Vous êtes sur la page 1sur 266

© ODILE JACOB, FÉVRIER 2022

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-6110-9

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de


l'article L. 122-5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions
strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une
utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou
réproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur
ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette
représentation ou reproduction donc une contrefaçon sanctionnée par les
articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Avant-propos

« L’histoire des hommes est la longue succession des


synonymes d’un même vocable. Y contredire est un
devoir. »
1
René CHAR .

–I–
On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de
savoir aujourd’hui quelles chances nous gardons d’échapper à la
mélancolie de l’histoire, tant ses pressions sont fortes. Nul besoin
d’insister sur les raisons que nous avons d’être pessimistes sur tous
les fronts : les dérèglements climatiques et les catastrophes
sanitaires, les crises migratoires, la fragilité des démocraties,
menacées partout dans le monde par les coups de boutoir d’un
populisme vindicatif, attentatoire aux libertés fondamentales, la
persistance de régimes d’oppression et de terreur apparemment
inébranlables, les tensions internationales qui en résultent, les
risques de conflit, avec, plus que jamais, comme une épée de
Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, la perspective
angoissée d’un recours aux armes de destruction massive. Sans
compter, pour finir, la récurrence redoutée de nouvelles crises
économiques et sociales, dont l’effet premier sera d’aggraver
toujours davantage, aux limites du vivable, les conditions
d’inexistence des plus vulnérables.
Aussi comprend-on ce qu’« échapper à la mélancolie de
l’histoire » pourrait signifier. Ce serait tout d’abord refuser que le
tableau sombre qu’on vient d’esquisser se traduise dans nos vies
par cette forme de passivité et de résignation qui s’imagine
condamnée à ne rien faire, sous prétexte qu’il est déjà trop tard pour
inverser le cours du temps et changer l’état du monde, ou encore
que le mal, sous quelque forme qu’il se manifeste, comme
catastrophe et comme injustice, est inscrit dans l’histoire, et la
violence qui le manifeste, inéluctable. Serait-il trop tard non
seulement pour manifester globalement notre souci du monde,
témoigner de notre indignation, faire acte de protestation, mais tout
aussi bien localement, à une échelle qui reste à taille humaine, celle
d’un pays ou d’une cité, dénoncer et corriger l’injustice, secourir et
soulager la misère, réinventer l’avenir autrement ? « Échapper à la
mélancolie de l’histoire », ce serait ainsi se défendre contre cette
sorte de regard et de jugement, à l’avance découragés, désabusés,
sinon désespérés, qui conduisent toujours, au bout du compte, à
fermer les yeux et à consentir au pire, considérant que le monde est
trop lourd à porter pour faire autre chose qu’en éprouver, sinon
partager l’irrépressible chagrin.
Allons cependant plus loin encore pour prendre la mesure de
l’échappée, à laquelle on donnera dans les réflexions qui suivent le
nom de « résistance » ! Le risque de la mélancolie est double. Il est,
tout d’abord, de s’imaginer à tel point dépendre d’un jeu de forces et
de pouvoirs déterminant les conditions ordinaires (et extraordinaires)
de l’existence qu’on finit, presque à son insu, par laisser, de guerre
lasse, sa vie tomber hors de soi. Dépossédé, ballotté par les vents
de l’histoire, économique, sociale, politique, nationale et universelle,
comme un fétu de paille, c’est au sentiment de sa propre inexistence
que l’on est exposé : l’impression de devoir subir en permanence un
état de fait, un état des choses, l’état du monde, sans que rien ne
puisse s’y opposer et par conséquent de ne compter pour rien. Le
mur auquel il est à craindre alors qu’on finisse par se heurter est
celui de sa propre déconsidération, cette mésestime de soi qui est
précisément le creuset de ce qu’on appelle « inexistence ». Cette
impression de ne pas exister aux yeux des pouvoirs et des autorités
et de ne pouvoir davantage compter sur soi-même pour infléchir le
cours de sa vie est redoutable, parce qu’elle creuse un vide
insupportable… et parce qu’il n’est rien de plus facile que d’en
instrumentaliser la souffrance. Voilà le second risque : la mélancolie
de l’histoire est un fonds exploitable à la merci de forces, politiques
et religieuses, qui n’attendent qu’une occasion pour s’en emparer :
intégrismes, fanatismes, populismes vindicatifs de tous ordres qui ne
reculent devant rien – et certainement pas devant la violence – pour
promettre à ceux que leur rhétorique captive emprisonne de
redonner un sens à leur vie.
Ces forces sont terribles. Il faut avoir la mémoire courte pour ne
pas se souvenir qu’elles constituent le vecteur d’une régression des
droits et des libertés, ou à tout le moins qu’elles fragilisent le désir de
les protéger : un recul, une démission, dont seuls les aveugles
peuvent ignorer encore le potentiel meurtrier. Elles donnent, à peu
de frais, un nouveau sentiment d’exister, sinon son ivresse, à ceux
qui s’en trouvaient privés ; elles les bercent du mirage d’une
nouvelle puissance, dont le ressort premier tient aux violences,
exclusives, discriminantes, verbales et physiques, aux outrances, à
la haine, et plus généralement aux passions négatives qu’elles
libèrent. Comment comprendre autrement le pouvoir d’attraction et la
séduction qu’exercent sur les oubliés du progrès et autres vaincus
de l’histoire les leaders charismatiques, autorités politiques ou
religieuses, lorsqu’ils crient vengeance, jettent l’anathème, appellent
au meurtre ? Comme si la vindicte populaire qui en résulte pouvait
réconcilier avec l’histoire, aussi bien qu’avec la vie, ceux et celles
qu’elle entraîne dans sa fièvre ! Mais c’est toujours une fausse sortie
de la mélancolie que promettent les violences auxquelles ses
emportements nous font consentir, individuellement et
collectivement : une issue illusoire, une duperie qui n’aura jamais
apporté autre chose à l’histoire des hommes qu’un surcroît de
malheur et de misère.

– II –
Il en résulte que, dans les réflexions qui suivent, c’est en un
double sens qu’il faut entendre « le désir de résister ». Deux
résistances, en effet, s’entrelacent pour dessiner la trame de ce livre.
La première tient à l’inexistence – et c’est un peu partout dans le
monde qu’on en aura trouvé l’exemple, ces dernières années, au
Chili, au Liban, à Hong Kong, en Égypte, en Tunisie, en Algérie, et
même en Iran, sans compter la France. Quel que soit le motif initial
de la protestation – contre la corruption, la restriction des libertés,
l’arbitraire du pouvoir, des conditions économiques désastreuses,
des taxes insoutenables –, leurs acteurs ont partagé la volonté de
reprendre, au péril de leur vie, leur existence entre leurs mains. Par
là même, ils auront signifié aux gouvernants leur refus de se laisser
indéfiniment déposséder de l’avenir, avec, pour seule issue, cette
forme de soumission résignée, dont la douleur est d’entretenir un
sentiment d’impuissance. Ce n’est pas un hasard si les mouvements
qui ont, jour et nuit, défié à ce compte les autorités incriminées dans
cette dépossession ont été portés par la jeunesse. S’il est une chose
que porte cet âge de la vie, c’est son désir de se projeter dans
l’avenir, d’imaginer même et d’inventer l’irréductible singularité d’une
telle projection, en s’affranchissant, autant que faire se peut, des
carcans, économiques, politiques et sociaux, sinon religieux et
familiaux, qui la contraignent ou l’entravent.
Dès lors que le désir de résister se nourrit, comme tout désir, du
manque qui le définit, c’est le défaut de responsabilité des
générations précédentes qui constitue, bien souvent le premier
moteur de ces contraintes. Dans un contexte tragique, c’est ce que
les collégiens américains ont rappelé, ces dernières années, aux
élus du Congrès, en protestant contre l’impuissance de leurs aînés à
modifier la législation sur le port d’armes, afin d’enrayer
l’enchaînement ininterrompu des tueries sur les campus de leur
pays… malade de sa passion des armes. Mais c’est aussi le sens
qu’il faut donner aux mouvements de la jeunesse qui se sont
développés, partout dans le monde, suivant l’initiative de Greta
Thunberg, pour forcer les dirigeants du monde entier à prendre la
mesure des conséquences incalculables pour l’avenir de leurs
enfants de leurs tergiversations interminables pour freiner le
réchauffement climatique. Résistants, ces engagements le sont,
dans la mesure où ils s’opposent à une conception verticale de la
responsabilité. La jeunesse qui proteste ne veut plus s’en remettre
passivement aux générations qui la précèdent du souci de leur vie
future. Elle ne veut pas assister à l’enchaînement des catastrophes,
politiques, climatiques, migratoires, sans prendre sa part de
l’urgence, en exigeant des gouvernants qu’ils rendent possible ce
qu’ils disent « impossible ».
Quant au mouvement des gilets jaunes, il est significatif qu’il fut
largement initié par des hommes et des femmes que leur
rassemblement sur les ronds-points unit dans le sentiment inédit
d’avoir enfin trouvé une raison commune de sortir de ces formes
d’inexistence, si durablement mélancoliques, que sont l’isolement et
l’invisibilité. S’ils eurent, par la suite, tant de peine à quitter ces lieux
de fraternisation, ce n’est pas seulement faute d’avoir vu l’ensemble
de leurs revendications satisfaites, mais de crainte que l’existence
communément retrouvée dans l’expérience d’une lutte partagée ne
les abandonne à nouveau, à mesure que le cours ordinaire de la vie
reprendrait ses droits. Ce qu’ils redoutaient avant toute chose était
de perdre ainsi l’extraordinaire opportunité d’inventer communément
leur propre singularité qu’avait pu signifier, des mois durant, leur
passion collective de résister. Résister à quoi ? À l’insignifiance de la
vie, sans doute, quand elle est, jour après jour, accaparée par
l’insécurité du lendemain et les fins de mois difficiles, mais aussi, et
peut-être avant tout, à l’écrasement des singularités qui en résulte.
En dépit de ses débordements de violence et de l’exacerbation des
passions qui l’ont entaché, il est illusoire et fallacieux de porter un
jugement sur ce mouvement, sans tenir compte du désir qui l’a porté
qui fut avant toute chose celui d’une nouvelle considération : rien de
moins qu’une écoute inédite du pouvoir, qui repose sur un nouveau
partage de la parole. S’il y eut autant de colère et de fureur dans ses
manifestations, c’est peut-être au bout du compte qu’il n’en fallait
pas moins pour s’inventer soi-même, se trouver et se retrouver avec
d’autres dans une résistance inédite à ce sentiment d’inexistence
que produisent la poursuite et l’entretien prolongés de l’impuissance
et de l’inaction, vécues comme une fatalité.
Telle est donc la première forme de résistance, existentielle, qui
appelle la réflexion. Quant à la seconde, plus directement
idéologique et politique, elle a trait à l’exploitation partisane de la
mélancolie de l’histoire, qu’on rappelait plus haut. Elle concerne le
fantasme catastrophique d’une réconciliation avec l’existence qui
trouverait son support dans un attachement aveugle à une cause
destructrice, parce que vindicative, exclusive et discriminante,
comme le sont tous les fanatismes, intégrismes et autres populismes
identitaires. Résister alors consiste à s’attaquer aux formes de
discours qui les promeuvent, tout en dégageant des voies
alternatives pour sortir de la mélancolie. Dès lors qu’il se présente,
comme on le rappelait en commençant, mille raisons de céder à sa
pression envahissante, on n’est pas loin de penser qu’une telle
résistance pourrait suffire à caractériser, dans ses multiples facettes,
l’engagement dans la cité qu’on est en droit d’attendre du
philosophe, mais peut-être plus largement de chacun de nous,
quand il se décide à descendre dans l’arène.
Elle définit la vocation critique de l’éducation, au service d’une
politique des singularités. De quoi avons-nous besoin aujourd’hui ?
De continuer à apprendre, ou de réapprendre, à penser par nous-
mêmes. Les forces qui nous en empêchent sont multiples, et
certaines ont pris, avec les nouvelles technologies du savoir et de
l’information, une puissance inédite, difficilement contrôlable. Celles
des temps anciens sont toujours actives. Les dogmes politiques, les
idéologies verrouillées, les catéchismes religieux, et leur cortège de
préjugés, n’ont rien perdu de leur pouvoir d’emprise sur les cœurs et
les esprits. Leur prétention prosélyte à encadrer la pensée et à
entraver l’action est toujours aussi hégémonique, comme l’est leur
propension à faire peser un discrédit soigneusement entretenu sur
les savoirs qui les dérangent. Mais là où, jadis, quelques autorités
instituées avaient le privilège de cette contrainte, c’est aujourd’hui
une myriade d’acteurs qui rivalisent pour s’emparer des consciences
et les tenir captives. Il n’est rien qu’elles s’interdisent : le mensonge,
la désinformation, l’intoxication d’une rumeur.
Aussi le vecteur commun de toutes les résistances consiste-t-il à
trouver des armes pour s’y opposer. Celles-ci sont d’abord critiques
– et c’est au moins l’une des vocations de la philosophie, comme
apprentissage, comme sagesse et comme art de vivre, que d’y
pourvoir. La première condition pour que notre besoin de penser par
nous-mêmes soit satisfait, sans que cela revienne à se bercer
d’illusions sur sa propre autonomie, consiste dans le réveil de notre
jugement critique à l’encontre de tout enfermement partisan ou
communautaire. Nous devons apprendre pour nous-mêmes et pour
le bien des autres à critiquer les images et les discours, à faire un tri
objectif, reposant sur des critères valables, entre ceux qui méritent
notre crédit et ceux qu’il est légitime de mettre en doute, de
soupçonner et de rejeter le cas échéant. Il y a urgence. Parler de
« politique des singularités », c’est en prendre la mesure. Il n’est pas
vrai qu’il est d’emblée donné à tout un chacun de penser par soi-
même, sans qu’y contribue cet apprentissage patient que demande
l’exercice de l’attention et de la vigilance. Il n’est d’éveil qui ne se
gagne sans l’invention d’une voie singulière. Elle seule nous permet
d’échapper aux tutelles qui nous font croire à notre autonomie, alors
même qu’elles nous imposent, au risque du pire, leur langue
formatée et, avec elle, leur vision préconçue du monde.
Souvenons-nous de l’aphorisme de René Char qu’on a choisi de
mettre en exergue pour ouvrir ces réflexions préliminaires :
« L’histoire des hommes est la longue succession des synonymes
d’un même vocable. Y contredire est un devoir. » Une politique des
singularités est une politique qui déjoue les dérives autoritaires du
pouvoir. Elle se défend de céder à la facilité de la soumission,
abandonnant l’exigence de penser par soi-même. Elle sait que la
synonymie que le poète repousse est le rêve avoué ou caché des
fossoyeurs de la liberté, quelque visage qu’ils prennent. Parce
qu’elle reconnaît avec lui que la contradiction dont il parle est le seul
moyen de s’y opposer, elle en fait sa vocation, sans craindre d’être
contestée.
CHAPITRE I

La verticalité du pouvoir
(Retour sur le mouvement des gilets
jaunes)

–I–
Rien n’est moins prévisible que le destin posthume d’une
pensée, quand un philosophe s’est depuis longtemps retiré de la
scène. Et il est probable que Paul Ricœur aurait souri si on lui avait
prédit que, moins de quinze ans après sa disparition, un président
nouvellement élu se prévaudrait de ses leçons. Il en est une pourtant
que l’on ne saurait trop inciter les gouvernants de tous pays à
reprendre et à méditer, tant elle touche à l’exercice périlleux du
pouvoir, à sa violence résiduelle et aux résistances qu’il suscite. Elle
1
énonce un paradoxe que l’on résumera de la façon suivante . D’un
côté la responsabilité politique ne saurait s’exercer autrement que
dans son pouvoir de décider. De l’autre, les décisions que prennent
les gouvernants qui ont été choisis pour le faire sont nécessairement
vécues par ceux auxquels elles s’appliquent comme une disposition,
plus ou moins arbitraire, plus ou moins juste, de leur existence. Dans
tous les domaines de la vie (la santé, l’éducation, le travail, la justice,
la sécurité), le pouvoir fait ses choix. Il n’est au demeurant pas
concevable qu’il n’en aille pas ainsi. Nous n’en attendons pas moins
de son action, au moment où, par le biais d’un vote démocratique,
nous nous en remettons à lui des protections que nous exigeons
dans chacun de ces domaines. Nul en réalité ne désire, pas même
le plus farouche de ses opposants, un gouvernement qui se
révélerait incapable d’agir et donc de décider. Et rien ne lui serait
davantage préjudiciable que l’attentisme, l’inertie, l’impuissance ou
la paralysie. Pour autant, les incidences de son action sur nos vies,
au quotidien et dans la durée, nous sont insupportables, qu’il
s’agisse d’une taxe sur le prix des carburants, de la fixation d’un âge
pivot pour le départ à la retraite ou de toute autre réforme, ponctuelle
ou structurelle.
À supposer que l’on veuille donner droit à la référence
mythologique qui a fait couler tant d’encre depuis l’élection
présidentielle de 2017, la « verticalité » qui caractérise une telle
gouvernance est emblématique de ce qui fait l’ambition d’un
« pouvoir jupitérien ». Pour être un tant soit peu crédible, la hauteur
qui en résulte suppose néanmoins que trois conditions au moins
soient remplies. Elle exige que les décisions soient prises à l’abri
des trois forces contraires qui empêchent le pouvoir de s’exercer en
toute indépendance : d’abord les pressions d’une opinion
reconstituée, fluctuantes et versatiles, ensuite l’influence des
lobbies, désireux de faire valoir leurs intérêts particuliers à l’encontre
de l’intérêt général, enfin l’embarras des querelles de partis et de
courtisans. Il faut s’attarder sur cette triple indépendance. Elle
constitue l’enjeu de la confrontation du pouvoir avec une triple
puissance. La première est celle des instituts de sondage et des
conseillers en communication qui ne se contentent pas de recevoir,
mais de construire également une image contraignante de cette
opinion. On se souvient de l’abus que connut, sous tels
quinquennats précédents, la sollicitation incessante de ces
instruments de mesure, dictant au chef de l’État l’humeur et le tempo
de ses réactions. Elle installait le soupçon que l’un des paramètres
essentiels des décisions prises ou promises était la nécessité de
flatter l’opinion majoritaire, telle qu’elle était réduite à des éléments
comptables. Ce qu’il y avait de redoutable alors, c’était la multiplicité
des filtres ou des médiations, comme s’il était acquis que le chef de
l’État ne saurait se faire une idée d’une situation donnée et d’un état
de l’opinion sans le secours de ces chiffres, si discutables soient-ils,
dans la méthode et le résultat de leur comptabilité. La
compréhension des gouvernants devenait ainsi tributaire du compte
abstrait d’une statistique qui loin de rapprocher le pouvoir des
citoyens n’avait d’autre effet que de l’en éloigner toujours davantage.
Le moins qu’on puisse dire est que, de ce point de vue, le
mouvement des gilets jaunes qui aura tenu le pays en haleine
pendant de longs mois aura révélé le fossé qui résulte d’une telle
méconnaissance.
La deuxième puissance est celle des groupes de pression, qui
tentent par tous les moyens d’infléchir la décision pour imposer leurs
intérêts industriels, économiques et financiers comme prioritaires, en
dépit de leurs conséquences environnementales et sanitaires
avérées. Il n’y a pas, comme on sait, de moyens qu’ils ne soient
prêts à mettre en œuvre pour contrer la parole d’experts
indépendants, quand elle apporte la preuve des effets négatifs des
produits qu’ils veulent défendre coûte que coûte. Leur stratégie est
redoutable, tant elle inclut un usage de la parole qui revient à lui faire
perdre toute crédibilité. Négation des faits, refus de l’évidence,
contestation des compétences : tout est bon pour faire douter de la
vérité. Dès lors qu’il s’agit de la santé et de la vie de ceux qui
s’estiment victimes de ces produits (amiante, pesticides, produits
pharmaceutiques handicapants ou mortifères), il est inévitable que
leur puissance soit d’autant plus vécue comme une injustice qu’elle
se traduit, trop souvent, par l’impunité des responsables. Leur
puissance ainsi apparaît comme une surpuissance que le droit ne
contraint que de façon très relative, dès lors qu’elle sait s’affranchir
de ses règles, les contourner, avec des risques limités. D’un pouvoir
jupitérien, on attendrait donc qu’il sache exprimer sa capacité de
résistance aux moyens déployés par cette surpuissance pour
parvenir à ses fins, sous peine d’apparaître comme une marionnette
dont ses détenteurs tireraient les fils. Sa verticalité ne saurait être
crédible si, s’appliquant de façon implacable aux sans-pouvoir, elle
se courbait devant les puissances économiques et financières,
incapable d’imposer des limites à leur propre appétit de pouvoir,
c’est-à-dire de traduire sa volonté par des mesures de protection
concrètes, et non par de simples formules incantatoires et dilatoires.
De ce point de vue, rien n’aura davantage entamé l’image
jupitérienne du pouvoir en place que l’aveu d’impuissance d’un
ministre de l’Écologie emblématique, lorsque, voyant son action
systématiquement entravée par la surpuissance des lobbies, il
choisit de jeter l’éponge.
Quant à la troisième puissance, à l’égard de laquelle il convient
que le pouvoir garde son indépendance, elle l’accompagne depuis
toujours comme son ombre. C’est celle des « courtisans » et autres
« amis » du chef de l’État et de son gouvernement qui comptent bien
bénéficier de leur proximité pour obtenir postes, avantages et
privilèges. Il faut être naïf pour ignorer qu’au titre des jouissances
particulières que procure l’exercice des responsabilités l’une des
plus fortes et peut-être aussi des plus obscures réside dans le
pouvoir de désigner, de nommer, de distribuer des places, de faire et
de défaire le destin. Aucune, au demeurant, n’éveille davantage
le soupçon d’entretenir ce système arbitraire qu’on appelait jadis le
« fait du prince ». C’est si vrai qu’il n’est pas de candidat à la
fonction suprême qui ne promette, le temps d’une élection, de
rompre avec de telles pratiques ; assurant que seuls désormais les
compétences, le savoir-faire, le mérite entreront en ligne de compte
dans l’attribution des postes. Dans cette perspective, comment
comprendre ce que pourrait avoir de jupitérien un tel exercice ? Est-
ce d’assumer sans scrupule ce « fait du prince », en se moquant, à
l’avance, des soupçons, des commentaires et des critiques ; ou est-
ce de tenir ses promesses de campagne et de faire prévaloir, quoi
qu’il en coûte aux « amis-prétendants », des critères de choix
affranchis des cercles courtisans ? La décision est d’importance, car
il y va, là encore, de la crédibilité du pouvoir, tant il est vrai qu’il n’y a
rien à quoi les « gouvernés » soient plus allergiques que l’impression
pénible de se heurter à l’entre-soi des gouvernants ; comme on reste
coincé, misérable, aux pieds des murailles d’une forteresse. Nul
doute qu’une telle impression compta pour beaucoup dans le
ressentiment qu’exprimèrent les gilets jaunes à l’encontre de la
classe politique, dans son ensemble, mais aussi des journalistes
soupçonnés d’appartenir à cet entre-soi.
Reste un dernier point controversé, quant à la verticalité du
pouvoir jupitérien. Comme l’indique suffisamment la métaphore
olympienne, un pouvoir se réclamant de Jupiter devrait savoir se
tenir à distance des simples mortels que sont les citoyens ordinaires,
au-dessus de leurs passions (la peur, la colère, le ressentiment) et
de leurs querelles partisanes. Cela suppose, en réalité, deux
exigences de nature différente. La première est difficile à tenir, tant
elle se heurte, là encore, à des pressions et sollicitations constantes
autant de l’ensemble des médias, à commencer par la presse à
sensation, que de leur public usuel, dont les organes de presse, la
radio et la télévision n’anticipent, n’entretiennent et ne satisfont pas
la curiosité sans raison. Il s’agit de la séparation stricte entre ce qui
relève de la vie privée – avec son lot de passions : ses amours et
ses désamours, ses unions et ses ruptures, ses joies et ses peines –
et l’exercice du pouvoir. Là encore, il y va d’un choix difficile, à la
croisée des chemins, entre deux options incompatibles. La première
reviendrait à considérer qu’être « jupitérien » implique qu’on se
laisse sinon diviniser, du moins idolâtrer. Rien n’interdirait aux
gouvernants d’entretenir, par ces moyens, le culte de leur propre
personnalité, avec ce que celui-ci peut exiger d’intrusion consentie
dans leur vie privée. Être au sommet de l’Olympe, ce serait accepter
de jouer ce jeu étrange, selon lequel il est acquis que les passions
des dieux sont plus captivantes, à défaut d’être exemplaires, que
celles du commun des mortels. Photos, reportages, révélations sur
leur vie privée contribueraient à entretenir cette fascination,
désormais indistincte de celle que suscite leur pouvoir, de la même
façon qu’ils construisent la légende des princes et des princesses,
des vedettes de la chanson, des stars du cinéma et autres idoles,
sans qu’on sache toujours si on les aime pour leurs talents ou pour
les aléas de leur vie sentimentale. À l’héroïsation des faits d’armes
se substitueraient les grandes et petites misères de la vie affective,
comme ressort de la popularité. C’est peu dire que les quinquennats
précédents en auront offert la chronique et le spectacle permanents.
Est-ce avec ces pratiques que la revendication jupitérienne entendait
signifier une rupture ? L’invocation du dieu grec signifierait alors tout
autre chose : rien de moins que la volonté de mettre ses propres
passions à l’abri du regard des mortels – ou, en tout cas, de ne pas
les laisser interférer avec l’exercice du pouvoir.
La seconde exigence concerne une autre façon de penser cette
interférence. « Être au-dessus des passions » n’engage plus alors la
nécessité de protéger sa vie privée, mais celle de garder une
distance minimale avec les réactions passionnelles, qu’elles soient
ou non spontanées, voire instinctives, que provoquent les
événements dramatiques, les faits divers, les catastrophes, les
disparitions qui, aussitôt advenus, attendent une déclaration
publique. Ce que ces événements font dire et donnent envie de
faire, sous le coup de l’émotion, ou dans le feu de la colère et de
l’indignation, est une chose. Toute la question est de savoir si la
parole et l’action du pouvoir en sont une autre, c’est-à-dire si elles
peuvent et doivent être conformes à cette émotion, ou s’il importe
qu’elles soient d’une autre nature. Quelle est la juste mesure de
l’unisson ? Où commencent et où s’arrêtent cette conformité et son
éventuel mimétisme ? Là encore, il s’agit d’un carrefour, cette fois-ci,
entre trois options. La première est celle d’un écart souverain qui fut
longtemps de mise. Le pouvoir estimait qu’il y allait autant de sa
dignité que de sa responsabilité de se tenir à distance des émotions
populaires. Même en cas d’attaque du territoire, d’accident ou de
catastrophe, industrielle ou naturelle, son expression devait rester
mesurée. Ce qu’il lui fallait garder en tête, en effet, c’est le caractère
potentiellement « déraisonnable », sinon incontrôlable et excessif de
ces émotions, leur emportement, leurs dérives potentielles, à plus
forte raison quand celles-ci, confrontées à un traumatisme collectif,
risquaient d’être vindicatives, sinon elles-mêmes meurtrières. La
juste mesure procédait alors de la conscience, chargée de mémoire,
que l’émotion, si légitime soit-elle, fait bon ménage avec la violence.
Elle est toujours susceptible, dans le temps où elle nous submerge,
pour de bonnes raisons, de nous faire proférer des paroles et désirer
des actions, extrêmes, que nous n’aurions jamais imaginer pouvoir
ni devoir cautionner. L’inconvénient cependant de cette distance de
la raison est qu’elle passe pour de l’indifférence ou du mépris, dès
lors que, délibérément contrôlée, elle se méfie des passions, et
privilégie la mesure sur les débordements de la pensée et du
discours.
D’où la tentation récurrente d’une deuxième option. Le
mimétisme aux abois, dont elle relève, nous est familier. C’est peu
dire en effet que, ces dernières années, marquées par des
événements terribles, il n’aura pas manqué de leaders
charismatiques pour rebondir, sinon surenchérir, sur la moindre
émotion, au risque d’accompagner ou de faire mine d’épouser des
passions, comme la colère aveugle, le besoin de vengeance ou
encore la désignation attendue d’un bouc émissaire. De peur de
manquer le suffrage du peuple, ils n’eurent pas de formules assez
frappantes, d’expressions simplifiées pour manifester qu’ils étaient
en phase avec ce que ressentent leurs électeurs potentiels : leur
tristesse, leur indignation, leur colère, leur peur, leur ressentiment,
voire leur soif, conjointe et confuse, de vengeance et de sécurité.
Nous verrons plus loin que ce mimétisme constitue le ressort
premier des populismes, mais sans doute aussi, pour des raisons
voisines, des régimes autoritaires, en quête d’un soutien populaire.
Le trait caractéristique de cette deuxième option est qu’elle se traduit
par des jugements à l’emporte-pièce, des condamnations hâtives et
des solutions expéditives. Au risque d’y perdre le sens de ces
responsabilités, elle court le plus souvent derrière la violence latente
qui gronde au cœur de chacune de ces émotions ; et fait de sa
captation le ressort de son succès.
Y a-t-il dès lors une troisième option qui correspondrait à un
exercice jupitérien du pouvoir ? Elle existe sans doute ; et l’on en
ferait volontiers un principe absolu du jugement et de l’action à
l’usage des gouvernants. Elle consiste à ne rien céder à la violence,
s’accordant, avec compassion, aux émotions qui la condamnent et
refusant, avec la plus grande intransigeance, celles qui l’appellent de
leurs vœux ou qui la justifient. Aucun pouvoir aujourd’hui ne saurait
se passer d’une politique des affects. Mais qui dit « politique » ne dit
pas nécessairement « instrumentalisation intéressée » ni
« exploitation partisane ». Ce qu’une telle politique suppose, en
effet, c’est la mesure exacte du pouvoir ambivalent des passions et
de la charge explosive du langage qui les réveille. Dans
l’organisation de la vie collective, il est à la fois un remède et un
poison. Il peut servir aussi bien la vie que sa destruction. D’un côté,
une passion comme la colère est un soutien vital, lorsqu’elle
contribue à garder intacte notre capacité à nous indigner devant le
crime et à nous révolter contre l’injustice. La responsabilité du
pouvoir alors est de savoir l’entendre et de l’analyser, chaque fois
qu’elle gronde dans la rue, et non de l’ignorer, de la minimiser, de
l’étouffer ou de la réprimer. Un soutien vital, la peur l’est également,
lorsqu’elle concentre notre attention sur des menaces réelles,
comme le sont une pandémie incontrôlable, le réchauffement
climatique ou la prolifération des armes nucléaires ; et qu’elle nous
pousse à agir, à rebours de toute indifférence passive et de toute
résignation. D’un autre côté cependant, ces mêmes passions, la
colère comme la peur, peuvent aussi se révéler mortifères, réveillant
en chacun des pulsions aussi destructrices que le sont la haine ou le
plaisir-désir de voir ou de faire souffrir. Elles jouent ce jeu dangereux
assurément chaque fois qu’elles servent, au sein d’une même
communauté, à dresser les uns contre les autres, accentuant la
désunion, au lieu de réparer l’union fragilisée. Ce n’est pas une vue
de l’esprit ; et les exemples ne manquent pas, sur tous les
continents, qui rappellent les souffrances que les hommes, laissant
libre cours à leurs passions négatives, peuvent s’imaginer autorisés
à infliger à ceux qu’ils ne reconnaissent plus comme leurs
« semblables », pour peu que les gouvernants le leur laissent croire.
On aura compris que de cette ambivalence résultent deux politiques
possibles. La première fait le calcul répété et potentiellement
meurtrier de la division ; elle joue cyniquement avec le feu des
passions populaires, pariant sur le profit électoral qu’elle pourra tirer
de leur exploitation. La seconde connaît le coût humain d’un tel pari ;
et elle se l’interdit. L’intelligence qu’elle a des forces qui séparent –
comme le sont les différences qui traversent la société et les
fractures qui la fragilisent, d’ordre social et culturel – est la raison
d’une politique qui a pour principe d’apaiser les tensions, de déminer
les conflits, plutôt que de les aviver par des déclarations
incendiaires.

– II –
Telle pourrait être la grandeur d’un pouvoir jupitérien. Moins les
exigences qu’on vient de rappeler sont satisfaites, moins son
ambition est crédible, au risque de passer pour une posture. Le
moins qu’on puisse dire est que l’ampleur du mouvement des gilets
jaunes, la bienveillance avec laquelle, au moins les premières
semaines et en dépit de ses violences répétées, il fut soutenu par
une large partie de l’opinion témoignent qu’aux yeux d’un grand
nombre de citoyens rien ne les avait convaincus de son exercice
impérieux, à commencer par la façon dont il leur semblait faire peu
de cas de leurs difficultés, de leur isolement, de leur sentiment d’être
abandonnés et, pour finir, de leur aspiration à une vie meilleure.
Parce que la mesure n’avait pas été prise de ce que beaucoup
vivaient et vivent encore comme des « conditions d’inexistence »,
parce que aucune attention, aucune écoute ne leur avait été
accordée, le pouvoir, pris par surprise, ne sut pas voir monter la
vague de son discrédit. Il était inévitable, dans ces circonstances,
qu’en dépit de leur légitimité démocratique incontestable les
décisions qu’il prendrait soient contestées. C’est donc d’abord autour
du refus partagé d’une dépossession que le mouvement de
protestation cristallisa. Ce à quoi les hommes et les femmes
rassemblés sur les ronds-points manifestèrent le désir de résister fut
avant tout cette fatalité de l’existence selon laquelle ils n’auraient
qu’à se résigner, chaque fois qu’une décision politique, infléchissant
leurs conditions de vie, les déposséderait de leur capacité d’agir, par
eux-mêmes et comme ils l’entendent, sur ces mêmes conditions.
Dès lors que la vie humaine est conditionnée par des décisions
qui ne lui appartiennent pas, il lui est impossible, en effet, de ne pas
ressentir le pouvoir qui exerce sa force sur elle comme une violence.
Voilà le paradoxe du politique. Sa verticalité en partie nécessaire est
une dépossession, par définition violente. On pourrait même dire
que plus les décisions verticales sont olympiennes – avec ce que
cela peut supposer de hauteur, de condescendance ou de mépris
pour les opinions et les passions des simples mortels –, plus la
contrainte, mal vécue, est perçue comme l’effet d’une force
arbitraire. Il n’est pas interdit de s’en alarmer. La frontière qui sépare
une dépossession inévitable (qui relève de l’essence du
gouvernement) de sa systématisation brutale et aliénante est
précaire. Elle appelle de la part des citoyens une vigilance critique
de chaque instant, tant il est vrai que la « folie de la hauteur » fait
parfois basculer la démocratie dans son contraire. Ce n’est
évidemment pas le cas en France (du moins pas encore), pas plus
au demeurant que dans la plupart des démocraties européennes,
encore qu’il soit légitime de s’interroger sur les dérives autoritaires
des gouvernements populistes, à commencer par les
gouvernements hongrois et polonais. Sans doute nous situons-nous
encore – on ne le redira jamais assez – aux antipodes de la tyrannie.
Et il importe de ne pas oublier ce qui nous en distingue
radicalement, en nous gardant d’utiliser, comme d’aucuns se le
permettent à tort, non sans légèreté, les termes de « dictature » et
de « fascisme » à tout bout de champ – les amalgames indus et les
raccourcis outranciers profitant rarement à la vérité. Il reste que nul
n’est à l’abri de la montée inexorable d’un populisme xénophobe et
agressif, peu soucieux des droits et des libertés. Et qu’il n’y a jamais
de raison suffisante de ne pas craindre le pire, comme les dernières
élections présidentielles brésiliennes nous l’ont brutalement rappelé.
Que dire au demeurant de la Russie, de la Turquie, de l’Inde et
de tant d’autres régimes ? On ne saurait risquer quelques réflexions
sur ce que l’« image » d’un pouvoir jupitérien donne à penser sans
évoquer, loin de son usage hexagonal, le versant sombre de sa face,
quand Jupiter prend ailleurs les allures d’un tyran. Qu’est-ce, au
demeurant, qu’un pouvoir autoritaire ou dictatorial sinon une
verticalité vindicative, exclusive, que sa hauteur et son surplomb
rendent allergique à toute contestation, à toute critique, comme à
toute opposition, au point que tout ce qui pourrait y ressembler fait
aussitôt l’objet d’une répression impitoyable ? La folie de la hauteur,
c’est son enfermement et sa jalousie dans une forteresse qui
s’imagine assiégée de toute part. La nature et le ton des paroles
qu’elle est capable d’entendre sans en prendre ombrage, c’est-à-dire
sans les réprimer, sont si restreints que leur nombre se réduit
comme une peau de chagrin. Seule la flatterie et la complaisance
des courtisans restent de mise. Encore celles-ci sont-elles tellement
artificielles que le crédit qui leur est accordé reste fragile et la
confiance dont bénéficient leurs thuriféraires, entièrement réversible.
Parce que la méfiance maladive du tyran (sa hantise d’être renversé
et/ou assassiné) est proportionnelle à sa hauteur, celle-ci est par
essence criminelle. Elle ne peut faire autrement qu’éliminer tout ce
qui pourrait, de près ou de loin, remettre en question la position
proéminente qu’elle occupe. Voilà pourquoi on ne sera jamais assez
attentifs pour guetter les signes avant-coureurs de cette folie partout
où, dans le monde, des manifestations embryonnaires des phobies
qui la caractérisent (celles de la presse, de la liberté d’opinion, de
l’indépendance des magistrats, des libertés académiques, des
mouvements associatifs, des revendications syndicales, de la
protestation et de la contestation) laissent présager une dérive
tyrannique. Voilà au moins ce à quoi nous savons qu’il faudra
toujours résister, tant il faut être naïf pour s’imaginer que la force de
ses institutions constitue un verrou suffisamment solide pour
protéger à jamais un système politique, même démocratique, de sa
progressive intrusion sur la scène politique.
Loin de ces rivages meurtriers, revenons cependant, dans des
termes plus généraux, à la verticalité du pouvoir. On retiendra qu’elle
est consubstantielle à la force qu’il exerce sur la vie des citoyens.
Mais à quoi au juste sa domination fait-elle violence ? À rien de
moins qu’à ce qu’on décrira comme une horizontalité composite.
Paul Ricœur en avait retenu la leçon de Hannah Arendt : la politique
trouve sa raison d’être dans la « pluralité humaine ». L’intérêt de la
notion d’horizontalité est qu’elle permet aussi bien de la décrire que
de prescrire quelques règles organisant la coexistence de ses
composantes. Pour que la « pluralité » soit assumée et protégée, il
faut reconnaître au moins trois principes. Le premier est que rien
n’autorise l’uniformisation des croyances et des opinions. Sa
protection, en ce sens, est fonction de la garantie et de l’organisation
de sa diversité. L’humanité reste plurielle, dans un lieu donné, dès
lors qu’aucune façon de penser, mais aussi de vivre, ne s’y impose
de façon unilatérale, au détriment des autres. Qu’une minorité,
« ethnique », religieuse, linguistique, sexuelle, fasse l’objet d’une
législation discriminante, qu’elle soit stigmatisée ou persécutée par
le pouvoir ou avec son soutien tacite ou explicite, et c’est aussitôt ce
premier principe qui s’en trouve transgressé. N’imaginons pas une
seconde que nous serions à l’abri de toute transgression de cet
ordre ! Le succès inquiétant du discours vindicatif, sinon atrabilaire,
des intellectuels identitaires prouve qu’il n’en est rien. Ce qu’ils
demandent, en effet, au titre d’une « identité nationale », largement
fantasmée, qu’ils estiment perdue ou menacée, n’est rien de moins
qu’une division de la pluralité, sinon même son conditionnement.
Tous les individus, distingués et « classés » selon leur
« appartenance », n’y auraient pas les mêmes droits ; et il y aurait
quelques conditions culturelles à remplir pour être admis à en faire
partie.
Le deuxième principe est que l’horizontalité qui procède de cette
égalité se traduise du même coup par une diversité de voix et
d’expressions. Elle ne se maintient qu’en résistant à la confiscation
ou à l’interdit de la parole, sous quelque motif que ce soit. Aussi
n’est-elle jamais autant menacée que lorsqu’un pouvoir arrogant
revendique le privilège de parler pour les autres ou à la place des
autres. Le respect de la pluralité est incompatible avec toute forme
de censure, quelle qu’elle soit. La responsabilité du pouvoir ainsi est
d’admettre que la communauté sur laquelle il s’exerce est d’autant
plus forte qu’il permet à chacun d’inventer sa propre singularité. Il y a
deux façons, en effet, de comprendre cette force. La première mise
sur une cohésion, dont elle suppose que seule l’uniformité des
mœurs et de la pensée la garantit. Dans un tel cas de figure, qui est
celui des régimes autoritaires, des dictatures et des théocraties, le
souci du pouvoir est d’exercer sur la presse, sur les radios et les
télévisions un contrôle tel qu’aucune voix divergente ne pourra s’y
exprimer. Il est, plus largement, d’endoctriner et d’embrigader les
individus, dès l’enfance, afin de perpétuer l’entretien de cette stricte
conformité. Il s’épuise enfin dans la traque de toute dissidence. Sa
violence n’est plus à prouver. Il faut donc comprendre ce qui fait la
« force » d’une communauté autrement. Cette seconde façon
consiste à reconnaître, à l’inverse de la précédente, que, si force il y
a, celle-ci ne saurait procéder que des individus eux-mêmes, pour
peu que leur pluralité s’exprime effectivement dans la variation des
singularités qui la composent. Loin d’exiger que tous se conforment
à un modèle de vie préétabli, elle affirme que la vie ne vaut que pour
autant qu’elle reste variable. Tandis que la première façon de voir
s’inquiétait des écarts, celle-ci les encourage et les promeut. Elle ne
s’autorise l’interdiction d’aucune expression artistique, elle ne
contrôle le rayonnage d’aucune librairie ni d’aucune bibliothèque,
elle respecte les libertés académiques en s’interdisant d’imposer
leurs contenus d’enseignement aux professeurs des universités. Il
faut cependant aller plus loin dans l’analyse. De ces deux façons de
penser (et d’administrer) ce qui fait la force d’une communauté
résultent, en effet, deux relations aux trois dimensions du temps (le
passé, le présent et l’avenir) et à l’histoire radicalement différentes.
Pour la première, le temps est arrêté, figé dans la préservation du
passé, qu’il s’agit de reproduire à l’identique. Tout ce qui se donne à
voir comme un présent modifié (la modernité) et laisse pressentir un
futur différent est redouté et combattu. Pour la seconde, chaque
nouvelle expression (traduction, importation, échange, création,
invention) qui écarte le présent du passé apparaît comme la chance
d’une autodifférenciation qui projette la communauté en question
dans l’avenir.

Quant au troisième principe, il vient compléter les deux premiers.


Il suppose la considération ou encore la reconnaissance de
l’ensemble des « prises de position » qui résultent de cette pluralité.
Il ne suffit pas, en effet, de laisser les voix divergentes s’exprimer ni
de les tolérer avec condescendance, de haut en bas. Il faut encore
les écouter, leur reconnaître la part qu’elles sont appelées à prendre
dans la discussion, leur accorder l’attention qu’elles attendent. Cette
écoute, cette considération, cette reconnaissance politiques ne sont
pas rien. Elles sont essentielles au gouvernement des hommes et
des choses. On soulignait au commencement que la relation des
citoyens à un pouvoir vertical était indissociable de sa demande de
protection dans tous les domaines de la vie : l’emploi, la santé,
l’environnement, l’éducation, la sécurité de l’espace et des
transports. Elles demandent de la part des gouvernants un soin et
un souci, qui là encore les mettent à la croisée des chemins. D’un
côté, la tentation est grande pour le pouvoir d’en exercer la
responsabilité, sous la forme d’un « paternalisme » assumé, plus ou
moins autoritaire. Dans une telle perspective, le « père de la nation »
et son armée de conseillers, du sommet de l’Olympe, n’ont pas
besoin de consulter leurs « administrés » pour savoir ce qui est bon
pour eux. Parce qu’ils en maîtrisent l’expertise, ils en ont une
meilleure conscience, plus juste et plus impartiale, que ceux qu’ils
gouvernent, soupçonnés d’être mal informés ou manipulés. D’un
autre côté, nombreux sont les signes attestant que le crédit d’une
telle pratique du pouvoir, qui renvoie peut-être aux formes les plus
archaïques de sa verticalité, est en voie d’épuisement, ou du moins
que sa capacité à répondre aux attentes des gouvernés, à les
satisfaire a atteint ses limites. Il est usuel, au regard des dernières
élections qui se sont déroulées partout en Europe (l’abstention, la
montée des nationalismes populistes et peut-être même les pulsions
régionalistes), de s’inquiéter d’une crise de la démocratie. Nul doute
que cet épuisement compte au nombre des facteurs qui l’expliquent.
Elle fait apparaître la nécessité d’une deuxième voie qui consiste
dans l’invention nécessaire des conditions qui permettraient de
redonner la parole à ceux qui y ont si peu et si rarement part. Nul
doute que cette nécessité, le mouvement des gilets jaunes en aura
imposé la conscience sur la place publique. C’est peu dire qu’il aura
permis, comme jamais, de constater l’épuisement qu’on évoquait à
l’instant.
Il faut cependant aller plus loin pour prendre la mesure de ce à
quoi il importe de résister. Des réflexions qui précèdent, il n’est pas
difficile, en effet, de déduire la façon dont un pouvoir vertical est
susceptible de faire violence aux principes qui préservent la pluralité,
dans son horizontalité. Chacun d’eux peut être différemment
menacé, selon les régimes politiques. D’un pouvoir démocratique,
on est en droit d’attendre qu’il ne se retourne jamais contre les deux
premiers principes (la diversité des croyances et des opinions et la
liberté d’expression), quelle que soit la force de sa verticalité. Il n’en
va évidemment pas de même avec un régime autoritaire, encore
moins avec une théocratie. Dès que l’anathème est officiellement
jeté sur une religion ou une culture données, c’en est fini de la
pluralité – et avec elle de l’horizontalité qui l’accueille. Une croyance,
un système d’opinions prennent le pas sur les autres, les écrasant
du soutien officiel dont ils bénéficient. La verticalité se dédouble,
oppressive et discriminante, articulant l’un à l’autre pouvoir politique
et pouvoir religieux. Du même coup, on comprend que la relation
entre un pouvoir vertical et l’horizontalité sur laquelle sa force
s’applique est plus complexe qu’il y paraît, notamment dans un
cadre démocratique. Loin de toujours la menacer ou la
compromettre, il n’est pas difficile de comprendre combien cette
verticalité est également nécessaire pour protéger l’horizontalité
d’elle-même. Si cette dernière suppose une diversité de croyances
et d’opinions, rien ne permet de penser, en effet, que leur
coexistence pacifique, leur tolérance et leur respect mutuels
s’imposent d’eux-mêmes. C’est alors au pouvoir qu’il appartient de
les garantir, avec toute la hauteur et la distance qui s’imposent, pour
peu qu’elles soient garantes de sa neutralité. C’est peu dire que, ces
dernières années, alors même qu’un fanatisme meurtrier se
réclamant d’un islam radical n’avait d’autre objectif qu’introduire
dans la cité une nouvelle guerre des religions, faisant de chacun
l’otage de l’une ou l’autre de ses appartenances, le choix d’une telle
hauteur et d’une telle distance, qui restent la façon la plus juste de
comprendre le respect de la laïcité, aura prouvé son absolue
nécessité, dans les circonstances les plus dramatiques.
Reste le troisième principe qui concerne la considération et la
reconnaissance de la pluralité des voix, fussent-elles portées par
une protestation, une contestation, une opposition, plus ou moins
radicales, à la politique qui est menée. Dans le cas des régimes non
démocratiques, de la Turquie à la Chine, en passant par la Russie et
tant d’autres pays, le sort de ces voix divergentes est vite réglé. La
verticalité du pouvoir ne se manifeste pas autrement que par leur
répression impitoyable. La presse est muselée, les libertés
académiques sont supprimées, les mouvements associatifs de
défense des droits et des libertés, interdits, les opposants, arrêtés ou
assassinés. Il n’en va heureusement pas de même dans les régimes
démocratiques – et cela suffit à faire une différence qu’on ne devrait
pas avoir besoin de rappeler. Il faut, en effet, se méfier des analyses
caricaturales – c’est le ressort mensonger des populismes –, qui ne
cessent, confondant les régimes, de mettre toutes les violences sur
le même plan, de crier au loup, au coup d’État ou à la dictature, en
toute sécurité. Est-ce que pour autant, dans une démocratie comme
la plupart de celles qui constituent l’Union européenne, la
considération et la reconnaissance de la pluralité des voix sont
assurées, le partage de la parole garanti ? Rien n’est moins évident.
Mais les moyens mis en œuvre pour minimiser, sinon ignorer, la part
démocratique de ces contre-paroles susceptibles de contrarier, sinon
de contester, les décisions du pouvoir vertical sont autrement plus
subtils. Ils relèvent de ce qu’on pourrait appeler ses tendances
« démophobiques ».
De quoi s’agit-il ? Comme l’étymologie de ce mot-valise l’indique,
la démophobie est la phobie (ou la hantise) du peuple, sinon une
allergie à ses façons d’être. Elle se traduit par la construction de son
image péjorative. Le peuple, en ce sens, ne doit pas être entendu
comme le « corps démocratique des citoyens », mais comme
l’ensemble des classes populaires – le petit peuple, autrement dit,
les sans-part, les sans-pouvoir : tous ceux et toutes celles qui,
ordinairement, n’ont pas voix au chapitre et que les dirigeants ne
font mine d’écouter que le temps d’une élection. Autant ils sont
courtisés tant que leurs voix sont nécessaires aux candidats pour
être élus, autant la pente naturelle de ceux qui sont appelés à
exercer le pouvoir est, aussitôt qu’ils y accèdent, de se les imaginer
et de les présenter comme prisonniers de leurs affects, et donc
« déraisonnables », « ignorants », enfermés dans un soutien quasi
automatique aux intérêts de leur « corporation », incapables de
saisir les exigences de la modernité, quand ce n’est pas
« rétrogrades », « imbéciles » ou « fainéants ». Une telle
caractérisation n’est pas rare : elle est le moyen qu’utilise le pouvoir
pour minorer, sinon discréditer, l’effet des voix qu’il ne veut pas
entendre. Ses maîtres mots sont la communication et l’explication de
textes plutôt que la consultation et la participation. Ce n’est pas,
s’excuse un pouvoir démophobique, de reconnaissance et de
considération que le peuple contestataire a besoin, quoi qu’il en
dise, mais de pédagogie, comme un enfant obtus qui aurait mal
compris la leçon du maître ou ses consignes.
Voilà pourquoi la démophobie est inquiétante. Elle mine le
partage des voix, au risque de démoraliser la parole. Elle accrédite,
lentement mais sûrement, l’idée qu’il faut laisser les gouvernants
gouverner, parce que eux seuls disposent d’une expertise juste,
dans un monde trop complexe pour qu’on prétende le comprendre si
on ne dispose pas d’une connaissance éclairée des impératifs et des
contraintes économiques, sociaux – et désormais sanitaires – qui
inspirent les décisions. La démophobie, c’est l’ombre de la
démocratie et le revers possible de toutes les conceptions
jupitériennes du pouvoir qui s’inscrivent dans ce cadre. Encore une
fois, les régimes autoritaires, policiers et sécuritaires n’en ont pas
besoin. La répression leur suffit pour étouffer les voix discordantes.
Pour les démocraties, au contraire, ce sont des voix avec lesquelles
il leur faut seulement faire semblant de compter ; faire croire, pour la
forme, qu’on les prend en considération, sans intégrer la
contestation qu’elles expriment, en escomptant qu’elles s’épuiseront
d’elles-mêmes. « Nous avons entendu, mais nous ne changerons
rien, nous tiendrons bon, nous avons pour nous la légitimité
démocratique, nous avons été élus pour mener la politique que nous
menons », répètent à l’envi les gouvernants, assurés de la position
dominante que leur donne le mandat qui leur a été confié, quel que
soit le pourcentage, de plus en plus maigre, de citoyens qui les ont
élus, compte tenu de l’abstention. Et chacun d’entendre, du
personnel hospitalier aux enseignants et autres fonctionnaires, des
ouvriers licenciés aux agriculteurs étranglés : « Vous avez manifesté
votre mécontentement, très bien, vous vous êtes mis en grève, c’est
votre droit, maintenant, laissez-nous gouverner ! »
Est-ce ce surplomb et cette distance démophobiques que mirent
en avant l’invocation et la revendication d’une conception
« jupitérienne » du pouvoir ? On peut au moins le redouter, tant il est
vrai qu’elles auront été complétées par l’affirmation répétée que « le
pouvoir n’appartient pas à la rue ». Car c’est tout l’inverse qu’on
devrait dire. Il faut bien sûr, c’est même vital pour la démocratie, que
la rue ait du pouvoir ! Et c’est la force du mouvement des gilets
jaunes que de l’avoir rappelé à ceux qui avaient trop vite fait de
l’ignorer. Qu’est-ce que la rue, en effet, sinon la métaphore la plus
parlante de ce lien horizontal, auquel, comme le rappelait Paul
Ricœur, il importe par-dessus tout que reste articulé le rapport
hiérarchique de commandement et d’autorité dans lequel s’incarne
la verticalité ? Loin d’être perçue par le pouvoir vertical comme un
empêcheur de gouverner, elle devrait lui apparaître, au contraire,
comme l’une des conditions de son exercice. Un pouvoir
démocratique crédible est un pouvoir dont on peut contester les
décisions ; mieux, c’est un pouvoir contre lequel on veut croire qu’il
vaut encore la peine de protester. Une démocratie qui n’aurait plus
l’occasion que la rue le lui rappelle se serait figée en autre chose
qu’elle-même. Pétrifié, sidéré, le lien horizontal qui porte la vie
partagée des citoyens se réduirait à leur soumission commune.

