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Marchal M1

Elric

Théorie des Formes Audiovisuelles :


Le Spectaculaire au Cinéma

La Captation de Concert Rock par


Martin Scorsese, Jonathan Demme et David Lynch

Étude des films Shine a Light (2008), Stop Making Sense (1984) et Duran Duran : Unstaged
(2014) :

« L’histoire l’a prouvé, le rock est du côté de la jeunesse », est la phrase qui ouvre le texte de
Julien Fonfrède sur les liens entre la musique rock et le septième art 1. Puisque le rock est du côté de
la jeunesse il n'est pas étonnant qu'une génération de jeunes cinéastes des années 70 soient
passionnés par ce style musical et lui ai consacrés plusieurs films. Parmi ces films, nous pouvons
retrouver la comédie musicale Hair de Miloš Forman (1979) ou encore Nashville de Robert Altman
(1975) qui sont des films de fictions. Mais ce qui va nous intéresser ici, c'est un genre de film plus
proche du documentaire que de la fiction : le concert filmé. Nombreux sont les groupes de rock à
avoir capturé leur performances sur scène avec une caméra dans le but d'en faire un film, c'est une
pratique que l'on retrouve pour des concerts « exceptionnels » tels que le Live at Pompéi de Pink
Floyd, concert qui a eu lieu en 1972 dans les ruines de l'antique cité romaine sans public présent,
capturé par Adrian Maben un réalisateur qui a officié toute sa carrière dans le documentaire. Un
autre concert filmé culte des années 70 que nous pourrions citer est le film Woodstock de Michael
Wadleigh tourné en 1969 lors du festival du même nom et qui alterne en séquence de concert
filmées et des séquences qui montrent les coulisses du festival. Ce film est intéressant, car, à son
générique, nous pouvons retrouver crédité en tant qu’assistant-réalisateur et monteur Martin
Scorsese2.
La musique rock a toujours eu une place importante dans la filmographie du cinéaste américain. Il
a, entre autres, consacré plusieurs documentaires à des groupes de rock le plus fameux étant La
Dernière Valse en 1978 consacré au concert d'adieu du groupe The Band, le film est structuré de la
même manière que Woodstock et alterne entre des séquence du dit concert et des entretiens avec les

1 Fonfrède, J. (2020). Les enfants du rock. 24 images, (194), 80–85


2 On retrouve aussi aux mêmes postes que Scorsese, Thelma Schoonmaker sa monteuse attitrée depuis Raging Bull
(1980)
membres du groupe. En 2008 Martin Scorsese, enregistre un concert des Rolling Stones au Beacon
Theatre et en fait un film documentaire Shine a Light, qui contrairement à La Dernière Valse, est
essentiellement composé du concert en lui-même malgré la présence que quelques images
d'archives des Stones entre certains morceaux.
Jonathan Demme est un cinéaste américain dont la carrière fut, comme Martin Scorsese, lancée
par le producteur/réalisateur Roger Corman au courant les années 70. Si, comme son homologue
cité précédemment, Demme est aujourd'hui principalement reconnu pour ses films de fictions tels
que Philadelphia (1993) et Le Silence des Agneaux (1991) qui seront tout deux auréolés de succès
critique et public allant jusqu'à recevoir plusieurs oscars, il a aussi une carrière prolifique dans le
documentaire et dans le documentaire musical (il a réalisé plusieurs films sur le musicien Neil
Young entre autres). Sa première incursion dans le cinéma documentaire s'est faite en 1984 avec le
film Stop Making Sense, captation de trois concerts du groupe Talking Heads au Pantages Theatre
remontés pour donner l'illusion d'un seul concert. Comme pour Shine a Light le film consiste
principalement en la captation des concerts et ne possède pas de séquences d'entretiens avec les
musiciens.
Ayant lui aussi débuté dans les années 70, David Lynch n'est cependant pas un habitué du genre
du documentaire puisqu'il n'en a réalisé que trois. Le premier, nommé Eraserhead Stories (2001),
dans lequel il revient sur la production compliquée de son premier long-métrage, le second porte sur
la méditation transcendantale et enfin, le dernier, que nous allons étudier, Duran Duran : Unstaged
(2014) captation d'un concert du groupe Duran Duran au Mayan Theatre. Le concert fait partie
d'une série de concerts collaboratifs entre musiciens et cinéastes de renoms appelée American
Express Unstaged. Mais Lynch entretient des liens étroits avec le monde de la musique et du rock,
car il a réalisé plusieurs clips pour des groupes comme Nine Inch Nails ou Moby. Il est aussi à
l'origine de plusieurs albums ainsi que de la création d'un spectacle musical avec son collaborateur
Angelo Badalamenti nommé Industrial Symphony No. 1: The Dream of the Broken Hearted datant
de 1990.
Sur le principe, le concert filmé peut sembler paradoxal, car l'intérêt premier d'un concert, c'est, a
priori, d'entendre et voir un groupe en vrai et une captation vidéo ne pourrait pas offrir la même
expérience que d'assister directement au concert. Cependant, nous allons voir ici comment trois
cinéastes réputés pour leurs films de fictions ont mis en scène des concerts et comment cette mise
en scène relève du spectaculaire afin de donner un intérêt nouveau au concert. Pour cela, nous
verrons dans un premier temps quels sont les points communs entre les trois films, puis, dans un
second temps nous étudierons les spécificités de chacun d'entre eux.

