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Bulletin Monumental

Les débuts du jaune d'argent dans l'art du vitrail ou le jaune


d'argent à la manière d'Antoine de Pise
Claudine Lautier

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Lautier Claudine. Les débuts du jaune d'argent dans l'art du vitrail ou le jaune d'argent à la manière d'Antoine de Pise. In:
Bulletin Monumental, tome 158, n°2, année 2000. pp. 89-107;

doi : 10.3406/bulmo.2000.2371

http://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_2000_num_158_2_2371

Document généré le 22/03/2016


Abstract
Yellow stain allows glass to be tinted without additional cutting or leading. The appearance of this
technique around 1300 coincides with a major stylistic change in the art of glass painting. In light of the
work of Jean Lafond and Meredith P. Lillich, it is generally accepted that yellow stain was produced
from a silver chloride or sulfide and that the recipe arrived in France by means of a manuscript that
once belonged to the king of Castile, Alphonso X the Wise. This reconstruction does not take into
account the earliest treatises containing recipes for yellow stain, especially that of Antonio da Pisa, a
late fourteenth-century Tuscan glass painter, who speaks only of ground silver shavings used with
tempera. To verify the validity of the procédure, experiments hâve been conducted using Antonio's
recipe and the results are conclusive. The same technical characteristics observed on the expérimental
samples are recognizable on the Windows of the first half of the fourteenth Century, especially those of
the chapel of the Virgin in the cathedral of Rouen, which is datable to the 1310s. In spite of the
disappearance of Parisian Windows of the late thirteenth and early fourteenth centuries, the Parisian
origin of the procédure is clearly apparent and testifïes to contacts between the différent artistic
professions - glass painters, goldsmiths and painters. (Traduction : Patricia Stirnemann)

Résumé
Le jaune d'argent permet de teinter localement le verre sans coupes ni mise en plombs
supplémentaires. L'apparition de cette technique, vers 1300, coïncide avec une profonde mutation
stylistique dans l'art de la peinture sur verre. Après les travaux de Jean Lafond et de Meredith P. Lillich,
il a été généralement admis que le jaune d'argent était fabriqué à l'aide de chlorure ou de sulfure
d'argent et que sa recette serait arrivée en France grâce à un manuscrit ayant appartenu au roi de
Castille Alphonse X le Sage. C'est ne pas tenir compte des traités les plus anciens comportant des
recettes de jaune d'argent, en particulier celui d'Antoine de Pise, peintre verrier toscan de la fin du
XIVe siècle, qui ne parlent que de la limaille d'argent broyée et utilisée avec une tempera. Pour vérifier
la validité du procédé, nous avons expérimenté les procédés décrits par ce traité, à la manière de
l'archéologie expérimentale, avec des résultats concluants. Les mêmes caractères techniques que
ceux visibles sur les échantillons sont reconnaissables sur des vitraux de la première moitié du XIVe
siècle, en particulier ceux de la chapelle de la Vierge de la cathédrale de Rouen que l'on peut dater
des années 1310. Malgré la disparition des vitraux parisiens de la fin du XIIIe et du début du XIVe
siècle, l'origine parisienne du procédé apparaît clairement et témoigne des contacts entre différents
corps de métiers, verriers, orfèvres et peintres.
LES DEBUTS DU JAUNED'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL
OU
LE JAUNED'ARGENT À LA MANIÈRE D'ANTOINE DE PISE

par Claudine LAUTIER

Depuis ses origines jusque vers 1300, la technique potassium ou de sodium qu'il contient en sortent (3).
du vitrail n'a guère coniïu d'innovation remarquable (1). Les ions d'argent provoquent une coloration jaune qui
Le verre coloré dans la masse était coupé, puis peint peut varier du jaune pâle à l'orangé foncé, tout en
uniquement avec une grisaille vitrifïable, et enfin il était laissant sa transparence au verre (4). Il est ainsi possible
serti dans un réseau de plomb pour former les d'obtenir des détails colorés sur une seule et même
panneaux de la verrière. Il n'y avait aucun moyen de pièce de verre, comme blondir la chevelure d'une tête
modifier localement la teinte du verre (2) ni de juxtaposer peinte sur verre blanc, ourler de vert un vêtement bleu
des couleurs différentes sans faire des coupes et des ou nuancer d'or un rinceau ornemental (fig. 2).
mises en plombs. C'est pourquoi l'invention du jaune Au XIXe siècle, à l'époque de la redécouverte du
d'argent, qui permet de teinter ponctuellement le verre, vitrail ancien et de sa technique, ainsi que du grand
a provoqué une évolution rapide et fondamentale de mouvement de création qui l'a accompagnée, on a
l'esthétique et du style de la peinture sur verre. fabriqué des jaunes d'argent « à la manière ancienne ».
Le jaune d'argent est une teinture obtenue par la Pour ce faire, on s'est référé, du moins en France, aux
cémentation des ions d'argent qui pénètrent dans la recettes assez complexes de Pierre Le Vieil publiées
couche superficielle du verre, tandis que les ions de en 1774 (5). Dans ce célèbre ouvrage, l'auteur décrit

(1) Sur la technique du vitrail, voir surtout J. Lafond, Le vitrail. Origines, technique, destinées, Paris, 1966, et 2e éd. Lyon, 1988, p. 39-70.
(2) Le verre rouge constitue une exception, car on peut y faire apparaître des surfaces blanches grâce à la gravure. En effet, la
couleur rouge est obtenue, au moment de la fabrication de la feuille de verre, par le placage d'une fine pellicule colorée sur du blanc. À
partir du milieu du XIIIe siècle environ (dans les fenêtres hautes de la nef de la cathédrale de Strasbourg par exemple), on a localement
abrasé cette pellicule avec un outil métallique enduit d'émeri, pour faire apparaître le fond blanc. La gravure à l'acide était fort répandue
à la fin du XVe siècle. À cette même époque, on commença à plaquer d'autres couleurs sur verre blanc, comme le violet, le bleu et le vert,
pour varier les effets rendus possibles par la gravure.
(3) L'analyse des phénomènes physico-chimiques a été faite par R. Brill sur des verres creux islamiques qui présentent un décor au
jaune d'argent. Cf. R. Brill, « Chemical Studies of Islamic Luster Glass », dans Scientific Methods in Médiéval Archaeology, ICLA Center for
Médiéval and Renaissance Studies Contribution, IV, Berkeley/Los Angeles/London, 1970, p. 351-377.
(4) La coloration du verre par le jaune d'argent commence à apparaître autour de 540°. Le plus souvent, le jaune d'argent est cuit en
même temps que la grisaille, c'est-à-dire autour de 620°, mais la cuisson du jaune d'argent peut être poussée jusqu'à 660°. Les variations dans
la coloration dépendent de plusieurs facteurs : la nature du verre, le degré de concentration du produit, la température de cuisson (coloration
plus orangée à basse température, plus citron à haute température), le temps de cuisson (plus la cuisson est prolongée, plus la couleur devient
intense). Pour obtenir une coloration très orangée, on opérera une cuisson particulière pour le jaune d'argent, à une température plus basse
que celle nécessaire à une bonne adhérence de la grisaille. Des essais ont été faits en Grande-Bretagne pour la restauration de vitraux du début
du XIXe siècle, de façon à obtenir des orangés si intenses qu'ils approchent du rouge vif. Cf. Keith C. Barley, « Tests et observations à propos
de l'usage du jaune d'argent », dans Dossier de la Commission Royale des Monuments, Sites et Fouilles. Grisaille, jaune d'argent, sanguine, émail et peinture
à froid. Techniques et conservation, Forum pour la Conservation et la Restauration des Vitraux, Liège, 19-22 juin 1996, Liège, 1996, p. 117-121.
(5) P. Le Vieil, L'art de la peinture sur verre et de la vitrerie, Paris, 1774, p. 108. Pierre Le Vieil est dit avoir tenté « de décrire les procédés
des anciens et [avoir recueilli] toutes les recettes qui avaient cours au XVIIIe siècle » ; cf. J. Lafond, op. cit. note 1, p. 39-40. Voir le texte de
Le Vieil dans l'annexe 3.
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comment fabriquer les sels d'argent qui provoquent la a tenté une véritable histoire du jaune d'argent dans un
coloration du verre, et comment les employer en les essai publié en 1943 (9). Il relève tout d'abord que les
mélangeant à un médium formé d'ocre ou d'argile. Il plus anciennes recettes parlent de l'emploi de la
détaille les procédés par lesquels l'argent pur, sous limaille d'argent, c'est-à-dire de l'argent métallique
forme de lames, est transformé en chlorure ou en broyé et réduit en poudre, puis de la fabrication du
sulfure d'argent grâce à l'action des acides, du cuivre
sulfure et enfin du chlorure d'argent. Il observe avec
et du sel, ou bien grâce à celle du feu, du soufre etjustesse que, si le jaune d'argent est généralement posé
éventuellement de l'antimoine. Les recettes des jaunessur la face externe des vitraux, il ne s'agit pas d'une
d'argent actuels sont inspirées de celles de Pierre le« règle absolue » puisque « les anciens n'ont pas craint
Vieil, puisque de nos jours ce mélange, constitué d'unde le poser à l'intérieur, et parfois des deux côtés » (10)
de ces sels d'argent et d'ocre, est broyé et délayé avec
(fîg. 4). Il est le premier à citer successivement le traité
de l'eau, parfois additionnée de gomme arabique, d'Antoine de Pise, datant de la fin du XIVe siècle, celui
pour pouvoir être travaillé au pinceau. Comme au du moine anonyme de l'abbaye de Zagan en Pologne,
XVIIIe siècle, il est posé sur la face externe du verre
datable du début du XVe siècle, puis, comme de
tandis que la grisaille est posée sur la face interne.nombreux historiens, l'ouvrage de Pierre Le Vieil.
Après cuisson et refroidissement des pièces peintes, Enfin il retrace l'histoire de la technique dans l'art du
l'ocre est effacée par simple frottement. vitrail du XIVe au XVIe siècle.
Dans une note (6), Le Vieil rapporte aussi une Quelques années plus tard, en 1947-1948, le peintre
« tradition assez ancienne » qui veut qu'un moine du verrier anglais Noël Heaton émet des hypothèses
XVe siècle ait découvert les effets de l'argent sur leintéressantes sur l'origine fort ancienne du jaune
verre en laissant tomber par mégarde un bouton d'argent dans le décor des verres creux (11). Il rapporte en
effet que les verriers islamiques d'Egypte du VIIIe au
d'argent dans le moufle destiné à la cuisson des verres
peints (7). La légende prouve par elle-même que ce ne XIIe siècle ont employé le jaune d'argent pour décorer
sont point tant le sulfure ou le chlorure d'argent quides coupes ou des vases. Les analyses de fragments de
produisent la coloration du verre, mais bien l'ion verres fatimides conservés au Corning Museum of
d'argent en tant que tel, qu'il soit issu de sels Glass faites par Robert Brill en 1970 ont confirmé
métalliques ou du métal pur. L'histoire raconte aussi qu'il s'agissait bien d'une teinture obtenue grâce à
que la pièce de verre était posée sur le bouton l'argent (12). Heaton suppose que la transmission du
d'argent, et non l'inverse. Elle corrobore ainsi procédé en Occident se serait faite grâce au manuscrit
l'opinion de la plupart des historiens depuis le XVIIIe siècle
d'un Lapidaire. Ce traité conservé à la bibliothèque de
- hormis Jean Lafond - qui ont tendance à décrire le l'Escorial (13), traduit d'hébreu en espagnol pour le roi
jaune d'argent comme étant toujours posé sur la face Alphonse X de Castille en 1279, contient effectivement
externe du verre (8). une recette pour teinter localement le verre en jaune.
Le minerai permettant cette teinture serait la pyrargy-
rite, qui contient des sulfures d'argent et d'antimoine.
Les études sur le jaune d'argent Jean Lafond, dans les années 1950, a repris à son
compte l'hypothèse de Heaton dans deux études, l'une
Jean Lafond est le premier historien qui, renonçant monographique, sur le petit vitrail du Mesnil-Villeman
aux idées communément admises depuis le XIXe siècle, (Manche) considéré comme le plus ancien exemple

