité a-t-elle
aujourd’hui pris le pas sur la rigidité ?
La mise en évidence de Peut-on toujours identifier des choix techno-
moments ou de processus de logiques, à des moments décisifs dans le
choix technologiques développement d’une technologie ? La
séquence “options technologiques – débat –
choix politique ou stratégique – aménage-
ment et contrôle des conséquences” caracté-
rise-t-elle encore les TIC aujourd’hui, ou
relève-t-elle d’une ère révolue ? La négocia-
tion des choix technologiques a-t-elle connu
des succès dans le domaine des TIC ?
Dans le bilan du constructivisme social
Le rôle et le statut des Tous les auteurs socioconstructivistes accor-
controverses dent une importance privilégiée aux contro-
verses. Sont-elles aussi omniprésentes qu’ils
ne le présument ? La formulation systéma-
tique des questions sociotechniques sous la
forme de controverses comporte-t-elle une
réelle valeur ajoutée sur le plan heuristique,
ou induit-elle un effet artificiel de pola-
risation dans les récits et les analyses ?
La pertinence de la notion de Les concepts du modèle SCOT (cadres tech-
flexibilité interprétative des nologiques de référence, groupes sociaux
TIC pertinents, restriction progressive de la flexi-
bilité interprétative) sont-ils valides et perti-
nents dans les situations concrètes de con-
ception, de diffusion et d’adoption des TIC ?
Quels sont leurs atouts et leurs limites ?
204 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

L’intérêt spécifique des L’approche ethnographique du monde social


approches ethnographiques des techniques a révélé certains atouts dans
l’analyse microsociologique de la genèse et
de la diffusion des innovations. Quel est plus
précisément l’apport potentiel de ce type de
démarche ? De quelles autres méthodes est-
elle complémentaire ?
Dans les perspectives ouvertes par la coévolution
Le rôle des TIC dans Dans l’étude des situations de travail, la
l’émergence du paradigme dimension organisationnelle prend une
organisationnel en sociologie importance croissante, aux côtés de l’analyse
du travail des rapports sociaux et du lien social dans le
travail. Les TIC ont contribué à cette évolu-
tion. Comment observer celle-ci sur le ter-
rain ? Comment s’imbriquent ou se hiérarchi-
sent les aspects organisationnels et sociaux ?
Le concept de design organi- Quel est le design organisationnel implicite
sationnel implicite porté par porté par les applications et usages des TIC
les TIC qui sont décrits dans les études thématiques ?
Cette notion est-elle pertinente pour faire la
part des effets structurants des TIC et de leurs
aspects socialement construits ?
L’influence de la construction La sociologie des usages des TIC révèle de
sociale des usages sur la nombreux écarts entre la vision des concep-
dynamique de l’innovation teurs et l’appropriation des utilisateurs, si
bien que ceux-ci peuvent être considérés
comme des acteurs de l’innovation. Quelles
sont plus précisément les modalités d’inter-
vention et les stratégies de ces acteurs ? Peut-
on discerner une cohérence dans la direction
imprimée aux TIC par leurs utilisateurs, ou
doit-on se limiter à constater une efflores-
cence d’inflexions en sens divers ?
Le caractère intentionnel ou La notion de social shaping of technology
contextuel du processus de cristallise diverses interprétations convergen-
formatage social des TIC tes du processus de façonnage des TIC par la
société, qui caractérise la plupart des appro-
ches coévolutionnistes. À travers quelles
manifestations concrètes ce façonnage est-il
observable ? Est-il toujours intentionnel ou
résulte-t-il parfois d’un concours de circons-
tances ? Quelles sont les modalités du façon-
nage des TIC par la société, c’est-à-dire
pourquoi, quand, comment, avec qui et pour
qui ?
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 205

La pertinence empirique du Ce modèle introduit une distinction analyti-


modèle de structuration de la que entre quatre relations d’influence qui
technologie relient les acteurs humains, la technologie et
les propriétés structurelles du contexte. Dans
quelle mesure ce modèle analytique
s’applique-t-il au champ d’investigation pour
lequel il a été conçu (l’analyse des systèmes
d’information dans les organisations) ou au-
delà ?

La pertinence de la notion de système technicien. Les innova-


tions actuelles dans le domaine des TIC ont un caractère systémi-
que de plus en plus renforcé et de plus en plus étendu. Le système
d’information d’une organisation s’étend aux fournisseurs et aux
clients, aux prestataires de services et aux sous-traitants, il
s’impose à l’échelle d’une branche d’activité (par exemple, les
usages du code à barres dans le commerce), voire à l’ensemble de
la société (le paiement électronique). Divers auteurs utilisent des
expressions telles que système sociotechnique (Mumford) ou
configuration sociotechnique (Williams & Edge) ou configuration
systémique (Nowotny).
En revanche, le caractère systémique des TIC est de moins en
moins déterministe, il n’impose des effets structurants qu’en ter-
mes de lignes directrices, de bornes dans l’éventail des choix
organisationnels possibles ou de limites dans les marges de man-
œuvre des acteurs. La malléabilité et la rigidité ne sont pas forcé-
ment antagoniques, comme le montre le cas des ERP, car elles
concernent pas les mêmes niveaux de décision ou
d’implémentation.
La mise en évidence de choix technologiques. Dans le do-
maine des TIC, la séquence “options technologiques – débat –
choix politique ou stratégique – aménagement et contrôle des
conséquences” ne semble plus correspondre aux modalités actuel-
les du changement technologique et organisationnel. Celles-ci sont
plus proches d’un processus itératif, avec des phases de tâtonne-
ment, d’essai et d’erreur, d’ajustement, d’accélération ou de tem-
porisation, que d’un processus de décision linéaire et rationnel.
Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de rationalité, mais plutôt des
conflits entre des rationalités différentes, souvent portées par des
acteurs différents. Il ressort des exemples décrits dans le chapitre
précédent qu’il est bien difficile d’identifier des moments singu-
liers de formulation d’options. Ceci ne veut pas dire, encore une
fois, qu’il n’y a plus de choix technologiques, mais que ces choix
206 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

résultent davantage d’orientations, de jeux d’influence,


d’interactions et d’adaptations successives – ou d’effets de ver-
rouillage ou d’engrenage. De plus, il ne faut pas oublier que, quelle
que soit la complexité de ce processus, il subsiste toujours des
moments clés de décision : la décision d’investir ou d’engager des
dépenses, de prendre une mesure politique. Décider, c’est créer des
irréversibilités, dirait-on dans le langage constructiviste.
La notion de négociation des choix technologiques, qui date
dans années 1980, a perdu beaucoup de sa pertinence, du moins
dans le domaine des TIC – cette dernière précision est importante,
car la négociation des choix technologiques est toujours à l’ordre
du jour dans d’autres domaines, comme les décisions en matière
d’environnement, de risques majeurs, de biosécurité, etc. La négo-
ciation sociale des TIC s’est-elle pour autant éteinte ? Elle s’est
plutôt déplacée vers des thèmes qui balisent le contexte social de la
diffusion des TIC, comme le montrent deux exemples récents : la
conclusion d’un accord cadre européen entre partenaires sociaux
sur le télétravail et, en Belgique, la convention collective interpro-
fessionnelle concernant les aspects de protection de la vie privée et
de contrôle individualisé sur le travail dans l’usage d’internet ou
d’un intranet.
La validité des concepts du modèle SCOT. Les concepts du
modèle SCOT (cadres technologiques de référence, groupes so-
ciaux pertinents, restriction progressive de la flexibilité interpréta-
tive, processus de clôture des controverses) sont peu utilisés dans
les études sur les TIC, du moins de la manière formelle prônée par
les concepteurs du modèle. Pourtant, à l’instar d’autres auteurs,
nous avons plusieurs fois suggéré qu’ils semblaient pertinents, sans
pour autant les avoir jamais utilisés nous-mêmes. Cette pertinence
a été suggérée dans le cas des ERP et du télétravail.
Donc, à défaut de pouvoir se prononcer sur leur validité, il est
intéressant d’avancer des éléments d’explication. En voici deux.
D’abord, l’utilisation du modèle SCOT demande un travail
d’investigation et d’observation minutieux et de longue durée, qui
est difficilement compatible avec les échéances rapprochées qui
sont le plus souvent imposées à des études thématiques sur les TIC,
dans la mesure où les commanditaires en attendent un éclairage en
matière d’aide à la décision ou de compréhension de phénomènes
d’actualité. Les temporalités d’une recherche à vocation concep-
tuelle et d’une recherche appliquée ou impliquée coïncident diffici-
lement. Ensuite, il y a toujours un risque de coller artificiellement
une méthode sur une problématique et d’aboutir à une sorte
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 207