Commençons maintenant par étudier les points communs entre les films de Scorsese, Demme et
Lynch.

Le premier élément que l'on retrouve dans chacun des films, c'est le très grand nombre de plans de
caméra différent. Par exemple pour Shine a Light, il n'a fallu pas moins de 16 caméras différentes
pour capturer l'entièreté du concert, chacunes placées à un endroit différent de la salle. Comme dit
précédemment, Stop Making Sense est un assemblage de trois concerts différents ayant eu lieu dans
la même salle, le fait d'avoir enregistré le même concert sur trois jours différents à permis à Demme
de capturer un même instant à plusieurs endroits différents et ainsi d'avoir un grand nombre de plans
dans le montage de son film. Le grand nombre de plans différents additionné au montage plutôt
rapide des films permettent aux images d'accompagner la musique, le dynamisme de la musique
rock des groupes est retranscrit au plan visuel grâce au montage.
Parmi les nombreux plans présents dans les trois films, il y en a un type qui revient dans chacun
d'entre eux, c'est le plan sur le public. Les trois films montrent régulièrement les réactions du public
face au concert dans une volonté de ne pas simplement filmer le concert, mais aussi en retranscrire
« l'ambiance », la façon dont les groupes happent leur public et comment ce public reçoit le concert.
Des plans de Stop Making Sense et Shine a Light sont même directement pris depuis le public,
comme pour simuler un plan à la première personne d'un spectateur qui assisterait au concert.
Un autre point commun des nombreux plans capturés par Scorsese, Demme et Lynch, c'est leur
mouvement. Quasiment tous les plans des trois films sont en mouvement, que ce soit des travellings
qui accompagnent les musiciens dans leur déplacement, des zooms sur les mains des guitaristes
lorsqu'ils jouent ou des panoramiques à 180° afin de faire un lien direct entre la scène et le public.
Les films débordent de mouvements de caméra, toujours dans cette idée de retranscrire à l'image le
rythme de la musique.
Afin de rendre honneur à la performance des musiciens, les trois films comportent aussi de
nombreux gros plans ou plans serrés sur chaque musicien, ces plans venant en quelques sortes les
isoler de la scène et mettre en lumière leurs performances respectives (par exemple un gros plans
sur les mains d'un guitariste lors d'un solo ou un plan serré sur un chanteur/choriste lors d'une
envolée lyrique).
Un élément que l'on retrouve dans Stop Making Sense et Shine a Light, c'est la mise en scène de
l'arrivée des musiciens sur scène. Le film de Demme s'ouvre sur les pieds du chanteur et leader des
Talking Heads, puis la caméra suit les pieds du chanteur en mouvements jusqu'à ce qu'il arrive sur
scène, elle remonte alors progressivement jusqu'au visage du chanteur alors qu'il commence sa
chanson. Et chaque membre du groupe aura le droit à sa petite introduction pour son entrée sur
scène. Dans Shine a Light, Scorsese met en scène, dans une brève introduction, l'avant-concert, on y
voit les Stones faire des photos et serrer des mains à des invités prestigieux, puis il les filme entrant
sur scène depuis les backstages et depuis le public. Le fait de mettre en scène l'arrivée des
musiciens sur scène crée une sorte d'immédiateté à l'instant où ils sont sur scène, comme un second
démarrage du film après le générique de début.
Ce qu'il y a d'intéressant avec l'ouverture de Shine a Light, c'est qu'elle a en commun avec celle de
Duran Duran : Unstaged de mettre en scène le réalisateur lui-même. Dans Shine a Light, Scorsese
se montre occupé, en pleins préparatifs du concert à venir, c'est une sorte de micro making off où on
voit le réalisateur au travail. Dans Duran Duran : Unstaged, Lynch ouvre le film depuis son bureau
et fait une présentation de ce qui va suivre. Il nous avertit que ce que nous allons voir n'est pas un
concert « normal » mais qu'il s'agit d'une expérimentation. Avec cette introduction, Lynch crée
l'événement, son film ne sera pas un concert normal, ce sera plus, il nous avertit d'emblée de la
valeur qu'il a ajoutée au concert.

