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Christophe Perrin travaille au service communication d’un établissement de recherche.

Il a été successivement journaliste, directeur de la communication d’une collectivité


territoriale, chef adjoint de cabinet au ministère de l’Industrie. Il publie, organise des
conférences et anime des débats.

Laurence Gaune est responsable de la communication d’une instance d’expertise sur


l’emploi. Elle a notamment travaillé au service communication de France 5, du Ministère
de l’industrie et d’une grande collectivité territoriale

À chacun sa vérité.
Luigi Pirandello
Sommaire

Préface de Christian Charrière-Bournazel ...

Introduction ...

1. Rémi Barousse ...

2. Jean-Michel Darrois ...

3. Éric Dupond-Moretti ...

4. Gisèle Halimi ...

5. Cédric Labrousse ...

6. Henri Leclerc ...

7. Corinne Lepage ...

8. Olivier Metzner ...

9. Gilles-Jean Portejoie ...

10. Daniel Soulez Larivière ...

Annexes

L’ordre judiciaire ...

Glossaire ...
Cahier pratique

les formations ...

les métiers ...

à consulter ...
Préface

Le lecteur découvrira dans ce livre dix entretiens avec des avocats


que les auteurs ont choisis parmi les 50 000 avocats du barreau
français.
Leurs éminentes qualités ou l’originalité de leur parcours ont
légitimement attiré leur attention. Beaucoup d’autres auraient pu
également les intéresser.
Ce n’est donc pas un livre destiné à signaler une prédilection.
C’est davantage une enquête réalisée sur un groupe de personnes
témoignant de la diversité de ma profession. Chacune, chacun
expose comment il est devenu avocat. En réalité, la question n’est
posée qu’à celles et ceux qui ont fait un juste choix de destinée et
qui ont porté très haut l’estime qui leur est due.
Dans cette collection éditoriale, on ne recherche pas, en effet, à
dissuader le lecteur d’embrasser telle ou telle carrière. La question
« comment je suis devenu… » ne signifie pas : « mon Dieu ! Que
m’est-il arrivé et pourquoi ai-je fait cette bourde ? ». C’est tout le
contraire.
Les récits juxtaposés doivent montrer ce que chacun fait du hasard,
de la chance ou du désir qui l’a porté à embrasser une profession.
Et comme les portraits retenus concernent ceux qui ont réussi, le
livre permet de réfléchir à ce qu’il faut de passion, de ténacité, de
courage et d’endurance pour s’investir dans une activité, au point
de la laisser dévorer son temps et son énergie sans pour autant que
la personne se confonde avec son métier.
Pour ce qui concerne l’avocat, au nom duquel je suis invité à
parler, on ne saurait le devenir sans le goût des autres, sans le sens
de l’indépendance et de la liberté, sans une haute exigence éthique,
même si l’on est le dernier d’une dynastie dont on hériterait la
clientèle et les relations.
L’avocat est celui qui écoute, qui conseille, qui console, qui met en
garde, qui redresse, qui défend et qui fait passer vers des juges une
vérité qui ne se réduit ni à un acte ni à une situation stéréotypée.
L’avocat, ce « passeur d’hommes » comme le définissait Jean-Marc
Varaut, éclaire les juges pour qu’ils prennent l’exacte mesure de ce
qu’un autre a investi de sa liberté dans un acte qu’on lui reproche.
Partout où un pouvoir risque d’écraser l’individu, l’avocat s’érige
en gardien des droits fondamentaux de la personne.
Là où ses confrères sont persécutés ou simplement empêchés
d’exercer la défense de leurs contemporains, l’avocat intervient,
proteste, conjure et devient l’avocat des avocats jusqu’à ce que, à
son tour, il soit contraint d’appeler à l’aide. Rome, même sous
l’Empire autoritaire, avait conçu les tribuns de la plèbe, considérés
comme sacrés et intouchables, ayant le droit de tout dire au nom du
peuple misérable écrasé sous le pressoir.
Les avocats sont aujourd’hui les tribuns de la plèbe universelle, les
pèlerins de l’universel chaos et les sentinelles des libertés.
Chacun de ceux qui se racontent ici, à des moments divers du
temps, a eu à connaître la solitude de celui qui se dresse contre une
poursuite injuste, une loi scélérate ou une procédure scandaleuse.
Dans la cité, l’avocat est soumis au droit comme chacun. Mais il
est des périodes où il doit pouvoir dire non, à ses risques et périls :
c’est l’honneur de la transgression. Pour ne citer qu’elle, Mme
Gisèle Halimi en est le plus bel exemple. C’est à elle que je songe
en terminant cette préface et à qui je rends l’hommage du confrère
ami qui l’admire et de l’ancien bâtonnier qui s’en inspire.

Christian Charrière-Bournazel
Ancien bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris
Introduction

Avec une contribution de Jean Castelain,


bâtonnier de Paris

« Je jure comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité,


conscience, indépendance, probité et humanité. » Tel est le serment
de l’avocat. Cette formule n’a rien d’immémorial. Rédigée par
Gisèle Halimi (voir ici), elle n’a que quelques décennies. Fière de
ses traditions et de ses idéaux, tiraillée parfois par des
conservatismes et des corporatismes, puissamment inventive,
confrontée à des défis majeurs liés aux grandes évolutions qui
bouleversent nos sociétés, la profession offre de multiples visages.
Henri Leclerc, lorsqu’il se bat pour les droits de l’Homme ou
quand il plaide dans une affaire d’infanticide, exerce un métier que
le public connaît et comprend, ne serait-ce qu’à travers les séries
télévisées. La plupart des autres activités des avocats restent
inconnues du grand public alors qu’elles prennent de plus en plus
d’importance : défendre un client en matière civile et commerciale,
plaider au pénal, conseiller, arbitrer, préparer des négociations, etc.

