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Ces années, je m’en rends compte à présent, furent aussi des années de
formation. Non pas certes de formation automobile, car mon cas est à peu près
sans espoir et ce ne sont pas quelques dizaines, ni même quelques centaines
d’heures de cours de plus ou de moins qui font un bon ou un mauvais
conducteur. Mais de formation intellectuelle et morale. L’apprentissage de la
conduite est une école de vie. On y aperçoit les méandres de l’administration, la
diversité des milieux sociaux, l’infinité des quartiers, banlieues et campagnes,
traversés au gré des différents itinéraires. On découvre la sauvagerie de l’homo
conductor et la brutalité des rapports économiques. On médite, à la faveur des
lignes droites, sur la conscience et la mécanique, la liberté individuelle et les
règles communes, le risque et la précaution. Je suis entré dans une voiture
d’auto-école avec les questions et les doutes d’un jeune homme de dix-huit ans.
J’en sors tout aussi malhabile, mais sûr de mes convictions. Aujourd’hui que ce
cauchemar est fini, j’ai voulu en tirer les leçons, numérotées comme dans ces
publicités Aubade qui ont enchanté nos adolescences.
Leçon N° 1
J’échouai tout d’abord au code de la route pour avoir, en bon citadin, qualifié
un bovidé dans un triangle rouge d’« animal sauvage » (les autres choix
possibles étaient « animal domestique » ou « feux de forêt »). Ce fut la faute de
trop. Dans une sorte de parking amélioré du XV arrondissement parisien, un
e
Puis je partis étudier à New York. Fuir, là-bas fuir ! La ville tint ses promesses
d’aventure, de liberté, d’extravagance. Je logeai chez une vieille artiste-peintre
de Soho, qui louait trois chambrettes au milieu de son loft avec une nette
préférence pour les apprenties mannequins. J’eus ainsi le privilège de partager
salle de bains et frigo avec des demoiselles de toutes nationalités et de toutes
couleurs, tandis que je me laissai paresseusement entretenir et divertir par ma
« cougar », ainsi que les Américains appellent ces femmes mûres qui s’offrent
un petit jeune (moins élégamment surnommé « toy boy », garçon-poupée). Mais
l’American Dream consistait avant tout pour moi en la possibilité folle de
prendre le volant. On m’avait assuré que le permis de conduire américain était
d’une grande simplicité, les routes droites et sans embûches, et je comptais bien
dépenser ma bourse d’échange à sillonner les Etats-Unis. Au fin fond de
Chinatown, je trouvai un instructeur euphorique qui, dans un deux pièces sentant
le hot-dog à l’oignon, m’assura qu’il avait une confiance instinctive en mes
capacités. Six heures de conduite et cent dollars devaient suffire pour me lancer
sur la route 66. Je jubilai. Dernier détail à régler : le code. Le petit livret de trente
pages se révise en deux heures. Peut-on s’arrêter au sommet d’une côte ? Non.
Doit-on respecter les limitations de vitesse ? Oui. Est-il permis de téléphoner au
volant ? Non. Voilà, vous savez l’essentiel.
Le centre d’examen du New York State Department of Motor Vehicles, dans le
bas de Greenwich Street, est nettement plus chic que son équivalent parisien. Les
candidats malheureux peuvent aller se consoler à Battery Park au bout de la rue,
et contempler la baie de l’Hudson River en pensant à l’arrivée de Vito Corleone
à Ellis Island dans Le Parrain. Ce que je fis. Certes, le test se compose de vingt
questions enfantines (disponibles dans toutes les langues !), et on peut le
repasser dès le lendemain pour vingt-cinq dollars, autant de fois que nécessaire.
Mais voilà, l’employé chargé de valider mon brillant succès m’annonça avec un
plaisir évident que, mon visa étant limité à neuf mois, je ne remplissais pas les
critères nécessaires. Il en aurait fallu trois de plus, quel dommage ! Je
m’effondrai. Je défendis hystériquement mon dossier, en m’appuyant sur les
spécificités du visa étudiant, théoriquement renouvelable cinq ans. Mon
tortionnaire partit consulter ses managers, moins pour prendre conseil que pour
les faire profiter de ses sarcasmes. Je pouvais tirer une croix sur la route 66.
Aux repas de famille normands, les plaisanteries sur mon cas permettaient de
trouver un terrain d’entente entre les Parisiens et les provinciaux, les intellectuels
et les médecins, les couples bourgeois et les célibataires flamboyants,
les chasseurs et les militants altermondialistes. Je devenais, à chaque Noël,
l’élément cathartique capable de souder une communauté de hasard, toujours au
bord de l’implosion. Conscient de mon importance symbolique, j’affichais un
sourire imperturbable face aux attaques, de plus en plus virulentes à mesure que
la soirée s’écoulait. Ça commençait gentiment : « Alors, Gaspard, tu es venu à
vélo ? » pour dégénérer au cognac : « Hé, ta copine, elle a des bons amortisseurs
au moins ? » Pour que mon supplice soit total, mon cousin germain était un as du
volant, capable de reconnaître un coupé Mercedes à cent mètres la nuit depuis
l’âge de dix ans (d’après la forme des phares, prétendait-il), reçu au permis avec
les honneurs le lendemain de sa majorité, et grand spécialiste de la détection de
radars. Il ne manquait jamais une occasion de me vanter son dernier modèle
sport. « Tiens-toi bien, sept vitesses, six cylindres turbo, 340 chevaux,
5 900 tours/minute, tout ça pour même pas une tonne cinq ! » jubilait-il tandis
que je parcourais laborieusement toute la gamme des exclamations admiratives.
Joignant le geste à la parole, il me faisait monter à ses côtés pour me prouver que
l’engin diabolique pouvait accélérer de 0 à 130 km/h en moins de huit secondes.
Ceux qui ont survécu à Space Mountain comprendront les sensations que
j’éprouvais quand mon cousin enchaînait les vitesses sur des départementales
miraculeusement peu fréquentées : la respiration coupée, le cœur contracté, les
pieds qui battent le plancher comme pour retenir le sol. « Sympa, hein ? » me
demandait-il invariablement. J’aurais voulu lui répondre avec flegme mais je ne
parvenais qu’à émettre un couinement de souris. Je me promettais toujours de ne
plus jamais remonter en voiture avec lui, quelle que fût la pression de la
parentèle, et je concluais philosophiquement que, dans d’autres mondes
possibles où j’aurais été en possession de mon permis, je serais peut-être déjà
mort emplafonné par un de ces fous de la vitesse.
