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Communication et langages

Communauté ou réseau ? A partir de l'étude d'un collectif


professionnel
Hugues Choplin, Sylvie Craipeau, Nicole Cortesi-Grou, Françoise Perrier

Résumé
Qu'on les qualifie d'innovation ou de changement, les processus de transformation que connaissent des organisations telles que
les entreprises ou les institutions éducatives, reposent toujours semble-t-il sur la mise en œuvre de collectifs adhoc. Mais
n'assiste-t-on pas actuellement, dans ces diverses organisations - professionnelles et éducatives - traversées par des
processus d'apprentissage et le déploiement des technologies de l'information et de la communication (TIC), à la constitution de
nouvelles formes de collectifs ? Les auteurs interrogent ces formes en insistant sur les ambiguïtés ou les tensions irréductibles
qu'elles semblent receler : tensions non seulement du technique ef de l'humain, mais aussi du formel et de l'informel, finalement
: de la communauté et du réseau.

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Choplin Hugues, Craipeau Sylvie, Cortesi-Grou Nicole, Perrier Françoise. Communauté ou réseau ? A partir de l'étude d'un
collectif professionnel. In: Communication et langages, n°144, 2ème trimestre 2005. Dossier : Les collectifs d'apprentissage à
l'épreuve du changement. pp. 13-23.

doi : 10.3406/colan.2005.3332

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2005_num_144_1_3332

Document généré le 15/10/2015


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Communauté

ou réseau ?

À partir de l'étude
d'un collectif professionnel

HUGUES CH0PUN
SYLVIE CRAIPEAU
NICOLE CORTÉSI-GROU
FRANÇOISE PERRIER

Sur un plan empirique, l'article s'ancre dans une étude Qu'on les qualifie d'innovation ou de
de la mise en place d'un collectif de professionnels - des changement, les processus de
mécaniciens - soutenus par les TIC (l'internet) dans une transformation que connaissent des
grande organisation publique française2. Objet de dissensus organisations telles que les entreprises
au sein de notre groupe pluridisciplinaire de recherche (le ou les institutions éducatives,
GRAIC3), l'analyse de ce collectif spécifique met en reposent toujours semble-t-il sur la mise
particulier en lumière, comme nous le verrons, la question
en œuvre de collectifs adhoc\ Mais
suivante. Est-il déterminé par la constitution d'un commun,
n'assiste-t-on pas actuellement, dans
que pourraient favoriser les TIC dans la mesure où elles
ces diverses organisations -
jouent, d'un point de vue psychosociologique, le rôle de corps
symbolique - ou bien au contraire désigne-t-il plutôt, dans professionnelles et éducatives -
une perspective davantage sociologique, une nouvelle figure traversées par des processus
organisationnelle, structurée autour de rengagement sans d'apprentissage et le déploiement
appartenance commune des acteurs ? Finalement et au-delà des technologies de l'information et
même du terrain analysé : dans quelle mesure les de la communication (TIC), à la
ambiguïtés ou les tensions de ce type de collectif renvoient-elles, constitution de nouvelles formes de
ou non, à une communauté sans substance - comme nous le collectifs? Les auteurs interrogent
dirons à la lumière d'analyses philosophiques ces formes en insistant sur les
contemporaines -, autrement dit à un « être-en-commun » tranchant
ambiguïtés ou les tensions
sur un « être commun », toujours menacé de revendication
irréductibles qu'elles semblent receler :
identitaire ?
tensions non seulement du
technique ef de l'humain, mais aussi du
formel et de l'informel, finalement :
1. Cf. par exemple F. Cros (dir.), Dynamiques du changement en éducation de la communauté et du réseau.
et en formation. Considérations plurielles sur l'innovation, Paris, IUFM,
INRP, 1998 ; N. Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000.
2. Cette étude s'est déployée dans le cadre du projet « Communautés
d'Apprentissage et TIC » (CATIC, crédits incitatifs du Groupe des Écoles
des Télécommunications, 2003).
3. Groupe de Recherche sur l'Autonomie, l'Innovation et la Coopération.
Ce groupe s'attache à convoquer et à articuler les registres en particulier
de la psychosociologie, de la sociologie et de la philosophie.