(6) Voir Annexe 3.


(7) La légende rejoint la pratique de certains ateliers comme le « studio » de restauration des vitraux de la cathédrale de Canterbury,
ainsi que me l'a rapporté Madeline Caviness : une pièce d'argent, toujours la même, permettait de tester la réaction à l'argent des verres
neufs nécessaires à la restauration.
(8) Cependant, la première moitié du xrve siècle, qui marque les débuts de cette technique, montre un certain nombre d'œuvres où
le jaune d'argent est posé en face tantôt interne et tantôt externe, comme on le verra plus loin.
(9) Jean Lafond, Pratique de la peinture sur verre à l'usage des curieux, suivie d'un essai historique sur le jaune d'argent et d'une note sur les plus
anciens verres gravés, Rouen, 1943, p. 39-116.
(10) Jean Lafond, op. cit. note 9, p. 43.
(11) Noël Heaton, « The origin and Use of Silver Stain », dans Journal ofthe British Society of Master Glass-Painters, X/1, 1947-1948,
p. 9-16.
(12) Voir Robert Brill, op. cit. note 3.
(13) Lapidario del rey D. Alfonso X, Escortai, Bibl. real, Ms h-I-15.
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 91

Cl. Corpus Vitrearum.


FiG. i. - Le Mesnil-Villeman (Manche).
Église Saint-Pierre, baie 3.
Le donateur Guillaume de l'Espine agenouillé devant saint Pierre. 1313.

de jaune d'argent daté par une inscription (14) (fig. 1), Les travaux de Noël Heaton ont eu un écho
analysé plus loin, et l'autre dans un important chapitre prolongé en servant de base aux théories de Meredith
de synthèse sur l'art du vitrail au XIVe siècle en France, Lillich publiées en 1986 (16). Cette spécialiste aborde la
première véritable recherche sur le sujet, quasi question d'une façon très large puisqu'elle cherche à
méconnu avant cet écrit (15). retrouver les origines du jaune d'argent dès l'époque

(14) Jean Lafond, « Un vitrail du Mesnil-Villeman (1313) et les origines du jaune d'argent », dans Bulletin de la Société nationale des
Antiquaires de France, 1954-1955, p. 93-95.
(15) Jean Lafond, « Le vitrail du XIVe siècle en France. Étude historique et descriptive », dans Louise Lefrançois-Pillion, L'art du
XIVe siècle en France, Paris, 1954, p. 190, 225 et note 61.
(16) Meredith Parsons Lillich, « European Stained Glass around 1300 : The Introduction of Silver Stain », dans Europäische Kunst um
1300. Akten des XXV. Internationalen Kongress für Kunstgeschichte, Wien 4.-10. September 1983, Wien/ Köln/Graz, 1986, p. 45-60.
J

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carolingienne, au travers du traité de la Mappae clavi-
cula qui décrit son emploi en orfèvrerie et en mosaïque,
puis elle retrace, comme Heaton, l'histoire de son usage
dans le décor des verres fatimides. Elle accorde une
attention particulière au Lapidaire d'Alphonse le Sage,
en cherchant comment ce manuscrit serait parvenu à
Paris, et en essayant de déterminer où était exploitée la
pyrargyrite qu'elle considère comme étant le matériau
de base du jaune d'argent. Pour elle, le Lapidaire aurait
pu avoir été offert en cadeau diplomatique à la reine
Marie de Brabant, au moment de la négociation de paix
entre Philippe III le Hardi et Alphonse X de Castille en
1280. En recherchant les premières applications du
procédé dans l'art de la peinture sur verre, elle
considère que les vestiges des vitraux de la chapelle de
Navarre de la collégiale de Mantes, qu'elle date vers
1300, constitueraient un des premiers exemples de
jaune d'argent, puis elle cherche à montrer comment le
procédé se serait diffusé en Normandie, en Angleterre
et Allemagne. Il faut cependant remarquer qu'aucun
exemplaire du Lapidaire d'Alphonse X le Sage n'est
conservé en France, et qu'aucun document ne laisse à
penser que ce Lapidaire serait parvenu à Paris d'une
façon ou d'une autre, ce qui fait douter qu'une recette
de jaune d'argent appliquée au vitrail soit arrivée à Paris
par ce biais. D'autre part, la datation qu'elle a proposée
pour la chapelle de Navarre est contestée par Françoise
Baron qui la situe, avec des arguments convaincants, en
1328-1329 (17).
La vitrerie très lacunaire de la chapelle de Navarre Cl. L.R.M.H.
à Mantes ne peut donc pas constituer un point de Fie 2. - Dives-sur-Mer (Calvados).
départ dans l'histoire du jaune d'argent adapté à la Vitrail provenant de l'église Notre-Dame, baie 0.
peinture sur verre. Cependant, si l'on se réfère à Actuellement à Champs-sur-Marne,
l'histoire traditionnelle de la technique du vitrail, les Dépôt des Monuments Historiques.
exemples les plus précoces de l'utilisation du jaune Ange jouant d'un orgue portatif.
Avant 7335. Chevelure teintée au jaune d'argent
d'argent se voient dans des verrières normandes et en face externe; damas de la robe peint
anglaises. au jaune d'argent en face interne.

petite église de Basse-Normandie, Saint-Pierre du


Les premières œuvres datées Mesnil-Villeman (18) (fig. 1). L'œuvre, de petites
et leurs caractères techniques dimensions, corrodée sur sa face interne et à la
grisaille très usée, montre un chanoine donateur
On l'a dit, en 1954, Jean Lafond publiait un vitrail agenouillé devant saint Pierre (19). Le panneau figuré
situé dans une fenêtre du flanc nord du choeur d'une de pleine couleur est encadré de deux panneaux de

(17) Françoise Baron, dans L'art au temps des rois maudits, Philippe le Bel et ses fils, 1285-1328, catalogue d'exposition, Paris, Grand
Palais, 1998, n° 77, p. 132-133.
(18) Jean Lafond, op. cit. note 14.
(19) Le vitrail a été restauré en 1997 et exposé au Grand Palais en 1998. Voir Claudine Lautier, catalogue d'exposition cité note 17,
n° 303, p. 390-392. À l'occasion de cette restauration, j'ai fait un examen rapproché de l'œuvre, qui m'a permis de confirmer la lecture de
l'inscription et de définir les caractères techniques de sa peinture.
LES DÉBUTS DUJAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 93
fait maîtrisée. Certes, ce petit vitrail n'est pas le
témoignage le plus ancien de l'utilisation du jaune
d'argent, d'autant plus que ce qui est encore lisible du
style de cette œuvre montre qu'elle dépend des
ateliers rouennais du début du XIVe siècle. Mais il est
le plus ancien vitrail daté par une inscription
montrant cette nouvelle technique.
Un autre exemple célèbre, daté avec précision,
peut être cité. Il s'agit de la fenêtre héraldique située
dans la nef de la cathédrale d'York, offerte par le
chanoine Peter de Dene, dans laquelle est figuré un
chevalier de l'ordre des Templiers. Elle est datable,
grâce à l'identité du donateur et par son iconographie,
entre 1307 et 1312 (22). Même si le jaune d'argent y est
employé avec discrétion, l'œuvre montre que la
Cl. Corpus Vitrearum. technique en était connue outre-Manche peu après le
Fie 3. - Dives-sur-Mer, détail de lafig. 2. tournant du siècle (23).
Décor de l'orgue peint au jaune d'argent Jean Lafond, dans son Essai historique sur le jaune
sans ocre en face interne; touches du clavier teintées au jaune
d'argent probablement avec ocre en face externe. d'argent de 1943, est un des rares historiens du vitrail
à avoir observé que le jaune d'argent pouvait avoir
été posé sur l'une ou l'autre des faces du verre, voire
verre blanc (20) coupé en losanges peints de rinceaux conjointement (24). L'examen rapproché de plusieurs
à la grisaille et au jaune d'argent, et l'ensemble est œuvres de la première moitié du XIVe siècle, lors
bordé de petits rectangles ornés de petits bustes de d'expositions ou bien grâce à des échafaudages, m'a
personnages alternant avec des pièces rouges. Malgré permis d'analyser des variantes dans l'application de
les lacunes, l'inscription de donation, placée en cette teinture, tantôt posée en face externe, comme
bandeau au-dessus du donateur, est bien lisible : on le voit le plus fréquemment, tantôt en face interne,
M0NS( ?) GUILL. DE LESPIN ( ?) /A DONNE CESTE VERRINE du moins durant la première moitié du XIVe siècle.
/LAN /DE GRACE / MCC/CXIII {Monseigneur Guillaume de Dans ce dernier cas, le jaune d'argent et la grisaille
l'Espine a donné ceste verrine l'an de grâce MCCCXIIÎ) (21). sont superposés sans que l'on puisse discerner lequel
Dans ce vitrail, le jaune d'argent a été utilisé à la fois des deux a été placé en premier au cours du travail de
sur verre blanc (tapis ornemental, architectures, têtes, peinture. On observe cette particularité sur le vitrail
vêtements) et sur verre bleu (revers de la chape de du Mesnil-Villeman cité plus haut, mais aussi sur le
saint Pierre). Il est posé tantôt sur la face interne panneau provenant de la chapelle Saint-Louis de la
(architectures) et tantôt sur la face externe (cheveux, nef de l'abbatiale de Saint-Denis (vers 1320-1324) (25),
vêtements), ce qui témoigne d'une technique tout à sur les vitraux de Dives-sur-Mer (avant 1336) (26)