Leçon N° 2
Mon métier de prof ne me mettait pas non plus à l’abri des humiliations. Dans
les couloirs de Lille-III, j’entendais avec ressentiment mes étudiants de première
année commenter leurs leçons de conduite, pour lesquelles ils témoignaient
d’une motivation proportionnelle à l’ennui qu’ils affichaient une fois franchie la
porte de la salle de classe. La perspective de rouler à tombeau ouvert sur l’A1
valait bien davantage de sacrifices que l’épistémologie bachelardienne.
L’obtention du petit papier rose provoquait des danses sataniques sur le parvis de
la fac, tandis qu’un 19/20 – si tant est que l’administration universitaire,
passionnée de nivellement, m’eût jamais laissé attribuer une telle note – n’aurait
arraché qu’un vague rictus ironique. Comme je les comprenais, et comme je les
haïssais !
Il y eut encore des questions douteuses, des pièges inattendus, des tentatives
de déstabilisation déloyales sur les polices d’assurance et les montants des
contraventions. L’examinateur d’Etat appela les candidats par auto-écoles –
école Simon Bolivar, Allô Permis, Auto Moto Ecole 2000, La Clef du Permis,
Auto-Ecole Goncourt (un comble !). « 8 fautes », brayait-il, « 15 fautes »
(ricanements), « 3 fautes », « 0 faute, bravo mademoiselle » (murmure
d’admiration). La barre fatidique se situait à cinq fautes, sur quarante questions.
Comme cela devait encore sembler trop simple aux têtes chercheuses de
l’Institut national de Sécurité routière, la plupart des questions avaient été
pernicieusement décomposées en multiples sous-questions, réduisant d’autant les
chances du candidat. Quelle injustice.
Il est vrai que les voitures présentent quelques avantages, comme le fait
d’échapper aux pulsions sexuelles (pour m’être trouvé sur une jument en chaleur
qu’un étalon convoitait sans pudeur, c’est un confort que j’apprécie). Je reste
néanmoins convaincu que le cheval redeviendra un jour un moyen de transport.
Reparlons-en en 2050, quand les réserves mondiales de pétrole seront épuisées.
Leçon N° 4
La conduite déniaise. A tous ceux qui croient encore au bon sauvage, à tous
ceux qui rêvent de fraternité, à tous ceux qui veulent changer l’Homme, je
conseille de prendre plus souvent le volant. C’est le meilleur moyen de
départager Rousseau et Hobbes : rien de tel qu’un bouchon sur le périph pour
constater que « homo homini lupus », l’homme est un loup pour l’homme, selon
la formule favorite du philosophe anglais. Qu’apprend-on de valable en
cinquante heures d’auto-école ? Que les gentils pères de famille pressés de
rentrer chez eux déboîtent au dernier moment avant les sorties d’autoroute,
coupant la route presque à angle droit. Que les élégantes jeunes femmes dans
leurs coupés vermillon se garent en auto-tamponneuses, un coup devant, un coup
derrière, pour préserver leur allure de star (a-t-on jamais vu une star refaire un
créneau ?). Que les vieux messieurs à Légion d’honneur, habitués aux passe-
droits républicains, filent devant eux comme si la circulation devait leur obéir,
insoucieux des stops, des priorités et des limitations de vitesse. Que les fils à
papa des beaux quartiers font des concours de queues de poisson le jour, et des
courses de vitesse la nuit. Que les campagnards, qui tolèrent mal la présence de
voitures allogènes sur « leur » route, s’amusent à les aveugler de leurs feux de
route. Que les citadins approchant un passage clouté ont une tendance
universelle à accélérer. Etc… Au cours des cinquante heures suivantes, on
s’élève au niveau des Commandements éternels. Tu fonceras sur le moindre
espace qui se libère dans une file. Jamais tu ne t’arrêteras si tu accroches un
rétro. Du radar volant toujours te méfieras. Les traînards klaxonneras. Le feu
orange grilleras. Les deux-roues écrabouilleras. Et, bien sûr, les piétons
éclabousseras.
Je passais bien souvent, dans Paris, devant des lieux qui m’étaient familiers.
La bibliothèque Sainte-Geneviève, le lycée Henri IV et mes souvenirs d’étude.
La rue Mouffetard où je fus dépucelé. La rue Saint-Antoine où j’avais grandi. Le
bois de Boulogne et ses rêveries proustiennes (entrecroupées, on le sait, de
tentations bien plus charnelles et pour tous les goûts). La place de la République
où, lycéens, nous allions faire notre apprentissage de manifestants. La porte de
Clignancourt qui me vit pleurer mes dernières larmes adolescentes après une
mauvaise rupture. Le bac à sable de la place des Vosges, rendez-vous de tous les
bambins du Marais. Les quais de Seine qui accueillaient nos fins de soirées. La
place de la Bastille, où mes parents m’avaient traîné le soir de la mort de
Mitterrand, pour écouter un haut-parleur mal réglé diffuser Le Temps des cerises
sous un crachin sordide. Le square Vaugirard, derrière lequel se cache le plus
fidèle lecteur de mes textes, complice de mes succès et confident de mes échecs.
Le Luxembourg où, comme tous les enfants parisiens, j’ai joué aux bateaux à
voile et ri au Guignol, et où plus tard j’ai fait mon jogging derrière ministres et
sénateurs. L’allée de l’Observatoire, premiers baisers sur l’herbe, la nuit, derrière
les grilles fermées. La place de Catalogne, près de Montparnasse, où j’allais
rendre visite à mon père dans les locaux de son journal. La gare de Lyon, adieux
et retrouvailles quand je partais à Normale Sup ; la gare du Nord, adieux et
retrouvailles sur le quai de l’Eurostar. Tous ces lieux d’amour, de joie et de
chagrin étaient impitoyablement salis par le surgissement importun, dans mon
champ de vision, de places de stationnement, de sens interdits, de ronds-points et
de feux à contretemps. Je redécouvrais ma mythologie personnelle sous un jour
nouveau, hideux, celui des « règles de la vie commune ». N’importe qui pouvait
rouler sur mes vieilles passions. Au fond, tant mieux : il fallait détruire ces
souvenirs bourgeois.
Bien souvent, nous empruntions la rue de Bercy, qui me jetait tout droit dans
l’abomination du Périph. Je voyais mon bureau de loin, dernière fenêtre côté
Seine du « paquebot », comme on appelle parfois le ministère des Finances. En
passant sous l’arche du bâtiment, qui enjambe la sortie de Paris dans un subtil
effort de symbolisme architectural, je me rappelai mes quelques sorties
officielles. Quand on monte en voiture à côté du Ministre, avec les motards de la
gendarmerie nationale qui ouvrent la route toutes sirènes hurlantes et le
chauffeur qui roule en surrégime pour maintenir l’écart, on se prend facilement
pour un héros. On est Agamemnon à la tête de ses chars. On est Moïse fendant
les eaux. On est Napoléon de retour de l’île d’Elbe. On est Kennedy saluant la
foule dans les rues de New York.
