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Eric Daubricourt

Mener vos
conversations
difficiles
en 50 règles d’or
Comment prévenir le conflit
et renforcer la coopération
V ous ne vous entendez pas avec votre nouvelle recrue et voulez lui demander
de partir. L’augmentation de votre meilleur vendeur a été refusée, vous
devez lui annoncer sans le démotiver. Vous aviez une relation fusionnelle avec
votre associée, mais aujourd’hui vous vous déchirez. Vous vivez mal les gestes
déplacés de votre collègue avec qui, par ailleurs, vous avez d’excellentes
relations…
Comment réagissez-vous dans ces cas-là ? Est-ce facile pour vous d’avoir une
conversation difcile? Comment faire lorsque les enjeux, les désaccords et les
émotions atteignent une telle intensité que le dialogue semble impossible ?
À travers un partage d’expériences, d’idées et d’outils concrets, l’auteur
propose une méthode pour aborder différemment ce sujet crucial. Le but de ce
livre est de vous aider à comprendre qu’il est possible de sortir de l’impasse
classique des conversations difciles – se disputer ou se taire –, permettant
ainsi de prévenir les conits, mais surtout de renforcer la coopération.

Eric Daubricourt est médiateur, entrepreneur, formateur et conférencier. Diplômé


de l’EM Lyon, il a une première partie de carrière en tant qu’entrepreneur. En 2018,
il étudie la médiation à l’Ifomene de Paris, puis au CEDR à Londres, ainsi que la
psychologie à l’université de Lorraine. Actuellement il dirige Possibilis, un cabinet
de conseil et de formation spécialisé dans le développement de la coopération,
et il est associé du cabinet de médiation VD Médiation. Par ailleurs, il enseigne le
sujet des conversations difciles à l’Institut Léonard de Vinci Executive Education
et intervient régulièrement à l’école Maria Schools.

Préface de Stephen Bensimon, médiateur, directeur fondateur de l’Ifomene


Postface d’Olivier Meier, professeur des universités, directeur de l’Observatoire ASAP
Mener
vos conversations
difciles en
50 règles d’or
Éditions Eyrolles

61, bd Saint-Germain

75240 Paris Cedex 05

www.editions-eyrolles.com

Mise en page : PCA

Illustrations : Barbara Ferraggioli

Depuis 1925, les Éditions Eyrolles s’engagent en proposant des livres pour
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Pour continuer à accompagner toutes les générations à venir, nous


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intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que
ce soit, sans l’autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation
du droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2024

ISBN : 978-2-416-00968-6
Eric Daubricourt
Préface de Stephen Bensimon
Postface d’Olivier Meier

Mener
vos conversations
difciles en
50 règles d’or
Comment prévenir le conit
et renforcer la coopération
Sommaire
Préface .................................................................................................... 11

Avant-propos ........................................................................................ 15

Introduction .......................................................................................... 21

PARTIE1. Quoi ? ........................................................................... 29

Chapitre 1. Qu’est-ce qu’uneconversation


difcile ? ................................................................................................ 31

À la base d’une conversation difcile, il y a un désaccord ..... 35


Pas de conversation difcile sans enjeux .................................... 39
Quand les émotions s’en mêlent .................................................. 42

Chapitre 2. Comment catégoriser lesconversations


difciles ?.............................................................................................. 49

La conversation difcile arrive-t-elle par surprise


ou avez-vous eu le temps delapréparer ? ................................. 49
Y a-t-il un publicou êtes-vous seul àseul
avec l’autre partie ? .......................................................................... 50
Combien de personnes sont-elles impliquées
dans l’équation ?................................................................................ 51
Quel est votre degré de pouvoir sur l’autre partie ? ............... 52
Quelle est votre implication dansla conversation difcile ? ....... 52
Êtes-vous l’initiateur ou le récepteur ? ........................................ 53
Peut-on avoir des conversations difciles
avec tout le monde ? ........................................................................ 53

5
Toutes les conversations difciles sont-elles
bonnes à avoir ? ................................................................................. 55

Chapitre 3. Quelles sont lesréactions classiques


face àuneconversation difcile ? ........................................... 61
La réaction du combattant ............................................................. 62
La réaction de l’accommodant ...................................................... 63
La réaction de l’évitant .................................................................... 64
La réaction du compromettant ...................................................... 65
La réaction du coopérant ................................................................ 65

PARTIE2. Pourquoi etpour quoi ? .................................. 69

Chapitre 4. Pourquoi le thème desconversations


difciles nous touche-t-il autant ? ........................................... 71
Les conversations difciles mettent en péril
nos besoins fondamentaux ! ........................................................... 74
Les conversations difciles touchent plus particulièrement
trois besoins fondamentaux ........................................................... 77
Les émotions révèlent les besoins ................................................ 78
Les conversations difciles impactent directement
le succès de l’entreprise.................................................................. 86

Chapitre 5. Quel est l’objectif d’uneconversation


difcile ? ................................................................................................ 89
Qu’est-ce qui vous pousse à démarrer uneconversation
difcile ? ............................................................................................... 94
Résumé des différents niveaux demotivation .......................... 95
La puissance des buts d’accomplissement ................................. 97
Comment augmenter sa motivation ? .......................................... 104

Chapitre 6. Remplacer la volonté deconvaincre


parlavolonté de comprendre.................................................. 107
Une idée simple à comprendre et difcile àappliquer ........... 113
Comment faire concrètement pour appliquer cette idée ? .... 116

6 Sommaire
PARTIE3. Comment ? ................................................................ 119

Chapitre 7. La conversation circonstancielle –


la vérité ................................................................................................. 121
« J’ai raison » ou le sujet de la vérité ............................................ 122
La solution: passer de « Avoir raison »
à« Avoir ses raisons » ....................................................................... 138

Chapitre 8. La conversation circonstancielle –


l’intention ............................................................................................ 141
« L’autre l’a fait exprès » ou le sujet del’intention .................... 141

Chapitre 9. La conversation circonstancielle –


laresponsabilité ............................................................................... 151
« L’autre est coupable » ou le sujet de la responsabilité .......... 151

Chapitre 10. La conversation émotionnelle .......................... 157

Impossible de faire sans… mais difcile defaire avec !........... 157


Comment s’en sortir ? ...................................................................... 161

Chapitre 11. La conversation identitaire ................................ 169


En quoi les conversations difciles menacent-elles
notre identité ? .................................................................................. 170
Comment faire pour gérer cela ? .................................................. 173
Comment faire concrètement en pleine action ? ...................... 175

Chapitre 12. La conversation relationnelle ........................... 179

La peur du rejet ................................................................................. 179


Les deux tendancesspontanées face à cette peur
du rejet ................................................................................................ 182
Les trois questions à se poser........................................................ 184

PARTIE4. Comment vraiment ? ......................................... 191

Chapitre 13. Avant la discussion: préparez-vous.............. 193


1. Dénir votre objectif ................................................................... 195
2. Poser le cadre................................................................................ 201
3. Rééchir aux quatre discussions............................................... 206

Sommaire 7
4. Apprendre à faire un pas de côté ............................................ 208
5. Préparer vos plans A, B et Z ...................................................... 209

Chapitre 14. Étape1: démarrez ! .............................................. 215


1. Annoncez l’objectif dès le début ............................................. 215
2. Créez de la sécurité ..................................................................... 217
3. Commencez par le troisième récit (neutre et factuel) ........ 222
4. Invitez l’autre à parler ................................................................. 222

Chapitre 15. Étape2: explorez le récit de l’autre ........... 227

L’écoute active, un sujet « bisounours » et« tarte


à la crème » ? ....................................................................................... 227
Écoute ou écoute active ? ............................................................... 228

Chapitre 16. Étape 3: racontez votre récit .......................... 247


Pourquoi parler ? ............................................................................... 247
Pourquoi se taire ? ............................................................................ 250
Comment parler ? .............................................................................. 251

Chapitre 17. Étape 4: réglez leproblème............................ 259


Vos intérêts et ceux de l’autre sont alignés ............................... 259
Vos intérêts et ceux de l’autre sontdivergents
mais compatibles .............................................................................. 263
Vos intérêts et ceux de l’autre sontdivergents
et incompatibles ................................................................................ 271

Chapitre 18. Étape5: concluez .................................................. 277

Validez l’esprit de la solution plutôt que la solution


elle-même ........................................................................................... 277
Entrez dans le détail pour mettre en place le plan .................. 278
Anticipez l’intervention de tiers .................................................... 279
Imaginez le pire ................................................................................. 279
Mettez-vous d’accord sur le storytelling .................................... 282

Chapitre 19. Pendant: recadrez ................................................. 285


Pratiquez le pas de côté émotionnel pourretrouver
votre base ........................................................................................... 286
Gardez le cap ..................................................................................... 294

8 Sommaire
Conclusion ........................................................................................... 297

Postface ................................................................................................ 301

Remerciements ................................................................................. 305

Bibliographie ..................................................................................... 309

Sommaire 9
Préface

Préface… ou plutôt Mode d’emploi


Car ce livre vous a d’abord intéressé pour une raison et une seule:
nous sommes toutes et tous confrontésà ces moments qu’il ne fau-
drait pas rater et que nous ratons trop souvent. Ces moments où nous
pourrions empêcher une relation de se dégrader, ces moments où
nous pourrions désamorcer, déminer une situation piégée, une crise,
un conit, rattraper la sauce avant qu’il ne soit trop tard, réparer ce
qui peut encore l’être !
Si seulement j’avais parlé ce jour-là ! Si seulement j’avais su aborder
l’autre autrement. Dans ce livre, un praticien parle à ceux qui sont
confrontés à des questions pratiques.

Que faire, quand et comment ?


Personne ne lit un livre de la première ligne à la dernière page. Sauf
un roman. Et ce livre n’est pas un roman. C’est un livre de méthode.
Dans un vrai livre de méthode on se sert. Un vrai livre, on s’en sert.
Et ceci est un vrai livre. Car un vrai livre, n’est-ce pas, on le butine,
on y pioche, on le picore, on le survole, on cherche ce qui nous est
utile ; ce qui nous est agréablement, clairement utile. Un regard sur la
table des matières: pour chaque lecteur, un, deux, vingt points nous
concernent particulièrement parmi les « 50 règles d’or ».

11
Chaque lecteur peut aller chercher aisément ce qui lui convient, ce
dont il a besoin… Ainsi, pour ma part, après avoir parcouru tout
l’ouvrage, j’ai eu envie de relire les trois premiers chapitres, puis j’ai
été attiré par les chapitres13 et14 avant de me plonger dans les 8
et9… À vous de jouer pour cueillir les idées, les techniques, voire les
recettes vivantes que ce livre vous ore.
Un livre d’expérience partagée, je devrais dire de centaines d’expé-
riences partagées, qui vous invite à un buet riche, divers et savou-
reux, qui vous propose une boite à outils aux usages testés et validés.
À vous de proter de sa structure claire et méthodique pour choisir
ce qui vous touche et vous convient.

Réussir un livre d’application efcace


sur les oraux les plus difciles
Disons-le: écrire et bien écrire sur l’oral est un véritable dé. À plus
forte raison sur les conversations diciles ! Eric Daubricourt y excelle.
Pour que les conseils, méthodes et outils ne soient pas des mots
creux et ne restent pas lettre morte, il faut un vrai passeur dont le
style vivant et pragmatique nous parle. Être simple et ecace sur des
questions subtiles et délicates. Être humain sur des questions tech-
niques. Rester non violent dans des situations violentes. Comprendre
et intégrer que la psychologie a sa logique propre. Et surtout, surtout,
avoir du courage. Car rater la conversation dicile mais nécessaire,
c’est éviter de parler « pour de vrai », d’en créer les conditions et d’as-
sumer de le faire « pour de bon ». En somme, comment sortir du cercle
vicieux: éviter la rencontre de peur de la rater.
Converser pour converger, non pas que ce soit bien dicile, mais parce
qu’il y a des dicultés qu’il faut conjurer, exorciser tant qu’il en est
encore temps. Et si on a laissé passer ce moment, comment arrêter l’hé-
morragie, la perte de conance, la traduction négative de chaque mot,
de chaque initiative, le diérend qui devient litige, contentieux sans n ?

12 Préface
Quand j’ai un problème avec l’autre, c’est l’autre qui risque très vite de
devenir le problème. Apprendre à accepter la confrontation pour ne pas
se condamner à l’arontement binaire, donc primaire: j’ai raison, donc
l’autre a tort. Je suis rationnel et raisonnable, donc l’autre ne l’est pas.
Se poser la question: que lui dire et comment pour avoir une chance
qu’il ou elle ne me dise pas non ? Le genre de questions dont nous
savons qu’elles sont précieuses. Le genre de questions pour lesquelles
nous avons tous besoin d’un tuteurmentorcoach pour penser à y
penser ! Ce livre sera votre tuteurmentorcoach aujourd’hui où vous
le découvrez, et chaque fois que les circonstances vous demanderont
d’y retrouver l’esprit de conversation.

Apprendre par nous-mêmes


ce que l’on a négligé de nous apprendre
Au fait, pourquoi est-ce si dicile d’aborder un échange impor-
tant, délicat avec des personnes pourtant connues et proches: des
associés, parents, conjoints, collègues, voisins ? Pourquoi cette ten-
tation de convaincre, de vaincre, de passer en force alors que nous
le savons, cela aggravera l’antagonisme ? Pourquoi cette réticence à
comprendre, persuader, être à l’écoute de ce que nos interlocuteurs
pensent, désirent, regrettent, veulent ?
« Je vois le bien, je l’approuve et c’est le mal que je fais », déplorait
Ovide.
Mais pas de remords ni de culpabilisation: en vingt ans de scolarité,
collège, lycée, enseignement supérieur, combien de fois avons-nous
parlé (sauf quelques examens impersonnels), a fortiori appris à parler,
à se parler ? Est-ce dans les débats ou plutôt les combats politiques
ou télévisés que nous apprendrons une parole de compréhension
mutuelle et de conciliation ou réconciliation ? L’apprendrons-nous
dans des échanges sans rencontre, en restant muets et à distance sur
nos si précieux smartphones et réseaux sociaux ? Non.

Préface 13
Il fallait un écrit, un livre, ce livre d’Eric Daubricourt pour réap-
prendre à mieux se parler. Pour retrouver en nous la compétence
d’aller vers l’autre avec toute notre personnalité, enrichie d’une vraie
mise en œuvre intelligente du dialogue dont nous avons tant besoin
dans nos relations –forcément diciles un jour ou l’autre– avec ceux
qui partagent bon gré mal gré notre vie personnelle et professionnelle.
« La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus
raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons
nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses.»
Telle est la deuxième phrase de la première page du Discours de la méthode
d’un certain René Descartes… Des parallèles qui ne se rencontrent
jamais… un dialogue de sourds… Chacun sa vérité et ses priorités…
Comme médiateur, il m’arrive fréquemment d’accueillir les personnes
en conit en leur laissant lire ce texte sur un tableau, et en leur disant:
« Mesdames, Messieurs, la diversité de vos opinions ne vient pas de ce
que les uns seraient plus raisonnables que les autres, mais seulement
1) de ce vous conduisez vos pensées par des voies diérentes et 2) ne
considérez pas les mêmes choses: si vous êtes là, face à face, séparés
et réunis dans cette pièce, c’est parce que vous ne vous entendez
pas, mais aussi parce vous savez que vous auriez tout intérêt à vous
entendre.»
Comment donc à la fois respecter cette libre diversité de nos opinions
et réussir une écoute mutuelle véritable et fructueuse ?
Le livre d’Eric Daubricourt nous apporte bien des clés pour y par-
venir dans le contexte de notre temps.
Stephen Bensimon
Philosophe, Médiateur, Consultant,
Directeur fondateur de l’Institut de Formation à la Médiation
et à la négociation, Ifomene ICP
Professeur affilié Sciences Po Paris, Executive Education
Ethos et Formation, SARL

14
Avant-propos
J’ai écrit ce livre avec une seule idée en tête: partager.
Partager avec ceux que cela peut intéresser des idées, des outils et des
expériences issus de ma pratique de médiateur et de formateur, an
de contribuer à développer l’idée que le vivre-ensemble est possible
et que la capacité à aborder les conversations diciles y joue un rôle
essentiel.
Car, nalement, ce livre parle des liens. Des liens que nous tissons
tout au long de notre vie, qu’il s’agisse des liens amicaux, profession-
nels, associatifs ou familiaux. Tout d’abord les liens doivent se créer
exnihilo: je parle d’une amitié qui démarre, d’une rencontre dans un
bar, d’un collaborateur qui rejoint l’entreprise, d’un nouveau client,
etc. Puis, une fois ces liens créés, on s’eorce de les nourrir, de les faire
grandir, on en prend soin. Parfois, les liens se tendent ou s’abîment,
alors le conit doit se gérer. Enn, malheureusement, de temps en
temps, les liens sont amenés à se terminer, se cassent ou se déchirent
et il faut en faire le deuil.
J’ai eu envie d’écrire ce livre, car je suis convaincu que la capacité à
aborder des conversations diciles joue un rôle prépondérant dans
ces quatre étapes du cycle de la vie du lien: cette compétence permet
clairement de démarrer des relations sur des bases saines, puis de
les renforcer, d’anticiper des conits et, le cas échéant, de les couper
proprement plutôt que de les déchirer.

15
Partager quoi ?
Des idées avant tout !
Dans ce livre, j’ai fait la synthèse de toutes les idées intéressantes,
voire inspirantes, que j’ai eu la chance d’apprendre et de comprendre,
que ce soit lors de ma formation de médiateur à l’Ifomene de Paris
puis au CEDR (Center for Eective Dispute Resolution) de Londres
ou lors de mes études de psychologie à l’Université de Lorraine. Je
me suis également basé sur mes lectures sur le sujet, mais, surtout,
sur ma pratique: des dizaines de médiations que j’ai eues à gérer,
des centaines de conversations diciles que j’ai accompagnées et des
milliers de personnes que j’ai formées.
J’ai regroupé ces idées en 50 « règles d’or ». Certaines vous par-
leront, d’autres pas. Certaines tomberont dans l’oubli, d’autres
vous accompagneront. Certaines germeront tout de suite, d’autres
prendront plus de temps. Certaines vous sembleront intéressantes,
d’autres farfelues. Je n’ai pas la prétention de dire qu’elles sont
vraies –nous sommes dans le domaine de l’humain ; il est donc
impossible de parler de vérité incontestable–, juste que je les ai
appliquées dans la « vraie vie » et qu’elles peuvent fonctionner ou
tout au moins aider.
En même temps, une idée n’est rien si elle n’est pas éprouvée, si elle
n’est pas confrontée au réel et si elle n’est pas pratiquée encore et
encore avec constance et pugnacité. Éprouver vient du latin « pro-
bare » qui signie « constater, vérier ». Éprouver une idée évoque ce
moment où l’idée passe de notre cerveau à nos tripes: je l’ai intégrée,
je la fais mienne, je l’incarne.
Mais qu’est-ce qui fait la diérence alors entre une idée théorique et
une idée éprouvée ? Qu’est-ce qui permet d’éprouver une idée ? De se
l’approprier réellement ? De faire en sorte qu’elle fonctionne dans la
réalité ?

16 Avant-propos
Sans les idées, rien n’est possible, mais cela n’est pas susant. La
théorie est une condition nécessaire mais pas susante. À mon avis,
il faut ajouter deux éléments:
• premièrement qu’il faut se confronter au réel pour vraiment
savoir si les idées fonctionnent ;
• deuxièmement, qu’il faut s’entraîner, il faut pratiquer encore et
encore.
En ce sens, l’art de la communication (pour prendre un terme géné-
rique qui englobe les conversations diciles, mais aussi l’écoute
active, le feedback, la Communication Non Violente ou l’assertivité)
ressemble aux arts martiaux : l’entraînement et la pratique doivent
prolonger la théorie pour vraiment créer un changement réel.
Je m’en rends compte avec les ateliers et les formations que j’or-
ganise : les participants comprennent vite tous les idées, qui,
nalement, sont simples. Mais dès qu’il s’agit de les mettre en
situation lors de jeux de rôles, cela devient plus compliqué. Alors,
imaginez en situation réelle… En même temps, les multiples
témoignages que je reçois me montrent que ces formations pro-
duisent des prises de conscience, des changements de paradigme,
in fine desrésultats.

Partager pour quoi ?


• Pour promouvoir le vivre-ensemble. Car je n’y peux rien,telest
mon ADN. Je suis un homme de lien, ce qu’on appelle quelqu’un
de sociable. Pendant vingt ans, j’ai été entrepreneur dans l’uni-
vers du terroir, des vins et de la gastronomie. Pourquoi ? Parce
que je vois la gastronomie comme un moyen de créer et ren-
forcer des liens, en favorisant des moments de partage. « Le vin
met de l’huile dans les rouages du vivre-ensemble », comme
me le disait mon ami vigneron Stéphane Zeraschi, de Closdu
Bailly, dans les Côtes du Rhône. En ce sens, en devenantmédia-
teur, je continue dans cette voie: j’essaie de réparer des liens.

Avant-propos 17
Finalement, quand je me lève le matin, je fais le même métier
qu’en vendant du vin: prendre soin des liens qui nous unissent.
• Pour éviter le gâchis du conflit. Je sais l’énergie qu’il faut pour
réaliser un projet, pour créer une entreprise, pour organiser un
événement ; bref, pour entreprendre. Et je trouve qu’il est fort
dommage que le conflit affecte, voire détruise, cette valeur ajoutée.
Que des équipes ou des associés se séparent, personne ne pourra
l’empêcher. Mais qu’ils le fassent pour de bonnes raisons ! Qu’ils le
fassent proprement: en se mettant d’accord sur le désaccord et en
se donnant les chances de bien se comprendre. Parfois, oui, il faut
se disputer ou se séparer. Mais je souhaite éviter les cas où cela se
fait pour de mauvaises raisons. Et le fait de ne pas oser avoir une
conversation difficile me semble une très mauvaise raison.
• Pour aider tous ceux qui se sentent impuissants face à une
conversation difficile qu’ils évitent ou qu’ils redoutent. Je leur
envoie un messageclair: c’est possible. Oui, il est possible de
dépasser sa peur d’avoir mal ou sa peur de faire du mal. Oui, il
est possible de sortir du côté binaire généralement associé aux
conversations difficiles (j’ai raison et tu as tort ; c’est vrai ou c’est
faux ; je suis une victime, tu es coupable, etc.). Oui, tout cela est
possible, mais ce n’est jamais ni certain ni facile. Mon entreprise
s’appelle Possibilis pour cette raison.

Partager pour qui ?


Étant entrepreneur moi-même depuis plus de vingt ans, je destine
avant tout ce livre aux entrepreneurs. Mais au sens large du terme:
à tous ceux qui prennent un projet entre leurs mains. Qu’il s’agisse
d’une entreprise, d’une association, d’un événement ou d’un parti
politique, ce livre peut être utile aux personnes se regroupant autour
d’un projet commun.
Cela étant dit, je reçois de nombreux témoignages après mes for-
mations, pourtant toutes destinées au monde de l’entreprise, de

18 Avant-propos
personnes me conant qu’elles ont appliqué les idées et les outils dans
leur vie personnelle: avec leur conjoint, avec leurs enfants ou avec
leurs parents. Ainsi, les idées exposées ici peuvent trouver écho dans
les deux sphères, personnelle et professionnelle.
Petit message à destination des médiateurs: si ce livre reprend cer-
tains outils de notre art que j’aime tellement, il ne s’agit pas pour
autant d’un livre sur la médiation, pour la bonne et simple raison que
nous allons parler des conversations diciles entre deux personnes,
sans tiers. Ce livre a pour but d’aider une personne à avoir elle-même
une conversation dicile avec quelqu’un d’autre.
J’en prote pour préciser que tous les noms de personnes, d’en-
treprises, les industries, les titres des cas cités dans ce livre ont été
inventés pour empêcher que quiconque ne se reconnaisse.

Partager comment ?
Là encore, j’assume un parti pris clair: celui de la simplicité. Je ne suis
ni philosophe ni psychologue, je suis entrepreneur et médiateur. Je ne
partirai donc pas dans des digressions intellectuelles compliquées. Je
partage des idées simples et concrètes, applicables immédiatement
dans vos interactions professionnelles.
J’ai longtemps écrit sur le vin, au sein de l’association Happy Terroir
que j’ai créée, qui favorise le circuit court par le biais d’achats groupés.
J’avais délibérément choisi deparler du vin simplement, sans « wine
bla-bla », comme disent les Américains, et un peu aux antipodes de la
sophistication œnologique ambiante. Avec une idée toute simple en
tête: ceux qui lisent mon édito sur un vigneron doivent être capables
d’en parler en quelques phrases à leur voisin lors d’un dîner. Ni plus
ni moins.
Je cherche la même chose dans cet ouvrage: que tout soit applicable
facilement et immédiatement, tout en essayant d’éviter les pièges de
la simplication à outrance ou de la supercialité.

Avant-propos 19
L’autre particularité de mon livre réside dans ma volonté farouche
de créer des liens (vous avez vu le lien avec le lien ?). Des liens avec
d’autres disciplines que celle de la gestion de conit (nous parlerons
d’œnologie, de jiu-jitsu brésilien ou de permaculture). Des liens
avec d’autres professionnels, coachs, médiateurs, juges, philosophes,
entrepreneurs qui ont eu la gentillesse de partager leurs idées, leurs
expériences ou leurs témoignages.
Si vous pouviez glaner au l des pages ne serait-ce qu’une idée, une
histoire ou une expérience qui vous inspire, alors ce travail n’aura pas
été en vain.
Bonne lecture.

20 Avant-propos
Introduction
Il y a trois mois, Amélie a tout quitté pour rejoindre votre entre-
prise, une jeune start-up prometteuse. Elle a démissionné de son
job et déménagé de Montréal à Paris. Bref, c’est un saut dans le
vide, un acte de conance. Mais voilà, cela ne marche pas. Vous ne
vous entendez pas. Elle ne s’entend avec personne, d’ailleurs. Vous
regrettez amèrement votre choix: c’est une personnalité dicile,
comment ne l’avez-vous pas vu avant ? Votre décision est prise, il faut
lui demander de partir. Mais vous appréhendez: l’enjeu est important,
vous allez probablement être en désaccord avec elle et, qui plus est,
vous pressentez qu’elle va se mettre en colère, ce que vous redoutez.
Cette conversation va être dicile pour vous, et pour elle.
Refuser une augmentation de salaire à votre meilleur vendeur sans
le démotiver, dire à un collègue que ses gestes, quand il a un peu bu,
sont déplacés, expliquer à votre manager que vous n’en pouvez plus
qu’elle accapare les victoires et vous accuse des échecs.
Autant de conversations diciles qui se présentent à vous.
Et là, je ne parle que de la vie de l’entreprise, mais si l’on élargit
le champ à la vie personnelle, les sujets peuvent être nombreux:
exprimer votre indignation à vos frères et sœurs sur la manière dont
ils abordent le sujet de l’héritage de vos parents qui viennent de
décéder ; partager avec votre conjoint que la relation tendue avec votre
belle-mère commence à aecter votre couple ; annoncer à vos parents
que vos enfants ne veulent plus aller chez eux pendant les vacances,
car ils se sentent jugés en permanence ; aborder le sujet de la sexualité

21
ou du désir dans le couple ; demander à votre voisin de respecter votre
intimité ; avertir un ami que vous n’en pouvez plus de ses sarcasmes
et de son cynisme perpétuels… Je m’arrête là, car la liste est innie.
Qui êtes-vous dans ces cas-là ? Est-ce facile pour vous d’avoir une
conversation dicile ? Est-ce facile d’avoir une conversation dicile
avec vous ?
Mais la première question que vous pourriez vous poser est celle
de savoir s’il faut avoir ces conversations diciles ? Étant donné le
risque, n’est-ce pas plus prudent de les éviter ?
Non. Je pense que les conversations diciles évitées s’accumulent
et nissent un jour par aecter profondément les individus et leurs
relations. Un peu comme un caillou dans la chaussure lors d’une
randonnée qu’on a la emme d’enlever pour ne pas ralentir le groupe
et qui, au début, donne seulement l’impression d’un léger inconfort.
Avec le temps, le caillou s’enfonce dans la chair et génère une vraie
plaie qui peut s’infecter et nous empêcher de marcher. Alors, assis au
bord de la route, incapable de continuer, on maudit ce petit caillou
en souhaitant pouvoir refaire l’histoire et s’en débarrasser au début
de la promenade…
Au même titre que d’autres sujets de communication –comme
donner du feedback, oser dire non, savoir demander de l’aide ou
avouer une erreur–, la capacité à mener des conversations diciles
contribue à renforcer les relations que nous tissons. Je vois donc un
lien puissant entre les conversations diciles et le vivre-ensemble.
Ou tout au moins le travailler-ensemble puisque ce livre s’adresse
surtout au monde de l’entreprise. Les conversations diciles réussies
permettent non seulement d’anticiper les conits, mais aussi de ren-
forcer la solidité des relations, de les enrichir, de les nourrir.
D’ailleurs, là réside la raison pour laquelle je me suis intéressé au
sujet. En tant que médiateur en entreprise, je gère de nombreux
conits (entre associés, entre collègues, entre membres d’un Comex,
avec son manager, avec des clients, avec des investisseurs, etc.). J’ai

22 Introduction
observé que, très souvent, lorsque je cherchais à comprendre la
genèse du conit, à un moment donné, il y avait une conversation
dicile qui aurait dû avoir lieu et qui avait été évitée, ou bien qui
s’est passée… mais qui s’est mal passée. La proportion de conversa-
tions évitées est, au doigt mouillé, bien plus importante que celle de
conversations loupées.
Par conséquent, je me suis posé la question de savoir si, en dévelop-
pant la capacité à avoir des conversations diciles, on arriverait à
réduire le nombre de conits. Je me suis penché sur le sujet de l’entre-
prise, mais je suis convaincu que cela marche dans toute communauté
ou groupe de personnes.
Je me suis donc intéressé à ce sujet, d’abord avec de la théorie, en me
tournant notamment vers les travaux du Program On Negotiation
d’Harvard. Ce projet a vu le jour en 1983 sous forme de consortium
universitaire entre Harvard, le MIT et l’université de Tufts avec l’idée
de développer l’art de la négociation et de la résolution de conit. Au
l des années, ils ont développé un certain nombre de théories, de
recherches et d’outils repris dans le monde entier dans les domaines
de la négociation et de la gestion de conit.
Après la théorie, je me suis lancé dans l’expérimentation pratique à
travers la formation et la médiation. Depuis maintenant plusieurs
années, je forme des groupes à ce sujet, aussi bien des entreprises
multinationales que des TPE-PME, des start-up mais aussi des
associations, des ONG et des collectivités locales. Au total, ce sont
maintenant des milliers de personnes qui sont reparties dans leur
organisation appliquer ce que nous avions partagé ensemble. Et j’ai
la chance d’avoir reçu un nombre important de feedbacks sur ce qui
marchait ou pas.
J’en ai tiré des conclusions, des idées, des outils et une méthode que je
souhaite partager avec vous ici. Ce qui me motive est très simple: je
trouve qu’il est fort dommage que des porteurs de projet se disputent
pour de mauvaises raisons. C’est du gâchis ! Je voudrais contribuer,
humblement, à ce que les liens viennent enrichir ou accélérer vos

Introduction 23
projets et non pas les menacer ou les freiner. Et pour ce faire, je n’ai
rien trouvé de mieux que la communication, au sens littéral du terme:
« mettre en commun ». Cependant, parfois, il s’avère que cela relève de
l’exploit tant les enjeux, les désaccords et les émotions sont importants
et empêchent un dialogue constructif. On n’est plus dans le duo, mais
dans le duel. Ce livre propose des idées pour sortir de cette impasse
et renouer avec une conversation constructive.
J’ai choisi comme porte d’entrée de ce livre d’utiliser un outil émanant
de l’univers de la médiation: la roue de Fiutak.
Universitaire et médiateur, omas Fiutak a créé le Centre de ges-
tion des conflits et de médiation à l’université de Minnesota, à
Minneapolis, aux États-Unis. Mais il a surtout formalisé un concept
que tous de nombreux médiateurs utilisent: la fameuse roue de
Fiutak.

24 Introduction
Cette roue symbolise les quatre phases et le point de bascule d’une
médiation réussie telle que omas Fiutak la dénit dans son livre
Le Médiateur dans l’arène:
• la phase1, celle du QUOI, permet de définir et clarifier ce dont
on va parler, de lister les problèmes. Il s’agit de la réalité telle que
les parties la voient ;
• la phase 2, le POURQUOI pousse à analyser les « vraies » raisons
du conflit, les intérêts sous-jacents, les motivations profondes
et les besoins fondamentaux. L’enjeu ici consiste à générer une
compréhension mutuelle des intérêts réels ;
• la phase3 est celle où l’on aborde le COMMENT on va pro-
céder pour faire cohabiter ces besoins. C’est la réalité telle qu’on
la souhaiterait ;
• la phase4 conclut ce cycle avec le COMMENT VRAIMENT,
c’est-à-dire le « Qui fait Quoi Quand Où et Comment » qui
décrit la réalité telle qu’elle va être.
Philosophiquement, la roue décrit un cycle qui part du réel (quels
sont les faits ?), puis s’en écarte pour aller vers le ressenti (qu’est-ce
que cela vous a fait ?) et la compréhension mutuelle (est-ce que
chacun a pu exprimer et comprendre ses besoins ?), ouvre le champ
des possibles (que peut-on imaginer pour satisfaire ces besoins ?) pour
ensuite revenir au réel (que fait-on de cela concrètement ?). On part
du réel et on nit par le réel. Mais entre les deux il s’est passé quelque
chose, on a parlé de vérité, de culpabilité, d’intention, de ressenti,
d’identité, d’émotion et de relations.
Je partage cet outil avec vous, car il va me guider dans ma manière
de traiter ce sujet des conversations diciles. En eet, il va servir de
colonne vertébrale au plan du livre.
Dans la première partie, nous définirons de QUOI nous allons
parler : qu’est-ce qu’une conversation dicile ? Quelle est la dié-
rence avec un feedback ou avec une négociation ou encore avec une
annonce dicile ? Toutes les conversations diciles se ressemblent-
elles ? Sont-elles toutes bonnes à avoir ?

Introduction 25
Ensuite, nous nous poserons la question de POURQUOI est-ce si
important ? En quoi ce sujet vient-il toucher ma représentation de
moi-même (qu’est-ce que les conversations diciles disent de moi ?)
et de mes croyances ou valeurs sur les liens que je veux tisser avec
ceux qui m’entourent (qu’est-ce que les conversations diciles disent
de nous ?). Puis nous jouerons avec le pourquoi pour le transformer
en POUR QUOI (en deux mots): dans quel but voulez-vous réussir
ces conversations diciles ? Qu’est-ce qui vous motive vraiment ?
La troisième partie aborde la théorie en se posant la question de
COMMENT faire pour changer de paradigme sur les conversations
diciles ? Comment faire pour qu’elles deviennent des conversations
didactiques (où l’on s’écoute et se comprend) alors que les émotions
nous donneraient plutôt envie de convaincre ou combattre ? Nous
montrerons que les conversations diciles se composent presque
toutes de quatre dimensions entremêlées:

26 Introduction
• une dimension factuelle qui regroupe les trois sujets que sont la
vérité, l’intention et la culpabilité ;
• une dimension émotionnelle ;
• une dimension identitaire ;
• une dimension relationnelle.
C’est en analysant ces quatre aspects que vous pourrez vous donner
une chance d’aborder les conversations du bon pied.
Dans la quatrième partie, nous répondrons à la question de
COMMENT faire pour que cela marche VRAIMENT ? Et nous
proposerons une méthode en cinq étapes, qui met en application les
outils théoriques vus précédemment. Le l directeur étant de tout
faire pour créer de la sécurité an que chacun puisse à la fois exposer
son récit et explorer le récit de l’autre, et ainsi de bien comprendre ce
qui est important pour les deux et de décider en conscience.
Nous l’avons nommée « la méthode TMN » pour « Toi – Moi–
Nous » à des ns mnémotechniques uniquement.
À la n de chaque chapitre, vous trouverez les idées clés abordées.
Je les partage avec bonheur en souhaitant que certaines vous
aident.
Le livre est parsemé d’encarts qui sont autant de liens créés avec
d’autres auteurs, d’autres idées, d’autres outils. Je ne me vois non
pas comme un sachant, mais comme un porte-voix. Je n’ai pas la
prétention d’avoir inventé les idées exposées dans ce livre et je rends
systématiquement hommage à ceux qui en sont à l’origine. Je propose
ainsi une synthèse théorique et pratique de ce que j’ai compris sur le
sujet, avec une seule ambition: contribuer à développer ce « travailler-
ensemble » nécessaire à la réussite des projets collectifs.

Introduction 27
PARTIE1

Quoi ?
CHAPITRE 1

Qu’est-ce
qu’uneconversation
difcile ?
À travers mes médiations, j’ai observé que très souvent, pour ne
pas dire tout le temps, derrière un conit se cache une conversation
dicile qui n’a pas eu lieu ou qui s’est mal passée.
Disons-le autrement: je pense que bien des conits pourraient être
évités si, à un moment donné, les parties étaient capables de mener
une conversation dicile réussie.
Je me souviens de cet exemple étudié à l’Ifomene lors de mon diplôme
universitaire de médiation: il s’agissait d’Estelle, cette manager qui
demandait systématiquement à Marc, son « n-1 » d’aller lui chercher
un café avant de démarrer la réunion. Elle le faisait innocemment,
sans aucune malveillance. Mais de son côté, le collaborateur le vivait
mal: il y voyait une volonté de sa supérieure de le rabaisser pour
asseoir son autorité. Anodin, me direz-vous. Oui, mais, au bout de
quelques mois, Marc a ni par déposer plainte pour harcèlement.
L’impact s’est révélé délétère, avec une équipe divisée (les « pro-Marc »
contre les « pro-Estelle »), des tensions croissantes, une perte de moti-
vation et, in fine, des départs de collaborateurs. Sans compter le coût
de la gestion de la plainte au tribunal, les heures passées à discuter de

31
ce problème de manière formelle (lors de réunions organisées sur ce
sujet) et de manière informelle (autour de la machine à café), ainsi
que la sourance psychologique. Le coût du conit est immense.
« Tout cela à cause d’un café ? » seriez-vous en droit de me demander,
légèrement perplexe. Eectivement, le problème réel semble déri-
soire. Comme nous le verrons plus tard, dans les conits, peu importe
le réel, ce qui compte, c’est le ressenti. En l’occurrence, le ressenti de
Marc, un savant mélange de colère et de frustration, s’est consolidé
avec le temps. À l’histoire du café se sont ajoutés des commen-
taires désobligeants en réunion, une mission passionnante conée de
manière arbitraire au collègue de Marc, etc. Petit à petit, la croyance
selon laquelle « Estelle n’a aucun respect pour moi, elle ne cesse de
m’humilier » s’est installée, consolidée et étayée jusqu’à devenir non
plus une croyance, mais une certitude puis une conviction. La frus-
tration est devenue sourance puis colère jusqu’à exploser en plainte
pour harcèlement.
Lorsque Marc a finalement pu verbaliser l’origine du problème
(attention, cela ne se fait pas en une fois, ce serait trop simple !),
Estelle n’en revenait pas. Sa réaction a été: « Mais moi, je voyais cela
comme un petit clin d’œil complice entre nous, du style on se prenait
notre café ensemble pendant la réunion. Pourquoi ne m’en as-tu pas
parlé ? Je ne me suis pas rendu compte que cela te dérangeait ! » Et
Marc de rétorquer: « Je n’ai pas osé, cela me semblait une broutille et
j’avais peur qu’on se moque de moi.»
Traduction: il s’agissait pour Marc, partagé entre un réel sentiment
de dévalorisation et la peur de paraître ridicule, d’une conversation
dicile.
Que ce se serait-il passé si Marc, dès les premiers jours dans l’entre-
prise, avait osé en parler ?
Combien de divorces pourraient être évités si les époux avaient pu
se coner sur des sujets aussi diciles que la baisse du désir pour
leur partenaire, le besoin de se sentir écouté, la peur de l’ennui ou le
sentiment d’être malheureux ?

32 Quoi ?
Combien de plaintes pour harcèlement auraient pu être évitées ?
Combien de procès entre associés auraient pu ne pas avoir lieu ?
Dans leur article « Silence kills 1 » (Le silence tue), David Maxeld,
Joseph Grenny, Ron McMillan, Kerry Patterson, Al Switzler esti-
ment qu’en moyenne aux États-Unis 195 000personnes meurent
chaque année suite à des erreurs commises lors de leur séjour à
l’hôpital. Selon les auteurs, plus de 60 % de ces décès pourraient être
évités si le personnel soignant osait s’exprimer.
La question que j’utilise afin de faire ressortir l’importance des
conversations diciles lorsque quelqu’un se plaint de l’attitude: «Lui
en avez-vous parlé ? » La réponse est souvent négative. Ce sur quoi
je rebondis: « Qu’est-ce qui fait que vous ne lui en avez pas parlé ? »
Les réponses vont de: « Je n’ai pas osé » à « Cela n’aurait servi à rien »
en passant par « Je l’ai fait mais cela n’a rien changé » ou encore le
très classique « Oh pas besoin, il le sait très bien.» Quelle que soit la
réponse, on comprend bien qu’il y a eu quelque chose de dicile qui
a bloqué.
Je vois les conversations diciles dans l’entreprise comme des bar-
rages dans des cours d’eau. Parfois, une pierre tombe (et c’est la vie !)
dans la rivière et empêche l’eau de s’écouler. Au début, cela semble
anodin et on pense qu’on peut faire avec: nalement, l’eau continue à
couler. Mais avec le temps, la petite pierre génère un vrai barrage qui
va générer une inondation et avoir un impact fort sur l’écosystème.
Essayons de comprendre plus en détail ce que sont exactement ces
« petitespierres ».
Et ce qu’ont en commun des situations aussi diverses que celles-ci:
• un manager doit reprendre un collaborateur au demeurant très
sympathique, pour ses blagues sexistes qui gênent une partie de
l’équipe ;

1. David Maxeld, Joseph Grenny, Ron McMillan, Kerry Patterson, Al Switzler,


« Silence Kills: e Seven Crucial Conversations for Healthcare », VitalSmarts,
mars 2005.

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 33


• une collaboratrice a le sentiment qu’elle ne peut pas faire confiance
à son manager qui ne tient pas parole, car il manque de courage
face au PDG ;
• un entrepreneur ne supporte plus le manque d’engagement
de son associé. L’un se tue au travail quand l’autre prend des
vacances à tire-larigot, et tout cela alors qu’ils détiennent la
même part du capital ;
• alors que vous devez annoncer une hausse des prix à votre cliente,
vous venez de subir un mois de retard dans la livraison de la com-
mande précédente et votre cliente est furieuse. Cela tombe très
mal. À cela se rajoute le fait que, selon vous, la cliente utilise ces
problèmes conjoncturels comme prétexte pour payer en retard…
Et si nous sortons du cadre professionnel:
• dire à votre voisin que vous ne supportez plus les travaux bruyants
le samedi matin ;
• parler à votre père de son agressivité à votre égard qui fait écho
à votre enfance ;
• dire à votre conjointe qu’elle ne cesse de couper la parole aux
autres ;
• discuter avec votre fille du fait qu’elle boit trop d’alcool ;
• redire à votre belle-mère qu’elle cesse de gronder vos enfants.
Ce sont toutes des conversations qui représentent un défi, un
challenge. Ce ne sont pas des moments faciles.
Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui caractérise une conversation dicile ?
Nous pourrions donner une dénition basique et intuitive: « Toute
conversation est dicile pour moi dès que j’ai peur.» Et ça marche.
Mais essayons de creuser un peu. Selon les auteurs Kerry Patterson,
Joseph Grenny, Ron McMillan et Al Switzler, dans leur livre
Conversations cruciales1, les conversations diciles réunissent trois
paramètres: un désaccord, un enjeu et des émotions.

1. Ixelles, 2009.

34 Quoi ?
Ce qui pourrait donner la dénition suivante: une conversation est
dicile lorsqu’elle traite d’un sujet important, sur lequel je suis en
désaccord avec l’autre partie, et qui génère des émotions fortes.
Mais j’ajoute un quatrième paramètre à leur dénition: le lien. Les
personnes peuvent encore se parler, le lien entre elles n’est pas rompu.
Il est peut-être tendu, il commence peut-être à s’eriter, il menace de
se rompre, il est en train de s’abîmer, mais il n’est pas coupé. On peut
encore se parler. À mon sens, cela diérencie la conversation dicile
du conit, où littéralement on ne s’entend plus.
Analysons ces facteurs plus en détail un par un.

À la base d’une conversation difcile,


il y a un désaccord
Jacques Salzer, maître de conférences à Paris-Dauphine et spécialiste
français des conits interpersonnels et d’organisations, a créé un outil
pour analyser l’escalade du conit: la théorie des PIDC (Problème
–Incompréhension– Désaccord –Conit).

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 35


Selon lui, tout démarre par un problème. Or, vous serez d’accord
avec moi, gérer des problèmes fait partie de la vie, n’est-ce pas ? Rien
d’extraordinaire là-dedans.

« La définition d’un problème » par Jacques Pommier


Médiateur de conflits en entreprise, animateur de séminaires ou forums
par conférences ou théâtre, philosophe et psychosociologue autodidacte.

Dans une de mes vies antérieures, j’ai travaillé comme consultant


en qualité d’expert en résolution de problèmes. Je ne remercierai
jamais assez le formateur proche de la retraite qui m’a donné il y
a plus de trente ans la définition suivante:
« Un problème est un écart
entre un constat et un souhait.»
Ce n’est pas la définition qu’en donnent les profs de maths, mais
c’est autrement plus puissant. Ça explique, par exemple, que ce
qui pose un gros problème à l’employeur peut laisser indifférents
les salariés.
Même si on est d’accord sur le constat, ce qui est rarement le cas,
on ne l’est pas forcément sur les souhaits. Par définition, quelqu’un
qui ne souhaite rien n’a pas de problème, alors que les ambitieux
(ce qui est une qualité) en ont beaucoup.
Plus tard, je suis intervenu pendant vingt-cinq ans comme
médiateur pour régler des problèmes en agissant aussi biensur
les souhaits que sur les constats. Si votre interlocuteur se plaint
que son verre est à moitié vide, vous pouvez le lui remplir, mais
vous pouvez aussi l’amener à se réjouir d’avoir un verre à moitié
plein. Le résultat est le même et ça vous coûte moins cher ! Bien
sûr, si c’est vous qui n’êtes jamais satisfait de votre sort, ça va être
plus compliqué !

36 Quoi ?
Oui, mais face à ces problèmes, parfois on ne se comprend pas.
Incompréhension, malentendus, manque d’information, non-dits,
ragots peuvent envenimer un simple problème.
Et parfois on se comprend très bien, mais on n’est pas d’accord ! Là
encore, nous sommes d’accord que gérer des désaccords fait partie
de la vie.
Seulement voilà, dans certains cas, le désaccord se transforme en
conit qui se caractérise par la polarisation des positions et l’appari-
tion de la violence.

Prenons un exemple: vous prenez la route avec votre épouse pour


aller passer un repas dominical chez ses parents. Sans tomber dans
le cliché, vous n’êtes pas particulièrement ravi, mais vous savez que
c’est important pour votre femme. Sur l’autoroute, il s’avère que la
sortie que vous deviez emprunter est fermée. Vous voilà face à un
PROBLÈME.
Face au retard que va engendrer ce problème, vous estimez qu’il
semble préférable de rebrousser chemin vu que vous arriverez après

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 37


l’heure du repas. Mais elle ne le voit pas ainsi et souhaite y aller
quand même, quitte à arriver au moment du café. Vous êtes donc en
DÉSACCORD.
Elle vous répond une phrase que vous ne comprenez pas: « Parfois,
ce serait bien que tu oses dire les choses.» Mais vous laissez passer,
même si cela vous énerve un peu. De votre côté, vous lui dites,
un peu sarcastique: « Au nal, on fera comme tu voudras.» Il y a
INCOMPRÉHENSION.
Seulement voilà, ce désaccord vient toucher des points sensibles de
part et d’autre: pour vous, le sentiment que votre épouse décide seule
et de manière autoritaire ; pour elle, l’impression que vous n’aimez pas
ses parents, que vous les trouvez vulgaires. Ce qui pourrait donner,
par exemple: « Très bien, on va faire encore une fois comme tu veux,
chérie » suivi d’un « De toute façon, tous les prétextes sont bons pour
éviter de voir mes parents.» Malentendus, non-dits, incompréhension,
procès d’intention… le désaccord s’est transformé en CONFLIT.
La tension se transforme en dispute, les mots d’oiseaux fusent, vous
tapez sur le volant et nalement votre épouse sort de la voiture en
claquant la porte, elle ira en taxi. Le conit se solde en général par
l’apparition d’une forme de VIOLENCE.
Où se situent les conversations diciles dans l’escalade du conit ?
Entre le désaccord et le conit.
Les conversations diciles portent en elles les germes du conit, mais
il reste de l’espoir pour l’éviter. Le dialogue est dicile mais encore
possible. Le lien est tendu mais pas rompu.
Dans le conit, peu à peu, les parties ne s’écoutent plus. Petit à petit,
on assiste à un phénomène de déshumanisation de l’autre. Autrui
n’est plus un sujet, il devient un objet: l’objet de ma colère, l’objet de
ma haine, la source de ma sourance. Ce passage du sujet à l’objet
légitime inconsciemment la violence, alors que, dans les conversations
diciles, l’espoir subsiste. L’espoir de se comprendre, de trouver une
solution, de résoudre le problème.

38 Quoi ?
Tout se passe comme s’il existait une frontière invisible, une ne
séparation entre le conit, caractérisé essentiellement par l’apparition
de la violence, et les conversations diciles.

Pas de conversation difcile sans enjeux


Le deuxième paramètre pour caractériser une conversation de
dicile serait donc l’enjeu. Mais est-ce le cas ? Peut-on imaginer
une conversation dicile sans un enjeu important ? De quel enjeu
parlons-nous ?
Nous recensons deux familles d’enjeux: ceux qui ont à voir avec le
résultat et ceux liés à la relation.
Je suis intervenu dans une négociation entre un promoteur immo-
bilier et un locataire. Le promoteur avait racheté un immeuble
pour le transformer en hôtel de luxe. Il lui avait fallu au préalable
négocier avec les locataires leur départ, ce qui s’était bien passé.
Mais l’un d’entre eux, âgé de 85 ans, refusait nalement de partir
quand bien même il avait accepté et signé le contrat. Lorsque j’ai

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 39


rencontré l’entrepreneur, il m’expliqua que si ce locataire ne partait
pas, les travaux de destruction de l’immeuble ne pourraient pas
commencer. Cela menaçait le planning des travaux qui faisait
intervenir plusieurs corps de métiers. Mon client devait indemniser
ses fournisseurs pour chaque jour de retard, soit plusieurs milliers
d’euros par jour.
Les enjeux liés au résultat ne manquent pas dans l’entreprise: garder
un client, augmenter les prix, éviter un procès, arrêter un projet ou,
au contraire, lancer urgemment un nouveau produit, convaincre ses
actionnaires ou son directeur nancier de renancer…
Les enjeux liés aux conversations diciles découlent principale-
ment soit de la peur de perdre la relation, soit de la peur de ne pas
obtenir le résultat escompté:
• la peur d’affecter, voire de perdre, la relation: la personne va
m’en vouloir, plus rien ne sera pareil après, elle risque de partir,
je vais perdre un ami, un collègue, un atout clé pour l’équipe,
etc. ;
• la peur de ne pas avoir ce que je désire. La conversation a sou-
vent un enjeu, un résultat à atteindre: l’obtention d’un bonus,
une augmentation de salaire, des excuses, la garde des enfants,
une promesse d’arrêter ce qui cause problème, la signature d’un
accord, la livraison d’un achat, etc.
Souvenons-nous que, pour certains d’entre nous, la perspective de
rompre un lien touche des besoins fondamentaux (besoin d’appar-
tenance ou d’amour) et des blessures profondes (blessure de rejet ou
d’abandon).
Pour rééchir à l’enjeu que représente une conversation dicile, nous
utilisons une matrice à deux entrées:

40 Quoi ?
Cette matrice met en perspective le degré de gravité de la
conversation, allant d’une conversation simplement pénible à des
conversations cruciales. Ce qui ressort en général de ce travail
préalable, c’est le côté extrêmement subjectif et personnel de l’éva-
luation de l’enjeu.
Prenons, par exemple, un cas de licenciement d’un collaborateur. Vous
devez vous séparer de Samia, votre chee de produit. S’agit-il d’une
discussion cruciale ? A priori non, car la décision est entérinée, donc
il n’y a pas d’enjeu de négociation. Même s’il ne s’agit jamais d’un
moment très agréable…
Mais tout dépend de la situation. Étudions plusieurs possibilités.
Premier scénario : il se trouve que Samia est particulièrement
appréciée par ses collègues et qu’un climat de tension règne en ce
moment entre la direction et les équipes. Vous craignez que son
départ ne génère non seulement une mauvaise ambiance, car elle
ne va pas manquer de casser du sucre sur le dos de l’entreprise (et
peut-être sur vous), mais aussi que cela ne provoque des démissions
en cascade. Le résultat peut être crucial pour vos chires de cette
année, vous ne pouvez pas vous permettre de perdre vos vendeurs.
Dans ce scénario, la conversation vient de passer de pénible à
importante.

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 41


Second scénario: Samia vous fait peur. Il est de notoriété publique
qu’elle peut faire montre d’une violence verbale sans limites lorsqu’elle
se sent attaquée. Comme elle a également un charisme indéniable,
vous avez très peur de perdre cette joute verbale et de passer pour un
faible. D’autant que vous savez que vos équipes vous accusent d’un
manque de courage managérial… Auquel cas cette conversation revêt
immédiatement pour vous un enjeu important.
Si, par malchance, les deux scénarios se cumulent, alors la conversa-
tion devient cruciale.
Cet outil comporte deux avantages: premièrement, il permet de
rééchir rationnellement à la question « Pourquoi cette conversation
est-elle dicile pour moi ? » Il ressort de ce travail d’analyse une cla-
rication de la situation, des enjeux réels et donc de l’objectif à pour-
suivre. Or, comme nous le verrons dans les pages suivantes, dénir un
objectif clair fait partie des étapes cruciales.
Prenons le licenciement: il peut très bien être une conversation très
dicile, voire cruciale, comme il peut être une simple formalité.
Deuxièmement, cet outil met en exergue le rôle des émotions
dans les conversations diciles. Eectivement, qui dit enjeu dit
menace.
Comment réagissons-nous à une menace ?

Quand les émotions s’en mêlent


L’univers de la gestion de conit m’a fait réaliser à quel point nous,
les êtres humains, conservons une forte part d’animalité.
Je suis toujours étonné de constater à quel point des gens intelligents,
raisonnables et bienveillants quand ils sont en pleine possession de
leurs moyens, deviennent non pas bêtes, mais littéralement des bêtes
lorsqu’ils se sentent menacés. Certains font preuve de brutalité, voire
de cruauté, d’autres fuient. D’autres encore perdent leurs moyens et
restent bouche bée. Et là je vous parle de cadres dirigeants, de chefs

42 Quoi ?
d’entreprise, d’hommes politiques ou de professeurs d’université.
Peu importe le niveau d’intelligence ou la classe sociale, lorsque
nous sommes menacés (ou plus précisément lorsque nous pensons
être menacés), alors nous redevenons des animaux à qui l’évolution
a appris à gérer la menace de trois manières: fight (le combat), flight
(la fuite) ou freeze (la stupéfaction).
Le responsable de ce mécanisme de défense est notre cerveau rep-
tilien. Qu’est-ce que le cerveau reptilien ? Pour faire simple, c’est la
partie du cerveau en charge de notre survie.

