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Janvier 1941

7 – La grande évasion
Le « ministère des évasions »
10 janvier
Deux pilotes belges au chômage
Bruxelles – Le lieutenant-pilote Léon Divoy a la rage au ventre. En juillet 40, il s’était replié
à Tours avec son escadrille lorsqu’on l’a envoyé en reconnaissance vers le nord pour voir où
étaient les têtes de colonnes allemandes. Hélas, son Fairey Fox avait été descendu par les tirs
de la redoutable Flak légère boche. Il s’était posé en catastrophe, avait échappé à la capture et
tenté de rejoindre les lignes amies, mais en vain ! Il s’était déjà estimé chanceux de pouvoir
rentrer en Belgique en profitant de la confusion de ces journées terribles. Mais il s’était juré
de tout faire pour reprendre le combat.
Depuis lors, écoutant chaque soir ou presque la BBC, Léon a vibré au récit des exploits des
pilotes belges qui se battaient au sein de la RAF et de l’Armée de l’Air, sur tous les fronts, et
même sous les couleurs belges ! Il a pris contact avec quelques compagnons d’armes, mais
aucun n’a voulu faire quelque chose. Mais il y a quelques jours, il a appris que son ancien
camarade de promotion, Michel Donnet, fait prisonnier à l’issue de la Campagne des 18 jours,
avait été libéré peu avant Noël. Avec lui, il pourra tenter le coup !
Dans une maison appartenant à la famille Donnet, les retrouvailles sont chaleureuses et on
parle bien sûr de la guerre et des combats qui se poursuivent : « Léon, il faut faire quelque
chose, on ne peut pas rester les bras ballants ! » s’exclame Michel Donnet.
– Je suis d’accord. J’y ai déjà pensé. Il faut qu’on rejoigne nos camarades. Mais le problème,
c’est comment ! Par bateau, la Manche est bouclée. Par l’Espagne, Franco est plutôt
favorable aux Allemands… Ah, si on avait un avion !…
– Ecoute, on va y réfléchir sérieusement et dès que l’un de nous a une idée, on se prévient.

11 au 17 janvier

18 janvier
D.G.P.I.
Alger – Un décret en forme de RAP paru au Journal Officiel porte création d’un organisme
interministériel ad hoc, la Délégation générale aux Prisonniers et Internés (DGPI).
La nouvelle structure est chargée, aux termes du texte, de recueillir et de centraliser toutes les
informations concernant les captifs, d’adoucir leur sort autant que faire se peut, par l’envoi de
colis de ravitaillement, en particulier, et par l’aide à l’organisation dans les camps et prisons
d’activités culturelles ou sportives, et de veiller sur leurs familles. Elle a vocation à œuvrer en
permanence en collaboration avec le Comité international de la Croix rouge, responsable de
l’application des conventions de Genève, et notamment avec la délégation du CICR à Alger.
Le décret ne précise pas, il va de soi, que les fonctionnaires civils et les militaires qui seront
affectés à la Délégation générale appartiendront à deux cadres différents. Le cadre A, placé
sous l’autorité du Délégué général, se consacrera aux tâches annoncées officiellement par le
décret. Le cadre B, lui, qui n’apparaîtra jamais en tant que tel, aura pour mission d’organiser
l’évasion – éventuellement le rapatriement en Métropole sous prétexte sanitaire, s’il est
concevable de l’envisager – puis le transfert à travers la Méditerranée des officiers, sous-
officiers et spécialistes dont la présence en Afrique du Nord est jugée nécessaire ou, au moins,
opportune.
Afin d’éviter toute querelle d’attributions, la DGPI est intégrée ab initio aux services de la
Présidence du Conseil. Elle sera vite surnommée « le ministère des évasions »…
Le même jour – ce n’est pas une coïncidence – un autre décret ouvre la possibilité d’attribuer
à nouveau la Médaille des Évadés, dans des conditions proches de celles qui prévalaient
pendant le premier conflit mondial (voir Appendice).