Le grand jour arriva. J’ignorais que ce serait le premier d’une longue série.
L’auto-école nous achemina par paquets de quatre (trois à l’arrière, « c’est illégal
mais on s’en fout ») sur un vaste parking en bordure d’autoroute, dont toute
évasion à pied était strictement impossible. Nous étions regroupés avec les
candidats au permis poids lourd, facilement reconnaissables à leur carrure.
L’ambiance entre nous était fraîche. Néanmoins, il fallait attendre trois heures
que chacun soit « passé », selon le terme convenu, qui fait un peu partouzard ;
puis encore une heure que l’auto-école se décide à envoyer une voiture, et une
dernière demi-heure pour rentrer dans Paris. On avait le temps de partager ses
expériences. Il y en avait pour tous les goûts. La fille de bonne famille qui
repassait pour la cinquième fois et se voyait donc menacée, en cas d’échec, de
revenir à la case départ : le code ; elle jouait son va-tout avec un certain cran
bourgeois. L’ouvrier horloger sûr de lui, pro de mécanique, qui parlait d’égal à
égal avec les monos de tours-minute et de rayon de braquage. L’étudiante en
ethnologie qui expliquait ses ratages successifs par « des problèmes dans sa
tête » en roulant ses cigarettes. Le polytechnicien hystérique, qui jurait d’aller
passer son permis au Liban la prochaine fois. L’artiste-peintre grisonnant qui, la
quarantaine venue, avait décidé de franchir le cap de la vie adulte. Le postado en
jeans slim qui nous narguait du coin de la lèvre. La serveuse qui jouait ses
économies d’une année… Autant d’existences, autant de poses. Mais tous, tous,
dans un état de nervosité que je n’avais encore jamais observé, même aux oraux
des pires concours. De mon côté, je l’avoue sans gêne : j’avais le pied qui
tremblait sur la pédale.
Le grand jeu entre nous était bien sûr celui des pronostics : en France, à la
différence de tous les autres pays, les résultats sont exclusivement communiqués
par voie postale, un ou deux jours après l’examen (avec bien sûr la possibilité
qu’une grève de La Poste vienne prolonger l’angoisse). Quand j’en demandai la
raison aux monos, je m’étonnai de leurs réponses évasives ou fantaisistes (« pour
éviter les malentendus », « par mesure de confidentialité », « à cause du lobby
postal », osèrent-ils me soutenir). En fait, depuis qu’une poignée de désespérés
avaient flanqué quelques roustes bien méritées à leurs persécuteurs, les
inspecteurs vivaient dans la terreur du coup de boule. Ils avaient donc exigé et
obtenu de leur ministère, ces lâches, de ne plus annoncer le verdict en personne.
Autant dire que, même si nous subissions aujourd’hui les désagréables
conséquences de leurs actes, les anonymes boxeurs d’inspecteurs étaient nos
héros, à nous autres candidats au permis. Ils auraient fait la joie de Jean Yanne
qui, dans son sketch sur le permis de conduire, s’amusait à menacer son
examinateur. « Vous êtes sur une route départementale… – Ah bah, ça
m’étonnerait, j’y vais jamais sur les routes départementales. – Vous êtes sur une
route départementale… – Non. » Jean Yanne roulait alors ses épaules massives,
haussait la voix, pour conclure d’un ton navré : « J’vais être obligé de me le
farcir, le p’tit asticot. » Combien de ces p’tits – et gros – asticots n’ai-je pas eu
envie de me farcir ! Il n’empêche que leur récente protection (on n’a pas encore
vu de candidat cognant son inspecteur pour le forcer à avouer les résultats)
amenait mécaniquement des questions torturantes, partagées sur le chemin du
retour : « J’ai touché le trottoir pendant un créneau, je peux pas le rater pour ça,
hein ? – Ça dépend, tu as touché, ou tu es monté dessus ? – Bah, je me suis juste
un peu soulevé, tu vois ? » Ou bien : « J’ai calé mais j’ai bien réagi, j’ai mis mes
feux de détresse et je suis reparti au quart de tour. » Chacun s’efforçait d’y
croire. Même l’énergique rasta qui avait embouti le pare-chocs de l’auto-école
sur un bus au départ nous expliqua avec conviction pourquoi il n’avait rien à se
reprocher.
La race des IPSCR m’a tant nui que j’ai voulu mieux la connaître. Il en existe
de première, de deuxième ou de troisième classe, distinctions que
l’administration française ne partage plus guère qu’avec les trains indiens. Tous
ont dû réussir un concours de la fonction publique de catégorie B. On pourrait
penser que les qualités demandées relèvent essentiellement de la conduite.
Erreur : nous sommes en France, et un concours de catégorie B est une affaire
sérieuse, qui comprend une épreuve de droit administratif. En 2007, par
exemple, les candidats disposaient de trois heures pour rédiger une note
« présentant, dans le cadre de la loi du 13 août 2004 relative aux libertés et
responsabilités locales, la nouvelle organisation territoriale des services routiers
de l’Etat et leur rôle en matière de gestion de crise » – avec à l’appui quarante-
cinq pages de lois, circulaires et décrets variés. C’est exactement le type de
sophismes bureaucratiques que les étudiants de Sciences-Po s’exercent à
disséquer tout au long de leur scolarité. Le meilleur conducteur du monde y
perdrait la tête. Drôle de pays, où l’on demande aux inspecteurs du permis de
conduire d’être des mini-énarques. Je comprends mieux, à présent, leur
condescendance.
Leçon N° 7
Forts de toutes leurs connaissances, les IPSCR m’ont dénié trois fois – sur une
période de dix-huit mois – le droit de prendre le volant. J’admets être peu
doué. J’assume d’ailleurs sans honte mon stéréotype socioprofessionnel : urbain,
diplômé et lecteur de The Economist, j’appartiens à la catégorie statistique la
plus éloignée du permis de conduire. Je compte d’ailleurs parmi mes pairs
une bonne dizaine de retardés qui suivent mes échecs avec curiosité et effroi,
n’osant eux-mêmes franchir la porte d’une auto-école. Néanmoins, force est de
constater que les chicaneries du permis de conduire sont devenues un casse-tête
pour toute une génération. On trouve dans les archives du Point un témoignage
pire que le mien : « J’ai passé mon permis de conduire douze fois. Au total :
deux auto-écoles, huit moniteurs, environ 5 000 euros dépensés, six ans et demi
de formation, 8 000 kilomètres et près de trois cents heures de conduite. » Plus
instructifs sont les commentaires compatissants des internautes : « Moi j’ai eu
mon code deux fois du premier coup, j’ai fait trois transferts, j’ai fait plus de
100 heures de conduite, j’ai mis 4 828 €, j’ai raté 6 fois » ; « Ça me rassure de
voir que je ne suis pas la seule dans cette situation ! Je l’ai déjà passé sept fois et
il me reste sept mois avant que mon code soit périmé »… D’autres se font
franchement suicidaires – en langage texto : « je me dis ke si je le rate autant de
fois ke toi je me bute !!!! » Ça n’en vaut sans doute pas la peine. Mais le
désespoir du million de jeunes aujourd’hui inscrits dans les auto-écoles devrait
tout de même faire réfléchir les politiques avides de capter cet électorat. Celui
qui fera campagne sur « le permis en six mois » sera élu en 2012.