Tout se passe comme si, face à une menace, notre cerveau reptilien
reprenait le dessus et oblitérait complètement le néocortex, donc
notre capacité à raisonner. Et je peux vous assurer que ce ne sont pas
que des mots, je le constate tous les jours !
La théorie de la réponse combat-fuite nous vient d’un physiologiste
américain du nom de Walter Bradford Cannon dans son livre Bodily
Changes in Pain, Hunger, Fear and Rage publié en 1915.
Résumons ce qu’il dit en un schéma simple:

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 43


La théorie de Cannon a été largement critiquée depuis, car jugée
trop simpliste. D’abord en ce qui concerne l’ordre des instincts: en
fonction de l’analyse de la situation, certains animaux attaquent dès le
début sans tenter de fuir au préalable. Ensuite, car d’autres stratégies
animales, plus complexes, existent. Par exemple, le caméléon qui tente
le camouage, le poisson-bulle qui se gone pour jouer la carte de
l’intimidation ou la mouche qui fait sciemment la morte. Néanmoins,
je continue à l’utiliser, car elle me semble bien correspondre à la réalité
de ce que je vois.
Lorsque j’ai appris cette théorie, je me suis alors posé une ques-
tion: pourquoi avons-nous gardé ces réexes archaïques dans des
situations où notre survie physique ne semble pas en jeu ? Un
employé dans son bureau qui se fait passer un savon par son chef
ne vit pas un moment agréable, certes, mais sa vie n’est pas en
danger. Or, tout se passe comme si les instincts fonctionnaient de
la même manière.
La réponse est claire: chez les êtres humains, la réponse combat-fuite
s’applique autant aux menaces physiques qu’aux menaces psycho-
logiques. En gros, lorsque nous estimons qu’un de nos besoins

44 Quoi ?
psychologiques fondamentaux est menacé, notre cerveau reptilien
prend les commandes exactement comme nos ancêtres quand ils
étaient coursés par un lion dans la jungle.

Récemment, j’en ai encore été témoin, dans une conversa-


tion où j’avais pourtant bien préparé les parties à communi-
quer de manière non violente. Au tout début, Jérôme, l’un
des associés, partage son malaise à propos de la répartition
du capital : il est largement minoritaire et cela le démotive,
car il travaille autant que les autres. Son voisin, Patrick,
bondit littéralement sur son siège, son visage s’empourpre
et lui répond furieux : « Ce que tu dis est faux et honteux,
tu es minoritaire, car lorsque l’entreprise n’allait pas bien tu
n’as pas voulu recapitaliser. Tu as eu peur ! Nous l’avons fait
à ta place. Comment oses-tu dire cela ? »
Voilà une conversation qui commence fort. Lorsque je
débriefe avec Patrick, il m’explique être très sensible à la
vérité. Lorsqu’il perçoit un mensonge, il voit rouge, il ne le
supporte pas et la colère le submerge.

Où est-ce que je veux en venir ? Au fait que nous activons notre


cerveau reptilien pas uniquement pour des menaces physiques, mais
également pour des menaces psychologiques.
Pour revenir à la réponse combat-fuite, les théories divergent quant
à sa pertinence pour l’être humain. Je vous propose ici non pas une
théorie scientiquement étayée, mais ma propre synthèse de ce que
j’ai lu et compris.
Comme pour l’animal, on retrouve les trois premières réponses:
• f ight: à laquelle j’ai ajouté l’intimidation –vous savez ces gens
qui parlent plus fort ou font les gros yeux ;
• flight: où j’ai inclus le camouflage et la soumission. L’être humain
est capable de dire: « OK, c’est vrai, tu as gagné ! »
• freeze: qui demeure inchangé.

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 45


Deux autres réponses, plus spéciques à l’humain, viennent compléter
la liste des possibles réactions face à une menace:
• flow (ou friends) : il s’agit de la capacité de l’être humain à
répondre à la menace par la socialisation et tous ses dérivés
–négociation, coopération ou entraide. On retrouve la thèse de
Yuval Noah Harari1, selon laquelle l’espèce humaine a réussi à
s’élever au-dessus des autres par sa capacité à socialiser ;
• faint : moins noble mais tout aussi réelle, c’est la capacité à
se soumettre en apparence lorsque le combat semble perdu,
car l’adversaire nous domine, cumulée à une préparation de la
revanche, toujours décalée dans le temps et rarement frontale.
Dans l’entreprise, typiquement, on retrouve cet adversaire à
la machine à café en train de critiquer son chef qui vient de
le faire taire en réunion afin de monter une coalition contre
lui: « On est quand même bien d’accord qu’il a un problème,
non ? Il est complètement toxique, ce gars-là ! D’ailleurs, je ne
suis pas le seul à le penser, nous sommes nombreux à en baver,
j’imagine que toi aussi.» Ce concept rejoint celui du passif-
agressif bien connu.
Petite parenthèse sur ce sujet, je note que, lors de mes formations,
les participants ne se reconnaissent que très rarement dans la pos-
ture du passif-agressif. Ils n’ont aucun mal à dire lorsqu’ils sont
dans le combat ou la fuite, mais s’avouer passif-agressif semble plus
compliqué. Probablement, car cela renvoie une image que personne
ne souhaite avoir. Autant le combat peut presque receler un aspect
noble de courage, de guerrier ; même la fuite peut éventuellement
s’auréoler de valeurs positives comme la prudence ou l’intelligence.
Mais le passif-agressif: rien.
Or nous le sommes tous fréquemment ! D’une manière générale, dès
que je parle de quelqu’un dans son dos, je suis passif-agressif.

1. In Sapiens –Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015.

46 Quoi ?
La règle que je propose s’énonce ainsi: si j’ai un problème avec
quelqu’un et que je n’ose pas lui en parler, mais que j’en fais état à
d’autres, alors il y a une conversation dicile que j’é vite.
Comment faire pour sortir de ce schéma animal du fight, flight, freeze
et aronter (« to face » en anglais) la conversation dicile ?

Voilà la question à laquelle nous allons tenter de répondre dans ce


livre.
Nous venons de dénir une conversation dicile comme la conjonc-
tion d’un désaccord, d’un enjeu et d’émotions. Il me semble impor-
tant de préciser que pour que cela marche, il faut du lien. Eh oui, on
peut encore se parler. Le lien n’est pas rompu. Il est tendu, peut-être
même abîmé, mais pas cassé. Si on ne peut plus se parler, alors on est
dans le conit.
Cette diérence entre une conversation conictuelle et une conver-
sation dicile peut paraître un peu trop subtile dans la vraie vie.

Qu’est-ce qu’uneconversation difficile ? 47


Et pourtant, je persiste à penser qu’il y a un moment où l’on passe
de l’une à l’autre et que tout change alors. On ne s’écoute plus, on
confond le problème et la personne, on ne cherche plus à convaincre,
mais à détruire l’autre.

Les règles d’or de ce chapitre

#1 Derrière un conflit, il y a (très souvent) une conver-


sation difficile évitée ou manquée.
#2 Le ressenti est plus important que le réel.
#3 Une conversation difficile est la conjonction d’un
désaccord sur un problème avec des émotions
fortes en jeu, mais où l’on peut encore se parler.
#4 Un problème est un décalage entre le réel et le
souhait.
#5 Dès que quelqu’un parle en mal d’une autre
personne sans lui en avoir parlé directement, il est
dans l’évitement d’une conversation difficile.

48 Quoi ?
CHAPITRE 2

Comment catégoriser
lesconversations
difciles ?
Toutes les conversations diciles se ressemblent-elles ? Pour répondre
à cette interrogation, j’ai recueilli sur ce sujet de nombreux témoi-
gnages ces dernières années. Il en ressort quelques questions impor-
tantes à se poser an d’y voir plus clair.

La conversation difcile arrive-t-elle


par surprise ou avez-vous eu le temps
delapréparer ?
Est-ce la même chose de bénécier d’une semaine de préparation
avant d’aller parler à son manager de son augmentation que de
tomber inopinément sur lui au détour d’un couloir ? Non, cela fait une
diérence. L’eet de surprise peut menacer ou même annihiler toutes
les techniques apprises. Comme nous le verrons ultérieurement, la
surprise est bel et bien une émotion et, en ce sens, elle échappe à
toute rationalité. Qu’on le veuille ou non, la surprise change la donne.
Faut-il pour autant en conclure que les techniques et les méthodes
présentées dans ce livre ne servent à rien en cas de surprise ? Non, cela

49
souligne au contraire l’importance de les pratiquer le plus possible
quand on a le choix, an que les réexes soient le plus entraînés en
cas de surprise.
À ce propos, reprenons la comparaison avec les arts martiaux. Nous
avons souligné au début de ce livre la diérence entre la théorie
et la pratique. Eh bien, ce rapprochement prend là tout son sens:
plus un pratiquant d’art martial s’entraîne « sans danger », plus
il se donne de chances de ne pas perdre ses moyens en situation
réelle. L’analogie avec la communication fait sens: plus on s’en-
traîne à comprendre au lieu de convaincre, plus cela devient un
réexe. Même chose pour l’écoute active ou la Communication
Non Violente. Chez certains, ces techniques deviennent petit à
petit une deuxième peau et, même sous pression, ils gardent ces
automatismes.
Prenez toutes les conversations diciles « prévisibles » comme des
opportunités de vous préparer et de travailler sur vous. Et allez, un
autre conseil, dès que c’est possible et si la surprise vous met en ten-
sion, essayez de reprogrammer la conversation dicile pour plus tard,
le temps pour vous de vous y préparer.

Y a-t-il un publicou êtes-vous seul àseul


avec l’autre partie ?
La présence d’un public modie notre comportement face aux
conversations diciles dans la mesure où elle exacerbe la dimen-
sion identitaire. La question déjà dicile de « Qu’est-ce que cette
conversation dicile dit de moi ? » devient alors: « Qu’est-ce que
cette conversation dicile dit de moi devant tout le monde ? »
Surgissent alors des enjeux identitaires comme « ne pas perdre la
face », « ne pas se faire humilier » ou bien, au contraire, « prouver
que l’on ne se laisse pas faire », « dominer », « convaincre ». De nom-
breuses personnes conent à ce moment leur crainte d’être humi-
liées devant tout le monde, surtout celles qui ont un syndrome de

50 Quoi ?
l’imposteur1. Globalement, lorsque c’est possible, essayez de vous
isoler seul avec l’autre partie pour mener la conversation dicile. En
eet, du fait des aspects identitaires et émotionnels, les conversa-
tions diciles prennent parfois une tournure intime ou touchante.
À noter que certaines personnes sont, au contraire, très à l’aise avec
le fait de laver leur linge sale en public, et qu’elles n’hésiteront pas à
vous alpaguer devant tout le monde pour aborder une conversation
dicile, souvent sans prévenir. Si cela vous met en tension, alors
apprenez à vous protéger en reportant cette discussion. Prenez date
tout de suite pour ne pas donner l’impression de fuir, mais décalez la
confrontation, protégez-vous, mettez toutes les chances de votre côté.

Combien de personnes sont-elles


impliquées dans l’équation ?
Le sujet dont vous devez parler vous « oppose-t-il » à une personne ou à
un groupe de personnes ? Par exemple, vous êtes manager et vous devez
annoncer à votre équipe que cette année, malgré les résultats, les aug-
mentations de salaire seront gelées. Préférez-vous avoir cette conver-
sation en une fois, seul contre tous ou bien en one-to-one avec chacun
d’entre eux séparément ? Ce qui ressort du terrain: gérer plusieurs
personnes à la fois est beaucoup plus dicile qu’une seule personne.
Et en fait, c’est logique, cela vient toucher la peur primaire d’être rejeté
par le groupe: « Ils sont tous contre moi.» Il y a de grandes chances que
des sensations de rejet ou d’abandon génèrent des émotions fortes et
viennent aecter le bon déroulement de la conversation. Les managers
capables de gérer des conversations diciles avec un groupe sont déjà
expérimentés. Si vous n’êtes pas à l’aise, privilégiez le tête-à-tête.

1. Selon le Dr Sandi Mann, auteur du livre Le Syndrome de l’imposteur (éditions


Leducs, 2020), avoir le syndrome de l’imposteur c’est croire qu’on fait semblant
d’être quelqu’un qu’on n’est pas, qu’on n'est pas aussi bon que les autres le croient.

Comment catégoriser lesconversations difficiles ? 51


Quel est votre degré de pouvoir
sur l’autre partie ?
Est-ce la même chose pour vous d’avoir une conversation dicile
avec votre n+1 qu’avec votre n-1 ? Êtes-vous le même ? Avez-vous
les mêmes appréhensions ? Autre exemple, vous devez annoncer une
hausse de prix conséquente: gérerez-vous de la même manière la
conversation avec votre plus gros client, celui dont le départ pourrait
mettre l’entreprise en péril, qu’avec le « petit » client qui ne pèse pas
grand-chose dans votre chire d’aaires ? Est-ce plus facile de gérer
ce genre de conversations avec votre père qu’avec votre lle ? Ces
questions mettent en exergue l’importance du pouvoir sur les conver-
sations diciles. D’une manière générale, je constate que plus l’autre
partie a du pouvoir sur moi, plus l’enjeu augmente. Comme nous le
verrons plus loin, cette considération caractérise ceux qui pensent la
conversation dicile en termes de « résultat »: ils ont quelque chose
à gagner ou à perdre. Donc le pouvoir est un élément fondamental
pour eux. D’autres pensent en termes de « lien ». Leur peur n’est pas
de perdre quelque chose, mais quelqu’un. Auquel cas ils hiérarchise-
ront les conversations diciles non pas en termes de pouvoir, mais
de proximité. Ils appréhenderont plus une conversation dicile avec
leur meilleur ami qu’avec leur plus gros client.

Quelle est votre implication


danslaconversation difcile ?
Deux cas de gure se présentent: soit vous êtes l’une des parties
impliquées, soit vous avez à gérer une conversation dicile entre
deux personnes. Par exemple, vous êtes directrice commerciale et vous
devez gérer un conit entre deux de vos vendeurs qui se disputent sur
la répartition des territoires à la suite d’une restructuration. Dans cet
ouvrage, je vais me concentrer sur le premier cas de gure, celui où

52 Quoi ?
vous êtes partie prenante, engagé. La seconde posture, celle de tiers,
ne sera pas abordée.

Êtes-vous l’initiateur ou le récepteur ?


Nous sommes souvent plutôt plus à l’aise lorsque nous sommes celui
qui initie la conversation dicile. Car non seulement nous avons eu le
temps de nous préparer, mais cela nous donne aussi la sensation d’être
proactif, d’avoir un sentiment de contrôle. À l’inverse, être approché
par quelqu’un qui nous dit: « Il faut que je te parle, c’est important »
peut très vite nous alerter et nous mettre en posture de défense. D’où
l’importance, pour celui qui initie le mouvement, de mettre l’autre en
sécurité, comme nous le verrons dans le chapitre14. Mais, là encore,
cette règle n’en est pas une, dans le sens où certaines personnes diront
exactement l’inverse, qu’il est dicile, voire paralysant, de démarrer
une conversation dicile et qu’elles sont bien plus à l’aise lorsqu’on
vient les chercher.

Peut-on avoir des conversations difciles


avec tout le monde ?
La question des personnalités diciles revient très souvent en for-
mation. Sujet sur lequel je ne suis pas très à l’aise car il requiert des
compétences en psychologie que je n’ai pas. Néanmoins, comme je
suis souvent confronté à cela dans la réalité, il a bien fallu que je me
fasse quelques idées sur le sujet.
Je vous les livre ici:
• je fais une différence entre les personnalités difficiles et les
personnalités toxiques. Les premières sont compliquées à gérer
mais il faut tenter. Les secondes nécessitent une autre forme
d’accompagnement. Comment faire la différence entre les deux ?
Je vous donne ma manière de voir, à prendre avec beaucoup de

Comment catégoriser lesconversations difficiles ? 53


pincettes, mais j’ai l’impression que les personnalités toxiques
sont en conflits dans tous les domaines de leur vie (professionnel,
couple, familial, voisinage, etc.) et à toutes les époques de leur vie.
• les personnalités toxiques sont finalement rares dans la réalité
alors qu’on en entend beaucoup parler.
• une personne en conflit a souvent tendance à qualifier l’autre
partie de personnalité toxique. Or la plupart du temps c’est la
situation ou la relation qui est toxique.
• les personnalités difficiles posent problème dans l’entreprise,
mais elles ne sont jamais tout le problème. Elles font partie d’un
système qui n’arrive pas à les gérer.
• souvent les conversations difficiles liées aux personnalités diffi-
ciles tournent autour de l’idée de comment les gérer concrètement
plutôt que de comment les changer car c’est malheureusement
assez rare.
Mais surtout je laisse la parole à Léonore Cousin qui forme justement
les médiateurs sur ce sujet.

« Peut-on réussir une conversation difficile avec tout le


monde ? » par Léonore Cousin
Léonore Cousin, médiatrice et formatrice en gestion des situations
difficiles.

Nous avons tous déjà rencontré une personne avec qui avoir
un vrai dialogue semble relever de l’infaisable, comme si son
comportement générait des problèmes de façon cyclique.
Elle n’en semble pas consciente, et pourtant l’entourage le dit
souvent: « Il/Elle est vraiment impossible », « Ça ne sert à rien
de lui parler »…
Le risque avec ces « personnalités difficiles » est que vos efforts
pour préparer et mener votre conversation soient inutiles, voire
contre-productifs. Il est rare qu’elles acceptent de s’exposer à un

54 Quoi ?
dialogue sincère, justement parce que leur comportement les a
inconsciemment menées à ne jamais rien concéder, au risque
d’avoir à s’approcher du terrible constat que leur comportement
pose problème.
Que faire ? On pourrait être tenté de poser une étiquette et
d’abandonner la relation ou toute idée de résoudre le problème.
Cependant cette stratégie d’évitement a ses limites, car si l’on doit
continuer à côtoyer cette personne, les difficultés reviendront.
Dans ma pratique de médiateur, et dans la mesure de ce qui est
possible et raisonnable, je m’emploie à entrer en dialogue avec ces
personnes dont le mode de pensée, d’expression et de réaction
semble si différent du sens commun.
Engager directement une conversation avec une personnalité
difficile n’est pas impossible. Il faudra sans doute s’adapter
davantage, accepter qu’une certaine vision du monde ne puisse
être remise en cause, garder à l’esprit que les changements seront
probablement temporaires, le temps de passer la crise.
Mais après tout, comment être sûr que le problème est la personne
et non la situation ? Qui sommes-nous nous-mêmes face à
l’adversité ? Quelqu’un sur la défensive, qui refuse de se mettre à
la place de l’autre ?
Ces attitudes déstabilisantes sont aussi l’occasion de mettre à
l’épreuve notre capacité d’altérité et d’adaptation.

Toutes les conversations difciles


sont-elles bonnes à avoir ?

Vous êtes Isabelle, une jeune entrepreneuse, et votre asso-


ciée, Jeanne, vous parle mal. Alors que vous possédez
chacune 50 % des parts de l’entreprise et que vous avez
le même titre, vous trouvez qu’elle vous donne des ordres

Comment catégoriser lesconversations difficiles ? 55


et vous prend de haut, comme si elle se positionnait en
tant que votre supérieur hiérarchique. Encore hier matin,
vous avez eu le droit à une remarque qui vous a irritée :
« Je te laisse travailler sur la réorganisation de la logistique
de l’entreprise. Envoie-moi ton projet dès que tu peux,
mais je te préviens : je serai intransigeante sur l’exécution. »
Vous fulminez ! Tout vous irrite dans sa phrase : l’expression
« je te laisse » que vous interprétez comme « je t’autorise »
alors qu’elle n’a pas de rapport hiérarchique avec vous ;
l’injonction « envoie-moi » qui résonne comme un ordre à
vos oreilles et, enfin, cerise sur le gâteau, la partie « je serai
intransigeante » qui ne laisse aucun doute sur son sentiment
de supériorité. Au passage, vous mesurez à quel point elle
n’a pas confiance dans la qualité de votre travail. In fine,
vous vous sentez dévalorisée et humiliée. Ce n’est pas la
première fois, mais cela ne peut plus durer. Jusque-là, vous
ne lui en avez jamais parlé, pour ne pas aller au conflit et
aussi parce que vous avez un peu peur d’elle.
Mais vous avez décidé ce matin de lui en parler. La conver-
sation sera difficile, mais vous devez l’affronter.
Vous débarquez dans son bureau avec la ferme intention
d’en découdre et vous êtes accueillie par un chaleureux
sourire ainsi qu’un beau compliment : « C’est top, ce que tu
as fait, bravo » suivi d’une invitation à déjeuner qui se passe
extrêmement bien. Vous ressortez ravie après ce moment de
complicité et de créativité.
Du coup, vous n’avez pas abordé le sujet délicat, bien
évidemment. D’ailleurs, vous vous dites que vous n’avez
plus envie de le faire : tout cela est derrière vous, ce n’est
pas si grave, en définitive. Ce qui compte, c’est que le
lien marche. Cela devait être dans votre tête, vous êtes si
susceptible, etc. Mais le lundi suivant, rebelote, elle vous
reparle mal.

56 Quoi ?
Que faire ? Faut-il, nalement, oser avoir cette conversation dicile
ou pas ?
Je n’ai pas trouvé à ce stade de règle claire pour arriver à décider sans
se tromper. Libre à vous de faire le tri entre les bonnes et les mau-
vaises raisons qui peuvent vous amener à botter en touche.
Cependant, je peux partager un point commun que j’observe chez
ceux qui repoussent ces conversations pour de mauvaises raisons: ils
ruminent. J’entends par « ruminer » ces moments où les problèmes
tournent en boucle dans notre esprit, sans penser aux solutions. Un
peu comme une voiture où l’on accélère, mais sans enclencher de
vitesse: le moteur vrombit, mais la voiture fait du surplace. Ceux qui
décident en conscience de ne pas aborder une conversation dicile
ne ruminent pas. Ils assument leur choix et souvent sont tournés vers
l’action et la recherche de solution.
Et je peux aussi lister quelques cas où éviter, ou tout au moins décaler,
la conversation peut sembler une bonne idée:
1. Vous savez que le problème vient vraiment de vous. Reprenons
le cas d’Isabelle. Imaginons qu’après réexion elle s’aperçoive
que ce qu’elle reproche à Jeanne elle le reproche aussi à ses amis,
à ses parents, à ses enfants, à son mari, etc. Et si le problème…
c’était elle ? Peut-être peut-elle, avant de confronter Jeanne,
démarrer un travail sur elle-même ?
2. Votre objectif est de changer l’autre. Souvent l’objectif annoncé
tourne autour de « Je voudrais qu’elle arrête de m’agresser »
ou « Il faut absolument qu’il change decomportement avec
l’équipe ». Inutile. On ne change pas les gens. Lâchez prise
sur ce sujet, acceptez-le, cela vous aidera à voir les choses
diéremment. Focalisez-vous ce sur quoi vous pouvez avoir
un impact: vous-même ou la relation avec l’autre. Mais pas
l’autre.
3. Vous savez ce qu’il faut faire pour résoudre le problème. Par
exemple, imaginons que la source du problème entre Isabelle
et Jeanne vienne tout simplement du fait qu’elles ne passent

Comment catégoriser lesconversations difficiles ? 57


plus assez de temps ensemble. Initialement, elles partageaient
le même appartement. Donc elles parlaient sans cesse de
l’entreprise. Mais récemment Isabelle a emménagé avec
son conjoint. Par conséquent, les opportunités de se parler
de manière informelle et spontanée se sont raréées. Or, ces
moments permettaient de désamorcer en permanence de
potentiels problèmes. Isabelle en a conscience. Elle sait quoi
faire: être plus présente pour Jeanne et accepter que l’initiative
doive venir d’elle.
4. Vous n’avez pas le temps. Si vous amorcez la conversation,
faites-le bien. Assurez-vous d’avoir le temps. Il ne s’agit pas
d’amorcer la discussion en mettant le problème sur la table
puis de déguerpir. Cela pourrait avoir le même eet que de
dégoupiller une grenade et de quitter la pièce. Elle va exploser
et faire des dégâts. Évitez donc de faire comme Isabelle qui a
lâché à Jeanne dans l’ascenseur: « J’ai besoin de te parler, j’en ai
marre que tu me traites comme une employée » avant d’aller à
sa réunion. Ces phrases assassines n’apportent rien de positif,
au contraire.
5. Vous voulez juste vous décharger de votre émotion. Vous vous
sentirez peut-être mieux sur le moment, mais sur le moyen
terme, il est probable que les eets soient négatifs.
Posez-vous toutes ces questions, an, d’une part, de mieux vous
connaître et, d’autre part, de commencer à décortiquer la conversation
dicile.
Le fait de se poser toutes ces questions va vous aider à y voir plus
clair sur le sujet: de quelle conversation dicile parle-t-on ? Faut-il
l’avoir ? Si oui, quand, comment, avec qui ?

58 Quoi ?
La règle d’or de ce chapitre

#6 Toutes les conversations difficiles ne se ressemblent


pas, la plupart des personnes préféreront :
• une conversation anticipée plutôt qu’imprévue ;
• une conversation en tête à tête plutôt qu’en
public ;
• une conversation en tête à tête plutôt que face
à un groupe ;
• une conversation où le pouvoir est équilibré ;
• une conversation dont elles sont les initiatrices
plutôt que les réceptrices.

Comment catégoriser lesconversations difficiles ? 59


CHAPITRE 3

Quelles sont lesréactions


classiques face
àuneconversation
difcile ?
Comment réagissez-vous spontanément lorsque vous prenez
conscience qu’il vous faudrait avoir une conversation dicile avec
quelqu’un ?
Partons des travaux de Kenneth W. omas et Ralph H. Kilmann1,
deux psychologues américains sur les diérentes stratégies de réso-
lution des conits. Ils les modélisent en prenant deux paramètres en
compte:
• la tendance à affirmer et à satisfaire ses propres besoins (on
retrouve la quête de résultat du chapitre précédent), ce qu’ils ont
appelé le « niveau d’assertivité » ;
• la tendance à écouter et à satisfaire les besoins de l’autre (on se
rapproche de la quête de lien), ce qu’ils nomment « degré de
coopérativité » (traduit du mot « cooperativeness »).

1. « omas-Kilmann Conict Mode Instrument », 2002.

61
Représenté graphiquement, cela donne une matrice avec cinq styles
de résolution des conits:

La réaction du combattant
Le combattant ou compétitif arme ses besoins clairement et va tout
mettre en œuvre pour les satisfaire. Il pense en termes de résultat. Il
cherchera à atteindre son objectif quitte à aecter ou à couper les liens
avec ceux qui l’entourent si jamais ils entravent la satisfaction de ses
besoins. À court terme, il sort souvent vainqueur des arontements,
mais au détriment des relations à long terme. Le combattant court
deux risques: l’isolement et l’ultra-compétitivité (à force, il considère
potentiellement tout le monde comme un concurrent incluant son
chef, son client, ses amis, voire ses enfants).
Cette posture prend tout son sens dans deux cas de gure: première-
ment si l’enjeu est vital et deuxièmement si la relation importe peu. En
général, ces prols excellent dans des industries ultra-compétitives ou
des postes drivés par des résultats (commercial, entrepreneur, trader, etc.).
Dans une conversation dicile, le combattant présente l’avantage
d’annoncer naturellement ses besoins, ses intérêts et ses motivations.

62 Quoi ?
Ce prol sera, par exemple, très à l’aise au moment de négocier son
salaire ou son bonus. En revanche, il lui sera plus dicile d’accorder
de l’importance aux besoins des autres.

La réaction de l’accommodant
À l’opposé du spectre se trouve l’accommodant ou l’empathique. Il a
une tendance naturelle à comprendre ce que veut l’autre et à tout faire
pour le satisfaire. Il fait passer les besoins des autres avant les siens.
Par exemple, il aura du mal à négocier son propre salaire, mais il se
battra bec et ongles pour négocier ceux de son équipe.
L’accommodant investit en permanence dans la relation, ce qui le
rend précieux dès qu’il faut gérer de l’humain.
Comme il n’hésite pas à ne pas satisfaire ses besoins, il court deux
risques: premièrement l’échec (il n’obtient pas ce qu’il veut et « perd »
face aux autres postures plus combatives) et, deuxièmement à la
longue, la frustration.

Attention à ne pas stigmatiser ni l’empathique ni le combattant. Et


dans les deux sens d’ailleurs:
¨ N’angélisons pas l’accommodant et ne diabolisons pas le
combattant.
Certes, l’empathie, la bienveillance, l’altruisme et la générosité font
partie des valeurs importantes pour le vivre-ensemble, mais, parfois,
elles peuvent générer des conits. Par exemple, l’empathique, qui perçoit
spontanément les besoins des autres, part de la croyance que les autres
devraient aussi comprendre quand il va mal, sans qu’il ait à le verbaliser.
Or, malheureusement, ce n’est pas tout le temps le cas. Donc, lorsqu’il va
mal, il attend ou il espère que quelqu’un le verra et viendra à son aide. Si
personne ne vient spontanément, il en tirera de la tristesse et de la frus-
tration en pensant: « Après tout ce que je fais en permanence pour les
autres, quand moi j’ai besoin d’aide, personne ne vient à mon secours.»

Quelles sont lesréactions classiques face àuneconversation difficile ? 63


L’accommodant a du mal à comprendre que, pour certains, il n’est pas
évident de sentir la détresse et qu’il doit verbaliser sa demande d’aide.
À l’inverse, le combattant prend toute sa valeur quand le résultat revêt
un caractère de gravité. Par exemple, le chirurgien qui opère votre
enfant du cœur ! Vous préférerez probablement qu’il n’hésite pas à
rabrouer son assistant qui allait se tromper de bistouri…
Même chose avec la pilote de l’avion qui vous emmène en vacances…
Vous êtes content qu’elle soit axée sur la recherche du résultat (poser
l’avion sans encombre) quitte à engueuler son copilote.
Dans ces moments-là, surtout lorsqu’on parle de survie, le besoin de
sécurité (donc de résultat) prévaut sur le besoin de lien.
¨ Ne survalorisons pas le combattant et ne dévalorisons pas l’ac-
commodant.
Eectivement, parfois, dans le contexte de l’entreprise, et plus par-
ticulièrement dans certaines industries très compétitives ou dans
certains métiers, on peut remarquer une tendance à mettre en avant
le prol combattant uniquement, et à penser que l’accommodant
n’apporte pas grand-chose, voire aecte l’ecacité du groupe.

La réaction de l’évitant
L’é vitant évite le conit quitte à ne satisfaire ni ses besoins ni ceux
des autres. À première vue, cette posture paraît dicile à com-
prendre intellectuellement: elle ne permet ni de gagner ni d’être en
lien. Pourtant, elle peut présenter un intérêt: celui de calmer le jeu.
Certains conits se calment par eux-mêmes. D’où l’adage « La nuit
porte conseil ».Tout l’enjeu pour l’é vitant est de ne pas fuir le conit.
S’il décide d’éviter le conit, il faut que ce soit pour de bonnes
raisons, pas par peur. Sinon c’est de la fuite. Or Sénèque nous dit:
« Fuir ne sert à rien, car on fuit avec ses problèmes.»

64 Quoi ?
La réaction du compromettant
Le compromettant cherche une solution équilibrée. Souvent, il veut
éviter la dimension émotionnelle du conit sans pour autant perdre
de vue son objectif. Il va chercher à prendre tout ce qu’il peut, mais
s’arrêtera au moment où il sent qu’il met en péril sa relation avec
l’autre partie. Il préfère une solution rapide et équitable au conit
même si elle n’est pas complètement satisfaisante.
Le compromettant court deux risques: générer de l’insatisfaction
permanente et louper des solutions plus créatrices de valeur que le
compromis.
Sur le sujet du compromis, je vous recommande le livre de Chris
Voss Ne coupez jamais la poire en deux1 qui explique pourquoi la
recherche du compromis, pourtant très répandue, car très instinctive,
ne représente jamais la meilleure option, voire empêche de trouver
la solution la plus intelligente. L’autre exemple qui me vient en tête
est le dilemme du roi Salomon lorsque deux femmes réclament la
maternité d’un enfant. Eectivement, l’idée de ne pas couper la poire
en deux semble une bonne idée…
Mais alors, comment faire ? Cela nous amène à la dernière posture,
celle du coopérant.

La réaction du coopérant
Le coopérant remet en question l’idée binaire que les besoins des
autres et les siens s’opposent de manière radicale. Pourquoi opposer
la quête du résultat et la quête du lien, nalement ? Pourquoi ne pas
penser qu’on peut en même temps satisfaire ses besoins et ceux des
autres ?

1. Belfond, 2018.

Quelles sont lesréactions classiques face àuneconversation difficile ? 65


Je pense et je vais tenter de démontrer que, dans la plupart des
cas, le choix binaire qui semble se présenter à moi –soit je m’ac-
commode à l’autre et je préserve la relation, mais je perds quelque
chose ; soit je me bats pour gagner, mais je risque de perdre la rela-
tion– peut être dépassé par un changement de paradigme: changer
le « mais » par le « et ». La formulation change de « Je veux obtenir
ce que je veux, MAIS je ne veux pas perdre l’autre » à « Comment
faire pour EN MÊME TEMPS satisfaire mes intérêts ET ceux
de l’autre ? »
La posture du coopérant, bien que la plus constructive de toutes,
présente, elle aussi, des inconvénients. Le premier réside dans le fait
qu’elle exige de la conance et de la communication entre les parties.
Chercher la coopération sans ces deux prérequis peut même être
contre-productif. Le second est que cette démarche prend du temps.
À noter que les travaux de omas et Kilmann datent de 1974 et
restent d’actualité. Ils ont bénécié de deux études scientiques qui
ont conrmé leur pertinence1.
J’ai pris la liberté d’adapter la célèbre matrice de omas et Kilmann
des conversations diciles pour en faire un outil concret que j’utilise
régulièrement.
Rappelez-vous, nous avons posé comme base de la dénition d’une
conversation dicile le trépied désaccord +enjeu +émotions.
Creusons le sujet de l’enjeu. Qu’est-ce qui fait peur dans une conver-
sation dicile ? Je vois deux options:
1. j’ai peur que mon besoin ne soit pas satisfait, que le résultat
dont j’ai besoin ne soit pas atteint, et que je sois en danger.
Appelons cet enjeu l’enjeu du résultat ;

1. Orly Ben-Yoav et Moshe Banai, « Measuring conflict management styles:


Acomparison between the MODE and ROCI-II instruments using self and
peer ratings », International Journal of Conflict Management, 3(3), 1992, p.237-247 ;
Elvert Van de Vliert et Boris Kabano, « Toward theory-based measures of conict
management », Academy of Management Journal, 33(1), 1990, p.199-209.

66 Quoi ?
2. j’ai peur que le besoin de l’autre ne soit pas satisfait, que le lien
avec lui soit aecté, et que je sois abandonné. Appelons cela
l’enjeu du lien.
Par conséquent, cela pourrait donner la matrice suivante:

En fonction de votre caractère et des circonstances, vous aurez plutôt


tendance, quand une conversation dicile se présente, à:
• imposer votre point de vue, passer en force, dire les choses direc-
tement sans ambages, aller droit au but ;
• éviter la conversation, la repousser, faire de l’humour, botter en
touche, passer la patate chaude à quelqu’un d’autre, noyer le
poisson dans l’eau ;
• faire des sacrifices, abandonner votre intérêt, être d’accord avec
l’autre, privilégier l’harmonie, la bonne ambiance et le collectif ;
• convaincre que vous avez raison, à la fois sans lâcher votre intérêt
et sans abandonner votre point de vue, mais sans passer en force
pour ne pas affecter trop le lien. L’idée est de faire changer
l’autre d’avis, convaincre que vous avez raison, faire entendre
votre manière de voir. Souvent, cette posture démarre par des
postulats de base comme « Il/Elle n’a pas toutes les informa-
tions » ou « Il/Elle n’a pas bien compris la situation, je vais lui
expliquer et il/elle comprendra ».

Quelles sont lesréactions classiques face àuneconversation difficile ? 67


Et quel verbe mettre dans la dernière bulle ? Quelle est l’action qui
peut permettre de sortir du côté binaire apparent de la conversation
dicile ? Réponse au prochain chapitre !

La règle d’or de ce chapitre

#7 Passer de « Comment choisir entre mes intérêts ou


ceux de l’autre » à « Comment faire pour satisfaire
mes intérêts et ceux de l’autre en même temps. »

68 Quoi ?
PARTIE2

Pourquoi
etpour quoi ?
CHAPITRE 4

Pourquoi le thème
desconversations difciles
nous touche-t-il autant ?
Il y a dix ans, Anne et Marie ont créé ensemble une entre-
prise actuellement florissante. Au début, elles partageaient
tout à parts égales : la gestion de l’entreprise, les respon-
sabilités, le capital de l’entreprise, etc. Et puis, petit à petit,
Marie a pris l’ascendant. Plus charismatique mais surtout
plus directe. Une vraie combattante. Pour elle, il n’y a pas
réellement de conversation difficile : « Quand j’ai quelque
chose à dire, je le dis un point, c’est tout. Après, ça plaît ou
ça ne plaît pas, ce n’est pas mon problème. » Mais Anne,
elle, ne voyait pas les choses de la même manière : elle se
sent mal à l’aise avec la manière de résoudre les désaccords
de son associée : « Quand elle vient me parler, il n’y a aucun
espace pour le débat, elle vient m’asséner sa vérité, elle
décide et elle repart. En fait, pour la stopper, il faudrait que
j’aille au clash en permanence, mais ce n’est pas qui je suis,
d’une part, et, d’une autre, c’est épuisant, alors je la laisse
faire. »
Anne s’est mise en retrait, laissant progressivement à Marie
la gestion de l’entreprise, mais sans que cela soit ni verbalisé

71
ni décidé d’un commun accord. Résultat, Marie s’est sentie
abandonnée : « Tu me laisses porter toute seule l’entreprise,
c’est honteux. Reprends ta place, c’est un ordre, tu es asso-
ciée quand même ! » Et Anne, se sentant victime d’une injus-
tice : « Elle sait très bien que je lui laisse tout l’espace pour
sauver l’entreprise parce que sinon cela va mal se passer !
Non seulement je me sacrifie et en plus elle m’accuse… »
Mais sans jamais oser avoir cette conversation. Anne ne
voulait pas. Marie ne pouvait pas.
Au bout d’un moment, ce qui devait arriver arriva, à savoir
que Marie a estimé que la coupe était pleine et a exigé de
racheter les actions d’Anne. Cette dernière ayant farouche-
ment refusé, la situation s’est envenimée pour finalement
dégénérer en procès.
La moitié de leur équipe a quitté l’entreprise pour ne pas
avoir à choisir de camp. Les clients s’inquiètent de cette
situation qui affecte la qualité de leur service. Et l’entreprise
passe par un moment très compliqué financièrement. Rien
ne dit qu’elle survivra à cette crise.
Elles ont toutes les deux reconnu plus tard que si elles
avaient pu avoir cette conversation au moment où les choses
se sont cristallisées, elles auraient probablement pu éviter ce
risque de naufrage.

J’ai croisé ces dernières années tellement de personnes, comme Anne


et Marie, qui ont avoué être aectées dans leur vie personnelle ou
professionnelle par une conversation dicile qu’elles n’osaient pas
avoir, que j’ai cherché à comprendre en quoi le fait de ne pas oser
aborder les sujets qui fâchent pouvait prendre une dimension si grave.
Les témoignages recueillis montrent que l’évitement des conversa-
tions diciles peut générer un profond mal-être chez un individu,
pouvant aller jusqu’à la dépression.

72 Pourquoi etpour quoi ?


Imaginez que vous marchez sur un chemin avec un sac à dos vide.
Sur le chemin, vous rencontrez plusieurs personnes qui, à chaque
fois, vont vous poser un problème. L’une va vous demander un ser-
vice, l’autre va vous interdire de passer par là, la troisième va vous
demander d’apporter un paquet lourd à un de ses amis, etc. Toutes
ces conversations sont diciles pour vous. Imaginez que chacune de
ces conversations est représentée par une pierre. Chaque fois que vous
préférez passer votre chemin plutôt que d’aronter la conversation,
cela revient à mettre une pierre dans votre sac à dos. Au début, peu
importe, vous ne sentirez pas la diérence. Puis, avec le temps, les
pierres s’accumulent et commencent à peser. Vous ruminez, vous
vous sentez frustré, vous vous sentez victime. Vous en voulez à toutes
ces personnes croisées sur le chemin et en même temps vous vous en
voulez à vous-même. Et puis un jour, à force, votre sac à dos est telle-
ment lourd que vous ne pouvez plus marcher. Vous êtes épuisé, votre
dos vous fait sourir, vous êtes bloqué. C’est ni, vous ne pouvez plus
avancer, vous vous arrêtez sur le bord du chemin paralysé, impuissant,
seul et en proie à une immense frustration contre vous et contre toute
l’humanité.
Cette métaphore illustre l’idée que le risque est que les conversations
diciles aillent beaucoup plus loin que simplement la mise en péril
d’une relation. Elles peuvent infester tout notre être, toute notre vie,
toutes nos relations. Un peu comme une coupure anodine qu’on ne
traite pas et qui s’infecte. Elle peut infester tout l’organisme. La dou-
leur d’une conversation dicile ressemble à cette douleur-là: même
si elle est très localisée (sur mon pouce, par exemple), elle irradie
dans tout le corps. Même si elle ne nous met pas en danger, elle peut
néanmoins nous pourrir la vie.
Il en va de même avec les conversations diciles. Si vous en avez une
en tête qui n’a jamais été abordée et que la situation ne s’améliore
pas, il est fort probable qu’elle génère chez vous des émotions et des
sentiments dius mais invasifs.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 73


Les conversations difciles mettent en péril
nos besoins fondamentaux !
In fine, la problématique des conversations diciles fait partie d’une
problématique plus large qu’est celle de l’altérité. Ou plutôt celle de
savoir comment gérer l’altérité lorsque autrui devient une menace
pour moi.
Mais de quelle menace parle-t-on ? Bien sûr, la menace physique
existe, mais la plupart du temps, surtout en entreprise, la menace pèse
surtout sur nos besoins psychologiques.
La thèse sous-jacente à la fois dans cet ouvrage, mais aussi dans la
plupart des théories de ce siècle sur le conit, pose comme para-
digme de départ que tout être humain a des besoins fondamentaux.
Fondamentaux au sens où s’ils ne sont pas satisfaits, alors l’être
humain ne sera pas heureux. Ces besoins constituent une force
motrice extrêmement puissante qui nous pousse à créer, à croître, à
explorer, à aimer, etc. Lorsque ces besoins sont menacés, alors nous
mettons en place des stratégies pour retrouver une situation où ils
peuvent être satisfaits.
Il me semble utile de préciser que le mot « besoin » au sens où nous
allons l’étudier dans cet ouvrage va bien au-delà de l’idée de manque,
d’égoïsme ou de dépendance à laquelle il est souvent associé. Un
besoin est la manifestation de la vie qui est en nous, de ce qui nous
rend vivants.
Je me suis nourri ces dernières années des théories de deux psycho-
logues américains: Marshall Rosenberg (1934-2015) et Carl Rogers
(1902-1987). Le premier a inventé la Communication Non Violente
et le second a formalisé la technique de l’écoute active. Je présenterai
leurs outils plus en détail dans les chapitres15 et16. Mais ici je
voudrais souligner leur constat commun de l’importance des besoins
fondamentaux dans les relations humaines.

74 Pourquoi etpour quoi ?


Carl Rogers part du principe que tous les êtres humains vont essayer
par tous les moyens de satisfaire leurs besoins fondamentaux. Il
appelle cela la « tendance actualisante ». De là découlent tous ses prin-
cipes d’approche centrée sur la personne et d’écoute active. En eet,
puisqu’il postule chez tous les êtres humains une tendance saine et
naturelle à « actualiser » leurs besoins, même chez ceux qui semblent
avoir un comportement dysfonctionnel, alors il se concentre sur la
compréhension de ce qui a bloqué cette tendance actualisante des
besoins fondamentaux. Et il met en place toute une méthode pour
arriver à son but: l’écoute active.
Marshall Rosenberg prend un chemin diérent pour arriver à la
même conclusion. Il part du postulat que l’être humain est fondamen-
talement bon. Et en même temps, vivant à Detroit durant les émeutes
raciales de 1943, il ne peut que constater que ce même être humain
est indéniablement capable de faire du mal. Il cherche à comprendre
ce paradoxe et arrive à la conclusion que tout être humain cesse d’être
bienveillant lorsque ses besoins fondamentaux sont menacés.
Dès lors, l’enjeu de la relation devient la capacité à faire coexister des
besoins parfois divergents, et même parfois antagoniques. Selon lui,
tout se joue dans notre manière de communiquer nos besoins en situa-
tion de stress. C’est là que les relations deviennent dysfonctionnelles et
dégénèrent. Il crée alors une méthode de communication qui permet
aux personnes d’armer leurs besoins sans menacer ceux des autres.
Tous deux ont joué un rôle prépondérant dans tous les métiers de
l’accompagnement. Et tous deux ont mis en exergue le concept de
besoin fondamental de l’être humain.
Cette idée se retrouve aussi chez de nombreux philosophes, notam-
ment Henri Bergson et sa théorie sur l’élan vital, comme force créa-
trice de l’évolution et de tous les organismes.
Nos besoins sous-tendent nos comportements quotidiens.
Mais de quels besoins parlons-nous ? Là encore, on retrouve une
littérature pléthorique et de nombreuses théories qui aboutissent à

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 75


des listes de besoins diérents. Pour faire simple, prenons la liste des
besoins d’Abraham Maslow (1908-1970) sans forcément les hiérar-
chiser comme lui l’a fait. Cela donne les besoins suivants:
• les besoins physiologiques: respiration, nourriture, eau, sexualité,
sommeil… ;
• le besoin de sécurité: sécurité physique, de l’emploi, des res-
sources, sécurité de la famille, de la propriété, de la santé ;
• le besoin d’amour et d’appartenance: amitié, famille, apparte-
nance à un groupe, interaction avec d’autres ;
• le besoin de reconnaissance et de valorisation: estime de soi,
respect des autres, respect par les autres, réussite ;
• le besoin de sens et d’épanouissement: créativité, croissance
personnelle, spiritualité, moralité, accomplissement.
Le seul besoin qui n’apparaît pas dans la liste de Maslow et qui pour-
tant se retrouve au cœur de nombreuses conversations diciles est le
besoin d’autonomie et de liberté.
L’autre liste que j’utilise provient des travaux de l’économiste chilien
Manfred Max-Neef dans son article « Human Scale Development:
An Option for the Future1 ». Il recense neufbesoins fondamentaux
de l’être humain:
• le besoin de subsistance ;
• le besoin de protection ;
• le besoin d’affection ;
• le besoin de compréhension ;
• le besoin de participation ;
• le besoin de loisir ;
• le besoin de création ;
• le besoin d’identité ;
• le besoin de liberté.

1. Manfred Max-Neef, « Human Scale Development: An Option for the Future » in


Development Dialogue – Conception, Application and further Reflections, e Apex
Press, New York and London, 1989.

76 Pourquoi etpour quoi ?


Les conversations difciles touchent plus
particulièrement trois besoins fondamentaux
Le thème des besoins a donné lieu à de nombreuses théories. J’en
retiens une que j’ai travaillée lors de mes études de psychologie et
qui me semble intéressante au regard de notre sujet. Il s’agit de la
théorie de l’autodétermination d’Edward Deci et de Richard Ryan
détaillée dans leur livre Intrinsic Motivation and Self-Determination
in Human Behavior1.
Cette théorie complexe comporte plusieurs parties, la principale, qui
fut la base de leur recherche, porte sur l’analyse des diérents types
de motivation. Elle fera l’objet du chapitre suivant.
Là, je voudrais parler d’une autre partie de leur recherche, à savoir:
quels sont les composants d’une motivation forte ?
Deci et Ryan montrent que l’être humain a en lui ce qu’ils appellent
des tendances inhérentes à la croissance qui reposent sur trois besoins
psychologiques fondamentaux, le besoin d’autonomie, le besoin de
compétence et le besoin d’appartenance sociale:
• le besoin d’autonomie: sentiment d’être acteur de sa propre vie,
de décider de vivre en accord avec ses propres valeurs et d’être
complètement responsable de ses actions ;
• le besoin de compétence: sentiment d’avoir de l’impact sur le
réel, que ses actions peuvent influer sur son environnement ;
• le besoin d’appartenance sociale: sentiment d’être en lien positif
avec d’autres êtres humains. « Positif » au sens que le sentiment
d’être important pour l’autre est mutuel.
Pour les deux chercheurs, ces trois besoins sont non seulement à la
base de notre motivation, mais aussi à la base de notre bien-être.
D’où le lien avec le fait que les conversations difficiles peuvent

1. Springer, New York, 1985.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 77


nous aecter profondément ! En eet, elles peuvent potentiellement
mettre en péril ces trois besoins:
• Le besoin d’autonomie: dans une conversation difficile, mon
autonomie est menacée. Car si je pouvais me passer de l’autre
alors ce serait facile ! Les conversations difficiles sont souvent le
théâtre d’un drame en deux actes: je ne peux pas faire avec l’autre
(car je suis en désaccord avec lui), mais je ne peux pas faire sans
lui (car il y a un risque). Comment faire ? Cette impasse génère
un sentiment de dépendance. Autrui devient une menace, voire
une souffrance d’autant plus forte que je suis intimement lié à
lui. Voilà pourquoi les conversations les plus difficiles mettent
souvent en scène des liens de sang ou des liens de voisinage. Car
se passer de cet autre-là est soit impossible (le sang), soit très
lourd (les voisins), soit très douloureux (le conjoint).
• Le besoin de compétence: lorsque j’ai le sentiment d’avoir tout
essayé et que cela ne marche pas, je peux ressentir de l’impuis-
sance et du désespoir. De l’impuissance, car je n’arrive pas à avoir
d’action sur le réel. Et du désespoir, car je me dis que cela ne s’ar-
rêtera jamais… Or, ce qui rend la souffrance insupportable, c’est
justement la peur qu’elle n’ait pas de fin. Par ailleurs, le sentiment
d’incompétence, alimente un manque d’estime de soi.
• Le besoin d’appartenance sociale: je me sens seul, incompris et
j’ai le sentiment d’être rejeté ou abandonné. Les conversations
difficiles peuvent aboutir à un grand sentiment de solitude.

Les émotions révèlent les besoins


Les émotions négatives sont aux besoins fondamentaux ce que les
voyants lumineux du tableau de bord d’une voiture sont aux pannes:
elles nous indiquent que quelque chose ne va pas et nous mettent sur
la piste de l’identication du problème.
À l’inverse, les émotions positives indiquent que nos besoins sont
satisfaits.

78 Pourquoi etpour quoi ?


Avant d’aller plus loin sur le rôle des émotions dans les conversa-
tions diciles, je souhaiterais poser quelques dénitions préalables
sur ce sujet et vous initier à quelques idées que nous exploiterons
plus tard.
Le sujet des émotions, comme celui des besoins, est tellement riche
que je n’ai pas la prétention d’en faire ici la synthèse, mais juste de
vous faire connaître quelques idées structurantes pour la suite, que
j’ai tirées à la fois de mes études en psychologie (je remercie au
passage Nicolas Burel, Ilona Boniwell et Charles Martin-Krumm
enseignants et chercheurs en psychologie positive qui ont été de for-
midables professeurs sur ce sujet) et des théories d’Isabelle Filliozat,
psychothérapeute et essayiste française, spécialiste des émotions.
D’abord, tentons de dénir les émotions. Sur ce sujet, j’aime bien
cette citation de Fehr et Russell: « Chacun sait ce qu’est une émo-
tion, jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une dénition. À ce
moment-là, il semble que plus personne ne sache1. »
Pendant longtemps, la science associait les émotions à un désordre
mental, voire à l’intervention du diable ou à une forme de sorcellerie.
Il a fallu Darwin pour que cela change. En eet, dans son ouvrage
L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux publié en 1872,
il constate que les animaux aussi témoignent d’émotions, et qu’elles
ressemblent en tout point à celles des humains.
Par conséquent, il en déduit que les émotions, si elles sont présentes
dans le règne animal, doivent avoir une fonction. Pour lui, d’une
manière ou d’une autre, les émotions doivent forcément contribuer à
l’é volution de l’espèce.
C’est à partir de là que les émotions vont devenir un sujet d’étude,
et qu’on va comprendre qu’eectivement Darwin avait raison. Ce
sont des messages de notre cerveau reptilien destinés à nous aider à
survivre.

1. « Concept of emotion viewed from a prototype perspective », Journal of


Experimental Psychology: General, 113(3), 1984, p.464-486.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 79


Qu’est-ce qu’une émotion ?
Essayons d’en proposer une dénition: une émotion est une réponse
physiologique interne à une stimulation externe. Étymologiquement,
le mot vient du latin et se compose de « e » =vers l’extérieur et
« motion » =mouvement. C’est un mouvement qui sort de nous.
Les émotions se caractérisent par leur valence (positive/négative),
leur intensité (plus ou moins forte) et par un déclencheur qui leur
est associé.

Comment fonctionnent les émotions ?


Normalement, une émotion ne dure pas plus de quelques minutes et
se déploie en trois temps: charge, tension, décharge.
Un peu comme un muscle qui se tend pour repousser une attaque. Une
fois la menace repoussée, le muscle, normalement, se détend. Je dis
« normalement », parce que, parfois, les émotions (ou plutôt les senti-
ments générés par l’émotion) restent bloquées. Ce qui donne des gens
qui sont tout le temps en colère ou tout le temps tristes. Et là, aucune
méthode sur les conversations diciles ne fonctionnera, c’est plutôt un
travail psychologique qu’il faut envisager. Être en colère arrive à tout
le monde. Être en colère en permanence, pour toutes sortes de raisons
même futiles et de manière disproportionnée n’est pas normal.

À quoi servent les émotions ?


Les émotions sont des messages qui nous aident à survivre !
« Les émotions poussent l’individu soit à modier sa relation avec un
objet, un état du monde, ou un état de soi, soit à maintenir sa relation
existante malgré des obstacles ou des interférences1. »

1. Nico H. Frijda, « Passions: l’émotion comme motivation », in Les émotions. Cogni-


tion, langage et développement, éditions Mardaga, 2003, p.15-32.

80 Pourquoi etpour quoi ?


Nicolas Burel, enseignant chercheur à la Haute École Pédagogique
de Vaud, conclut que les émotions:
• sont des impressions subjectives plaisantes ou déplaisantes plus
ou moins intenses ;
• initient une « attitude réflexe » qui ne tient pas compte des
impacts potentiels… ;
• sont d’une durée relativement brève, c’est un processus dyna-
mique qui peut évoluer très vite ;
• s’accompagnent d’une réaction physiologique (comme la boule
au ventre, les mains moites, la bouche sèche, etc.), et motrice
(réaction faciale émotionnelle et vocale).

Combien d’émotions existe-t-il ?


Les scientiques ne coïncident pas sur ce sujet. An d’être concret,
je vous propose de trancher et de nous baser sur les travaux de Paul
Ekman et Wallace Friesen1 qui concluent qu’il existe six émotions
principales:

1. Paul Ekman et Wallace V. Friesen, « Constants across cultures in the face and
emotion », Journal of Personality and Social Psychology, 17(2), 1971, p.124-129.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 81


Les autres émotions (anxiété, haine, mélancolie, désespoir, dépression,
haine, etc.) résultent de combinaisons de ces six émotions principales.

Que signient les émotions ?


Là réside l’une des clés des conversations diciles: une émotion
montre un besoin menacé (si c’est une émotion négative) ou satisfait
(si c’est une émotion positive).
Je vais prendre un risque, celui d’être simpliste. J’assume, car je sou-
haite que vous terminiez ce chapitre avec des outils concrets pour
gérer vos conversations diciles.
Voilà la lecture que j’en fais dans ma pratique:
• La peur me dit: « Il y a une menace, apprête-toi à fuir ou à
affronter le danger.» L’inconnu peut lui aussi susciter la peur,
auquel cas elle me pousse à m’informer, à me préparer.
• La tristesse me dit: « Tu as besoin d’être entouré, d’être aidé,
d’être aimé.» La tristesse est l’émotion de l’attachement. Voilà
pourquoi elle est l’émotion du deuil, car elle permet de se recom-
poser après. La tristesse évoque l’enfant qui est en moi et qui se
dit: « On est en train de me faire du mal, et personne n’est là
pour me protéger, j’aurais tellement aimé que quelqu’un vienne
m’aider. »
• Le dégoût me dit: « Ne mets pas cela dans ta vie, rejette ce qui
est nocif ou te salit.» À l’origine, le dégoût généré par des odeurs
de putréfaction de la nourriture permettait aux animaux de ne
pas ingérer des aliments qui leur auraient fait du mal. À notre
époque, où le risque de manger une charogne par mégarde a
considérablement baissé, il reste la dimension métaphorique du
dégoût: ne mets pas cette personne dans ta vie ou cette situation,
ou ce job…
• La surprise me dit : « Attention, il y a un changement,
adapte-toi.» La surprise, qui est une émotion particulière, car
neutre en elle-même, est tout de suite suivie d’une émotion

82 Pourquoi etpour quoi ?


positive (anniversaire surprise =surprise +joie) ou négative (se
faire bousculer et renverser son café =surprise +colère).
• La colère est plus complexe, car elle peut être une émotion
directe ou une émotion-écran:
– si elle est directe, elle me dit: « Tu es en train de te faire
agresser, bats-toi pour défendre/réparer ton intégrité.» Là
encore, dans le monde de l’entreprise, ce sera plus l’intégrité
psychologique (le respect, la dignité) que l’intégrité physique
qui sera menacée. La colère se déclenche aussi en cas d’in-
justice. Elle demande réparation. C’est d’ailleurs ce qui la
différencie de la violence, qui, elle, détruit. La colère peut aussi
provenir de la frustration du fait que le monde ne correspond
pas à notre désir,
– si elle est une émotion-écran, elle masque souvent la peur. On
retrouve l’enfant intérieur dans la cour de l’école qui se dit: « Je
frappe le premier pour me protéger, j’ai peur.»
• La rage est une version exacerbée de la colère. Elle est la résul-
tante d’une impuissance. Voilà pourquoi elle est fréquente
chez l’enfant, et normalement, moins commune chez l’adulte.
• La terreur est une version exacerbée de la peur. C’est la peur
cumulée à l’impuissance. Quand il n’y a pas d’échappatoire.
Quand rien n’empêchera l’horreur. Non seulement je vois la
menace, mais en plus je ne peux ni fuir ni me battre, je vais
mourir.
• La joie me dit: « Tu es en train de te réaliser, de t’épanouir, de
réaliser ton potentiel, de faire ce qui est important pour toi.»
Bergson l’explique mieux que moi: « La joie est toujours le signe
que la vie a réussi une victoire1 .» Attention, à ne pas confondre
la joie avec le plaisir, le bonheur ou la jouissance. La joie est aussi
l’émotion du partage et de la rencontre.