19 janvier

20 janvier
D.G.P.I.
Alger – Le général Louis Robert de Saint-Vincent, qui s’est illustré lors de la bataille des
Alpes sous les ordres du général Olry, est nommé Délégué général aux Prisonniers et Internés.
Polytechnicien et artilleur, il apparaît déjà, dans les “milieux autorisés”, comme l’un des
futurs “grands chefs” de l’Armée. Il est surtout considéré comme un organisateur de premier
plan – ce qui justifie sa nomination à la direction d’un organisme où tout est à créer.

L’affaire du général boiteux


L’Écho d’Alger (en date du 21) – « Un général français s’évade d’une forteresse allemande !
Dans la nuit du 19 au 20, une barque de pêche venant de la région de Nice a débarqué en
Corse un homme de 61 ans en civil, mais dont le maintien trahissait le vieux soldat et même,
pour les plus perspicaces, l’officier de cavalerie. L’homme s’est présenté au quartier général
des forces françaises dans l’île, à Ajaccio, comme le général d’armée Henri Giraud. Chef de
la VIIe Armée envoyée en Belgique, fait prisonnier quand il allait prendre le commandement
de la IXe, ce grand soldat a réussi à s’évader de la prison réservée par les Allemands aux
prisonniers de marque, la célèbre forteresse de Königstein. Pourtant, il a d’abord eu un peu
de mal à se faire reconnaître, car pour passer inaperçu, le général Giraud a dû raser sa
superbe moustache, fameuse dans toute l’armée. Cette ruse lui a apparemment permis de
tromper sans trop de peine la tant vantée vigilance germanique pour glisser entre les doigts
de ses geôliers, passer d’Allemagne en France par l’Autriche et l’Italie, puis trouver le moyen
de rejoindre la Corse.
L’événement fera, c’est certain, le plus grand bien au moral de la troupe. L’Armée espère en
tout cas mettre mieux à profit qu’en mai dernier son talent de commandement. »

Deux pilotes belges au chômage


Bruxelles – Michel Donnet revoit d’autres pilotes belges qu’il a connus avant la guerre, tels
que le comte d’Ursel. Celui-ci lui apprend que son cousin, le baron Thierry d’Huart,
capitaine-aviateur de réserve, possède un Stampe SV.4, remisé dans un hangar sur ordre des
Allemands. Le soir même, Donnet reprend contact avec Divoy pour échafauder un plan.

21 janvier
L’affaire du général boiteux
Alger – De Gaulle, ministre de la Guerre, fait venir d’urgence de Corse à Alger le général
Giraud. Outre ses réelles qualités militaires, les conditions rocambolesques de son évasion,
même si le récit livré au public est truffé de contre-vérités, font du personnage un héros idéal
pour la propagande et bientôt les aventures du général évadé sont reprises par tous les
journaux alliés. Pour la presse américaine, c’est bien sûr un excellent sujet d’article, mais on
évite de peu une grave difficulté. Le général Giraud a bien retrouvé son uniforme, son képi
étoilé et sa culotte de cheval, mais il refuse de se faire photographier sans sa moustache !
C’est un costumier du théâtre d’Alger qui sauve la situation grâce à un magnifique postiche
fait sur mesure…

22 janvier
D.G.P.I.
Alger – Une simple lettre de Paul Reynaud à Vincent Auriol, à Georges Mandel et au général
de Gaulle 1, qui ne sera publiée nulle part, fixe la composition de l’état-major du général de
Saint-Vincent à la direction de la Délégation générale aux Prisonniers et Internés (DGPI).
- Adjoint au délégué général : général de brigade Laffargue 2
- Affaires internationales : capitaine Pierre Bertaux (universitaire, spécialiste de l’Allemagne,
détaché aux Affaires étrangères depuis octobre 1940)
- Affaires financières, soldes et allocations aux familles : capitaine Hervé Alphand (inspecteur
des Finances)
- Affaires juridiques : lieutenant André Lavagne (maître des requêtes au Conseil d’État)
- Affaires médicales et sanitaires : commandant Paul Lebon (professeur de médecine à la
Faculté d’Alger)
- Affaires culturelles, Université des camps et sports : sous-lieutenant Suzy Borel (attachée
d’ambassade, sous-directrice au service des Œuvres des Affaires étrangères)
- Liaisons avec la Défense : colonel Bonnet (ancien de l’armée des Alpes)
- Liaisons avec l’Intérieur : commandant André Achiary (commissaire à la DST)
- Cadre B : lieutenant-colonel Charles Luizet (officier des Affaires indigènes, ancien
administrateur français de la zone internationale de Tanger).
Officieusement, en raison de la séparation des églises et de l’État depuis 1905, mais
concrètement, en raison des besoins spirituels des détenus, trois “chargés d’aumônerie” ont
été intégrés à la Délégation : le RP Teilhard de Chardin sj (tout juste revenu des États-Unis
malgré les réticences du Vatican, qui préférait le savoir éloigné de l’Eglise de France où son
influence est jugée « délétère » par le Saint-Office), le pasteur Jousselin et le rabbin Lévi-
Oiknine 3.