L’advocatus ou orator remonte à la fin de l’Empire romain. Dans


un premier temps, il pouvait s’agir d’amis appelés pour assurer une
défense. Peu à peu, l’orator se professionnalise. Un capitulaire de
Charlemagne daté de 802 fait mention des avocats. Dans le
royaume de France, Philippe III le Hardi rédige une ordonnance
organisant le métier d’avocat en 1274. Parmi les règles se trouve
l’obligation de prêter serment, de défendre des causes justes et de
recevoir un salaire modéré. L’avocat se voit décerner le titre de
« Maître ». En 1327, Philippe de Valois crée le tableau : des
conditions de capacité, un examen professionnel, des
incompatibilités et causes d’exclusion sont instaurés. En 1344, un
arrêt de règlement du Parlement de Paris fixe le premier statut de la
profession. Il distingue les avocats consultants (en manteau
écarlate), les avocats plaidants (en manteau violet) et les auditeurs
ou stagiaires non autorisés à plaider (en manteau bleu).
Sous François Ier, l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) intitulée
« Ordonnan du Roy sur le faid de justice » instaure de nouvelles
règles pour la procédure pénale. Il s’agit de « trouver la vérité des
crimes, délits et excès par la bouche des accusés, si faire se peut ».
L’accusé se voit interrogé sans l’assistance d’un conseil et sans
connaître les charges qui pèsent contre lui. Un extrait de l’article
162 de l’ordonnance est édifiant : « En matières criminelles, ne
seront les parties aucunement ouïes et par le conseil ne ministère
d’aucunes personnes, mais répondront par leur bouche des cas dont
ils seront accusés, et seront ouïes et interrogées comme dessus,
séparément, secrètement et à part. »
Pendant des siècles, les avocats s’apparentent aux chanoines, avec
ce que cela implique de révérence par rapport à la morale
chrétienne. Ils plaident, ils arbitrent, ils consultent, ils conseillent,
précédant en cela ce que nous appelons de nos jours les avocats
d’affaires. Lorsqu’ils plaident, ils se tiennent derrière une barre ou
« barreau » qui délimite un espace clos nommé « petit parc » ou
« parquet » dans lequel interviennent les magistrats du ministère
public et les gens d’armes. On voit là l’origine de quelques-uns des
mots qui nous étonnent aujourd’hui.
À l’orée de la Révolution, Paris compte six cents avocats. En 1790,
la suppression des corporations entraîne celle des barreaux. Si
l’Ordre disparaît, les avocats demeurent, mais la fonction peut être
remplie par n’importe qui. La Révolution modifie radicalement
l’organisation de la justice selon des principes encore d’actualité :
instauration d’une justice de paix pour les petits litiges, des
tribunaux de première instance, des tribunaux de commerce, des
tribunaux criminels, qui deviendront les cours d’assises, et du
tribunal de cassation. La création des tribunaux criminels, avec jury
délibérant, la peine étant prononcée par le juge, ainsi que la loi de
procédure unique pour toute la France, qui prévoit le droit à un
défenseur, constituent les bases de la défense pénale que nous
connaissons. En 1802, les avocats sont rétablis dans leurs
prérogatives. Les Ordres des avocats réapparaissent en 1810, avec
leurs bâtonniers. Pour autant, Napoléon ne les porte pas en grande
estime et il les place sous sa coupe.
Le XIXe voit les droits de la défense gagner du terrain. L’immunité
de l’avocat pendant sa plaidoirie remonte à 1829. La gratuité de la
défense des plus démunis devient obligatoire à partir de 1851. C’est
aussi à cette époque que les avocats, pour défendre la cause de
leurs clients, font leur entrée dans les cabinets des juges
d’instruction. À la fin du XIXe l’avocat a des latitudes
d’intervention. Il peut prendre connaissance du dossier et participer
à un débat contradictoire avec un juge qui instruit et un parquet qui
poursuit, ce qui est un progrès considérable. Jusque-là, on était
dans un modèle inquisitoire pur.
Parallèlement à son activité professionnelle, l’avocat du XIXe siècle
mène souvent une carrière politique. Certains sont attirés par le
pouvoir, d’autres luttent contre. Parmi les célébrités, citons Pierre
Antoine Berryer, dit « Berryer fils » (1790-1868), royaliste mais
libéral, défenseur de la liberté de la presse et du droit divin des
rois ; Jules Grévy (1807-1891), président de la République de 1879
à 1887 ; Léon Gambetta (1838-1882), président de la Chambre des
députés (1879-1881), puis président du Conseil et ministre des
Affaires étrangères. La Troisième République (de 1870 à 1940) a
souvent été surnommée « la République des avocats ». Présidents
de la République, présidents du Conseil, ministres, députés, ils
constituent des réseaux omniprésents et omnipotents.
Il faut attendre le XXe siècle pour que les femmes soient admises au
barreau en la personne de Jeanne Chauvin. Fille de notaire,
deuxième femme de France à obtenir une licence de droit en 1890,
première à soutenir son doctorat en 1893, elle se présente à la cour
d’appel de Paris pour prêter le serment d’avocat. Elle essuie un
refus. Sur la pression des féministes, Raymond Poincaré et René
Viviani font voter une loi, le 30 juin 1899, permettant aux femmes
d’accéder au barreau et de plaider. C’est ainsi qu’elle peut prêter
serment le 7 décembre 1900.
Avec la deuxième guerre mondiale s’ouvre une période noire. Les
avocats appartiennent à ces professions que Vichy veut libérer de
l'« influence juive ». Le statut du 3 octobre 1940 exclut les Juifs
des fonctions de représentation (conseil de l’ordre, bâtonniers) et
un décret de juillet 1941 les soumet à un numerus clausus : leur
présence ne doit pas excéder 2 % du nombre d’avocats dans chaque
cour d’appel. En février 1942, 217 avocats sont ainsi chassés du
barreau de Paris. L’Ordre reste muet ou presque.
À partir des années 1950, de grandes évolutions vont bouleverser
les structures d’exercice de la profession. 1954 voit l’autorisation
d’exercer sous forme d’association. Jusqu’alors, il n’y avait que des
cabinets individuels. En 1971, les professions d’avocats, d’avoués
près les tribunaux de grande instance et d’agréés près les tribunaux
de commerce fusionnent. L’exercice en sociétés civiles
professionnelles est autorisé, un statut de collaborateur est créé,
ainsi que les centres de formation professionnelle. En 1991, la
profession d’avocat fusionne avec celle de conseil juridique et il est
notamment possible d’exercer en société d’exercice libéral ou
comme avocat salarié.
Aujourd’hui, l’émergence du droit pénal des affaires et plus
largement de nombreuses disciplines du droit, la place de plus en
plus importante du droit et de la justice dans notre vie sociale et
professionnelle, le jeu des médias et de l’opinion, la
mondialisation, la dérégulation, la révolution numérique,
l’implication croissante des avocats dans le lobbying et le conseil
en stratégie constituent ce que certains appellent une révolution
culturelle chez les avocats.
Bâtonnier de Paris, Jean Castelain explique : « Dans les années
1960, l’avocat attendait ses clients et exerçait dans son cabinet.
L’avocat d’aujourd’hui propose des consultations à l’extérieur, dans
la ville, dans les entreprises. Il va au contact de ses clients. Il est
plus dans l’ingénierie juridique que dans la performance oratoire.
Tel est le visage de la profession depuis la fusion des avocats avec
les conseils juridiques, en 1991. À Paris, depuis lors, on est passé
de 12 000 à 22 000 avocats. Il faut bien différencier l’activité des
avocats du barreau de Paris et celle des confrères des barreaux de
province. À Paris, une grande partie des avocats tirent les deux tiers
de leur chiffre d’affaires d’activités de conseil et c’est là que
résident les marges de progression : rédaction de contrats,
notamment de contrats de travail, assistance dans des opérations de
cession de fonds de commerces, de reprises d’entreprises, de
fusions, d’acquisitions, de “restructuring” (découpage et
reformatage d’entreprises), accompagnement en matière fiscale,
diagnostic environnementaux, problèmes locatifs, professionnels
ou familiaux. Les barreaux de province sont constitués
majoritairement d’avocats généralistes du contentieux exerçant
seuls.
L’avocat de demain va englober de plus en plus de domaines
d’activités juridiques. En 2011, la profession aura fusionné avec les
avoués à la cour. Il est envisageable que dans vingt ans, les avocats
au Conseil d’État et à la Cour de cassation, aujourd’hui à part,
seront également absorbés. Actuellement encore, avocats et
notaires travaillent côte à côte alors que les uns et les autres
proposent des conseils juridiques. Dans le monde anglo-saxon, il
n’y a pas de notariat. On peut estimer qu’il y a là aussi une
évolution possible. Il y aura très certainement aussi des avocats
dans les entreprises, comme en Espagne, en Italie, en Allemagne ou
en Angleterre. L’avocat va devenir naturellement l’homme du droit,
du conseil, du contentieux, du contrat et du conflit, de la
négociation et de l’arbitrage. Je pense que nous verrons de plus en
plus de grands cabinets pour une raison simple : les coûts des
locaux, des personnels, des systèmes informatiques, de la
documentation, des assurances, etc., deviennent de plus en plus
élevés. Je pense aussi que l’on va aller vers une plus grande
spécialisation des avocats. Il n’est pas imaginable de faire à la fois
du droit public, pénal, commercial, prud’homal, civil… alors que le
droit devient de plus en plus compliqué. Les avocats auront une
dominante forte, c’est à cette condition qu’ils pourront donner des
conseils adaptés. Il y aura par ailleurs toujours une place pour des
petites structures. D’une part des cabinets de proximité qui
traiteront les divorces, les problèmes locatifs, etc., d’autre part ce
que les Anglo-Saxons appellent des “boutiques” et que nous
appelons des “niches”. Dans ce cas, il s’agit de cabinets regroupant
une dizaine de personnes maximum, qui développent une expertise
absolue dans des spécialités précises. Cela correspond à ce que font
aujourd’hui Olivier Metzner ou Georges Kiejman par exemple. »