(20) Le vitrail a été remanié anciennement, car il n'est plus maintenant divisé que par une seule barlotière. Ce qui était constitué
de trois petits panneaux à l'origine n'en forme plus qu'un. Un second panneau, constitué à l'origine de deux parties, est placé au bas de la
verrière. Présentant lui aussi une grisaille ornementale mais sans jaune d'argent, il n'appartient pas au même ensemble et est datable de la
fin du XIIIe siècle.
(21) L'hypothèse de Meredith P. Lillich (op. cit. note 16, p. 51) sur l'identité du donateur n'est pas valable car elle n'a pas pu lire
l'inscription en entier.
(22) L'ordre des Templiers a été supprimé en 1312, ce qui donne un terminus ante quem à la représentation de l'un de ses membres.
Cf. Richard Marks, dans le catalogue de l'exposition The Age ofChivalry. Art in Plantagenet England, 1200-1400, London, Royal Academy of
Art, 1987, p. 138 et n° 5. Id, Stained Glass in England during the Middle Ages, London, 1993, p. 38.
(23)Je ne discuterai pas ici des autres exemples cités parfois en Allemagne ou en France, dont la datation reste encore l'objet de
controverses.
(24) Cet examen n'est pas aisé, car le jaune, très transparent, pénètre dans l'épaisseur du verre qui, dans certains cas, est fort mince.
(25) Jane Hay ward, « Two Grisaille Glass Panels from Saint-Denis at the Cloisters », dans The Cloisters. Studies in Honor ofthe Fifiieth
Anniversary, New York, 1992, p. 302-325. Claudine Lautier, op. cit. note 17, p. 393.
(26) Claudine Lautier, dans le catalogue de l'exposition Himmelslicht. Europäische Glasmalerei imjahrhundert des Kölner Dombaus (1248-
1349), Cologne, Joseph-Haubrich-Kunsthalle, 1998-1999, p. 278-279.
94 CLAUDINE LAUTIER
(fig. 2 et 3) ou ceux de la chapelle de la Vierge de la les verriers du XIXe siècle, et ceux du XXe siècle ont
cathédrale de Rouen (vers 1310) (27) (fig. 9, 13 et 15). accepté la tradition comme un fait acquis.
Si l'on se réfère à la technique utilisée habituellement
par les peintres verriers modernes et contemporains, il
n'est pas possible de cuire en une seule fois et sur une Une nouvelle lecture du traité d'Antoine de Pise
même face la grisaille, qui contient un fondant vi-
trifiable, et le jaune d'argent, qui comporte de l'ocre, Néanmoins, le voyage très compliqué du jaune
ces éléments étant incompatibles. Il aurait donc été d'argent depuis son application au décor des verres
nécessaire de faire deux cuissons successives pour creux en Egypte avant le XIIe siècle jusqu'à la cour de
assurer la bonne adhérence de la grisaille et la bonne France à la fin du XIIIe siècle, tel qu'il a été exposé par
pénétration dans le verre du jaune d'argent. Or la Noël Heaton et développé par Meredith Lillich, m'a
montée en température et la conduite des fours au semblé éloigné des réalités pratiques et de la
Moyen Âge étaient extrêmement délicates, comme le vraisemblance historique. C'est pourquoi il m'a paru
montrent les traités techniques qui développent important d'explorer d'autres voies et de tenter de
longuement les questions relatives à la construction réexaminer de plus près la fabrication du jaune
des fours, à la manière de disposer les pièces et à la d'argent telle qu'elle est décrite dans les traités les plus
cuisson des verres peints (28). La complexité de cette anciens, qui ne parlent ni de chlorure ni de sulfure
opération, son coût non négligeable en raison du d'argent mais bien de limaille d'argent pur. Cette
volume de combustible nécessaire, et les aléas qu'elle exploration passait par une phase d'expérimentation.
comportait puisqu'elle pouvait menacer de ruiner le Une équipe s'est mise en place, avec Hervé Debitus,
long travail de coupe et de peinture, laissent penser maître verrier à Tours, dont la patience, le savoir-faire
que tout fut mis en œuvre pour qu'une seule cuisson et les connaissances techniques sur les produits
permette d'aboutir au résultat définitif (29). employés en peinture sur verre ont été des plus
Les recherches des historiens du vitrail sont, depuis précieux (31). La méthode a consisté à mettre en
Pierre Le Vieil, fondées sur un principe : celui qui veut application, point par point et mot pour mot, les
que le jaune d'argent soit composé non pas d'argent recettes de jaune d'argent décrites par le plus ancien
métallique pur, mais d'un sel d'argent - sulfure ou traité médiéval décrivant cette technique dans son
chlorure - mélangé à une terre (30). Ce postulat application au vitrail, c'est-à-dire celui d'Antoine de
s'explique par le fait que Pierre Le Vieil écrivait à l'époque Pise. Certes, Antoine de Pise est italien et non parisien
des Encyclopédistes qui étaient passionnés par les ou normand. Certes, il a vécu à la fin du XIVe siècle, et
sciences et par une pensée philosophique qui voulait non vers 1300. Néanmoins, le procédé décrit est si
montrer l'homme capable de transformer l'univers. Or différent de ce qui se pratique depuis le XVIIIe siècle
c'est aussi cette pensée qui a imprégné les historiens et qu'il méritait d'être expérimenté (32).

(27) Claudine Lautier, « Un atelier de peintres verriers parisiens en Normandie », dans Dossier de l'Art, n° 46, avril 1998, p. 62-69.
(28) De longs développements sont consacrés à la cuisson des verres peints dans le De diversis artibus de Théophile au XIIe siècle
(livre II chapitre XXlll), aussi bien que dans que dans le traité d'Antoine de Pise (Assise, Biblioteca del Sacro Convento, Ms 692, fol 2v
à 4r) et dans celui du moine deZagah (Wrodaw, Bibl. Univ. IV. 8°. 9, fol 68v et 69r). La simplicité de la conduite des cuissons à notre
époque nous a fait perdre le sentiment de la difficulté que cela présentait.
(29) Les traités médiévaux ne mentionnent pas des cuissons multiples, alors que cette pratique était fréquente au XIXe siècle et l'est
encore à notre époque.
(30) On peut lire avec un intérêt particulier la recette de Pierre le Vieil publiée en 1774 dans laquelle il préconise de combiner le
sulfure d'argent avec le sulfure d'antimoine, ce qui revient en quelque sorte à reconstituer la pyrargyrite, ce minerai - dont une mine près
de Madrid était exploitée au Moyen Âge - qui tient une place importante dans les développements de Meredith Lillich. Voir Annexe 3.
(31) L'expérimentation a été faite à Tours dans l'atelier d'Hervé Debitus. Le travail de peinture sur les deux échantillons de verres
anciens (voir plus loin) a été réalisé par Laurence Cuzange, restauratrice. Hervé Debitus, maître verrier, est également fabricant de grisailles
et de jaunes d'argent, produits qu'il a reconstitués après de longues recherches menées à partir de recettes anciennes. Des études historiques
avaient été faites auparavant par Isabelle Baudoin sur la composition des grisailles telles qu'elles sont décrites dans les traités anciens. Voir
Isabelle Baudoin, « Premiers essais de grisailles d'après des recettes anciennes », dans Science et technologie de la conservation et de la restauration
des œuvres d'art et du patrimoine, n° 2, sept. 1991, p. 36-42.
(32) Pour effectuer l'expérimentation la plus conforme au texte d'Antoine de Pise, qui est écrit en toscan médiéval, la traduction
des passages concernés a été faite par Daniela Gallo, maître de conférences à l'Université de Paris IV, spécialiste, entre autres, de l'art toscan
de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Cette traduction a servi de base aux différentes étapes de l'élaboration du processus
d'expérimentation.
LES DÉBUTS DU JAUNED'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 95
les grisailles, le jaune d'argent et les peintures à froid,
ainsi que les médiums, graver les verres plaqués, couper
les verres, fabriquer le four et conduire une bonne
cuisson, faire les plombs et les soudures, etc. Il décrit
ainsi tous les aspects du métier, jusqu'à la manière de se
faire une bonne clientèle et de se faire payer. Par
chance, nous savons qu'il a réalisé un vitrail pour la
cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence pour
lequel nous possédons un document de 1395 (34).
Celui-ci mentionne aussi qu'Antoine dut payer Agnolo
Gaddi, qui dirigeait le chantier de décoration de la
Cl. Corpus Vitrearum. cathédrale, pour la fourniture de modèles de figures
Fie 4. - Rouen (Seine-Maritime). pour le vitrail qu'il avait à réaliser. Les rares auteurs
Pièce de verre provenant de l'abbatiale Saint- Ouen intéressés par ce maître verrier ont imaginé, sans
(après 1318), conservée à Champs-sur-Marne, preuves, qu'il avait travaillé à Assise ainsi qu'à Orvieto,
Dépôt des Monuments Historiques. et qu'il était à l'origine de toute une école de peinture
Grisaille et jaune d'argent posés en face interne, sur verre (35).
comme le montre l'éclat de verre au bord de la pièce.