27 janvier
Deux pilotes belges au chômage
Overijse (environs de Bruxelles) – Par une froide soirée d’hiver, Donnet et Divoy font une
première reconnaissance. Mais une mauvaise surprise les attend. Le hangar où se trouve le
SV.4 est juste derrière le terrain d’Hoeilaart, occupé par la Luftwaffe, et il n’est qu’à 300
mètres du château du baron d’Huart, lui aussi occupé par les Allemands. Ils s’approchent
quand même, discrètement, et constatent que le hangar est cadenassé. Ce n’est que partie
remise.

1
Le président du Conseil en fera lecture au président Albert Lebrun, avant le Conseil des ministres.
2
Les initiés ne manquent pas de noter que le général Laffargue a été, à Saint-Cyr, le camarade de promotion du
général de Gaulle.
3
Le pasteur Jean Jousselin dirigeait, avec le titre de Commissaire national délégué, le mouvement des Éclaireurs
unionistes (d’inspiration protestante) en AFN et dans l’Empire. Le rabbin Samuel Lévi-Oiknine, de rite séfarade
mais diplômé de la faculté de théologie de Strasbourg, était le second du grand rabbin de Marrakech.
Appendice
Le décret-loi du 18 janvier 1941
Les paragraphes de ce décret concernant les organisateurs d’évasions, masqués lors de la
parution, ont été republiés après la guerre.