Concernant les évolutions dans le domaine pénal, l’analyse de


maître Castelain est la suivante : « l’abolition de la peine de mort,
en 1981, s’est inscrite dans une conception moderne de la
répression pénale. Cette démarche s’est poursuivie avec la
judiciarisation de la phase policière de la procédure : dans un
premier temps l’arrivée de l’avocat a été permise à la vingtième
heure de la garde à vue, puis dans un second temps à la première
heure. Lors de ce moment délicat, il peut s’entretenir avec son
client. Gageons que demain, dès la garde à vue, il aura accès au
dossier et pourra assister aux interrogatoires. Autrement dit, la
phase policière de la procédure va devenir la première phase
judiciaire du procès pénal. Je pense que l’on arrivera à la
suppression du juge d’instruction dans la mesure où son maintien
ne correspond pas à un procès moderne. Cela étant, on ne pourra
supprimer le juge d’instruction que si les moyens budgétaires sont
débloqués pour permettre aux personnes accusées de se défendre
efficacement. En d’autres termes, si vous ne donnez pas à l’avocat
de la défense les moyens de demander des expertises et de faire
mener des investigations, vous aurez un parquet qui poursuivra
avec les moyens de l’État et des personnes poursuivies qui seront
dans une situation évidente d’infériorité. Sur le plan budgétaire, il
va falloir mieux prendre en compte le besoin de droit. Beaucoup a
été fait pour le droit à l’éducation ou le droit à la santé, mais on n’a
pas satisfait le droit au droit. On ne l’a pas suffisamment satisfait
pour les plus pauvres malgré l’aide juridictionnelle. On ne l’a pas
satisfait du tout pour les classes moyennes, pour qui l’accès à
l’huissier, à l’expert, à l’avocat, au notaire ou à l’avoué constitue
un coût souvent dissuasif. Dans une société évoluée, les gens
doivent avoir non seulement des droits, mais aussi les moyens de
les faire respecter. »

Les chiffres aimablement communiqués par l’Observatoire du


Conseil national des barreaux (www.cnb.avocat.fr) donnent de
précieux renseignements sur la démographie et les revenus moyens
de la profession. Ils permettent aussi de mesurer à quel point l’écart
entre Paris et la province est énorme. En décembre 2009, les
données étaient les suivantes : la France comptait 50 314 avocats
(+14 % en cinq ans et + 38 % depuis 2000). 52% des avocats
avaient moins de 39 ans. Les femmes comptaient pour 50,5 % de
l’effectif. 41 % des avocats étaient rattachés au barreau de Paris.
35,6 % des avocats exerçaient en mode individuel, 29,6 %
exerçaient en tant que collaborateurs, 28 % étaient associés, 6,5 %
exerçaient en tant que salariés non associés. Sur les dix dernières
années, la croissance de l’effectif des avocats collaborateurs (+63
%) est supérieure de 15 points à celle de l’effectif total. Le chiffre
d’affaires correspondant à l’activité des avocats était de plus de 10
milliards d’euros en 2005 (donnée la plus récente disponible),
généré pour 27 % par les particuliers, pour 69 % par les entreprises
et pour 4 % par les administrations et collectivités territoriales.
(source INSEE)
En 2007, le revenu annuel moyen de la profession s’établissait à 74
189 euros et le revenu médian à 45 005 euros. Rappelons que le
revenu médian partage exactement en deux la population : la moitié
de la population dispose d’un revenu plus élevé que le revenu
médian, l’autre moitié d’un revenu moins élevé. L’écart entre le
revenu moyen et le revenu médian reflète des disparités de revenu
importantes au sein de la profession suivant l’implantation, le
secteur d’activité et l’âge. On constate des écarts notamment liés à
la zone géographique de l’exercice, ainsi, à Paris, en 2007, le
revenu annuel moyen (97 593 euros) a été supérieur de près de 72,7
% au revenu annuel moyen observé en province (56 497 euros). En
dix ans, le revenu annuel moyen a progressé de 42,7 % en euros
courants ce qui correspond à une augmentation de 23,1 % en euros
constants.
« Le fossé s’est agrandi entre les différents modes d’exercice de la
profession avec, à chaque extrême, les grands cabinets anglo-
saxons, spécialisés en matière économique et financière, et des
avocats menacés de paupérisation, qui assistent dans des conditions
difficiles les plus modestes de nos concitoyens », constatait le
président de la République dans la lettre de mission adressée en
2008 à Jean-Michel Darrois pour fixer les orientations de son
rapport sur la « grande profession du droit ». De fait, un avocat sur
quatre, en France, gagne moins de 2 000 euros par mois
d’honoraires. Malgré cette situation, le nombre d’avocats ne cesse
de croître, à tel point que certains souhaiteraient l’instauration d’un
numerus clausus, à l’image de ce qui existe pour les notaires.

Plus que jamais, la justice et les avocats occupent l’actualité, qu’il


s’agisse d’un grand procès, d’un dossier brûlant ou de projets de
réformes. 2008 a vu la réforme de la carte judiciaire, autrement dit
la modification de la répartition des tribunaux en France. Le
« comité Léger », baptisé du nom du magistrat qui l’a présidé, a été
chargé de formuler, également en 2008, des propositions visant à
réformer la procédure pénale. Il a notamment proposé la
suppression du juge d’instruction, dont l’existence est d’ailleurs
remise en question depuis des décennies déjà. La « commission
Darrois », toujours en 2008, a été chargée de proposer une
réflexion tendant à réformer la profession d’avocat. L’explosion du
nombre des gardes à vue – plus de 800 000 en 2009 – suscite débat
et questions. Tout le monde s’accorde sur le fait que le budget
consacré à la justice, notamment le financement de l’aide
judiciaire, est très largement insuffisant. Le président de la
République a demandé de trouver des pistes nouvelles. Que va-t-il
sortir de ces réflexions ? Quelles propositions seront retenues ? Les
mois et les années qui viennent le diront. Toujours est-il qu’il est
important de suivre ces débats parce qu’ils nous concernent tous.
Comme le signale Jean-Michel Darrois dans l’introduction de son
rapport : « En permanence, tout au long de sa vie chacun accomplit
des actes juridiques. Acheter dans un magasin nourriture, meubles,
vêtements, c’est conclure un contrat, comme se marier, emprunter,
louer un appartement ou constituer une société. Certains actes sont
quotidiens, accomplis sans difficultés, alors que d’autres sont
complexes et lourds de conséquences. Chacun peut être confronté
un jour à la justice. Il s’agit toujours d’un moment grave puisqu’il
concerne la famille, l’honneur, la sécurité, la propriété, l’emploi,
l’argent et, bien sûr, la liberté […] Dans une société, le rôle dévolu
à l’État induit celui reconnu au droit et à la justice. Un État de droit
est celui dont les règles de droit gouvernent les relations sociales,
plutôt que la volonté des puissants. Ainsi, la Convention
européenne des droits de l’Homme, dans son préambule, affirme
que les États membres ont un patrimoine commun de traditions
politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. »
Bien entendu, les avocats jouent un rôle déterminant dans ce
paysage et dans ces évolutions, c’est pourquoi il est d’autant plus
important de mieux les connaître, d’entendre leur voix, de
découvrir leurs analyses.