On connaît les chiffres sur le coût moyen du permis (1 500 euros), les délais
d’attente pour obtenir une place d’examen (entre six mois et un an), le taux de
réussite (moins de 50 %). Face à ces difficultés exténuantes et souvent
angoissantes pour ceux dont le travail dépend de la dernière ligne de CV
(« permis B »), les alternatives ne sont guère commodes. On peut bien sûr aller
passer son permis dans le Gers, qui affiche fièrement le taux de réussite le plus
élevé de France, et où il est rare de croiser un autre automobiliste durant les
trente-cinq minutes de l’examen. Mais l’obligation d’enregistrement dans une
auto-école locale, un peu similaire à la carte scolaire, imposerait d’aller vivre
un an à Auch, ce qui, hormis pour les marchands de foie gras, offre peu
d’avantages professionnels. On peut aussi tenter l’option espagnole ou
marocaine, moyennant un tour de passe-passe administratif pour obtenir une
domiciliation provisoire. L’examen consiste peu ou prou à rouler en ligne droite
sans caler ; le reste se règle en liquide. Il faut avoir un tempérament d’aventurier
pour tenter cette combine (par ailleurs bien connue et pratiquée). Les plus
paresseux peuvent toujours rouler sans permis, comme trois cent mille
conducteurs en France aujourd’hui (un quart des jeunes se disant prêts à le faire).
Intéressant résultat de la politique publique de sécurité routière ! Sinon, on est
condamné à passer et repasser le code, la conduite, puis encore le code, et de
nouveau la conduite, jusqu’à ce qu’un jour la main du destin vienne sortir
l’infortuné candidat de ce cercle infernal. On dit que Le Château de Kafka,
inachevé, devait se terminer par l’ouverture du Château, au moment même où K.
meurt d’épuisement. Ce serait l’idéal des autorités routières : des vieillards
tremblotants qui décrochent leur permis quand leur vue déclinante ou leurs
jambes paralysées ne leur permettent plus de conduire.
Un brave cancre qui entre en fac de philo et se ruine pour son permis de
conduire peut légitimement se considérer comme la double victime de
l’incompétence étatique.
Leçon N° 8
Lors de mes deux premières tentatives, je reconnais avoir commis des fautes
graves et dangereuses, comme d’éviter de rouler sur une place de stationnement
(idiot, le marquage était en pointillé !), ou de ne pas conduire au maximum
de la vitesse autorisée sur une route de campagne. Mais la troisième fois,
personne ne m’ôtera de l’idée que mon cas fut politique. L’inspectrice
ressemblait étrangement à ma toute première mono, la gouine obèse. Elle avait
peut-être abandonné l’idée d’être « une autre femme » et gravi les échelons de
la carrière d’instructeur, qui conduit naturellement à devenir examinateur (peut-
être même de deuxième classe ?). Je reconnus la petite moustache brune, l’œil
chassieux et les cascades de bourrelets par-dessus la ceinture de sécurité. Une
certaine hostilité perça lorsque je tirai le siège au maximum pour caler mes
longues jambes sur les pédales, tandis que ses pieds touchaient à peine le
plancher. Je tournai la clé de contact en me disant que, après toutes ces années
de fuite d’une auto-école à l’autre, le Monstre m’avait retrouvé. On n’échappe
pas à son destin.
— Tiens, j’ai appris que Kevin vous avait quitté ! s’exclama-t-elle tandis que
j’entrais sur une autoroute avec tout le sérieux et la considération dus à une voie
d’accélération.
— Oui, il a voulu se mettre à son compte. Tous les mêmes, ces jeunes, tu
vois… Ils veulent le beurre et l’argent du beurre.
— De toute façon, son truc d’autoentrepreneur, ça ne marchera jamais, ricana-
t-elle, visiblement sans déceler toute l’ironie qu’il y avait, pour un moniteur, à
devenir « auto »-entrepreneur.
Cette tirade, que je rêve toujours d’entendre prononcée un jour par un homme
politique, me revint à l’esprit alors qu’un break Volkswagen me dépassait en
klaxonnant, irrité que je respecte la vitesse jeune conducteur. Je ne pus donc
retenir un cri de satisfaction à l’idée que les kilos de carottes râpées servis à mon
excellent collègue au cours de l’année passée n’avaient pas été ingurgités en
vain. « Ah, Kevin s’est lancé finalement ! C’est formidable. » Et, comme le
Monstre me dévisageait dans le rétro, j’ajoutai en bafouillant, dans un sursaut
d’ego totalement déplacé : « Oui, c’est moi qui le lui avait conseillé… » J’aurais
pu prendre la première sortie et couper le contact : l’épreuve était terminée.
Comment avais-je pu oublier ou mésestimer la sainte haine que, en France, les
employés portent aux entrepreneurs ? Aux yeux d’une IPSCR deuxième classe,
Kevin était passé du côté des patrons, des escrocs, des enrichis crapuleux ; il
n’incarnait pas le goût du risque, mais l’oppression du peuple. J’imaginais Kevin
endetté, rejeté par ses pairs, désespéré par la recherche des premiers clients (un
terme totalement absent du vocabulaire des auto-écoles classiques, qui préfèrent
parler d’« élèves ») ; Kevin en butte aux conservatismes de son temps, menant
seul contre tous la guerre des prix ; Kevin plaçant des petites annonces dans les
journaux étudiants et achetant des mots clés Google. Quelle détermination
devait-il lui falloir pour affronter à la fois la mafia impitoyable des auto-écoles,
les rigidités administratives de la préfecture, la couardise des assureurs, la
méfiance instinctive des candidats ! Kevin osait s’attaquer aux intermédiaires.