d’exercice de style, à la Queneau : raconter une étude thématique


sur les TIC “à la manière de” Bijker et Pinch – ou à la manière de
Callon et Latour si on fait l’exercice avec la théorie de l’acteur
réseau. La pertinence d’un tel exercice de style n’est pas garantie
d’avance en dehors du monde académique.
Le rôle et le statut des controverses. Dans les exemples du
chapitre IV, les controverses ne sont pas absentes, mais elles ne
constituent pas le fil conducteur des analyses. Elles n’ont pas le
statut privilégié d’être constitutives des problématiques étudiées.
Elles ont un apport plus pragmatique, au cas par cas : révéler
différentes stratégies d’acteurs ou positions politiques, indiquer des
options technologiques, caractériser des perceptions différenciées
des changements, étayer des scénarios, discerner des tendances.
Qu’il s’agisse des ERP, du télétravail ou de l’intensification du
travail, des controverses ont été repérées et développées dans cette
perspective pragmatique, comme outil d’analyse et non pas comme
une fin en soi.
La formulation systématique des enjeux sous la forme de
controverses comporte également le risque de générer de purs
exercices de style. Sur le plan didactique, l’étude de controverses,
ne serait-ce que sous la forme d’exercices de style, est incontesta-
blement formatrice, car elle bat en brèche les idées reçues sur le
changement technologique. Sur le plan des méthodes de recherche,
une certaine prudence s’impose.
L’intérêt des postures ethnographiques. Des remarques sem-
blables peuvent être formulées à l’égard des approches ethnogra-
phiques ou ethno-méthodologiques. De surcroît, sans sous-estimer
leur valeur descriptive ni leur valeur heuristique sur le plan acadé-
mique, ces investigations microsociologiques apportent peu de
réponses satisfaisantes quand il s’agit de faire la part des effets
structurants des technologies et des marges d’initiative dans la
construction sociale de celles-ci, car une bonne partie des facteurs
explicatifs échappent à l’analyse micro. Dans le cas des ERP, par
exemple, la confrontation des résultats de nos études de cas et de
ceux d’une étude ethnographique a révélé des convergences inté-
ressantes. Dans le cas du télétravail, par contre, l’étude ethnogra-
phique que nous avons citée n’apporte pas d’éclairage nouveau.
Toutefois, dans notre optique, l’approche ethnographique peut être
utilisée en complément et en synergie avec d’autres méthodes.
L’émergence du paradigme organisationnel dans la sociolo-
gie du travail. La plupart des cas cités confirment que, dans
l’analyse des situations de travail, la dimension organisationnelle
208 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

prend une importance croissante, aux côtés de l’analyse des rap-


ports sociaux et de la constitution du lien social dans le travail, et
que les TIC ont largement contribué à cette évolution. Dans le cas
des ERP, les choix organisationnels sont déterminants quant aux
effets en termes d’emploi, de compétences et de qualité du travail.
Dans le processus d’intensification du travail, le rôle de la techno-
logie passe toujours par la médiation des choix organisationnels.
L’histoire du télétravail apporte une preuve supplémentaire de la
primauté des facteurs organisationnels sur les facteurs strictement
techniques.
Si ces études thématiques révèlent la prépondérance des choix
organisationnels, elles montrent aussi que la dimension technolo-
gique et la dimension organisationnelle sont de plus en plus imbri-
quées : toute technologie est à la fois organisation, en même temps
que les formes modernes d’organisation du travail et
d’organisation des entreprises sont indissociables de leur support
technologique.
La notion de design organisationnel implicite. L’idée que
toute technologie contient une certaine logique structurante, qui
incorpore la vision technique et sociale de ses concepteurs et de
ses producteurs, est le complément indispensable du point précé-
dent. Cette notion de “design organisationnel implicite” porté par
la technologie est particulièrement pertinente pour faire la part des
effets structurants des TIC et de leurs aspects socialement cons-
truits. Dans des exemples comme les ERP, les systèmes de
contrôle électronique des performances, les centres d’appel, les
TIC sont manifestement porteuses d’un design organisationnel
implicite, plus ou moins rigide, qui encadre les marges de manœu-
vre des acteurs et balise le champ des possibles. Toutefois, le
design organisationnel implicite n’impose pas que des contraintes,
il peut aussi ouvrir des perspectives d’innovation, comme dans le
cas des services en ligne.
Dans certains cas, des conceptions différentes de la technolo-
gie peuvent s’avérer porteuses de projets différents en terme de
design organisationnel implicite. C’est le cas du télétravail, où
l’approche techniciste, qui a conduit à l’échec, était porteuse d’un
design organisationnel très différent de l’approche en termes de
gestion flexible du temps et des tâches, qui s’impose aujourd’hui.
L’influence de la construction sociale des usages sur la dy-
namique de l’innovation. Les exemples cités révèlent fréquemment
des écarts entre la vision des concepteurs et l’appropriation des
utilisateurs, comme le suggère la sociologie des usages. Des ERP
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 209

aux méthodes d’intensification du travail recourant aux TIC,


d’abondantes anecdotes relatent des détournements d’usages, des
déplacements de fonctionnalités, des adaptations “sauvages” ou
concertées. Il est toutefois difficile de discerner une cohérence
dans le processus d’innovation par les usages, dans la mesure où
ceux-ci sont eux-mêmes déterminés par leurs contextes sociaux,
qui sont parfois très différents d’une situation à l’autre. Insuppor-
table pour certains utilisateurs, la rigidité d’un ERP sera mise à
profit par d’autres. La flexibilité des formes nouvelles de télétra-
vail laisse le champ libre à une certaine créativité dans ses usages,
pour le meilleur comme pour le pire.
Le façonnage social des TIC : intentionnel ou contextuel ? La
notion de façonnage social des TIC supporte deux acceptions : ou
bien le façonnage relève de la logique intentionnelle de certains
acteurs, ou bien il est le résultat de mécanismes sociaux qui impri-
ment au changement technologique sa nature et sa direction. La
première acception se retrouve dans le concept d’informatique
sociale de Kling ou dans le technology assessment constructif. Le
façonnage social de la technologie est un but, il se construit en
influençant les concepteurs, en favorisant la participation des
acteurs concernés, en développant l’expérimentation sociale, en
engageant des changements organisationnels, etc. Dans la seconde
acception, le façonnage résulte d’une influence sociétale diffuse,
mais omniprésente, à travers les valeurs, les normes sociales, les
priorités politiques, les stratégies économiques, les comportements
des consommateurs et une série d’autres variables qui concourent à
marquer la technologie de l’empreinte de la société.
Peut-on considérer que le paramétrage des configurations so-
ciotechniques constitue une forme de façonnage social de la tech-
nologie ? Plusieurs auteurs considèrent les TIC comme des assem-
blages complexes d’éléments technologiques et organisationnels,
qui doivent être “paramétrés”, “configurés” ou “personnalisés” en
fonction des contextes où ils sont mis en œuvre. Le terme paramé-
trage, emprunté au vocabulaire des ingénieurs, est utilisé explici-
tement pour les ERP et a une connotation assez technocentrique.
Le terme configuration vient du vocabulaire des informaticiens, il
se réfère à la malléabilité des logiciels et la versatilité des maté-
riels. Le terme personnalisation (customisation) appartient au
vocabulaire commercial, il reflète la volonté d’adapter et de diffé-
rencier les produits en fonction des demandes ou attentes des
clients. Les trois termes sont souvent utilisés comme synonymes,
210 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

mais ils reflètent des conceptions assez différentes de l’interaction


entre les composantes technologiques et organisationnelles.
La pertinence empirique du modèle de structuration de la
technologie. Il est utile de distinguer l’utilité empirique et l’utilité
heuristique de ce modèle. Sur le plan empirique, le modèle proposé
par Orlikowski s’applique bien à des situations où ses trois compo-
santes (acteurs humains, technologie, propriétés institutionnelles de
l’organisation) peuvent être identifiées clairement. Dans le cas des
ERP, il est effectivement possible d’identifier ces trois composan-
tes et leurs relations : influence des propriétés institutionnelles des
organisations sur la mise en œuvre des progiciels, action sur ces
propriétés par l’intermédiaire de la technologie, paramétrage de la
technologie par ses utilisateurs et impacts de la technologie sur
ceux-ci. Dans le cas de l’intensification du travail, le modèle pour-
rait également fonctionner si on restreint son application à un
thème particulier : le contrôle électronique des performances, par
exemple. Dans le cas du télétravail, il ne pourrait être utilisé que
dans l’interprétation d’études de cas, plus difficilement dans
l’analyse de tendances et l’élucidation des aspects sociétaux. Ceci
confirme l’adéquation entre le modèle et le champ d’investigation
qu’il s’est fixé : les relations entre technologie et organisation.
Sur le plan heuristique, le modèle de structuration de la tech-
nologie est une source d’idées stimulantes, si on se détache du
modèle proprement dit. Ses présupposés (dualité de la technologie,
discontinuité dans le temps et dans l’espace, mode de conception et
mode d’usage) sont pertinents au-delà du champ des relations entre
technologie et organisation. Sa référence à la théorie de la structu-
ration est féconde pour aborder des enjeux sociétaux.
Pour terminer, on peut revenir sur cette assertion de Nowotny
et Gibbons selon laquelle les configurations systémiques basées sur
les TIC sont des “objets de mode 2”, représentatifs d’un nouveau
mode de production des connaissances et des innovations et carac-
térisés par quelques traits essentiels : le rôle structurant du contexte
des applications, la multiplicité des acteurs et la flexibilité des
modèles d’interaction entre ceux-ci, l’interdisciplinarité, la multi-
plicité des critères d’évaluation et de réussite. Il n’est pas difficile
de montrer que le développement des ERP, l’évolution du télétra-
vail ou la diffusion d’internet correspondent davantage au mode 2
qu’au mode 1. Cette conclusion est intéressante pour confirmer le
bien-fondé de la thèse de Nowotny et autres. Elle n’apporte sans
doute pas grand chose de neuf à notre connaissance opérationnelle
des enjeux spécifiques de telle ou telle innovation technologique,
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 211

mais elle est instructive pour déceler la spécificité du mode de


production actuel des connaissances et des innovations dans le
domaine des TIC.