– III –
Poussons cependant un peu plus loin l’analyse ! L’affaire ne
serait pas si grave si le lien horizontal n’était menacé lui-même,
comme jamais, d’anomie et de déliaison. On ne saurait, en effet,
l’idéaliser à l’excès. Ce qui a fondamentalement changé la donne est
la puissance des réseaux sociaux et, plus généralement, la
prolifération d’une « information » et de « commentaires » qui
échappent à tout contrôle et donc à toute verticalité. On pourrait
sans doute considérer qu’il s’agit là d’un nouveau partage de la
parole, ou encore d’un correctif de l’autorité, dont les nouvelles
technologies du savoir et de l’information auraient signifié la fin du
monopole. Pour peu qu’il dispose de quelques compétences
techniques, tout un chacun aurait retrouvé, grâce à elles, un moyen
de s’exprimer, donnant à sa liberté d’expression une autre
dimension. Il suffit de songer à la façon dont les régimes autoritaires
cherchent en vain à contrôler ce qui circule sur la Toile, poursuivant
ceux qui s’en sont fait une arme politique, pour se convaincre que
cette façon d’en prendre la mesure n’est pas dépourvue de
fondements. Pour autant, cette idéalisation démocratique de la Toile
néglige deux effets pour le moins négatifs qui ne sauraient être
passés sous silence. Le premier est le libre cours donné à la
violence, le second, la légitimation du mensonge ou le renoncement
à la vérité. Le constat est douloureux, et les réflexions qu’il appelle
quant à la condition humaine sont interminables. Force est pourtant
de reconnaître qu’il arrive que la « libération de la parole » soit aussi
celle de la violence : propos outrageants, exclusifs et discriminants,
propagande raciste et antisémite, incitations à la haine, appels au
meurtre ; aucun interdit n’empêchera que cela vienne avec. Pas plus
que ne pourront être écartées les rumeurs infondées, les
déformations de la vérité, les fausses nouvelles, anxiogènes, qui
les soutiennent. S’il est vrai que la politique doit compter avec
l’irrationalité des opinions et des comportements, jamais celle-ci n’a
eu, comme aujourd’hui, les moyens techniques de sa contagion.
Cette anomie du lien horizontal, explosive, quasi anarchique, tant
il est vrai qu’elle ne se plie à aucune autorité, et surtout pas à celle
du savoir et de la vérité, aucun pouvoir démocratique ne peut
désormais faire mine de l’ignorer. Il y a cependant trois façons de la
prendre en compte. La première, redoutable, est mimétique ; elle
court, affolée, derrière les moindres soubresauts de l’opinion, sinon
les dernières tendances de son humeur, de crainte d’être déphasée.
Le souci de la vérité s’efface derrière sa volonté répétée de
témoigner, en une formule pleine d’effets, de son branchement
affectif sur le « sentiment populaire », pour lequel elle se donne une
rhétorique complaisante. Qu’il s’agisse d’un parti pris sélectif, nul
n’en doute, car c’est toujours d’une partie seulement de l’opinion et
de son « langage » que cette mise en circuit, artificielle et provisoire,
tient compte. De l’anomie commune, elle ne retient, en effet, que ce
qui l’arrange : la simplification extrême de la pensée, le déni de
l’étude et du savoir objectif, les outrances verbales. Cette volonté
exacerbée d’apparaître « en phase » avec les prétendus affects du
« peuple », c’est l’obsession de tous les populismes nationalistes et
xénophobes qui tendent à se multiplier sur tous les continents. Est-
ce à dire que la verticalité du pouvoir y perd sa hauteur et sa
distance, quand leurs leaders parviennent à le conquérir ? Au
contraire, on en a dit un mot déjà, elle s’y renforce de ce que le
pouvoir s’imagine capter en miroir des passions populaires (le
ressentiment, la peur, la colère, l’esprit de vengeance), dont il ne
s’attache à faire le dénominateur commun du lien horizontal que
pour mieux le contrôler. Car cette captation lui donne des droits dont
il se réclame. Dès lors que lui seul le comprend, sa prétention folle
est de parler pour le peuple, à sa place, en son nom ; d’absorber en
quelque sorte toute l’horizontalité du lien qui le rassemble dans la
verticalité d’un charisme autoritaire, exclusif et souvent vindicatif. À
la folie de la hauteur, elle substitue celle, redoutable, d’une
incarnation. La ruse du populisme, c’est, dit autrement, de faire
croire au peuple qu’il lui redonne la parole en parlant à sa place.
Mais c’est un jeu de dupes, dont ce dernier, immanquablement
perdant, sort toujours déçu.
La deuxième façon de considérer l’anomie de l’opinion, on l’a vu
également, est technocratique. Elle consiste à l’ignorer, en
considérant que la rationalité technique de l’exercice
gouvernemental l’autorise à tenir le plus petit compte possible de ce
qui reste éloigné de l’Olympe : les passions des simples mortels,
supposés particuliers, intéressés et partisans. Autant le dire
d’emblée, c’est une position intenable, dont les événements
dramatiques des dernières années ont rappelé, plus que jamais, les
limites. Ce qui interdit de négliger la formation confuse des opinions
telles qu’elles circulent sur la Toile, les informations douteuses
qu’elles véhiculent, qui s’échangent et se commentent, les fausses
vérités qui s’y donnent pour des évidences, c’est qu’elles sont, à des
titres divers, une source de violence répétée. Si le gouvernement est
comptable des protections qu’il assure, une telle prolifération ne peut
le laisser indifférent. Il ne suffit pas, en effet, de réprimer les droits et
les libertés qu’elle se donne, quand elle incite à la haine, pour ne
pas parler de ses appels au meurtre, stigmatisant les uns,
outrageant les autres. Si efficace que soit la traque des sites
concernés comme celle des internautes fanatisés, elle ne répare en
rien la dégradation du climat moral et politique dont cette violence
est le symptôme. Les liens constitutifs de l’horizontalité qu’on
rappelait en commençant sont-ils menacés de se défaire, minés par
tant de rancœurs sourdes, de méfiance et de ressentiment, tant
d’hostilité manifeste des uns à l’encontre des autres, de conflits
larvés, que leur évocation est une douce utopie ? L’horizontalité
serait-elle ingérable au point que l’idée un peu galvaudée d’un
« vivre-ensemble », qui servait à la définir, soit destinée à rester une
formule incantatoire ?
C’est alors qu’il faut donner droit à une troisième façon de penser
l’articulation entre verticalité et horizontalité, autour de laquelle
tournent toutes ces réflexions. Elle corrige en partie le diagnostic qui
précède quant à l’anomie du lien horizontal. Il n’est pas vrai, de fait,
que la société se réduit à la confrontation entre un pouvoir vertical et
des individus épars, liés les uns aux autres par les seuls réseaux
sociaux. La décrire ainsi, c’est faire injure aux mouvements
associatifs qui organisent autrement le lien horizontal, en donnant
droit à une exigence de solidarité et à un principe de fraternité qui ne
se laissent plus replier sur une communauté exclusive de frères,
fondée sur des critères d’appartenance vindicatifs. C’est refuser de
voir que leur pensée, leur imagination, leur attention et leur proximité
sont autant de contre-paroles et d’actions contraires qui ne relèvent
ni du pouvoir vertical ni de l’anomie horizontale, mais donnent à
l’horizontalité, telle qu’elles la réinventent, la force éthique dont le
pouvoir vertical a besoin pour affronter autrement la violence. Il faut
souligner, en effet, ce que signifie l’engagement militant de ces
hommes et de ces femmes, soucieux de porter secours à ceux qui
en ont besoin, attentifs à ce qui fragilise la vulnérabilité des uns et
des autres. Parce qu’il pourvoit aux besoins vitaux qui rendent à
l’existence un peu de sa dignité, l’aide au logement, la nourriture,
des paroles de réconfort, un sourire, un geste de bonté, il contredit la
prolifération des consentements meurtriers, dont Camus faisait la
marque essentielle du nihilisme de notre temps. La communauté de
soutien que crée cet engagement transcende les divisions qui
fracturent les sociétés, rassemblant les volontés au-delà des
allégeances partisanes et communautaires. S’il est vrai que la
relation éthique aux autres est fondée sur la responsabilité du soin,
du secours et de l’attention qu’appellent de partout sa vulnérabilité et
sa mortalité ; et s’il est vrai que cette exigence nous met toujours en
défaut, car notre finitude n’est pas à sa mesure, il faut reconnaître en
lui la plus juste et la plus nécessaire façon de corriger cette
contradiction. Voilà pourquoi, contre la violence, cette correction
constitue un atout que les gouvernants devraient apprendre à ne
plus percevoir, de façon crispée, comme un « empêchement de
gouverner en paix ». Les associations, qu’elles se mobilisent contre
le mal-logement, la faim, la précarité, les souffrances de l’exil et tant
d’autres peines, offrent la chance d’un regard et d’une action,
ajustés à la misère du monde. Alors que la violence fait tant de bruit,
elles opposent à ces coups d’éclat et à la publicité qu’elle se donne
l’entêtement d’un soutien quotidien, dont elles n’attendent aucune
gloire. Nul doute que leur consultation, leur écoute, dessinant la voie
d’une démocratie participative, pourraient contribuer à cette
redistribution de la parole, véritable pierre de touche pour réconcilier
la verticalité du pouvoir et l’horizontalité d’une vie partagée.

– IV –
L’importance qu’on accorde à l’idée de démocratie participative
est fonction de la vision qu’on se fait de la société. Des différentes
alternatives qui viennent d’être exposées, on reconnaîtra en effet
qu’elles ont pour dénominateur commun une défiance marquée à
l’encontre de la vox populi. Qu’elles donnent droit aux passions et
aux émotions populaires, en prétendant les incarner, ou qu’elles
choisissent de les dépasser, c’est la capacité de cette voix à être
porteuse, en elle-même et par elle-même, d’un savoir, et peut-être
même d’une expertise sur les besoins et les attentes de la société,
digne d’être prise en considération, qui est minimisée, sinon
contournée ou méprisée. Dans les deux cas, c’est toujours à la place
du peuple que parle le pouvoir. Son présupposé est le jugement
implicite qu’il porte sur ses capacités d’analyse objective, qu’il estime
les gouvernés mal informés, manipulables, ignorants, prisonniers de
leurs affects ou de leur désaffection, enfermés dans des réflexes
corporatistes, sinon écrasés, à leur insu par le poids des héritages
idéologiques du passé. À cette vision péjorative qui partira toujours
du principe que ces mêmes gouvernés ont besoin d’être éclairés et
guidés, davantage que consultés et considérés, on a donné jadis le
2
nom de « démophobie ». Parler en ces termes, c’est souligner, en
effet, que le caractère réducteur de l’image que les gouvernants se
font et se donnent du peuple, qu’il soit flatté ou maintenu à distance,
relève, pour l’essentiel, de la crainte, commune à tous les
gouvernements, qu’in fine ce dernier se mêle de gouverner à leur
place, qu’il en manifeste le désir en descendant dans la rue ou en
proposant, en actes et en paroles, une contre-expertise. Même les
leaders populistes n’aiment (ou ne font mine d’aimer) le peuple et
ses manifestations bruyantes que tant (et aussi longtemps) qu’ils ne
contestent pas leur autoritaire omniscience.
La contre-expertise des gouvernés, c’est la clef de la
participation. Il n’est pas vrai que leur horizontalité se réduit à des
individus, animés du souci de défendre leurs intérêts propres et
n’écoutant que leurs affects. Ce qui la caractérise au contraire est la
multiplicité des réseaux et mouvements associatifs qui rassemblent
des hommes et des femmes, engagés, dans tous les domaines de
l’existence (la santé, l’éducation, l’environnement, l’urbanisme, la
précarité, l’immigration, etc.) à exercer, pour commencer, leur
vigilance critique à l’encontre des abus et des manquements du
pouvoir vertical, de ses négligences et des violences dont il
s’accommode, à porter secours, ensuite, soin et attention à ceux et à
celles dont l’existence est fragilisée par l’action (ou l’inaction) des
gouvernements. Leur vocation est de dénoncer des injustices, des
défauts et des excès, des complicités, des aberrations, les dérives
inhumaines de l’administration, de lancer des alertes. Ils perçoivent
l’« intolérable » qu’ils choisissent de ne plus tolérer, comme le disait
3
Michel Foucault à propos des prisons , là où le pouvoir vertical
s’entend, à tous ses étages, à faire mine de l’ignorer ou à lui trouver
des justifications. Parce qu’ils refusent de justifier l’injustifiable en se
taisant, ils sont ordinairement la cible des régimes non
démocratiques qui s’entendent à entraver, puis à réprimer leurs
prises de parole et leur action, quand ils ne décident pas de les
réduire au silence. La réponse des démocraties est plus subtile. Leur
tentation sera plutôt de présenter ces « empêcheurs de gouverner
en rond » comme des idéalistes, des utopistes, de balayer à ce
compte, d’un revers de la main, leur rêve et leur désir de justice, et
de passer outre. Aussi ne consultent-elles et ne sollicitent-elles ces
voix divergentes, sinon dissidentes, que si elles y sont acculées,
dans des circonstances dramatiques, de façon exceptionnelle et
souvent pour la forme.
Seuls les régimes non démocratiques peuvent s’imaginer (et
prétendre) que les décisions qu’ils prennent sont sans faille, et
qu’elles ne s’accompagnent d’aucune forme d’injustice que les
gouvernés percevraient, de façon légitime, comme intolérable.
Lorsque cette opposition se rappelle à eux, ils n’ont d’autre recours
que la violence pour l’affronter. C’est leur trait distinctif, la marque de
fabrique de leurs appareils répressifs. Le privilège de la démocratie,
au contraire, est (devrait être) de trouver en elle les ressources
nécessaires pour qu’un tel affrontement puisse être évité. Partout
dans le monde, les mouvements de contestation qui ont ébranlé, ces
dernières années, les sociétés démocratiques ont apporté la preuve
que cet évitement ne va plus de soi. De part et d’autre, du côté des
gouvernants comme des gouvernés, la violence s’est imposée. Voilà
pourquoi la verticalité du pouvoir est en crise. Elle ne sait presque
plus s’affirmer par d’autres moyens. Parler de démocratie
participative, c’est donc prendre la mesure d’une urgence : celle de
donner à la contre-expertise des gouvernés une écoute et une
considération telles que ce basculement ne se donne plus comme la
seule issue possible.
CHAPITRE II

Qu’a fait de nous la pandémie ?

–I–
Dans les rues de la ville, au hasard des files distanciées à la
porte des rares magasins restés ouverts, les visages s’étaient faits
inquiets, soupçonneux et soudain plus hostiles. De crainte que leur
voisin d’infortune ne leur transmette le virus qui, par la bouche des
gouvernements, intimait à chacun l’ordre de se tenir à l’écart de tous
les autres, toute sortie, hors de son foyer de confinement, exposait
celui qui s’y risquait à une injonction du regard ou de la parole qui
sonnait comme un avertissement : « Ne t’approche pas ! Garde tes
distances ! » Fallait-il tenir rigueur à ces passants effarés d’avoir
rangé au magasin des accessoires inutiles l’aménité, la bienveillance
et peut-être même ces sourires lointains, ce regard ouvert qui
auraient attesté, ne serait-ce que fugitivement, une complicité dans
l’infortune ? « La peur rend les gens fous », se disait-on. Encore un
peu, un éternuement indu, un pas de trop dans la file, et c’est un
sentiment de haine qu’aurait exprimé leur visage fermé. Et il est vrai
que cette peur-là a été de nature à nous faire perdre la raison,
collectivement. On a coutume de distinguer l’angoisse qui ignore son
objet de la peur qui sait l’identifier, autant qu’elle en appréhende
l’irruption. La singularité d’une pandémie est qu’elle rend caduque
cette distinction. Le sentiment que sa contagion provoque a tous les
traits distinctifs de la peur. Nous en connaissons l’objet qui occupe
toutes nos pensées, au point que nous ne savons plus parler d’autre
chose. Le virus est dans toutes les têtes. Pour autant, le danger
reste invisible. C’est partout qu’il est susceptible de nous attendre et
de nous trouver : sur la rampe de l’escalier, la poignée des portes,
les pièces de monnaie, les billets de banque, n’importe quelle
marchandise qu’un autre aurait touchée, un vêtement qu’il aurait
effleuré, les livres qu’il est devenu déraisonnable de s’échanger. Il
n’est plus un objet de la vie quotidienne dont on soit assuré qu’il
n’est pas mortifère – porteur d’un désastre indéfiniment
transmissible. C’est alors que la peur, rapportée à un objet concret,
une source du mal identifiable, devient anxiété. Nous ne savons plus
d’où la maladie et la mort pourraient venir. Tout autre (les êtres
vivants – les humains, les animaux et les plantes – autant que les
objets) est susceptible de les porter jusqu’à nous.

– II –
La peur et l’anxiété, pour autant, ne sont pas aussi spontanées
qu’il y paraît, si légitimes soient-elles. Elles disposent de puissants
relais médiatiques et gouvernementaux qui ont sans doute leurs
raisons, mais dont il convient de mesurer l’effet psychologique, le
dernier à être pris en compte, sur les sujets qu’il cible. Il est juste
d’avertir, de prévenir, d’insister inlassablement sur les gestes
barrière qui protègent et qui sauvent ; mais, lorsque, des mois
durant, la quasi-totalité des nouvelles qui nous parviennent
rappellent l’omniprésence du virus mortel, la persistance de sa
menace, la nécessité des privations que sa dangerosité impose, en
même temps que leur insuffisance, il est inévitable que se développe
dans la société rien de moins qu’une inexorable « culture de la
peur »… comme « culture » dominante. Ses effets se manifestent
tout d’abord dans l’ensemble des pratiques et des conduites
auxquelles nous nous soumettons, alors même que nous n’aurions
jamais imaginé pouvoir les accepter quelque temps auparavant. On
a pu dire jadis qu’une telle « culture » se traduisait toujours, quelles
que soient les forces qui l’orchestraient, par une inexorable
« sédimentation de l’inacceptable ». Ce n’est pas autrement,
soulignait-on, qu’elle nous « colonise », nous poussant à des façons
de faire, de dire et de juger, dont jusqu’alors nous nous serions crus
incapables. Cette fois-ci, l’urgence sanitaire aura rendu la
colonisation brutale. C’est du jour au lendemain que nous aurons
consenti à des restrictions de liberté, à des interdits que nous
n’aurions jamais pensé pouvoir tolérer, à commencer par celui
d’approcher, de retrouver, de rencontrer, de toucher qui nous
souhaitons, selon l’ordre de nos désirs partagés, des plus proches
aux plus lointains.
Nous pouvions le comprendre, et sans doute le devions-nous. Il y
avait de bonnes raisons de l’accepter. Les morts ne sont pas
imaginaires. La virulence du virus, sa vitesse de propagation
n’étaient pas l’invention de pouvoirs occultes. L’inacceptable eût été
– comme ce fut longtemps le cas aux États-Unis, au Brésil, au
Mexique et ailleurs – de fermer les yeux sur la mort annoncée, pour
ne pas déranger la marche du monde, si impitoyable soit-elle, de
consentir, pour sauver une économie injuste, à la mort en masse des
plus faibles et des plus démunis, les derniers à savoir et à pouvoir se
protéger. Ceux qui auront souhaité entrer dans une telle logique
auront fait le calcul cynique de sacrifier des dizaines de milliers de
vies à leurs propres intérêts, pour échapper à la contrainte d’avoir à
remettre en question les rapports de force, économiques et sociaux,
qui leur étaient profitables. Il reste à espérer que la justice fasse son
œuvre et qu’on leur demande un jour de rendre des comptes au
nom de ceux qu’ils auront abandonnés aux aléas de la contagion,
les privant de ce premier exercice de la responsabilité qu’est la
prévention. Ils auront entraîné dans le sillage de leurs discours,
aussi véhéments qu’ignorants, ceux et celles auxquels ils ont
coutume d’accorder quelques miettes de « prospérité », leurs
partisans, pour asseoir leur pouvoir. Les persuadant que c’était à
chacun de se préserver, individuellement, comme il l’entendait,
minimisant les risques considérables d’une protection désaccordée,
ils auront substitué à l’exercice partagé d’une responsabilité
collective, organisée, dirigée et contrôlée par les autorités
compétentes, la concurrence des stratégies personnelles qu’il
reviendrait à chacun d’adopter, quelle que soit son ignorance, pour
assurer sa propre survie, au risque qu’elles se trouvent négligentes,
inappropriées et, du même coup, insuffisantes pour protéger les
autres.
Les catastrophes, de quelque ordre qu’elles soient, climatiques
ou sanitaires, constituent des circonstances exceptionnelles qui,
parce qu’elles font des victimes en masse, portent à l’extrême
l’exigence, éthique et politique, de combler l’abîme entre la définition
théorique de notre responsabilité et son exercice pratique. S’il est
vrai que la première peut être entendue comme l’engagement de
l’attention, du soin et du secours qu’appellent, de partout et pour
tous, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, toute transaction avec
cet appel, toute éclipse de son écoute, toute suspension des
réponses qu’il demande creusent une faille, à laquelle on a donné
1
jadis le nom de « consentement meurtrier ». C’est peu dire que les
formes de l’irresponsabilité qu’on soulignait à l’instant en figurent
une manifestation, où la bêtise et le ridicule cohabitent avec un
cynisme sans vergogne, d’une façon qui prêterait à sourire si ses
conséquences n’étaient tragiques. À l’inverse, la volonté assumée
de se soumettre aux contraintes collectives visant à enrayer la
propagation du virus constitue la condition première, minimale et
vitale, de cet exercice commun en temps de pandémie. Ce n’est
pas, en effet, la peur seule (celle des sanctions et celle de la
contamination) qui en inspire le respect, mais le double souci de ne
pas se retrouver, à son insu, porteur de maladie et de mort. Aussi
inscrit-elle, dans l’épreuve, au cœur du vivre-ensemble, une
responsabilité inouïe et inimaginable, qu’on n’aurait pas cru devoir
assumer un jour : celle d’une auto-hétéro-protection, dans laquelle
chacun se retrouve tributaire, pour assurer sa propre protection, de
celle qu’il assure aux autres, autant que de celle que ceux-là (tous et
n’importe qui) se garantissent pour leur propre compte.

– III –
Pour autant, on ne saurait minimiser les effets négatifs,
autrement inquiétants, de cette « culture de la peur », dont le
premier est notre soumission à un contrôle accru du pouvoir, non
seulement sur nos déplacements, mais plus largement encore sur le
cours de notre vie tout entière, dès lors que, plus étroitement
numérisée, elle pourrait devenir indéfiniment traçable. Les
thuriféraires d’une application permettant de localiser et d’identifier,
dans la cité, les malades porteurs du virus soutiendront qu’elle est
provisoire et que les données enregistrées ne sont pas destinées à
être archivées. Notre culture historique et politique devrait nous avoir
appris pourtant que, lorsqu’une mesure d’identification et de contrôle
est acceptée par une population, sans résistance et sans
protestation, lorsqu’elle accorde à ceux qui la gouvernent une
extension de l’emprise de leur pouvoir sur l’existence des uns ou des
autres, singulièrement et collectivement, il est impossible d’en
prévoir à l’avance les limites et la durée, non plus que l’avenir de son
utilisation. On ne saurait donc prendre pour argent comptant la
promesse selon laquelle il ne sera fait aucun usage des données
recueillies au moyen de ces nouvelles technologies. On ne saurait
davantage parier, sans inquiétude, sur la vertu et la bienveillance du
pouvoir pour rendre un jour ce qu’il aura confisqué et se priver des
armes de contrôle et de surveillance que des circonstances
exceptionnelles lui auront données. Nul ne sait de quels fichiers
notre avenir sera rempli. Nul ne peut prédire non plus entre quelles
mains les vicissitudes de la vie politique à venir pourraient faire
tomber ces redoutables outils de renseignement. Qui sait pour qui
les géants du Net qui enregistrent massivement les données de nos
vies intimes seront amenés à travailler, avec quelles forces ils seront
conduits à coopérer, quels chantages s’exerceront sur eux ? De quel
pouvoir ce qui se sait de nous pourra-t-il nous rendre otages ? Il
n’est pas sûr que Michel Foucault, qui prédisait en son temps, il y a
près de quarante ans, l’avènement de « sociétés de surveillance »,
en pressentait les versions les plus cauchemardesques qui ne sont
plus tout à fait désormais de la science-fiction. Parce que cette
surveillance et le contrôle qui en résulte relèvent d’une dérive,
depuis longtemps observée, des gouvernements contemporains – y
compris des démocraties –, il est, plus que jamais, légitime de s’en
alarmer. S’il est vrai, comme le rappelle Bernard Harcourt, que « le
2
mouvement était enclenché depuis longtemps », au titre de cette
« société d’exposition » qui serait devenue la règle, on est en droit
de redouter que la pandémie n’ait eu d’autre effet que de faire sauter
les derniers remparts et de franchir les dernières barrières,
accélérant, dans l’opinion publique, la légitimation de son expansion.
L’effet collatéral de la pandémie pourrait être dès lors, dans un
avenir proche, de servir de cheval de Troie à l’instauration d’une
évaluation électronique, sociale et sanitaire, de l’ensemble de la
population, comme cela se pratique d’ores et déjà en Chine – la
terreur du virus ayant pour effet, comme le rappelle le philosophe
3
Byung-Chul Han, de discréditer tout jugement critique .
Ce n’est pas tout. On le disait en commençant : la pandémie
transforme l’espace public en espace de défiance. L’application
qu’on nous prédit pour y repérer les malades porteurs du virus n’est
pas de nature à l’atténuer ni à l’apaiser. Quel regard les « bien-
portants » porteront-ils sur ces êtres croisés, au hasard de leurs
pérégrinations, quand ils les auront repérés, si les épreuves
imposées par l’impossibilité d’éradiquer le virus venaient à se
prolonger ou à se répéter indéfiniment ? Que se passerait-il si nous
étions entrés dans un temps de longue durée, où nous devrions
reconnaître la crainte du retour de la catastrophe sanitaire comme
une donnée permanente de l’existence ? De quelles pratiques
discriminatoires à venir, de quelles mesures d’isolement ou
d’enfermement, de quelle hostilité des bien-portants, de quelles
nouvelles frontières la sécurité sanitaire pourrait-elle porter le nom ?
Dans toutes les têtes, aujourd’hui encore, la question la plus
anxieuse fait son chemin. Cela va-t-il finir un jour ? Quand et
comment en sortira-t-on ? C’est alors que la peur devient un foyer de
passions négatives. La cupidité, le ressentiment, la vengeance et,
pour couronner le tout, la haine disposent d’un nouveau terreau
favorable pour s’épanouir, comme c’est le cas chaque fois que le
spectre de la mort violente (et le décès par contagion en fait partie)
prend possession des corps, des cœurs et des esprits. Quelle haine,
demandera-t-on ? Celle tout d’abord du corps de l’autre, de sa
proximité, de ses gestes, de son souffle, perçus comme puissance
mortifère. Celle ensuite des catégories de population, dont on aura
enfin une « bonne raison » de stigmatiser les façons d’être et de
vivre, les mœurs, les rituels, les pratiques sociales, sous couvert
d’une sécurité sanitaire normative et vindicative. Là encore, il faut
croire aux leçons de l’histoire, il faut savoir se souvenir : il n’est pas
de « culture de la peur » qui ne s’articule, d’une façon ou d’une
autre, à une « culture de l’ennemi ».
On pourrait croire qu’ici nous ne faisons qu’évoquer nos pires
cauchemars, nous laissant rattraper par ces scènes d’horreur qui
hantent notre imaginaire littéraire et cinématographique, celles d’une
lutte pour la survie, en temps de catastrophe, quand tout est
synonyme de rareté : les denrées alimentaires, les traitements, les
masques pour se protéger, l’accès aux tests, aux soins, aux vaccins
tant attendus, la place dans les hôpitaux. Ces derniers temps, nul
n’oserait dire qu’une telle perspective relève de la science-fiction.
N’est-ce pas déjà ce qui s’est produit dans des pays de grande
pauvreté, quand le premier effet de l’épidémie fut de priver de leurs
ressources aléatoires de subsistance ceux qui n’ont pas d’alternative
pour survivre, sans rien dire des trafics auxquels pourrait donner lieu
à l’avenir une pénurie de vaccins ? Verra-t-on revenir le temps de la
famine et des émeutes de la faim ? Ceux et celles que les progrès
économiques et sociaux auront toujours laissés sur le côté de la
route, privés aujourd’hui des conditions vitales élémentaires pour
assurer les gestes barrière que les gouvernements recommandent
ou exigent – ne serait-ce qu’un accès à l’eau courante –, sans se
soucier de leur faisabilité, risquent bien d’être à nouveau les vaincus
de l’histoire, c’est-à-dire, aujourd’hui et demain, les oubliés du soin.
La catastrophe sanitaire aura imposé aux États de fermer leurs
frontières. En quelques semaines, (presque) tous les automatismes
d’une souveraineté jalouse de ses prérogatives ont repris leurs
droits, dont le premier fut de défendre l’intérêt (en l’occurrence la
survie) des « siens », fût-ce au détriment de celle des autres. En
auront témoigné douloureusement la « course aux masques », le
détournement des cargaisons promises, au gré d’une ultime
surenchère sur le tarmac. Il est à craindre que de telles pratiques
allongent, à terme, la liste des « indésirables ». À quand, ici et là, la
chasse aux étrangers ? Parce qu’il s’agit d’une pandémie, la
situation engage de la part de tous et pour tous une responsabilité
indissociablement éthique et politique. C’est pourquoi elle appelle,
au même titre que la prolifération des armes nucléaires et le
réchauffement climatique, une éthicosmopolitique, garantie et portée
par des institutions internationales, dont la refondation n’aura jamais
paru aussi urgente. Les sociétés sont à la croisée des chemins.
Comme chaque fois qu’elles sont mises à l’épreuve, la tentation est
grande (et facile) d’un repli sur soi défensif, dont on peut d’ores et
déjà prévoir (ils sont toujours tristement prévisibles) que les
partisans d’un nationalisme populiste agressif se feront les chantres
inconditionnels. Elle le sera d’autant plus que les derniers mois ont
mis en évidence les failles, sinon la faillite, d’une mondialisation,
dont la logique financière et ses conséquences industrielles, à
commencer par la délocalisation de la production de biens essentiels
à la protection sanitaire des populations, ont retardé des mesures
essentielles (le port du masque, le dépistage), mis en péril
l’approvisionnement des hôpitaux, étendu considérablement la
contamination, mis sous tension les capacités d’accueil des
structures hospitalières et, pour toutes ces raisons, augmenté in fine
le nombre de morts. Autant dire que l’alternative à un repli national,
agressif et exclusif ne pourra consister dans la reprise, la
continuation ou la répétition à l’identique des mêmes règles et des
mêmes pratiques, comme si la pandémie n’avait été qu’un accident
de l’histoire, une parenthèse malheureuse dans la marche du
monde. Ce sont de nouvelles solidarités, nationales et
transnationales, qui seront à inventer ; des liens affranchis des
cercles de l’appartenance et des pièges de l’identité, portés par le
rêve d’une nouvelle justice qui fera du soin des vivants son principe
directeur.

– IV –
Pourquoi, à présent, cette politique à venir devrait-elle être une
éthico-politique ? D’une façon générale, c’est tout le tissu des
relations, dont est faite l’existence de chacun, qui s’est trouvé
soudainement affecté par la crainte de la contagion, pour une durée
indéterminée. Il n’a plus été possible de prendre par la main, de
serrer dans ses bras ceux auxquels on a ordinairement l’habitude
d’offrir ces marques d’attention, ces gestes du soin, ces signes du
secours qui sont l’expression ordinaire de la responsabilité
qu’appellent leur vulnérabilité et leur mortalité. Au moment même où
celles-ci se trouvaient accrues, de façon exponentielle, par une
pandémie que personne n’a vu venir, leur manifestation était
devenue impossible, dans des conditions d’éloignement et
d’isolement qui ont eu, pour chacun de ceux qu’auront affectés la
maladie ou la perte d’un être proche, la brutalité d’un reniement et la
violence d’un arrachement. Il n’a plus été possible d’accompagner
les mourants, de leur dire adieu, de les assister dans leur dernier
souffle et d’enterrer ses morts. L’interdit douloureux qui a pesé sur
l’organisation des rituels funéraires nous rappelle soudain que l’un
des piliers du « vivre-ensemble », qui nous lie les uns aux autres, de
la naissance à la mort, dans une même société, repose sur la
promesse du « dernier chemin ». Nous savons bien que les morts ne
sauront rien de notre absence ou de notre présence le jour de leurs
funérailles, que nos mots d’adieu n’auront pas d’écho et qu’ils seront
sans retour. Et pourtant nous leur devons (et nous nous devons à
nous-mêmes) d’être là. Aucune obligation ne nous lie davantage les
uns aux autres que cet engagement tacite.
Aussi l’impossibilité d’y souscrire est-elle le dénominateur
commun des violences collectives qui font la trame de l’histoire. Les
guerres, avec leur cortège de « soldats inconnus », les meurtres de
masse, les génocides, les déportations, les disparitions orchestrées
par les régimes totalitaires ont en commun d’imposer la double
privation que signifie, dans les périodes les plus sombres de
l’histoire, le manquement de cette obligation. Leur catastrophe prive
autant les victimes que ceux qui leur ont survécu de toute possibilité
d’honorer la dette qu’ils avaient mutuellement contractée, selon
laquelle celui qui survivra à l’autre ne le laissera pas seul sur son
« ultime chemin ». C’est cette promesse que la virulence de la
pandémie a conduit des dizaines de milliers d’hommes et de
femmes, des enfants, des frères, des sœurs, des amis, à renier.
Sans doute sommes-nous sortis du confinement et ces gestes sont-
ils redevenus possibles, mais rien n’est plus comme avant, car nous
savons désormais que ces mesures extrêmes peuvent se
reproduire, que d’autres urgences sanitaires, décrétées par les
gouvernements à venir, peuvent arriver, qui les répéteront. Nous
devons apprendre à vivre, avec la conscience que la colonne
vertébrale du « mourir-accompagné », soutenue par les principes de
l’attention, du soin et du secours, en apparence indestructibles, qui
nous fait tenir et vivre ensemble, peut s’effondrer. Nous devons nous
projeter dans l’avenir en sachant que les obligations qui nous lient
les uns aux autres, vivants et morts, peuvent être « déshonorées »
par l’urgence sanitaire, dès lors que nous ne serons plus en mesure
de les respecter.

–V–
Tous les soirs, à 20 heures en France, à 18 heures en Italie,
nous nous sommes retrouvés, des mois durant, à nos fenêtres ou
sur nos balcons respectifs pour applaudir, à tout rompre, le
personnel de santé, les médecins, les infirmiers et infirmières, les
aides-soignantes, les ambulanciers. Dans des temps ordinaires,
nous saluons le soin qu’ils apportent à ceux et à celles que nous
confions à leurs gestes médicaux, aussi précieux qu’ils sont vitaux,
tandis que nous nous chargeons, pour notre part, de l’affection et du
réconfort prodigués aux malades, des paroles d’apaisement, des
marques d’attention, qu’ils attendent au gré des visites qui nous
rapprochent d’eux. La part qui nous revient est de les préserver du
sentiment d’abandon et de solitude que leur réservent
inéluctablement leur hospitalisation et leur face-à-face avec leur
corps souffrant. Pour eux, nous cherchons, nous inventons les
sourires, les mots qui portent secours, nous leur donnons des
nouvelles, nous racontons les histoires qui les distraient, autant que
faire se peut, du repli, de l’absence et de l’éloignement que crée la
maladie. Le personnel soignant, sans doute, n’est pas en reste. Ces
gestes, ces mots, cette attention qui soulagent l’épreuve leur
appartiennent aussi quand l’organisation du service leur en laisse le
temps – mais ils ne sont pas les seuls à les assumer. La plupart du
temps, les proches (la famille, les amis) de ceux qu’ils soignent
partagent avec eux cette charge essentielle au réconfort des
malades.
C’est ce partage qui n’aura plus été possible au temps fort de la
pandémie. Quand nous applaudissions le soir, pour témoigner notre
gratitude aux « soignants », nous ne saluions pas seulement leur
dévouement, le risque qu’ils prenaient (et continuent de prendre)
pour sauver la vie de ceux qui nous sont chers, au péril de la leur,
nous les remerciions, plus fondamentalement encore, de leur
vicariance. Dans les ambulances, les couloirs de l’hôpital, les
chambres, où la maladie avait fait échouer nos proches et tous les
autres, le personnel de santé faisait davantage qu’assurer les gestes
qui soignent, dans l’espoir qu’ils guérissent, il se substituait à nous
dans le soutien de nos malades, que les règles strictes du
confinement ne nous permettaient plus d’assumer. Nous n’avions
pas d’autre possibilité, pas d’autres moyens que celui de nous en
remettre à ces êtres que nous ne connaissions pas, à leurs sourires,
à leurs paroles bienveillantes, à leurs gestes de bonté et d’humanité,
pour porter à notre place tout le secours possible à ceux et à celles
que nous ne pouvions plus accompagner, comme nous l’aurions
voulu, dans la maladie et, pour beaucoup, la fin de vie. À l’heure du
coronavirus, ils palliaient notre absence, la rendant à nous-mêmes,
comme à ceux que nous aimons, un peu plus supportable, un peu
moins invivable. Tous les témoignages concordent pour dire
combien cette vicariance fut exemplaire, poussant médecins,
infirmier(ère)s, aides-soignant(e)s à assumer comme une évidence
du cœur la responsabilité de l’attention, du soin et du secours qu’ils
avaient le sentiment de devoir aux malades et aux mourants,
indirectement à leurs familles, jusqu’à l’épuisement de leurs forces.
Dans des temps difficiles, et souvent dramatiques, le risque
auquel les sociétés sont exposées est toujours celui du
découragement. Rien ne guette davantage les populations
fragilisées que cet abandon au pire, ce repli sur soi qui consiste en
une résignation face à l’irruption, à l’installation et à l’entretien de la
violence comme un régime ordinaire de l’existence. Cela vaut des
guerres et des dictatures, de la terreur politique, de toutes les formes
d’oppression, contre lesquelles il est vital alors d’inventer des formes
de résistance. Parce que ces différentes catastrophes installent une
culture mortifère, la résilience des sociétés ne s’éprouve pas
seulement après coup, dans leur capacité à se reconstruire, mais
également durant l’épreuve, dans leur désir de s’opposer à
l’effondrement des valeurs et des principes auxquels elles sont
attachées. Elle demande que la population « tienne bon » dans le
renouvellement, la réinvention de cet « être-contre-la-mort » partagé
qui, dans des temps sombres, s’impose comme une évidence pour
conserver au « vivre-ensemble » un fondement auquel il nous reste
possible de croire, individuellement et collectivement. Ce n’est pas
rien, cette croyance. Y tenir, comme on s’accroche à une bouée de
sauvetage, est un impératif de la vie, si l’on veut pouvoir échapper
au piège du nihilisme, qui consistera toujours, comme Camus le
savait, dans la démultiplication de notre consentement à la violence.

– VI –
C’est peu dire que, s’inscrivant dans une durée, dont il était
impossible de prévoir le terme, la pandémie nous aura fait violence,
d’une façon redoutablement cumulative. Nous avons découvert tout
d’abord la virulence et la gravité avec laquelle la maladie attaquait
les corps. Nous avions commencé par la minimiser, avant de nous
rendre à l’évidence : personne n’était à l’abri qu’elle l’emportât en
quelques jours. Au fil des semaines, à mesure que le nombre des
victimes croissait de façon exponentielle, partout dans le monde,
l’oreille rivée aux statistiques mortifères journalières, il n’était plus
possible d’en ignorer l’extrême dangerosité, sauf à faire preuve
d’une incurable combinaison d’ignorance, de bêtise et de
malveillance. Nous avons éprouvé ensuite, au plus intime de nous-
mêmes et de nos affections, la façon dont les privations du
confinement, la distanciation physique imposée, indéfiniment
reproductible, fragilisent l’équilibre psychique et la santé mentale de
chacun. Dans le silence des uns, dans les échanges, auditifs ou
visuels, que permettent avec d’autres les technologies de la
communication, chacun aura pu percevoir, ces temps-ci, au gré des
échanges, à l’hésitation de la voix défaite, au récit syncopé des
journées vides, un nouveau mal de vivre et parfois les signes avant-
coureurs inquiétants d’un effondrement possible.
Enfin, nous avons perçu, jour après jour, l’étendue du désastre
économique et social qui s’annonçait. La marche ralentie de
nombreux secteurs d’activité, sinon leur arrêt, aura fait peser sur
l’existence de millions de personnes le spectre d’une précarité
durable qui, pour beaucoup de familles, privées de ressources
depuis des semaines, prédisait des difficultés insurmontables. Il est
toujours improbable que tous ceux qui l’ont provisoirement perdu
retrouvent leur emploi. On nous l’annonçait comme une fatalité, nous
y étions lentement, mais sûrement, préparés : des entreprises
feraient faillite, des commerces, des restaurants ne pourraient pas
rouvrir leurs portes. Comment se relèveront ceux et celles dont la
protection contre le virus aura détruit les ressources qui leur
permettaient d’assurer l’entretien continué de la vie ? Quant à la
génération qui devait entrer sur le marché du travail ces derniers
mois, elle ne pouvait imaginer de conditions plus défavorables pour
y accéder. De la façon la plus inquiétante, la jeunesse ne sait
toujours pas comment elle vivra demain. Rarement la société sera
4
entrée dans un processus aussi visiblement auto-immunitaire . En
répondant à la nécessité absolument vitale de se protéger du virus,
elle aura fragilisé, sinon sacrifié, les défenses immunitaires, déjà
craquelées de toutes parts – depuis longtemps si insuffisamment
réinventées –, qu’est censé lui assurer, tant bien que mal et de façon
profondément inégalitaire, le tissu, troué et rapiécé, de l’économie.
Chacune de ces formes de violence appelle un exercice
spécifique de la responsabilité, qu’il faut entendre comme une voie
de dégagement, individuelle et collective, pour échapper à la spirale
de ce consentement meurtrier qui est l’autre nom du nihilisme.
L’esprit de son engagement est un refus de la violence. Dans une
tribune alarmiste, le philosophe Giorgio Agamben s’est risqué à
soutenir, au temps le plus fort de la pandémie, que « le seuil qui
5
sépare l’humanité de la barbarie [avait été] franchi » pour décrire
les mesures de confinement imposées dans son pays. C’était faire
preuve d’une « précipitation » surprenante. C’est, en effet, tout
l’inverse qu’il fallait soutenir. C’est pour échapper à une barbarie
inouïe que ces règles drastiques étaient nécessaires.
« L’humanité », pour le prendre au mot, était-ce de laisser la
pandémie faire son œuvre, frapper prioritairement ceux et celles qui
seraient les moins à même de trouver eux-mêmes une solution pour
se protéger ? Était-ce de laisser les hôpitaux se retrouver encore
plus débordés qu’ils ne le furent, engorgés, submergés par l’afflux
des malades, au risque de devoir, davantage encore que ce ne fut le
cas, choisir ceux qui devraient être soignés et ceux qu’il faudrait
abandonner à la maladie et laisser mourir ? Le sacrifice, le
dévouement des médecins, au péril de leur vie, méritaient-ils qu’on
parle de « barbarie », aussi hâtivement et aussi aveuglément que le
philosophe s’est risqué à le proclamer ? La violence eût été de ne
rien faire, de ne décréter aucune urgence, de n’imposer aucune
règle. Au nom de quoi aurait-on dû s’abstenir d’organiser la
distanciation physique (et non sociale, comme on l’écrit
maladroitement) ? D’un laisser-faire qui n’aurait eu d’autre goût que
celui de la résignation devant la mort des plus faibles ? Du droit des
individus de laisser libre cours à leur égoïsme et à leur
individualisme souverains, comme, aux États-Unis et ailleurs, des
citoyens, ivres de leur pseudo-liberté, l’ont réclamé, avec une
brutalité indigne et indécente, ignorant que leur existence,
prétendument « libre », est depuis longtemps la proie du système
injuste qui les asservit ?
Voilà pourquoi, contre la maladie, l’esprit des règles imposées à
tous (la restriction des déplacements et même l’interdiction des
visites aux mourants) fut d’être un refus de la violence, à l’opposé de
ce consentement meurtrier qu’eût été le choix de laisser la mort
gagner du terrain. Ce sont de toutes parts que des gestes se sont
multipliés pour donner à ce refus la forme de ce que le poète Paul
Celan appelait l’« attestation de l’humain » : ceux des soignants
d’abord, pour rendre la plus douce possible, la plus aimante, la
substitution qu’on évoquait à l’instant ; ceux des restaurateurs venus
à leur secours pour leur apporter le réconfort d’un repas, et de tant
d’autres, animés de la même volonté, engagés dans la production
de masques, de blouses, etc. Cela n’enlève rien à la critique
nécessaire de l’état dans lequel le dogme d’un libéralisme
intransigeant, soucieux de rentabilité, a laissé les systèmes
hospitaliers européens en déshérence depuis des décennies. Les
États et leurs citoyens auront payé d’un prix fort, ces derniers mois,
l’idéologie qui en a imposé la doctrine. Mais cela rend d’autant plus
admirable la façon dont le personnel des hôpitaux, qui en était la
première victime – protestant depuis des années contre les
difficultés croissantes que, toutes fonctions confondues, les uns et
les autres rencontraient dans la poursuite de leur vocation, à la
hauteur de la disponibilité qu’elle exige –, n’aura écouté d’autre voix,
dans l’urgence, que celle, intime, viscérale, qui lui enjoignait de
sauver le plus grand nombre de vies.

– VII –
La pandémie est un traumatisme, à mesure qu’elle sépare les
vivants les uns des autres, et chacun d’eux des mourants. Le plus
dur du confinement aura été de vivre dans l’angoisse d’un isolement,
d’une coupure qui ne permettrait pas, si le pire advenait,
d’accompagner les êtres chers dans leurs derniers instants, de les
rejoindre et de les voir une dernière fois, de recueillir, pour le garder,
leur dernier souffle ou leur dernière parole – et, pour certains, si
nombreux, de faire l’épreuve douloureuse d’un tel éloignement, avec
pour seul adieu en héritage la culpabilité de l’absence. Pour
beaucoup, réduits à l’impuissance, il aura été dur également de voir
les semaines passer et le temps filer sans être en mesure d’en tirer
profit pour mener à bien leurs projets, de se laisser ainsi envahir par
le poids du temps perdu, avec l’irrémissible impression d’avoir
laissé, malgré eux, leur vie tomber hors d’eux. Enfin, il serait vain de
nier que la distanciation physique est une souffrance. Nous avons
besoin de nous voir sans la médiation des écrans, de nous prendre
par la main, de nous effleurer, de nous toucher, de nous serrer dans
les bras. Nous aurons beau avoir multiplié les subterfuges, inventé
des rituels, sollicité ces prothèses que sont devenus, plus que
jamais, dans une société confinée, le téléphone portable et
l’ordinateur, peiné sur leurs applications, ils n’auront pallié que très
imparfaitement l’absence de ceux et de celles avec lesquels nous
avons le désir de vivre. Vivre avec, ce ne saurait être durablement
vivre à distance.
Dans le temps du confinement – on le rappelait à l’instant –, nous
avons inventé des appels, des liaisons, qui étaient autant de façons
de nous porter attention mutuellement. Guettés par la lassitude ou
cette forme d’inattention propre à la mélancolie, nous avons trouvé
en eux la ressource d’une vigilance partagée pour ne pas sombrer.
Notre souci fut de ne pas couper les mille et un fils qui nous
rattachent aux autres et rendent la vie vivable. Dans l’étirement des
jours, les gestes, les signes qui nouaient ces fils avaient la portée
éthique du refus de ces formes insidieuses de violence que sont
l’abandon des autres, l’exclusive autoprotection de soi, le repli sur
ses propres défenses, l’indifférence ou le silence. L’enjeu d’un
déconfinement prolongé alors, à quoi pourrait-il tenir ? Il serait de
garder la mesure des fragilités induites par la catastrophe, de façon
chaque fois singulière. La page ne sera pas aisément tournée et ses
effets ne disparaîtront pas, par un coup de baguette magique, avec
la liberté progressivement retrouvée. Les marques spécifiques de
l’attention, du soin et du secours qu’il reviendra à chacun d’inventer
garderont longtemps encore la force d’un appel, auquel l’exercice de
la responsabilité enjoindra de ne pas se dérober.
À supposer que l’on persiste à vouloir parler de « barbarie », il
faut reconnaître alors que, dans de telles circonstances, son risque
tient moins aux résidus de l’« état d’urgence sanitaire », dont l’une
ou l’autre des contraintes se prolongerait, qu’à la volonté qui
s’imposerait de remettre la société en mouvement, à marche forcée.
Elle se manifestera moins dans l’exception elle-même que dans les
entorses faites, au nom de cette marche, à la reconnaissance de ce
que le traumatisme a eu d’« exceptionnel », à la considération
patiente de ses effets physiques et psychiques. « Exceptionnelles »,
les mois que nous avons vécus l’ont été assurément – et la plus
grande supercherie serait de le minimiser ou de l’ignorer, au nom
d’une norme éthique indue, comme celle d’affronter la mort en
masse avec courage sans en avoir peur. L’urgence est, dès lors, de
ne rien précipiter, de laisser à chacun, à commencer par ceux que
l’épidémie aura frappés plus durement, le temps de reprendre son
souffle, de n’imposer, en d’autres termes, aucune norme à la
résilience. Voilà pourquoi la barbarie, s’il en est, doit être redoutée
dans toutes les formes de brutalité dont la volonté politique et le
désir social d’un « retour à la normale » seraient susceptibles de
s’accommoder. De même que le temps du deuil est incompressible
et qu’il ne se décrète pas, les séquelles, individuelles et collectives,
d’un traumatisme ne se laissent pas effacer sur commande.
Et cela ne s’impose nulle part autant que dans le domaine
économique et social. Déjà, dans les rangs inquiets des thuriféraires
du libéralisme et du capitalisme qui voudraient que rien ne soit remis
en question ni ne change, une petite musique s’est fait entendre qui
voulait que le déconfinement soit synonyme d’un retour au travail
sans délai, que la viabilité des entreprises soit assurée, à n’importe
quel prix. Il n’aura pas fallu longtemps pour que la réduction
progressive de la couverture du chômage partiel, l’allégement des
charges des entreprises et, surtout, l’augmentation du temps de
travail soient présentés comme des « anticorps » nécessaires pour
résister aux effets économiques et sociaux du virus – comme si la
chose exclue par principe était la remise en question d’un système
aux effets désastreux, qu’il faudrait par-dessus tout sauver. On peut
déjà imaginer les « sacrifices » que ce monde-là continuera de
demander pour rendre possible le « retour à la normale », on devine
les pressions qui vont continuer d’être exercées sur les
gouvernements pour qu’il les impose. S’accommodant depuis
toujours du drame social vécu par ceux et celles qu’il sacrifie sur
l’autel de la compétitivité et de la rentabilité, il est à craindre que la
pandémie serve d’alibi aux puissants pour en sacrifier davantage.
Peut-être est-ce là, au bout du compte, la « barbarie » la plus
redoutable, la forme moderne la plus insidieuse d’un consentement
meurtrier qui cache son vrai visage.
Ces mesures réclamées par les voix les plus conservatrices
conduiraient, finalement, à ajouter de la violence à la violence. Il
sera donc de la responsabilité politique de chacun, individuelle et
collective, d’en manifester le refus intransigeant. Il serait désastreux,
en effet, que la pandémie passe sans avoir réveillé les consciences,
suffisamment pour qu’elles rappellent que l’urgence sanitaire n’est
pas le dernier mot de la crise. Une fois que nous serons sortis du
combat mené, au jour le jour, pour sauver des vies, ce sont d’autres
luttes, tournées vers l’avenir, qu’il faudra savoir inventer ; c’est un
autre monde qu’il faudra imaginer et il faudra trouver les moyens de
l’imposer. On a beaucoup souligné, ces derniers temps, combien la
façon qu’ont eue les gouvernements de s’adresser à la population, si
nécessaires que soient les mesures prises pour les forcer à se
protéger, leur avait dénié la capacité de se prendre en charge par
eux-mêmes. On a même parlé à ce sujet d’« infantilisation ». Ce
n’est pas exagéré. Traitée comme une bande d’enfants indisciplinés
qu’il faut avertir, menacer, surveiller, contrôler, morigéner et
sanctionner, la population aura supporté le poids d’une force
infantilisante qui lui imposait des contraintes, des restrictions et des
privations, en même temps qu’elle court-circuitait la possibilité d’en
débattre, de les discuter et de s’y opposer, jugeant sans doute que
c’eût été une perte de temps. L’état d’urgence n’a pas d’autre sens.
Parce qu’il aura directement impacté nos conditions d’existence
en confisquant la parole, sans qu’il nous soit laissé aucun pouvoir de
la combattre et de nous en défendre, il convient cependant de se
demander dans quelle mesure la force de cet état, telle que
l’incarnent les autorités sanitaires et politiques, ne doit pas être
reconnue, elle aussi, comme une violence, et faire alors ce que toute
force appelle : interroger, de façon critique, son destin. Si violence il
y a, c’est une violence qui sauve des vies, voilà le paradoxe. Et cela
aura suffi à lui donner une légitimité. Tant qu’elle était nécessaire à
leur sauvetage, les autorités avaient donc toutes les raisons de
maintenir des mesures d’exception. Mais, plus elles reviendront et
dureront, au titre de la précaution et de la prévention requises, plus
on sera en droit de s’inquiéter de l’esprit qui préside à leur entretien.
À quoi s’agira-t-il de nous accoutumer ? De quoi l’état d’urgence
était-il la prédiction ? D’un nouveau type de société, fondé sur
davantage de contrôle et de surveillance ? D’une biopolitique libérée
des embarras de la conscience et du scrupule des libertés ? Du
triomphe d’un nouveau complexe politique, sanitaire et industriel ?
Voilà pourquoi les impératifs sanitaires ouvrent la voie d’une urgence
politique : celle, pour la population, de se réapproprier, en le
renouvelant et en le réinventant, l’espace démocratique.
On se prend dès lors à faire trois rêves. Le bilan d’une
catastrophe est toujours une école du manque. Il fait apparaître ce
qui aura fait défaut pour en surmonter l’épreuve à un moindre coût,
en termes de vies perdues. Il révèle les handicaps, les failles qui
l’ont alourdi, il dénonce les choix politiques antérieurs, les doctrines
imposées, auxquelles, le moment venu, l’héritage n’aura pas aidé à
faire face, à moins que sa pesanteur ait contribué à aggraver la
situation. Rêver, c’est donner droit à l’imagination. Toute volonté de
remettre la société « en marche » dans ses pas d’avant reviendrait à
la confisquer, comme si la pandémie ne devait être qu’une
parenthèse qu’il s’agirait de refermer le plus vite possible, comme un
mauvais souvenir, pour revenir au monde antérieur, si injuste et si
inégalitaire soit-il. Que s’agit-il donc d’imaginer ? La pandémie a ceci
de commun avec le réchauffement climatique qu’elle ne connaît pas
de frontières. Le temps qu’elle se déclare, il est toujours trop tard, le
virus a déjà circulé, et sa progression ne peut être limitée aux limites
d’un territoire. C’est en commun que les États ont à en affronter
l’urgence, avec des faiblesses et des forces divergentes.
Il n’est pas interdit alors – c’est le premier rêve – d’imaginer une
solidarité qui impliquerait, pour les États, prioritairement, de ne pas
chercher à tirer avantage des uns ou des autres pour augmenter leur
propre puissance au détriment des nations concurrentes. De cette
course, en effet, nous savons qu’elle a pour premier effet d’ajouter
des victimes aux victimes, d’entraîner les gouvernements dans des
politiques économiques et sociales, qui, au nom de la concurrence,
imposent un entretien partagé des injustices et des inégalités. Ne
pas « en faire trop » pour les plus fragiles et les plus démunis, de
peur que les autres, en en faisant moins, se renforcent plus vite,
devient une règle tacite – chaque nation mesurant sa puissance aux
inégalités et aux injustices que son gouvernement parvient à « faire
avaler » à sa population, dans la limite de la contestation sociale et
des « troubles à l’ordre public » qu’elle ne parviendrait plus à
absorber. La concurrence se traduit alors par le calcul du minimum
de justice et d’égalité auquel elle doit consentir pour les éviter et
prendre avantage sur les autres. Quel pourrait être alors le sens de
la solidarité, dont on se prend à rêver ? Rien de moins que le refus
concerté que la « santé » des économies « nationales », fragilisées
par la crise sanitaire, conduise à aggraver de façon dogmatique, au
nom de la compétitivité de leurs entreprises, les conditions
d’existence de ceux dont la pandémie aura eu pour effet de diminuer
ou de supprimer les ressources. À l’échelle de l’Europe, cela pourrait
conduire à l’instauration d’un minimum vital, décidé
communautairement, assuré par chaque État, avec le soutien de la
communauté. Il s’agirait enfin de considérer que la précarité et la
pauvreté, loin de pouvoir être abandonnées à la concurrence,
exigent désormais une politique communautaire concertée, de telle
sorte que « les pauvres » des uns deviendraient la responsabilité de
tous.
Dans le même ordre d’idée, la pandémie a révélé que les
services publics ne pouvaient être soumis, de façon concurrente, à
une exigence de rentabilité qui met en péril leur efficacité. Elle a fait
apparaître, au cœur du vivre-ensemble, la nécessité de satisfaire
des besoins communs – hospitaliers, médicaux,
pharmaceutiques, etc. – comme une priorité vitale, avec laquelle il
aura été irresponsable de transiger pendant des décennies. Les
difficultés d’approvisionnement (masques, blouses, tests) ont montré
les limites de l’interdépendance que la délocalisation de leur
production a créée. Il en résulte que la déconstruction de la
souveraineté, si nécessaire soit-elle, ne saurait être synonyme de
cette forme de soumission aux impératifs du marché, constitutive
d’une dépendance préjudiciable aux intérêts des populations. De
cette déconstruction, nous aurons découvert que la mondialisation
des échanges ne saurait en constituer la voie privilégiée, dès lors
qu’outre les inégalités qu’elle entraîne elle est génératrice d’une
interdépendance du manque, préjudiciable aux populations. Si la
souveraineté demande à être remise en question, elle doit l’être, par
conséquent, dans les limites d’une indépendance soucieuse de leur
protection. D’où un deuxième rêve : celui de voir ce qu’il y a de vital
dans nos conditions d’existence, à commencer par le soin, échapper
aux lois du marché. Affranchie du règne de la concurrence, cette
indépendance rêvée ne pourrait exister que dans un esprit de
solidarité, comprise comme un vecteur de justice, qui transcende le
calcul des intérêts.
L’état d’urgence sanitaire est une dépossession de la parole et
de l’action. La traduction la plus immédiate des règles du
confinement dans notre existence individuelle et collective, en
France comme ailleurs, tient au fait que, pendant plusieurs
semaines, ce n’est pas seulement notre liberté de mouvement
qu’elles ont entravée, mais également notre pouvoir d’agir qu’elles
ont restreint, faisant peser sur toute initiative – et il y en eut
beaucoup – des contraintes administratives insurmontables. À cela
s’ajoute que, de l’une et de l’autre, nous avons été privés, du jour au
lendemain, sans avoir notre mot à dire. Par conséquent, le manque
fut double. Dès lors l’enjeu du déconfinement porte sur la
restauration autant de l’une (l’action) que de l’autre (la parole). Nous
avons besoin de nous réapproprier notre vie – et cela ne pourra se
faire sans la création d’espaces propices à une circulation et à un
partage de la parole qui soient à la mesure de cette pluralité, dont la
concertation organisée définit ce que devrait être la politique. Voilà
donc le troisième rêve : celui d’une démocratie enfin participative.
L’enjeu est considérable. In fine, c’est à cela que tient la croisée des
chemins. La première voie est celle d’une installation durable dans
un état d’exception, dont le premier effet sera d’entériner cette
double privation, avec le risque d’infantilisation que l’on soulignait un
peu plus haut. De nombreux signes le laissent redouter. Et il est des
sociétés, soumises à des régimes autoritaires, sinon dictatoriaux,
pour lesquelles la question semble à peine pouvoir se poser, tant il y
est usuel que les populations, privées de leur liberté d’expression,
n’aient jamais leur mot à dire sur ce qui détermine le cours de leur
existence. C’est peu dire qu’une telle voie ne laisse guère de droit à
l’imagination de l’avenir, d’emblée confisquée par les autocrates. La
seconde est la voie de l’utopie. Elle appelle des tracés d’écriture,
des récits, des prises de parole. Seule, en effet, une confiance
renouvelée dans les pouvoirs du langage – décrire, raconter,
analyser – est susceptible d’articuler, dans un refus individuel et
collectif de la violence, les trois rêves qui, tournés vers un avenir
incertain, suffiront provisoirement à conclure ce retour sur la
pandémie.
CHAPITRE III

Du terrorisme, de la terreur et de leurs


victimes

Pour Elisabeth.