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Le collectif des mécaniciens :


éléments de description du terrain et de l'enquête
Dans une grande organisation publique française, des « réseaux » 4 de
professionnels (il y en a 12 actuellement) ont été encouragés par une mission spécifique de
soutien : la « mission ressources et compétences technologiques » (organe officiel
de cette organisation). Ces collectifs favorisent et structurent les apprentissages
mutuels autour d'une thématique particulière ou autour d'un métier spécifique,
comme c'est le cas du collectif des mécaniciens que nous privilégions ici. Les
membres de ces collectifs sont dispersés en France dans des entités travaillant
dans des domaines différents.
Notre travail s'est appuyé principalement sur des interviews semi-directives
auprès de personnes ayant participé à l'expérience fondatrice de ces collectifs
(groupe d'innovateurs constitué en 1992) et auprès du responsable de la mission
visant à aider leur développement, mission qui joue le rôle de soutien actif de ces
collectifs et d'interface entre l'organisation formelle (en distribuant des moyens
notamment) et l'informel, l'activité des collectifs n'étant pas, comme nous allons le
voir, entièrement intégrée dans l'organisation formelle. Touchant spécifiquement le
collectif des mécaniciens, nous avons interviewé certains de ses représentants
régionaux et de ses membres usagers (tous mécaniciens). Cette enquête a duré un an.

Le collectif comme communauté ?


Le collectif des mécaniciens et son succès (du moins du point de vue du nombre
d'inscrits : 900, soit presque la totalité des mécaniciens de l'organisation)
reposent sur un dispositif articulant différentes stratégies et techniques de
communication : rencontres nationales et régionales ; liste de diffusion et forums. Nous
proposons ici de centrer l'analyse sur le statut des TIC dans ce collectif.

Le statut second des TIC


À un premier niveau d'analyse, ce statut ne doit pas être surévalué. Certes, la liste
de diffusion apparaît comme un élément efficace et incontournable du processus
de construction collective des compétences. Un responsable du comité de pilotage
du collectif de mécaniciens affirme ainsi que la liste de diffusion « est ce qui nous
aide le mieux à vendre le réseau [des mécaniciens], parce que c'est une vraie base
de données technologiques. Les gens posent des questions et on a les réponses
dans l'heure qui suit. Actuellement on a une moyenne de 3 à 4 questions par
jour ». Cependant l'usage de cette liste de diffusion doit être mis en regard avec les
cultures et les pratiques professionnelles, lesquelles, favorisant ou non l'usage des
TIC, ne sont pas les mêmes pour les mécaniciens de bureau d'étude et pour les
mécaniciens d'atelier. Ces derniers sont sensibles à la matière, à ce qui est incarné
et, tout simplement, doivent se laver les mains avant de toucher l'ordinateur.
« Je pense, nous dit un responsable du collectif, qu'au niveau des mécaniciens
d'ateliers, il y a un savoir faire manuel qui n'existe pas chez les électroniciens et
qui ne se transmet pas de la même façon. C'est pas facile sur une liste de
discussion de transmettre un coup de pattes... ben il y a les combines et les combines

4. C'est le terme utilisé officiellement dans l'organisation.

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parfois il faut discuter, il faut se rencontrer, il faut montrer, et ça c'est une


spécificité du métier. »

À l'opposé, l'ordinateur est d'ores et déjà l'outil de travail du mécanicien de


bureau d'études. Ce dernier est de ce fait plus à même d'utiliser l'intranet du
collectif.
D'une façon générale cependant, il semble que, si la liste de diffusion permet
de résoudre des problèmes techniques, l'échange interpersonnel prévaut lorsqu'il
est possible, soit que le mécanicien appelle quelqu'un qu'il connaît, rencontré, la
plupart du temps, lors d'une rencontre organisée par le « réseau », soit qu'il
s'adresse à un relais local :
« On est bien informé parce qu'il y a L. Moi j'ai jamais eu à chercher sur le site pour
savoir s'il y a d'autres mécanos en France qui ont envie de discuter, non. C'est vrai
que L. est là. ».

Ces propos d'un mécanicien confirment notre constatation : il connaît mal le


« réseau », pour lui, « ça se limite à des mails » et en fait « il n'y a jamais une
personne qui est venue nous voir pour dire voilà il va y avoir un réseau, vous
attendez quoi de ce réseau ? ».
Ces éléments confirment que les TIC ne se substituent pas aux échanges
traditionnels et ne génèrent pas en elles-mêmes une nouvelle sociabilité ; l'existence de
listes de diffusion et de forums électroniques soutient plutôt les échanges et
maintient donc l'activité du collectif entre deux rencontres.