III. Une conception pragmatique


Le pragmatisme est une autre posture philosophique, compati-
ble avec l’éclectisme, qui a été appliquée dans le domaine particu-
lier de la philosophie des sciences et des techniques par Larry
Laudan 330, notamment. Pour Laudan, une bonne théorie est une
théorie qui s’avère efficace pour résoudre à la fois des problèmes
conceptuels et des problèmes empiriques. Pour répondre à ce
critère, notre approche de la coévolution tiendra compte de trois
paramètres essentiels dans la définition des problèmes à résoudre :
le niveau d’observation, la délimitation du champ d’investigation
et la dimension temporelle.
– Le niveau d’observation est le premier paramètre à prendre en
compte. Un même changement technologique peut donner lieu
à une interprétation qui penche tantôt vers le constructivisme,
tantôt vers le déterminisme, selon le niveau où l’on se place.
Un exemple : les systèmes d’information basés sur le code à
barres sont peu déterministes quant à leurs impacts sur
l’organisation du travail et les formes d’emploi dans les su-
permarchés, mais ils ont une influence très structurante sur
l’organisation industrielle et la dynamique d’innovation dans
le secteur de la grande distribution. Cet exemple n’est pas
anodin : il est fréquent d’observer un effet structurant des TIC
à un niveau sectoriel ou macroéconomique, alors que leur
mise en œuvre dans les entreprises et au niveau des situations
de travail est socialement construite.
Nous distinguerons quatre niveaux d’observation, du micro au
macro : l’individu ; l’organisation, l’entreprise ; les change-
ments structurels à l’échelle des branches d’activité, des mé-
tiers, des interfaces institutionnelles ; le niveau politique et so-
ciétal.
– La délimitation du champ d’investigation et du but poursuivi
est décisive dans le dosage des concepts empruntés au déter-
minisme, au constructivisme ou à la coévolution. Un exemple
encore, celui d’internet. Selon que l’investigation portera sur
les usages professionnels et domestiques ou sur les change-

330. Laudan L. (1987), op. cit.


212 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ments structurels dans les relations interentreprises, selon que


le but poursuivi sera de définir les nouvelles compétences à
acquérir par les utilisateurs ou de formuler des recommanda-
tions pour la politique des télécommunications, les concepts à
mobiliser pourront être différents. Les conclusions relatives
aux modalités de la coévolution pourront l’être aussi.
Quatre distinctions sont établies, mais sans hiérarchie entre el-
les : compréhension et analyse des changements au niveau du
travail ; compréhension et analyse des changements au niveau
sociétal ; recherche action ou tout objectif semblable
d’intervention avec les acteurs concernés ; formulation de re-
commandations, d’avis, de scénarios.
– La dimension temporelle est souvent négligée aussi bien par le
déterminisme maîtrisable que par le constructivisme social. La
problématique d’un choix technologique tombe dans l’oubli
dès le moment où l’évaluation est faite et les décisions sont
prises ; le processus de construction et de clôture d’une
controverse n’envisage pas les étapes ultérieures du cycle de
vie de l’innovation. Un des atouts de l’approche coévolution-
niste est de situer chaque problématique particulière non seu-
lement dans son contexte, mais aussi dans son histoire. C’est
la dimension temporelle qui fait apparaître d’éventuels ver-
rouillages des trajectoires technologiques, des hiatus dans la
diffusion des innovations, des retournements dans la construc-
tion sociale des usages.
Trois aspects sont envisagés : les trajectoires technologiques
ou sociotechniques (bifurcations, retournements, verrouilla-
ges) ; les cycles de vie et mécanismes de diffusion des innova-
tions ; les discordances entre les rythmes du changement tech-
nologique et du changement social ou sociétal.
L’approche pragmatique peut se résumer en une phrase : c’est
la nature de la problématique étudiée, l’angle d’observation choisi
et la dimension temporelle envisagée qui déterminent le dosage des
ingrédients déterministes, constructivistes et coévolutionnistes.
Le tableau 8 propose une tentative de repérage de la perti-
nence des dix méthodes ou concepts sélectionnés dans le tableau 7
et évalués ci-dessus, en fonction des critères pragmatiques de
niveau d’observation, but poursuivi et temporalité.
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 213

Tableau 8
Repérage de la pertinence des concepts et méthodes selon les critères de
niveau d’observation, but poursuivi et dimension temporelle

Système technicien

Paradigme organi-
Choix technologi-

Façonnage social
Design organisa-

Construction des
tionnel implicite
Concepts SCOT

Ethnographie
Controverses

Théorie de la
structuration
sationnel

usages
que
Niveau d’observation

Individu, utilisateur

Organisation, entre-
prise
Structures : branches
d’activité, métiers,
institutions

Politique et société

But poursuivi, champ d’investigation


Compréhension et
analyse (travail et
organisation)
Compréhension et
analyse
(société)

Recherche action

Recommandations,
scénarios
Dimension temporelle

Trajectoires

Diffusion, cycle de
vie
Discordance des
rythmes

La nature de la problématique étudiée (champ d’investigation


et but poursuivi) est un critère important. La quasi totalité des
214 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

éléments théoriques sélectionnés sont pertinents pour la compré-


hension et l’analyse du contenu social des changement technologi-
que dans le domaine du travail et de l’organisation. Dans ce do-
maine, ce sont les deux autres critères (niveau d’observation et
dimension temporelle) qui permettent de faire les bons choix. En
revanche, pour la compréhension et l’analyse au niveau sociétal,
les concepts coévolutionnistes sont moins appropriés, à l’exception
du formatage social de la technologie ; sur ce terrain, ce sont des
concepts déterministes et constructivistes qui entrent en concur-
rence. Les concepts coévolutionnistes sont appropriés à la recher-
che action. Enfin, peu de concepts sont adéquats pour la formula-
tion de recommandations et de scénarios. Ceci confirme un com-
mentaire déjà formulé auparavant : d’une manière générale, les
concepts sélectionnés sont plus explicatifs que prédictifs.
Le critère du niveau d’observation est décisif. À la lecture du
tableau, on remarque qu’il est rare qu’un même concept ou mé-
thode soit recommandable à plus de deux niveaux d’observation
différents. Ceci indique une forte spécificité de ces concepts ou
méthodes par rapport au niveau d’observation, micro, méso ou
macro.
Le critère de la dimension temporelle met surtout en évidence
les lacunes de certains concepts ou méthodes, qui éprouvent des
difficultés à prendre en compte les trajectoires technologiques ou
sociotechniques, les mécanismes de diffusion des innovations ou
les discordances entre les rythmes du changement technologique et
du changement social.
Le tableau 8 confirme le bien-fondé de l’approche éclectique
et pragmatique. Les seuls concepts et méthodes coévolutionnistes
ne couvrent pas suffisamment bien l’ensemble des critères. Il est
nécessaire de leur adjoindre des emprunts au déterminisme maîtri-
sable et au socioconstructivisme, notamment si la problématique
étudiée se situe au niveau politique et sociétal et si elle requiert la
formulation de recommandations ou de scénarios.
Pour conclure ce chapitre, quelques commentaires peuvent
être formulés à propos de l’éclectisme et du pragmatisme, en
référence à une citation de Leibniz, souvent considéré comme un
philosophe éclectique : “La plupart des écoles philosophiques ont
largement raison dans ce qu’elles affirment, mais non nécessaire-
ment dans ce qu’elles refusent.”
L’éclectisme, rappelons-le, consiste à emprunter à des théories
existantes les meilleurs de leurs éléments, à condition qu’ils soient
compatibles, plutôt que de construire une nouvelle théorie origi-
Chapitre 5 – Pour une approche éclectique et pragmatique 215

nale. C’est bien ce que nous venons de faire. Nous avons particu-
lièrement veillé à ce que les emprunts aux différentes théories
soient non seulement compatibles, mais aussi complémentaires.
Car l’éclectisme peut dégénérer en syncrétisme, quand les em-
prunts sont effectués sans cohérence ni discernement. Dans le
domaine des relations entre technologie et société, la coexistence
de nombreuses théories qui ne se réfutent pas les unes les autres
justifie, à nos yeux, une démarche éclectique.
La citation de Leibniz est opportune. Dans toute leur diversité,
les écoles constructivistes, déterministes ou coévolutionnistes
apportent des éléments essentiels à la compréhension des multiples
interactions entre technologie et société. Les critiques formulées à
l’égard de ces différentes écoles portent davantage sur ce qu’elles
refusent ou feignent d’ignorer que sur les hypothèses explicatives
qu’elles avancent. La pertinence de ces hypothèses explicatives
dépend grandement de leur niveau ou terrain d’application, selon
que l’on s’attache à comprendre la production des connaissances et
des innovations, les grandes tendances du progrès technique, les
stratégies de modernisation des entreprises, les mutations du tra-
vail, l’appropriation des objets techniques par leurs utilisateurs.
Chaque niveau de problème peut mobiliser des concepts différents,
empruntés à une ou plusieurs des écoles constructivistes, détermi-
nistes ou coévolutionnistes.
Dans la pratique de recherche qui a été développée à la Fonda-
tion Travail-Université, cette approche pragmatique s’est avérée
féconde. Lorsque l’on s’insère dans des grands programmes de
recherche européens, ou que l’on doit élaborer des propositions de
recherche pour des commanditaires publics régionaux ou natio-
naux, un des critères de succès réside dans l’adéquation entre les
problématiques formulées et les méthodologies utilisées. Lorsque
l’on vise à améliorer le fonctionnement de l’interface entre la
recherche scientifique et le monde du travail, c’est la capacité de
formuler des thématiques d’intérêt commun qui structure les axes
de recherche et influence la sélection des méthodes d’investigation.
Le choix des concepts à mobiliser vient dans un second temps.
Dans une telle démarche, la validation ou la critique des outils
conceptuels s’effectue de manière interactive et itérative. En re-
vanche, dans la recherche académique classique, le choix des
“terrains” est souvent déterminé en fonction des théories ou des
concepts à tester. Le travail empirique est directement articulé à
une préoccupation théorique précise, dont la pertinence est déter-
minée en fonction des débats internes à une discipline ou communs
216 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

à plusieurs disciplines. Toutefois, aujourd’hui, la recherche univer-


sitaire est confrontée à une exigence croissante de diversification
de ses sources de financement, qui entraîne une diversification de
ses méthodes de travail. Les notions de “mode 1” et “mode 2” dans
la production des connaissances et des innovations sont fécondes
pour comprendre cette situation changeante, ainsi que les tensions
qu’elle peut générer.
Conclusions

Au-delà du déterminisme technologique et


du constructivisme social

C’est par un résumé de l’itinéraire conceptuel parcouru que


commencent ces conclusions : les théories des relations entre
technologie et société, la spécificité des TIC, les leçons à en tirer
par rapport aux enjeux du déterminisme, du constructivisme et de
la coévolution. Cette synthèse montre la robustesse notre approche
éclectique et pragmatique de la coévolution de la technologie et de
la société – robustesse au sens où Nowotny parle de la nécessité,
dans le “mode 2”, de produire des connaissances qui soient non
seulement scientifiquement fondées mais aussi “socialement robus-
tes”, c’est-à-dire correctement contextualisées. Dans un second
temps, nous mettons en évidence les enjeux de ce livre : pour le
renouveau du débat technologie et société, pour la responsabilité
sociale des concepteurs des TIC, pour la pratique professionnelle
des informaticiens, pour les politiques de recherche et
d’innovation, pour les perspectives de recherche dans le domaine
TIC et société.