Mort à ces gras patrons d’auto-école qui roulent en Porsche en cultivant leur
monopole, à ces demi-rentiers de mèche avec l’Etat Protecteur, à ces
corporations ennemies de l’initiative individuelle. Kevin, enfant de la classe
travailleuse, rêvant de réussite plutôt que de points-retraite ; Kevin, sarkozyste
de la première heure, héros de la France combative, libérale ; Kevin, au prénom
si opportunément anglo-saxon ; Kevin, par solidarité avec toi, je ne regrette pas
d’avoir reçu dans ma boîte aux lettres, pour la troisième fois, le petit carton bleu
porteur de mauvaise nouvelle. Même si cela me laissait bien embarrassé car, une
semaine plus tard, je partais travailler en Angleterre.
Pause N° 1
Un peu d’histoire
On entend souvent dire aux femmes enceintes, pour les rassurer ou les
dénigrer, qu’elles ne sont pas les premières, et que depuis l’aube de l’humanité
la même épreuve s’est répétée des centaines de milliards de fois… En regardant
avec ressentiment le flot des voitures sur le périphérique un vendredi soir, je
devais constater que je n’étais pas le premier non plus, et que des dizaines de
millions de permis de conduire avaient été délivrés en France. Mais s’il est
difficile de blâmer la nature pour les souffrances de l’accouchement, celles du
permis ont en revanche des responsables bien identifiés. Je me mis en quête des
noms. On peut raisonnablement estimer que l’ordonnance du 14 août 1893, qui
réglemente la circulation des véhicules à moteur dans Paris et crée, dans son
article 18, un « certificat de capacité délivré par Monsieur le préfet de police », a
posé les bases juridiques du permis de conduire. Or, qui était préfet de police de
la Seine à cette date ? Louis Lépine, tout juste nommé, et apparemment soucieux
de marquer son entrée en fonction par une réglementation futuriste. Le même
Louis Lépine qui, mieux inspiré, lança quelques années plus tard le concours qui
porte encore aujourd’hui son nom. Il faut cependant attendre 1922 pour qu’un
décret instaure, sur le modèle prussien, un véritable « permis de conduire » sur
tout le territoire. Qui était alors Président du Conseil ? Nul autre que Raymond
Poincaré. Etrange décision, pour l’artisan de l’Union sacrée, que de s’inspirer de
la rigueur nordique…
C’est donc la faute de ces grands hommes si, bien avant moi, les courageux
aventuriers des débuts de l’automobile ont dû « subir », comme on disait alors,
l’épreuve du permis de conduire. A commencer par l’élégante duchesse d’Uzès,
fleuron des salons parisiens, qui devint la première femme à obtenir son permis
de conduire. Un exploit que Proust passe sous silence lorsqu’il disserte, dans
Sodome et Gomorrhe, sur le nom d’Uzès, que Mlle Legrandin est si fière de
prononcer correctement, Uzai, en supprimant la consonne finale. On aurait
pourtant aimé que Proust nous décrive comment la duchesse passa son permis
sous le regard vigilant et respectueux d’un ingénieur des Mines ; pourquoi elle
décida d’imprimer la couronne ducale et la devise d’Uzès sur le coffre de sa
deux-cylindres ; et dans quelles conditions elle fut verbalisée l’année suivante,
zigzaguant à tombeau ouvert entre les piétons et les calèches de l’avenue du
bois de Boulogne. Mais Proust, qui nourrissait pour les chauffeurs la passion
qu’on lui connaît, et appréciait par-dessus tout chez les aristocrates le respect des
traditions, ne devait guère s’intéresser qu’aux duchesses sans permis.
Qui dit permis de conduire dit, bien sûr, code de la route. La vision
chimérique de la duchesse d’Uzès, pardon d’Uzai, révisant son code Rousseau
me poussa à feuilleter les premiers manuels, tout en m’étonnant de l’absence de
thèse de troisième cycle sur « les évolutions de la législation routière,
représentations génésiques des transformations socio-économiques ».
Baudry mourut à la tâche, mais son œuvre lui survécut. Relire aujourd’hui des
ouvrages comme L’Art de bien conduire (Flammarion, 1933) est un délice. On y
trouve bien sûr mille archaïsmes qui valent tous les livres d’histoire sur le Front
populaire, et nous rappellent combien la voiture est un objet récent dans
l’histoire des techniques. Par exemple, le candidat se présente aux épreuves avec
son propre véhicule. Qu’il soit illettré n’a guère d’importance. Pour tourner, « il
doit annoncer par geste du bras, environ quinze mètres avant d’amorcer toute
manœuvre, les changements de direction qu’il se propose d’effectuer », tout en
klaxonnant par petits coups brefs. Ceux qui aujourd’hui paniquent pour un
démarrage en côte feraient bien de lire les consignes données en 1933 : placer
une pierre sous le pneu arrière, l’attacher à une corde, démarrer, puis
ramener la pierre à soi en commençant à rouler, avant de la rejeter dans le
fossé d’un mouvement du bras circulaire. On comprend mieux, au vu de ces
manœuvres, pourquoi Baudry recommande le port des gants…
davantage à fustiger les défauts qu’à louer les qualités. « L’indécision, l’anxiété
sont à l’esprit et à l’âme ce que la question est au corps », écrivait Chamfort.
« Mieux vaut encore l’imprudent que l’indécis, renchérit Baudry. On pourrait
emprisonner momentanément le premier ; mais il faudrait jeter à bas de son
siège définitivement le second. » Car l’indécis est pris de « crises de volonté ».
Après avoir hésité cinq fois à effectuer un dépassement facile, il se lancera
soudain dans une manœuvre impossible « et il terminera le coup soit en rasant
comme une tombe ouverte le fossé de droite, soit en se rabattant brusquement
vers le talus de gauche ». Tout au long de ses ouvrages, Baudry passe en revue
divers types psychologiques, classés du « petit mufle » au « grand mufle » : le
perturbateur, l’automate, le sournois, l’hypocrite, le matcheur, le punisseur, et
même le « frôleur », bête noire des rétroviseurs et des pistes de danse.
L’automobile fait le bonheur du moraliste, car elle « surexcite l’égoïsme » et
révèle les caractères sous le vernis de l’éducation. Pour connaître les dessous de
l’âme, prenez la route. Rien de tel qu’un feu orange pour démasquer les faux
timides. Le style (de conduite), c’est l’homme.