1. L’Énergie spirituelle [1919], Payot, 2012.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 83


Dans le contexte d’une conversation dicile, lorsqu’une émotion
surgit (chez vous ou chez l’autre), ayez cette grille de lecture en tête et
tentez de comprendre le besoin derrière. Voici une liste non exhaus-
tive des émotions, de leurs causes et des besoins menacés:

Émotion Cause Besoin


Peur Danger/Inconnu Sécurité/Anticipation

Colère Frustration Respect/Justice

Colère Injustice Justice

Colère Blessure Réparation/Sécurité

Tristesse Perte Amour/Appartenance/Sécurité

Dégoût Nocivité Harmonie/Paix/Pureté/Bonheur

Quel est le lien entre émotions positives


et émotions négatives ?
Certaines émotions sont dites « négatives » comme la peur ou la
colère. D’autres sont positives comme la joie. Et d’autres sont neutres
comme la surprise. Personnellement, je les trouve toutes positives au
sens où elles me permettent de mieux comprendre les personnes et
de démasquer les besoins cachés.
Autre information intéressante sur le sujet de la valence des émotions,
qui me sert concrètement dans ma pratique: le fait que les émotions
négatives vont plus vite que les émotions positives, comme le montre
le schéma ci-dessous, tiré de l’ouvrage Le Cerveau des émotions de
Joseph LeDoux1 (1985) qui retrace le parcours neurologique d’une
émotion.

1. Joseph LeDoux, Le Cerveau des émotions, Odile Jacob, 2005.

84 Pourquoi etpour quoi ?


Non seulement les émotions négatives circulent plus vite, mais en
plus elles obstruent le canal si elles ne sont pas exprimées. Ainsi, si
vous avez une émotion négative au fond de vous, il existe un risque
qu’elle vous empêche de ressentir une émotion positive. Quelqu’un
de profondément angoissé ou frustré aura, par exemple, plus de mal
à ressentir de l’amour, de l’admiration ou de l’enthousiasme…
J’ai pu constater cela lors d’une de mes premières médiations où,
malgré la signature d’un accord, l’une des deux parties ne montrait
aucune joie ou aucun enthousiasme. Elle m’a répondutrès franche-
ment: « Je suis soulagée d’avoir trouvé un accord et d’éviter le conit,
mais ne m’en voulez pas, je continue à être en colère et je n’ai pas le
sentiment d’avoir été comprise, ni par vous ni par mon associée.»
Ce jour-là, j’ai appris à mes dépens la diérence entre écouter et se
sentir écouté, ainsi que l’importance cruciale de la reconnaissance des
émotions, sujets que nous aborderons dans le chapitre10 qui traite de
la discussion émotionnelle. Je l’avais écoutée (enn je croyais), mais
elle ne s’était pas sentie écoutée, et il n’y a que cela qui compte… Peu
importe le réel, c’est le ressenti qui l’emporte.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 85


Les conversations difciles impactent
directement le succès de l’entreprise
Dans leur article « Financial Agility – e four crucial conversations
for uncertain economic times 1 », Joseph Grenny et David Maxeld
révèlent les résultats d’une enquête eectuée par l’entreprise amé-
ricaine Crucial Learning auprès de 2 000managers dans plus de
400entreprises sur ce qui déterminait la capacité à rebondir nan-
cièrement aux crises.
Il en ressort que le principal frein à la résilience d’une entreprise ne
réside pas dans son manque de moyens ni de temps, mais dans son
incapacité à dialoguer. Les auteurs précisent les quatre discussions
déterminantes qui, en général, font défaut et pénalisent l’entreprise:
1. l’incapacité à débattre de l’analyse du problème: les équipes qui
réussissent à partager et à débattre leurs divergences de point
de vue réagissent plus vite et agissent de manière plus engagée ;
2. la présence de tabous ou de sujets sensibles que personne n’ose
aborder et qui, pourtant, plombent l’entreprise ;
3. la culture du silencepénalise la réussite des projets, via deux
sujets:
a. la capacité des équipes à remettre en question des objectifs
irréalistes, ou à questionner des calendriers intenables.
Les équipes qui abordent ces questions réussissent tout
simplement plus de projets !
b. la capacité des équipes à souligner le manque d’engagement
des leaders et les confronter à leur responsabilité ;
4. les leaders qui décident de coupes budgétaires sans se concerter
avec leurs équipes sur le terrain se tirent souvent une balle dans
le pied.

1. Joseph Grenny et David Maxfield, « Financial Agility – The Four Cru-


cial Conversations », in Crucial Learning, VitalSmart, 2021 for Uncer-
tainEconomic Times.

86 Pourquoi etpour quoi ?


Le silence dans les organisations peut même aller plus loin que sim-
plement « freiner » la croissance de l’entreprise ou aecter des projets,
il peut tuer, comme le prouve une autre étude de Crucial Learning1.
Leur enquête, portant sur plus de 7 000 professionnels de santé, a
révélé que plus de 84 % des répondants étaient régulièrement témoins
de consignes de sécurité non respectées ou d’un manque de compé-
tence, mais que dans 90 % des cas ils n’osaient rien dire…
Terminons sur une note positive, en tournant ce constat de manière
constructive: la capacité d’une entreprise à instaurer une forme de
sécurité psychologique propice aux conversations diciles génère
énormément de valeur ajoutée.
La chercheuse américaine Amy C. Emondson, membre du presti-
gieux inkers50 (le classement international des experts les plus
inuents dans le domaine du leadership) depuis 2011 et auteur de
l’ouvrage L’Entreprise sereine2 , illustre le concept de sécurité psycho-
logique en racontant l’histoire de Pixar.
En 1995 sort au cinéma Toy Story, un lm d’animation produit par
ordinateurs, qui allait faire la plus grosse recette au box-oce cette
année-là et générer la plus importante introduction en Bourse pour
le studio qui l’a produit: Pixar.
Ed Catmull, cofondateur de l’entreprise, explique que le succès de ce
dessin animé (ainsi que de tous les suivants) réside dans un process
créatif appelé « braintrust ». Il s’agit d’un petit groupe d’experts qui se
réunit régulièrement pour donner son avis franchement sur le projet
selon des règles claires, qui désamorcent l’aspect « dicile » de ses
conversations.
Catmull admet qu’« au début, tous nos lms sont lamentables », mais
que leur capacité à se critiquer mutuellement en toute sécurité leur
permet d’en faire des pépites.

1. Op. cit.
2. Pearson, 2022.

Pourquoi le thème desconversations difficiles nous touche-t-il autant ? 87


Je suis absolument convaincu du bienfait de réussir les conversa-
tions diciles dans les organisations. Outre le fait de maximiser ses
chances de réussir des projets, j’ai constaté d’autres bénéces:
• une meilleure qualité de vie au travail ;
• une communication plus fluide ;
• plus de créativité ;
• plus de coopération et de soutien ;
• plus d’émotions positives: joie, gratitude, admiration, inspi-
ration ;
• et évidemment, moins de conflits donc moins de procès.

Les règles d’or de ce chapitre

#8 Nos besoins fondamentaux jouent un rôle clé dans


notre vie, note identité, notre bonheur.
#9 Les conversations difficiles peuvent nous troubler
profondément, car elles menacent ces besoins.
#10 Les émotions sont de formidables opportunités de
comprendre nos besoins et ceux des autres.

88 Pourquoi etpour quoi ?


CHAPITRE 5

Quel est l’objectif


d’uneconversation
difcile ?
Lorsqu’une conversation dicile s’impose à nous et que nous décidons
de nous lancer, quel but cherchons-nous à atteindre ? Mettons-nous
l’espace d’un instant dans la peau d’un homme en colère.

Jacques est responsable des ventes grands comptes d’une


entreprise de yogourts. Dans le cadre des négociations
annuelles, il doit rencontrer tous les acteurs de la grande
distribution française. Pendant une semaine, il travaille
d’arrache-pied à préparer ses présentations et ses offres
commerciales. Il prend soin d’adapter les présentations à
chaque client : avec leur logo, le nom des interlocuteurs et
évidemment les conditions commerciales spécifiques.
Ce métier, il le fait avec passion et succès depuis dix ans,
donc il a confiance en lui. Mais cette année ne ressemble
pas aux précédentes dans la mesure où il a une nouvelle
supérieure hiérarchique plus jeune que lui qui lui met la
pression. Il veut lui prouver qu’il n’est pas le perdreau de
l’année dindon de trois jours.

89
Le vendredi, il envoie les présentations à son assistant pour
qu’il les mette sur une clé USB.
Après un week-end studieux, Jacques démarre la semaine
par son plus gros client : le groupe Maximarché. Celui-ci le
reçoit dans la salle avec toute son équipe, Jacques ouvre
son ordinateur, le branche au rétroprojecteur et insère la clé
USB. Tout est prêt, il est un peu stressé, mais il a envie de
démarrer. C’est parti, il ouvre la clé USB, clique rapidement
sur la présentation qui s’ouvre… et là, stupeur… le logo
Altro apparaît, concurrent de Maximarché. Ce n’est pas la
bonne présentation.
L’acheteur n’apprécie pas et lui fait savoir sous forme de
moqueries en appelant Jacques du nom de son concur-
rent. Son équipe rigole. Jacques cherche la « bonne » pré-
sentation, il panique, les quolibets continuent, la situation
s’aggrave quand l’acheteur menace d’ajourner la réunion,
Jacques transpire. Ça y est, il ouvre la présentation adé-
quate et la déroule. Mais il n’arrive pas à retrouver son calme
et le rendez-vous est une catastrophe.

90 Pourquoi etpour quoi ?


Jacques retourne à sa voiture absolument furieux contre
son assistant et prend son téléphone pour lui parler. Il sait
bien que la conversation comporte un risque, car depuis
quelques mois Jonathan ne va pas bien. « Je suis au bord
du burn-out », l’a-t-il prévenu lors de son entretien de fin
d’année. Et d’ajouter : « Je ne supporte plus que vous me
parliez mal. » Si la conversation tourne au vinaigre, il n’est
pas exclu que Jonathan parte en arrêt maladie, ce qui serait
une catastrophe pour Jacques. Pour couronner le tout,
Jonathan est assez proche du nouveau PDG, ça doit être
ce jeunisme ambiant qui règne dans l’entreprise et toute
la société. Jacques risque encore de passer pour le vieux
dinosaure avec des techniques de management has been.
Pour couronner le tout, il sait pertinemment, car cela est déjà
arrivé, que Jonathan ne va pas reconnaître son erreur, ce qui
le fait sortir de ses gonds car il ne supporte pas la mauvaise
foi. Le problème, c’est que lors de son dernier entretien avec
le DRH, il a clairement été reproché à Jacques de se mettre
souvent en colère, de mal parler à ses collègues et même…
un comble… d’être susceptible.
Mais, là, à cet instant, rien de tous ces risques ne compte
vraiment. Jacques n’en peut plus. L’indignation qu’il ressent
l’emporte sur tout le reste : « Il a dépassé les bornes, c’est
inadmissible, un manque de respect vis-à-vis de moi et un
danger pour l’entreprise. Si je laisse passer une humiliation
comme celle que je viens de vivre, je ne pourrai jamais me
regarder dans la glace, j’ai quand même un peu de fierté,
merde. »

Tout d’abord, observons que nous sommes bien dans ce que nous
avons déni comme une conversation dicile:
• il y a un désaccord: Jacques est convaincu qu’une erreur a été
commise alors que Jonathan semble ne pas la reconnaître ;

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 91


• il y a des émotions: au moins de la colère et peut-être un peu
de peur ;
• il y a un enjeu, voire plusieurs enjeux: pour Jacques, il s’agit de
la réussite de ses négociations annuelles, de la fin de sa carrière,
de la relation avec sa nouvelle cheffe. À ce stade, nous avons peu
d’informations sur Jonathan.
Mettons-nous donc le plus honnêtement possible à la place de
Jacques: quel est, à votre avis, son objectif dans la conversation qu’il
va avoir ?
• Faire comprendre à Jonathan que ce qu’il a fait est inadmissible,
lui faire réaliser la gravité de ses actes: « Tu te rends compte de
ce que tu as fait ? »
• Obtenir des excuses ou au moins une reconnaissance de
l’erreur.
• Le prévenir: « Je ne veux plus jamais que cela se reproduise ! »
• En profiter pour vider son sac et lui dire tout ce qu’il pense de lui
au fond: « Tu es incompétent, tu n’es pas engagé dans l’entreprise,
ce n’est pas la première fois, cela commence à faire beaucoup, je
ne peux plus travailler dans ces conditions.»
• Le menacer: « Je te préviens, si j’en parle à la directrice générale,
avec le nombre de conneries que tu as faites ces derniers temps
(sous-entendu: que j’ai soigneusement archivées), ça risque de
très mal se passer pour toi.»
• Utiliser la généralisation pour augmenter le sentiment de culpa-
bilité, en passant du « je » au « nous » ou au « on » pour bien sou-
ligner le fait qu’il y a dans l’équation une personne qui a tort et
une autre qui a raison (puisque l’opinion générale pense comme
lui): « On n’en peut plus de cette situation » ; « Tu irrites tout le
monde avec ton caractère mou » ; « Je ne suis pas le seul à penser
cela de toi, j’ai eu des conversations avec d’autres personnes du
service »…
• Possiblement, si ça dérive, l’attaquer sur des sujets person-
nels ou avec des jugements: « Ça n’a pas l’air de te gêner de

92 Pourquoi etpour quoi ?


plomber la boîte, tu n’as pas un peu de dignité, quand même ?
Commence par arrêter d’envoyer des textos au boulot et tu
verras, ça ira mieux. De toute façon, le plus important pour
toi, c’est d’aller à ton cours de yoga à 19heures ! Alors ça, tu
peux y aller, tu ne seras jamais en retard, tu n’oublieras jamais
et je suis persuadé que là, par contre, tu es engagé et que tu ne
vas pas sur Instagram ! Mais alors ton job, tu t’en fous. Mais
c’est quoi ton problème, merde ! Si tu n’es pas heureux avec
nous, mais pars, change d’entreprise ! Personne ne te retiendra,
crois-moi. »
Bref, si je devais résumer, je dirais que Jacques va vouloir, au mieux,
« dire son indignation » et, au pire, « hurler sa colère et punir ».
Et soyons honnêtes, ne sommes-nous pas tentés de réagir comme
Jacques quand nous sommes face à quelqu’un qui a fait une erreur qui
nous a aectés ? Oublier les passeports à la maison avant de prendre
l’avion, arriver en retard à une réunion importante, se tromper dans
les chires, oublier une mission grave sur sa to do list, ne pas avoir pris
d’assurance pour un événement qui tourne mal ?
Prenons maintenant la position de Jonathan. À votre avis, quel
est son objectif ? Probablement quelque chose du style : se justi-
er, préparer sa défense ou se protéger et fuir ou peut-être même
contre-attaquer ?
Je dresse ci-dessous la liste la plus courante des objectifs classiques
d’une conversation difficile: convaincre, argumenter, expliquer,
informer, ordonner, conseiller, négocier, imposer une solution, repro-
cher, punir, soumettre, humilier, obtenir des excuses, se plaindre, se
justier, s’expliquer, s’excuser, se venger, se protéger.
Ça vous parle ? Repensez à une conversation dicile que vous avez en
tête et posez-vous sincèrement la question de ce que vous cherchez
à obtenir nalement.
Au-delà de définir votre objectif se pose aussi la question de la
motivation.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 93


Qu’est-ce qui vous pousse à démarrer
uneconversation difcile ?
« Le but est une cible, un objectif à atteindre, qui guide l’action
en lui donnant sa direction et son énergie. La motivation est l’état
psychologique qui pousse à agir dans le sens du but désiré », dit
l’Encyclopædia Universalis.
Reprenons la théorie de l’autodétermination vue au chapitre précé-
dent, mais plus en détail.
En 1985, Edward Deci et Richard Ryan élaborent un modèle théo-
rique qui distingue deux types de motivations: la motivation intrin-
sèque et la motivation extrinsèque.
• La motivation intrinsèque est celle qui provient de l’intérêt, du
plaisir, des défis relevés, des connaissances acquises ou des sensa-
tions que l’individu trouve à l’action et non de facteurs externes.
• La motivation extrinsèque est celle qui pousse une personne
à faire quelque chose uniquement pour des raisons externes à
elle-même, comme éviter une punition (raison négative) ou
obtenir une récompense (raison positive).
Puis, dans les années2000, les deux chercheurs anent leur théorie
en détaillant six niveaux d’intégration de la motivation diérents:
• l’amotivation: absence de motivation. Exemple: je n’ai aucun
intérêt à pratiquer un sport et je n’ai pas l’intention de m’y
mettre ;
• la motivation externe: action réalisée en fonction de pressions
externes soit pour être récompensé soit pour ne pas être puni.
Exemple: je fais du sport car sinon j’aurai une mauvaise note, ou
je fais du sport pour que mon médecin me félicite ;
• la motivation introjectée: action réalisée en fonction de pressions
internes mais négatives, comme éviter d’avoir honte ou de se
sentir coupable. Exemple: je fais du sport car j’ai honte d’être
gros, ou car je me sens coupable, car tous mes amis en font ;

94 Pourquoi etpour quoi ?


• la motivation identifiée: action réalisée parce que perçue comme
importante pour l’individu ou utile pour atteindre un but.
Exemple: je fais du sport car je veux être en bonne santé ou je
fais du sport car je veux rentrer dans ma robe pour un événement ;
• la motivation intégrée: action réalisée par choix personnel, parce
qu’elle correspond aux valeurs de l’individu. Exemple: je fais du
sport car je suis quelqu’un de dynamique qui valorise l’activité et
le fait de se sentir bien dans son corps ou de se rapprocher de la
nature ou vivre une aventure collective ;
• la motivation intrinsèque: action réalisée uniquement par plaisir,
par intérêt pour l’action en elle-même. Exemple: je fais du sport
car j’aime cela, je n’ai pas besoin d’autre motivation que le simple
plaisir de pratiquer l’activité en question.

Résumé des différents niveaux


demotivation
Les expériences menées par Deci et Ryan montrent que plus l’in-
dividu est autodéterminé, plus il réussit, plus il est créatif en cas de
problème, plus il est résilient en cas d’échec et plus la confrontation à
la tâche et à la réussite augmente son niveau de bien-être.
Que pouvons-nous tirer de cette thèse en ce qui concerne notre
sujet ? Tout simplement que plus vous abordez les conversations
diciles pour des raisons intrinsèques, plus vous avez des chances
de les réussir.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 95


Reprenons les diérents types de motivation: qu’est-ce qui peut vous
motiver à engager la conversation lorsqu’elle est dicile ?
• l’amotivation: vous n’avez aucune raison et d’ailleurs vous ne le
faites pas ;
• la motivation externe:
– soit on vous met la pression: votre manager vous encourage
fortement à parler avec ce collègue qui pose problème pour
éviter qu’il ait à le faire lui-même, ce qui ne serait pas valorisant
pour vous,
– soit on vous promet une récompense: si vous arrivez à refuser
ce bonus à telle personne tout en la gardant motivée, vous nous
aurez prouvé votre capacité à manager et on vous considérera
pour évoluer vers des postes plus élevés ;
• la motivation introjectée (interne et négative): vous ne voulez
pas passer pour un lâche auprès de vos collègues ;
• la motivation identifiée (interne et positive): vous voulez abso-
lument que l’équipe atteigne ses objectifs ;
• la motivation intégrée (interne et identitaire): vous voulez que
tout le monde soit écouté et respecté dans votre équipe, c’est
fondamental pour vous, ce sont vos valeurs ;
• la motivation intrinsèque (par plaisir):
– soit vous prenez plaisir à avoir des conversations difficiles, par
exemple si vous aimez écouter et comprendre les gens,
– soit le problème posé vous empêche de réaliser une tâche qui
vous passionne, pour laquelle vous prenez tant de plaisir que
vous ressentez une réelle excitation à chercher à résoudre le
problème.

Où vous situez-vous dans cette échelle de motivation ? Rééchir de


cette manière vous oblige à penser à ce qui compte vraiment pour
vous.
L’idée qui suit n’engage que moi, je n’ai pas conduit d’expérience
scientique sur le sujet, mais j’ai l’intime conviction qu’il existe une

96 Pourquoi etpour quoi ?


corrélation forte entre le niveau d’autodétermination des personnes
et leurs capacités à s’engager dans des conversations diciles.
Autrement dit, plus votre motivation sera autodéterminée, plus vous
aurez le courage d’aborder la conversation dicile, plus vousserez
capable de gérer vos émotions en cas de turbulences, plus vous
serezcréatif dans la recherche de solution et, globalement, mieux
vous écouterez.

La puissance des buts d’accomplissement


Une seconde théorie vient renforcer l’idée de dénir des buts « posi-
tifs »: celle de Dweck et Leggett 1 qui modélisent deux styles de buts:
• les buts d’accomplissement (ou buts de maîtrise): j’aborde une
tâche en ayant comme objectif de la réussir, d’en respecter les
critères de réalisation, car elle me permet d’accomplir quelque
chose de positif auquel je crois, que j’aime faire, que j’ai envie de
faire. Ou parce que je vais développer des compétences. Ou parce
que je vais apprendre quelque chose. Ou parce que simplement
j’aime la tâche et que j’ai envie de parfaire ma maîtrise ;
• les buts centrés sur l’ego: j’aborde une tâche pour me valoriser,
pour montrer que je suis meilleur que les autres, ou alors pour
éviter de me montrer incompétent aux yeux des autres, pour
éviter d’avoir honte, pour ne pas perdre, pour gagner au sens de
ne pas perdre, pour ne pas être mal vu, pour ne pas être le dernier,
pour ne pas être ridicule…
Les chercheurs démontrent que les buts de maîtrise augmentent
le niveau d’engagement de la personne dans l’action, contribuent
à ce que la personne cherche toutes les opportunités d’apprendre,
de grandir, résistent mieux à la pression et, d’une manière générale,
favoriseront l’expression de ses compétences.

1. Carol S. Dweck et Ellen L. Leggett, « A social-cognitive approach to motivation


and personality », Psychological Review, 95(2), 1988, p.256-273.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 97


Une situation illustre parfaitement la diérence entre les deux: les
tirs au but au football. La plupart des coachs conseillent au tireur, au
moment fatidique, de ne pas penser à des buts d’ego (si je manque,
je fais perdre mon équipe, je vais être ridicule), mais à des buts de
maîtrise (j’aime ce sport, je recherche la pureté du geste, je l’ai fait
1 000 fois à l’entraînement, je me souviens de mon plaisir lorsque le
geste est uide, etc.). D’autres recherches ont montré plus tard que
les deux buts pouvaient se compléter.
En entreprise, nous constatons eectivement une diérence entre
une personne qui mène une conversation dicile pour éviter quelque
chose plutôt que d’accomplir quelque chose.
La diérence se joue à deux niveaux: d’abord, plus la personne
poursuit un but positif, plus elle sera capable de se mettre en position
d’écouter et de comprendre ; ensuite, au moment où elle se sentira
agressée (ce qui arrive presque systématiquement dans la vraie vie),
elle aura la force de garder le cap sur son objectif initial, sans dériver
vers un autre objectif plus émotionnel, comme ne pas se laisser
humilier.
Reprenons l’exemple du retard. J’ai formé les managers d’une
chaîne de restaurants parisiens. Il en est ressorti qu’ils avaient de
nombreux sujets délicats à aborder avec leurs équipes, notamment
les retards.
Quand je leur ai demandé de rééchir à leur but, voilà le genre de
discussion que nous avons eue ensemble:

Moi : Quel sera l’objectif de la conversation ?


Manager : Qu’il comprenne qu’il ne doit plus arriver en
retard.
Moi : Pourquoi ?
Manager : Parce que c’est un manque de respect, un point
c’est tout, ça ne se fait pas !
Moi : Un manque de respect vis-à-vis de qui ?

98 Pourquoi etpour quoi ?


Manager : De moi surtout, mais aussi de l’équipe.
Moi : Explique-moi.
Manager : Eh bien, en ce qui me concerne, je déteste quand
il arrive en retard, car, du coup, il m’interrompt en plein
« morning brief », c’est un manque de respect.
Moi : Je comprends que ce soit désagréable pour toi, et
quel problème est-ce que cela pose ?
Manager : Cela me fait perdre ma concentration et, du coup,
j’ai peur de louper des messages importants. Par exemple,
la dernière fois, j’ai oublié de préciser qu’il n’y aurait que
20 plats du jour exceptionnellement.
Moi : Qu’est-ce que ça a généré comme conséquence ?
Manager : Les chefs de salle ont vendu plus de plats du jour
que ce que nous avions de disponible. Du coup, en plein
service, nous avons dû gérer des clients mécontents (dont
un qui a fait un vrai scandale), le chef furieux et les équipes
sous tension. Un vrai carnage.
Moi : Au-delà de la situation très difficile à vivre sur le
moment, est-ce que cela a eu un impact ?
Manager : Oui, notre note a baissé d’un point sur TripAdvisor.
Moi : Et ?
Manager : Premièrement, c’est la clé de voûte du trafic au
restaurant, nous ne faisons pas de publicité, tout repose sur
TripAdvisor. Ensuite, cela me fait de la peine parce que je fais
ce métier pour que les clients soient contents, c’est fonda-
mental pour moi, j’adore mon job. Quand je lis les critiques
sur Internet, cela me touche. J’ai l’impression que je suis
incompétent, que c’est de ma faute. Bref, je me remets en
question et cela me semble injuste, car je pense être un vrai
professionnel. Tout ça à cause d’un gamin en retard parce
qu’il a encore fait la bringue la veille, ça me met hors de moi.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 99


Moi : Donc, si je résume ce que j’entends, les retards
affectent la qualité de tes « morning briefs » qui mettent en
péril à la fois ton besoin d’être un professionnel et ton envie
de satisfaire les clients c’est ça ?
Manager : Oui, c’est ça.
Coach : Si on le tourne de manière positive, qu’est-ce que
cela te permet de faire ?
Manager : Je crois que cela me permet d’avoir la sensation
de tenir un bel établissement, avec des clients satisfaits, une
bonne note sur TripAdvisor et une équipe en pleine forme.
J’aime cette sensation de bien faire mon métier.
Coach : Finalement, l’objectif de la conversation difficile,
c’est de te permettre de bien faire ton métier.
Manager : Oui.
Coach : Comment pourrais-tu le dire à ton employé ?
Manager : Je pourrais simplement lui expliquer que, lorsqu’il
arrive en retard, il fout le bordel, que c’est important pour
moi et pour nous tous que la machine tourne bien, c’est ce
qui nous rend fiers et heureux de faire ce métier. Maintenant
que j’y pense, je ne sais pas s’il a bien compris le lien, même
si j’ai l’impression de lui avoir déjà dit.
Moi : Ce point est intéressant, ça vaut le coup de lui
demander. En t’écoutant, une autre question me vient à
l’esprit : tu pars du principe que son objectif est aligné au
tien, à savoir bien faire son métier, mais est-ce le cas ?
Manager : J’espère que oui, sinon il faut qu’il change de métier.
Je sais bien qu’à cet âge-là, c’est surtout un job alimentaire et
qu’ils veulent avant tout un salaire, mais si la restauration ne
leur plaît pas, ils ne tiendront pas. En ce qui concerne Ricardo,
il aime ça pourtant, je le sens, il s’occupe bien des clients, il a
la restauration dans le sang. C’est aussi la raison pour laquelle

100 Pourquoi etpour quoi ?


je suis énervé, car il se tire une balle dans le pied alors qu’il
a du potentiel et ça m’énerve. Pour tout vous dire, je pensais
même le monter manager pour me remplacer quand je partirai
prendre un autre établissement, mais avec ses retards, c’est
impossible, c’est la base, il doit montrer l’exemple.
Moi : Quelque part, je sens presque de la tristesse ou en
tout cas de la déception par rapport au potentiel gâché par
un simple retard.
Manager : Oui, absolument, quelque part, c’est ce que je
préfère dans mon métier aujourd’hui, c’est faire grandir les
gens, identifier les potentiels. Mais pour cela j’ai besoin
qu’ils respectent notre métier, qu’ils l’aiment comme moi je
l’aime. Les autres ne font que passer, je n’ai pas de temps à
perdre avec eux.
Moi : Donc, quand Ricardo arrive en retard, tu as le senti-
ment qu’il envoie un message négatif sur son respect de
votre industrie et cela t’affecte pour plusieurs raisons : c’est
dommage pour lui et c’est méprisant pour toi.
Manager : Oui, tout à fait, c’est du gâchis.
Coach : As-tu eu cette discussion avec lui ?
Manager : Non, jamais, et je ne l’aurai pas tant qu’il arrivera
en retard, il fait ses preuves d’abord.
Moi : J’entends, mais il y a quelque chose qui m’étonne,
si Ricardo semble montrer de l’intérêt et des compétences
pour la restauration, qu’apparemment, à part les retards, il
cherche à bien faire son job, qu’est-ce qui fait qu’il arrive en
retard, alors ?
Manager : Je ne sais pas, c’est un jeune chien fou, il fait la
bringue.
Moi : Qu’est-ce qui te fait penser cela ?
Manager : Ils sont tous pareils.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 101


Moi : Donc, tu fais l’hypothèse que Ricardo ressemble aux
autres jeunes de son âge et arrive tard, car il sort le soir ?
Manager : Oui, mais en t’entendant, je me dis que c’est un
peu injuste pour lui, car il est quand même bien plus motivé
que les autres…
Moi : Intéressant, pourrait-il y avoir une autre hypothèse qui
explique ses retards ?
Manager : Je ne sais pas, je ne me suis pas posé cette
question.
Moi : En as-tu déjà parlé avec lui ?
Manager : Non, comme le sujet m’énerve, j’avoue que je lui
passe un savon en lui disant de ne pas recommencer, sinon
je le vire.
Moi : Est-ce que cela t’aiderait de comprendre pourquoi il
est en retard ?
Manager : Oui, même si sincèrement, je pense avoir raison,
je les connais, mais bon, admettons que je me trompe, je
veux bien essayer.
Moi : Comment pourrais-tu démarrer la conversation ?
Manager : Ricardo, je voudrais parler de tes retards, ils
mettent le bazar dans toute l’organisation et je ne vais pas
te cacher que ça m’agace. Au final, ça nous affecte tous. Or,
moi, j’aime que les clients soient contents. Et j’ai l’impres-
sion que pour toi aussi, c’est important. Pour réussir cela,
j’ai notamment besoin que tu m’aides à réussir mes briefs
matinaux. Du coup, je voudrais savoir pourquoi tu arrives en
retard et si on pouvait trouver une solution.

Cet exemple, réel, illustre l’impact de l’objectif positif versus l’objectif


d’é vitement. Les objectifs « éviter de louper le morning brief » ou
« arrêter les retards d’un jeune chien fou » ne donnent pas la même

102 Pourquoi etpour quoi ?


énergie que « réussir notre mission de satisfaire le client » ou « coacher
un jeune motivé pour le faire grandir dans l’industrie ». Les premiers
sont plus tournés vers le jugement et vers le passé, alors que les
seconds visent plus la compréhension et l’avenir.
On en revient à l’importance d’identier le pourquoi derrière le quoi.
D’ailleurs, Marshall Rosenberg dédie tout un chapitre de son
livre Lesmots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs)1 à ce sujet.
Au moment d’arriver à la dernière étape de la méthode de la
Communication Non Violente, « Faire une demande », il explique
que cette demande doit être positive. Selon lui, dire ce qu’on ne veut
pas ne renseigne pas sur ce qu’on veut. L’idée peut sembler loufoque,
mais il ajoute un exemple probant: une femme au foyer reprochait
à son mari de passer trop de temps au bureau et cela commençait à
menacer leur couple. Quand Marshall lui demande de formuler une
demande à son mari, elle dit très logiquement: « Je voudrais que tu
passes moins de temps au bureau.» Le mari obtempère et prend une
nouvelle habitude. À la sortie du bureau, il va jouer au golf ! Vous
comprenez bien que cela ne résout rien, voire que cela peut renforcer
le sentiment de ne pas être compris et la frustration de son épouse.
Une autre option aurait pu être de demander: « Quand tu reviens
tard du travail, je me sens seule. Or, j’ai besoin qu’on passe du temps
ensemble en ce moment, depuis que les enfants ont quitté la maison,
j’aimerais te demander de rentrer plus tôt du bureau pour qu’on
puisse dîner tous les deux.»
Je vous encourage à repenser à tous les désaccords que vous pouvez
avoir et à formuler une demande positive sur ce que vous en attendez.
L’exercice n’est pas si simple qu’il y paraît mais extrêmement sain. Je
suis toujours étonné de constater à quel point, souvent, nous voulons
tout simplement nous plaindre ou critiquer ou faire des reproches.
Parfois, je dois m’y prendre à plusieurs reprises pour faire accoucher
d’une demande positive…

1. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), La Découverte, 2016.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 103


Comment augmenter sa motivation ?
Je termine ce chapitre par un outil issu de la psychologie positive
que je trouve ecace pour décortiquer les diérents paramètres
de la motivation et faire ressortir les freins à une motivation
« positive ».
Attention, la formule qui suit semble plutôt relever de l’économie
que de la psychologie et pour cause, elle provient d’une discipline qui
combine les deux: l’économie comportementale, dont la mission est
d’étudier les décisions des individus sous l’angle des bénéces qu’ils
en retirent du point de vue de l’épanouissement.
Je vous laisse lire les travaux de Daniel Kahneman, seul prix Nobel de
psychologie qu’il a reçu avec Vernon Smith (2002) pour ses recherches
sur la rationalité limitée manifestée dans les prises de décision.
La motivation à agir pourrait se calculer comme la diérence entre
ce que je vais gagner par mon action, moins ce que cela va me coûter
en eort:
Motivation =Bénéces –Eorts
En fait, cette formule est la traduction mathématique de l’expression
« en valoir la peine » !
En creusant le sujet des bénéces escomptés, il s’avère qu’ils sont la
résultante d’une combinaison entre la valeur de l’action (ce qu’elle va
me permettre d’obtenir) et l’espérance (les chances que vous estimez,
selon vous, de réussir cette action). Ce qui donne:
Motivation =(Valeur ×Espérance) –Eorts
Par exemple, vous pouvez avoir une valeur de l’action très élevée
(si je passe ce diplôme de nance je pourrai enn être directeur
général), mais une espérance faible (je n’y arriverai jamais, c’est
trop de travail en plus de mes horaires de bureau et je suis nul en
nances).

104 Pourquoi etpour quoi ?


Le dernier paramètre est le délai. Des chercheurs, notamment le pro-
fesseur George Ainslie, ont beaucoup travaillé sur le sujet et prouvé
que la valeur d’une récompense baisse avec le temps, mais pas de
manière linéaire, de manière hyperbolique. D’où la dernière version
de la formule:
Valeur × Espérance
Eorts
Délai

Si vous voulez en savoir plus, je vous conseille le livre d’Yves-


Alexandre almann Motivations1 .
Pour terminer sur cette formule et revenir à notre sujet, l’intérêt que
j’y vois est de se poser quatre questions clés:
1. Quelle est la valeur de la conversation dicile ? Qu’est-ce que
j’y gagne ?
2. Comment est-ce que je vois ma capacité à la réussir ? Est-ce
que j’ai conance en moi ? Sinon, qu’est-ce qui me dérange et
que puis-je faire pour y remédier ?
3. Quel est le bon moment pour l’avoir ? Plus je laisse passer du
temps, plus ma motivation baisse. Le risque est de ne pas saisir
la balle au bond, de laisser passer en se disant que ce n’était pas
si grave après tout, que cela ne se reproduira peut-être pas, que
ça ne vaut pas la peine de se disputer, etc.
4. Qu’est-ce que cela me coûte ? De quoi ai-je peur ? Quels sont les
risques pour moi ? Les risques factuels, les risques émotionnels,
les risques identitaires et les risques relationnels.
De ces questions ressortent quatre manières d’augmenter sa
motivation:
1. dénir un but positif, épanouissant, faisable qui corresponde
vraiment à mes besoins fondamentaux ou qui fasse appel à mes
valeurs ;

1. HumenSciences, 2022.

Quel est l’objectif d’uneconversation difficile ? 105


2. prendre conance en ma capacité à réussir ce genre d’épreuve et
développer mes compétences d’écoute active, de Communication
Non Violente ou d’intelligence émotionnelle ;
3. dénir une temporalité et s’y tenir ;
4. aronter les peurs et imaginer un planB, ce que nous verrons
au chapitre13.
Maintenant que nous avons abordé les raisons qui rendent les conver-
sations diciles importantes ainsi que l’impact des motivations et des
buts, nous allons conclure cette partie en dévoilant dans le prochain
chapitre l’idée concrète qui découle de cela, et qui change complète-
ment de paradigme.

Les règles d’or de ce chapitre

#11 Pour augmenter nos chances d’oser aborder puis


de réussir nos conversations difficiles, il est fonda-
mental d’identifier ce qui nous motive vraiment.
#12 Il existe plusieurs styles de motivation et plusieurs
sortes de but qui ont tous un impact fort sur notre
manière d’agir.

106 Pourquoi etpour quoi ?


CHAPITRE 6

Remplacer la volonté
deconvaincre par
lavolonté de comprendre
Souvenez-vous de Jacques et Jonathanet de la liste probable de
leurs objectifs respectifs au moment d’aborder leur conversation
dicile. Jacques, furieux, voulait fustiger son jeune assistant. Quant
à Jonathan, nous supputons qu’il voulait se justier ou se défendre.
Résumons tous ces objectifs autour de l’idée de « convaincre ». Jacques
veut convaincre Jonathan qu’il a fait quelque chose de mal, qu’il n’y a
aucun doute là-dessus, et que cela ne doit pas se reproduire. De son
côté, Jonathan veut probablement convaincre son chef qu’il ne l’a pas
fait exprès ou qu’il a des excuses.
Aucun des objectifs listés dans le chapitre précédent ne fonctionne,
pour une simple raison: ils partent de trois postulats qui appa-
raissent presque systématiquement lorsque surgit un désaccord à
enjeu fort:
1. « J’ai raison »: la vérité ;
2. « Tu l’as fait exprès »: l’intention ;
3. « Tu es coupable »: la culpabilité.
Or, l’autre pense exactement la même chose ! Donc, très vite, la
conversation tourne à la confrontation et le duo au duel.

107
Imaginons le coup de l de Jacques, furieux, une fois dans sa voiture:

« Allô, Jonathan, c’est moi.


– Oui, ça va ?
– Non, ça ne va pas, tu as complètement déconné, tu m’as
donné la mauvaise présentation, je suis bien passé pour un
con devant tout le monde et le rendez-vous s’est mal passé.
Je pense que tu viens de foutre mon année en l’air. J’ai
toléré ton laxisme jusque-là, mais là tu dépasses les bornes.
J’arrive au bureau et on va voir les RH ensemble.
– Très bien, je t’attends, pas de problème pour moi.
– Tu ne t’excuses même pas ? Non mais, j’hallucine.
– M’excuser ! M’excuser ! Tu plaisantes, tu as vu comment tu
me parles, comment tu me traites. Et pas que moi. Plus per-
sonne ne te supporte tellement tu passes tes nerfs sur nous.
Moi aussi, j’en ai marre, ça suffit. Je ne laisserai personne
me faire vivre un tel enfer. Ce n’est pas ma faute si tu as des
problèmes dans ta vie perso. Allons voir les RH. »

Le concept d’avoir raison sous-entend un monde binaire avec d’un


côté la vérité et de l’autre le mensonge. Le vrai et le faux. Le juste et
l’injuste. L’acceptable et l’inacceptable.
Nous allons voir dans la troisième partie pourquoi nous n’avons
presque jamais raison… Oui, je sais, cela semble dicile à comprendre
et pourtant il me semble que c’est vraiment l’une des clés pour
aborder une conversation dicile.
Prenons des cas « évidents » comme le retard. Un manager serait en
droit de me dire: « Très bien Éric, j’ai compris ton idée, elle est top,
mais là quand même j’ai vraiment raison, non ? L’employé qui arrive
systématiquement en retard au brieng du matin avant d’ouvrir la
boutique, j’ai quand même le droit, voire le devoir, de lui dire d’arriver
à l’heure, non ? »

108 Pourquoi etpour quoi ?


Même chose pour Jacques: il a raison d’être en colère ! Ou encore,
dans le cas du mensonge, on est bien d’accord que c’est mal de
mentir ?
Oui et non…
En fait, à partir du moment où l’on conçoit le monde de manière
binaire, avec ceux qui ont raison d’un côté et ceux qui ont tort de
l’autre, tout s’enchaîne: si j’ai raison alors tu as tort. Si tu as tort, je
suis légitime dans ma volonté de te convaincre, de te ramener à la
raison, de te faire la morale. Et si tu résistes, alors je suis en droit de
passer en force. Cela légitime la force, voire la violence, la culpabilité,
voire la punition.
Est-ce que les phrases suivantes vous disent quelque chose ? « Il
faut que je lui dise… Je ne peux pas laisser faire cela… Il faut
absolument qu’il/elle se rende compte… C’est inadmissible… Je
dois intervenir… Cela ne peut plus durer. Il/Elle ne se rend pas
compte… Il/Elle ne voit pas la gravité de ses actes… Si je laisse
faire alors je ne pourrai pas me regarder dans une glace… Moi
vivant je ne tolérerai pas cela… C’est une question de principe…
Ras-le-bol des pervers narcissiques…»
Nous verrons dans la troisième partie qu’il existe deux autres pièges
aussi dangereux que celui de la vérité « j’ai raison », l’intention: « T’as
voulu me faire du mal, tu es donc une mauvaise personne » ; et la
culpabilité: « Tu es coupable, il faut te punir.»
Cumulées, ces trois injonctions malheureusement intuitives amènent
à aborder une conversation dicile comme un espace où l’on va
convaincre l’autre qu’il a tort, qu’il s’est mal comporté et qu’il doit
absolument changer de comportement ou être puni.
Je propose de remplacer tous les objectifs précités par un seul:
comprendre.
Passer de la volonté de convaincre à la volonté de comprendre.

Remplacer la volonté deconvaincre par lavolonté de comprendre 109


« Le but de la discussion ne doit pas être la victoire,
maisl’amélioration » par Norbert Mallet
Norbert Mallet, coach, philosophe et associé fondateur de Vivendo.

Cette citation du esiècle de l’essayiste Joseph Joubert nous


invite à réfléchir différemment aux échanges et discussions
difficiles: comment les philosophes parlent-ils de la controverse et
des convictions divergentes, voire opposées ? Dès l’Antiquité, avec
la dialectique décrite par Aristote, puis au Moyen Âge avec les
disputatio, et plus tard au e siècle avec Hegel, une controverse
a un but: progresser dans la connaissance et dans la vérité. La
confrontation des points de vue est au service du progrès de la
pensée.
Pour Hegel, tout se joue entre l’examen de deux positions
apparemment contraires, la thèse et l’antithèse (bien connues
des lycéens comme un plan infaillible de dissertation). La thèse,
c’est la première vision, le premier paradigme, l’affirmation d’une
conviction forte, étayée, assumée. S’opposer frontalement à une
telle conviction est bien stérile, cela fige les positions et empêche
le progrès.
L’antithèse, c’est la mise en avant d’éléments nouveaux, différents,
concrets, qui mettent en lumière des faits, témoignages et idées.
Ils viennent questionner, interroger, bousculer la thèse, et faire
prendre conscience que celle-ci ne couvre pas l’exhaustivité du
sujet et qu’elle a besoin d’intégrer des éléments nouveaux. Bref,
l’antithèse invite la thèse à ouvrir les yeux, à prendre en compte des
exceptions, d’autres champs d’exploration et ouvre les perspectives
nouvelles.
Le but de ce dialogue entre thèse et antithèse, c’est la synthèse.
Ce n’est pas un ventre mou, un moyen terme entre deux positions
opposées, une solution qui ne satisfait personne. C’est le
dépassement des contradictions apparentes pour créer un nouveau
paradigme, une nouvelle vision dans laquelle chacun a progressé

110 Pourquoi etpour quoi ?


et se retrouve avec les autres dans une compréhension nouvelle,
supérieure, audacieuse. La science progresse ainsi, par hypothèses
et sauts successifs, entre des faits prouvés et des éléments nouveaux,
pour élaborer de nouvelles théories.
Cela s’applique à merveille pour une conversation difficile !
Un dialogue assumé entre deux personnes, qui s’appuient sur
leurs convictions (leur thèse) et qui, en même temps, savent
se laisser interpeller par la vision de l’autre (faits nouveaux,
complémentaires) ; et cela en vue de trouver ensemble un
nouveau paradigme, un nouvel équilibre à la satisfaction des deux
protagonistes: il n’y a pas eu de victoire de l’un ou de l’autre, mais
un progrès ensemble l’un par l’autre, l’un avec l’autre.
Oui, définitivement, le but du dialogue est le progrès de tous,
surtout pas la victoire d’un seul…

Comme nous le verrons, ce changement d’objectif induit à la fois un


changement de paradigme total. On passe d’un monde binaire à un
monde complexe. On remplace la violence par la nuance. On intègre
une vision du monde, de l’autre et de soi-même complexe, parfois
paradoxale, souvent diuse.
Et c’est dans ce mouvement vers la compréhension de l’autre que
s’ouvre le champ des possibles.
Comprendre au lieu de convaincre. Mais comprendre quoi ?
Comprendre pourquoi nous ne voyons pas la même chose.
Comprendre que nous n’avons pas la même information. Comprendre
que nous interprétons en permanence le réel. Comprendre que nous
ne pouvons pas nous départir de nos émotions. Comprendre que nos
émotions nous disent quelque chose de nos besoins. Comprendre que
notre identité est complexe, multiple et parfois fragile. Comprendre
enn qu’autrui est probablement à la fois bon et mauvais.

Remplacer la volonté deconvaincre par lavolonté de comprendre 111


Comprendre que les problèmes font ressortir des enjeux émotionnels,
identitaires et relationnels à la fois complexes et fondamentaux.
Derrière cette idée s’en cache une autre, qui, je trouve, sert d’axiome
de base à toutes ces disciplines axées sur la réconciliation des êtres
humains: « On a moins tendance à haïr quelqu’un quand on le
comprend. »
Initialement, j’avais pensé écrire: « On ne peut pas haïr quelqu’un
qu’on comprend » tellement je suis convaincu de cette idée que la
compréhension mutuelle fait baisser les armes des parties en conit
et ouvre la porte à la paix.
Mais j’ai changé mon fusil d’épaule à la suite de discussions pas-
sionnantes avec deux amis médiateurs et philosophes. En eet, cette
phrase pose deux problèmes:
1. elle peut se révéler entièrement fausse ! En effet, on peut
d’autant plus se haïr qu’on s’est compris ! Par exemple, dans les
conits entre pays, entre religions ou entre tribus ;
2. elle pose la question de la limite entre le bien et le mal.
Peut-on tout comprendre ? Faut-il tout comprendre ? Quelles
sont les limites de la compréhension ? Quid d’un meurtrier
ou d’un pervers narcissique ? Sans entrer dans l’aspect
éthique ou moral de cette problématique, on peut néanmoins
estimer que nous avons tous nos limites individuelles. Des
limites au-delà desquelles on ne se sent plus en mesure de
comprendre l’autre.
Nonobstant ces deux limites que je me sentais le devoir de souli-
gner, je continue à profondément croire en l’importance absolument
fondamentale de la compréhension mutuelle.
Attention, cela ne se passe jamais de manière aussi évidente, il faut sou-
vent des allers-retours entre les phases 1 (« Quoi »), 2 (« Pourquoi ») et
3(« Comment »). Et ce n’est pas non plus systématique ni nécessaire:
on peut dénouer un conit sans jamais avoir ressenti ce moment.
Mais je sais, pour l’avoir vécu, qu’il existe et qu’il est possible.

112 Pourquoi etpour quoi ?


Cela ne signifie pas que tous les problèmes disparaissent ou
que les gens se tombent dans les bras l’un de l’autre lorsqu’ils se
comprennent. Non. Ce serait une vision fausse et idyllique (que
j’appelle « Bisounours ») du monde et de notre métier. Mais la com-
préhension mutuelle ouvre un nouveau chapitre.
Ce moment charnière, je l’ai vécu en tant que médiateur et je l’ai
constaté dans des conversations diciles réussies. Je dirai d’ailleurs
que telle serait ma dénition d’une conversation dicile réussie !
Se comprendre. Ce qui se passe ensuite ne dénit pas le succès ou
l’échec d’une conversation. Il est tout à fait possible d’imaginer une
conversation dicile réussie qui aboutisse à une séparation ! Mais
grâce à cette reconnaissance mutuelle des besoins, on se sépare
proprement.
Je le répète: « comprendre » ne veut pas dire « être d’accord ».

Une idée simple à comprendre


et difcile àappliquer
Pour terminer de présenter cette idée phare de mon livre, je voudrais
dire que, selon moi, l’enjeu ne réside pas tant dans la compréhension
de l’idée que dans son application.
En eet, intellectuellement, on saisit vite l’intérêt de comprendre
l’autre pour trouver une issue. Mais dans la pratique, la démarche se
révèle compliquée et demande beaucoup d’entraînement.
J’ai la chance d’animer une formation sur les conversations diciles
au sein de l’école Maria Schools depuis maintenant trois ans. Au total,
ce sont plus de centaines depersonnes avec lesquelles j’ai pu partager
les idées de ce livre, les pratiquer et les confronter à « la vraie vie ».
Lors de la formation, juste après avoir expliqué cette idée de rem-
placer la volonté de convaincre par la volonté de comprendre,
nous la mettons en pratique dans un jeu de rôle. Les participants
démarrent tout feu tout amme avec cette idée en tête: comprendre,

Remplacer la volonté deconvaincre par lavolonté de comprendre 113


comprendre, comprendre. Et presque tout le temps, quel que soit le
niveau managérial, intellectuel, éducatif, social, etc., les participants
dévient et perdent le cap. Ils commencent à argumenter, à convaincre,
à conseiller, à informer, etc. Et c’est normal, car nous sommes for-
matés pour cela !
Camille joue le rôle d’une manager qui doit refuser à son meilleur
vendeur une augmentation de salaire, tout en le gardant motivé.
Sereine, elle aborde sa conversation avec Youssef, en se disant qu’elle
va chercher à le comprendre:

« Bonjour Youssef, comment vas-tu ?


– Ça va, merci Camille, et toi ?
– Bien, merci. Dis-moi, j’aimerais te parler de ton augmenta-
tion de salaire pour qu’on puisse sortir de cette tension que
je sens. Est-ce que tu as cinq minutes ?
– Oui, ça tombe bien, je voulais te parler aussi.
– Cool, alors voilà, j’aimerais comprendre pourquoi cette
augmentation est aussi importante pour toi.
– Écoute, Camille, sincèrement je suis presque offusqué de
ta question, non seulement elle est débile, je suis désolé,
mais surtout elle montre que tu ne me connais pas. En fait,
c’est ça, le vrai problème ; tu n’en as rien à faire de ton
équipe. Je sais que c’est agressif ce que je te dis, mais je dis
tout haut ce que tout le monde pense tout bas.
– Comment oses-tu dire cela alors que je ne pense qu’à mon
équipe tout le temps, tous les matins quand je me lève, j’y
sacrifie ma vie privée et mon sommeil ! Et puis, si je peux me
permettre, celui qui pose problème dans l’équipe, c’est toi
et tu le sais très bien, plus personne ne veut travailler avec
toi tellement tu es arrogant. »

114 Pourquoi etpour quoi ?


Ce type de discussion arrive tout le temps: sous l’agression, Camille
« oublie » son objectif de comprendre et le remplace par un autre
objectif « se défendre » ce qui la pousse à agresser en retour. Donc cette
idée de comprendre au lieu de convaincre, toute simple, demande en
fait des eorts cognitifs et émotionnels importants.
Mais les résultats valent le coup. Je suis médiateur depuis cinq ans, ce
qui fait de moi un jeune médiateur, mais j’ai eu la chance d’avoir eu à
gérer un nombre important de médiations pour mon âge.
Eh bien, cette idée de comprendre au lieu de convaincre, je sais sa
puissance, je connais son ecacité, je vois son impact. Non seule-
ment elle permet de sortir de l’impasse de la conversation dicile
et du conit, mais aussi elle nous fait grandir et apaise notre lien à
autrui.
En gros: l’idée est simple +l’application est dicile +le chemin vaut
le coup.
Pour terminer, je voudrais avertir d’un piège dont je suis souvent le
témoin: la sensation qu’on a cherché à comprendre l’autre alors que
ce n’est pas le cas, ou pas complètement le cas.
Comme le dit George Bernard Shaw: « Le plus gros problème de la
communication est l’illusion qu’elle a eu lieu.»
Attention à nous, lorsque nous disons des phrases comme « Moi,
j’écoute beaucoup », « Je suis dans le dialogue » ou « Je cherche à com-
prendre les autres.» Est-ce vraiment le cas ? Qu’en disent ceux qui
nous entourent ?
Je dirais que les deux qualités à développer pour se lancer dans cette
démarche sont la curiosité et l’humilité. Je parle d’humilité intellec-
tuelle, un concept sur lequel ont travaillé deux chercheurs américains,
Elizabeth Krumrei-Mancuso et Steven Rouse, professeurs de psy-
chologie à l’université Pepperdine en Californie. Ils distinguent l’hu-
milité intellectuelle de l’humilité générale, et la dénissent comme la
capacité à reconnaître que nos convictions et nos opinions peuvent

Remplacer la volonté deconvaincre par lavolonté de comprendre 115


être fausses, et ainsi à être conscients de nos limites intellectuelles.
Selon eux, l’humilité intellectuelle recouvre quatre concepts:
1. l’indépendance entre notre intellect et notre ego ;
2. l’ouverture à revoir notre point de vue ;
3. le respect pour le point de vue des autres ;
4. l’absence d’excès de conance intellectuelle.
Humilité ne signie pas faiblesse ou soumission. Remplacer la volonté
de convaincre par la volonté de comprendre ne signie en aucun cas
qu’on va être d’accord ou qu’on va accepter. Juste qu’on remplace la
certitude par la curiosité.

Comment faire concrètement


pour appliquer cette idée ?
Comment se mettre en situation de comprendre quand on en est
incapable ? Tout simplement en comprenant (encore ce verbe !) pour-
quoi on en est incapable. En prenant conscience de ce qui nous freine.
Dans leur livre Comment mener les discussions difficiles1, les trois auteurs
Sheila Heen, Bruce Patton et Douglas Stone expliquent qu’en étu-
diant des centaines de conversations, ils sont arrivés à la conclusion
qu’il y avait en réalité plusieurs conversations sous-jacentes qui
revenaient souvent: une conversation circonstancielle, une conver-
sation émotionnelle et une conversation identitaire. J’y ajoute une
conversation relationnelle. Ce sont elles qui aectent notre envie de
comprendre l’autre.
En prenant conscience de ces quatre discussions, on peut se
mettre en situation de comprendre l’autre plutôt que d’essayer de
le convaincre.
Leur théorie est à la base de ma pratique et je vous en propose une
synthèse dans la partie suivante. Je me suis permis d’ajouter ma pierre

1. Seuil, 2008.

116 Pourquoi etpour quoi ?


à l’édice avec une quatrième dimension, celle de la conversation
relationnelle, car je m’aperçois qu’elle revient en permanence: qui
es-tu pour moi ? Qui suis-je pour toi ? Qu’est-ce que cette discussion
dit de nous ?
Quoi qu’il en soit, l’idée principale à retenir est que nous ne pouvons
pas changer le fait qu’une conversation dicile touche ces aspects-là.
Nous pouvons changer notre manière de les gérer, d’y répondre. Et
cela passe par la prise de conscience des quatre discussions qui ont
lieu.
De ma pratique, je ressors un autre facteur facilitant la volonté de
comprendre: celui de faire le deuil de la volonté de convaincre. Il
s’agit d’accepter l’idée que je n’arriverai pas à convaincre l’autre. Que
l’autre probablement, lui aussi, cherche à me convaincre. Que si
cela avait été facile alors nous n’en serions pas là ! En quelque sorte,
il y a un travail qui consiste à se désespérer, au sens de « perdre cet
espoir-là ».
Je souhaite que les idées exposées dans la partie suivante génèrent
autant de petits déclics qu’à moi il y a cinq ans.