Au folio 2v du traité, après avoir présenté la façon


Le traité d'Antoine de Pise, connu par un unique de faire la grisaille, Antoine de Pise décrit ainsi la
exemplaire conservé à Assise (33), a été peu pris en fabrication du jaune d'argent (cf. annexe 1) :
considération par les historiens du vitrail qui l'ont jugé
obscur et éloigné de la réalité technique. Pourtant, le « Pour faire la couleur jaune, prends de la limaille
texte est l'œuvre d'un maître verrier, et non celui d'un d'argent fin, c'est à dire vénitien, et mouds cette limaille
sur un porphyre, qu'elle devienne fluide comme de l'eau.
théoricien qui se serait contenté de recueillir les Et puis, lorsque tu viens à peindre, mets-la sur le verre
procédés de fabrication d'autres praticiens. Antoine blanc là où tu veux qu'il devienne jaune, et tu en mets
semble essentiellement guidé par le désir d'enseigner la aussi peu que tu peux avec la tempera d'oeuf liquide. »
pratique du métier de peintre verrier de la manière la
plus rapide et la plus efficace, et c'est son expérience L'argent fin est dit « vénitien », car c'est là qu'il était
personnelle qui est à la base de son court traité. Celui- le plus fortement titré dans l'Italie de cette époque (36).
ci décrit tous les aspects du métier de peintre verrier : Le titre de l'argent employé devait avoir une certaine
composer les verrières et ordonner les couleurs selon importance, car le cuivre allié à l'argent pour les pièces
que l'on doit réaliser de grandes figures ou des scènes, de monnaie ou les objets d'orfèvrerie pouvait altérer
faire les « couleurs » pour peindre le verre, c'est-à-dire l'effet recherché.

(33) Assise, Biblioteca francescana del Sacro Convento, ms 692. 12 folios sur parchemin (140x105 mm). Le traité d'Antoine de Pise
a été publié dès la fin du XIXe siècle en Italie (R. Truffi, Un trattato del Trecento dett'Arte di dipingere su vetro, Urbino, 1897), puis en Allemagne
(R. Bruck-Thode, « Der Tractât des Meisters Antonio von Pisa über die Glasmalerei », dans Repertorium fiir Kunstwissenschaft, XXV, 1902,
p. 240-269). Il a bénéficié de deux éditions plus récentes, celle de S. Pezzela, R trattato di Antonio da Pisa sulla fabbricazione délie vetrate artistiche
[secolo XIV), Perugia, 1976, et surtout l'édition, accompagnée du fac-similé, récente et accompagnée d'une étude codicologique : Vetrate. Arte
et Restauro. Dal trattato di Antonio da Pisa alle nuove tecnologie di restauro, Milano, 1991. L'analyse codicologique et la transcription ont été faites
par Paola Monacchia, avec des notes techniques de Marco Verità, et l'analyse linguistique par Francesco Santucci.
(34) G. Poggi, // Duomo di Firenze, documenti sulla decorazione délia chiesa e del campanile tratti daU'archivo dell'opera, Berlin, 1909,
p. lxxxix et doc. n° 480 « statim compléta finestra vitrea supra portam versus viam Cassettatiorum quamfacit Antonius de Pisis ». Ce document est
le seul connu qui mentionne le personnage.
:

(35) Voir la préface de G. Marchini dans l'édition de S. Pezella, op. cit. note 33, p. 12, qui cite H. Thode, Franz von Assisi und die
Anfänge der Kunst der Renaissance in Italien, Berlin, 1885.
(36) À Paris sous le règne de Philippe IV, l'argent utilisé pour les monnaies, dit « l'argent-le-roi », titrait 23/2 4e (soit 0,958) (cf.
A. Dieudonné, « Monnaies royales françaises », dans A. Blanchet et A. Dieudonné, Manuel de numismatique française, vol. II, Paris, 1916,
p. 35). En Angleterre, l'argent utilisé est le « sterling », titré à 156/160 (soit 0,975). Pour Venise, on trouve des titres différents suivant les
auteurs : argent fin (1,000), ou de titre égal au sterling (0,975). Cependant, il semble que le titre réel soit de 0,965 (cf. N. Papadopoli, Le
Monete di Venezia, t. I, Venise, 1893; E. Martinori, La Moneta, Rome, 1915, p. 275). Je remercie vivement M. Michel Dhénin de m'avoir
communiqué ces renseignements.
96 CLAUDINE LAUTIER
Dans le paragraphe suivant, Antoine de Pise donne le néophyte contre l'excès du produit. En effet,
une recette de tempera : l'expérimentation montrera que l'ocre agit sur le jaune
d'argent qui devient plus orangé, couleur qui semble
« Façon de faire la tempera pour diluer ces couleurs :
déplaire au maître.
Prends un œuf et casse-le, et mets-le dans une écuelle avec
le jaune et le blanc ensemble. Et puis prends une petite
branche de figuier, et coupe-la finement, et mets-la dans Les recettes d'Antoine de Pise ont peu attiré
l'écuelle où tu as mis l'œuf, et mets un demi-verre d'eau l'attention des historiens du vitrail. Pourtant, leur
avec cet œuf et ce figuier, et puis bats-les bien ensemble. intérêt est confirmé par un autre traité encore plus
Et de cette tempera, tu mettras dans la couleur [c'est à dire méconnu, celui du moine de l'abbaye augustinienne
la grisaille ou l'argent broyé] par petites doses, au fur et à de Zagan (Silésie), conservé en Pologne à la
mesure que tu peins ou tu fais peindre, et maintiens bibliothèque universitaire de Wroclaw (39). Ce traité,
toutefois de l'eau dans la couleur afin qu'elle ne sèche pas. »
paraphrase de la Schedula du moine Théophile écrite sur
On peut tout de suite remarquer que ce liant ou papier en un latin ponctué de mots de vieil allemand,
médium, qui sert aussi bien pour peindre à la grisaille est daté par le Prof. L. Kalinowski du début du
que pour poser le jaune d'argent, n'est jamais cité dans XVe siècle, c'est-à-dire quelques années après le traité
les manuels anciens ou modernes consacrés à la d'Antoine de Pise (40). Le texte est complété par une
technique du vitrail. En effet, si l'on se réfère à rapide recette de jaune d'argent :
Théophile, il nomme dans son traité le vin et l'urine (37), « Si tu veux colorer les cheveux et autres choses du
d'autres textes citant le vinaigre ou la gomme même genre, fais-le avec de l'argent bien limé
arabique (38). Mais la tempera utilisée par Antoine de auparavant avec une lime. Ensuite broie-le sur une pierre et
Pise, qui ressemble fort à certaines utilisées en peinture ajoute un peu d'ocre rouge, et mets-le dans un vase de
- enluminure ou peinture sur panneaux -, semble plomb, mélange-le avec de l'eau pure, et n'étends-le
qu'aux endroits qui sont vides et non peints Item, si tu
avoir été oubliée par les peintres verriers. Or, son veux avoir du vert sur verre bleu, peints alors avec du
utilisation présente bien des avantages, comme on le jaune d'argent ».
verra plus loin, tant pour l'application de la grisaille
que pour celle du jaune d'argent. Cette recette est accompagnée de conseils sur la
Un peu plus loin dans son texte, au folio 7v, cuisson du verre pour ne pas altérer le jaune d'argent
Antoine donne une autre recette de jaune d'argent, dans par une cuisson trop forte (41).
laquelle il fait intervenir l'ocre qui, on le sait, est
utilisée dans les jaunes d'argent modernes :
« Si tu veux faire ce jaune plus dense de couleur, L'expérimentation
mets-y un peu de l'ocre qui est utilisée par les peintres.
Et si tu en mettais trop, le verre deviendrait rouge, mais
la couleur ne serait pas belle ; elle semblerait sale. »Les verres utilisés ont été des verres modernes
aussi bien que des verres anciens. Les verres
Ainsi, tout en reprenant là encore un produit « qui modernes étaient soit du type « flotté », soit des verres
est utilisé par les peintres », le praticien met en garde soufflés « à l'antique » (42). Les trois verres anciens