Les TIC peuvent-elles être investies comme corps symbolique ?


Le statut des TIC recèle cependant pour nous un autre intérêt. En effet, elles
semblent être également l'objet de formes d'investissement dans lesquelles le corps
joue un rôle symbolique important. Le corps, dans ce métier, est très présent dans
les discours, voire revendiqué comme outil privilégié dans le procès de travail. Il ne
serait en ce sens pas totalement évacué des échanges médiatisés par les TIC.
En référence aux travaux psychosociologiques et psychanalytiques sur le
corps, nous nous posons la question suivante : un mode d'investissement des TIC
peut-il s'appuyer sur une fantasmatique corporelle ? Autrement dit : retrouvons-
nous trace dans les grands collectifs médiés par les TIC des fantasmes corporels,
mis en lumière par Didier Anzieu5 et d'autres, dans les recherches sur les petits
groupes ? Et ces fantasmes peuvent-ils acquérir au travers de représentations
langagières et imagées une fonction symbolique pour le groupe ?
Dans le cas du collectif des mécaniciens, notre hypothèse s'appuie d'une part
sur les discours que tiennent les mécaniciens à propos de leur usage de la liste de
diffusion et d'autre part sur notre analyse des illustrations graphiques qu'ils
utilisent lors des réunions de présentation du collectif. Ces représentations (discours
et illustrations) révèlent que si la liste de diffusion désigne un espace réel
d'identification des correspondants sur un territoire, elle prend en même temps valeur
d'espace imaginaire. Celui-ci ouvre à la représentation d'un ensemble homogène

5. D. Anzieu, Le groupe et l'inconscient. L'imaginaire groupai, Paris, Dunod, 1984.

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et soudé, la liste de diffusion figurant « les absents » (les ateliers des mécaniciens
sont dispersés) en présence groupale perçue et vécue comme sécurisante.
L'analyse des schémas de présentation du collectif révèle elle aussi, un espace réel,
l'espace national, sillonné dans tous les sens par une véritable toile 6. Cette toile,
figurée de différentes façons (en nuages ou formes géométriques), est présentée
comme significative de la progression de la prise (au sens où quelque chose
prend) du collectif et, partant, de son succès.
De la même façon, l'usage du réseau s'inscrit dans une temporalité spécifique
(par rapport à la temporalité professionnelle), scandée par le rythme des
échanges. Temporalité réelle, d'une disponibilité et d'une écoute aux difficultés
des autres, qui se double d'une temporalité imaginaire que représente un rythme
collectif, espace de temps pris sur les marges du temps professionnel, qui au fil
des usages est devenu quasi rituel. Même si on n'utilise pas la liste on vient y
participer, passivement, ce temps imparti signifiant une appartenance au groupe.
Enfin, les affects qui circulent via le collectif semblent particulièrement
intenses : « (...) ça nous permet de voir si dans leurs coins certains ne sont pas en
perdition, (...) comment leur carrière s'organise... C'est échanger son savoir
faire, rencontrer d'autres, ne plus être seuls, c'est la fraternité ! ». Ces affects
débordent largement le cadre d'une fonction opératoire initialement impartie à
l'usage de la liste.
L'articulation des dimensions spatio-temporelles, des affects, des discours qui
les accompagnent et des représentations graphiques, nous semble constituer un
ensemble de facteurs qui soutient à la fois des pratiques collectives, des
représentations et une forme (gestalt) qui acquiert valeur symbolique et pérenne : « même
s'il n'existait plus, le réseau existera toujours, on a les listes de tous les gens
intéressants à ne pas perdre de vue ». Ces différents facteurs peuvent-ils laisser penser
que les TIC acquièrent une dimension de corps symbolique ? Sont-ils autant
d'indices que les TIC sont investies d'une fantasmatique archaïque, d'un corps
qui pourrait être mis en perspective avec les différentes fonctions imaginaires du
corps : le corps comme contenant (travaux de D. Winnicott), le corps comme
renvoi spéculaire (travaux de J. Lacan) et le corps comme schéma de
représentation entre les espaces réels et imaginaires (travaux de Sami-Ali) 7 ? Que cette
fantasmatique serve ici de support à une fonction symbolique qui apporte au
groupe un support d'existence, un support identificatoire sur lequel étayer un
remaniement profond des représentations antérieures, un ancrage à la fois réel et
imaginaire qui rend possible la construction d'un discours collectif et
accompagne l'élaboration d'une subjectivité collective : telle est donc notre question.
À la lumière de cette lecture, il semble finalement légitime de qualifier le
collectif des mécaniciens de commun- auté. Le corps symbolique que paraissent
pouvoir désigner les TIC n'atteste-t-il pas que le collectif se structure autour d'un
commun - que ce corps précisément désigne - ou plus exactement de ce que sa