I. De Ellul à Latour, de Habermas à Nowotny :


un itinéraire
Le déterminisme technologique à l’état brut peut se résumer
en deux phrases : la technologie se développe suivant sa propre
logique systémique et s’impose à l’ensemble de la société ;
l’organisation sociale est déterminée et façonnée par la technolo-
gie. Ellul est son porte-parole le plus représentatif. Ses thèses
principales sont les suivantes. La technologie se constitue en sys-
tème technicien et la société, en société technicienne. Le système
technicien crée des problèmes qu’il promet de résoudre grâce à de
nouvelles techniques, entretenant ainsi sa logique de croissance
endogène, mais plus le progrès technique croît, plus augmente la
somme de ses effets imprévisibles. Il s’organise pour échapper au
jugement éthique et à l’emprise du politique, car il ne supporte pas
d’entrave morale, mieux, il crée lui-même de nouvelles valeurs, il
fabrique peu à peu une éthique du comportement compatible avec
son développement endogène. La domination du système techni-
cien s’étend à la sphère du politique. Au lieu d’être le canal
218 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

d’expression des préoccupations de la population et de la recherche


du bien commun, l’État se range du côté du système technicien. Le
système technicien renforce l’État, qui renforce le système techni-
cien.
Proches de la pensée de Marcuse, qui voyait dans la technolo-
gie un moyen privilégié de domination sociale et de restriction de
l’autonomie, les thèses d’Ellul ont exercé une certaine influence
dans la contestation des effets néfastes du progrès technique, dès le
début des années 1970. À travers des notions comme la technos-
cience ou l’emprise de la technologie sur la société, on en retrouve
encore des traces vivantes dans certains ouvrages très récents sur le
progrès technique.
Cependant, tout en reconnaissant le caractère systémique de la
technologie, de nombreux auteurs n’acceptent pas le caractère
univoque et unidirectionnel de la relation entre technologie et
société, car il existe toujours, face à une problématique donnée,
différentes options technologiques entre lesquelles il appartient à la
société d’effectuer un choix. Les options technologiques en pré-
sence doivent être analysées et comparées du point de vue de leurs
impacts sur les diverses composantes de la société et de leurs
conséquences à long terme. Le choix technologique est un proces-
sus de décision, où entrent en ligne de compte des facteurs non
seulement techniques, mais aussi politiques, économiques, institu-
tionnels, sociaux ou culturels. Ces processus de décision impli-
quent des acteurs, se fondent sur une rhétorique (argumentation,
légitimation) et font référence à un contexte. Acteurs, rhétorique,
contexte : autant d’éléments qui sont aux antipodes d’un détermi-
nisme technologique à l’état brut. Il subsiste toutefois une certaine
forme de déterminisme de la technologie sur les impacts et les
conséquences de chacune des options en présence. Lorsqu’un
choix est effectué, la société doit en assumer les conséquences,
c’est-à-dire soit remettre la décision en question et s’orienter vers
d’autres options technologiques, soit se contenter de mesures
curatives pour remédier aux impacts négatifs et favoriser les im-
pacts positifs.
Les choix technologiques sont donc des choix politiques, ils
mettent en question les rapports entre science, technologie et dé-
mocratie, comme le montrent les travaux de Habermas, Jonas,
Roqueplo, Salomon – entre autres. La société doit se doter de
mécanismes démocratiques pour maîtriser les choix technologi-
ques. Telle est l’origine de la notion de technology assessment. Le
besoin d’évaluer les choix technologiques a grandi en Europe à
Conclusions 219

partir de la fin des années 1980, dans un contexte où l’ampleur des


développements technologiques et des enjeux des programmes de
R&D rendait nécessaire le développement d’une capacité d’éclair-
cissement à l’attention des décideurs publics. Ce contexte était
marqué par les craintes face aux nouvelles technologies, le besoin
de propositions alternatives, la crise économique persistante et la
volonté de l’opinion publique d’être prise en compte dans les
orientations du progrès technique.
Anticiper, évaluer, débattre : tels sont les principaux objectifs
de la première génération du technology assessment. Les nombreu-
ses études de terrain qui ont été menées à travers l’Europe ont
incontestablement fait reculer la conception d’un déterminisme
systémique de la technologie. Elles ont aussi montré qu’une cer-
taine forme de “déterminisme pluraliste”, sous-jacent à la notion de
choix technologique, doit lui aussi être remis en cause. Il est appa-
ru de plus en plus clairement que les choix technologiques sont en
même temps, et indissociablement, des choix politiques, économi-
ques, sociétaux, juridiques, culturels, pour n’en citer que les prin-
cipales dimensions.
La position opposée au déterminisme technologique est le
constructivisme social ou socioconstructivisme : la technologie est
déterminée par les rapports sociaux, elle est un artefact socialement
construit. Dérivé du programme fort de la sociologie des sciences,
le socioconstructivisme lui emprunte certains de ses fondements,
notamment le principe de symétrie des explications causales quel
que soit le résultat final (succès ou échec de l’innovation, efficacité
ou inefficacité de la technologie), ainsi que le principe
d’agnosticisme et d’impartialité dans l’enregistrement des circons-
tances, des situations et des événements.
La théorie de l’acteur réseau (Callon, Latour) est la plus citée.
Elle part d’une analyse du contexte, qui consiste à repérer les
acteurs (humains) et les actants (non humains) en présence, à
discerner leurs intérêts, leurs enjeux, les liens qu’ils établissent
entre les différentes dimensions d’un projet d’innovation. La mise
en mouvement des positions singulières des acteurs s’opère à
travers un processus de traduction, qui transforme un énoncé
problématique particulier dans le langage de l’énoncé d’un autre
acteur. Un des acteurs (humain ou non humain) s’impose progres-
sivement comme traducteur, dans la mesure où il se rend indispen-
sable aux autres. Le traducteur impose aux autres acteurs un point
de passage obligé, qui indique les détours à consentir et les allian-
220 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

ces à sceller. Le point de passage obligé stabilise la convergence et


crée un réseau, c’est-à-dire une forme de méta-organisation ras-
semblant des acteurs et des actants mis en intermédiation les uns
avec les autres. L’étape suivante est celle de l’intéressement et de
l’enrôlement d’autres acteurs ou actants, qui permet d’étendre le
réseau d’alliances. C’est ici qu’intervient le concept de porte-
parole. Les porte-parole s’expriment au nom d’une ou plusieurs
entités du réseau et font taire celles-ci. Ils permettent de simplifier
le réseau d’alliances. Ce processus donne naissance à des imbrica-
tions hétérogènes d’acteurs et d’actants, de dispositifs techniques
et de connaissances incorporées dans des individus ou des organi-
sations. Lorsqu’un réseau ainsi constitué se met à agir comme un
acteur, Callon et Latour le nomment acteur réseau. Toutefois,
aussi robustes soient-ils, les réseaux sont des constructions fragiles,
qui peuvent s’effondrer : des porte-parole sont rejetés, de nouvelles
traductions détournent les acteurs du point de passage obligé,
certains actants résistent au rôle qui leur est imposé, des retourne-
ments d’alliances se produisent. La stratégie de l’acteur réseau est
de se prémunir de ces risques en créant des irréversibilités. Celles-
ci conduisent à l’étape finale, qui est la construction des asymé-
tries. Un point clé de la théorie constructiviste est qu’une asymé-
trie finale est le produit de l’empilement contingent (c’est-à-dire
dépendant du contexte) de multiples petites asymétries, qui résul-
tent d’une mobilisation adéquate des ressources par un acteur
réseau, sans qu’il faille faire intervenir de grandes explications
causales.
Tout en se situant dans la perspective générale tracée par Cal-
lon et Latour, certaines études constructivistes se situent en marge
de la théorie de l’acteur réseau. Elles cherchent moins à établir un
modèle théorique qu’à proposer des méthodologies pour des études
de terrain. C’est le cas d’une série de travaux qui se réfèrent à
l’ethnographie du monde social des techniques (Akrich, Vinck).
Cette méthodologie permet d’observer les règles explicites et
implicites, les codes et les langages qui permettent aux concepteurs
ou aux utilisateurs de projets technologiques de se comprendre et
d’influencer le cours des événements.
Nous avons marqué davantage d’intérêt pour le modèle SCOT
(construction sociale de la technologie), élaboré par Bijker et
Pinch. Face à un problème de technologie ou d’innovation, chaque
groupe social concerné construit sa propre grille d’interprétation et
ses propres représentations des solutions techniques. Un groupe
social pertinent est celui qui adhère à une même représentation des
Conclusions 221