Les règles d’or de ce chapitre

#13 Remplacer la volonté de convaincre par la volonté


de comprendre.
#14 Nous avons moins tendance à haïr quelqu’un quand
nous le comprenons.
#15 Une conversation difficile se décompose en quatre
discussions qui sont circonstancielles, émotion-
nelles, identitaires et relationnelles.

Remplacer la volonté deconvaincre par lavolonté de comprendre 117


PARTIE3

Comment ?
CHAPITRE 7

La conversation
circonstancielle –la vérité
La première des quatre discussions concerne les circonstances
de ce qui s’est passé. Généralement, les conversations diciles
commencent par une tentative de description du problème. Un peu
comme un point de départ: « On va résumer ce qui s’est réellement
passé » ; « On est bien d’accord que…» ; « Donc, si on part des faits,
cela donne… »
Mais en général, la conversation tourne tout de suite au désaccord:
« Ce n’est pas du tout ce qui s’est passé » ; « Absolument pas ! » ; « Tu
présentes une vision partiale de la réalité », etc.
Le désaccord sur les faits peut alors générer des agressions sous forme
de reproche: « Tu maquilles encore la vérité, c’est pénible » ; d’accu-
sation: « Tu mens pour me faire passer pour un incapable, tu crois
que je ne t’ai pas vu venir ? » ; ou de menace: « Écoute, tant que tu ne
reconnaîtras pas que ton attitude est impardonnable, je refuse que tu
travailles dans notre équipe.»
Tout cela vient toucher notre identité: « Si je le laisse déblatérer ces
mensonges, je ne pourrai pas me regarder en face » ; et générer des
émotions négatives « Je me sens profondément trahi, c’est injuste, tout
cela est faux et pourtant j’ai le sentiment qu’on refuse de me croire, je
suis furieux.» Finalement, la situation tourne au conit: « Ça sut,

121
sors de mon bureau, je ne veux plus te parler » ; puis à la violence « Tu
es un menteur, personne ne peut avoir conance en toi, on se voit aux
prud’hommes. »
On retrouve l’escalade du conit vue au premier chapitre.
Trois convictions reviennent toujours, consciemment ou inconsciem-
ment, au sujet des circonstances de ce qui s’est passé:
1. « J’ai raison », ou le sujet de la vérité ;
2. « L’autre l’a fait exprès », ou le sujet de l’intention ;
3. « L’autre est coupable, il faut le punir », ou le sujet de la
responsabilité.
Si vous vous reconnaissez là-dedans ne culpabilisez pas, c’est normal.
Prenons ces points un par un. Chaque sujet faisant l’objet d’un
chapitre séparé.

« J’ai raison » ou le sujet de la vérité


J’ai une mauvaise nouvelle, ou plutôt deux: premièrement vous n’avez
jamais raison et deuxièmement, il ne sert à rien de se poser cette
question.
Là, en général, dans mes formations, je perçois les yeux de mon
auditoire en mode « Je l’écoute, mais je ne suis pas convaincu… En
tout cas, sur l’exemple que j’ai en tête, il faudra qu’il m’explique en
quoi je n’ai pas raison, car en l’occurrence je suis sûr de mon coup, il
n’y a pas photo.»
Je voudrais ici inclure une subtilité: je vous propose de ne pas parler
de vérité, mais plutôt d’histoire. Avoir raison, c’est nalement penser
que l’histoire que je raconte est la vraie. Mais je trouve intéressante
cette distance induite par le mot « histoire » entre le réel et ma per-
ception du réel. Et c’est précisément dans cette distance que résident
à la fois le problème et la solution.
Je vais essayer de vous convaincre (oui, on a quand même le droit
de l’utiliser de temps en temps ce verbe) que sur la base d’un réel

122 Comment ?
commun, deux personnes peuvent sincèrement se raconter des his-
toires opposées.
Cela me rappelle mon sujet de khôlle en prépa HEC: « Sincérité
et vérité ». Je pense profondément qu’on peut être sincère et mentir.
Par exemple, lorsque, transi d’amour le jour du mariage, je réponds
un « oui » à la question: « Lui jurez-vous délité, etc.», je suis très
vraisemblablement sincère. Mais est-ce vrai ? Suis-je en capacité
de deviner ce que me réserve la vie et ce qu’il adviendra de mon
mariage ? Si ça se trouve, ce « oui » est un mensonge au sens où il
se révélera faux, bien qu’il soit vrai au sens où il est éminemment
sincère.
Et l’inverse est également possible: dire la vérité, mais ne pas être
sincère. Par exemple, lorsqu’un ami vous demande « J’ai quand
même le droit d’exiger du respect de la part de mon associé, non ? »
et que vous répondez « oui », mais que vous pensez au fond de vous
« Si tu savais comme parfois, c’est toi qui manques de respect aux
gens »… Vous dites quelque chose de vrai: « Tu as le droit d’exiger
du respect », mais pas sincère car vous aimeriez dire « Le problème
est ailleurs ».
Revenons à nos moutons.

« Avoir raison » arrive rarement


Partons quand même d’un axiome de base: le réel existe bel et bien.
Certains philosophes remettent en question cette « réalité », mais je
vous propose que, nous, simples mortels, nous partions quand même
de ce point de départ.
Alors, me direz-vous, si le réel existe et que je l’ai vu, comment
puis-je avoir tort ? Et surtout, si nous avons tous les deux vu le même
réel (assisté à la même réunion, écouté les mêmes mots, vu le même
geste, lu le même e-mail ou analysé les mêmes chires), comment
pouvons-nous être en désaccord sur ce qui est vrai ou faux ? Il y en a
forcément l’un des deux qui ment !

La conversation circonstancielle –la vérité 123


C’est faux (je plaisante), mais disons que vous pouvez nuancer votre
propos pour plusieurs raisons:
1. Vous n’avez peut-être pas vu tout le réel.
2. Vous avez bien vu tout le réel, mais vous n’avez pas remarqué
la même chose.
3. Vous avez remarqué la même chose, mais pas ressenti la même
chose.
4. Vous n’interprétez pas le réel de la même manière.
5. Vous n’en concluez pas la même chose.
Au total, ces cinq étapes génèrent une arborescence innie d’histoires
diérentes qu’on peut se raconter sur la base d’un réel commun.
Toutes vraies, ou toutes fausses du coup.
Tout d’abord, je vous propose de regarder le schéma suivant qui
illustre la manière dont nous construisons nos histoires:

Autrement dit, nous pensons diéremment car nous n’avons pas la


même information, nous ne voyons pas la même chose, nous enre-
gistrons des informations diérentes, nous les interprétons d’une
manière unique, et nous en tirons des conclusions qui nous sont
propres. Souvent, dans les conversations diciles, nous partageons

124 Comment ?
uniquement nos conclusions, sans prendre le soin d’expliquer com-
ment nous y sommes arrivés.
Première nuance possible: vous n’avez peut-être
pas vu tout le réel
Pour observer le réel, nous nous basons sur un ensemble d’informa-
tions que nos sens perçoivent. C’est le point de départ.
Qu’est-ce qui nous dit que nous avons perçu toutes les informations ?
En eet, prenons l’exemple d’un accident de voiture qui vient de se
dérouler sous vos yeux. « J’étais là, j’ai tout vu », direz-vous probable-
ment à la police. Mais de là où vous étiez, peut-être n’avez-vous pas vu
le passant qui traversait dans votre dos ou le feu qui venait de changer
de couleur car il est masqué par un arbre…
J’irai même plus loin, nous n’avons jamais toutes les informations.
J’irai même plus loin, nous pouvons à la limite savoir ce que nous ne
savons pas. Par exemple, je suis conscient que je ne peux pas savoir
ce qui se passe dans la tête de mon voisin. Et puis, il y a ce que je ne
sais pas que je ne sais pas ! C’est encore autre chose ! Ce qui a donné
la théorie du Cygne Noir.
Elle vient du fait que pendant des siècles les Européens ont pensé que
tous les cygnes étaient blancs. Jusqu’en 1697, lorsque des explorateurs
néerlandais menés par Willem de Vlamingh aperçurent des cygnes
noirs en Australie-Occidentale. Depuis, l’expression a été reprise par
le statisticien Nassim Taleb dans son livre Le Cygne noir –La puissance
de l’imprévisible1.
J’ai moi-même vécu une illustration de cette idée lors d’une
négociation.

Le directeur commercial d’une grande chaîne de fast-food


avait décidé de rompre avec son franchisé dans un pays
d’Afrique. En effet, ledit franchisé n’avait pas respecté le

1. Les Belles Lettres, 2011.

La conversation circonstancielle –la vérité 125


contrat à plusieurs niveaux. Tant d’un point de vue humain
que légal, la décision de rompre avait été prise à l’unani-
mité par le conseil d’administration. D’ailleurs, l’entreprise
avait déjà trouvé un nouveau candidat à la reprise de l’en-
seigne, qui ne cachait pas sa motivation, voire son impa-
tience, à démarrer les opérations. Il avait déjà engagé des
frais et loué un local. La seule chose qui lui manquait pour
commencer les ventes était le document légal stipulant
que l’autre franchisé avait bien été signifié de la perte de
la marque.
Le directeur commercial, en charge de parler au franchisé,
ne passe pas à l’action. Il reçoit plusieurs relances tant de
la part de son directeur général que du nouveau franchisé,
mais rien.
Au bout d’un moment, le nouveau candidat commence
à douter : veulent-ils vraiment travailler avec moi ? Ont-ils
changé d’avis ? Ont-ils trouvé un autre candidat ? Furieux
et préoccupé, il contacte le DG de qui il est ami et exprime
sa préoccupation. Le DG tombe des nues, le rassure sur
ses intentions et avoue ne pas comprendre pourquoi son
directeur commercial traîne autant. « Il est pourtant du genre
direct normalement, c’est bizarre. » En raccrochant, il en
vient à suspecter que son employé ait accepté un pot-
de-vin. En effet, il sait que son collègue a longtemps eu
sa propre entreprise de négoce en Afrique. Raison pour
laquelle il a été embauché d’ailleurs, cette expérience lui
ayant apporté une bonne connaissance du continent. Mais
du coup, il doit être coutumier de ce genre de pratique…
Les choses se corsent, de suspicions en malentendus, de
quiproquos en accusations, le conflit éclate entre le direc-
teur commercial et le directeur général jusqu’à ce qu’ils
décident (avant d’aller en justice l’un pour harcèlement et
l’autre pour corruption) d’aller en médiation.

126 Comment ?
Lorsque je parle avec le directeur commercial en aparté (seul
à seul) et que j’essaie de comprendre ce qui se passe, j’ap-
prends que, dans son job précédent, il avait été confronté
au même cas, avait annoncé sans ménagement à son inter-
locuteur la perte de la franchise et celui-ci s’était suicidé. La
perspective de revivre cela le paralysait littéralement. Non
seulement il ressentait de la honte, mais en outre il n’avait pas
assez confiance en son directeur général pour lui en parler.

En conclusion, je vous encourage à toujours vous demander: est-ce


que j’ai toutes les informations ? Si l’autre dit quelque chose qui vous
semble faux, avant de penser qu’il ment ou qu’il a tort, essayez de vous
demander: quelles informations a-t-il que je n’ai pas qui expliquent
qu’il pense ainsi ? Ou plutôt, encore mieux, demandez-lui: « De mon
point de vue, ce que tu dis ne correspond pas à la réalité, peux-tu me
dire comment tu en es arrivé à cette conclusion ? »

Deuxième nuance: vous n’avez pas remarqué


lesmêmes choses
Le deuxième cas de gure est tout aussi commun: nous avons vu
la même chose, mais nous n’avons pas remarqué la même chose.

La conversation circonstancielle –la vérité 127


C’est-à-dire que de l’ensemble des informations que nous procure
le réel à un instant « t », nous allons remarquer des parties dié-
rentes. Par conséquent, nous n’allons pas raconter tout à fait la
même histoire. Nos deux versions pourront être complémentaires,
mais nos deux versions pourront aussi être opposées.
Un schéma vaut tous les discours du monde. Que voyez-vous dans
le dessin ci-dessous ?

Certains verront un beau paysage, d’autres un euve, d’autres le per-


sonnage en tee-shirt jaune, d’autres le pont cassé.Tous auront raison.
Nous repartirons avec une perception, qui, avec le temps, va devenir
une vérité, notre vérité. Car ainsi fonctionne la mémoire.
Demandez à quelques amis de rédiger une histoire sur la base de
ce dessin. Il y a fort à parier que vous obtiendrez des versions très
diérentes !
Dans le monde de l’entreprise, un exercice incarne parfaitement cette
idée: la lecture d’un e-mail important. J’ai eu le cas de deux per-
sonnes qui, sur la base du même e-mail, avaient remarqué des choses
opposées. L’une avait remarqué la forme du texte (très formel, avec
des numéros, des titres, des phrases soulignées en gras) et en avait
déduit que c’était typiquement l’e-mail de quelqu’un qui préparait
un dossier pour le juridique. L’autre avait remarqué que le fond était

128 Comment ?
plutôt positif et factuel, en tout cas pas agressif et en avait déduit une
vraie volonté de conciliation…
Troisième nuance: vous n’avez pas ressenti
la même chose
Nous savons ce que nous ressentons, évidemment, mais nous ne
savons pas ce que ressent l’autre. Or, la manière dont nous ressentons
le réel va inuer sur l’histoire qu’on va se raconter.
Reprenons l’histoire du candidat à la franchise en Afrique (voir plus
haut). Lui seul sait ce qu’il ressent en ne recevant pas le contratet en
voyant ses ressources nancières s’amenuiser: sa peur de s’être engagé
dans un local un peu trop rapidement. Sa colère contre lui-même liée
au fait que son associé l’avait prévenu… Ce réel pourtant très factuel:
« Je n’ai pas encore reçu la lettre me conrmant ociellement comme
nouveau franchisé » devient très vite un réel ressenti « J’ai peur qu’ils
n’envoient pas la lettre, ce qui serait nancièrement dramatique pour
moi » et génère des interprétations négatives « S’ils traînent pour
m’envoyer ce courrier, c’est pour une bonne raison, ils vont me la faire
à l’envers et vont continuer avec l’ancien franchisé. Si ça se trouve, ils
m’ont utilisé comme levier de négociation…»
Mais, ça, le directeur général ne peut pas le savoir lorsqu’il reçoit le
coup de l.
Pour résumer, non seulement nous n’avons jamais toutes les informa-
tions en termes de réel, mais non plus en termes de ressenti. En soi,
ce n’est pas un problème si tant est que nous en sommes conscients et
que nous démarrons toute conversation en essayant de savoir ce qui
nous manque pour assembler tous les morceaux du puzzle.

Quatrième nuance: vous n’interprétez pas


le réel de la même manière
Imaginons que, après avoir échangé vos perceptions et vos ressentis,
vous avez nalement assemblé le même puzzle. Rien ne vous garantit
que vous l’interpréterez de la même manière !

La conversation circonstancielle –la vérité 129


Nous interprétons le réel en fonction de notre cadre de référence,
comme nous en avons parlé précédemment. Notre cadre de référence
est le prisme à travers lequel nous voyons et percevons le monde. Il se
compose de nos valeurs, de nos besoins et de nos croyances.
Les croyances elles-mêmes se forgent au fur et à mesure de notre
histoire, de notre éducation, de notre culture et de nos expériences.

Qu’est-ce que le mot « tableau » évoque pour vous ? Il y a fort à parier


qu’un instituteur et un peintre n’entendent pas la même chose. L’un
verra sa salle de cours et l’autre son œuvre. Qui a raison, qui a tort ?
Le mariage constitue une source innie d’exemples de croyances
diérentes à tous les niveaux: l’éducation des enfants, l’hygiène, la
sexualité, la place des grands-parents, la vie sociale…
Idem dans l’entreprise avec tous les mots classiques qui se retrouvent
fréquemment au cœur des conversations diciles comme les concepts
de justice, de conance, de reconnaissance ou de valeur. Chaque fois

130 Comment ?
que vous êtes confronté à ces mots, je vous encourage à systématique-
ment vous poser la question de ce qu’ils représentent concrètement
pour vous et pour l’autre. Quelles sont vos croyances sur le sujet ?
En soi, avoir des croyances ne pose pas de problème, c’est le fait d’en
faire des règles de vie immuables et indiscutables qui génère le conit.
Nos croyances deviennent délétères quand elles se muent en convic-
tions, en certitudes, voire en dogmes, sans que nous ayons conscience
du fait que rien de « scientique » ne les étaye. Une dénition simple
des croyances pourrait être: « Ce qu’on ne peut pas prouver.»
Pour illustrer ce qu’est une croyance, je laisse la parole à mon ami
Olivier Mekdjian, auteur de toute une collection de mini-histoires
comme celle présentée dans l’encadré ci-dessous. Sous forme de
podcast, elles permettent en quelques minutes de faire comprendre
un concept ou passer un message, parfois de manière bien plus impac-
tante qu’une longue formation.

Illustration de l’idée de croyance par Olivier Mekdjian


Auteur, coach et formateur, spécialisé dans les thématiques de « Savoir
refuser, savoir demander ».

Des spaghettis cassés en deux


Jessica ne sait pas pourquoi, avant de cuire ses spaghettis, elle les
coupe en deux. Son chéri, ses amis, tout le monde lui demande
pourquoi… mais elle ne sait pas vraiment. Alors, comme ils
l’embêtent, elle invente des raisons: « Ça cuit mieux, c’est plus
pratique dans l’assiette…» Elle sait bien elle-même que ce sont
de fausses raisons, mais elle continue de les casser, sans bien savoir
pourquoi.
Un jour où sa mère est là, elle lui pose la question: « Maman,
quand tu m’as appris la cuisine, tu m’as montré comment casser
les spaghettis. Tu sais pourquoi ? »

La conversation circonstancielle –la vérité 131


Sa mère réfléchit un instant. « Ben ça alors, je ne sais pas. Faudrait
demander à ta grand-mère. » Et la grand-mère de désigner
l’arrière-grand-mère, Thérèse ! Et voilà Jessica dans la maison
de retraite. Dans cette ambiance très calme, elle embrasse grand-
mamie, lui offre un joli bouquet de fleurs, et en préparant le vase
lui dit: « Grand-mamie, tu sais les spaghettis, qu’est-ce qui fait que
tu les casses avant la cuisson ? »
Et Thérèse de répondre: « Oh ça, ça date ! Pendant la guerre, on
n’avait plus que des petites casseroles. Alors, forcément, pendant
quatre ans, on a cassé les spaghettis. Et puis après, l’habitude
est restée.» Et avant la guerre grand-mamie ? « Oh, avant la
guerre, on les laissait tranquilles, dit-elle en souriant. C’est beau
des spaghettis. Ça fait plein de vagues. Et c’est très amusant à
manger ! »
Jessica la remercie et l’embrasse. Elle sait dans sa tête qu’elle va
changer ! Elle a compris pourquoi. Elle a compris ce qui s’est
passé. En changeant, elle reste fidèle et loyale aux anciens, mais
elle ne veut pas prolonger la période de la guerre. Place à la paix,
se dit-elle.

Que nous apprend cette histoire ?


Quand on ne veut pas changer une habitude, un comportement,
il est intéressant de comprendre d’où cela vient… Comprendre
quand cela est apparu dans notre histoire ou, même, dans l’histoire
de notre famille, de notre entreprise, voire de notre pays.
Et nous, quels sont nos spaghettis ? Quels sont les comportements
qui étaient utiles avant et qui sont totalement inutiles aujourd’hui ? Ils
ne servent à rien, nous nuisent et par habitude et loyauté, on continue.
Remettre en question ses habitudes et ses routines est très
intéressant. Couper ses spaghettis a peu de conséquences. Mais
parfois, ce sont des gestes bien plus inutiles que nous faisons
perdurer…

132 Comment ?
En conclusion
Comprendre l’origine d’un comportement va beaucoup nous aider.
Et nous, quels sont nos comportements à comprendre pour mieux
les remplacer ?
Au fait, c’est quand même dommage de continuer à couper ses
spaghettis !? Ils sont tellement magnifiques !

Cinquième nuance: vous n’en concluez pas


la même chose
Nos conclusions reflètent nos intérêts ! Inconsciemment, nous
venons piocher dans le réel les éléments qui nous permettent d’étayer
notre histoire.
Surtout en cas de conit, nos cerveaux en mode menace se surpassent
pour trouver dans le réel ce dont ils ont besoin pour argumenter leur
thèse.
• « J’ai retrouvé un e-mail de l’année dernière qui me prouve
que, déjà à l’époque, il pensait se débarrasser de moi. Cela me
confirme dans mon idée que je suis victime d’un coup d’État
déguisé. »
• « Tu as vu les mots qu’elle utilise dans ses textos ? Avec un
tel champ lexical, il n’y a aucun doute qu’elle ne me respecte
pas ! »
• « Maintenant, je comprends pourquoi elle n’est pas venue au
rendez-vous il y a trois mois… Elle savait parfaitement qu’elle
allait être démasquée.»

J’ai accompagné l’un de mes clients dans le processus


de vente de son entreprise. La négociation avait pris un
tournant extrêmement tendu. Comme souvent, l’enjeu qui
cristallisait le débat tournait autour de l’idée de valeur. Le

La conversation circonstancielle –la vérité 133


vendeur arguait de la bonne santé financière de l’entreprise,
donc de sa valeur élevée selon la formule d’un multiple clas-
sique de l’EBITDA. L’acheteur, à l’inverse, mettait en doute
la valeur de l’entreprise dans les années à venir, sachant que
nous étions en période de Covid, sans grande visibilité sur
le futur.
À la fin de chaque visio, nous débriefions avec mon client
qui refusait de baisser son prix.
Jusqu’à ce qu’ils décident tous les deux de s’en remettre
aux chiffres. Quoi de plus proche du réel que les chiffres,
n’est-ce pas ?
Ils reçoivent donc tous les deux le même fichier Excel, avec
les mêmes données sur le chiffre d’affaires et la rentabilité.
Mon client examine le document puis m’appelle confiant :
« Écoute, les chiffres sont éloquents, l’entreprise prévoit
une rentabilité cette année encore plus importante que ce
que je pensais. La valeur de l’entreprise vient de monter ! »
Puis j’appelle l’acheteur qui m’accueille en me disant :
« Bon, j’imagine qu’en regardant les chiffres, vous n’avez
plus de doute sur le fait que notre proposition est bonne,
voire trop bonne, puisque la valeur de l’entreprise risque
de baisser. »
Interloqué entre deux versions aussi différentes des mêmes
chiffres, je demande à mon tour à analyser le document. Il
en ressort que, comme le disait mon client, les prévisions
à date (nous étions à la moitié de l’année) étaient supé-
rieures aux attentes. Lorsque j’appelle l’acheteur pour lui
faire part de mon étonnement, il me répond : « Ah oui,
mais non, ces chiffres sont trompeurs. Quand on regarde
en détail, on voit que le plus gros client est un producteur
automobile. Or, il vient de perdre sa licence, donc il risque
de fermer boutique. Du coup, la fin de l’année risque d’être
très mauvaise. »

134 Comment ?
Ce à quoi mon client rétorque : « Oui, j’avais bien noté ce
point-là, mais il se trouve que je connais personnellement
ce client et je sais qu’il a gagné son procès. Donc nous allons
garder son chiffre d’affaires. »

Peu importe qui a raison ou qui a tort, ce qui compte ici est l’idée
qu’aucun des deux n’a expliqué ce qui l’amenait à sa conclusion. Et
que chacun a alimenté sa propre histoire.
Plus nous avançons dans le conit, moins nous sommes nuancés et
plus nous voyons uniquement ce qui renforce nos conclusions et nos
intérêts.
Le moindre mot, le moindre geste peut devenir dans notre esprit
une preuve irréfutable. Surtout lorsqu’on rentre dans la phase où on
cherche à rassembler des pièces pour constituer un dossier (ctif ou
juridique) et prouver notre version des faits.

« Avoir raison » est inutile


Discuter de qui a raison ne sert à rien.
Premièrement, car nous pensons que le problème vient de l’autre.
Voici quelques croyances fréquentes relevées par Sheila Heen et
ses acolytes, auteurs de Comment mener les discussions difficiles1, qui
amènent en général à penser que le problème vient des autres:
1. Ils sont égoïstes: « Mon équipe sait que je ne vais pas bien, mais
personne ne vient me demander comment je me sens. Tout le
monde s’en fout.»
2. Ils sont naïfs: « Élisabeth croit encore que son manager lui a
donné cette mission pour la mettre en valeur, alors que c’est
encore lui qui va en tirer les marrons du feu, elle ne voit rien,
la pauvre. »

1. Op. cit.

La conversation circonstancielle –la vérité 135


3. Ils sont malveillants : « L’acheteur est copain avec notre
concurrent, je le sais. Les eorts qu’il nous demande en termes
de remise n’ont comme but que de nous sortir du rayon. Ne
tombons pas dans le panneau.»
4. Ils sont irrationnels : « Valentin refuse l’offre que nous
luifaisons pour rejoindre notre start-up alors que nous lui
proposons un package en or. C’est parce qu’il a une peur bleue
de l’incertitude. À ce niveau-là, on ne peut pas raisonner avec
lui. »
Avec de telles allégations, on s’empêche de vraiment comprendre ce
qui se passe. On part du postulat que: 1)on connaît les intentions
des autres et que 2)on a compris le problème. Par conséquent,
nous nous sentons complètement légitimes dans la réaction face
au problème:
1. « Je vais/je dois me plaindre à mon équipe et leur faire réaliser
qu’ils sont égoïstes.»
2. « Je vais/je dois convaincre Élisabeth qu’elle se fait avoir.»
3. « Je vais/je dois punir le client ou le dénoncer.»
4. « Je vais/je dois raisonner Valentin pour qu’il se comporte
comme un adulte.»
À cela, ajoutons que l’autre pense évidemment que le problème vient
de nous ! Ce qui pourrait donner:
1. « Catherine se plaint tout le temps, c’est une victime, elle ne va
jamais bien c’est irrationnel ! »
2. « Ils pensent que mon manager m’utilise, ils voient le mal
partout. »
3. « Ce fournisseur se che de moi et refuse de jouer le jeu alors
que, quand il avait besoin de moi, je l’ai aidé. Il ne pense qu’à
lui. Du coup, je vais travailler avec son concurrent.»
4. « Personne ne comprend que ce n’est pas le package qui
m’empêche de rejoindre la start-up, c’est que j’ai des problèmes
personnels en ce moment, mais tout le monde s’en moque.»

136 Comment ?
La seconde raison pour laquelle discuter ne sert à rien est que
nous justifions en permanence notre version des faits. Cela
rejoint le point précédent, où j’expliquais que l’être humain va
inconsciemment ou consciemment piocher dans le réel ce qui étaye
sa conclusion.
Le problème ne vient pas de là, il semble naturel de vouloir justier
sa position, mais du fait qu’on ne prend pas en compte que l’autre
aussi justie sa position.
• L’équipe de Catherine va justifier sa version en prenant comme
preuve qu’elle enchaîne les arrêts maladie. Quant à elle, Catherine
va retrouver des textos où elle demandait à sa collègue comment
elle allait à un moment où elle traversait une période difficile, et
constater qu’elle n’en a reçu aucun.
• Élisabeth se rassure en remarquant que son manager l’a mise en
copie du dernier e-mail au big boss, ce qui prouve bien qu’il ne
la floue pas. Mais son collègue va remarquer exactement l’inverse
sur un autre e-mail où Élisabeth n’est pas en copie.
• Le fournisseur constate que le producteur n’a pas répondu à
son e-mail, ce qui prouve bien le manque de respect, alors que
le producteur estime que son client sait pertinemment qu’il ne
peut pas accepter une telle remise et donc que cela ne sert à rien
de répondre à cet e-mail qui est pure rhétorique. C’est d’ailleurs
bien une preuve que le client complote contre lui: il gardera cet
e-mail en guise de preuve…
Tout ce que nous venons de voir dans les deux paragraphes précé-
dents amène à une seule conclusion: cela nous empêche d’écouter la
version de l’autre.
Or, personne ne change s’il ne se sent pas écouté et compris. Personne.
Au contraire, les conseils, les menaces, les reproches ne feront que
renforcer les positions. Ou alors si la personne obtempère, cela risque
d’être contraint et forcé. Ce qui peut générer ensuite: soit de la mau-
vaise volonté, soit une fuite, soit une contre-attaque si la personne est
passive-agressive.

La conversation circonstancielle –la vérité 137


La solution: passer de « Avoir raison »
à« Avoir ses raisons »
La seule solution pour sortir de cette impasse se résume en un seul
mot: la curiosité. On sort du piège de la recherche de la vérité
lorsqu’on remplace la certitude par la curiosité.
L’enjeu est de passer de « J’ai raison et l’autre a tort » à « J’ai mes
raisons et l’autre a aussi ses raisons. »
Lorsque quelqu’un vous semble mentir, posez-vous les questions que
nous avons vues dans les paragraphes précédents:
• Qu’est-ce qui fait qu’il pense cela ?
• Quelle information a-t-il que je n’ai pas ?
• Quelles sont ses croyances qui l’ont amené à construire ce
récit ?
• Comment en est-il arrivé à cette conclusion ?
Ces questions tournent autour d’une idée principale: se demander
quelles sont les raisons qui l’ont amené à penser de cette manière.
Autrement dit, procédez par hypothèse plutôt que par armation.
Personnellement, la phrase que j’aime utiliser lorsque, vraiment, je
trouve que le décalage entre ma version et celle de l’autre est trop fort
est: « Aide-moi à comprendre ! »

Cela m’est arrivé une fois avec une amie, Amélie, dans une
association sportive où je suis bénévole. Le président lui
reprochait de ne pas assez assister aux comités. Agacée,
elle sortit de la pièce en criant : « C’est faux : je suis tout le
temps-là, sauf quand je ne suis pas là ! »
Restés seuls dans le bureau, les membres du comité se sont
regardés mi-agacés, mi-interloqués en concluant que défi-
nitivement Amélie n’était pas fiable, voire un peu à l’ouest
pour être capable de dire de telles incohérences. « Elle sait
qu’elle est en tort et n’a pas d’autre moyen de s’en sortir. »

138 Comment ?
J’ai rejoint Amélie sur le trottoir et je lui ai demandé :
« Écoute Amélie, je sens que tu es agacée et j’en suis désolé.
Je voulais juste être certain d’avoir bien compris ta position.
Tu as dit la phrase, et je reprends tes mots : “Je suis tout le
temps là, sauf quand je ne suis pas là.” Je t’avoue que je
suis perplexe devant ce paradoxe. Aide-moi à comprendre,
s’il te plaît !
– Ah, j’ai dit ça ? Oui, c’est vrai que ça peut sembler bizarre,
mais ne t’inquiète pas, ils ont bien compris, eux, ils vou-
laient juste m’agresser parce que je suis la seule femme du
comité…
– Peux-tu m’expliquer ce que tu voulais dire, car moi je n’ai
pas compris et c’est important pour moi.
– Oui, bien sûr, ce que je voulais dire, c’est que comme je
travaille comme directrice export, je voyage beaucoup à
l’étranger. Lorsque je suis à l’étranger, effectivement, je ne
peux pas assister aux comités. Par contre, dès que je suis
en France, je mets un point d’honneur à venir. Et je n’en ai
jamais loupé un. »

Selon vous, Amélie a-t-elle menti ?


En général, deux objections intéressantes ressortent au sujet de la
vérité:
• Je veux bien m’ouvrir à la version de l’autre, mais n’est-ce pas
dangereux ? L’autre ne va-t-il pas en conclure que c’est lui qui
a raison ?
• Que se passe-t-il lorsque chacun a donné sa version et qu’elles
ne coïncident pas ? Laquelle va l’emporter ?
La première réponse réside dans l’idée que comprendre ne veut
pas dire être d’accord. Écouter ta version de ton retard ne signie
que je l’accepte. Cela signie que j’ai compris ta manière de voir
les choses.

La conversation circonstancielle –la vérité 139


La seconde réponse me permet de remettre à nouveau l’idée de « en
même temps » au cœur de notre problématique. Aucune des deux
histoires ne prévaut. Elles coexistent. Un peu comme deux personnes
qui sortent du cinéma et racontent le lm à une troisième personne
qui ne l’a pas vu. Elles ne vont probablement pas expliquer les mêmes
passages, avoir retenu les mêmes choses et donner les mêmes expli-
cations. Leurs deux versions seront toutes les deux utiles pour recom-
poser le lm.
Une conversation dicile se transforme en conversation didactique
lorsque j’écoute le récit de l’autre, que j’exprime mon propre récit, et
que nous arrivons à en extraire un récit commun.

Les règles d’or de ce chapitre

#16 Nous avons rarement raison et de toute façon,


savoir qui a raison ne sert à rien.
#17 La solution est de passer de « J’ai raison » à « J’ai
mes raisons ».
#18 « Comprendre » ne veut pas dire « être d’accord ».

140 Comment ?
CHAPITRE 8

La conversation
circonstancielle
–l’intention
« L’autre l’a fait exprès » ou le sujet
del’intention
Après la vérité vient le délicat sujet de l’intention.

Nous avons une tendance naturelle


à associer impact et intention

Valérie demande à son client d’anticiper une commande


pour pouvoir atteindre ses objectifs de ce mois. Elle en a
besoin. Son client lui répond par la négative. Valérie est
déçue et en colère. Ce refus va avoir un impact fort sur ses
chiffres et peut-être sur sa carrière. Quand sa collègue lui
demande ce qu’elle en pense, elle répond qu’elle n’est pas
surprise car ce client a toujours une récente augmentation de
prix en travers de la gorge et qu’elle n’a aucun doute sur le
fait qu’il a trouvé là une opportunité de lui rendre la monnaie

141
de sa pièce. Elle ajoute qu’elle s’en souviendra lorsqu’elle
devra choisir les prochains investissements commerciaux.
Face à ce refus, Valérie associe ici l’impact qu’il a sur elle :
« Cela me met dans une situation difficile » et l’intention « il
a refusé parce qu’il m’en veut ».

Lorsque quelqu’un nous fait mal, notre cerveau fait une association
directe avec l’idée qu’on a voulu nous faire du mal. Nous associons un
impact douloureux à une intention malveillante:
On m’a fait du mal →On a voulu me faire du mal
Bien sûr, nous ne faisons pas cela sciemment, c’est un réexe. Quand
on y rééchit, il en va là de notre survie. En eet, penser que la per-
sonne qui vient de me faire du mal avait l’intention de me faire du mal
génère l’idée qu’elle peut potentiellement essayer de recommencer et
donc m’encourage à me protéger.
Prenons un exemple tout bête: vous marchez dans la rue quand
soudain un passant vous rentre dedans et vous fait mal à l’épaule.
Votre premier réexe n’est-il pas d’en vouloir à la personne ? Voire
de l’agresser: « Non mais, ça va pas ! » Vous ne pensez pas spontané-
ment: « Il ne l’a pas fait exprès.»
Nous allons même parfois plus loin dans la succession d’association
d’idées:
On m’a fait mal →On a voulu me faire du mal →L’autre est une
mauvaise personne
Ce qui peut donner en bout de chaîne…
On m’a fait mal →On a voulu me faire du mal →L’autre est une
mauvaise personne →Donc je dois/peux le détruire
Je note cela, d’ailleurs, dans de nombreux conits, lorsque les parties
se préparent à attaquer en justice. Ils diabolisent l’autre en lui prêtant
des intentions malveillantes. Ce processus permet de légitimer la
violence. Ils se préparent à préparer la guerre.

142 Comment ?
Penser que l’autre a de mauvaises intentions
bloque la conversation didactique
Le corollaire de prêter des intentions malveillantes à autrui n’est autre
que la légitimation de la violence à son égard. Dans ce contexte, vous
comprenez à quel point ce sujet est crucial lorsqu’on se prépare à une
conversation dicile.
En eet, il est presque inimaginable de penser comprendre l’autre
si l’on part du postulat qu’il cherche à nous nuire. Impossible. Au
contraire, cela va renforcer notre attitude de défense, voire générer
ce que nous redoutons: autrui va nalement agir conformément aux
intentions que je lui prête. On appelle ce phénomène la « prophétie
autoréalisatrice ». À force de penser que lorsque ma femme va boire
un verre avec ses collègues de travail après le boulot, c’est parce qu’elle
cherche à me faire comprendre qu’elle n’a pas envie d’être avec moi, je
vais devenir désagréable et suspicieux, à tel point qu’elle va réellement
commencer à fuir ma compagnie.
Pour ces raisons, il faut absolument neutraliser ce mécanisme
psychologique délétère pour toute conversation, dicile ou pas.
Je ne dis pas que les mauvaises intentions n’existent pas, malheu-
reusement. Mais j’arme qu’elles représentent une inme partie
des situations. En tout cas, beaucoup moins que ce que pensent des
parties sur le point de démarrer une conversation dicile.

Les intentions sont invisibles


Il y a une idée importante ici, presque une vérité: on ne peut pas
deviner les intentions des autres. C’est impossible car elles sont invi-
sibles. On peut émettre des hypothèses, on peut avoir des intuitions.
Mais le fait même de penser ou d’armer connaître les intentions
d’autrui constitue en réalité une forme de violence.
Personne n’est dans votre tête et vous n’êtes dans la tête de personne.
Là réside l’une des plus grandes libertés humaines.

La conversation circonstancielle –l’intention 143


Combien de fois ai-je entendu des managers, des entrepreneurs, des
hommes politiques de haut niveau armer: « Je n’ai aucun doute sur
ses intentions » ; « Je devine les gens, j’ai ce talent » ; « Je le connais
comme si je l’avais fait, je sais ce qu’il pense »… Attention.
Il semblerait même que ce phénomène aille de pair avec la réussite.
En eet, certaines personnes haut placées dans la hiérarchie nour-
rissent la croyance qu’elles « lisent » les gens. Eectivement, peut-être
que, parfois, elles arrivent à deviner les intentions des personnes.
Comme cela leur a plutôt réussi, à force, elles se forgent la conviction
qu’elles ont tout le temps raison, qu’elles lisent tout le monde. Là
doit s’allumer une alarme rouge. Il y a grand danger. Danger pour
ceux qui les entourent, de perdre leur libre arbitre, de payer pour des
intentions qu’on leur prête et qui sont fausses. Et danger pour ces
personnes soi-disant visionnaires, car elles se fomentent leur propre
malheuren se fermant à l’altérité, et se sentent souvent très isolées
dans leur propre vision du monde.

Les deux erreurs classiques


Nous pensons connaître les intentions des autres
Comme ces intentions sont invisibles, le mécanisme que nous met-
tons en place pour les évaluer repose sur l’impact qu’elles ont eu sur
moi:
• Je me suis senti blessé →tu voulais me blesser →tu es cruel ;
• Je me suis senti trahi →tu voulais me faire du mal →tu es un
traître ;
• Je me suis senti humilié →tu as cherché à m’humilier →tu es
dangereux.
Et ainsi de suite. Cela se fait automatiquement. Nous n’avons même
pas conscience que nous confondons supposition et conclusion.
En plus de cela, nous avons tendance à imaginer le pire. Lorsqu’un
ami oublie de me souhaiter mon anniversaire et que ça me touche,
j’ai souvent tendance à penser: « C’est vraiment pas très élégant

144 Comment ?
de sa part, je l’appellerai demain pour lui dire que je n’ai pas
apprécié » alors que je pourrai aussi dire « J’espère qu’il ne lui est
rien arrivé ».
Il est amusant de constater que si nous avons tendance à juger dure-
ment les intentions des autres, nous sommes au contraire assez indul-
gents avec nous-mêmes.
Quand un client vous met la pression, c’est un psychopathe. Mais
quand c’est vous qui mettez la pression à vos fournisseurs, vous êtes
exigeant… Quand on ne répond pas assez vite à votre e-mail, c’est un
manque de respect. Mais quand c’est vous qui tardez à répondre, c’est
normal car vous êtes débordé. Injuste, mais normal. Car nous, nous
savons ce qui se passe dans nos têtes, donc nous savons qu’il n’y a pas
de mauvaises intentions. Mais dès qu’il s’agit d’autrui, alors l’opacité
crée une croyance de malveillance.

Nous pensons que les bonnes intentions


corrigent un mauvais impact
Nous avons l’impression qu’en clariant nos intentions le problème
de l’impact disparaît.
« Écoute, je te le redis, je n’avais aucune intention de te rabaisser lors
de la réunion, tu peux me croire. C’est bon, on peut passer à autre
chose maintenant ? »
En gros, c’est ce que sous-entend l’enfant lorsqu’il se défend: « Mais
je l’ai pas fait exprès.» Finalement, il dit: « Comme je n’avais pas
l’intention délibérée de commettre cette bêtise alors, d’une part, ce
n’est pas grave et, de l’autre, tu ne peux pas me punir.»
Cette manière de penser comporte deux risques:
• d’abord, l’impact est toujours là. Vous ne pourrez pas faire l’éco-
nomie de « réparer » l’effet sur l’autre de vos actions. Ou tout au
moins d’en parler ;
• ensuite, la personne peut ressentir une forme de dévalorisation,
voire un déni de sa souffrance: en lui disant que ce n’est pas grave

La conversation circonstancielle –l’intention 145


car vous n’aviez pas de mauvaise intention, la personne peut
retenir l’idée qu’elle n’a pas le droit de se plaindre ou d’avoir mal
car ce n’est pas grave…
Il est donc fondamental, tout en clariant votre intention, de recon-
naître l’impact et surtout de chercher à résoudre le problème causé.
L’exercice relève parfois de l’équilibrisme, mais reste possible.
Enn, cela sous-entend quelque part que les intentions se répar-
tissent en deux catégories: bonnes ou mauvaises, malveillantes ou
bienveillantes. Or, nous le verrons plus en détail dans le paragraphe
sur la dimension identitaire, il est probable que nos intentions soient
de temps en temps confuses, souvent complexes, parfois même para-
doxales.

Deux conseils pour éviter ces deux erreurs


Heureusement, ces deux pièges peuvent être évités.

Séparez l’intention de l’impact


Pour sortir du premier piège qui consiste à immédiatement prêter
de mauvaises intentions à celui ou à celle qui vient de vous blesser,
obligez-vous d’abord à dissocier le problème de l’intention, puis à
procéder par hypothèse.
Votre associé Yves traîne à vous envoyer le nouveau pacte d’action-
naires, alors que vous en aviez besoin urgemment pour créer votre
holding personnelle. Comme cela tarde, votre avocate vous envoie
un e-mail sec en vous expliquant qu’elle ne peut pas travailler sans ce
pacte d’actionnaires et qu’elle refuse ce dossier tout en vous envoyant
sa facture. Vous êtes furieux et en voulez à votre associé. Mais vous
savez pourquoi il traîne, c’est parce qu’il n’est pas d’accord pour que
vous transfériez vos actions à une holding. Il y voit probablement
une menace…

Dans ce cas-là, quel est l’impact de l’action d’Yves ?

146 Comment ?
• Des frais à payer, un retard dans la création de la holding et un
e-mail désagréable à lire.

Quelle est l’hypothèse que vous faites au sujet des inten-


tions d’Yves ?

• Il le fait exprès pour freiner un processus qu’il désapprouve.

Quelle(s) autre(s) hypothèse(s) pourriez-vous imaginer ?

• Il a perdu les statuts, il est débordé, il y a une autre raison…

Pour information, puisqu’il s’agit d’un cas réel, en l’occurrence Yves


avait demandé à son propre avocat de rééchir sur une mise à jour
des statuts et il attendait son retour avant d’envoyer l’e-mail à son
associé.
Dans ces cas-là, ne faites pas comme si vous n’aviez pas d’avis ou
d’hypothèses sur ses intentions. Il est complètement naturel de se
faire une idée de ce que pense l’autre. Cela n’a rien de violent ou de
malsain tant que vous ne présentez pas cela comme la vérité. Ne le
cachez pas.
Au contraire, je vous conseille de partager vos hypothèses avec l’autre
tout en explicitant votre raisonnement sans jugement ni agressivité.
Par exemple, vous auriez pu dire:

« Yves, je voulais te parler de ma requête au sujet des statuts.


Je te les ai demandés lundi dernier, nous sommes jeudi et je
n’ai pas de réponse de ta part. J’en ai besoin et cela me met
dans une situation inconfortable vis-à-vis de mon avocat.
Comme d’habitude, tu es très réactif sur ces sujets, je me
suis demandé si ton retard voulait dire quelque chose et j’ai
fait l’hypothèse que peut-être cela te dérangeait que je crée
ma propre holding. Si c’est le cas, j’aimerais qu’on en parle.
Peux-tu me donner ton avis ? »

La conversation circonstancielle –l’intention 147


Pour terminer, je vous donne un exemple de ce que cela donne de
séparer l’intention de l’impact en préambule d’une conversation
dicile:

« Bruno, je vais refuser ton augmentation cette année. C’est


une décision difficile dont j’aimerais qu’on parle tous les
deux. J’imagine que cela va t’affecter et j’en suis désolé.
Mais je voulais te dire en revanche qu’il n’y a absolument
aucune intention de ma part ou de la part de l’entreprise
de te sanctionner pour quoi que ce soit. Au contraire, tes
résultats sont excellents et nous continuons à vouloir que tu
grandisses avec nous. Ma décision n’a rien à voir avec cela
et je vais t’expliquer pourquoi je l’ai prise. »

Rééchissez à vos propres intentions


Rééchir à nos propres intentions permet de prendre conscience
que nous sommes complexes (donc que l’autre aussi peut avoir des
intentions complexes) et que nous sommes parfois confus (donc
que si nous-mêmes avons du mal à nous comprendre, comment
est-ce possible que quelqu’un d’autre soit capable de connaître mes
intentions ?).
Faire cet exercice avant d’aborder la conversation dicile permet de
nuancer les intentions que vous prêtiez à l’autre.
Si jamais vous êtes susamment à l’aise avec l’autre pour partager
vos réexions sur vos propres intentions, alors je trouve cela très
puissant en termes d’ouverture au dialogue. Mais je reconnais que
cela comporte une dose de risque.
En conclusion, je dirais qu’accepter l’idée que les intentions de l’autre
nous échappent, c’est le reconnaître comme un être libre et que cela
nous encourage à essayer de le comprendre. À l’inverse, partir du
principe qu’on sait ce qu’autrui pense, c’est nier violemment une
partie de la condition humaine et se fermer à la curiosité à son égard.

148 Comment ?
Les règles d’or de ce chapitre

#19 Nous confondons souvent à tort intention et impact.


#20 Les intentions d’autrui sont invisibles, il convient de
procéder par hypothèse.
#21 Nos propres intentions sont complexes, donc celles
des autres aussi.

La conversation circonstancielle –l’intention 149


CHAPITRE 9

La conversation
circonstancielle –
laresponsabilité
« L’autre est coupable » ou le sujet
de la responsabilité
En réalité, penser en termes de culpabilité lance un processus délétère
composé de trois questions toutes toxiques et inutiles: la recherche
du responsable, le jugement et la punition.
• Qui est à l’origine de l’erreur ?
• Est-il jugé coupable ?
• S’il est coupable, comment faut-il le punir ?
Comme pour l’intention, ce processus se fait de manière automatique,
presque inconsciente. Spontanément, lorsqu’il y a un problème ou
une erreur, nous cherchons un coupable et quand nous le tenons, nous
voulons le punir.

Pourquoi chercher un coupable


est dangereux, inutile et injuste
Chercher un coupable empêche de comprendre et de résoudre le
vrai problème !

151
Là réside d’ailleurs l’une des caractéristiques principales de l’escalade
du conit: petit à petit, l’autre devient le problème. On assiste à une
objectivisation de la personne qui cesse d’être un sujet et devient un
objet. De là à la violence, il n’y a qu’un pas puisque l’étape d’après
consiste à penser que si l’on supprime la personne, alors on supprime
le problème ! Ou, autre manière de le dire, tout aussi mortifère: « Je
ne suis pas en train de détruire une personne, je suis en train de sup-
primer le problème, donc mon action est légitime.»
Alors qu’en réalité, la personne est très rarement le problème, ou, plus
précisément, elle est très rarement tout le problème. Certes, elle a pu
y contribuer, elle a pu l’exacerber, mais, en général, le problème ne
sera pas résolu quand bien même la personne aurait été supprimée.
Quelques exemples fréquents:
• l’entreprise ne va pas bien →le problème, c’est que le nouveau
directeur général n’est pas un leader ;
• les ventes sont mauvaises →il faut changer la force de vente ;
• le projet ne sera pas prêt à temps →le fournisseur est incompé-
tent.
Alors que, très probablement, la réalité s’avère plus complexe:
• l’entreprise ne va pas bien car la digitalisation de l’industrie a
changé les règles du jeu ;
• les ventes sont mauvaises car les produits sont mal positionnés
en termes de prix ;
• le projet ne sera pas prêt à temps car le cahier des charges a
évolué sans en avertir le fournisseur…
Ensuite, l’autre inconvénient de la logique de culpabilité est qu’elle
freine le processus de résolution du problème.
Imaginez que vous êtes sur un bateau qui vient de percuter un iceberg.
La coque, trouée de part en part, provoque un lent naufrage. Qui est
responsable de cet accident ? Le capitaine qui a décidé de l’itiné-
raire ? La vigie qui n’a pas vu l’iceberg à temps ? Le constructeur du
bateaupas assez résistant ? Pendant ce temps-là, le bateau coule et le

152 Comment ?
problème réel (l’iceberg) est toujours là… La volonté de chercher le
coupable augmente les chances de naufrage.
Nous en revenons à l’objectif encore et encore. Si l’objectif est de
sauver le bateau, alors il faut trouver l’origine du problème et le
résoudre. Mais trop souvent, inconsciemment, nous changeons d’ob-
jectif, comme une montgolère qui change de cap sous l’eet d’une
tempête émotionnelle, et nous voulons trouver le responsable an de
le punir.

Comment faire pour éviter ce piège ?


L’idée est de passer de la culpabilité à la coresponsabilité.
La culpabilité est tournée vers le passé et provoque une envie de juger
alors que la coresponsabilité est tournée vers le futur et provoque une
envie de comprendre.
La coresponsabilité a souvent une dimension collective et interactive.
Elle pousse à avoir une analyse systémique du problème.

La conversation circonstancielle – laresponsabilité 153


Comment faire en pratique ?
• Pensez systémique ! Les organisations, quelle que soit leur forme,
sont des systèmes complexes. En cas d’erreur, au lieu d’accuser un
acteur en particulier, essayez de comprendre pourquoi le système
n’a pas su anticiper ou gérer cette erreur.
• Prenez une position d’observateur pour établir une cartographie
des responsabilités:
– Quelle est ma responsabilité ?
– Quelle est la responsabilité de l’autre partie ?
– Qui d’autre est impliqué ?

Rééchissez à votre part de responsabilité: qu’auriez-vous pu faire


d’autre ? Qu’auriez-vous aimé fairede diérent ? Avez-vous évité le
problème ? Pour certains, cet exercice sera simple ; pour d’autres, très
compliqué. Une idée qui peut vous aider est de vous mettre à la place
de votre interlocuteur: selon lui, quelle est votre responsabilité ?
Je termine ce chapitre par une remarque qui revient presque systé-
matiquement lors de mes formations: « Oui, mais que se passe-t-il si
réellement je n’ai aucune responsabilité dans ce qui vient de se passer ?
Je veux bien ne pas culpabiliser, juger ou punir celui qui est 100 %
responsable, mais de là à m’inventer une fausse responsabilité, je ne
suis pas d’accord.»
Alors oui, en théorie une personne peut vraiment porter l’intégralité
de la responsabilité. Mais dans la pratique, dès qu’il y a coopération
entre plusieurs personnes, dès qu’il y a interaction humaine, les torts
sont presque toujours partagés. En tout cas, dans ma pratique, je
n’ai encore jamais vu un cas où un seul coupable émergeait: d’une
manière ou d’une autre, chacun avait joué un rôle et devait, du coup,
porter sa part de responsabilité.
Voici quatre cas de gure où vous avez une part de responsabilité
dans l’aaire qui n’est pas forcément évidente au premier coup
d’œil:

154 Comment ?
1. Vous avez évité le problème, vous l’avez laissé pourrir. Votre
patron vous sollicite de plus en plus les week-ends et vous
n’arrivez pas à lui dire non. Jusqu’à ce qu’il vous demande
d’annuler votre voyage en amoureux pour votre anniversaire de
mariage. Du coup, lorsque la dispute éclate au grand jour, vous
êtes en partie responsable.
2. Se rendre inaccessible : vous avez reconnu le problème,
donc techniquement vous n’êtes pas dans la fuite, mais vous
retardez votre intervention en prétextant un manque de
temps ou vous gardez une forme de distance par rapport à
la situation.
3. Penser de manière binaire: le fait de penser en termes de
vrai/faux, bien/mal, juste/injuste, acceptable/inacceptable sans
essayer de comprendre la situation a une part de responsabilité…
4. Mettre les gens dans des cases: estimer qu’on a cerné notre
interlocuteur, qu’on sait ce qu’il pense, que l’on connaît ses
intentions sans l’écouter, sans lui donner une chance de
s’expliquer participe du problème
Mais de toutes ces formes d’évitement, c’est le silence qui me semble
le plus fréquent. Lorsqu’on me raconte un conit, j’assiste très souvent
à une longue litanie de plaintes sur ce qui a été fait, dit, sous-entendu,
etc. Et souvent une personne en particulier semble être le problème.
Après avoir écouté, reformulé et reconnu que cela devait être très
dicile à vivre, je pose systématiquement la question: « Lui en
avez-vous parlé ? »
Parfois la réponse est: « Oui bien sûr, il/elle le saitbien.» Mais je me
mée. En général, le « il/elle le sait » signie plutôt « je pense qu’il/elle
le sait » ou « j’ai le sentiment que je lui ai dit ». J’enchaîne donc avec
une autre question: « Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il/elle vous a
compris ? » Plus délicat.
Mais parfois la réponse est un vrai « non ». « Non, je ne lui ai pas dit,
cela ne sert à rien » ou « Non, ça le/la mettrait en colère » ou « Non, je
ne veux pas m’abaisser à cela »…

La conversation circonstancielle – laresponsabilité 155


Dans les deux cas, cela me permet d’induire la notion de
coresponsabilité, non pas pour distribuer les bons et les mau-
vais points, mais pour nuancer la situation et s’ouvrir à l’idée de
comprendre l’autre au lieu de le culpabiliser.

Les règles d’or de ce chapitre

#22 En cas de problème, nous avons tendance à cher-


cher un coupable.
#23 L’idée est de passer de la culpabilité à la
coresponsabilité.