6. Frappante, cette image n'est pas sans rappeler le marquage territorial des bureaux de poste au début
du siècle dernier.
7. D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975 ; J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966 ; Sami-Ali,
Corps réel, corps imaginaire, Paris, Dunod, 1984 ; Le Corps, l'Espace et le Temps, Paris, Dunod, 1990.

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dynamique est déterminée par la constitution de ce commun ? Il serait


probablement possible de montrer en quoi ce processus de constitution est à mettre en
relation avec le poids singulier qui semble accordé, dans le collectif, au niveau
dialogique de la communication8 (niveau où se joue l'acceptation de l'altérité, la
reconnaissance de la différence, la possibilité d'élaboration d'une parole sociale) :
« (...) le réseau, c'est de la communication entre gens du métier, de la vraie
communication, un lieu de dialogue (...) tout ce qui touche au métier de
mécanicien au sein de l'organisation, rien n'est évacué dans les réunions, on parle de
tout ce qui touche au métier ». Finalement, le collectif se caractériserait par une
forme sinon d'identité du moins de cohésion groupale qui, loin de désigner un
préalable à l'action collective, en constituerait plutôt une conséquence, ce collectif
se rapprochant de ce point de vue des communautés de pratique9 .

Le collectif comme réseau ?


Cette analyse psycho sociologique ne fait pas pleinement consensus dans notre
groupe de recherche. En particulier, elle se distingue d'une analyse davantage
sociologique quant à la nature du collectif lui-même. Ce dissensus s'atteste au
niveau même de l'analyse du statut des TIC.
La mise en place d'un dispositif technique de communication interne
(soutenu par les TIC) signifie en elle-même l'intérêt que porte l'organisation à la
création de ces collectifs professionnels, et par là tout ce qu'ils doivent à
l'institution. On peut se demander dans quelle mesure l'usage des TIC, en rendant ces
collectifs dépendants de moyens techniques (donc de leur financement et des
compétences nécessaires à leur mise au point), ne rend pas plus difficile leur
existence. Car la mise en place de ces outils renforce l'implication des composantes
formelles de l'organisation (dans le cas des mécaniciens : rôle des directions
informatiques et des directions des départements qui donnent les autorisations
d'accès). La constitution physique d'un dispositif technique de communication
ne renvoie-t-elle donc pas plus le collectif des mécaniciens à sa dimension
formelle, organisationnelle, qu'à un corps symbolique de type communautaire ?
La technique soutient alors l'organisation, la représente, la matérialise. La mise en
réseau de collectifs de professionnels, c'est ce que nous indiquerait notre étude de
cas, correspondrait alors à une transformation de la qualité de ce collectif, la
dimension de l'engagement individuel - et, partant, la figure du réseau - prenant
le pas, comme nous allons le suggérer, sur l'appartenance collective - et sur la
figure de la communauté.

Tension entre formel et informel : un nouveau professionnalisme ?


En fait, le collectif des mécaniciens porte une tension en lui-même, en ce qu'il
relève d'une dynamique hybride : produit à la fois de l'action d'innovateurs et

8. On peut, à partir d'Habermas, distinguer ce niveau dialogique de trois autres niveaux : fonctionnel
(ou opératoire), théâtral et idéologique. Cf. J. Habermas, Théorie de l'agir comntunicationnel, Paris,
Fayard, 1987.
9. Cf. J. Lave, « Acquisition des savoirs et pratiques de groupe », Sociologie et sociétés, vol. XXIII, n° 1,
printemps 1991, p. 145-162 ; E. Soulier, « Les communautés de pratique au cœur de l'organisation
réelle des entreprises », Systèmes d'Information et Management, vol. 9, n° 1, 2004.