–I–
L’ambivalence d’un mot

Les réflexions qui occupent ce chapitre ont été nourries des


travaux menés par le comité mémoriel, installé par le garde des
Sceaux, à la demande du président de la République, en
février 2018, et notamment de l’audition des associations de
victimes. La question posée au comité, composé d’historiens, d’un
sociologue, d’un philosophe, d’un magistrat, de représentants du
monde médical, du ministère de la Justice et du ministère de
l’Éducation nationale, avait pour objet de cerner les enjeux et les
défis d’une politique de la mémoire collective du terrorisme et
d’adresser des propositions concrètes au chef de l’État. Celles-ci
furent, pour l’essentiel, de filmer les procès liés aux différents
attentats qui ont frappé le pays, d’inscrire la mémoire du terrorisme
dans les programmes scolaires, de retenir la date européenne du
11 mars (qui commémore les attentats de Madrid) et de créer un
musée-mémorial. Toutes ces propositions ont été retenues, donnant
lieu à l’installation, l’année suivante, d’une commission de
préfiguration du Musée-mémorial des victimes du terrorisme. Parce
que celles-ci sont les plus douloureusement concernées par cette
mémoire, dont l’entretien est, avec l’action de la justice, une
condition nécessaire de leur résilience, le comité et la commission,
investis d’une mission mémorielle, se devaient d’entendre
prioritairement les associations qui se sont constituées au lendemain
des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ou du 14 juillet 2016 à
Nice, sans compter les différents acteurs engagés depuis longtemps
dans une action publique attachée à faire reconnaître et progresser
le droit des victimes. Au-delà de la difficulté majeure que
représentait la nécessité de concilier les attentes, d’ordre différent,
impliquées dans toute politique mémorielle, celles qui concernent les
blessures de la mémoire et celles qui ont trait aux travaux des
historiens, des sociologues et, d’une façon générale, des chercheurs
scientifiques, des problèmes majeurs, d’ordre historique et
sémantique se posaient de façon principielle. On laissera de côté les
questions historiques, dont l’essentiel consistait à savoir où, à partir
de quelle date commencer ce travail d’histoire et de mémoire.
Fallait-il prendre pour point de départ les attentats des années 1970
ou remonter aux guerres de la décolonisation et notamment à la
guerre d’Algérie ? On les suspendra donc, dans l’ordre de ces
réflexions, même si elles ne sont pas tout à fait déconnectées des
questions d’ordre sémantique.
À de nombreuses reprises, alors que l’occasion était donnée
d’évoquer publiquement ou en privé les travaux du comité ou de la
commission, une interrogation dubitative, sinon soupçonneuse, est
apparue qui tient à l’« ambivalence » du terrorisme. Ce n’était pas,
comme on imagine, du phénomène qu’il était question, aussi bien
des attaques que de l’idéologie, communément meurtrières. Celles-
ci, injustifiables, n’appelaient pas d’autre réaction que l’indignation
devant le crime et la compassion à l’égard des victimes ; et elles
n’avaient rien d’ambivalent. Ce qui était en question, ce sont les
usages politiques, médiatiques ou « populaires » du mot. Ce qui
était objecté à l’idée même d’une mission mémorielle, attachée au
« terrorisme » et à l’institution projetée d’un musée-mémorial se
heurtait à un double écueil, auquel les réflexions qui suivent n’ont
d’autre objectif que d’apporter quelques éléments de réponse. Le
premier tient à la pratique de la terreur. De celle-ci, soulignait-on, il
fallait reconnaître qu’elle ne se limite pas à ces ensembles, très
organisés, que les sciences sociales et les médias, mais aussi les
acteurs politiques, identifient, dénoncent et condamnent comme des
« groupes terroristes » – comme le sont Al-Qaida, l’État islamique, et
tous ceux qui s’en réclament, de près ou de loin. L’objection portait,
autrement dit, sur les acteurs de la terreur. Et, très clairement, le
scepticisme rencontré consistait à demander, avec quelques doutes,
dans quelle mesure les travaux d’un comité et d’une commission,
commandés et organisés par des instances gouvernementales,
seraient à même d’intégrer ce que, de façon quelque peu hâtive, ces
« objecteurs » appelaient un « terrorisme d’État » – désignant par là
une pratique étatique de la terreur qui, dans leur esprit, ne se limitait
pas aux systèmes totalitaires ou, en tout cas, ne permettait pas (ou
plus) de les démarquer des autres formes de gouvernement. On ne
pouvait plus, selon eux, considérer d’une part, en toute tranquillité,
que la terreur était, comme le pensait Hannah Arendt, le signe
distinctif exclusif des systèmes totalitaires, sans interroger les
formes diverses selon lesquelles les États avaient acquis le pouvoir,
tous régimes confondus, de « terroriser » les populations qu’ils
gouvernaient, dans leur intégralité ou en partie, selon des critères
d’appartenance, tels que la confession, les mœurs, l’origine
ethnique, l’engagement ou le militantisme associatifs. Pas plus qu’on
ne pouvait exclure qu’il s’agissait là d’une forme comme une autre
de « terrorisme ».
C’est alors que cette première objection sceptique en rejoignait
une seconde qui tient à l’usage étatique de la notion de
« terrorisme ». Ce qui était en vue, c’est la façon dont les États les
plus oppressifs se servaient de la notion de « terrorisme » et de
l’adjectif « terroriste » pour disqualifier, délégitimer et stigmatiser
toute forme d’« opposition politique » aux yeux de l’opinion publique
et sur la scène internationale. Qualifier ces opposants de
« terroristes » était devenu, rappelait-on, et risquait de rester
longtemps encore, la meilleure façon de retourner le sens de la
terreur, c’est-à-dire d’en tenir pour responsables ceux-là mêmes qui
s’opposent à elle, dans un jeu de dupes qui profitait de la résonance
négative du terme et de sa charge émotive. Ainsi le nom autant que
l’adjectif avaient-ils fini par rejoindre l’arsenal des artifices
rhétoriques que les pires des régimes mobilisent, avec une énergie
jamais à court d’invectives, pour juguler toute opposition. Ils
constituaient une arme imparable qu’ils pouvaient recycler
indéfiniment pour éteindre toute protestation, que celle-ci vienne des
travailleurs défavorisés, d’une minorité ethnique ou, de façon plus
récurrente encore, de la jeunesse. Il suffit de se souvenir de l’usage
récent que fit du terme le gouvernement de Hong Kong. Qui dira que
la perspective d’une loi d’extradition des ressortissants de Hong
Kong vers la Chine n’était pas de nature à « terroriser » la
population, les exposant, à tout moment, à disparaître dans les
rouages de ce système « terrifiant » qu’est effectivement le système
judiciaire chinois ? Qui terrorisait qui dans cette histoire ? Qui était le
terroriste et qui le terrorisé ? Le réflexe des autorités n’en fut pas
moins immédiat ; l’« élément de langage », comme on dit, s’imposa
de lui-même. Le gouvernement n’eut rien de plus urgent que de
désigner comme « terroristes » les « terrorisés », dès lors qu’ils ne
se laissaient plus terrifier, bravant donc la terreur, semaine après
semaine, en manifestant dans les rues et en occupant les
universités, masqués… pour se protéger de ce virus impitoyable que
sont les caméras du pouvoir. La scène est inquiétante en elle-même.
Elle l’est plus encore si l’on songe qu’elle se répète indéfiniment,
fragilisant les frontières symboliques qui devraient nous permettre de
distinguer encore des régimes de nature différente, et par là même
de reconnaître dans telle démocratie un système de gouvernement,
suffisamment attaché à ses principes, pour s’interdire toute ruse
sémantique de cet ordre. C’est partout dans le monde, au Liban, au
Chili, etc., qu’apparaissent des mouvements de contestation contre
la corruption, contre la misère, contre l’arbitraire, contre les atteintes
aux libertés fondamentales qui, parce qu’ils dérangent l’ordre établi,
se voient qualifier de « terroristes », de telle sorte qu’en retour des
formes de terreur très spécifiques (arrestations arbitraires,
torture, etc.) leur sont appliquées, au nom d’impératifs
« sécuritaires » supposés incontestables.
Ce que les deux objections que l’on vient de soulever font
apparaître n’est donc pas négligeable : rien de moins qu’un double
usage pervers et perverti de la notion de « terrorisme ». Le premier
consiste à appeler « terreur » tout usage étatique de la force, quelle
que soit la nature de la répression. Une telle qualification pose
indiscutablement un problème de « limites ». À partir de quand peut-
on dire qu’un gouvernement donné « terrorise » sa population ?
Quand peut-on dire d’une répression qu’elle bascule dans la
« terreur » ? Quels critères objectifs permettent de recourir au terme
pour ranger une pratique étatique, policière, judiciaire ou militaire
sous ce terme, sans se payer de mots ? À désigner toute mesure de
police sous ce terme, il est à craindre, en effet, qu’il ne veuille plus
rien dire et perde toute efficacité, pire encore, qu’il finisse par tout
justifier. Si la moindre mesure est ainsi qualifiée, comment appellera-
t-on ce qui relève d’une terreur autrement meurtrière : celle qui fait
couler le sang et qui tue à l’aveugle ? D’un autre côté, nous ne
pouvons pas non plus exclure qu’il y ait, malgré tout, des pratiques
étatiques, des formes de répression qui puissent et même qui
doivent être qualifiées de « terroristes », contrairement à ce qui
arrange toujours les forces les plus conservatrices : tous ces
inconditionnels de l’ordre et de la sécurité qui ne reculent devant
aucune justification de la violence étatique. Nous ne pouvons,
autrement dit, refuser d’étendre l’usage des notions de « terreur » et
de « terrorisme » à d’autres acteurs que lesdits « groupes
terroristes », et nier l’évidence selon laquelle il est juste et
nécessaire, dans des circonstances précises, de dénoncer et de
combattre telle pratique étatique, telle collusion avec des groupes
mafieux, comme relevant d’un « terrorisme d’État ». Faute de quoi
on aurait vite fait de soupçonner dans l’analyse du terrorisme un
présupposé lourd de significations, susceptible de faire vaciller la
réflexion, autant que l’action mémorielle, sur ses fondements.
« Voyons, nous dirait-on, non sans ironie, votre “terroriste”, c’est
toujours l’“autre” du pouvoir. » Et on nous renverrait sans difficulté à
l’inflation du terme dans la bouche des dirigeants qui ne savent pas
gérer ceux qui s’opposent à eux autrement qu’en les traitant ainsi,
escomptant du terme qu’il soit suffisamment infamant pour appeler
leur poursuite, leur mise hors circuit, sinon leur « élimination ».
Il en résulte une conséquence très claire quant à l’analyse que
nous devons avoir des différents termes impliqués dans ces
réflexions, « la terreur », « le terrorisme », quant à la pluralité des
registres qui les mobilisent, voire les instrumentalisent. Nous avons
bien sûr besoin que le travail des historiens nous éclaire sur les
différentes formes d’action et de politiques, que, d’une part, leurs
contemporains (journalistes, écrivains, politiques) se sont accordés à
identifier sous ces termes et que, d’autre part, les historiens
retiennent et décrivent encore sous ces noms, donnant à leur
désignation par ces termes une seconde légitimité. De cette histoire,
il faut admettre que l’objet est lui-même difficile à cerner. S’agit-il des
groupes dits « terroristes » ? Qui alors les désigne sous ce nom ?
Quels critères, au regard de l’histoire, permettent de considérer cette
désignation comme légitime ? Qu’allons-nous objecter au sophisme
insupportable, mille fois entendu, selon lequel, si les résistants ont
pu être qualifiés par l’occupant allemand de « terroristes », on ne
voit pas ce qui empêcherait de considérer que ceux que nous
désignons sous le nom de « terroristes » soient eux-mêmes perçus
comme des « résistants » ? S’agit-il de leurs actes ? Qu’est-ce qui,
de leur violence, permet de dire qu’elle est « terroriste » ? S’agit-il
enfin de l’idéologie qui les supporte, quelles sont les pratiques
discursives qui permettent de parler de « terrorisme » ? Est-ce un
certain type d’appel à la violence ? Est-ce la justification a priori et a
posteriori du meurtre ? Comment faire la part entre le « terrorisme »
et l’idéologie de la terreur ? À la différence des groupes que nous
désignons (et qui se reconnaissent eux-mêmes) comme
« terroristes », revendiquant la terreur comme unique mode d’action,
jamais un État qui a recours à la terreur, pour assurer son emprise
sur la population, ne se définira lui-même comme « terroriste ».
De même, le travail des sociologues nous est nécessaire pour
analyser la constitution de ces groupes, l’origine et les conditions de
leur formation, pour nous éclairer donc sur la façon dont le langage
qui en appelle à pratiquer la terreur rassemble, fédère ceux que sa
violence programmée séduit. Mais il nous faut encore autre chose,
et c’est ce que ces réflexions liminaires voudraient souligner. Nous
avons impérativement besoin d’une analyse critique – on ose à
peine dire d’une déconstruction – des usages du mot. En d’autres
termes, nous ne pouvons pas faire abstraction de la grande scène
rhétorique, aujourd’hui « mondialisée » du « terrorisme », des
usages complexes et variés du nom et de l’adjectif, à commencer
par leur instrumentalisation politique qui brouille les repères
émotionnels et conceptuels. C’est une nécessité parce que le risque
est réel, comme pour toute expression dotée d’une charge explosive
indéniable, que la confusion s’installe, que l’on ne sache plus du tout
de quoi on parle au juste et qu’il se creuse comme un abîme entre,
d’un côté, les images traumatisantes, les témoignages et les récits
très précis que nous avons en tête, quand nous parlons de
« terrorisme » et quand nous travaillons à la constitution d’une
institution comme le Musée-mémorial français qui inspire ces
réflexions et, de l’autre, la confusion que cette grande scène installe.

– II –
Les critères de la violence

Dans les pages qui suivent, on abordera la question de la


définition du terrorisme, et on apportera des éléments de réponse
aux questions qui viennent d’être soulevées, par le biais d’une
réflexion préliminaire sur la violence. Il y a deux façons d’aborder la
violence. La première, la plus classique, consiste à l’analyser selon
ses causes, et elle est certainement nécessaire. C’est assurément la
tâche prioritaire des politologues, des sociologues et sans doute
aussi des historiens, quelle que soit la mesure qu’ils proposent par
ailleurs de ses effets, d’un point de vue global : son impact sur
l’économie, la géographie des territoires, la pyramide des âges,
l’équilibre des institutions, etc. Analyser la violence par ses causes,
c’est se donner les moyens d’instaurer un minimum de distance
critique avec la charge émotionnelle de l’événement. C’est ce qui
distingue l’activité d’un centre de recherches, comme ceux dont les
e
violences de masse du XX siècle ont suscité la création partout dans
le monde, des musées mémoriaux qui ne doivent pas seulement
expliquer et analyser la violence, mais la montrer également, la
rendre visible et sensible pour activer ou réactiver le travail émotif de
la mémoire, assurer ses victimes survivantes de la pérennité d’un
dispositif visuel et narratif suffisamment efficace pour que celles qui
n’ont pas survécu ne soient jamais oubliées. L’équilibre trouvé entre
les impératifs narratif, analytique et émotif est ce qui distingue
chacun d’eux. Ainsi, dans le parcours proprement muséographique
du musée-mémorial du 11 Septembre, à New York, la dimension
explicative est-elle quasi absente, réduite à sa portion congrue,
comme si « entrer dans l’explication des causes » revenait à
rationaliser ce qui devait, au contraire, être perçu par tous comme
« un mal absolu » ; comme si le souci de fédérer l’émotion, de
donner un support à son partage, de créer l’union et la communion
des sensibilités, impliquait qu’on suspende l’analytique des raisons,
la remontée aux origines de l’événement, son inscription dans une
géopolitique complexe, susceptibles d’en diviser l’unité.
On se souvient de la polémique survenue après les attentats de
2015, quant à la confusion entre « expliquer » et « justifier ». Le
Premier ministre du gouvernement français de l’époque s’en était
pris aux chercheurs en sciences sociales, leur reprochant de trouver
des « excuses » aux terroristes, en inscrivant leur radicalisation, leur
recrutement par des réseaux terroristes et du coup leur action dans
le contexte plus général de leurs difficultés d’intégration, voire de
leur discrimination. Tenter de comprendre l’injustifiable, c’était
risquer, soupçonnait-il, de fracturer l’unanimité requise de la
condamnation du crime. La confusion de l’explication et de la
justification n’a pourtant pas lieu d’être – et c’était un mauvais procès
fait aux sciences sociales que de soupçonner leur travail analytique
de la moindre complaisance à l’égard de son objet. Elle n’a pas lieu
d’être, mais elle reste toujours possible. Et il arrive que le désir d’une
compréhension critique, affranchie du registre émotif, soit aveuglant,
qu’il inverse l’ordre des réactions qui appelle pourtant, de façon
inconditionnelle et prioritaire, l’indignation et la compassion. Ainsi
s’est-il trouvé, après l’attaque meurtrière dans les locaux de Charlie
Hebdo, des intellectuels, attachés aux luttes postcoloniales, pour
inscrire les dessins provocants de l’hebdomadaire satirique dans
l’histoire de ces luttes. En caricaturant le Prophète, les humoristes
assassinés n’avaient, selon eux, pas seulement touché au sacré ; ils
avaient entériné, à leur insu, la stigmatisation, sinon le mépris
occidental des cultures islamiques. Il n’était pas surprenant, dès lors,
qu’ils aient suscité leur colère. Soucieux de tenir le fil de la critique,
ces intellectuels étaient tellement désireux d’inscrire les attentats
dans l’histoire des relations entre l’Occident judéo-chrétien et l’islam
qu’ils finissaient, de façon quasi unanime, par lui trouver des
« raisons », sinon de « bonnes raisons ». Ils ne comprenaient pas
pourquoi on devait s’attarder sur la position principielle que l’on
rappelait à l’instant : l’indignation devant le crime et la compassion
pour les victimes.
Pour peu que l’on sorte des cercles académiques, la confusion
se fait encore plus redoutable. On a beaucoup disserté sur – et
beaucoup instrumentalisé politiquement – la réticence, sinon le refus
obstiné, manifesté dans quelques classes, de respecter la minute de
silence que le gouvernement avait instituée après les attentats. Un
nombre non négligeable d’enfants et d’adolescents, pris au piège de
leur sentiment d’appartenance, avaient estimé que cet hommage ne
les concernait pas, dès lors que les journalistes assassinés avaient
« insulté » leur religion, tandis que les terroristes n’avaient fait que
« venger l’outrage ». Ils avaient refusé de partager l’émotion
collective et de participer au recueillement qui leur était imposé, et
leur première réaction avait été, si mal et si peu informés qu’ils
aient été, d’inscrire l’événement dans la gigantomachie
simplificatrice de ce supposé « choc des civilisations », dont la
théorie n’avait pas cessé depuis les attentats du 11 septembre 2001
de diffuser son poison dans les veines de la société. Cette réaction
négative suscita beaucoup d’alarmes et d’inquiétude, quant à la
faillite de l’intégration républicaine, dès lors qu’elle provenait le plus
souvent d’enfants de familles d’immigrés. Et pourtant ce n’est peut-
être pas tant ou pas seulement d’un sentiment d’appartenance au
peuple français que ce refus de se sentir solidaire de leur émotion et
de leur indignation affichait le manque. Ce qui manquait dans leur
rejet, ce dont l’absence était criante tenait à la considération des
effets : une perception de la violence qui ne reste pas abstraite, en
dépit de ses images, mais rende droit à sa manifestation la plus
concrète. Ce qui était oublié aurait dû être rappelé en premier lieu : à
savoir ce que signifie, en soi et par soi, l’interruption brutale d’une
vie, ou sa blessure, décrétée aveuglément par une minorité qui l’a
programmée. Il aurait fallu rappeler que ce sont des vies singulières,
irréductiblement singulières, irremplaçables, insubstituables qu’une
attaque terroriste détruit – et que rien jamais, en aucune
circonstance, ne justifie ni n’excuse qu’on ôte la vie.
Il y a deux façons, disait-on, d’aborder la violence. On aura
compris que la seconde consiste à la comprendre selon ses effets.
Aussi la méthode qu’on retiendra dans les réflexions qui suivent pour
comprendre ce qui fait la spécificité des victimes d’une attaque
terroriste est-elle la suivante. Nous tâcherons tout d’abord
d’esquisser une phénoménologie des effets de la violence,
commune à toutes les formes qu’elle revêt. Nous tenterons ensuite
de saisir la façon dont la description qui en résulte se spécifie dans
le cadre d’une attaque terroriste. Nous reviendrons enfin sur le lien
entre terrorisme et nihilisme. Nous avons vu plus haut les risques
qu’il y a à traiter de la violence par ses causes, si nécessaires que
soient les travaux qui transforment ce traitement en étude, avec
toutes les garanties que présente cette transformation. L’analyse de
la violence par ses effets n’en est par moins dépourvue. Et le
premier est celui de sa « spectacularisation ». Il importe de le
souligner car, si nous songeons à la couverture médiatique des
attentats, ceux du 11 Septembre comme ceux de ces cinq dernières
années, notamment sur les chaînes d’information en continu, on ne
saurait nier qu’elle aura tout entrepris pour faire de la violence
terroriste un « spectacle », si difficile qu’il nous soit d’entendre ce
mot, avec ses effets de sidération propre. Le problème alors est que,
pour peu que la considération des effets se réduise à la fascination
d’images, dont la répétition tient la conscience captive, ce sont ces
effets eux-mêmes qui finissent par disparaître derrière leur image.
Un trop-plein d’images tue la possibilité même de se représenter ce
que signifie la violence, dans ses effets. À trop voir, de façon
compulsive, on finit par ne plus rien voir, ne plus rien sentir ni
ressentir, confondant la mort violente avec le traitement calculé de
sa présentation : le cadrage et le montage d’un récit, dont le principe
est moins la vérité d’une information nécessaire que la séduction
des consciences, avides de sensations, fût-ce à leur insu. Le
« spectacle » est ambigu, car nul ne sait quelles pulsions obscures,
quel plaisir inavoué, il réveille. Voilà donc toute la difficulté : dissocier
la perception et la compréhension des effets de la violence de ce qui
en construit, médiatiquement, mais sans doute aussi politiquement,
le spectacle, quelles que soient les motivations de cette
spectacularisation, dont les terroristes, au demeurant, ne sont pas
les derniers à user et à profiter.
Comment comprendre alors les « effets de la violence » ? Et
qu’est-ce qui distingue plus spécifiquement ceux qui caractérisent
une attaque terroriste, grâce auxquels nous pourrions écarter de la
notion de « terrorisme » les violences qui en usurpent le nom ? Il est
difficile de proposer une définition générique de la violence. On s’y
essaiera pourtant, en proposant deux critères. Parce que ce sont
toujours, malgré tout, même dans le cas des violences de masse,
même dans le cas d’une attaque massive aveugle, des existences
singulières qui sont atteintes, meurtries, détruites, c’est de ce
qu’« exister » veut dire, pour un être singulier, que nous repartirons.
L’existence est relationnelle. Cela signifie qu’à tout instant elle se
comprend comme la résultante du faisceau des relations qui l’ont
constituée dans le passé, la prolongent dans le présent et la
projettent dans l’avenir. Les rapports qu’elles entretiennent nous lient
d’abord à d’autres êtres, vivants ou morts, humains et non humains,
de la naissance à la mort. Quand bien même l’attache s’est perdue
avec l’âge, leurs traces dans la mémoire, consciente et inconsciente,
sont une part de ce qui nous définit. Elles ne cessent de se modifier
en nous et de nous transformer. Elles sont ce qui fait et défait notre
identité, de telle sorte que celle-ci ne cesse de devenir différente
d’elle-même, en d’autres termes de s’auto-hétéro-différencier. Pour
autant, ce ne sont pas exclusivement des êtres vivants, avec
lesquels nous sommes ainsi liés. Ce sont aussi des objets, des lieux,
un espace, un environnement, un milieu qui nous donnent, jour
après jour, les repères qui nous permettent de vivre, les renouvellent
parfois, comme l’air que nous respirons. Ces relations sont ce qui
nous permet de tenir dans le temps. Et elles nécessitent, pour que
ce soit le cas, une confiance minimale qui est vitale pour leur
entretien. Nous avons besoin de pouvoir nous fier à elles, c’est-à-
dire de leur accorder et de leur conserver un minimum de crédit.
Pour peu que celui-ci s’épuise ou disparaisse, c’est, dans un temps
incompressible, la continuité même de la vie qui semble
compromise, ainsi qu’il arrive, chaque fois que nous sommes
affectés par une perte, une rupture, un deuil.
Que fait alors la violence ? Quel est son premier effet ? Il est
avant tout de briser cette confiance. Quand elle fait irruption dans un
groupe, que ce soit dans un couple, au sein d’une famille, entre deux
amants, à l’école, dans la sphère professionnelle, mais aussi bien
dans un espace élargi aux limites d’une cité, d’un quartier ou de tout
autre territoire, c’est le crédit vital qui soutient nos relations que la
violence attaque, fragilise et finit par détruire. Cela vaut de toutes
celles qui nous définissent, quelle que soit la teneur de la confiance
que nous mettons en elles, y compris de celles que nous
entretenons avec des institutions, un gouvernement, sa capacité à
assurer notre protection et notre « sécurité », etc. La violence rend
l’existence invivable, à mesure qu’elle en détruit la possibilité. Voilà
pourquoi la vie des victimes demande à être reconstruite. C’est la
leçon qu’elles donnent, tant il est vrai, comme le soulignent Arthur
Dénouveaux et Antoine Garapon, que « reprendre vie, réaffirmer
1
[leur] volonté de vivre est [leur] réponse à l’énigme du mal ». Les
victimes d’une violence, quelle qu’elle soit, y parviennent selon
divers processus de résilience, dont le premier est que le tort
qu’elles ont subi soit non seulement reconnu par la société en
général, à travers le travail de la justice, mais en outre qu’il ne
paralyse pas (ou plus) le restant des rapports qui les lient au monde,
autant que ces rapports demeurent (ou redeviennent) possibles. Ce
restant, en effet, ne va jamais de soi. Dès lors que la destruction
d’une relation, où qu’elle se produise (dans la sphère privée ou
publique), affecte le rapport à soi, elle fragilise tous les autres.
Quelle que soit la violence qu’on a subie, elle perdure en chacun de
nous, en nous coupant du reste du monde. La forme insidieuse
qu’elle a de hanter l’existence, ainsi, est de nourrir la tentation du
repli, de dresser un mur du silence entre nous et les marques
d’attention, les formes de soin et de secours des êtres et des
institutions, au moment même où nous en avons le plus besoin. La
violence démultiplie la défiance. En être la victime, c’est donc se voir
brutalement tributaire de ce restant, alors même que le traumatisme
l’amoindrit, le fragilise, menaçant de tout emporter. Cela vaut de
toutes ces agressions, dont un tiers est directement responsable ;
cela vaut aussi des catastrophes climatiques, sanitaires, de la
maladie qui nous fait perdre toute confiance dans notre propre corps
et dans ses capacités. Cela vaut enfin de la perte d’un être cher.
Nous verrons d’ici un instant la façon dont le terrorisme
programme et généralise la ruine du crédit, dont nous avons besoin
pour vivre. Avant d’en venir à cette spécificité, il convient cependant
d’évoquer un second critère que nous retiendrons pour définir la
violence. Le premier ne suffit pas, car il ne précise pas suffisamment
ce que la violence fait aux corps et aux esprits, sur lesquels sa force
s’exerce. Il n’y a pas de violence, en effet, physique sans doute,
mais tout aussi bien psychique et certainement verbale (l’outrage,
l’humiliation), qui ne soit l’application d’une force. Subir une violence,
c’est se voir réduit à un « matériau brut », une « chose » en quelque
sorte, sur laquelle une force s’applique, indépendamment de notre
volonté. Le verbe « réduire » n’est pas trop fort, car c’est bien d’une
réduction qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une négation. Être la victime
d’une violence, c’est, dans l’instant même où elle s’abat sur soi, où
les coups pleuvent, où la torture s’enclenche, où les insultes fusent,
n’être soudain rien d’autre que cette « chose », dont une force
adverse s’applique à briser toute résistance. Nous n’existons plus
alors par nous-mêmes et pour nous-mêmes – le droit nous en est
ôté –, mais seulement et exclusivement comme l’objet sur lequel
cette force s’applique. Tout ce qui fait notre singularité,
insubstituable, irremplaçable, inassimilable est nié. Notre infinité
(l’autre nom de la singularité) qui, en tant qu’elle transcende tout ce
que l’autre peut en dire, en connaître, en comprendre, est impropre
à toute appropriation, comme à toute maîtrise, se voit refuser ce
minimum de reconnaissance, de considération et de respect, sans
lequel il n’est aucune limite à ce que les hommes peuvent s’infliger
mutuellement et détruire les uns des autres.
La philosophie a un mot pour désigner la réduction que produit
cette force : elle parle de « réification ». Voilà donc le second critère
pour définir la violence par ses effets : elle réifie, comme l’illustrent
toutes ces formes de maltraitance susceptibles de terroriser, des
années durant, des enfants, des femmes, des vieillards, comme les
plus faibles et les plus vulnérables. C’est le cas des violences
domestiques, mais c’est aussi celui de toutes les formes de
harcèlement et d’abus sexuels, dans lesquelles celui qui exerce la
force, en abusant de son pouvoir, jouit de cette réduction. Plus
généralement, tout ce qui réduit l’autre à un calcul de la puissance, à
une stratégie de conquête et de domination, à la construction et à la
consolidation d’une emprise, politique, morale, religieuse,
idéologique, qui nie sa singularité, produit cet effet d’annihilation de
la singularité, définie par son irréductible infinité.

– III –
De la violence terroriste

Il nous faut à présent mettre un terme à ce long détour par


l’analyse générale des effets de la violence, en essayant de
comprendre ce qui spécifie les deux critères que nous avons retenus
dans le cadre du terrorisme. Qu’en est-il tout d’abord de la
destruction de cette confiance minimale, de ce crédit vital qui rend
vivable aussi bien la vie des individus que celle, commune, qui les
rassemble et les unit au sein d’une même société ? Il existe une
façon assez simple de l’évaluer. Elle consiste à comprendre ce qu’il
fut important de restaurer, à supposer qu’on y soit parvenu, au
lendemain d’un attentat terroriste, comme ceux qui ont frappé Paris,
Nice et tant d’autres villes, en France, en Europe et dans le reste du
monde, depuis de nombreuses années. Chaque fois, en effet, c’est
de confiance qu’il fut question. Rappelons-nous ce qui fut fragilisé.
Le projet de musée-mémorial, à l’origine de ses réflexions, n’a pas
tant pour objet le terrorisme lui-même que la résilience des sociétés
confrontées à son épreuve. Cette résilience, comment la
comprendre autrement que comme la restauration d’un crédit, sinon
comme sa conservation, partout où il fut remis en question, une
résistance à la défiance et au soupçon ? Quel crédit, quelle
confiance ? Ceux, tout d’abord, que nous mettons dans l’espace que
nous partageons, notre monde commun, nos repères ordinaires : les
terrasses de café, les salles de spectacle, les lieux publics, les
transports en commun. Qui ne s’est pas posé de questions ? Qui,
aux quatre coins du monde, n’a pas eu une appréhension, au
lendemain des attentats, quand il a dû recommencer à fréquenter
ces lieux et à circuler ? Pour avoir entendu tant de témoignages de
victimes et lu leurs récits, nous savons combien cela fut difficile et,
pour certains, combien il reste encore problématique aujourd’hui,
voire impossible, de se les réapproprier. Ensuite – et ce n’est pas le
moindre défi qu’il fallut, qu’il s’agit encore aujourd’hui de relever –,
c’est la confiance dans la possibilité pour des communautés que
divisent la religion, la culture et même la langue, de vivre ensemble
qui fut mise en question : le principe même d’une société ouverte,
multiculturelle et multiconfessionnelle. Ce qui était menacé de
s’effondrer, c’est le crédit que nous accordons à notre capacité de
garder pour idéal la protection, envers et contre tout, des principes
qui permettent à une société en mouvement de se garder, quoi qu’il
en coûte, de toute stigmatisation d’une partie de sa population, de
toute discrimination, fondée sur l’appartenance « ethnique »,
« culturelle », « religieuse » ou « politique ». La menace était
d’autant plus forte qu’il ne manqua pas de leaders politiques, partout
dans le monde, pour faire de cette remise en question d’une société
ouverte, avec toutes les fermetures et les replis sur soi qu’elle
implique, le fonds de commerce de leur idéologie et de leur
véhémence. Leur stratégie fut alors toujours la même : miser sur la
peur et sur la haine pour ruiner le crédit de l’ouverture.
Enfin, c’est notre confiance dans les institutions qui fut fragilisée,
qu’elles aient pour objet la protection, le secours ou la réparation. La
question lancinante qui vint perturber les consciences était la
suivante : un gouvernement démocratique, attaché aux principes et
aux valeurs de la démocratie, à ses traditions de liberté, d’égalité, de
fraternité, voire d’hospitalité, est-il encore capable de les garantir, ou
faut-il désormais, pour faire face à la menace, transiger avec leur
exigence inconditionnelle, c’est-à-dire les soumettre à des conditions
restrictives ? Face à la tentation de mesures sécuritaires extrêmes,
attentatoires à ces principes, comme la prolongation indéfinie d’un
état d’exception, c’est chaque fois le crédit que nous mettons dans la
démocratie, dans les principes fondamentaux qui la définissent et la
distinguent de tous les autres régimes politiques, qu’il fut nécessaire
de préserver des ruses et des calculs du terrorisme pour provoquer,
par son harcèlement, leur effondrement. On attend d’un régime
politique que, protégeant l’avenir, il permette de se projeter dans le
futur. Dans cette perspective, le propre d’institutions démocratiques
est de concilier, de façon principielle, le besoin de sécurité et
l’exigence de liberté, prenant garde à ce que l’une ne soit jamais
satisfaite au détriment de l’autre. « Tenir à la démocratie » signifie
rester attaché au principe que, envers et contre toutes les
vicissitudes de l’histoire, l’équilibre intangible de leur double besoin
ne soit jamais sacrifié. C’est prendre soin qu’aucune passion
négative, comme le sont la peur, la colère, le ressentiment, la soif de
vengeance, ne puisse servir de prétexte ou d’alibi à un tel sacrifice.
Voilà pourquoi on ne saurait trop souligner ce qu’a d’essentiel dans
nos vies le crédit que nous accordons à l’esprit des institutions. Les
libertés fondamentales demandent un attachement. Il faut pouvoir
croire qu’elles restent indispensables, voire vitales ! Sans doute
s’agit-il même d’une croyance fondamentale, dans la mesure où elle
porte en elle la quintessence de la confiance que nous voulons, que
nous espérons pouvoir encore nous accorder les uns aux autres.
Qu’est-ce alors que le terrorisme ? Que font les terroristes ? Leur
fascination mortifère, leur culte de la violence ont pour objectif
premier de démultiplier notre perte de confiance en l’étendant à la
population de tout un territoire et de prolonger, par la répétition de
leurs actes spectaculaires, la sidération et la paralysie qui
entretiennent sa ruine. Ils systématisent, ils radicalisent le discrédit.
Leur volonté est de renverser les conditions d’un habitat
« ordinaire », c’est-à-dire plus ou moins pacifié, de la cité, en
entravant la spontanéité de nos mouvements, en rendant impossible
une circulation sereine dans la cité : l’usage innocent de ses moyens
de transport, des places, des terrasses de café, des salles de
spectacle. Tel est le but poursuivi par la répétition des attentats
anticipée, pressentie, programmée et pourtant imprévisible. Aussi
une attaque terroriste ne se définit-elle pas seulement par le choc
qu’elle provoque dans la société, par le nombre de morts et de
blessés, mais par la hantise de cette répétition, telle qu’elle rend tout
travail de deuil impossible. Rien ne nous permet d’imaginer d’un
attentat qu’il ne se reproduira pas. Telle est la certitude que les
terroristes entendent substituer, jusqu’à leur épuisement, à toutes les
formes de confiance constitutives des relations qui font notre
identité, individuelle et collective. L’essence de sa terreur entretenue,
scandée par la succession des attentats, la litanie des dates et des
noms de ville qui entrent dans l’histoire, est d’installer cette hantise
dans une durée indéfinie.
Pour autant, ce n’est pas seulement cette confiance que le
terrorisme détruit. Il attaque aussi le crédit que nous mettons dans la
possibilité de préserver un minimum de cohésion sociale et d’unité
nationale, avec pour objectif avoué de fracturer l’unanimité du
consensus et des réactions que l’horreur appelle. Cette fracture,
c’est sa logique de haine, soutenue par une irréductible culture de
l’ennemi, qui vise à la produire. Elle renvoie chacun à une
appartenance, confessionnelle, « civilisationnelle », qu’elle voudrait
synonyme d’antagonisme et d’hostilité. Voilà le piège que les
terroristes tendent à ceux ou à celles qu’ils inondent de leur
propagande, endoctrinent et embrigadent dans leur nihilisme
destructeur : dis-moi qui tu hais et ce que tu es prêt(e) à détruire ! Je
te dirai alors qui tu es et si tu es celui que tu dois être ! Leur stratégie
est de faire de chacun l’otage de son appartenance, avec pour
principe la conviction que la fidélité que celle-ci implique et dont ils
exigent la preuve repose, pour ceux qu’ils convertissent à leur
méthode sanguinaire, sur l’hostilité envers tous les autres qu’ils sont
prêts à afficher et à démontrer par une violence extrême que rien ne
retient. Ainsi la terreur devient-elle le gage de l’appartenance. Il en
résulte que tout ce qui, dans une société donnée, a pour vocation de
dépasser ses divisions, tout ce qui est susceptible de s’échanger et
de se partager, d’une communauté à l’autre, l’instruction grâce à
l’école, des institutions communes, la diffusion transcommunautaire
et, à ce titre, démocratique de la culture, par le biais des salles de
spectacle, les lieux de rassemblement convivial, comme le sont les
terrasses des restaurants et des cafés, les transports en commun,
tout ce qui mixe les populations et contribue à donner à l’identité de
chacun une hétérogénéité qui l’éloigne de ses origines et de leur
fantasme, devient la cible de leur discrédit.
Reste maintenant le second critère que nous avons
précédemment retenu pour définir la violence par ses effets, à savoir
la réification. Là encore, il est assez aisé de concevoir la façon dont
le terrorisme la spécifie, que son attaque cible une communauté
particulière, en visant une synagogue, une école confessionnelle,
une église, la rédaction d’un journal, ou qu’il frappe aveuglément
dans une salle de spectacle, un moyen de transport : bus, train,
avion. Dans le premier cas, la réification consiste dans la réduction
de l’autre, en vertu de son « appartenance » à l’objet pur d’une
volonté de destruction. Comparable en cela à celle qui supporte la
violence génocidaire, la réification ne connaît plus de l’autre que la
communauté à laquelle elle l’identifie et dont il doit payer, de façon
plus ou moins anonyme, le prix de la haine qu’elle suscite. Ce
qu’indique l’adjectif « pur », c’est que l’autre, ciblé, n’est plus alors
que la résultante de l’abstraction qui l’a identifié, caractérisé,
stigmatisé et surtout qui a nourri le projet indéterminé et pourtant
réel de le détruire. Il est l’objet fantasmatique de ce rêve
d’annihilation qui ne lui laisse pas d’échappatoire. Voilà la terreur :
l’absence d’issue, l’impossibilité de se soustraire à l’image abstraite
que l’autre, le meurtrier potentiel, le terroriste anonyme, inconnu,
s’est forgée de vous. Être « terrorisé », c’est savoir qu’à tout moment
cette abstraction vous désigne comme une cible et qu’en vertu de
l’image que ces assassins invisibles se seront faite de
l’appartenance à laquelle ils vous auront réduit – cette « chose »
qu’ils fantasment en vous – vous « faites l’affaire », de telle sorte
qu’ils pourront satisfaire en vous, sur vous, leur pulsion meurtrière.
Ce qu’ils voudront détruire en vous, ce n’est pas vous, bien sûr, en
tant que singularité irréductible, infinie, inassimilable, mais – voilà le
comble de la réification – une abstraction.
Quant à la frappe aveugle, celle qui aura fait de vous ou de vos
proches une victime, parce que eux ou vous vous serez trouvés par
hasard au mauvais endroit, au mauvais moment, elle élève la
réification à l’abstraction d’une malchance, d’un mauvais sort, d’une
fatalité incompréhensible. Une malveillance, dont rien ne justifie que
ce soit vous précisément qui en payiez les frais, une malveillance
aura détruit votre vie, dans un anonymat vertigineux. Voilà l’abîme
que creuse la « réification » propre au terrorisme : la conjonction de
la malveillance et de l’anonymat. Mais c’est aussi ce qui explique
qu’elle puisse s’étendre à la société tout entière, autrement dit que,
dans les minutes, les heures et les jours qui suivent un attentat, sous
la forme d’une sidération, d’une pétrification, d’une paralysie, qui en
sont des manifestations concrètes, la réification soit contagieuse et
qu’elle touche tous ceux qui en partagent la nouvelle. Vous auriez pu
être la victime de cet attentat. C’est eux, c’est vous, cela pourrait
être n’importe qui. Vous devenez, nous devenons par là même, les
otages d’une force indiscernable, qui pourrait ressurgir à tout instant,
sous une forme ou une autre, qui n’a pas renoncé à frapper, dont la
malveillance est intacte et qui peut, par conséquent, faire basculer
d’un jour à l’autre votre vie dans l’horreur. C’est alors dans la peur
que la réification se traduit le plus explicitement – cette peur que par
la suite nous n’aurons de cesse de conjurer, comme tant de paroles,
tant d’incantations mêmes se seront attachées à le faire, dans les
semaines qui ont suivi les plus spectaculaires des attentats.