problèmes à résoudre et solutions techniques envisageables. Bijker


introduit aussi la notion de cadre technologique, qui désigne
l’ensemble des concepts et des techniques qu’un groupe social
pertinent utilise pour la formulation du problème. Il existe toujours
plusieurs cadres technologiques possibles pour un problème donné.
Chaque groupe social pertinent développe son cadre technologique
de référence, mais celui-ci ne lui appartient pas en propre : il peut
être partiellement partagé par d’autres groupes sociaux, il peut
aussi évoluer au fur à mesure que les interactions entre groupes
sociaux s’intensifient et que la controverse s’étoffe. Au terme de ce
processus, on se trouve face à une flexibilité interprétative plus ou
moins large. L’enjeu est alors celui de la sélection de la solution et
de la clôture de la controverse. Cette clôture peut se produire de
plusieurs manières, selon qu’un groupe social parvienne à imposer
son cadre technologique, que plusieurs groupes sociaux entrent en
conflit ou que la controverse s’éteigne parce que certains ont réussi
à déplacer le problème.
Alors que Callon et Latour prônent l’agnosticisme, c’est-à-
dire l’absence totale de parti pris par rapport aux stratégies des
acteurs et aux rapports de forces, Bijker reconnaît que la définition
des groupes sociaux pertinents constitue un engagement du cher-
cheur. La volonté d’élargir le nombre de groupes sociaux perti-
nents, afin d’y inclure des minorités ou des groupes dont les points
de vue sont négligés par les autres, est un parti pris méthodologi-
que et politique. Bijker qualifie parfois son modèle de constructi-
visme politique plutôt que constructivisme social.
Les théories socioconstructivistes font l’objet de critiques
nourries. Leurs fondements philosophiques sont contestés, en
particulier le relativisme cognitif du programme fort et
l’exagération du facteur social dans les controverses scientifiques
et techniques. Leurs fondements sociologiques ne sont pas épar-
gnés. Les critiques concernent d’abord une certaine confusion
conceptuelle dans l’utilisation, parfois opportuniste, des notions
d’acteur, de réseau, de contexte ou d’usage. Elles concernent aussi
les limites de la posture ethnographique. Enfin, certains leur repro-
chent de s’arroger à tort le monopole de la critique sociale des
sciences et technologies.
De nombreuses approches théoriques se situent entre les deux
positions extrêmes du déterminisme et du constructivisme, dans
une optique de coévolution de la technologie et de la société.
222 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

L’apport de la sociologie est ici essentiel : sociologie du travail,


sociologie des organisations, sociologie des usages.
À travers l’étude des situations de travail, la sociologie du tra-
vail montre que les facteurs technologiques et les facteurs sociaux
sont étroitement imbriqués. La question du progrès technique est à
la source de la sociologie française du travail dans les années
1950-1960, avec Friedmann, Naville et Touraine. Friedmann
annonce que l’évolution technologique entraînera une diminution
des tâches d’exécution, une dépersonnalisation du travail et une
multiplication des tâches “symboliques”, mais il soutient l’idée
qu’il est possible d’améliorer les relations de travail en recompo-
sant les tâches et en faisant participer les travailleurs à
l’organisation du travail. Naville étudie les relations de travail dans
un cadre plus large que celui du poste de travail et de l’appareil
productif. Il entend replacer la technologie à sa vraie place, comme
production de la société et non comme moteur de l’évolution
sociale. Quant à Touraine, il ébauche une approche sociétale de
l’évolution du travail. Plus on va vers des formes modernes de
production, moins l’organisation sociale du travail est déterminée
par la nature technologique du travail, plus elle traduit l’ensemble
des orientations d’une société. La crise des années 1970 marquera
un renoncement à cette focalisation sur le progrès technique, trop
lourde de déterminisme et d’évolutionnisme. Les sociologues du
travail considèrent désormais que les techniques productives sont
socialement déterminantes parce qu’elles sont socialement déter-
minées.
Dans la même foulée, la sociologie des organisations met à la
fois en évidence la variabilité des configurations organisationnelles
liées aux changements technologiques et la prégnance d’une vision
sociotechnique des concepteurs des technologies. Technologies et
organisations sont non seulement en situation de coévolution, mais
aussi de co-production. Selon l’école sociotechnique (Mumford),
la technologie est en quelque sorte une médiation, elle peut être
adaptée ou reconfigurée au sein des organisations qui disposent des
capacités d’expertise suffisantes pour se dégager des prescriptions
sociales incorporées dans les systèmes techniques. Dans une ap-
proche plus stratégique des liens entre technologie et organisation,
celles-ci sont toujours considérées comme deux sphères distinctes,
mais elles sont au service des finalités de l’entreprise et chacune de
ces sphères est l’objet d’enjeux et de luttes de pouvoir. Selon
Alsène, toute technologie contient une certaine logique structu-
rante, qui incorpore la vision technique et sociale de ses concep-
Conclusions 223

teurs et de ses producteurs, c’est-à-dire un “design organisationnel


implicite”. Cette logique n’est pas figée, elle se traduit non seule-
ment par des contraintes, mais aussi par des opportunités.
La sociologie des usages jette un autre regard sur la coévolu-
tion de la technologie et de la société. Elle met en évidence
l’influence des utilisateurs sur la conception et la diffusion des
technologies. Contrairement au socioconstructivisme, elle n’étudie
pas tant l’amont des processus d’innovation, mais l’aval. Il existe
plusieurs façons d’envisager le processus de construction sociale
de l’usage. La généalogie des usages identifie des phases
d’adoption, de découverte, d’apprentissage et de banalisation qui
concourent à l’inscription sociale des technologies. L’étude des
modalités d’appropriation par les utilisateurs met l’accent sur la
capacité de ceux-ci à se constituer leur propre agencement des
fonctionnalités de la technologie. Enfin, la construction des usages
peut aussi s’étudier à travers le lien social : la constitution de
nouveaux collectifs ou groupes d’appartenance basés sur un même
usage des TIC, l’apparition de nouvelles formes d’échange social
et de convivialité. Les innovations générées par les usages sont
souvent de nature incrémentale, elles s’inscrivent dans un proces-
sus itératif de conception, expérimentation, adaptation. S’il est
correct de parler de construction sociale des usages, il est plus
difficile d’y déceler un processus de façonnage social de la techno-
logie elle-même.
Si l’approche coévolutionniste semble s’imposer, comment en
définir plus précisément les modalités ? La construction d’un cadre
conceptuel cohérent a fait l’objet de quelques tentatives, plus ou
moins réussies.
Sous l’enseigne Social shaping of technology (Williams et
Edge), on trouve un domaine de recherche qui s’est structuré au
niveau européen au début des années 1990 et qui promeut une
approche interdisciplinaire des relations de façonnage mutuel entre
la technologie et la société, au confluent de la sociologie des scien-
ces, de la sociologie industrielle, de l’économie du changement
technologique et des études sur les politiques d’innovation. Le
processus de façonnage social peut s’appliquer, à des degrés di-
vers, à tous les stades d’évolution d’une technologie, depuis sa
conception jusqu’à sa diffusion et son appropriation. Les promo-
teurs de ce concept visent à éclairer les décideurs dans le domaine
des politiques de recherche et d’innovation et à fournir une alterna-
224 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

tive crédible au modèle linéaire de conception et de diffusion des


innovations.
Dans le même ordre d’idées, la notion d’informatique sociale
(Kling) prescrit diverses méthodes pour une étude interdiscipli-
naire systématique des relations entre TIC et société. Elle com-
prend des aspects normatifs, analytiques et critiques. Les aspects
normatifs consistent à recommander des alternatives aux profes-
sionnels des TIC. Les aspects analytiques visent à comprendre
comment l’évolution des usages des TIC dans une configuration
particulière peut être généralisée à d’autres configurations et
d’autres contextes organisationnels. Les aspects critiques consis-
tent à étudier les TIC selon des angles de vue qui ne correspondent
pas nécessairement à ceux des commanditaires ou des concepteurs
des projets, en mettant l’accent sur la diversité des usages, sur les
écarts entre les attentes idéalisées et les pratiques observées, sur les
échecs et les problèmes de qualité.
Au début des années 90 également, un tournant s’est produit
au sein des institutions actives dans l’évaluation des choix techno-
logiques et a donné naissance à une seconde génération de techno-
logy assessment. L’accent est mis sur deux dimensions prioritaires.
D’une part, l’évaluation devient constructive, elle ne concerne plus
seulement l’anticipation des options technologiques envisageables
et la mise en scénarios de leurs impacts potentiels, mais aussi
l’accompagnement d’un projet technologique tout au long de son
cycle de vie. D’autre part, la participation démocratique n’est plus
seulement une méthode de technology assessment, elle devient un
objectif en soi. C’est à travers la dimension constructive et la
dimension participative que se réalise l’intégration de certains
acquis du constructivisme dans la notion de technology assessment
héritée du “déterminisme pluraliste”.
Le cadre conceptuel le plus cohérent est sans doute le modèle
de structuration de la technologie (Orlikowski), dérivé de la théorie
de la structuration de Giddens. Toutefois, il se réfère aux relations
entre technologie et organisation, plutôt qu’à un biveau plus géné-
ral des relations entre technologie et société. Ce modèle comporte
trois composantes : les acteurs humains (concepteurs, utilisateurs,
décideurs) ; la technologie (artefacts matériels et logiciels) ; les
propriétés institutionnelles des organisations. Une distinction
analytique est établie entre quatre relations qui se nouent entre ces
composantes : la technologie est le produit de l’action humaine ; la
technologie est le moyen par lequel se réalise l’action humaine ; en
agissant sur la technologie, les acteurs humains subissent
Conclusions 225

l’influence des propriétés institutionnelles de l’organisation ;