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d'un processus d'institutionnalisation 10. Il se constitue transversalement à


l'organisation hiérarchique et formelle habituelle, donnant naissance à une
organisation émergente. Il repose sur un engagement individuel et volontaire (informel),
mais ne peut exister que par la reconnaissance de l'organisation qui lui donne les
moyens de son existence (registre formel). Les mécaniciens ont saisi, en acceptant
de créer ce collectif, ce qu'ils ont considéré comme une opportunité offerte par
l'organisation afin d'échanger des connaissances, d'ouvrir par ailleurs leur
pratique de métier sur celle d'autres professionnels. Cette transformation de leur
organisation de travail leur permettait, semblait-il, au moment de la création de
ce collectif, de sauver une activité que l'administration envisageait de donner à la
sous-traitance.
C'est par un travail d'organisation que se constitue ce dispositif, c'est-à-
dire par la combinaison d'actions diverses, parfois contradictoires, dans notre
cas celles, en particulier, des mécaniciens, de la DRH, de la mission
« ressources et compétences technologiques » qui aide à la mise en place du
dispositif11. Le collectif doit trouver, pour fonctionner, un équilibre fragile
entre organisation formelle et organisation émergente. Il est traversé de
multiples tensions qui renvoient à une transformation des modes de coordination et
de régulation sociale, lesquels reposent sur un nouveau professionnalisme et
en favorisent l'apparition.
Ce cas particulier de collectif (celui des mécaniciens) renvoie en effet à un
mouvement plus global selon lequel nombre d'entreprises cherchent à intégrer
les dimensions professionnelles du travail. Nous parlerons de
professionnalisme u pour indiquer ce phénomène de création ou de réaffirmation de
métiers, qui peuvent dans le même temps se transformer (cas des
mécaniciens), impulsé par et/ou dans l'organisation13. Cette question de
professionnalisme, c'est-à-dire de la transformation de l'organisation et de la définition
du métier, de son mode de reconnaissance, la tentative de réappropriation, en
quelque sorte, du métier par l'organisation, renvoie à une transformation des
modes de coordination et de régulation sociale (articulation formelle et
émergente) qui repose sur une modification des collectifs traditionnels et sur un
remaniement des types de compétences. Cette nouvelle forme de métier se
caractérise par le fait qu'elle rassemble des professionnels partageant une
même expérience, une même pratique, voire une même formation, mais la
dimension sociale du métier, les régulations spécifiques qui le caractérisent,
tendent à être gommées. C'est-à-dire que le métier ainsi redéfini n'est plus un

10. N. Alter, op. cit.


11. K. Lalande, Le travail d'organisation dans la maintenance, Thèse de doctorat en sociologie,
Toulouse, 1999.
12. À l'instar de M. Menger (dir.), Les professions et leur sociologie, Éditions de la Maison des Sciences
de l'Homme, 2003. Selon Menger le « professionnalisme » devient une nouvelle norme organisation-
nelle (p. 21). Ce mouvement a aussi été identifié par J. Evetts, « Organizational or Occupational
Professionalism : centralized regulation or occupational trust », Colloque International Sociological
Association, « Savoir, travail et organisation », Université de Saint Quentin en Yvelines, 22-
24 septembre 2004.
13. D. Demazière, intervention orale au 1er colloque de l'AFS, RT 30, Villetaneuse, 24-27 février 2004.

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lieu de contre-pouvoir I4, il est inscrit dans la logique de l'Organisation et


fortement régulé par elle (il s'agit d'une régulation de contrôle autant que
d'une régulation autonome pour reprendre les termes de J.-D. Reynaud). Le
contre-pouvoir issu de la force du collectif - contre-pouvoir qui en faisait une
authentique communauté - disparaît ainsi par le processus même
d'individualisation des relations de travail.