(37) Voir Théophile, Diversarum artium Schedula, livre II, chapitre 19.
(38) Vasari raconte que son maître Guillaume de Marcillat liait ses grisailles avec de la gomme arabique, pratique courante de nos
jours. Cf. Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition sous la dir. d'André Chastel, t. 5, Paris, 1983,
p. 249.
(39) Voir annexe 2. Fac-similé du folio consacré au jaune d'argent publié par H. Oidtmann, Die Rheinischen Glasmalereien vom 12.
bis zum 16. Jahrhundert, bd 1, Düsseldorf, 1912, p. 27.
(40) Cette datation a été proposée par le Prof. L. Kalinowski à l'issue de ma communication au colloque en l'honneur d'Arnold
Wolff (Cologne, 16 janvier 1999). Le colloque s'est tenu à la fin de la grande exposition Himmelslicht. Europäische Glasmalerei im Jahrhundert
des Kölner Dombaus (1248-1349), Cologne, Joseph-Haubrich-Kunsthalle, 20 nov. 1998-7 mars 1999.
(41) Voir annexe 2.
(42) Les verres « flottés » sont des verres à vitre ordinaires dont la fabrication industrielle comprend, après un laminage, un flottage
sur un bain d'étain en fusion; ils ont donc une face « aérienne » et une face « bain » qui réagissent d'une manière légèrement différente aux
grisailles et aux jaunes d'argent. Les verres « antiques » utilisés proviennent de la verrerie de Saint-Just; ce sont des verres sodiques soufflés
en manchon, procédé proche de ce qui se faisait au Moyen Âge, dans la vallée du Rhin par exemple. Les « cives » ou « plateaux » qui étaient
fabriqués et employés en Normandie au XIVe siècle ne sont plus que rarement fabriqués.
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 97
provenaient du Dépôt des Monuments Historiques
de Champs-sur-Marne. Il s'agit de fragments retirés
des verrières de Saint- Ouen de Rouen lors des
restaurations des années 1950, et qui ne peuvent être
remis en place. Par leur composition - ce sont des
verres potassiques différents des verres sodiques
modernes - , par leur date vers 1320-1330, et par
leur origine géographique, ils sont très proches des
Cl. Corpus Vitrearum. vitraux de la cathédrale de Rouen dont je parlerai
FiG. 5. - Essai sur verre ancien provenant plus loin. Deux témoins de verre nous ont également
de Saint- Ouen de Rouen été confiés: il s'agit d'un fragment d'un losange
(1er tiers du XIVe siècle). Pastiche d'un ornement du vitrail
de Dives-sur-Mer. Jaune d'argent et grisaille posés en face interne. décoratif provenant de Saint- Ouen de Rouen qui
Cœur de la fleur, feuille et base du bouton de fleur : jaune d'argent montre un décor à la grisaille et au jaune d'argent
fait de limaille d'argent broyée et de tempera, sans ocre. Pétales de la entièrement peint en face interne (fig. 4), et d'une
fleur et sommet du bouton : même composition mais avec ocre ajoutée.
pièce comprenant un bord de cive peint au jaune
d'argent en face externe (43).
La première expérience sur verre moderne a
consisté à simuler 1'« accident » décrit dans la légende
rapportée par Le Vieil, c'est-à-dire la chute d'un objet
en argent sur une pièce de verre au moment de
l'enfournement des pièces peintes à la grisaille. Après
cuisson, les objets laissaient une trace jaune
reproduisant leur forme dans tous les détails, tout en créant
un halo rosâtre autour d'eux. Il est donc probable que
les peintres verriers connaissaient bien les effets de
l'argent sur le verre porté à haute température. D'autre
part plusieurs traités, en particulier la Mappae Clavi-
cula (44) et le Liber Sacerdotum (45), montrent que l'on
connaissait l'action de l'argent sur le verre, propriété
qui était utilisée en orfèvrerie et pour le décor des
verres creux.
La seconde expérience sur verre moderne a consisté
à faire un mélange d'argent broyé et d'ocre. De la
limaille d'argent provenant d'un atelier d'orfèvre et
titrant 0,925 a été broyée dans un mortier d'agate puis
à l'aide d'un pilon plat en verre, avec un peu d'eau et
Cl. Corpus Vitrearum. pendant plusieurs heures. On a obtenu alors un produit
FIG. 6. - Essai sur verre ancien provenant fluide et onctueux, qui a été mélangé à de l'ocre. Deux
de Saint- Ouen de Rouen
(1er tiers du XIVe siècle). Pastiche d'un motif de bordure du vitrail proportions ont été expérimentées: une proportion
de Dives-sur-Mer. Jaune d'argent posé en face interne sans ocre égale d'argent et d'ocre, puis une proportion d'une part
(chevelure, galon jaune du bord du capuchon), et en face externe d'argent pour dix parts d'ocre. Le mélange, dilué à l'eau
avec ocre (décor de pois du capuchon, avec différentes densités). seule, s'est révélé facile à employer au pinceau. Il a
(43) La courbure du bord de cive visible sur la pièce a permis de calculer le diamètre du plateau dans lequel la pièce a été taillée.
Il mesurait environ 0,75 m de diamètre, dimension importante qui confirme la grande qualité de la fabrication des verres normands du
XIVe siècle. Jean Lafond a en outre insisté sur la qualité du verre lui-même, plus fin et plus transparent. J. Lafond, « La prétendue invention
du « plat de verre » au XIVe siècle et les familles de « grosse verrerie » en Normandie », dans Revue des sociétés savantes de Haute-Normandie,
58, 1968, p. 1-16.
(44) La plus ancienne copie de la Mappae Clavicula, datant de la fin du Xe siècle, est conservée à Sélestat, Bibl. mun. Ms 17 ; l'emploi
de l'argent pour fabriquer des imitations de pierres jaunes est cité par M. Iillich, op. cit. note 16, p. 46.
(45) Le Liber Sacerdotum conservé à Paris, Bibl. nat. ms lat 6514 renferme la traduction faite au début du XIVe siècle d'un texte arabe
du début du XIIe siècle (cf. Marcelin Berthelot, Introduction à l'étude de la chimie des anciens et du Moyen Âge, Paris, 1893, p. 210). Il contient une
recette de sulfure d'argent appliquée au décor de verres creux, citée par I. Baudoin, op. cit. note 32, p. 9.
98 CLAUDINE LAUTIER
produit à 620° un jaune allant de l'orangé au jaune pâle, branche de figuier coupée en très menus morceaux.
l'intensité de la couleur variant en fonction de la En effet, le figuier produit, dans ses branches, ses
proportion d'argent dans l'ocre. feuilles et ses fruits, un suc blanc que l'on appelle le
Puis nous en sommes venus à une application plus « lait de figue ». Celui-ci était employé couramment
stricte des procédés décrits par Antoine de Pise en par les peintres et les enlumineurs pour fixer la
réalisant la tempera dont il donne la recette. Le blanc couleur au support (46). Cennino Cennini, exact
et le jaune d'un œuf ont été mêlés et additionnés d'un contemporain d'Antoine de Pise, donne la recette
demi-verre d'eau. On a ajouté à ce mélange une petite d'une tempera qui est tout à fait la même que celle
d'Antoine de Pise, et qu'il préconise pour la peinture
murale : « L'œuf entier battu avec du lait de figue dans
un bol est une tempera encore meilleure ; verse sur cet
œuf un verre d'eau claire » (47).
Nous avons employé cette tempera à la fois pour la
grisaille et pour le jaune d'argent, tantôt avec l'argent
seul, tantôt en y mêlant de l'ocre. Les résultats ont été
concluants. Lorsque l'argent broyé a été employé sans
ocre, on a obtenu une teinte jaune très pâle quand le
mélange était appliqué en couche fine, ou une teinte
verdâtre quand il était appliqué en couche plus
épaisse. C'est cette même teinte verdâtre que l'on
retrouve sur certains détails des vitraux de Dives-sur-
Mer, comme l'orgue portatif dont joue l'un des anges
musiciens où le jaune d'argent est appliqué en face
interne comme la grisaille (fig. 3). Lorsque le mélange
a été additionné d'ocre, la teinte est devenue orangée,
plus proche de celle que l'on rencontre habituellement
dans les vitraux (48).
En procédant à ces expériences, nous avons
constaté que Pémulsion à l'œuf et au lait de figue,
employée comme liant pour la grisaille et pour le
jaune d'argent, présentait de grands avantages. En ce
qui concerne la technique même de la peinture, la
viscosité du mélange permettait une grande souplesse
du trait de grisaille, des hachures fines aussi bien que
des lavis minces et précis (49). Cette tempera a aussi
permis de poser plusieurs couches de peinture l'une
ci. c.n.m.h.s. sur l'autre, c'est-à-dire grisaille sur grisaille, ou jaune
fig. 7. - Rouen, cathédrale Notre-Dame. d'argent sans ocre (50) par-dessus ou par-dessous la
Vue intérieure de la chapelle de la Vierge. grisaille, sans altération de la couche picturale infé-

(46)Je remercie Mme Françoise Dufront pour les nombreux éclaircissements qu'elle m'a apportés concernant les temperas utilisées
par les peintres, en particulier sur les propriétés du « lait de figue ».
(47) Cennino Cennini, E libro dell'Arte, chap. XC. Voir l'édition critique établie par C. Déroche, Cennino Cennini, Le livre de l'art (II
libro dell'arte), Paris, 1991, p. 182. Elle indique que « le lait de figue contient une émulsion, une résine, une cire et une gomme... L'usage du
lait de figue dans la peinture a tempera était connu de Pline [Nat. Hist. XXXIII, 63) et maintenu au Moyen Âge ».
(48) Nous ne savons pas encore pourquoi l'ocre produit ce phénomène, car ni le fer, ni l'alumine qu'elle contient ne peuvent
provoquer à eux seuls une cémentation, au contraire du cuivre qui produit une cémentation rouge. Mais l'ocre ne contient pas de cuivre.
(49) En revanche, la technique n'est pas très appropriée aux enlevés dans la grisaille, car la couche picturale devient très dure après
séchage. Les enlevés à la brosse sont impossibles, car l'instrument provoque des arrachements de la grisaille et donc des irrégularités. Seuls
sont possibles les enlevés au « petit bois » (baguette de bois pointue) ou à l'aiguille.
(50) La présence de l'ocre ne permet pas les superpositions. En effet, si l'ocre se trouve entre le verre et la grisaille, celle-ci
n'adhérera pas au support. Si l'ocre est posée par-dessus la grisaille, elle provoquera quelques irrégularités de sa surface.
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 99
rieure, pourvu qu'on lui ait assuré un bon séchage
avant de poser la couche suivante (51). De même,
grâce à la souplesse du mélange, il était facile de
remplir « les endroits vides et non peints », comme
dit le moine de Zagan, avec un jaune d'argent mêlé
d'ocre pour obtenir une teinte plus orangée, l'ocre
étant effacée après cuisson. Les différents procédés
employés conjointement ont donc permis d'obtenir
plusieurs teintes de jaune sur une même pièce de
verre, éventuellement sur la seule face interne, et cela
en une seule cuisson.
Ayant fait ces observations sur des verres
modernes, nous avons expérimenté deux fragments de
verre ancien (fïg. 5-6). Nous avons pu constater que la
prise du jaune d'argent, tant en ce qui concerne la
variété des couleurs que leur intensité, se faisait plus
facilement sur les verres anciens, probablement en
raison de la nature du fondant de la matière vitreuse,
qui est potassique. Ainsi, tout en pastichant le style
pictural de motifs appartenant à des vitraux normands
du début du XIVe siècle, nous avons fait alterner le
jaune d'argent avec ou sans ocre, en face interne ou en
face externe, avec des résultats qui sont très proches de
ce que j'ai pu observer sur plusieurs ensembles de
vitraux normands, en particulier ceux de la chapelle
de la Vierge de la cathédrale de Rouen. La pose du
jaune d'argent en face interne a présenté un
intérêt certain si le verre était épais ou de couleur sombre
(fïg. 10 et 12), et si sa position devait être très précise
par rapport au trait de grisaille (fîg. 9), rendant
nécessaire l'application des deux couches picturales du
même côté du verre.
Après avoir vérifié sur quelques échantillons les
recettes d'Antoine de Pise, mais sans prétendre avoir
maîtrisé tous les paramètres de la fabrication des
jaunes d'argent décrits par lui, il m'a paru nécessaire
de confronter le résultat de ces expérimentations à
l'observation de quelques vitraux français parmi les
plus anciens comportant cette technique nouvelle au
début du XIVe siècle, c'est-à-dire près d'un siècle avant
qu'Antoine de Pise n'écrivît son traité.

