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Table des matières

Chapitre

Leçon N° 1. Ne pas chercher son salut dans la fuite

Leçon N° 2. Ne jamais mépriser son adversaire

Leçon N° 3. Les derniers seront les premiers

Leçon N° 4. L'homme est un loup pour l'homme

Leçon N° 5. Garder les pieds sur terre

Leçon N° 6. Tout fonctionnaire est un ennemi en puissance

Leçon N° 7. L'Etat crée des problèmes en cherchant des solutions

Leçon N° 8. La France se méfie des entrepreneurs

Pause N° 1. Un peu d'histoire

Leçon N° 9. Se fier aux sagesses orientales

Leçon N° 10. Rien ne vaut le libre-échange

Leçon N° 11. L'Occident est cassé

Leçon N° 12. On a toujours le droit de rêver

Leçon N° 13. Errare humanum est, perseverare diabolicum

Leçon N° 14. On ne choisit pas ses amis

Pause N° 2. Un peu de géographie

Leçon N° 15. Que tout change pour que rien ne change

Leçon N° 16. La liberté a un prix

Leçon N° 17. Vanitas vanitatum, et omnias vanitas


ISBN 978-2-246-78751-8

Tous droits de traduction, de reproduction, et d’adaptation


réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2011.


DU MÊME AUTEUR
Octave avait vingt ans, roman, Grasset, 2004 (prix Jean Freustié).
Un baiser à la russe, roman, Grasset, 2006.
Les discrètes vertus de la corruption, essai, Grasset, 2009.
Dix ans. C’est, à quelques mois près, le temps qu’il m’aura fallu pour obtenir
mon permis de conduire. Tout a commencé dans la Peugeot 107 d’une énorme
lesbienne, qui écoutait en boucle une chanson aujourd’hui introuvable dans le
commerce, « Je voudrais être une autre femme ». J’appris à passer les vitesses en
chatouillant les bourrelets de ma monitrice, qui n’interrompait son nostalgique
fredonnement que pour hurler « Freine ! Débraye ! Et le clignotant, c’est pour
qui ? ». S’ensuivit une longue succession d’échecs, d’interruptions, de
découragements, de brusques et velléitaires réinscriptions. Le hasard,
les voyages, une mauvaise volonté réciproque de l’apprenti et de ses professeurs
transformèrent ce qui était encore, pour les générations précédentes, une
« formalité », en une quête harassante, ruineuse et absurde.

Ces années, je m’en rends compte à présent, furent aussi des années de
formation. Non pas certes de formation automobile, car mon cas est à peu près
sans espoir et ce ne sont pas quelques dizaines, ni même quelques centaines
d’heures de cours de plus ou de moins qui font un bon ou un mauvais
conducteur. Mais de formation intellectuelle et morale. L’apprentissage de la
conduite est une école de vie. On y aperçoit les méandres de l’administration, la
diversité des milieux sociaux, l’infinité des quartiers, banlieues et campagnes,
traversés au gré des différents itinéraires. On découvre la sauvagerie de l’homo
conductor et la brutalité des rapports économiques. On médite, à la faveur des
lignes droites, sur la conscience et la mécanique, la liberté individuelle et les
règles communes, le risque et la précaution. Je suis entré dans une voiture
d’auto-école avec les questions et les doutes d’un jeune homme de dix-huit ans.
J’en sors tout aussi malhabile, mais sûr de mes convictions. Aujourd’hui que ce
cauchemar est fini, j’ai voulu en tirer les leçons, numérotées comme dans ces
publicités Aubade qui ont enchanté nos adolescences.
Leçon N° 1

Ne pas chercher son salut dans la fuite

J’échouai tout d’abord au code de la route pour avoir, en bon citadin, qualifié
un bovidé dans un triangle rouge d’« animal sauvage » (les autres choix
possibles étaient « animal domestique » ou « feux de forêt »). Ce fut la faute de
trop. Dans une sorte de parking amélioré du XV arrondissement parisien, un
e

kapo qui se présentait comme « examinateur d’Etat » annonça publiquement que


mon intelligence ne correspondait pas aux critères requis sur les routes de
France. Pour la réinscription, comptez six mois d’attente et une trentaine
d’heures d’examens blancs. Découragé, je me suis concentré sur l’agrégation de
philo.

Puis je partis étudier à New York. Fuir, là-bas fuir ! La ville tint ses promesses
d’aventure, de liberté, d’extravagance. Je logeai chez une vieille artiste-peintre
de Soho, qui louait trois chambrettes au milieu de son loft avec une nette
préférence pour les apprenties mannequins. J’eus ainsi le privilège de partager
salle de bains et frigo avec des demoiselles de toutes nationalités et de toutes
couleurs, tandis que je me laissai paresseusement entretenir et divertir par ma
« cougar », ainsi que les Américains appellent ces femmes mûres qui s’offrent
un petit jeune (moins élégamment surnommé « toy boy », garçon-poupée). Mais
l’American Dream consistait avant tout pour moi en la possibilité folle de
prendre le volant. On m’avait assuré que le permis de conduire américain était
d’une grande simplicité, les routes droites et sans embûches, et je comptais bien
dépenser ma bourse d’échange à sillonner les Etats-Unis. Au fin fond de
Chinatown, je trouvai un instructeur euphorique qui, dans un deux pièces sentant
le hot-dog à l’oignon, m’assura qu’il avait une confiance instinctive en mes
capacités. Six heures de conduite et cent dollars devaient suffire pour me lancer
sur la route 66. Je jubilai. Dernier détail à régler : le code. Le petit livret de trente
pages se révise en deux heures. Peut-on s’arrêter au sommet d’une côte ? Non.
Doit-on respecter les limitations de vitesse ? Oui. Est-il permis de téléphoner au
volant ? Non. Voilà, vous savez l’essentiel.
Le centre d’examen du New York State Department of Motor Vehicles, dans le
bas de Greenwich Street, est nettement plus chic que son équivalent parisien. Les
candidats malheureux peuvent aller se consoler à Battery Park au bout de la rue,
et contempler la baie de l’Hudson River en pensant à l’arrivée de Vito Corleone
à Ellis Island dans Le Parrain. Ce que je fis. Certes, le test se compose de vingt
questions enfantines (disponibles dans toutes les langues !), et on peut le
repasser dès le lendemain pour vingt-cinq dollars, autant de fois que nécessaire.
Mais voilà, l’employé chargé de valider mon brillant succès m’annonça avec un
plaisir évident que, mon visa étant limité à neuf mois, je ne remplissais pas les
critères nécessaires. Il en aurait fallu trois de plus, quel dommage ! Je
m’effondrai. Je défendis hystériquement mon dossier, en m’appuyant sur les
spécificités du visa étudiant, théoriquement renouvelable cinq ans. Mon
tortionnaire partit consulter ses managers, moins pour prendre conseil que pour
les faire profiter de ses sarcasmes. Je pouvais tirer une croix sur la route 66.

Quelques années passèrent. Je me réfugiais dans le déni, en me persuadant que


ce permis de conduire était une affaire classée, pour lequel trop de temps,
d’efforts et d’argent avaient déjà été dépensés. Il me faudrait vivre avec mon
handicap. Je glissais progressivement et involontairement dans la frange des
asociaux, ceux qui sont toujours à la recherche d’un chauffeur, payent chaque
mois des centaines d’euros de taxis, consultent les horaires de bus en vacances,
boivent sans retenue aux dîners, et sont privés de justificatifs d’identité quand ils
ont oublié leur passeport. « Je n’ai pas mon permis », c’est un peu comme dire :
« Je suis toujours puceau », ou « Je ne sais pas faire un nœud de cravate » : on
compte pour un demi-homme. J’avais beau répéter que l’Arabie Saoudite, dans
sa sagesse millénaire, avait fixé à vingt-cinq ans l’âge minimum pour conduire,
cette diversion perdait son effet à mesure que je me rapprochais de ce fatal quart
de siècle.

Aux repas de famille normands, les plaisanteries sur mon cas permettaient de
trouver un terrain d’entente entre les Parisiens et les provinciaux, les intellectuels
et les médecins, les couples bourgeois et les célibataires flamboyants,
les chasseurs et les militants altermondialistes. Je devenais, à chaque Noël,
l’élément cathartique capable de souder une communauté de hasard, toujours au
bord de l’implosion. Conscient de mon importance symbolique, j’affichais un
sourire imperturbable face aux attaques, de plus en plus virulentes à mesure que
la soirée s’écoulait. Ça commençait gentiment : « Alors, Gaspard, tu es venu à
vélo ? » pour dégénérer au cognac : « Hé, ta copine, elle a des bons amortisseurs
au moins ? » Pour que mon supplice soit total, mon cousin germain était un as du
volant, capable de reconnaître un coupé Mercedes à cent mètres la nuit depuis
l’âge de dix ans (d’après la forme des phares, prétendait-il), reçu au permis avec
les honneurs le lendemain de sa majorité, et grand spécialiste de la détection de
radars. Il ne manquait jamais une occasion de me vanter son dernier modèle
sport. « Tiens-toi bien, sept vitesses, six cylindres turbo, 340 chevaux,
5 900 tours/minute, tout ça pour même pas une tonne cinq ! » jubilait-il tandis
que je parcourais laborieusement toute la gamme des exclamations admiratives.
Joignant le geste à la parole, il me faisait monter à ses côtés pour me prouver que
l’engin diabolique pouvait accélérer de 0 à 130 km/h en moins de huit secondes.
Ceux qui ont survécu à Space Mountain comprendront les sensations que
j’éprouvais quand mon cousin enchaînait les vitesses sur des départementales
miraculeusement peu fréquentées : la respiration coupée, le cœur contracté, les
pieds qui battent le plancher comme pour retenir le sol. « Sympa, hein ? » me
demandait-il invariablement. J’aurais voulu lui répondre avec flegme mais je ne
parvenais qu’à émettre un couinement de souris. Je me promettais toujours de ne
plus jamais remonter en voiture avec lui, quelle que fût la pression de la
parentèle, et je concluais philosophiquement que, dans d’autres mondes
possibles où j’aurais été en possession de mon permis, je serais peut-être déjà
mort emplafonné par un de ces fous de la vitesse.
Leçon N° 2

Ne jamais mépriser son adversaire

Mon métier de prof ne me mettait pas non plus à l’abri des humiliations. Dans
les couloirs de Lille-III, j’entendais avec ressentiment mes étudiants de première
année commenter leurs leçons de conduite, pour lesquelles ils témoignaient
d’une motivation proportionnelle à l’ennui qu’ils affichaient une fois franchie la
porte de la salle de classe. La perspective de rouler à tombeau ouvert sur l’A1
valait bien davantage de sacrifices que l’épistémologie bachelardienne.
L’obtention du petit papier rose provoquait des danses sataniques sur le parvis de
la fac, tandis qu’un 19/20 – si tant est que l’administration universitaire,
passionnée de nivellement, m’eût jamais laissé attribuer une telle note – n’aurait
arraché qu’un vague rictus ironique. Comme je les comprenais, et comme je les
haïssais !

C’est donc très logiquement dans la cafétéria de la « BN », la bibliothèque-


blockhaus où se réfugient tous les thésards de France, que je reprenais mon étude
du code de la route. Seule consolation, le livret d’apprentissage portait le doux
nom de « code Rousseau », du nom de son créateur d’avant-guerre, qui devait
partager avec son homologue du XVIII siècle le même esprit chagrin,
e

pointilleux et revanchard. Comme j’avais déménagé, je dus « transférer » mon


dossier d’une auto-école à l’autre, ce qui nécessite, naturellement, un passage par
la préfecture. Mes premiers échecs y étaient répertoriés avec la précision sadique
des documents administratifs. La photo commençait à dater. Je parvins
néanmoins à rejoindre une auto-école de la rue de Frênes, réputée la moins chère
de Paris, où se croisaient les gandins du VI arrondissement et les loulous à
e

capuche de la petite couronne.

J’avais finalement compris que la connaissance encyclopédique du tonnage


des caravanes et des limitations de vitesse pour tracteurs ne pourrait jamais
remplacer la pratique empirique des questions pièges et leurs multiples
déclinaisons. Je me consacrai donc à cette préparation avec davantage de zèle
que la fois précédente où, il faut le reconnaître, j’avais péché par orgueil, me
contentant d’appliquer à la lecture du code de la route l’art de la fiche
maniaquement développé durant mon hypokhâgne. Il me fallait acquérir de
l’expérience. Je passais donc mes samedis matin dans un sous-sol de la rue de
Frênes à visionner, avec mes compagnons d’infortune, des exercices plus
loufoques les uns que les autres. « La mention TWI visible sur un pneu,
interrogeait une voix féminine assez similaire à celles du téléphone rose,
indique : la marque du fabricant, réponse A ; le témoin d’usure, réponse B ; un
pneu de type hiver, réponse C. » Interminablement, nous cochions des cases, en
nous torturant pour deviner si le hameau qui se profilait au bout de la route était
un village ou un lieu-dit – ce qui, bien entendu, change la limitation de vitesse, et
donc le temps de freinage estimé (qu’il ne faut pas confondre avec le temps
d’arrêt, piège classique, ni oublier de multiplier par deux quand la chaussée
semble glissante). Le temps perdu à énoncer « réponse A », « réponse B »,
« réponse C », pourrait sans doute se chiffrer en heures voire en jours. Au bout
d’une dizaine de samedis matin, j’achetai donc pour cinquante euros le DVD
magique à cinq cents questions « rédigées par un examinateur d’auto-école ».
Las ! Un ami bien renseigné me souffla que le niveau des DVD était nettement
inférieur, ce qui expliquait, selon lui, pourquoi j’y réussissais avec tant de
facilité.

Au bout de six mois de labeur intensif, on me remit solennellement ma


convocation au centre d’examen de la rue de la Quintinie où j’avais échoué six
ans auparavant. C’était déjà en soi un petit succès, car j’avais dû fournir mes
preuves de réussite à trois examens blancs « espacés de quinze jours au plus ».
Me revoilà donc candidat. Ce jour d’automne, il est 7 h 15 du matin et le soleil
n’est pas levé. Les jeunes gens arrivent un à un, allument une cigarette, révisent
avec précipitation le petit manuel bleu, se donnent des tuyaux de dernière minute
sur les feux de brouillard arrière (qui, bien évidemment, ne peuvent être allumés
en cas de pluie, contrairement à leurs homologues avant). Sous la lumière d’un
réverbère, quelques-uns fraternisent. « Putain, c’est quoi déjà la limite de vitesse
d’un camion sur une départementale ? demande un fantôme en survêtement
blanc, avec l’accent « jeune de banlieue ». – Ça dépend s’il est dans une voie de
véhicules lents, répond une voix de première de la classe. – Et comment on sait
ça ? – Pff, t’as qu’à regarder la largeur du marquage au sol, soupire la fille en se
détournant. – Attends, vas-y, répète, c’est quoi c’délire ? » Le marquage au sol
pour véhicules lents ? Trente centimètres ? Non ? J’ai soudain une hésitation qui
me retourne l’estomac, et je m’éloigne prudemment du groupe, rejoignant les
ombres sur le trottoir d’en face. Les visages que je croise me semblent bien
poupons, avec leurs joues lisses, leurs barbes clairsemées, leurs chevelures
explosives. Je me rends compte, pour la première fois peut-être avec autant de
netteté, que j’ai passé l’âge de la jeunesse en fleur, que j’appartiens désormais à
la génération d’avant, celle qui paye des impôts et se met en ménage. Je me sens
comme un étudiant retardé qui repasse pour la sixième fois son bac et lorgne les
poitrines des lycéennes. Encore un peu, et ils m’appelleront « Monsieur ».

Il y eut encore des questions douteuses, des pièges inattendus, des tentatives
de déstabilisation déloyales sur les polices d’assurance et les montants des
contraventions. L’examinateur d’Etat appela les candidats par auto-écoles –
école Simon Bolivar, Allô Permis, Auto Moto Ecole 2000, La Clef du Permis,
Auto-Ecole Goncourt (un comble !). « 8 fautes », brayait-il, « 15 fautes »
(ricanements), « 3 fautes », « 0 faute, bravo mademoiselle » (murmure
d’admiration). La barre fatidique se situait à cinq fautes, sur quarante questions.
Comme cela devait encore sembler trop simple aux têtes chercheuses de
l’Institut national de Sécurité routière, la plupart des questions avaient été
pernicieusement décomposées en multiples sous-questions, réduisant d’autant les
chances du candidat. Quelle injustice.

Rarement j’aurai attendu un résultat avec autant d’angoisse. Rarement je me


serai senti si léger et si fier en sortant d’une salle d’examen.
Leçon N° 3

Les derniers seront les premiers

Les soixante heures de cours de conduite que je subis ensuite coïncidèrent


avec la période la plus intense de ma vie professionnelle. Je travaillais au cabinet
du ministre de l’Economie comme « plume », rédigeant une bonne quinzaine de
discours hebdomadaires – que la Ministre ne lisait généralement pas, en dépit
des heures passées à négocier le moindre adjectif avec les directeurs de cabinet,
et que je finissais par déclamer dans les couloirs pour distraire mes collègues.
Toujours est-il que ces discours, quel que soit leur destin ultérieur, devaient être
rédigés à la virgule près, et qu’en nombre de mots cela représentait facilement un
livre par mois. Je passais donc mes journées à aligner des phrases, et n’avais
d’autre choix que de prendre mes cours de conduite de sept à neuf heures du
matin, en pleine période de pointe. La première demi-heure consistait à
s’extirper de la ville, avançant péniblement de feu rouge en feu rouge, et la
dernière heure à affronter les embouteillages des entrées de Paris. Restait une
demi-heure à accumuler les rampes d’accélération et les ronds-points autour de
Roissy ou de Vélizy. Je compatissais avec les habitants de Villacoublay ou de
Maisons-Alfort, dont les rues bien ordonnées se prêtent trop parfaitement à
l’exercice des créneaux ou à l’apprentissage des priorités. Les voitures d’auto-
école venues de toute la capitale y rôdent sans arrêt, reconnaissables de loin à
leur allure saccadée, calant au milieu des carrefours, et fracassant régulièrement
pare-chocs et rétroviseurs. Une fois, une vieille dame frôlée sur un passage
clouté osa une remarque. Le moniteur la rembarra à mots choisis tandis que je
rougissais au volant, maudissant ma situation d’infériorité totale. « Alors vieille
conne, il a bien le droit d’apprendre, lui ! » conclut-il en me faisant lâchement
complice de ses insultes. Ce n’était que le juste pendant des classiques
remarques misogynes (« je suis sûr que c’est une femme qui conduit ; tiens, tu
vois, qu’est-ce que je te disais ! »), des mots d’esprit racistes (« ceux-là, y a pas
que le code de la route qu’ils respectent pas »), et des innombrables invectives à
l’intention des autres conducteurs, lancées avec une sorte d’aplomb
professionnel, comme si les moniteurs d’auto-école régnaient de droit sur
l’ensemble des routes de France. Autant dire que, durant ces cruelles heures
matinales, j’apprenais surtout ce que les autorités appellent à mots choisis
« l’incivilité au volant ».