Des collectifs sans appartenance commune


ou le professionnalisme en réseau
D'une façon générale - au-delà du cas particulier des mécaniciens -, ce
professionnalisme repose sur la notion de compétence, et indique en effet un
phénomène d'individualisation du rapport au travail. Avec la notion de compétence,
l'accent est mis sur la dimension individuelle 15 du savoir et du savoir faire, sur la
notion d'engagement au travail. « Si la notion de compétence semble devoir être
distinguée de la notion de qualification, c'est bien parce qu'elle traduit une forme
d'engagement dans le travail (...) Elle n'a de sens que par rapport à l'action et est
située dans l'espace et dans le temps » 16. La notion de compétence, qui renvoie à
l'individu, ne vient-elle pas gommer ainsi, d'une certaine façon, celle de métier
dans ce qu'il a de reconnu socialement, collectivement ? Ces collectifs de
professionnels ne constituent-ils pas une nouvelle forme de collectif, qui repose
paradoxalement sur l'importance accrue de l'individu, à l'instar de ce que nous
indiquent Jacques Ion et Bertrand Ravon17 (1998) en ce qui concerne les modes
d'engagement militants, associatifs, syndicaux ou politiques ? Les individus, selon
ces sociologues, sont de moins en moins identifiables à leurs groupes
d'appartenance, ils jouent un rôle de plus en plus actif dans les collectifs. Les appartenances
communes, nous disent-ils, « ne suffisent plus à caractériser un collectif : la
recherche de sociabilité et le travail de définition collective du groupement ne
constituent plus le ressort essentiel de l'action ». Ils repèrent ainsi une « logique
de détachement des appartenances ». « Les liens collectifs ne reposent plus sur des
pré-engagements communautaires, mais se constituent dans l'action, en
deviennent l'un des résultats. En ce sens les liens communautaires ont fait place à des
formes de relation réticulaires » 18.
Touchant le collectif des mécaniciens, n'est-il pas significatif de ce point de
vue que les discours de ses partisans le présentent comme une ouverture ou
comme un réseau ouvert, opposé au corporatisme ? De même, n'est-il pas
significatif que nombre de professionnels regrettent de ne pouvoir partager le
quotidien ? Pour eux, le partage passe par le rapport au corps, à la matière ; la

14. Les mécaniciens tentent de faire valoir leurs nouvelles compétences, de façon qu'elles soient
reconnues dans les instances officielles de recrutement, mais le collectif est ici encore un lieu de
régulations informelles et non un acteur collectif reconnu comme tel par l'organisation.
15. E. Dugué, « La gestion des compétences : les savoirs dévalués, le pouvoir occulté », Sociologie du
travail, n° 3, 1994.
16. F. Osty, Le désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, PUR, 2003.
17. J. Ion, B. Ravon, « Causes publiques, affranchissement des appartenances et engagement
personnel », Lien social et politique, RIAC, n° 39, 1998.
18. J. Ion, B. Ravon, op. cit., 1998. Nous soulignons.

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transmission de savoirs se fait traditionnellement par le regard porté sur l'autre.


Or la distance que les TIC cherchent à combler est bien présente dans cette
disparition du corps, de la matière 19. D'autres mécaniciens, travaillant dans les
bureaux d'étude, sur ordinateurs, vivent le collectif comme une opportunité
d'établir des liens utiles ; ce n'est donc plus l'appartenance qui est fondatrice,
mais l'activité globale à laquelle ils participent. Les propos de Ion et de Ravon à
propos de l'évolution des collectifs de militants et de membres d'associations
peuvent être ici repris mot pour mot :
« dans ces groupements reconnus, anciens et structurés, les individus sont, nous
semble-t-il, de moins en moins identifiables, comme cela a été longtemps le cas,
soit d'une part aux groupes d'appartenance dont ils sont issus, soit aux rôles et aux
statuts sociaux. . . conférés par l'appartenance associative. »

L'engagement personnel des individus prend le pas sur l'appartenance,


engagement « allant de pair avec une exigence d'autonomie et une mise en réserve de
l'identité...»20.
Finalement, professionnalisme, individu et réseau semblent étroitement liés :
« La qualité de professionnel, telle qu'elle a cours désormais dans les entreprises,
(...) désigne dans certains cas, la figure de proue du travailleur expert, mobile,
autonome, mû par des valeurs d'engagement, d'inventivité et de responsabilité
individuelle et collégiale... Elle peut désigner aussi les contours d'une nouvelle
définition, unitaire, des qualités du travail, à partir de la cotation conjointe des
qualités de l'individu et des activités qui définissent ses missions dans
l'organisation ; le professionalisme devient alors une nouvelle norme organisationnelle. »
(Menger, 2003).

Cette nouvelle norme se construit dans l'articulation d'une mobilisation des


individus et des collectifs informels, et dans la mise en place de dispositifs
formels, mais non entièrement institutionnalisés. Nous retrouvons clairement la
figure du projet, ou de la cité connexionniste - de l'ordre d'un réseau - telle que
l'identifient Boltanski et Chiapello21.

Le collectif comme communauté sans substance ?