Les avocats dont les entretiens sont ici rassemblés présentent


chacun un profil hors du commun. Évidemment, il n’est pas
question de prétendre donner au lecteur une vision complète de la
profession à partir de ces dix parcours. Cent n’auraient pas suffi.
Pour autant, chacun recouvre un domaine à la fois vaste et
précisément identifié de manière à ce que l’ensemble constitue un
panorama large et varié. Rémi Barousse a été magistrat avant
d’opter pour la carrière d’avocat ; Jean-Michel Darrois, avocat
d’affaires, a été missionné par le président de la République pour
piloter une commission de réflexion sur la profession d’avocat ;
Éric Dupond-Moretti s’illustre mois après mois par des
acquittements extraordinaires ; Gisèle Halimi, célèbre pour ses
prises de position contre la torture et pour le droit des femmes,
poursuit ses combats avec toujours autant de pugnacité ; Cédric
Labrousse, le plus jeune de cet aréopage, a été le premier secrétaire
de la conférence du stage du barreau de Paris en 2009, à l’aube de
sa carrière, il pose un regard passionnant sur le monde de la justice
et l’univers carcéral ; Henri Leclerc fait partager avec une humanité
saisissante ses luttes et ses engagements pour les droits de
l’Homme ; Corinne Lepage illustre l’importance que ne cesse de
prendre le droit de l’environnement ; Olivier Metzner, précurseur
dans le domaine du droit pénal des affaires, propose un véritable
exposé méthodique sur la préparation d’un procès ; Gilles-Jean
Portejoie, membre du comité Léger mis en place pour réfléchir à
une réforme de la procédure pénale, raconte la vie du pénaliste
familier des cours d’assises ; Daniel Soulez Larivière, spécialiste
des crises et des catastrophes industrielles, porte également une
réflexion écoutée sur les institutions. Comme pour suivre un fil
rouge, chacun a été amené à s’exprimer sur les aspects principaux
des projets de réformes dont on parle le plus, en particulier la
suppression du juge d’instruction. Les points de vue diffèrent, les
analyses se rejoignent par moments et divergent à d’autres. Cette
variété de vues laisse toute sa place aux interrogations et aux
doutes. Les avocats le savent bien, rien n’est plus dangereux que la
Vérité avec un V majuscule.
1.

Rémi Barousse

Après avoir exercé de 1990 à 2007 en tant que magistrat, il a


rejoint le cabinet d’avocats Salans. La première partie de sa carrière
l’a amené à traiter tout ce qui relève de la compétence du juge
judiciaire : litiges du quotidien, grande criminalité organisée,
contentieux de masse, litiges plus techniques, etc. Attiré par
l’aspect libéral de la profession d’avocat, il aborde essentiellement
des questions relatives au contentieux commercial, notamment
bancaire, et au droit pénal des affaires.
1961
Naissance à Toulouse (Haute-Garonne)

1988-1990
École nationale de la magistrature

1990-1992
Juge au tribunal de grande instance de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique)

1992-2000
Juge chargé du tribunal d’instance de Perpignan (Pyrénées-Orientales)

2000-2007
Successivement ou concomitamment président du tribunal de commerce, président du
tribunal du travail, juge de l’application des peines, président du tribunal correctionnel,
à Nouméa (Nouvelle Calédonie)

2007
Vice-président placé auprès du premier président de la cour d’Aix-en-Provence
(Bouches-du-Rhône)
Prestation de serment d’avocat « Avocat of counsel », à la SCP Salans et associés, Paris
La vocation

« Tout ce qui est imposé arbitrairement m’insupporte. Les


premières images qui m’ont marqué à la télévision ont été celles du
coup d’État de Pinochet au Chili, en 1973. J’avais 12 ans. Le
bombardement du palais de la Moneda au moment du renversement
d’Allende et toute cette brutalité m’avaient bouleversé. Depuis ma
tendre enfance, j’abhorre la violence et les injustices. Au départ, il
y a ce terreau de révolte contre les décisions imposées par la force,
surtout si elles sont arbitraires. À la télévision, on voyait aussi des
avocats, notamment Robert Badinter au moment du procès Buffet
et Bontems. Je les écoutais attentivement. Leurs discours me
plaisaient. Je me souviens de Badinter tenant tête à la foule qui le
conspuait et hurlait à la mort de Buffet et Bontems. C’était très
impressionnant. J’ai compris qu’on pouvait s’opposer à la force par
le droit. Que le droit était un moyen de résister.
Pour autant, je n’ai pas rêvé d’être avocat depuis mon enfance. Je
n’ai aucun juriste dans la famille. Mon père était conservateur de
musée. À la maison, on recevait des artistes.
J’ai eu un parcours assez agité à l’adolescence. J’ai même arrêté le
lycée. À 14 ans, j’ai fait une fugue de deux mois et demi, je voulais
faire le tour du monde. L’aventure s’est arrêtée au Maroc et m’a
amené devant le juge des enfants.
Quand j’ai finalement eu le bac, par miracle, j’ai souhaité passer le
concours de l’ENA (École nationale d’administration). J’ai donc
fait du droit administratif et public. Je suis arrivé jusqu’en DEA
(diplôme d’études approfondies, Bac + 5), et là je me suis demandé
si l’ENA était vraiment ma vocation. Étais-je fait pour être chef de
bureau au ministère des Anciens Combattants ? Je ne savais pas
quoi faire.
Une amie qui venait d’obtenir le concours de l’ENM (École
nationale de la magistrature) m’a suggéré de le passer, ce que j’ai
fait. Je l’ai réussi en 1988. Durant cette préparation, je me suis
intéressé au rôle des avocats. J’ai hésité. En fait, le parcours à
effectuer m’a paru complexe et risqué : je ne connaissais personne
dans ce milieu. J’imaginais les difficultés qu’il y avait pour réussir
à vivre de ce métier. J’ai préféré suivre l’École nationale de la
magistrature. Là, vous apprenez, vous récitez, vous passez le
concours, vous êtes rémunéré. Vous êtes dans la fonction publique.
J’ai été magistrat pendant dix-huit ans. Petit à petit, j’ai vu
comment fonctionne la justice, comment travaillent les avocats. Je
me demandais souvent ce que j’aurais fait à la place des avocats
que je voyais plaider. Je me disais qu’un jour ou l’autre, j’aimerais
bien devenir avocat, ou au moins me reconvertir. Je ne savais en
fait pas précisément, ni dans quel métier du droit, ni comment. »