l’interaction des acteurs humains avec la technologie renforce ou
transforme les propriétés institutionnelles de l’organisation. Cette
distinction analytique permet de préciser quelles sont les modalités
de la coévolution de la technologie et de l’organisation.
Par ailleurs, certains travaux récents s’aventurent au-delà du
dilemme entre déterminisme et constructivisme et cherchent à
transcender les positions médianes sur la coévolution. Deux modes
différents de production des connaissances et des innovations sont
envisagés (Nowotny). Le mode 1, linéaire et rationnel, s’apparente
au positivisme scientifique et technique. Le mode 2, contingent et
interactif, est engendré par la nouvelle configuration des relations
entre science, technologie, économie et politique. Ces deux modè-
les coexistent aujourd’hui, mais le second absorbe progressivement
le premier. La production des connaissances et des innovations
dépend du degré de contextualisation sociale de celles-ci, tantôt
faible, tantôt moyen, tantôt fort, selon les disciplines scientifiques
ou les domaines d’innovation technologique. L’informatique est
considérée comme une discipline “moyennement contextualisée”,
c’est-à-dire où la logique du monde 2 coexiste avec certains as-
pects hérités du mode 1. Quant à Leydesdorff, il décrit la coévolu-
tion de la technologie et de la société à travers le modèle de la
“triple hélice”. La métaphore renvoie à la structure de l’ADN,
c’est-à-dire aux spirales entrelacées et reliées à intervalles réguliers
par des “ponts”. Dans la triple hélice de Leydesdorff, il y a trois
spirales entrelacées : le monde universitaire, le monde industriel et
les autorités publiques. La métaphore suggère que chaque spirale
est structurée selon des règles qui lui sont propres, mais que la
cohérence du modèle repose sur les liens qui sont établis entre
elles.
L’informatique et les TIC présentent quelques caractéristiques
spécifiques, qui les distinguent d’autres systèmes techniques : la
dualité déterministe et constructiviste des notions de système et de
programme ; la malléabilité de la composante logicielle des TIC,
qui peut se transformer en rigidité ; le fait que les TIC soient éga-
lement des technologies de transformation du travail ; leur carac-
tère générique, qui favorise leur diffusion à travers l’ensemble de
l’économie et de la société.
La nature même de l’informatique mêle des éléments sociale-
ment construits et techniquement structurés. Les notions de sys-
tème, programme et représentation, qui sont à la base de
226 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

l’informatique, illustrent bien la dualité expliquée par le modèle de


structuration de la technologie : elles sont tout à la fois le résultat
et le moyen de l’action. La conception systémique de l’informa-
tique se retrouve non seulement chez les informaticiens, mais aussi
chez certains philosophes de la technique et chez les économistes
de l’innovation. L’exemple du rôle attribué à la technologie dans
les théories des cycles économiques longs illustre l’intérêt et les
limites de cette conception systémique.
Dans leurs divers contextes d’application, les TIC présentent
une grande malléabilité, qui repose essentiellement sur la malléabi-
lité de la composante logicielle. C’est cette malléabilité qui permet
différentes modalités de façonnage social au cours du cycle de vie
d’un projet informatique ou d’une innovation technologique. Tou-
tefois, la malléabilité peut se transformer en rigidité quand ce sont
des critères de rentabilité ou des mécanismes de pouvoir centralisa-
teur qui oblitèrent les choix organisationnels. L’exemple des pro-
giciels de gestion intégrés (ERP) est révélateur de cette dualité de
la rigidité et de la malléabilité ; il montre comment les marges de
manœuvre des acteurs sont conditionnées par le design organisa-
tionnel implicite des concepteurs des ERP. L’exemple du rôle des
TIC dans l’intensification du travail révèle une continuité sociohis-
torique qui va du chronomètre de Taylor au contrôle électronique
des performances via les ordinateurs en réseau. Toutefois, si les
TIC sont complices de l’intensification du travail, elles n’en sont
pas la cause, ni le seul vecteur. L’intensification du travail est
avant tout une question de rapports sociaux, mais la technologie
peut jouer un rôle important dans la structuration de ces rapports
sociaux.
Les TIC sont également des technologies génériques, qui inte-
ragissent avec l’ensemble de l’économie et de la société. Le thème
de la société de l’information révèle bien ce caractère générique
des TIC. Il permet aussi de retracer un itinéraire conceptuel qui
part d’une approche de la société post-industrielle nettement im-
prégnée de déterminisme technologique, pour s’achever –
provisoirement sans doute – sur la notion de société de la connais-
sance, qui accorde un rôle prépondérant au capital humain et au
capital social. La logique déterministe se retrouve chez de nom-
breux auteurs qui annoncent, parfois depuis trente ans, une nou-
velle révolution technologique basée sur les ordinateurs et les
réseaux : Bell, McLuhan, Toffler et leurs successeurs du début du
21ème siècle. La logique de coévolution est sous-jacente à la plupart
des analyses critiques de la notion de société de l’information.
Conclusions 227

Celles-ci soulignent que le développement rapide de la technologie


n’implique pas en soi un changement aussi rapide de la société.
D’autres facteurs interviennent, comme les politiques économiques
et sociales, les politiques d’éducation, le fonctionnement des insti-
tutions sociales, les valeurs, les habitudes de vie. La nécessaire
convergence des transformations technico-économiques et des
transformations sociales est soulignée, à travers une gamme de
nuances, par divers théoriciens de la société de l’information :
Freeman, Soete, Castells, Gadrey. Loin des utopies technicistes,
qui ont toutefois la vie dure, l’accent est mis aujourd’hui sur la
primauté des facteurs économiques, institutionnels et sociaux dans
le façonnage des trajectoires technologiques. L’exemple du télétra-
vail, dont les infortunes et les métamorphoses illustrent l’échec
d’un projet techniciste, confirme cette analyse des trajectoires
technologiques dans la société de l’information.
Pour conclure ce chapitre sur la spécificité des TIC, nous
avons proposé une grille d’analyse des différents rôles que peuvent
jouer les TIC dans le changement organisationnel et les mutations
du travail. Selon qu’il s’agit d’un rôle de facilitateur,
d’infrastructure commune de support, d’incitant à l’innovation , de
traducteur ou de prétexte, les TIC peuvent se positionner de ma-
nière très différente dans le spectre qui va du déterminisme brut au
constructivisme radical.
Au terme de cet itinéraire, nous avons formulé une conception
renouvelée de la coévolution de la technologie et de la société. Il
ne s’agit pas d’une nouvelle théorie coévolutionniste, mais d’un
assemblage cohérent de concepts empruntés non seulement aux
différentes thèses coévolutionnistes, mais aussi à l’héritage du
déterminisme technologique et au bilan du constructivisme social.
Il s’agit donc d’une approche éclectique, dont l’objectif est de
fournir une panoplie d’outils conceptuels, utilisable dans un grand
nombre de situations très diverses de confrontation des TIC et de la
société. Notre conception de la coévolution se distingue également
par son pragmatisme, c’est-à-dire par la recherche systématique de
l’adéquation des concepts aux caractéristiques pratiques des pro-
blèmes à étudier ou à résoudre : le niveau d’observation choisi, la
délimitation du champ d’investigation, la dimension temporelle.
228 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

II. Un renouvellement du débat “technologie et


société”
Tout au long de ce livre, nous avons tenté de montrer les ap-
ports des différentes écoles qui ont traité des interactions entre
technologie et société, tantôt dans le sens d’une influence de la
technologie sur la société, tantôt dans le sens inverse, tantôt dans
une optique coévolutionniste. Nous avons également montré que
l’informatique et, d’une manière plus générale, les technologies de
l’information et de la communication, étaient partie prenante de ce
débat. Il est apparu clairement que le dilemme du déterminisme et
du constructivisme n’est pas seulement une discussion académi-
que, ni une querelle des anciens et des modernes, mais un enjeu
dans les débats de société qui concernent les changements techno-
logiques. Le pouvoir structurant de la technologie et le façonnage
du changement technologique par ses acteurs sont deux réalités
inextricables, qui opèrent souvent à des niveaux différents, si bien
que l’angle d’observation privilégiera tantôt l’une, tantôt l’autre.
Pour certains auteurs, le déterminisme technologique est une
notion éculée, qui a eu une certaine notoriété grâce aux philoso-
phes de la technique des années 1950 et 1960 ; elle s’est effacée au
fur et à mesure que les études empiriques révélaient l’épaisseur
sociale des questions technologiques et l’influence, souvent déci-
sive, des rapports sociaux. Le rejet du déterminisme technologique
est devenu un lieu commun dans les articles de certains sociolo-
gues, économistes ou autres spécialistes des sciences sociales et
humaines, quand il s’agit de traiter de questions de société où
l’empreinte des TIC est manifeste. Le déterminisme technologique
passe pour politiquement incorrect. Pour notre part, nous
n’abondons pas dans ce sens. D’une certaine manière, ce livre
réhabilite certains acquis qui proviennent non pas du déterminisme
technologique à l’état brut, mais de son héritage. Les notions
d’options technologiques, de négociation ou d’évaluation des choix
technologiques, n’ont pas perdu toute leur pertinence. En outre,
elles mettent l’accent sur la responsabilité sociale des scientifiques,
des ingénieurs, des informaticiens et de tous les autres experts dont
les connaissances et les activités exercent une influence sur les
politiques ou les stratégies des autres acteurs de la science et de la
technologie.
Par réaction au rejet du déterminisme technologique, le socio-
constructivisme est devenu une référence incontournable. Il n’est
d’autre technologie que construite par la société. Les bâtisseurs de
Conclusions 229