Les successeurs de Baudry font pâle figure à côté du Maître. Après guerre, un
certain François Toché, lui aussi prolixe auteur de manuels de savoir-vivre,
réédita Baudry de Saunier en se limitant à des ajustements minimes. Seul hic, le
chaos des années de guerre avait apporté la preuve irréfutable de l’inutilité des
codes, examens, permis et autres inventions bureaucratiques. « On a vu chez
nous, comme chez nos alliés, reconnaît Toché, des conducteurs de toutes les
classes de la société, de toutes les origines et même de toutes les couleurs, piloter
les véhicules les plus divers depuis les Jeep jusqu’aux plus gros poids lourds. Ils
ne s’en tiraient pas si mal. » Il fallait donc à tout prix justifier, contre l’évidence,
contre l’expérience, le retour des contraintes. C’était d’autant plus urgent que
l’arrivée de la deux-chevaux allait fournir un marché tout frais aux
professionnels du permis de conduire. Comment convaincre les Français de
renoncer à leurs toutes nouvelles libertés, maigres récompenses des souffrances
de la guerre ? Comment leur redonner confiance en cet Etat qui les avait trahis ?
Toché en appelle maladroitement au patriotisme de ses concitoyens : « C’est tout
simplement le décret du 20 août 1939, dit Code de la Route, que l’Allemand,
pendant la lourde période de l’Occupation, avait dénaturé, déformé, trituré,
tandis qu’il plantait ses flèches et poteaux de signalisation dans nos rues et sur
nos routes. Mais la libération est venue pour lui aussi ! » Difficile d’être dupe de
ce grossier glissement sémantique qui fait passer la régulation du côté de la
« libération ». Alors ? Après avoir constaté que n’importe quel adolescent peut
apprendre à conduire un camion de transport de troupes en une demi-journée,
pourquoi accepter de nouveau ces humiliantes procédures, ces papiers gris et
roses tamponnés par la préfecture ? Faut-il donner raison à La Boétie, qui
s’étonnait du peu d’appétit des hommes pour la liberté ? Car « c’est le peuple qui
s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre,
quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le
pourchasse »…
Quand Mohammed avait quatre ans, ses parents ont quitté leur Bengladesh
natal pour tenter leur chance en Angleterre. Depuis, Mohammed continue de
cultiver fièrement son accent indien, mâtiné de cockney. Il refuse d’introduire le
moindre intermédiaire d’origine occidentale entre son corps et la nourriture (j’ai
pu redécouvrir les joies enfantines de manger avec les mains lors d’un dîner chez
lui), et considère son passeport britannique comme une amulette assez commode
mais sans intérêt véritable. Parfaite synthèse entre le multiculturalisme anglo-
saxon et la connaissance orientale des cycles, il n’envisage pas « l’intégration »
avant au moins quelques générations. Le modèle républicain français, qui entend
arracher l’émigré à sa culture pour le plonger dans le grand bain national,
l’horrifie par sa brutalité. « Le meilleur moyen de fabriquer des frustrés »,
conclut Mohammed d’un air navré. Marié à une compatriote, réveillé à deux
heures du matin pour s’agenouiller vers la Mecque, et construisant pierre à pierre
son mini-palais au Bengladesh, Mohammed n’en a pas moins fait son chemin
dans la société britannique, d’abord en travaillant au back office de grandes
banques d’investissement puis, dégoûté de cette existence moutonnière, en
lançant sa propre affaire : Skills Driving School, la bien nommée « auto-école
des talents ».
Mohammed ne se fait pas d’illusions : il sait que l’Angleterre ne l’admettra
jamais tout à fait en son sein. Qu’à cela ne tienne, il a l’éternité devant lui. Ayant
passé vingt ans à observer le système de classes qui, derrière les slogans
politiquement corrects de la mondialisation triomphante, verrouille encore
l’Angleterre, il a compris que la sélection s’opère très tôt. Inutile de viser
Cambridge : il faut viser les écoles qui mènent à Cambridge, de la nursery aux
public schools (qui – encore un trait d’humour fait pour dérouter les
continentaux – sont entièrement privées). Voilà pourquoi Indra Islam, douze ans,
fils de Mohammed Islam, prépare aujourd’hui le très sélectif concours pour les
huit bourses annuelles de la Westminster School, une des écoles les plus huppées
du royaume, d’où est issu, entre autres ministres et stars des médias, l’actuel
vice-Premier ministre Nick Clegg. Vue sur Big Ben, chorale, cricket, costume
noir, aviron sur la Tamise, classes de garçons, bibliothèques en mahogany et
messes à la chapelle de Westminster Abbaye : dans le trois-pièces familial à
loyer social, Indra révise fiévreusement ses maths et sa poésie élizabethaine,
avec l’aide d’une armée de profs privés, dans l’espoir de rejoindre la
Westminster School et ses cinq siècles d’histoire. Mohammed ne s’inquiète pas
trop du résultat : si Indra rate son tour, ce sera pour la prochaine génération.
L’essentiel est qu’un jour, si tous travaillent aussi dur que Mohammed et si
Londres n’est pas anéantie par une bombe atomique pakistanaise, un Islam siège
à la Chambre des communes. Dans vingt ans ou vingt siècles, qu’importe.
« Vous dites cela parce que, sans doute, vous êtes passé par les meilleures
écoles, mais tout le monde n’a pas eu cette chance.
— Je ne vois pas le rapport.
— Vous êtes sans doute capable d’apprendre tout seul le code…
— Même pas, je l’ai raté une fois. De toute façon, il suffit de savoir lire, et
encore, les DVD posent les questions oralement.
Tout en contemplant la route, Mohammed sondait les reins et les cœurs de ses
élèves du centre de Londres, quelques jeunes Anglais bien sûr, mais aussi
beaucoup d’étrangers d’âge mûr venus y travailler, attirés par un marché du
travail flexible et une politique d’immigration laxiste. Peu de professions
donnent l’occasion de connaître aussi bien des gens d’horizons aussi divers. Un
coiffeur s’en tient à des conversations superficielles, un prof ou un médecin
se cantonnent plus ou moins à leur domaine, un chauffeur de taxi dispose d’un
temps limité, un psy reçoit toujours la même population de bobos névrosés. Mais
un moniteur d’auto-école accueille l’humanité entière, des centaines d’élèves de
toutes les races et de tous les milieux, universellement disposés, durant les
longues heures d’ennui automobile, à raconter par le menu leur vie et leurs
rêves. Mohammed a ainsi confessé des fils d’émir descendus de leur Jaguar avec
chauffeur, des executive women atteintes par la crise de la quarantaine, des
laissés-pour-compte chômeurs de père en fils, de jeunes traders obsédés par leur
bonus, des publicitaires roumains et des mères de famille américaines, des
étudiants angoissés par le marché du travail, des héritiers insouciants comme
seule l’Angleterre sait encore en produire, des employés du métro
douloureusement conscients de la vétusté du réseau, des assistants
parlementaires stressés par les séances de question au Premier ministre, des
promoteurs immobiliers ravis et incrédules devant la flambée continue des prix
londoniens, des vendeurs préparant les produits de Noël dès le mois d’août, des
avocats fiscalistes prêts à faire déménager la moitié de Londres dans les îles de
Jersey et de Guernesey, des décorateurs prenant des marges de 300 % sur des
meubles achetés aux puces, des putains russes courant les galas de charité, des
serveurs français écœurés par les plats réchauffés…
Autant dire que Mohammed était bien placé pour juger le Londres
d’aujourd’hui. Il en connaissait les secrets, les arnaques, les misères. Et sa
conclusion était sans appel : dans sa folie cosmopolite, dans son aveuglement
consumériste, dans sa démesure capitaliste, Londres incarne, davantage que
Paris qui conserve son esprit « village », mieux que New York et sa foi
évangélique dans le rêve américain, le stade ultime de la décadence occidentale.