Le cursus

« J’ai donc fait un DEA de droit et l’école de la magistrature. Je me


souviens qu’à l’ENM, l’avocat Daniel Soulez Larivière était venu
présenter son livre Les juges dans la balance. Nous étions à l’école
depuis un trimestre. J’avais été choqué de voir comment il avait été
chahuté parce qu’il remettait en cause le modèle de la magistrature
française, la formation, le fonctionnement de l’ENM. C’était
surprenant de voir ces auditeurs de justice (c’est ainsi que l’on
appelle les élèves de l’ENM) défendre déjà leur profession, alors
qu’ils avaient réussi le concours un trimestre auparavant. J’ai
toujours eu un peu de distance et d’esprit critique par rapport à mes
fonctions et par rapport au corps de la magistrature.
Sorti de l’école, je souhaitais un poste de juge non spécialisé dans
un TGI (tribunal de grande instance), pour avoir une expérience
large. Il y a des juges spécialisés : juge des enfants, juge de
l’application des peines, juge d’instruction, et des juges non
spécialisés : ceux qui siègent aux audiences, devant les avocats. On
ne parle jamais d’eux dans la presse, pourtant ce sont eux qui
rendent les jugements. Ils composent les tribunaux correctionnels
ou les tribunaux de grande instance, et ils rendent des jugements en
matière civile.
Dans chaque juridiction, une assemblée générale des juges se tient
chaque année au cours de laquelle ils se répartissent les services. Il
y en a qui veulent faire plus de pénal, donc ils vont en
correctionnelle. Il y a ceux qui veulent faire plus de civil, et ceux
qui veulent faire les deux. C’est un peu une négociation de
marchand de tapis.
Pour mon premier poste, j’ai été juge au TGI de Saint-Nazaire.
Pendant deux ans, j’ai fait tout ce que fait un juge non spécialisé
dans une juridiction de taille moyenne, des affaires familiales au
contentieux civil en passant par la correctionnelle. C’était un
excellent poste d’observation. J’étais tout jeune, peut-être trop. Ce
n’est pas une bonne chose de confier ce genre de poste à de si
jeunes magistrats. Je me retrouvais face à des gens plus âgés que
moi qui mettaient sur la table toute leur vie privée, leur vie
sentimentale et leurs problèmes financiers.
Ensuite j’ai demandé ma mutation dans le Sud. J’ai obtenu le poste
de juge au TGI de Perpignan, chargé du tribunal d’instance. Le
tribunal d’instance est une juridiction de proximité. Là, j’ai exercé
dans tous les services, de juge des tutelles en passant par le tribunal
paritaire des baux ruraux, le contentieux à la consommation, le
surendettement, et bien sûr le contentieux civil qui constituait
l’essentiel de mon activité.
J’ai siégé régulièrement à la cour d’assises. Il y a eu quelques
affaires d’assassinats défrayant la chronique. Je me rappelle
notamment d’un artiste qui vivait de façon solitaire dans un village
des Pyrénées-Orientales et qui avait hébergé à son domicile deux
jeunes autostoppeurs. Dans la nuit, il s’est précipité dans leur
chambre et les a lardés de coups de couteau. Je siégeais aussi au
tribunal de grande instance, et donc en correctionnelle. On avait
toutes les affaires de drogue qui transitait par la frontière
espagnole, les chargements de cannabis qui venaient du Maroc. On
voit toutes les nationalités, tous les âges, toutes les catégories
socioprofessionnelles qui acheminent du cannabis par Le Perthus,
du gramme à la tonne.
Pendant huit ans à Perpignan, j’ai multiplié les expériences. J’étais
ravi quand je pouvais découvrir de nouveaux services.
Après Perpignan, j’ai voulu plus d’exotisme. Je suis allé six ans en
Nouvelle-Calédonie où j’ai été nommé juge placé auprès du
premier président de la cour d’appel de Nouméa. Dans les cours
d’appel, le président dispose d’un ou de plusieurs juges destinés à
être placés dans les tribunaux du ressort pour venir en support, ou
remplacer des juges absents. La fonction m’intéressait parce que là
aussi vous pouvez être amené à faire des choses très variées. La
particularité en Nouvelle-Calédonie, c’est qu’un juge de première
instance peut aussi siéger à la cour d’appel. J’avais également des
audiences correctionnelles dans les îles. Le tribunal, en Nouvelle-
Calédonie, pour se rapprocher des justiciables, organise des
audiences “foraines”. Dans les îles Loyauté par exemple. C’était
assez folklorique parce qu’on arrivait avec nos costumes
d’audience, on se mettait dans une salle improbable au bord de la
plage et on jugeait les Kanaks. Nous étions les seuls Européens.
En France, les tribunaux de commerce sont composés
exclusivement de juges non professionnels, à savoir des
commerçants élus par leurs pairs. En Nouvelle-Calédonie, le
président du tribunal de commerce, lui, est un professionnel. Celui
de Nouméa étant décédé, on m’a demandé de le remplacer. En
même temps j’étais membre à la chambre d’instruction de la cour
d’appel. J’ai continué les audiences “foraines” correctionnelles
dans les îles. J’ai aussi fait un petit peu de tribunal du travail. Il n’y
a pas de conseil des prud’hommes. Ce qui était intéressant, c’était
la découverte d’une autre culture, et un aspect juridique particulier,
puisque là-bas on applique le droit coutumier. J’ai découvert qu’il y
avait deux catégories de citoyens : les citoyens de droit commun,
comme vous et moi, et les citoyens de droit coutumier, qui sont
enregistrés à l’état civil coutumier et qui sont soumis au droit
coutumier. Ce sont les Kanaks. Quand il y a un litige entre deux
personnes qui répondent au droit coutumier, le juge siège avec
deux assesseurs coutumiers, c’est-à-dire des gens désignés par le
chef coutumier, qui informent le juge de la coutume applicable. Je
suis le seul avocat de Paris à être spécialisé en droit coutumier
kanak.
À la tête du tribunal de commerce de Nouméa, la Nouvelle-
Calédonie ayant une grosse activité économique, je me suis
retrouvé face à des chefs d’entreprise, avec des bilans à analyser.
C’était une expérience très enrichissante.
Puis ce fut le retour en métropole pour prendre mon poste de vice-
président placé auprès du premier président à la cour d’appel
d’Aix-en-Provence. C’était un grade supérieur par rapport à celui
de juge placé auprès du président, que j’avais à Nouméa. J’étais
aussi à la disposition du président de la cour d’appel, qui vous
place soit à la cour d’appel, soit dans les tribunaux du ressort.
J’étais essentiellement entre le TGI de Grasse et celui de Nice. Je
devais notamment remplacer le président de la chambre de
construction au TGI de Grasse, autrement dit, la chambre chargée
de traiter les litiges immobiliers de toute la Côte d’Azur. Là, j’ai
découvert la mafia aux assises à Nice. J’avais été envoyé pour
juger le parrain du milieu niçois. Je suis resté six mois à Aix.
J’étais déjà en train de négocier pour venir à Paris en tant
qu’avocat.
Le facteur déclenchant a été ma mutation à la cour d’appel d’Aix-
en-Provence. J’avais le sentiment que cela sentait la poussière au
sens propre comme au sens figuré. Je ne me voyais pas rester vingt
ans de ma vie encore à rédiger des arrêts. Il fallait que je change de
métier. Je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. J’ai 45 ans, ce
n’est pas à 55 ans que je vais le faire.
J’ai pris rendez-vous avec le premier président de la cour d’appel
pour lui donner ma demande de mise en disponibilité, qu’il devait
remettre au garde des Sceaux. À ma grande surprise, il l’a
extrêmement bien pris. Il m’a dit que c’était une excellente idée,
j’ai presque senti chez lui une pointe de regret de ne pas l’avoir
fait. Il m’a donc encouragé dans cette voie. J’avais déjà rencontré
un associé du cabinet Salans. J’ai fait ma demande officielle pour y
entrer. »

Expériences d’avocat
Avocat d’affaires

« En France, il n’y a qu’à Paris que l’on trouve des grands cabinets
internationaux. Le cabinet Salans a été créé en 1978 par des
avocats français et américains. Il compte près de 800 avocats, 21
bureaux dans 16 pays, dont des pays émergents.
Je pensais que je n’aurais pas eu ma place dans une petite structure
en province. Il faut vivre. J’ai trois enfants à charge. Je ne me
voyais pas créer mon propre cabinet. J’avoue que cela aurait été
mon rêve absolu. Je me suis dit : soyons plus réaliste.
Je n’ai pas eu à apporter de clients. Je n’ai pas acheté de parts. J’ai
été reçu par le « managing partner », autrement dit, l’avocat associé
qui est élu par les autres pour gérer le bureau parisien. J’avais une
autre opportunité, mais j’ai choisi Salans qui est le seul cabinet
international à avoir un bureau à Nouméa et un bureau à Papeete.
Mon expérience calédonienne les intéressait parce qu’il y a
beaucoup de spécificités juridiques à Nouméa, hormis le droit
coutumier. Ce n’est pas tout à fait le droit français qui s’applique.
Dans les cabinets, soit vous êtes associé, dans ce cas vous avez une
part du bénéfice, soit vous avez un contrat de collaboration libérale,
dans ce cas vous êtes comme un prestataire de service. On vous fait
une rétrocession d’honoraires. Je suis « of counsel ». Il y a une
hiérarchie spécifique dans les cabinets anglo-saxons. C’est
l’antichambre de l’association. C’est un peu un test, une sorte de
période d’essai. Ne me connaissant pas, ils n’allaient pas me
prendre comme associé tout de suite.
Alors que je suis dans ce cabinet depuis 2007, j’ai aussi un rôle
d’apporteur d’affaires. À ce stade, c’est nécessaire. Il y a des
affaires que j’apporte via mon relationnel, et des clients satisfaits
qui en attirent d’autres. Cela prend du temps. Les dossiers que
j’amène ne comptent encore que pour un petit pourcentage de mon
activité.
Dans les cabinets internationaux, vous n’avez pas un rapport aux
clients comme dans des cabinets de taille moyenne. Vous avez le
plus souvent un dossier avec un contact par téléphone ou par mail,
en général avec un directeur des services juridiques. Cela étant,
c’est tel associé qui a tel client. Un associé du cabinet peut décider
qu’il a besoin de mon aide, et dans ce cas je traite. En fonction du
dossier, je mène une action en justice, je rédige les contrats, etc.
Chaque mois, je facture un montant fixe au cabinet Salans auquel
s’ajoute un petit intéressement sur les honoraires facturés au titre
des dossiers traités. Lors de mes premières rencontres avec des
clients, je n’étais pas très à l’aise, notamment quand il s’agissait de
parler d’honoraires. J’ai encore du mal dans ce rapport marchand.
Je fais principalement du contentieux – c’est ce que je préfère –
qu’il s’agisse de contentieux de droit des affaires, de propriété
intellectuelle, de droit social, de droit des sociétés. Je n’aime pas le
rapport de force violent, mais j’aime le combat judiciaire. Dans le
contentieux il y a de la stratégie, qui est le fond du droit, et de la
tactique, qui ressort du domaine de la procédure. Du fait de mon
parcours, je suis à l’aise dans ce domaine.
À titre d’exemple, je gère tout le contentieux d’un groupe de
promotion immobilière : contentieux avec sa banque, problèmes
avec les entreprises qui font les travaux, etc.
Pour un autre client, en l’occurrence la République populaire de
Chine, opposée à Taïwan, il s’agit de savoir qui est propriétaire des
bâtiments consulaires qui avaient été achetés par la République de
Chine de Tchang Kaï-chek à Tahiti. Cela mêle à la fois le droit,
l’histoire et la géopolitique. J’ai été amené à étudier la façon dont
Mao a pris le pouvoir, à chercher comment la République
nationaliste s’est réfugiée à Taïwan, à savoir comment la France a
continué à reconnaître la République nationaliste. Pour cette
affaire, nous sommes actuellement devant la Cour de cassation ».
Les « magouilles » de Miloseviç