Si le point de vue psychosociologique conduit à mettre en lumière le corps
symbolique, autour duquel peut se constituer la communauté des mécaniciens et
l'analyse sociologique davantage l'engagement sans appartenance commune qui
caractérise le collectif comme réseau, quelles conclusions en tirer ? Au-delà du
terrain spécifique examiné, la question directrice posée est la suivante : quel est le

19. Un exemple de propos de cette catégorie de professionnels : « Une confrérie, des compagnons où
n'importe quoi, c'est (...) une communauté parce qu'il y a un fil conducteur et chacun prend à son
compte une partie, mais je dirais presque inconsciemment quoi, il fait partie de... il est dedans, il est
intégré, il est de la même couleur, il a la même odeur, enfin il y a des tas de choses qui font que. . . Là
on est plutôt dans un système de séduction marchande ou je ne sais pas quoi, où on présente quelque
chose ».
20. J. Ion, B. Ravon, op. cit.
21. L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

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Communauté ou réseau ? 21

« commun », s'il y en a un, qui peut faire tenir de nouvelles formes de collectif? Si les
deux analyses proposées s'accordent pour soutenir que ce commun n'est pas, ou
pas essentiellement, une identité préalable (quelle que soit la forme de celle-ci :
profession, territoire, etc.) -, elles divergent en cela que l'une,
psychosociologique, met en exergue la manière dont un commun, une subjectivité collective ou
un corps symbolique se constitue tout au long du déploiement du processus
collectif, alors que la seconde, sociologique, en vient à remettre en cause la
pertinence même de l'idée d'un commun, du moins en tant qu'elle désigne une œuvre
ou une histoire commune ou mieux encore un pouvoir collectif.
Dans un travail précédent, nous avions proposé l'idée de communauté
d'apprentissage pour prendre en charge les tensions ou contradictions que les
nouveaux collectifs nous paraissaient pouvoir receler22. Nous proposons ici, en
guise de conclusion de cet article, de reformuler cette question du commun - et
notre dissensus associé - en mobilisant une figure philosophique contemporaine
de la communauté : celle de la communauté sans substance.

La communauté sans substance


D'une façon générale, cette figure semble ici pertinente dans la mesure où elle est
essentiellement proposée par un courant de la philosophie française
contemporaine - que l'on peut désigner par le terme de déconstruction - dont l'un des
propos généraux essentiels est de refuser ou de déconstruire les oppositions
traditionnellement convoquées par la philosophie23. Or, l'analyse proposée dans cet
article ne conduit-elle pas, touchant les collectifs, à déconstruire les oppositions de
l'humain et du technique (dans la mesure où les TIC constituent un corps
symbolique), de l'informel et du formel, mais aussi - et en intégrant cette fois-ci
les deux analyses psychosociologique et sociologique proposées - du réseau et de
la communauté ? Les nouvelles formes de collectifs dont nous interrogeons ici la
teneur ne sont-elles pas irréductiblement à la fois humaines et techniques, à la fois
formelles et informelles, à la fois réseau et communauté - se constituant
précisément selon les ambiguïtés ou les tensions de cet « à la fois » ?
Dans cette perspective déconstructrice comment caractériser la figure,
probablement contre-intuitive ou paradoxale, de la communauté sans substance ? Il
semblerait que la chute du mur de Berlin et d'un certain projet communiste
invite certains philosophes contemporains non pas à disqualifier le concept de
communauté24 mais à le penser avec de significatives précautions.
« De plusieurs côtés, je voyais venir les dangers suscités par l'usage du mot
"communauté" : sa résonance invinciblement pleine, voire gonflée de substance et
d'intériorité, sa référence assez inévitablement chrétienne (communauté spirituelle

22. S. Craipeau (et al), « Communautés d'apprentissage et innovation dans les dispositifs de
formation : une perspective critique » in H. Choplin (dir.), Les TIC au service des nouveaux dispositifs de
formation, Éducation permanente, n° 152, 2002. C'est le travail empirique d'enquête mené suite à ce
premier article qui nous a conduit à focaliser l'attention sur l'ambiguïté du collectif, à la fois
communauté et réseau, et donc à mettre au second plan l'idée de communauté d'apprentissage.
23. Cf. par exemple J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Éditions de minuit, 1967.
24. A. Badiou, Conditions, Paris, Seuil, 1994.