Qui sont les maîtres de Londres ? Quelques aristocrates en fin de race s’efforçant
sans trop y croire de prolonger le mode de vie de la high society, avec ses clubs
et ses parties de campagne. Des financiers venus du monde entier pour
accumuler une ou deux dizaines de bonus avant de repartir chez eux enterrer le
magot. Une poignée de milliardaires indiens ou russes qui flambent sans joie
leur fortune. Le reste se tue à survivre, sans valeurs claires, sans culture
commune, avec pour seul horizon quelques pauvres distractions dominicales.
Nulle surprise, poursuivait tristement Mohammed, que les extrémistes s’y
recrutent en masse. Peut-on vraiment leur reprocher de vouloir détruire
Babylone ?
Leçon N° 12
Mais avant de vouer l’Occident au feu éternel, encore fallait-il que j’en
acquière tous les attributs symboliques, et au premier chef ce papier rose,
promesse de liberté. Après deux ou trois mois, Mohammed m’estima
médiocrement compétent et m’envoya donc sur internet réserver une date
d’examen. Je choisis, parmi une demi-douzaine de centres convenables, celui de
Borehamwood, peut-être inconsciemment attiré par la mention d’un bois
(« wood ») et la vague espérance de longues lignes droites sans croisements.
J’ignorais encore que Borehamwood, au fil de mes échecs, me deviendrait un
lieu familier, sans doute le village d’Angleterre que je connais le mieux. En fait
de forêt, je me trouvai pris entre les autoroutes A1 et M25, dans un enfer de
voies d’accélération et de ronds-points géants. Située dans le Hertfordshire, une
trentaine de kilomètres au nord de Londres, Borehamwood s’étire le long d’une
morne rue commerçante, encombrée de dos d’âne et de passages cloutés. Je
devins un habitué de la station essence et de l’hôtel Ibis, où Mohammed
m’offrait un café avant chaque nouvelle tentative, et un connaisseur des zones
résidentielles, qui accueillirent mes nombreux créneaux. Le parking du centre
d’examen, avec ses petits pavés jaunasses, n’avait plus de secrets pour moi.
Difficile d’imaginer un lieu plus tristement quelconque que Borehamwood,
peuplé pour l’essentiel de commuters travaillant à Londres, qui gaspillent
plusieurs heures par jour dans des embouteillages ou des trains en panne. Pas de
pub, à peine un ou deux restaurants asiatiques. Les soirées se passent devant la
télé et les week-ends autour du barbecue.
Les studios avaient fermé les uns après les autres, donnant à Borehamwood ce
visage particulièrement désolé de la grandeur déchue. Aujourd’hui, seules
quelques séries B y étaient encore tournées. Les prestigieux Associated British
Studios de Shenley Road avaient été remplacés par un Tesco (l’équivalent de nos
Franprix) et le pub où Robert Mitchum venait boire des bières était devenu un
McDo. Pourtant, je pouvais légitimement imaginer, en passant mes vitesses, que
Jack Nicholson me guettait au coin de la rue avec une hache, tandis que le
camion de déménagement qui me barrait le passage transportait en fait des
officiers britanniques en route vers le Château des Aigles. Le permis de conduire
était le Saint Graal et ma classe A, Discovery One : l’aventure commençait.
Enfin, l’imaginaire reprenait ses droits sur la mécanique ! Mon prochain
examinateur pouvait être Maître Yoda en personne : « A la prochaine
intersection, à gauche tourner tu dois. » Ce serait toujours plus compréhensible
que l’accent écossais. Je ne parlai pas de ma découverte à Mohammed, de peur
que, dans son impitoyable pragmatisme, il ne trouve un moyen de mettre à bas
ces rêves inoffensifs, ma morphine pour supporter l’épreuve sans cesse plus
pénible du tournant en marche arrière et de l’arrêt d’urgence.
Leçon N° 13
Pour achever de m’humilier, mon tout jeune fils, à peine sorti de l’âge des
petits pots, se prit de passion pour les voitures. Je dus la mort dans l’âme lui
acheter Auto Moto et afficher dans sa chambre de flamboyants posters de
Lightning McQueen, le héros des studios Pixar. « Vroum McQueen, vroum
tuture », me lançait-il avec défi. Encore quelques années et, prenant conscience
du handicap majeur de son père, il éviterait de croiser mon regard à la sortie de
l’école. Je ne voyais aucune échappatoire possible, tant l’éternelle répétition de
la même scène traumatique avait eu raison de mes espoirs. J’allais à chaque
examen comme à un rendez-vous régulier et obligatoire. A l’image de Joseph K.,
un autre héros de Kafka, je m’étais résigné à cette punition sociale sans rime ni
raison, à ce perpétuel ajournement. Ce que je considérai d’abord comme de la
malchance se transforma peu à peu en faute. J’avais eu trop de chance dans ma
vie jusqu’alors, je devais être coupable. Pourtant, il fallait continuer à agir
comme si une rédemption était possible, même s’il me paraissait désormais clair
que je ne la connaîtrais jamais de mon vivant. Tous les trois mois, avec
fatalisme, je réservai donc sur internet la date de mon prochain échec. Si j’étais
un personnage de roman, je serais mort dans un accident de la route.
Un peu de géographie
Quelle ne fut donc pas ma surprise de constater, en prenant des cours d’auto-
école en France puis en Angleterre, la prégnance des habitus culturels et leur
triomphe sur toute tentative de conciliation rationnelle. La conduite offre
pourtant un terrain idéal à l’exercice de la raison : les voitures sont partout les
mêmes, la signalisation a été harmonisée sur chaque continent au cours de
nombreuses conférences internationales (un des rares succès de la SDN puis des
Nations unies), et le bitume des routes ne change guère d’un pays à l’autre. Les
règles et techniques de la conduite devraient donc être, a priori, rigoureusement
identiques, surtout entre deux pays aussi proches que la France et l’Angleterre. Il
n’en est rien. En France, pour s’arrêter, il faut rétrograder en repassant une à une
toutes les vitesses, afin de conserver une maîtrise optimale du véhicule. En
Angleterre, une telle manœuvre serait considérée comme une faute grave, cause
de distraction pour le conducteur et d’inconfort pour le passager : le conducteur
est censé débrayer d’emblée et freiner continûment. Pire encore : l’angle mort.