Étudions maintenant les spécificités de chaque films en commençant par Shine a Light de Martin
Scorsese.

Beaucoup de choses ont déjà été mentionnées précédemment sur la mise en scène de Shine a
Light. Revenons sur l'avant-concert mis en scène par Scorsese. En plus des préparatifs de ce dernier
d'un point de vue visuel, le cinéaste filme les répétitions des musiciens mais aussi les échanges qu'il
a eu avec eux à propos du choix des morceaux et de la « chorégraphie » du concert. Dans cette
introduction, nous voyons aussi toute la machinerie nécessaire à la performance (les caméras, grues,
lumières, les régisseurs sons et lumières etc). Cet avant-concert est là comme pour nous préparer à
quelque chose de gros, l'importance accordée aux préparatifs du concert font de ce dernier un
événement pour le spectateur (impression renforcée par la présence à l'écran des invités d'honneur
du concert, l'ancien président Bill Clinton et sa famille par exemple).
Pour revenir sur les mouvements de caméra, nous avons dit plus tôt, que Scorsese s'était équipé de
plusieurs grues pour filmer le concert. Ces grues permettent au cinéaste de faire d'impressionnants
travellings avant et arrière qui viennent lier le public et les musiciens. En plus de retranscrire
l'alchimie que les Rolling Stones parviennent à créer avec leur public en concert, ces mouvements
de grues viennent donner de l'ampleur au concert, ils rendent la captation spectaculaire de par sa
virtuosité.
Comme dit en introduction, le film possède des parties qui sont des images d'archives d'interviews
des Rolling Stones. Ces images ne sont pas insérées dans le film dans le but de retracer l'histoire du
groupe ou d'en apprendre plus sur les musiciens. Elles font plus office de transition entre plusieurs
morceaux, elles donnent du rythme, marquent une pause à plusieurs moments du concert, comme
pour laisser le spectateur respirer après un important enchaînement d'images et de musiques. Encore
une fois, c'est dans un but de retranscrire à l'image les sensations d'un concert, car les courtes pauses
entre deux morceaux sont monnaie courante dans les concerts de rock (pour que les musiciens se
désaltèrent, changent d'instruments etc). Sauf qu'au lieu de filmer ces moments de flottement,
Scorsese met des images d'archives pour ne pas perdre l'attention du spectateur du film, là où le
spectateur de concert peut difficilement perdre l'attention même pendant une pause des musiciens.

Étudions maintenant les spécificités de Stop Making Sense de Jonathan Demme.

Dès le générique du début, nous pouvons voir que le film (et par extension les concerts) a été
entièrement chorégraphié et donc que rien ne sera laissé au hasard durant le concert. Cette mention
au générique vient faire du concert un événement pour le spectateur du film, ce n'est pas
simplement un concert filmé parmi tant d'autres, celui-ci a été chorégraphié (par le chanteur des
Talking Heads), il possède donc quelque chose d'unique (paradoxal puisque le film est un
assemblage de la captation de trois concerts différents).
Sur la question du spectaculaire dans ce film, nous pouvons dire que ce sont les musiciens qui
sont le plus spectaculaire. Comme dit en introduction, ils ont tous le droit à une mise en scène de
leur arrivée sur scène qui se fait au fur et à mesure des morceaux 3. Ensuite, les mouvements et plans
de caméras viennent les rendre spectaculaire. À plusieurs moments, la caméra tourne autour d'eux,
ils sont filmés en contre-plongée ce qui leur donne de la grandeur, lorsqu'ils dansent la caméra
accompagne leurs mouvements. La mise en scène du film est au service de leur performance. Le
montage vient même retranscrire l'alchimie entre eux lors de certains morceaux où un montage
parallèle est fait entre plusieurs musiciens ce qui donne la sensation d'un échange entre eux. Comme
s'ils discutaient avec leur instruments.
L'autre élément particulièrement spectaculaire du film, c'est la lumière et le décor. Le décor
change à plusieurs reprises au long du concert, au début, il s'agit d'un hangar impersonnel, puis, un
rideau noir vient cacher le hangar et sur ce rideau seront projetées des images principalement des
mots. Plus tard le rideau deviendra rouge, le décor évoluant et s'adaptant en fonction des chansons.
Pour la lumière, il est bon de rappeler que le chef opérateur du film n'est autre que Jordan
Cronenweth, célèbre directeur de la photographie des années 80. Les jeux de lumières sont
3 Le film débute avec uniquement le chanteur, puis la bassiste arrive au deuxième morceau, puis le guitariste, puis le
batteur etc...
nombreux dans le film, entre les stroboscopes, les ombres projetées, les éclairages des musiciens en
contre-èplongée, s'il n'y avait pas le contexte du concert l'éclairage du film pourrait croire à une
œuvre expérimentale.