Mes aptitudes techniques se révélèrent sans surprise inférieures à la moyenne.


Je fais partie de cette catégorie de gens qui, au collège, finissaient le cours de
technologie en larmes, montrant au professeur découragé des mains
ensanglantées et un circuit électronique carbonisé. Pour appartenir pleinement au
club, il faut aussi n’avoir jamais marqué un but au foot (sauf contre son camp) et
détester les salles de sport. A priori, cette frange de la race humaine est vouée à
disparaître sous l’effet de la sélection naturelle. Mais c’est sans compter les
subtilités du darwinisme social, et l’altération de l’idée de « force » chez les
peuples dits civilisés. A mesure que l’on grandit, cette incapacité à « savoir faire
quelque chose de ses dix doigts » devient socialement valorisée. Traditionnel
objet de moquerie à l’école primaire, l’handicapé manuel passe inaperçu au
lycée, à condition de choisir les sections « littéraires ». A partir de l’Université,
les filles commencent à préférer le discoureur au joggeur. L’entrée dans la vie
active signe définitivement notre revanche. Les favoris du cours de techno,
capables de meubler entièrement l’appartement familial de leurs créations, sont
devenus, au mieux, programmateurs informatiques. Ce sont nous qui les
embauchons.

On ne saurait donc se plaindre que, de temps à autre, la nature nous rappelle


notre tare fondamentale. C’est le cas lorsqu’un livreur sardonique apporte un
puzzle Ikea avec une notice en japonais. Et voilà qui expliquait mes difficultés à
comprendre la priorité à droite ou à rétrograder de cinquième en seconde sans
enclencher la marche arrière. Quant à identifier le circuit de refroidissement
moteur sous le capot, cela demeura longtemps au-dessus de mes capacités, me
forçant à chercher de navrantes astuces mnémotechniques.

Tout cancre a ses lueurs de génie. Ainsi le démarrage en côte devint


rapidement ma spécialité. Sur l’insistance quelque peu offensante de mon
instructeur, je cherchais les explications de ce petit miracle. J’avais autrefois
pratiqué le dressage équestre et je connaissais bien cette sensation de m’élancer
brusquement au galop, quand le cheval tendu à l’extrême n’attend que la
pression du talon pour déployer sa croupe. Toute la difficulté est de relâcher les
rênes au moment du départ de l’antérieur, ni avant ni après. C’était un peu pareil
pour le frein à main, que j’abaissais juste à temps, à la microseconde qui suit
l’embrayage. Ce talent inattendu me rendait toutefois nostalgique. L’art
automobile est bien terne en comparaison de l’équitation. Le cheval est
imprévisible mais intelligent : il ne marchera jamais sur un homme à terre, par
exemple. La voiture, elle, ne fait pas de caprice mais roule sans se préoccuper
des dégâts. Surtout, le cheval nous apprend la politesse : on ne commande pas un
cheval (qu’est-ce qu’un mors pour quatre cents kilos de muscles ?), on le
convainc. C’est une discussion, un compromis entre l’homme et la bête. Au
contraire, au volant d’une voiture, c’est l’homme qui devient bête : le but est de
s’imposer. Combien de fois mes instructeurs ne m’ont-ils pas supplié de forcer le
trafic ? « Vas-y putain, insère-toi, sinon ils te laisseront jamais passer. » Je
préférerai toujours l’odeur du crottin, profonde, humide, à celle de l’essence, qui
ressemble à de la mauvaise dope, comme ces feutres que les enfants sniffent à la
récré. Même la vitesse, à cheval, est infiniment plus réelle, donc plus grisante,
que les accélérations motorisées.

Il est vrai que les voitures présentent quelques avantages, comme le fait
d’échapper aux pulsions sexuelles (pour m’être trouvé sur une jument en chaleur
qu’un étalon convoitait sans pudeur, c’est un confort que j’apprécie). Je reste
néanmoins convaincu que le cheval redeviendra un jour un moyen de transport.
Reparlons-en en 2050, quand les réserves mondiales de pétrole seront épuisées.
Leçon N° 4

L’homme est un loup pour l’homme

L’auto-école de la rue de Frênes était si bien organisée qu’un « mono »


différent m’était attribué à chaque leçon, chacun ayant bien sûr une opinion très
personnelle sur la meilleure manière de faire un créneau. « Comment il t’a
appris, Eric ? – Bah, en plaçant le rétro au niveau du phare de la deuxième
voiture… – Pffh, Eric, il est très gentil, mais c’est vraiment débile ! Et s’il n’y a
pas de voiture garée, tu m’expliques comment tu fais ? hein ? – … – Bon, alors
écoute, tu vas mettre le bouton de verrouillage de la porte au niveau de la
troisième bande blanche. » Je n’osais pas demander comment diable je pourrais
jamais parvenir à me garer dans les voitures à fermeture automatique (c’est-à-
dire toutes sauf les vieilles guimbardes de l’auto-école). De toute façon, Marc ou
Tony me proposeraient sans doute à leur tour des repères différents, si bien
qu’après quelques dizaines d’heures de leçons, le positionnement de ma voiture
relèverait d’un exercice de géométrie à multiples variables.

Le défilé des moniteurs offrait néanmoins un réel intérêt, de nature


sociologique. Comment peut-on se résoudre au pire métier du monde, coincé
huit heures par jour dans des embouteillages, forcé à une attention constante,
condamné à suivre éternellement les mêmes itinéraires et à répéter les mêmes
consignes idiotes à des élèves qui, sitôt la portière claquée, vous méprisent
ouvertement ? Les profils de mes bourreaux étaient à première vue fort
éclectiques. Un ancien militaire reconverti sans enthousiasme à la vie civile, et
qui gardait de sa précédente vocation un certain plaisir volubile à l’engueulade.
Une racaille de Mantes qui avait le sentiment de « s’en être sorti » et m’apprit
tout le verlan que je connais à ce jour (« chanmé ton démarrage en côte »), ainsi
que les diverses astuces pour provoquer l’accrochage et toucher l’assurance. Un
représentant de commerce proche de la retraite qui s’endormait toutes les dix
minutes et se réveillait en sursaut à chaque changement de vitesse trop brusque
(le tenir assoupi représentait donc un indicateur assez sûr de mes progrès). Un
aspirant chauffeur qui avait raté cinq fois le concours de catégorie C. Un jeune
ambitieux, Rastignac de l’auto-école sûr de sa vocation, qui n’avait pas
l’intention de « pourrir à Frênes » et voulait monter sa propre affaire. Enfin, car
tout est possible, un prof de philo raté qui s’habillait en velours côtelé, taillait
soigneusement une barbe de trois jours, écoutait France Culture et affichait avec
solennité son admiration pour Alain Finkielkraut, dont il reprenait La Défaite de
la Pensée à chaque feu rouge. Respiration dialectique dans un monde de
mécaniques, je lui accordais naïvement une confiance exagérée. Il se révéla le
pire de tous. Agité, lunatique, extravagant dans ses exigences, il me poussa au
bord des larmes en me faisant recommencer dix fois un créneau en côte. Méfiez-
vous des intellectuels.

Je mis un certain temps à distinguer le trait commun de la profession,


« l’idiotisme de métier » comme disait Diderot. Outre l’art du juron et la hernie
discale, il se forme chez ces êtres scotchés leur vie durant à un protège-siège en
plastique une nervosité assez particulière dont il faut bien admettre la nature
sexuelle. Est-ce l’alternance des accélérations et des ralentissements, les allers et
retours du levier de vitesse, l’étroitesse de l’habitacle, la jeunesse éphébique des
élèves, la frustration de ne jamais avoir le volant entre les mains ? Toujours est-il
que l’observation des cuisses, seins, hanches et bouches de toute silhouette
féminine apparue dans leur champ de vision, passante ou conductrice, tourne
chez les « monos » au trouble obsessionnel, avec son cortège de phobies (le
radar), gestes rituels (manipulation des bouches d’aération), bouffées d’angoisse
(matérialisées par un brusque usage de la double pédale de frein) et désordre de
la personnalité (identification avec la voiture : « nous avons un problème
d’amortisseur »). Dût-il quitter des yeux la route, au risque de laisser son élève
foncer hardiment dans un sens interdit, le Mono, dans son essence éternelle, ne
peut pas ne pas se retourner, et partager son émoi avec son élève sous une forme
plus ou moins explicite : « elle n’a pas froid celle-là », « aujourd’hui les gens
n’ont plus de pudeur », voire plus honnêtement « regarde cette salope ». Dans
ces occasions, le visage crispé du mono laissait hélas peu de doute sur la nature
de ses émotions. Je trouvais moralement angoissant de conduire à quelques
dizaines de centimètres d’une érection. Quand par malheur, trop occupé à
débrayer, je n’avais pas vu l’objet de ses désirs, il me pressait de regarder dans le
rétro ou de jeter un coup d’œil dans l’angle mort, ce qui achevait de me paniquer
et se soldait la plupart du temps par un calage. Il reprenait alors les commandes
avec humeur, comme si je l’avais interrompu en pleine action. Au cours d’une
séance particulièrement éprouvante où j’enchaînais entrées et sorties d’autoroute
sous une pluie torrentielle, je fus instruit en détail sur la pratique des tournantes
dans les hôtels d’Amsterdam. Requis de donner mon opinion, je confessai
honteusement mon inexpérience quant à baiser des femmes mûres avec des
copains. Je perdis à l’instant l’estime de mon interlocuteur, qui se contenta de
me signaler laconiquement les directions jusqu’à la fin de la leçon. Je n’ose pas
imaginer comment se déroulent les cours des jeunes filles ; je pense que règne
encore sur ces séances un tabou équivalent à celui de la pédophilie des prêtres.

La conduite déniaise. A tous ceux qui croient encore au bon sauvage, à tous
ceux qui rêvent de fraternité, à tous ceux qui veulent changer l’Homme, je
conseille de prendre plus souvent le volant. C’est le meilleur moyen de
départager Rousseau et Hobbes : rien de tel qu’un bouchon sur le périph pour
constater que « homo homini lupus », l’homme est un loup pour l’homme, selon
la formule favorite du philosophe anglais. Qu’apprend-on de valable en
cinquante heures d’auto-école ? Que les gentils pères de famille pressés de
rentrer chez eux déboîtent au dernier moment avant les sorties d’autoroute,
coupant la route presque à angle droit. Que les élégantes jeunes femmes dans
leurs coupés vermillon se garent en auto-tamponneuses, un coup devant, un coup
derrière, pour préserver leur allure de star (a-t-on jamais vu une star refaire un
créneau ?). Que les vieux messieurs à Légion d’honneur, habitués aux passe-
droits républicains, filent devant eux comme si la circulation devait leur obéir,
insoucieux des stops, des priorités et des limitations de vitesse. Que les fils à
papa des beaux quartiers font des concours de queues de poisson le jour, et des
courses de vitesse la nuit. Que les campagnards, qui tolèrent mal la présence de
voitures allogènes sur « leur » route, s’amusent à les aveugler de leurs feux de
route. Que les citadins approchant un passage clouté ont une tendance
universelle à accélérer. Etc… Au cours des cinquante heures suivantes, on
s’élève au niveau des Commandements éternels. Tu fonceras sur le moindre
espace qui se libère dans une file. Jamais tu ne t’arrêteras si tu accroches un
rétro. Du radar volant toujours te méfieras. Les traînards klaxonneras. Le feu
orange grilleras. Les deux-roues écrabouilleras. Et, bien sûr, les piétons
éclabousseras.

La route, c’est la jungle primitive, l’homme civilisé mis à nu. Le tutoiement


instinctif des conducteurs entre eux révèle cette soudaine égalité de loups, rendus
à des rapports de force simples et immédiats. Roue contre roue, pare-chocs
contre pare-chocs. La première des règles au volant, c’est de n’en respecter
aucune. Pire, la survie dépend parfois de la désobéissance. Hobbes ajoutait dans
ses meilleurs jours : « homo homini Deus », l’homme est un Dieu pour l’homme,
et il est vrai que les appels de phare solidaires à l’approche d’un radar
témoignent du meilleur de la nature humaine. Parfois également, une antique
soixante-huitarde, avec une statuette de Vishnou pendue au rétroviseur, me
cédait le passage en balayant l’air de la main, comme pour chasser les mouches.
Mais l’homme ne reste jamais Dieu très longtemps. Le Larzac a rejoint les
phalanstères, les abbayes franciscaines et les communautés platoniciennes dans
la poussière des illusions perdues.
Leçon N° 5

Garder les pieds sur terre

Je passais bien souvent, dans Paris, devant des lieux qui m’étaient familiers.
La bibliothèque Sainte-Geneviève, le lycée Henri IV et mes souvenirs d’étude.
La rue Mouffetard où je fus dépucelé. La rue Saint-Antoine où j’avais grandi. Le
bois de Boulogne et ses rêveries proustiennes (entrecroupées, on le sait, de
tentations bien plus charnelles et pour tous les goûts). La place de la République
où, lycéens, nous allions faire notre apprentissage de manifestants. La porte de
Clignancourt qui me vit pleurer mes dernières larmes adolescentes après une
mauvaise rupture. Le bac à sable de la place des Vosges, rendez-vous de tous les
bambins du Marais. Les quais de Seine qui accueillaient nos fins de soirées. La
place de la Bastille, où mes parents m’avaient traîné le soir de la mort de
Mitterrand, pour écouter un haut-parleur mal réglé diffuser Le Temps des cerises
sous un crachin sordide. Le square Vaugirard, derrière lequel se cache le plus
fidèle lecteur de mes textes, complice de mes succès et confident de mes échecs.
Le Luxembourg où, comme tous les enfants parisiens, j’ai joué aux bateaux à
voile et ri au Guignol, et où plus tard j’ai fait mon jogging derrière ministres et
sénateurs. L’allée de l’Observatoire, premiers baisers sur l’herbe, la nuit, derrière
les grilles fermées. La place de Catalogne, près de Montparnasse, où j’allais
rendre visite à mon père dans les locaux de son journal. La gare de Lyon, adieux
et retrouvailles quand je partais à Normale Sup ; la gare du Nord, adieux et
retrouvailles sur le quai de l’Eurostar. Tous ces lieux d’amour, de joie et de
chagrin étaient impitoyablement salis par le surgissement importun, dans mon
champ de vision, de places de stationnement, de sens interdits, de ronds-points et
de feux à contretemps. Je redécouvrais ma mythologie personnelle sous un jour
nouveau, hideux, celui des « règles de la vie commune ». N’importe qui pouvait
rouler sur mes vieilles passions. Au fond, tant mieux : il fallait détruire ces
souvenirs bourgeois.

Bien souvent, nous empruntions la rue de Bercy, qui me jetait tout droit dans
l’abomination du Périph. Je voyais mon bureau de loin, dernière fenêtre côté
Seine du « paquebot », comme on appelle parfois le ministère des Finances. En
passant sous l’arche du bâtiment, qui enjambe la sortie de Paris dans un subtil
effort de symbolisme architectural, je me rappelai mes quelques sorties
officielles. Quand on monte en voiture à côté du Ministre, avec les motards de la
gendarmerie nationale qui ouvrent la route toutes sirènes hurlantes et le
chauffeur qui roule en surrégime pour maintenir l’écart, on se prend facilement
pour un héros. On est Agamemnon à la tête de ses chars. On est Moïse fendant
les eaux. On est Napoléon de retour de l’île d’Elbe. On est Kennedy saluant la
foule dans les rues de New York.

Ces fantasmes se dissipaient vite dans la Clio de l’auto-école, comme si mon


confortable et improbable statut de « conseiller du Ministre » prenait
brutalement fin. Mes souliers vernis craquaient sur les pédales et mes costumes
sur mesure se fripaient au gré des angles morts et des marches arrière. Rendu au
gris quotidien des embouteillages et des pompes à essence, abreuvé deux heures
durant des monologues de mes instructeurs ou de Rire et Chansons, je
redécouvrais la réalité du pays. Villacoublay cessait d’être, dans mon esprit, la
base militaire d’où décollent les jets et Super Pumas du gouvernement, pour
devenir une petite ville de banlieue propice à l’apprentissage des stops. C’était la
« vraie vie », comme on dit un peu vite pour qualifier la vie ordinaire, la vie
lambda. A côté de moi, le pied sur la double pédale de frein, se trouvait assis ce
fameux « Français » qui ouvrait la plupart de mes discours, avec ses 1 500 euros
de salaire médian, ses emprunts immobiliers et son livret A ; ce Français dont
nous voulions à tout prix le bien (et le vote), à coup de prime à la casse, de TVA
restauration, d’exonération de droits d’héritage ou de réforme du crédit à la
consommation. Sans surprise, et malgré une écoute assidue de l’auto-radio, mon
Français restait remarquablement indifférent aux messages que la cellule
« com » de Bercy s’épuisait à diffuser, au terme d’interminables réunions de
« brainstorm’ ». Il avait décidé que « Sarko, c’est le copain des riches », point
final. Le reste, les communiqués de presse, les argumentaires, les « éléments de
langage » que le Ministre ingurgitait avant chaque plateau télé, c’était,
finalement, à usage interne : pour les journalistes, les opposants politiques et les
collègues du gouvernement. Les Français, on était bien content de leur échapper
avec nos gyrophares.