– IV –
Le spectre du nihilisme

Ces réflexions sont-elles de nature à apporter un peu de


clarté dans la confusion, dont nous sommes partis initialement, à
éviter notamment l’inflation de la notion de terrorisme pour désigner,
d’un côté, une contestation, un mouvement de révolte, émanant de
groupes d’opposition, fussent-ils violents, de l’autre, telle politique
répressive, trop rapidement désignée comme « terrorisme d’État » ?
Oui, sans doute, si l’on retient non seulement les deux critères
énoncés de la destruction du crédit ou de la confiance et de la
réification pour penser la violence selon ses effets, mais également
leur spécification, quand il s’agit du terrorisme. Dans le premier cas,
il est clair qu’il s’agit d’un abus de langage, d’une stratégie adoptée
par tel pouvoir, autoritaire ou dictatorial, pour discréditer un
mouvement qui en dénonce l’arbitraire, l’oppression et/ou la
corruption, et constitue à ce titre une menace pour lui. La ruse de
gouvernants attachés à conserver leur position dominante consiste à
jouer de la charge émotive et vindicative que la suspicion et
l’accusation de « terrorisme », ainsi que la qualification de
« terroriste », renferment en elles-mêmes, pour conforter leur
domination. Ce qu’il faut reconnaître alors et savoir dénoncer, c’est
la façon dont les appareils d’État (l’armée, la police, la justice) ne le
font pas pour réprimer une quelconque terreur, qui serait celle des
« opposants », mais pour l’organiser.
Attardons-nous, un instant encore, sur ces mouvements. Qu’est-
ce qui inspire leur engagement dans la contestation et anime leur
action protestataire ? S’il s’agissait de détruire pour détruire, de
ruiner les institutions, comme ce fut le cas de mouvements
anarchistes, en Russie, en Italie, en France ou aux États-Unis à la
e e
fin du XIX et au début du XX siècle, il serait légitime de parler de
« terreur ». Ce qui serait visé, ce serait bien alors la déstabilisation
généralisée de toute forme d’autorité, par son effet, en vue de leur
disparition. Parce que l’attentat meurtrier constituait le principe de
leur action, ces mouvements passés avaient en partage le goût de la
violence, du sang et de la mort : une culture mortifère qui sera
toujours, comme le savait Camus, le dénominateur commun du
terrorisme et du nihilisme. La vie, dans sa singularité même, n’y était
d’aucun prix. Et les victimes n’existaient, aux yeux de ceux qui se
réclamaient de leur idéologie meurtrière, que par la terreur
recherchée dans la croissance indéfinie et anxiogène de leur
nombre. Rien de tel dans les mouvements que l’on évoquait à
l’instant, même s’il arrive que leur mobilisation soit contaminée par
l’infiltration d’éléments extérieurs, comme le sont les black blocs les
plus radicalisés, convaincus que seule la démonstration de force
d’une violence que rien n’arrête peut s’avérer efficace et
performante. Ce qui rassemble les manifestants à Hong Kong, à
Beyrouth, à Santiago du Chili, mais aussi dans tant de capitales
européennes et dans tant de villes et de pays ces derniers temps,
partout dans le monde, ce n’est assurément pas la volonté nihiliste
de « terroriser » la population, au point de lui faire perdre toute
confiance en elle-même, mais au contraire l’espoir de redonner
quelque chance à son avenir. C’est un désir qui aura motivé leur
résistance : celui de restaurer un minimum de crédit dans des
institutions, auxquelles il redeviendrait possible de croire et de
s’attacher, pour peu qu’elles ne soient plus accaparées par la
minorité qui les avait mises depuis des décennies au service exclusif
de ses propres intérêts. Un tel engagement représente, d’un point de
vue aussi bien éthique que politique, le contraire même de ce
« jusqu’au-boutisme nihiliste », auquel il est trop commode de
l’identifier. Tenter de provoquer le renversement d’un gouvernement
corrompu en descendant dans la rue, en protestant contre l’injustice
et l’arbitraire, en manifestant le refus contagieux de subir
l’oppression d’un régime passivement, n’aura jamais « terrorisé »
personne, sinon ceux auxquels profitait, à l’inverse, la démobilisation
de la population, sa résignation devant l’ordre imposé, sa passivité
devant la domination, le consentement au pire, par indifférence ou
par lassitude. Tel est le sens de la défiance à l’égard des
gouvernants et des institutions que manifestent ces mouvements de
protestation. Leur action trouve sa raison d’être non dans le choix de
la terreur, mais dans la nécessité d’échapper à deux écueils, qui,
inséparables l’un de l’autre, définissent les deux formes de nihilisme,
caractéristiques de notre temps. Elle s’ancre dans leur double refus :
celui des violences d’État (premier nihilisme) et celui de la
résignation (second nihilisme). On serait bien en peine, par
conséquent, d’y déceler quoi que ce soit qui l’apparente à la volonté
mortifère partagée par le nihilisme et le terrorisme.
Si une « malveillance » les anime, celle-ci ne s’exerce pas
aveuglément à l’encontre de la population, pas plus qu’elle n’a pour
cible une communauté déterminée. La seule « violence populaire »
pour laquelle la question pourrait se poser est celle qui prendrait une
partie de la population pour cible, en raison de sa différence
culturelle, confessionnelle ou « ethnique », et se sentirait autorisée,
avec le soutien de l’État, à la terroriser. On se gardera donc de
supposer hâtivement que la terreur est toujours l’affaire des
gouvernements, même si, pour peu qu’elle s’installe entre des
« communautés » de langue, de culture ou de religion différentes,
elle ne se produit jamais sans leur consentement. Il est des
mouvements populaires qu’on ne saurait mettre sur le compte de la
vertu politique d’une protestation légitime, mais bien davantage sur
celui de passions négatives toujours susceptibles d’être
instrumentalisées à des fins meurtrières : la peur, la haine, la colère
quand elle est aveugle et le ressentiment. Faire mine de l’ignorer, ce
serait oublier cet obscur appel du sang, cette soif de vengeance qui
sommeillent en chacun de nous. Il n’y aurait pas, il n’y aurait jamais
eu de « victimes » de quelque « terreur » que ce soit si nous
n’avions la capacité d’être gouvernés par ces passions qui portent
en elles le germe d’un mal radical. Voilà le plus difficile à admettre :
c’est chacun de nous qui porte en lui le pouvoir obscur de terroriser
les autres. Le « devenir-victime » des êtres qui nous entourent,
proches et moins proches, est une potentialité de la vie que nous
partageons avec eux, comme une menace insidieuse logée au cœur
du vivre-ensemble et de ses promesses. Il n’est pas une des
relations, individuelles et collectives, qui font le tissu de notre
existence qui ne puisse être pervertie en ce sens. La
radicalisation des terroristes n’échappe pas à cette règle.
Reste la question du « terrorisme d’État ». Les réflexions qui
précèdent permettent, là encore, d’apporter quelques précisions.
Toute répression, si inacceptable soit-elle, n’est pas synonyme de
terreur. Quand le devient-elle ? Elle acquiert tout d’abord cette
dimension quand, au sein d’une population donnée, plus personne
n’est à l’abri de voir les appareils répressifs d’État s’en prendre à lui,
sans qu’aucun acte répréhensible le justifie. La terreur se traduit
alors par une insécurité généralisée, dont aucune position dans la
société, aucune histoire subjective, aucun mérite, l’humilité pas plus
que la gloire, ne protège. La réification ainsi est à son comble quand
elle ne se donne même plus la peine de cibler ceux qu’elle détruit.
Parce que son destin peut être brisé du jour au lendemain, parce
qu’il peut être arraché à l’affection des siens, sans qu’aucune raison
en soit donnée, c’est chaque individu qui se voit réifié par le pouvoir,
avant même qu’il l’ait atteint. Il n’est plus de son vivant que cette
chose apeurée, qui, parce que son existence tout entière
s’apparente à un sursis, a le temps de mourir mille fois avant d’être
rattrapée par la violence. Cette chosification, rien ne l’exemplifie
davantage que la torture. Elle est pour ceux qui la commandent la
marque vive de leur emprise sur les corps, sur ceux de leurs
victimes en premier lieu, sur ceux de leurs bourreaux également,
qu’elle réduit à leur fonction. Des fonctionnaires de la terreur, elle
exige des résultats, sous forme d’aveux extorqués qui leur
interdisent toute humanité. Voilà pourquoi on se gardera de parler de
« terrorisme d’État », en toutes circonstances, réservant le terme à
cette forme de réification contagieuse, dont la déshumanisation ne
laisse personne indemne.
Il arrive cependant que ce soit une catégorie de la population,
identifiée par une différence sexuelle, la couleur de la peau, des
pratiques religieuses et cultuelles, qui soit systématiquement ciblée
et devienne par là même le support d’une réification meurtrière. Il en
a été question plus tôt, à propos de la terreur mise en œuvre par les
groupes qui, dans une société donnée, concentrent leurs attaques
sur une telle communauté. La logique est la même, quand c’est
l’État qui s’en charge, avec des moyens légaux. Loin de relever d’un
emploi usurpé du terme, c’est alors que le registre sémantique de la
terreur et du terrorisme est non seulement approprié, mais en outre
particulièrement révélateur. Il donne à voir, sous le seul angle qui
convienne, ce que les gouvernements qui s’abandonnent à de tels
discours et de telles pratiques présentent sous des termes beaucoup
plus élaborés, déguisant la terreur que leur politique exerce sur les
populations concernées sous les noms de « politique migratoire
rigoureuse », « préservation de l’identité nationale », « contrôle
renforcé des frontières », « protection des mœurs », etc. Quels
discours ? Ceux tout d’abord qui, stigmatisant une population
donnée, l’isolent, l’encerclent, la désignant aux yeux des autres
comme une victime consentie par le statut d’exception que lui
réserve le langage officiel, tel que le reprennent les médias à sa
solde. Ainsi en fut-il des Tutsis pendant les décennies qui
précédèrent le génocide rwandais, ou des Rohingyas en Birmanie.
Ceux ensuite qui préparent l’opinion aux mesures extrêmes dont ils
feront l’objet, tant il est vrai qu’on s’accommode à la terreur, quand
ce sont les autres qui en sont la cible. On connaît ces mesures. Elles
organisent la discrimination légale des populations, la spoliation ou
la destruction de leurs biens, leur déplacement massif, provoquent
l’exode qui les précipite sur les routes, fuyant les persécutions, en
quête d’un refuge improbable, pour finir par les interner à vie dans
des camps de fortune. Qui dira aujourd’hui que les conditions
d’existence inhumaines auxquelles ces populations sont réduites,
leur errance, leur misère, le peu de prix accordé à leur vie, exposée
à tant de formes de violence, n’est pas le plus ordinaire et le plus
terrible des visages que prend la terreur dans le monde
contemporain ? Qui niera également que les catastrophes
climatiques et sanitaires à venir, celles que le réchauffement
climatique nous laisse présager, ne sont pas de nature à aggraver la
situation, à l’échelle du monde ? Il importe alors de se garder des
termes qui, minimisant cette gravité, édulcorent la responsabilité qui
est celle de l’attention, du soin et du secours qu’appellent la
vulnérabilité et la mortalité qui en résultent. Voilà, à n’en pas douter,
la figure première du nihilisme aujourd’hui, auquel on a donné le
nom de « consentement meurtrier » : transiger avec les exigences
liées à l’exercice de cette responsabilité. Lorsque cette transaction
est orchestrée par les États et que l’ordre mondial s’en accommode,
vouant ceux qu’elle abandonne à leur sort à ce sentiment d’abandon
qui est le dénominateur commun de toutes ses victimes, n’est-ce
pas, si difficile qu’il soit de l’admettre, en affronter la vérité avec
courage que d’oser parler à son sujet de « terreur planétaire » ?
CHAPITRE IV

Un monde tortionnaire

–I–
On aimerait que la torture fasse l’objet d’une indignation, d’une
protestation et d’un refus unanimes. On voudrait croire qu’elle est de
nature à discréditer aux yeux des peuples les gouvernants qui, avant
d’être élus, l’annoncent, à mots couverts, aux électeurs dont ils
réclament les suffrages et, une fois le pouvoir conquis, la dissimulent
à peine, sinon la revendiquent, comme cette arme de dissuasion et
de répression massive qui leur serait nécessaire pour extirper le
« mal » de la société. Comment comprendre alors que non
seulement elle déclenche si peu de réactions de cet ordre, mais que,
de façon plus inquiétante encore, elle semble si souvent faire l’objet
sinon d’un soutien explicite, du moins d’un consentement tacite
d’une large partie de la population ? Sa pratique systématique serait-
elle un gage de la force, le signe que les dictateurs et autres
dirigeants autoritaires se « doivent » d’envoyer à ceux qu’ils
gouvernent pour les assurer de leur détermination à traquer leurs
« ennemis », à combattre le « mal », contre lequel ceux qui les ont
précédés auraient fait preuve de « faiblesse », sinon de
« complaisance » ? Auquel cas leur redoutable « habileté » serait de
comprendre que l’attente des citoyens tient moins à ce respect des
principes, dont fait partie le refus inconditionnel de la torture, qu’à
une pseudo-efficacité qui ne s’interdit aucun moyen pour parvenir à
ses fins. Comme si ne pas exclure la torture, sinon même l’exhiber,
était – voilà le paradoxe – de nature à « rassurer ».
Le « mal », les « ennemis », la « complaisance », la
« faiblesse », ce n’est pas de façon aléatoire que tous ces mots sont
mis entre guillemets dans le cadre de ces réflexions. Leur fonction
est de signaler qu’ils constituent autant d’éléments récurrents d’un
discours qu’il importe de prendre en compte pour analyser les
procédés de justification et de légitimation qui permettent à la
torture, aujourd’hui, de trouver, de façon inquiétante, un droit de cité
dans de nombreuses sociétés. Ce discours ne vient pas de nulle
part – et il n’est pas commun à tous les régimes politiques, même s’il
n’en est aucun qui ne soit susceptible de s’y laisser prendre,
distillant dans la société des formes de consentement à la torture
qu’elle n’aurait sans doute pas imaginé pouvoir accepter ni
cautionner auparavant. Que la torture ait été depuis toujours l’un des
recours privilégiés des dictateurs et autres tyrans pour terroriser la
population et étouffer dans l’œuf toute forme d’opposition devrait
suffire à distinguer leur régime d’oppression de tout autre régime
politique, à commencer par la démocratie. La paranoïa propre à ces
régimes induit, en effet, le soupçon qu’une telle opposition est
toujours susceptible de se développer secrètement, qu’elle est en
tout cas plus étendue qu’il y paraît. Elle génère le fantasme d’une
menace cachée, d’un complot que les organes de sécurité « se
doivent » de mettre au jour. Sa folie meurtrière repose donc sur la
conviction que la « sûreté » de l’État ne devrait s’interdire aucun
moyen pour extirper des consciences, arracher aux corps la vérité
« malveillante » qu’ils dissimulent.
– II –
Or cette conviction est contagieuse. Elle brouille aujourd’hui la
frontière entre dictature et démocratie, de telle sorte qu’aucune
société n’est à l’abri d’en venir insidieusement à consentir à la
torture. Ce sont des candidats à des élections démocratiques et
donc parfois des dirigeants démocratiquement élus qui la reprennent
à leur compte. Mieux, elle constitue, pour certains d’entre eux, un
élément de séduction de leurs discours. Elle prend place dans
l’arsenal qu’ils mobilisent pour convaincre les électeurs qu’ils ne
reculeront devant aucune méthode de coercition pour éliminer leurs
problèmes. Quels candidats, quels dirigeants ? Ceux sans doute que
l’on englobe ordinairement, d’un mot sujet à caution qui demande
quelques précisions, sous le nom de « populisme ». Quoi que l’on
pense, en effet, de l’usage, légitime ou abusif, qui peut être fait d’une
telle dénomination, il est un trait qui reste indéniablement constitutif
des prises de parole, des programmes d’action, des mesures
promises (et souvent concrétisées) qui caractérisent ce qu’on décrit
sous ce nom : sa véhémence radicale, sa fascination de la violence,
au service d’une pulsion de vengeance qui se pare des atours de la
justice. C’est dans ce contexte très particulier que, du Brésil à la
Turquie, en passant par les États-Unis et tant d’autres supposées
« démocraties », garantes du respect des droits de l’homme, la
tentation de la torture, quand ce n’est pas son exercice, mais tout
aussi bien sa trouble « séduction », doit être analysée.
Ce contexte, il convient de le décrire plus précisément. Il se
concrétise partout dans le développement systématique d’une
culture conjointe de la peur et de l’ennemi. Parler de « culture »,
c’est signaler qu’on aurait tort de considérer que le sentiment de
peur que la population peut éprouver devant telle « catégorie » ou
« communauté » d’individus, avec l’habitude qu’elle prend de les
tenir pour des ennemis – et sa volonté de les voir traités comme
tels – en raison de leur appartenance particulière, est spontané,
encore moins qu’il repose sur un fondement « naturel », ni même
que l’histoire suffit à l’expliquer. Ces sentiments, au nombre
desquels il faut compter non seulement la peur donc, mais
également le ressentiment, la colère et pour finir la haine, sont
toujours, au moins en partie, le résultat d’un calcul délibéré : celui
d’une volonté, idéologique et politique, dont c’est l’intérêt de les voir
se développer. C’est ce calcul qui sert de dénominateur commun
aux régimes « populistes » que distinguent leur agressivité et leur
ton vindicatif. Ils misent sur l’inquiétude engendrée par les
différentes formes d’insécurité (matérielle ou symbolique) qui
touchent la population dans une société donnée, pour se rendre
crédibles, en lui donnant une cible que distingue telle ou telle
caractéristique particulière : encore une fois la couleur de la peau, la
provenance (les migrants), la religion, les convictions politiques (le
« gauchisme »), l’orientation sexuelle (l’homosexualité). Ce qui se
produit alors suit immanquablement le même processus. Les
individus ciblés selon leur appartenance sont non seulement
présentés comme la source passée des maux actuels, mais ils
apparaissent également comme une menace pour l’avenir.
« Défendre la société » signifie dès lors la protéger, par tous les
moyens, contre le « péril » que leur présence, leur action, leur
influence, leur poids (idéologique, politique et pour finir toujours
démographique), largement fantasmés, représentent.
Voilà comment la culture de la peur s’articule à une culture de
l’ennemi. Elle suppose que, lentement, mais progressivement, des
façons de dire, des représentations, des « éléments de langage » –
toute une caractérisation – deviennent le vecteur d’une
stigmatisation. Dans cette perspective, les mouvements populistes
n’ont pas l’exclusivité. Il est, au bout du compte, peu d’acteurs de la
vie politique qui sachent se faire un principe intransigeant du refus
de toute caractérisation de cet ordre. L’affaire est donc plus grave
encore. Le propre du « populisme », en effet, ce n’est pas seulement
de se servir de l’inquiétude générale pour faire d’une cible
déterminée l’objet précis de cette « double culture ». C’est de le
faire, qui plus est, dans une surenchère permanente d’outrances
verbales, d’invectives répétées qui finissent par empoisonner la vie
politique dans son intégralité. S’il est vrai que les façons de dire et
de penser qu’on décrivait à l’instant amorcent ce qu’on a pu appeler
1
ailleurs la « sédimentation de l’inacceptable » – rendant
précisément acceptable ce qu’on n’aurait jamais cru pouvoir
accepter –, le pas supplémentaire que franchissent les régimes qui
se réclament de la torture consiste à parachever cette
sédimentation, en lui adjoignant une promesse de vengeance. C’est
alors que, sur le devant de la scène, font leur entrée les rêves
meurtriers d’une séparation, d’une sélection, d’une expulsion – et,
pour finir, comme le dernier palier de cette logique toujours
sanguinaire, d’une élimination radicale, c’est-à-dire d’une
« éradication ».

– III –
Qu’en est-il maintenant de la torture ? Comment comprendre que
cette logique ne soit pas seulement meurtrière, mais également
tortionnaire ? Deux ordres de réponse se complètent. Le premier
renvoie à ce qu’on suggérait plus haut, à savoir que l’ennemi ne se
décline pas seulement au passé et au présent, en tant que
responsable d’une situation donnée (la « corruption de mœurs », le
« déclin de l’identité », la « disparition des valeurs », etc.), mais au
moins autant au futur, sous la figure de ses projets malveillants.
L’« ennemi » est d’autant plus à craindre qu’il complote une
destruction, un renversement, dont le fantasme constitue le ciment
premier de la peur. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, le terme
le plus usuel pour désigner cet « ennemi » est celui de « terroriste ».
Aucun terme n’est plus propice, plus « parlant », pour livrer à la
vindicte populaire ceux dont, d’une façon ou d’une autre, la
stigmatisation arrange les pouvoirs. Toute opposition, toute
différence sera toujours susceptible d’être présentée comme le foyer
d’une forme de « terrorisme ». Comme on l’a vu précédemment, il
suffit d’observer l’inflation du terme sur tous les théâtres politiques
pour prendre la mesure de la caution qu’une telle appellation est
censée apporter aux gouvernements pour disculper à l’avance leurs
politiques répressives. Encore faut-il que le supposé « ennemi »
avoue ses intentions. Rien de tel, en effet, qu’un aveu, de quelque
façon qu’il soit obtenu, pour qu’une persécution, fût-ce à rebours,
paraisse justifiée. S’il n’y a pas de culture de l’ennemi qui ne se
fasse une arme des mots qu’elle prête à cet ennemi, des formules
qu’elle suppose porteuses d’intentions néfastes, des sentences
qu’elle juge symptomatiques de sa malveillance – une arme pour
alimenter l’hostilité à son égard –, rien ne vaut, pour obtenir le même
résultat, la publicité des confessions que le pouvoir parvient à lui
extorquer. Ce n’est pas autrement que la « sédimentation de
l’inacceptable » menace in fine de faire le lit d’un univers
tortionnaire. Plus ces intentions sont censées être « maléfiques »,
plus elles sont soupçonnées de s’inscrire dans un plan général, de
plus ou moins grande envergure, constituant une menace aussi bien
pour la sécurité de l’État que pour la préservation des « mœurs » ou
la sauvegarde de l’« identité », plus les gouvernements et leurs
appareils répressifs pourront présenter leur recours à la torture
comme parfaitement légitime.
Ce n’est pourtant pas le seul ordre de réponse. La torture ne se
résume pas dans la volonté d’extorquer des aveux. Elle inclut une
dimension supplémentaire, autrement inquiétante, qui est sa propre
cruauté : rien de moins que le plaisir partagé de faire et de voir
souffrir. Un « monde tortionnaire » est un monde qui donne droit à
cette forme de plaisir. Il ne suffit pas, en effet, de décrire et
d’analyser les mécanismes grâce auxquels les gouvernants justifient
la torture aux yeux des populations qu’ils gouvernent, ni leurs
motivations pour le faire, il faut encore comprendre la complexité des
ressorts qui font non seulement qu’au bout du compte une large
partie de ces populations l’accepte, mais qu’en outre elle prend un
intérêt trouble aux souffrances que sa pratique implique. D’où vient
donc la fascination qu’exerce sa cruauté ? C’est alors qu’il convient
de s’avancer un peu plus dans l’analyse des régimes concernés.
Leur succès, en effet, ne saurait s’expliquer par la seule véhémence
de leurs chefs charismatiques. Après tout, leurs vociférations, leur
vindicte, leurs analyses grossières pourraient parfaitement tomber
dans le vide. Comment expliquer dès lors l’écho contagieux qu’ils
rencontrent un peu partout dans le monde, alors même que leurs
programmes régressifs annoncent à l’avance des mesures
attentatoires aux droits et aux libertés fondamentaux, contraires
donc aux grands principes apparemment constitutifs d’une culture
démocratique ? La légitimation de la torture n’est-elle pas le
paradigme même de ces régressions que tout, à commencer par la
mémoire des dictatures du passé (songeons au cas du Brésil),
devrait les conduire à refuser ? Et, pourtant, rien n’y fait. Et
l’impression se confirme, d’année en année, qu’il existe dans le
monde de moins en moins d’endroits, s’il en est encore, que leur
« culture politique » protégerait à coup sûr d’un tel « retour en
arrière » – sociétés refuges, où l’on pourrait s’imaginer que
subsistent, dans les cœurs et les esprits, des verrous assez
puissants pour s’opposer à une telle régression.
Serait-ce le signe d’un mal-être ou d’une misère ? Il n’est pas
inutile de relire dans cette perspective quelques pages du livre de
Freud Malaise dans la civilisation. Ce que ces analyses nous
apprennent, en effet, c’est que le travail de la civilisation consiste
fondamentalement à refouler ces trois pulsions primitives que sont
l’inceste, le cannibalisme et ce qu’il appelle le « plaisir-désir de
meurtre ». Cela revient à admettre qu’il existe dans la nature
humaine, sinon un goût du sang, du moins une poussée de violence
à laquelle l’appartenance à une société donnée nous contraint de
renoncer. Ce qui importe alors, ce sont les compensations
symboliques et matérielles qui sont offertes pour rendre ce
renoncement acceptable. Si elles disparaissent, si la société semble
n’avoir rien à offrir, sinon l’entretien de la misère, c’est tout l’édifice
qui se trouve fragilisé. Les frustrations sont telles qu’il suffit alors
d’un rien pour que l’appel de la violence – avec ce que la libération
de la cruauté lui donne de plaisir – reprenne ses droits. On ne
saurait minimiser la puissance de cette pulsion primitive. Rien ne
l’éradique jamais. Voilà ce sur quoi la véhémence populiste fait fond.
Tout se passe, partout dans le monde, comme si, intuitivement, elle
tirait profit du constat que Freud dressait dans les termes suivants :
« Lorsqu’une civilisation n’est pas parvenue à dépasser l’état où la
satisfaction d’un certain nombre de participants présuppose
l’oppression de certains autres, de la majorité peut-être – et c’est le
cas de toutes les civilisations actuelles –, il est alors compréhensible
que ces opprimés développent une hostilité intense à l’encontre de
la civilisation même qu’ils rendent possible par leur travail, mais à
laquelle ils n’ont qu’une part minime. […] Il va sans dire qu’une
civilisation qui laisse insatisfaits un si grand nombre de participants
et les pousse à la révolte n’a aucune chance de se maintenir
2
durablement et ne le mérite pas non plus . » Que fait alors le
populisme ? Il canalise cette hostilité en donnant au déchaînement
de la violence, à la soif de vengeance, que nourrissent ces
frustrations, une cible déterminée. Cela suppose, chaque fois, non
seulement un arsenal de discours et de mesures discriminantes,
mais, au moins autant, les « signes » de la violence qui rendront
cette canalisation crédible. C’est dans cette perspective que s’inscrit
la légitimation de la torture. Elle constitue, pour le pire, un élément
de la crédibilité, au même titre que la peine de mort, dont le
rétablissement ou le maintien figure également au nombre des
mesures défendues, sinon promises, par la plupart de ces apprentis
sorciers que sont les leaders « populistes ».

– IV –
Il convient alors de rappeler inlassablement pourquoi la torture
n’est, par principe et dans les faits, jamais acceptable, sous aucune
condition. Souvenons-nous ! Lorsqu’on s’interroge sur les critères de
la violence, il en est un qui s’applique à tous les phénomènes qu’on
s’entend à considérer comme « violents » : la réduction de celui qui
la subit à l’état de chose, un matériau brut sur lequel s’applique,
contre sa volonté, une force qui le fait souffrir, en un mot, de sa
réification. Voilà pourquoi on peut faire de la violence le trait distinctif
des discours et des régimes « populistes ». Tout ce qui relève, en
parole et en action, de la construction d’une cible peut être, en effet,
pensé sous ce terme. Enfermer l’autre, quel qu’il soit, non seulement
dans une catégorie déterminée par sa différence, sexuelle, ethnique,
religieuse, politique, mais également dans le langage qui
caractérise, c’est-à-dire le plus souvent caricature, dénigre, capture,
collectivement, les individus dans cette différence, au détriment de
leur singularité, c’est déjà réifier chacun d’eux. C’est faire de ceux
qui sont ainsi visés l’objet brut auquel s’appliquent aveuglément les
forces de l’idéologie – un matériau anonyme, malmené, blessé,
humilié par le matraquage de ses discours.
Qu’est-ce que la torture alors ? Rien de moins que l’acmé de
cette réification – sa forme la plus accomplie et, à ce titre, comme le
rappelle Jean Améry dans Par-delà le crime et le châtiment,
« l’événement le plus effroyable qu’un homme puisse garder au fond
3
de soi ». Au premier critère que constitue la réification pour définir
la violence, il en est un second, en effet, qu’il faut impérativement lui
adjoindre pour comprendre ce que la torture détruit. Nous l’avons
dit : s’il est vrai que chaque individu singulier se définit par
l’ensemble des relations qui le constituent (avec son corps pour
commencer, puis l’espace, les objets, les êtres vivants, auxquels il
est relié), celles-ci supposent un minimum de confiance pour que la
vie reste vivable. Voilà l’essentiel. Nous avons besoin pour vivre de
nous fier à notre corps et à ce qui nous entoure. C’est ce crédit que
la violence détruit – et c’est cette destruction que la torture pousse à
des extrêmes qui font l’essence même de sa cruauté. Parce qu’elle
a pour objet d’extorquer au corps qu’elle fait souffrir des paroles qui
brisent sa résistance, elle suspend d’un coup la confiance que celui
sur lequel elle s’abat pouvait avoir simultanément et
indissociablement dans le monde et dans l’intégrité de ce même
corps, qu’elle réduit brutalement, soudainement à la douleur
insoutenable qui lui est infligée, de façon répétée. « Le premier coup
reçu, écrit Jean Améry, brise cette confiance dans le monde. L’autre,
contre qui je suis physiquement dans le monde et avec qui je puis
être seulement aussi longtemps qu’il ne transgresse pas la surface
qu’est la frontière de ma peau, m’impose, en me frappant, sa propre
4
corporalité. Il porte la main sur moi et ce faisant il m’anéantit . »
La torture est un anéantissement de l’autre. Voilà pourquoi
consentir à son exercice revient à faire un pas en arrière dans le
nihilisme qui consiste moins dans la négation ou le renversement de
toutes les valeurs que dans la prolifération exponentielle de nos
consentements meurtriers. In fine, c’est ce jeu dangereux que jouent
les leaders qui encouragent et justifient la torture pour venir à bout
des « indésirables ». Ils parient sur le déclin des principes
« humanistes », ancrés que sont ces derniers dans le respect de
l’intégrité des corps et de la liberté des consciences, l’un et l’autre
violés par la torture, pour construire un monde à leur image. Quel
monde ? Un monde tortionnaire où plus rien ne viendrait s’opposer à
ce double viol, dès lors qu’un intérêt jugé supérieur serait supposé le
rendre nécessaire.
CHAPITRE V

Le piège identitaire

Voilà déjà quelques années que la notion d’identité nationale


envahit l’espace public, avec perte et fracas, au gré des élections et
autres référendums, partout en Europe. Le fracas, c’est celui des
discours populistes-souverainistes qui en ont fait leur fonds de
commerce tonitruant, en clamant haut et fort que « leur » identité,
celle à laquelle ils s’identifient et dans laquelle ils se reconnaissent
une appartenance, est menacée. Parce que les « étrangers », les
immigrés, les réfugiés et, avec eux, toutes les pratiques
vestimentaires, culinaires, culturelles et religieuses qu’ils importent
leur semblent incarner cette menace, il n’est pas de jugement
suffisamment vindicatif ni de mesure assez discriminante qu’ils
n’appellent de leurs vœux pour protéger ou restaurer cette identité
prétendument compromise. Quant à la perte, c’est celle de la
connaissance rigoureuse et de l’analyse critique de ces notions que
les « idéologues nationaux » brandissent comme des étendards :
l’identité, la nation, l’appartenance, la reconnaissance. Réduits à un
slogan, ces mots magiques, censés rallier les foules, ne supportent
pas la réflexion. Ce qu’ils désignent à leurs yeux est considéré
comme une évidence. La coupure entre le régime du savoir et celui
des idéologies identitaires est si profonde que, pour peu qu’à
l’inverse on estime nécessaire de prendre le temps de l’étude pour
savoir de quoi l’on parle, on a vite fait de se voir reprocher un
« universalisme », un « européisme » ou un « cosmopolitisme »
abstraits qui méconnaîtraient par principe la puissance des
attachements (le « sang », le terroir, la culture, la langue, etc.)
supposés lier tout individu à sa nation. À quoi tient l’identité qui nous
rassemble et nous attache les uns aux autres dans une même
nation ? Comment s’est-elle construite ? Quelle est la part des
échanges, des importations, des traductions (tout ce qui vient des
« autres » et d’ailleurs) dans sa composition ? Les questions,
comme on le voit, sont trop complexes, elles demandent trop de
recul et de médiations (celles de l’histoire, des sciences sociales et
politiques, et de la philosophie) pour qu’on les abandonne aux
idéologues identitaires qui, se disant « patriotes » haut et fort la main
sur le cœur, n’ont de goût que pour le bruit qu’ils font, à force de
simplifications abusives, de jugements hâtifs et de raccourcis
mensongers.
Ce fracas et cette perte, on soutiendra dans le présent chapitre
qu’ils se définissent par une quadruple toxicité : celle d’abord d’une
division de la vulnérabilité, celle également d’un déni de l’histoire,
celle ensuite d’une falsification du présent, celle enfin du parti pris de
la violence. Est toxique ce qui empoisonne le corps, par mégarde,
par ignorance ou de façon criminelle, altérant ou paralysant la
fonction de ses organes. Si l’on doit le soutenir de l’idéologie et des
discours identitaires, c’est que, depuis des décennies, ils se sont
répandus dans les veines de la société comme un véritable poison.
Lentement, mais sûrement, ils en ont innervé toutes les couches,
substituant un repli vindicatif, nourri de peur et de ressentiment, aux
sentiments et aux valeurs partagés qui, pendant des décennies,
constituaient le socle d’un lien solide, unissant et rassemblant dans
un même élan des hommes et des femmes venus d’horizons
différents, indépendamment de leur identité culturelle et même
religieuse, dans l’espoir d’un monde meilleur. Il y allait, rappelons-
nous, d’un sentiment de solidarité spontané avec toutes les victimes
de l’oppression, les vaincus de l’histoire, les laissés-pour-compte
des progrès brutaux de la civilisation, ignorante des fractures qu’elle
produit. Il y allait, souvenons-nous encore, de la conviction diffuse
que la fraternité n’est pas un vain mot et qu’il y a de la grandeur et
de la noblesse à se sentir porté par un irrépressible élan fraternel au
secours des déshérités de la Terre. L’idéologie identitaire est un
poison, parce qu’ils sont trop peu nombreux aujourd’hui ceux
qu’indignent à la fois la succession des naufrages en Méditerranée –
conséquence meurtrière des politiques migratoires européennes –
et les conditions indignes et proprement inhumaines de parcage des
réfugiés dans des camps de fortune. Elle a envenimé les
consciences, au point de leur faire admettre comme une évidence
qu’il y avait des limites à l’accueil et que celles-ci étaient depuis
longtemps dépassées, qu’à secourir donc davantage d’hommes et
de femmes de mœurs et de culture différentes, c’est leur identité
qu’ils mettraient en péril. Ce n’est pas autrement que, sous les
coups de boutoir d’une culture identitaire de la peur et de l’ennemi, il
est devenu usuel, ordinaire, et pour ainsi dire dans l’ordre des
choses et dans l’ordre du monde, que l’abandon de milliers d’êtres
humains à leur sort tragique fasse l’objet d’un consentement
meurtrier.

–I–
La division de la vulnérabilité
Cette conversion des valeurs (la substitution du repli sur soi et
d’un ressentiment vindicatif à l’exigence de solidarité attentive et de
fraternité généreuse) n’est pourtant pas sans raison. Et l’on aurait
tort de se contenter d’incriminer les idéologies identitaires et leurs
mensonges populistes sans s’interroger sur la responsabilité de leur
succès. Ceux-ci, en effet, n’auraient jamais eu une telle prise sur la
population s’ils n’avaient trouvé un terreau favorable dans ce
sentiment d’abandon désespéré que partagent tous ceux et toutes
celles que les effets pervers de la mondialisation (les fermetures
d’usines, la désindustrialisation de territoires entiers, la
délocalisation des entreprises, des directives européennes
incompréhensibles) et les conditions aggravées du travail et de
l’emploi qui en résultent n’ont cessé de fragiliser, au fil des dernières
décennies. C’est parce que, dans tous les pays européens, des taux
de chômage que les sociétés européennes ne s’imaginaient pas
capables de supporter ont été depuis longtemps dépassés et que
désormais la précarité se transmet comme un héritage, de
génération en génération, que le discours identitaire a pu parler aux
plus vulnérables. Il y est parvenu pour deux raisons. La première
tient aux ressorts psychologiques que Freud a longuement analysés,
une fois de plus, dans Malaise dans la civilisation. Ils comptent parmi
les ressources qui rendent les guerres possibles, à commencer par
celles qui se réclament d’une défense de l’identité nationale.
Lorsqu’une société n’est plus en mesure de compenser par des
avantages matériels les sacrifices pulsionnels qu’elle exige de ceux
qui se plient à ses règles, elle n’a d’autre solution à leur offrir, en
guise de compensation, que l’idéalisation et la sublimation de leur
appartenance. Plus les conditions s’aggravent, plus le mécanisme
se renforce, au risque des dérapages les plus meurtriers. La logique
identitaire devient, par ce biais, une force politique, à laquelle peu de
1
gouvernements et de partis ont la force de résister. Leur façon d’y
céder est d’abord d’enjoindre à ceux auxquels ils sont incapables de
procurer des conditions d’existence meilleures d’aimer leur identité
dans ce qui la différencie des autres et d’en être fiers. C’est le
narcissisme des petites différences. Elle est ensuite de leur
promettre de protéger cette différence (celle des mœurs, de la
langue, des coutumes, des traditions, etc.) contre tout ce qui pourrait
la menacer, à commencer par ce qu’il leur sera toujours commode
de désigner et de décrire comme une « invasion étrangère ». Ainsi la
protection de l’identité se sert-elle de l’idéalisation et de la
sublimation de l’appartenance à une culture donnée comme d’un
alibi de son impuissance. À défaut de promettre aux uns et aux
autres qu’ils vivront mieux, elle les assure qu’elle défendra ce qu’ils
sont (leur identité), qu’elle n’en tolérera aucune modification, aucune
altération qui la laisserait devenir différente d’elle-même.
La seconde raison qui permet au discours identitaire de parler
aux plus vulnérables est que le narcissisme des petites différences
que l’on exposait à l’instant suppose la désignation d’une altérité :
l’autre menaçant (et du coup menacé) dont il s’agit, coûte que coûte,
de rester séparé. Il implique même que celui-ci puisse, le cas
échéant, servir de bouc émissaire. L’appartenance, en effet, est
d’autant plus idéalisée et sublimée que tout ce qui n’est pas elle, les
autres cultures et la culture des autres, est dévalorisé et par là
même repoussé. Dans les cas extrêmes, on sait les violences que
ce mécanisme rend possibles. Il n’y a pas de voie ni de moyen que
les peuples s’interdisent (ou dont ils soient exempts) pour mettre en
œuvre cette répulsion : exclusion, stigmatisation, discrimination,
pogrome. Aussi la logique identitaire est-elle toujours susceptible de
se faire génocidaire – et il y aura toujours quelque supercherie à
faire mine de l’ignorer, comme si l’on était protégés par les leçons du
passé. Souvenons-nous de la rapidité avec laquelle, dans les
Balkans, il y a un quart de siècle, les voisins d’hier furent les
bourreaux du lendemain. Pour désigner ce risque, on forgera donc le
mot-valise de logique « génocidentitaire ». On le retiendra, car on ne
saurait être trop vigilants quant aux prémisses qui l’imposent dans
les cœurs et les esprits. Celles-là tiennent à peu de chose. Si l’on
peut accepter de ne pas vivre aussi bien qu’on le voudrait (et parfois
même très mal), si l’on peut s’accommoder de la précarité et de
l’insécurité qui en découle, avaler toutes les couleuvres de l’histoire
et les désillusions politiques, le comble serait que ceux qu’on perçoit
comme différents et inférieurs (les autres) s’en sortent mieux, à plus
forte raison qu’ils bénéficient d’une assistance.
N’est-ce pas ainsi que s’est imposé, comme un pilier de
l’idéologie identitaire, le dogme empoisonné de la préférence
nationale, non seulement en France, dans les rangs du
Rassemblement national, mais partout en Europe, dans ceux des
partis populistes et nationalistes ? Sans doute est-on loin encore
(mais peut-être pas tant que cela) d’une logique meurtrière. Les
formations en question n’en appellent pas au meurtre, quelles que
soient la hargne et la soif de vengeance qu’elles entretiennent. Elles
n’en restent pas moins vénéneuses dès lors qu’elles reposent sur la
mise en concurrence injustifiable des vulnérabilités. Elles imposent
un compte pernicieux, selon lequel le secours apporté aux uns est
un soutien dont on prive les autres. Que ce calcul soit destructeur,
rien ne l’atteste davantage que la réaction de la quasi-totalité sinon
des peuples européens, dans leur ensemble, du moins de leurs
dirigeants, anticipant, à tort ou à raison, leurs réactions hostiles, pour
faire face à un afflux de migrants sans précédent. Quand on songe à
ce que fut l’errance des peuples européens jetés sur les routes
e
d’Europe, à plusieurs reprises au XX siècle, et à tous ceux qui
durent fuir leur pays et quémander ailleurs un accueil et un refuge,
on est en droit de s’indigner d’une mémoire si courte. La brutalité
haineuse des passions identitaires aura renvoyé aux oubliettes de
l’histoire aussi bien le droit d’asile et le devoir d’hospitalité que
l’exigence de fraternité, sur laquelle s’est construite jadis l’identité de
l’Europe.

– II –
Le déni de l’histoire

On soulignait, en commençant, que l’idéologie identitaire qui


s’est imposée partout en Europe était toxique pour différentes
raisons. Si la première repose sur son exploitation politique de la
vulnérabilité des êtres fragilisés par la crise, la deuxième se situe à
un autre niveau qui concerne sa construction de l’identité. Sa toxicité
tient alors à ses arrangements fallacieux avec l’histoire. Le paradoxe
est le suivant : plus elle se réclame du passé, plus elle le méconnaît.
Sans doute la construction de l’identité nationale s’appuie-t-elle
ordinairement sur des travaux d’historiens, mais c’est toujours de
façon partielle et sélective. Il en résulte que l’image qu’elle produit
relève davantage d’une fiction habile qu’elle ne reflète la réalité.
Comment le comprendre ? Lorsque l’idéologie fait usage de
l’histoire, c’est pour fixer une fois pour toutes les traits constitutifs,
les caractéristiques propres de l’« identité » qu’elle entend défendre
et promouvoir. Elle puise dans telle et telle page glorieuse de son
passé les éléments d’une essentialisation qui est conjointement celle
d’un peuple et celle d’un territoire. Deux opérations intellectuelles
soutiennent le procédé. La première, généalogique, consiste à
remonter aux origines et à identifier des racines. La seconde,
chronologique, traverse les âges pour mettre en perspective
l’existence d’une continuité. L’une et l’autre contribuent
conjointement à la production redoutable d’une monogénéalogie,
dont les traits caractéristiques sont d’une part qu’elle reconduit
l’identité à une origine unique, d’autre part qu’elle l’enferme dans un
carcan exclusif et discriminant.
Que cette assignation originelle et l’enfermement qui en découle
soient porteurs de catastrophe, l’histoire elle-même ne manque pas
de nous le rappeler. Nombreuses sont les populations qui en ont fait
la tragique expérience chaque fois que ces idéologies identitaires
ont été en mesure d’imposer leur vue et de se traduire en politique
au cours des deux derniers siècles. C’est peu dire que dans cette
aventure, aux deux bouts de l’Europe, les Juifs, les Tziganes, les
migrants auront été toujours perdants, stigmatisés, dénoncés et la
plupart du temps persécutés, au motif qu’ils ne pouvaient trouver
leur place dans cette recomposition pseudo-savante. La conclusion
(la « solution finale ») d’une telle logique est terrible ; et les guerres
dans les Balkans, au début des années 1990, nous ont rappelé qu’il
se trouverait toujours des bourreaux pour la mettre en œuvre,
chaque fois que ses promoteurs en auraient le pouvoir :
l’enfermement des indésirables pour commencer, la purification
ethnique du territoire pour finir. Il faudrait être naïf pour s’imaginer
que de tels déchaînements de violence sont révolus. L’utilisation
meurtrière des fictions identitaires restera longtemps encore autant
un instrument de la conquête du pouvoir que le moyen le plus
efficace de sa conservation. Il faut peu de temps à un dictateur (ou à
un apprenti dictateur) pour s’en rendre compte. Une fois que
l’idéologie identitaire a empoisonné les consciences, le bénéfice qu’il
peut en tirer est considérable. D’une part, elle lui permet de flatter le
peuple dans ses passions négatives, gagnant sa faveur sur le dos
de ceux qu’il fait (ou laisse) persécuter, d’autre part, l’action qu’il
mène au service de l’« identité nationale » lui sert de cache-misère.
Qu’on songe, à l’est de l’Europe, aux atrocités de la guerre civile-
identitaire qui déchirait, il y a peu, le peuple ukrainien. Et que dire de
la persécution des identités religieuses et culturelles minoritaires au
Proche-Orient, sous le regard complice et intéressé des autorités ?
Pourquoi s’agit-il d’un déni de l’histoire ? Parce qu’à prendre au
sérieux la question de l’identité celle-ci ne saurait être reconduite à
une monogénéalogie. Une telle reconduction est par définition
mensongère, car il n’est aucune identité qui soit homogène ; et rien
ne la définit moins qu’une prétendue origine et de supposées
racines. Au contraire, c’est dans ces présupposés encore une fois
potentiellement meurtriers que réside sa mystification. Quels
présupposés ? Avant tout, ceux de l’unicité et de la fixité. Aucune
identité culturelle n’est homogène et définitivement établie, parce
qu’elle ne cesse de devenir différente d’elle-même. Mieux, c’est ce
mouvement d’auto-hétéro-différenciation qui la maintient vivante, la
projetant en elle-même loin d’elle-même et lui donnant un avenir.
Tout cela n’a rien d’abstrait et relève de la raison la plus élémentaire.
Cela consiste, ni plus ni moins, à rendre droit au fait que toute
identité est d’abord relationnelle. Elle ne se laisse pas penser
indépendamment de la relation que, au fil de son histoire, elle a
entretenu avec toutes les « identités » qui lui sont extérieures. Or
cette relation n’est pas de simple coexistence. Elle est faite de
multiples échanges, d’importations et de traductions. Voilà comment
2
le propre d’une identité consiste à se différencier d’elle-même . Par
le biais de ce qu’elle s’approprie des autres cultures, assimile en le
transformant, adapte à son contexte, au fil du temps, elle ne cesse
de devenir l’autre d’elle-même. En un mot, elle se fait hétérogène.
On prendra deux exemples pour l’illustrer, délibérément
empruntés à des contextes très différents, moins dramatiques que
ceux qui ont jalonné nos précédentes réflexions. Le premier est celui
de la cuisine. S’il est un identifiant reconnu comme un élément
déterminant parmi ceux qui permettent de définir une identité, c’est
bien celui-là. Et, pour ce qui est de la gastronomie française, le
moins qu’on puisse dire est qu’il n’aura cessé (mais depuis quand au
juste ?) d’être produit comme le plus bel étendard de la culture du
pays. Pour peu qu’on y regarde de plus près, il convient cependant
de relever deux phénomènes qui permettent de nuancer l’évidence.
Le premier est que cette « cuisine française » n’a bien évidemment
pas toujours été la même. On ne mangeait pas au Moyen Âge la
même chose qu’aujourd’hui ni à la campagne, ni à la ville, ni dans
les châteaux, ni sur tous les coins du territoire. Le second est qu’à
suivre dès lors le fil de ses modifications, c’est-à-dire de
l’introduction d’éléments nouveaux, son histoire est indissociable de
l’importation d’ingrédients dont on oublie qu’elle ne les a pas
toujours connus. Elle est liée en ce sens à la Renaissance, à
l’histoire des grandes découvertes et de tous les échanges
commerciaux qui se sont ensuivis. Que serait aujourd’hui la cuisine
sans la pomme de terre, les pâtes, le riz, les épices ? Et la pâtisserie
sans le café, le chocolat, les fruits exotiques, la pâte d’amandes ?
Autant dire que, si l’identité passe par la cuisine, celle-ci ne peut être
rapportée à son seul « génie », sans que soit donné droit à ce qui lui
est venu d’ailleurs pour devenir ce à quoi elle s’identifie.
Le second exemple tient à l’imaginaire. À supposer que l’on
veuille garder un sens à l’expression, ce qui fait l’« identité » d’un
peuple, à chaque moment de son histoire, ne tient pas seulement à
une histoire partagée, à des dates symboliques, des repères
calendaires, mais plus largement encore à la constitution d’un
imaginaire collectif, dans lequel les arts plastiques, la musique
(chansons comprises), la littérature et le cinéma ont une large part.
C’est peu dire alors que sa composition ne connaît pas de frontières.
Cela est vrai des individus autant que des communautés. Rien de ce
que nous nous approprions, de ce que nous assimilons, tous ces
sons, toutes ces fictions et ces images que nous nous incorporons et
qui deviennent, individuellement et collectivement, une part de ce
que nous sommes, ne se laisse enfermer dans les frontières
étanches d’une culture déterminée. Tout au contraire est poreux. Et
c’est cette porosité même qui permet à chacun d’inventer sa propre
singularité. Autant dire que toute identité culturelle est plurielle. Les
images, les mélodies et les récits que nous sommes susceptibles de
partager, parce que nous les avons faits nôtres, viennent de partout.

– III –
La falsification du présent

On aura compris, au gré des deux exemples qui précèdent, que


le déni de l’histoire est aussi la falsification réactive du présent. Le
propre des idéologies identitaires, aux quatre coins de l’Europe, et
des populismes qui s’en inspirent, ce n’est pas, en vérité, de vouloir
protéger une identité en péril, mais de vouloir, au besoin par la force,
donner vie au fantasme d’une réalité qui n’a jamais existé. C’est
pourquoi elles se nourrissent d’un inextinguible ressentiment contre
le temps et plus encore contre le présent. Ce qu’elles ne supportent
pas, c’est que le réel, hétérogène, pluriel, en mouvement, ne
corresponde pas à l’image qu’elles se font de ce qu’il devrait être.
Une question qui n’est pas n’importe laquelle permet de le mettre en
évidence de façon particulièrement aiguë. Il s’agit de l’islam – de la
place des cultures musulmanes en Europe et dans les sociétés
européennes. Qu’on ne s’y trompe pas, en effet ! Si la question de
l’« identité » est redevenue depuis quelque temps le fonds de
commerce de formations politiques qui font de sa sauvegarde ou de
sa restauration un élément de leur propagande et de leur
programme, c’est que se profile en toile de fond la hantise qu’ils
exploitent à l’envi d’une islamisation de la société. Deux facteurs
l’ont aggravé, ces dernières années. Le premier est la menace
terroriste et le traumatisme des attentats qui ont frappé non
seulement le territoire français, notamment à Nice et à Paris, mais
également Londres, Bruxelles et Berlin, sans compter leur répétition
quotidienne au Moyen-Orient. Le second est l’afflux massif de
migrants, venus de Syrie, de Libye, d’Irak et de Somalie pour
échapper à la guerre et à la misère. Sur la question de l’identité s’est
greffée en conséquence celle de la sécurité, mêlant la peur à la
xénophobie, avec une force inédite. Parce que la violence qui a ciblé
les capitales européennes s’est réclamée d’une vision intégriste et
meurtrière de l’islam, il n’a pas fallu longtemps pour que l’ensemble
des musulmans, leurs pratiques cultuelles et leurs règles
vestimentaires soient perçus et présentés comme une menace pour
des valeurs et des principes (la tolérance et la laïcité) supposés
incarner dans les sociétés européennes l’héritage des Lumières.
Ainsi a-t-on vu resurgir, comme après les attentats du 11 septembre
2001, la théorie du choc des civilisations du politologue Samuel
Huntington. Socle inébranlable de la nouvelle configuration des
idéologies identitaires, celle-ci soutient que les relations
internationales sont désormais gouvernées non plus par l’idéologie,
comme au temps de la guerre froide, mais par un conflit inéluctable
entre des blocs civilisationnels incompatibles, à commencer par la
civilisation islamique et l’Occident chrétien. Il en résulte que tout ce
qui n’est pas de culture judéo-chrétienne doit, au sein des sociétés
occidentales, être perçu comme un danger potentiel. En accueillant
les migrants de culture islamique sur leur territoire, ces mêmes
sociétés ne feraient rien d’autre dès lors qu’introduire dans la place
sinon un ennemi déclaré, du moins un ennemi potentiel.
On conçoit aisément le pouvoir de séduction qu’exerce sur des
esprits ébranlés par une irruption de la violence inédite une théorie
délivrant une grille d’interprétation du monde et des tensions qui le
traversent aussi simple. Elle offre le double « avantage » de
cloisonner, de façon prétendument étanche, des identités et de
réaffirmer par la même occasion la supériorité de l’Occident chrétien
sur l’islam. Son aveuglement identitaire présente pourtant
l’inconvénient de constituer une double dénégation de la réalité. La
première tient au fait que la culture islamique ne peut être tenue
pour étrangère à l’identité des sociétés européennes. Elle ne l’a
jamais été, tant il est vrai que, depuis les croisades, les échanges ne
se sont jamais interrompus. Mais surtout la constitution des empires
coloniaux, suivie de leur décomposition, a entrelacé l’histoire des
pays du Moyen-Orient, du continent africain et de l’Asie du Sud-Est
avec celle de l’Europe. Elles ont fait des migrations sur le continent
européen une part incontournable de son histoire. On ne compte pas
les institutions, les œuvres d’art et les récits qui en témoignent. Peu
importe qu’on le déplore, qu’on le regrette, qu’on s’en alarme ou s’en
réjouisse, les faits sont là : l’islam fait partie de l’identité culturelle de
l’Europe. Toute volonté inverse de le nier ou, pire encore, d’y
remédier ne saurait être autre chose qu’une source de violence tant
réelle que symbolique. La seconde dénégation tient au fait que la
religion islamique est elle-même profondément divisée, traversée de
forces contradictoires. En conséquence, si assourdissante et si
vindicative soit-elle, c’est une minorité des musulmans qui a déclaré
la guerre à l’Occident. Mais il est vrai aussi que toute la stratégie de
cette minorité est d’enfermer les communautés et les sociétés dans
un « piège identitaire », vouant chacune à comprendre l’autre et à la
désigner comme son ennemi. Voilà le poison ! Sa toxicité consiste à
nouer dans une trame serrée les fils meurtriers d’une culture de la
3
peur et d’une culture de l’ennemi.

– IV –
Le parti pris de la violence

C’est cette double culture qui donne son ton et son style, si
caractéristiques, au discours identitaire. Un ton et un style faits de
véhémence, d’invectives, de menaces – comme si la seule chose
qu’ils pouvaient promettre était de régler leur compte à ceux qui, par
leurs mœurs, leur religion, leurs pratiques, leur provenance
contaminent la pureté de l’identité telle qu’ils l’idéalisent. Car voilà le
fond potentiellement criminel de son idée : l’identité rêvée,
fantasmée, est une peau de chagrin. Elle n’est jamais assez pure,
aux yeux de ses idéologues grincheux, puisque rien, dans la réalité,
ne lui correspond. C’est son délire, dont rien ne peut la faire sortir.
La logique identitaire vit de sa phobie de l’impureté, qu’elle la
constate, la traque ou l’appréhende. Elle a horreur du mélange et du
métissage ; et il n’est pas anodin que rien ne la révulse davantage
qu’un mariage, une union des corps et des vies, qui transgresse la
séparation.
Il est de bon ton de distinguer le discours identitaire du racisme.
Ce sont deux choses différentes, se plaît-on à dire, que, d’une part,
être attaché à son identité, vouloir la défendre et la préserver des
étrangers, d’autre part, tenir des propos racistes, perpétuant la
croyance dans la différence et l’inégalité des races. Il y a loin, pense-
t-on, de la légitime fierté d’un sentiment d’appartenance, jaloux de
ses traits distinctifs et de sa clôture, aux paroles et aux actions qui
outragent, humilient et violentent les autres, en raison de la « race »
dans laquelle on s’acharne à les enfermer. Rien pourtant n’est moins
sûr que cette distinction commode. Et il se pourrait qu’en dépit des
différences et des précautions prises l’audience croissante des
discours identitaires, partout en Europe, apporte avant tout la
confirmation inquiétante qu’on est loin d’en avoir fini avec un racisme
endémique qu’une étincelle occasionnelle suffit à raviver. Car c’est
au même fond obscur qu’ils puisent, c’est la même ignorance des
autres cultures (et de la culture des autres) qui les anime. Combien
sont-ils, ces intellectuels supposés éclairés qui continuent de se
répandre sur la supériorité de la civilisation européenne, tout en
s’alarmant de son possible déclin, sous les coups de boutoir de
civilisations hostiles ? Les préjugés ont la vie dure, ils sont si
profondément enracinés dans l’inconscient collectif qu’en dépit des
leçons de l’histoire, et des égarements que la mémoire devrait
interdire, il faut peu de chose pour qu’ils se redonnent une légitimité,
sous de nouveaux atours. Savent-ils bien les passions négatives
qu’ils réveillent ceux qui se font les chantres nostalgiques d’une
identité nécessairement fantasmée ? Faut-il qu’ils soient aveugles
pour retenir si peu du passé ? Il n’y a jamais eu d’invocation de
l’identité (nationale, communautaire ou autre) qui, loin de soulager la
misère des hommes, n’ait au contraire accru leur malheur. Loin
d’être claire, rationnelle, mesurée, c’est toujours la confusion, la
déraison et l’excès qui la caractérisent et qu’elle introduit dans les
cœurs et les esprits.
En soulignant in fine que le parti pris de la violence désigne le
quatrième poison, dont le discours identitaire envenime les veines
de la société, c’est donc une triple violence qu’il faut prendre en
considération. La première tient à la forme du discours, à son
agressivité irrépressible, ses simplifications outrancières, la brutalité
de ses approximations. Rien ne lui est plus opposé que l’exercice du
dialogue, la construction d’un débat, la discussion d’un argument.
Des deux côtés des Alpes, comme des deux côtés de l’Atlantique ou
de la Manche, c’est le dénominateur commun qui rassemble, dans
une même famille, non seulement des formations politiques qui, de
près ou de loin, ont fait de la sauvegarde de l’« identité nationale » et
de la xénophobie qui l’accompagne leur fonds de commerce
électoral, mais également des intellectuels qui ont cédé à leurs
sirènes. La deuxième tient au contenu. Parce que la conception que
les uns et les autres se font de l’identité est exclusive et
discriminante, elle est par essence violente. On connaît
l’ambivalence en français de la notion d’humanité qui désigne aussi
bien l’ensemble des hommes, toute appartenance confondue, qu’un
traitement réservé à l’autre qui peut prendre la valeur d’une
injonction, comme lorsqu’on demande que l’étranger, le prisonnier, le
migrant soient traités avec humanité. Mais les deux ne sont pas
séparables. L’injonction ne vaut que si elle ne fait pas de différence,
au sein de l’humanité, entre ceux auxquels le « devoir d’humanité »
s’applique et ceux au sujet desquels elle s’autoriserait à le
suspendre. Dès qu’on divise l’humanité, comme l’idéologie
identitaire revient toujours à le faire, on ouvre la porte à des
pratiques et des traitements inhumains. Et on ne le fait jamais sans
que la part la plus obscure de cette même humanité soit rappelée.
C’est alors qu’apparaît une troisième forme de violence qui est peut-
être la plus terrible. Elle tient à ce qui, par le biais du discours
identitaire, se voit réactivé et légitimé à nouveaux frais, le pire de ce
qui sommeille en nous : un racisme latent. On aurait tort de le
minimiser comme d’imaginer à bon compte en être quittes, en
supposant que c’est toujours l’affaire de mouvements extrêmes et
fanatiques, dont rien ne nous rapproche. Comment comprendre
autrement la hantise récurrente des autres, du mélange, du
métissage, du brassage des populations : tout ce qui pourrait venir
des autres et par les autres ? C’est pourquoi la meilleure façon de
lutter contre les pulsions identitaires et de reconnaître leur proximité
est d’allumer des contre-feux. L’identité est un poison dont l’antidote
existe : rien de plus et rien de moins que l’inlassable travail de la
critique, guidé par le courage de la vérité.
CHAPITRE VI

L’empire des passions

–I–
À supposer que l’on retienne les deux définitions classiques de
l’homme qui font de lui d’une part un animal rationnel, d’autre part un
animal politique, il faut reconnaître que le spectacle constant des
divisions qui animent non seulement la scène politique, mais les
débats d’opinion, les manifestations dans la rue, les conversations
entre amis semble prêcher davantage pour le désaccord entre ces
deux définitions que pour leur convergence. Car c’est rarement la
raison qui l’emporte et qui s’impose dans ces controverses, tant et si
bien que la politique (ses discussions, ses débats, ses anathèmes)
semble échapper à ses exigences de retenue et à ses contraintes
pour consacrer bien plutôt le triomphe des passions et, avec lui,
d’une certaine forme de déraison. À défaut d’en revisiter, à la suite
de tant d’autres philosophes (Descartes, Spinoza, Hume,
Montesquieu, Kant), la liste exhaustive, il en est quatre alors, qu’il
convient de rappeler au moins, en les groupant par deux : l’ambition
et la cupidité d’un côté, la peur et la colère de l’autre. Elles dessinent
deux ensembles distincts. Les premières sont celles que, à tort ou à
raison, on prête à ceux qui briguent le pouvoir ou que l’on
soupçonne chez eux, tandis que les secondes paraissent distinguer
les réactions du « peuple » ou de la foule aux situations, aux
événements et aux circonstances dans lesquelles des décisions
politiques, susceptibles d’agir sur leurs conditions d’existence, sont
impliquées ou attendues. La politique a ainsi doublement affaire aux
passions. Elle est d’abord menacée de voir celles des hommes et
des femmes qui en font leur métier prendre le pas sur l’intérêt
général ou le souci du bien commun. Elle court ensuite le risque de
voir toute décision rationnelle infléchie, gauchie, sinon compromise
par les réactions émotionnelles et passionnelles de ceux et de celles
qu’elles concernent (ou non) en premier lieu.
Mais rien n’est simple dans ce partage ; car la peur et la colère
sont rarement spontanées, ou plutôt elles ne le sont jamais
exclusivement. Les passions du peuple ne sont pas seulement une
adversité psychologique, à laquelle les gouvernements et les
institutions sont confrontés et avec laquelle ils doivent compter. Non
seulement ils ont leur part de responsabilité dans ce qui les active,
mais ces passions sont également une dimension de leur action,
une carte avec laquelle jouent les forces politiques qui s’opposent
sur la scène politique, un atout qu’elles savent pertinemment
manipuler selon leurs intérêts particuliers et partisans. Ce constat,
disons-le nettement, constitue un point de départ indispensable si
l’on veut parler sérieusement de la notion si controversée de
« populisme », comme on tentera de le faire dans ce chapitre au fil
conducteur d’une passion spécifique : la peur. Le rapport entre le
populisme et les passions est de trois ordres. Pour commencer, il
suppose le charisme d’un leader. Mieux, on ne le remarque que du
jour où son ambition démesurée s’impose sur la scène, au risque de
l’envahir. Le populisme, que ce soit aux États-Unis, en Italie, en
France ou en Turquie – et il y aura toujours quelque supercherie à le
nier –, est ainsi d’abord le triomphe d’une ambition, écrasante et
dominatrice, qui n’accepte ni opposition ni contestation, selon
l’adage qui résume peut-être le mieux sa vocation : « Tous derrière
et moi devant. » La deuxième relation est une captation. Le propre
du populisme est de s’approprier les passions sinon du « peuple » –
car la notion est controversée et ambivalente –, du moins de la
figure qu’il en produit. De fait, si l’étymologie du concept renvoie à la
notion de peuple, celle-ci ne va pas de soi ; elle fait d’abord l’objet
d’une représentation, partisane et sélective, pour ne pas dire
discriminante. Quand le leader populiste se réclame du peuple,
quelque nom qu’il lui donne, ce n’est pas à tout un chacun qu’il
s’adresse ; et tous ne sont pas appelés à en faire partie. Entrent en
considération ceux-là seuls dont il a pour stratégie de capter et de
stimuler les passions : la colère, le ressentiment, la soif de
vengeance, sinon la haine – et bien évidemment la peur. Pour
autant, voilà le troisième point qui est peut-être le plus important, il
ne se contente pas de se montrer réceptif aux passions populaires. Il
lui faut encore les mimer pour faire croire à qui le veut qu’il les
« comprend », qu’il est en phase avec elles, qu’il entend et parle leur
langage et qu’il saura les prendre en compte dans la politique qu’il
promet, fût-elle exclusive et meurtrière. Le populisme, on ne le dira
jamais assez, se traduit toujours par un mimétisme clientéliste des
passions. C’est ce qui le rend inquiétant et c’est la raison pour
laquelle il lui arrive si souvent de faire mine de « déraper ».
Car l’imitation, plus savante qu’il n’y paraît (et toujours calculée),
passe d’abord et avant tout par la provocation rhétorique qu’elle met
en œuvre. Or, cela a été maintes fois relevé, celle-ci n’a pas de
caractéristique plus significative que sa véhémence renouvelée. Ses
coups de sang et coups d’éclat, ses formules assassines sont ses
armes les plus constantes et les plus efficaces. Le point commun de
tous ses leaders, toutes tendances confondues, tient ainsi aux
outrances verbales qu’ils s’autorisent, aux lignes rouges qu’ils
transgressent allègrement, aux limites qu’ils franchissent,
convaincus que l’opinion est mûre pour l’accepter. Rien de fait n’est
accidentel ni fortuit et, chaque fois que cela arrive, ils savent très
bien, ces apprentis sorciers de la violence, quelle est celle qu’ils
acceptent et cautionnent, encouragent ou légitiment. Rien de ce
qu’ils libèrent ne leur est étranger. À cette libération qui aura toujours
fait le lit des discriminations, des exclusions et des
excommunications, mais tout aussi bien celui des purges et des
pogromes, on a pu donner jadis le nom de « consentement
meurtrier ». Et, pour le dire clairement, si l’on y réfléchit bien, la
question du « populisme » ne se poserait même pas si, au titre des
passions qu’il réveille ou qu’il entretient, nous ne savions pas, de
façon plus ou moins intuitive et consciente, que cette possibilité
carcérale ou sanguinaire appartient à son essence.