156 Comment ?
CHAPITRE 10

La conversation
émotionnelle
Le sujet des émotions a été abordé dans le chapitre4, nous allons
voir ici comment les gérer dans le cadre d’une conversation dicile.
Le plan de ce chapitre pourrait se résumer ainsi: « Impossible de faire
sans, dicile de faire avec, comment s’en sortir ? »

Impossible de faire sans… mais difcile


defaire avec !
Dans ma dénition de ce qu’est une conversation dicile, j’ai inclus
les émotions. En eet, ce sont elles, en grande partie, qui rendent les
conversations complexes et délicates.
Elles sont omniprésentes, plus ou moins négatives, plus ou moins
intenses, plus ou moins exprimées, mais elles sont toujours là.
Préparer une conversation dicile en espérant que les émotions
n’interfèrent pas revient à plonger dans la mer pour sauver quelqu’un
qui se noie, tout en espérant de pas se mouiller…

Un frère et une sœur, Jean (l’aîné) et Pauline (la cadette),


sont associés avec leur père dans l’exploitation familiale

157
qui produit des céréales bio. La fratrie compte deux autres
sœurs qui ne travaillent pas dans l’entreprise. Leur papa
décède. Jean et Pauline ne s’apprécient guère et ne se
parlent presque plus. Afin d’éviter le conflit, le père a
confié à chacun la responsabilité d’une des deux affaires
de la famille. Jean, l’aîné, gère la production et la vente des
légumes. Pauline s’occupe de la distribution.
Quelques jours après l’enterrement, Jean et Pauline se
voient pour parler de la suite. La tension est palpable. La
conversation s’annonce extrêmement difficile. Pauline, la
cadette, lance les hostilités :
« J’ai reçu l’estimation de l’expert et au total le patrimoine
de la famille représente 2 millions d’euros, à peu près un
tiers pour la ferme et deux tiers pour la distribution. Or,
nous sommes propriétaires à 50 % chacun maintenant. Je te
propose qu’on se sépare, que je garde la distribution et que
tu gardes la ferme, et je te compense pour la différence en
te la versant, moi ça me va.
– Évidemment que ça te va, lui répond son frère, tu gardes la
meilleure partie du business et tu me laisses la ferme sachant
très bien qu’elle ne va pas bien du tout financièrement. En
gros, tu me voles !
– Tu t’es toujours moqué de moi au sujet de la distribution.
Je te rappelle que vous m’aviez confié ce projet papa et toi
car soi-disant tu étais meilleur que moi pour gérer la pré-
cieuse ferme. C’est pas ma faute si tu n’as pas été capable
de bien t’en occuper, alors que j’ai réussi à monter toute la
distribution toute seule dans mon coin.
– Je n’en crois pas mes oreilles. Tu sembles oublier que
tu as monté ton projet à la base avec l’argent de la ferme.
Avec l’argent que je générais. Je n’y peux rien si les fermes
se portent mal en France en ce moment. Je vais te dire ce

158 Comment ?
qu’on va faire, on va faire comme papa aurait voulu qu’on
fasse, on va vendre la ferme et je vais venir t’aider à gérer la
distribution. Un point, c’est tout. »
Le visage de Pauline s’empourpre immédiatement, elle
lui répond les larmes aux yeux : « Moi vivante, cela n’arri-
vera jamais, tu m’entends. Ce serait le comble, tiens, après
m’être laissée ridiculiser pendant quarante ans alors que je
travaillais dur dans mon coin et que je roulais en Kangoo
pour faire des économies alors que tu pavanais en BMW…
En plus, tu utilises papa comme prétexte, tu devrais avoir
honte ! »
Le sang de Jean ne fait qu’un tour, il se raidit de colère et
hurle sur sa sœur : « Tu veux donc tout simplement voler
l’héritage familial, je ne te laisserai pas faire, tu n’as toujours
été qu’une sale ingrate, on se retrouve devant le juge. »

Que s’est-il passé ? Les émotions accumulées depuis plus de quarante


ans, non exprimées tant que le père était en vie (par pudeur, par res-
pect ou par peur, je ne sais pas), ont littéralement explosé.
Il aurait pu être question uniquement de chires, de rentabilité,
d’organigramme et de négociation classique. Mais en réalité le sujet
était ailleurs. La sœur ressentait probablement de l’injustice. Elle
aurait aimé parler de son sentiment d’être toujours le numéro deux, de
sa honte d’être jalouse de son frère plus brillant, plus charismatique.
Ce frère qu’elle aimait par ailleurs. Et le frère aurait aimé parler de
sa honte d’avoir échoué, d’avoir déçu leur père, d’avoir sous-estimé
sa sœur, mais aussi de sa peur panique de ne plus avoir de revenus à
l’âge de la retraite. Voilà tout ce dont il s’agissait.
En général, nous essayons de faire  des émotions, surtout dans
le monde de l’entreprise. Nous tentons de penser « valeur », « fac-
tuel », « actif », « valeur ajoutée », bref tout ce qui peut se mesurer,
donc se ramener au réel. Mais le ressenti compte plus que le
réel. Il en coûte énormément à certains de comprendre cette idée,

La conversation émotionnelle 159


mais je la vérie médiation après médiation, conversation après
conversation.
La plupart des conversations diciles démarrent autour d’un désac-
cord sur quelque chose de matériel, de tangible, de mesurable: un
bonus, un salaire, de la valeur, un terrain, une marque… Et après
quelques heures de discussion, on parle en fait de valeurs (reconnais-
sance, justice, respect), de blessures (trahison, rejet, abandon, humi-
liation, injustice) et d’émotions (peur, colère, tristesse, agacement,
angoisse, etc.).
Je suis toujours surpris de voir que nous tentons encore et toujours de
mettre nos émotions de côté dans le monde de l’entreprise. Je perçois
trois croyances limitantes à ce sujet:
• l’une qui dirait quelque chose comme: « Exprimer ses émotions
relève de l’intime ; or, partager son intimité, c’est se rendre vul-
nérable, et pour cela il faut de la confiance » ;
• l’autre qui partirait du principe que l’entreprise n’est pas l’endroit
où l’on vient s’épancher sur ses émotions ;
• et enfin une dernière, qui a la peau dure malgré les immenses
efforts faits par les entreprises sur le sujet de l’intelligence émo-
tionnelle ces dernières années, qui confondrait allégrement émo-
tions et émotivité, sensibilité et sensiblerie, et qui associerait tout
cela à une forme de faiblesse.
Penser pouvoir passer outre ses émotions et celles de l’autre pose de
graves problèmes:
1. Les émotions empêchent complètement de passer à une logique
de compréhension de l’autre. Impossible d’écouter l’autre si je
pense que je ne suis pas écouté. Les deux poumons d’une
conversation dicile réussie, à savoir écouter et s’exprimer,
seront complètement hors service. L’oxygène va manquer et
l’envie de se comprendre va disparaître avec.
2. Les émotions réfrénées s’exprimeront de toute façon: par du
langage non verbal (moues du visage, mains qui se tordent,
haussements de sourcils), mais aussi par du verbal (sarcasmes,

160 Comment ?
cynisme ou silence). Vous savez ces petites phrases dites à
demi-mot comme si elles n’avaient pas été prononcées: « Ben
voyons », « Il ne manquait plus que ça » ; « C’est un comble » ;
« Tu m’étonnes…» ; « Il est où le respect, là ? », « On fait comme
tu veux alors, comme d’habitude »… Elles vont polluer la
communication, voire l’empêcher. Car l’autre perçoit bien,
ne serait-ce qu’inconsciemment, cette tension émotionnelle
et cela va le tendre aussi. On peut alors oublier le climat
de sécurité incontournable pour passer à la conversation
didactique.
3. Les émotions peuvent exploser. Surtout la colère. Je ne dis
pas que ce n’est pas récupérable, mais disons que ce qui est dit
sous le joug de la colère peut laisser des traces. Un proverbe
africain compare la colère au sel: quand on en met trop dans
un plat, il sera impossible de l’enlever après. En réalité, ce
n’est pas tant la colère qui pose problème que l’expression de
la colère, et de la violence qui l’accompagne souvent. C’est
d’ailleurs bien là le souci: plus on tente de contenir sa colère,
plus elle risque de s’exprimer de manière incontrôlée, violente et
dévastatrice. Alors qu’exprimer calmement l’indignation sous-
jacente derrière la colère et le besoin de respect et de dignité
qu’elle signie n’aura que des avantages.
4. Vous perdez une occasion de vous révéler, vous enlevez une
opportunité à l’autre de vous connaître, donc vous réduisez vos
chances d’enrichir la relation.
Je reconnais que coner ses émotions fait peur et comporte des
risques. Mais le coût de se rendre vulnérable peut être contenu et
rattrapé, alors que le coût du silence, lui, est exorbitant et dénitif.

Comment s’en sortir ?


Une seule idée: pour s’en sortir, il faut que ça sorte… Mais essayons
de creuser cette idée: qu’est-ce qui doit sortir et comment ?

La conversation émotionnelle 161


Identier ses émotions
La tâche est plus ardue qu’il n’y paraît.
Tout d’abord, car nous n’avons pas tous acquis la grammaire des
émotions dont parle Isabelle Filliozat dans son livre Que se passe-t-il
en moi1 ? En eet, faites-vous la diérence entre une émotion, un
sentiment, une humeur et un tempérament ?
• Une émotion, comme définie précédemment, est une réponse
physiologique à une stimulation. Elle est éphémère et fonctionne
comme une décharge qui informe le corps.
• Un sentiment est un état affectif complexe composé de plusieurs
éléments à la fois émotionnels, imaginatifs et cognitifs. Il est
souvent initié par une émotion, mais, à la différence de celle-ci, il
perdure. Pour faire simple, prenons un exemple: quand l’émotion
d’amour apparaît, en réponse à un stimulus extérieur, elle génère
des modifications psychologiques importantes, envoie un mes-
sage au cerveau et au corps, dure quelques secondes puis disparaît
–oui, je sais, c’est triste. Alors que le sentiment amoureux, initié
par cette émotion, peut durer toute une vie, même sans stimulus.
Idem pour le sentiment de haine.
• Une humeur est un état affectif passager qui dure de quelques
heures à une journée. Elle peut être liée à des émotions ou
pas. Les humeurs peuvent dériver de processus psychologiques
conscients ou inconscients, comme les rêves. Un mauvais rêve
pourra nous mettre de mauvaise humeur sans que nous ne com-
prenions exactement pourquoi.
• Un tempérament est une habitude émotionnelle issue de l’en-
fance. C’est la manière dont nous avons appris à réagir au monde.
Souvent, nous confondons tempérament et identité alors que le
tempérament peut se changer. Le tempérament est à l’identité
ce que la croyance est au réel. On retrouve le même décalage: la

1. Marabout, 2019.

162 Comment ?
croyance est ce que je pense qu’est le réel. Le tempérament est ce
que je pense être. Dans les deux cas, ils peuvent évoluer.
Enn, car nous avons des croyances par rapport aux émotions. Notre
histoire, nos expériences, notre éducation, nos rencontres, nos milieux
sociaux font que nous nous forgeons des convictions sur les émo-
tions. Par exemple, certains craignent la colère, souvent car ils en ont
eux-mêmes souert à un moment de leur vie, et vont l’associer à la
méchanceté. Dans d’autres milieux, au contraire, la colère sera valorisée
comme symbole d’estime de soi et de puissance. Combien de lms
américains, les Marvel en premier, véhiculent l’idée de la saine colère,
celle qui permet au héros de rétablir la justice ? Sans parler de Hulk…
Nous avons tous une empreinte émotionnelle unique. Charge à nous
d’en prendre conscience.

Faire la paix avec ses émotions


Cela passe par le fait d’accepter l’idée que les gens bien peuvent
ressentir des émotions négatives… Certaines cultures ou certaines
familles cultivent en eet la croyance que les gens « bien » dominent
leurs émotions: ne pleurent pas, ne s’énervent pas, ne parlent pas de
leur peur, ne se mettent pas en colère. Or, tout le monde ressent des
émotions. Tout le monde. Cela ne donne aucune indication sur la
valeur de la personne.
Accepter que nos émotions ont autant de valeur que celles des autres
est une autre manière de faire la paix avec ses émotions.
Certaines personnes versent dans une forme d’abnégation contrite en
donnant la priorité aux émotions de l’autre. En sortant de médiation,
je leur demande parfois si elles ont eu le sentiment d’avoir pu exprimer
leur ressenti. Si elles répondent « non », je creuse pour comprendre la
raison de ce silence. Elles me conent alors que l’autre avait l’air telle-
ment ému (tellement énervé, tellement triste, tellement angoissé, etc.)
qu’elles ont jugé inapproprié de s’épancher. « Je ne veux pas aggraver
la situation » ; « Ça va moi, je peux gérer » ; « Je n’ai pas envie de passer

La conversation émotionnelle 163


pour un pleurnichard » ; « Tout va bien, je prends sur moi, ce n’est pas
aussi grave que pour lui » ; « Je tiens le coup. Là, la priorité est de régler
le problème » ; « Il faut que ça aille, on n’a pas le choix, non ? »… Autant
d’expressions qui indiquent que la personne fait passer les émotions de
l’autre avant les siennes en pensant que tout ira bien.
Mais cela n’ira pas. Pas sur le long terme. La frustration, l’amertume,
la fatigue, l’angoisse vont s’accumuler, vous aecter profondément (là
réside l’une des causes possibles de la dépression) et éroder le lien que
vous entretenez avec les gens. Faire passer vos émotions en second
plan sous-entend que vous faites passer vos propres besoins derrière
ceux des autres. Tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime !

Négocier avec ses émotions


Il est impossible de changer mon émotion, mais il est possible de
changer l’histoire qui déclenche mon émotion.
Vous marchez dans la forêt tranquillement quand soudain vous voyez
un serpent juste devant vous. Vous bondissez de côté pour l’é viter,
avec le cœur qui bat la chamade. Vous avez eu peur et votre peur vous
a aidé à survivre. Sauf qu’en regardant de plus près il ne s’agissait pas
d’un serpent mais d’un bout de bois. Vous avez cru voir un serpent.
Autrement dit, votre cerveau vous a raconté une histoire qui n’était
pas la bonne. Nous ne pouvons pas changer l’émotion une fois qu’elle
est déclenchée, mais nous pouvons changer l’histoire qui la génère.
Si, de loin, votre ami vous avertit: « Tiens, regarde, c’est amusant, le
bout de bois là-bas, on dirait un serpent ! », alors vous n’avez plus peur.
L’histoire que vous vous êtes racontée vient de changer le déclenche-
ment de l’émotion.
Appliquons cela dans l’entreprise. Disons qu’Éric est en colère
car il se sent trahi: il a fait conance à son manager et a partagé
une information condentielle sur l’une de ses collègues. Et cette
information vient de lui arriver aux oreilles. Aucun doute, son
manager l’a trahi.

164 Comment ?
L’idée n’est pas de travailler sur son sentiment de trahison, mais sur
les raisons qui le font penser qu’il a été trahi. Autrement dit, quelle
est l’histoire qu’il se raconte pour en arriver là: de quelle information
part-il ? Quelle hypothèse fait-il ? Comment en arrive-t-il à cette
conclusion ?
Peut-être qu’Éric en se posant ces questions va se rendre compte qu’il
part d’une information dont il n’est pas tout à fait certain, qui lui a été
rapportée et qui, nalement, demande à être vériée.
Ou alors il comprend qu’il a interprété le réel (par exemple, il a
entraperçu hier son manager sortir furtivement du bureau de son
chef, juste après qu’il lui a parlé, ce qui a renforcé sa conviction), mais
qu’il y a peut-être d’autres interprétations (ils sont en couple ?). Enn,
il peut arriver que les conclusions se fassent sur la base d’une croyance
personnelle. Par exemple, supposons qu’Éric a déjà vécu une situation
similaire et vit avec l’idée que, de toute façon, à un certain niveau les
chefs se partagent tout: tout se sait !
Peut-être qu’Éric a été trahi ou peut-être qu’il s’est trompé, ou
peut-être que ce n’est pas son chef, mais une oreille indiscrète qui a
répété l’information. En fait, peu importe. Ce qui compte, c’est de se
poser toutes ces questions car, ce faisant, cela active le cortex (le siège
de la raison) qui reprend le dessus sur le cerveau reptilien (le siège
de la survie). Ainsi, je prends conscience de l’histoire que je me suis
racontée jusque-là, je la challenge, je la confronte au réel et je peux
soit la changer, soit la nuancer.
Je me construis alors un autre récit, plus en demi-teinte, qui fait que
je me sens moins menacé, et qui, en conséquence, ne déclenche pas
mon cerveau reptilien.

Exprimer ses émotions, mais bien


Quelques conseils pour que cette phase se passe le mieux possible:
1. Ne vous embourbez pas dans vos propres émotions. Parfois,
quand on a retenu ses émotions depuis trop longtemps et

La conversation émotionnelle 165


qu’on ouvre les vannes, cela peut donner la sensation d’un
défoulement émotionnel qui ne se terminera jamais. Apprenez
à vous arrêter et pensez bien à ce que l’expression des sentiments
soit partagée: ne monopolisez pas la parole. Exprimez vos
émotions et écoutez celles de l’autre. Au même niveau.
2. Reconnaissez vos émotions et celles des autres. Par le verbe
« reconnaissez », j’entends tout simplement le fait de citer
l’émotion: « Je te sens triste.»
3. Partagez vraiment vos sentiments, pas des reproches ni des
jugements. Sur ce sujet, vous pouvez vous reporter aux travaux
du fondateur de la Communication Non Violente Marshall
Rosenberg 1 ou aussi à Thomas d’Ansembourg, l’un des
spécialistes français de la discipline.
4. Mettez de la distance entre vos émotions et vous:
a. dans l’espace: au lieu de dire « Je suis en colère », qui peut
laisser penser que vous êtes votre colère, qu’elle vous dénit
complètement, dites « Je me sens en colère.» Vous dites ainsi
que vous ne vous identiez pas uniquement à votre colère:
vous n’êtes pas que colère, votre identité ne se résume pas
à cela ;
b. dans le temps: précisez « Je me sens en colère en ce moment »
pour en limiter la temporalité. Sous-entendu, ça va passer.
Cela ne me dénit pas ad vitam æternam.

Surtout, comprendre ses émotions


S’il y a un message que je souhaite que vous reteniez sur la conver-
sation émotionnelle, c’est que l’émotion (ou le sentiment en l’occur-
rence) constitue un message, une information précieuse.
Comme le dit omas d’Ansembourg dans son livre Cessez d’être
gentil, soyez vrai2 !: « L’intérêt d’identier notre sentiment, c’est qu’il

1. Op. cit.
2. Les Éditions de l’Homme, 2014.

166 Comment ?
nous renseigne sur nous-mêmes en nous invitant à identier nos
besoins. »
Derrière nos émotions se cachent nos besoins. Le mot « besoin » est
parfois mal compris, parfois confondu avec des caprices ou des pul-
sions. Il n’en est rien. J’entends ici le mot « besoin » au sens beaucoup
plus large: ce sans quoi je ne peux vivre, ceux que je dois satisfaire
pour trouver un équilibre de vie, ceux qui sont connectés à mes valeurs
les plus profondes.
Reprenons la théorie de Lise Bourbeau, l’auteur du livre Les cinq
blessures qui empêchent d’être soi-même1 et essayons de voir quels sont
les besoins derrière les émotions:
• sentiment de trahison →besoin de loyauté, de fidélité ;
• sentiment de rejet →besoin d’acceptation, d’amour ;
• sentiment d’abandon →besoin de sécurité, d’appartenance ;
• sentiment d’humiliation →besoin de respect, de sécurité ;
• sentiment d’injustice →besoin de justice.
Par exemple, dans l’histoire de l’héritage vu plus haut, Pauline aurait
pu direà son frère: « Quand tu proposes de me rejoindre dans la
gestion du réseau de distribution sans me demander mon avis, je me
sens en colère car j’ai besoin que mon travail de ces quarante dernières
années dans l’ombre soit reconnu.»
L’idée principale de ce chapitre peut se résumer par la phrase: « Il faut
comprendre les émotions au lieu de les combattre.»
Comprendre vient du latin « cum » qui signie « avec » et « prehen-
dere » qui veut dire « prendre, saisir ». D’où la traduction en français:
« prendre avec soi, saisir par l’intelligence, embrasser par la pensée ».
« Combattre » tire son sens du latin « combattere », qui signie « s’op-
poser à », « lutter contre ».
Donc, n’oubliez pas de terminer la conversation émotionnelle
en exprimant vos besoins. Non seulement vous en avez le droit,

1. Pocket, 2013.

La conversation émotionnelle 167


mais en plus vous permettez à l’autre de mieux connaître qui vous
êtes vraiment. C’est l’objet du prochain chapitre : la discussion
identitaire.

Les règles d’or de ce chapitre

#24 Le ressenti compte plus que le réel.


#25 Pour s’en sortir, il faut que ça sorte.
#26 Les émotions sont à comprendre et non à combattre.

168 Comment ?
CHAPITRE 11

La conversation identitaire
La dimension identitaire se réfère à ce que la conversation dit de moi.
En quoi ce qui va se passer va venir questionner l’image que j’ai de
moi-même ? En quoi cette conversation va-t-elle me confronter à
moi-même, à ce que je pense être, où à ce que je souhaite être ?

Lorsque Mathieu décide de rejoindre la start-up qui lui fait


les yeux doux depuis des lustres et qu’il doit l’annoncer à
son employeur actuel (une multinationale), il n’en dort pas
la nuit. Pourtant, il n’y a pas d’enjeu réel : il compte donner
sa démission, donc il est dans son plein droit. Il ne demande
ni rupture conventionnelle ni lettre de recommandation, il
ne laisse aucun cadavre dans le placard. Bref, il n’a aucune
raison d’appréhender cette conversation. Et pourtant, il
recule l’échéance et n’arrive pas à l’annoncer. Quel est le
problème ?
Il s’avère que le département dans lequel il travaille vit un
moment difficile. Mathieu a le sentiment, selon ses propres
termes, « d’abandonner le navire en pleine tempête ». Or,
pour des raisons personnelles, le mot « abandon » résonne
particulièrement fort en lui. Il se considère comme quelqu’un
de courageux et de loyal, qui n’abandonnera jamais per-
sonne, surtout en situation de crise ou de vulnérabilité. Ses
valeurs le guident et le définissent.

169
Cette conversation, apparemment anodine, avec sa
manager le perturbe, car elle vient remettre en question ce
qu’il pense de lui. Suis-je si loyal que cela, finalement ? Je
proclame être quelqu’un de fidèle, mais au premier doute
je déserte, qui suis-je vraiment ?
En même temps, il a envie de partir et, rationnellement, il
dit être droit dans ses bottes au sens où il a plusieurs fois
averti qu’il désirait des projets plus excitants, qu’il se consi-
dérait sous-payé par rapport au marché et qu’il partirait si
l’entreprise ne lui proposait pas des opportunités de grandir.

Nos émotions nous montrent que nous avons besoin de congruence


et que ce qui se passe touche notre identité.

En quoi les conversations difciles


menacent-elles notre identité ?
En général, les conversations diciles viennent s’appuyer sur trois
points sensibles:
• Suis-je compétent ? Ce besoin de compétence se voit, par
exemple, lors de négociations salariales ou lorsqu’il s’agit de
répartir les parts du capital entre associés. En filigrane, la ques-
tion qui se pose est: quelle est ma valeur ?
• Suis-je quelqu’un de bien ? Là, on touche le besoin d’être une
bonne personne. Que se passe-t-il quand mon employée fond en
larmes quand je lui dis que ses collègues ne veulent plus travailler
avec elle ? Cela me renvoie à l’image de moi-même comme
capable de faire souffrir, de faire du mal…
• Suis-je digne d’être aimé ? Le besoin d’amour, d’appartenance,
d’acceptation est mis en branle lorsque surgissent des phrases
comme: « Mais personne ne te supporte de toute façon » ou
des attaques personnelles « Ce n’est pas ma faute si tu es seul et
célibataire.»

170 Comment ?
Ces moments-là peuvent nous ébranler profondément, inconsciem-
ment et de manière très soudaine. On ne sait plus exactement pour-
quoi, mais tout à coup dans la discussion on perd pied, on bafouille,
on se sent mal et on n’a qu’une envie: que ça s’arrête !
Dans leur livre Comment mener les discussions difficiles1 , Sheila Heen
et ses coauteurs expliquent que plus une personne a une identité
fragile, plus elle est menacée par le séisme identitaire que peut
représenter une conversation dicile. Ils appellent cela le « syn-
drome du tout-ou-rien ».
Plus j’ai une vision binaire du monde et de moi-même –je suis
compétent ou incompétent, juste ou injuste, bon ou mauvais–, plus
je suis vulnérable.
Ce syndrome du tout-ou-rien peut prendre deux visages: soit le déni,
soit l’autoagellation.

Le déni
Si j’entretiens une vision binaire de ma personnalité, que je réfute
l’idée d’être imparfait, alors la moindre critique vient forcément
menacer toute mon identité. Donc, pour me protéger, je la nie en
bloc.
Souvent, non seulement je refuse la véracité de la critique, mais
jeprête des intentions malveillantes au porteur du message, donc je
l’attaque.

Gaston fait partie d’un groupe de plusieurs associés qui


lui reprochent à l’unanimité son tempérament coléreux.
Confronté plusieurs fois en Comex, il botte en touche en
arguant du fait que lui, au moins, dit les choses et que même
si cela n’est pas facile à entendre, cela permet de préserver
l’entreprise. Au passage, il leur reproche leur sensiblerie. Ils

1. Op. cit.

La conversation identitaire 171


feraient mieux de dédier leur énergie à faire grandir l’entre-
prise plutôt qu’à pleurnicher.
Gaston est dans le déni. Toute son identité repose sur cette
idée que sa colère est légitime et utile. Que cela le rend
lui-même légitime et utile à l’entreprise. Mais il refuse de
voir que ce qui lui est reproché, ce n’est pas ce qu’il dit (ses
associés valident sa perspicacité), mais comment il le dit (la
violence, l’accusation, les reproches).

Le risque du déni est de creuser le fossé qui sépare ce que nous


pensons de nous et la réalité. Dans une conversation dicile, c’est
une attitude qui empêche totalement de nous mettre en posture de
comprendre l’autre, puisque nous partons du principe que cela ne
peut pas être vrai…

L’autoagellation
Le point de départ reste le même: une vision monolithique de mon
identité ; mais le principe est à l’opposé du déni: accepter la moindre
critique vient complètement menacer toute mon identité.

Karine s’emporte lors d’une réunion contre son collègue


Antoine. Elle se montre particulièrement agressive et injuste.
À la sortie, son amie vient la voir pour aller prendre un
café. Karine lui demande ce qu’elle en pense et obtient
une réponse franche : « Écoute, sincèrement, je ne t’ai pas
bien compris, sur ce coup-là, il me semble qu’Antoine était
sincère. Tu es certaine que tout va bien en ce moment ? »
Et là, Karine s’effondre : « Mon Dieu, c’est horrible, j’ai été
nulle, je ne sais décidément pas gérer mes émotions, c’est
à chaque fois la même chose, j’ai vraiment un problème. Je
vais finir par foirer ma vie professionnelle comme j’ai foiré
ma vie personnelle et amoureuse. »

172 Comment ?
L’autoagellation retourne la critique contre soi: si on critique ma
compétence, comme d’après moi je ne peux être que compétent ou
incompétent et qu’il n’existe pas d’intermédiaire, cela signie que je
suis totalement incompétent.

Comment faire pour gérer cela ?


Aucune formule magique, immédiate ou facile ne nous prémunit des
corollaires négatifs de la menace identitaire. Mais plus notre identité
est solidement ancrée, plus nous avons des chances de bien réagir.
Pour ce faire, je propose plusieurs pistes: prendre conscience de ce
qui est touché en soi, développer son optimisme, accepter sa propre
complexité et maîtriser son héros intérieur.

Prenez conscience de ce qui est touché


en vous
Une identité solide passe par une conscience de soi.
Apprenez à repérer les mots ou les situations qui déclenchent ce
sentiment de doute identitaire. Comprenez en quoi cela vient
menacer votre identité. Qu’est-ce que cela dit de vous qui vous est
insupportable ?

Gaston a fait cet exercice. Il s’est aperçu que ce qui déclen-


chait ses accès de colère tournait toujours autour d’une
seule idée : le sentiment qu’il n’était pas écouté. Cela pou-
vait se manifester par un désaccord, par un haussement de
sourcil, par un silence ou par la parole coupée.
En creusant, il a expliqué que son père était militaire et
donnait plus souvent des ordres qu’il communiquait. En tout
cas, lorsqu’il parlait, il était écouté. Gaston admirait l’autorité
naturelle de son père. Il pensait ou voulait lui ressembler.
Certes, il avait choisi d’être ingénieur au lieu de s’engager

La conversation identitaire 173


dans l’armée, et quelque part il savait que son père avait été
déçu. Mais depuis tout jeune, il se raccrochait à l’idée qu’ils
partageaient lui et son père des valeurs de courage, de force
et d’autorité. « Je suis un leader, un chef de tribu, je protège
ma tribu contre les menaces, même si parfois cela dérange. »
Quand ses associés ne l’écoutaient pas, au sens ne lui
obéissaient pas, il avait le sentiment d’être humilié. Cela
venait impacter directement l’image qu’il s’était forgée de
lui-même et les valeurs qui, pensait-il, le reliaient à son père.
Autant de besoins fondamentaux qui généraient une émo-
tion de colère violente, incontrôlable et démesurée.

Plus vous vous connaissez, plus vous serez capable de gérer la dimen-
sion identitaire de l’altérité.

Consolidez votre identité en acceptant


votre propre complexité
Vous pouvez reprendre les trois aspects de la conversation factuelle
(vérité/intention/responsabilité) qui vous aideront à réaliser que:
– vous commettez des erreurs ;
– vos intentions sont complexes ;
– vous avez contribué au problème.
Le fait d’admettre notre propre imperfection, notre propre complexité
et notre part de responsabilité nous aide à accueillir les attaques
(réelles ou ressenties) envers notre identité. Puisque nous ne pensons
plus notre identité de façon binaire, alors les critiques perdent de leur
poids. Nous pouvons essuyer un reproche sur notre compétence sans
pour autant penser que nous sommes incompétents.
Ainsi, nous sommes plus ouverts à l’idée de comprendre la critique.

174 Comment ?
Maîtrisez votre héros intérieur
Dans son livre Désarmez la violence –Manuel de défense à l’usage des
antihéros 1, Benjamin Giraudon, instructeur de self-défense, explique
que lors d’une agression physique, l’un des principaux facteurs de
stupéfaction est ce qu’il appelle le « héros intérieur ».
Il s’agit d’une version fantasmée de nous-mêmes empreinte de notre
volonté de justice, de notre envie d’être courageux et de notre aspira-
tion à être puissant.
Cela donne des phrases comme: « Moi, perso, le mec s’il me parle
comme ça, je lui rentre dans le lard » ou « Pourquoi tu lui as pas fermé
sa gueule à cet abruti ? »
Ce héros intérieur nous pousse à devenir une meilleure personne,
donc il faut le chouchouter. Mais il pose problème lorsque le décalage
entre ce héros que je rêve d’être et la personne que je suis réellement
est trop grand.
Se penser en justicier des réunions d’équipe, en défenseur de vos col-
laborateurs timides, en protecteur des méfaits d’un manager toxique
n’aide pas à se mettre en posture de comprendre.
Accepter que la réalité va forcément s’avérer plus compliquée à gérer
que ce que notre vision fantasmée de nous-mêmes imagine, nous aide
à garder notre calme lorsque l’incident éclate.

Comment faire concrètement


en pleine action ?
Tous ces bons conseils étant donnés, j’ai le sentiment de vous
envoyer sur le champ de bataille après un cours théorique d’auto-
défense… Voici quelques idées pour que cela fonctionne dans la
vraie vie.

1. Solar, 2022.

La conversation identitaire 175


Préparez-vous ! Ça va arriver…
Le fait de se préparer à cette éventualité permet d’enlever la dimen-
sion de la surprise. Or, si vous reprenez les chapitres précédents, vous
comprendrez que vous risquez de vous faire accuser de mentir, d’être
considéré comme ayant de mauvaises intentions, d’être jugé coupable
et de ressentir des émotions négatives de tout ordre… Impossible d’y
couper !

Protégez-vous ! Faites une pause


Si vous sentez que vous avez été touché et que vous avez été désta-
bilisé, faites une pause. Protégez-vous. Mettez de la distance. Nous
vous proposerons plusieurs techniques au chapitre19.

Projetez-vous ! Qu’en penserez-vous


dans trois ans ou trois mois ?
Il s’agit d’une technique intéressante de Sheila Heen que personnel-
lement je n’arrive pas à me l’appliquer à moi-même. Cependant, je
note que lorsque je pose la question à des personnes qui préparent
une conversation dicile, cela les aide à relativiser.

Lâchez prise ! Vous ne contrôlez


pas les réactions de l’autre
J’aime beaucoup cette idée, assez puissante: nous ne sommes pas
responsables des réactions de l’autre. Même si nous les déclenchons.
L’être humain est libre de réagir comme il veut aux diverses sollici-
tudes de la vie.
Si Jocelyne me coupe la parole en réunion et que je m’agace car je me
sens humilié, ce n’est pas la faute de Jocelyne. Elle est le déclencheur,
oui, mais pas la responsable. Je m’agace car j’ai un conit interne de

176 Comment ?
quête de respect ou de peur du mépris. Jocelyne est venue toucher ce
conit, mais c’est de ma faute, c’est mon conit.
Pour illustrer cette idée, je reprends une anecdote racontée, lors de sa
conférence à l’Institut catholique de Paris, par Henri Cohen Solal,
psychanalyste et docteur en psychologie franco-israélien, fondateur
de l’association Beit Ham spécialisée dans l’accompagnement des
adolescents en diculté dans des quartiers défavorisés:

Jérôme arrive à l’hôtel Hilton de New York pour donner


sa conférence au Congrès international des urologues.
Il retrouve Anne, la directrice de l’établissement, qui
l’accueille dans la salle du petit-déjeuner. Après les salu-
tations d’usage, Anne lui recommande d’aller se servir un
croissant, fraîchement fait par leur chef boulanger, reconnu
dans toute la ville. Jérôme, en surpoids, a commencé un
régime il y a quinze jours, encouragé par sa femme qui se
fait du souci pour sa santé. Plein de bonnes résolutions
mais avec beaucoup de regrets, Jérôme décline gentiment
l’offre. Anne insiste : « Faites-moi confiance, vous ne le
regretterez pas » et fait mine de prendre un croissant dans
le panier. Jérôme s’entend dire d’un ton beaucoup plus
ferme qu’il ne l’aurait voulu : « Mais je vous ai dit que non,
laissez-moi tranquille ! » La directrice se raidit, surprise et
lui répond : « Mais pourquoi vous me parlez sur ce ton ?
Pourquoi vous m’agressez ? »

Que s’est-il passé ? Jérôme est partagé entre son amour de la bonne
gastronomie, la promesse faite à sa femme et sa peur de devenir
diabétique comme son père. Il pense être quelqu’un de volontaire et
raisonnable, mais avec la nourriture il a du mal. Il n’aime pas cette
image de lui-même incapable de résister à de la nourriture. Il se
déteste quand il craque. Est-ce qu’Anne est responsable du conit
intérieur de Jérôme ? Absolument pas.

La conversation identitaire 177


Nous ne sommes pas responsables des réactions de l’autre. Et nous
ne pouvons pas les contrôler. Accepter cette idée permet de moins se
mettre en cause si la partie adverse fond en larmes ou se met en colère.
Souvent, cela nous touche car nous nous en pensons responsables. Or,
il faut lâcher prise sur ce sujet, cela n’a rien à voir avec nous.

Faites-vous aider ! Le tiers nous aide


à rééchir à notre identité.
Si vous avez du mal et sentez que votre identité est tout le temps
challengée quel que soit l’enjeu, quelle que soit la personne, n’hésitez
pas à vous faire aider. Le regard d’un tiers, professionnel ou pas,
permet de sortir de l’ornière de la pensée binaire. L’autre permet de
rééchir mes pensées, au sens de me les renvoyer comme un rayon
desoleil sur un miroir, ce qui va me permettre de rééchir.
La conclusion de ce chapitre est de vous encourager à embrasser
la complexité de l’être humain an de ne pas vous braquer en cas
d’attaque identitaire, et de chercher à comprendre plutôt qu’à vous
protéger ou à vous saboter.

Les règles d’or de ce chapitre

#27 Une conversation difficile dit quelque chose de


nous, qui peut nous être insupportable.
#28 Ancrer son identité en prenant conscience de sa
complexité.

178 Comment ?
CHAPITRE 12

La conversation
relationnelle
Les conversations diciles mettent en exergue plusieurs peurs pour la
relation: la peur du rejet, la peur de la rupture, la peur de la vengeance
et la peur d’abîmer le lien pour l’avenir. Sans aucun doute, la première
apparaît comme la plus courante.

La peur du rejet
L’une des deux peurs les plus fréquentes dans une conversation
dicile est celle d’abîmer ou de couper le lien avec la personne
concernée, comme nous l’avons vu au premier chapitre. La peur que
l’autre coupe les ponts, nous rejette, nous quitte.
Cela n’a rien d’étonnant. En premier lieu, la peur de l’exclusion
constitue l’un des principaux moteurs du comportement humain
car elle est originellement liée à notre survie. En eet, dans la race
humaine, le bébé ne survit pas sans aide externe (de ses parents ou
de sa tribu). Pour un nourrisson, l’abandon ou l’exclusion signie
la mort. Cela explique l’ancrage profond des besoins d’apparte-
nance et d’amour dans notre cerveau reptilien. Il n’est donc pas
étonnant que nous dédiions une part importante de nos ressources
psychologiques à observer et interpréter la manière dont les autres

179
interagissent avec nous. Pourquoi ne m’a-t-il pas dit bonjour ?
Qu’est-ce qui fait que je suis encore assis en bout de table comme
d’habitude ? Pourquoi sont-ils allés boire un verre sans me prévenir ?
Qu’ont-ils pensé de moi ?

En second lieu, les études qui établissent une corrélation entre les
relations de qualité et la santé, l’espérance de vie et le bonheur ne
manquent plus. Je vous suggère de regarder le TEDx de Robert
Waldinger: « What makes a good life ? Lessons from the longest
study on happiness1.» Les conclusions de l’étude scientique réalisée
sur plus de 700hommes originaires de Boston pendant soixante-

1. www.ted.com/talks/robert_waldinger_what_makes_a_good_life_lessons_from_
the_longest_study_on_happiness

180 Comment ?
quinze ans mettent en avant cette idée que la qualité des relations
détermine l’espérance de vie et le niveau de bonheur d’un individu
bien plus que tout autre indicateur.
L’émotion de la peur du rejet souligne notre besoin d’apparte-
nance et d’amour et nous permet de réajuster notre comporte-
ment lorsque nos relations battent de l’aile. Elle est comme un
thermostat qui nous alarme quand notre besoin de ne pas être seul
est menacé.
En ce sens, d’ailleurs, les conversations diciles sont précieuses car
elles aident à réaliser que la relation traverse une période de tur-
bulence et qu’il faut s’en occuper. Elles sont au lien ce que la èvre
est à la santé: le message que quelque chose ne va pas.
Cette peur profondément ancrée en nous est omniprésente dans les
conversations diciles. Que nous en ayons conscience ou pas, elle
tourne en back-oce comme un antivirus sur un ordinateur. On ne
le voit pas, mais en cas d’alerte il apparaît.
Nous avons tous une sensibilité diérente à cette peur du rejet.
Cela fonctionne de la même manière que la sensibilité à la lumière
ou au bruit. Dans les mêmes circonstances, certains ne ressentiront
rien de désagréable alors que d’autres trouveront le bruit assour-
dissant ou la lumière aveuglante. Il en va de même pour la peur
de l’exclusion.

Lors d’une même réunion, une collègue très sensible à la


peur de l’exclusion remarquera que la directrice marke-
ting ne l’a pas saluée. Cela la mettra de mauvaise humeur
et potentiellement elle restera en retrait. Sa collègue,
beaucoup moins sensible à cet aspect, ne le notera même
pas et participera activement au meeting. En sortant, la
première dira que la réunion s’est très moyennement
passée et qu’il y avait une mauvaise ambiance, alors que
la seconde se souviendra d’un excellent moment très
constructif.

La conversation relationnelle 181


Outre les conséquences émotionnelles et physiques que nous
avons décrites, le sentiment de rejet a des répercussions sur
notre comportement, notamment sur notre empathie et notre
agressivité.
Dans leur article « Social exclusion increases aggression and self-
defeating behavior while reducing intelligent thought and prosocial
behavior 1 », Jean Twenge et Roy Baumeister, deux psychologues
américains, racontent l’une de leurs expériences sur le sujet.
Ils ont proposé à plusieurs personnes de participer à une étude de
groupe. Avant de démarrer les entretiens, ils ont provoqué un sen-
timent d’exclusion chez certaines personnes, par exemple en leur
annonçant que les autres participants n’avaient pas voulu faire l’étude
avec eux et qu’ils allaient devoir la faire tout seuls.
Ils ont pu prouver que ces participants rejetés par le groupe avaient
moins tendance à l’empathie. Par exemple, lorsque l’expérimentateur
faisait tomber son stylo (en apparence par inadvertance), les partici-
pants « rejetés » avaient tendance à moins le ramasser que les autres
participants.
De la même manière, ils ont pu démontrer aussi une hausse de
l’agressivité chez les individus se sentant exclus ou rejetés.
En résumé, lorsque nous nous sentons rejetés, abandonnés ou exclus,
nous ressentons moins d’empathie vis-à-vis d’autrui et nous faisons
montre de plus d’agressivité.

Les deux tendancesspontanées


face à cette peur du rejet
Face à ces peurs, deux attitudes inverses peuvent émerger: la tendance
à se protéger de l’autre (l’indépendance) ou, au contraire, la volonté
de s’accrocher à l’autre (la dépendance).

1. Psychology Press, janvier2005.

182 Comment ?
Reformulé autrement, cela pourrait donner: le refus d’être avec les
autres ou le refus d’être seul.

La recherche d’indépendance
Certains aborderont la conversation avec l’objectif de ne pas dépendre
de l’autre ou de réduire leur dépendance. Ils se battront bec et ongles
pour obtenir le maximum, pour avoir raison, pour négocier plus.
Par exemple, lors d’une conversation délicate sur la mésentente entre
associés, la personne indépendante verra dans le lien une menace et
tentera à tout prix de s’en aranchir. Elle pourra notamment vou-
loir acheter des parts pour devenir majoritaire. La perspective de
dépendre de ses associés lui est insupportable.

La dépendance
D’autres auront tendance à tout faire pour ne pas perdre le lien et se
mettront au contraire en situation de dépendance. Ils chercheront à
faire plaisir à l’autre au détriment de leurs propres besoins.
Ce qui donne, dans l’exemple de la mésentente entre associés,
quelqu’un qui accepte de vendre ses parts pour éviter la dispute et
rester en bons termes avec ses associés. La perspective de les perdre
lui est insupportable.
Dans les deux cas, ces peurs entravent le passage d’une conversation
dicile à une conversation didactique. Elles freinent la curiosité et
empêchent l’envie de comprendre.
L’idée de ce chapitre est de choisir la troisième voie: celle de l’inter-
dépendance positive. Penser le lien à autrui à la fois comme une
nécessité contre laquelle on ne peut rien et pourtant compatible avec
son besoin d’autonomie. Une autre manière de l’expliquer serait de
dire que l’on est dépendant des autres et qu’il faut accepter ce cadre.
Mais qu’à l’intérieur de ce cadre, je suis libre de gérer mes relations
comme je l’entends.

La conversation relationnelle 183


Les trois questions à se poser
An de ne pas se laisser submerger par ces peurs, je vous propose un
travail préliminaire que nous trouvons sainà travers trois questions:

Qui sommes-nous ?
Tout d’abord dans la question: « Qu’est-ce que cette conversation dit
de nous ? », posez-vous la question de quel « nous » parlons-nous ? Qui
es-tu pour moi ? Qui suis-je pour toi ? Qui sommes-nous ensemble ?
Sommes-nous des collègues, des amis, des partenaires, des asso-
ciés ? Es-tu mon mentor, mon chef, mon coach, mon manager ?
Avons-nous une relation purement professionnelle ? Ou, au contraire,
sommes-nous avant tout des amis ?
Parfois, les réponses coulent de source. Parfois, elles obligent déjà à
rééchir: par exemple, quand des amis s’associent ou quand les deux
membres d’un couple créent une entreprise ensemble, ou quand un
manager et son collaborateur deviennent amis. Sans parler de toutes
les synergies qui mélangent la famille et le business.
Ensuite, mettez des mots derrière les concepts, an de confronter vos
croyances. Qu’est-ce qu’un bon manager pour toi ? Que signie être
entrepreneur pour toi ? Qu’attends-tu de moi comme associé ?
En début de formation, je demande aux participants qu’ils notent
par écrit ce qu’est un vrai ami pour eux. Voici quelques réponses
classiques:
• Quelqu’un qu’on peut réveiller la nuit si on a un problème ;
• Quelqu’un qui n’oublie pas notre date d’anniversaire ;
• Quelqu’un en qui on a confiance ;
• Quelqu’un qui nous soutiendra quoi qu’il arrive ;
• Quelqu’un qu’on peut ne pas voir pendant longtemps et qu’on
retrouvera avec le même plaisir ;
• Quelqu’un qui nous écoute.

184 Comment ?
Que des bonnes réponses, mais toutes diérentes. Qu’arrive-t-il si
deux amis ne partagent pas la même dénition ?

Quel est notre projet ?


Une fois déni et clarié le lien qui vous unit, interrogez-vous sur la
nature du projet qui vous unit. On retrouve la dialectique du « pour-
quoi » et du « pour quoi ». Pour quoi travaillons-nous ensemble ? Dans
quelle intention ? Quel est le but ? Qu’est-ce qui nous motive ? Tout
ce que vous avez travaillé au chapitre5 ressort à ce moment-là pour
déterminer si vous avez des besoins communs.
Souvent, vous trouverez un projet commun, un but commun, une
motivation commune, surtout dans le cadre de l’entreprise puisque
celle-ci est, par dénition, un projet en tant que tel.
Parfois, vous vous rendrez compte que vous avez des projets diver-
gents mais compatibles. Par exemple avec votre voisin. Chacun a son
propre projet de vie de son côté, sa propre maison, il n’y a pas de projet
commun. Mais tout cela peut être compatible.
Dans l’entreprise, cela peut être deux personnes qui travaillent dans
la même équipe, mais l’une qui a le projet d’être mutée dans un autre
pays, alors que l’autre souhaite prendre le poste de chef d’équipe.
Leurs projets dièrent mais restent compatibles.
Parfois, vous arriverez à la conclusion que vous nourrissez des projets
incompatibles. L’un des associés désire augmenter la rentabilité de
l’entreprise car il pense vendre ses parts bientôt. L’autre, au contraire,
veut investir dans l’activité pour grandir, car il se projette encore dix
ans dans cette entreprise.

Que faisons-nous de cela ?


Pour faire simple, vous pouvez avoir des projets convergents ; diver-
gents et compatibles ; divergents et incompatibles. Comment gérer
ces trois cas de gure ?

La conversation relationnelle 185


Premier scénario: nous réaligner
La relation est claire, nos projets sont alignés, nalement tout va bien.
Il fallait seulement qu’on se parle, qu’on s’explique, qu’on crève l’abcès,
qu’on s’écoute, etc., mais la relation continue. Nous nous sommes mis
d’accord et nous avons résolu le problème. Notre relation n’est pas en
danger.
Deuxième scénario: nous réajuster
La relation nécessite un changement. Soit nous n’étions pas clairs
depuis le début, soit nous avons changé entre-temps. Quoi qu’il en
soit, aujourd’hui, une distance s’est créée. Mais nos intérêts restent
compatibles. Néanmoins, il reste des sujets, des problèmes, des désac-
cords. Nous avons réussi à en parler, mais il faut procéder à des
changements.
Que faut-il changer pour que la relation soit agréable ? Qu’est-ce qui
nous manque ? Voilà quelques réponses que j’entendssouvent:
• « J’ai besoin de retrouver la confiance.»
• « J’ai besoin de plus de sécurité dans notre relation, de ne plus
avoir peur. »
• « Je veux une relation plus équilibrée, plus juste, où l’on s’apporte
mutuellement. »
• « J’ai besoin qu’on se parle plus souvent.»
• « J’ai besoin qu’on fasse plus attention l’un à l’autre.»
Le réajustement peut aussi prendre une autre forme, par exemple:
changer les statuts de l’entreprise, resigner un nouveau pacte d’ac-
tionnaires, établir de nouvelles règles de collaboration, transformer
l’organigramme, etc.
Troisième scénario: nous séparer
Parfois malheureusement la relation est arrivée à son terme. Il faut
envisager de se séparer.
Cette idée peut être angoissante pour deux raisons:

186 Comment ?
1. d’une certaine manière, la séparation évoque le deuil. Or, c’est
un sujet tabou et très intime dans notre société ;
2. dans l’imaginaire collectif, qui dit rupture dit sourance.
Le sujet du deuil dans l’entreprise nécessiterait un livre entier. Mais
disons seulement qu’un lien qui se rompt n’est pas forcément un lien
qui meurt: il peut se recréer de manière diérente !
Si, vraiment, l’issue de la conversation dicile aboutit à une sépa-
ration pure et dure sans lendemain, cela oblige à penser la place de
l’autre personne dans ma vie. Puis-je m’en passer ou pas ? Puis-je
vivre sans elle ?
Mais comment faire lorsque le lien est celui du sang ? Quand la per-
sonne dont je voudrais me séparer est de ma famille ? Suis-je dans une
impasse ? La médiation familiale, autre branche de notre discipline,
illustre l’idée que le lien peut ne pas se penser de manière binaire
–« être en lien » ou « être séparé »–, mais peut s’ajuster en fonction
de notre histoire, de nos émotions, de nos besoins.

Lors d’une médiation familiale, une fille ose aborder un


sujet difficile : elle ne souhaite plus vivre avec sa maman,
elle voudrait rejoindre son père. Le problème vient du
beau-père avec lequel elle ne s’entend pas du tout. Du
coup, elle en veut à sa mère de la mettre dans cette
situation et de ne pas la protéger plus. Elle explique
qu’elle ne souhaite pas couper les liens avec sa mère,
mais qu’en même temps elle a besoin de prendre de
la distance. Comment faire ? Cette jeune fille aimerait
décider elle-même du moment de se voir physique-
ment, afin d’être certaine d’être suffisamment solide à ce
moment-là. Si elle se sent fragile, alors elle propose à sa
mère de faire des visios, pour quand même la tenir au cou-
rant de ce qui se passe dans sa vie. Et elles conviennent
de rencontres à l’extérieur du nouveau foyer de la mère,
sans le beau-père.

La conversation relationnelle 187


Voilà un exemple de lien repensé qui permet de préserver quelque
chose. Certes, ce n’est pas idéal, surtout pour la mère qui doit en
sourir, mais le lien demeure. Et l’espoir qui va avec aussi. La mère
témoignera d’ailleurs qu’elle se sent soulagée de rester en contact avec
sa lle, elle avait très peur que son départ soit dénitif. Et elle fera
tout pour essayer de réparer ce lien.
Si c’est possible dans une famille, alors c’est encore plus faisable dans
l’entreprise. De nombreuses conversations diciles mettent en scène
des personnes qui ne se supportent pas. Parfois, il apparaît comme
impossible de recoller les morceaux. Mais avant de penser à couper
le lien, peut-être existe-t-il d’autres solutions en repensant un lien
diérent ?
Un point de vigilance ici: ne pas confondre la notion de « déchirer un
lien » versus « couper un lien ». Dans le premier cas, il y a eectivement
de la douleur, de la sourance, de la frustration, de la rancune, etc.
Dans le second cas, même si ce n’est jamais agréable, il est possible
de se quitter proprement. Toujours en revenant aux besoins: « Nous
avons décidé de nous séparer, je propose que chacun dise ce qui est
important pour lui dans ce processus an que tout se passe le mieux
possible. »
Il est possible de couper un lien proprement. Et même, dans certains
cas, transformer cette menace en une opportunité.
Les conversations diciles représentent une opportunité de repenser
le lien qui nous unit à l’autre, mais aussi notre rapport à l’altérité. Elles
sont le signe d’un besoin de repenser la relation. Quand cela se passe
bien, alors le lien en sort grandi.
La conversation relationnelle oblige à aronter ces questions.
Maintenant que nous avons passé en revue toutes les raisons qui
pouvaient nous empêcher d’aborder la conversation dicile avec
curiosité et désir de comprendre, voyons comment cela peut se passer
concrètement. Je vais vous proposer une méthode.

188 Comment ?
Les règles d’or de ce chapitre

#29 Passer de la dépendance ou de l’indépendance à


l’interdépendance positive.
#30 Quel est notre lien ? Quel est notre projet ? Sont-ils
communs ? Sont-ils compatibles ?
#31 Faut-il se réaligner, se réajuster ou se séparer ?

La conversation relationnelle 189


PARTIE4

Comment
vraiment ?
CHAPITRE 13

Avant la discussion:
préparez-vous
Entrons maintenant dans le vif du sujet du « comment vraiment », à
savoir la méthode que nous avons élaborée au l des années, synthèse
des diérentes méthodes existantes.
Elle se constitue de 5 étapes: démarrer, explorer le récit de l’autre,
raconter son récit, décider ensemble et conclure.

193
Une autre manière de se souvenir facilement de la démarche que je
propose est de la résumer dans l’acronyme TMN : « Toi », « Moi »
et « Nous ». D’abord, je t ’écoute, ensuite je m’exprime, puis nous
décidons. Ces trois phases étant encadrées par une introduction et
une conclusion.

Mais toutes ces étapes nécessitent au préalable une phase de prépa-


ration.
Ne pas préparer une conversation dicile ne pose pas de problème
particulier si tout se passe bien. En gros, si la conversation se révèle
nalement facile.
Le hic est que dans la vraie vie, malgré toutes nos bonnes intentions,
les conversations diciles restent très souvent diciles du début à
la n.
Comparons une conversation dicile à un voyage en avion: si tout
se passe bien, vous n’aurez pas besoin d’avoir écouté les consignes de
sécurité, mais si le vol connaît des turbulences, alors vous essaierez

194 Comment vraiment ?


désespérément de vous souvenir de ce qu’a dit l’hôtesse et de vérier
où est ce chu masque à oxygène… En espérant vous souvenir sur
quelle celle tirer pour le mettre, ça avait l’air si simple quand la
démonstration a eu lieu…
Nous vous proposons cinq tâches à rééchir avant de démarrer votre
conversation:
1. dénir votre objectif ;
2. poser un cadre ;
3. rééchir aux quatre discussions ;
4. s’apprêter à faire un pas de côté en cas de turbulences ;
5. préparer vos plans A, B et Z.

1. Dénir votre objectif


J’ai longuement parlé de la motivation et de l’inuence forte qu’elle a
sur la teneur de la conversation, surtout en cas de problème.
De cette motivation découle un objectif. Que voulez-vous vraiment ?
Que voulez-vous vraiment pour vous ? Que voulez-vous pour l’autre ?
Que voulez-vous pour la relation ?
Votre objectif doit être honnête, fort, commun et, si possible, positif.

Un objectif honnête
Reprenons l’idée principale de ce livre: remplacer la volonté de
convaincre par la volonté de comprendre.
Mais, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, en réalité,
l’objectif « comprendre », si on ne fait pas un travail préalable, arrive
en général loin derrière une kyrielle d’autres verbes comme protester,
punir, rompre, etc.
Dans cette phase de préparation, souvent nos bonnes intentions nous
poussent à acher un objectif bienveillant comme « recréer du lien »
ou « réussir notre projet », alors que, au fond de nous, gronde une

Avant la discussion: préparez-vous 195


sourde envie de juger (ce que tu as fait est mal), de culpabiliser (c’est
de ta faute), d’agresser (ce que tu dis est faux) ou de punir (cela ne
doit jamais se reproduire).
Posez cet objectif « négatif » clairement sur la table, même s’il vous
gêne. N’essayez pas de le travestir. An de le comprendre et de la
dépasser. Sans quoi, à la première turbulence, il rejaillira sous forme
d’agressivité, de stupéfaction ou de fuite.

Laurent prépare sa prochaine réunion d’associés. Ils doivent


voter pour le prochain président pour les cinq prochaines
années. Lequel président aura les pleins pouvoirs en termes
de définition des priorités stratégiques. La conversation s’an-
nonce délicate car le sujet soulève des tensions. En effet, tous
ne sont pas d’accord sur la personne à élire. Nabil semble
émerger comme candidat potentiel, mais Laurent refuse
catégoriquement. Or leur pacte d’actionnaires exige l’unani-
mité. Les autres associés ne comprennent pas la position de
Laurent qui officiellement critique le côté rouleau compres-
seur de Nabil. « Une fois en place, nous n’aurons plus notre
mot à dire, il a du mal à écouter et il aime décider seul », dit-il.
L’objectif initial de Laurent pouvait se formuler de la manière
suivante : convaincre ses autres associés que Nabil n’était
pas le bon candidat pour défendre les intérêts de l’entre-
prise.
Après quelques heures de discussions, il est ressorti que
l’objectif réel de Laurent était tout autre. Laurent était le
plus âgé des associés d’une dizaine d’années. À ce stade
de sa vie, il ressentait le besoin de baisser son rythme de
travail. Avec son épouse, ils avaient le projet de déménager
en Normandie restaurer un ancien manoir familial pour en
faire une maison d’hôtes.
Mais il n’osait pas en parler à ses associés. D’une part,
car il avait peur de les décevoir : eux vivaient le projet

196 Comment vraiment ?


entrepreneurial avec passion et enthousiasme, ils ne comp-
taient pas leurs heures. D’autre part, il craignait que s’il
confiait ses vrais rêves, ses associés lui demandent alors
de vendre ses parts. Or il comptait sur les bénéfices à
venir pour vivre les quelques années qui le séparaient de
la retraite. Démissionner et abandonner son salaire ne lui
posait pas de problème s’il le fallait. Mais vendre ses parts,
non. Idéalement, il aurait aimé rester à travailler opération-
nellement dans l’entreprise à mi-temps.
Or, il voyait Nabil comme une menace pour ses plans dans
la mesure où celui-ci débordait d’énergie et d’ambition.
Avec dix ans de moins que lui, il souhaitait faire grandir
l’entreprise, réinvestir le plus possible (donc faire baisser
les bénéfices à répartir entre associés) et, surtout, il avait
été clair sur le fait qu’il allait demander aux associés de
donner tout ce qu’ils avaient dans leurs tripes dans les
prochaines années : « Encore cinq ans à se défoncer pour
atteindre la taille critique et ensuite on pourra faire ce
qu’on veut. »
Laurent affichait donc des objectifs officiels (choisir le meil-
leur candidat pour défendre les intérêts de l’entreprise) en
dissonance avec ses vraies motivations (préparer sa sortie).
Ne vous moquez pas de lui, car vous seriez surpris de voir à
quel point c’est courant !
Attention, cela n’empêche pas que Laurent pensait sincè-
rement que Nabil manquait d’écoute et de coopération…
Nos intentions sont souvent complexes comme nous l’avons
vu au chapitre 8.