Par contraste, l’auto-école devenait le lieu de la vérité. Traité comme un


retardé automobile par le mono, j’étais moi-même mis au jour dans mon
indécision professionnelle, mes doutes littéraires, mes incertitudes politiques.
Durant l’interrogatoire de routine sur mes études, mon boulot, ma copine, j’avais
décidé d’être sincère, échaudé par l’expérience d’un camarade professeur de
littérature, qui avait cru échapper aux sarcasmes en prétendant être cuisinier au
Quai d’Orsay. Il en avait été réduit à étudier les menus des dîners d’Etat et à
repérer les lignes de métro avoisinantes. Au stress du débrayage se combinait
celui du mensonge, qui devait conserver un minimum de cohérence entre les
différents monos. Il avait été plusieurs fois sur le point d’être découvert et
avait échoué à l’examen dans les deux premières minutes en grillant un stop sans
même faire mine de ralentir. Voilà à quoi mène le mal-être social des jeunes
enseignants… Je jouais donc la transparence, un thésard en épistémologie atterri
par hasards successifs au ministère de l’Economie. Mal m’en prit. Ceux qui ne
me soupçonnaient pas d’être mythomane me traitaient en ennemi du peuple, en
incompétent pistonné, incarnant toutes les dérives du pouvoir en place. Ils me
tenaient personnellement responsable des moindres faits et gestes de Sarkozy
que, par conscience professionnelle, je m’épuisais à défendre. Je défie quiconque
de parvenir à justifier, entre deux ronds-points, les chèques de l’Etat en
remboursement du bouclier fiscal, la baignoire sabot dans le nouvel airbus
présidentiel, ou les milliards de perte de Kerviel (inexplicablement attribués, eux
aussi, au démoniaque Sarko). Un seul des monos me témoignait une certaine
amabilité compatissante ; je compris, quand il me demanda s’il y avait beaucoup
d’hommes dans mon métier, qu’il concevait la « plume » comme une super-
dactylo, tapant sous la dictée les paroles ministérielles. Je me gardais de le
détromper, d’autant que, à la réflexion, cela reflétait assez bien mon activité
quotidienne. Au fond, dans un cabinet, quels que soient notre rôle ou notre rang,
nous sommes tous les valets du Ministre, portant ses dossiers, répondant à son
courrier, guettant ses passages dans l’ascenseur, et honorant ses caprices comme
des vérités révélées.

Mes cours d’auto-école agissaient comme un parfait antidote aux « illusions


du pouvoir ». Il faudrait les généraliser dans la République.

Hélas, ce bénéfique exercice d’humilité dégénère trop souvent en une épreuve


d’humiliation primaire et sauvage. Une fois franchie la porte de l’auto-école de
la rue de Frênes, vous devenez un numéro de dossier. Ou plutôt, « tu » deviens
un numéro de dossier, car le tutoiement s’impose quels que soient l’âge,
l’apparence, la profession. Les deux Erinyes du secrétariat ne ménageaient pas
leurs efforts pour créer une atmosphère de caserne. « Tu te mets dans le
simulateur. » « Tu me fais un chèque de trois cent vingt euros. » « Tu n’as pas
ton livret ? Dégage. » « Tu crois que je vais te donner une date de permis comme
ça ? Non, mais tu te prends pour qui ? » « Tu t’assois là avec les autres en
attendant que le mono arrive. » Les autres, c’étaient les malheureux qui osaient
demander le droit de conduire, Français et étrangers, chômeurs et avocats
d’affaires, habillés en costume-cravate ou en short à fleurs, tous anonymes, tous
baissant la tête en attendant les consignes. Soudain, un espoir : « toi, ouais toi, tu
vas dans la deux – la quoi ? – la voiture numéro deux, putain t’es un peu dur à la
comprenette » ; elle jetait les clés sur le bureau, et l’attente reprenait. Certains
revenaient du front : « Alors, tu t’es bien rétamé à ce qu’on m’a dit ? bah quand
on n’est pas prêt, y a pas à chier, on n’est pas prêt ! – Mais Marc m’avait dit… –
Allez, je te remets vingt-cinq heures ! – Mais madame, s’il vous plaît… je peux
avoir une autre date ? – Pfh ! Tu crois que c’est facile ? Ce n’est pas toi qui te
tapes la préfecture ! Allez, on verra plus tard », concluait-elle d’un ton
conciliant, en jetant un coup d’œil sur un gigantesque tableau des temps pré-
informatiques où la combinaison des étiquettes de couleur décidait
mystérieusement des terribles « dates ». La haute main des Erinyes sur ce
tableau rendait d’emblée très risquée la moindre contestation. Tous les candidats
ont sans doute rêvé, une fois leur permis en poche, de foncer dans l’auto-école
au volant d’un Hummer et de poursuivre les deux créatures parmi les dossiers
renversés et les autocollants « jeune conducteur » voltigeant dans l’air. En tout
cas, je n’ai jamais vu un candidat victorieux venir les remercier.

Le permis de conduire maintient donc vivant, parmi les postadolescents,


l’esprit sadique du service militaire, sans en avoir les indéniables vertus de
brassage social et de rattrapage scolaire. La seule véritable différence, c’est
qu’aujourd’hui vous devez payer pour vous faire insulter.
Leçon N° 6

Tout fonctionnaire est un ennemi en puissance

Le grand jour arriva. J’ignorais que ce serait le premier d’une longue série.
L’auto-école nous achemina par paquets de quatre (trois à l’arrière, « c’est illégal
mais on s’en fout ») sur un vaste parking en bordure d’autoroute, dont toute
évasion à pied était strictement impossible. Nous étions regroupés avec les
candidats au permis poids lourd, facilement reconnaissables à leur carrure.
L’ambiance entre nous était fraîche. Néanmoins, il fallait attendre trois heures
que chacun soit « passé », selon le terme convenu, qui fait un peu partouzard ;
puis encore une heure que l’auto-école se décide à envoyer une voiture, et une
dernière demi-heure pour rentrer dans Paris. On avait le temps de partager ses
expériences. Il y en avait pour tous les goûts. La fille de bonne famille qui
repassait pour la cinquième fois et se voyait donc menacée, en cas d’échec, de
revenir à la case départ : le code ; elle jouait son va-tout avec un certain cran
bourgeois. L’ouvrier horloger sûr de lui, pro de mécanique, qui parlait d’égal à
égal avec les monos de tours-minute et de rayon de braquage. L’étudiante en
ethnologie qui expliquait ses ratages successifs par « des problèmes dans sa
tête » en roulant ses cigarettes. Le polytechnicien hystérique, qui jurait d’aller
passer son permis au Liban la prochaine fois. L’artiste-peintre grisonnant qui, la
quarantaine venue, avait décidé de franchir le cap de la vie adulte. Le postado en
jeans slim qui nous narguait du coin de la lèvre. La serveuse qui jouait ses
économies d’une année… Autant d’existences, autant de poses. Mais tous, tous,
dans un état de nervosité que je n’avais encore jamais observé, même aux oraux
des pires concours. De mon côté, je l’avoue sans gêne : j’avais le pied qui
tremblait sur la pédale.

Le grand jeu entre nous était bien sûr celui des pronostics : en France, à la
différence de tous les autres pays, les résultats sont exclusivement communiqués
par voie postale, un ou deux jours après l’examen (avec bien sûr la possibilité
qu’une grève de La Poste vienne prolonger l’angoisse). Quand j’en demandai la
raison aux monos, je m’étonnai de leurs réponses évasives ou fantaisistes (« pour
éviter les malentendus », « par mesure de confidentialité », « à cause du lobby
postal », osèrent-ils me soutenir). En fait, depuis qu’une poignée de désespérés
avaient flanqué quelques roustes bien méritées à leurs persécuteurs, les
inspecteurs vivaient dans la terreur du coup de boule. Ils avaient donc exigé et
obtenu de leur ministère, ces lâches, de ne plus annoncer le verdict en personne.
Autant dire que, même si nous subissions aujourd’hui les désagréables
conséquences de leurs actes, les anonymes boxeurs d’inspecteurs étaient nos
héros, à nous autres candidats au permis. Ils auraient fait la joie de Jean Yanne
qui, dans son sketch sur le permis de conduire, s’amusait à menacer son
examinateur. « Vous êtes sur une route départementale… – Ah bah, ça
m’étonnerait, j’y vais jamais sur les routes départementales. – Vous êtes sur une
route départementale… – Non. » Jean Yanne roulait alors ses épaules massives,
haussait la voix, pour conclure d’un ton navré : « J’vais être obligé de me le
farcir, le p’tit asticot. » Combien de ces p’tits – et gros – asticots n’ai-je pas eu
envie de me farcir ! Il n’empêche que leur récente protection (on n’a pas encore
vu de candidat cognant son inspecteur pour le forcer à avouer les résultats)
amenait mécaniquement des questions torturantes, partagées sur le chemin du
retour : « J’ai touché le trottoir pendant un créneau, je peux pas le rater pour ça,
hein ? – Ça dépend, tu as touché, ou tu es monté dessus ? – Bah, je me suis juste
un peu soulevé, tu vois ? » Ou bien : « J’ai calé mais j’ai bien réagi, j’ai mis mes
feux de détresse et je suis reparti au quart de tour. » Chacun s’efforçait d’y
croire. Même l’énergique rasta qui avait embouti le pare-chocs de l’auto-école
sur un bus au départ nous expliqua avec conviction pourquoi il n’avait rien à se
reprocher.

Il faut reconnaître que, sur l’échelle de la dégradation humaine, l’examinateur


surpasse sans peine l’instructeur. Il use à volonté, et avec un plaisir évident, des
techniques de torture psychologique qui ont fait leur preuve depuis la nuit des
temps, de Sparte à Guantanamo. Invariablement, il parle de ses vacances avec le
mono, assis derrière dans le rôle du confident. Il s’amuse à donner les directions
au dernier moment et en baissant la voix. Il excelle en remarques pythiques : « la
route est bien dégagée » (faut-il dépasser le camion ?), « il fait un temps
extraordinaire aujourd’hui » (quid du pare-soleil ?), « puisque vous avez décidé
de tourner à droite, prenez la direction de Roissy » (me serais-je trompé de
file ?), « il a plu ici » (est-ce un indice que la chaussée, humide, impose de
réduire la vitesse de dix kilomètres/heure ?). La pire, évidemment : « détendez-
vous ». A ma deuxième tentative, alors que je m’escrimai sans succès à ouvrir le
capot pour désigner le liquide de freinage à bouchon jaune, l’examinateur
abrégea mes souffrances d’un nonchalant : « laissez tomber, il fait froid », qui
me mit au bord des larmes. Mais tout cela ne serait rien sans les claquements de
langue réguliers, équivalents automobiles du supplice de la goutte d’eau. Si le
candidat reste malgré tout impassible, l’examinateur peut se mettre soudain à
griffonner son papier vert, en ajoutant vicieusement : « Ne vous inquiétez pas,
je prends juste des notes. » Enfin, quand il se trouve face à de vrais durs, il
esquissera de brefs gestes nerveux vers le volant, comme inquiet pour sa vie. Au
bout de trente minutes, après que le candidat est revenu sur sa place de parking
et s’est mis au point mort, les mains couvertes de sueur, l’examinateur peut
montrer toute l’étendue de son art en tournant un visage de marbre vers sa
victime, et en articulant un « merci » d’une neutralité théâtrale.

Son statut de fonctionnaire d’Etat achève de faire de l’examinateur un être


pervers, officiellement baptisé IPSCR (Inspecteur Permis de Conduire et
Sécurité Routière). Il se présente quand ça lui chante. Il se fait porter pâle au
moindre rhume. Il peut, au tout dernier moment et de manière discrétionnaire,
estimer les conditions météo défavorables. Il se met même en grève, obéissant
aux mots d’ordre de la CGT-IPSCR. Ces multiples caprices causent
naturellement des annulations et retards en série, et le naïf candidat qui avait
posé à l’avance sa demi-journée de congé en sera quitte pour renouveler
l’opération trois mois plus tard (au prix d’une petite dizaine d’heures de conduite
« pour ne pas perdre la main »). Non seulement l’examinateur épouse l’universel
comportement du serviteur de l’Etat, tire-au-flanc sacré et intouchable, mais il en
prend aussi l’attitude, délicate combinaison de morgue austère et de fausse
empathie. En ce sens, mes examinateurs ne différaient pas tant des hauts
fonctionnaires que je croisais à Bercy. « Vous suivrez la route droit devant vous
sauf indication contraire », cela sonnait un peu comme : « Il faudra que le
Ministre comprenne qu’un projet de loi de finances, ça ne s’improvise pas à la
dernière minute. » Qu’il s’agisse des subtilités du stationnement alterné ou du
Code des impôts, je reconnaissais la même fierté de maîtriser des règles
incompréhensibles, assortie d’une forte tendance à ne pas les respecter.
Souverain de sa décision, l’Examinateur ne peut être légalement contesté. C’est
Dieu dans 1 300 centimètres cubes.

La race des IPSCR m’a tant nui que j’ai voulu mieux la connaître. Il en existe
de première, de deuxième ou de troisième classe, distinctions que
l’administration française ne partage plus guère qu’avec les trains indiens. Tous
ont dû réussir un concours de la fonction publique de catégorie B. On pourrait
penser que les qualités demandées relèvent essentiellement de la conduite.
Erreur : nous sommes en France, et un concours de catégorie B est une affaire
sérieuse, qui comprend une épreuve de droit administratif. En 2007, par
exemple, les candidats disposaient de trois heures pour rédiger une note
« présentant, dans le cadre de la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et
responsabilités locales, la nouvelle organisation territoriale des services routiers
de l’Etat et leur rôle en matière de gestion de crise » – avec à l’appui quarante-
cinq pages de lois, circulaires et décrets variés. C’est exactement le type de
sophismes bureaucratiques que les étudiants de Sciences-Po s’exercent à
disséquer tout au long de leur scolarité. Le meilleur conducteur du monde y
perdrait la tête. Drôle de pays, où l’on demande aux inspecteurs du permis de
conduire d’être des mini-énarques. Je comprends mieux, à présent, leur
condescendance.
Leçon N° 7

L’Etat crée des problèmes en cherchant des solutions

Forts de toutes leurs connaissances, les IPSCR m’ont dénié trois fois – sur une
période de dix-huit mois – le droit de prendre le volant. J’admets être peu
doué. J’assume d’ailleurs sans honte mon stéréotype socioprofessionnel : urbain,
diplômé et lecteur de The Economist, j’appartiens à la catégorie statistique la
plus éloignée du permis de conduire. Je compte d’ailleurs parmi mes pairs
une bonne dizaine de retardés qui suivent mes échecs avec curiosité et effroi,
n’osant eux-mêmes franchir la porte d’une auto-école. Néanmoins, force est de
constater que les chicaneries du permis de conduire sont devenues un casse-tête
pour toute une génération. On trouve dans les archives du Point un témoignage
pire que le mien : « J’ai passé mon permis de conduire douze fois. Au total :
deux auto-écoles, huit moniteurs, environ 5 000 euros dépensés, six ans et demi
de formation, 8 000 kilomètres et près de trois cents heures de conduite. » Plus
instructifs sont les commentaires compatissants des internautes : « Moi j’ai eu
mon code deux fois du premier coup, j’ai fait trois transferts, j’ai fait plus de
100 heures de conduite, j’ai mis 4 828 €, j’ai raté 6 fois » ; « Ça me rassure de
voir que je ne suis pas la seule dans cette situation ! Je l’ai déjà passé sept fois et
il me reste sept mois avant que mon code soit périmé »… D’autres se font
franchement suicidaires – en langage texto : « je me dis ke si je le rate autant de
fois ke toi je me bute !!!! » Ça n’en vaut sans doute pas la peine. Mais le
désespoir du million de jeunes aujourd’hui inscrits dans les auto-écoles devrait
tout de même faire réfléchir les politiques avides de capter cet électorat. Celui
qui fera campagne sur « le permis en six mois » sera élu en 2012.

On connaît les chiffres sur le coût moyen du permis (1 500 euros), les délais
d’attente pour obtenir une place d’examen (entre six mois et un an), le taux de
réussite (moins de 50 %). Face à ces difficultés exténuantes et souvent
angoissantes pour ceux dont le travail dépend de la dernière ligne de CV
(« permis B »), les alternatives ne sont guère commodes. On peut bien sûr aller
passer son permis dans le Gers, qui affiche fièrement le taux de réussite le plus
élevé de France, et où il est rare de croiser un autre automobiliste durant les
trente-cinq minutes de l’examen. Mais l’obligation d’enregistrement dans une
auto-école locale, un peu similaire à la carte scolaire, imposerait d’aller vivre
un an à Auch, ce qui, hormis pour les marchands de foie gras, offre peu
d’avantages professionnels. On peut aussi tenter l’option espagnole ou
marocaine, moyennant un tour de passe-passe administratif pour obtenir une
domiciliation provisoire. L’examen consiste peu ou prou à rouler en ligne droite
sans caler ; le reste se règle en liquide. Il faut avoir un tempérament d’aventurier
pour tenter cette combine (par ailleurs bien connue et pratiquée). Les plus
paresseux peuvent toujours rouler sans permis, comme trois cent mille
conducteurs en France aujourd’hui (un quart des jeunes se disant prêts à le faire).
Intéressant résultat de la politique publique de sécurité routière ! Sinon, on est
condamné à passer et repasser le code, la conduite, puis encore le code, et de
nouveau la conduite, jusqu’à ce qu’un jour la main du destin vienne sortir
l’infortuné candidat de ce cercle infernal. On dit que Le Château de Kafka,
inachevé, devait se terminer par l’ouverture du Château, au moment même où K.
meurt d’épuisement. Ce serait l’idéal des autorités routières : des vieillards
tremblotants qui décrochent leur permis quand leur vue déclinante ou leurs
jambes paralysées ne leur permettent plus de conduire.