– II –
Voilà, on l’aura compris, le cadre qu’il faut se donner pour
réfléchir sur les usages politiques de la peur, en démocratie. Mais il
faut aussitôt apporter un démenti à ce que les réflexions qui
précèdent pourraient laisser supposer. Il faut, en effet, se méfier des
condamnations hâtives de la peur ou des rodomontades qui la
proscrivent, si compréhensibles soient-elles, quand on s’invente des
formules incantatoires pour résister à l’emprise de la terreur. Le fait
que la peur doive d’abord être décrite comme une passion négative,
susceptible aussi bien de paralyser l’action que de déclencher des
réactions instinctives et déraisonnables, ne signifie pas qu’aucune
légitimité ne pourrait ni ne devrait lui être reconnue. Il y a
assurément de bonnes raisons d’avoir peur. Et il serait malhonnête
de le nier. Le populisme ne prospère pas sur un terrain vierge ; et il
ne saurait être détaché des conditions économiques, sociales et
politiques qui lui sont favorables. Ses causes sont multiples, et il se
pourrait que le charisme du leader qui en porte la voix ne soit que la
dernière d’entre elles. La peur alors trouve son fondement d’une part
dans la vulnérabilité de l’existence, d’autre part dans la réalité
objective d’un nombre imprévisible de facteurs susceptibles
d’accroître, de façon variable, cette vulnérabilité. Ainsi, craignant, en
général, que notre santé et celle de nos proches se détériorent,
sommes-nous en droit de redouter les facteurs qui en aggravent le
risque, comme ces crises sanitaires dont nous ne parvenons pas à
sortir. Il s’agit même là d’une dimension fondamentale de
l’attachement qui nous lie à ceux auxquels nous tenons. Et il est
juste de s’alarmer de l’inégalité d’accès aux soins autant que de
l’inexistence d’une protection sociale universelle, qui laisse mourir
les uns, tandis qu’elle déploie des moyens considérables pour
sauver les autres. Qui peut promettre à quiconque que lui ou les
siens ne se trouveront pas, un jour ou l’autre, dans la situation de
ceux pour lesquels le coût des soins dont ils auront besoin sera trop
élevé pour qu’ils puissent être secourus. Poursuivons la série des
peurs légitimes ! Il n’est pas davantage illégitime d’appréhender une
dégradation accélérée de l’environnement et du climat, et
l’impuissance des gouvernements à prendre (et faire accepter) les
mesures nécessaires pour tenter de la ralentir. Et nous savons qu’il y
va alors de notre responsabilité envers les générations futures. Pas
plus qu’il n’est interdit d’avoir peur d’un contexte économique
mondial qui se traduit par l’augmentation constante du nombre des
chômeurs, la précarité de l’emploi, l’une et l’autre exacerbées aussi
bien par l’automatisation du travail que par la désindustrialisation de
régions entières, les délocalisations qui sont aujourd’hui, pour
beaucoup, la première et la plus obsédante des formes d’insécurité
qui affectent l’existence. Enfin – et la liste n’est pas exhaustive –, ce
n’était pas céder à un mouvement irrationnel qu’éprouver un
sentiment de frayeur au lendemain des attentats des 7 et 9 janvier
2015, dans les locaux de Charlie Hebdo et dans l’épicerie
Hypercasher de la porte de Vincennes, comme après ceux du
13 novembre 2015, sans compter tous ceux qui n’ont cessé depuis
lors de se succéder un peu partout en Europe, en Amérique, en
Afrique et au Proche-Orient. Il y allait brutalement de la possibilité de
résister aux ferments de haine que la terreur avait entrepris de
semer dans la société pour mieux la diviser. Autant dire que la peur
ne doit pas être d’emblée condamnée comme le symptôme d’un
manque de courage, d’une faiblesse, d’un abandon à la déraison
des passions. Il pourrait même s’avérer qu’elle soit nécessaire à
l’éveil, individuel et collectif, de la responsabilité.
Mais on est rarement seul avec sa (ou ses) peur(s). Et c’est là
que commencent les difficultés. D’abord elle se laisse difficilement
cacher, elle se lit sur le visage, elle transparaît dans les actes, elle
se trahit dans les paroles. Or, s’il est légitime d’éprouver de la peur
pour autrui (de craindre pour sa santé, son avenir, etc.), on ne
saurait sous-estimer la puissance destructrice de sa contagion.
Ainsi, lorsque son sentiment envahit la sphère privée, il n’est pas
rare qu’elle finisse par compromettre la relation affective qui nous lie
à ceux que nous aimons. À trop vouloir mettre en garde, avertir et
protéger ceux pour lesquels nous redoutons le pire, il arrive que
l’amour en sorte fragilisé. Comment nommer alors la nécessité
éthique de résister à l’expression et la manifestation sans retenue de
toutes les peurs qui nous traversent ? La pudeur peut-être ! La
honte, en tout cas, d’imaginer que ce qui nous affaiblit – toutes ces
craintes qui nous obsèdent – pourrait finir par se retourner contre
ceux que nous aimons, selon un processus auto-immunitaire qui,
loin d’assurer leur protection, entraîne pour les autres un surcroît de
vulnérabilité ! N’est-ce pas, au demeurant, le fil ténu sur lequel toute
éducation, par définition fragile, se tient en équilibre ?
Pourtant, cette dimension éthique de la communication de la
peur n’est pas le dernier mot de sa contagion. Si ce rapide détour
par la sphère privée nous a semblé nécessaire, c’est qu’il devrait
nous permettre de saisir le caractère auto-immunitaire des usages
de la peur en politique, à supposer qu’elle soit, avec le ressentiment
et la colère, la plus usuelle des passions sur lesquelles le populisme
fait fond. Nos peurs, en effet, ne nous appartiennent pas – du moins
pas exclusivement ; elles ont des implications collectives qui en font
une arme politique redoutable. Quelle arme ? Celle du langage
d’abord qui l’inscrit dans l’espace public, qui la provoque et la
supporte. La peur, voilà le point le plus décisif, est aussi une
construction ciblée. Nous avons, on l’a vu, mille et une raisons
légitimes d’éprouver de la crainte. Mais toutes n’occupent pas la
même place dans l’espace public, toutes ne sont pas destinées à
être également prises en compte, pour ne pas dire exploitées et
instrumentalisées, par des forces politiques opposées qui
surenchérissent, les unes sur les autres, pour s’imposer dans le
paysage comme la formation la plus susceptible de faire disparaître
la menace. Il leur faut donc choisir, parmi toutes ces peurs, celle sur
laquelle leur offre pourra se greffer – et donc créer la demande. Cela
suppose que fassent irruption sur la scène des éléments de langage
récurrents, des images obsédantes qui finissent par tourner en
boucle comme une ritournelle. Ce n’est pas autrement que se
construisent les cibles : les « immigrés », les « sans-papiers », les
« Roms », les « islamistes », les « assistés », etc.
Voilà donc le plus terrible. La peur – toutes les formes de peur
qui traversent la société – trouve dans la bouche des leaders
populistes des formules explosives pour générer un discours
discriminant, exclusif et vindicatif. C’est pourquoi elle ne saurait être
abandonnée aux forces qui s’en emparent pour servir leurs intérêts.
Parce que les peurs se traduisent par des mots qui sont souvent
meurtriers, elles appellent une contre-parole qui se définit d’abord
comme une vigilance critique. La philosophie assurément n’a pas le
privilège de la produire. Mais elle constitue l’une des ressources les
plus sûres pour le faire. Elle a pour vocation de traquer, partout où
elle advient, que ce soit dans une partie de la presse, dans la parole
de certains hommes politiques ou dans certains médias, la lente et
sourde sédimentation de l’inacceptable : des façons de dire et de
penser qui, sous couvert de répondre à la peur, ne font en réalité
que la déplacer. Elle sait que les mots, les désignations, les
formulations ont une histoire qui leur donne souvent cette charge
explosive qu’ignorent ou font semblant d’ignorer ceux-là mêmes qui
s’en emparent. Aussi la critique refuse-t-elle de se laisser prendre à
leur piège. Les moyens dont elle dispose pour s’y opposer ont un
nom qui suffit à les résumer : tous les essais, les traités, les
dialogues, les poèmes, les entretiens qui constituent sa tradition. Il
s’y trouve partout des réflexions sur toutes les formes de peur, à
commencer par la première d’entre elles, à laquelle on devrait
pouvoir toutes les reconduire : la peur de mourir qu’elle apprend à
affronter.

– III –
Un dernier mot pour conclure les réflexions de ce chapitre : la
peur s’oppose au courage, comme le mensonge à la vérité. On ne
veut pas dire par là que la peur est toujours mensongère ni que le
courage est toujours l’expression de la vérité. Il s’agit simplement de
souligner que nos peurs, qu’elles soient légitimes ou non, sont
aujourd’hui l’objet d’une exploitation politique qui, loin de chercher à
les apaiser ou à les corriger, s’en sert, au contraire, autant pour se
donner une légitimité et une audience que pour conquérir le pouvoir.
C’est pourquoi son instrumentalisation s’accommode de toutes les
déformations de la réalité ; elle grossit les faits selon ses besoins,
truque les statistiques, en fonction de l’effet qu’elle cherche à
produire. La peur ainsi se trouve aux deux bouts de la chaîne. Elle
est le terreau sur lequel prospèrent les idéologies les plus
régressives, en même temps qu’elle s’en nourrit. Elle produit les
mensonges qui la font croître à son tour. C’est pourquoi la première
forme de courage qu’il convient de lui opposer est, d’abord et avant
tout, le courage de la vérité.
Pourquoi la manifestation ou l’expression de la vérité
demandent-elles du courage ? Parce que les nœuds du mensonge
et de la peur ne produisent jamais autre chose que des passions
négatives ; et que celles-ci sont toujours meurtrières. La vérité
demande du courage, parce qu’elle s’oppose toujours aux
arrangements mensongers de la jalousie et de l’envie, de la
vengeance et du ressentiment, sinon de la haine, en quoi consistent
ces passions négatives. Il n’y a rien de plus difficile, en effet, que
d’échapper à leur piège et aux facilités de leur précipitation, tant il
est vrai que leur emportement favorise aussi bien les excès et les
simplifications du langage que la confiscation hâtive de la pensée.
Dans des situations extrêmes, quand la peur est venue à bout de la
raison et de ses scrupules et qu’une communauté donnée
(religieuse, culturelle, nationale) a abdiqué toute volonté de résister
à sa folie, il arrive que le courage de la vérité s’exerce au péril de la
vie.
Des deux côtés de l’Atlantique, ces dernières années auront été
marquées par un essor redoutable du populisme – sa victoire aux
États-Unis en 2016, son audience croissante au cœur de toutes les
campagnes électorales européennes –, comme un ver tenace
rongeant le fruit de la démocratie. Menace redoutable ! La peur
d’une « invasion », d’un déclin de la « civilisation européenne »,
d’une supposée « islamisation » de la société aura gangrené tous
les discours (ou presque) engendrés par la crise des réfugiés, et
entraîné la fragilisation des règles et des principes élémentaires du
secours et de l’accueil qui donnent sens à la construction
européenne. Comment ne pas reconnaître dans ces conditions le
courage qu’il aura fallu à ceux qui, bravant l’interdit, auront, par leurs
actes et leurs paroles, rétabli dans sa vérité le caractère
inconditionnel de leur exigence, au risque parfois de la
désobéissance civile ?
Cette vérité, il faut en dire un mot. Quelle est-elle ? Elle repose
sur le principe selon lequel la relation à tout autre est fondée sur la
responsabilité du soin, du secours et de l’attention qu’appellent sa
vulnérabilité et sa mortalité. On a pu donner ailleurs le nom de
« consentement meurtrier » à toutes les entorses, tous les
arrangements, toutes les transgressions que nous nous autorisons
qui transigent avec la rigueur de ce principe. La peur, ses usages
idéologiques, sociaux et politiques sont le soutien le plus puissant de
ces transactions frauduleuses. Tous les dictateurs le savent et tous
les apprentis dictateurs en ont retenu la leçon. Rien ne vaut la peur
pour donner le permis de tuer.
CHAPITRE VII

La trahison des Lumières

–I–
S’il est une chose qui fut étrangère à l’esprit des Lumières, c’est
de supposer que les individus étaient enfermés dans une
quelconque circonscription de leur identité ou, pour le dire
autrement, que l’appartenance à quelque communauté que ce soit,
culturelle, religieuse ou linguistique, était une fatalité ou un destin qui
prédéterminait, de façon rigide, les cadres de leur action et de leur
pensée, à vie. La vie, voilà bien la question, ne pouvait être
enfermée, dès la naissance, dans des connaissances et des
pratiques que cette même naissance aurait d’entrée de jeu
conditionnées jusqu’à la mort. S’il est vrai que l’ignorance, la
superstition, la soumission, telles que des autorités politiques,
religieuses et même familiales pouvaient les entretenir, comptaient
au nombre des conditions, dont les Lumières avaient pour idéal
l’émancipation, celle-ci ne pouvait être, elle-même, conditionnelle.
Son horizon d’universalité ne pouvait être limité, d’avance entamé ou
incisé par la géographie et par l’histoire. Il n’y avait pas de langue,
de culture et même de religion, héritées de naissance, dont on
pouvait déclarer qu’elles vouaient, par principe, celui qui s’y
reconnaissait une identité à en être exclu. À ces « replis
communautaires », ce que les Lumières opposaient était, en effet,
tout autre chose qu’une nouvelle ou une autre identité, fût-elle
« européenne » – à savoir l’invention d’une singularité. Voilà le coup
d’envoi : non pas une identité, mais une singularité. L’Encyclopédie,
sans doute, n’eut pas d’autre finalité. Elle n’attendait pas de chacun
qu’il l’assimile en totalité – comme on se donnerait pour objectif la
maîtrise parfaite d’un système –, elle mettait à disposition de tous les
moyens de cette invention.
Et c’est aussi dans ces termes que doit être comprise « la sortie
des hommes hors de l’état de minorité », que Kant décrit comme la
quintessence de cette finalité dans son fameux Réponse à la
question : qu’est-ce que les Lumières ?. En quoi consiste, en effet
cette sortie, sinon, au bout du compte, dans la possibilité d’un écart,
d’une différence ou d’une déviance par rapport aux discours, aux
opinions, aux dogmes, mais aussi aux règles et aux pratiques
hérités et imposés, quelles que soient l’autorité qui en ait assuré la
transmission et celles qui en conservent la contrainte et le contrôle.
Cet écart, cette différence, cette déviance et toutes les opérations
qui les rendent possibles, c’est ce qui substitue au déterminisme de
l’identité l’invention libre de la singularité. Elle est faite de ce qui se
traduit, s’importe et s’échange dans la vie de chacun, des savoirs
acquis et des œuvres reçues, de rencontres, d’apprentissages et de
voyages ; elle « élargit » la vie, comprise comme un faisceau de
relations, là où ces mêmes autorités s’attachent à en restreindre
l’ouverture. À supposer que l’on se demande comment la liberté, au
sens que lui donne Kant, pouvait orienter la vie, de la façon la moins
abstraite qui soit, nul doute que cette orientation impliquait la libre
disposition des médiations nécessaires à cet élargissement. Ainsi
devait se dessiner, à n’en pas douter, le projet d’une Europe,
l’Europe des Lumières, conçue comme un espace ouvert à cette
invention : non pas, comme on pourrait le penser, une mosaïque
d’identités collectives cloisonnées, opposées les unes aux autres et
farouchement dressées les unes contre les autres, mais un espace
commun, dans lequel les pratiques étaient appelées à s’échanger et
les savoirs, à circuler. Il n’est pas étonnant, dès lors, que, pendant la
Première Guerre mondiale, c’est la disparition de ce monde ouvert
que Freud devait relever, comme si son embrasement avait sonné le
glas des Lumières, et c’est son effondrement que Zweig devait
souligner, quelques années plus tard dans Le Monde d’hier.
Souvenirs d’un Européen, dans une Europe gangrenée par des
systèmes autoritaires et totalitaires, attachés à la fermeture des
frontières, à la caractérisation psychologique et spirituelle des
peuples et à leur hiérarchie, c’est-à-dire à la domination des uns et à
la soumission et à l’asservissement des autres.

– II –
Mais tout n’est pas si simple. Lorsqu’on songe à l’idéal des
Lumières, il est d’usage d’en faire l’un des privilèges de l’Europe.
Elles seraient avant toute chose un moment décisif de l’histoire
européenne, comme le signale la traduction de l’expression en plus
d’une langue européenne (Aufklärung, Illuminismo, Enlightenment).
Pour beaucoup, elles seraient même la part de leur héritage que les
Européens auraient eu vocation à transmettre au reste du monde,
depuis plus de deux cents ans. Grâce aux travaux de l’historien
1
Christopher Alan Bayly , comme aux réflexions de l’économiste et
philosophe Amartya Sen 2, il est clair désormais que cette vision
européocentrée du progrès des Lumières ne résiste à aucun
examen sérieux (c’est-à-dire non idéologique) de l’histoire des
peuples non européens, de leurs traditions et de leur culture. Si
l’invention de la singularité relève d’expérimentations individuelles et
collectives, politiques, sociales et artistiques, il n’est pas vrai que
celles-ci auront été cantonnées à l’Europe. Sur tous les continents,
des savoirs et des pratiques, qu’on identifie à la modernité et dont on
fait par ignorance le privilège exclusif des Européens, participèrent
de cette invention, comprise comme vecteur d’émancipation. Il reste
que l’européocentrisme, sous toutes ses formes, n’est pas
seulement une illusion, une vision du monde déformée. C’est aussi
le signe que l’idéal des Lumières que l’on rappelait à l’instant fut
d’entrée de jeu compromis. Il le fut en réalité doublement. D’abord,
les philosophes des Lumières ne résistèrent pas à la tentation et à la
commodité d’une caractérisation des peuples qui eut pour résultat
de hiérarchiser et de cartographier leur aptitude à la liberté, dans
des termes tels que la liberté entendue donc comme invention de la
singularité perdit son sens universel. Leur souci de comprendre et
de décrire la diversité humaine n’eut d’autre effet que d’enfermer les
peuples en question dans des qualités, sinon des traits de caractère
censés circonscrire, de façon immuable, leur « identité ». Du même
coup, c’est la reconnaissance des variations indéfinies de ces
mêmes identités, telles que les opèrent les déformations propres à
l’invention de la singularité, qui se vit compromise.
Mais ce n’est pas tout, car c’est d’abord en Europe, pour les
Européens eux-mêmes, que le souci de l’identité prit le pas sur
l’exigence de singularité. À peine les Lumières avaient-elles formulé
l’idéal d’une émancipation de toutes les appartenances,
confessionnelles, culturelles, linguistiques, au titre du progrès de la
raison, que la forme politique que prit leur émancipation, celle de
l’État-nation souverain, ressaisit la singularité de chacun dans le
moule d’une « identité nationale » exclusive et impérative. Sans
doute n’est-il pas exagéré de dire que toute l’histoire des deux
derniers siècles peut être lue à la lumière de cette « reprise en
main », selon laquelle les individus, par commodité et par intérêt,
devaient être d’abord et avant tout définis par leur appartenance
communautaire, nationale, culturelle, linguistique et religieuse. Si
maintenant on songe aux autorités qui se sont arrogé le droit de
veiller à l’intégrité et à la pureté, mais aussi à la défense des
identités ainsi circonscrites, à leurs injonctions, à leurs
commandements, aux préjugés nécessaires à la mise en place de
politiques exclusives et discriminantes, en un mot, à la puissance
des idéologies nationales et nationalistes, il est clair, qu’on soit prêt à
le reconnaître ou non, qu’elles eurent toujours pour vocation de
revenir sur l’idéal des Lumières, tel que le définissait Kant. Chaque
fois qu’on invoque, comme le commencement et la fin de toute
politique, la nécessaire fidélité à une « identité », le plus souvent
largement fantasmée, chaque fois qu’on s’attache aux critères qui
permettent de la définir, comme si, de la vie à la mort, les individus
étaient tenus d’y souscrire et d’y reconnaître leur appartenance, ou
mieux encore qu’il leur était impossible d’y échapper, on introduit
une rupture avec l’héritage des Lumières. Le paradoxe alors est que
ceux-là mêmes qui se réclament de cet héritage au nom de leur
« identité européenne » sont, de ce fait même (parce qu’ils en font le
critère d’une identification et d’une appartenance fermée), les
premiers à rompre avec lui.

– III –
S’il semble cependant nécessaire de mettre l’accent sur la
disjonction entre identité et singularité, entre la définition, la défense,
la promotion et la protection de la première, d’une part, et l’invention
de la seconde, d’autre part, c’est qu’elle devrait pouvoir servir de fil
conducteur pour penser quelques-unes des questions qui se posent
aujourd’hui, de la façon la plus aiguë à propos de l’Europe, telles
que l’héritage des Lumières pourrait les éclairer, à commencer par
celles, qu’on se gardera bien de confondre, de l’immigration et de la
laïcité. Pour l’immigration, il y va du sens que l’on donne à deux
concepts qui sont, tour à tour, donnés pour sa finalité et pour la
condition d’une hospitalité : l’intégration et l’assimilation. Il apparaît,
en effet, que, selon qu’on réfléchit à la question en termes de
« protection de l’identité » ou d’« invention de la singularité », ces
deux notions ne seront pas pensées de la même façon. Dans
l’espace commun qui est celui de l’Union européenne, elles
n’impliqueront pas non plus la même rhétorique ni la même politique.
Ainsi l’assimilation peut-elle être entendue en deux sens. Elle peut
signifier d’abord la réduction au même. Elle exige alors le
renoncement à toute forme d’« appartenance », antérieure et
étrangère, quels qu’en soient les marqueurs (culturels, linguistiques
ou religieux), en identifiant chacun à ces mêmes marqueurs. Au nom
d’une identité préservée dans sa différence, elle demande que
soient imposées les garanties d’une unité et d’une homogénéité que
nourrit la crainte fantasmatique de toute contamination ou dissolution
de cette même identité. Rien d’abstrait ici : il suffit de prêter attention
aux discours et aux réquisits des droites européennes (extrêmes ou
non) pour mesurer le poids de cette idéologie du même. Elle revient
en général à soupçonner, par principe, le renoncement de n’être
jamais suffisant – et perpétue, du même coup, une tradition qui se
sera toujours attachée à contester l’héritage des Lumières que l’on
soulignait en commençant : l’émancipation de toute tutelle
« accaparante », ou encore le refus délibéré et militant de
compromettre l’élargissement de la vie par sa réduction à l’identique
de l’identitaire, fût-ce au nom de la culture, de la langue et de la
religion.
Si, par contre, on pense l’assimilation du point de vue de
l’invention ou de la construction de la singularité, il est clair qu’elle
signifie tout autre chose : non pas la réduction au même ou à
l’identique, mais le partage égal des possibilités offertes par un
espace politique commun pour cette même invention. Le partage
des possibles : voilà l’autre façon de penser l’assimilation que son
inachèvement oriente dans un tout autre sens. Car ce n’est pas alors
une insuffisante réduction au même qui en signale l’échec, mais les
limites imposées au partage de ces possibilités : en d’autres termes,
les inégalités de traitement et de condition qui entravent cette
construction. Or, il convient de le rappeler, cet échec est toujours le
résultat d’une volonté politique, dont seuls varient le degré d’hostilité
et la violence des mesures, une volonté politique qui appartient, au
même titre que les Lumières, à l’héritage de l’Europe : celui-là même
qui aura enchaîné et articulé, dans une spirale meurtrière,
discriminations, exclusions, expulsions, enfermements, ghettoïsation
et déportations. En conséquence, il y aura toujours quelque
supercherie à faire comme si le défaut d’assimilation devait être
attribué sans réserve à la mauvaise volonté des « étrangers » dont
elle est exigée ; comme si le problème venait toujours d’eux, les
« autres », ceux qui sont supposés menacer l’intégrité de l’identité,
et non de l’idée, restrictive, fantasmatique et souvent meurtrière,
qu’on se fait de cette même identité et de ce qu’elle compromet
d’emblée. Le même ordre de questions pourrait être posé, à propos
des objectifs qu’on désigne sous le nom d’« intégration ». De qui
dira-t-on qu’il est « intégré » ? De celui qui aura adopté les mœurs et
les coutumes censées constituer le ciment d’une identité collective
pour se fondre dans sa masse ? Ou de celui qui aura trouvé les
moyens de faire « reconnaître » sa différence comme une chance et
comme un risque partagé, c’est-à-dire comme une part possible de
ce qui pourrait s’inventer collectivement ?
Au risque d’être trop schématique, il n’est sans doute pas
excessif de dire que, du point de vue de l’assimilation et de
l’intégration – c’est-à-dire de la question cruciale des conditions ou
du caractère inconditionnel de l’hospitalité –, l’Europe se divise donc
entre deux héritages qui se retrouvent dans deux types de politique
opposés l’un à l’autre. Le premier est celui des Lumières – et il a
pour principe de refuser tout ce qui pourrait venir s’opposer à
l’invention libre de la singularité. Il en fait le but de l’éducation et la
raison d’être de la création, qu’il s’interdit de conditionner à l’avance.
Il a pour lui le parti pris du crédit et de la confiance accordée aux uns
et aux autres pour s’émanciper des tutelles qui voudraient les
maintenir dans un état de minorité. On donnera aux politiques qui
s’en inspirent le nom de « politiques de la singularité ». Le second
héritage est plus sombre. Il concerne les discours, les idéologies et
les politiques dont l’attachement à l’identité, fût-ce à l’identité dite
« nationale », est à la mesure de la crainte que suscite chez eux la
construction de singularités qui échappent à leurs cadres et à leur
contrôle. C’est pourquoi la défense ou la promotion de cette même
identité y est inséparable d’une obsession de la sécurité. Aussi
qualifiera-t-on cet héritage et les politiques qui s’y inscrivent de
« sécuridentitaires ».

– IV –
La seconde question que cette opposition entre des politiques de
la singularité, d’une part, et des politiques « sécuridentitaires »,
d’autre part, devrait permettre d’aborder est celle de la laïcité ou,
plus précisément, de la place des religions en Europe. De la
distinction qui vient d’être établie, il est possible, en effet, de tirer
déjà quelques conclusions. À supposer d’abord que l’on veuille se
réclamer de l’héritage des Lumières, celui-ci exclura que l’on fasse
d’une religion déterminée le propre de l’Europe. C’est une chose, en
effet, de reconnaître la part du christianisme dans l’histoire
européenne, c’en est une autre d’en déduire une « identité
chrétienne » qui devrait être préservée à tout prix, y compris au prix
de discriminations répétées. Si le christianisme appartient à cette
histoire, c’est, en effet, autant par les mœurs, les rites et les valeurs,
que la foi aura étendus et l’Église, contrôlés, que par les écarts, les
oppositions, les rejets et les défis, autant de gestes d’émancipation,
donc, qu’ils auront suscités. Par ailleurs, une identification de cet
ordre est nécessairement exclusive. Elle privilégie le christianisme
au détriment des deux autres religions du Livre : le judaïsme et
l’islam, dont seules les idéologies les plus meurtrières purent, et
peuvent encore, s’acharner à nier la part dans cette histoire. Cela
signifie que, à supposer que l’on veuille faire de la religion un
« identifiant » culturel, il faut aussitôt apporter deux précisions. La
première est que cet identifiant est pluriel – nécessairement pluriel :
c’est une pluralité de religions qui ont fait l’identité de l’Europe ; et
elles ne l’ont pas fait séparément les unes des autres. C’est bien
davantage leur croisement, leur confrontation, y compris dans ce
qu’ils ont pu avoir d’exclusif et de violent, qui sont au creuset de
cette supposée « identité ». La seconde est que, du même coup,
toute reconduction de la religion à une appropriation culturelle de cet
ordre est schématique et superficielle. L’essentiel, en effet, n’est pas
de faire de telle religion déterminée un élément majeur, sinon
l’élément premier, de l’identification et de la caractérisation de la
« culture commune » de la majorité des Européens. Dès qu’on
s’inscrit dans une logique de cet ordre, on entre dans un processus
qui a toujours une double vocation : rendre à une tutelle déterminée
(celle de l’Église notamment) l’autorité que les Lumières et leur
héritage lui ont fait perdre ; nier que, dans l’histoire, cette même
tutelle ait pu entrer en conflit avec d’autres et qu’elle continue d’être
en concurrence avec elles, aujourd’hui encore. L’essentiel est de
comprendre comment, depuis deux siècles, les Européens n’ont
cessé d’inventer leur propre singularité avec et/ou contre ces
tutelles.
Procéder ainsi, c’est rendre droit à tous les combats qui sans
doute n’ont pas attendu les Lumières, mais dont elles ont défini le
programme et que, depuis plus de deux cents ans, non pas tel
peuple en particulier ni les Européens en général, mais tous ceux
qui en assument l’héritage, tous horizons confondus, se sont
attachés à remplir – donnant à Kant tort et raison à la fois. Il est vrai,
en effet, comme l’écrit Kant, que les Lumières se définissent comme
« la sortie de l’homme hors de l’état de minorité ». Mais, à supposer
qu’il s’y soit jadis maintenu par sa propre faute, il serait faux de
soutenir que, depuis deux siècles, il n’a rien fait de lui-même pour en
sortir. Dans l’opposition entre la défense de l’identité, d’une part, et
l’invention de la singularité, d’autre part, il y va ainsi, chaque fois,
d’une illusion rétrospective. L’identité est une « déception » et elle se
décline toujours sur le mode de la perte. Une politique identitaire,
c’est une politique qui déplore que quelque chose ait été perdu et qui
demande ou exige, au nom d’un salut, qu’il soit retrouvé et restauré.
Elle court après le temps. Ainsi en va-t-il de l’identité perdue de
l’Europe, à commencer par sa supposée « identité religieuse », telle
que les mœurs, les valeurs, les rites indexés à la foi la rendaient
manifeste. Il en résulte une vision de l’histoire portée à faire du
déclin, de la décadence, de la catastrophe les traits fondamentaux
du « temps présent » – une vision qu’un mot suffit à résumer : le
nihilisme.
Le nihilisme, c’est l’autre des Lumières. Ou plutôt, s’il est vrai que
la puissance évocatrice du concept de nihilisme est intacte,
en quelques termes qu’on la décline, son illusion rétrospective aura
toujours consisté à contourner, à minimiser ou à nier la portée
émancipatrice de l’héritage des Lumières. À supposer qu’on veuille
faire de l’un (« la dévalorisation de toutes les valeurs ») et de l’autre
(l’émancipation des tutelles) les deux versants d’un même héritage,
il y a deux façons, en effet, de penser leur articulation. La première
consiste à faire de l’émancipation un aspect parmi d’autres de la
dévalorisation. Ainsi le nihilisme se manifesterait-il dans le fait que,
en Europe du moins, le crédit accordé aux valeurs héritées du
christianisme se serait affaibli à mesure que les Européens se
seraient affranchis des autorités qui en enseignaient et en exigeaient
le respect. La seconde façon d’envisager l’articulation du nihilisme et
des Lumières, comme composantes de l’héritage européen, prend le
contre-pied de cette articulation. Elle ne déplore pas la perte des
repères, des cadres et avec eux de l’identité comme une
conséquence de l’émancipation des Européens, elle fait le pari de
l’invention de la singularité, nécessairement plurielle et imprévisible,
ouverte et risquée, que cette émancipation produit. Cette
imprévisibilité, d’aucuns parleraient d’un effet « incalculable », c’est
une autre façon, radicalement différente, de penser l’héritage des
religions, à savoir comme une promesse et une menace. La
singularité s’invente dans le creuset des religions. Elle n’a pas cessé
de le faire – c’est-à-dire de faire avec – depuis des siècles, comme
en témoignerait la longue et complexe histoire de la sécularisation.
Voilà l’envers du nihilisme : il tient tout entier dans cette invention qui
nous dit que la contestation des valeurs, loin d’engendrer le néant,
est elle-même productrice de nouvelles valeurs, de nouvelles formes
de vie et de nouveaux partages. Ce mouvement, il n’est aucune
raison de le refuser à quiconque aura été « éduqué », comme on dit,
sous l’autorité d’une religion déterminée – sauf à renvoyer l’idéal et
le projet des Lumières aux oubliettes de l’histoire. Il n’est pas de
tutelle devant laquelle il faille à l’avance capituler et qui doive faire
renoncer à l’exigence kantienne qu’on rappelait au début de ces
réflexions. Toute assertion contraire relève de spéculations
hasardeuses sur la caractérisation des peuples et sur le
déterminisme des identités. Elle se nourrit du fantasme d’individus,
prisonniers à vie de leur naissance et de la « culture » qu’ils ont
reçue en héritage. Elle préfère leur supposer des tutelles
inébranlables plutôt que d’imaginer la possibilité d’une émancipation
à venir.

–V–
Il faut bien qu’in fine on en arrive à la question qui est à l’horizon
de ces réflexions. Qu’en est-il de ce qu’on appelle si communément
le retour des religions en Europe ? Jusqu’à quel point et dans quelle
mesure celui-ci signifie-t-il une rupture avec le projet et l’idéal des
Lumières ? L’avenir sera-t-il dominé par de nouvelles crispations
identitaires ? Dès lors qu’elles savent, mieux qu’aucune autre
manifestation de la foi, se montrer et se faire entendre, se donner en
spectacle et donner de la voix, ces crispations seront-elles le vecteur
de cette forme d’intolérance meurtrière qu’exemplifie un peu partout
la pression récurrente du fanatisme et de l’intégrisme ? S’il est vrai,
comme on l’a vu, que l’héritage des Lumières ne s’accommode
d’aucune forme de dogmatisme, que faire des religions ? Il ne
saurait s’agir, on l’aura compris, de les dresser les unes contre les
autres dans une surenchère identitaire qui déciderait celles dont le
droit de cité européen n’est pas contestable et celles pour lesquelles
il serait toujours soupçonnable de constituer une menace. Rien dans
l’islamophobie n’est, autrement dit, en droit de se réclamer des
Lumières, s’il est vrai que celle-ci se place toujours sur le terrain de
l’identité, par exemple en invoquant les hypothétiques « racines
chrétiennes » de l’Europe. Mais alors ? Faut-il, au nom des
Lumières, combattre en bloc toutes les religions et revendiquer, face
à elles, la nécessité d’un nouvel athéisme ? En revenant encore une
fois sur l’opposition qui a guidé ces réflexions (celle qui substitue à la
défense et à la promotion de l’identité l’invention de la singularité), il
est possible d’apporter à ces questions quelques éléments de
réponse.
Il y va d’abord d’un principe : nul n’a le droit d’empêcher
quiconque de s’affranchir de la tutelle de quelque autorité religieuse
que ce soit. La religion des enfants ne devrait dépendre de leurs
parents que dans un temps limité, celle des femmes ne devrait
jamais être l’affaire de leurs maris, de leurs frères ou de leurs
compagnons – ni celle de leurs voisins. En d’autres termes, un
« horizon de singularité » prime sur tout respect de l’autorité, dont il
n’est pas d’acte de foi qui ne devrait pouvoir s’émanciper. Car celle-
ci n’est jamais donnée : elle s’invente. Avec ou contre la religion, elle
doit pouvoir s’inventer, se promettre à elle-même sa propre
invention, sans avoir à rendre de comptes. Si de l’idéal des Lumières
on conserve la vocation émancipatrice, alors celle-ci ne souffre pas
d’exception. Elle n’exige pas nécessairement que l’on renonce à sa
foi, mais elle impose qu’on refuse de la mettre sous tutelle, comme
si la soumission devenait légitime dès qu’on entre dans son
domaine ; et que la raison et la réflexion devaient capituler dès
qu’une autorité l’impose au nom de la foi. Il y va ensuite d’une
réserve du jugement : nul ne devrait être identifié à la foi qu’il
confesse, ni être enfermé en elle, de façon définitive.
CHAPITRE VIII

Le discrédit de l’Europe

« Le crédit de l’Europe est épuisé. » Il y a bien des façons


d’entendre un tel énoncé. Au-delà du sens évidemment économique
qu’on est tenté de lui donner, selon lequel l’appartenance à la
communauté européenne aurait cessé de signifier, pour beaucoup,
une « ressource » et une « sécurité », se retournant au contraire en
une source croissante d’insécurité, la formule, pour ce qu’elle vaut,
fait signe aussi bien vers une redoutable crise de confiance :
« L’Europe ne fait plus recette. » Même la promesse d’une paix
durable qu’elle semblait porter encore, à la fin du siècle dernier, ne
fait plus « rêver », aussi vrai qu’on ait pu parler, comme Jeremy
Rifkin le faisait encore il y a quelques années, d’un « rêve
européen ». Aussi le crédit en question n’est-il pas seulement celui
que la communauté consent aux États endettés, c’est également
celui que les citoyens d’Europe accordent à ses institutions. En
forçant un peu sur les mots, « l’Europe ne fait plus crédit » signifie
qu’elle n’est plus portée par la vague d’une croyance : la plupart ont
cessé d’y croire. On ne croit plus à ses institutions, soupçonnées de
servir exclusivement les intérêts d’une classe dominante, y compris
dans les valeurs démocratiques qu’elles se reconnaissent comme
fondement, mais, du même coup, on ne croit pas davantage à une
supposée « identité européenne ». Et, là encore, il y a assurément
de bonnes raisons de mettre en doute son invocation, tant l’histoire
de l’Europe est indissociable des images de sa propre identité
qu’elle n’aura cessé de construire et de projeter dans le monde,
avec tout ce que celles-ci purent avoir de dominateur et d’exclusif.
Loin d’être reconductible à une simple, double ou triple origine
culturelle définie une fois pour toutes (Athènes, Rome et Jérusalem),
cette identité, en effet, fut toujours relationnelle : son histoire et son
devenir sont indissociables non seulement des rapports multiples
que les nations européennes nouèrent les unes avec les autres,
mais au moins autant des relations qu’elles ont entretenues avec ce
qu’elles pensèrent et définirent comme leurs altérités. Si quelque
chose donc comme une « identité culturelle » de l’Europe devait être
pensé, celle-ci n’aurait de sens, à rebours de toutes les
identifications et appropriations indues, que dans l’horizon
historique, complexe et souvent conflictuel de ses ouvertures
multiples.
Lorsque nous disons cependant que l’« identité de l’Europe » fait
l’objet d’un discrédit, ce n’est pas la contestation légitime de ces
identifications qui est en question et ce n’est pas non plus l’« horizon
cosmopolite », qui pourrait être dégagé de leur critique, qui est mis
en avant. C’est de la tentation réactive d’un repli crispé sur des
identités nationales supposées menacées dans leur intégrité ou leur
pureté, sinon dans leur existence, qu’il est question, et de la volonté
politique redoutable de leur rendre droit pour prétendument les
restaurer ou les sauver. La crise de confiance s’apparente ainsi à la
recherche d’une loi de l’histoire alternative. Un peu partout en
Europe, dans des partis et des formations extrêmes, elle suscite la
tentation de « monogénéalogies » culturelles régressives et
discriminantes qui reconduisent toute identité collective à
l’« origine » prétendument homogène de son histoire et toute identité
individuelle à ses supposées « racines ». Ce qui est nié alors, c’est
ce que cette histoire doit aux traductions (interlinguistiques et
intersémiotiques), aux importations (de formes symboliques, de
savoirs, de pratiques et pas seulement de produits commerciaux),
aux échanges (intellectuels, artistiques, savants), c’est-à-dire au
processus complexe qui soumet toute identité, aussi bien
individuelle que collective, à la loi d’une perpétuelle
autodifférenciation, laquelle consiste, pour elle, à n’avoir d’avenir
qu’autant qu’elle devient autre qu’elle-même : ni pure ni homogène,
donc, mais toujours « hétérogène ». Cet avenir, compris comme
devenir autre, c’est celui que redoutent et combattent tous ceux et
toutes celles qui ne perçoivent dans ce mouvement rien de moins
qu’une dissolution de l’identité qu’ils tiennent pour responsable de
tous les maux. Le risque, alors, c’est de faire de la crise économique
liée aux effets de la mondialisation une « crise de l’identité », comme
si la perte de la souveraineté économique et, du même coup,
politique, qui est le premier effet de cette mondialisation, devait être
mise sur le compte des mouvements de population, des vagues
d’émigration, de cette hospitalité stratifiée qui sont depuis toujours
constitutifs du devenir des identités – y compris quand elles se
définissent comme « nationales ». Le risque, ce serait de s’imaginer,
comme cela semble être le cas pour ces nostalgiques d’un passé
largement fantasmé, qu’il n’y aurait pas de solution plus appropriée
pour répondre à la crise que la restauration de cette « identité »
perdue, supposée constituer la condition première d’une
souveraineté retrouvée.
Identité et souveraineté : si la question est ici de savoir dans
quelle mesure les peuples européens pourraient se retourner contre
la démocratie, c’est dans leur tension réciproque – la tension entre
une souveraineté éprouvée comme perdue et la tentation d’une
identité susceptible d’être restaurée – que ses termes doivent être
posés. On sait, grâce aux analyses proposées par Pierre
Rosanvallon dans Le Peuple introuvable, quelle déception originaire
nourrit le malaise dont souffre la démocratie, à savoir l’expérience
d’une contradiction insurmontable entre le « principe politique de la
1
démocratie » et son « principe sociologique ». Parce que le principe
formel de la construction juridique du peuple en corps des citoyens
exige la « désincorporation du social » ou encore sa
« désubstantialisation », la démocratie reste, en permanence,
exposée à des tentatives de figuration symbolique qui pallient son
indétermination. Et, en même temps, l’attachement qu’elle requiert
implique qu’un minimum de crédit puisse être accordé à cette
construction et à cette abstraction. La démocratie repose ainsi sur
un équilibre fragile qui se laisse résumer dans ces termes : plus la
confiance qu’on met en elle est importante, confortée par les
garanties qu’elle offre (la sécurité, la paix), plus elle tient le pari de la
non-violence qui lui est essentiel, moins cette figuration est perçue
comme une nécessité. À l’inverse, pour peu qu’elle se trouve
décrédibilisée, la tentation sera toujours forte de « substantialiser »
le peuple – par exemple, en lui réinventant une identité homogène,
fût-ce au prix d’une fascination pour une violence reconduite.
La violence : on conviendra aisément qu’à demander dans quelle
mesure le « peuple » pourrait se révéler un ennemi de la
démocratie, c’est d’elle qu’il est question. Ce ne sont pas ses
revendications, ses protestations ni sa contestation en elles-mêmes
qui sont inquiétantes, mais les formes de violence que son idée,
celle qui fait diversement le lit de tous les populismes, pourrait
justifier. Dans les réflexions qui suivent, on se concentrera sur celles
qui procèdent des tentatives qui visent à réidentifier, réessentialiser
ou resubstantialiser le peuple, entre lesquelles se distribuent les
différentes formes d’invocation du « peuple » (de droite et de
gauche) qui affectent aujourd’hui les démocraties européennes. En
d’autres termes, c’est moins du « peuple » lui-même qu’on se
demandera s’il constitue un tel ennemi que de l’idée ambivalente
qu’on s’en fait et de la façon dont celle-ci, jouant sur le discrédit des
démocraties, contribue à décrédibiliser davantage encore la
construction juridique du peuple souverain qui lui sert de fondement.
Mais pourquoi devrait-on reconnaître dans ces tentatives un péril ?
Qu’est-ce qui nous pousse à percevoir dans l’invocation d’une
« identité » du peuple, de son « essence » ou de sa « substance »
une menace, à plus forte raison lorsque celles-ci font l’objet d’une
promesse de défense, de restauration, de régénération ou de
renaissance ? Nombreux sont ceux et celles pour lesquels, de fait,
ces idées n’ont rien de redoutable. Ici un long détour s’impose.
C’était en 1990 ; et déjà on était en droit de s’alarmer d’une
résurgence des nationalismes européens, alors même que, le mur
de Berlin tombé, l’Europe semblait portée par la promesse d’une
réunification, qui n’était pas seulement celle de l’Allemagne, mettant
un terme à près d’un demi-siècle de divisions menaçantes. Tandis
que la perspective d’un élargissement de l’Union européenne
s’ouvrait, le spectre des crispations identitaires réactives qu’elle ne
manquerait pas de susciter en retour s’annonçait déjà. C’est alors
que Derrida prononce, à Turin, une conférence – publiée l’année
2
suivante sous le titre L’Autre Cap , avec pour sous-titre Mémoires,
réponses et responsabilités – vers laquelle il n’est pas inutile de se
retourner. Quelque vingt ans avant la crise qui constitue l’horizon de
notre questionnement, il ouvre, en effet, ses réflexions en énonçant
deux axiomes, dont l’un au moins pourrait sonner comme une mise
en garde. Le premier, déjà, qu’il nomme un « axiome de finitude »,
signifie l’épuisement de l’Europe, une autre façon de dire qu’elle ne
fait plus « rêver », trop vieille, vieillie, usée et désormais fatiguée de
ses crises économiques, sociales, politiques à répétition, de ces
« sommets », de ces rencontres interministérielles qui ne semblent
apporter aux « citoyens d’Europe » aucun secours, aucun soutien,
aucune solution aux multiples formes d’insécurité qui fragilisent leur
vie, aucune amélioration tangible de leurs conditions d’existence.
Elle porte aussi le fardeau de son passé, alourdi d’une histoire
coloniale-raciale et des formes multiples d’exploitation, de
domination et de discrimination qui l’ont accompagnée et qui la font
regarder avec suspicion des autres continents, rendant ambivalente
et ambiguë son attraction même. Le second axiome, quant à lui,
renvoie à la question de l’identité, sans que Derrida précise s’il
songe alors à l’européocentrisme (c’est-à-dire à toutes les
identifications indues de l’Europe à la démocratie, aux droits de
l’homme, au progrès de la raison, comme si ces grandes conquêtes
avaient été sa propriété qu’elle aurait eu à charge d’« exporter »
dans le reste du monde) ou aux identités culturelles européennes, à
leurs fantasmes respectifs et à la surenchère d’appropriations dont
leur identification finit toujours par faire l’objet. Peu importe en vérité,
car le second axiome vaut aussi bien pour l’un (l’européocentrisme)
que pour les autres (les identités culturelles nationales). Ce qu’il
rappelle, en effet, est la chose suivante : « Le propre d’une culture,
c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas
d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire “moi” ou “nous”, de ne
pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou,
3
si vous préférez, la différence avec soi . » Et il poursuit un peu plus
loin : « Cela peut se dire, inversement ou réciproquement, de toute
identité et de toute identification : il n’y a pas de rapport à soi,
d’identification à soi sans culture, mais culture de soi comme culture
de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi. La
grammaire du double génitif signale aussi qu’une culture n’a jamais
une seule origine. La monogénéalogie sera toujours une
4
mystification dans l’histoire de la culture . »
On conçoit la menace qui se dessine ici en filigrane. S’il est vrai
que la crise que traverse l’Europe, en même temps qu’elle attise la
défiance à l’encontre des démocraties européennes, ravive, sinon
attise l’inquiétude d’une fidélité à une identité supposée menacée ;
qu’à défaut de croire à l’Europe c’est cette fidélité, entendue comme
attachement qui devient elle-même l’objet d’une croyance, comme
une bouée de secours à laquelle on s’accroche, la question se pose
de savoir comment, à quelles conditions, suivant quels principes on
est « fidèle » à cette « identité » dans laquelle on veut croire. Est-ce
en cédant à la tentation d’un repli sur soi, d’une clôture défensive,
d’un cloisonnement protecteur, en multipliant les gestes symboliques
de réappropriation et de réidentification de l’identité à des identifiants
culturels homogènes, purifiés, épurés, avec tout ce que celles-ci
peuvent signifier et impliquer de violences effectives et symboliques,
de stigmatisation et de discrimination des éléments considérés
comme « étrangers » ? Ou bien est-ce en reconnaissant ce
mouvement de différenciation de soi d’avec soi comme la seule
chance pour une identité culturelle déterminée de rester vivante –
c’est-à-dire en donnant droit à cette culture de soi comme culture de
l’autre ? Dans ces deux façons antagoniques de comprendre, de
sentir et donc de « vivre » la fidélité à soi, il y va, on l’aura compris,
de deux formes radicalement opposées de penser les règles de
l’hospitalité. La première est vouée à s’enfermer dans la spirale sans
fin de conditions de plus en plus restrictives. Elle empile les uns sur
les autres les lois, les décrets, les contrôles, les fichages, elle
mesure son succès au nombre des interpellations et des expulsions,
comme s’ils constituaient le baromètre d’une intégrité, d’une
indemnité ou d’une sécurité restaurées. La seconde, au contraire,
sait que, si certaines conditions sont sans doute nécessaires, celles-
ci ne sauraient en aucun cas se réclamer d’un principe de justice qui
devrait bien davantage être identifié à l’exigence d’une hospitalité
inconditionnelle. Elle a conscience que toute condition est à ce titre
« injuste » et que, si nécessaire soit-elle, elle suppose toujours une
transaction avec le seul principe de justice qui tienne : celui d’un
accueil sans conditions.
Dans le premier cas, l’Europe est, par définition, suspecte. Elle
ouvre des frontières que les partisans-thuriféraires d’une « identité
protégée » préféreraient voir rester fermées. Elle est présentée,
dans les discours les plus agressifs, comme une « passoire » qui
laisse entrer sur le « sol européen » ces hommes et ces femmes
étrangers à sa culture qui sont accusés non seulement de menacer
son identité, en important d’autres mœurs, d’autres pratiques,
d’autres règles, mais également de peser du poids de leur nombre,
réel ou fictif, sur les données économiques de la crise (les chiffres
du chômage, le montant global des prestations sociales, les
dépenses de l’État). Dans le second cas, l’Europe apparaît comme
une chance : celle, précisément, d’en finir avec ces crispations
culturelles identitaires. Ceux qui en défendent le principe n’ont pas
oublié ce que l’invocation de l’« identité », nationale, raciale,
ethnique, linguistique, culturelle, etc., a coûté à l’Europe et combien
reste redoutable le potentiel de destructions imprévisibles et pourtant
probables que réactive ou ravive son invocation meurtrière, comme
si le signifiant Europe portait en lui la promesse d’en finir avec toutes
les appropriations identitaires ou identificatoires. Elle en porte la
promesse, mais elle inclut aussi, du même coup, la menace de se
construire elle-même en forteresse, ne faisant rien d’autre alors que
déplacer les frontières et les murailles, reconstruisant sur ses
confins les murs qu’elle a détruits à l’intérieur.
Car voilà toute la question : si la vocation de l’Europe reste d’en
finir avec les identités meurtrières, il en résulte une responsabilité,
au sens que Derrida donne à ce terme, qui ne saurait se réduire à
aucune de celles auxquelles, au cours de son histoire, l’Europe s’est
complu à s’identifier, par exemple celle d’une mission
« civilisatrice », ou toute autre exportation problématique d’une idée
ou d’une représentation du « bien ». Cette responsabilité, quelle est-
elle ? Et en quoi est-elle concernée par la crise de confiance, le
déficit de crédit, dont nous sommes partis, au début de ces
réflexions ? Souvenons-nous de la façon dont, dans L’Autre Cap,
Derrida définit la responsabilité et de ce qui lie en elle l’éthique et la
politique : « J’oserai suggérer que la morale, l’éthique, la
responsabilité, s’il y en a, n’auront jamais commencé qu’avec
l’expérience de l’aporie. […] La condition de possibilité de cette
chose, la responsabilité, c’est une certaine expérience de la
possibilité de l’impossible : l’épreuve de l’aporie, à partir de laquelle
5
inventer la seule invention possible, l’invention impossible . »
S’il est vrai qu’il s’agit pour l’Europe, comme le titre de l’ouvrage
(L’Autre Cap) semble l’indiquer, de se donner une autre direction,
une orientation qui ne reproduise pas cette présomption et cette
arrogance d’une « centralité » exemplaire, insoutenables aux yeux
du reste du monde et depuis longtemps dépassées sur tous les
plans, sa responsabilité prend la forme d’une aporie, dont les deux
termes se laissent définir de la façon suivante. D’une part, l’Europe
ne peut plus s’imaginer pouvoir encore fonder son unité sur aucun
des discours auxquels elle a jadis identifié sa place dans le monde,
sa prétendue « mission » morale, politique ou culturelle. Elle ne peut
plus se réclamer des trois sources supposées de son identité, la
Grèce, Rome et le judéo-christianisme, pour s’ériger en capitale du
monde. À supposer qu’on veuille jeter un regard rétrospectif sur les
e
guerres du XX siècle, elles ne signifient pas autre chose, comme le
savait le philosophe tchèque Jan Patočka 6, que la fin de cette
illusion. Et puisqu’il faut bien s’interroger sur les citoyens d’Europe,
sur ce peuple donc ou cette communauté introuvable, ce n’est
certainement pas sur le fond de tels critères ni sur une telle vision
centralisée que leur attachement à quelque chose comme une
« appartenance européenne » pourrait reposer. Quant au second
terme de cette même aporie, nous le connaissons : cette
identification de l’Europe, si impossible soit-elle, ne devrait pas non
plus aboutir à ces multiples formes de renoncement à l’unité, à la
communauté, qui ne revendiquent la distinction des nations
européennes, leur séparation, leur souveraineté restaurée, que pour
mieux réactiver, ranimer ou raviver la peur, la haine, la xénophobie
et avec elles les antagonismes du passé, les divisions artificielles :
tous ces fantasmes identitaires régressifs qui ont fait la violence de
7
son histoire. « Ni le monopole, ni la dispersion », écrit Derrida, avec
la conscience douloureuse de ce que l’invocation de l’identité aura
toujours eu de meurtrier.
Pour autant, les deux termes de cette aporie ne sont pas
exclusivement négatifs. Ils ne se contentent pas de marquer deux
impossibilités. Ils dessinent en même temps sinon une voie de
dégagement, du moins la direction qui oriente la responsabilité de
l’Europe, comme « expérience de la possibilité de l’impossible » ou
encore comme « invention impossible ». Ce vers quoi ils font signe,
en effet, donne son titre à l’essai de Derrida : L’Autre Cap, entendu
comme le « cap de l’autre », un cap qui ne serait, dit-il, « pas
seulement celui que nous identifions, calculons, décidons mais le
cap de l’autre, devant lequel nous devons répondre, que nous
devons et dont nous devons nous rappeler, le cap de l’autre étant
peut-être la première condition d’une identité ou d’une identification
8
qui ne soit pas égocentrisme destructeur – de soi et de l’autre ». Et
pourtant, il n’est pas sûr non plus qu’un tel cap suffise à redonner du
crédit à l’Europe, ou alors il convient de s’interroger au préalable sur
le sens qu’on donne à ce terme, sans rien précipiter. Car, après tout,
il se pourrait bien que le discours sur l’autre, comme la pensée de
l’autre, soit aussi une des figures de l’épuisement que l’on rappelait
en commençant. Et si la lassitude que provoque son invocation aura
toujours quelque chose de suspect, si l’on pourra toujours y déceler
un nouvel avatar de cet « égocentrisme destructeur » dont parle
Derrida, il n’en demeure pas moins qu’il faut en comprendre les
raisons. De quel « autre » donc parle-t-on (voilà la question), en
disant qu’il engage la responsabilité de l’Europe ? Et en quoi celle-ci
implique-t-elle alors une certaine articulation de l’éthique et de la
politique ? Cet « autre », nous le savons déjà, ne saurait se définir
en termes culturels ni en termes de civilisation. L’altérité ici ne
saurait être celle d’une culture, d’une langue ou d’une religion. La
penser, la circonscrire ou l’identifier de cette façon, qui est toujours
réductrice, reviendrait à reconduire ce que les deux volants de
l’aporie ont pour objet d’écarter : le présupposé d’identités
cloisonnées, étrangères les unes aux autres et potentiellement
conflictuelles, celles-là mêmes dont des forces politiques ou
religieuses hostiles à toute forme d’unité ou de rassemblement
auront beau jeu d’exploiter les différences. Comment donc la penser
autrement ?
C’est là que, au-delà des analyses derridiennes qui ont plus
d’un quart de siècle, la crise que traverse l’Europe aujourd’hui – un
« aujourd’hui » qui n’est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre
que le sien – porte ses leçons. Car, s’il y eut, dans la crise
économique et migratoire que l’Europe a traversée depuis 2008, une
expérience de l’altérité comme appel d’une responsabilité, celle-ci
(l’altérité) fut transversale. Elle a traversé, et traverse encore, les
frontières de l’Europe, intérieures et extérieures, suscite de
nouvelles solidarités, entraîne des mouvements de protestations
qu’aucune forme d’appartenance, aucune allégeance, culturelle,
nationale, communautaire, ne circonscrivent d’emblée. Cette
expérience que tant de dirigeants politiques se refusent à entendre
ou qu’ils minimisent, avec des arguments « démophobes », c’est
celle d’un surcroît de vulnérabilité ; ou, pour le dire encore
autrement, c’est celle de la multiplication des formes d’insécurité qui
ont toutes en commun de rendre la vie plus fragile. L’altérité, alors,
quelle est-elle ? Certainement pas celle de « peuples » ou de
« parties de peuple », ignorants, désaffectés ou suraffectés,
incapables de comprendre les grands enjeux et les grandes
décisions, les contraintes qui s’imposent aux dirigeants, comme
voudraient le faire croire, pour se donner du crédit, tous ceux et
toutes celles qui sont toujours prompts à minimiser, de façon
péjorative, la vox populi. Partout en Europe, l’altérité,
transfrontalière, transculturelle, plurinationale, concerne ces
hommes et ces femmes dont la « crise » aggrave de façon
dramatique les conditions d’existence. Elle rassemble, à l’intérieur
de l’Europe autant qu’à ses portes, les laissés-pour-compte, les
abandonnés, les oubliés de cette histoire que l’Europe voudrait
pouvoir continuer d’écrire sans eux ou malgré eux. Aussi n’est-ce
pas la question de l’identité, mais celle de la singularité qui définit
l’altérité. Si l’on ne veut pas se payer des mots de la politique, de
l’éthique et de l’histoire, on se doit de rappeler – ce serait le
commencement de la responsabilité – qu’il y va d’abord et avant
tout, en Europe et ailleurs, de ces millions d’hommes et de femmes
auxquels sa construction, prise dans la mondialisation, ne permet
plus de s’inventer ni d’exister comme singularités. Cette
impossibilité, nous nous sommes habitués à toutes ses figures qui
sédimentent dans la société ce qui reste pourtant inacceptable : le
chômage de masse, l’exclusion, la grande pauvreté, l’impasse que
créent des années d’études, en Grèce, en Espagne, au Portugal,
en Italie, en France, qui ne débouchent sur aucun emploi, la
dépendance qui en résulte. Autres, ceux qui en font l’expérience et
dont cette expérience constitue le premier visage de l’Europe le sont
avec une violence quasi insoutenable et nécessairement explosive,
parce que la « communauté » qu’ils ont reçue en partage – cette
« communauté » qui se voulait exemplaire, dans l’espoir et la
volonté de paix et de sécurité qui en inspiraient la construction –
s’est retournée en insécurité. Voilà au demeurant ce que signifie
toute dette : elle renverse la promesse d’un héritage en une menace
durable. Aussi est-ce l’impossibilité de cette invention, l’invention de
la singularité dans un projet de vie déterminé, qui indigne et qui
révolte ; et ce n’est pas un hasard si elle touche partout ce que d’un
mot qui trouve ici tout son sens on appelle si communément « la
jeunesse ».
Cette traversée de la violence que signifie aujourd’hui
l’expérience envahissante non seulement de toutes ces formes
d’exclusion, mais au moins autant de l’impuissance des politiques
européennes à faire de leur réduction la priorité de leur action, prises
qu’elles sont dans d’autres calculs, liés les uns aux autres, sans que
ce lien se traduise par la moindre amélioration du sort de ces
millions d’hommes et de femmes fragilisés, c’est ce qui rend si
problématique le maintien d’un crédit minimal dans la construction
juridique du peuple souverain, telle qu’elle sert de fondement à la
démocratie. Aussi son véritable « ennemi » n’est-il pas le « peuple »
en lui-même, car il n’a jamais été aussi peu défini, mais cette altérité,
dont elle ne sait plus endiguer la croissance explosive – l’altérité,
encore une fois, de ceux et de celles qui ne peuvent plus s’inventer
dans ce cadre, comme des singularités ; c’est-à-dire faire
reconnaître à ce titre, et voir reconnues, dans leur formation, leur
savoir, leur expérience, leurs années d’étude ou leurs années de
métier, leur intelligence, leur caractère, leurs compétences, quelque
chose d’insubstituable et d’irremplaçable qui se suffise à soi-même.
Il reste que cette traversée pourrait signifier encore autre chose.
Elle devrait sortir l’Europe hors d’elle-même. Pendant des années, il
semblait qu’elle pouvait se soucier, avec un sens très aléatoire de la
justice, du bien-être d’une majorité d’Européens, sans trop se
préoccuper des autres, ou du moins en s’en protégeant. Sa
prospérité impliquait qu’elle ferme les yeux ou qu’elle ne se laisse
pas trop déranger par ce qui, hors de ses frontières, perpétuait la
misère et, à l’intérieur, était tenu pour inéluctable (une nécessité
économique) et par conséquent secondaire. Le développement de
son projet, les progrès de sa construction, l’accumulation des
directives et des règlements s’en accommodaient. Rien ne devait
entamer le « rêve européen ». Il n’en va plus de même aujourd’hui.
Le visage que la crise donne à l’aporie qui nous a servi de fil
conducteur est le suivant : d’un côté, l’Europe n’est plus en mesure
de garantir aux citoyens cette sécurité (ces possibilités d’invention et
d’existence) qui lui permit longtemps d’ignorer le reste du monde,
parce que la pression des multiples formes d’insécurité qui
compromettent la vie vient de partout, la vulnérabilité ne connaît plus
de frontières ; de l’autre, tout repli identitaire, nationaliste, qui se
présenterait comme une issue ne fait en réalité qu’exacerber la
violence de la misère sans lui trouver d’autre solution que celle de
réactiver ce que Freud appelait si justement, comme nous l’avons
dit, le « narcissisme des petites différences ».
C’est pourquoi la question européenne la plus urgente est celle
qui lie son avenir et sa promesse à un horizon cosmopolite, et ce
même horizon à une responsabilité éthique. Si les différentes
réponses apportées par les gouvernements européens et par la
Commission européenne aux crises qu’a connues l’Europe depuis
quelques années ont pu susciter un sentiment de révolte, c’est que,
dans les calculs faits, les programmes imaginés et les décisions
prises pour sortir de cette crise, la vulnérabilité accrue d’un nombre
considérable de citoyens européens – ce que ces crises signifiaient,
chaque fois, de la façon la plus concrète qui soit – est apparue tantôt
comme un épiphénomène accessoire, tantôt comme un mal
nécessaire. Ainsi se perdait, au moment même où au contraire il eût
été urgent de le rappeler, ce qui lie pourtant la politique, entendue
comme un être-contre-la-mort, au service de la vie, à la
responsabilité du soin, de l’attention et du secours qu’exigent
de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité d’autrui. « De
partout et pour tous », voilà qui place le principe de cette
responsabilité et les règles de solidarité qu’elle appelle à l’échelle du
monde. On dira sans doute qu’il s’agit d’un principe intenable, d’une
exigence hyperbolique, d’une radicalité telle que, d’entrée de jeu,
elle se donne sous le signe de l’impossible. On connaît, au
demeurant, la phrase qui en résume le constat fataliste : « On ne
saurait accueillir toute la misère du monde. » Et pourtant, c’est
précisément parce qu’il s’agit, chaque fois, de « rendre possible
l’impossible » et c’est parce que toute demande d’attention, de soins
et de secours est singulière, irréductiblement singulière, et qu’à ce
titre elle ne saurait être comprise, englobée, effacée ou sacrifiée
dans un calcul général, que cette exigence définit une responsabilité
qui, sans être exclusivement celle de l’Europe et sans qu’il lui
revienne de l’exemplifier, est appelée par toute son histoire. On le
disait en commençant, l’Europe s’est constituée comme un double
faisceau de relations : celles que les nations européennes ont
entretenues les unes avec les autres et celles que communément et
concurremment elles ont entretenues avec le reste du monde. Elle
fut à ce titre un « miroir » du monde, avec toutes les déformations,
toutes les perspectives incomplètes que son reflet pouvait impliquer.
C’est de ce double faisceau que les Européens ont hérité ; et c’est
dans cet héritage que s’enracine la responsabilité, éthique et
politique, de l’Europe, qu’on n’hésitera pas à désigner sous le nom
d’éthicosmopolitique.
CHAPITRE IX