Les vitraux de la chapelle


de la Vierge de la cathédrale de Rouen
Cl. Inventaire de Haute-Normandie.
fïg. 8. - Rouen, cathédrale Notre-Dame.
La plupart des historiens s'accordent pour situer les Chapelle de la Vierge.
origines du jaune d'argent, appliqué à l'art du vitrail, à Baie 7, lancette b. Saint Maurice. Vers 7310.
(51) La question du liant est au cœur du travail de peinture de tous les maîtres verriers (cf. Jean Lafond, op. cit. note 1, p. 60-61.) .
100 CLAUDINE LAUTIER
très rapidement après la pose de la première pierre
en 1318. L'exécution des verrières du déambulatoire
de cette abbatiale est due à l'atelier qui s'est implanté
à Rouen pour réaliser les vitraux de la chapelle de la
Vierge de la cathédrale. Cependant, ne pouvant pas
comparer les vitraux de la chapelle de la Vierge avec
des verrières parisiennes, Jean Lafond a hésité à
attribuer une date aux vitraux de la cathédrale, situant
leur exécution tantôt vers 1310 et tantôt vers 1325. De
plus, les points de comparaison manquent avec
d'autres œuvres normandes du premier quart du
XIVe siècle. En effet, celles-ci sont fort différentes des
vitraux rouennais par leurs caractères stylistiques,
même lorsqu'il s'agit de donations princières comme
certains vitraux du déambulatoire de la cathédrale
d'Êvreux, datables peu avant 1310 (53).
Pourtant, si l'on se réfère aux circonstances de la
construction de la chapelle de la cathédrale de Rouen,
il semble que l'on peut préciser la date des vitraux. La
construction a été rendue possible par la donation
d'un terrain en 1302 par Guillaume de Flavacourt,
archevêque de Rouen (1278-"f*1306), cousin d'Enguer-
ran de Marigny et maître de l'Hôtel du roi Philippe IV

Cl. Corpus Vitrearum.


FiG. 9. - Rouen, cathédrale Notre-Dame.
Chapelle de la Vierge.
Baie 7, lancette b. Détail: Gable au-dessus
de saint Maurice, ange porteur de couronnes.
Vers 1310. Jaune d'argent entièrement posé en face interne
sur la chevelure de l'ange, le fond du polylobe qui l'encadre
et le fond du quadrilobe à gauche
(pièces modernes au sommet du gable et en bas à droite).

Paris aux alentours de 1300, bien que tous les vitraux


parisiens de cette époque aient disparu. En fait, ce sont
des œuvres normandes qui suggérèrent à Jean Lafond
des hypothèses si novatrices, les vitraux de la chapelle
d'axe de la cathédrale de Rouen et ceux du Cl. Corpus Vitrearum.
déambulatoire de Saint- Ouen de la même ville (52). Les fig. io. - Rouen, cathédrale Notre-Dame.
vitraux de Saint- Ouen sont bien datés, puisque la Chapelle de la Vierge.
Baie 7, lancette b. Détail: mors de la chape saint Maurice.
construction et la vitrerie du chœur ont été menées Jaune d'argent sur verre jaune et sur verre bleu.

En effet, si le peintre emploie des liants de même nature, il risque d'altérer la première couche de peinture en posant la seconde. Par
exemple la gomme arabique forme une solution dans l'eau ; le vin et le vinaigre sont des solutions qui contiennent des émulsifiants. La
tempera à l'œuf et au lait de figue est, quant à elle, une émulsion très complexe ; après évaporation de toute l'eau qu'elle contient, les
protéines de l'œuf la rendent résistante à tous les solvants. La couche picturale devient donc indestructible, si ce n'est par grattage.
(52) Jean Lafond, op. cit. note 9, p. 57-65. Id. op. cit. note 15, p. 191-194. Id. (avec la collaboration de Françoise Perrot et de Paul
Popesco), Les vitraux de l'église Saint- Ouen de Rouen, Corpus Vitrearum Medii Aevi, France, IV/2, 1970, p. 45.
(53) Cf. Françoise Gatouillat, dans A. Gosse-Kischinewski et F. Gatouillat, La cathédrale d'Êvreux, Évreux, 1997, p. 105-111.
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 101
le Bel, fidèle du roi de France (54). C'est probablement
lui qui fit venir à Rouen, peu avant sa mort, un atelier
de verriers parisiens chargé de vitrer les fenêtres de la
chapelle qu'il destinait à devenir le mausolée des
archevêques (fig. 7). En 1307, le pape accordait des
indulgences pour l'achèvement de la chapelle et il est
probable que les vitraux sont à peu près
contemporains de cette date. Enguerran de Marigny
procéda de la même manière pour faire réaliser le
décor sculpté et vitré de la collégiale d'Écouis qu'il fit
ériger entre 1310 et 1313, en s'adressant à des artistes
parisiens (55).
Dans les quatre travées droites de la chapelle (56),
les figures des saints archevêques de Rouen se
succèdent sous de hauts dais d'architecture complexes,
en une bande de pleine couleur encadrée par deux
bandes horizontales de tapis ornemental de verre
blanc. La noblesse des personnages et l'aisance de leur
attitude, la délicatesse des visages et des drapés, la
complexité et la précision des dais d'architecture,
l'élégance du style pictural et la parfaite maîtrise de la
technique, démontrent la très haute qualité de cet
atelier de peintres verriers (fig. 8 et 14).
J'ai tenu à examiner de très près les particularités
techniques de la peinture, et pour ce faire un
échafaudage a été dressé devant le vitrail de la baie 7
qui montre les saints Marcellin, Maurice, Silvestre et
Eusèbe. Le vitrail a été restauré plusieurs fois depuis le
XVe siècle, notamment par Jules Boulanger au début
du XXe siècle et par Jean Jacques Gruber lors de la Cl. Corpus Vitrearum.
repose après la seconde guerre mondiale. Dans les fig. il. - Rouen, cathédrale Notre-Dame.
parties figurées en particulier, le panneau inférieur du Chapelle de la Vierge.
personnage de saint Silvestre, des pièces dans la chape Baie 7, lancette b. Détail: jaune d'argent sur verre bleu pâle, posé
en face interne (rinceaux décorant la mitre) et en face externe
de saint Maurice, un certain nombre d'anges (orfroi de la mitre).
musiciens des bordures, ont été refaits. Cependant
l'essentiel des évêques et des dais architecturaux qui les
encadrent demeure authentique et permet un examen non seulement comme une teinture ponctuelle du
approfondi de la technique picturale (57). verre (fig. 9, 10 et 13), mais aussi comme une véritable
Ces vitraux montrent un emploi abondant et peinture, au même titre que la grisaille, pour toutes
parfaitement maîtrisé du jaune d'argent, qui est utilisé sortes d'ornements et de détails (fig. 9, 11 et 15). Sa

(54) Le rôle de l'archevêque Guillaume de Flavacourt dans la construction des nouvelles façades du transept de la cathédrale et de
la chapelle de la Vierge a été analysé par Markus Schlicht, « Afin de relever le statut de notre église-mère: les façades du transept de la cathédrale
de Rouen », dans Annales de Normandie, 47/5, 1997, p. 537-574.
{55) Pour le décor sculpté d'Écouis, voir Françoise Baron, op. cit. note 17, p. 103-109, avec bibliographie. Pour les vitraux, cf.
Claudine Lautier, « Le vitrail de la Crucifixion de la collégiale d'Écouis », dans Pierre, lumière, couleur. Études d'histoire de l'art du Moyen Âge
en l'honneur d'Anne Prache, Paris, 1999, p. 277-285.
(56) Les vitraux d'origine des fenêtres de l'abside ont en grande partie disparu et ont été remplacés par des vitraux provenant de
l'ancienne église Saint-Vincent de Rouen.
(57)Je ne partage pas l'opinion de Jean Lafond, {op. cit. note 15, p. 191) qui considère que « l'aube [en fait la chape] brodée de saint
Silvestre, de style Louis-Philippe » date entièrement du XIXe siècle. Certes, des pièces ont été refaites dans cette chape, mais l'essentiel est
102 CLAUDINE LAUTIER
couleur varie du jaune clair à l'orangé profond, tout en
restant parfaitement transparente. Il a été posé tantôt
en face interne (fig. 9, 10, 11, 12 et 15) tantôt en face
externe (fig. 11 et 13), sans que l'on puisse émettre
d'hypothèses convaincantes sur les raisons du choix de
l'une ou l'autre face. On le trouve bien sûr posé sur des
verres blancs (fig. 9) - les architectures et les petits
personnages qui les peuplent, certains anges musiciens
des bordures, des têtes et certaines pièces des
costumes - mais aussi sur des verres de couleur, comme
le verre bleu clair de la mitre de saint Marcellin et de

Cl. Corpus Vitrearum.


fig. 13. - Rouen, cathédrale Notre-Dame,
chapelle de la Vierge.
Baie 7, lancette b. Détail: saint Silvestre. Vers 7370.
Cheveux teintés au jaune d'argent sur le verre rose de la tête
(mitre en partie refaite).

celle de saint Maurice (fig. 11), le bleu dense de la


chape de saint Maurice (fig. 12) et le verre jaune du
mors de cette même chape (fig. 10), le verre rose de la
tête de saint Silvestre (58) (fig. 13). Plusieurs indices
Cl. Corpus Vitrearum. laissent penser que le médium utilisé était une tempera
fig. 12. - Rouen, cathédrale Notre-Dame. à l'œuf, peut-être de même type que celle décrite par
Chapelle de la Vierge. Antoine de Pise. Certains de ces indices concernent la
Baie 7, lancette b. Détail: chape de saint Maurice.
Damas au jaune d'argent posé grisaille, comme la fluidité des traits, la finesse des
en face interne de même que la grisaille hachures marquant les ombres, la minceur et la
qui marque l'ombre des plis. souplesse des lavis de fond (59). D'autres concernent le
bien authentique, comme l'a confirmé l'examen sur échafaudage. Les restaurations sont discernables par l'aspect des verres et leur
coloration, ainsi que par les caractères techniques de la peinture, en particulier ceux du jaune d'argent que les restaurateurs n'ont pas réussi
à imiter parfaitement.
(58) Jean Lafond avait bien noté que, dès ses débuts, le jaune d'argent avait été employé sur des verres de couleur aussi bien que
sur du verre blanc. Cf. Jean Lafond, op. cit. note 9, p. 61-62.
(59) Mais aussi parfois des irrégularités de la grisaille posée en couche épaisse et opaque (disposition en « monticules » visibles à la
loupe binoculaire) que nous avons retrouvées sur les essais que nous avons faits en atelier.
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 103
lions enfermés dans des cercles entièrement peints au
jaune d'argent en face interne, tandis que les lavis et
hachures de grisaille marquant les plis du tissu passent
par-dessus le somptueux motif (fig. 12). Saint Eusèbe
est aussi vêtu d'une chape ornée d'un damas, mais
celui-ci est peint à la grisaille en face externe (fîg. 14).
Son jeune visage encadré de cheveux blonds, teinté
d'un lavis de grisaille rousse, montre une barbe
naissante peinte à petits coups de pinceau de jaune
d'argent, peut-être mêlé de grisaille (fîg. 15).
Une telle aisance et une telle maîtrise dans le
maniement associé de la grisaille et du jaune d'argent
montrent que les peintres de cet atelier possédaient à
la perfection une technique picturale complexe,
probablement élaborée depuis de nombreuses années,
technique que le milieu normand ignorait encore dans
les premières années du XIVe siècle.