Comparez les 50 % de réussite au permis de conduire avec les 85 % de


réussite au bac. Deux modèles de volontarisme politique, deux échecs. Pour le
permis, les pouvoirs publics, brandissant les sinistres chiffres des tués sur la
route, ont voulu montrer leur détermination et ont multiplié les contraintes
administratives, ignorant effrontément l’évidence que tous les parents rappellent
à leurs enfants le jour de l’obtention du permis : « C’est maintenant que tu vas
commencer à apprendre à conduire. » Vingt ou cent heures de cours, cela reste
une goutte d’eau par rapport aux milliers d’heures de conduite qui font le bon
conducteur. On aimerait voir Levitt et Dubner, les deux auteurs du génial
Freakonomics, appliquer au permis de conduire français leur célèbre méthode
d’analyse, qui applique les principes de la macroéconomie aux comportements et
choix individuels. Des auteurs capables d’expliquer pourquoi les dealers de
drogue vivent chez leurs parents, comment les prix de la fellation ont évolué
chez les prostituées au cours du dernier siècle ou pourquoi les sièges-bébés sont
inutiles devraient pouvoir calculer avec précision l’incidence de la sévérité de
l’examen sur les accidents de la route, à comparer avec son coût économique et
social. Combien de salaires de fonctionnaires, combien d’emprunts étudiants,
combien de mois de chômage seraient épargnés si le permis redevenait ce qu’il
n’aurait jamais dû cesser d’être : une formalité, tant que l’on n’est pas aveugle et
que l’on sait se servir des pédales.

Le bac offre l’exemple inverse. Il n’est de secret pour personne que


l’augmentation continue du taux de réussite sur les quarante dernières années ne
reflète pas celle du niveau, mais l’impératif politique, issu de Mai 68, de
démocratiser l’enseignement supérieur. Le résultat est consternant. J’ai pu le
constater de première main lors de ma courte période d’enseignement lillois : les
élèves atterris en première année de philo par la magie du bac général
connaissent, pour l’écrasante majorité d’entre eux, de graves problèmes
d’orthographe : absence d’accord des noms ou des verbes au pluriel,
méconnaissance de la ponctuation (ou même, le texto aidant, abandon de la
ponctuation), confusion des temps (la maîtrise du conditionnel étant devenue une
véritable exception). Difficile d’enseigner Kant à des étudiants qui n’ouvrent
jamais un livre et qui, grâce à la générosité du législateur, n’ont aucune
obligation de venir en cours. Les révoltés de 68, pour la plupart des fils de
bourgeois cultivés, ont édicté des règles d’autodiscipline éminemment élitistes,
et totalement inappropriées à notre époque, où un demi-million d’étudiants
suivent cahin-caha un vain parcours en « sciences humaines » qui ne leur ouvre
souvent qu’une seule porte, celle du Pôle Emploi.

Un brave cancre qui entre en fac de philo et se ruine pour son permis de
conduire peut légitimement se considérer comme la double victime de
l’incompétence étatique.
Leçon N° 8

La France se méfie des entrepreneurs

Lors de mes deux premières tentatives, je reconnais avoir commis des fautes
graves et dangereuses, comme d’éviter de rouler sur une place de stationnement
(idiot, le marquage était en pointillé !), ou de ne pas conduire au maximum
de la vitesse autorisée sur une route de campagne. Mais la troisième fois,
personne ne m’ôtera de l’idée que mon cas fut politique. L’inspectrice
ressemblait étrangement à ma toute première mono, la gouine obèse. Elle avait
peut-être abandonné l’idée d’être « une autre femme » et gravi les échelons de
la carrière d’instructeur, qui conduit naturellement à devenir examinateur (peut-
être même de deuxième classe ?). Je reconnus la petite moustache brune, l’œil
chassieux et les cascades de bourrelets par-dessus la ceinture de sécurité. Une
certaine hostilité perça lorsque je tirai le siège au maximum pour caler mes
longues jambes sur les pédales, tandis que ses pieds touchaient à peine le
plancher. Je tournai la clé de contact en me disant que, après toutes ces années
de fuite d’une auto-école à l’autre, le Monstre m’avait retrouvé. On n’échappe
pas à son destin.

Le premier quart d’heure se déroula pourtant convenablement. Je sentis sa


moustache frémir lors de mon créneau millimétrique et de mon démarrage en
côte exemplaire. Je prenais confiance. Et voilà que, soudain, sa conversation
avec le mono, jusque-là consacrée au calcul de ses jours de congés (sans doute
pour mieux l’étourdir de ses privilèges de deuxième classe), prit une tournure
inattendue.

— Tiens, j’ai appris que Kevin vous avait quitté ! s’exclama-t-elle tandis que
j’entrais sur une autoroute avec tout le sérieux et la considération dus à une voie
d’accélération.
— Oui, il a voulu se mettre à son compte. Tous les mêmes, ces jeunes, tu
vois… Ils veulent le beurre et l’argent du beurre.
— De toute façon, son truc d’autoentrepreneur, ça ne marchera jamais, ricana-
t-elle, visiblement sans déceler toute l’ironie qu’il y avait, pour un moniteur, à
devenir « auto »-entrepreneur.

Alors que j’étais parvenu à m’installer sur la voie de droite, roulant


confortablement en cinquième, je rompis le vœu de silence que j’avais formé
pour le temps de l’examen. Je me sentais concerné. Kevin, je m’en souvenais,
c’était mon Rastignac, persuadé de pouvoir faire une fortune contre
l’establishment des auto-écoles. « Si tu regardes la démographie en France, me
disait-il, tu peux être tranquille, on ne manquera jamais de clients. » Comme il se
plaignait des obstacles administratifs pour se mettre à son compte, je lui avais
vanté les mérites de « l’autoentrepreneur », sans doute la meilleure mesure de
tout le quinquennat Sarkozy, qui permettait à n’importe quel citoyen de lancer sa
propre activité, sans paperasse et en s’acquittant d’un impôt raisonnable (20 %
sur tout revenu). Des centaines de milliers de salariés, chômeurs et étudiants
adhérèrent au nouveau statut dans les mois qui suivirent sa mise en place. Le
génie de cette mesure, c’était sa simplicité. Le « conseiller technique » chargé de
la mettre au point était à l’époque mon voisin de bureau ; je l’entendais batailler
jour et nuit contre les organisations professionnelles, la direction des impôts et
les députés pour préserver ce qu’il appelait dans son jargon la « lisibilité ». Il
était par ailleurs ceinture noire de taekwondo et décochait régulièrement
quelques coups de pied retournés contre notre cloison commune après avoir
éconduit un de ses prestigieux visiteurs. « Ce serait tellement plus facile de faire
compliqué ! me confia-t-il un soir avant d’entamer ses carottes râpées de
travailleur nocturne. C’est toute la fiscalité française qui devrait ressembler au
statut de l’autoentrepreneur : un taux fixe, clair, définitif, égal pour tous,
applicable à tout, plutôt que cet incompréhensible empilement de sous-catégories
et d’exceptions qui contredit notre belle Déclaration des droits de l’homme.
Article 13 : “La contribution commune doit être également répartie entre tous les
Citoyens, en raison de leur faculté”. Quel foutage de gueule ! Le Code des
impôts devrait faire une page. Evidemment, cela mettrait sur la paille les
fonctionnaires du Budget, les comptables et les avocats fiscalistes, les seuls qui
s’amusent dans l’histoire. »

Cette tirade, que je rêve toujours d’entendre prononcée un jour par un homme
politique, me revint à l’esprit alors qu’un break Volkswagen me dépassait en
klaxonnant, irrité que je respecte la vitesse jeune conducteur. Je ne pus donc
retenir un cri de satisfaction à l’idée que les kilos de carottes râpées servis à mon
excellent collègue au cours de l’année passée n’avaient pas été ingurgités en
vain. « Ah, Kevin s’est lancé finalement ! C’est formidable. » Et, comme le
Monstre me dévisageait dans le rétro, j’ajoutai en bafouillant, dans un sursaut
d’ego totalement déplacé : « Oui, c’est moi qui le lui avait conseillé… » J’aurais
pu prendre la première sortie et couper le contact : l’épreuve était terminée.
Comment avais-je pu oublier ou mésestimer la sainte haine que, en France, les
employés portent aux entrepreneurs ? Aux yeux d’une IPSCR deuxième classe,
Kevin était passé du côté des patrons, des escrocs, des enrichis crapuleux ; il
n’incarnait pas le goût du risque, mais l’oppression du peuple. J’imaginais Kevin
endetté, rejeté par ses pairs, désespéré par la recherche des premiers clients (un
terme totalement absent du vocabulaire des auto-écoles classiques, qui préfèrent
parler d’« élèves ») ; Kevin en butte aux conservatismes de son temps, menant
seul contre tous la guerre des prix ; Kevin plaçant des petites annonces dans les
journaux étudiants et achetant des mots clés Google. Quelle détermination
devait-il lui falloir pour affronter à la fois la mafia impitoyable des auto-écoles,
les rigidités administratives de la préfecture, la couardise des assureurs, la
méfiance instinctive des candidats ! Kevin osait s’attaquer aux intermédiaires.
Mort à ces gras patrons d’auto-école qui roulent en Porsche en cultivant leur
monopole, à ces demi-rentiers de mèche avec l’Etat Protecteur, à ces
corporations ennemies de l’initiative individuelle. Kevin, enfant de la classe
travailleuse, rêvant de réussite plutôt que de points-retraite ; Kevin, sarkozyste
de la première heure, héros de la France combative, libérale ; Kevin, au prénom
si opportunément anglo-saxon ; Kevin, par solidarité avec toi, je ne regrette pas
d’avoir reçu dans ma boîte aux lettres, pour la troisième fois, le petit carton bleu
porteur de mauvaise nouvelle. Même si cela me laissait bien embarrassé car, une
semaine plus tard, je partais travailler en Angleterre.
Pause N° 1

Un peu d’histoire

Le code de la route, dans sa sagesse, recommande d’effectuer une pause de


quinze minutes toutes les deux heures. C’est un conseil qu’il me semble
judicieux d’appliquer à la lecture. Voici donc, en guise de récréation, la réponse
à une légitime interrogation filiale : quel permis ont passé nos parents, nos
grands-parents, nos arrière-grands-parents ?

On entend souvent dire aux femmes enceintes, pour les rassurer ou les
dénigrer, qu’elles ne sont pas les premières, et que depuis l’aube de l’humanité
la même épreuve s’est répétée des centaines de milliards de fois… En regardant
avec ressentiment le flot des voitures sur le périphérique un vendredi soir, je
devais constater que je n’étais pas le premier non plus, et que des dizaines de
millions de permis de conduire avaient été délivrés en France. Mais s’il est
difficile de blâmer la nature pour les souffrances de l’accouchement, celles du
permis ont en revanche des responsables bien identifiés. Je me mis en quête des
noms. On peut raisonnablement estimer que l’ordonnance du 14 août 1893, qui
réglemente la circulation des véhicules à moteur dans Paris et crée, dans son
article 18, un « certificat de capacité délivré par Monsieur le préfet de police », a
posé les bases juridiques du permis de conduire. Or, qui était préfet de police de
la Seine à cette date ? Louis Lépine, tout juste nommé, et apparemment soucieux
de marquer son entrée en fonction par une réglementation futuriste. Le même
Louis Lépine qui, mieux inspiré, lança quelques années plus tard le concours qui
porte encore aujourd’hui son nom. Il faut cependant attendre 1922 pour qu’un
décret instaure, sur le modèle prussien, un véritable « permis de conduire » sur
tout le territoire. Qui était alors Président du Conseil ? Nul autre que Raymond
Poincaré. Etrange décision, pour l’artisan de l’Union sacrée, que de s’inspirer de
la rigueur nordique…

C’est donc la faute de ces grands hommes si, bien avant moi, les courageux
aventuriers des débuts de l’automobile ont dû « subir », comme on disait alors,
l’épreuve du permis de conduire. A commencer par l’élégante duchesse d’Uzès,
fleuron des salons parisiens, qui devint la première femme à obtenir son permis
de conduire. Un exploit que Proust passe sous silence lorsqu’il disserte, dans
Sodome et Gomorrhe, sur le nom d’Uzès, que Mlle Legrandin est si fière de
prononcer correctement, Uzai, en supprimant la consonne finale. On aurait
pourtant aimé que Proust nous décrive comment la duchesse passa son permis
sous le regard vigilant et respectueux d’un ingénieur des Mines ; pourquoi elle
décida d’imprimer la couronne ducale et la devise d’Uzès sur le coffre de sa
deux-cylindres ; et dans quelles conditions elle fut verbalisée l’année suivante,
zigzaguant à tombeau ouvert entre les piétons et les calèches de l’avenue du
bois de Boulogne. Mais Proust, qui nourrissait pour les chauffeurs la passion
qu’on lui connaît, et appréciait par-dessus tout chez les aristocrates le respect des
traditions, ne devait guère s’intéresser qu’aux duchesses sans permis.

Qui dit permis de conduire dit, bien sûr, code de la route. La vision
chimérique de la duchesse d’Uzès, pardon d’Uzai, révisant son code Rousseau
me poussa à feuilleter les premiers manuels, tout en m’étonnant de l’absence de
thèse de troisième cycle sur « les évolutions de la législation routière,
représentations génésiques des transformations socio-économiques ».

En France, le code de la route apparut sans soulever aucune controverse avec


le décret du 27 mai 1921. Il s’agissait, en toute simplicité, de « sauvegarder
l’universelle renommée du réseau routier de la France mis en péril par la nature
et l’intensité de la circulation moderne ». Comme souvent, l’universalité chère
aux politiciens français valait bien quelques contraintes supplémentaires. En
revanche, au Royaume-Uni, où l’on ne plaisante pas avec les libertés
individuelles, les débats furent houleux et agitèrent durant de longues années la
scène politique. Quand le code de la route fut finalement rendu obligatoire par le
Road Traffic Act de 1934, le colonel Moore-Brabazon, pionnier de l’aviation et
politicien tempétueux, s’insurgea à la Chambre des communes contre cette loi
« totalement réactionnaire ». Admettant que le nombre des tués sur les routes
avait atteint un niveau intolérable, il se livra à une savoureuse défense de l’auto-
régulation : « Les gens vont s’habituer à ces nouvelles conditions de circulation.
Les plus anciens membres de cette Chambre se rappelleront tous les poulets
massacrés dans les premiers temps de l’automobile. Nous revenions le radiateur
plein de plumes. Même chose avec les chiens : aujourd’hui, ils ont pris
l’habitude de s’éloigner des autos et on n’en tue plus un seul. C’est ce qu’on
appelle l’éducation, même chez les animaux inférieurs. Preuve que ces
problèmes vont se résoudre d’eux-mêmes. » Hélas, en dépit de cette audacieuse
interprétation du darwinisme, le colonel fut mis en minorité au sein du parti
conservateur.

Comme toute loi, le code de la route ouvrit un nouveau marché. De nombreux


manuels d’apprentissage fleurirent en France dès les années 30, destinés à un
public captif d’un million d’automobilistes.

Flammarion s’imposa d’emblée, avec un auteur vedette : Louis Baudry de


Saunier. Le gaillard n’en était pas à son coup d’essai. Il avait débuté sa carrière
de bonimenteur polygraphe en imposant, dans son Histoire générale de la
vélocipédie, le mythe que le vélo avait été inventé par un Français, le comte de
Sivrac ; grossier mais efficace mensonge qui camoufla longtemps les origines
germaniques de notre bicyclette. Encouragé par le succès de cette première
escroquerie, Baudry publia, entre autres chefs-d’œuvre, Le camping pratique
pour tous ; Mes recettes de cuisine électrique ; La conception dirigée : l’enfant à
volonté ? ; Principes et usages de bonne éducation moderne ; Mon peintre-
décorateur, c’est moi ! ; Initiation à la TSF ; et même une Education sexuelle.
Autant dire que tout ménage moderne de l’entre-deux-guerres se devait d’en
avoir les œuvres complètes dans sa bibliothèque. Mais avec le code de la route,
Louis Baudry de Saunier, déjà sexagénaire, comprit qu’il pouvait enfin
accomplir le rêve de toute une vie : le monopole. Devenir la Référence,
l’Incontournable, infiniment réédité et actualisé. Autant dire, pour un auteur qui
vit de ses textes, une rente perpétuelle. La possibilité de décrocher. Baudry se
mit donc au travail avec acharnement. Il ne laissa aucune chance à ses rivaux,
écrivant à la chaîne versions commentées du code, conseils pratiques pour
l’examen, guides d’initiation, manuels de savoir-vivre au volant, histoires de
l’automobile, monographies sur les accumulateurs ou l’allumage dans les
moteurs à explosion, philosophie de la conduite, droit et jurisprudence des
accidents de la route, éloge de la Citroën… Pas une fraction de l’univers
automobile n’échappa à la plume disserte de Louis Baudry de Saunier. Devant
une telle production, Flammarion lui adjugea même une collection éponyme,
rare honneur dans le monde des lettres.