De l’esprit critique

C’était il y a quelques années dans la banlieue parisienne. Une


rumeur s’était répandue selon laquelle des enfants avaient été
enlevés par des Roms qui circulaient à bord d’une camionnette
blanche. L’histoire n’est pas nouvelle et, comme tant d’autres, elle ne
fait que répéter un scénario qui se reproduit à intervalles réguliers.
Comme chaque fois, il devait donc s’avérer très vite que cette
nouvelle ne reposait sur aucun fondement et qu’aucune disparition
suspecte ni aucun enlèvement n’avait été de fait signalé aux
autorités qui en auraient apporté la confirmation. Pour autant, une
poignée d’individus n’avait pas attendu que les faits soient avérés
pour s’enflammer. Prompts à la vengeance, confondue avec un
obscur sentiment de justice, ils n’avaient pas tardé à organiser une
expédition punitive, attaquant et terrorisant un camp de Roms.
Laissant collectivement libre cours à leurs émotions, sans prendre le
temps de vérifier l’information, de la recouper, de l’évaluer, sans
imaginer même qu’il pouvait s’agit d’une fausse nouvelle, dont les
motivations devraient être soupçonnées, sans se donner donc le
temps de la réflexion, ils avaient aussitôt décidé de réagir, de la
façon la plus immédiate (c’est-à-dire dépourvue de toute médiation)
qui leur semblait la plus légitime ; sans laisser non plus à la police et
à la justice le temps d’enquêter, comme si elles devaient être
d’emblée soupçonnées de ne pas savoir ou de ne pas vouloir le
faire.
Il est probable que ceux qui s’autorisèrent ainsi à recourir à une
violence illégitime n’attendaient que ce faux prétexte pour s’en
prendre à une communauté pour laquelle ils devaient éprouver
depuis longtemps un sentiment d’hostilité. La rumeur à laquelle ils
étaient si prompts à accorder leur crédit, leur propre xénophobie, la
méfiance, la suspicion, sinon la haine, dont les Roms font l’objet, un
peu partout en Europe, leur réputation de « voleurs de poules », tout
cela devait les avoir depuis longtemps prédisposés à l’entendre, à la
suivre et à la propager par le biais des réseaux sociaux. Preuve en
est la promptitude avec laquelle des parents se précipitèrent au
commissariat, avec leurs enfants, pour faire, en toute connaissance
de cause, un faux témoignage, visant à faire croire aux autorités que
ces derniers avaient fait l’objet effectivement d’une tentative
d’enlèvement, alors qu’il n’en était rien. Autant dire que leur instinct
de vengeance n’avait rien de spontané, qu’il s’inscrivait au contraire
dans l’histoire d’une représentation collective et perpétuait l’héritage
d’une caractérisation (celle des Roms comme un « peuple
criminel ») dont ses faux justiciers n’avaient pas la moindre idée.
Pas plus que n’avait dû les effleurer la conscience que leur
expédition punitive rappelait aussitôt celles qui ont pourchassé,
terrorisé, quand ce n’est pas exterminé, sous des « prétextes » aussi
fallacieux et meurtriers, d’autres communautés partout dans le
monde : tous ces pogromes, ces lynchages, pour ne rien dire des
génocides, qui se sont réclamés d’un même « sentiment de
justice », pour donner droit à une obscure soif de sang, pour s’en
prendre aux Juifs, aux Noirs, aux Arabes, aux homosexuels, etc., –
non seulement en Europe et aux États-Unis, mais en vérité partout
dans le monde, si l’on songe aux minorités musulmanes
persécutées de nos jours en Chine, en Birmanie et ailleurs.
Dans ce drame – car, pour ceux qui en sont les victimes, la
moindre attaque, dont ils font l’objet n’est jamais un fait divers (le fait
n’est divers que pour ceux qui n’en ont pas subi la violence) –,
quatre points méritent d’être retenus. Ils concernent successivement
le temps, le langage, le savoir et la violence elle-même. Le temps
tout d’abord. Ce que les nouvelles technologies de l’information ont
bouleversé, les réseaux sociaux, les messages qui se partagent, à
un rythme effréné, les réponses qui s’adressent, de façon quasi
instantanée, ce n’est pas seulement notre façon de communiquer,
mais, plus profondément encore, notre rapport au temps. Sauf à
avoir la sagesse d’éteindre notre téléphone portable ou de ne pas le
regarder, nous nous astreignons à échanger des messages, du
matin jusqu’au soir, à réagir à ceux que nous recevons, sans délai.
Nous n’acceptons plus que la réponse soit différée, que le temps soit
suspendu. C’est vrai de nos échanges quotidiens, des relations
professionnelles, amicales et même amoureuses, mais ça l’est tout
autant de tout ce qui relève aujourd’hui d’une réaction et d’une
mobilisation collectives, qui font suite à un événement, dont la
nouvelle, vérifiée ou non, toujours partielle, nous parvient par ce
biais. La vitesse de propagation d’une rumeur sur les réseaux
sociaux est à l’image de ce temps sans médiation : un temps brutal
qui, dans nos relations tant privées que publiques, est propice aux
malentendus. Tout s’accélère donc, à commencer par l’expression
de nos émotions et de nos passions, si vite qu’une fois le coup parti
il n’est plus possible de revenir en arrière.
De cette nouvelle temporalité découle un autre rapport au
langage. La rapidité de la réaction, bousculée, précipitée, la variété
des situations dans lesquelles elle s’insère, comme un interstice,
entre deux stations de métro, entre la poire et le fromage, au milieu
d’une conversation avec d’autres qu’elle ne concerne pas, ne nous
laisse plus le temps de choisir, avec discernement, les mots qui
nous permettront d’exprimer, de la façon la plus adéquate, ce que
nous voulons dire : les émotions, les sentiments et les pensées que
nous inspire un événement de quelque ordre qu’il soit. C’est alors
que l’expression de « coup » prend toute sa signification. À
répondre, à communiquer trop vite, sous le coup de ses émotions (la
colère, la peur ou le ressentiment), on ne mesure jamais
suffisamment l’effet de ses paroles. On le mesure d’autant moins
que cet effet se produit à distance, de telle sorte que nous manquent
irrémédiablement les signes de ce qu’elles produisent
instantanément : la stupeur, l’effroi, la tristesse, la rage. Qui n’a pas
fait l’expérience de ces messages envoyés trop vite, sans qu’on ait
suffisamment pesé ce qu’ils pouvaient avoir de blessant et sans
qu’on puisse, une fois le mal fait, les rattraper après coup ? Ce qui
est en question ici touche au lien originel, au nœud entre notre
expérience du langage et notre expérience de la violence. Moins les
mots que je jette sur les écrans de leurs destinataires sont pesés,
réfléchis, mesurés, dans tous les sens du terme, plus ils sont
potentiellement la source d’une violence aveugle. Si notre existence
est essentiellement relationnelle, si elle est faite donc de ces
relations qui, depuis la plus petite enfance, nous lient à d’autres, et
dont les traces, quel que soit leur destin, subsistent dans notre
mémoire, il faut reconnaître que ces relations qui passent par le
langage sont entrées dans une nouvelle dépendance et de nouvelles
formes d’attente : celles-là mêmes qu’ont créées et que modifient à
un rythme accéléré les nouvelles technologies et les nouveaux
supports de la communication. Le nœud de la temporalité, du
langage et de la violence n’est donc plus tout à fait le même. Et cela
pour au moins deux raisons. La première, on l’a vu, est
l’accélération. La seconde, qu’exemplifie la puissance des réseaux
sociaux, est l’étendue, incontrôlable et indéterminée, de cette
relation. Ce qui est désormais possible, c’est pour quiconque
d’entrer en communication simultanément avec des milliers
d’individus qu’il ne connaît pas. C’est, autrement dit, la
démultiplication redoutable des effets de sa parole. Revenons-en au
drame, que nous évoquions à l’instant : l’expédition punitive dont ont
fait l’objet les camps de Roms à Bobigny. On aimerait savoir d’où la
rumeur est partie, mais plus encore les mots qui ont été utilisés pour
lui donner l’ampleur qu’elle a connue et pour qu’il soit si difficile de
l’éteindre ; quels étaient au départ les termes mêmes dans lesquels
la fausse nouvelle a pris corps et ceux qui, par ricochet, ont
déclenché le passage à l’acte. On aimerait savoir de même si la
violence était calculée, si elle était intentionnelle, s’il y a eu
manipulation, ou si tout est arrivé non pas par hasard, mais sous
l’effet d’un enchaînement provoqué par le langage utilisé.
Le troisième point, c’est donc le savoir. Comment peut-on
aujourd’hui encore se laisser prendre au piège de rumeurs
meurtrières, quand tant de savoirs devraient éveiller notre vigilance,
à commencer par l’histoire, les sciences politiques, la philosophie, la
psychanalyse, la littérature et même le cinéma, qui n’est pas la
moindre forme d’expression susceptible de nous rappeler l’injustice
foncière de ces supposés « appels à un sentiment de justice » ?
Nous devrions nous rappeler, parce que tous ces savoirs nous
l’apprennent, que ces appels ne se traduisent pas autrement que par
une incitation à la violence, quand ce n’est pas par un appel au
meurtre, en d’autres termes qu’ils ne sont jamais synonymes de
justice. Ainsi suffisait-il de quelques connaissances historiques pour
situer la rumeur qui appelait à se venger des Roms dans la longue
série de celles qui, sans davantage de fondements ni de preuves,
mais pour d’aussi obscures raisons (le racisme et l’antisémitisme),
auront depuis toujours fonctionné exactement de la même façon,
vouant une communauté déterminée, accusée de tous les crimes (et
très souvent, car c’est une constante, d’infanticide), à la vindicte
populaire. Or situer la rumeur dans une telle série, évoquer à son
sujet le lynchage des Noirs orchestré par le Ku Klux Klan et les
suprémacistes blancs aux États-Unis, les ratonnades pendant la
guerre d’Algérie, les pogromes perpétrés par les Cosaques dans les
villages d’Ukraine et de Biélorussie, c’est déjà sans doute apprendre
à s’en méfier, mais c’est plus encore se donner les moyens de
repousser, de détester et finalement de combattre, avec la plus
grande fermeté et la plus grande intransigeance, la violence qu’elle a
pour objet de justifier, de légitimer, sinon d’encourager, comme la loi
du plus fort qu’elle entend imposer. Ensuite, il aurait suffi de
mobiliser également quelques connaissances en psychanalyse pour
se souvenir qu’au nombre des pulsions primitives que tout le travail
de la civilisation nous permet de refouler, il y a ce plaisir-désir de
meurtre, qui sommeille en chacun de nous comme un fond de
violence obscure ; et que, précisément parce que cette pulsion n’est
que refoulée, elle ne disparaît jamais, elle n’est pas éradiquée et elle
menace à tout moment d’être libérée, comme c’est le cas lorsqu’on
s’abandonne, dans une sorte d’ivresse partagée, au goût de
violence collective. Ce n’est pas rien de le savoir, s’il est vrai que
cela devrait nous apprendre à nous méfier de nous-mêmes, à
prendre du recul, chaque fois que ressurgit en nous, que rôde autour
de nous, la tentation d’une telle violence. Quant à la littérature et au
cinéma, ils nous montrent deux choses essentielles qui tiennent à la
complexité des histoires singulières, où la violence fait irruption. Du
côté des bourreaux, ils nous rappellent les mécanismes, les
héritages indus, l’éducation, la religion, le milieu social, qui préparent
et déclenchent son passage à l’acte. Du côté des victimes, ils
mettent en évidence que, chaque fois, ce sont des êtres singuliers
que la violence attaque, des vies singulières qu’elle brise. Ils nous
avertissent qu’il y aura toujours quelque supercherie à faire comme
si la violence pouvait être analysée exclusivement à partir de ses
causes, globalement, et non pensée d’abord et prioritairement selon
ses effets, c’est-à-dire ses conséquences les plus concrètes. Que
savaient-ils les membres de cette expédition punitive de ceux dont
ils sont venus incendier le campement, qu’ils ont outragés, meurtris
et menacés de mort ? Que connaissaient-ils de la dureté de leur vie,
de leur misère, de leurs errances ? Rien, parce que cela ne les
intéressait pas, parce qu’ils étaient aveuglés par leurs préjugés qui
commencent par enfermer systématiquement des êtres singuliers,
complexes, irremplaçables et toujours dignes de respect dans des
catégories particulières, dont le ressort est de permettre à ceux qui
les utilisent d’ignorer cette complexité. Ce n’est évidemment pas la
seule vocation de la littérature et du cinéma, mais on peut dire que,
chaque fois qu’ils s’attachent à des personnages, c’est exactement
l’inverse qui se produit. Lorsqu’ils affrontent la violence, la première
chose qu’ils donnent à voir est que celle-ci s’en prend toujours à des
êtres uniques, insubstituables, qui ont chacun leur richesse propre ;
et que cette richesse dépasse infiniment ce que nous pouvons en
connaître, quand nous les réduisons à une catégorie abstraite.
On se demandera sans doute ce que tout cela a à voir avec
l’esprit, et plus explicitement l’esprit critique, comme l’annonce
l’intitulé de ce chapitre. Nous y venons précisément. C’est, en effet,
par un autre rapport au temps, au langage et au savoir – et peut-être
aussi à la violence – qu’il faut tenter de le définir. L’esprit sans doute
n’est pas dépourvu lui aussi de ces formes d’instantanéité. Un mot
d’esprit est un mot qui fuse, qui part comme une flèche et dont
l’ironie peut très bien s’avérer cinglante et dévastatrice. Lui non plus
ne mesure pas toujours ses conséquences sur ceux qui en font les
frais, quand sa flèche est une pointe qui vise à ridiculiser celui vers
lequel elle est dirigée ou à tourner en dérision ses propos. Du
langage, il se fait alors une arme de destruction intime, dont les
effets connus sont la honte et l’humiliation, à plus forte raison quand
« avoir de l’esprit » consiste à mettre les rieurs de son côté, aux
dépens de ceux sur lesquels il s’exerce. Là encore, on ne dira
jamais assez combien les réseaux sociaux ont démultiplié la
puissance de la moquerie, de la raillerie, aux limites de l’outrage, qui
sont les formes les plus blessantes, et donc les plus négatives, de
cet esprit. Ce n’est donc en aucun cas dans ce sens que doit être
entendu l’adjectif « critique » dans la notion d’esprit critique, dont
nous allons chercher à cerner les contours. Et puisque, selon une
méthode philosophique éprouvée, nous commençons par des
déterminations négatives, disant donc tout ce que l’esprit critique
n’est pas, il nous faut poursuivre en soulignant qu’il ne saurait être
davantage confondu avec ce qu’on désigne sous le nom de
« mauvais esprit ». S’il est vrai que « faire preuve de mauvais
esprit » consiste à tout voir en négatif, ou encore à tout dénigrer,
dans un mécontentement principiel et permanent, à tout voir du
mauvais côté, il importe de souligner que ce n’est précisément en
aucun cas une posture de cet ordre que désigne la notion d’« esprit
critique ».
Et si tel est le cas, c’est que la notion de « critique » est, par
définition, contraire à une telle attitude. Si l’on a pu soutenir, à
l’instant, que faire preuve d’un mauvais esprit relevait d’une posture
– celle-ci fût-elle une souffrance, le signe d’un mal-être, sinon même
d’une difficulté à trouver sa place dans le monde –, c’est que le
« mauvais esprit » est habité par le principe d’une opposition
systématique. Tout le révulse, tout le révolte, rien ne le satisfait. Il
n’est pas rare alors qu’il soit animé d’une colère sourde contre les
autres, contre le monde entier, que rien ne peut apaiser. Du même
coup, les images, les discours qu’il perçoit sont moins considérés
pour eux-mêmes qu’ils ne sont des instruments au service de la
négativité, dont il a fait le sceau de son existence. C’est cette
systématicité et cette instrumentalisation négative des images et des
discours qui sont contraires à l’esprit critique. Car ce qu’il faut
entendre, dans la notion de critique, c’est d’abord le discernement.
Critiquer, c’est trier, séparer, délimiter des contours, tracer des
frontières, fussent-elles fragiles, sinon poreuses. Et cela suppose un
apprentissage : celui qui permet de distinguer le vrai du faux, le
vraisemblable à la fois de l’invraisemblable et du certain ou du
prouvé. C’est aussi, confronté à un discours, autant qu’à des
images, à plus forte raison quand elles poussent à la violence,
entraîner son intelligence à se poser les bonnes questions, pour être
sûr de ne pas être trompé ou manipulé.
Essayons d’entrer un peu plus dans les détails. Comment cet
esprit s’exerce-t-il ? Pour les images, il s’agit de s’interroger à la fois
sur leur provenance et sur leur facture. Demandons-nous donc (voilà
la critique !) qui les a produites, quels intérêts défend celui qui
organise leur diffusion, voire qui les a commandées, analysons les
objectifs qu’il poursuit. Et s’il est avéré, comme c’est toujours le cas,
que, loin d’être spontanées, ces images font l’objet d’un calcul,
interrogeons-nous sur ce qui est calculé ! Quant à leur facture, c’est
encore plus simple. Toute image suppose une double opération : un
cadrage et un montage. Cela signifie tout d’abord qu’une image
offerte au public est déterminée autant par ce qu’elle montre que par
ce qu’elle cache, ensuite que la façon dont elles s’enchaînent, leur
rythme, leur succession, leur répétition répondent à des enjeux
précis. Voilà le problème avec les images, elles organisent autant la
visibilité que l’invisibilité des phénomènes qu’elles sont censées
nous dévoiler. En d’autres termes, elles ne montrent que ce qu’elles
veulent bien montrer. Qu’il importe, d’un double point de vue, éthique
et politique, d’en prendre conscience, on le conçoit aisément.
Songeons aux images de guerre et à la façon dont elles constituent,
aujourd’hui plus que jamais, avec les nouvelles technologies,
l’instrument de propagande le plus puissant, participant de cette
« culture de l’ennemi » qui vise à rendre l’adversaire haïssable.
Faute de leur démontage (qui consiste à montrer précisément
comment elles sont montées et cadrées) – démontage qu’on
appellera donc critique, parce qu’il permet de faire le tri et, par là
même, de prendre de la distance –, on courra toujours le risque de
rester captif des stratégies que déploient leur fabrication et leur
diffusion pour s’emparer de nos émotions. Captif et donc passif.
Voilà le paradoxe. Nous croyons naïvement que court-circuiter le
temps de la réflexion et de l’analyse, c’est se montrer actif, mais
c’est tout l’inverse qu’il faut dire. Agir dans ces conditions, c’est faire
montre au contraire de la plus grande passivité devant les facteurs,
toujours douteux, qui déterminent notre action.
Quant aux discours, on en dira plus d’ici un moment. Soulignons
simplement pour commencer qu’ils appellent plusieurs opérations,
constitutives d’un « esprit critique ». Sans doute la question de leur
source demande-t-elle une vigilance et une acuité égales à celles
que nécessitent les images. Mais les discours exigent encore autre
chose : une interprétation qui obéisse à des règles précises,
susceptibles, en droit, d’être reconnues et partagées par tous.
Interpréter : voilà peut-être le concept décisif. Ce n’est pas rien, en
effet, qu’une interprétation. Car, pour qu’un tel geste soit nécessaire,
il faut d’abord reconnaître l’opacité constitutive de notre expression,
quelles que soient nos opinions et nos convictions : rien de moins
que ce défaut de transparence qui tient à la nature même du
langage. Pour peu qu’on s’intéresse aux langues, rien n’est
univoque. Et l’équivocité qui en résulte est à la fois une chance et
une menace. Qu’il n’y ait pas de discours qui soit absolument
transparent, à plus forte raison quand ses enjeux sont à ce point
politiques qu’ils engagent la vie des autres, est une chance, parce
que cela laisse du champ à d’infinis prolongements. Entendons par
là que rendre droit à la nécessité d’une interprétation revient à
reconnaître que la compréhension n’est pas immédiate mais
différée, le temps de l’étude et de la réflexion. Mais cela revient à
prendre acte également que le sens n’est pas arrêté une fois pour
toutes et surtout que personne n’en détient la clef de façon exclusive
et définitive.
C’est un point décisif si l’on veut comprendre en quoi l’esprit
critique constitue un recours contre la violence. Parmi les voies
multiples qui précipitent dans son engrenage, il faut compter, en
effet, la certitude de détenir une vérité indiscutable. Revenons au
drame dont nous sommes partis initialement. Et mesurons la
différence considérable entre deux attitudes. La première se
résumerait de la façon suivante : « J’ai lu, on m’a dit, que les Roms
étaient des voleurs d’enfants ; j’ai la certitude que c’est vrai ; ce
crime ne doit pas rester impuni. » La seconde, à l’inverse,
s’opposerait à toute précipitation de cet ordre, en s’interrogeant dans
ces termes : « Une rumeur circule selon laquelle des enfants
seraient menacés d’enlèvement par la communauté rom. Est-ce
vérifié ? Qui a intérêt à le faire croire ? N’est-ce pas une nouvelle
façon de stigmatiser une communauté qui l’est régulièrement, un
peu partout en Europe ? Ces mots-là qui excitent la haine ne sont-ils
pas depuis toujours pris dans une histoire qui devrait nous inciter à
quelque vigilance et à quelque recul ? Après tout, je n’ai aucune
certitude que tout cela ne relève pas, une fois de plus, d’une
manipulation de l’opinion. » Ce n’est pas un hasard si la seconde
formulation, qui est celle de l’esprit critique, est plus longue que la
première, celle de la certitude dogmatique ; elle prend plus de
temps, parce qu’elle pose des questions complexes qui réclament
distance et humilité.
Quelle distance ? Quelle humilité ? Avant toute chose, une
distance à l’égard de soi-même. Si faire preuve d’esprit critique
suppose qu’on reconnaisse la nécessité des médiations, celle des
savoirs, comme on l’a vu, mais aussi du dialogue avec d’autres, dont
la perception et l’interprétation diffèrent des miennes, le présupposé
en est nécessairement un aveu d’ignorance. Voilà donc ce qu’admet
un esprit réellement critique, de façon principielle : il ne sait pas tout,
il n’a pas la science infuse et il ne saurait se passer de l’éclairage
que d’autres que lui, autrement informés et instruits, peuvent lui
apporter, que cet éclairage lui vienne de leurs écrits, livres,
conférences, articles de journaux, ou de la parole vivante. On voit
par là le contresens qu’il importe avant tout d’éviter : rien n’est moins
« critique » que la certitude, orgueilleuse ou vaniteuse, de tout savoir
mieux que les autres et de tout pouvoir critiquer, sur un ton de grand
seigneur. Pas plus qu’on ne devrait se représenter l’esprit critique
comme un esprit chagrin, solitaire, replié sur lui-même. Ce qu’il faut
imaginer, au contraire, c’est que l’esprit n’assume pleinement cette
vocation critique, dont nous tâchons de cerner les contours, que
dans la mesure où il s’insère dans une communauté plurielle, à
laquelle il s’adresse et avec laquelle il interagit. C’est, disons-le
nettement, parce qu’il reconnaît dans la pluralité des pensées, des
opinions et donc des interprétations le premier des recours pour
combattre l’uniformisation des consciences sous le joug d’une
pensée unique qu’il constitue une force politique, dont nous verrons
d’ici un instant qu’elle est constitutive de la démocratie.
Ce faisant, l’esprit critique a deux ennemis : deux façons d’être et
de faire d’autant plus redoutables qu’elles sont toujours exclusives,
discriminantes et potentiellement meurtrières. Il n’est pas difficile
d’en deviner les noms, qui sont synonymes de menace et de péril :
le dogmatisme et le fanatisme. Ces deux attitudes, la critique n’a de
cesse de les combattre, sachant, d’une certitude pour une fois
absolue, qu’elles sont dans le monde une source inépuisable de
malheur et de misère. C’est un combat interminable. Le dogmatisme
et le fanatisme ont en commun d’instaurer le règne de la fausse
clarté et des fausses évidences. Il n’y a rien à interpréter, rien à
discuter dans ce qu’ils soutiennent. C’est pourquoi, partout où ils
s’imposent, sous le joug d’une autorité, que ce soit celle d’une secte,
d’une religion, d’un parti, d’une Église, ils fuient, fustigent et
pourchassent la critique, avec les moyens dont ils disposent :
l’anathème, la censure, la coercition. Ils y mettent toutes leurs
forces, ils y emploient tous les relais dont ils disposent dans la
société, parce que c’est tout l’inverse que propose et que met en
œuvre une pensée critique. Si paradoxal que cela puisse paraître,
ce n’est pas premièrement le choix de la clarté qui la caractérise,
mais le parti pris de la confusion. Prenant d’assaut la forteresse des
fausses clartés, le rempart des fausses évidences, l’esprit critique
sème la confusion. Voilà pourquoi il dérange les pouvoirs institués.
Pour s’exercer en toute liberté, il doit – c’est son devoir et sa
vocation – s’accepter préalablement et s’imposer comme un facteur
de désordre. Si tout était clair d’emblée, parce que les autorités en
auraient décidé ainsi, il va de soi, en effet, qu’aucune clarification ne
serait nécessaire. L’affaire serait depuis toujours entendue et nous
n’aurions plus qu’à acquiescer passivement aux vérités qu’on nous
impose, sans prendre la peine de les examiner et de les discuter. On
comprend mieux dès lors l’abîme qui sépare la critique du
dogmatisme et du fanatisme. Le désir de clarification qui désigne un
mouvement de la pensée, son devenir et peut-être même son
progrès, suppose d’abord qu’on prenne la mesure de ce qui reste
confus, quoi qu’on en dise et qu’on veuille nous faire croire. C’est la
part de son incrédulité, sans laquelle elle n’est rien, parce qu’elle est
le commencement même – voici le mot – de sa résistance à ce qui
menace toujours l’esprit, à savoir rien de plus et rien de moins que
son asservissement.
Un dernier mot pour conclure. Il concerne le lien entre « esprit
critique » et « démocratie ». L’un ne va pas sans l’autre. S’il est vrai
que la démocratie se distingue des autres régimes politiques en ceci
qu’elle fait de la protection de la diversité des opinions et des
croyances un principe intransigeant, elle implique que ces opinions
et ces croyances puissent être également passées au crible du
jugement et qu’aucune ne soit sacralisée, sanctuarisée, en d’autres
termes, mise à l’abri d’un examen critique. Pas plus que ne saurait
l’être l’action des gouvernements. Réciproquement, un esprit critique
ne saurait soutenir d’autre régime que « démocratique ». Toute autre
position (le soutien à une dictature, civile ou militaire à un régime
autoritaire, à une théocratie) reviendrait, pour l’esprit, à se
reconnaître ipso facto des limites qui ne tiendraient pas à sa propre
finitude, c’est-à-dire à l’esprit lui-même, faillible, jamais suffisamment
éclairé, mais à des forces extérieures qui les lui imposeraient
(l’Église, le parti unique, l’armée), décidant autoritairement ce qui
peut à la rigueur être critiqué et ce qui ne saurait l’être sous peine de
poursuites. Soutenir de tels régimes, comme il est arrivé
malheureusement, y compris à de grands esprits, savants penseurs,
poètes, de le faire, signifiera toujours pour l’esprit une servitude
volontaire, c’est-à-dire son automutilation.
CHAPITRE X

L’invention scolaire de la singularité

Voilà un titre qui ne va pas de soi. Il se pourrait même qu’il prête


à sourire, comme s’il présentait quelque incongruité. On ne saurait
dire, au demeurant, qui sourirait le plus, d’un air sceptique, des
enseignants ou des élèves, sans compter leurs parents qui n’y
trouveraient pas nécessairement leur compte. Ce qu’on attend des
professeurs, dira-t-on, c’est qu’ils transmettent leur savoir, tandis
qu’on exige des collégiens et des lycéens qu’ils acquièrent les
connaissances de « base » nécessaires à tout perfectionnement et à
tout approfondissement ultérieurs, qu’ils se plient, en d’autres
termes, aux règles et aux méthodes de la discipline, mais également
de toute vie en collectivité. On ne leur demande pas d’« inventer »,
mais d’assimiler, c’est-à-dire d’incorporer ce qui leur est transmis.
Quant à la singularité, pense-t-on, ils ont assez d’occasions, en
dehors de l’école, de la cultiver, dans leur façon de se vêtir et de se
distraire, dans leurs loisirs et leur vie privée, pour qu’elle soit un
objectif du système éducatif. Au contraire, il y a « école », quand
quelque chose de commun, un savoir, une règle, s’impose qui
transcende les différences. S’il est vrai que chaque enfant est
singulier, unique, de par sa naissance, en même temps qu’il hérite
avec elle, dès ses premiers pas dans la vie, d’une particularité
d’ordre culturel et familial, voire religieux, la vocation de l’école, dira-
t-on, fait abstraction de la singularité et de la particularité de chacun
pour donner à tous les enfants d’une même génération, et d’une
génération à l’autre, quelque chose de commun.

–I–
Ce n’est pas en vain qu’on évoque ici la naissance. Si l’on en
croit Hannah Arendt, c’est d’elle, en effet, de son événement, de
l’irruption dans le monde que chacune d’elles signifie, qu’il faut partir
dans toute réflexion qui tente de cerner les enjeux de l’éducation.
Arendt le rappelle dans les termes suivants : « L’essence de
l’éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent
1
dans le monde . » D’où vient le problème alors ? De ce que
précisément l’interprétation de la naissance ne va pas de soi. Sans
doute signifie-t-elle l’arrivée au monde de « nouveaux venus ». Il y a
« éducation », dira-t-on, l’éducation s’impose comme une tâche,
individuelle ou collective, parce que de nouveaux venus qui
engagent notre responsabilité viennent au monde. Mais jusqu’à quel
point cette nouveauté, la « nouveauté » de ces nouveaux venus, est-
elle effective ? Jusqu’où s’étend-elle et quelles en sont les limites ?
De quoi parle-t-on quand on dit que du nouveau vient au monde ?
De l’éducation, on souligne, par ailleurs, de façon récurrente, qu’elle
est en crise, au point d’en faire un lieu commun des discours qui la
concernent. Elle serait en crise parce qu’elle ne parviendrait plus à
assumer la responsabilité qui est la sienne face à ces nouveaux
venus. Mais, comme le précise Hannah Arendt, une crise ne se
montre jamais aussi catastrophique que lorsqu’on prétend y
répondre avec des idées toutes faites. Ce qu’on propose, en effet,
comme solution ne fait alors que l’aggraver. Lorsqu’on dit, par
conséquent, que l’éducation est en « crise », et que, jusqu’à présent,
aucune des solutions proposées ne s’est montrée en mesure de la
résoudre, il convient de se demander, à condition que ce constat ne
soit pas lui-même une idée toute faite, quel est le préjugé qui
l’entretient et qui l’aggrave. Or sur quoi pourrait-il porter sinon sur
l’idée même de nouveauté, telle qu’on la suppose distinguer les
nouveaux venus ?
Telle est, en tout cas, l’hypothèse que défend la philosophe.
Voilà, dit-elle, la raison première de la crise : tenir le nouveau pour
un « fait accompli » – supposer, autrement dit, que la « naissance »
suffit à produire de la nouveauté, ou encore qu’elle est, en elle-
même et par elle-même, une garantie suffisante de la singularité
irremplaçable et, à ce titre, insubstituable de celui qui vient au jour.
Un tel point de départ, un tel principe, a plus de conséquences qu’il y
paraît. Si la nouveauté ou la singularité sont données d’emblée,
l’éducation, en effet, n’aura pas à s’en soucier. Il ne lui appartiendra
pas d’en favoriser ou d’en encourager l’apparition ni l’émergence,
mais de la former, c’est-à-dire de la faire entrer dans un moule ou
dans une forme. Le but de l’école ne sera pas que la nouveauté
advienne ; il sera de la plier à une forme commune : une formation.
C’est la raison pour laquelle, en France du moins, l’école se donne
comme une « institution de programme ». Ainsi en va-t-il de l’école
primaire aux concours de recrutement dans l’Éducation nationale
(Capes et agrégation) : la formation qui est commune obéit à un
programme, elle est supposée en suivre les étapes et l’avoir rempli
au terme des différents cycles qui ponctuent la scolarité. D’une telle
articulation, on comprend la raison d’être. Elle se veut un facteur
d’égalité. Imposer aux enseignants un « programme commun », cela
revient à s’assurer que rien ne sera laissé à l’arbitraire des uns et
des autres ou du moins que les exigences et les objectifs seront
effectivement communs.

– II –
Il reste qu’un tel principe pose, malgré tout, deux problèmes
majeurs sur lesquels il convient de s’attarder. Le premier est celui de
la neutralité des programmes ou, plus exactement, de la confusion
de leurs objectifs. Une fois qu’on s’est entendu sur le principe d’une
formation commune, il reste, en effet, à se demander quelle est la
finalité de cette formation. Est-ce l’acquisition du savoir, le sens de la
citoyenneté, l’appartenance, la reconnaissance d’une identité
commune, telle ou telle forme d’allégeance à une culture donnée,
nationale, religieuse ou autre ? S’il est vrai que les programmes
scolaires sont la colonne vertébrale d’un apprentissage qui ne fait
pas de différences, ils sont aussi, en effet, le nerf de son
instrumentalisation possible. Pour le dire autrement, les programmes
seront toujours le biais par lequel l’État, qui les oriente et les
contrôle, pourrait être tenté de les faire servir à d’autres fins que
l’acquisition d’un savoir commun : une représentation particulière,
une interprétation de l’histoire et de la culture, telle idéologie. On dira
sans doute que tout programme ne suppose pas un endoctrinement
et qu’il faut faire des différences entre les systèmes éducatifs dans
lesquels celui-ci est la raison d’être de l’école, comme c’est le cas
dans tous les systèmes totalitaires, mais aussi dans les dictatures
militaires et les théocraties, et ceux qui prétendent s’en défendre.
Mais il arrive aussi, comme on sait, que les frontières se brouillent et
que la distinction qui devrait rester principielle entre éducation et
endoctrinement devienne indiscernable. Tel est l’enjeu politique des
programmes – et il n’est pas rare que les États subissent des
pressions d’ordres divers pour intervenir dans leur composition ou
que celle-ci se plie à tel et tel calcul électoraliste. Certaines
disciplines sont, à ce titre, plus exposées que d’autres. Pour ne citer
que celles qui ont déclenché ces dernières années des polémiques
qui vont toutes dans le même sens et nous disent toutes la même
chose sur le caractère incertain de cette limite, c’est notamment le
cas de l’histoire – et l’on se souvient des polémiques sur
l’enseignement de l’histoire de la colonisation et de ses bienfaits –,
de l’économie, mais aussi de la littérature et des sciences de la vie
et de la Terre, sans rien dire des langues vivantes.
Ce n’est pas tout. Une autre ambivalence caractérise encore les
programmes, leur idée, leur impératif et leurs objectifs, qui
contribuent, de façon plus aiguë encore, à rendre leur sens
problématique. Elle tient à leur relation à ce qui est perçu, fantasmé,
avoué ou caché comme une « culture dominante ». Chaque fois
qu’ils sont contestés, c’est ce rapport, en effet, qui leur revient en
boomerang, pour signifier que, loin de transcender les différences et
les inégalités, lesdits programmes, supposés « égalitaires », ne font
que les reproduire, sinon les accentuer et conforter les rapports de
domination que celles-ci impliquent. À supposer donc que
« l’essence de l’éducation » soit la natalité, il importe de se
demander quel est le sens de la culture, quand il est question de la
naissance. Qu’en est-il, en d’autres termes, de l’articulation entre
naissance, école et culture ? Comme on s’en doute, la question se
pose à plus d’un titre, mais elle prend aujourd’hui une résonance
particulière, dès lors qu’elle n’est pas séparable de la réalité des flux
migratoires, de la mobilité des populations et, plus précisément, de
la contradiction entre le caractère culturellement hétérogène des
sociétés et la « monogénéalogie » culturelle des programmes
scolaires qui leur sont imposés.
Pour le dire autrement, le risque de tout programme, c’est
d’introduire une distorsion entre l’idée ou la représentation de la
culture à laquelle il s’articule, à plus forte raison quand l’éducation
est dite « nationale » et quand elle est comprise comme le creuset
de l’identité de la nation en question, et le caractère constitutivement
hétérogène de la culture effective, plurielle et diverse, des publics
auxquels ce programme s’applique. C’est ce qu’aura rappelé
Jacques Derrida, en de multiples occasions et dans de nombreux
textes, à commencer par Le Monolinguisme de l’autre, qu’il convient
de relire dans cette perspective. Évoquant l’école de son enfance en
Algérie, il rappelle en effet que le système scolaire tout entier y
reposait sur un interdit : celui des langues arabe ou berbère. Cet
interdit devait prendre de multiples formes culturelles et sociales
pour les gens de sa génération, mais elle fut d’abord, précise-t-il,
« une chose scolaire, une chose qui vous arrive “à l’école”, mais à
peine une mesure ou une décision, plutôt un dispositif pédagogique.
L’interdit procédait d’un “système éducatif” comme on dit en France
2
depuis quelque temps, sans sourire et sans inquiétude ».
Ce dispositif, c’est celui qui consistait à faire de l’arabe, en
Algérie, une langue facultative, quasiment réservée aux fils de
colons venus de l’intérieur, qui étaient susceptibles d’en avoir besoin
pour « se faire entendre, c’est-à-dire, en vérité, obéir par leurs
ouvriers agricoles », comme Voltaire disait qu’il savait juste assez
d’allemand pour s’adresser à ses chevaux et à ses domestiques.
Pour les autres, l’arabe et le berbère devaient apparaître bien
davantage comme des langues marginales et il ne leur serait pas
venu à l’idée de l’étudier. Ainsi la tâche de l’école était-elle, par le
biais de la langue, d’imposer une culture comme la seule qui
compte, la seule qui vaille – celle qu’il faut se donner pour avoir la
maîtrise de son avenir. Et l’on sait, parce que Derrida le raconte
dans ces mêmes pages, que cette « culture » n’était pas même tant
celle des Français d’Algérie, plus hétérogène que ceux-là ne se
l’avouaient à eux-mêmes, que celle des Français de la métropole. Or
cette situation indissociablement linguistique, culturelle et scolaire ne
vaut pas seulement pour les colons d’Algérie. Conformément à la
méthode qui caractérise Le Monolinguisme de l’autre, Derrida fait
aussitôt une loi de ce qui se donne pour singulier et pour particulier
dans le récit autobiographique : une loi qui s’énonce dans les termes
suivants : « Toute culture est originairement coloniale. Ne comptons
pas seulement sur l’étymologie pour le rappeler. Toute culture
s’institue par l’imposition unilatérale de quelque “politique” de la
langue. La maîtrise, on le sait, commence par le pouvoir de nommer,
d’imposer et de légitimer les appellations. [Et Derrida précise :] On
sait ce qu’il en fut du français en France même, dans la France
révolutionnaire autant ou plus que dans la France monarchique.
Cette mise en demeure souveraine peut être ouverte, légale, armée
ou bien rusée, dissimulée sous les alibis de l’humanisme “universel”,
parfois de l’hospitalité la plus généreuse. Elle suit ou précède
3
toujours la culture comme son ombre . »
Cette « structure coloniale de toute culture », c’est ce que toute
réflexion sur les programmes scolaires et, plus généralement, sur
l’école ne devrait pas ignorer. Elle le devrait d’autant moins qu’en
réalité c’est moins, chaque fois, des « cultures » qu’il s’agit, telles
que celles-ci se constituent, plurielles et hétérogènes, dans leur
devenir propre, que de leur représentation, leur construction
idéologique et étatique. Comme l’école, et souvent de la même
façon qu’elle, la culture, reconduite à une identité nationale,
n’échappe pas à la vigilance des États – et il est rare qu’elle reste à
l’abri de leur contrôle. Or voilà ce qu’il convient de souligner, il s’agit
toujours d’une fiction ou d’un fantasme, souvent meurtrier et, en tout
cas toujours redoutable. Derrida le rappelle dans L’Autre Cap :
l’essence de la culture, de toute culture, est tout autre que sa
« monogénéalogie », à savoir sa reconduction à une origine, une et
identique à elle-même, à une identité donc, fût-elle nationale, ne le
laisse présupposer. Mieux, il y aura toujours quelque mystification à
faire comme si ce n’était pas là sa seule vérité, comme si ce qu’on
désigne sous le nom de « culture » n’existait pas au contraire et ne
se présentait pas toujours comme un processus
d’autodifférenciation, une différence avec soi ; comme si, autrement
dit, le propre d’une culture, ce n’était pas précisément de n’être
jamais « identique à elle-même » et donc de ne pouvoir s’identifier :
« Il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cette différence
4
avec soi », écrit le philosophe. Voici le défi qui s’impose aux
programmes scolaires : soit ils sont découplés de toute référence à
la culture, dans une sorte d’abstraction universelle qui transcende
toutes les appartenances et leurs éventuelles crispations
identitaires ; soit ils se reconnaissent une vocation quant à la
transmission de la culture, mais, alors, il leur faut prendre acte de la
complexité de ce qui se donne sous ce nom, sous peine d’entériner
et de reproduire la fiction d’un chez-soi, ou encore d’une culture à
soi, exclusive et discriminante.