Cl. Thierry Leroy. © Inventaire général.


Fie 14. - Rouen, cathédrale Notre-Dame. Hypothèses sur l'apparition
Chapelle de la Vierge. du jaune d'argent à paris
Baie 7, lancette d. Saint Eusèbe. Vers 1310.
L'exposition sur « L'art au temps des rois maudits,
Philippe le Bel et ses fils » a montré à quel point se
jaune d'argent qui est peint avec une grande précision, manifestait à Paris à la fin du XIIIe et au début du
souvent en face interne et combiné avec la grisaille XIVe siècle un goût poussé et exigeant pour l'élégance,
(fîg. 10 et 12). Or, nous l'avons vu, le jaune d'argent la préciosité, le raffinement des objets et des formes.
posé en face interne sur la même surface que la La sculpture, les ivoires, les manuscrits, les objets
grisaille exclut l'usage de l'ocre et impose un médium d'orfèvrerie en témoignent d'abondance. Pour ces
qui disparaît à la cuisson. raisons, même si tous les vitraux parisiens de cette
Plusieurs détails ne laissent pas de surprendre époque ont disparu, l'opinion de Jean Lafond sur
quant à la technique de peinture. Dans le gable qui l'origine parisienne de l'atelier rouennais me paraît
surmonte saint Maurice se trouve un ange porteur de être la seule acceptable.
couronnes qui se détache sur un fond peint au jaune Mais que sait-on des verriers parisiens? Les rôles
d'argent entièrement en face interne, de même que les de la taille à Paris conservés pour les années 1292,
rehauts de sa chevelure (fîg. 9). En revanche, l'ange 1296, 1297 et 1313 (60) sont des documents essentiels
symétrique dans le gable situé au-dessus de saint permettant de recueillir des informations sur les
Eusèbe présente du jaune d'argent tantôt à l'intérieur, verriers parisiens. En effet, ils donnent la localisation
tantôt à l'extérieur. La mitre de saint Maurice est ornée des ateliers de verriers dans la ville, ce qui a permis à
de rinceaux jaune pâle en face interne tandis que les Meredith Lillich de dresser des cartes situant ces
pierres qui décorent Forfroi sont peintes d'un jaune ateliers, de relever les noms des verriers et d'émettre des
foncé à l'extérieur (fig. 11). La chape de ce saint est hypothèses sur leur identité (61). Comme elle l'a
réalisée dans un prodigieux damas fait de fleurs et de supposé, il est possible que tous n'aient pas été peintres

(60) Les rôles de la taille ont été étudiés par H. Géraud, Paris sous le règne de Philippe le Bel d'après des documents originaux et notamment
d'après un manuscrit contenant le rôle de la taille imposée sur le habitants de Paris en 1292, Paris, 1837 (réimp., Tübingen, 1991) ; K. Michaëlsson,
Le livre de la taille de Paris, l'an 1296, dans Götteborgs universitets drsskrifi, 64, 1958, p. 1-308; id., Le livre de la taille de Paris, l'an 1297, dans
ibid., 67, 1961, p. 1-480; id., Le livre de la taille de Paru, l'an de grâce 1313, dans ibid., 57/3, 1951, p. 1-349.
(61) Meredith P. Lillich, « Gothic Glaziers: Monks, Jews, Taxpayers, Bretons, Women », dans Journal of Glass Studies, 27, 1987,
p. 72-92.
104 CLAUDINE LAUTIER
verriers. En effet, le terme de « verrier » ou « voirrier » vitrail, ou ceux qui fabriquaient le verre plat. Mais je
est assez imprécis, désignant aussi bien ceux qui ne pense pas qu'il y ait eu à Paris des fabricants de
faisaient de la vaisselle de verre, ceux qui la verre plat, car cette industrie, comme la métallurgie,
vendaient ou faisaient commerce de verre plat destiné au nécessitait un volume considérable de matières
premières et surtout de combustibles, ainsi qu'une
infrastructure assez lourde (62). En revanche, la
construction étant florissante à Paris au temps de Philippe
le Bel, celle des édifices religieux comme celle des
édifices civils, un certain nombre des verriers
mentionnés dans les rôles de la taille étaient
nécessairement peintres verriers.
L'adaptation de la technique du jaune d'argent à
l'art du vitrail résulte probablement de la conjonction
de plusieurs facteurs favorables. En ce qui concerne le
verre lui-même, le goût pour la préciosité se
manifestait aussi dans le domaine de la vaisselle de
verre, celle que l'on fabriquait (63) et celle que l'on
collectionnait. En effet, il est probable que des verres
islamiques, voire fatimides, se trouvaient à Paris vers
1300, et que certains d'entre eux devaient comporter
un décor au jaune d'argent (64). Cependant, seuls les
verres qui comportaient un décor de lustre d'or sont
mentionnés dans des inventaires de la seconde
moitié du XIVe siècle, en particulier ceux des papes
d'Avignon, tandis que les inventaires du trésor de la
maison royale de Philippe le Bel n'en font pas
mention (65). Ainsi, d'une part les effets de l'argent
sur le verre étaient connus, à la fois de manière
empirique et grâce aux traités qui en décrivaient
l'emploi en orfèvrerie (66), d'autre part, les verres
creux islamiques à décor de lustre et de jaune d'argent
devaient être une source d'inspiration.
Un autre facteur déterminant est le milieu
artistique parisien lui-même, qui était fort propice aux
contacts entre les différents corps de métiers
Cl. Corpus Vitrearum.
artistiques. Les manuscrits étaient produits par de
Fie 15. - Rouen, cathédrale Notre-Dame. nombreux ateliers, presque tous situés dans le quartier de
Chapelle de la Vierge.
Baie 7, lancette d. Saint Eusèbe. Détail: Carnation obtenue par la Montagne Sainte- Geneviève, sur la rive gauche de
un jus de grisaille rousse en face interne, barbe baissante la Seine (67). Les orfèvres, en revanche, étaient établis
peinte au jaune d'argent en face interne. sur la rive droite, entre le Châtelet et Saint- Germain-

(62) À la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe, il semble que les verreries de verre plat soufflés en cive se sont développées en
Normandie, pour devenir prédominantes à la fin du XIVe et au XVe siècle. Cf. Jean Lafond, op. cit. note 43 ; Michel Philippe, « Chantier ou
atelier aspects de la verrerie normande aux XIVe et XVe siècles », dans Annales de Normandie, 42/3, 1992, p. 240-257.
:

(63) Cf. Nicole Meyer-Rodrigues, dans L'art au temps des rois maudits, Philippe le Bel et sesfils, 1285- 1328, catalogue d'exposition, Paris,
Grand Palais, 1998, p. 412-416.
(64) Sur les verres fatimides, cf. Schätze der Kalifen. Islamische Kunst zur Fatimidenzeit, catalogue d'exposition, Wien, Künstlerhaus, 16
novembre 1998-21 février 1999, plus particulièrement p. 65 et 117-119.
(65) J.M. Rogers, « European inventories as a source for the distribution of Mamluk enamelled glass », dans Gilded and Enamelled
Glassfrom the Middle East, Londres, 1998, p. 69-73.
(66) Voir M. P. Lillich, op. cit. note 16, p. 46.
(67) Françoise Baron, « Enlumineurs, peintres et sculpteurs parisiens des XIIIe et XIVe siècles, d'après les rôles de la taille », dans
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 105
l'Auxerrois (68). Outre ceux qui étaient installés rue de mineurs sont également évidents. La recette donnée
la Verrerie, un certain nombre d'ateliers de verriers se par Antoine de Pise, qui fait mention d'une tempera
trouvaient à proximité soit du quartier des orfèvres, composée d'oeuf et de lait de figue, est d'un type
soit de celui des enlumineurs. utilisé par les enlumineurs et les peintres, comme
Or, on constate que la production des objets on l'a vu (72). Le broyage très fin de l'argent et son
d'orfèvrerie s'accroît fortement à la fin du XIIIe et au adjonction à la tempera est une recette d'encre
début du XIVe siècle, comme le montre le nombre métallique utilisée par les enlumineurs, comme le
grandissant des orfèvres (69). Parallèlement, surtout confirme déjà Théophile (73), et d'autres recettes
pour des nécessités monétaires mais aussi pour les de ce type sont fréquentes dans les traités qui
besoins des orfèvres, la production d'argent circulent à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle (74).
augmente (70). Comme on l'a vu plus haut, l'argent sous Antoine de Pise nous dit aussi, en parlant de l'ocre
forme de limaille était sans nul doute la matière qui peut être mêlée à l'argent broyé, qu'il s'agit de
première du jaune d'argent, inventé ou réinventé par « celle des peintres », montrant par son langage
des peintres verriers parisiens. À l'évidence, cette même qu'il fait un emprunt à une autre technique de
limaille ne pouvait pas provenir des ateliers peinture.
monétaires qui étaient sévèrement contrôlés, puisque tout C'est au cœur de ce milieu artistique qu'est
matériau de rebut était refondu uniquement pour la inventé le jaune d'argent appliqué à l'art du vitrail,
monnaie. Elle pouvait en revanche être produite à milieu qui est empreint d'un goût passionné pour
partir des pièces de monnaie elles-mêmes, comme le la préciosité et le raffinement, où les commandes
suggérerait la recette du moine deZagan : « Fais-le avec religieuses et surtout laïques se multiplient, et où
de l'argent bien limé auparavant avec une lime ». Mais se nouent également des contacts étroits entre
elle pouvait aussi venir des ateliers des orfèvres. artistes. Certains, comme Evrard d'Orléans,
Meredith Lillich a d'ailleurs relevé deux noms de pratiquaient même plusieurs arts. La date précise de
verriers dans le rôle de la taille de 1313, qui indiquent l'apparition du jaune d'argent ne peut pas être
la double profession de verrier et d'émailleur ou déterminée, mais la perfection atteinte dans les
orfèvre : « Pierre verrier, esmailleur » et « Richardin le vitraux de la chapelle de la Vierge de la cathédrale
voirrier, orfèvre » (71). de Rouen laisse penser qu'elle pourrait être un peu
Les contacts des peintres verriers avec les antérieure à 1300 (75).