Baudry mourut à la tâche, mais son œuvre lui survécut. Relire aujourd’hui des
ouvrages comme L’Art de bien conduire (Flammarion, 1933) est un délice. On y
trouve bien sûr mille archaïsmes qui valent tous les livres d’histoire sur le Front
populaire, et nous rappellent combien la voiture est un objet récent dans
l’histoire des techniques. Par exemple, le candidat se présente aux épreuves avec
son propre véhicule. Qu’il soit illettré n’a guère d’importance. Pour tourner, « il
doit annoncer par geste du bras, environ quinze mètres avant d’amorcer toute
manœuvre, les changements de direction qu’il se propose d’effectuer », tout en
klaxonnant par petits coups brefs. Ceux qui aujourd’hui paniquent pour un
démarrage en côte feraient bien de lire les consignes données en 1933 : placer
une pierre sous le pneu arrière, l’attacher à une corde, démarrer, puis
ramener la pierre à soi en commençant à rouler, avant de la rejeter dans le
fossé d’un mouvement du bras circulaire. On comprend mieux, au vu de ces
manœuvres, pourquoi Baudry recommande le port des gants…

Le code des années 30 fournit des instructions précises pour croiser un


régiment, un troupeau de moutons ou un enfant qui court après son cerceau. Car
les routes de cette époque, peu fréquentées, accueillent toute une population non
automobile, comme « des paysans inconscients qui font brusquement passer des
animaux d’un pré dans un autre » ou « un passant qui zigzague sur la route en
lisant un journal ». Baudry se fait donc fort de rappeler, avec le sens moral que
ses lecteurs lui reconnaissent, que si la route n’est « ni un chenil ni un
poulailler », la présence hasardeuse d’animaux domestiques ne constitue pas une
raison suffisante pour « commettre volontairement de petits meurtres sous le
prétexte qu’on n’aura pas à les expier »… Quant aux animaux présents
légalement sur la route, encore condamnés à tirer carrioles et charrettes, leur
formation est strictement encadrée par la loi, et vaut en complexité la
réglementation des caravanes, cauchemar familier des candidats d’aujourd’hui :
« il ne peut être attelé aux véhicules servant au transport des marchandises plus
de 5 chevaux ou bêtes de trait, s’il s’agit de véhicules à deux roues ; plus de
6 bœufs ou de 8 chevaux ou autres bêtes de trait, s’il s’agit de véhicules à
4 roues, sans qu’il puisse y avoir plus de 5 animaux en enfilade »…

Au-delà de ces détails pittoresques, on trouve chez Baudry un réalisme dont


feraient bien de s’inspirer les livres de code contemporains, complaisants et
mielleux, qui décrivent un monde de conducteurs angéliques, d’excellents
citoyens respectueux des panneaux et de l’environnement. « Le bon conducteur
est un méfiant qui sourit, écrit au contraire Baudry dans un élan pascalien. Il sait
des hommes l’inconscience, la bêtise, l’étourderie. Si devant lui un bras sort
d’une voiture et signifie qu’elle va tourner à droite, il sourit, se méfie, car il sait
qu’il y a cinq chances sur dix pour qu’aussitôt elle tourne brusquement à
gauche. » Quiconque s’est trouvé aux abords d’un rond-point, tâchant d’anticiper
les trajectoires des autres véhicules d’après leurs clignotants, reconnaîtra
l’éternelle vérité de cette formule. De même, alors que le code des années 2000
se contente d’appliquer à la lettre des priorités schématiques, Baudry met en
garde contre les « abus du droit de priorité » : chacun n’a-t-il pas en tête ces
minuscules chemins goudronnés qui, dédaignés par les services municipaux en
charge de la signalisation, se retrouvent par défaut prioritaires, et qu’une poignée
d’autochtones légalistes empruntent à pleine vitesse ? Enfin, quel père de famille
flashé à 52 km/h en agglomération ne conviendrait pas avec Baudry que seule la
« vitesse relative » compte, car « une automobile peut être absolument
inoffensive à la vitesse de 120 km/h, et constituer un danger public à celle
de 20 » ? Baudry s’oppose ainsi farouchement aux limitations de vitesse
générales, « ainsi que depuis quarante ans le propose de loin en loin quelque
primaire sur la question, qui n’a pas réfléchi » (elles seront finalement imposées
par le primaire Pierre Messmer, Premier ministre, en 1973). Saluons en Baudry
le digne héritier de Kant, privilégiant la subjectivité universalisable du jugement
sur l’objectivité trompeuse de la règle.

De nos jours, les connaissances techniques exigées du candidat se réduisent à


peu de chose. Tout au plus doit-il savoir désigner le carter d’huile sous le capot
(bouchon noir) et apprendre par cœur la profondeur minimum des rainures de
pneus (1,6 mm). Il en allait bien autrement du temps de Baudry. Il fallait pouvoir
décrire toutes les pièces du moteur, des soupapes au vilebrequin, et connaître sur
le bout des doigts le fonctionnement du carburateur. Le bon conducteur devait
être familier de sa machine, et ne pas confondre, « comme beaucoup de gens du
monde ou de charmantes petites femmes, écrit Baudry avec un doux machisme,
quatre temps et quatre cylindres, carburateur et pot d’échappement ». Quel est le
rôle de la magnéto ou de l’allumeur pour batterie ? Quels sont les inconvénients
d’un graissage trop abondant ? Qu’est-ce que le pont d’une voiture ? pouvait à
tout moment demander l’examinateur. Baudry n’hésite pas à se lancer dans de
longues explications dont un garagiste n’aurait pas à rougir. Fort de ce savoir
mécanique, le candidat devait être à même de faire face à des situations
d’urgence, totalement passées sous silence par les manuels contemporains, qui se
refusent à imaginer qu’une voiture neuve, produit de la meilleure ingénierie et
soumise à un contrôle technique biannuel, puisse tomber brusquement en panne.
Baudry livre de précieux conseils pour échapper au pire si un pneu éclate, si les
freins cassent dans une descente, si la voiture dérape, ou si le feu prend au
carburateur…
Baudry passera à la postérité comme un moraliste. Exigeant du conducteur
« dignité, finesse et psychologie », il fait un éloge insistant de « l’esprit de
conscience, qui lui donne l’horreur instinctive de l’à-peu-près, lui fait aimer
l’effort et la responsabilité ». Dans la pure tradition du XVIII siècle, il s’emploie
e

davantage à fustiger les défauts qu’à louer les qualités. « L’indécision, l’anxiété
sont à l’esprit et à l’âme ce que la question est au corps », écrivait Chamfort.
« Mieux vaut encore l’imprudent que l’indécis, renchérit Baudry. On pourrait
emprisonner momentanément le premier ; mais il faudrait jeter à bas de son
siège définitivement le second. » Car l’indécis est pris de « crises de volonté ».
Après avoir hésité cinq fois à effectuer un dépassement facile, il se lancera
soudain dans une manœuvre impossible « et il terminera le coup soit en rasant
comme une tombe ouverte le fossé de droite, soit en se rabattant brusquement
vers le talus de gauche ». Tout au long de ses ouvrages, Baudry passe en revue
divers types psychologiques, classés du « petit mufle » au « grand mufle » : le
perturbateur, l’automate, le sournois, l’hypocrite, le matcheur, le punisseur, et
même le « frôleur », bête noire des rétroviseurs et des pistes de danse.
L’automobile fait le bonheur du moraliste, car elle « surexcite l’égoïsme » et
révèle les caractères sous le vernis de l’éducation. Pour connaître les dessous de
l’âme, prenez la route. Rien de tel qu’un feu orange pour démasquer les faux
timides. Le style (de conduite), c’est l’homme.

Les successeurs de Baudry font pâle figure à côté du Maître. Après guerre, un
certain François Toché, lui aussi prolixe auteur de manuels de savoir-vivre,
réédita Baudry de Saunier en se limitant à des ajustements minimes. Seul hic, le
chaos des années de guerre avait apporté la preuve irréfutable de l’inutilité des
codes, examens, permis et autres inventions bureaucratiques. « On a vu chez
nous, comme chez nos alliés, reconnaît Toché, des conducteurs de toutes les
classes de la société, de toutes les origines et même de toutes les couleurs, piloter
les véhicules les plus divers depuis les Jeep jusqu’aux plus gros poids lourds. Ils
ne s’en tiraient pas si mal. » Il fallait donc à tout prix justifier, contre l’évidence,
contre l’expérience, le retour des contraintes. C’était d’autant plus urgent que
l’arrivée de la deux-chevaux allait fournir un marché tout frais aux
professionnels du permis de conduire. Comment convaincre les Français de
renoncer à leurs toutes nouvelles libertés, maigres récompenses des souffrances
de la guerre ? Comment leur redonner confiance en cet Etat qui les avait trahis ?
Toché en appelle maladroitement au patriotisme de ses concitoyens : « C’est tout
simplement le décret du 20 août 1939, dit Code de la Route, que l’Allemand,
pendant la lourde période de l’Occupation, avait dénaturé, déformé, trituré,
tandis qu’il plantait ses flèches et poteaux de signalisation dans nos rues et sur
nos routes. Mais la libération est venue pour lui aussi ! » Difficile d’être dupe de
ce grossier glissement sémantique qui fait passer la régulation du côté de la
« libération ». Alors ? Après avoir constaté que n’importe quel adolescent peut
apprendre à conduire un camion de transport de troupes en une demi-journée,
pourquoi accepter de nouveau ces humiliantes procédures, ces papiers gris et
roses tamponnés par la préfecture ? Faut-il donner raison à La Boétie, qui
s’étonnait du peu d’appétit des hommes pour la liberté ? Car « c’est le peuple qui
s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre,
quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le
pourchasse »…

On connaît la suite, le permis à points et les stages de récupération, le joug


toujours plus astreignant des radars et des contrôles, qui font de la route,
autrefois espace de liberté, une promenade sous haute surveillance. Le pire reste
à venir, puisque la Commission européenne, dans son appétit normatif, prévoit
de limiter la validité des permis de conduire à dix ans, à charge pour les Etats
d’organiser les examens nécessaires pour le renouvellement. La vie du
conducteur, similaire en cela à celle du citoyen, ne sera plus qu’une longue série
de formulaires, de tests et de stages. Le prix de la sécurité ? Tout autant que le
signe de la servitude. De la servitude volontaire.
Leçon N° 9

Se fier aux sagesses orientales

Mohammed est un sage. Il combine la calme philosophie de ses ancêtres avec


ce que les Anglais appellent la « street smartness », l’intelligence des rues.
Certains de ses conseils gouvernent aujourd’hui ma vie quotidienne comme
autant de hadiths : « ne te promène jamais avec de l’argent à la main » (le jour
où je suis arrivé vers lui avec une liasse de billets de vingt pounds) ; « si tu as
l’estime de ton boss, évite d’en faire un ami » ; « devant un policier, baisse la
tête, excuse-toi, et maudis-le en silence » ; « rien ne vaut son prix : marchande
toujours » (même chez Harrods, Mohammed finissait par obtenir des rabais) ;
« les enfants vont par deux » (père de deux adolescents, Mohammed s’apprête à
entamer une nouvelle série) ; « tout s’achète, il faut seulement trouver avec
quelle monnaie »…

Quand Mohammed avait quatre ans, ses parents ont quitté leur Bengladesh
natal pour tenter leur chance en Angleterre. Depuis, Mohammed continue de
cultiver fièrement son accent indien, mâtiné de cockney. Il refuse d’introduire le
moindre intermédiaire d’origine occidentale entre son corps et la nourriture (j’ai
pu redécouvrir les joies enfantines de manger avec les mains lors d’un dîner chez
lui), et considère son passeport britannique comme une amulette assez commode
mais sans intérêt véritable. Parfaite synthèse entre le multiculturalisme anglo-
saxon et la connaissance orientale des cycles, il n’envisage pas « l’intégration »
avant au moins quelques générations. Le modèle républicain français, qui entend
arracher l’émigré à sa culture pour le plonger dans le grand bain national,
l’horrifie par sa brutalité. « Le meilleur moyen de fabriquer des frustrés »,
conclut Mohammed d’un air navré. Marié à une compatriote, réveillé à deux
heures du matin pour s’agenouiller vers la Mecque, et construisant pierre à pierre
son mini-palais au Bengladesh, Mohammed n’en a pas moins fait son chemin
dans la société britannique, d’abord en travaillant au back office de grandes
banques d’investissement puis, dégoûté de cette existence moutonnière, en
lançant sa propre affaire : Skills Driving School, la bien nommée « auto-école
des talents ».
Mohammed ne se fait pas d’illusions : il sait que l’Angleterre ne l’admettra
jamais tout à fait en son sein. Qu’à cela ne tienne, il a l’éternité devant lui. Ayant
passé vingt ans à observer le système de classes qui, derrière les slogans
politiquement corrects de la mondialisation triomphante, verrouille encore
l’Angleterre, il a compris que la sélection s’opère très tôt. Inutile de viser
Cambridge : il faut viser les écoles qui mènent à Cambridge, de la nursery aux
public schools (qui – encore un trait d’humour fait pour dérouter les
continentaux – sont entièrement privées). Voilà pourquoi Indra Islam, douze ans,
fils de Mohammed Islam, prépare aujourd’hui le très sélectif concours pour les
huit bourses annuelles de la Westminster School, une des écoles les plus huppées
du royaume, d’où est issu, entre autres ministres et stars des médias, l’actuel
vice-Premier ministre Nick Clegg. Vue sur Big Ben, chorale, cricket, costume
noir, aviron sur la Tamise, classes de garçons, bibliothèques en mahogany et
messes à la chapelle de Westminster Abbaye : dans le trois-pièces familial à
loyer social, Indra révise fiévreusement ses maths et sa poésie élizabethaine,
avec l’aide d’une armée de profs privés, dans l’espoir de rejoindre la
Westminster School et ses cinq siècles d’histoire. Mohammed ne s’inquiète pas
trop du résultat : si Indra rate son tour, ce sera pour la prochaine génération.
L’essentiel est qu’un jour, si tous travaillent aussi dur que Mohammed et si
Londres n’est pas anéantie par une bombe atomique pakistanaise, un Islam siège
à la Chambre des communes. Dans vingt ans ou vingt siècles, qu’importe.

Mes conversations avec Mohammed ont duré une centaine d’heures. Je ne


pouvais pas trouver meilleur guide pour débuter mon existence londonienne. Des
tête-à-tête entrecoupés d’indications sur le trajet ou de commentaires sur
ma conduite. Sauf que Mohammed, contrairement à ses homologues d’outre-
Manche, se souciait peu de technique. Au diable le double débrayage !
L’essentiel est l’état d’esprit. Lors de notre première leçon, Mohammed fut
effrayé par mes accélérations et mes déboîtements de dernière seconde. « Je vais
tâcher de sortir cette agressivité hors de toi » : telle était la conclusion de mon
bilan de compétences. Mohammed ne me blâmait pas personnellement pour un
trait de caractère que, après avoir enseigné à bon nombre de ces Français venus
peupler Londres ces quinze dernières années, il attribuait à ma nation dans son
ensemble. Mais il était déterminé à exorciser le mal. « Relax, just relax », me
répéta-t-il une infinité de fois, avec une équanimité que seule la pratique
régulière de la prière peut expliquer.
Mes cours de conduite virèrent rapidement à la séance de psychanalyse.
A mesure qu’il parvenait à m’imposer une certaine sérénité ou, diraient les
moniteurs français, à fluidifier ma conduite, Mohammed découvrait en moi un
« sens des valeurs » que ma pose de post-moderne cynique, lecteur de Sloterdijk
et Houellebecq, m’avait toujours caché. Première trentaine d’heures : je ricanai.
Deuxième trentaine : je protestai. Troisième : je me résignai. N’étais-je pas
finalement, sous des airs blasés, un mari fidèle, un voisin serviable, un
professionnel consciencieux, un citoyen obéissant, bref une personne morale
dotée de ce sens du devoir que ma raison philosophante avait enterré depuis
longtemps comme une ringardise kantienne ? Horreur ! Non seulement
Mohammed avait percé à jour le petit-bourgeois qui couvait en moi, mais il
l’avait doté d’une sorte de justification naturelle, universelle, transcendante aux
races, aux religions et même à l’absence de religion. Son aplomb de gourou,
renforcé par sa qualité d’instructeur, maître de mon destin automobile, me
déconcertait. Enfin, pour achever de briser la figure romancée de moi-même que
je m’étais construite, il ne cessait de louer mon attachement à la France, moi qui
ne jurais que par le Global Village. Avec les meilleures intentions possibles,
Mohammed m’avait donc fait passer de dandy cosmopolite à bon Français. Bas
les masques.
Leçon N° 10

Rien ne vaut le libre-échange

Je me suis inscrit pour le permis de conduire sitôt posé le pied à Londres,


avant même d’ouvrir un compte en banque. Ecœuré par mes multiples échecs en
France, j’imaginais prendre un nouveau départ. Compteurs à zéro. Et, de fait, les
premiers temps furent idylliques. Venant de France, la simplicité des procédures
est stupéfiante. Ce n’est pas pour rien que l’Angleterre est le pays de l’habeas
corpus et des droits civiques. On s’inscrit en dix minutes à la poste. On passe
son code tout seul, sans être astreint à d’humiliantes séances de visionnage. Une
semaine à apprendre quelques chiffres et règles de stationnement, une demi-
heure devant un ordinateur dans un open-space dernier cri au sud de la Tamise,
et voilà. Les cours de conduite sont encore plus libérateurs : il n’existe pas
d’auto-écoles, uniquement des moniteurs privés qui viennent vous attendre en
bas de chez vous et vous traitent comme un être humain. On choisit sa date
d’examen sur internet : first come, first served, premier venu, premier servi. On
peut même louer une voiture à double pédale et, à condition de payer l’assurance
idoine, passer son permis par ses propres moyens. Mieux encore, le candidat
reçoit par e-mail une « enquête de satisfaction » où il peut noter l’examinateur
selon sa patience, sa politesse, sa précision dans les indications de direction, et
même la « pertinence de sa conversation » ! De Paris à Londres, on passe de
conscrit à client. On retrouve sa liberté de choix et, finalement, sa dignité.

Le permis de conduire illustre à la perfection les différences entre l’économie


administrée à la française et la conception anglo-saxonne du libre-échange, à
l’avantage irréfutable de cette dernière. Au pays de Colbert, on centralise les
dossiers au prix de délais considérables et on multiplie les barrières
réglementaires au nom de la bonne gestion des affaires publiques. La machine
administrative devient incontrôlable, automatiquement génératrice d’absurdités,
de retards et d’injustices. Tocqueville avait déjà remarqué, dans L’Ancien
Régime et la Révolution, cette propension séculaire de l’Etat centralisateur à
« tenir les Français en tutelle ». Détruisez ces monceaux de régulations
verbeuses, et vous verrez les électrons enfin libérés s’assembler spontanément
les uns avec les autres, élèves avec moniteurs, candidats avec examinateurs. En
Angleterre, où les instructeurs sont en compétition directe les uns avec les autres,
les prix varient naturellement en fonction de la réputation de chacun et de l’état
de la demande, comme pour toute profession libérale. En règle générale, on paie
son permis deux fois moins cher qu’en France, puisque les intermédiaires ont
disparu. De surcroît, on est traité avec amabilité, de peur que l’on file chez le
concurrent. Miracle du capitalisme bien compris.