l’innovation technologique sont tantôt les entrepreneurs, tantôt les


utilisateurs, tantôt les groupes sociaux qui s’approprient les techno-
logies, tantôt des intrications complexes d’acteurs, d’objets et de
relations qui prennent le nom d’acteur réseau. La technologie
s’efface derrière ses porte-parole. Les processus d’innovation sont
avant tout des processus sociaux, des empilements d’événements
contingents, des effets de rhétorique ou des résultats de stratégies
manoeuvrières. Dans cette nouvelle conception de la genèse et de
la diffusion des technologies, les TIC servent de parangon, grâce à
leur origine hybride, leurs usages versatiles et leur mise en œuvre
malléable. Paradoxalement, un des risques du socioconstructivisme
radical est de dédouaner les spécialistes des sciences et des techno-
logies de toute responsabilité sociale ou éthique vis-à-vis des
conséquences de leurs activités, puisque celles-ci sont des cons-
tructions sociales qui leur échappent.
Face à ces deux conceptions opposées, on comprend que les
analyses qui prônent la coévolution de la technologie et de la
société apparaissent conciliantes. Reposant sur le postulat de
l’influence réciproque, elles se dégagent de l’emprise dogmatique
du déterminisme et du constructivisme, mais ce dégagement ne
suffit pas à assurer leur crédibilité – tout au plus la sympathie de
ceux que les dogmes mettent mal à l’aise. Le holisme est une
position métaphysique, mais pas une théorie qui pousse à l’action ;
en termes plus simples, tout est dans tout, mais pas n’importe
comment. La question essentielle demeure celle des modalités de
la coévolution.
À ce sujet, les études de terrain sur les TIC apportent de nom-
breux enseignements. Elles révèlent la diversité des rôles assignés
à la technologie par les acteurs des changements que celle-ci favo-
rise ou impulse. Elles montrent, d’une part, la nécessité de circons-
crire un champ d’investigation précis, de façon à pouvoir identifier
précisément les forces en présence, la nature des innovations et
l’ampleur du terrain concerné, et d’autre part, le besoin d’envisager
toujours un contexte sociétal élargi. Les facteurs explicatifs de la
coévolution des TIC et de la société appartiennent à de multiples
strates de l’organisation sociale, depuis l’individu jusqu’aux méca-
nismes de la mondialisation, en passant par les situations de travail,
les entreprises, les branches d’activité, les territoires, l’organisation
de la R&D, les modalités de la vie en société, les institutions poli-
tiques et d’autres encore.
230 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Contrairement au dilemme de la poule et de l’œuf, le dilemme


du déterminisme et du constructivisme ne se réduit pas à un pro-
blème de causalité circulaire. Un peu comme dans le modèle de la
triple hélice de Leydesdorff, l’enjeu est double : reconnaître à la
fois l’existence de dynamiques propres au système scientifique et
technique, à la société et aux institutions qui la gouvernent, et
montrer que ces dynamiques ont aujourd’hui atteint un niveau
élevé d’interdépendance, notamment sous la pression de
l’évolution technologique et de la transformation des modes de vie.
Ces considérations ont une incidence sur les politiques de re-
cherche et d’innovation dans le domaine des TIC. Ces politiques
prennent-elles en compte les perspectives ouvertes par la coévolu-
tion de la technologie et de la société ? La situation est paradoxale.
D’un côté, de nombreuses politiques de R&D, aussi bien au niveau
régional ou national que dans les programmes cadres européens,
sont encore marquées par la tradition déterministe. Il s’agit d’abord
de développer des technologies, puis d’en évaluer les impacts
potentiels. On rencontre notamment cette logique dans les volets
de R&D technologique du programme européen Information
Society Technologies (IST). D’un autre côté, il est de plus en plus
fréquent que les programmes de recherche s’intéressent au
contexte sociétal de production et de diffusion des innovations. Par
exemple, le même programme européen IST, déterministe dans ses
volets strictement techniques, consacre une partie de ses ressources
à des “mesures d’accompagnement” dont les lignes d’action adop-
tent le point de vue coévolutionniste. Toujours au niveau de la
Commission européenne, l’ouvrage déjà cité de Caracostas et
Muldur, La société, ultime frontière, est un plaidoyer en faveur
d’une approche coévolutionniste des relations entre science, tech-
nologie et société.
Pourquoi ce paradoxe persistant ? Pourquoi ces deux univers
communiquent-ils peu et mal ? Deux explications peuvent être
avancées. La première est assez classique : les acteurs économi-
ques dominants tiennent à garder le contrôle sur la recherche dans
le domaine des TIC et ne considèrent les aspects sociétaux que
comme des effets secondaires. La seconde explication se réfère
davantage à des arguments développés dans ce livre. L’approche
coévolutionniste doit encore convaincre. Elle doit non seulement
être solide sur le plan scientifique, mais aussi socialement robuste
et politiquement persuasive – encore le “mode 2”. Pour mieux
convaincre, il faut nouer des alliances, tisser des réseaux, dévelop-
per une rhétorique, bref prendre quelques leçons judicieusement
Conclusions 231

choisies chez les socioconstructivistes. Il faut aussi abandonner les


querelles de chapelles, renoncer au foisonnement des théories
redondantes, préférer le pragmatisme et l’éclectisme.
Ces orientations sont particulièrement pertinentes pour la re-
cherche dans le domaine “TIC et société”. Elles peuvent se décli-
ner en quelques recommandations concrètes, susceptibles
d’améliorer non seulement la compréhension des modalités de
coévolution de la technologie et de la société, mais aussi
d’intervenir sur les options, les choix et les processus de “façon-
nage social”.
Tout d’abord, pour qu’une recherche “TIC et société”
conduise à des résultats pertinents, elle doit rendre ses objectifs
explicites, circonscrire son champ d’investigation et hiérarchiser
les influences des différents niveaux de contexte. Il est utile de
distinguer la valeur empirique d’une recherche, c’est-à-dire la
manière dont les hypothèses sont mises à l’épreuve par les faits, et
sa valeur heuristique, c’est-à-dire les perspectives qu’elle ouvre
pour la compréhension des relations entre TIC et société, éventuel-
lement au-delà de son champ d’investigation initial.
Ensuite, comme nous l’avons déjà souligné, la pertinence des
hypothèses, des concepts et des méthodes dépend du niveau
d’observation, du but de l’investigation et de la dimension tempo-
relle envisagée. Ce sont donc ces trois critères qui devraient guider
le choix des concepts à mobiliser. C’est la nature de la problémati-
que étudiée qui doit déterminer, notamment, le dosage des ingré-
dients coévolutionnistes, déterministes ou constructivistes. Trop
souvent, des thèmes de recherche sont instrumentalisés pour ap-
puyer telle ou telle théorie, plutôt qu’en fonction de leur intérêt et
de leur importance dans la société. C’est un travers de la recherche
académique, qu’on ne retrouve que plus rarement dans la recherche
orientée vers l’action.

III. La responsabilité sociale des concepteurs de la


technologie et des acteurs du changement
Un enjeu clé du dilemme du déterminisme et du constructi-
visme est celui de la capacité et des marges d’intervention humaine
dans l’évolution technologique. Le dilemme n’est pas purement
académique, il se rapporte à l’action. Il interpelle aussi la respon-
sabilité éthique et sociale des concepteurs.
232 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

Dans l’optique du déterminisme technologique brut, la capaci-


té d’intervention humaine est limitée. Elle prend principalement
deux formes. La première est l’opposition à un projet technologi-
que, au nom de ses conséquences négatives pour la société. Pour
être efficace, cette opposition doit se structurer en réseaux
d’individus, en associations, en mouvements. En général, la straté-
gie d’opposition consiste à montrer que le projet technologique
doit être rejeté parce qu’il constitue une mauvaise réponse à une
mauvaise question. Une nouvelle formulation de la question ou de
l’enjeu devrait entraîner la mise en œuvre d’un projet technologi-
que différent, dont les impacts sociétaux seraient moins domma-
geables, ou franchement positifs. La seconde forme d’intervention
humaine se situe dans le domaine de l’éthique de la technologie.
Nous avons vu dans le chapitre I comment certains auteurs, comme
Gilbert Hottois ou Hans Jonas, tentent de définir des critères éthi-
ques extérieurs à la logique du système technicien. L’éthique
permet alors de fixer des limites et de recommander des bonnes
pratiques, aussi bien dans la conception que dans les usages des
technologies. En dernier recours, il reste la possibilité de se mettre
en retrait pour des raisons éthiques, de prendre une position
d’objecteur de conscience, comme l’ont fait de nombreux cher-
cheurs ou ingénieurs face à des développements technologiques
militaires, par exemple.
Le déterminisme maîtrisable laisse une place beaucoup plus
large à l’intervention humaine, puisqu’il repose sur la notion de
maîtrise de la technologie par la société. Les décisions relatives
aux choix technologiques sont le résultat d’un processus d’action
collective, à quelque niveau que ce soit : décision politique, débat
démocratique, négociation sociale, orientation stratégique d’une
entreprise, etc. Les concepteurs de la technologie sont impliqués
dans ce processus, à double titre : au nom de leur expertise spécifi-
que et en tant que citoyens ou utilisateurs. La responsabilité des
concepteurs à l’égard de la société s’exprime non seulement sur le
plan moral, mais aussi et surtout dans la pratique professionnelle.
Le travail d’un concepteur – chercheur, ingénieur, informaticien –
ne se limite plus aux tâches techniques. Le concepteur doit élucider
les options sous-jacentes à ses préférences, s’engager dans des
procédures de dialogue avec d’autres acteurs, en dehors de la
sphère technologique, communiquer, débattre. Il confronte son
expertise à celles d’autres disciplines. La notion de déterminisme
maîtrisable repose ainsi sur une nouvelle vision de la responsabilité
sociale des scientifiques.
Conclusions 233