Quoi qu’il en soit, si votre objectif n’est pas sincère, vous partez du
mauvais pied car vous courez trois risques. D’abord, cela se verra.
L’autre percevra votre manque d’authenticité. Ensuite, vous ôtez
aux autres la possibilité de vous comprendre. Or, comme nous

Avant la discussion: préparez-vous 197


l’avons vu au chapitre6: « On a moins tendance à haïr quelqu’un
qu’on comprend.» Mais cette maxime fonctionne également dans
l’autre sens: « On a plus tendance à en vouloir à quelqu’un qu’on ne
comprend pas.» Enn, le troisième risque réside dans votre manque
de congruence interne: vous savez que vous ne jouez pas franc-jeu
et d’une manière ou d’une autre cela vous aaiblit. Un peu comme
un boxeur qui monte sur le ring en sachant qu’il a une blessure au
poignet, mais qu’il l’a cachée à son entraîneur et à son adversaire… Il
n’est pas solide sur ses bases.

Un objectif fort
Appliquez-vous ce que vous allez essayer de faire avec l’autre partie:
passez du quoi au pourquoi an de trouver un objectif qui vous
touche profondément, qui représente exactement ce dont vous avez
besoin.
Le « quoi » montre ce que je désire. Le « pourquoi » indique ce dont
j’ai besoin vraiment.
Le « quoi » désigne ce que je veux, le « pourquoi » questionne la raison
pour laquelle je le veux.
Le « quoi » donne ma position, le « pourquoi » ma motivation.
Les objectifs les plus puissants partent non pas de ce que vous voulez,
mais de pourquoi vous le voulez.

Bruno prépare une discussion difficile avec son associée


Maria. Il ne supporte plus son désengagement : elle a dis-
paru de la circulation, refuse de gérer l’entreprise avec lui,
le laisse seul avec le poids des responsabilités. Il trouve cela
injuste et souhaite racheter ses parts.
Bruno explique que l’objectif de la conversation est donc
de convaincre Maria de lui vendre ses actions en expliquant
que c’est juste et conforme au pacte d’actionnaires écrit il
y a vingt ans.

198 Comment vraiment ?


Après réflexion, il ressort que l’objectif réel de Bruno n’est
finalement pas d’évincer Maria, mais de retrouver une juste
répartition de la valeur et d’éclaircir la situation auprès des
équipes : il n’est pas contre piloter seul l’entreprise, cela
même l’attire, mais il souhaite que les choses soient clari-
fiées, verbalisées et communiquées.
Ce qu’il veut pour lui, c’est vivre pleinement sa vie d’entre-
preneur, avec ce que cela signifie de prise de risque à assumer.
Ce qu’il veut pour Karine, c’est ne pas avoir à passer en
force car il l’apprécie : c’est une vraie gentille, tout le monde
l’apprécie, ce n’est pas une mauvaise personne. Il désire
aussi qu’elle reparte avec une juste valorisation de ses parts.
Reformulé positivement : « J’ai besoin de respecter Maria et
d’être juste dans cette transition. »
Ce qu’il veut pour la relation, c’est couper le lien profes-
sionnel à tout prix.

Bruno est passé du « quoi » –racheter ses parts– au « pourquoi ».

Un objectif positif
Souvenez-vous des conseils de Marshall Rosenberg: toute communi-
cation saine se termine par une demande positive. Nous l’avons déjà
vu, mais je le redis: dire ce que vous ne voulez pas ne renseigne pas
l’autre sur ce que vous voulez.

« Mon objectif est qu’il comprenne qu’il doit arrêter de tout


le temps me critiquer lorsque je lui parle de mes idées »
devient : « J’ai besoin de pouvoir partager mes idées avec
lui sans peur d’être jugée. »

Lors des préparations de conversations diciles, je pose systéma-


tiquement cette question: « De quoi avez-vous besoin ? » Il faut

Avant la discussion: préparez-vous 199


souvent plusieurs itérations pour arriver à exprimer un but positif.
Spontanément, on a tendance à exprimer ce qu’on ne veut pas. On
pense à la menace plutôt qu’au besoin derrière.

Un objectif commun
Si possible, trouvez un objectif commun. Je dis « si possible » car ce
n’est pas toujours le cas. Parfois, cela peut même sembler incongru.
Trouver un objectif commun rassure l’interlocuteur. Nous avons
abordé ce point dans le chapitre12 sur la discussion relationnelle:
quel est notre projet commun, notre but commun, notre motivation
commune, nos intérêts communs ?
Parfois, certains se sentent gênés car leur objectif leur semble dicile
à entendre ou susceptible de faire du mal. Par exemple, s’il s’agit de
licencier quelqu’un. Ou d’expliquer à un collaborateur que son équipe
le juge incompétent… Et en même temps, il est impossible de faire
l’économie de ce feedback désagréable…
Une idée aidante dans ce cas-là est de dissocier le fond de la forme
en considérant qu’on doit absolument dire ce qu’on a à dire même si
c’est dicile à entendre, sans l’édulcorer ni l’adoucir, mais qu’on fera
tout sur la forme pour que la personne le comprenne sans se sentir
agressée. En anglais, on dit: « Hard on goals, smooth on people », ce qui
pourrait se traduire par « Restez ferme sur vos objectifs et bienveil-
lants avec les gens.»
La métaphore du galet illustre à merveille cette idée: le galet a la
particularité d’être à la fois doux et dur. Doux au sens poli, lisse,
agréable au toucher. Mais d’une grande dureté au sens très solide et
tranchant. J’en ai retenu qu’on peut trouver une posture conciliante,
bienveillante, empathique, bref humaine, sans être mièvre ni mielleux.
Trouver un objectif commun peut rester possible même en cas de
dispute ou de séparation. Par exemple, protéger les enfants dans un
divorce. Ou préserver l’équipe dans un conit d’associés. Ou ne pas
mettre en péril le projet dans une dispute d’équipe.

200 Comment vraiment ?


2. Poser le cadre
Je vous encourage à ne pas sous-estimer les questions concrètes et
logistiques car elles peuvent prendre une importance considérable:
• Où va avoir lieu la conversation ?
¨ A priori dans un lieu confidentiel. Un endroit où les collègues
n’entendent pas et ne voient pas ce qui se passe: personne n’aime
être vu en train de pleurer, par exemple.
• Qui sera présent ?
¨ Nous avons vu dans le deuxième chapitre l’impact du public sur
le déroulement d’une conversation difficile. Je ne peux que vous
recommander d’être seul avec la personne concernée.
• Comment va-t-elle avoir lieu ?
¨ Tout est possible si les conditions de confidentialité et de qualité
d’écoute sont respectées: debout dans une salle de réunion, assis
autour d’un bureau, en déjeunant, pourquoi pas en marchant. Pas
de règle sur ce sujet si ce n’est celle de vous écouter, de sentir le
moment propice et d’essayer de vous mettre à la place de l’autre.
• Aura-t-elle lieu immédiatement ou plus tard ?
¨ Ce sont deux scénarios assez différents. Le second consiste à
programmer la réunion pour plus tard, par e-mail ou à l’oral. Ce
qui pose la question de savoir s’il faut ou pas annoncer le sujet de
l’entretien. Les phrases « Peut-on se prendre un moment ensemble
dans l’après-midi pour discuter ? » et « Peut-on se prendre un
moment ensemble dans l’après-midi pour discuter de tes retards ? »
ne génèrent pas le même impact.
• Sera-t-elle sollicitée formellement ou informellement ?
¨ Là encore, les réactions peuvent diverger. L’envoi d’un e-mail
formel: « J’aimerais que nous nous parlions pour discuter de ton
attitude lors des dernières réunions. Je te propose lundi matin de
10heures à 10 h 30 » avec copie au DRH ou au manager ne générera
pas le même impact qu’un message informel « Dis-moi, j’aimerais
qu’on prenne du temps toi et moi pour discuter, notamment de ce

Avant la discussion: préparez-vous 201


qui s’est passé lors de la dernière réunion. Est-ce qu’on peut se boire
un café lundi matin à 10heures ? » Sur ce point, je vous recom-
mande d’y aller crescendo: de toujours démarrer par des moments
informels et le plus relax possible. Et si cela ne se fait pas (car l’autre
personne ne répond pas, par exemple) ou que la situation ne s’ar-
range pas, de formaliser la demande.
• Combien de temps va-t-elle durer ?
¨ Dans l’idéal, il faudrait qu’il n’y ait pas de limite de temps,
comme dans nos vies personnelles: vous voyez quelqu’un annoncer
une rupture amoureuse en commençant par dire « Bon, on se donne
une heure pour régler le problème » ? Même si je comprends que,
dans le monde de l’entreprise, ce soit nécessaire.
• Faut-il prendre des notes ?
¨ Toujours dans l’idéal, il faudrait ne pas avoir à prendre de notes
car cela détourne l’attention. Ne serait-ce que visuellement, celui
qui écrit perd le contact avec son interlocuteur. Ce n’est jamais
neutre. En plus, la prise de notes peut conférer un aspect formel
voire formalisé, au sens où ce qui se dit sera gravé dans le marbre,
peut-être exploité d’un point de vue juridique… Mais pour certains
écrire permet de se focaliser sur le moment, au sens où ça leur
permet de se dégager de l’obligation de se souvenir, qui mobilise
de la bande passante. Je suggère à ceux-là d’apprendre à ne noter
que des mots-clés, quitte à prendre ensuite quelques minutes pour
détailler et commenter les notes. Mais, plus important que tout, je
vous recommande d’expliquer à l’autre pourquoi vous prenez des
notes et de lui demander son accord.
• Êtes-vous prêt à vous mettre en condition d’une attention totale
pendant le temps de la conversation ?
¨ Fermer l’ordinateur, mettre votre portable en mode avion, pré-
venir que vous ne voulez pas être dérangé, fermer la porte… Autant
de signes qui montrent que vous êtes entièrement avec l’autre.
Le sujet du téléphone portable représente d’ailleurs une bonne oppor-
tunité d’appliquer l’idée de comprendre au lieu de convaincre… En

202 Comment vraiment ?


tout cas, j’ai été obligé de le faire. Personnellement, je nourrissais la
croyance que regarder son portable pendant que je parlais constituait
un manque de respect. Lorsqu’une personne en face de moi le fait
pendant que je lui parle, je ressens les prémices de l’agacement. Au
début, je réagissais en parlant plus fort ou au contraire en me tai-
sant. Au fond de moi, j’avais envie de dire quelque chose du style:
« Ça ne te gênerait pas d’arrêter avec ton portable, c’est vraiment un
manque de respect », mais je n’osais pas. Pas idéal, comme réexe de
médiateur…
J’ai alors essayé de comprendre ceux qui consultent leur écran pen-
dant une discussion en leur posant clairement la question: « De
mon point de vue, cela peut nuire à la qualité d’écoute et donner
l’impression à l’autre de ne pas être important, comment vois-tu
les choses ? »
Comme d’habitude lorsqu’on cesse de juger et qu’on écoute, il ressort
une réalité plus complexe que ce qu’il y paraît. Je vous liste certaines
des réponses que j’ai obtenues:
• « Je suis désolée, mais je dirige 200personnes, je ne peux pas me
permettre de disparaître trenteminutes.»
• « J’ai une urgence à gérer et j’attends un mail crucial.»
• « Je ne suis pas à l’aise de couper mon portable vis-à-vis de mes
enfants. J’ai besoin de pouvoir être là pour eux en cas d’urgence.»
• « Je ne vois pas le problème, je peux tout à fait faire deux choses
en même temps. Ce n’est pas parce que je regarde mon écran
que je n’écoute pas. D’ailleurs, je peux te répéter tout ce que tu
viens de dire.»
• « Moi, cela ne me dérange pas, donc je ne vois pas le problème.»
• « C’est pour prendre des notes, donc au contraire cela montre que
je fais très attention à ce qui se passe.»
Si on reprend les catégories de la matrice de omas-Kilmann vue
au chapitre3, les prols combattants se soucient en général moins
des conditions de la conversation dicile que les prols empathiques,

Avant la discussion: préparez-vous 203


qui pourront y voir une forme de violence si ces conditions ne leur
conviennent pas et qu’elles leur sont imposées.
Le plus important est que vous et l’autre soyez d’accord avec ce cadre.
D’ailleurs, sur ce sujet du cadre, comme sur les autres, les principes
mis en avant dans cet ouvrage prévalent:
• Quelles sont mes croyances sur ce sujet et de quoi ai-je besoin
moi-même pour que cette conversation se passe bien ? →Se com-
prendre soi-même +S’autoriser à exprimer ses besoins.
• Quelles sont les croyances de l’autre et de quoi a-t-il besoin
pour que cette conversation se passe bien ? →Comprendre l’autre
+faire attention à ses besoins.
• Comment puis-je m’ajuster à l’autre ? →Procéder par hypothèse
+Communiquer.
En fait, surtout en cas de tension importante, discuter des conditions
de la conversation dicile peut déjà être une conversation dicile !
Est-ce que les phrases suivantes vous parlent ?
• « Je suis désolé, mais lundi matin je suis pris, il faut que tu
comprennes que j’ai aussi une équipe à gérer, je ne peux pas
passer mon temps en réunion avec toi.»
• « Bien reçu ton e-mail, et OK pour nous voir lundi matin. Merci
de préciser l’ordre du jour.»
• « Désolée d’être un peu directe, mais si c’est pour que tu passes
ton temps sur ton portable à lire tes textos ou à répondre à des
appels urgents, je préfère qu’on échange par écrit.»
• « Je ne suis pas à l’aise d’avoir cette discussion en marchant
comme tu me le proposes. Pour moi, ces sujets réclament un
minimum d’attention et d’écoute.»
Comment répondriez-vous à ces objections ? Je vous propose de
reprendre les concepts vus dans ce livre: garder le cap, reconnaître
les émotions et créer de la sécurité. Garder le cap est le plus impor-
tant: se souvenir de son objectif, ne pas se laisser dévier de son
but qui est de résoudre le problème, pour tomber dans le piège des

204 Comment vraiment ?


émotions générées par ces jugements/agressions. Ce qui pourrait
donner:

« Je suis désolé, mais lundi matin je suis pris, il faut que tu


comprennes que j’ai aussi une équipe à gérer, je ne peux pas
passer mon temps en réunion avec toi. »

¨ « Bien compris ton besoin de t’occuper de ton équipe, je com-


prends que ce soit ta priorité. Je m’engage à ce que nous ne dépas-
sions pas trente minutes. Cela nous obligera à être rapides et
efficaces. Peux-tu me proposer un autre jour que lundi ? »

« Bien reçu ton e-mail, et OK pour nous voir lundi matin.


Merci de préciser l’ordre du jour. »

¨ « Merci de ta réponse, je bloque une demi-heure lundi matin. Je


voudrais qu’on parle ensemble de la manière dont se sont déroulées
les dernières réunions. J’ai l’impression que nous voyons les choses
différemment. J’aimerais comprendre ton point de vue et te faire
partager le mien. Mon idée, au final, c’est que nous trouvions une
manière de gérer cela ensemble. À lundi.»

« Désolée d’être un peu directe, mais si c’est pour que tu passes


ton temps sur ton portable à lire tes textos ou à répondre à des
appels urgents, je préfère qu’on échange par écrit. »

¨ Je te remercie de ta franchise et je suis désolé si je t’ai donné


cette impression. J’ai hâte qu’on puisse d’ailleurs creuser ce sujet
ensemble. Sache que les moments passés avec toi sont très impor-
tants à mes yeux. Du coup, je ferai très attention lundi à ce que nous
ne soyons pas dérangés.

« Je ne suis pas à l’aise d’avoir cette discussion en marchant


comme tu me le proposes. Pour moi, ces sujets réclament
un minimum d’attention et d’écoute. »

Avant la discussion: préparez-vous 205


¨ « Je comprends et je partage ce besoin d’être attentifs l’un à
l’autre. Personnellement, la marche me permet justement d’être
totalement à l’écoute, mais c’est très subjectif. Ce qui compte pour
moi, c’est que nous trouvions un moment qui nous aille à tous les
deux. Que proposes-tu ? »
Pour compléter ce dernier paragraphe sur le niveau d’attention
que vous voulez dédier à l’autre, je vous renvoie au livre Moments
humains 1 d’Edward Hallowell, professeur à l’école de médecine de
Harvard. Il montre scientiquement le bienfait tant sur la relation
que sur les individus de ces moments de qualité qu’il appelle des
« moments humains ». Il recense plusieurs prérequis pour se mettre
en capacité de vivre ces moments-là: une présence physique totale
(pas de téléphone ou d’écran, pas de radio ou de télévision en
arrière-plan, etc.), une attention totale à l’autre (écoute, regard,
langage verbal) et une attention aux échanges avec celui-ci (écoute
active, silence, empathie).

3. Rééchir aux quatre discussions


L’apport principal de ce livre réside selon moi dans cette idée de
décomposer les conversations diciles en quatre discussions dié-
rentes: la discussion circonstancielle, émotionnelle, identitaire et
relationnelle.
Rééchir à ces quatre sujets permet non seulement de se préparer à
la conversation dicile, mais aussi souvent de faire bouger les lignes
à plusieurs niveaux.
Lors d’une formation, une participante m’a pris à partie en me
disant: « C’est bien beau tout cela, mais, par exemple, moi j’ai des
comptes à régler avec ma belle-mère, elle est odieuse, je la déteste.
Il faut que j’aie une conversation dicile avec elle. Mais je suis bien
incapable d’essayer de la comprendre, c’est au-dessus de mes forces !

1. Béliveau Éditeur, 2003.

206 Comment vraiment ?


En vrai, j’ai juste envie de lui dire que si elle gronde à nouveau mes
enfants elle ne les verra plus jamais.»
Tellement vrai. Enn le mécanisme, hein, pas le reste, car je ne
connais pas sa belle-mère.
La solution réside dans un travail d’autocoaching généré par la réexion
sur les aspects factuels, émotionnels, identitaires et relationnels de la
conversation. C’est tout l’objectif de la troisième partie de ce livre.
En faisant ce travail, vous optimisez les chances de nuancer votre
propos, de vous ouvrir au fait que d’autres points de vue sont possibles,
de penser que, peut-être, il n’y a pas eu de mauvaise intention, que
vous avez vous aussi peut-être joué un rôle, que vos émotions cachent
un besoin, que votre identité est menacée et que la relation est en péril.
Voici quelques questions qui peuvent vous servir de check-listpour
amorcer la réexion.
• D’un point de vue factuel:
– Qu’est-ce qui me fait penser que j’ai raison ? Sur quelles
informations factuelles je me base ? Quelque chose a-t-il pu
m’échapper ?
– Quelles hypothèses ai-je faites ? Pourrait-il y en avoir d’autres ?
– Quelles sont mes conclusions ? Pourrait-on, sur la base de
ces mêmes informations et ces mêmes hypothèses, arriver à
d’autres conclusions ?
– Est-ce que je pense que l’autre l’a fait exprès ou pas ? Sur quoi
est-ce que je me base pour évaluer ses intentions ? Quelle(s)
autre(s) intention(s) aurait-il pu avoir ?
– Est-ce que je pense que l’autre est responsable du problème ?
Quel rôle est-ce que j’ai pu jouer ? Lui en ai-je parlé ?
• D’un point de vue émotionnel:
– Comment est-ce que je me sens ?
– De quoi ai-je peur ?
– Pourquoi suis-je en colère ?
– Comment faire pour me protéger ?

Avant la discussion: préparez-vous 207


• D’un point de vue identitaire:
– Qu’est-ce que cette discussion dit de moi ?
– Qu’est-ce que j’aimerais lui dire s’il n’y avait aucun impact ?
– Qu’est-ce qui me retient de lui dire cela, finalement ?
• D’un point de vue relationnel:
– Qu’est-ce que cette discussion dit de nous ?
– Quelle est ma croyance sur notre lien ? Est-elle partagée ?
– Quel lien idéalement aimerais-je avoir avec l’autre ?
– Quel est notre projet commun ?
– Que devons-nous faire: nous réaligner, nous réajuster ou nous
séparer ?

4. Apprendre à faire un pas de côté


Savoir observer les signaux faibles qui montrent que la conversation
tourne au vinaigre me semble une compétence cruciale. On en revient
aux deux risques que sont le silence et la violence. Chez vous et chez
votre interlocuteur.
La violence ne se limite pas à la colère. Cette famille englobe aussi le
cynisme, les sarcasmes, le négativisme.
Le silence ne se limite pas non plus à l’absence de mots. Il peut
prendre la forme de « Je ne sais pas » ou de « Je reviendrai vers toi plus
tard.» Parfois, il se cache derrière un faux « Oui, tu as raison », qui
reviendra comme un boomerang plus tard.
Nous verrons au chapitre19 comment recadrer une conversation qui
devient de plus en plus dicile. Mais dans la phase de préparation
qui nous intéresse ici, je suggère de rééchir à votre manière de réagir
émotionnellement si vous vous sentez menacé.
Prenons un exemple très classique. Tout commence bien, avec beau-
coup de bonne volonté, et tous les outils vus dans ce livre ont été mis
en application:

208 Comment vraiment ?


« Je voulais te parler de la proposition qui t’a été faite de
changer de job. J’ai le sentiment que tu ne l’as pas bien
pris et, si c’est le cas, j’aimerais comprendre pourquoi. Pour
moi, c’est important que tu te sentes motivé et reconnu par
cette proposition. »

Parfait, non ? Cependant, l’autre n’a pas encore lu ce livre et répond:

« Oui, c’est super tout ça, mais le vrai sujet, ce n’est pas mon
nouveau job, c’est que tu n’as pas eu le courage de me dire
en face que tu as promu Michèle au poste de directrice
commerciale que je voulais. Et ce n’est pas la première fois.
Je commence à en avoir marre de ton manque de courage
managérial. »

L’enjeu est de savoir comment réagir. À quel moment vous sentez-vous


agressé ? À quel moment ne vous sentez-vous plus en sécurité ? Et
comment, alors, vous protéger ?
Rendez-vous au chapitre19.

5. Préparer vos plans A, B et Z


Mais il se passe quoi entre le B et le Z ? Je vous explique:

Préparer le plan A signie visualiser le succès


Visualiser le succès signie imaginer ce que cette conversation di-
cile va changer si elle se passe bien: venir au travail sans la boule au
ventre, retrouver une bonne ambiance d’équipe, démarrer un nouveau
chapitre, résoudre un problème, etc.
Le plan A aide à garder le cap en cas de problème. On s’y raccroche
quand ça tangue: « Ce qui compte pour moi, c’est qu’on arrive à
résoudre notre dilemme d’associés sans aecter l’entreprise » ou « J’ai

Avant la discussion: préparez-vous 209


hâte de pouvoir reprendre le travail sans cette épée de Damoclès
au-dessus de ma tête.»
Le plan A fait écho à l’envie qui nous anime de réussir cette conversa-
tion dicile. En avez-vous vraiment envie ? De quoi avez-vous envie ?
Fermez les yeux et projetez-vous dans l’avenir avec le problème
résolu ? Comment vous sentez-vous ? Cette visualisation permet de
se donner du courage.
Là où il y a une envie, il y a un chemin.

Préparer le plan Z vous incite au contraire


à affronter le pire
Nous sommes mieux préparés à une négociation si nous avons envi-
sagé tous les scénarios possibles, même et surtout les pires. En eet,
si nous avons le pire des cas dans un coin de notre esprit et que
nous tentons de taire cette menace, alors nos émotions risquent de
prendre le relais malgré nous. Vous vous souvenez de l’idée « Tout ce
qui ne s’exprime pas s’imprime » ? Eh bien, on pourrait dire aussi:
« Tout ce qui ne s’exprime pas consciemment nira par s’exprimer à
un moment » au sens où tout ce qui n’a pas été exprimé refera surface
sous forme d’émotion incontrôlée, de phobie, de lapsus, de stupéfac-
tion, de frustration, d’angoisse, de cauchemars…
Penser au « worst case scenario » (WCS) oblige à aronter sa peur.
Cette peur qui précisément rend la conversation dicile. Il ne s’agit
pas forcément de trouver une solution.
Exemple: je dois refuser à mon meilleur vendeur le bonus qu’il
me demande. Si jamais il part, ce sera une catastrophe pour le
département.
La première étape consiste à identier le « worst case scenario », la
deuxième à le creuser.Tentez de comprendre ce que cela signie pour
vous. Passez du quoi au pourquoi. En vous posant la question « et
alors ? » jusqu’à identier le vrai problème.

210 Comment vraiment ?


« Je dois refuser à Pierre, mon meilleur élément, le bonus
qu’il me demande, je redoute cette conversation.
– Qu’est-ce qui vous fait peur ?
– Qu’il le prenne mal.
– Et si c’est le cas, quel est le problème ?
– Il risque de partir.
– Et alors ?
– Si jamais il part, ce sera une catastrophe pour le départe-
ment.
– Pourquoi ?
– Parce que sans lui je ne ferai pas mes chiffres.
– Et alors ?
– Je risque d’être sévèrement recadrée par mon chef, ou en
tout cas, ce ne sera pas bon pour moi.
– Certes, ce n’est jamais agréable de se faire gronder, mais
pourquoi est-ce que cela vous met dans cet état ?
– Je vise le poste de mon chef, car il part à la retraite, et je
sais que c’est en train de se jouer en ce moment.
– Je comprends, mais vous aurez peut-être le suivant ?
– Je viens de dépasser les 50 ans, j’ai vraiment l’impression
que c’est ma dernière chance. J’enrage de me dire que je
vais louper ma fin de carrière à cause d’un vendeur pré-
tentieux et agressif. C’est trop injuste après tout ce que j’ai
dédié à ma vie professionnelle… »

La troisième étape est de se poser des questions qui aident à relati-


viser le pire des scénarios:
• Ce WCS est-il certain de se produire ?

Avant la discussion: préparez-vous 211


« Non pas forcément, Pierre est certes coléreux, mais il
est aussi très intelligent. Peut-être sera-t-il capable de
comprendre ? »

• Que puis-je faire pour que ce WCS n’arrive pas ?

« Je vais essayer de comprendre pourquoi ce bonus est


si important pour Pierre. Cette année, je ne peux pas lui
donner, c’est sûr. Mais peut-être que je peux compenser
par autre chose, ou peut-être que je peux me débrouiller
pour l’année prochaine. En fait, tout dépend de ce qu’il veut
vraiment. »
Autre idée : « Je sais que Pierre est très ami avec Véronique.
Si jamais cela se passe mal, peut-être que je pourrais lui
demander d’intervenir ? »

• Si ce WCS se produit que puis-je faire pour me battre ?

« Ce serait un coup dur, mais il y a d’autres jeunes avec


du potentiel. Peut-être que Serge serait d’accord pour
reprendre le portefeuille de Pierre ? Je pourrais aussi déblo-
quer un budget formation pour booster mon équipe ? Ah
et j’y pense aussi, je pourrais débaucher Céline de l’autre
équipe, je sais qu’elle veut changer et elle est du même
niveau que Pierre. »

Cet exercice pourrait continuer avec un travail psychologique: est-ce


vraiment si grave de terminer sa carrière sans atteindre cet objectif ?
Qu’est-ce que cela dit de vous ? etc. Mais je ne suis pas psy.

Passer au plan B
C’est là que réside l’intérêt majeur de la démarchede préparation.

212 Comment vraiment ?


La dénition d’un planB est un plan qui permet de satisfaire vos
intérêts si jamais la conversation se passe mal. Il faut le concevoir
comme quelque chose d’extrêmement positif et non pas une alterna-
tive peu ragoûtante au planA.
De mon expérience, lorsqu’on travaille vraiment profondément son
planB, cela crée énormément de liberté et optimise les chances de
réussir sa conversation dicile.
D’ailleurs, parfois, le planB se révèle tellement puissant et attractif
qu’il se substitue au planA. Je prends l’exemple d’un petit producteur
de yogourts dans les Vosges qui préparait une conversation dicile
avec une chaîne de supermarchés locale. L’acheteur exigeait une
baisse des prix alors que le producteur, ayant décidé de produire bio
et local, avait besoin d’augmenter ses prix de manière signicative.
Ce client représentait une part importante des ventes.
L’entreprise venait d’être rachetée par un investisseur qui voulait
changer les choses et qui a encouragé son directeur commercial à
avoir le courage de refuser la demande de la chaîne de supermarchés.
Mais, avant, ils ont ensemble rééchi à ce qu’ils feraient si, du coup,
l’acheteur les déréférençait.
Le planB a consisté à imaginer un réseau de vente directe en circuit
court. Toute l’équipe a travaillé d’arrache-pied à mettre en place des
accords avec les AMAP (associations pour le maintien d’une agricul-
ture paysanne), avec des plateformes digitales et des clubs de consom-
mateurs. Recevant plutôt un bon accueil, ils ont amorcé les premiers
courants d’aaires. Les ventes se sont révélées plus que satisfaisantes
à la fois en volumes et en rentabilité.
De fait, le directeur commercial a nalement annulé le rendez-vous
avec l’acheteur et lui a envoyé par e-mail la hausse de prix. En fait,
le planB était devenu plus alléchant que le planA ! Pour la petite
histoire, l’acheteur après quelques semaines est revenu vers l’en-
treprise en acceptant la hausse de prix pourtant bien au-dessus
du marché.

Avant la discussion: préparez-vous 213


Le planB donne du pouvoir. Il permet de transformer la peur en
assurance et la colère en détermination. Si l’on dépend totalement de
l’autre alors, d’une certaine manière, nous sommes pris en otage. Ce
qui génère tout naturellement de la peur ou de la colère.
L’énorme avantage du planB est qu’il permet de s’aranchir de
l’autre. Je sais que, même si l’autre ne veut pas, j’ai trouvé un moyen de
satisfaire mes intérêts. Je souhaite la coopération de l’autre, je l’espère
et je vais œuvrer pour cela. Mais je n’en dépends pas.
En langage de négociation, le plan B s’appelle la MESORE
(MEilleure SOlution de REchange) ou encore BATNA en anglais
(Best Alternative To a Negotiated Agreement).

La règle d’or de ce chapitre

#32 Une conversation se prépare au même titre qu’une


présentation, un événement ou un discours.

214 Comment vraiment ?


CHAPITRE 14

Étape1: démarrez !
Le moment fatidique est arrivé, la personne est en face de vous, le
cadre est posé, tout le monde a accepté les règles du jeu. Maintenant,
il faut se lancer.
Les conversations diciles ressemblent en plusieurs points aux vols
en avion, notamment parce que c’est au décollage et à l’atterrissage
que la probabilité de crash est la plus importante.
Il se joue quelque chose de fondamental lors des premières secondes
de la conversation dicile. Donc, pas de pression, mais ne vous
loupez pas.
Voici quelques conseils pour démarrer sur de bonnes bases:
1. Annoncez l’objectif dès le début ;
2. Créez de la sécurité ;
3. Commencez par le troisième récit et soyez factuels ;
4. Invitez à parler.

1. Annoncez l’objectif dès le début


Dans le contexte d’une conversation dicile, où tout le monde sait
qu’il y a un sujet délicat à traiter, rien de plus contre-productif que
de tourner autour du pot avec des questions générales: « Comment

215
vas-tu ? » ou évasives « Comment te sens-tu dans l’équipe en ce
moment ? »…
Invariablement, les personnes en face se crispent, voire se méfient.
Consciemment ou inconsciemment, elles attendent le coup fati-
dique, le lancement des hostilités. De surcroît, elles se disent que
si l’autre prend autant de pincettes, c’est que cela doit être très
grave !
Autant annoncer l’objectif dès le début. Étant entendu que vous avez
travaillé sur un objectif positif, commun et sincère, comme nous
l’avons vu au chapitre13.
Je reviens sur l’enjeu du « Comment ça va ? » au démarrage. Il comporte
deux risques: le premier est d’ouvrir les vannes d’une grande litanie
de plaintes, et le second est, au contraire, de se faire agresser:
Risque1:

« Comment vas-tu ?
– Oh, écoute, très mal, tu n’imagines pas ce qui m’est
arrivé ce week-end, non seulement mon fils a terminé aux
urgences, mais en plus… »

Vous pouvez avoir du mal à stopper le ux pour revenir à votre


objectif. Qui plus est, il y a de grandes chances que ce soit mal pris
par votre interlocuteur.
Risque2:

« Comment vas-tu ?
– Mal évidemment, tu le sais très bien, comment veux-tu
que ça aille bien avec ce que tu m’as fait ! »

Pas évident de rebondir là-dessus. Et en termes de sécurité psycho-


logique, on peut mieux faire: l’autre semble déjà sous tension et vous
venez de vous faire traiter d’hypocrite !

216 Comment vraiment ?


Je vous recommande donc d’annoncer l’objectif le plus tôt possible.
Si cela vous semble un peu abrupt, vous pouvez inclure une phrase de
transition comme « Merci d’avoir pris le temps » ; « J’avais très envie
qu’on puisse échanger » ou « Je suis content qu’on se parle.» Toujours
à la condition que ce soit authentique. Résistez à la tentation de pro-
noncer ces phrases convenues si vous ne les pensez pas, l’autre le sent.
La plupart des participants ne voient pas d’un bon œil l’utilisation
de phrases positives car elles sont perçues comme hypocrites ou
manipulatrices.
C’est ce que les Américains appellent « everything before BUT is
bullshit », qui revient à dire que tous les compliments faits avant le
MAIS sont faux ou annulés.

« Georges, tu es un grand professionnel et tout le monde ici


t’apprécie, MAIS tu es viré. »

Il me semble que ces phrases positives ont été tellement mal utilisées,
sans authenticité et de manière systématique qu’elles ont été dévoyées
et en deviennent presque contre-productives.
Or, je conrme qu’il n’y a pas plus puissant que des compliments, des
excuses, des remerciements lorsqu’ils sont authentiques et sincères.
Partez du principe que l’autre sentira si vous êtes sincère. Donc trouvez
quelque chose de positif à dire que vous pourrez défendre en cas de cri-
tique. Vous savez quand vous êtes droit dans vos bottes. Si vous n’aimez
pas la personne, ne dites pas: « Je t’apprécie.» Si elle pose problème
dans l’équipe, ne la rassurez pas en armant: « Tout le monde t’aime.»
Creusez-vous les méninges et trouvez quelque chose de positif et sincère.

2. Créez de la sécurité
Cette étape suscite beaucoup de débats lors des formations, et pour-
tant je n’en démords pas, elle me semble cruciale même si je reconnais
qu’elle est éminemment délicate.

Étape1: démarrez ! 217


Souvenez-vous, le l directeur de cet ouvrage est de créer un espace
de sens partagé où l’on va pourvoir vraiment communiquer avec
l’autre, comprendre nos besoins mutuels et trouver une solution au
problème.
Pour créer un espace de sens partagé, il faut de la conance. Et qui
dit conance dit sécurité.
Sans cette sécurité psychologique, il y a fort à parier que les émotions
vont prendre le dessus à un moment donné, car le cerveau reptilien
se sentira menacé. Si cela arrive, rien n’est perdu, nous verrons dans le
chapitre19 quelques astuces pour gérer. Mais disons que si on peut
éviter d’en arriver là, on gagne en énergie et en temps.
Tout l’enjeu de créer de la sécurité consiste à rassurer le cerveau
reptilien de l’autre partie, an qu’elle garde le contrôle de ses
émotions.
La psychologue américaine Amy Emondson a beaucoup travaillé sur
le sujet de la sécurité psychologique dans l’entreprise. Elle la dénit
comme la sensation que s’exprimer librement, demander de l’aide,
prendre un risque ou admettre un échec n’entraînera ni ociellement
ni ocieusement de conséquences à caractère punitif. Autrement dit,
il s’agit de la conviction qu’on peut oser être soi-même.
Les mêmes préceptes s’adaptent aux conversations diciles. Avoir
le sentiment qu’on peut oser être soi-même sans prendre de risque
psychologique constitue la pierre angulaire de ma méthode.
Voilà quelques idées pour démarrer du bon pied:
• rassurer par affirmation: faire un compliment (vrai et authen-
tique), donner un fait positif, souligner le côté positif de
l’entretien ;
• rassurer par opposition: exprimer les menaces que peut ressentir
l’autreet le rassurer: « La dernière chose que je veux, c’estqu’on
se sépare » ; « À aucun moment, il ne s’agit de te juger comme
personne » ou « Personne ne remet en doute tes compétences,
c’est un fait, tu es excellente dans ton job » ;

218 Comment vraiment ?


• l’humour: toujours à manier avec précaution, mais il peut per-
mettre de dédramatiser ;
• les pieds dans le plat:
– « Je ne vais pas te mentir, je crois qu’il faut qu’on ait une conver-
sation difficile toi et moi, au sujet de tes retards. Mais je nous
fais confiance, on va réussir car on se respecte mutuellement et
parce qu’on se dit les choses.»
– « Je crois qu’il faut qu’on ait une conversation difficile toi et
moi, au sujet de tes retards. En tout cas, elle est difficile pour
moi car tu es important pour l’équipe et parce que je t’ap-
précie. En même temps, tes retards cette semaine me posent
un problème de management, j’aimerais vraiment comprendre
comment tu vois les choses.»
• l’identification: qui consiste à se reconnaître dans l’autre pour
éviter qu’il ne se sente jugé. Avec le risque qu’il réponde « C’est
ton problème peut-être, pas le mien »:
– « J’ai le sentiment que tu n’aimes pas ce genre de discussion, je
me trompe ? Eh bien, tout comme moi ! Personnellement, ce
qui me fait peur, c’est qu’on n’arrive pas à s’écouter alors que ce
que je veux, au contraire, c’est trouver une solution ajustée. Et
toi ? Qu’est-ce qui est difficile pour toi ? »
– « Moi aussi j’arrive en retard, je ne te juge absolument pas. En
fait, je m’en ficherais complètement si…»

Mais à mon sens, la technique la plus ecace de mise en sécurité


reprend les quatre discussions que nous avons vues dans la partie
précédente:
• Ne prétendez pas avoir raison, préférez dire que vous avez vos
raisons et que vous voulez les partager. Un moyen facile est de
démarrer vos phrases avec des expressions comme « De mon
point de vue » ou « Selon moi ». Voyez-vous une différence entre:
– « Tu arrives toujours en retard. Si tu n’es pas motivée, soit tu
arrêtes, soit tu quittes l’entreprise.»

Étape1: démarrez ! 219


– Et « Cette semaine, tu es arrivé trois fois en retard. De mon
point de vue, cela montre un manque de motivation, j’aimerais
en parler avec toi. Comment vois-tu les choses ? »
• Séparez l’intention de l’impact, que ce soit de votre côté ou du
sien:
– « J’ai l’impression de t’avoir blessé pendant la réunion, si tel
est le cas, alors je suis désolé et je veux te rassurer sur le fait
qu’il n’y avait aucune intention de ma part. Au contraire, il
est important pour moi que mes collaborateurs se sentent
bien. »
– « De mon point de vue, tu m’as dévalorisé pendant la réu-
nion. Enfin, c’est le sentiment que j’ai eu. Par contre, je suis
certain qu’il n’y avait pas de mauvaise intention de ta part,
je pense que c’est un malentendu ou une maladresse et c’est
de cela que je veux qu’on parle afin que ça ne se reproduise
pas et qu’on retrouve le plaisir de présenter ensemble au
Comex. »
• Ouvrez la porte, si vous le sentez, à la coresponsabilité et fermez
celle de la culpabilité:
– « Il ne s’agit pas ici de chercher un coupable, mais de com-
prendre ce qui s’est passé.»
– « Si jamais j’ai joué un rôle dans ce malentendu, je suis tout à
fait prête à l’entendre.»
– « Je suis ton manager, donc par définition je suis un peu res-
ponsable de ce qui se passe et je suis OK pour en parler.»

Voici un exemple de mise en sécurité qui a marché:

Frédéric et Octave travaillaient sur le lancement d’une entre-


prise de podcasts. Ils avaient eu l’idée en même temps
et avaient commencé à créer la structure. Il était entendu
qu’Octave serait plutôt le créateur de contenu et Frédéric
le business développeur.

220 Comment vraiment ?


Un soir, Frédéric reçoit un coup de fil d’Octave qui lui dit peu
ou prou la chose suivante :
« Écoute Frédéric, je voudrais te parler de notre associa-
tion, je ne me sens pas à l’aise, j’ai envie d’arrêter et j’ai
besoin de t’expliquer pourquoi. Avant tout, je veux te dire
que je le regrette énormément car j’ai beaucoup d’estime
pour toi. Je trouve que tu es un formidable vendeur et
humainement une belle personne. Cela ne changera pas.
En même temps, j’ai l’impression très nette que je suis
plus engagé, plus investi dans notre projet, que je travaille
plus et que j’apporte plus de valeur. Je ne te juge pas car
tu as de bonnes raisons, notamment parce que tu as un
autre business à faire tourner alors que moi je suis libre,
mais je trouve cette situation injuste. Comment vois-tu
les choses ? »
Il se trouve que je connais bien Frédéric. La rupture entre
lui et Octave n’a posé aucun problème. Chacun a suivi son
chemin et aujourd’hui encore ils sont en lien et n’excluent
pas de retravailler ensemble.
Or, Frédéric se caractérise avant tout par une grande sus-
ceptibilité et une forte sensibilité au rejet, ce qui l’emmène
souvent malgré lui dans des colères noires.
Lorsque je lui ai demandé par quel miracle il n’avait
pas explosé contre Octave lors de cette annonce, il m’a
répondu : « Quand il m’a dit que j’étais une bonne personne
et qu’il regrettait cette situation, je ne me suis senti ni rejeté
ni agressé. Du coup, nous avons pu parler franchement. Et
au fond de moi j’étais d’accord avec lui, il avait beaucoup
plus travaillé sur le projet que moi. »

Je peux témoigner de l’ecacité de cette méthode puisqu’en l’occur-


rence, j’étais Frédéric !

Étape1: démarrez ! 221


3. Commencez par le troisième récit (neutre
et factuel)
Pour créer de la sécurité, je crois qu’on n’a pas inventé beaucoup mieux
que le troisième récit ! Le troisième récit est l’histoire que raconterait
un observateur neutre. Il s’agit de décrire le problème d’une manière
audible et acceptable par les deux parties. Le troisième récit supprime
tout jugement ou reproche. Il met l’accent sur la diérence de points
de vue ou le désaccord. À aucun moment, il n’incrimine les personnes.
Le troisième récit se veut le plus factuel possible.
Voici quelques exemples:
• Introduction agressive: « Si tu refuses que je devienne président
du comité d’administration, tu vas tuer l’esprit de coopération
qui règne dans l’entreprise.»
• Troisième récit: « Apparemment, nous ne voyons pas le rôle de
président de la même manière. Je souhaiterais comprendre ce
que tu mets derrière ce poste et je voudrais t’expliquer ma propre
vision. C’est d’autant plus important que nous sommes alignés
sur le fait de protéger l’entreprise.»
• Introductionagressive: « Ton comportement en réunion est
inacceptable: tu parles tout le temps, il faut que ça cesse.»
• Troisième récit: « Lors de la dernière réunion, je me suis dit que
nous aurions intérêt à redéfinir le rôle de chacun dans l’équipe.
J’ai le sentiment que tu parles plus que les autres et je sais, car tu
me l’as dit, que tu ne partages pas mon point de vue. Ce sont des
sujets importants pour moi et je voudrais savoir comment toi tu
as vu les choses.»

4. Invitez l’autre à parler


La n de cette étape consiste à inviter l’autre à parler, en évitant les
deux pièges suivants:

222 Comment vraiment ?


• trop parler dans cette étape de démarrage. Si je devais donner
une mesure, je dirais que cela doit durer entre trentesecondes et
uneminute, pas plus ;
• lui passer la parole du bout des lèvres. Souvent, j’entends des
invitations qui ressemblent à cela: « Donc, je voulais savoir
comment tu voyais les choses » ou « J’aimerais comprendre.» Ce
ne sont pas des questions. Ce sont des souhaits. Il faut un point
d’interrogation à la fin de la phrase !
Il s’agit de lui donner complètement et entièrement la parole, avec
engagement et conviction. J’insiste même sur la posture physique à
ce moment précis. Regardez dans les yeux, parlez clairement, posez
votre stylo. Envoyez tous les signaux possibles à l’autre que vous allez
réellement écouter et essayer de le comprendre.
• « Comment est-ce que tu vois les choses ? »
• « Peux-tu m’aider à comprendre ? »
• « Peux-tu me dire comment tu as vécu cette affaire ? »
• « Quelle est ta version de l’histoire ? »
• « Quelle est ton opinion sur le sujet ? »
Pour ceux qui sont curieux de nature ou qui aiment écouter, ce sera
plus naturel. Pour les autres, préparez votre question de transition à
l’avance. Notez-la, apprenez-la, pratiquez-la.
Je sais que vous me lisez probablement en vous disant: « Oui ça, c’est
bon, je le fais déjà », mais prêtez attention à la manière dont vous
invitez l’autre à parler et vous verrez que, souvent, cela ne prend pas
la forme d’une question, et que, parfois, votre langage non verbal ne
sera pas en adéquation avec la posture d’écoute annoncée. Autant de
points que je travaille lors de mes ateliers car tout cela se pratique.
Comme un muscle qu’on exerce.
Pour conclure ce chapitre, j’aimerais illustrer cette idée de sécurité
psychologique par le symbole de l’arbre à palabres.
Dans certains pays africains, lorsqu’un conit éclate ou menace, il
est de coutume de réunir le village sous un grand arbre an que

Étape1: démarrez ! 223


chacun puisse s’exprimer en toute sécurité, symboliquement protégé
par l’ombre bienveillante de l’arbre. Les palabres peuvent alors com-
mencer, où chacun expose sa version de faits et où la collectivité joue
un rôle à mi-chemin entre le médiateur et l’arbitrage.

On retrouve cette idée de placer la conversation dicile dans une


bulle de sécurité où tout le monde peut s’exprimer. Les auteurs de
Crucial Learning utilisent l’expression « espace de sens partagé »:
un endroit où chaque partie va pouvoir partager ce qui fait du sens
pour elle.
On peut tout à fait imaginer, d’ailleurs, de mettre en scène cet espace
au sein de l’entreprise ! J’étais intervenu dans une association qui
s’occupait de réinsérer des chômeurs dans la société par le travail.
À la n, les intéressés avaient désigné un coin du local comme
endroit pour aborder les conversations diciles. L’un d’entre eux,
féru de jardinage, avait même imaginé de végétaliser le coin pour

224 Comment vraiment ?


que cela se rapproche visuellement d’un arbre à palabres. Je ne sais
pas s’ils sont passés à l’acte, mais j’avais trouvé l’idée formidable et
j’ai suggéré à de nombreuses entreprises de s’en inspirer.

Les règles d’or de ce chapitre

#33 Annoncer l’objectif le plus tôt possible.


#34 Mettre en sécurité.
#35 Commencer par le troisième récit.
#36 Inviter l’autre à parler.

Étape1: démarrez ! 225


CHAPITRE 15

Étape2:
explorez le récit de l’autre
Vous avez invité l’autre à parler, sincèrement et explicitement. Il
s’agit maintenant d’écouter. Non seulement d’écouter, mais d’écouter
activement.

L’écoute active, un sujet « bisounours »


et« tarte à la crème » ?
Je souhaite faire ici un petit aparté pour vous conrmer mon désarroi,
ou plutôt mon interrogation: comment se fait-il que le sujet de
l’écoute active soit à la fois si crucial et si galvaudé ?
En eet, je note, lors de mes formations, que, lorsque j’aborde le
sujet des outils à notre disposition pour mener une conversation
dicile, les visages se ferment. J’y lis, à tort peut-être, la réaction
de: « Oh non, pas une énième formation sur la Communication
Non Violente, l’écoute active ou l’intelligence émotionnelle…
on n’en peut plus.» Je comprends. Premièrement, ces sujets sont
tellement répandus qu’ils en deviennent un peu « tarte à la crème ».
Deuxièmement, ils sont parfois abordés avec un côté mièvre qui
les déconnecte complètement de la réalité (ce que j’appelle le côté
« Bisounours »).

227
Pour autant, je ne peux que constater que ces outils constituent
la base de toute conversation réussie. Surtout quand elle se gâte.
Aborder une conversation dicile sans la capacité d’écouter active-
ment, sans savoir s’exprimer de manière assertive mais pas agressive
et sans savoir quoi faire des émotions, revient à conduire une voiture
en étant aveugle, sourd et muet… Il est fort probable que le trajet se
termine vite et mal.
Aussi, je vous demande de me faire conance sur deux points: non
seulement le sujet vaut (encore) le détour et je vais tenter de l’aborder
d’une manière très concrète.

Écoute ou écoute active ?


Écouter, c’est bien. Mais écouter activement, c’est mieux. La diérence
réside dans ce qu’on fait de la parole qu’on reçoit. Écouter consiste à
recevoir la parole. Écouter activement va au-delà: d’abord, on montre
qu’on a écouté, qu’on a essayé de comprendre, on précise ce qu’on a
compris. On essaie de comprendre cette parole, de la reformuler, de
l’interpréter, de la questionner, de la résumer, voire de la challenger.
Par un eet miroir. Par des questions. Autrement dit, on considère
cette matière qu’est la parole comme une pierre brute qu’on essaie de
tailler pour en faire quelque chose d’utile.
Procédons par l’absurde. Imaginons un psychologue qui reçoit un
patient, qui l’écoute attentivement pendant une heure sans dire un
traître mot, et qui, à la n de la séance, se lève, le fait régler, le rac-
compagne à la porte et lui dit au revoir. Il y a eu écoute. Oui. Certes.
Et peut-être même que cela a soulagé le patient. Mais trois questions
peuvent rester en suspenschez le patient: quelle preuve ai-je qu’il m’a
réellement écouté ? S’il m’a écouté, qu’a-t-il compris ? En quoi cette
écoute m’a-t-elle aidé ?
D’après moi, les trois objectifs de l’écoute active sont:
• faire que la personne écoutée s’exprime ;

228 Comment vraiment ?


• lui montrer qu’on l’écoute et qu’on la comprend ;
• la faire réfléchir.
Le verbe qui transcrit le mieux ce que je ressens en termes de na-
lité de l’écoute pourrait être « rééchir », au sens de la lumière qui
se rééchit dans un miroir. Écouter activement consiste à recevoir
la parole de l’autre, puis à lui renvoyer de manière transformée
pour générer une prise de conscience. Cela le fait littéralement
rééchir.
Mais nalement, pourquoi faudrait-il écouter ? C’est vrai, c’est
fatigant tout cela, alors qu’on veut juste régler un problème.
Parmi tous les besoins psychologiques fondamentaux, celui d’être
compris est probablement le plus quotidien. Les besoins de sens,
d’amour, d’appartenance restent fondamentaux, mais on n’y pense
pas tous les jours non plus. En revanche, le besoin d’être écouté et
compris est permanent.
En résumé, l’écoute active me semble la condition sine qua non pour
se donner une chance de se comprendre mutuellement.
En quelque sorte, l’écoute ouvre la porte à cette pièce dans laquelle
nous allons rentrer tous les deux pour échanger nos récits, raconter
nos histoires, partager nos sentiments, accepter de dire ce qui est
vraiment important pour nous et décider de ce qu’on fait de cela. Sans
écoute, pas d’arbre à palabres.
Concrètement, écouter c’est:
1. Inviter l’autre à parler: l’invitation ;
2. Encourager l’autre à parler: l’encouragement ;
3. Lui montrer qu’on écoute ce qu’il dit: la reformulation ;
4. Lui montrer que l’on comprend ce qu’il ressent : la
reconnaissance ;
5. L’aider à préciser ce dont il a besoin: le challenge ;
6. Valider qu’on a compris la même chose: le résumé.

Étape2: explorez le récit de l’autre 229


L’invitation
Invitez l’autre à parler, demandez-lui ce que vous voulez savoir.
Mais faites-le vraiment. Pas par sous-entendu. Ni « sans avoir l’air ».
Assumez votre posture, vous voulez savoir pour comprendre. Rien
de honteux là-dedans. D’ailleurs, si l’autre demande pourquoi vous
voulez savoir, répondez-lui tranquillement: « Pour comprendre.»
Attention, vos questions ne doivent pas être:
• Des affirmations déguisées:

« Es-tu obligé de parler si fort ? » quand on veut dire « Tu


parles fort. »

• Des demandes ou des exigences déguisées:

« Pourquoi ne me dis-tu pas bonjour le matin en arrivant au


bureau ? » au lieu de « Cela me ferait plaisir que tu me dises
bonjour le matin. »

• Des validations du fait que vous avez raison:

« Tu dis depuis le début que tu n’as pas le temps de gérer


ce dossier car tu es surchargé, mais alors comment se fait-il
que tu aies le temps d’accompagner Chloé aux rendez-vous
clients ? »

• Des reproches déguisés:

« Tu n’as pas envoyé l’e-mail ? » au lieu de dire « Tu avais dit


que tu allais envoyer l’e-mail, cela me pose problème que
ce ne soit pas encore fait car le client attend une réponse. »

Ces questions engageront la conversation sur de mauvaises bases.


L’autre percevra, même intuitivement, que la question cache une
autre intention que celle de comprendre. Au mieux, il se fermera ; au
pire, il vous agressera.

230 Comment vraiment ?


Pour démarrer sur de bonnes bases, posez des questions ouvertes, très
larges: « Comment vois-tu les choses ? » ; « Que voulais-tu faire ? » ;
« Que s’est-il passé de ton point de vue ? », etc. D’une manière ou
d’une autre, toutes ces questions initiales peuvent se résumer en deux
grandes familles:
1. raconte-moi ton histoire ;
2. aide-moi à comprendre.
Ensuite, les questions peuvent s’articuler autour des quatre discus-
sions que nous avons vues dans la partie précédente. Ainsi, vous
pouvez les poser de la manière suivante:
• Discussion factuelle sur la vérité:
– Comment en êtes-vous arrivé à cette vision des choses ?
– De quelle information partez-vous ?
– Quelle hypothèse faites-vous ?
– Quelle conclusion en avez-vous tirée ?
• Discussion factuelle sur l’intention:
– Quelle était votre intention ?
– Quel impact mes actions ont-elles eu sur vous ? Selon vous,
quelle était mon intention ?
• Discussion factuelle sur la coresponsabilité:
– D’après vous, en quoi suis-je responsable ?
– Et vous, qu’auriez-vous pu faire pour améliorer la situation ?
• Discussion émotionnelle:
– Comment vous sentez-vous ?
– Quel est votre sentiment par rapport à cela ?
• Discussion identitaire:
– En quoi cela est-il important pour vous ?
– Qu’est-ce qui est important pour vous ?
– Qu’est-ce que cela changerait si vous obtenez ce que vous
voulez ?
– De quoi avez-vous besoin ?

Étape2: explorez le récit de l’autre 231


• Discussion relationnelle:
– Comment souhaiteriez-vous que soit notre relation ?
– Qu’est-ce qui vous manque aujourd’hui dans notre relation ?

L’encouragement
Cette étape n’a l’air de rien, mais elle s’avère toujours un challenge. Je
vous propose trois manières d’encourager l’autre à parler: le silence,
la reformulation perroquet et les incitations verbales.