« Si c’était si simple, ça serait fait depuis longtemps », me répondra-t-on sans


doute. Chiche. Lorsque je peinais dans l’auto-école de la rue de Frênes, le hasard
a voulu que le gouvernement décide d’une réforme du permis de conduire.
Saisissant cette occasion unique d’épancher mon amertume, je profitai des
bonnes relations d’usage entre membres de cabinet ministériel et appelai le
collègue du secrétariat d’Etat au Transport en charge de cette réforme. Je tenais,
lui dis-je, à lui rapporter une expérience de terrain, pour l’aider à mettre fin au
scandaleux monopole des auto-écoles. Après tout, le Président avait été élu pour
s’attaquer aux corporatismes.

« Oui, m’assura le diligent conseiller technique, nous sommes conscients des


difficultés que les jeunes rencontrent pour le permis de conduire. Nous allons
simplifier les procédures et raccourcir les délais.
— Excellent ! répondis-je avec enthousiasme, voyant que nous partagions le
même constat et les mêmes objectifs. C’est très simple : il n’y a qu’à libéraliser
le système. Et d’abord supprimer les auto-écoles. Que les monos deviennent des
entrepreneurs et que les patrons mettent la clé sous la porte ! Vous faites baisser
les prix et vous améliorez le service. »
Mon interlocuteur soupira à la perspective de devoir réfuter, une fois de plus,
cette idéologie naïve et socialement destructrice.
« Ce n’est pas si simple, m’expliqua-t-il d’un ton docte. On mettrait beaucoup
de gens sur la paille.

— Ceux qui ne font rien !


— Non, les directeurs d’auto-école assument beaucoup de responsabilités et
sont de précieux relais pour la préfecture…
— Mettez tout sur internet !
— Et puis d’abord, il n’est pas obligatoire de passer par une auto-école.
Chacun est libre de se mettre à son compte en France, que je sache. »
Je restai stupéfait. Je n’avais encore jamais entendu parler de moniteurs
« privés ».
— En fait, finit par confesser le conseiller, n’importe quel moniteur
assermenté peut donner des cours de conduite, mais pour faire passer le code, la
loi exige que l’on mette à disposition des élèves un local de 35 mètres carrés…
Je sentais son agacement croître. Il lui en coûtait d’avouer cette élégante
supercherie administrative, comme un magicien qu’on force à dévoiler ses tours.
Ainsi, pas de local donc pas de code, pas de code donc pas de clients pour la
conduite… Et bien sûr, le local doit être de nature « commercial », séparé de
l’habitation privée. En pratique, le moniteur motivé n’a d’autre alternative que
de fonder à son tour une véritable entreprise – une auto-école en bonne et due
forme, immatriculée au registre du commerce, avec secrétariat, horaires
d’ouverture et toutes les charges afférentes, naturellement reflétées dans le
prix du forfait.
« Mais enfin, c’est effectivement très simple ! m’écriai-je alors, frappé par
l’évidence. Il suffit d’abolir l’obligation d’avoir un local.

— Et comment réviserez-vous votre code ? me demanda sournoisement le


maïeuticien.
— Comme tout le monde, chez moi ! De toute façon ils se contentent de nous
passer des vidéos débiles…
— Ah, oui mais justement, nous allons obliger – vous entendez bien : o-bli-
ger – les auto-écoles à améliorer leurs séances de visionnage, à introduire
davantage d’interactivité, à favoriser le dialogue, la participation…
— Favoriser le dialogue, vous rigolez ? C’est du vent ! Ça me rappelle mes
discours quand je manque d’inspiration. »

Telle est donc la réponse que l’administration apporte à un système bloqué :


des obligations supplémentaires. Au lieu de déverrouiller, de nouveaux verrous.
La nécessaire réforme du permis de conduire, voulue par le Président et
pompeusement pilotée par le Conseil interministériel de la Sécurité routière sous
l’autorité du Premier ministre, se réduira aux coûteuses mesurettes habituelles :
recrutement de trente-cinq inspecteurs supplémentaires (à peine plus d’un par
région !) ; introduction de nouvelles questions au code « liées aux
comportements et à la citoyenneté » (on imagine les questions : « dois-je ralentir
à l’approche de cette poussette ? ») ; suppression du délai d’un mois pour se
présenter au code après enregistrement de son dossier de demande en préfecture
(quelle audace !) ; évaluation de la conduite prenant en compte l’environnement
(thème à la mode bien sûr, désormais plaqué sur la moindre politique publique,
et qui dans le cas présent se résume à éviter les accélérations brusques, comme si
l’automobiliste était plus polluant que l’automobile…). Le plus drôle : la
« signature d’une convention entre l’Etat et la Caisse des dépôts et
consignations, gestionnaire du Fonds de cohésion sociale, pour le cautionnement
des prêts de jeunes, qui ne peuvent présenter de caution de leur famille ou d’un
tiers exigée par les établissements financiers ». Cas d’école : au lieu de faire
baisser les prix en laissant jouer le marché, l’Etat met en place des dispositifs
sociaux complexes, paperassiers dans la forme et dérisoires sur le fond, comme
si le besoin même de recourir à un « emprunt » pour financer un permis de
conduire n’était pas en soi scandaleux ! Cette réforme lilliputienne, produit de
compromis piteux avec les lobbies en place (dans le langage officiel : « menée
en concertation avec toutes les parties prenantes »), permettra au secrétaire
d’Etat aux Transports de vanter, devant l’Assemblée nationale, « un permis de
conduire moins long, moins cher et plus sûr ». Il faudrait faire étudier cette
réforme à l’ENA comme modèle de nullité bureaucratique.

J’insistai sur la question cruciale du local, d’autant plus absurde que la


conduite est par définition une activité nomade. C’est alors que mon
interlocuteur, qui ne me cachait pas que d’autres missions stratégiques
l’attendaient de manière pressante, recourut à l’argument suprême, définitif :
l’égalité. De même que, selon la loi de Godwin, la référence à la Seconde Guerre
mondiale sur les forums internet a pour vertu de clore immédiatement les
échanges, l’invocation du deuxième principe républicain par un fonctionnaire
français marque la fin de toute discussion possible.

« Vous dites cela parce que, sans doute, vous êtes passé par les meilleures
écoles, mais tout le monde n’a pas eu cette chance.
— Je ne vois pas le rapport.
— Vous êtes sans doute capable d’apprendre tout seul le code…
— Même pas, je l’ai raté une fois. De toute façon, il suffit de savoir lire, et
encore, les DVD posent les questions oralement.

— C’est vraiment une réaction élitiste.


— Mais enfin, de deux choses l’une : ou bien le code requiert véritablement
des cours, et à ce moment-là il faut le changer d’urgence ; ou bien vous pouvez
laisser les gens libres de le réviser tout seuls.

— Et ceux qui ont besoin d’accompagnement ?


— Qu’ils s’en procurent ! On ne va pas tous se taper des séances de torture en
sous-sol pour une poignée de débiles !

— Vous voyez, vous introduisez une discrimination.


— Et vous, vous préservez un monopole. »

Avant de raccrocher, le conseiller technique du cabinet Transport me souhaita


bonne chance pour mon permis. Je ne pousserai pas la paranoïa jusqu’à le
soupçonner d’avoir donné des instructions pour faire échouer un dangereux
anarchiste libéral. Mais j’en conservai un scepticisme accru pour les discours
réformateurs que j’étais par ailleurs chargé d’écrire. Sur des sujets plus
complexes, dont les enjeux m’échappaient en grande partie, devais-je en déduire,
derrière la rhétorique conquérante du gouvernement, le même degré
d’immobilisme administratif, la même frilosité devant les corps établis, la même
influence souterraine d’un gauchisme suranné et, plus profondément, la même
hantise de la liberté individuelle ? Toujours est-il que la démocratie britannique
me semble, de ce point de vue, plus apte à opérer des transformations radicales.
La célérité avec laquelle David Cameron a exécuté les coupes budgétaires vitales
pour la survie des Etats-nations européens a laissé pantois les fonctionnaires du
ministère des Finances français, poussivement attelés depuis 2007 à une « revue
générale des politiques publiques » bien incapable de mettre un terme à la dérive
de la dette souveraine. La République serait bien inspirée d’aller prendre des
leçons chez Elizabeth II. Edmund Burke, un des plus grands libéraux anglais,
n’affirmait-il pas déjà, il y a plus de deux siècles, que l’obsession de la
Révolution empêchait d’effectuer de véritables réformes ?
Leçon N° 11

L’Occident est cassé

J’eus largement l’occasion de développer ces considérations avec


Mohammed, qui revendiquait haut et fort ses convictions politiques et faisait
partie de cette race d’électeurs, hantise de tous les politiciens, qui écrivent de
longs e-mails indignés à leurs députés en attendant une réponse personnalisée
sous vingt-quatre heures. Le cœur de Mohammed était fermement Labour,
travailliste, un parti qui correspondrait peut-être en France au Nouveau Centre,
les valeurs du PS étant plutôt comparables, sur l’échiquier politique britannique,
à celles d’un groupuscule d’idéologues fanatiques. Nous avions tout le temps de
confronter nos opinions, tant la conduite en Angleterre est aisée une fois que l’on
a pris l’habitude de rouler à gauche : les priorités sont toujours indiquées, et les
directions affichées des kilomètres à l’avance. Plus étonnant encore, les
conducteurs respectent les règles, ce qui explique sans doute que le nombre de
tués sur les routes britanniques soit inférieur d’un tiers au nôtre, pour une
population équivalente. Trois siècles d’afternoon tea valent toutes les campagnes
de sensibilisation. Le seul véritable danger reste les ronds-points : gigantesques,
dédoublés en ronds-points dans le rond-point, truffés de feux rouges et de
flèches en tous sens, ils imposent au conducteur de choisir d’emblée sa voie
parmi des dizaines d’autres possibles et de s’y tenir quoi qu’il en coûte. Pas
question de tolérer le chaos somme toute assez confortable des ronds-points
français, qui tournent au ralenti. Le conducteur britannique sûr de son bon droit
file à pleine vitesse, sans égards pour l’étranger paniqué devant ce labyrinthe de
lignes blanches. Il faut avoir circulé sur ces ronds-points pour comprendre
pleinement le mot d’ordre de l’Angleterre en guerre : « keep calm and carry
on ».

Mohammed aurait pu être le Saatchi du XXI siècle. Au début de nos leçons, il


e

ne cessait de me répéter : « this country is broken, man ». Quelques mois plus


tard, David Cameron débutait sa campagne sur le thème de la « broken society »,
la société cassée. Mohammed enrageait d’avoir ainsi partie liée avec le parti
conservateur. Son intuition valait néanmoins les centaines d’heures de travail des
cabinets de communication. De fait, le cockpit d’une voiture d’auto-école est le
meilleur poste d’observation pour mesurer la décrépitude matérielle et morale du
Royaume-Uni. On voit les nids-de-poule, les routes fermées, les ponts fissurés,
témoins de l’état dramatique des infrastructures du pays. On traverse des
centaines de kilomètres de banlieues sans âme, monochromes de brique rouge à
peine interrompus par des centres commerciaux déprimés, qui ne se donnent
même plus la peine d’afficher des slogans aguicheurs ou de vanter des
promotions exceptionnelles. On endure des heures de bouchons quotidiens
dans un Londres qui, malgré son péage urbain, figure à la quatrième place du
classement Tom Tom des villes les plus embouteillées d’Europe.

Tout en contemplant la route, Mohammed sondait les reins et les cœurs de ses
élèves du centre de Londres, quelques jeunes Anglais bien sûr, mais aussi
beaucoup d’étrangers d’âge mûr venus y travailler, attirés par un marché du
travail flexible et une politique d’immigration laxiste. Peu de professions
donnent l’occasion de connaître aussi bien des gens d’horizons aussi divers. Un
coiffeur s’en tient à des conversations superficielles, un prof ou un médecin
se cantonnent plus ou moins à leur domaine, un chauffeur de taxi dispose d’un
temps limité, un psy reçoit toujours la même population de bobos névrosés. Mais
un moniteur d’auto-école accueille l’humanité entière, des centaines d’élèves de
toutes les races et de tous les milieux, universellement disposés, durant les
longues heures d’ennui automobile, à raconter par le menu leur vie et leurs
rêves. Mohammed a ainsi confessé des fils d’émir descendus de leur Jaguar avec
chauffeur, des executive women atteintes par la crise de la quarantaine, des
laissés-pour-compte chômeurs de père en fils, de jeunes traders obsédés par leur
bonus, des publicitaires roumains et des mères de famille américaines, des
étudiants angoissés par le marché du travail, des héritiers insouciants comme
seule l’Angleterre sait encore en produire, des employés du métro
douloureusement conscients de la vétusté du réseau, des assistants
parlementaires stressés par les séances de question au Premier ministre, des
promoteurs immobiliers ravis et incrédules devant la flambée continue des prix
londoniens, des vendeurs préparant les produits de Noël dès le mois d’août, des
avocats fiscalistes prêts à faire déménager la moitié de Londres dans les îles de
Jersey et de Guernesey, des décorateurs prenant des marges de 300 % sur des
meubles achetés aux puces, des putains russes courant les galas de charité, des
serveurs français écœurés par les plats réchauffés…

Autant dire que Mohammed était bien placé pour juger le Londres
d’aujourd’hui. Il en connaissait les secrets, les arnaques, les misères. Et sa
conclusion était sans appel : dans sa folie cosmopolite, dans son aveuglement
consumériste, dans sa démesure capitaliste, Londres incarne, davantage que
Paris qui conserve son esprit « village », mieux que New York et sa foi
évangélique dans le rêve américain, le stade ultime de la décadence occidentale.
Qui sont les maîtres de Londres ? Quelques aristocrates en fin de race s’efforçant
sans trop y croire de prolonger le mode de vie de la high society, avec ses clubs
et ses parties de campagne. Des financiers venus du monde entier pour
accumuler une ou deux dizaines de bonus avant de repartir chez eux enterrer le
magot. Une poignée de milliardaires indiens ou russes qui flambent sans joie
leur fortune. Le reste se tue à survivre, sans valeurs claires, sans culture
commune, avec pour seul horizon quelques pauvres distractions dominicales.
Nulle surprise, poursuivait tristement Mohammed, que les extrémistes s’y
recrutent en masse. Peut-on vraiment leur reprocher de vouloir détruire
Babylone ?
Leçon N° 12

On a toujours le droit de rêver

Mais avant de vouer l’Occident au feu éternel, encore fallait-il que j’en
acquière tous les attributs symboliques, et au premier chef ce papier rose,
promesse de liberté. Après deux ou trois mois, Mohammed m’estima
médiocrement compétent et m’envoya donc sur internet réserver une date
d’examen. Je choisis, parmi une demi-douzaine de centres convenables, celui de
Borehamwood, peut-être inconsciemment attiré par la mention d’un bois
(« wood ») et la vague espérance de longues lignes droites sans croisements.
J’ignorais encore que Borehamwood, au fil de mes échecs, me deviendrait un
lieu familier, sans doute le village d’Angleterre que je connais le mieux. En fait
de forêt, je me trouvai pris entre les autoroutes A1 et M25, dans un enfer de
voies d’accélération et de ronds-points géants. Située dans le Hertfordshire, une
trentaine de kilomètres au nord de Londres, Borehamwood s’étire le long d’une
morne rue commerçante, encombrée de dos d’âne et de passages cloutés. Je
devins un habitué de la station essence et de l’hôtel Ibis, où Mohammed
m’offrait un café avant chaque nouvelle tentative, et un connaisseur des zones
résidentielles, qui accueillirent mes nombreux créneaux. Le parking du centre
d’examen, avec ses petits pavés jaunasses, n’avait plus de secrets pour moi.
Difficile d’imaginer un lieu plus tristement quelconque que Borehamwood,
peuplé pour l’essentiel de commuters travaillant à Londres, qui gaspillent
plusieurs heures par jour dans des embouteillages ou des trains en panne. Pas de
pub, à peine un ou deux restaurants asiatiques. Les soirées se passent devant la
télé et les week-ends autour du barbecue.

Borehamwood me réservait cependant des surprises. Lors de mon deuxième


ou troisième examen, je remarquai une vieille usine tout en longueur,
visiblement réhabilitée, qui arborait l’enseigne « Millenium Studios ». Dans une
maladroite tentative de connivence, je demandai à mon examinateur si des
tournages avaient lieu ici, comme s’il était tout à fait de l’ordre du possible que
Robert de Niro se trouve en face de nous en train de griller une cigarette.
« Ouais, non, enfin ils ont fermé il y a quelques années », me répondit-il sans
enthousiasme. Rendu le soir même à mon désespoir d’éternel piéton, je tapais
rageusement Borehamwood sur Google, pour découvrir que oui, en d’autres
temps, Robert de Niro aurait bien pu rôder autour d’un passage clouté,
manifestant une « intention de traverser » dont le code anglais fait une raison
suffisante pour arrêter immédiatement le trafic. Ce bourg hideux avait longtemps
été surnommé le « Hollywood britannique » et avait abrité depuis les années 20
les studios les plus importants d’Angleterre : Elstree Studios, The Gate Studio,
Station Road Studios, Danziger Studios, British National Studios… Les films
d’action qui avaient hanté mon adolescence, comme L’Odyssée de l’Espace,
Indiana Jones, Star Wars, Quand les aigles attaquent ou, dans un genre
différent, Shining, avaient été tournés là, dans ces rues où je m’escrimais à
mettre mon clignotant « à une distance de dix voitures avant l’intersection ».