J’ai passablement effrayé Mohammed en me retournant à 120 km/h avant de
changer de file. « Plus jamais ça, me dit-il, tu veux nous tuer ? » Je lui répétai les
consignes de mes instructeurs français. « Il y aura toujours un différentiel de
vitesse avec l’autre voiture, me répondit-il scientifiquement, donc il suffit
d’attendre une seconde pour la voir apparaître dans l’un ou l’autre des rétros.
Quelles sont les chances qu’une voiture se colle à toi pile dans l’angle mort à
120 à l’heure ? Infimes sinon inexistantes. Quelles sont les chances, si tu tournes
la tête ne fût-ce qu’un dixième de seconde, que tu freines trop tard si une voiture
déboîte ou si la circulation ralentit soudainement ? Minimes mais réelles. Le seul
principe, ici, c’est de ne jamais perdre de vue la route. » Les règles britanniques
m’allaient fort bien, m’épargnant d’exténuants débrayages-embrayages et
d’inutiles torticolis.
Le Volksgeist des deux pays s’illustre de manière encore plus claire dans les
questions du code de la route. Héritiers malgré eux des Jésuites, les habiles
rédacteurs des épreuves françaises ont multiplié les doubles négations, les sous-
catégories et les exceptions. Passons sur les banals exercices de calcul mental
(« Sachant que je roule à 90 km/h, que mon temps de réaction est d’une seconde
et que la distance de freinage est proportionnelle au carré de la vitesse, quelle
distance de sécurité dois-je laisser entre mon véhicule et celui qui me
précède ? »), sur les tests d’observation (un panneau de stationnement
subtilement dissimulé dans le feuillage d’un tilleul) ou sur les incivilités
obligatoires (une ambulance qui n’a pas activé son gyrophare n’a pas la priorité,
même si elle klaxonne désespérément – « je maintiens mon allure »). Comme à
l’âge d’or de la casuistique, la ruse des Maîtres du Code peut atteindre des
sommets de finesse et de fausse simplicité. Posez par exemple autour de vous la
question suivante : « La consommation d’alcool diminue-t-elle le temps de
réaction ? » Neuf personnes sur dix vous répondront oui avec un
haussement d’épaules. Réfléchissez mieux (mais toujours dans les délais
impartis : trente secondes). C’est non. Bien entendu, chacun sait que la boisson
ralentit les réactions. Mais elle augmente le temps de réaction. Tout est une
question de formulation, dira le Maître. Les reproches que Pascal adressait aux
Jésuites, coupables d’obscurcir l’évidence morale dans de tortueux syllogismes,
le candidat au permis de conduire les réitère instinctivement, fût-ce dans un
langage plus primaire, en insultant le DVD des cent questions corrigées. Ainsi
Jamel Debbouze dans son sketch sur le code de la route : « Pourquoi vous avez
pas commencé par des questions faciles : Quelle est la couleur du feu rouge ?
Que fait-on à un stop ? »
Vingt-sept ans : tel était donc le record à battre. Finalement, peut-être avais-je
trouvé là le moyen de parvenir à la célébrité. Il me faudrait patienter jusqu’à la
cinquantaine. Je m’imaginai à cet âge, entrant pour la millième fois dans une
voiture d’auto-école, résigné et haineux, au côté d’un examinateur tout jeunot.
Avec le temps, j’ai dû revoir mes connaissances et ajuster mes réflexes. Les
bandes anarchistes de casseurs de radars ont eu raison des limitations de vitesse,
et plus personne ne se soucie d’un petit dépassement de vingt kilomètres-heure.
Le refroidissement soudain de la planète vers 2020, qui intrigue encore les
scientifiques, a rendu complètement obsolète l’idée d’économie d’énergie ; les
voitures électriques, les carburants aux algues et les capots solaires ne sont pas
parvenus à détrôner le bon vieux pétrole, qui fait la fortune du Royaume-Uni
depuis dix ans. Mais le changement le plus radical reste bien sûr l’introduction et
le perfectionnement de la conduite automatisée. On ne fait presque plus rien
dans une voiture, sinon choisir sa direction, sa vitesse, et donner un petit coup de
volant de temps en temps. Pour le reste, le brave ordinateur caché dans la boîte à
gants s’occupe de tout, vérifie les itinéraires, l’état du trafic et les conditions de
route, exécute des virages au centimètre près, anticipe les feux rouges, les nids-
de-poule et les chauffards. Si l’on croise un ami, dûment enregistré sur son
compte Roadbook, la voiture vous propose aimablement une « pause-café » en
vous indiquant le bar le plus proche. En revanche, quelle torture de rentrer tous
les paramètres sur l’écran de bord ! Une fois sur deux, on finit par appeler un
opérateur-robot. C’est précisément pour rendre les conducteurs plus autonomes
que le permis de conduire comprend désormais une épreuve informatique. J’en
tremble d’avance, moi qui appartiens à la dernière génération élevée sans
internet. Les nouvelles questions sont terribles : « Que faire lorsque le code PIN
de l’entrée extérieure n’affiche pas les trois lettres habituelles ? Comment
déverrouiller un password sans annuler les itinéraires présélectionnés ? Quelles
sont les mesures à prendre en cas de panne de réseau ? A-t-on le droit de doubler
un conducteur noté 2/10 par les utilisateurs de Roadbook ? Si les sondes du
détecteur d’humidité sont gelées, comment faire comprendre à la voiture qu’il
faut adapter sa vitesse ? Que faire si les system updates effacent la destination au
cours du trajet ? » etc.
La liberté a un prix
« Félicitations ». C’était la fin d’un calvaire de dix ans, la fin des épreuves,
des doutes, des angoisses. Je n’en revenais pas. Mais le rond-point ? On ne juge
que la conduite, pas l’itinéraire. Le calage ? Ça arrive à tout le monde. Et mon
embardée dans le virage, c’est tout de même une faute grave ? Vous avez bien
réagi, c’est l’essentiel. Terry n’en démordait pas, j’avais réussi l’examen.
A croire que j’avais peur de cette délivrance soudaine, comme les prisonniers de
longue peine finissent par redouter la date de sortie. J’allais m’échapper du
cocon somme toute confortable des monos, des cours, des tests. Plus de doubles
pédales désormais : je serai seul responsable de ma vie et de ma mort.