Le constructivisme social induit une représentation paradoxale


de l’action humaine vis-à-vis de la technologie. D’une part, tout
projet technologique est socialement construit et est donc le résul-
tat des interventions et interactions humaines. Les marges de man-
œuvre sont a priori très larges et, si elles se restreignent, ce n’est
certainement pas dû à la technologie, mais à l’action volontaire des
acteurs impliqués ou à une modification du contexte social. Les
succès ou les échecs des projets technologiques résultent d’un
processus social de restriction et de stabilisation du “technique-
ment possible”. D’autre part, un des risques du socioconstructi-
visme est de dédouaner les spécialistes des sciences et des techno-
logies de toute responsabilité sociale ou éthique vis-à-vis des
conséquences de leurs activités, puisque celles-ci sont des cons-
tructions qui leur échappent.
La question du déterminisme et du constructivisme dépasse
donc l’enjeu d’une querelle d’école. Elle n’est pas non plus un
simple avatar de la querelle des anciens et des modernes.
La position coévolutionniste interpelle la responsabilité so-
ciale et professionnelle des concepteurs et praticiens de la techno-
logie. Sur le plan de la responsabilité sociale, la coévolution impli-
que que l’action des acteurs humains sur la technologie est en
même temps une action sur les organisations, les structures, les
institutions. Sur le plan de la responsabilité professionnelle, les
méthodes de travail doivent incorporer une dimension réflexive
qui, traditionnellement, n’est pas toujours exigée des chercheurs,
des ingénieurs ou des informaticiens : élucider les présupposés
sous-jacents à des choix techniques, s’engager dans des procédures
de dialogue avec des profanes, assumer une fonction d’expert tout
en la situant dans son contexte.
Dans le cas des concepteurs des TIC, l’exercice de cette res-
ponsabilité sociale et professionnelle demande un élargissement du
portefeuille de compétences. Les études que nous avons menées
sur l’évolution des métiers des TIC soulignent l’importance crois-
sante des compétences non techniques chez les informaticiens et
autres spécialistes des TIC. Trois catégories de compétences non
techniques sont mises en avant : les compétences systémiques, qui
permettent d’appréhender les possibilités et contraintes des diffé-
rentes configurations techniques envisageables ; les compétences
d’organisation et de gestion, afin de maîtriser la dimension organi-
sationnelle dans la construction des solutions et configurations
logicielles ; les compétences relationnelles, c’est-à-dire s’intégrer
234 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

dans une dynamique de changement, savoir communiquer et trou-


ver un langage commun avec des interlocuteurs très variés. Toutes
trois sont pertinentes pour assumer les responsabilités sociales et
professionnelles demandées par la perspective coévolutionniste.
Par ailleurs, elles sont nécessaires dans un domaine qui évolue de
plus en plus selon les caractéristiques du “mode 2” de production
des connaissances et des innovations, où la contextualisation des
savoirs et des méthodes est un facteur et un critère de progrès.
La responsabilité sociale des concepteurs de la technologie est
donc un enjeu clé. À la fois résultat et moyen de l’action des ac-
teurs humains, la technologie traduit la prise de responsabilité de
ses concepteurs et transmet les valeurs qu’ils y ont incorporées.
Toutefois, les ingénieurs, chercheurs et autres concepteurs ne
sont pas esseulés face à un destin technologique qui s’imposerait à
eux. Ils ne sont pas non plus les simples jouets de rapports sociaux
qui les dépassent. C’est que ce nous apprend la critique du déter-
minisme technologique et du constructivisme social. Tout déve-
loppement technologique implique une multiplicité d’acteurs de
changement, à tous les niveaux : dans les stratégies de modernisa-
tion des entreprises, dans la conduite des politiques d’innovation,
dans les mesures d’accompagnement social, dans l’éducation, la
formation et la culture, dans la mise en œuvre de processus de
débat et de décision plus démocratiques. La question de l’engage-
ment et de la responsabilité sociale se pose aussi pour tous ces
acteurs, au même titre que pour les “technologues”.
Dans ce sens, la technologie est bien un jeu de société. Non
pas un jeu de hasard ou un jeu de cache-cache, mais un jeu de
stratégie.
Si ce livre a pu convaincre que les questions théoriques de la
relation entre technologie et société ne peuvent pas être dissociées
de l’importance de la technologie en tant que champ d’engagement
social, alors il a atteint son objectif.
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Table des matières

INTRODUCTION ........................................................................... 5

CHAPITRE I
L’HÉRITAGE DU DÉTERMINISME TECHNOLOGIQUE ................... 11
I. Le déterminisme technologique à l’état brut :
la filiation de Jacques Ellul.......................................... 12
1. Jacques Ellul et la notion de système technicien.... 12
2. L’informatique, étape décisive dans la
structuration du système technicien ....................... 17
3. Les racines de la pensée d’Ellul, de Marx à
Heidegger............................................................... 18
4. Les émules d’Ellul, de Herbert Marcuse aux
altermondialistes .................................................... 19
II. Le déterminisme maîtrisable : la notion de choix
technologique .............................................................. 24
1. Les choix technologiques....................................... 24
2. Science, technologie et démocratie :
Jürgen Habermas.................................................... 26
3. Maîtrise sociale de la technologie, négociation des
choix technologiques.............................................. 28
4. Anticiper, évaluer, débattre : la première
génération du technology assessment .................... 35
5. Maîtrise de la technologie et éthique de la
responsabilité : Hans Jonas ................................... 39
6. Le combat contre l’optimisme technologique et la
neutralité des techniques ........................................ 43

CHAPITRE II
LE CONSTRUCTIVISME SOCIAL ET SON AIRE D’INFLUENCE ....... 45
I. Le constructivisme, héritier du programme fort de la
sociologie des sciences ................................................ 45
II. Les théories constructivistes de l’innovation
technologique .............................................................. 52
1. La théorie de la traduction et de l’acteur réseau :
Michel Callon, Bruno Latour ................................. 53
2. Le modèle de construction sociale de la
technologie : Wiebe Bijker, Trevor Pinch.............. 59
250 LA TECHNOLOGIE, UN JEU DE SOCIÉTÉ

3. L’approche ethnographique du monde social des


techniques : Madeleine Akrich, Dominique Vinck 64
III. Les différentes critiques du constructivisme ............... 66
1. La remise en cause des fondements philosophiques
du constructivisme ................................................ 67
2. La critique sociologique du socioconstructivisme . 72
IV. Les TIC, parent pauvre du socioconstructivisme ?...... 77
1. À la recherche des TIC dans l’univers
socioconstructiviste................................................ 78
2. La théorie de l’acteur réseau face aux TIC :
des lacunes et des atouts......................................... 79
3. Le modèle SCOT et les TIC : une pertinence
parfois suggérée, mais peu testée ........................... 83

CHAPITRE III
LES PERSPECTIVES OUVERTES PAR LA COÉVOLUTION DE LA
TECHNOLOGIE ET DE LA SOCIÉTÉ ............................................. 85
I. L’apport décisif de quelques écoles sociologiques...... 88
1. La question du changement technologique dans la
sociologie du travail ............................................... 88
2. Technologies et organisations en coévolution ....... 94
3. L’angle de vue particulier de la sociologie des
usages................................................................... 101
II. À la recherche d’un cadre d’analyse cohérent
pour la coévolution .................................................... 106
1. Le “façonnage” social de la technologie (social
shaping of technology) ......................................... 106
2. La coévolution et l’informatique : la notion
d’informatique sociale selon Rob Kling............... 114
3. La seconde génération du technology assessment :
le TA constructif et le TA participatif.................. 117
4. Technologie et organisation : la théorie de la
structuration ......................................................... 124
III. La coévolution, un nouveau mode de production
des connaissances et des innovations ?...................... 131
1. Deux modes de production de la science et de la
technologie........................................................... 131
2. Le modèle de la triple hélice ................................ 137
3. Les critiques adressées au mode 2 et à la triple
hélice .................................................................... 140
Table des matières 251

CHAPITRE IV
L’AMBIVALENCE DES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION
ET DE LA COMMUNICATION (TIC)........................................... 145
I. Systèmes et programmes, un dualisme au cœur de
l’informatique ............................................................ 146
1. L’informatique système ....................................... 146
2. L’informatique programme.................................. 156
II. Malléabilité et rigidité, le double visage des TIC...... 160
1. Le logiciel, pierre angulaire de la malléabilité..... 160
2. L’exemple des systèmes de gestion intégrés
(ERP).................................................................... 165
3. L’exemple du rôle des TIC dans l’intensification
du travail .............................................................. 173
III. Des technologies de l’information à la société de
l’information.............................................................. 181
1. Les désillusions déterministes.............................. 181
2. La nécessaire synergie entre innovations
technologiques et changements sociétaux............ 183
3. Échec et transformation d’un projet techniciste :
l’exemple du télétravail........................................ 186
IV. Les TIC et les mutations du travail............................ 194

CHAPITRE V
POUR UNE APPROCHE ÉCLECTIQUE ET PRAGMATIQUE DE LA
COÉVOLUTION DE LA TECHNOLOGIE ET DE LA SOCIÉTÉ ......... 199
I. Le besoin d’un renouveau de l’approche
coévolutionniste......................................................... 199
II. Une conception éclectique......................................... 202
III. Une conception pragmatique ..................................... 211

CONCLUSIONS
AU-DELÀ DU DÉTERMINISME TECHNOLOGIQUE ET DU
CONSTRUCTIVISME SOCIAL ..................................................... 217
I. De Ellul à Latour, de Habermas à Nowotny :
un itinéraire................................................................ 217
II. Un renouvellement du débat technologie et société .. 228
III. La responsabilité sociale des concepteurs de la
technologie et des autres acteurs du changement ...... 231

BIBLIOGRAPHIE ...................................................................... 235


TABLE DES MATIÈRES ............................................................. 249
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