« Parmi les dossiers clés que j’ai eu à mener, je citerai celui de la


Banque de Serbie, qui était attaquée par une banque française. La
question était de savoir si la Banque de Serbie était le successeur de
la Banque nationale de Yougoslavie ou pas. Je représentais la
Banque de Serbie en défense.
Nous étions au cœur des magouilles de Slobodan Miloseviç, l’ex-
président yougoslave. Je rappelle que Miloseviç a été arrêté par la
police serbe pour détournement de fonds publics. Au départ, il était
un cadre de la banque. Quand il est arrivé au pouvoir, il a nommé
un de ses amis dirigeant de la Banque francoyougoslave. Dans les
recherches que j’ai faites, j’ai vu que cette officine bancaire à Paris
a été un des outils utilisés par Miloseviç pour détourner de l’argent,
mais aussi pour financer l’effort de guerre civile yougoslave. Avant
l’embargo de l’ONU sur la Yougoslavie, Miloseviç avait fait
transférer les devises de la Banque nationale de Yougoslavie à cette
officine bancaire française. Il y en avait pour 75 millions d’euros.
En contrepartie, cette banque, à Paris, s’était engagée à financer les
entreprises ou les banques yougoslaves, sur un bout de papier qui
faisait quelques lignes. En cas de défaut de paiement des
entreprises, cette officine parisienne pouvait se payer sur les avoirs
de la Banque centrale de Yougoslavie, où qu’ils soient dans le
monde. Curieux accord. Comme par hasard, cette officine a fait des
prêts colossaux, jamais remboursés, à d’obscures entreprises
situées au fin fond de la Yougoslavie. Elle a fait tellement de
choses border line que la commission bancaire a décidé sa
liquidation. Le liquidateur chargé de récupérer les créances qu’elle
pouvait avoir a ressorti l’accord avec la Banque centrale de
Yougoslavie, disant que celle-ci devait régler tous les prêts
impayés. Il s’est donc retourné contre la Banque de Yougoslavie,
juste avant l’éclatement du pays et, par conséquent, celui de la
banque. Ensuite, il s’est retourné contre la Banque de Serbie, disant
qu’elle était le successeur de la Banque de Yougoslavie. Il lui a
donc réclamé les 75 millions d’euros, plus les intérêts. On arrivait à
100 millions d’euros. Avec une histoire de procédure, j’ai réussi à
mettre nos adversaires au tapis. Il faudrait qu’ils attaquent les six
ex-Républiques yougoslaves pour tenter d’avoir gain de cause. J’ai
passé un an à faire des recherches historiques dans les archives, j’ai
dû consulter les interrogatoires de Miloseviç devant le Tribunal
pénal international, les rapports des commissaires aux comptes de
la Banque de Serbie. Le liquidateur vient de faire appel et cette
affaire va se poursuivre devant la cour d’appel. »

Première plaidoirie

« J’ai plaidé pour la première fois devant la cour d’appel de Pau en 2007. Je
suis arrivé le cœur battant. Cela se passait dans une petite salle. C’était une
histoire de droit bancaire. Il n’y avait pas de public mais pour moi, c’est
comme si j’avais plaidé pour la première fois aux assises. Je me retrouvais
de l’autre côté de la barre. J’étais ému. Une fraction de seconde j’ai eu
comme un vertige identitaire. Un peu plus et j’allais repasser de l’autre côté
de la table, là où j’avais toujours eu l’habitude de siéger en tant que
magistrat. Comme j’étais demandeur, j’ai dû plaider en premier. À peine
avais-je exposé mon dossier que l’avocat adverse m’en a mis plein la figure.
En tant que juge, vos propos ne sont jamais critiqués publiquement. Là, je me
suis entendu expliquer que je n’y connaissais rien au droit, que j’étais
totalement incompétent. J’ai trouvé qu’il était gonflé quand même de me
critiquer de cette façon-là. Évidemment, il fallait que je m’y habitue. Je me
suis dit : Maintenant, tu es avocat ! »
Les figures marquantes

« La figure de l’avocat, pour moi, c’est Robert Badinter à la sortie


du procès Buffet et Bontems, avec sa force de conviction, sa
rigueur, sa fermeté sur les principes.
J’ai également toujours admiré l’agilité intellectuelle de Jean-Denis
Bredin. C’était encore l’avocat à la française des années 1970. Ce
type de profil tend à disparaître. Je pense souvent à quelqu’un qui
n’est pas avocat, mais qui pour moi est une figure emblématique du
rôle de défenseur : M. Polutele. C’est un nom wallisien. À Wallis-
et-Futuna il n’y a pas d’avocats, mais il existe des citoyens
défenseurs. Ce sont des gens qui souhaitent défendre bénévolement
leurs concitoyens. Ils demandent à être inscrits sur une liste dressée
par le président de la cour d’appel de Nouméa. Ils n’ont pas le
costume de l’avocat, mais ils en ont le rôle. À Mata-Hutu, ils
plaident devant n’importe quelle juridiction, pour toutes les
affaires. De temps en temps, des avocats viennent de Nouméa, mais
c’est très compliqué de venir sur les îles. J’ai pu voir à plusieurs
reprises M. Polutele, qui était professeur de géographie à Wallis-et-
Futuna, et je l’ai trouvé excellent. Il avait le sentiment de participer
à une œuvre collective. Je l’ai vu devant la cour d’assises, devant le
tribunal correctionnel. C’était un excellent médiateur. Il servait
d’interface entre les deux systèmes, certaines personnes ne parlant
pas le français. »

