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Résumé
Qu'on les qualifie d'innovation ou de changement, les processus de transformation que connaissent des organisations telles que
les entreprises ou les institutions éducatives, reposent toujours semble-t-il sur la mise en œuvre de collectifs adhoc. Mais
n'assiste-t-on pas actuellement, dans ces diverses organisations - professionnelles et éducatives - traversées par des
processus d'apprentissage et le déploiement des technologies de l'information et de la communication (TIC), à la constitution de
nouvelles formes de collectifs ? Les auteurs interrogent ces formes en insistant sur les ambiguïtés ou les tensions irréductibles
qu'elles semblent receler : tensions non seulement du technique ef de l'humain, mais aussi du formel et de l'informel, finalement
: de la communauté et du réseau.
Choplin Hugues, Craipeau Sylvie, Cortesi-Grou Nicole, Perrier Françoise. Communauté ou réseau ? A partir de l'étude d'un
collectif professionnel. In: Communication et langages, n°144, 2ème trimestre 2005. Dossier : Les collectifs d'apprentissage à
l'épreuve du changement. pp. 13-23.
doi : 10.3406/colan.2005.3332
http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2005_num_144_1_3332
Communauté
ou réseau ?
À partir de l'étude
d'un collectif professionnel
HUGUES CH0PUN
SYLVIE CRAIPEAU
NICOLE CORTÉSI-GROU
FRANÇOISE PERRIER
Sur un plan empirique, l'article s'ancre dans une étude Qu'on les qualifie d'innovation ou de
de la mise en place d'un collectif de professionnels - des changement, les processus de
mécaniciens - soutenus par les TIC (l'internet) dans une transformation que connaissent des
grande organisation publique française2. Objet de dissensus organisations telles que les entreprises
au sein de notre groupe pluridisciplinaire de recherche (le ou les institutions éducatives,
GRAIC3), l'analyse de ce collectif spécifique met en reposent toujours semble-t-il sur la mise
particulier en lumière, comme nous le verrons, la question
en œuvre de collectifs adhoc\ Mais
suivante. Est-il déterminé par la constitution d'un commun,
n'assiste-t-on pas actuellement, dans
que pourraient favoriser les TIC dans la mesure où elles
ces diverses organisations -
jouent, d'un point de vue psychosociologique, le rôle de corps
symbolique - ou bien au contraire désigne-t-il plutôt, dans professionnelles et éducatives -
une perspective davantage sociologique, une nouvelle figure traversées par des processus
organisationnelle, structurée autour de rengagement sans d'apprentissage et le déploiement
appartenance commune des acteurs ? Finalement et au-delà des technologies de l'information et
même du terrain analysé : dans quelle mesure les de la communication (TIC), à la
ambiguïtés ou les tensions de ce type de collectif renvoient-elles, constitution de nouvelles formes de
ou non, à une communauté sans substance - comme nous le collectifs? Les auteurs interrogent
dirons à la lumière d'analyses philosophiques ces formes en insistant sur les
contemporaines -, autrement dit à un « être-en-commun » tranchant
ambiguïtés ou les tensions
sur un « être commun », toujours menacé de revendication
irréductibles qu'elles semblent receler :
identitaire ?
tensions non seulement du
technique ef de l'humain, mais aussi du
formel et de l'informel, finalement :
1. Cf. par exemple F. Cros (dir.), Dynamiques du changement en éducation de la communauté et du réseau.
et en formation. Considérations plurielles sur l'innovation, Paris, IUFM,
INRP, 1998 ; N. Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000.
2. Cette étude s'est déployée dans le cadre du projet « Communautés
d'Apprentissage et TIC » (CATIC, crédits incitatifs du Groupe des Écoles
des Télécommunications, 2003).
3. Groupe de Recherche sur l'Autonomie, l'Innovation et la Coopération.
Ce groupe s'attache à convoquer et à articuler les registres en particulier
de la psychosociologie, de la sociologie et de la philosophie.
et soudé, la liste de diffusion figurant « les absents » (les ateliers des mécaniciens
sont dispersés) en présence groupale perçue et vécue comme sécurisante.