Les studios avaient fermé les uns après les autres, donnant à Borehamwood ce
visage particulièrement désolé de la grandeur déchue. Aujourd’hui, seules
quelques séries B y étaient encore tournées. Les prestigieux Associated British
Studios de Shenley Road avaient été remplacés par un Tesco (l’équivalent de nos
Franprix) et le pub où Robert Mitchum venait boire des bières était devenu un
McDo. Pourtant, je pouvais légitimement imaginer, en passant mes vitesses, que
Jack Nicholson me guettait au coin de la rue avec une hache, tandis que le
camion de déménagement qui me barrait le passage transportait en fait des
officiers britanniques en route vers le Château des Aigles. Le permis de conduire
était le Saint Graal et ma classe A, Discovery One : l’aventure commençait.
Enfin, l’imaginaire reprenait ses droits sur la mécanique ! Mon prochain
examinateur pouvait être Maître Yoda en personne : « A la prochaine
intersection, à gauche tourner tu dois. » Ce serait toujours plus compréhensible
que l’accent écossais. Je ne parlai pas de ma découverte à Mohammed, de peur
que, dans son impitoyable pragmatisme, il ne trouve un moyen de mettre à bas
ces rêves inoffensifs, ma morphine pour supporter l’épreuve sans cesse plus
pénible du tournant en marche arrière et de l’arrêt d’urgence.
Leçon N° 13

Errare humanum est, perseverare diabolicum

Et le cauchemar recommença, répétitif et immuable comme tous les


cauchemars : toujours la même trame, quarante minutes de conduite la peur au
ventre, avec quelques variantes dans le scénario : routes de campagne, ronds-
points, autoroutes… Toujours le même dénouement, asséné par mon
examinateur sur un ton d’une amabilité ambiguë : « I am very sorry, Mister
Kœnig, but you haven’t passed your test today. I wish you all the best for next
time. » Toujours le même réveil incrédule, de retour à mon bureau de la City, et
cette sensation glauque que rien ne s’était vraiment passé… Petit à petit, je
cessai d’informer mes collègues de mes tentatives, inventant toutes sortes de
rendez-vous imprévus. Puis je commençai à me cacher de ma propre famille. Le
permis de conduire était devenu mon secret, ma croix, ma blessure honteuse. Je
me trouvai pris dans l’engrenage de non-dits et de mensonges que connaissent
les endettés et les maris volages. Des phrases anodines, telles que « c’est facile
de se garer près de chez vous ? » ou bien « nous avons loué une voiture cet été
en Italie, la Toscane est si magnifique hors des sentiers battus » me nouaient
l’estomac. Quand une Maserati vombrissait dans la rue, conduite par un trader
gominé, j’enviais moins sa fortune, que par un incompréhensible processus
d’autoconviction j’ai toujours été persuadé d’acquérir un jour, que sa capacité
reconnue par la loi à conduire un tel bolide. Mes rêves les plus fous de vacances,
comme de me promener en Ecosse ou de découvrir la Transylvanie,
s’effondraient devant la perspective d’enchaîner trains et bus.

Pour achever de m’humilier, mon tout jeune fils, à peine sorti de l’âge des
petits pots, se prit de passion pour les voitures. Je dus la mort dans l’âme lui
acheter Auto Moto et afficher dans sa chambre de flamboyants posters de
Lightning McQueen, le héros des studios Pixar. « Vroum McQueen, vroum
tuture », me lançait-il avec défi. Encore quelques années et, prenant conscience
du handicap majeur de son père, il éviterait de croiser mon regard à la sortie de
l’école. Je ne voyais aucune échappatoire possible, tant l’éternelle répétition de
la même scène traumatique avait eu raison de mes espoirs. J’allais à chaque
examen comme à un rendez-vous régulier et obligatoire. A l’image de Joseph K.,
un autre héros de Kafka, je m’étais résigné à cette punition sociale sans rime ni
raison, à ce perpétuel ajournement. Ce que je considérai d’abord comme de la
malchance se transforma peu à peu en faute. J’avais eu trop de chance dans ma
vie jusqu’alors, je devais être coupable. Pourtant, il fallait continuer à agir
comme si une rédemption était possible, même s’il me paraissait désormais clair
que je ne la connaîtrais jamais de mon vivant. Tous les trois mois, avec
fatalisme, je réservai donc sur internet la date de mon prochain échec. Si j’étais
un personnage de roman, je serais mort dans un accident de la route.

J’avais encore des moments de révolte. Lors de mes insomnies, je me débattai


contre ces sentiments factices, issus d’une vieille morale judéo-chrétienne que,
en bon nietzschéen, j’avais toujours méprisée. Je m’efforçai de trouver
une explication rationnelle. Voyons, la première fois, j’avais coupé l’angle d’une
intersection en tournant trop en diagonale. La deuxième fois, je n’avais pas
interrompu mon créneau alors qu’un vélo se profilait à l’autre bout de la rue. La
troisième, j’avais choisi une mauvaise file sur un rond-point. La quatrième, je
m’étais fait voler mes papiers, et j’avais donc été privé de la chance de rater
(« tout le monde me connaît ici », avais-je protesté devant l’examinateur en
chef). La cinquième, ma roue avant droite avait mordu sur une ligne de stop.
La sixième… Des larmes de rage et d’impuissance me venaient aux yeux. D’un
point de vue statistique, je devais réussir : Mohammed m’avait assuré que
l’immense majorité de ses élèves décrochaient leur permis à la deuxième ou
troisième tentative. Mais d’un point de vue technique, l’obstacle me paraissait
infranchissable. Comment ne pas mordre une seule ligne en quarante minutes de
conduite ?

Je connaissais bien le système à présent : muni de sa feuille A4 réglementaire,


l’examinateur cochait inlassablement des cases de couleurs différentes. Le
résultat ressemblait à une grille de bataille navale, aux tracés incompréhensibles,
mais à la conclusion sans appel : coulé. Commettre une seule « faute grave »
suffisait pour échouer, de même que dix fautes légères, ou cinq fautes sérieuses,
ou deux fautes majeures. Mais il y avait également de nombreuses combinaisons
intermédiaires, toutes fatales : trois fautes sérieuses et une majeure, ou bien sept
fautes légères et quatre sérieuses, ou encore neuf légères et une majeure. Un
examinateur eut même l’audace de me féliciter pour ma conduite, « prudente et
maîtrisée », tout en se désolant que la combinaison des cases joue en ma
défaveur. Je m’indignais que des procédures faussement arithmétiques se
substituent ainsi au jugement individuel. J’invoquai Aristote qui, cherchant à
définir « l’équitable » dans l’Ethique à Nicomaque, estime que « de ce qui est
indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb
utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les
contours de la pierre et n’est pas rigide, de même le jugement doit être adapté
aux faits. » Mais les examinateurs préféraient les règles rigides de la Driving
Standards Agency à celles de Lesbos et, de quelque façon que ma raison
envisage le problème, je me trouvai toujours dans l’impasse.

Mohammed lui-même était en proie au doute. Sur le parking du centre


d’examen, il attendait chacun de mes retours avec espoir, un gobelet de café à la
main, le visage tendu, avant de se donner une grande claque sur le front en
apercevant mon air sombre. J’étais doublement peiné de décevoir Mohammed,
toujours rasé de frais à cette occasion. « J’étais sûr que tu l’aurais », me disait-il
invariablement. Et nous maudissions les examinateurs, le mauvais sort,
l’Angleterre, l’humanité entière. Apitoyé, il finit par m’avouer que son pire élève
avait échoué huit fois, un record dont je me rapprochais dangereusement ; mon
cas lui semblait assez curieux, exceptionnel presque. Au bout du troisième
échec, Mohammed se mit à prier pour ma réussite. Telle était sa réponse au
mystère qui nous entourait. « Louange à Dieu, le Maître de l’Univers, le
Clément, le Miséricordieux, le Souverain du Jour du Jugement dernier ! Guide-
nous dans la Voie droite. » Ainsi commence le Coran, que Mohammed avait
décidé d’invoquer pour infléchir la volonté divine. Le Clément, le
Miséricordieux… ne vois-Tu pas combien d’épreuves ce pauvre petit Français a
traversées, combien sa détermination est grande, son cœur sincère, ses intentions
honnêtes ? Penses-Tu vraiment que, parmi tous les futurs que Tu pourrais créer,
celui où il ne pourrait pas conduire serait le meilleur ? N’as-Tu pas pitié de ses
malheurs ? Malgré mon athéisme militant, les prières de Mohammed
m’émouvaient et, eussent-elles porté leurs fruits, j’aurais bien pu reconsidérer les
preuves de l’existence de Dieu. Mais les prières sont destinées à n’être jamais
exaucées. Le Clément, le Miséricordieux ne se laissa pas fléchir. Mohammed
cessa ses prosternations en mon honneur, soucieux de ne pas gaspiller tout son
capital de sympathie divine pour un mécréant. Si même le Ciel m’abandonnait,
où se tourner ?

L’idée d’égarer quelques billets de cinquante pounds sur le tableau de bord me


traversa bien l’esprit. Après tout, j’étais l’auteur des Discrètes vertus de la
corruption, et il me tardait de mettre mes théories en application. Mohammed
était moralement acquis à cette pratique, dont il me vantait les mérites dans les
aéroports bengladis. Mais il craignait que les examinateurs de Borehamwood,
dont certains tiennent leur place de leur père et du père de leur père, ne soient
encore trop marqués par les valeurs régressives de l’anglicanisme. Le résultat
était trop incertain et, dans le pire des scénarios, la sanction pouvait être
dévastatrice, allant jusqu’à une interdiction de permis… Les seuls billets à sortir
de ma poche iraient donc dans celle de Mohammed qui, en dépit de toute son
empathie, empochait allègrement cent pounds à chaque ratage.
Leçon N° 14

On ne choisit pas ses amis

Ainsi passait ma vie londonienne. J’avais été engagé à la Banque Européenne


de Reconstruction et de Développement, BERD, sorte de Banque mondiale pour
l’Europe de l’Est, imaginée à la chute du Mur par le duo Attali – Mitterrand.
Après tant d’années passées dans les livres, les mots, les discours, je me laissais
tenter par l’aventure d’un vrai métier. Je me sentais, toutes proportions gardées,
arrivé au même point que Descartes dans le Discours de la méthode, lorsque,
dégoûté des Universités, il décide d’explorer le grand livre du monde, et
« d’employer le reste de sa jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à
fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses
expériences… » Hélas, je me rendais surtout à Bruxelles pour des négociations
avec l’Union européenne, ce qui satisfaisait médiocrement mes rêves
d’exotisme. Et je ne vis, dans cette capitale mondiale de la bureaucratie, que des
cours bien ternes et des gens d’humeurs bien égales… Quant à Londres, j’en
profitais finalement assez peu, prisonnier de cette vie fort commune de jeune
trentenaire, salarié et père de famille. Ne parlons même pas des Anglais,
introuvables dans ce bain multiculturel et claquemurés dans leurs maisons
familiales.

En revanche, je connaissais Borehamwood été comme hiver ; j’avais eu


l’occasion d’y démontrer successivement ma maîtrise du pare-soleil, des essuie-
glaces et du dégivrage. J’entamai avec abnégation mon deuxième cycle des
saisons. Ces examinateurs, j’avais fini par les aimer, peut-être atteint d’une
forme douce de ce syndrome de Stockholm qui lie les otages à leurs ravisseurs.
Tous étaient d’une politesse extrême, respectant leurs horaires à la minute,
multipliant les please et les thank you. Ils témoignaient durant le trajet d’une
patience et d’une attention sans faille. A la fin, ils avaient l’air sincèrement
attristés de m’apprendre la mauvaise nouvelle. On aurait dit que régnait entre
eux, lorsqu’ils s’égaillaient à l’assaut des candidats rassemblés dans une vaste
salle en béton, l’atmosphère paisible d’un club de bridge provincial. Le même
spectaculaire et mystérieux contraste qui existe entre les chauffeurs de taxi
londoniens et parisiens, les premiers courtois et serviables, les seconds
désagréables voire maléfiques, s’appliquait donc également aux examinateurs
d’auto-école. Grâces soient rendues à Elizabeth, qui détachait exagérément les
syllabes de peur que je ne comprenne pas bien l’anglais ; à Nick, qui tenta
l’impossible pour me faire réaliser que la limitation à 30 miles avait cessé de
s’appliquer à la sortie du village ; à Thomas, qui dissimulait le coup de stylo
fatal d’un pudique revers de veste ; à Terry, qui pour me détendre m’interrogeait
sur mes horaires de travail ; à Richard, bienveillant devant mes huit tentatives
pour ouvrir le capot ; à Suzan, qui manipula les bouches d’aération pendant
trente minutes pour obtenir la température idéale… Quant à Mohammed, il était
désormais mon ami, même s’il n’a jamais réussi à prononcer correctement mon
prénom : après plusieurs essais infructueux, il s’était arrêté sur Yasper, sorte de
mélange entre Iago, le sordide manipulateur d’Othello, et Casper, le gentil
fantôme. Soucieux de ne pas froisser Mohammed, je m’accommodais volontiers
de cette personnalité bipolaire. Au moins, j’avais trouvé dans cette mégalopole
quelqu’un à qui confier mes peines.
Pause N° 2

Un peu de géographie

Ces échecs réitérés de part et d’autre de la Manche m’auront au moins permis


de saisir toute la vérité du Volksgeist, l’esprit national. Ce concept apparu à la fin
du XVIII siècle sous la plume de Johann Herder influença grandement le
e

romantisme allemand puis français. Contre l’universalisme des Lumières, le


Volksgeist affirme l’identité unique de chaque nation, porteuse d’une sorte
d’« âme collective » irréductible à une analyse purement rationnelle. Etre
anglais, ou français, c’est entretenir un rapport au monde à nul autre semblable,
qui se décline dans la langue, la culture, les comportements, tout en demeurant
fondamentalement obscur et instinctif. Cette prééminence du sentiment national
sur toute forme d’universalisme, cette négation des valeurs transcendantes
communes à toute l’humanité, explique que le Volksgeist ait inspiré, outre les
poètes, les nationalistes et les contre-révolutionnaires. Racines contre raison,
force des traditions contre illusions du multiculturalisme : on s’en doute, le
Volksgeist, discrédité par les guerres du XX siècle et ringardisé par la
e

mondialisation, n’est plus très à la mode. De Voltaire à Bernard-Henri Lévy en


passant par Julien Benda et ses camarades dreyfusards, les intellectuels français
ont toujours pris grand soin d’afficher leur attachement aux valeurs universelles
contre les particularismes, les subjectivismes et les communautarismes de toute
nature. Au sein d’une humanité fondamentalement Une, chacun est responsable
de tous.

Quelle ne fut donc pas ma surprise de constater, en prenant des cours d’auto-
école en France puis en Angleterre, la prégnance des habitus culturels et leur
triomphe sur toute tentative de conciliation rationnelle. La conduite offre
pourtant un terrain idéal à l’exercice de la raison : les voitures sont partout les
mêmes, la signalisation a été harmonisée sur chaque continent au cours de
nombreuses conférences internationales (un des rares succès de la SDN puis des
Nations unies), et le bitume des routes ne change guère d’un pays à l’autre. Les
règles et techniques de la conduite devraient donc être, a priori, rigoureusement
identiques, surtout entre deux pays aussi proches que la France et l’Angleterre. Il
n’en est rien. En France, pour s’arrêter, il faut rétrograder en repassant une à une
toutes les vitesses, afin de conserver une maîtrise optimale du véhicule. En
Angleterre, une telle manœuvre serait considérée comme une faute grave, cause
de distraction pour le conducteur et d’inconfort pour le passager : le conducteur
est censé débrayer d’emblée et freiner continûment. Pire encore : l’angle mort.
J’ai passablement effrayé Mohammed en me retournant à 120 km/h avant de
changer de file. « Plus jamais ça, me dit-il, tu veux nous tuer ? » Je lui répétai les
consignes de mes instructeurs français. « Il y aura toujours un différentiel de
vitesse avec l’autre voiture, me répondit-il scientifiquement, donc il suffit
d’attendre une seconde pour la voir apparaître dans l’un ou l’autre des rétros.
Quelles sont les chances qu’une voiture se colle à toi pile dans l’angle mort à
120 à l’heure ? Infimes sinon inexistantes. Quelles sont les chances, si tu tournes
la tête ne fût-ce qu’un dixième de seconde, que tu freines trop tard si une voiture
déboîte ou si la circulation ralentit soudainement ? Minimes mais réelles. Le seul
principe, ici, c’est de ne jamais perdre de vue la route. » Les règles britanniques
m’allaient fort bien, m’épargnant d’exténuants débrayages-embrayages et
d’inutiles torticolis.

Dans son bienheureux pragmatisme, l’Angleterre ignore également la


« vitesse jeune conducteur », chef-d’œuvre de la malignité administrative
française qui impose à l’infortuné apprenti, jusque trois ans après son permis, de
rouler en deçà de la vitesse autorisée. Ces limitations spéciales correspondent
très exactement aux réductions de vitesse en temps de pluie, comme si le jeune
conducteur transportait avec lui un petit nuage gris, un microclimat orageux. On
voit mal en quoi rouler à 80 km/h plutôt qu’à 90 réduit le risque de rater un
virage ou de partir en dérapage. En revanche, cela crée d’inévitables bouchons,
suscitant coups de klaxon impatients et dépassements farfelus, autrement plus
dangereux. Difficile de garder son calme quand on traîne dix voitures
vombrissantes derrière soi… Le jeune conducteur ronge son frein, terrifié à
l’idée de perdre les six maigres points qui lui sont accordés. Gare à lui le jour où
il enlève son A rouge sur fond blanc, l’autocollant d’infâmie !

Mohammed, commentant mes mauvaises habitudes de conduite, se moquait


toujours de ces Français « qui ont la tête dans les nuages ». Il avait, comme
toujours, parfaitement raison. Oui, en théorie, il vaut mieux rétrograder, vérifier
l’angle mort et rouler doucement, mais, en pratique, on crée davantage de
problèmes que l’on n’en résout. Hume versus Descartes : là où les Anglo-Saxons
s’en tiennent à un calcul de probabilités, les Français exigent une règle
infaillible. On retrouve, en comparant les différentes méthodes d’apprentissage
de la conduite, l’opposition sans cesse répétée mais toujours vérifiable entre
l’empirisme des uns et l’idéalisme des autres – ce goût pour les systèmes et les
abstractions que Tocqueville considérait comme la quintessence de « l’esprit
français ». Je m’étais souvent demandé, à l’époque où j’écrivais des discours,
pourquoi les hommes politiques français sont naturellement portés à déclamer de
vains morceaux de rhétorique, truffés de principes et d’injonctions, alors que les
speeches de Tony Blair ou de David Cameron sont courts, concrets, parfois très
drôles. Mes cours d’auto-école m’en offraient la réponse. Les mêmes réflexes
culturels prévalent depuis des siècles.