Le silence
Pendant plus de trois ans, j’ai été bénévole à l’association Empreintes
Accompagner le Deuil où j’étais chargé de recevoir des appels télé-
phoniques de personnes en deuil. J’ai appris beaucoup en termes
d’écoute et surtout sur le silence.
Au début, je ne pouvais pas en croire mes yeux (ou plutôt mes oreilles).
La personne qui m’a formé n’hésitait pas à laisser des silences de
plusieurs dizaines de secondes. D’une part, je trouvais cela gênant.
D’autre part, je m’attendais à entendre un inexorable « Allo, vous êtes
là ? Il y a quelqu’un ? » Eh bien non, ou très rarement. Presque jamais
en fait. Dans ce contexte très chargé en émotion, le silence laissait
de l’espace à l’endeuillé pour rééchir, ou simplement pour pleurer.
J’ai gardé dans ma pratique le rôle du silence. Certes, dans l’entreprise,
il s’insère plus dicilement. C’est d’ailleurs lors de cette expérience
que j’ai réalisé que le tempo du monde de l’entreprise était extrê-
mement rapide. Lorsque je quittais mon bureau survolté et que je
m’installais chez Empreintes, il me fallait du temps pour changer de
temporalité et revenir à un rythme lent. Parler plus lentement. Laisser
du silence. Laisser de l’espace.
Bref, pour revenir au silence, je vous encourage à le tester. Vous serez
surpris. Si jamais cela vous met mal à l’aise, vous pouvez l’accompa-
gner d’un hochement de la tête pour souligner que vous proposez à
l’autre de continuer.

232 Comment vraiment ?


Pour nir, je considère désormais que le silence est un cadeau que
l’on fait. Une forme d’humilité. D’ailleurs, je ne comprends pas
pourquoi l’expression « donner la parole » existe et pas celle « donner
le silence » !
La reformulation perroquet
Elle consiste à reprendre exactement les mêmes mots de l’autre. Mot
pour mot.
Généralement très décriée dans les entreprises, car jugée comme
infantilisante ou stupide, elle n’en demeure pas moins une excellente
manière d’encourager à continuer.
Je ne dispose pas de statistiques sur ce sujet (y en a-t-il, d’ail-
leurs ?), mais je dirais que, dans la plupart des cas, non seulement
la personne ne se formalisera pas, mais, en plus, ne s’en rendra
même pas compte, et dira: « Oui, c’est ça » ou alors continuera
dans sa lancée.
Intéressante en début de conversation, elle peut devenir dangereuse si
elle est trop utilisée car elle est potentiellement agaçante.
Cela peut donner l’échange suivant:

Employé à son DRH : J’ai posé jeudi et mercredi comme


jours de vacances et ma manager les a refusés, je n’en peux
plus. Soit elle accepte que je parte deux jours, soit je pars
tout court.
DRH : Tu veux ces deux jours ?
Employé : Oui, enfin je veux surtout qu’elle arrête de m’em-
bêter ! Mais qu’est-ce qu’elle a contre moi celle-ci, elle va
continuer longtemps à me faire payer ?
DRH : Vous faire payer ?
Employé : Elle m’en veut parce que la dernière fois, je lui ai
imposé mes congés au dernier moment, ce qui lui a valu des
remontrances de son manager à elle…

Étape2: explorez le récit de l’autre 233


Les incitations verbales brèves
Je me réfère là à toutes les onomatopées ou les phrases très courtes
qui montrent à l’autre qu’on est là, qu’on écoute mais qui l’encou-
ragent.
Par exemple : « Oui », « je vois », « j’entends », « je comprends »,
« d’accord », « Mmh », « continuez », « je vous écoute », « allez-y », « ah
bon ? », etc.
Je suis personnellement friand de ces incitations, mais, comme le
reste, elles doivent être tout à fait naturelles sinon elles peuvent
irriter. Entraînez-vous ! Je ne plaisante pas. J’ai travaillé mon
« Mmh mmh » pendant des heures à l’écoute téléphonique
d’Empreintes. Plus je le faisais naturellement, plus j’aidais mes
interlocuteurs à parler.
Quand nous démarrons les ateliers dans ma formation, au moment
d’écouter, la plupart des participants n’y arrivent pas. Nous avons
aaire à des gens intelligents, diplômés, expérimentés et souvent
désireux de bien faire. Pourtant, au mieux, le silence dure le temps
des premières phrases. Invariablement, les participants enchérissent
soit en donnant leur opinion, soit en proposant des solutions, soit en
tentant de convaincre, soit en faisant des reproches. D’autres arrivent
à se dominer et tentent de convaincre au lieu de comprendre, mais
la plupart du temps, ils rebondissent avec des questions sans écouter
les réponses.
Ce qui donne la chose suivante:

Matthew : Je voulais te parler de tes retards. Peux-tu m’ex-


pliquer ce qui se passe ?
André : C’est compliqué en ce moment.
Matthew : Qu’est-ce qui est compliqué ?
André : J’ai dû déménager et maintenant j’habite à deux
heures du boulot, c’est galère.

234 Comment vraiment ?


Matthew : Tu sais, c’est compliqué pour tout le monde,
tu n’es pas le seul à habiter loin du boulot… On fait tous
l’effort, pourquoi pas toi ?
André : Oui, je sais, c’est juste que…
Matthew : Écoute, André, je t’aime bien, mais on va pas en
parler cent sept ans. Tu t’achètes un réveil et tu arrives à
l’heure un point c’est tout. Ok ?
André : Ok…

Ou sous une autre version:

Matthew : Je voulais te parler de tes retards, peux-tu


m’expliquer ce qui se passe ?
André : C’est compliqué en ce moment.
Matthew : Qu’est-ce qui est compliqué ?
André : J’ai dû déménager et maintenant j’habite à deux
heures du boulot, c’est galère.
Matthew : Pourquoi tu ne cherches pas un autre apparte-
ment ?
André : J’ai pas trop le temps, en fait.
Matthew : Écoute, on va faire un truc, jeudi tu prends ton
après-midi et tu cherches un appartement, ça te va ?
André : Heu… Ok mais…
Matthhew : mais quoi ?
André : non rien

Alors que cela aurait pu donner cela:

Matthew : Je voulais te parler de tes retards, peux-tu


m’expliquer ce qui se passe ?

Étape2: explorez le récit de l’autre 235


André : C’est compliqué en ce moment.
Matthew : Qu’est-ce qui est compliqué ?
André : J’ai dû déménager et maintenant j’habite à deux
heures du boulot c’est galère.
Matthew : Pourquoi tu ne cherches pas un autre apparte-
ment ?
André : J’ai pas trop le temps, en fait.
Matthew : C’est un problème de temps ?
André : Oui, un peu, mais même c’est compliqué.
Matthew : Compliqué ?
André : Oui, compliqué… Je suis dans une situation pas
idéale.
Matthew : Ah bon ?
André : Oui, ce qui se passe, c’est que ma copine a eu un
accident et que je dois m’en occuper. Rien de grave mais
c’est pénible.
Matthew : Je suis désolé pour ta copine. Explique-moi en
quoi ça te pose problème concrètement ?
André : Les matins je dois attendre l’arrivée de l’infirmière
avant de partir, je n’ai pas le choix. Or, comme elle arrive à
7 heures, il m’est mathématiquement impossible d’arriver à
l’heure au bureau.
Matthew : Donc si je comprends bien le vrai point bloquant
c’est l’histoire de l’infirmière et non pas le fait d’avoir démé-
nagé ?
André : Oui parce que sinon il suffirait juste que je me lève
plus tôt, mais là je ne peux pas…

Dans les deux premiers cas, l’écoute a rapidement cessé. Dans le


second, le manager a trop vite proposé une solution, mais il n’a pas

236 Comment vraiment ?


assez écouté et n’a pas compris le vrai problème ! Dans le troisième,
les incitations verbales courtes et les questions ont permis de cerner
le vrai point bloquant. À partir de là, de multiples solutions sont
possibles.

Lui montrer qu’on écoute ce qu’il dit :


la reformulation
Reformuler consiste à dire avec mes propres mots ce que j’ai compris.
Cela peut démarrer par:
• « Donc ce que vous dites est…»
• « Si je comprends bien…»
• « De ce que j’entends…»
• « Vous me dites que…»
La reformulation ne doit contenir aucun jugement et ne doit pas
reéter ce que vous pensez. Il ne s’agit pas d’interpréter.
Prenons un exemple de reformulation:

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : Si je comprends bien, tu quittes l’entreprise car les
horaires ne te conviennent pas.

Une interprétation avec jugement serait:

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : Si je comprends bien tu quittes l’entreprise parce que
tu estimes que tu es supérieur à tes collègues et que les
horaires ne te concernent plus, c’est ça ?

Cette étape, qui peut aussi s’appeler « paraphrase » dans certains livres,
est fondamentale. Elle ore l’avantage principal que l’autre partie se
sente écoutée. Rien de plus puissant pour libérer la parole. Rien de
plus nécessaire aussi.

Étape2: explorez le récit de l’autre 237


La reformulation manque souvent dans les dialogues que j’entends
en entreprise. On va vite. Trop vite. Ainsi, même en étant bien
intentionné, on saute trop rapidement d’une question à l’autre,
d’une hypothèse à une conclusion, et d’une conclusion à une
solution.
La reformulation a deux avantages cruciaux:
1. prouver à l’autre qu’on l’écoute ;
2. vérier que l’on a bien compris.
Très souvent, elle donne aussi l’opportunité à l’autre de préciser sa
pensée et de se souvenir de ce qui a été dit. Ne soyez pas surpris, ni
agacé, d’entendre: « Non, ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu
dire.»
Lorsqu’on reformule, il peut se passer trois choses:
1. l’autre acquiesce, ce qui permet d’avancer avec une question

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : Si je comprends bien, tu quittes l’entreprise car les
horaires ne te conviennent pas.
A : Oui, absolument.
B : Entendu. Est-ce la seule raison de ton départ ou y a-t-il
autre chose ?

2. L’autre corrige car, en entendant ses propres mots, il s’aperçoit


que ce n’est pas exactement ce qu’il voulait dire. Ou alors il
rectie car la reformulation ne lui convient pas tout à fait.

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : Si je comprends, bien tu quittes l’entreprise car les
horaires ne te conviennent pas.
A : Oui enfin, c’est surtout qu’ils ne me conviennent plus !
B : Qu’ils ne te conviennent plus ? Qu’est-ce qui a changé ?

238 Comment vraiment ?


A : Ça allait tant que je pouvais me reposer le matin, tu vois,
et l’ancien manager me laissait arriver à l’heure que je vou-
lais, il était cool. Faut dire qu’il sait que je ne ménage pas
ma peine le soir, je ne compte pas mes heures, donc c’est
normal. Mais là, le nouveau, ça fait trois fois qu’il m’humilie
au briefing du matin, ça suffit.

3. L’autre enchaîne tout seul, sans qu’on ait à le relancer:

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : Si je comprends bien, tu quittes l’entreprise car les
horaires ne te conviennent pas.
A : Oui, sincèrement, je n’en peux plus, ce n’est plus une
vie, ça m’allait tant que j’étais célibataire, tu vois ce que je
veux dire… Mais là, maintenant, j’ai un copain et j’ai envie
d’être avec lui le soir.
B : Je comprends que tu as de nouvelles priorités et que tu
souhaites un équilibre entre ta vie pro et ta vie perso, c’est
ça ?
A : Oui, c’est ça.
B : Et comment tu te sens par rapport à cela ?
A : Ben, pas génial car j’aime ce que je fais, tu vois. Si jamais
il y avait une solution pour rester, je serais partante. Tu as
une idée ?

Vous vous dites probablement que ces dialogues coulent de source.


Pourtant, je travaille fréquemment avec des restaurants et je peux
vous dire que très souvent, ils ressemblent plutôt à:

A : Je démissionne car j’en ai marre de travailler tard le soir.


B : En même temps, si tu voulais des horaires de bureau,
fallait aller bosser à La Poste.

Étape2: explorez le récit de l’autre 239


A : Pourquoi tu le prends sur ce ton ?
B : J’en peux plus de vos jérémiades, moi ! Faut savoir ce
que vous voulez, j’ai l’impression d’être instituteur dans une
maternelle. Tu sais quoi ? T’as qu’à partir, je ne te retiens pas.

Lui montrer que l’on comprend


ce qu’il ressent : la reconnaissance
Dans l’étape précédente, nous cherchions à montrer à l’autre que
nous comprenions ce qu’il disait. Il s’agit ici de lui montrer que nous
comprenons ce qu’il ressent.
Notez que cette étape peut arriver à n’importe quel moment de la
phase d’exploration. En eet, il arrive parfois que ce soit la première
chose qui ressorte, dès la première question:

A : Je voulais te parler de notre discussion lors du dernier


Comex. J’ai cru percevoir une tension entre toi et moi, je
me trompe ?
B : Non, absolument, tu as raison, et je dois te dire que cela
m’a profondément blessé.
A : Je suis désolé d’entendre cela, et effectivement je te sens
toujours affecté là…
B : Oui, c’est vrai, sincèrement.
A : Sache qu’il n’y avait aucune intention de ma part de te
blesser. Est-ce que tu peux m’en dire un peu plus pour que
je comprenne comment tu as vécu les choses, que je te par-
tage ma vision et qu’on cherche ensemble un moyen que
cela ne se reproduise plus ? Parce que moi, j’aime travailler
avec toi. Ça a été le cas dès que je t’ai embauché il y a dix
ans, et c’est toujours le cas aujourd’hui.

240 Comment vraiment ?


Nous avons longuement parlé des émotions dans le chapitre10 en
mettant en avant quelques idées principales:

• les émotions nous donnent des informations cruciales sur nos


besoins fondamentaux ;
• il faut donc comprendre ses émotions et non les combattre ;
• nous ne pouvons pas jouer sur nos émotions, mais nous pouvons
jouer sur l’histoire que nous nous racontons et qui les provoque.
Au chapitre14, nous avons pris en compte une autre idée sur le
sujet des émotions: le plus ecace pour avoir une conversation
didactique et non plus dicile est de ne pas déclencher une explo-
sion d’émotion négative (chez soi ou chez l’autre), ce qui requiert
un climat de sécurité.
J’ajoute ici une nouvelle idée: partons du principe que vous avez
réussi à placer la conversation sous l’arbre à palabres (en sécurité,
donc) et qu’il n’y a pas d’accès de colère ou de peur. Cela ne signie
pas pour autant que les émotions sont absentes ou gérées. Non ! Elles
sont là et elles ne demandent qu’à s’exprimer. Si elles ne sortent pas,
elles vont interférer d’une manière ou d’une autre à un moment. Il
est fondamental de les purger. Comment:
1. en laissant de l’espace pour que l’autre dise son émotion ;
2. en la reconnaissant, c’est-à-dire en la nommant.
Je reprends ici la technique des 3R enseignée par le CEDR de Londres,
qui me sert très souvent: RECONNAÎTRE, RESPECTER et
RÉPONDRE.
Reconnaître les émotions en observant le langage verbal et non
verbal des personnes. Cela présuppose que vous ayez vous-même
une grammaire des émotions. Le livre d’Isabelle Filliozat Que se
passe-t-il en moi 1 ? peut grandement vous aider ainsi que notre résumé
au chapitre10.

1. Op. cit.

Étape2: explorez le récit de l’autre 241


Respecter les émotions et les personnes: non seulement ne pas juger
les personnes ayant des émotions comme sensibles, faibles ou tout
autre cliché sur le sujet, mais ne pas non plus enfermer la personne
dans son émotion. L’émotion ne dénit pas la personne, seulement
son état actuel.
Toutes ces subtilités contribuent à créer de la nuance. Or je constate
que la nuance est l’inverse de la violence.
Pour répondre à l’émotion qu’on a reconnue, il y a plusieurs manières
de faire:
• nommer l’émotion ;
• exprimer de l’empathie en disant, par exemple, que vous
comprenez la difficulté de ce qui est en train d’être vécu. Mais
attention à ne pas tomber dans la sympathie, qui pourrait laisser
penser à la personne que vous êtes d’accord avec sa version des
faits. Il n’en sera que plus dur, ensuite, de lui dire que vous avez
une autre version.
• montrer de l’empathie de manière non verbale: le moment où
la personne dit son émotion est un moment important, à res-
pecter, plutôt dans le calme et le silence que dans la frénésie des
questions en mode mitraillette. Tout le corps doit montrer cela ;
• creuser en demandant que la personne vous en dise plus ;
• proposer une pause si l’émotion submerge votre interlocuteur ou
que vous ne savez pas quoi répondre.
Attention, néanmoins, à ne pas vous embourber dans la reconnais-
sance des émotions. En tout cas, dans le contexte de l’entreprise. Les
émotions doivent être absolument exprimées et reconnues, mais elles
sont amenées à être dépassées. Dans d’autres contextes (travail avec
un psy, deuil, discussion d’amis), au contraire, il sera bénéque de
laisser cours à ses émotions en prenant tout le temps qu’il faut. Mais
l’entreprise n’est pas l’endroit idéal pour cela.
Pour ne pas vous laisser bloquer à cette étape, la technique consiste à:
1. écouter les faits, ce qui s’est passé et les résumer ;

242 Comment vraiment ?


2. demander comment la personne se sent, là maintenant, dans
le présent ;
3. comprendre le besoin derrière l’émotion et projeter la personne
dans le futur en lui demandant ce dont elle a besoin.
J’aime ce double enchaînement car il est très concret:
• Passé →Présent →Futur ;
• Faits →Émotions →Besoins.
Entre vous et moi, cette technique peut servir aussi dans votre vie
personnelle: vous savez ce copain avec lequel vous allez boire un
verre et qui, pendant trois heures d’alée, vous ressasse ses malheurs
de couple. Au début, vous l’écoutez avec amitié et attention, mais
malgré tous vos eorts pour essayer de l’aider, il revient en boucle
sur le passé et le fait qu’il est une victime. Jusqu’à ce que votre empa-
thie atteigne ses limites et que vous demandiez l’addition avec une
certaine urgence…
Vous pourriez davantage aider cet ami, en appliquant la technique:

« Je comprends à quel point ce que tu as vécu est difficile


et je suis avec toi de tout cœur. Comment tu te sens, là,
maintenant ? Et surtout, de quoi as-tu besoin ? Que veux-tu
faire de cela ? »

L’aider à préciser ce dont il a besoin :


l’interprétation
Normalement à cette étape:
• vous avez demandé à l’autre de parler ;
• vous l’avez écouté et lui avez laissé l’espace nécessaire ;
• vous l’avez encouragé ;
• vous lui avez montré que vous aviez compris sa manière de voir
les choses ;
• vous lui avez montré que vous aviez compris ce qu’il ressentait.

Étape2: explorez le récit de l’autre 243


Maintenant arrive le moment où, si la sécurité et la conance sont
là, on peut se permettre de challenger l’autre partie. Encore une fois,
non pas pour convaincre ou pour prouver que vous avez raison, mais
pour bien comprendre.
Plusieurs techniques s’orent à vous:
L’hypothèse:
• « J’ai l’impression que ce qui est important pour toi, c’est…»
• « Je me permets une hypothèse, mais j’ai le sentiment que pour
toi la reconnaissance, c’est avant tout…»
• « Pour moi, il y a quelque chose qui ressort de notre discussion
c’est ton besoin d’avoir des relations authentiques et vraies. Tu
ne supportes pas le mensonge, cela te touche. Je me trompe ? »
• « En t’écoutant, j’ai l’intuition que tu as déjà vécu une situa-
tion similaire qui t’a marquée, est-ce que je suis à côté de la
plaque ? »
Le challenge:
• « Il y a un point sur lequel je voudrais revenir : comment
espères-tu résoudre ce conflit avec ton collègue alors que tu as
peur de lui parler ? »
• « D’un côté, tu soulignes que cette situation ne peut pas durer et,
en même temps, tu dis ne pas avoir de plan précis pour en sortir.
Comment vois-tu les choses ? »
La précision:
• « Je crois avoir compris comment tu vois les choses, et je
te remercie pour ta franchise. Ce qui m’importe là, c’est de
comprendre ce dont tu as besoin maintenant. Quelle est ta
demande ? Je sens que cela tourne autour de notre relation, mais
peux-tu me préciser les choses ? »
• « Tu me dis que tu as besoin de reconnaissance, et je voudrais
bien comprendre ce que signifie ce mot concrètement pour toi,
nous n’avons peut-être pas la même définition. Qu’est-ce que qui
ferait que tu te sentes reconnue ? »

244 Comment vraiment ?


La clarication: pour vérier que vous avez bien compris:
• « Est-ce que tu veux dire que…»
• « Je voudrais juste vérifier que j’ai bien compris…»
• « Au final, j’ai compris le pourquoi de ce qui nous arrive, mais pas
forcément le pour quoi: quel est ton objectif ? »
• « Pour vérifier que j’ai bien compris ce qui comptait le plus pour
toi, si jamais la direction confirmait la suppression de ce budget,
alors pour toi, cela remettrait en jeu ta crédibilité vis-à-vis de tes
équipes, c’est bien cela ? »
La fameuse « Columbo Question »:

« Y a-t-il quelque chose d’autre ? »

Vous n’imaginez pas le nombre de fois où un élément important, voire


le sujet principal, ressort après une longue discussion, au moment de
se séparer, alors qu’on pense avoir tout dit… Merci Colombo !

Étape2: explorez le récit de l’autre 245


Valider qu’on a compris la même chose :
le résumé
Cette étape conclut la phase d’écoute active et va servir de base au
reste de la conversation dicile, donc ne la manquez pas.
Les avantages d’un résumé sont nombreux:
• il montre que vous avez écouté attentivement, à la fois ce que
l’autre dit et ressent ;
• il permet de vérifier que vous avez bien compris ;
• il donne l’opportunité à l’autre de préciser, de compléter ou de
rectifier ce qu’il a dit ;
• il renvoie déjà un premier retour à l’autre qui parfois se rend
compte que sa position est paradoxale, pas claire ou très ferme ;
• mais, surtout, il permet de faire ressortir le besoin sous-jacent,
l’intérêt réel, la motivation principale.

Les règles d’or de ce chapitre

#37 L’écoute active est l’outil principal de la


communication.
#38 Tout ce qui ne s’exprime pas s’imprime.

246 Comment vraiment ?


CHAPITRE 16

Étape 3:
racontez votre récit
Donc nous sommes « en plein vol » pour reprendre la métaphore de
l’avion: nous avons préparé notre vol (chapitre13), nous avons décollé
sans nous crasher (chapitre14) et nous avons écouté l’autre partie
pour le comprendre (chapitre15). Maintenant, il va falloir parler.

Pourquoi parler ?
À votre tour de prendre la parole. Mais pourquoi, me direz-vous ? Car,
nalement, si vous avez bien écouté l’autre: premièrement, ses émo-
tions se sont calmées et, deuxièmement, vous avez pu comprendre sa
manière de voir ce dont il avait réellement besoin. En quelque sorte,
vous avez tous les ingrédients pour conclure d’une manière qui vous
permette d’atteindre votre objectif. Pourquoi prendre la peine de
prendre la parole ? Ça peut être risqué, et pour certains cela représente
un eort ou une menace. Alors pourquoi ?
En réalité, c’est tout simplement vital.
Prenons un exemple:

Votre directeur financier, très performant, vous a annoncé


de manière violente et inopinée qu’il menaçait de quitter

247
l’entreprise s’il n’avait pas un plus gros bonus. Sur le prin-
cipe, vous n’êtes pas d’accord, mais, surtout, vous vous êtes
senti trahi. Vous l’appréciez énormément, peut-être même
ressentez-vous de l’amitié pour lui. Et vous réalisez que ce n’est
pas réciproque. Apparemment, pour lui, il s’agit avant tout de
business et d’argent. Soit, vous irez sur ce terrain, mais au fond
de vous, quelque chose est cassé. Le problème est que l’en-
treprise, pourtant en forte croissance, passe par une période
difficile, que vous êtes en train de lever des capitaux, et que
ce serait le pire moment pour augmenter la masse salariale.
Et en même temps vous ne pouvez pas vous permettre de
démotiver votre directeur financier.
Imaginons que la conversation se passe bien, que vous
l’écoutez et que vous comprenez le « vrai » sujet : il traverse
une crise personnelle qui l’amène à repenser sa vie pro-
fessionnelle. Il a toujours voulu créer sa propre entreprise,
pour avoir quelque chose qui lui appartienne. Son père avait
été licencié avec perte et fracas sans indemnité à quelques
années de la retraite. Cela avait généré un vrai séisme fami-
lial. Votre directeur se confie à vous pour dire que, avec
l’âge, cette peur remonte chez lui et qu’il ressent le besoin
d’avoir sa propre entreprise pour cela. Comme il ne se sent
pas l’âme d’un créateur d’entreprise, son plan est donc de
racheter une petite entreprise dans les années à venir. Pour
cela, il aura besoin de liquidités. D’où sa demande d’un
bonus supérieur.
Vous avez une idée : l’associer à votre entreprise.
Effectivement, cela semble résoudre le besoin fondamental
de votre directeur, tout en préservant vos intérêts.
Oui mais voilà, si vous arrivez à la solution sans être passé
par la case discussion, alors vous prenez le risque que
la frustration que vous avez ressentie ressorte plus tard

248 Comment vraiment ?


et plus intensément. Ce sera alors encore plus risqué et
compliqué.
Si vous souhaitez réparer le lien, avec l’idée de le pérenniser
et de le renforcer, vous n’avez pas d’autre choix que de
prendre la parole et de donner votre version de l’histoire,
d’expliquer que vous avez été triste car, pour vous, la qualité
des liens est fondamentale. Vous lui demandez à l’avenir de
venir vous parler avant de poser un ultimatum. Au passage,
pour créer de la sécurité, vous pouvez lui dire que si jamais
il estime que ce n’est pas toujours facile de venir vous parler,
alors vous prenez votre part de responsabilité. Vous pourriez
aussi lui parler de cette autre entreprise que vous avez créée
et dont vous vous êtes fait sortir par votre associé avec une
vraie blessure. C’est pourquoi, en lui proposant de devenir
associé, vous avez besoin d’être rassuré et de partager cette
peur avec lui…
Sans cela, je mets ma main à couper, pour gérer de nom-
breuses médiations d’associés, qu’un jour, un médiateur
sera appelé pour un conflit d’associés, que cette frus-
tration ressortira par exemple sous la forme : « De toute
façon, c’est toujours la même chose avec lui, il est violent
avec ses ultimatums, je ne me laisserai pas prendre en
otage une seconde fois, j’en ai marre d’être trop gentil,
il l’utilise contre moi. Ça suffit. » Le médiateur tentera de
comprendre et reviendra à la source de cette conversation
et vous demandera : « Pourquoi ne lui avez-vous pas parlé
à l’époque ? »
Avoir cette conversation difficile évitera qu’un petit caillou
dans la chaussure ne devienne une blessure qui s’infecte…

Parce que, sans cette partie où vous racontez votre histoire, où vous
vous exprimez, où vous armez ce dont vous avez vraiment besoin,
il manque 50 % du travail. Vous vous souvenez de « Tout ce qui ne

Étape 3: racontez votre récit 249


s’exprime pas s’imprime » ? Cela vaut aussi pour vous, pas uniquement
pour l’autre.
Explorer le récit de l’autre et partager le vôtre devraient être indisso-
ciables l’un de l’autreau même titre que l’inspiration et l’expiration
constituent les deux facettes de la respiration.
Au chapitre12, nous avons déni ce qu’était une relation harmo-
nieuse: une relation où les besoins de chaque partie sont satisfaits.
Ne pas exprimer ses besoins, ne pas parler, c’est amputer la relation
d’une moitié. C’est l’appauvrir.
Ne pas donner sa version de l’histoire, ne pas exprimer ses senti-
ments, ne pas partager ses besoins fait courir le risque de se sentir
frustré. Un sentiment qui peut soit nous pourrir la vie (et parfois
toute la vie), soit ressortir d’une autre manière en faisant beaucoup
de dommages…
Le déclic, dans cette étape, est d’être convaincu qu’on a le droit à la
parole. En tout cas, autant que l’autre. « Mes idées et mes sentiments
sont aussi légitimes, valables et importants que les vôtres, ni plus ni
moins », disent les auteurs de Comment mener les discussions difficiles1
en insistant sur « ni plus ni moins ».
Ni trop parler ni trop se taire. Trouver cet équilibre demande du
temps. Cela me rappelle quand Pierre Rabhi dénissait l’humilité
comme le parfait équilibre en trop de soi et trop peu de soi. Trop de
soi donne la prétention. Mais trop peu de soi aboutit à l’abnégation.
Aucune des deux postures n’aide.

Pourquoi se taire ?
La question que je me pose lorsqu’on me fait cette objection
« Pourquoi parler » est, à l’inverse, quelles pourraient être les raisons
de ne pas parler ?

1. Op. cit.

250 Comment vraiment ?


Hypothèse 1 : considérer qu’on ne
le vaut pas
Si quelqu’un part du principe qu’il n’est pas légitime à affirmer
ses propres besoins, et qu’il s’arrange pour toujours faire passer les
besoins des autres avant les siens, alors il aura tendance à se taire.
Voilà encore l’un des avantages de rééchir à ce sujet des conversa-
tions diciles: il nous oblige à faire le point. Êtes-vous persuadé que
vous avez le droit à la parole ?

Hypothèse 2 : instrumentaliser la relation


En eet, si peu importe la relation et que seul compte l’objectif, alors
pas besoin de raconter votre histoire. Si vous avez juste besoin que
l’autre fasse ou dise ce que vous voulez, il s’agit alors d’une négocia-
tion. La conversation dicile se distingue de la négociation précisé-
ment car aucune des deux parties ne fera l’économie d’écouter et de
s’exprimer… La négociation vise l’atteinte d’un but. La conversation
vise la compréhension mutuelle.

Hypothèse 3 : avoir peur de parler


Nous partons ici du principe que si nous parlons, il y aura des consé-
quences: soit nous allons faire du mal ; soit nous allons avoir mal.
Dans les deux cas, nous ne nous sentons pas en sécurité.

Comment parler ?
Nous avons déjà parlé de la Communication Non Violente. Elle
prend tout son sens à ce moment-là de la conversation dicile.
Avec sa théorie, Marshall Rosenberg n’a pas seulement mis en place
une méthode d’assertivité, il a aussi bouleversé la manière de négocier,
de se disputer et de communiquer de manière générale.

Étape 3: racontez votre récit 251


Un livre entier ne surait pas à résumer sa méthode, je vais simple-
ment en tirer quelques leçons adaptables aux conversations diciles.
En synthèse, je propose les étapes suivantes:
1. Commencez par les faits.
2. Racontez votre histoire.
3. Expliquez d’où vient votre histoire.
4. Dites ce qui est fondamental pour vous.

Commencez par les faits


Ne présentez pas votre histoire comme la vérité car vous courez le
risque de mettre l’autre sur la défensive. Partez plutôt des faits, du
réel.
Le problème, c’est que ce n’est pas si simple, car nous prenons souvent
nos croyances, nos idées et nos opinions pour des faits. Lorsque vous
dites que « Julie est généreuse », que « Paul s’est mis en colère lors de la
dernière réunion » ou que « J’en ai marre que Catherine me reproche
toujours de ne pas être plus précise », sans vous en rendre compte,
vous interprétez le réel alors que vous pensez probablement le décrire.
• Qu’est-ce que signifie « être généreux » pour vous ? Est-ce la
même définition pour votre voisin ? Pour être factuel, vous auriez
pu dire: « Julie verse 200 € par mois à la Croix-Rouge ».
• Et le pauvre Paul, qu’est-ce qui vous prouve qu’il était en colère ?
Admettons qu’il ait haussé le ton de sa voix, par exemple. Il se
peut très bien que, pour lui, ce ne soit pas un signe de colère…
Observer le réel aurait pu donner: « Lors de la dernière réunion,
Paul a parlé plus fort que d’habitude » ; puis vous pouvez ajouter:
« Ce qui m’a laissé penser qu’il était en colère.» Là, c’est audible.
Vous expliquez clairement comment vous en êtes arrivé à cette
conclusion.
• Enfin, quelle preuve avez-vous que Catherine vous fait un
reproche ? De son point de vue, cela peut être un simple constat !
Évitez également les mots « toujours », « jamais », « tout le temps »,

252 Comment vraiment ?


etc., qui ne peuvent pas être factuels. À la place, vous pourriez
dire: « Lors des trois derniers entretiens, Catherine m’a dit que
je n’étais pas assez précise », puis « J’ai le sentiment que c’est un
reproche. »
Là réside déjà la première grande leçon de Marshall Rosenberg:
la capacité à observer ou à décrire le réel sans l’évaluer. Évaluer le
réel signie le décrire en y intégrant sa propre vision du monde. Par
conséquent, ce n’est plus tout à fait le réel.
Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous. En réalité,
commencer par du factuel s’avère beaucoup plus dicile qu’on ne le
pense.
Luc de Brabandere raconte l’histoire de deux philosophes se pro-
menant dans la campagne française1. Ils s’arrêtent pour contempler
un mouton, qui vient juste d’être tondu. Le mouton est de prol. Le
premier philosophe observe: « Tiens, ce mouton est tondu.» Son
compère lui répond: « De ce côté.»
En eet, rien ne dit que le mouton a été tondu de l’autre côté ! C’est
fort probable et tellement systématique que c’est presque certain.
Mais, en l’état actuel des choses, rien ne permet de l’armer.
Il y a là un exemple d’évaluation du réel: la généralisation. En partant
du principe que tous les moutons tondus d’un côté le sont de l’autre,
nous partons du principe que celui-là aussi.
D’autresmanières de confondre observation du réel et évaluation du
réelexistent comme:
• le reproche ;
• l’exagération ;
• la systématisation ;
• le jugement de valeur ;
• la subjectivité ;
• l’interprétation.

1. Luc de Brabandere et Alan Iny, La bonne idée existe !, Eyrolles, 2013.

Étape 3: racontez votre récit 253


Racontez votre histoire
J’insiste sur le mot « histoire » et sur le déterminant « votre ».
• « histoire » car cela sous-entend que vous allez dérouler l’enchaî-
nement: faits →croyances →hypothèses →conclusions et non
pas imposer un point de vue sans l’expliquer. Vous allez raconter
l’histoire de votre point de vue. Comment il s’est forgé, de quel
constat il part, le cadre de référence que vous avez utilisé, etc.;
• « votre » car cela envoie un message fort: ce n’est pas LA vérité
mais VOTRE vérité.
Présenter vos conclusions comme la vérité vous garantit de manière
presque certaine d’aller au clash. L’autre va se rebeller. Surtout, si vos

254 Comment vraiment ?


conclusions comportent des mots sensibles comme « injuste », « mal »,
« faux » ou « inacceptable ».
Par exemple, imaginez que, pendant un dîner, votre ami vous dise:
« Cela me semble inacceptable de parler comme cela à sa femme.»
Il est très probable que vous lui répondiez du tac au tac de se mêler
de ce qui le regarde ou que vous lui demandiez qui il est pour dire
cela…

Expliquez d’où vient votre histoire


À l’étape précédente, vous avez présenté votre récit comme votre
vérité et non pas comme la vérité. Maintenant, vous allez expliquer
ce qui sous-tend vos conclusions.
Nous l’avons vu en détail au chapitre9, nous nous créons une histoire
de toutes pièces en nous basant sur nos expériences, nos croyances,
nos valeurs, nos émotions.
Par exemple, ce n’est pas la même chose de dire: « Je refuse de vous
livrer la marchandise sans un prépaiement » que d’expliquer pour-
quoi: « Il y a trois mois, j’ai eu une très mauvaise expérience avec un
client qui m’a laissé un impayé. Du coup, par prudence, je demande
désormais un prépaiement.»
Ou encore: « Je trouve que tu n’es pas une bonne manager car tu ne
sais pas décider » au lieu de « Pour moi, une bonne manager est avant
tout quelqu’un qui sait décider. Or, comme tu refuses de trancher
en cas de conit, même quand nous te le demandons j’ai parfois la
sensation que tu ne joues pas ton rôle.»
En expliquant votre conclusion, vous désamorcez l’agression gra-
tuite et vous donnez à l’autre la possibilité de comprendre votre
histoire.
En général, surtout sous le joug des émotions, nous sautons direc-
tement à la conclusion, ce qui met l’autre sur la défensive dès le
début.

Étape 3: racontez votre récit 255


Dites ce qui est fondamental pour vous
Mais dites-le clairement.
Trop souvent, j’entends des personnes qui arment en toute sincé-
rité: « Mais je lui ai déjà dit, il ou elle le sait bien ! » et d’autres tout
aussi sincères qui répondent « Je n’avais absolument pas compris
cela. »
Alors, n’hésitez pas, dites-le clairement, verbalisez-le: « Avant tout,
ce qui compte pour moi, c’est de…» ; « Pour moi, la priorité est…» ;
« À mes yeux, il n’y a rien de plus important que…»
La nature humaine a la fâcheuse tendance à cacher ce qu’elle veut
vraiment, par peur de se rendre vulnérable.
Voilà quelques attitudes qui biaisent l’expression et la compréhension
de ce qui compte vraiment pour nous:
• confondre reproche et demande ;
• demander ce qu’on ne veut pas au lieu de ce qu’on veut ;
• faire une demande infaisable ;
• édulcorer tellement sa demande qu’elle n’est plus claire.
Les deux techniques qui changent la donne très concrètement sont:
1. parler en votre nom en démarrant vos phrases par « De mon
point de vue » ; « Moi, je » ou « Pour moi » ;
2. troquer le « mais » par le « en même temps » ou par le « et ».
Ainsi, vous envoyez deux messages extrêmement puissants:
1. Je te donne mon point de vue, je te raconte mon histoire, je te
partage mes hypothèses. Je ne suis pas en train de te dire que
j’ai raison.
2. Je te propose une vision du monde conciliante, non binaire,
ou l’on part du principe que les besoins de tous peuvent être
respectés. Cela ne signie pas que j’ai la solution ou que je sais
comment faire, mais que j’ouvre le champ des possibles.

256 Comment vraiment ?


Voici quelques exemples de changement de formule:
• « Tu es compétent, mais tu procrastines trop » versus « Je trouve
que tu es compétent et que tu ne fais pas assez d’efforts.»
• « Tu m’as insulté pendant la réunion, c’est bien fait pour toi que tu
as reçu un avertissement » versus « Je suis désolé que tu aies eu un
avertissement et en même temps j’ai été blessé par tes insultes.»
• « J’ai raison de quitter l’entreprise, mais elle va me manquer et
j’ai un peu peur pour mon avenir » versus « De mon point de vue,
je quitte l’entreprise pour de bonnes raisons. En même temps,
je sais qu’elle va me manquer et je sens aussi que j’ai un peu peur
pour mon avenir.»

Les règles d’or de ce chapitre

#39 Parler clairement, en son nom et en expliquant


comment on s’est fabriqué son histoire.
#40 Dire ce qui est important pour nous, ce dont nous
avons besoin.

Étape 3: racontez votre récit 257


CHAPITRE 17

Étape 4:
réglez leproblème
Si tout s’est bien passé, à ce stade-là de la discussion, vous avez pu
comprendre les besoins de l’autre et exprimer les vôtres.
Vous êtes passé de la position (ce qu’on veut) à la motivation (pour-
quoi on le veut), c’est-à-dire que vous avez identié les vraies moti-
vations, les besoins réels et les intérêts profonds de chaque partie.
À partir de là, trois scénarios diérents peuvent se présenter:
1. Vos intérêts et ceux de l’autre sont alignés.
2. Vos intérêts et ceux de l’autre sont divergents mais compatibles.
3. Vos intérêts et ceux de l’autre sont divergents et incompatibles.

Vos intérêts et ceux de l’autre sont alignés


La communication a permis de se réaligner, vous êtes (re)tombés
d’accord !
Il s’agit évidemment du scénario le plus simple et le plus positif.
Vous pouvez même demander pourquoi a-t-il fallu tout ce cirque
pour en arriver là. Si les intérêts étaient alignés, alors pourquoi avoir
eu à gérer une conversation dicile ?

259
Figurez-vous que c’est le cas le plus fréquent ! Comment est-ce
possible ?
• Les deux parties n’avaient pas la même information.
• Elles avaient la même information, mais ne voyaient pas la
même chose.
• Elles ne comprenaient pas que l’autre avait un cadre de référence
différent.
• Chacune élaborait des hypothèses et des conclusions sans les
expliquer.
• Elles pensaient que, parce qu’il y avait impact, il y avait intention.
• Chacune refusait de voir sa part de responsabilité.
Parfois, le désaccord sert de prétexte pour exprimer quelque chose de
plus profond ou de plus ancien, comme le montre l’histoire de Vijay
et Sarah:

Sarah vient de prendre la présidence du conseil d’admini-


stration de Nomek. Elle s’aperçoit vite que bon nombre de
décisions sont bloquées par le directeur technique Vijay,
d’origine indienne, qui utilise son droit de veto réguliè-
rement. Cela commence à agacer Sarah, car la situation
génère des tensions en interne, d’une part, et l’empêche,
d’autre part, de procéder aux changements qu’elle a promis
de faire. Notamment, il vient de voter contre l’embauche
d’un directeur du digital dont elle a cruellement besoin pour
exécuter son plan. Elle ne souhaite pas passer en force, ce
serait envoyer un mauvais signal à ses équipes, en début de
mandat, mais elle ne peut pas se passer de cette ressource
cruciale. Elle convoque Vijay pour comprendre la situation.
Experte en conversations difficiles, Sarah réussit à faire
parler son collègue et comprend l’origine du problème. Il
y a deux ans, lors d’un conseil d’administration particulière-
ment tendu, le prédécesseur de Sarah, Michel, un PDG très
charismatique mais très dominant, a fait vivre une situation

260 Comment vraiment ?


difficile à Vijay. Michel ne supportait pas qu’on ne soit pas
d’accord avec lui. Il avait proposé un plan in extremis pour
sauver l’entreprise d’une situation périlleuse. Vijay, qui se
targue d’être un homme méticuleux et rigoureux, avait
identifié un problème technique dans le projet de son PDG
et avait pris la parole pour souligner cette menace. Michel
l’avait très mal pris et le ton était monté. Vijay n’avait pas
lâché l’affaire, considérant qu’on touchait non seulement
son domaine, la partie technique, mais qu’en plus on ne
l’écoutait pas, lui qui avait à plusieurs reprises anticipé et
évité de gros problèmes à l’entreprise !
Au bout d’un moment, à court d’arguments, Michel, furieux,
avait dit à Vijay une phrase qui avait tout déclenché : « Toi,
l’Indien, remets tes petites lunettes d’informaticien, retourne
coder devant ton écran, arrête de nous enquiquiner à tou-
jours voir des problèmes et laisse faire ceux qui comprennent
comment marche le business. » Vijay était resté tétanisé et
n’avait pas soufflé mot de tout le reste du conseil.
Michel avait touché Vijay en plein cœur. D’origine indienne,
sa famille a émigré en Angleterre sans le sou. Fils aîné, il
avait réussi à obtenir un diplôme d’ingénieur puis à faire
carrière en se basant sur une qualité, qui, d’après lui, le défi-
nissait plus que tout : l’anticipation. Tous ses chefs précé-
dents avaient mis en avant cette compétence à anticiper les
problèmes, ce qui le rendait fier. Michel venait de piétiner
ce qui le rendait unique et fier.
Sans parler de l’aspect raciste. Vijay eut la sensation, quels
que soient son diplôme, ses compétences et sa carrière, de
quand même rester « l’Indien ».
En outre, il a été particulièrement choqué qu’aucun de ses
collègues n’ait pris sa défense. Aucun. Alors qu’il pensait
bien s’entendre avec eux. Il pensait faire partie de leur
équipe. Là encore, cela l’a blessé.

Étape 4: réglez leproblème 261


Depuis cet incident, Vijay s’est clairement mis en retrait de
l’équipe. Il participe encore au conseil d’administration, mais
ne se gêne pas pour utiliser son veto dès qu’il lui semble y
avoir un problème potentiel. Il reconnaît auprès de Sarah
que, parfois, il met un peu de mauvaise volonté, mais que
cela leur serve de leçon : « Vous allez voir comment “l’In-
dien” va vous pourrir la vie ! »
Sarah a longuement écouté Vijay, a reconnu que l’attitude
de son prédécesseur ne souffrait d’aucune excuse. Elle a
exprimé sa compassion pour le sentiment d’humiliation
et la colère qu’a ressentie son collègue à ce moment-là.
D’autant plus qu’étant elle-même d’origine marocaine,
elle fut particulièrement sensible à l’aspect raciste de l’in-
cident. Elle s’est sincèrement excusée au nom de l’entre-
prise. Elle a redit à Vijay que, à la différence de Michel,
elle recherchait des talents capables d’anticiper les pro-
blèmes, qu’elle avait remarqué ce trait de caractère chez
Vijay et qu’elle avait besoin de lui. Lorsqu’elle a demandé
à Vijay ce dont il aurait besoin pour aller de l’avant, il a
répondu qu’il souhaitait comprendre pourquoi ses col-
lègues n’avaient rien dit et qu’il voulait que cela ne se
reproduise plus jamais.
Sarah a proposé à Vijay de reparler de cet incident devant
les membres du conseil d’administration afin de crever
l’abcès. Elle lui proposa de capitaliser sur cette malheureuse
expérience pour l’aider à construire une entreprise tolérante
et respectueuse de tous.
Vijay accepta. Il ressortit du conseil d’administration que
tous les collègues présents se souvenaient très bien de
cette histoire, qu’ils étaient tous restés tétanisés devant
la violence de Michel. La plupart s’en voulaient de ne pas
avoir pris la défense de Vijay et s’excusèrent platement. Une
minorité regrettait aussi l’incident, mais exprima le fait que

262 Comment vraiment ?


Vijay avait tellement mal réagi ensuite qu’il avait creusé un
fossé infranchissable pour quiconque aurait aimé aller lui
parler.
Vijay comprit que ses collègues avaient eu aussi peur que lui,
qu’ils n’avaient pas eu l’intention de l’ostraciser. Il reconnut
amplement sa mauvaise réaction et accepta la critique. Il fut
touché par leurs excuses.
Ce conseil aboutit à la création d’un comité d’éthique dirigé
par Vijay qui sera chargé de veiller au respect de la charte
des valeurs de l’entreprise.
Il n’utilisa plus jamais son droit de veto.

Cet exemple montre que lorsqu’on se met en posture de comprendre


et qu’on identie le problème derrière le désaccord, le désaccord
disparaît.

Vos intérêts et ceux de l’autre


sontdivergents mais compatibles
Vous êtes d’accord sur le désaccord, et vous allez devoir être créatifs
pour trouver une solution !
La conversation a mis en lumière que vous ne voulez pas ou plus
la même chose. Vous n’êtes pas tout à fait d’accord, mais vous avez
cessé de diaboliser l’autre. L’abcès est crevé, la pression retombée, les
émotions sont exprimées.
Vous avez compris le besoin de l’autre et exprimé le vôtre, mais ils
semblent divergents. À première vue, il apparaît compliqué de satis-
faire les deux à la fois. Comment faire ?
C’est là qu’intervient la créativité. Mais cette étape, que nous appelons
« étape de brainstorming », n’est possible que si trois conditions ont
été remplies:

Étape 4: réglez leproblème 263


Vous vous êtes sincèrement
et mutuellement compris
Attention, je le répète, « comprendre » ne veut pas dire « être d’ac-
cord ».

« Je comprends que tu refuses d’augmenter les prix par


peur de perdre des adhérents à un moment que tu estimes
charnière pour nous. Tu nous sens vulnérables et tu veux
protéger l’entreprise. De mon côté je ne partage pas ton
avis, j’estime que nous pouvons prendre le risque et que
ça devient urgent, nous avons besoin de moyens pour
ouvrir un nouveau magasin. Est-ce que ça résume bien la
situation ? »

Pourquoi est-ce si importantde s’être compris ? Parce que si l’on


continue à avoir des doutes sur les intentions, la culpabilité ou la
sincérité de l’autre, les émotions négatives ressurgissent. Or, comme
nous l’avons vu, elles empêchent ce travail d’ouverture du champ des
possibles. Au contraire, elles ramènent au binaire, elles enferment
dans un monde noir ou blanc. Elles freinent l’envie de coopérer. Elles
poussent à se protéger et non pas à coopérer.

Vous êtes arrivés à construire un récit


commun de ce qui s’est passé,
audible par les deux
Cela ressemble au troisième récit que nous avons vu au chapitre14:

« En résumé, nous ne voyons pas l’ouverture de notre capital


de la même manière. Tu as besoin de sécurité et tu vois
l’arrivée de nouveaux associés comme une menace que des
fonds d’investissement prennent petit à petit le pouvoir.

264 Comment vraiment ?


Et moi, au contraire, j’ai besoin de diversité, j’ai envie de
faire rentrer du sang neuf pour enrichir l’entreprise par des
points de vue différents. C’est ça ? »

Ce récit commun décrit les besoins,


intérêts et motivations de chacun
avec un « ET » au lieu d’un « MAIS »
Le changement de conjonction de coordination induit un profond
changement de paradigme.
Regardez la diérence entre ces deux phrases:
• « Tu as envie d’accepter ce poste à New York car tu le vois comme
une superbe opportunité professionnelle, MAIS ton épouse ne
veut pas et c’est important pour toi que la famille ne se sente pas
mal. »
• « Tu as envie d’accepter ce poste à New York car tu le vois
comme une superbe opportunité professionnelle ET EN
MÊME TEMPS tu veux respecter l’équilibre familial cher à
ta femme. »
La première laisse un arrière-goût de paradoxe impossible à résoudre.
On a envie de dire: « En vrai on est dans une impasse, non ? »
La seconde, au contraire, donne envie de trouver une solutionpour
respecter ces deux besoins: « Comment on fait ? Et si on pensait
diéremment… »
Dans cet exercice de brainstorming, tout le monde donne ses idées,
même les plus saugrenues, même celles complètement infaisables.
Personne n’a le droit de dire non. Les cerveaux droits prennent
le lead et les cerveaux gauches mettent leur capacité d’analyse en
veilleuse.
Comme l’explique Luc deBrabandere, pour avoir une nouvelle bonne
idée, il faut d’abord avoir beaucoup de nouvelles idées.

Étape 4: réglez leproblème 265


Je vous propose quelques questions encourageant la démarche: si
vous aviez une baguette magique, que feriez-vous pour concilier
vos intérêts ? Si tout était possible, quelles seraient les solutions
pour que les deux parties soient satisfaites ? Dans un monde idéal,
qu’aimeriez-vous tous les deux ?
Une fois listées toutes les idées, vous éliminez celles qui vous semblent
infaisables (là les cerveaux gauches entrent en jeu) ; puis vous en sélec-
tionnez une qui convient aux deux parties.
J’ai un superbe exemple d’une telle sortie par le haut d’une apparente
impasse, qui me vient d’un entrepreneur que je respecte énormément.
Il m’a permis de partager son expérience mais dans l’anonymat. Nous
l’appellerons donc José.

José dirige avec succès un groupe de restaurants Inouï à


Bordeaux. Il s’occupe personnellement des achats. L’un de
ses principaux fournisseurs est un producteur de viande
réputé dans la région : Bosson. Les deux entreprises tra-
vaillent ensemble depuis plus de dix ans.
Comme chaque année, le représentant de Bosson, Joachim,
prend rendez-vous avec José pour les négociations
commerciales.
Cette année, il annonce la couleur : l’entrecôte, le morceau
le plus demandé, va augmenter de prix. Manque de chance,
José venait avec l’idée inverse : obtenir un meilleur prix sur
l’entrecôte.
Aucun des deux ne veut céder, le ton monte, les reproches
apparaissent « Après toutes ces années à travailler ensemble,
comment oses-tu me faire cela ? » ou « Je suis ton plus gros
client et tu me traites ainsi ? »
Jusqu’à ce que José décide de changer de stratégie et de
comprendre ce qui bloque.

266 Comment vraiment ?


« Qu’est-ce que cela change pour vous si j’accepte la hausse
de prix ?
– Mets-toi à notre place, tous les restaurants veulent des
entrecôtes. Le problème, c’est que pour une entrecôte
vendue, on a plusieurs kilos de morceaux moins nobles
dont personne ne veut. Or nous, nous achetons l’animal en
entier. Il faut bien qu’on rentabilise avec les morceaux stars
comme l’entrecôte, les bas morceaux qui nous restent sur
les bras.
– Et pour toi, cela change quelque chose ?
– Oui, cette année mon bonus annuel est annexé sur mon
prix moyen de vente de l’entrecôte.
– Donc, si je comprends bien, le vrai problème, c’est de
réduire les pertes des morceaux invendus. C’est à la fois
une priorité pour l’entreprise et pour ton bonus.
– Oui, c’est ça. Et toi, qu’est-ce qui fait que c’est aussi
important ?
– Je t’explique pourquoi le prix de l’entrecôte est straté-
gique pour nous. Un autre bistrot a ouvert au coin de la rue
et ils ont mis à la carte une entrecôte frites béarnaise exac-
tement comme nous. Du coup, le client peut comparer
facilement les prix. On ne peut pas se permettre d’être
plus cher que lui sur ce plat-là.
– Je comprends. Ça peut carrément te faire perdre des
clients…
– Absolument.
– Du coup, je ne vois pas comment on peut s’en sortir : soit
je perds mon bonus, soit tu perds des clients…
– Écoute, j’ai une idée, je pourrais demander à mon chef de
mettre un bœuf bourguignon à la carte. Notre voisin n’en
a pas. Du coup, je pourrais accepter la hausse de prix de

Étape 4: réglez leproblème 267


l’entrecôte, mais en échange tu me fais un prix imbattable
sur les autres morceaux, que nous cuisinerons dans notre
bœuf bourguignon. Je ferai ma cuisine interne (sans jeu
de mots) pour répercuter la hausse de prix de l’un sur
l’autre. Au final, je pourrai vendre mon entrecôte moins
cher que mon voisin et toi tu rempliras tes objectifs. Qu’en
penses-tu ?
– Ça me va ! »

Cet exemple illustre comment des besoins divergents peuvent être


rendus compatibles par une idée créative. Tout y est: passer du
« quoi » (le prix de l’entrecôte) au « pourquoi » (besoin de son bonus et
besoin d’être compétitif ) ; identier les intérêts réels (rentabiliser les
invendus pour l’un et se démarquer de la concurrence pour l’autre) ;
puis imaginer une idée qui permette aux deux de satisfaire leurs
besoins en même temps.
Ici, le travail de compréhension des besoins mutuels joue un rôle
déterminant. Surtout, lorsque les conversations diciles concernent
un objet que les deux parties désirent. Par exemple, la garde des
enfants dans un divorce ou de l’argent dans une négociation ou le
droit d’utiliser une marque… Dicile de faire plus binaire, non ?
Apriori, l’une des deux parties va obtenir ce qu’elle veut et l’autre
rentrer bredouille. Il y aura un gagnant et un perdant, chacun se bat-
tant pour défendre sa position.

John, étudiant américain en France, débarque à l’aéro-


port de Paris-Charles-de-Gaulle pour rejoindre sa famille à
Boston pour les fêtes de Noël. Il arrive au guichet et ren-
contre Yasmina qui fulmine contre la compagnie arienne :
victime du surbooking, elle ne pourra pas monter dans cet
avion… John connaît le même sort… Il se joint à Yasmina
dans ces protestations.

268 Comment vraiment ?


Quand tout à coup, la chef d’escale leur annonce qu’une
place vient de se libérer. Elle la propose aux deux compères
en leur demandant de se mettre d’accord sur lequel saisira
l’opportunité et lequel restera au sol.
Le ton monte rapidement entre eux, chacun essayant de
convaincre l’autre qu’il a de meilleures raisons de monter
dans cet avion que l’autre.

Cette situation peut se schématiser comme une pyramide. Le sommet


de la pyramide indique la position des parties, c’est-à-dire « ce qu’elles
veulent », et la base explique leur motivation, autrement dit « pour-
quoi elles le veulent ».

L’enjeu de la négociation raisonnée d’Harvard consiste à passer de


la position à la motivation: non pas ce qu’on veut mais pourquoi on
le veut. C’est-à-dire les intérêts, les motivations ou les besoins der-
rière la demande initiale. Quel est l’avantage ? Penser en termes de
motivation permet de sortir du binaire et d’augmenter les chances de
trouver des intérêts communs ou compatibles, comme illustré dans
le second schéma:

Étape 4: réglez leproblème 269


Revenons à Yasmina et John. Pourquoi veulent-ils absolument monter
dans cet avion ? Yasmina, chercheuse au CNRS, donne une conférence à
Boston le lendemain matin. Elle a travaillé d’arrache-pied pour réussir
son intervention absolument capitale pour sa carrière. Elle pensait arriver
deux jours avant, mais un deuil familial a chamboulé ses plans.
John, étudiant américain à la Sorbonne, quant à lui, va rejoindre sa
famille pour passer les fêtes de Noël.
Lorsque Yasmina lui demande si cela l’embête de prendre l’avion suivant
comme le propose la compagnie aérienne, il refuse catégoriquement.
Yasmina s’étonne et cherche à comprendre: qu’est-ce qu’un jour de plus aux
USA, sachant qu’il va y rester quinze jours, change pour John ? Surtout
mis en balance avec la situation de Yasmina qui, si elle décale d’un jour,
loupe sa conférence…
John explique que le problème vient du fait que ses parents n’habitent pas
Boston même, mais à deux heures de voiture. Or, demain précisément, un
de ses amis d’enfance quitte Boston en voiture pour rejoindre leur villa
natale et propose de l’emmener gratuitement. Sinon, il faut payer un billet
de train et John n’a pas les moyens.
Yasmina reformuleet demande si mis à part ce problème de budget, John
verrait un inconvénient à prendre l’avion du lendemain. Le jeune étu-
diant répond que non, au contraire, passer une nuit à l’hôtel 4étoiles tous
frais payés l’amuse.