– III –
Nous verrons d’ici un moment quelles conséquences il convient
de tirer de cette compréhension de la culture, quant à la nouveauté
et à la singularité, à leur production et à leur invention, qui sont le fil
conducteur de nos réflexions. Avant d’en venir là, il faut cependant
dire quelques mots, qui ne seront pas les derniers, du second
problème que pose la compréhension exclusive de l’école comme
« institution de programme ». Celui-ci tient au risque d’une autre
distorsion qu’on pourrait appeler la crise de la singularité. Pour peu
qu’on suppose, en effet, que la nouveauté est un état de fait, ou
encore que la singularité est acquise d’emblée, qu’elle est donnée à
la naissance et ne demande qu’à être formée, informée et formatée,
pour les besoins de la vie commune ou de la collectivité, on manque
nécessairement ce qui fait de son invention une crise récurrente.
Voilà pourquoi il est capital d’interroger le sens de la naissance, si
l’on veut parler d’éducation. Questionner la naissance, c’est voir que
la singularité, ou la nouveauté, comme on voudra l’appeler, y est
d’emblée problématique et d’emblée menacée. De quoi ? Eh bien,
précisément de ne jamais advenir, de ne jamais s’épanouir, de rester
embryonnaire, d’être tuée dans l’œuf, étouffée avant même d’exister.
À supposer que l’énigme de la naissance se retrouve dans le
tourment de la vie, il est probable que les doutes, les incertitudes et
même l’angoisse qui sont les nôtres quant à cet épanouissement,
c’est-à-dire la production effective de quelque chose de nouveau et
de réellement singulier, ne lui sont pas étrangers. Et l’on sait
combien les questions qui l’accompagnent sont vertigineuses : moi
qui suis venu au monde, qui suis-je ? qu’ai-je de singulier ?
comment faire pour que ma vie ne tombe pas hors de moi, qu’elle ne
m’échappe pas, comment éviter qu’elle ne m’appartienne plus ? ou
plutôt comment faire pour qu’un jour elle finisse tout de même par
m’appartenir ? et que je ne sois pas simplement celui qu’on a voulu
que je sois ? celui qu’on a formé, éduqué, préparé à cela ? à qui on
a inculqué tout ce qu’il fallait pour qu’il se coule dans le moule et
qu’au bout du compte il ne parvienne jamais à être lui-même ? Ces
questions, il n’est aucun âge de la vie qui soit assuré d’en être
indemne, mais elles ne sont sans doute jamais aussi troublantes,
jamais aussi douloureuses que durant cet âge de la vie qu’on
désigne sous le nom d’adolescence.
Pourquoi répète-t-on à l’envi que le collège est le maillon faible
du système éducatif, du moins en France ? Parce qu’au moment où
la singularité se cherche et doute de se trouver son invention est
bridée. Le paradoxe du collège, en effet, est que c’est précisément
au moment où cette invention est en crise et où elle s’oppose à tout
ce qui la contraint, à commencer par les modèles qui lui sont
imposés, que l’institution scolaire se veut la plus contraignante. Ou
encore, c’est au moment où les élèves savent moins que jamais qui
ils sont et pourquoi ils sont là que l’invention de leur propre
singularité est la plus étrangère aux fins du système. Voilà, en
d’autres termes, la difficulté : d’un côté, il y a cet âge de la vie qui vit
toute contrainte comme un obstacle à cette invention et qui aspire à
s’en libérer ; de l’autre, il y a l’institution qui ne saurait s’en
accommoder, parce que la singularité et la nouveauté sont un fait
acquis, et qu’elle, l’institution, a besoin de contraintes pour protéger
les règles et le principe d’une formation commune et collective. Ces
deux côtés sont-ils inconciliables ? Dans la suite de son essai,
Hannah Arendt formule en ces termes leur antinomie : « Du point de
vue des nouveaux, si nouvelles que puissent être les propositions du
monde adulte, elles sont nécessairement plus vieilles qu’ils ne sont
eux-mêmes. C’est bien le propre de la condition humaine que
chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà
ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde
nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants
5
leurs chances d’innover . »

– IV –
Comment concilier contrainte et singularité ? En un sens, il est
difficile d’imaginer un système scolaire sans contrainte. Et, en même
temps, il n’y a pas d’invention de la singularité qui tienne sans écart,
différence, déviance, et peut-être même sans la transgression de
ces mêmes contraintes. Pourtant, il est clair que faire de cette
« invention » un objectif, à défaut de résoudre les problèmes, offre
au moins une direction qui permet d’affronter les deux questions que
l’on présentait initialement. D’abord celle de la culture. Dès lors que
le terme de « singularité » se substitue à celui d’« identité », l’école
échappe à l’accusation d’être au service d’une culture dominante.
Cela ne signifie pas qu’elle doive renoncer à cette culture ni qu’il
faille ranger aux oubliettes de l’histoire les contenus qui la
caractérisent (par exemple l’étude de la tragédie classique, des
comédies de Molière, des romans de Victor Hugo ou des poèmes de
Baudelaire) ; cela implique que leur étude n’a pas pour objectif
l’assimilation d’un patrimoine constitutif d’une identité collective,
mais la libre disposition des outils nécessaires à cette invention. S’il
faut étudier la littérature, autrement dit, s’il faut apprendre à l’aimer
et si cet apprentissage est l’une des vocations de l’école, c’est parce
qu’elle seule permet de ne pas s’enliser dans l’indéfinie reproduction
et répétition des mêmes discours et qu’ainsi elle empêche de rester
captif d’une langue toute faite, voire de plus d’une langue, héritée ou
adoptée.
Aussi y va-t-il de ce que Derrida appelle, dans Le Monolinguisme
de l’autre déjà cité, l’invention d’un idiome. C’est là que
l’apprentissage des langues, l’exercice de la traduction, la lecture,
l’analyse et le commentaire des textes littéraires trouvent leur
justification. Ce livre, qui croise la question de l’école à plus d’un
titre, s’ouvre sur un étrange paradoxe : « Je n’ai qu’une langue et ce
n’est pas la mienne », ainsi que sur l’antinomie suivante : « 1. On ne
parle jamais qu’une seule langue – ou plutôt un seul idiome. 2. On
ne parle jamais une seule langue – ou plutôt il n’y a pas d’idiome
6
pur . » L’un et l’autre reviennent à dire que la langue n’est jamais
donnée, qu’elle n’est pas à disposition, qu’elle ne fait l’objet
d’aucune maîtrise et d’aucune possession ; et, plus encore, que
celles-ci ne sont pas même l’horizon de son exercice et de son
apprentissage. On ne lit pas pour devenir « maître et possesseur »
de sa langue ni pour en assimiler les subtilités, les règles et les
usages, comme on gérerait un patrimoine ; et pas davantage pour
s’approprier une culture. Du moins tout cela n’est-il pas l’essentiel.
Et il est vain d’imaginer que cela pourrait constituer un motif
suffisant. On lit, on apprend à lire, comme à entendre et à écouter,
avec l’espoir de se donner enfin une langue à soi, une langue
irréductiblement singulière, mais dont la singularité se nourrit de
toutes les autres : un idiome. On lit, on apprend et on cultive les
langues, parce que – voilà le paradoxe – cette langue singulière,
cette langue à soi, ne vient jamais de soi et, en même temps, elle ne
se réduit à aucune assimilation. Mieux encore, sa possibilité ne va
pas de soi. Il n’est pas dit, il n’est jamais acquis, au bout du compte,
que l’on ne sera pas voué à jamais à rester captif de la langue des
autres, en d’autres termes « colonisé » par elles, qu’on ne sera pas,
finalement, incapable de rien dire, de rien produire, de rien inventer
de nouveau (de vraiment nouveau) avec et dans la langue. De
même que, comme l’écrit Hannah Arendt, le nouveau n’est pas un
« fait accompli », l’idiome n’est pas donné, ou plutôt sa possibilité
n’est pas établie.
La tâche de l’école, c’est de le rendre possible, en donnant à
chacun, de façon singulière, les moyens de son invention. Il lui
revient – c’est sa vocation – de permettre que, pour chacun, du
nouveau donc puisse advenir avec et dans la langue. Voilà pourquoi
la fréquentation et même l’étude des textes, la maîtrise de la
rhétorique ne sauraient consister en l’assimilation d’une culture
identique ou identitaire. Elles ouvrent à des usages de la langue
singuliers, idiomatiques, tandis qu’une telle assimilation reste
aveuglément mimétique. Apprendre à lire et à écrire, comme on le
demande à l’école, ne signifie pas se couler dans un moule, en se
faisant violence à soi-même, mais, au contraire, se donner les
moyens d’échapper à ce qu’il y a, dans le langage, de plus violent :
parler à son insu la langue des autres, être soumis à leur pouvoir
sans même en avoir conscience. Plus d’une langue, en réalité : celle
des familles, des tribus ou des réseaux sociaux, celles de l’industrie
des produits culturels de grande consommation, de la télévision et
de ses slogans publicitaires, celle aussi de quelques sites Internet
fortement fréquentés devenus parole d’évangile. S’il est vrai que
quiconque parle traduit, que l’enfant, l’adolescent, l’élève qui parlent
traduisent leur expérience, comme ils peuvent, dans une langue qui
n’est pas vraiment la leur, qui ne l’est en tout cas jamais
suffisamment, le défi de l’école pourrait être, au bout du compte, de
répondre à la question que pose Derrida, à la fin du Monolinguisme
de l’autre et de s’engager dans la promesse qui s’en dégage :
« Comment peut-on dire et comment savoir, d’une certitude qui se
confond avec soi-même, que jamais on n’habitera la langue de
l’autre, l’autre langue, alors que c’est la seule langue que l’on parle,
et que l’on parle dans l’obstination monolingue, de façon
jalousement et sévèrement idiomatique, sans pourtant y être jamais
chez soi ? Et que la garde jalouse qu’on monte auprès de sa langue
[…] commande de multiplier les schibboleths comme autant de défis
aux traductions, autant d’impôts prélevés à la frontière des langues,
autant d’alliances assignées aux ambassadeurs de l’idiome, autant
7
d’inventions ordonnées aux traducteurs ? »
–V–
Reste la seconde question qu’on soulignait à l’instant : comment
donner droit à cette fragilité et à cette vulnérabilité de la singularité
qui est le propre de l’adolescence, quand elle peine à se trouver et
qu’elle ressent toute contrainte comme une façon d’en compromettre
l’invention, quand elle perçoit tout accompagnement des adultes
comme un empiétement et une intrusion dans son partage, les
réseaux sociaux, les amis, les copains, comment leur donner droit,
comment les reconnaître et trouver en même temps une place aux
contraintes scolaires dans cette invention ? Voilà toute la difficulté
qui est grandissante. Ce qui est menacé aujourd’hui, ce qu’il est de
plus en plus difficile de tenir, en effet, c’est la place de l’école dans
cette invention, dès lors qu’elle est contraignante. S’il est vrai qu’il
s’est toujours présenté des forces pour la lui contester,
économiques, sociales, politiques, religieuses ou idéologiques,
celles qui s’opposent à elle sont aujourd’hui d’une puissance
autrement redoutable. Sans doute, il fut un temps où l’on considérait
qu’il n’était pas nécessaire de passer par l’école pour inventer sa
singularité. La tâche de l’enseignement, compris comme instruction,
consistait essentiellement à donner à tous les enfants d’une même
génération des règles minimales et un savoir communs, susceptibles
de se transmettre de génération en génération, et elle était
beaucoup moins de leur permettre de trouver ou d’inventer ce qui
pourrait leur permettre d’exister dans la société comme des êtres
nouveaux et singuliers. L’environnement familial et social, l’Église
pour certains d’entre eux, un engagement politique et partisan pour
d’autres, étaient souvent des facteurs infiniment plus déterminants
de cette invention. Seule alors la figure d’un ou de plusieurs maîtres,
d’une autorité exceptionnelle, pouvait donner à la matière enseignée
ce supplément grâce auquel le savoir acquis prenait une autre
dimension, par exemple celui d’une vocation, comme l’est
l’enseignement de la philosophie. Il reste que, quoi qu’il en soit de
ces forces concurrentielles, leur médiation restait de même nature
que celle que l’on pouvait attendre de l’école : elle passait par la
parole et par l’écrit. Les médiateurs de l’invention, c’était encore des
mots et des discours, des voix et des livres, auxquels ceux et celles
qui en acceptaient la fonction médiatrice reconnaissaient une
certaine autorité. Les forces, autrement dit, étaient isomorphes.
Mais, aujourd’hui, les médiations concurrentielles sont d’une
autre nature et la logique à laquelle elles se plient d’un tout autre
ordre. Elles sont d’abord distractives et ludiques. Elles ont ensuite
pour support des écrans de plus en plus sophistiqués, dont les
fonctions ne cessent d’être perfectionnées et dont l’attractivité, à ce
titre, devient irrésistible. Elles font, en outre, l’objet d’enjeux
commerciaux considérables, tels qu’aucun argument éducatif,
aucune alerte, aucun avertissement, aucune critique n’est en
mesure d’en enrayer la domination. Et il est vrai que la mutation est
sans précédent, comme le rappelait Michel Serres, et qu’elle est la
source d’une distorsion croissante et désormais abyssale entre
l’école et ces voies nouvelles de l’invention de la singularité. Voilà ce
dont enseignants et parents font désormais l’expérience, tous
milieux confondus : leurs enfants « inventent » leur propre
singularité, par le biais de réseaux sociaux, mais aussi d’échanges
interactifs ludiques, dont les supports sont des écrans qui les
sollicitent en permanence. Ils grandissent, ils « s’inventent » sous la
pression envahissante de cette sollicitation qui ne laisse aucun
repos ni à eux ni à leur entourage, qui envahit les salles de cours,
occupe leurs nuits, interrompt et suspend les conversations, introduit
une distraction permanente dans un espace saturé de
communication.
Quel type de « singularité » en résulte ? Nul, en réalité, n’est en
mesure de le dire. Et il serait prématuré de soutenir qu’elle ne pourra
donner lieu à aucune forme d’individuation. Rien ne permet
d’affirmer, de façon péremptoire et autoritaire, qu’elle ne permettra
plus aux enfants et aux adolescents, exposés à ces pressions,
d’exister en tant qu’individus singuliers, insubstituables et
irremplaçables ni qu’elle interdira à terme toute forme d’individuation
psychique et collective, c’est-à-dire tout partage de la singularité.
Une chose est sûre cependant : cette sollicitation omniprésente,
cette saturation creusent l’écart avec l’école. Elles lui font courir le
risque de ne subsister, pour la majorité des élèves, que par les
contraintes qu’elle impose, que ceux-là accepteront (ou non) à des
titres divers, avec l’idée que la vie qui leur permet d’être eux-mêmes
se passe ailleurs, ou encore que le savoir appris à l’école, les
exercices demandés, les règles imposées, tout cela n’est pas la vie,
même s’il faut faire avec.

– VI –
Si l’on veut bien accepter, comme on le propose ici, de penser la
vocation de l’école comme invention de la singularité et non, par
exemple, comme creuset d’une identité collective ou encore
adaptation au marché de l’emploi, il convient de se demander ce qui
rend problématiques les conditions de cette invention dans le cadre
scolaire. Trois malentendus possibles demandent à être dissipés
préalablement. Le premier a trait à l’autonomie. Mettre l’accent sur
cette invention ne signifie pas, en effet, qu’il appartient aux enfants
et aux adolescents de décider ni ce qu’ils vont apprendre à l’école,
au collège et au lycée ni la façon dont ils doivent l’apprendre, à
savoir les méthodes et les règles de l’enseignement. Le deuxième
concerne l’autorité. Ce qu’on appelle ici l’invention scolaire de la
singularité n’exclut pas celle des enseignants. Elle appelle au
contraire sa médiation, à la condition de la repenser dans la
perspective de cette invention. Rien, autrement dit, ne serait plus
illusoire que de refuser l’autorité, au nom de la singularité. Reste
enfin un troisième malentendu : l’idée que l’invention pourrait se
passer de toute contrainte, quoi qu’elle revendique de leur
affranchissement. Rien n’est simple pour autant et, au prisme d’une
pensée de la singularité, comme finalité de l’éducation, ce sont aussi
ces trois questions : celles de l’autonomie, de l’autorité et de la
contrainte qui demandent de nouvelles analyses.
Dans son essai intitulé La Crise de l’éducation, Hannah Arendt
s’attarde sur chacun d’eux. Fustigeant les dérives du système
scolaire américain (non pas celles de l’université, mais celles de
l’école), elle pointe trois fausses « bonnes idées » qui seraient à
l’origine de ces dérives et qui concernent chacune de ces questions.
La première est le fait qu’il existe un monde des enfants (ou des
adolescents), dans lequel les adultes n’ont pas leur place, un monde
à part, autonome, avec ses règles propres, ses codes, un monde
(leur monde) qu’ils gouvernent eux-mêmes. Une telle perspective
consiste à laisser sinon le milieu scolaire en dehors de ce monde, du
moins l’enseignement, comme tel ; à créer et à entretenir ainsi une
scission entre ce monde et le savoir qui leur est transmis. Cette
scission, il est clair que les dispositifs que l’on décrivait un peu plus
haut constituent un élément susceptible de l’aggraver. S’il est vrai
que le monde des enfants et des adolescents est désormais
constitué des réseaux sociaux que leurs écrans entretiennent et qui
sollicitent incessamment leur attention, et s’il est vrai également qu’il
a son langage propre, la parole des enseignants y devient
marginale. Non seulement leur pouvoir, mais également leur autorité
tendent à s’effacer – car ils n’influent en rien sur la place que
l’individu est susceptible d’occuper dans ce monde interactif. À leur
pouvoir et à leur autorité se substitue la tyrannie du réseau, d’un
groupe en partie dématérialisé, mais toujours présent. De ce point
de vue, les analyses de Hannah Arendt, qui ne pouvait rien
connaître ni pressentir des téléphones portables, des SMS,
d’Internet ou encore de Facebook, ont quelque chose de quasi
prophétique : « C’est le groupe des enfants lui-même, écrit-elle, qui
détient l’autorité qui dit à chacun ce qu’il doit faire et ne pas faire ;
entre autres conséquences, cela crée une situation où l’adulte se
trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de
contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis
empêcher le pire d’arriver. C’est ainsi qu’entre enfants et adultes
sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait
que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble
simultanément […]. » Et elle conclut un peu plus loin : « Affranchi de
l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à
une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie
de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour
ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-
mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait
de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel
étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent
s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur
8
est fermé . »
La deuxième fausse « bonne idée » que fustige Hannah Arendt
dès le début des années 1960 – c’est-à-dire il y a plus d’un demi-
siècle – est celle qui s’est imposée depuis un peu partout et trouve
aujourd’hui un regain d’actualité : celle de faire passer la
« pédagogie » avant les contenus de l’enseignement, de privilégier
la forme, l’adaptation aux publics, au détriment du savoir, comme si
celui-ci était, dans le fond, secondaire au regard de la nécessité de
maintenir, en toutes circonstances, la possibilité d’un enseignement
quel qu’il soit. Cette idée s’accorde à la précédente, en ceci qu’elle
renonce à l’avance à faire d’un savoir déterminé, d’un savoir
transmissible, l’élément premier de l’invention de la singularité des
élèves. Il en résulte une inévitable dévalorisation des enseignants
eux-mêmes, interchangeables, susceptibles d’enseigner n’importe
quelle discipline, au gré des demandes et indépendamment de leurs
compétences effectives. On se moque, en quelque sorte, de ce que
les élèves vont apprendre, pourvu qu’ils respectent les règles
formelles de l’apprentissage. La réduction des heures de cours à un
acte de présence y est dès lors démultipliée : celui des enseignants
autant que celui des enseignés. Et c’est alors aussi que le pire
devient possible. S’il est vrai que l’éducation repose sur une relation
verticale, celle-ci, à terme, n’est plus assurée que par le seul pouvoir
de coercition que le professeur est susceptible d’exercer à l’encontre
de ses élèves et dont il doit leur apporter très tôt la preuve pour
préserver dans sa classe un semblant de discipline. Car, pour peu
que ce même professeur ne soit pas en mesure d’exercer un tel
pouvoir (qu’il n’ose pas sanctionner ou qu’il assume maladroitement
les possibilités qui lui sont offertes par l’institution : mots dans le
carnet, heures de colle, avertissements de conduite, avertissements
de travail, exclusions), comme c’est aujourd’hui si souvent le cas
dans les collèges et les lycées de toute zone, il n’y a plus rien pour
assurer son autorité. Si compétent, si savant soit-il, sa compétence
et son savoir ne lui serviront en rien, puisque ce n’est plus sur eux
que se fonde l’« autorité » que l’institution reconnaît à ses
enseignants. Là encore, les analyses de Hannah Arendt semblent
prémonitoires : « Cela ne veut pas seulement dire que les élèves
doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens, mais que
désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du
professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le
plus et qui est le plus compétent. Ainsi, le professeur non autoritaire
qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait
9
s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister . » Le
constat est terrible, car ce qu’il dénote alors, c’est l’enfermement du
système scolaire dans une conjugaison de vulnérabilités.
Vulnérables, les enseignants le sont, dès lors que leur autorité n’est
plus reconnue à sa juste valeur. Mais les élèves le sont aussi, dès
lors qu’ils ne trouvent plus dans la médiation d’une autorité
extérieure, reconnue pour son savoir et ses compétences, un
recours et un secours pour inventer leur propre singularité – c’est-à-
dire pour échapper à la spirale des comportements mimétiques
induits par la domination des écrans.
Reste enfin la troisième fausse « bonne idée », dont Hannah
Arendt tient l’échec pour responsable de la « crise de l’éducation ».
Elle mérite d’autant plus d’être soulignée que l’idée complexe
d’invention, dont on a fait l’un des fils conducteurs de ces réflexions,
pourrait prêter à confusion. Elle consiste à vouloir substituer le
« faire » à l’apprendre, à demander, en d’autres termes, que tout soit
interactif et, si possible, ludique, au détriment des modes
traditionnels de l’apprentissage. Ce que Hannah Arendt ne pouvait
évidemment pressentir, c’est la façon dont les nouvelles
technologies du savoir rendraient une telle idée particulièrement
séduisante, en lui donnant les atours d’une modernité technologique,
face à laquelle toute critique paraîtrait excessivement réactive. Mais
elle soupçonnait déjà, notamment dans l’attention portée au jeu et
dans la volonté de donner à l’enseignement un caractère ludique, le
parti pris d’orienter l’école vers l’apprentissage d’un « savoir faire »,
plutôt que l’étude d’un « savoir mort » – comme si seule cette
substitution pouvait donner une justification aux contraintes que
l’école exige. En d’autres termes, le désir de savoir, l’étude pour
l’étude, l’assimilation des connaissances ne constitueraient plus un
motif suffisant pour les rendre acceptables, si elles n’impliquaient
une part de jeu – cette fameuse interactivité qui serait la panacée de
l’ennui. Mais est-ce vraiment cela que signifie ce qu’on appelle ici
« invention de la singularité » ?
Il est permis d’en douter pour au moins deux raisons qui sont
connexes. La première est que, si le jeu appartient au monde de
l’enfance, la volonté de privilégier le caractère ludique de
l’enseignement consiste à maintenir les élèves dans ce monde. Or
l’invention n’existe comme telle que si elle implique un devenir, une
transition ou, pour le dire encore en d’autres termes, une
transformation. Si le jeu, par conséquent, est un élément constitutif
de cette invention, dans le temps propre à l’enfance, la vocation de
l’école ne saurait être de l’y maintenir ou de l’y enfermer, mais bien
davantage de lui donner d’autres moyens – à commencer par ceux
du savoir. Voilà toute la difficulté à laquelle elle est confrontée :
convaincre que l’on peut s’inventer en apprenant – ou, mieux
encore, que l’on ne s’invente jamais autant et, pour parler comme
Nietzsche (lisant Pindare), qu’on ne devient jamais autant celui
qu’on est (l’inventant et le découvrant à la fois) qu’en se donnant un
savoir.
À cela s’ajoute une seconde raison, à laquelle Hannah Arendt se
montre particulièrement attentive. Une fois encore, il y va de la
responsabilité qu’implique la naissance. S’il est vrai, comme l’écrira
plus tard Derrida, que la mort signifie chaque fois, de façon unique et
singulière, l’extinction du monde, il n’est pas vrai pour autant que
chaque naissance en soit la création. Elle est bien plutôt, nous dit
l’auteur de La Crise de la culture, l’introduction d’un nouvel être
humain (d’un être humain, dont la nouveauté est à la fois présente et
à venir) dans un monde qui lui préexiste. C’est pourquoi la
responsabilité des éducateurs, à commencer par les parents, n’est
pas seulement celle de ces nouveaux venus, mais tout autant celle
du monde. Ainsi n’y a-t-il éducation que dans la tension entre deux
exigences qui ne s’accordent pas nécessairement ni d’emblée l’une
à l’autre : d’une part la venue (ou l’advenue) du nouveau dans ce qui
est amené à lui donner sa singularité propre, d’autre part son accord
avec le monde. L’une et l’autre s’exposent mutuellement à des
risques opposés. Le risque de l’invention est qu’elle méconnaisse le
monde, celui de l’accord est qu’il étouffe la singularité. Hannah
Arendt le souligne avec une force exemplaire : « Avec la conception
de la naissance, les parents n’ont pas seulement donné vie à leurs
enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En
les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du
développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du
monde. Ces deux responsabilités ne coïncident aucunement et
peuvent même entrer en conflit. En un certain sens, cette
responsabilité du développement de l’enfant va contre le monde :
l’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour
éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde a besoin
aussi d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la
vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle
10
génération . »

– VII –
Ce rapport au monde, c’est ce qui fait de l’éducation une
question politique. Et c’est aussi ce qui la lie, ici et ailleurs, à la
question de la démocratie. L’une et l’autre ont en commun, au
demeurant, de se rapporter à ce qu’on hésitera à appeler l’« héritage
de Mai 68 ». D’abord, parce qu’il n’est pas rare, quand on invoque
cet héritage, que ce soit pour l’incriminer, par exemple en soulignant
les dérives du système éducatif, les droits excessifs qui seraient
donnés aux élèves et aux étudiants, le discrédit de l’autorité et du
savoir. Mai 68, entend-on dire, aurait traduit son idéal démocratique
dans la volonté d’abolir les hiérarchies, en remettant en question les
relations verticales qu’elles supportent. Ensuite, parce que parler
d’« héritage » reviendrait à nier que ce que Mai 68 a initié est encore
à l’œuvre, comme si la page en avait été tournée, une fois pour
toutes – ou, mieux encore, comme s’il n’y avait rien de plus urgent
que de revenir en arrière. Que la question de la démocratie implique
celle de l’éducation n’est pas à démontrer. D’abord parce que les
régimes par définition non démocratiques se caractérisent toujours,
entre autres traits distinctifs qu’il est nécessaire de maintenir comme
critères, par le système éducatif qu’ils mettent en place. Voilà qui
nous reconduit dans nos pas de départ. Le propre de ces systèmes
en effet tient à la nature des programmes qu’ils imposent, ainsi qu’à
leur fonction idéologique – au « service » de l’idéologie, serait-on
tenté de dire. Mais nous savons aussi que sur ce point la frontière
est poreuse et que les tentatives supposées « démocratiques » qui
sont faites pour la déplacer sont autant de menaces sur la vocation
non idéologique de l’éducation. Ainsi en va-t-il des interventions
étatiques sur le contenu des programmes d’histoire, d’économie, de
lettres ou de sciences de la vie, comme on l’a déjà souligné. Toute
récupération idéologique de l’éducation la conditionne. L’allégeance
aux contenus doctrinaux, aux valeurs et aux vérités qu’elle véhicule,
à défaut de ruser avec elles, devient alors, en effet, une condition de
la performance et de la « réussite » scolaires, sinon un critère de
sélection. Autant dire que cela devrait dessiner quelques fils rouges
que les gouvernements dits démocratiques devraient s’interdire de
franchir, quelques garde-fous qui devraient les protéger de la
tentation d’instrumentaliser l’école.
Mais l’avenir de la démocratie se lie à la question de l’éducation
par un autre biais encore qui est précisément ce qu’on a appelé ici
l’« invention de la singularité ». Et ce pour au moins deux raisons.
D’abord parce que cette invention, comme on a pu le montrer
ailleurs, est toujours ce que les régimes non démocratiques ont pour
stratégie de détruire. Comme de tels régimes donnent, dans tous les
domaines, tout le sens requis par toute action qui en demande,
comme la vie y est prétendument et d’emblée « saturée » de sens, il
n’y a censément rien à inventer de cet ordre. La culture de la peur et
celle de la terreur n’ont d’autre fonction que d’en persuader tous
ceux qui espéreraient encore pouvoir croire le contraire. Ensuite, la
question éducative appartient à l’essence de la démocratie parce
que celle-ci n’a pas de sens si elle ne donne pas lieu à une autre
pensée du possible, ou plus exactement si elle ne fait pas de
l’exigence de donner un lieu à la variabilité du possible son fil
conducteur. Or cette variabilité, rien ne la soutient davantage que
l’invention de la singularité. Telle pourrait être, en dernier ressort, sa
double finalité, éthique et politique.
CHAPITRE XI

Du consentement à la misère

–I–
On aurait aimé pouvoir se dire que, des États-Unis au Brésil, en
passant par la Hongrie, la Pologne, l’Italie et tant d’autres pays, les
élections qui ont conduit au pouvoir des leaders charismatiques
populistes, réactionnaires, sexistes et xénophobes n’étaient qu’un
accident de l’histoire, un accès de mauvaise humeur ou une
poussée de fièvre. On voudrait croire qu’il s’agissait là d’un moment
d’égarement de peuples en colère, déçus de la politique, que les
premiers pas de ces dirigeants, leurs premières mesures
attentatoires aux principes et aux valeurs de la démocratie, à
commencer par la séparation des pouvoirs, ramèneraient vite à « la
raison ». On imaginait que, sur ces valeurs et ces principes,
constitutifs d’un héritage qu’on pensait être partagé, il existait malgré
tout, plus fort que les passions négatives, un consensus qui, à
défaut de s’imposer, était suffisant pour reconstituer un barrage
symbolique contre leur remise en question, sinon leur destruction.
Celui-là, certes, avait cédé une fois, mais il restait, pensait-on,
profondément ancré dans l’esprit et la culture démocratique
d’hommes et de femmes qui n’étaient pas prêts à y renoncer
durablement. C’était prendre ses désirs pour la réalité. Aux quatre
coins de l’Europe, comme aux États-Unis, l’engouement d’une large
frange de l’électorat pour la rhétorique populiste de ces leaders
véhéments et souvent caricaturaux – ceux-là mêmes dont les
gestes, le langage, la violence heurtent prioritairement les élites
intellectuelles, cultivées, confortablement installées dans les
certitudes d’une vie protégée – semble se confirmer, à chaque
nouveau scrutin.
Il s’en est fallu de peu que les dernières élections présidentielles
américaines, au mois de novembre 2020, n’en apportent une preuve
supplémentaire. Depuis des mois, on prévoyait une victoire
écrasante du candidat démocrate, que ces mêmes élites attendaient
comme un retour à la normale. Il n’en fut rien. Non seulement la
victoire fut laborieuse, mais plus encore ses conditions mêmes, les
soupçons infondés de fraude, la contestation sans fondement du
résultat initiée et relayée par la bouche haineuse du président
déchu, confirmèrent l’ampleur et le pouvoir de la défiance d’une
partie des électeurs, que celle-ci s’exerce à l’encontre des
institutions, de l’administration des États ou des médias. L’image
même du processus démocratique en est sortie fragilisée, dès lors
que la volonté impérieuse que « chaque voix soit comptée », parce
que « le choix de chaque individu importe, à part égale », ne faisait
plus consensus. Refuser un tel décompte, pour tenter en vain
d’assurer faussement la victoire du président sortant, au nom de la
démocratie, ce n’était pas seulement tourner le dos à cette forme de
décence politique qui tient à l’acceptation de l’alternance, c’était faire
d’une invocation partisane et perverse des règles démocratiques, au
nom de la Constitution, indûment convoquée, le ressort de leur
destruction. Il était prévisible alors que, une fois compromise, la
confiance minimale que le processus et les instances chargées de le
faire respecter appellent, pour qu’une transition pacifique soit
assurée, cède le pas à des manifestations de violence incontrôlées.
Ce n’était pas rien, cette défiance. Elle confirmait un fossé.
Brusquement, elle nous rappelait combien la supposée « raison
démocratique » est fragile quand elle se heurte au prétendu
« emportement de passions négatives » qui divisent la société, en
même temps qu’elles l’éloignent des principes censés assurer son
unité et sa cohésion. Elle attestait la réalité d’un pays d’autant plus
fracturé que, au fil du temps, les deux camps avaient fini par ne plus
parler la même langue. Irréconciliables, ils l’étaient devenus,
semblait-il, parce que, entre les uns et les autres, les mots en étaient
venus à perdre leur sens commun et que, du coup, il n’était plus
possible de s’entendre sur rien. Parler de liberté, d’égalité, de
démocratie n’avait plus – à supposer que cela l’ait jamais eu – la
même signification. Il devenait possible de se servir de ces mots
sacralisés par l’histoire pour justifier, cautionner ce qui aurait dû
apparaître comme le plus contraire à leur héritage : discriminations,
inégalités, injustices. Cela n’avait rien de surprenant. Il en fut sans
doute toujours ainsi. La langue est une arme dont peu de
gouvernements et de leaders politiques ont la sagesse de se servir,
sans y semer le trouble et la confusion, sinon le chaos, pour capter
l’attention des électeurs, en discréditant leurs adversaires. Avec le
« populisme », toutefois, un palier est franchi. Il tient au parti pris
délibéré d’une langue triviale, sinon vulgaire, qui ne recule devant
aucune provocation, faisant le choix de se couper des règles les plus
élémentaires de la bienséance démocratique. Les mots les plus
« sacrés » de la langue, porteurs de valeurs, dont on attendrait
qu’elles soient communément partagées, s’y retrouvent noyés,
galvaudés, détournés de leur sens, pris dans le filet de passions,
dont l’instrumentalisation par une partie de l’élite elle-même
(songeons au jeu obscur, sinon indigne des Républicains, de l’autre
côté de l’Atlantique) n’a pas d’autre but que de leur faire servir les
causes les plus douteuses, y compris quand elles s’avèrent
contraires aux intérêts de ceux-là mêmes qu’elle trompe, les vaincus
de l’histoire, en leur faisant prendre ces mêmes causes pour leur
salut.
Il ne fait aucun doute que la haine, le ressentiment, l’envie, la
vengeance sont à l’œuvre dans la rhétorique populiste. N’est-ce pas
cependant se bercer d’illusions que de penser le fossé dans ces
termes : la « raison démocratique » versus l’« emportement des
passions » ? N’est-ce pas une fois de plus faire preuve de mauvaise
foi et d’aveuglement, en minimisant, comme les élites sont toujours
enclines à le faire, la vox populi, si c’est bien de cela qu’il s’agit,
quand elle dérange leurs cadres de pensée et leurs codes
langagiers ? Sans doute la vérité de ces « scènes politiques » qui se
reproduisent, aux quatre coins du globe, est-elle que ces passions
négatives, qui peuvent avoir leur légitimité propre, s’y montrent
imperméables à trois ordres de considération. Elles le sont tout
d’abord aux rappels de l’histoire qui voudraient les mettre en garde,
exemples à l’appui, contre les effets désastreux de tout renoncement
aux droits et aux libertés fondamentales ; elles le sont encore au
refus qu’on voudrait intransigeant de toute instrumentalisation
politique des différences, de quelque ordre qu’elles soient, et de
leurs phobies (homophobie, xénophobie, islamophobie, etc.), en tant
qu’elles construisent des « cibles de substitution » ; elles le sont
enfin à l’énoncé des principes avec lesquels on ne devrait jamais
accepter de transiger, comme la séparation des pouvoirs, l’égalité
des droits, le droit d’asile, les libertés académiques, etc.
Pour autant, on doit se garder de mésinterpréter cette
imperméabilité, qu’il y a deux façons de comprendre. La première
consiste à la mettre sur le compte de l’ignorance et du poids des
affects. Elle revient à penser que leur attachement aux libertés et
aux droits fondamentaux n’est plus suffisant pour protéger de leur
égarement les choix politiques des électeurs que séduit la radicalité,
sinon l’extrémisme, voire le fanatisme, du discours populiste et pour
les protéger de souscrire au pire, qui reste toujours possible. Elle
argue, non sans arrogance, que, dès lors qu’ils sont rivés aux écrans
qui captent leur attention et leurs émotions, le mimétisme intéressé
et partisan de leurs « passions », dont ils se font les spectateurs
séduits, l’emporte sur toute autre considération. Ce qui leur importe,
suppose-t-on, n’est pas la vérité et la justesse des analyses que leur
proposent les leaders politiques qui réclament leurs suffrages ni leur
fidélité aux principes et aux valeurs de la démocratie, mais l’habileté
avec laquelle ils se déclarent à l’unisson et à l’écoute de leurs
affects, les persuadant qu’ils ressentent, qu’ils vivent et qu’ils
pensent les choses comme eux, allant au-devant de leurs désirs. À
cette façon de se représenter la vox populi, on a donné jadis le nom
1
de « démophobie », qui consiste dans la production d’une image
péjorative du peuple, comme raison de le gouverner sans l’écouter,
et en le consultant a minima. Deux traits la distinguent. D’une part,
elle institue et systématise le discrédit de toute parole susceptible
d’exprimer une défiance, un mécontentement, sinon même une
critique qui sort des cadres institutionnels, déniant à la rue tout
pouvoir, au nom même de la légitimité du suffrage démocratique.
D’autre part, elle reproduit et entérine une hiérarchie des paroles et
des opinions qu’elle distribue entre celles qui sont informées,
éduquées, compétentes et celles qui sont affectées, captives,
manipulées, sinon idiosyncrasiques, instinctives, voire pulsionnelles.
Voilà pourquoi la seconde façon de comprendre l’imperméabilité
proteste contre la première, aussi bien platonicienne que
nietzschéenne. Elle la retourne, en la changeant de sujet et d’objet.
Ce n’est plus l’électorat, séduit par les sirènes du populisme, qui est
imperméable aux voix d’une « raison politique » qui devrait l’inciter à
s’en défier ; mais cette même « raison », incarnée par ceux et celles
qui prétendent se reconnaître dans ses valeurs et ses principes,
ceux et celles qui maîtrisent et parlent sa langue, qui se serait
montrée, depuis des décennies, imperméable. À quoi ? Toute la
question est là. La thèse qu’on soutiendra, dans les réflexions qui
suivent, en se mettant un temps dans les pas de Bourdieu, est que,
s’il faut parler d’imperméabilité, comme on parlerait
d’imperturbabilité, celle-ci concerne les « conditions d’inexistence »,
dans lesquelles vit, sans que personne le remarque ni s’en alarme,
une partie considérable de la population : toute « la misère du
2
monde », pour reprendre le titre d’un livre, publié en 1993, qui
aurait dû davantage nous alarmer, tant qu’il était encore temps. Elle
désigne tous ceux et toutes celles qui, peinant à joindre les deux
bouts, se perçoivent eux-mêmes comme des vaincus de l’histoire,
avec le sentiment permanent que leurs souffrances sont ignorées et
leurs revendications, jamais entendues. Ils sont persuadés que tout
contribue à les rendre inaudibles, invisibles, les condamnant à être
sacrifiés sur des autels qu’ils n’ont pas choisis. Dès lors, la « raison
politique », à laquelle on leur demande de souscrire, en se taisant,
en laissant les autres décider à leur place, avec patience et
confiance, en attendant des jours meilleurs, ne leur parlerait plus,
parce qu’elle les aurait ignorés. De leurs souffrances, elle aurait fait,
pour parler comme Foucault, non seulement « un reste muet de la
politique », mais, plus violemment encore, le point aveugle de ses
analyses et de ses calculs, un dommage collatéral du
développement économique, à l’heure de la mondialisation, une
fatalité de l’histoire. Cette langue-là ne leur parlerait plus, parce
qu’elle serait restée, depuis trop longtemps, imperméable à leurs
attentes.

– II –
Il y va donc, dans ses réflexions, de « la misère » et de son
ignorance, de ce qu’on n’a pas su ni voulu voir, d’une fracture, sinon
d’une coupure, dont on aura trop longtemps supposé qu’elle était
accessoire et sans conséquences. Confrontées au succès du
populisme, aux violences, verbales et physiques qu’il s’autorise, au
racisme, au sexisme, au chauvinisme, à la xénophobie, à
l’ultranationalisme, une grande partie de ses élites intellectuelles – à
l’exception notable de celles qui nourrissent cette véhémence, à
longueur de déclarations ambiguës et de tribunes incendiaires –,
ceux donc qui pour une grande part se retrouvent dans ce que
Bourdieu appelait les « héritiers », ne comprennent pas ce qui leur
arrive, du haut de leur éducation, de leur savoir et de leur culture.
Héritiers de cette culture, fût-ce à leur insu, des codes qu’elle a
adoptés et des langues qu’elle parle, comme des leçons qu’elle
donne, ils ne peuvent qu’éprouver l’impuissance de cet héritage à
enrayer la montée inexorable d’un engouement, fait de fausses
promesses et de mauvaises solutions, dont ils savent et répètent,
sans pouvoir être entendus, qu’elles n’ont jamais apporté dans la
société des hommes qu’un surcroît de malheur et de misère. Sont-ils
davantage inaudibles qu’ils ne l’étaient par le passé ? À supposer
qu’elle l’ait jamais été, il faut admettre que l’autorité qui s’attache à
leurs études et à leur savoir n’est plus reconnue, sinon de façon très
partielle par ceux et celles qui les sollicitent, au titre d’une expertise
complice, qui est partie prenante de la coupure qui les sépare d’une
grande partie de la population. Est-ce le « peuple » qui s’est
détourné d’elles ? Ou faut-il dire, à l’inverse, que leur revient
aujourd’hui, comme une vérité de leur condition, oubliée, refoulée,
leur propre détournement du malheur des hommes ?
Telle est la question qui nous reconduit, aujourd’hui plus que
jamais, dans les pas de Bourdieu. Et si, péchant par ce que le
sociologue appelait « un excès de confiance dans les pouvoirs du
3
discours », c’était faute d’avoir pris à temps la mesure de leur
imperméabilité, comme il les y invitait dans ses Méditations
pascaliennes, que ces mêmes élites se retrouvent brutalement
exposées à un doute accru quant à la capacité de leur travail à
infléchir, un tant soit peu, le cours du monde ! Est-ce pour cette
raison qu’elles se montrent, une fois encore, impuissantes à prévenir
le pire, partout où il s’annonce, à commencer par la prolifération des
régimes autoritaires, avec toutes leurs incidences sur la gestion des
catastrophes migratoires, sanitaires, sociales, environnementales et
climatiques ? Parce que rien ne semble pouvoir être enrayé et que
leurs discours se heurtent à la vanité de leurs effets, c’est peu dire
qu’il en résulte cette forme de mélancolie de l’histoire qui
accompagne généralement la désillusion des pouvoirs de l’esprit. On
aurait tort de la réduire à un orgueil blessé. Ce serait oublier le
nihilisme qui la guette, dont le consentement au pire se laisse
aisément formuler : à quoi bon ! On n’y peut rien ! Tout ce qu’on
pourra dire et faire pour analyser, critiquer, avertir du mal qui se
prépare et tenter de le prévenir ne changera pas le cours de
l’histoire et reste de peu de poids pour contrer le pouvoir de
séduction des outrances verbales et des mesures extrêmes, de
l’aventurisme meurtrier (en réalité très organisé) d’un leader
charismatique et de ses servants qui n’en ont que faire.
S’abandonner à cette mélancolie, selon laquelle le destin des
élites intellectuelles serait de voir arriver les catastrophes,
inexorablement, sans avoir la moindre chance de les éviter, revient
pourtant à manquer la question qui ne tient pas tant aux limites de la
pensée et de ses pouvoirs qu’aux conditions de son exercice. Si l’on
veut bien se souvenir de ce qu’on désignait à l’instant sous le nom
de démophobie, et du renversement de l’imperméabilité qu’il
s’agissait de penser, cela revient à dire que l’analyse des
populismes ne doit pas se concentrer exclusivement sur la
perméabilité des cœurs et des esprits aux thèses extrêmes que
véhicule leur idéologie, mais sur l’imperméabilité des élites au
sentiment d’abandon, à la détresse, au désarroi et, pour tout dire, à
la misère de ceux et de celles dont elles se sont coupées, qu’elles
ne voient pas, qu’elles n’entendent pas, sinon de loin, sans y prêter
davantage attention, avant de détourner le regard et de passer à
autre chose. Il s’agit de s’interroger sur la complicité qui en résulte, à
laquelle on donnera le nom de « consentement à la misère »,
4
comme on a pu parler ailleurs de « consentement meurtrier ». C’est
alors que la critique de la raison scolastique que déploient les
Méditations pascaliennes se révèle décisive. Raillant la prétention de
certains intellectuels à vivre les révolutions dans l’ordre des mots
comme des « révolutions radicales dans l’ordre des choses 5 »,
Bourdieu les invite à une plus grande attention au cours du monde et
à davantage d’humilité : « Les pouvoirs intellectuels, écrit-il, ne sont
jamais aussi efficients que lorsqu’ils s’exercent dans le sens des
tendances immanentes de l’ordre social, redoublant alors de
manière indiscutable, par l’omission ou la compromission, les effets
6
des forces du monde, qui s’expriment aussi à travers eux . »

– III –
Arrêtons-nous donc sur la coupure qui sépare les élites policées,
cultivées, éduquées dans des grandes écoles et des universités
prestigieuses, de cette frange de la population, démunie, vulnérable
et désillusionnée, qui, à tout le moins, ne leur fait plus le crédit de la
raison et de la vérité, parce qu’elle n’en attend rien de bon ! Prenons
au sérieux le constat qu’il est aisé de faire, en Europe, au Brésil, aux
États-Unis et un peu partout dans le monde, que les nouvelles
technologies du savoir et de l’information ont depuis longtemps
détrôné toutes les formes d’autorité qui s’étaient arrogé le pouvoir
d’instruire et d’éclairer… en invitant les vaincus de l’histoire à
prendre patience ! Comprendre cette coupure – voilà la leçon de
Bourdieu – suppose qu’on reparte de notre implication dans le
monde, en tant qu’elle détermine implicitement les limites de ce que
nous nous donnons la peine de voir et d’entendre, ce partage en
nous du visible et de l’invisible, de l’audible et de l’inaudible, selon
lequel se décide l’étendue, c’est-à-dire la partialité, de ce qui nous
indigne, nous révolte et nous fait agir, parce que nous sommes
décidés à le refuser. Songeant aux manquements, à la faillite, à
l’injustice même de cette partialité, nous ne pouvons plus faire
comme si nous n’étions pas tributaires d’une histoire collective qui a
produit les catégories de pensée avec lesquelles nous
appréhendons le monde et, plus directement, la société, dans sa
diversité fracturée, en même temps que d’une histoire individuelle,
celle de chacun de nous, qui a créé les conditions, familiales,
sociales et scolaires, selon lesquelles nous nous sommes approprié
ces mêmes catégories, tandis que d’autres étaient d’emblée privés
de toute appropriation possible de cet ordre.
Le sens et la valeur que nous accordons aux mots de la langue,
dans lesquels se construisent notre perception et notre
appréhension du monde, sont eux-mêmes tributaires de cette double
histoire. Contre l’illusion d’une transparence de la conscience à elle-
même, il nous faut admettre, par conséquent, que cette
appréhension est plus opaque que nous ne sommes prêts à le
reconnaître, et que, partielle et partiale, elle est du même coup
problématique. Cette partialité, sur laquelle nous insistons, est la
rançon de l’implicite que relève Bourdieu. « C’est parce que nous
sommes impliqués dans le monde, écrit-il, qu’il y a de l’implicite dans
7
ce que nous disons et pensons à son propos . » De quoi s’agit-il ?
Qu’est-ce qui est « implicite » ? La thèse qu’on soutiendra ici est que
l’implicite détermine, en même temps qu’il le masque, tout ce que
notre perception et notre condamnation de la violence dans le
monde – ce qui veut dire aussi bien à notre porte, dans les couloirs
du métro, les faubourgs des banlieues, les cités-dortoirs, les
campagnes déshéritées – peuvent avoir de partisan, et par
conséquent de tronqué, d’oublieux et d’ignorant. L’implicite de notre
condition et de notre histoire offre ainsi une clef pour saisir la nature
et l’origine sans doute, mais aussi la configuration et l’étendue des
8
« consentements à la misère » qui nous définissent et, parmi eux,
de celui plus spécifique qui non seulement ne se préoccupe guère
du malheur des habitants de contrées lointaines, mais qui n’a pas
davantage de regard, qui n’éprouve guère de compassion pour celui
qu’il a sous les yeux.
On ne reviendra pas, dans les réflexions qui suivent, sur les
présupposés de l’entrée dans un univers scolastique que Bourdieu
aura longuement analysés, sauf pour rappeler qu’ils restent,
aujourd’hui encore, le dénominateur commun de tout accès à un
poste de pouvoir dans les entreprises et les administrations, tout
comme dans l’enseignement supérieur. On ne décrira pas, après lui,
la façon dont ils sont constitutifs de l’habitus que partagent ceux et
celles qui, dans quelque cercle qu’ils ou elles exercent leur
responsabilité, disposent de ce même héritage, dont l’incorporation
graduelle, progressive, inaperçue, aura fini par s’apparenter chez
eux à une seconde nature. Ce sur quoi, par contre, on insistera est
la façon dont la « disposition scolastique » qui en résulte, les
conditions d’existence qui la définissent, l’appropriation des codes
9
qui la garantit se traduisent par un « retrait hors du monde ». Ce
n’est pas tant, comme le souligne le sociologue, qu’elle mette à l’abri
des difficultés matérielles, des souffrances et de cette incertitude du
lendemain qui caractérisent ordinairement le reste de la société. Les
réflexions de Bourdieu ont un quart de siècle – et il n’est pas sûr
qu’une nouvelle analyse des conditions d’existence et de la
supposée « sécurité » de ceux qui s’engagent dans la voie
scolastique ne devrait pas nous inciter au contraire à mesurer la
façon dont elles se sont au fil des années considérablement
dégradées. La situation notamment de ceux et de celles qui aspirent
à entrer dans l’univers scolastique, qui y font un premier pas, s’est
notablement précarisée – et les nécessités économiques et sociales
les ont depuis longtemps douloureusement rattrapés. De telle sorte
que ce qui suit demanderait sans doute à être nuancé : « Si la mise
en suspens de la nécessité économique et sociale est ce qui
autorise l’émergence de champs autonomes […], elle est aussi
ce qui, sauf vigilance spéciale, menace d’enfermer la pensée
scolastique dans les limites de présupposés ignorés ou refoulés,
10
qu’implique le retrait hors du monde . » Sauf à comprendre que
cette « mise en suspens » ne signifie pas que l’univers scolastique
échappe aux difficultés économiques et reste à l’abri de toute
paupérisation, mais qu’il est coupé du « monde de la production »,
ce qui est sans doute, précise Bourdieu, « rupture libératrice et
séparation, déconnexion », mais « enferme [en même temps] la
11
virtualité d’une mutilation ». Qui le nierait aujourd’hui, alors que,
partout dans le monde, des secteurs entiers de l’économie sont
fragilisés par la succession des confinements que la pandémie
impose, que des milliers d’entreprises et de commerces sont
menacés de fermer leurs portes et des centaines de milliers de
travailleurs, de se retrouver sans emploi ? Dans le même temps, il
faut admettre que, si les univers scolastiques sont atteints dans leurs
conditions de fonctionnement, dans leurs crédits et dans leur
ouverture aux générations futures (les recrutements), ils ne sont pas
directement impactés quant aux conditions d’existence matérielles
de ceux et de celles qui appartiennent déjà à ces univers.
Arrêtons-nous sur ce « retrait hors du monde » qui nous
interpelle et sur « la vigilance » qu’il appelle ! À quoi convient-il d’être
vigilant, pour ne pas rester retiré du monde ? La thèse qu’on
soutiendra est qu’il s’agit assurément des multiples formes de
domination qui structurent la société et constituent le principal
support, la pierre angulaire des injustices qui la divisent (entre les
classes, entre les races, entre les genres), mais plus généralement
des manifestations de violence, des formes d’exclusion sociale, des
privations et des frustrations, auxquelles ce retrait ne permet plus de
prêter l’attention qu’elles réclament, parce qu’elles finissent par faire
partie d’un paysage qu’on suppose connaître, en faisant fi de sa
complexité et de sa diversité. Négligents, oublieux, sinon
indifférents, on ne prend plus la peine de se rendre visibles et
audibles à soi-même les souffrances multiples qu’il recouvre. Allons
plus loin ! Cette accoutumance a pour ressort essentiel ce qu’on a
12
appelé ailleurs la « sédimentation de l’inacceptable », l’assimilation
insidieuse de manières de dire qui justifient des manières de faire.
Des façons de parler (du chômage de masse, de la précarité, de la
sécurité, des étrangers, des lieux sensibles comme les cités ou
l’école, etc.) deviennent une seconde nature. Faites de ces fausses
évidences, de ces simplifications abusives, dont Bourdieu se sera
toujours méfié, les tenant responsables de notre cécité
complaisante, elles dressent un écran entre nous et les autres ; elles
s’inscrivent dans le monde comme une raison de s’accommoder du
malheur des hommes.

– IV –
Tenir compte de l’implicite, c’est dès lors, avant toute chose,
prendre conscience d’un privilège qui n’a, par définition, rien
d’universel, c’est traquer aussi les discours et pour tout dire
l’idéologie qui n’ont d’autre effet que de masquer les inégalités
profondes (d’accès au langage, de maîtrise des codes, d’habileté
rhétorique) que recouvrent ces inégalités. Il devrait en résulter une
humilité principielle que Bourdieu rappelle en ces termes : « La
conscience de ce privilège interdit de condamner à l’inhumanité ou à
la barbarie ceux qui, faute d’en bénéficier, ne sont pas en état
d’accomplir toutes leurs potentialités humaines ; elle interdit aussi
d’oublier les limites que la pensée scolastique doit aux conditions
très spéciales de son émergence et qu’il faut méthodiquement
13
explorer pour essayer de l’en libérer . » La tradition philosophique
occidentale, on le sait, est faite de la valorisation de l’intellection, de
la contemplation, de la méditation, de l’idéation et, plus
généralement, de toute forme de pensée. De Platon à Heidegger,
elle n’a cessé, au cours de son histoire, de hiérarchiser les activités
humaines, en plaçant au sommet de l’échelle cette forme de retrait
hors du monde qu’est toujours la skhôlè. Exemplaire est, à ce titre,
la façon dont Hannah Arendt, décrivant la condition humaine,
détache de l’œuvre et du travail la pensée précisément, en en
faisant la forme la plus haute de cette activité. Ce que l’humilité
commande alors de rappeler, c’est que la possibilité d’un tel
détachement est loin d’être universellement partagée. Elle ne l’a
jamais été. L’immersion dans l’univers scolastique qui aura depuis
toujours donné accès aux postes de pouvoir dans la société, en tant
qu’ils exigent une appropriation très normée des formes
symboliques, aura toujours supposé des « conditions historiques et
14
sociales d’exception ».
Ce n’est pas rien, ces conditions d’exception ! Elles ont pour effet
d’instaurer, précise le sociologue, « une frontière magique entre les
élus et les exclus, tout en aménageant le refoulement des
différences de condition qui sont la condition de la différence qu’elles
produisent et consacrent 15 ». Voilà la tromperie, l’illusion
magicienne ! Elles ne consistent pas seulement à découvrir avec
frayeur la coupure, d’une élection à l’autre, avant de l’oublier,
aussitôt passé le temps de la consultation, et de n’en tirer aucune
conclusion, quant à la nécessité d’y remédier. Elles tiennent plus
fondamentalement à la volonté de faire comme si les différences qui
tiennent aux conditions n’existaient pas ou devaient s’expliquer
autrement, par la nature ou par le mérite, en imaginant que les
institutions, à commencer par l’école, suffisent à les corriger, et
qu’elles donnent à chacun les mêmes chances de rejoindre le camp
des élus. C’est ce refoulement, ce tour de passe-passe qui font
passer à la trappe les conditions de l’exclusion, qui ne sont plus
possibles. Voilà ce que la montée du populisme qui submerge
l’Europe, l’Amérique latine, les États-Unis, tout comme les grandes
vagues de contestation populaire qui se défient des élites, politico-
médiatiques aussi bien qu’intellectuelles, font apparaître au grand
jour – et dont on devrait tirer quelques leçons. Comme l’a rappelé le
mouvement des gilets jaunes en France (2018-2019), ceux et celles
dont ces vagues portent l’espoir ne veulent plus être les vaincus
d’une histoire qui a oublié (ou a fait mine d’oublier) combien elle les
avait exclus. Ils ou elles ne pardonnent pas aux « élus » d’avoir
refoulé la façon dont les conditions historiques et sociales de leur
élection contribuaient à entretenir leur propre invisibilité et, plus
généralement, leurs conditions d’inexistence.