Regard sur la profession


« La profession évolue, les réformes ou les projets de réformes se
succèdent. Dans ce paysage, si je devais m’attacher à une
disposition en particulier, ce serait la suppression du juge
d’instruction. C’est une vaste hypocrisie de dire que le juge
d’instruction est indépendant. Il n’est indépendant ni des services
de police, ni du procureur. Son indépendance joue sur peut-être
0,001 % des affaires. Le juge d’instruction a théoriquement deux
fonctions : préserver les libertés individuelles, rechercher la vérité
judiciaire. Dans ces deux missions, il a échoué. On s’imagine qu’il
est omnipotent, mais il est très contraint par la procédure. Il est
saisi pour un fait précis et il délègue ses pouvoirs à la police par
commission rogatoire. La quasi-intégralité de l’enquête n’est pas
faite par le juge d’instruction, mais par la police. C’est la police qui
place en garde à vue, qui auditionne. Si la police découvre de
nouveaux faits, le juge d’instruction ne peut même pas se saisir lui-
même. Il est obligé de demander au procureur de le saisir. On
prétend que si on le supprime, les riches pourront mieux se
défendre que les pauvres, qu’il y aura une justice à deux vitesses.
C’est déjà le cas. Si vous avez un bon avocat que vous payez bien,
il va utiliser tous les recours possibles. La justice à deux vitesses
existe déjà. Il faut une refonte complète de la procédure pénale et
du système pénal. Nous sommes l’un des rares pays où il y a des
juges d’instruction. En Allemagne, il n’y en a pas et pourtant c’est
un système démocratique, idem en Italie et la justice ne fonctionne
pas plus mal qu’en France.
Sur un plan général, je dirais que le côté humain de la profession se
perd au profit de la technicité, or l’avocat doit conserver un côté
homme d’expérience proche de l’individu tout en maîtrisant ce côté
technique. Beaucoup d’avocats sortent des écoles de commerce. De
moins en moins ont fait une fac de droit avec les humanités
juridiques et culturelles qui sont le fondement du droit. On devient
spécialiste d’un article, dans un environnement mondial. Il y a un
peu un barreau à deux vitesses : les grands cabinets internationaux
où vous avez la technicité et les petits cabinets qui ont un côté plus
humain. Ce sont deux modes d’exercice assez différents. Je regrette
cette scission.
Je pense qu’il est indispensable maintenant, du fait de la
mondialisation du droit, d’avoir une expérience à l’international, de
faire un stage ou une partie de ses études à l’étranger. Il faut aussi
avoir une expérience professionnelle dans un autre secteur, par
exemple dans le service juridique d’une entreprise. Comme je le dis
en plaisantant, j’ai fait six ans de droit, deux ans d’ENM, dix-huit
ans de magistrature… je suis enfin prêt à devenir avocat.
En ce qui me concerne, le métier répond tout à fait à mes attentes.
En revanche, je me rends compte de toute la difficulté
d’appréhender la dimension commerciale de cette activité. La
clientèle se fait petit à petit. C’est très long. On ne mesure pas cet
aspect commercial quand on est magistrat. Un magistrat va traiter
les dossiers de la même façon, quels que soient les enjeux. Pour un
avocat, ce n’est pas évident. J’ajouterais que le métier est
profondément individualiste. En France, les grands cabinets sont
récents. Les gros cabinets se veulent des entreprises, mais ce sont, à
mon sens, des juxtapositions d’individualités.
Autant quand vous êtes magistrat vous pouvez rester dans votre
cocon, autant quand vous êtes avocat, il est indispensable d’être
ouvert aux autres. Il faut avoir une vie sociale riche pour se créer
un réseau relationnel indispensable. Quand je cherchais où exercer,
le « managing partner » d’un gros cabinet parisien m’a expliqué
que ses maîtres lui avaient conseillé d’organiser deux dîners par
semaine pour se créer ce réseau. Il s’y tient rigoureusement depuis
plus de trente ans. C’est un vrai travail d’entretenir un réseau. Je
m’impose une vie sociale. Il faut être plus ouvert aux amis d’amis.
Il faut écrire des articles dans les revues juridiques afin de se faire
connaître. Salans dispose d’un service marketing. Nous organisons,
par exemple, des petits déjeuners avec des directeurs juridiques de
grands groupes. Le réseau et le développement commercial sont
importants. On peut être idéaliste, mais il faut aussi pouvoir vivre
de son métier. De nombreux avocats ont du mal à boucler les fins
de mois. Un révélateur : la loi sur les redressements et liquidations
judiciaires est devenue applicable aux professions libérales depuis
le 1er janvier 2006. Plusieurs centaines d’avocats ont dû déposer le
bilan. Le revenu moyen des avocats n’est pas élevé. C’est très
difficile de s’en sortir en étant dans une structure individuelle.
Si vous souhaitez réussir, c’est un métier que vous ne pouvez pas
faire à moitié. Vous devez vraiment vous investir. Vous êtes sous
tension en permanence. Vous ne pouvez pas vous déconnecter
complètement, même en vacances. Cela me convient. J’aime être
sous tension permanente. Si je devais retourner dans la
magistrature, ce serait contraint et forcé. »
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En cas de malheur (1959), Claude Autant-Lara
« J’ai vu pour la première fois ce film quand je devais avoir 20 ans. Je l’ai revu
ensuite alors que j’étais avocat. Bien entendu, j’y ai été d’autant plus attentif. Il
m’a touché tout d’abord parce qu’il montre ce qu’il ne faut pas faire : tomber
amoureux de sa cliente et prendre le problème d’un client comme une affaire
personnelle. Dans ce métier, il s’agit de s’investir, mais de garder une distance,
un recul nécessaire. Le deuxième aspect qui m’intéresse est que cette œuvre
montre l’image de l’avocat artisan, le prototype même de l’avocat des années
1950 qui a disparu ou presque. Enfin, la dimension proprement artistique du film
est remarquable.

Brigitte Bardot est sublime, comme Jean Gabin et Edwige Feuillère. Gabin joue le
rôle de maître André Gobillot, le bourgeois, l’avocat d’expérience. Brigitte Bardot
est une fille paumée qui devient sa cliente. Il se perd en la défendant. Son monde
s’écroule par amour pour elle. Tout cela est superbement mené. »

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À CONSULTER
www.salans.com
2.

Jean-Michel Darrois

Fusions-acquisitions, droit boursier, contentieux et arbitrage


international sont les spécialités de ce maître de la négociation que
la presse présente comme « l’avocat le plus puissant de France ». Il
défend et conseille les patrons du CAC 40 et les grands banquiers.
Son cabinet serait le plus rentable de la place de Paris selon les
médias. Missionné par le président de la République pour piloter
une commission de réflexion tendant à réformer la profession
d’avocat, il a rendu son rapport en mars 2009.
1947
Naissance à Paris

1971
DESS de droit public à Assas
Débuts au cabinet Bernard Dupré

1972
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat
Inscription au barreau de Paris