270 Comment vraiment ?


Elle a alors une idée: après sa conférence, elle a prévu de louer une voi-
ture pour aller se balader quelques jours dans la région de Boston, mais
elle n’avait pas encore décidé de sa destination. Elle propose à John de
l’emmener elle-même chez ses parents et en prof itera pour visiter les
alentours.
John accepte. Le lendemain, ils feront donc un bout de chemin ensemble,
Yasmina restera à déjeuner chez les parents de John et passera deux jours
formidables.
Ils vécurent heureux et…
Sans aller jusque-là, cette histoire montre la puissance du passage
de la position à la motivation dans la recherche d’un accord qui
convienne aux deux parties.

Vos intérêts et ceux de l’autre


sontdivergents et incompatibles
Vous êtes en désaccord profond.
Dans ce scénario, malgré tout le travail de communication eectué,
alors que vous avez compris mutuellement vos besoins respectifs, vous
n’êtes toujours pas d’accord ! Les intérêts s’opposent diamétralement.
Rien à faire.
Évidemment, ce scénario comporte des risques de dispute. Mais ne
jetons pas l’éponge aussi vite, il reste encore quelques cartes à jouer
pour éviter le conit.
• Première option: prendre du recul, ce qui consiste à prendre
de la hauteur et à se poser la question du besoin fondamental
au-dessus des autres. En effet, il est toujours possible de monter
d’un niveau.
Prenons l’exemple de Murielle à qui on propose un poste à New York
et dont la partenaire, Sophie, refuse car elle ne souhaite pas aban-
donner le restaurant qu’elle a créé à Paris. Murielle est extrêmement

Étape 4: réglez leproblème 271


excitée par l’idée d’une expatriation alors que Sophie exprime un
besoin de sécurité en restant en France. Leurs intérêts semblent là
divergents et incompatibles. Comment faire ?
Elles peuvent se demander l’une l’autre ce qui compte vraiment
pour elles. Pourquoi cette promotion est-elle aussi importantepour
Murielle ?
Peut-être que Murielle va arriver à la conclusion que ce qui compte,
c’est de trouver un nouveau challenge car elle a besoin d’aventure et de
découverte, et qu’elle peut trouver cela autrement qu’en changeant de
pays. Peut-être en changeant de projet ? Ou en créant son entreprise ?
Ou en se reconvertissant ?
De son côté, Sophie peut réaliser que son couple compte plus que
tout à ses yeux, mais que le vrai problème réside dans la peur de tout
plaquer pour Murielle sans engagement de sa part… Elle pourrait
alors la demander en mariage ?
• Deuxième option: convenir des règles pour décider. En cas de
désaccord, on peut se mettre d’accord sur la manière de gérer
un désaccord: va-t-on voter ? Jouer aux dés ? Regarder ce qui se
fait dans l’industrie ? Demander à un expert de donner son avis ?
Demander à un arbitre d’arbitrer ?
Par exemple, dans le cas d’une conversation dicile sur le coût de
location des bureaux de l’entreprise. Le bailleur et le locataire sont en
désaccord total sur l’augmentation. Une idée pourrait être de trancher
en regardant l’augmentation moyenne des bureaux alentour.
• Troisième option: se séparer, mais bien. Même en cas de sépa-
ration, une conversation difficile réussie joue un rôle positif. Le
fait de s’être vraiment compris permet de couper le lien, mais
proprement. À l’inverse d’un lien qui se déchire avec la notion de
souffrance et de traumatisme, un lien qui se coupe proprement
cicatrise vite et bien et ne laisse pas de traces. On augmente
même les chances de faire son deuil, c’est-à-dire de recréer un
nouveau lien.

272 Comment vraiment ?


Par ailleurs, se séparer peut prendre plusieurs formes: changer d’en-
treprise, changer de job, changer de manager, changer de pays, etc.
Enn, se séparer peut même se transformer en opportunité ! Je laisse
la parole à Olivier Meier qui explique comment et pourquoi une
séparation professionnelle peut générer de la valeur.

Le point de vue de l’e xpert: Olivier Meier


Rupture évitable ou l’art de transformer les déceptions du moment en
futures collaborations.

Notre expérience en gestion des relations interpersonnelles


met en lumière une perspective cruciale: celle selon laquelle un
départ ne signifie pas nécessairement une rupture définitive. Il est
fondamental de comprendre que, dans le domaine des interactions
humaines, la résolution des conflits et la préservation des liens
peuvent transcender les apparences de la séparation.
L’objectif ici est d’alerter sur la propagation des conflits et de
mettre en évidence l’importance de penser à long terme, de façon
dynamique et circulaire, car une rivalité à l’instant« t » (désaccord,
incompréhension, conflit) peut, selon les circonstances, se
transformer en collaboration, demain, pourvu que les paroles et
les actions ne franchissent pas certaines limites (insultes, mépris,
violence verbale ou physique).
Un exemple éclairant de cette perspective est l’évolution de la
pratique de l’offboarding au sein des entreprises. Autrefois perçu
comme une simple formalité administrative, l’offboarding est devenu
un moyen stratégique de gérer les départs au sein d’une organisation.
Les entreprises ont compris que le départ d’un collaborateur ne doit
pas nécessairement signifier la fin de la relation. Au contraire, il peut
être une opportunité de préserver un lien positif et de transformer un
ancien employé en un ambassadeur de l’entreprise. En investissant
dans un processus d’offboarding efficace, les entreprises peuvent

Étape 4: réglez leproblème 273


gérer les éventuels conflits de manière constructive, offrir un espace
pour la compréhension mutuelle et maintenir des portes ouvertes
pour d’éventuelles collaborations futures.
La gestion efficace des conversations difficiles est un pilier essentiel
pour prévenir la cristallisation des hostilités. Plutôt que de chercher
à convaincre à tout prix, la quête de compréhension mutuelle
est mise en avant comme une stratégie clé pour désamorcer les
tensions. Cette approche permet de réduire la charge émotionnelle
associée aux conflits, ouvrant ainsi la porte à des solutions
novatrices et à des décisions rationnelles. Il est donc essentiel de
reconnaître et d’analyser les obstacles qui entravent la curiosité et
la compréhension mutuelle. Ces obstacles peuvent être liés à divers
aspects, notamment la vérité, l’intention, la culpabilité, les émotions,
l’identité ou les relations. Une introspection approfondie à ces égards
peut permettre aux parties impliquées de nuancer leur perception du
conflit et de développer une volonté accrue de comprendre l’autre.
Il est de ce fait crucial de bien gérer les conversations difficiles
afin de maintenir des relations durables, que ce soit dans un
contexte professionnel, familial, amoureux, amical ou social.
Ces dialogues contribuent à créer un environnement de sécurité
psychologique où les individus peuvent librement exprimer leurs
besoins, émotions et opinions sans craindre une rupture définitive.
Ainsi, la clé réside dans une approche proactive consistant à
constamment ajuster nos relations mutuelles. Cette démarche
d’adaptation constante apparaît comme un impératif pour
préserver des liens durables et faire face à la complexité, telle que
peut nous l’enseigner le sociologue et philosophe Edgar Morin.

• Quatrième option: jouer sur la temporalité. J’ai remarqué que la


plupart des désaccords peuvent se gérer de manière pacifique si
on se donne le temps. Ou, à l’inverse, les désaccords ont tendance
à escalader en conflit d’autant plus qu’il y a urgence.

274 Comment vraiment ?


Prenons l’exemple de deux associés qui décident de se séparer de
leur troisième partenaire. Au début de la conversation, ils voulaient
qu’il parte immédiatement car la situation était insupportable, ils
ne pouvaient littéralement plus le voir. Face à cette soudaineté, le
troisième associé a réagi très violemment car il s’est senti menacé
par la perspective de se retrouver sans salaire. Après plusieurs heures
de conversation, ils se sont donné une année pour eectuer cette
transition en douceur, accompagner leur associé vers une sortie
honorable. La temporalité est presque toujours une possibilité de
négocier une rupture.
Derrière cette notion de temporalité se trouve l’idée que ce qui rend
la sourance insupportable, c’est le fait de penser qu’elle n’aura pas
de n. Dans ces conits, dès qu’on s’est mis d’accord sur l’idée de se
séparer, souvent la pression retombe: on reprend espoir, on voit le
bout du tunnel. Ainsi, on peut se donner le temps. Mais l’étape pré-
alable reste une conversation didactique.
En conclusion je dirais que, dans TOUS les cas –se réaligner, se
réajuster ou se séparer–, le travail d’écoute et de compréhension
mutuelles porte ses fruits.
On ne perd jamais rien à essayer de comprendre l’autre. Jamais.
Intervient dans cette étape la notion d’espoir. Penser que c’est pos-
sible, qu’on va y arriver, qu’une solution existe me semble déterminant.
Avec toutefois trois subtilités:
• d’abord, l’espoir doit être porté par les deux parties et non pas
par une seule ;
• ensuite, il existe une différence entre « affirmer que c’est pos-
sible » et « promettre que cela va arriver », la première posture
véhicule l’espoir, la seconde introduit la notion de promesse et
par là même peut être dangereuse ;
• enfin, il est important de ne pas mélanger « vouloir trouver une
solution » avec « savoir quelle est la solution » ! L’espoir a comme
intérêt d’aider à persévérer dans la curiosité et la créativité,

Étape 4: réglez leproblème 275


alors que le savoir risque de briser la coopération et l’écoute
nécessaires à cet élan.
Cette dernière confusion menace deux catégories de managers:
• les esprits vifs: dès qu’ils ont capté les besoins mutuels, ils ima-
ginent très vite des solutions, souvent pertinentes, et l’annoncent
à l’autre partie triomphant. Mais la meilleure solution est celle
qui sera coconstruite. Et les managers rapides laissent parfois
l’autre partie loin derrière eux, ce qui peut générer un refus de
la solution… Quand bien même elle serait excellente. Avancez
avec l’autre partie. Imaginez un couple sur la piste de danse, où
l’un des deux partenaires danserait beaucoup plus rapidement
que l’autre… cela ne fonctionnerait pas. Dans une conversation
difficile comme dans la danse, les notions d’harmonie, d’ajuste-
ment et de tempo ne sont pas de vains mots ;
• les « solution finders »: ces managers, par ailleurs formidables par
leur farouche détermination à résoudre les problèmes, pèchent
parfois par manque d’écoute. À peine ont-ils compris le pro-
blème qu’ils proposent des solutions. Si vous en êtes, prenez le
temps d’aller au fond du problème et de le reformuler pour être
certain d’avoir bien compris, avant de lancer les chevaux.

Les règles d’or de ce chapitre

#41 Identifier si les intérêts sont convergents, diver-


gents, compatibles ou incompatibles.
#42 Se séparer mais proprement.
#43 « Vouloir trouver une solution » ne signifie pas
« savoir quelle est la solution ».

276 Comment vraiment ?


CHAPITRE 18

Étape5: concluez
Nous voilà dans la dernière ligne droite de la conversation dicile, la
conclusion ; ou la dernière partie de la roue de Fiutak, le « comment
vraiment ».
Dans le chapitre précédent, vous avez trouvé une solution au pro-
blème ou plutôt vous l’avez créée. Maintenant, il faut l’appliquer.
Autant l’étape4 donnait la part belle à la créativité aux cerveaux
gauches, autant l’étape5 a besoin de la rationalité des cerveaux droits.
Dionysos laisse la place à Apollon qui reprend le manche de l’avion.
Après l’imagination et la créativité, l’ordre et la raison. Vous avez
même le droit de sortir des phrases du type « Le diable se cache dans
les détails ».
Si la conversation dicile a été réussie, alors les parties ne sont plus
opposées l’une à l’autre, mais sont l’une et l’autre face au problème.
Et souvent, les parties réutilisent le « nous », après avoir utilisé le « je »
et le « tu ».

Validez l’esprit de la solution plutôt


que la solution elle-même
Le plus important me semble de valider l’esprit de la solution avant
d’entrer dans les détails de la solution elle-même. Ainsi, si quelque

277
chose ne se passe pas bien et empêche la solution d’être appliquée, on
peut revenir aux principes mêmes de la solution.

Deux agents immobiliers d’une grande enseigne se


disputent un territoire. Une fois l’abcès crevé et leurs
reproches mutuels exprimés, ils se mettent d’accord sur
l’idée de coopérer plutôt que d’être en compétition. Leur
idée est de demander au patron de l’agence à entrer
dans le capital, à devenir associés. Ainsi, peu importe
qui fait la vente, ils en bénéficieront tous les deux en tant
qu’associés.
Oui mais voilà, leur patron refuse. Catastrophe. Leur belle
idée part en fumée…
À ce moment-là, s’ils se focalisent sur l’idée, il existe un
risque que la conversation difficile reparte de zéro, alors que
s’ils reviennent à l’esprit de leur idée, associer leurs forces,
de nouvelles peuvent surgir : par exemple, créer eux-mêmes
leur propre agence.

Entrez dans le détail pour mettre


en place le plan
Il s’agit tout simplement de préciser qui va faire quoi, quand et
comment.
Souvent, les idées qui émergent d’une conversation didactique
demandent du temps pour être appliquées. Autrement dit, la
concrétisation de l’idée peut être diérée car elle est assujettie à
l’intervention d’un tiers ou dépendante d’un accord.
Nous vous suggérons d’anticiper des points de bilan pour faire le suivi
ou pour vous réajuster le cas échéant.

278 Comment vraiment ?


Anticipez l’intervention de tiers
Parfois, la solution trouvée implique de faire intervenir des tiers.
Par exemple, un DRH, s’il s’agit de changer de job. Ou un avocat
si la conversation débouche sur une vente d’actions ou une refonte
du pacte d’actionnaires. Ou encore un conjoint s’il s’agit de déci-
sions qui impactent la vie familiale (salaire, déménagement,
voyages, etc.).
Prenez conscience que ces tiers n’ont pas assisté à la conversation,
ils n’ont pas suivi le chemin que vous et l’autre personne avez fait
ensemble. Il est donc fondamental que vous soyez tous les deux
alignés sur ce qu’il y a à faire, pourquoi le faire et comment le faire.
Je note, par exemple, que si les avocats n’ont pas été présents lors de la
conversation, ils peuvent avoir tendance, pour protéger leurs clients,
à souligner les risques, à revenir sur des concessions ou à critiquer
l’accord.
La solution est d’en parler entre vous. Dénissez quel tiers va devoir
être impliqué, quelle histoire vous allez lui raconter et ce que vous
allez lui demander.

Imaginez le pire
J’ai appris cette leçon sur une médiation entre deux associés qui
avaient décidé de se séparer. L’un propose de vendre ses parts à l’autre.
Ils se mettent d’accord sur un prix et se serrent la main. Dans le deal,
il est dit que l’associé sortant doit d’abord faire une période de tran-
sition et ne partira qu’en n d’année.
Cependant, entre-temps, l’entreprise a connu une grave crise qui a
fait chuter sa valeur. Résultat, les deux associés se sont à nouveau
disputés. Le premier expliquant qu’ils s’étaient mis d’accord sur
une formule (un multiple de l’EBITDA) et que, par conséquent, la
valeur des parts en question avait chuté. L’autre arguant du fait qu’ils

Étape5: concluez 279


avaient validé non pas une formule mais un prix et qu’il entendait
bien que ce soit respecté.
Je vous encourage à imaginer tous les scénarios, même les pires.
Entourez-vous de ces personnes dont c’est le talent. Vous savez, celles
qui possèdent le don de voir toujours les problèmes, les risques, les
menaces, les dangers. À ce moment-là, elles sont très utiles.
L’une des menaces classiques met en jeu les autres: ceux qui n’ont
pas assisté à la conversation, mais qui sont concernés ou impliqués.
Que vont-ils en penser ? Que se passe-t-il si quelqu’un proteste ou
critique ?

Je me souviens de cette conversation dans une start-up


créée par un couple. Peu de temps après leur divorce, la
femme se plaignait de l’attitude agressive de son mari qui,
selon elle, avait du mal à accepter leur séparation et se per-
mettait d’être intrusif dans sa vie personnelle.
En fait, dans la conversation, il s’est avéré qu’ils avaient
besoin de réajuster leur manière de communiquer à leur
nouvelle situation personnelle. En effet, pendant qu’ils
étaient ensemble, leur intimité leur permettait de ne
pas se préoccuper de leur mode de communication. Ils
en parlaient facilement et spontanément les soirs ou le
week-end. Ils étaient en permanence au courant de tout.
Puis le divorce les a séparés et ils ont passé moins de
temps ensemble. Du coup, la communication a commencé
à se gripper. Malentendus, quiproquos, manque de temps
se sont enchaînés. Le ton est monté. La femme a pris de
plus en plus mal les messages de son ex-mari, qui, selon
elle, mélangeait des sujets pro et perso, et lui a demandé
de stopper toute communication. Le mari l’a très mal pris
en arguant que, même s’ils n’étaient plus en couple, ils
demeuraient des associés et qu’à ce titre, ils avaient le

280 Comment vraiment ?


droit d’être en lien à des heures plus larges que celles des
horaires de bureau.
Pendant la conversation, ils en sont venus à la conclusion
qu’ils avaient mal géré cette transition et que l’entreprise
commençait à en pâtir. Or, c’était leur priorité à tous les
deux. Ils en ont conclu qu’il fallait réactiver un canal de
communication directe entre eux, mais limité à certains
sujets et à certains moments de la journée. Ils sont sortis
satisfaits de leur accord. Mais rentrant chez elle, la femme
a eu le droit à une terrible crise de la part de son nouveau
conjoint furieux qu’elle puisse à nouveau recevoir des textos
ou des WhatsApp de son ancien mari.

En médiation, nous appelons ce phénomène le ghost (ou le fantôme):


celui qui n’est pas présent à la table des négociations mais qui pour-
tant possède un pouvoir sur l’accord.

Étape5: concluez 281


Mettez-vous d’accord sur le storytelling
Comment allez-vous raconter ce qui s’est passé lors de la conver-
sation ? Et à qui ? Qui allez-vous appeler en sortant de la réunion ?
Qu’allez-vous dire ? Mais surtout qu’est-ce qui ne sera pas dit, c’est-
à-dire gardé condentiel ? Vous vous souvenez du cadre ? Il faut le
reprendre à ce moment-là.
Si vous avez trouvé un accord ou une solution qui implique d’autres
personnes, vous risquez d’être challengé. Attention aux storytellings
divergents ou individualistes qui maquillent la vérité en se mettant
en avant du style: « Je peux te dire que je n’ai pas mâché mes mots » ;
« Il ou elle a bien compris mon point de vue et s’est excusé(e) » ; « Je
ne me suis pas laissé faire »…
Surtout dans les jours suivants la conversation, le storytelling a
besoin d’être:
1. vrai (le reet de ce qui s’est passé) ;
2. partagé (vous avez le même récit) ;
3. positif (même en cas d’échec, souligner que vous avez fait du
chemin, que vous vous êtes écoutés et compris).
Le meilleur moyen pour cela reste de dénir mot pour mot ce que
vous convenez de répéter aux autres.
C’est aussi l’opportunité de passer un message positif montrant que
non seulement vous avez réglé le problème, mais aussi amélioré
la relation. Vous envoyez un message positif autour de vous. Cela
contribue à renforcer le sentiment de sécurité psychologique que
vous dégagez.
Je vous suggère de revenir au troisième récit:

« Émilie et moi avions une manière différente d’aborder


le thème du travail le week-end. Nous avons pu en parler
et nous comprendre mutuellement. Il en ressort que nous
avons effectivement des besoins divergents : Émilie aime

282 Comment vraiment ?


travailler le week-end surtout quand elle stresse, alors que
moi j’ai besoin de décompresser le week-end et je refuse
de répondre à mes messages professionnels. Du coup, ses
e-mails, le week-end, m’agressaient et en même temps mon
absence de réponse la stressait. Mais au-delà de ces diffé-
rences, nous nous sommes retrouvées toutes les deux sur le
besoin de communiquer efficacement pour réussir le projet
à temps. Nous sommes dans le même bateau. Nous nous
sommes mises d’accord sur deux règles :
1. Émilie ne se vexe plus si elle m’envoie des e-mails le
week-end et que je n’y réponds pas ;
2. en revanche, s’il y a urgence elle m’envoie un texto en
parallèle pour me demander de répondre à un e-mail précis
et je m’y engage. Nous avons décidé de faire un point dans
trois mois pour voir si cela fonctionne.
Avez-vous des questions par rapport à cela ? »

Souvent les idées qui émergent d’une conversation didactique


demandent du temps pour être appliquées. Autrement dit, la concré-
tisation de l’idée peut être diérée car elle est assujettie à l’interven-
tion d’un tiers ou dépendante d’un accord.

Les règles d’or de ce chapitre

#44 Envisager tous les scénarios et prévoir des


rendez-vous pour faire le point.
#45 Créer ensemble l’histoire à raconter aux autres.
#46 Parfois pour s’entendre à deux, il faut un tiers…
#47 Valider l’esprit de la solution (le pourquoi) plutôt
que la solution elle-même (le quoi).

Étape5: concluez 283


CHAPITRE 19

Pendant: recadrez
Évidemment, rien ne se passera comme prévu. En tout cas, c’est ce
à quoi il faut se préparer. Pour reprendre la métaphore du vol en
avion, il faut penser que le vol va connaître des turbulences et s’y
préparer. Surtout, si vous avez été formé aux conversations diciles
et pas l’autre. Il est fort probable que vous démarriez sur de bonnes
bases, mais que très vite vous soyez attaqué, jugé, critiqué. Muni des
idées de ce livre, vous allez résister une première fois en vous accro-
chant fermement à l’idée principale qui est de comprendre au lieu
de combattre, peut-être une seconde fois. Mais combien d’assauts
allez-vous pouvoir repousser avant que votre garde ne tombe et que
le fameux fight/flight/freeze ne reprenne le dessus ?

285
Les cas les plus fréquents de ceux qui abandonnent en cours de
conversation tournent souvent autour de:
• « Non mais là il ment, très clairement, je suis désolé, mais je ne
peux pas laisser dire cela.»
• « On est d’accord il vient de m’accuser là, non ? »
• « Donc, en gros, tout est de ma faute et lui ne reconnaît rien ? »
• « Ça va trop loin, c’est une question de principe…»
• « C’est inadmissible, c’est injuste, c’est faux, c’est toxique…»
• « Écoute, tu viens de dire clairement que tu ne veux plus de moi,
donc les choses sont claires…»
• « Je ne vais quand même pas me laisser agresser comme cela alors
qu’à la base je suis la victime dans cette histoire, c’est un comble.»
Quels peuvent être les scénarios possibles d’une conversation dicile
qui s’envenime ? Je constate quatre scénarios fréquents, mais la liste
n’est pas exhaustive:
1. Mes émotions me submergent ;
2. Les émotions de l’autre le submergent ;
3. La conversation s’envenime petit à petit vers le conit ;
4. La conversation ne s’envenime pas mais s’embourbe ;
5. La conversation a complètement dérivé du sujet initial ;
6. La conversation est stérile et les vrais sujets ne sont pas abordés.

Pratiquez le pas de côté émotionnel


pourretrouver votre base
La question tombe à chaque formation: « Que faire si je n’arrive pas
à contrôler mes émotions ? »
Vous vous souvenez de la métaphore qui compare les émotions à un
euve tumultueux ? Bon, oui, je sais ça fait beaucoup de métaphores
tout cela: le vol en avion, le bateau et le euve. J’admets mais chacune
a sa fonction.

286 Comment vraiment ?


En l’occurrence, celle du euve me plaît pour illustrer l’idée du pas
de côté. Un euve peut parfois être calme et paisible, et à d’autres
moments tumultueux et dangereux. Son parcours sinueux le rend
dicile à anticiper. Il est jonché d’obstacles (des rochers, des tourbil-
lons, des bois morts, des chutes), mais aussi de criques et de plages.
Se sentir submergé par ses émotions peut se comparer à un moment
d’une balade en radeau sur le euve où, tout à coup, vous vous sentez
menacé par un danger. Le radeau se brise en mille morceaux et vous
vous retrouvez dans l’eau. Sous l’eet de surprise, vous buvez la tasse,
mais vous arrivez à sortir la tête de l’eau. Soudainement, vous vous
sentez aspiré par un courant et vous devez redoubler d’eort pour
nager. La fatigue vous gagne. Mais ce n’est pas ni, vous apercevez
au loin le bruit d’une chute d’eau. À la surprise et la fatigue s’ajoute
la peur.
J’exagère peut-être mais pas tant que cela.
J’ai dédié une grande partie de ce livre à développer l’idée de créer de
la sécurité psychologique, à tout faire pour empêcher le déclenche-
ment des émotions, essentiellement en jouant sur les histoires qu’on
se raconte.
Néanmoins, parfois, dans la vraie vie, cela ne sura pas. Faut-il alors
abandonner ? Sommes-nous complètement impuissants face à nos
émotions ?
Au l de mes lectures, de mes formations et de mes expériences, j’ai
accumulé plusieurs astuces que je partage avec vous au cas où cela
arrive.
Apprenez à sentir les signes physiques précurseurs à l’émotion.
C’est ce qu’on appelle la « ligne émotionnelle du temps ». L’émotion
fonctionne comme une décharge. Mais avant, il y a une phase de
charge. Le picotement pour la colère, la boule au ventre pour la peur,
etc. En vous habituant à les repérer, vous pouvez intervenir le plus
tôt possible.

Pendant: recadrez 287


Faites un pas de côté pour casser le cycle qui est en train de se
lancer. L’image serait de remonter sur la berge. Pour reprendre son
soue. Pour se calmer. Pour prendre du recul et regarder dans quelle
direction va le euve. Pour analyser à quels obstacles vous allez
devoir faire face, mais aussi de quelle aide vous pouvez disposer: ici
une main tendue que vous ne voyiez pas, ou là une crique parfaite
pour faire une pause… Tout ce travail permet de retrouver une base
émotionnelle stable, dans laquelle vous vous sentez solide. Puis
jetez-vous à l’eau de nouveau.
Concrètement, comment faire ce pas de côté ? Voilà quelques tech-
niques que j’ai observées:
• Interrompre la conversation: idéalement juste quelques instants
pour pouvoir la reprendre vite. Mais si vous ne vous en sentez
pas capable, ajournez-la complètement. Parmi les prétextes
plausibles pour faire une pause, on trouve: « Je dois faire une
pause technique » ; « Qui veut un café ? » ; « Désolé, j’ai un appel
personnel » ou alors, plus clairement, « J’ai besoin de me calmer » ;
« Je vais prendre un peu l’air » ; « Je voudrais réfléchir quelques
instants. »
• Faire une blague: toujours à manier avec des pincettes comme
vu précédemment (p. 219), mais possible.
• Changer de sujet: « J’ai l’impression qu’on piétine, je te propose
qu’on change de sujet et qu’on y revienne plus tard.» La discus-
sion continue, mais sur un autre thème.
• Raconter une histoire: similaire au changement de sujet, sauf
que là, on assume complètement le fait de quitter la discussion.
« Au fait je ne t’ai pas dit…» ; « Je change de sujet, mais tu sais
ce qui m’est arrivé…»
• S’interroger soi-même : « Qu’est-ce qui fait que je sens la
colère monter ? » ; « De quoi ai-je peur là, en ce moment ? » ;
« Pourquoi suis-je si agacé ? » On en revient finalement à la
question « Quelle est l’histoire que je me raconte qui génère
cette émotion ? » Ce questionnement active le cortex, et, ce

288 Comment vraiment ?


faisant, fait baisser l’émotion. Vous pouvez même écrire un mot
sur votre cahier, pour vous-même: « peur » ou « agacé ». Tout ce
qui ne s’exprime pas s’imprime. Mais s’exprimer ne passe pas
nécessairement que par la parole. L’écrit fonctionne aussi. Voire
par le corps ou l’art.
• Utiliser la technique du resetqui consiste à arrêter ce qui est
train de (mal) se passer et verbaliser à la fois le constat, l’envie
et l’objectif.

« Personnellement, j’ai le sentiment qu’on est partis sur de


mauvaises bases. Je ne sais pas, toi ? En ce qui me concerne,
je viens de monter le ton un peu malgré moi et j’en suis
désolé. J’ai réagi un peu fermement (un peu trop à mon
goût) à ta dernière phrase – “Tu es un hypocrite” – car j’ai
l’impression que c’est faux, de mon point de vue en tout cas.
Et toi, j’ai l’impression également que tu es monté d’un ton,
j’ai dû te blesser d’une certaine manière même si ce n’était
pas mon intention. Tout cela ne me va pas et je pense qu’à
toi non plus, j’ai vraiment besoin qu’on puisse échanger
sereinement et s’écouter vraiment.
Donc, je ne sais pas ce que tu en penses, mais pourquoi
on ne redémarrerait pas de zéro en commençant par se
dire quel est l’objectif de notre discussion : qu’est-ce qu’on
cherche là, maintenant ? Pour moi, c’est clair, j’ai besoin
qu’on trouve une solution au fait que tu es arrivé en retard et
que j’ai l’impression que cela sape mon autorité vis-à-vis du
reste de l’équipe. Derrière, ce qui est important pour moi,
je crois, c’est qu’on retrouve la qualité de dialogue qui nous
permettait de nous soutenir mutuellement. Et toi, qu’est-ce
qui est important pour toi ? »

• Utiliser la respiration: je positionne cette technique en der-


nier car je la maîtrise mal (en gros, je n’y arrive pas), mais je

Pendant: recadrez 289


reconnais qu’elle peut jouer un rôle fondamental chez certains.
Je vous laisse consulter une littérature abondante sur le sujet.
Aucune de ces propositions n’est parfaite et toutes peuvent foirer,
sembler incongrues ou même envenimer la situation. Mais c’est
comme dire à quelqu’un qui cherche la bagarre qu’on en reste là et
qu’on va se calmer. Cela ne marche pas forcément, mais il faut le
tenter. Comme un ultime rempart contre la violence.
Notez que l’idée de l’interruption repose sur un concept plus puissant
qu’il n’y paraît: celui de dire qu’entre accepter une situation mena-
çante et la refuser, il y a une troisième voie: accepter mais en ayant
pris un peu de temps pour se lancer. Le temps de se préparer. Cette
distance entre soi-même et la menace permet de survivre, de respirer
et de garder une forme de contrôle.
Autrement dit, entre le « oui » et le « non », il existe une troisième issue
qui est le « un instant ».
En réalité, toutes ces techniques convergent vers l’idée de créer de la
distance entre moi et le danger an de rassurer le cerveau reptilien et
redonner le pouvoir au néocortex.

Le point de vue de l’e xpert: François Laurent


François Laurent, fondateur du club Infinity, coach decombattants
professionnels, ceinture noire de judo et de jiu-jitsu brésilien.

Il y a vingt-cinq ans, je passe la porte d’un dojo. Pourtant déjà


ceinture noire de judo, je découvre une discipline qui révolutionne
depuis le monde des arts martiaux: le jiu-jitsu brésilien et qui
m’apporte les réponses claires et précises que j’attendais des arts
martiaux.
Car en jiu-jitsu brésilien, le combat est considéré comme une suite
de problèmes à résoudre. Et mon premier professeur, par ailleurs
professeur de mathématiques, excelle à nous faire découvrir les

290 Comment vraiment ?


solutions. Cette méthodologie est extrêmement rassurante. Il ne
s’agit plus d’affronter un adversaire, mais d’apporter une succession
de réponses à une succession de problèmes. Cela marche cent fois
mieux que tout ce que j’ai appris en quinze ans d’entraînement. Je
suis convaincu et conquis.
Rapidement, nous sommes initiés au maître principe: la « base ».
La « base », nous martèle-t-il, est le meilleur compromis possible
entre nos besoins de stabilité, de mobilité et de sécurité. Et cette
base existe dans n’importe quelle situation, aussi difficile soit-elle.
Et en situation d’affrontement, c’est grâce au maintien coûte que
coûte de cette base, alors que celle de l’adversaire se dégrade, que
résultera la victoire. En arts martiaux, ce qui compte, c’est de ne
pas perdre pendant une seconde de plus que son adversaire. Le
premier qui lâche est vaincu.
Renforcer sa stabilité, c’est ne pas être le jouet de son adversaire,
afin de n’aller que là où on souhaite vraiment aller.
Améliorer sa mobilité, c’est se donner les moyens, une fois la
décision prise, d’y aller. Vite et bien.
Renforcer sa sécurité, c’est s’assurer que ce déplacement ne nous
expose pas.
Prendre notre base. Établir notre stabilité, notre mobilité et notre
sécurité. Encore et encore. À chaque changement de position.
Vérifier et revérifier. Stable. Mobile. En sécurité.
Dix ans plus tard, j’écoute coacher un des plus grands entraîneurs
au monde. Le coach Greg Jackson prépare ses athlètes pour
le sport de combat le plus violent au monde: le MMA. Tout
ou presque est permis. Frappes, projections et combat au sol.
L’affrontement est terrible. Le représentant de la « Team Jackson »
vient de vivre un enfer pendant le premier round. Il retourne
dans son coin pour sa minute de repos, le visage tuméfié et le
moral en chute libre. Son mentor se penche alors vers lui et lui
dit calmement: « Tu vois, cela se passe exactement comme prévu.

Pendant: recadrez 291


Nous savions que le premier round serait très difficile. Monte ta
garde. Déplace-toi. Respire. Tout va bien se passer.»
Ici aussi, au cœur de la tempête, la réponse est la même. Et si cette
réponse était universelle ? Et si, quelles que soient les difficultés
de la situation, quand le stress monte, que notre corps nous lâche,
que nos pensées deviennent confuses, nous appliquions la même
réponse ?
Et si notre nouvel automatisme était de rechercher notre stabilité,
physique, émotionnelle et mentale ; de retrouver notre mobilité,
physique, émotionnelle et mentale ; d’assurer notre sécurité,
physique, émotionnelle et mentale ?
« Quand cela va mal, reprends ta base. Encore.»

J’ajoute une dernière métaphore que je tire d’une conférence de


omas d’Ansembourg, référence française de la Communication
Non Violente: la chaise du discernement. Il se réfère à ce moment
où l’on se pose (sur une chaise) pour prendre du recul sur la situation
actuelle, ce qui permet de retrouver son équilibre émotionnel.

292 Comment vraiment ?


Personnellement, je préfère l’idée de balcon du discernement, outil
que j’utilise moi-même souvent lors de médiations quand j’ai le
sentiment de perdre mon calme. L’idée de monter en altitude pour
regarder la scène de haut m’aide à prendre de la hauteur par rapport
à ce que je vis.
Peu importe que vous l’appeliez « pas de côté », « retour à sa base »
ou « balcon du discernement », l’important est que vous trouviez la
formule qui vous parle.

Pendant: recadrez 293


Gardez le cap
Souvenez-vous de votre objectif, de ce qui vous motive, du but
que vous voulez accomplir. Quand le bateau tangue, repensez-y.
D’ailleurs, je recommande à mes élèves d’écrire leur but sur un papier
et de le regarder en cas de problème.
Souvenez-vous du chapitre sur la motivation, plus elle est interne
et correspond à vos valeurs, à vos désirs, plus vous serez capable
d’encaisser les coups durs, de faire un pas de côté et de revenir à votre
objectif: comprendre.

J’ai assisté à un conseil d’administration assez éloquent


sur ce sujet où Antoine, le président d’une grande entre-
prise industrielle, voulait convaincre les actionnaires d’aban-
donner la production d’une machine en particulier, ultra
polluante mais très rentable. Sa récente participation à la
Convention nationale pour le climat lui avait fait prendre
conscience de l’urgence climatique et il avait pris à cœur
d’insuffler un esprit nouveau à l’entreprise qu’il dirigeait.
Cette mission de vie semblait littéralement le galvaniser.
Antoine prit la parole pour expliquer son projet en détail
puis se mit à la disposition de son public pour répondre aux
questions.
Et là, le pauvre eut à essuyer un tir continu de questions.
Certaines faisaient sens et abordaient des points perti-
nents. Mais d’autres étaient très agressives, voire insultantes,
remettant en question sa capacité à diriger, se moquant de
son diplôme, lui demandant s’il ne s’était pas trompé de
salle, etc.
Mais Antoine tint bon. Il répondit aux questions sans sour-
ciller, sans s’énerver. Remettant à sa place les remarques
déplacées, mais sans jamais se départir de son envie de

294 Comment vraiment ?


comprendre les objections. Et il y arriva. Car même derrière
les agressions gratuites ou stupides se cachaient en fait de
vraies préoccupations, des besoins menacés.
Après plus de deux heures de questions, Antoine réussit à
lister toutes les préoccupations et à rassurer sur la plupart.
Pour les autres, il s’engagea à revenir vers eux très vite.
Il obtint son vote favorable et put enclencher sa transi-
tion éco-responsable. Depuis, l’entreprise est devenue un
modèle d’entreprise éco-responsable.
Quand j’ai pu m’entretenir avec Antoine après ce conseil
d’administration, je lui ai demandé comment il avait tenu
bon, sans s’énerver ni se laisser abattre. Il m’a répondu qu’il
avait écrit sur un papier « Sauver la planète » et qu’il l’avait
mis dans sa poche. À chaque agression, il avait pensé à
cette phrase et cela lui avait donné la force de faire ce pas
de côté.

Ce chapitre sur le recadrage me semble fondamental car il aborde


le sujet de la crise. Que faire quand la vie se complique ? Que faire
quand la conversation dicile tourne au vinaigre ? Que faire quand
on s’engage dans un combat ?
Toutes les idées partagées ici tournent autour d’une seule: créer de la
distance entre moi et le danger. Entre moi et l’agression. Entre moi
et mes émotions. Et nalement, on peut y voir la base de la liberté
humaine.
Lorsque Sartre écrit dans L’Être et le Néant 1: « Ce qui est impor-
tant, ce n’est pas ce que l’on a fait de moi. C’est ce que moi je fais de
ce que l’on a fait de moi », ne veut-il justement pas parler de cette
distance entre ce qu’on m’a fait et la manière dont je vais réagir ?
En pensant que nous ne sommes pas condamnés à réagir de
manière émotionnelle ou conditionnée, alors Sartre sous-entend

1. Gallimard, 1943.

Pendant: recadrez 295


qu’il existe un espace de liberté où réside peut-être la condition
humaine.
Finalement, être « responsable », c’est décider de la « réponse » que je
vais apporter aux dicultés de la vie.
Il en va de même pour les conversations diciles: si je me pense
victime d’autrui et si je pars du principe que je suis dominé par mes
émotions ou mes croyances, alors j’abandonne ma liberté.Tandis que
si je me pense responsable au sens où je décide de la réponse que je
vais apporter à l’agressivité d’autrui, tout devient possible.

Les règles d’or de ce chapitre

#48 Apprendre à faire un pas de côté pour prendre du


recul.
#49 Garder le cap surtout en cas de tempête.
#50 On ne choisit pas ce qui nous arrive, mais on choisit
la manière d’y répondre.

296 Comment vraiment ?


Conclusion
Les conversations diciles participent d’un tout plus large qu’est
la communication entre les individus. Notre capacité à les mener
façonne notre manière de concevoir l’altérité: en eet, si j’ai peur de
parler à autrui lorsqu’il me pose problème, alors je risque de redouter
autrui, de le détester ou de le diaboliser.
Je souhaite résumer succinctement ici les idées principales que j’ai
exposées dans ce livre:
• arriver à mener des conversations difficiles permet d’éviter des
conflits et de renforcer des liens. Pour autant, nous sommes
nombreux à les craindre avec deux écueils courants: l’é vitement
ou le passage en force ;
• pour sortir de l’impasse de la conversation difficile, l’idée est de
rechercher la compréhension mutuelle afin de la transformer en
conversation didactique ;
• pour ce faire, il faut remplacer la volonté de convaincre par la
volonté de comprendre ;
• la compréhension mutuelle permet de faire baisser la charge
émotionnelle. À partir de là, les parties peuvent trouver des solu-
tions créatives ou prendre des décisions apaisées et rationnelles ;
• cette idée toute simple de comprendre au lieu de combattre
s’avère difficile dans la réalité.
• la solution consiste à effectuer un travail d’analyse des freins
à cette attitude de curiosité qui peuvent se décomposer en
quatreaspects de toute conversation difficile: la dimension

297
circonstancielle (la vérité, l’intention, la culpabilité), la dimen-
sion émotionnelle, la dimension identitaire ou la dimension
relationnelle ;
• le fait de réfléchir à ces quatrediscussions permet de nuancer sa
vision du problème et donne envie de comprendre l’autre ;
• concrètement, les prérequis pour que la conversation se déroule
correctement se résument en: créer de la sécurité, explorer
le récit de l’autre, raconter son récit, trouver une solution et
conclure. Sachant que, parfois, il faudra savoir aussi recadrer la
conversation quand elle dérape ;
• à partir du moment où on a compris les besoins de l’autre et que
nos besoins ont été compris, on peut décider de l’avenir de la
relation: se réaligner, se réajuster ou se séparer ?
Tout cela pour arriver à une idée: les conversations diciles nous
aident à travailler ensemble, et même à vivre ensemble, car elles
participent à créer de la sécurité psychologique. Qu’il s’agisse d’une
entreprise, d’une famille, d’un couple ou d’un pays, sans sécurité
psychologique, nous avons peur de tout ce qui pourrait avoir des
conséquences physiques ou psychologiques sur soi: savoir dire non,
oser donner un feedback négatif, demander de l’aide, avouer un échec,
annoncer une mauvaise nouvelle, être en désaccord et mener une
conversation dicile.
Je voudrais terminer par une idée simple: celle qu’il faudrait faire
cet exercice en permanence, ne pas attendre que la conversation soit
dicile pour s’écouter et se comprendre. Dans la vraie vie, c’est assez
rare. Imaginez quelqu’un qui emmène sa voiture chez le garagiste en
disant: « Elle roule bien, mais je voudrais que vous la révisiez pour
anticiper des problèmes le cas échéant.» Pourtant, c’est exactement ce
que nous devrions faire avec les liens qui comptent pour nous.
Le mot « juste » a donné « justice » en français. Mais qu’est-ce qu’une
relation juste nalement ? Est-ce juste ou injuste que des associés se
séparent après vingt ans de vie ensemble ? La vie aura passé par là,
avec ses crises et ses surprises. Est-ce bien ou mal de se mettre en

298 Conclusion
colère, d’avoir peur ? Est-ce acceptable ou inacceptable de douter, de
se tromper, d’échouer ? Vaut-il mieux donner que recevoir ? Existe-t-il
un seul moyen de se sentir aimé ?
J’ai tenté de prouver qu’une vision binaire des relations humaines
porte en elle les germes de la violence. Certes, les contrastes existent
dans la nature, la lumière et la nuit, l’homme et la femme, et il ne
s’agit pas de dessiner un monde sans limites, sans contours. Je ne crois
pas dans un monde en noir et blanc. Mais je ne me fais pas non plus
l’apôtre d’un monde entièrement gris. Je vois plutôt un monde où le
gris se compose lui-même de points blancs et noirs.
Comment penser ces moments en termes de juste ou d’injuste ? Est-il
injuste à 50 ans, après vingt-cinqans de mariage, que l’un des deux
conjoints dise sa peine et son envie de se réinventer, sa peur d’un
amour qui s’est étri ? Quel contrat de mariage peut prévoir cela ?
Aucun. Quelle personne, prêtre ou maire ou ami, peut demander
vingt-cinq ans auparavant de s’engager sur ce qu’on ressentira à ce
moment-là ? Personne. Dans le couple, comme dans toutes les rela-
tions, ce n’est nalement pas le contrat qui protège le lien, mais le lien
qui protège le contrat. Cela prévaut également pour des associés ou
des clients ou des fournisseurs.
Mais le mot « juste » a aussi donné le mot « justesse ». Et là, en
revanche, cela me semble non seulement possible mais souhaitable:
une relation juste est une relation ajustée. Une relation où l’on s’ajuste
en permanence l’un à l’autre. On s’écoute. On se parle. On commu-
nique au sens littéral du terme: on met en commun nos visions du
monde, nos croyances, nos rêves, nos peurs.
Je trouve que les conversations diciles constituent une opportunité
formidable de nous obliger à nous réajuster. Comme une alarme qui
sonne et qui dit: « Attention, là, il y a quelque chose qui s’est bloqué,
il est urgent de vous parler.» On peut dire la même chose du conit,
mais c’est un cran plus dicile car le lien s’est coupé ou abîmé.

Conclusion 299
Si l’on compare le lien à une forêt, alors le conit c’est la forêt qui prend
feu. Il va falloir mobiliser de l’énergie et des ressources importantes
pour l’éteindre, et quand bien même, une partie des arbres aura
disparu. Il y aura eu des dégâts… Quel gâchis.
La question que je me pose est celle de savoir ce que l’on peut faire
pour éviter que la forêt ne s’embrase ? Il faut en prendre soin: élaguer
les arbres, être vigilant à la sécheresse ; mettre des panneaux inter-
disant les feux de forêts, éduquer les touristes etc.
Il en va de même pour nos liens: prenons-en soin ! Apprenons à
écouter, à communiquer, à nous comprendre, à nous connaître.
Et réajustons tous nos liensen permanence: familiaux, professionnels,
amoureux, amicaux… J’y vois une condition de ce vivre-ensemble qui
est si important à mes yeux.
Et il me semble qu’il y a un lien urgent à réajuster: celui que nous
entretenons avec la planète… Et là, ce n’est plus vivre-ensemble qu’il
s’agit mais du survivre-ensemble.

300 Conclusion
Postface
Dans le monde complexe et interconnecté d’aujourd’hui, la capacité à
gérer des conversations diciles est devenue une compétence essen-
tielle pour les acteurs au sein des organisations, qu’elles soient profes-
sionnelles, associatives ou familiales. Eric Daubricourt, médiateur et
formateur chevronné, nous ore un précieux guide dans son livre inti-
tulé Mener vos conversations difficiles en 50règles d’or. Ce livre est bien
plus qu’un simple manuel, il représente une source de connaissances
précieuses pour quiconque cherche à améliorer ses compétences en
communication et à développer des relations saines et harmonieuses.
Dès les premières lignes, Eric Daubricourt partage avec nous sa
vision du « vivre-ensemble », une vision fondée sur le principe que
la capacité à aborder les conversations diciles est cruciale pour
tisser et entretenir les liens qui unissent les individus. Que ce soit
dans le cadre professionnel, familial, amical ou associatif, les rela-
tions humaines sont au cœur de notre existence, et les conversations
diciles sont souvent inévitables. Ce livre nous enseigne que non
seulement il est possible d’aborder ces conversations avec succès, mais
qu’elles peuvent également renforcer nos liens et prévenir des conits
plus graves.
L’approche d’Eric Daubricourt repose sur une solide base de connais-
sances issues de sa pratique de médiateur, de sa formation à l’Ifomene
de Paris et au CEDR de Londres, ainsi que de ses études en psycho-
logie à l’Université de Lorraine. De plus, il puise abondamment dans
ses nombreuses expériences en tant que médiateur, formateur et
praticien. Cette richesse de connaissances, combinée à sa profondeur

301
d’analyse et à sa vision éclairée des relations humaines, fait de ce livre
une ressource précieuse pour ceux qui cherchent à comprendre et à
maîtriser l’art de la communication.
Le cœur de cet ouvrage réside dans les 50« règles d’or » que l’auteur a
élaborées à partir de son expérience. Ces règles sont le fruit d’années
de pratique et de réexion, et elles orent des conseils pratiques et
concrets pour naviguer avec succès dans les eaux tumultueuses des
conversations diciles. Certaines de ces règles résonneront parti-
culièrement en vous, tandis que d’autres demanderont peut-être un
peu plus de temps pour germer. Quoi qu’il en soit, elles sont toutes
précieuses, car elles ont été testées et éprouvées dans la vie réelle.
Ce livre ne se contente pas de proposer des conseils pratiques, il nous
incite également à rééchir profondément sur notre propre compor-
tement et notre manière de percevoir les autres. Eric Daubricourt
nous invite à abandonner la volonté de convaincre au prot de la
volonté de comprendre, une approche qui favorise la coopération
plutôt que le conit. Il nous pousse à rééchir aux peurs sous-jacentes
qui alimentent nos conversations diciles et à les aborder avec bien-
veillance et curiosité plutôt qu’avec méance et confrontation.
En parcourant les pages de ce livre, vous découvrirez une méthodo-
logie complète pour aborder les conversations diciles de manière
constructive, depuis la création d’un cadre sécurisé jusqu’à la conclu-
sion et la mise en œuvre des décisions prises. Vous apprendrez à
explorer les récits des autres, à exprimer vos propres besoins de
manière assertive et à chercher des solutions créatives pour résoudre
les conits.
Mais au-delà de ces outils pratiques, Eric Daubricourt nous ore
une vision inspirante d’un monde où la communication authen-
tique et la compréhension mutuelle sont les fondations du « vivre-
ensemble ». Il nous rappelle que les conversations diciles sont
l’occasion de travailler ensemble, de vivre ensemble et de créer une
sécurité psychologique qui permet à chacun de s’exprimer librement
sans crainte.

302 Postface
En conclusion, Mener vos conversations difficiles en 50règles d’or d’Eric
Daubricourt est un livre d’une grande pertinence et d’une utilité
indéniable pour les acteurs dans les organisations, quel que soit leur
domaine d’activité. Il nous rappelle que la communication est au
cœur de nos interactions humaines et que la capacité à aborder les
conversations diciles est une compétence précieuse à cultiver. Avec
ce livre comme guide, vous serez mieux équipé pour naviguer avec
succès dans les eaux parfois tumultueuses des relations humaines. Je
vous invite à plonger dans ces pages riches en enseignements et à les
mettre en pratique pour améliorer vos compétences en communica-
tion et construire des relations plus harmonieuses.
Olivier Meier
Professeur des Universités
Directeur de l’Observatoire ASAP
Laboratoire LIPHA Paris Est

303
Remerciements
Ce livre n’existerait pas sans le soutien inconditionnel de mon épouse
Leila et de mes enfants Naël et Sirine. Ils m’ont accompagné dans
ce chemin de vie, ils ont passé des heures à m’écouter, ils ont été les
premiers témoins de mon apprentissage et ils ont été à la source
de nombreuses conversations passionnantes (faciles ou pas). Je les
remercie du fond du cœur pour m’avoir supporté, au sens anglais du
terme (« soutenu ») mais aussi français (« toléré ») !
Ce livre n’existerait pas non plus sans mon ami Florent Rey, entre-
preneur talentueux, ami d’enfance des Maristes à Lyon et compagnon
de vie. Un jour, j’ai eu besoin d’aide et Florent est venu à mon secours,
sans conversation dicile, naturellement, spontanément. Je lui dois
aujourd’hui d’avoir réussi ma reconversion. À un moment donné, il
a plus cru en moi que moi en moi-même. Je ressens une immense
gratitude à son égard.
Merci aussi à Michel Frieh, avocat brillant mais surtout ami lui
aussi, qui a su m’accompagner dans des situations où j’étais en
danger. Sa force et son courage, associés à sa grande bienveillance,
m’ont permis de me frayer un chemin dans ce monde pas toujours
adapté aux empathiques comme moi. Je me sens chanceux d’avoir
croisé sa route.
Merci aussi à mon associé de toujours, Philippe Le Dorze avec lequel
j’ai coopéré pendant plus de quinze ans à promouvoir avec beaucoup
de joie et de passion le terroir français en Amérique du Sud et aux
États-Unis. Quelle aventure ! Il a toléré ma constante inconstance

305
et m’a encouragé dans ma reconversion quand beaucoup d’autres
m’auraient envoyé balader. Ce faisant, il m’a aidé trouver ma voie.
Nous avons eu des conversations diciles lui et moi, mais nous les
avons réussies.
Enn, je remercie mes parents et mes frères et sœurs qui m’accom-
pagnent dans tous mes choix.
D’un point de vue académique et professionnel, je voudrais remer-
cier:
• L’Ifomene de l’Institut catholique de Paris où de grands média-
teurs et de grandes médiatrices viennent partager avec intelli-
gence et professionnalisme leur savoir afin de propager l’esprit
de la médiation. Merci à Stephen Bensimon de diriger ce
projet avec brio. Plusieurs des idées de ce livre viennent de
ses cours de philosophie de la médiation. Je n’oublierai jamais
ce sentiment de m’ouvrir à un nouveau monde que j’ai res-
senti lors de sa conférence d’introduction. Merci à Raynald de
Choiseul de m’avoirmis sur la bonne voie. Merci à Hirbod
Dehghani-Azar de m’avoir mis le pied à l’étrier en m’offrant
ma première comédiation. Merci à Marthe Marandola pour sa
supervision extrêmement précieuse. Merci à Léonore Cousin
pour nos comédiations passionnantes et notamment toutes nos
discussions sur les personnalités difficiles. Et merci à Hugues
deRoquette pour ses conseils et notamment pour m’avoir
encouragé à passer le diplôme du CEDR de Londres.
• Les intervenants du diplôme universitaire de psychologie positive
de l’Université de Lorraine. La rencontre avec cette discipline a
été un tournant dans ma vie. Merci à Charles Martin-Krumm
et Ilona Boniwell pour leur générosité intellectuelleet leur
travail de précurseur en France. Merci à Nicolas Burel pour ses
cours sur la motivation, dont vous trouverez des traces dans le
livre. Merci à Marie-Jo Brennstuhl d’avoir réfléchi avec moi au
projet de thèse sur la résilience.

306 Remerciements
• L’équipe de Maria School, école disruptive et innovante, portée
par les sémillantes Agnès Alazard et Annabelle Bignon. Ce
sont elles qui m’ont non seulement mis sur la piste du thème
des conversations difficiles, mais aussi donné une tribune. Elles
m’ont encouragé à creuser mes sujets, mais surtout à savoir les
transmettre concrètement.
• Je n’oublie pas l’armée de coachs et de psychologues qu’il aura
fallu pour m’aider à trouver ma voie malgré mes différences
et mes blessures. Je pense à Catherine Muller et Monika
Miravet qui m’ont aidé à cicatriser. Comment oublier qu’il
y a encore quelques années, j’avais la phobie de parler en
public… et qu’aujourd’hui mon métier consiste essentiellement
à donner des conférences et à faire des formations… C’est la
preuve qu’un travail sur soi peut changer les choses. Merci
à mes trois coachs (oui, quand même, j’ai eu besoin d’aide)
Norbert Mallet, Jean-Paul Millon et Olivier Mekdjian.
• Une pensée pour l’équipe de l’association Empreintes
Accompagner le deuil, notamment Marie Tournigand et
Isabelle de Marcellus. Les trois années que j’ai passées
comme bénévole ont été d’une grande richesse humaine, mais
aussi professionnelle puisque, comme dit dans cet ouvrage,
je pense que le deuil est (ou devrait être) un vrai sujet dans
l’entreprise.
• Trois entrepreneurs m’ont fait confiance alors que je démarrais
tout juste, je n’oublierai jamais le rôle qu’ils ont joué: Erwan
L’Helguen, Baptiste Lauby et Bruno Callus. Je suis heureux
que nous soyons restés amis.
• Enfin, une pensée pour mes associés de VD Médiation Pierre
Lacagne, Philippe Brossier et Muriel Benarroche sans qui
cette formidable aventure n’aurait pas vu le jour. Je suis tellement
heureux que notre cabinet, jour après jour, aide des entreprises à
éviter le gâchis du conflit.

Remerciements 307
• Je termine par remercier mon éditrice Chloé Schiltz, je n’aime-
rais pas être à sa place, travailler avec moi a dû être compliqué !
Mais elle n’a rien lâché, tout en douceur. Bravo.
Mais, surtout, je remercie les centaines de personnes qui m’ont fait
du feedback. Je ne peux (et ne veux) pas tous vous citer, mais merci
pour les nombreux témoignages de l’impact positif des conversations
diciles sur votre vie professionnelle ou personnelle. Je suis touché
lorsque j’entends qu’une des idées que je partage a provoqué un déclic
ou a débloqué une conversation. C’est vous qui m’avez donné l’envie
d’écrire ce livre.

308 Remerciements
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Bibliographie 311
Dépôt légal : février 2024
Achevé d’imprimer en février 2024 par GraphyCems
Imprimé en Espagne

Cet ouvrage a été imprimé sur du papier oset 90 g,


papier issu de forêts gérées durablement.

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