En parlant d’œuvre expérimentale, puisque c'est ainsi que son auteur la qualifie, étudions
maintenant les spécificités de Duran Duran : Unstaged de David Lynch.

Dans la captation du concert de Duran Duran par Lynch, la dimension spectaculaire du film est
peut-être la plus évidente des trois films choisis ici. En effet dès la présentation du projet par Lynch,
nous pouvons nous faire une idée de ce qui va suivre, l'image est en noir et blanc et des flashs
lumineux sont en mouvement en surimpressions. Par bien des manières, le film de Lynch rappelle le
cinéma des premiers temps. Le choix du noir et blanc dans un premier temps, les seules notes de
couleurs du film seront ajoutées en surimpression à l'image donnant la sensation qu'elles sont
peintes sur l'image, comme les effets de fumée bleue ou encore la chevelure d'un des musiciens qui
sera mise en couleur. L'utilisation des surimpressions aussi peu rappeler les films de Méliès, de
même que les marionnettes que l'on voit parfois font penser aux « trucs » du célèbre magicien
cinéaste.
Ensuite, le film comporte énormément d'effets de déformations de l'image, que ce soit le choix
d'objectifs fish-eye pour filmer le public ou encore le passage de l'image en négatif et sa saturation.
La volonté de Lynch semble ne pas être la même que Demme ou Scorsese, il ne cherche pas à
recréer les sensations du concert par l'image, mais fait de ce concert le support d'une œuvre
expérimentale. Le spectaculaire du film ne vient donc pas de la captation même du concert, mais de
ce Lynch y a ajouté. Cependant, Lynch ne met pas la musique de Duran Duran au second plan
puisque tous les effets qu'il ajoute, les objets qu'il insère en surimpression, les images de maisons ou
d'autoroute, les marionnettes et figurines (qu'il a probablement fabriqué lui-même) sont toujours en
liens avec les chansons.
Parfois, le cinéaste plasticien, ajoute aussi des sons par-dessus les musiques de Duran Duran,
comme des enregistrements audios, des sons de cassettes et des sons de pluie. Si le film rappelle
parfois le cinéma des premiers temps, il n'en demeure cependant pas moins un film de son temps
car, Lynch utilise de nombreux effets numériques, comme du bruit sur l'image, des effets spéciaux
en images de synthèse (une planète qui tourne par exemple).
En conclusion, nous pouvons dire que ces trois films possèdent un aspect spectaculaire, mais que
celui-ci ne se manifeste pas de la même façon. Chez Scorsese et Demme, il y a une volonté de
recréer par l'image la sensation d'assister au concert même. Mais Shine a Light mise plus sur une
virtuosité des mouvements de caméra alors que Stop Making Sense privilégie les effets de lumières
et une mise en valeur des musiciens en les filmant régulièrement du point de vue du public. La
dimension spectaculaire du film de Lynch est elle très différente des films de Demme et Scorsese.
Si le réalisateur Angelin adopte comme ses homologues New-Yorkais une mise en scène faisant la
par belle aux mouvements de caméra, il ne cherche pas à recréer les sensations du concert, mais
plutôt créer une expérience nouvelle par le mélange entre ses images et la musique de Duran Duran,
expérience qui n'en demeure pas moins spectaculaire de par son originalité formelle.
Bibliographie :
_Fonfrède, J. (2020). Les enfants du rock. 24 images, (194), 80–85
_Grenier, P. (2017). Jonathan Demme : pour l’amour du cinéma… et de la musique. Séquences : la
revue de cinéma, (309), 54–55
_J.P. Telotte, "Scorsese's "The Last Waltz" and the Concert Genre", Film Criticism, Vol. 4, No. 2
(Winter 1980), pp. 9-20
_Brendan Braker, M, Shine a Light : The Rolling Stones on Film, from The Cambridge Companion
to the Rolling Stones, Cambridge University Press, pp 165 - 183

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