–V–
Allons plus loin dans l’analyse et dans la détermination de ces
conditions d’inexistence. Elles se caractérisent notablement, avons-
nous précisé plus haut, par le sentiment d’être invisibles, inaudibles,
de ne pas être entendus, encore moins écoutés. Comment le
comprendre ? Qu’est-ce qui détermine l’écoute et l’entente dans une
société donnée ? La thèse que l’on voudrait soutenir à présent pour
prolonger nos réflexions sur le consentement à la misère est que
son support le plus actif tient à l’« économie des échanges
linguistiques », telle que Bourdieu nous la donne à penser dans Ce
16
que parler veut dire . Chaque fois que nous prenons la parole, nous
rappelle le sociologue, deux séries causales entrent en jeu pour
déterminer notre capacité à parler et nos chances d’être entendus.
La première concerne notre habitus linguistique qui est socialement
façonné par des conditions d’acquisition qui rendent sa disposition
très inégale. C’est d’elle que dépend notre capacité à formuler un
discours différencié dans des circonstances données, dont ceux-là
seuls qui disposent des schèmes d’appréciation adéquats pourront
percevoir la singularité, à savoir son style propre, compris comme ce
qui le distingue d’autres qui lui sont comparables. Quant à la
seconde, elle a trait à ce « système de sanctions et de censures
spécifiques 17 » qui structure le « marché linguistique » : les écoles,
les examens et concours, les diplômes, etc., aux rituels desquels il
convient de se soumettre, si l’on veut avoir quelque chance de voir
de la valeur accordée à sa parole.
Il en résulte que, dans les échanges sociaux, exposés à ce
marché, nous n’avons jamais affaire à la langue, mais à des
discours tributaires de cette double série. C’est, en effet, en raison
de la disposition variable de l’habitus et de la structuration du
marché qu’au sein d’une société différenciée non seulement les
différents groupes qui la divisent n’accordent pas le même sens aux
mêmes mots, mais qu’en outre ils ne reconnaissent pas la même
valeur et ne prêtent pas une attention égale à tous les discours
susceptibles de circuler. Dans une telle société, écrit Bourdieu, « les
noms que l’on dit communs, travail, famille, mère, amour, reçoivent
en réalité des significations différentes, voire antagonistes, du fait
que les membres de la même “communauté linguistique” utilisent
tant bien que mal la même langue et non plusieurs langues
18
différentes ». « Il n’y a plus de mots innocents, poursuit-il un peu
plus loin. […] Chaque mot, chaque locution, menace de prendre
deux sens antagonistes, selon la manière que l’émetteur et le
récepteur auront de le prendre 19. » Qui dira que ce n’est pas le cas
avec ces mots que nous invoquons pour justifier nos choix
politiques : « liberté », « égalité », « fraternité », « solidarité »,
« laïcité » et même « démocratie » ? Est-ce la raison de la
mésentente ? Est-ce parce que les élites intellectuelles, politiques,
médiatiques, administratives, socialement et économiquement
dominantes, ont omis depuis longtemps de se demander ce que ces
mots signifiaient dans la langue des autres qu’elles se sont rendues
imperméables à leur monde ? Est-ce faute d’avoir su entendre ceux
et celles qui, pour des raisons économiques et sociales qu’ils ne
voulaient pas voir, ne disposaient pas de leur habitus linguistique,
qu’elles ont perdu en retour la faculté d’être elles-mêmes entendues,
quand elles avertissent du pire ?
Quoi qu’il en soit de cette mésentente, il résulte des
considérations qui précèdent que la langue est tout sauf un « trésor
universel » que tous ses locuteurs partageraient. Raisonner en ces
termes, c’est, en effet, faire une fois de plus l’impasse autant sur les
conditions économiques et sociales qui permettent d’acquérir ce
qu’une société donnée reconnaît comme « compétence linguistique
légitime » (celle qui, à la différence des autres, ouvre les portes
d’une élection et protège de l’exclusion) que sur la constitution du
marché linguistique qui organise le partage entre un « légitime »
usage de la langue et son usage « illégitime ». C’est souscrire
également, de façon implicite, aux différents processus qui
permettent à l’État d’imposer, par le biais des institutions, à
commencer par l’école, l’administration, etc., un système de normes
réglant les pratiques linguistiques. C’est se priver de voir alors que,
dans un espace donné, le « marché linguistique » est unifié et
dominé par une langue d’État, qui devient « la norme théorique, à
laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement
mesurées ». « Nul, précise Bourdieu, n’est censé ignorer la loi
linguistique, qui a son corps de juristes, les grammairiens, et ses
agents d’imposition et de contrôle, les maîtres de l’enseignement,
investis du pouvoir de soumettre universellement à l’examen et à la
sanction juridique du titre scolaire la performance linguistique des
20
sujets parlants . »
On aura compris qu’on ne fait rien d’autre ici qu’établir un lien
entre les rapports de domination linguistique qui déterminent le
partage de l’audible et de l’inaudible et le « consentement à la
misère » qui sous-tend celui du visible et de l’invisible. La force de
leaders populistes, c’est d’en avoir pris la mesure. C’est de faire
semblant d’avoir entendu l’inquiétude et la détresse des vaincus de
l’histoire, des oubliés du progrès, leur ressentiment et leur colère
légitimes, pour faire croire qu’ils ne feront plus du malheur des
hommes « un reste muet de la politique ». C’est de laisser imaginer
qu’ils connaissent les causes du mal (la permissivité des différences,
la tolérance, la faiblesse des gouvernements, leur corruption, etc.) et
les responsables (les étrangers, les pervers, les mécréants, les
déviants, les paresseux, etc.) et qu’ils sauront y remédier, en usant
de tous les moyens du pouvoir, sans que rien ne les retienne de
s’aventurer aux limites du droit. La condition pour faire partager une
telle croyance, c’est un coup de force répété contre l’habitus
linguistique qui régit ordinairement, dans certaines limites, les
échanges et les débats qui animent la scène politique. C’est de
parler une autre langue qui ne s’interdit pas les insultes, les
outrages, et autres vociférations et anathèmes. Dans leur esprit, peu
importe le courage de la vérité, si les mensonges ont davantage de
chance de marquer une rupture, si leur effet est immédiat, leur
pouvoir de déstabilisation, assuré.
Est-ce sans espoir ? Le propre du populisme est de substituer
une invisibilité à une autre. Il serait illusoire, en effet, de penser que
ses discours et son action reposent sur une intelligence fine de la
société, sur la compréhension de sa complexité, la considération des
tensions qui la traversent, et non sur des simplifications abusives.
Dresser les uns contre les autres, comme il le fait, diviser pour
régner, multiplier les cibles de substitution suppose une partialité de
l’attention qui compromet d’emblée la possibilité d’une telle
ouverture à la diversité constitutive de la population. Voilà pourquoi
les leaders populistes, soucieux d’attiser les passions, ne se
donnent pas davantage les moyens d’entendre les invisibles que les
gouvernants auxquels ils comptent se substituer. Pour peu qu’ils
arrivent au pouvoir, c’est peu dire que les conditions d’existence des
vaincus de l’histoire ne s’en trouvent pas miraculeusement
transformées. Et pourtant le mal est fait – et même quand vient le
temps de la déception (car il vient toujours), c’est encore de leur côté
que se tourne une large partie des regards, la bulle d’air de leurs
promesses fallacieuses ne crève pas, le ballon de leurs postures
ronflantes ne se dégonfle pas davantage. Aussi est-ce une illusion
de croire que leur audience finira par diminuer d’elle-même, comme
semblent l’imaginer, avec une naïveté et une cécité déconcertantes,
les formations politiques traditionnelles qui rêvent d’un retour « à la
normale ».

– VI –
Que faut-il faire ? Commencer par entendre et écouter, plutôt
que reconstituer. Susciter des prises de parole. Leur accorder
l’attention et la considération qu’elles méritent. Les rassembler.
21 22
Les confronter. Il y a plus de dix ans , et récemment encore , on
soulignait la nécessité de repenser la voie que devraient imaginer
les démocraties pour être davantage participatives. La série
d’injonctions que l’on vient de formuler constitue l’ensemble des
conditions préalables pour qu’on ne se paie pas de mots en parlant
de « participation ». Elles ne sont certes pas suffisantes, mais elles
rappellent à tout le moins que nul ne peut s’arroger le privilège
exorbitant d’incarner la parole de ceux auxquels on ne l’a jamais
donnée. Contre la folie de l’incarnation, elles revendiquent la
nécessité d’une consultation qui rende possible la concertation.
Toutes les réflexions qui précèdent sont dominées par la conviction
que passer sous silence les difficultés matérielles, les souffrances
existentielles, qui sont autant de maux fracturant la société, fragilise
les institutions et conduit à une impasse politique. De cette impasse,
le populisme se présente comme une sortie désastreuse qui
demande à être contrée.
Comment libérer les souffrances, les difficultés, le mal-être, sinon
le malheur des murs de silence dans lesquels ils sont enfermés ?
Une dernière fois, nous nous remettrons dans les pas de Bourdieu,
en relisant La Misère du monde. Au bas de la quatrième de
couverture, les lecteurs étaient invités à comprendre que le livre
proposait « une autre façon de faire de la politique ». De quoi
s’agissait-il ? Sans filtres et sans épingles, sans calculs intéressés ni
instrumentalisation partisane de leur parole, la tâche première était
d’apprendre, avec méthode, à connaître la souffrance de la bouche
même de ceux qui la vivent. Ce qui importait était de comprendre à
leur écoute, et pas autrement, ces conditions de production de la
misère sociale, dont les élites lointaines, formées à la langue
technocratique des grandes écoles, n’avaient d’autre perception
qu’abstraite et préformée par cette langue même. S’il est vrai,
comme le soulignait Hannah Arendt, qu’il y a de la politique, en
23
raison de la pluralité humaine , il était vain d’imaginer que les
professionnels de la politique pouvaient rendre droit à sa
composition sans se donner les moyens de la connaître
précisément, sans jugements préconçus, avec cette forme
d’attention et d’humilité qui est la dernière chose qu’on apprend dans
ces écoles. C’est peu dire que la leçon n’aura pas été entendue et
que le fossé de la mésentente n’aura cessé de se creuser. Ce qui
était urgent, précisait Bourdieu, c’était de produire deux effets.
« Substituer [tout d’abord] aux images simplistes et unilatérales
(celles que véhicule la presse, notamment, précisait-il), une
représentation complexe et multiple, fondée sur l’expression des
mêmes réalités dans des discours différents 24. » « Abandonner
[ensuite] le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin,
auquel se situe volontiers l’observateur, et aussi son lecteur, (aussi
longtemps qu’il ne se sent pas concerné) au profit de la pluralité des
perspectives correspondant à la pluralité des points de vue
25
coexistant et parfois directement concurrents . » Tel était l’enjeu de
la configuration essentielle de cet « espace des points de vue »,
auquel s’identifiait l’ensemble des entretiens qui composaient le
livre. En rendant droit à la diversité des styles de vie qui s’y
opposent, aux interactions sociales qui en résultent à l’intérieur de
leurs microcosmes, aux cohabitations désaccordées et
conflictuelles, elle œuvrait à cette intelligence fine et attentive de la
société, qui est la première chose à laquelle font violence la volonté
politique de l’incarner et sa prétention à en connaître, en exprimer et
en satisfaire les désirs.
Procéder ainsi, c’était comprendre surtout qu’on ne résout rien à
parler de la misère en des termes trop généraux. S’en tenir à la
grande « misère de condition », comme unique critère pour évaluer,
dans l’absolu, les souffrances des uns et des autres, cela revenait,
en effet, à s’interdire de voir les formes de petite misère, toutes
relatives – ce que Bourdieu appelle une « misère de position » –,
dont l’ordre social avait favorisé, depuis des décennies, le
développement. La distinction entre « la grande misère » et « les
petites misères » – car la « misère de position » se conjugue au
pluriel – appelle deux remarques. La première est que c’est elles,
prioritairement, que l’on tient pour quantité négligeable, qu’on ne
veut pas voir, parce qu’elles sont relatives, supposées subjectives, et
qu’on les tient pour la rançon nécessaire d’inégalités qu’il serait vain
de prétendre pouvoir réduire. C’est celles qui font dire « Cessez de
vous plaindre ! », « Pensez à tous les avantages dont vous
bénéficiez, à tout ce que l’État et la société font pour vous ! »,
« Songez à ceux et à celles qui sont infiniment plus malheureux que
vous ! ». Elles sont à l’horizon de ce consentement à la misère, sur
lequel se seront concentrées nos réflexions. La seconde est que rien
ne constitue un terreau plus favorable à l’essor des populismes que
l’abandon de ces petites misères à elles-mêmes, dans l’indifférence
ou le mépris.
ANNEXE

L’esprit de résistance
Allocution prononcée aux rencontres
1
d’été de Solidarité paysans

–I–
Mesdames, messieurs,

Je voudrais, avant même de commencer, remercier les


organisateurs de ces rencontres d’été de la confiance qu’ils m’ont
accordée, en me proposant d’intervenir au cours de ces journées
pour partager avec vous quelques réflexions sur le thème qui vous
retient : la résistance. J’ai depuis toujours la conviction que la
philosophie n’a pas vocation à rester enfermée entre les murs de
l’université. Les questions qu’elle pose, les éclairages qu’elle est
susceptible d’apporter ne sont pas réservés aux étudiants, pour une
raison très simple : leur besoin traverse toutes les couches de la
société. Il est à la mesure d’une désorientation généralisée qui tient
à la difficulté de trouver sa place dans le monde, de s’épanouir dans
une activité qui donne un sens à la vie. Cet engagement auprès d’un
public élargi est d’autant plus nécessaire lorsqu’on fait de la violence
et de son refus le thème de ses réflexions. La violence n’est pas une
question abstraite et théorique. C’est très concrètement que, partout
dans la société, des hommes et des femmes qui se sentent exclus,
abandonnés, exposés à une aggravation durable de leurs conditions
d’existence en font l’expérience. Autant vous le dire d’emblée, donc,
si j’ai accepté de partager quelques réflexions avec vous, c’est parce
qu’il n’est pas possible d’ignorer à quel point le monde paysan – le
monde des agriculteurs et des éleveurs – est un monde en
souffrance. Mais il ne suffit pas de dire qu’il souffre, même si c’est
important de le reconnaître et si l’on doit déplorer que tant de nos
concitoyens peinent à l’admettre et s’indigner que tant d’acteurs
publics fassent mine de l’ignorer ou minimisent la dureté de la
situation. Cela ne suffit pas, car ce qui importe avant tout, c’est de
comprendre ces souffrances comme l’effet d’une violence. Ce qui
importe, c’est de dire, de dénoncer, avec précision, les violences
dont le monde qui est le vôtre fait l’objet depuis des décennies, dans
une proportion qui ne cesse de s’aggraver. Car c’est alors seulement
que la résistance peut s’imposer et s’organiser.
La résistance, donc, suppose d’abord que les violences soient
identifiées. J’ai scrupule à en parler devant vous. Si vous êtes ici, de
façon solidaire, c’est que parmi vous il n’est personne qui n’en ait fait
directement l’expérience pour lui, pour ses proches, ses voisins, ses
amis. Ce n’est pas mon cas. Aussi ne suis-je pas ici seulement pour
partager quelques réflexions, mais au moins autant pour apprendre,
pour écouter et, seulement dans cette mesure, pour échanger. Je le
suis d’autant plus que le monde des agriculteurs est un monde
auquel je n’ai accès qu’à travers des filtres qui sont peut-être partie
prenante de cette violence même. Comment parle-t-on des
agriculteurs ? Qui en parle ? Qui se croit autorisé à le faire ? Quels
sont les préjugés, les idées toutes faites qui circulent à leur sujet ?
S’il est une chose que nous apprend la philosophie, c’est que, de
tout temps, les préjugés (qui sont une forme de méconnaissance et
parfois même de mépris) ont non seulement constitué le refuge de
l’ignorance, mais ont en outre contribué à faire de cette ignorance
une violence. Vous me direz dans quelle mesure – et vous aurez
sans doute beaucoup à dire – vous avez le sentiment que les
conditions actuelles de l’agriculture et de l’élevage continuent à se
heurter à ce mur des préjugés qui est aussi un mur du silence.

– II –
Et pourtant je vais prendre ce risque : décrire et analyser, comme
je les comprends, les violences que subit ce qu’on appelait jadis,
d’une expression peut-être désuète, le « monde des paysans ».
Mais je voudrais au préalable vous proposer, sinon une définition, du
moins une analyse de la violence en général, en d’autres termes des
critères pour décider quand on peut parler de violence. Qu’est-ce qui
est violent ? Qu’est-ce qui permet de dire d’une situation déterminée,
de conditions d’existence, individuelles ou collectives, qu’elles sont
« violentes ». Laissez-moi vous proposer deux critères ! Convenons
d’abord que toute existence est relationnelle ! La vie d’un individu se
définit par l’ensemble des relations qu’il entretient, au fil du temps,
avec des êtres, des choses, un espace, une terre. Sans doute ces
relations se modifient-elles, de la naissance à la mort, au gré des
circonstances, des rencontres, des déplacements, de l’apparition et
de la disparition de nouveaux êtres, de nouveaux objets, des
modifications de l’espace, mais nous avons besoin d’un minimum de
continuité pour que la vie soit vivable. Nous avons, plus précisément
encore, besoin de croire dans cette continuité. Qu’est-ce que cette
croyance ? Simplement la confiance qui nous rassure, en nous
assurant que les relations qui définissent notre monde vont tenir
dans le temps. Que serait la vie si toutes les relations qui nous
définissent et qui font notre monde étaient en permanence
chamboulées, si nous ne pouvions être assurés que ce qui nous lie
aux autres, mais aussi à un espace, à une activité, ne sera pas
remis en question du jour au lendemain ? Voilà donc un point simple
et essentiel : pour se projeter dans le futur, la vie a besoin de
confiance. Nous avons besoin de nous fier au monde qui est le nôtre
– aux êtres qui partagent notre vie, que ce soit dans un foyer, sur un
lieu de travail, mais aussi à tous ceux auxquels nous avons affaire
dans notre activité, de façon donc plus ou moins proche ou lointaine,
aux espaces que nous occupons, comme aux institutions dont nous
dépendons.
Que fait alors la violence ? Voilà un premier critère pour la définir.
Elle se traduit toujours par une rupture de la confiance. N’est-ce pas
ce qui se produit lorsqu’elle fait irruption au sein d’une famille, entre
des voisins, dans la cité, à l’école, mais plus largement encore entre
différentes communautés ? Ce qui arrive alors n’est pas difficile à
décrire : c’est le remplacement de la confiance par la défiance,
suivie du ressentiment et de la peur. C’est le premier et le plus direct
effet de l’introduction de la violence dans le cours de l’existence. On
dira, par conséquent, qu’est violent tout ce qui vient compromettre la
relation au point de briser la confiance qui nous est vitale, sinon de
la rendre impossible. Ce premier critère s’applique-t-il aux violences
que subit le monde agricole ? Nous y viendrons dans un instant.
Complétons-le, en attendant, par un second critère. Qu’est-ce
que « subir une violence » ? C’est se voir réduit par des forces
extérieures à l’état de chose – c’est n’être plus soudain que le
matériau sur lequel une force brute s’exerce ou auquel elle
s’applique. Tout ce qui fait la singularité, la complexité, la richesse
d’une vie individuelle n’existe plus aux yeux de celui qui exerce la
violence. L’autre n’apparaît plus pour lui-même. Il ne vaut plus que
comme un élément du calcul de la force. Cela s’applique
évidemment aux relations individuelles. Le propre d’un être violent
est toujours de jouir de l’emprise qu’il a su prendre sur la vie des
autres, tant sa violence consiste à faire d’eux sa chose – l’objet de
son plaisir de domination. Mais cela concerne, de façon encore plus
significative, les relations des individus avec les institutions, quelles
qu’elles soient. N’est-ce pas ce que nous éprouvons, lorsque nous
ressentons, de façon plus ou moins confuse, qu’une administration
nous fait violence ? Il n’est plus alors question de jouissance, mais
de la mécanique des décisions administratives qui, sans rien
connaître de leur vie singulière, réduit à l’impuissance ceux auxquels
elle s’applique, faisant d’eux l’objet abstrait d’un calcul administratif.
Peut-être, au demeurant, cela est-il vrai de toute politique et de tout
gouvernement. Nous ressentons toujours les décisions qu’ils
prennent et qui modifient nos conditions d’existence comme une
violence, parce que celles-ci font de nous l’objet anonyme de cette
politique, de ses calculs et de ses intérêts combinés qui nous
dépassent toujours. La philosophie a, pour désigner cette réduction
à l’état de chose, un mot qui est essentiel pour comprendre les
mécanismes de la violence : elle parle de réification (du mot res qui
veut dire « chose » en latin). Voilà ce que fait toujours la violence :
elle réifie (réduit à l’état de chose anonyme) ceux qui la subissent.
N’hésitons pas à le dire alors : la réification, c’est le piège dans
lequel toute administration fait courir, à ses administrés, le risque
d’être enfermés. Elle n’est pas séparable d’une certaine forme
d’impuissance. Nous verrons comment d’ici un moment. Mais peut-
être avez-vous compris déjà la façon qui est la mienne de
m’approcher de notre sujet : la résistance. Comment s’oppose-t-on à
la violence ? À quoi importe-t-il, dans le fond, de résister ? Eh bien,
peut-être en premier lieu à tout ce qui contribue à réifier l’existence,
à la paralyser dans l’impuissance. Comment le fait-on ? D’un mot,
par des pratiques solidaires, associatives et collectives, comme celle
qui vous rassemble aujourd’hui, que j’admire et dont je parlerai tout
à l’heure.

– III –
Destruction de la confiance et réification, voilà les deux critères
que nous avons admis pour pouvoir caractériser une situation ou
une condition comme exposées à la violence. Je voudrais essayer
maintenant, sous votre contrôle, de dire comment elles me semblent
pouvoir s’appliquer à ce que vivent aujourd’hui les éleveurs et les
agriculteurs, pour autant que je le perçoive. Commençons par la
confiance ! L’ensemble des relations qui font le tissu de l’existence
est indissociable, durant une grande partie de notre existence, de
l’activité que l’on exerce, pour ceux qui ont la chance d’en avoir une.
Les êtres, les choses avec lesquels nous sommes en relation (et qui
nous permettent de nous projeter dans l’avenir) sont pour une bonne
part liés à notre travail. Et nous pouvons dire de notre activité qu’elle
maintient toutes ses promesses, à mesure que la confiance avec
ces êtres et ces choses est entretenue, sinon protégée de toute
rupture. Prenons le cas d’un enseignant. Son métier est protégé de
la violence tant que la relation avec ses élèves, mais aussi avec ses
collègues, son administration repose sur la confiance. Si, au
contraire, la défiance s’installe, si la relation est rompue, c’est la
nature même de l’enseignement qui s’en voit compromise. Il en va
de même du personnel soignant dans les hôpitaux. La confiance
alors ne concerne pas seulement les personnes (malades,
personnel d’accueil, infirmiers et infirmières, aides-soignants et
aides-soignantes), elle s’étend aux locaux, au matériel médical, aux
instruments chirurgicaux, aux médicaments – autant d’êtres et de
choses que l’ensemble des acteurs a besoin de considérer comme
fiables pour que la seule violence qui soit combattue à l’hôpital soit
celle des ravages de la maladie et que la seule défiance, la seule
peur qui soient affrontées soient celles qu’inspirent au malade les
défaillances de son propre corps.
La confiance assurément ne saurait être totale. Il faudra toujours
composer avec des éléments qui la perturbent, à l’école comme à
l’hôpital. Et l’on aurait tort de considérer toute perturbation comme
un signe de violence. Quand la violence commence-t-elle ? Elle
s’installe quand la confiance est brisée, d’une façon qui semble
irrémédiable et que, du même coup, c’est la relation même qui paraît
détruite, rendant impossible l’enseignement dans un cas, le soin
dans l’autre. Qu’en est-il maintenant de l’agriculture et de l’élevage ?
Pour tenter enfin de répondre à cette question, je voudrais distinguer
trois ordres de la confiance, selon les êtres et les choses avec
lesquels ces activités supposent une relation. Le premier est le plus
ancien, c’est la nature elle-même : le ciel, la terre, les plantes et les
bêtes. Qui dira qu’ils ne supposent pas un minimum de confiance,
tout en inspirant cette forme de défiance, avec laquelle le monde
agricole aura toujours dû composer ? Celle-ci, comme on sait,
appartient à l’essence même de son activité, tant elle est soumise
aussi bien aux aléas du climat, aux orages de grêle, aux
inondations, aux crues comme à la sécheresse qu’aux maladies
frappant animaux et végétaux. Peut-on pour autant parler de
violence ? Oui, assurément, quand une limite est franchie et que
c’est l’activité tout entière (la possibilité même de sa continuité)
qu’une catastrophe climatique ou épidémiologique vient brutalement
compromettre. L’abattage ordonné d’un élevage tout entier, la
destruction quasi intégrale des récoltes sont une violence (et par là
même une cause de souffrance indicible) parce qu’ils remettent en
question l’ensemble des relations (avec la terre et le troupeau) qui
rendent possible l’activité.
Le deuxième ordre de la confiance, c’est celui de la viabilité de
l’activité elle-même, c’est-à-dire la possibilité d’en vivre. L’ensemble
des relations qui définissent une activité (celles qui nous lient à
différents acteurs, privés et institutionnels) ont pour finalité ultime de
permettre à celui qui l’exerce d’y trouver davantage qu’un moyen
de subsistance précaire, c’est-à-dire d’en vivre véritablement. La
violence alors advient quand cette possibilité n’est plus assurée.
C’est, comme personne ne le sait mieux que vous, ce qui frappe
aujourd’hui, de façon dramatique (et parfois même tragique), le
monde agricole, quand, années après années, un nombre croissant
d’agriculteurs et d’éleveurs ne peuvent plus vivre de leur métier, et
que leurs exploitations ferment, avec ces gestes de désespoir qui
font aujourd’hui partie de la réalité du métier. Je voudrais m’attarder
sur cette violence économique, sociale et politique, en disant ce qui
la compose. Repartons des relations qui font le tissu de l’existence !
Il en est une, parmi elles, plus générale qui lie chacun à l’ensemble
de la société, à laquelle il appartient et qui nous est indispensable
pour avoir le sentiment que nous y avons trouvé notre place : la
reconnaissance. Nous avons besoin, voilà un point essentiel, d’être
reconnus dans notre activité et pour notre activité. C’est vrai de
toutes les catégories socioprofessionnelles – et donc cela l’est aussi
du monde agricole. Que se passe-t-il alors lorsqu’une société ne
permet plus aux agriculteurs de vivre de leur activité ? Elle
dévalorise tout simplement leur savoir-faire et, avec lui, la passion
de leur métier. Elle ne sait plus, elle ne veut plus se donner les
moyens de leur accorder cette reconnaissance, qui est pourtant
vitale.
Mais que veut-on dire exactement quand on incrimine la
société ? De qui parle-t-on ? Quels sont les artisans de ce défaut de
reconnaissance que traduit la disparition des exploitations ? Le
calcul cynique d’un abandon. Lorsque j’ai demandé à Gilbert Julian
ce qui l’avait conduit à me proposer d’intervenir au cours de ces
journées, il m’a renvoyé à un article que j’avais oublié, dans lequel il
était question de ce que j’ai appelé un jour la « sédimentation de
l’inacceptable ». De quoi s’agit-il ? De façons de faire, de penser et
de dire qui lentement s’installent dans les mœurs et qui font que ce
que l’on n’aurait jamais cru pouvoir accepter, ce que l’on n’aurait
jamais imaginé devoir tolérer finit par s’imposer, sans que plus
personne, ou presque (nous le verrons), ne s’en indigne.
L’inacceptable ici, c’est que, depuis des décennies, on ait laissé
dépérir et s’éteindre une partie du monde paysan. On a choisi
délibérément de sacrifier une partie de ce monde sur l’autel
d’intérêts économiques et politiques, où il n’avait plus sa place. On a
cessé de considérer, comme ce fut le cas pendant des siècles, que
ce monde participait de la « richesse des nations ». Cela ne s’est
pas fait en un jour, cela sans doute n’a même pas fait l’objet d’une
décision délibérée, d’un plan établi. Plus insidieusement, il a été
admis que la totalité du monde paysan n’était pas voué à survivre
aux aléas de la mondialisation. Et c’est ainsi qu’il est devenu
simultanément un monde en souffrance et en sursis – un monde que
hante, économiquement et socialement, le spectre du
surendettement, comme un signe indéfiniment répété de
l’effondrement de la confiance. Car c’est de tous côtés que la
défiance a fini par s’installer : défiance des banques, des assureurs,
des gouvernements, etc.
C’est alors qu’il faut dire un mot du troisième ordre de la
confiance compromis par la violence que subit le monde paysan.
Dans l’ensemble des relations qui font et défont, au fil du temps, la
trame de l’existence, il en est une, en effet, qui est essentielle à
toute activité, c’est le lien qui lie entre elles les générations – en
d’autres termes la transmission du savoir-faire, sinon de la passion
d’un métier. La spécificité du monde agricole est qu’elle avait comme
horizon, la plupart du temps, la reprise de l’exploitation, son
développement, ses transformations, sa modernisation, au fil des
générations. L’investissement, aussi bien financier qu’humain, est tel
qu’il y avait de la fierté à penser qu’il n’était pas vain, que rien n’était
perdu et que, quand viendrait le temps de se retirer, d’autres
pourraient en profiter. Comme je crois le savoir, rien aujourd’hui n’est
plus fragile que la confiance minimale dans l’avenir que supposait
cet horizon. La pression financière est si forte, l’endettement
exponentiel, si récurrent qu’en transmettant une exploitation, loin
d’assurer l’avenir de ceux qui en bénéficient, on est en droit de
redouter de les exposer à une grande vulnérabilité, sinon à une vie
précaire. Lorsqu’on évoque, comme on le faisait à l’instant, le péril
qui guette, année après année, le monde agricole, c’est ce fil rompu
qui l’exprime peut-être de la façon la plus significative, tant il donne
une dimension supplémentaire à la hantise de « travailler pour
rien ».
– IV –
Revenons un instant, avant d’en venir enfin aux voix de la
résistance, aux critères de la violence que nous avons établis, à
commencer par celui de la réification, pour voir comment ils
s’appliquent au monde paysan. Elle consiste, vous vous en
souvenez, dans la réduction de celui qui la subit à l’état d’objet : un
objet auquel s’appliquent des forces extérieures qui le contraignent,
lui imposant une souffrance physique et psychique. Qui dira que ce
n’est pas le cas des exploitants agricoles aujourd’hui ? Leurs
souffrances, Solidarité paysans y est confronté tous les jours. Elles
sont la raison d’être de ceux et de celles qui y engagent toutes leurs
forces, auxquelles je veux dire et redire aujourd’hui mon admiration.
Qu’il concerne les risques liés au travail ou l’histoire intime, si
étroitement mêlés, le mal-être qui décrit ces souffrances ne devrait
plus se laisser ignorer ni minimiser, à travers les multiples formes
qu’il revêt : l’anxiété, les troubles du sommeil, l’épuisement, sinon le
désespoir. Comment ne pas dire un mot ici des suicides récurrents
qui frappent le monde agricole ? Comment admettre qu’on ne s’en
alarme pas, ni ne s’en indigne davantage ? Pour le résumer d’un
mot, ces gestes de désespoir sont le symptôme le plus irrécusable
d’une situation inacceptable qui ne devrait plus être tolérée et qui
constitue certainement, à ce titre, la raison d’être première de la
résistance. Or, si l’on peut parler à ce sujet de réification, c’est que
cette situation de désespoir, à laquelle sont acculés tant
d’agriculteurs, ils ne sauraient en être tenus pour directement
responsables. Elle est l’effet d’un faisceau de forces politiques,
économiques et sociales (celles de la Communauté européenne, de
l’État, des banques, des industries agroalimentaires, de la grande
distribution) qui s’appliquent sur eux, sans que chacun,
individuellement, ait le moyen de s’y opposer. Des décisions sont
prises, administratives et politiques, des directives s’imposent, des
cours sont imposés, des prix sont fixés qui affectent directement
leurs conditions d’existence. Et parce que ces décisions ignorent (ou
font mine de ne pas voir) les difficultés qui en résultent, elles
transforment ces conditions en « conditions d’inexistence ». Voilà le
dernier mot de la réification. Il en résulte, pour celui qui la subit,
le sentiment de ne pas exister, aux yeux du pouvoir, des autorités
(de tous ceux qui décident à sa place), d’être tenu, en d’autres
termes, pour quantité négligeable.
Cette inexistence, c’est le comble de la violence. Elle se traduit
par un sentiment d’abandon. C’est alors que nous retrouvons le
premier critère de la violence, qu’on évoquait en commençant : la
rupture de la confiance. Toute existence, disait-on, est la résultante
d’un faisceau de relations qui nous lient aux autres (à des êtres
vivants, à un espace, un lieu, des objets, etc.). Or la première de ces
relations est celle qui nous lie à nous-mêmes – et elle suppose, tout
autant que les autres, cette confiance minimale sans laquelle elle
n’est pas tenable et sans laquelle la vie cesse d’être vivable.
Lorsque tout, dans l’existence, semble vous ramener au sentiment
de ne pas exister (de n’y être pour personne), c’est cette confiance
qui est rompue. Il devient, pour tout dire, difficile et parfois
impossible de s’aimer soi-même. La rupture qui en résulte est
redoutable, et elle affecte toutes les sphères de la vie. Elle se traduit
d’abord par la mésestime de soi, le sentiment de n’être rien ou de ne
compter pour rien ; elle emporte ensuite avec elle toutes les autres
relations (celles qui nous lient à des amis, des voisins, un époux ou
une épouse, une famille).

–V–
Voilà donc l’analyse que je voulais vous proposer de la violence,
en général, et de celle qui frappe les agriculteurs plus
spécifiquement. Elle prédétermine les pistes des réflexions que je
voudrais suivre, à présent, concernant la résistance. En m’appuyant
sur l’action de Solidarité paysans, je voudrais distinguer, à partir de
ce qui précède, deux grandes lignes d’action – et vous me direz si je
me trompe. La première repartira de ce sur quoi nous venons de
conclure l’analyse précédente : le sentiment d’abandon et la
mésestime de soi, en tant qu’ils constituent l’expression ultime de
la réification. La seconde s’attachera aux forces qui sont les acteurs
de cette réification (la Communauté européenne, l’État, les banques,
la grande distribution). La première, en d’autres termes, s’attache
aux effets de la violence, elle relève du soin, du secours et de
l’attention que demandent ceux et celles qui la subissent de plein
fouet ; la seconde concerne les causes de la violence et les formes
d’opposition qu’elles nécessitent. Repartons, donc, des effets de la
violence. Quand on parle des souffrances du monde agricole, si
juste qu’il soit d’en parler, on manque quelque chose, car ce n’est
pas ce monde en général qui souffre, mais chaque fois des
agriculteurs singuliers qui sont concernés, avec leur parcours de vie,
leur destin propre et celui de leurs proches. Pour le dire encore
autrement, il faut toujours se garder de parler du mal-être et de la
violence qu’il révèle globalement, de façon statistique, comme le
feraient un économiste ou un statisticien, voire un sociologue, si
pertinentes et nécessaires que soient leurs analyses. Ce n’est pas le
monde agricole qui est réifié, mais des individus, dont les
souffrances importent, une par une. C’est chacun d’eux
individuellement qui réclame une attention particulière, un soutien et
un secours.
Dire cela, c’est rappeler que le premier effet de la réification,
dans quelque monde que ce soit, c’est toujours l’isolement et
l’esseulement. Et s’il est vrai, comme le disait Paul Valéry, qu’un
homme seul est toujours en mauvaise compagnie, c’est du piège
tendu par leur propre solitude (ce piège dont on a dit déjà à quelles
solutions extrêmes il pouvait conduire celui qui s’y est enfermé),
c’est de leur enfermement dans leur détresse, de leur repli sur eux-
mêmes qu’il importe de sortir ceux qui courent le risque d’y perdre
toute confiance. Un mot suffit à le résumer, celui-là même qui prend
ici la force d’un rassemblement : le beau nom de solidarité. Je
voudrais m’attarder sur cette notion qui a une longue histoire – parce
qu’elle est la raison d’être de notre rassemblement et sans doute
aussi de ma présence parmi vous. Le contraire de la solidarité est
aisé à déterminer : l’indifférence, mais aussi cet égoïsme du
« chacun pour soi, tant pis pour les autres », qui voudrait s’imposer
comme la rançon inéluctable d’un monde impitoyablement
compétitif. La logique qui pousse les uns et les autres dans cette
direction est puissante et sacrificielle. Le monde évolue, dit-elle. Il
est compétitif, concurrentiel. Il est inévitable qu’il élimine les plus
faibles au profit des plus forts. Vouloir s’y opposer, c’est aller à
contre-courant de l’histoire, des besoins de l’économie et de
l’évolution de la société qui en résulte. On connaît cette logique.
C’est celle qui s’est accommodée, depuis des décennies, de la
disparition progressive (et désormais accélérée) d’une partie
croissante du monde paysan, au nom d’impératifs qui font peu de
cas des drames humains que recouvre cette disparition. Dans un
livre publié, il y a quelques années, j’ai donné à cette logique le nom
de « consentement meurtrier », qu’il faut comprendre comme la
suspension du soin, du secours et de l’attention qu’appelle la
vulnérabilité des autres, à plus forte raison quand elle est mortelle.
Qui dira qu’un tel consentement n’est pas à l’œuvre quand tant
d’instances, tant de pouvoirs institutionnels, économiques et
financiers se refusent à prendre en considération les conditions
inhumaines (surcharge de travail, surendettement, augmentation du
travail administratif, impasse financière, fragilisation des liens
sociaux et familiaux) qui conduisent tant d’agriculteurs aujourd’hui à
des gestes de désespoir ? Sans doute est-ce le lieu de rappeler la
croissance exponentielle des risques psychosociaux, dans le monde
agricole, telle que la manifeste, entre autres, le taux de suicides,
plus élevé dans ce secteur d’activité que dans n’importe quel autre
secteur, avec une mortalité pour causes externes nettement
supérieure à la population générale.
La première résistance alors, c’est celle qui invente une
présence, des paroles, des gestes et des actions qui viennent
contrer ce « consentement meurtrier ». Ils définissent la solidarité,
telle que la pratique, entre autres, votre mouvement. J’ai pris un peu
de temps, ces dernières semaines, pour lire toute la documentation
que m’a adressée Lucie Chartier (que je tiens à remercier très
chaleureusement de l’avoir fait) qui détaille les modes d’action et
d’intervention de Solidarité paysans – et j’y trouve partout les
exemples remarquables d’une telle opposition, dont il faut dire
d’emblée qu’elle est à la fois éthique et politique. Pour ce qui est de
l’éthique, laissez-moi citer un extrait du rapport publié en mars 2016
par Solidarité paysans, sous le titre : Des agriculteurs sous
pression : une profession en souffrance. Il résume admirablement
l’esprit d’une résistance solidaire au consentement meurtrier, dont
fait l’objet le monde agricole : « Il s’agit, dans la discrétion et le
respect de la personne qui fait appel, d’éclairer sa situation réelle, de
comprendre les causes de ses difficultés, de mettre en lumière les
atouts et faiblesses de l’exploitation et de la famille pour lui
permettre de prendre des décisions afin de trouver des solutions
adaptées : d’être acteur de son redressement économique et
personnel. Les accompagnateurs étudient les issues et leviers
possibles sans oublier d’être à l’écoute des problèmes autres
qu’économiques, de nature plus sociale, psychologique, de santé,
de logement pour lesquels ils l’orientent vers les services
2
compétents, si nécessaire . » Compréhension, accompagnement,
écoute sont autant de termes qui dessinent les grandes lignes d’une
éthique qu’on dira résistante, parce qu’elle s’oppose aux forces de
l’abandon – et plus que tout à cette forme de résignation fataliste qui
s’accommode d’une détresse humaine, en la tenant pour une
nécessité économique et sociale inéluctable. Elle a pour effet
premier de briser le mur du silence, auquel se heurtent non pas le
monde agricole en général mais les agriculteurs en difficulté, un par
un, lorsqu’ils ne savent plus vers qui se tourner, à qui s’adresser,
incapables de dénouer l’écheveau dans lequel les problèmes
financiers et administratifs, leurs répercussions sociales et
psychologiques, finissent par se mêler à des problèmes personnels.
La résistance alors se mesure au chemin que l’engagement
associatif permet à chacun d’accomplir : la pression qui baisse déjà
du simple fait de pouvoir s’exprimer, l’horizon qui s’éclaircit grâce à
la possibilité entraperçue de pouvoir prendre enfin une décision,
l’identité (et peut-être même la dignité) retrouvée.

– VI –
Mais la résistance ne concerne pas seulement les effets de la
violence, à savoir ses conséquences telles qu’elles se manifestent
dans la détresse qu’éprouve une partie de la profession. Elle ne
consiste pas seulement dans le soin, le secours et l’attention, mais
au moins autant dans la protestation et l’indignation que provoque
l’injustice. C’est ici le lieu de parler de nos seuils de tolérance à la
violence. Il n’est pas vrai, en effet, que la violence est une fatalité et
que les sociétés sont incapables de se défaire des formes de
violence qu’elles se sont accoutumées à accepter et qu’elles ne
savent pas ou ne veulent pas percevoir comme telles. Ce dont il
s’agit alors, c’est de faire connaître, de rendre sensible l’intolérable
pour ce qu’il est : des conditions de vie, une situation qu’on ne
devrait plus pouvoir tolérer, parce qu’elles sont inhumaines. En
d’autres termes, il s’agit de rendre visible l’invisible pour éveiller les
consciences. Résister alors, c’est donner à voir et c’est faire
connaître un refus. Quel que soit le mode d’action envisagé, il a
alors une double finalité. Son premier objectif est de susciter un
large mouvement d’opinion, de faire en sorte donc que le sentiment
d’injustice ne soit pas éprouvé seulement par ceux qui la subissent
directement, mais partagé par une partie croissante de la population.
Il faut (voilà l’enjeu) que la plus large part possible de la population
se sente concernée par le sort réservé aujourd’hui aux agriculteurs,
qu’elle s’alarme de la disparition des exploitations, avec toutes les
conséquences que cela entraîne sur l’ensemble du territoire. Son
second objectif est d’adresser aux pouvoirs publics, avec l’appui de
la population, une fin de non-recevoir.
C’est la vocation des mouvements associatifs et des actions
collectives qu’ils organisent. Il ne m’appartient pas ici de porter un
jugement sur le mouvement des gilets jaunes. Je ne sais si certains
d’entre vous y ont participé, j’imagine que oui. Je ne sais pas non
plus quelle place ont prise les agriculteurs sur les ronds-points et
dans les manifestations qui ont occupé le devant de la scène
pendant de nombreuses semaines. À titre personnel, je suis opposé
radicalement à toute forme de violence et partisan d’actions qui
savent inventer d’autres moyens de s’exprimer. Le pillage, le
saccage, l’incendie, la destruction ne constituent jamais à mes yeux
une option légitime. Mais, quoi qu’il en soit, ce qui a fait pour moi la
« grandeur » de cette action est la chose suivante : elle a permis à
des dizaines de milliers d’individus de sortir de leurs conditions
d’inexistence, en rompant leur isolement. Elle a fait exister, aux yeux
du pouvoir, une parole collective qu’il ne pouvait plus ignorer.
Laissez-moi, pour conclure, citer une phrase du philosophe Michel
Foucault qui exprime de façon admirable les raisons d’être de la
résistance : « Parce qu’ils prétendent s’occuper du bonheur des
sociétés, les gouvernements s’arrogent le droit de passer au compte
du profit et des pertes le malheur des hommes que leurs décisions
provoquent ou que leurs négligences permettent. C’est un devoir de
cette citoyenneté internationale de toujours faire valoir aux yeux et
aux oreilles des gouvernements les malheurs des hommes dont il
n’est pas vrai qu’ils ne sont pas responsables. Le malheur des
hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique. Il fonde un
droit absolu à se lever et à s’adresser à ceux qui détiennent le
3
pouvoir . »
Ces décisions, ces négligences, vous les connaissez mieux que
moi, vous en subissez les conséquences chaque jour qui passe.
Vous appréhendez à juste titre celles qui s’annoncent. Résister, c’est
faire en sorte qu’elles ne constituent pas ce « reste muet de la
politique » qui s’accommode du malheur possible des hommes, au
nom de calculs et d’intérêts qui tiennent pour quantité négligeable
sinon leur droit au bonheur, du moins leur droit à des conditions
d’existence qui ne soient pas inhumaines.
SOMMAIRE
Avant-propos
–I–
– II –
CHAPITRE I - La verticalité du pouvoir - (Retour sur le mouvement des gilets
jaunes)
–I–
– II –
– III –
– IV –
CHAPITRE II - Qu'a fait de nous la pandémie ?
–I–
– II –
– III –
– IV –
–V–
– VI –
– VII –
CHAPITRE III - Du terrorisme, de la terreur et de leurs victimes
– I – L'ambivalence d'un mot
– II – Les critères de la violence
– III – De la violence terroriste
– IV – Le spectre du nihilisme
CHAPITRE IV - Un monde tortionnaire
–I–
– II –
– III –
– IV –
CHAPITRE V - Le piège identitaire
– I – La division de la vulnérabilité
– II – Le déni de l'histoire
– III – La falsification du présent
– IV – Le parti pris de la violence
CHAPITRE VI - L'empire des passions
–I–
– II –
– III –
CHAPITRE VII - La trahison des Lumières
–I–
– II –
– III –
– IV –
–V–
CHAPITRE VIII - Le discrédit de l'Europe
CHAPITRE IX - De l'esprit critique
CHAPITRE X - L'invention scolaire de la singularité
–I–
– II –
– III –
– IV –
–V–
– VI –
– VII –
CHAPITRE XI - Du consentement à la misère
–I–
– II –
– III –
– IV –
–V–
– VI –

ANNEXE - L'esprit de résistance - Allocution prononcée aux rencontres d'été


de Solidarité paysans
–I–
– II –
– III –
– IV –
–V–
– VI –

Du même auteur chez Odile Jacob


DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB

La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence,


2014.
L’Épreuve de la haine. Essai sur le refus de la violence, 2016.
Inhumaines conditions. Combattre l’intolérable, 2018.
Ouvrage publié sous la responsabilité éditoriale de Perrine
Simon-Nahum
www.odilejacob.fr

Suivez nous sur :


1. René Char, « L’âge cassant », dans Œuvres complètes, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 766.
1. Cf. Paul Ricœur, « Le paradoxe politique », dans Histoire et vérité, Seuil,
1955, p. 260-285. Voir également Paul Ricœur, La Critique et la Conviction.
Entretiens avec Marc de Launay et François Azouvi, Calmann-Lévy, 1995,
p. 149 sq.
2. Marc Crépon, Élections. De la démophobie, Hermann, 2012.
3. Michel Foucault, « Je perçois l’intolérable », Journal de Genève : samedi
o
littéraire, 24-25 juillet 1971, cahier 135, n 170 ; repris dans Michel Foucault,
Dits et écrits, 1954-1988, t. II : 1970-1975, Gallimard, 1994, p. 205.
1. Marc Crépon, Le Consentement meurtrier, Le Cerf, 2012.
2. Cf. Bernard Harcourt, « L’urgence de la crise nous fait baisser la garde face
à la surveillance numérique », Libération, 16 avril 2020, p. 18. Après « la
menace sécuritaire élevée du terrorisme », précise-t-il, c’est désormais « la
pandémie qui nous pousse dans les bras de la surveillance technologique »,
et il ajoute : « ce qui est bien sûr parfaitement compréhensible. Le problème,
c’est que ces transitions ont des effets durables qui survivront à ces épisodes
de crise aiguë ».
3. Cf. Byung-Chul Han, « La révolution virale n’aura pas lieu », Libération,
6 avril 2020, p. 20.
4. On rappellera ici la définition que donne Derrida de l’auto-immunité, dans
Foi et savoir (Seuil, 2000, p. 67) : « La réaction immunitaire protège
l’indemnité du corps propre en produisant des anticorps contre des antigènes
étrangers. Quant au processus d’auto-immunisation […] il consiste pour un
organisme vivant, on le sait, à se protéger en somme contre son
autoprotection en détruisant ses propres défenses immunitaires. »
5. Giorgio Agamben, « Une question », dans Quodlibet, 20 avril 2020.
1. Arthur Dénouveaux et Antoine Garapon, Victimes et après, Gallimard,
2019, p. 36.
1. Cf. Marc Crépon, La Culture de la peur, t. I : Identité, sécurité, démocratie,
Galilée, 2008.
2. Sigmund Freud, « Malaise dans la civilisation », trad. fr. et prés. de Marc
Crépon et Marc de Launay, dans Anthropologie de la guerre, Fayard, 2010,
p. 36.
3. Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter
l’insurmontable, trad. fr. par Françoise Wuilmart, Actes Sud, 1995, p. 61.
4. Ibid.
1. C’est aussi la raison pour laquelle la thématique identitaire appartient plutôt
aux politiques de droite – celles que leur doctrine libérale ou ultralibérale
conduit à chercher des compensations de cet ordre.
2. Sur ce point, cf. Marc Crépon, Altérités de l’Europe, Galilée, 2006. La
démonstration qui porte ici sur les « identités nationales » se laisse aisément
transposer à la question si controversée de l’identité européenne. Elle aussi
est hétérogène et relationnelle. Elle est faite de toutes les relations que les
nations européennes ont entretenues les unes avec les autres, mais
également de celles qui les ont liées de façon concurrente aux autres
continents.
3. Sur ce point, cf. Marc Crépon, La Culture de la peur, op. cit.
1. Cf. Christopher Alan Bayly, La Naissance du monde moderne, trad. fr.
M. Cordillot., Les Éditions de l’atelier/Le Monde diplomatique, 2007.
2. Cf. Amartya Sen, La Démocratie des autres, trad. fr. M. Bégot, Payot, 2006.
1. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation
démocratique en France, Gallimard, 1998, p. 12.
2. Cf. Jacques Derrida, L’Autre Cap. Mémoires, réponses et responsabilités,
Éditions de Minuit, 1991.
3. Ibid., p. 16.
4. Ibid., p. 16-17.
5. Ibid., p. 43.
6. Voir sur ce point Marc Crépon, Altérités de l’Europe, op. cit.
7. Jacques Derrida, L’Autre Cap, op. cit., p. 43.
8. Ibid., p. 20-21.
1. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », dans La Crise de la culture,
trad. fr. sous la direction de Patrick Lévy, Gallimard, 1972, p. 224.
2. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Galilée, 1996, p. 65-66.
3. Ibid., p. 68.
4. Jacques Derrida, L’Autre Cap, op. cit., p. 16.
5. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », art. cit., p. 228.
6. Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, op. cit., p. 23.
7. Ibid., p. 104-107.
8. Hannah Arendt, « La crise de l’éducation », art. cit., p. 232-233.
9. Ibid., p. 234.
10. Ibid., p. 238-239.
1. Cf. Marc Crépon, Élections. De la démophobie, op. cit.
2. Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, seuil, 1993.
3. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997 et 2003, p. 11, de
cette dernière édition.
4. Cf. Marc Crépon, Le Consentement meurtrier, op. cit.
5. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 11.
6. Ibid.
7. Ibid., p. 23.
8. Cela vaut aussi bien de la misère, au sens le plus matériel du terme, des
conditions de logement, de la nourriture, de l’accès aux soins, que de la
misère symbolique, celle-là même que Bernard Stiegler, qu’il ne serait pas
inutile de relire dans cette perspective, a longuement décrite dans De la
misère symbolique, t. 1 : L’Époque hyperindustrielle (Galilée, 2004) et t. 2 : La
Catastrophe du sensible (Galilée, 2005).
9. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 31.
10. Ibid., p. 30-31. Je souligne.
11. Ibid., p. 30.
12. Cf. Marc Crépon, La Culture de la peur, op. cit.
13. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 31.
14. Ibid., p. 42.
15. Ibid., p. 43.
16. Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Fayard, 1982.
17. Ibid., p. 14.
18. Ibid., p. 18.
19. Ibid., p. 19.
20. Ibid., p. 27.
21. Cf. Marc Crépon et Bernard Stiegler, De la démocratie participative.
Fondements et limites, Mille et Une Nuits, 2007.
22. Cf. Marc Crépon, « De la démocratie participative, à la croisée des
o
chemins », dans La Démocratie participative, Pouvoirs, 2020, n 175, p. 31-
43.
23. Cf. Hannah Arendt, « La politique repose sur un fait : la pluralité
humaine », dans Qu’est-ce que la politique ?, trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy,
Seuil, 1995, p. 31.
24. Pierre Bourdieu, La Misère du monde, op. cit., p. 9.
25. Ibid., p. 9-10.
1. Le 10 juillet 2019.
2. Solidarité Paysans, Des agriculteurs sous pression : une profession en
souffrance. Rapport d’étude sur les mécanismes psychosociaux en jeu chez
les agriculteurs en difficulté, ministère de de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire
et de la Forêt, mars 2016, p. 9.
3. Michel Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », dans
Dits et écrits. 1954-1988, t. IV : 1980-1988, Gallimard, 1994, p. 707.

Vous aimerez peut-être aussi