Le Président de la République Française,


Sur le rapport du président du Conseil, du ministre de la Défense
nationale, du garde des sceaux, ministre de la Justice, du ministre des
Affaires étrangères et du ministre de l’Intérieur,
Vu la loi du 11 juillet 1938 relative à l’organisation générale de la
nation pour le temps de guerre, et le décret du 28 novembre 1938 portant
règlement d’administration publique pour l’application de ladite loi ;
Vu la loi du 19 mars 1939 tendant à accorder au Gouvernement des pouvoirs
spéciaux
Le conseil des ministres entendu,
Art. 1er. — La médaille des évadés créée par la loi du 20 août 1920 est
attribuée au titre de la guerre commencée en 1939 conformément aux
dispositions suivantes.
Art. 2. — Seuls sont retenus les actes d’évasion effectués depuis le 2
septembre 1939.
Art. 3. — La médaille des évadés ne peut être accordée que si l’intéressé :
1° Ou bien est en mesure de prouver qu’il a réussi une évasion : a) D’un
camp de prisonniers de guerre régulièrement organisé et militairement
gardé, où il était détenu ; b) Ou d’un endroit quelconque où il était
arrêté ou détenu, en raison de son action dans la résistance contre
l’envahisseur et l’autorité de fait ; c) Ou d’un territoire ennemi ou
occupé on contrôlé par l’ennemi, l’évasion comportant le franchissement
clandestin et périlleux d’un front de guerre terrestre ou maritime, ou
d’une ligne douanière, étant entendu que les lignes de démarcation tracées
en France ne sont pas considérées comme lignes douanières ;
2° Ou bien justifie : a) De deux tentatives d’évasion consistant en sorties
effectives et périlleuses d’une enceinte ou établissement militairement
gardé et situé en dehors des limites territoriales métropolitaines imposées
en fait par l’ennemi, si elles ont été suivies de peines disciplinaires ;
b) Ou exceptionnellement d’une seule tentative d’évasion réalisée dans les
conditions prévues ci-dessus et ayant entraîné le transfert dans un camp de
représailles connu ou dans un camp de déportation ; c) ou de l’appartenance
à une organisation sous contrôle de la délégation générale aux prisonniers
et internés ou de la direction générale des services secrets ayant entraîné
l’instruction de ne pas tenter d’évasion.
Art. 4. — En aucun cas une mesure de rapatriement ne peut être invoquée
pour ouvrir droit à l’attribution de la médaille des évadés, quelles que
soient les circonstances qui ont amené l’ennemi à en décider.
Art. 5. — Les prisonniers de guerre évadés de camps, établissements ou
territoires contrôlés par l’ennemi situés en France métropolitaine devront
en outre, après leur évasion : S’ils sont restés en France, avoir milité
dans une organisation de résistance ; S’ils ont quitté le territoire
métropolitain, avoir servi dans une formation combattante.
Art. 6. — La médaille des évadés peut aussi être accordée : a) Aux
Alsaciens et Lorrains incorporés de force dans l’armée allemande et
échappés de ses rangs si, restés en pays annexé ou encore occupé par
l’ennemi, ils ont fait partie activement d’une organisation de Résistance
ou si, après franchissement d’un front de guerre ou d’une ligne douanière,
ils ont rejoint les armées alliées ; b) Aux Alsaciens et Lorrains qui se
sont évadés d’Alsace et de Lorraine pour se soustraire à l’incorporation de
force dans l’armée allemande si leur évasion a comporté le franchissement
clandestin et périlleux des limites de leurs provinces et s’ils ont ensuite
soit milité dans la Résistance, soit servi dans une unité combattante ou en
opérations.
Art. 7. — Nul ne peut prétendre au port de la médaille des évadés s’il a
été, postérieurement à son évasion, l’objet d’une condamnation, sans
sursis, pour faits qualifiés « crimes » par le code pénal ou le code de
justice militaire.
Art. 8. — La médaille des évadés peut être accordée aux étrangers dans les
mêmes conditions qu’aux Français, s’ils combattaient dans l’armée française
ou dans les formations de la Résistance française, lors de leur capture ou
de leur arrestation ou si, évadés dans les conditions définies par
l’article 3, 1° c, ils ont rejoint une formation combattante.
Art. 9. — Dans des cas exceptionnels et compte tenu des conditions dans
lesquelles s’est produite l’évasion ou le service rendu à l’évasion,
l’attribution de la médaille des évadés peut être accompagnée d’une
citation comportant l’attribution de la Croix de guerre.
Art. 10. — La médaille des évadés n’est accordée qu’une seule fois au titre
d’une même guerre.
Art. 11. — Les modèles de l’insigne et du ruban, ainsi que de l’étoile en
vermeil fixée sur le ruban pour indiquer une attribution de la médaille des
évadés au titre d’une autre période d’hostilités, sont déterminés par
arrêté du ministre de la Défense nationale.
Art. 12. — Une commission nommée par arrêté du ministre de la Défense
nationale est chargée d’examiner les candidatures et de soumettre ses
propositions à ce ministre, qui attribue la médaille par arrêté.
Art. 13. — Le président du Conseil, le ministre de la Défense nationale, le
garde des sceaux, ministre de la Justice, le ministre des Affaires
étrangères et le ministre de l’Intérieur sont chargés, chacun en ce qui le
concerne, de l’exécution du présent décret-loi, qui sera publié au Journal
officiel de la République française.

Fait à Alger, le 18 janvier 1941

Par le Président de la République


ALBERT LEBRUN

le président du Conseil
PAUL REYNAUD
le ministre de la Défense nationale
CHARLES DE GAULLE
le garde des sceaux, ministre de la Justice
ALBERT SEROL
le ministre des Affaires étrangères
LEON BLUM
le ministre de l’Intérieur
GEORGES MANDEL

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