L'analyse des schémas de présentation du collectif révèle elle aussi, un espace réel,
l'espace national, sillonné dans tous les sens par une véritable toile 6. Cette toile,
figurée de différentes façons (en nuages ou formes géométriques), est présentée
comme significative de la progression de la prise (au sens où quelque chose
prend) du collectif et, partant, de son succès.
De la même façon, l'usage du réseau s'inscrit dans une temporalité spécifique
(par rapport à la temporalité professionnelle), scandée par le rythme des
échanges. Temporalité réelle, d'une disponibilité et d'une écoute aux difficultés
des autres, qui se double d'une temporalité imaginaire que représente un rythme
collectif, espace de temps pris sur les marges du temps professionnel, qui au fil
des usages est devenu quasi rituel. Même si on n'utilise pas la liste on vient y
participer, passivement, ce temps imparti signifiant une appartenance au groupe.
Enfin, les affects qui circulent via le collectif semblent particulièrement
intenses : « (...) ça nous permet de voir si dans leurs coins certains ne sont pas en
perdition, (...) comment leur carrière s'organise... C'est échanger son savoir
faire, rencontrer d'autres, ne plus être seuls, c'est la fraternité ! ». Ces affects
débordent largement le cadre d'une fonction opératoire initialement impartie à
l'usage de la liste.
L'articulation des dimensions spatio-temporelles, des affects, des discours qui
les accompagnent et des représentations graphiques, nous semble constituer un
ensemble de facteurs qui soutient à la fois des pratiques collectives, des
représentations et une forme (gestalt) qui acquiert valeur symbolique et pérenne : « même
s'il n'existait plus, le réseau existera toujours, on a les listes de tous les gens
intéressants à ne pas perdre de vue ». Ces différents facteurs peuvent-ils laisser penser
que les TIC acquièrent une dimension de corps symbolique ? Sont-ils autant
d'indices que les TIC sont investies d'une fantasmatique archaïque, d'un corps
qui pourrait être mis en perspective avec les différentes fonctions imaginaires du
corps : le corps comme contenant (travaux de D. Winnicott), le corps comme
renvoi spéculaire (travaux de J. Lacan) et le corps comme schéma de
représentation entre les espaces réels et imaginaires (travaux de Sami-Ali) 7 ? Que cette
fantasmatique serve ici de support à une fonction symbolique qui apporte au
groupe un support d'existence, un support identificatoire sur lequel étayer un
remaniement profond des représentations antérieures, un ancrage à la fois réel et
imaginaire qui rend possible la construction d'un discours collectif et
accompagne l'élaboration d'une subjectivité collective : telle est donc notre question.
À la lumière de cette lecture, il semble finalement légitime de qualifier le
collectif des mécaniciens de commun- auté. Le corps symbolique que paraissent
pouvoir désigner les TIC n'atteste-t-il pas que le collectif se structure autour d'un
commun - que ce corps précisément désigne - ou plus exactement de ce que sa
6. Frappante, cette image n'est pas sans rappeler le marquage territorial des bureaux de poste au début
du siècle dernier.
7. D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975 ; J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966 ; Sami-Ali,
Corps réel, corps imaginaire, Paris, Dunod, 1984 ; Le Corps, l'Espace et le Temps, Paris, Dunod, 1990.
8. On peut, à partir d'Habermas, distinguer ce niveau dialogique de trois autres niveaux : fonctionnel
(ou opératoire), théâtral et idéologique. Cf. J. Habermas, Théorie de l'agir comntunicationnel, Paris,
Fayard, 1987.
9. Cf. J. Lave, « Acquisition des savoirs et pratiques de groupe », Sociologie et sociétés, vol. XXIII, n° 1,
printemps 1991, p. 145-162 ; E. Soulier, « Les communautés de pratique au cœur de l'organisation
réelle des entreprises », Systèmes d'Information et Management, vol. 9, n° 1, 2004.
14. Les mécaniciens tentent de faire valoir leurs nouvelles compétences, de façon qu'elles soient
reconnues dans les instances officielles de recrutement, mais le collectif est ici encore un lieu de
régulations informelles et non un acteur collectif reconnu comme tel par l'organisation.