Le Volksgeist des deux pays s’illustre de manière encore plus claire dans les
questions du code de la route. Héritiers malgré eux des Jésuites, les habiles
rédacteurs des épreuves françaises ont multiplié les doubles négations, les sous-
catégories et les exceptions. Passons sur les banals exercices de calcul mental
(« Sachant que je roule à 90 km/h, que mon temps de réaction est d’une seconde
et que la distance de freinage est proportionnelle au carré de la vitesse, quelle
distance de sécurité dois-je laisser entre mon véhicule et celui qui me
précède ? »), sur les tests d’observation (un panneau de stationnement
subtilement dissimulé dans le feuillage d’un tilleul) ou sur les incivilités
obligatoires (une ambulance qui n’a pas activé son gyrophare n’a pas la priorité,
même si elle klaxonne désespérément – « je maintiens mon allure »). Comme à
l’âge d’or de la casuistique, la ruse des Maîtres du Code peut atteindre des
sommets de finesse et de fausse simplicité. Posez par exemple autour de vous la
question suivante : « La consommation d’alcool diminue-t-elle le temps de
réaction ? » Neuf personnes sur dix vous répondront oui avec un
haussement d’épaules. Réfléchissez mieux (mais toujours dans les délais
impartis : trente secondes). C’est non. Bien entendu, chacun sait que la boisson
ralentit les réactions. Mais elle augmente le temps de réaction. Tout est une
question de formulation, dira le Maître. Les reproches que Pascal adressait aux
Jésuites, coupables d’obscurcir l’évidence morale dans de tortueux syllogismes,
le candidat au permis de conduire les réitère instinctivement, fût-ce dans un
langage plus primaire, en insultant le DVD des cent questions corrigées. Ainsi
Jamel Debbouze dans son sketch sur le code de la route : « Pourquoi vous avez
pas commencé par des questions faciles : Quelle est la couleur du feu rouge ?
Que fait-on à un stop ? »

A l’opposé de ce logicisme, les Britanniques sont restés fidèles à leur


légendaire sens de l’efficacité. Là où les Français contrôlent un niveau
intellectuel en multipliant les pièges, les Anglais vérifient une somme de
connaissances pour éviter les accidents idiots. Les uns jugent le candidat pour ce
qu’il est, les autres se bornent à évaluer son rapport au collectif. La liste des
questions possibles est donc longue (environ cinq cents) mais exhaustive et sans
embûches : straight to the point. La principale difficulté consiste à différencier
les types de passages piéton, classés selon une onomastique animalière (pélican,
zèbre, toucan, perroquet…) aussi étrangère à l’esprit continental que les robes à
fleurs de la Reine, les mesures en « pieds » ou les fenêtres à guillotine. Le reste
fait seulement appel au common sense que tout conducteur se doit de posséder :
ralentir en cas de brouillard, ne pas s’arrêter sur une autoroute, vérifier le niveau
d’huile avant un long trajet, éviter d’utiliser son téléphone portable au volant…
Les Anglais ne s’embarrassent pas de raffinements théoriques. Depuis 2002,
l’examen de code comprend d’ailleurs une partie vidéo, où le candidat doit
repérer les obstacles qui surgissent sur la route. Mieux vaut avoir de bons
réflexes qu’être capable de convertir des kilomètres-heure en mètres-seconde.
De toute façon, l’avant-propos du code met à l’aise le candidat en reconnaissant
que « vous ne connaîtrez jamais toutes les réponses : tout au long de votre vie au
volant vous découvrirez de nouvelles choses à apprendre » – aveu impossible,
impensable en France, où l’on doit viser le zéro faute.

Ces différentes approches du code peuvent conduire à des recommandations


totalement opposées. Voici une question que l’on pose des deux côtés de la
Manche : « Vous roulez au maximum de la vitesse autorisée. Un véhicule arrive
derrière vous avec l’intention manifeste de doubler. Que devez-vous faire ? ».
Les Français, qui mettent un point d’honneur à exercer pleinement tous leurs
droits, répondent « maintenir ma vitesse ». Mâchoire serrée, œil rivé sur
l’aiguille du compteur de vitesse, le Français ne cédera pas d’un pouce. Si ce
voyou veut doubler, qu’il prenne ses responsabilités ! A bas les fraudeurs ! Et
s’il s’emplafonne au prochain virage, ce sera une bonne leçon ! Les Anglais,
eux, choisissent de « ralentir et se déporter afin de le laisser passer », au motif
« qu’il ne faut pas augmenter la frustration de l’autre conducteur ». Admettant
qu’il peut y avoir des automobilistes pressés, énervés ou imprudents, le
conducteur britannique apprend à minimiser les risques, pour lui-même et pour
les autres. Ce qu’on appelle la politesse britannique n’est en fait qu’un égoïsme
bien compris.

Admirant l’honnêteté intellectuelle du code anglais, je voulus en savoir


davantage sur son rédacteur. Contrairement à son homologue français, réfugié
dans l’anonymat de la machine administrative, Trevor Wedge, Chief Driving
Examiner, avance à visage découvert. Sa page Facebook présente avec sobriété
son irrésistible ascension : instructeur dans les années 70, puis examinateur
pendant dix ans, Trevor commence ensuite à grimper les échelons de la DSA
(Driving Standards Agency) : Supervising Examiner, Assistant Chief Driving
Examiner, Deputy Driving Examiner, et enfin, consécration suprême, Chief
Driving Examiner depuis 2005. Crâne chauve miroitant, fossette au menton,
larges lunettes qui lui descendent jusqu’à la moitié du nez, Trevor incarne la
réussite tranquille. Son nœud de cravate double windsor, légèrement plié au
centre, est un modèle du genre. Sur toutes les photos, Trevor apparaît comme un
professionnel soigné et courtois, à l’aise sur les parkings des centres d’examen
comme dans les conférences de la Motor Schools Association ou dans les
réunions internationales de l’honorable CIECA (Commission Internationale des
Examens de Conduite Automobile). Le parfait Britannique, consciencieux et
souriant. La seule coquetterie de Trevor est d’afficher ses photos avec les
membres de la famille royale, auxquels, en tant que Chief Driving Examiner, il a
le privilège de faire passer le permis de conduire. Les princesses Béatrice et
Eugénie, petites-filles d’Elizabeth II, ainsi que le prince Harry himself, figurent
dans son tableau de chasse. Qui aurait cru que l’enfant de Liverpool, modeste
employé d’une société de transport à ses débuts, fréquenterait ainsi des Majestés,
rêve ultime de tout Britannique normalement constitué ? Inversement, j’imagine
qu’il est devenu du dernier chic, dans la bonne société londonienne, de passer
son permis avec Trevor. Mais sa popularité s’étend bien au-delà, puisque Trevor
compte plus de 2 000 fans sur sa page Facebook ; presque chaque jour, il
correspond avec une dizaine d’entre eux sur les améliorations à apporter au
permis ou les campagnes contre l’alcoolémie au volant. Preuve qu’en
Angleterre, les examinateurs ne sont pas considérés comme des ennemis publics.
Trevor Wedge, ce héros.

Pour éprouver dans les règles de l’art le concept de Volksgeist, un bon


sociologue devrait entreprendre un tour du monde des auto-écoles. Il constaterait
qu’en Suisse, pays du civisme roi, le candidat reçoit une formation complète de
premiers secours et de manœuvres d’urgence ; confirmerait la rumeur selon
laquelle, en Egypte (où de toute façon les panneaux de signalisation ont un rôle
essentiellement décoratif), l’examen consiste à rouler six mètres en marche avant
puis six mètres en marche arrière ; tenterait de comprendre pourquoi les
Brésiliens ont besoin de quarante-cinq heures de cours de code obligatoires ;
essaierait de survivre à la « course d’obstacles » russe, avec slalom arrière et
accélération d’urgence ; chronométrerait la durée de l’examen indien (moins
d’une minute selon Top Gear) ; et n’aurait nul besoin des rapports de
Transparency International pour juger de l’ampleur de la corruption dans
chaque pays. En plus de son indéniable intérêt philosophico-historique, ce guide
du routard du permis de conduire, complété d’un tableau précis des systèmes
d’équivalences internationaux, permettrait aux candidats malheureux de nos
Etats de droit européens de tenter leur chance dans des pays plus exotiques.
A quand des agences de voyage spécialisées ? Et des campagnes de pub dans le
métro parisien : « Venez passer votre permis dans les steppes de Mongolie,
999 € A-R compris » ?
Leçon N° 15

Que tout change pour que rien ne change

Après mon cinquième échec en Angleterre, je cherchai des précédents dans le


livre des records. En 1970, Miriam Hargrave, une habitante du Yorkshire,
n’obtint son permis qu’à la quarantième tentative. Mais depuis que les
instructeurs ont le droit de refuser la présentation au permis, le record s’établit en
nombre d’années. Ainsi Teresa Clarke, une autre Anglaise naturellement, mit
vingt-sept ans à passer son permis, dépensant 15 000 pounds en 450 heures de
leçon, épuisant vingt instructeurs différents, subissant cinquante examens blancs,
et échouant douze fois d’affilée après avoir été forcée d’annuler trente-cinq
examens par des instructeurs soucieux de leur réputation. « J’ai enfin réalisé
mon rêve, confia-t-elle au Daily Mail en 2008 une fois le miracle accompli, je
vais pouvoir emmener les voisins à l’église et faire mes courses toute seule. »
Mrs. Clarke chercha secours dans la foi pour supporter cette épreuve de toute
une vie. Si Job avait vécu aujourd’hui, Dieu l’aurait sans doute envoyé dans une
auto-école.

Vingt-sept ans : tel était donc le record à battre. Finalement, peut-être avais-je
trouvé là le moyen de parvenir à la célébrité. Il me faudrait patienter jusqu’à la
cinquantaine. Je m’imaginai à cet âge, entrant pour la millième fois dans une
voiture d’auto-école, résigné et haineux, au côté d’un examinateur tout jeunot.
Avec le temps, j’ai dû revoir mes connaissances et ajuster mes réflexes. Les
bandes anarchistes de casseurs de radars ont eu raison des limitations de vitesse,
et plus personne ne se soucie d’un petit dépassement de vingt kilomètres-heure.
Le refroidissement soudain de la planète vers 2020, qui intrigue encore les
scientifiques, a rendu complètement obsolète l’idée d’économie d’énergie ; les
voitures électriques, les carburants aux algues et les capots solaires ne sont pas
parvenus à détrôner le bon vieux pétrole, qui fait la fortune du Royaume-Uni
depuis dix ans. Mais le changement le plus radical reste bien sûr l’introduction et
le perfectionnement de la conduite automatisée. On ne fait presque plus rien
dans une voiture, sinon choisir sa direction, sa vitesse, et donner un petit coup de
volant de temps en temps. Pour le reste, le brave ordinateur caché dans la boîte à
gants s’occupe de tout, vérifie les itinéraires, l’état du trafic et les conditions de
route, exécute des virages au centimètre près, anticipe les feux rouges, les nids-
de-poule et les chauffards. Si l’on croise un ami, dûment enregistré sur son
compte Roadbook, la voiture vous propose aimablement une « pause-café » en
vous indiquant le bar le plus proche. En revanche, quelle torture de rentrer tous
les paramètres sur l’écran de bord ! Une fois sur deux, on finit par appeler un
opérateur-robot. C’est précisément pour rendre les conducteurs plus autonomes
que le permis de conduire comprend désormais une épreuve informatique. J’en
tremble d’avance, moi qui appartiens à la dernière génération élevée sans
internet. Les nouvelles questions sont terribles : « Que faire lorsque le code PIN
de l’entrée extérieure n’affiche pas les trois lettres habituelles ? Comment
déverrouiller un password sans annuler les itinéraires présélectionnés ? Quelles
sont les mesures à prendre en cas de panne de réseau ? A-t-on le droit de doubler
un conducteur noté 2/10 par les utilisateurs de Roadbook ? Si les sondes du
détecteur d’humidité sont gelées, comment faire comprendre à la voiture qu’il
faut adapter sa vitesse ? Que faire si les system updates effacent la destination au
cours du trajet ? » etc.

Sans compter la pire manœuvre de l’épreuve, que les examinateurs sont en


droit de demander, même s’ils le font rarement, étant eux-mêmes peu sûrs de la
maîtriser : le passage d’urgence en mode manuel. Autant dire, conduire. Ma
hantise.
Leçon N° 16

La liberté a un prix

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Ce matin d’octobre, je m’étais présenté à Borehamwood par pure routine.


J’avais renoncé à prendre la traditionnelle « dernière leçon » le week-end
précédent. Mohammed ne s’était même pas rasé. Sur le troisième rond-point,
j’avais raté la sortie. Puis j’avais calé au beau milieu de la route lors de
l’exercice pompeusement appelé « three point turn » (tout simplement un demi-
tour). Pire encore, ma roue arrière avait heurté l’accotement dans le virage d’une
route forestière, m’obligeant à donner un violent coup de volant pour redresser la
voiture. Totalement rasséréné par la certitude de l’échec, je m’étais tourné vers
l’examinateur, qui crayonnait furieusement la feuille d’évaluation : « Vous avez
eu peur, hein ? – Yes indeed. » Autant dire que je revenais au parking de
Borehamwood sans aucune illusion, après ma pire prestation tous pays
confondus. Je bavassais tranquillement avec Terry, qui m’avait déjà collé six
mois auparavant et dont j’avais retrouvé avec plaisir la bonhomie courtoise. Il
s’était forgé entre nous une sorte de complicité professionnelle : j’étais devenu
un candidat expérimenté, à qui on ne demande plus qu’avec un demi-sourire de
lire la plaque d’immatriculation (en guise de test de vue) ou de localiser la
commande de dégivrage arrière. Je m’apprêtais avec une satisfaction masochiste
à échanger les politesses d’usage. « – I am dreadfully sorry, mister Kœnig… – It
has been a pleasure seeing you again… – All the best for next time… – Have a
very nice day… »

Je trouvai toutefois légèrement déplacé le sourire de Terry au moment


d’éteindre le contact. Il rangea ses papiers avec soin pour mieux ménager son
effet et me dit d’un ton solennel : « Well, mister Kœnig, that’s it. The end. » Je
restai perplexe, le cœur battant soudain devant ce brusque changement de
scénario. « Et voilà. C’est la fin. » En une seconde qui me sembla infinie, mon
esprit confus multiplia les hypothèses. Etait-ce la fin pour moi du permis de
conduire, les autorités ayant décidé de me ranger définitivement parmi les
dangers publics ? La fin de la classe A de Mohammed, démantelée par ma
conduite chaotique ? La fin du centre d’examen de Borehamwood, reconverti en
studio de cinéma ? La fin du monde ? « That’s it. The end. » Coïncidence ou
perversité de la part de Terry, c’était exactement par ces mots que Tony Blair
avait mis fin à son mandat en juin 2007, au cours de l’une des passations de
pouvoir les plus sobres – et les plus tristes – de l’histoire politique britannique.
Ils avaient un écho tragique.

« Félicitations ». C’était la fin d’un calvaire de dix ans, la fin des épreuves,
des doutes, des angoisses. Je n’en revenais pas. Mais le rond-point ? On ne juge
que la conduite, pas l’itinéraire. Le calage ? Ça arrive à tout le monde. Et mon
embardée dans le virage, c’est tout de même une faute grave ? Vous avez bien
réagi, c’est l’essentiel. Terry n’en démordait pas, j’avais réussi l’examen.
A croire que j’avais peur de cette délivrance soudaine, comme les prisonniers de
longue peine finissent par redouter la date de sortie. J’allais m’échapper du
cocon somme toute confortable des monos, des cours, des tests. Plus de doubles
pédales désormais : je serai seul responsable de ma vie et de ma mort.

En m’avançant dans une brume de larmes vers les bras ouverts de


Mohammed, je compris avec soulagement et frayeur que j’étais, finalement,
devenu normal. Une grande personne, payant ses impôts et titulaire d’un permis
de conduire. En perdant mon handicap, je renonçais également à une certaine
singularité. Je ne pourrai plus me prendre pour un original, un philosophe
lunaire, un discoureur noctambule. Davantage qu’en m’inscrivant sur les listes
électorales, davantage qu’avec mes premières feuilles de paie, davantage même
que le jour de mon mariage, j’avais scellé mon pacte avec la société. Il faudrait
désormais respecter les règles communes. Chacun sur sa voie, et en avant ! On
ne gagne son autonomie qu’en perdant sa liberté.

Mohammed me serra vigoureusement contre lui.


Leçon N° 17

Vanitas vanitatum, et omnias vanitas

Au dos de mon permis de conduire anglais, élégante carte rose au format


portefeuille, je remarquai avec épouvante une date de « fin de validité ».
Les chiffres étaient peu usuels et, au premier coup d’œil, incompréhensibles :
02/12/52. Que signifiait donc le 52 ? Etait-ce l’équivalent anglophone de la
Saint-Glinglin, ou quelque mystérieux code administratif ? Je compris
finalement que mon permis prendrait fin la veille de mon anniversaire de
soixante-dix ans, précaution toute britannique pour éviter la sénilité sur la route.
Il me reste donc jusqu’au 2 décembre 2052 pour profiter de mon nouveau droit.
Je n’avais jamais réalisé jusqu’alors que le jour de mes soixante-dix ans existait
déjà sur un calendrier, m’attendant cruellement, sans impatience, sûr de sa
victoire. Ce sera d’ailleurs, vérification faite, un mardi. A chaque fois que je
prendrai le volant, ce rappel agira comme ces têtes de mort que les peintres
baroques plaçaient dans leurs Vanités. Carpe diem, vos joies et vos peines ne
dureront pas longtemps : telle est la sinistre, l’ultime leçon du permis de
conduire. Roulez, jeunesse !

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