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et fraternelle, communielle) ou plus largement religieuse (...)> son usage à l'appui


de prétendues "ethnicités" ne pouvaient que mettre en garde. » 25

Précisément, ces précautions conduisent à déterminer la communauté


comme un « être ensemble » qui ne se définisse en aucune manière par une
identité ou une substance, que celles-ci désignent un projet ou une œuvre à réaliser ou
encore une naissance commune, qui feraient le « commun » de la communauté.
N'est-ce pas en effet cette substance ou cette identité - passée ou future - au cœur
de la communauté qui rend celle-ci dangereuse, menaçante et potentiellement
exclusive ? Dès lors, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est bien en un sens
privatif ou négatif16 que les philosophes valorisent l'exigence de communauté,
caractérisée comme m-avouable, dés-œuvrée27 ou encore comme « sans
généalogie » ou « non-subtantielle » 28. Il y a bien du « commun », mais celui-ci se
refuse à l'identité - et c'est précisément, et paradoxalement, ce refus qui en donne
la force : notre communauté ne vaut que parce que nous sommes ensemble sans
partager d'identité, de passé ou de projet commun, « communauté de ceux qui
sont sans communauté » !

Nouveaux collectifs et communauté sans substance


Comment caractériser le type de collectif analysé dans cet article au regard de
cette figure philosophique paradoxale ? Il serait certes exagéré de considérer que
celui-là « colle » ou doive coller à celle-ci. D'une part, l'analyse sociologique
conduit à contester la figure de la communauté (serait-elle sans substance) et à
privilégier celle de réseau. D'autre part, la problématisation psychosociologique
met en lumière la constitution d'une subjectivité (collective) et d'un corps
(symbolique) qui paraissent problématiques du point de vue philosophique ici mobilisé.
Ne désignent-ils pas des traits substantiels qui précisément doivent être
déconstruits ? Leur constitution même ne renvoie-t-elle pas à une œuvre commune, que
ne saurait prendre en charge la communauté désœuvrée ?
Il demeure que nous nous demandons si cette figure philosophique
contemporaine ne désigne pas - aussi - une forme intéressante de compromis entre les
deux analyses proposées. D'une part, elle reprend notre insistance
psychosociologique sur l'idée de communauté : au-delà même du concept de corps symbolique,
la force de ces analyses psychosociologiques ne tiendrait-elle pas à ce qu'elles
pressentent le poids des liens - ou du commun - qui unissent les acteurs du
collectif des mécaniciens ? D'autre part, en marquant l'absence d'appartenance
commune - passée ou future - des mécaniciens et plus largement des acteurs des
nouveaux collectifs, la perspective sociologique ne pointe-t-elle pas le paradoxe

25. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p. 42.


26. F. Noudelmann, « Communautés sans généalogie », in « Politiques de la communauté », Rue
Descartes, n° 42, Collège international de philosophie, Paris, PUF, 2003.
27. Cf. respectivement M. Blanchot, La communauté inavouable, Paris, Les éditions de minuit, 1983
(ouvrage qui reprend également l'idée de Bataille de communauté négative, p. 45) et J.-L. Nancy, op.
cit.
28. F. Noudelmann, op. cit.
29. J.-L. Nancy, op. cit.

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Communauté ou réseau ? 23

d'un collectif agissant alors même qu'il est vidé de toute substance commune, le
paradoxe autrement dit d'un engagement ou d'une expérience collective où ce
qui est engagé et expérimenté c'est l'engagement ou l'expérience en tant que tel ?
Pris ensemble, ces deux points de vue ne rejoignent-ils pas, dans une certaine
mesure, touchant ces exclus de l'organisation que risqu(ai)ent de devenir les
mécaniciens, les analyses de Noudelmann : « les grandes réunions anti-mondia-
listes peuvent donner l'impression d'une commune mobilisation. Toutefois ce qui
constitue le commun est précisément la mobilisation, le fait de bouger et de faire
bouger l'ordre institué des échanges ». Car « quoi de commun entre un Indien du
Chiapas, un militant de Greenpeace, un syndicaliste de la métallurgie ? » 30
Communauté ou réseau ? Avec ou sans substance ? Peut-être faut-il soutenir,
à nouveau, qu'entre ces alternatives nos collectifs ne tranchent pas, se constituant
à la fois comme communauté et comme réseau, comme pourvu et dépourvu de
substance - ultimes ambiguïtés, peut-être, de ce type de collectif.

HUGUES CHOPLIN
SYLVIE CRAIPEAU
NICOLE CORTÉSI-GROU
FRANÇOISE PERRIER

30. F. Noudelmann, op. cit., p. 58. Nous soulignons.

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