15. E. Dugué, « La gestion des compétences : les savoirs dévalués, le pouvoir occulté », Sociologie du
travail, n° 3, 1994.
16. F. Osty, Le désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, PUR, 2003.
17. J. Ion, B. Ravon, « Causes publiques, affranchissement des appartenances et engagement
personnel », Lien social et politique, RIAC, n° 39, 1998.
18. J. Ion, B. Ravon, op. cit., 1998. Nous soulignons.
19. Un exemple de propos de cette catégorie de professionnels : « Une confrérie, des compagnons où
n'importe quoi, c'est (...) une communauté parce qu'il y a un fil conducteur et chacun prend à son
compte une partie, mais je dirais presque inconsciemment quoi, il fait partie de... il est dedans, il est
intégré, il est de la même couleur, il a la même odeur, enfin il y a des tas de choses qui font que. . . Là
on est plutôt dans un système de séduction marchande ou je ne sais pas quoi, où on présente quelque
chose ».
20. J. Ion, B. Ravon, op. cit.
21. L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
« commun », s'il y en a un, qui peut faire tenir de nouvelles formes de collectif? Si les
deux analyses proposées s'accordent pour soutenir que ce commun n'est pas, ou
pas essentiellement, une identité préalable (quelle que soit la forme de celle-ci :
profession, territoire, etc.) -, elles divergent en cela que l'une,
psychosociologique, met en exergue la manière dont un commun, une subjectivité collective ou
un corps symbolique se constitue tout au long du déploiement du processus
collectif, alors que la seconde, sociologique, en vient à remettre en cause la
pertinence même de l'idée d'un commun, du moins en tant qu'elle désigne une œuvre
ou une histoire commune ou mieux encore un pouvoir collectif.
Dans un travail précédent, nous avions proposé l'idée de communauté
d'apprentissage pour prendre en charge les tensions ou contradictions que les
nouveaux collectifs nous paraissaient pouvoir receler22. Nous proposons ici, en
guise de conclusion de cet article, de reformuler cette question du commun - et
notre dissensus associé - en mobilisant une figure philosophique contemporaine
de la communauté : celle de la communauté sans substance.
22. S. Craipeau (et al), « Communautés d'apprentissage et innovation dans les dispositifs de
formation : une perspective critique » in H. Choplin (dir.), Les TIC au service des nouveaux dispositifs de
formation, Éducation permanente, n° 152, 2002. C'est le travail empirique d'enquête mené suite à ce
premier article qui nous a conduit à focaliser l'attention sur l'ambiguïté du collectif, à la fois
communauté et réseau, et donc à mettre au second plan l'idée de communauté d'apprentissage.
23. Cf. par exemple J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de minuit, 1967.
24. A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1994.
d'un collectif agissant alors même qu'il est vidé de toute substance commune, le
paradoxe autrement dit d'un engagement ou d'une expérience collective où ce
qui est engagé et expérimenté c'est l'engagement ou l'expérience en tant que tel ?
Pris ensemble, ces deux points de vue ne rejoignent-ils pas, dans une certaine
mesure, touchant ces exclus de l'organisation que risqu(ai)ent de devenir les
mécaniciens, les analyses de Noudelmann : « les grandes réunions anti-mondia-
listes peuvent donner l'impression d'une commune mobilisation. Toutefois ce qui
constitue le commun est précisément la mobilisation, le fait de bouger et de faire
bouger l'ordre institué des échanges ». Car « quoi de commun entre un Indien du
Chiapas, un militant de Greenpeace, un syndicaliste de la métallurgie ? » 30
Communauté ou réseau ? Avec ou sans substance ? Peut-être faut-il soutenir,
à nouveau, qu'entre ces alternatives nos collectifs ne tranchent pas, se constituant
à la fois comme communauté et comme réseau, comme pourvu et dépourvu de
substance - ultimes ambiguïtés, peut-être, de ce type de collectif.
HUGUES CHOPLIN
SYLVIE CRAIPEAU
NICOLE CORTÉSI-GROU
FRANÇOISE PERRIER