Bulletin archéologique du Comité des Travaux historiques et scientifiques, nouv. série 4, 1968, p. 37-121 ; id., « Enlumineurs, peintres et sculpteurs
parisiens des XIIIe et XIVe siècles, d'après les archives de l'hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins », dans ibid., 6, 1970, p. 77-115.
(68) Danielle Gaborit-Chopin, « Orfèvres et émailleurs parisiens au xive siècle », Les orfèvres français sous l'Ancien Régime. Actes du
colloque, Nantes, 13 et U octobre 1989, Paris, 1994, p. 29-35.
(69) Danielle Gaborit-Chopin recense 115 orfèvres en 1292 et 251 en 1313. Cf. D. Gaborit-Chopin, dans L'art au temps des rois
maudits, Philippe le Bel et ses fils, 1285-1328, catalogue d'exposition, Paris, Grand Palais, 1998, p. 179.
(70) La production de l'argent n'a cessé de croître durant tout le XIIe et le XIIIe siècle, pour atteindre son apogée à la fin du
XIIIe siècle. Même si le Harz était le centre de production le plus important de toute l'Europe, les mines du royaume de France étaient
également nombreuses, quoique plus dispersées. Citons celles de PArgentière-La Bessée dans les Alpes, celles de la région de Carcassonne,
de la région de Poitiers. Sur les mines du Dauphiné, cf. Marie-Christine Bailly-Maître et Joëlle Bruno-Dupraz, Brandes- en- Oisans. La mine
d'argent des Dauphins (xii'-XIV* s.), Isère, Lyon, 1994, plus particulièrement p. 40-47. Je remercie vivement Jean-François Belhoste de m'avoir
communiqué ces informations.
(71) M. P. Lillich, op. cit. note 61, p. 83.
(72) Voir note 47. Cf. également G. Loumyer, Les traditions techniques de la peinture médiévale, lre éd. 1920, 2e éd. Nogent-le-Roi, 1996,
p. 103-122.
(73) Théophile, Diversarum artium Schedula, livre I, chapitre xxx et xxxi ; voir aussi, dans les « Additions », la « manière de faire des
lettres d'or, d'argent, de cuivre, de bronze ou de fer ».
(74) G. Loumyer, op. cit. note 72, p. 127-131.
(75) Un groupe de huit chercheurs et techniciens, à l'issue de ce travail sur le jaune d'argent, a été formé pour expérimenter la
totalité du traité d'Antoine de Pise et analyser l'insertion de cet artiste dans le chantier du décor de la cathédrale de Florence à la fin du XIVe
et au début du XVe siècle. Il a reçu l'appui du Centre National de la Recherche Scientifique. Il est constitué de Sylvie Balcon, Karine
Boulanger, Laurence Cuzange, Hervé Debitus, Daniela Gallo, Dominique Germain-Bonne, Claudine Lautier, Christian Lemzaouda et Dany
Sandron.
106 CLAUDINE LAUTIER
ANNEXE 1 ANNEXE 3

Extraits du traité d'Antonio da Pisa (Assise, Biblioteca Pierre Le Vieil, L'Art de la peinture sur verre et de la vitrerie,
del Sacro Convento, Ms 692. Manuscrit sur parchemin de la Paris, 1774, p. 109 :
fin du XIVe siècle. Ed. Paola Monacchia, dans l'ouvrage
collectif Vetrate. Arte e Restauro. Dal trattato di Antonio da Pisa
alle nuove tecnologie di restauro, Milano, 1991, fac-similé p. 26- Couleur jaune :
50, transcription p. 55-69).
II est constaté par l'expérience, que c'est de l'argent que
Fol. 2v : « Colore çallo. Ad fare colore çallo, pilglia de la se tire le plus beau jaune propre à la Peinture sur verre (a) :
limatura dell'argento fino, cioè venetiano e macina questa limatura or, pour le préparer, on procède de l'une des manières
sopra uno porfiro, ehe se desfacia como aqua etpoi, quando tu veni suivantes.
a pençare, mittelo sopra el vetro bianco dove tu vuoi devenu çallo Prenez de l'argent en lames; faites-le dissoudre dans de
et mittigline tanto poco, quanto tu poi con la tempera dell'ovo
liquida. » ... l'eau-forte : lorsqu'il sera entièrement dissous, en ajoutant
dans l'eau-forte des lames de cuivre, l'eau-forte agit sur le
« Tempera per H dicti colori. Modo da fare la tempera a cuivre, & lâche l'argent qui tombe au fond. On peut se
temperare quisti colori; pilglia uno ovo e rompilo e mictilo nella contenter, au lieu de cuivre, d'y verser du sel commun dissous
scudella con lo torlo e con lo chiaro insieme e poi tolli uno rametello dans l'eau. Lorsque l'argent sera précipité au fond, décantez-
defico e talglialo minuto e mictilo nella scudella dove metesti l'uovo en l'eau-forte : mêlez l'argent à de l'argile bien calcinée, de
e mittïli um meççofondo de bichiere d'acqua con questo ovo e questo manière qu'il y en ait trois fois plus que d'argent: broyez;
fico e poi si dibatti bene insieme e de questa tempera mecterai netto faites sécher, &c. comme dans les couleurs précédentes.
colore a poco a poco, cosi corne tu dipinçi o fai dipinçare, e tene
tuctavia dell'acqua netto colore, ehe non s'asucchi. »...

Fol. 7v. « Si volissifare çalo ive[tri]. Si tu volissifare çàallo Jaune très beau.
dove e questo bianco, metive dentro de quello argento macinato ehe
t'a decto denanti in quello capitolo dove t'ô decto que quello Autre. Prenez de l'argent en lames à volonté : faites-le
paternostri çalli e questo si è buomper adoperare. Ora t'a decta la fondre dans un creuset; lorsqu'il sera entré en fusion, jettez-
sostantia e cusifacendo e praticando vederai la maniera etc. y peu-à-peu assez de soufre pour le rendre friable ; broyez-
Si quello colore çallo volessifare più pieno. Sipiùpieno de le, sur une écaille de mer, assez pour le réduire en poudre
colore volessifare quello âallo, mictive dentro umpocho de ocrea, la très-fine : joignez-y ensuite autant d'antimoine que vous
quak adoperano i depentori e si tu glini mittissi troppo, ritornaria aurez employé d'argent: broyez & mêlez bien ces deux
el vetro rosso, ma non séria bello colore ehe parria uno imbratto. » matières ; prenez de l'ochre jaune : faites-la bien rougir au
feu; elle deviendra d'un rouge brun. Faites-en l'extinction
dans de l'urine; prenez de cette ochre deux fois autant que
de l'antimoine & de l'argent : mêlez bien ces matières en les
ANNEXE 2 broyant avec soin : faites sécher, &c.

Extrait du traité du moine de Zagan (Wrodaw, Bibl. Autre. Prenez une demi-once d'argent, une demi-once de
Univ. IV. 8°. 9. Manuscrit sur papier du début du XVe siècle. soufre, une demi-once d'ochre; commencez par faire
Fol. 68 v. Ed. W. Wackernagel, Die Deutsche Glasmalerei, calciner l'argent avec le soufre, jusqu'à ce qu'il devienne assez
Leipzig, 1855, p. 173). friable pour être broyé. Faites aussi bien calciner l'ochre;
« Item cum volueris colorare aines et alia, hoefac cum argento faites-en l'extinction dans de l'urine. Broyez l'argent &
bene prius lima limata, post hoc bene super lapidem trita et l'ochre pendant une journée : faites sécher; pulvérisez, &c.
modicum de brawnroth apposita et in vas plumbeum posita, cum Autre. Prenez de la vieille monnoie d'argent, calcinez-la
pura aqua hinc inde linita, et in ïtta parte, que est vacua et non avec le soufre ; prenez aussi de la terre jaune de Cologne,
depicta, débet apponi. Et quando habes multum in patella de tali telle que celle dont se servent les Peaussiers; calcinez cette
colore, scilicet siïberloth, tune ne ultra modum comburatur, quia terre comme on a dit de l'ochre ; dosez de même : broyez le
anichilatur color et denigratur, etpone eundem colorem in patella in tout en l'humectant avec de l'esprit-de-vin ; faites sécher;
anteriori parte, ubi non est ita intensus calor, sicut est in medio et pulvérisez, &c.
in fine.
Item cum volueris habere viride in blawo vitro, tune depinge (a) C'est une tradition assez ancienne chez les Peintres-
cum silbirloth et habebis. » Vitriers, que la découverte de cette manière de colorer le
LES DÉBUTS DU JAUNE D'ARGENT DANS L'ART DU VITRAIL 107
verre en jaune, est due à un accident survenu au B.Jacques chaux tamisée, dont on se sert à cet effet. La poêle couverte,
l'Allemand. Ce Religieux, dont nous avons parlé parmi les les émaux se parfondirent. Le bouton, ou une partie de ce
Peintres sur verre du quinzième siècle, étant occupé à bouton entra aussi en fusion ; il teignit de couleur jaune
empoëler l'ouvrage qu'il avoit peint, pour le faire recuire, l'espace du verre au-dessus duquel il se répandit, & cette
laissa tomber dans sa poêle un bouton d'argent, d'une de ses couleur pénétra la pièce sur laquelle celle-ci avoit été
manches, sans s'en apercevoir. Ce bouton se perdit .dans la stratifiée.

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