1978
Installation avenue Foch, Paris XVIe

1981
Ouverture du cabinet avenue Victor-Hugo, Paris XVIe

1987
Association avec Philippe Villey et Emmanuel Brochier
2001-2003
Membre du conseil de l’Ordre

2006
Président du Comité de droit des sociétés du CCBE (Conseil des barreaux européens)

Depuis 2007
Professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris

2009
Président de la commission sur la réforme des professions juridiques
La vocation

« Ma mère et son frère étaient avocats. Tous deux me conseillaient


plutôt de ne pas suivre cette voie. Ils m’expliquaient que le métier
était difficile, mal payé, que la charge de travail était lourde. Ma
mère est née à Alger. Elle s’est spécialisée dans l’enfance
délinquante. Mon père, originaire de Blida, a été pharmacien
militaire, puis il a exercé dans un laboratoire de produits
pharmaceutiques. Mes parents se sont mariés à la fin de la Seconde
Guerre mondiale et ils ont quitté l’Algérie pour Paris en 1945. Ma
mère a installé son cabinet avenue Foch, dans le XVIe
arrondissement, où se situait également notre appartement. C’est là
que je suis né, en 1947. Pendant mes années de lycée à Janson-de-
Sailly et même au cours de mes études supérieures, je n’avais pas
de projet professionnel. À l’époque, quand on n’avait pas de
vocation, on faisait du droit. J’ai donc entamé des études de droit à
l’université Panthéon-Assas. J’ai obtenu un DESS de droit public
en 1971. Parallèlement, après la première année de droit, je suis
entré à Sciences Po. Mes parents voulaient que je sois haut
fonctionnaire. Étant un fils obéissant, j’ai donc présenté l’ENA
(École nationale d’administration). J’ai été admissible à l’écrit,
mais recalé à l’oral. Un ami de mes parents, Bernard Dupré, lui-
même avocat, m’a persuadé de rejoindre son cabinet. J’ai accepté.
J’ai prêté serment en décembre 1972, alors que je travaillais déjà
avec lui. Je suis ensuite devenu son collaborateur. C’était un
homme de grand talent, un excellent plaideur. Ses conclusions
étaient toujours remarquablement présentées aux magistrats sous
forme de documents organisés et bien écrits, ce qui ne se faisait pas
encore à l’époque. Son cabinet, situé du côté du quai aux Fleurs,
dans le IVe arrondissement de Paris, avait l’aspect d’une sorte de
cave très sombre de style haute époque, sa passion. À partir de ce
moment-là, je me suis intéressé à la défense. Plus exactement, je
me suis mis à aimer convaincre les juges, mes interlocuteurs lors
des négociations et les clients, ce qui est souvent le plus difficile.
C’est vraiment chez lui qu’est né mon amour du métier. »

Le cursus

« Durant mes études, je me suis plus consacré à Sciences Po qu’à


l’université. À Assas, certains professeurs étaient extrêmement
intéressants et brillants. Pour autant, on n’acquérait pas de méthode
de travail. Les enseignants de Sciences Po m’ont bien formé et
beaucoup apporté sur le plan méthodologique. Je me souviens en
particulier de Jacques Rigaud, conseiller d’État, qui a été aussi P-
DG de RTL pendant vingt ans. C’était un esprit remarquable, très
organisé, un excellent pédagogue. C’est là aussi que j’ai connu
Laurent Fabius, qui est devenu par la suite Premier ministre de
François Mitterrand, de 1984 à 1986. Il était le meilleur élève de
ma promotion. J’étais l’un des plus médiocres. Cela nous a
rapprochés. Nous avons traversé les États-Unis ensemble, sac au
dos. On se connaît depuis 1968. Nous n’avons jamais cessé de nous
voir. Lorsqu’il a été impliqué dans l’affaire du sang contaminé, il a
traversé une période terrible. Je n’ai pas été son unique avocat,
mais il s’est adressé à moi.
J’ai aussi beaucoup appris chez Bernard Dupré. Il pensait que ses
collaborateurs devaient apprendre en l’observant. Nous travaillions
dans le même bureau. J’étais en permanence avec lui. Il a été parmi
les premiers à se présenter comme avocat d’affaires et à se
spécialiser en pénal financier. Très orienté vers le contentieux
fiscal, il préparait ses dossiers en profondeur. Il avait le goût de
plaire à ses clients, de leur expliquer la stratégie qu’il voulait
mettre en œuvre. Son contact avec les juges était facile... à ceci
près qu’un juge l’ayant une fois mis en cause, Dupré l’a défié en
duel et lui a envoyé ses témoins. C’était une autre époque. La vie
au palais de justice était très intense. Les avocats se retrouvaient
tous les jours à la buvette pour échanger des idées sur les affaires et
des méchancetés sur les confrères. Et puis un jour nous nous
sommes fâchés. Je ne me souviens même plus du motif de notre
désaccord. Je me suis fait un point d’honneur de ne pas partir avec
ses clients. En propre, j’en avais un seul. Mon père était mort.
J’étais fils unique. Je n’avais pas beaucoup d’argent. J’ai donc
rejoint l’appartement et le cabinet de ma mère, qui exerçait encore.
Au début, elle m’a donné quelques coups de main. J’ai eu une
secrétaire un après-midi par semaine, puis deux, puis toute la
semaine. Assez singulièrement, comme j’étais jeune et disponible,
des avocats plus âgés me demandaient d’intervenir à leurs côtés
lorsqu’ils avaient des dossiers qui ne touchaient pas leur spécialité.
L’un d’eux, Gilles Dreyfus, se présentait comme “l’avocat des stars
et la star des avocats”. Il m’a proposé de m’occuper avec lui d’un
dossier fiscal pour Johnny Halliday. C’est le premier procès
médiatique dans lequel j’ai joué un rôle. Je me suis ensuite occupé
de son divorce. Je défendais cette fois les intérêts de Sylvie Vartan.
Les célèbres avocats Roland Dumas et Paul Lombard m’ont
également fait travailler. Voici comment je suis progressivement
entré dans la profession. Au fil des mois, j’ai pris des
collaborateurs. La configuration des lieux n’était pas adaptée. Nous
avons même dû investir la cuisine de l’appartement. Quand un
matin j’ai trouvé un collaborateur qui apportait des croissants à ma
petite amie, je me suis dit qu’on ne pouvait pas continuer. Cette
installation a duré jusqu’en 1981. Avec des amis, nous avons alors
créé un cabinet groupé, avenue Victor-Hugo. Nous prenions tous
les dossiers qui se présentaient. Nous avions chacun nos affaires.
L’un des associés était un grand spécialiste des procédures
collectives. Un autre, extrêmement original, était à la fois avocat à
Paris et à New York. Nous partagions les dépenses et non les
profits. Nous travaillions beaucoup ensemble. C’était très amusant
et amical. Nous avons créé en commun un cabinet à Hong Kong. À
l’époque, il n’y avait pas de cabinet français à l’est de Strasbourg.
Même le conseil de l’Ordre a trouvé ça bizarre. Cette aventure a
duré trois ans. C’était extrêmement sympathique, mais peu
rentable. L’économie hongkongaise étant cyclique, une crise nous a
mis en faillite. Depuis je n’ai plus envisagé d’implanter de cabinet
à l’étranger.
Au milieu des années 1980, je suis beaucoup intervenu dans des
procédures concernant des sociétés en difficultés. C’était la crise du
textile. L’époque où Bernard Arnault a repris l’empire Boussac. En
1987, ma rencontre avec Philippe Villey a été déterminante. Assez
vite, nous avons décidé de nous associer. J’ai quitté le cabinet dans
lequel j’étais. Nous avons aussi associé Emmanuel Brochier, qui
était mon collaborateur. Nous sommes restés dans le même
immeuble de l’avenue Victor-Hugo. Nous avons simplement
changé d’étage. Une véritable synergie s’est instaurée avec
Philippe Villey, lui s’affirmant comme un remarquable juriste, moi
comme négociateur. Ensuite, la chance a joué. Des opportunités se
sont présentées. Nous nous sommes occupés de la vente de la
maison de couture et de parfums Yves Saint Laurent à Elf-Sanofi.
Je connaissais bien Alain Minc, qui dirigeait la holding Cerus,
propriété de Carlo de Benedetti, alors au sommet de son prestige.
En 1988, je suis donc allé en Belgique pour travailler avec Carlo de
Benedetti, qui entendait devenir le premier actionnaire de la
Société générale de Belgique, via Cerus. Au début, j’ai assez peu
travaillé sur ce dossier. La manœuvre était plutôt entre les mains
d’avocats américains et belges. J’ai vu comment ils opéraient.
C’était une véritable guerre entre Carlo de Benedetti et le groupe
français Suez, dans lequel j’avais des amis. En fin de compte,
quand il a fallu trouver une solution à la situation qui était devenue
extrêmement compliquée, je l’ai en grande partie négociée. Ce qui
fait que lorsque Suez a lancé une offre sur la société d’assurances
Victoire, on a fait appel à moi. Puis Nestlé est venu nous trouver
pour lancer une OPA (offre publique d’achat) sur Perrier.
Finalement, nous faisions partie des rares spécialistes de ce genre
d’opérations un peu complexes et importantes que l’on appelle
fusion-acquisition. L’expression “fusion-acquisition” recouvre les
différents aspects du rachat d’une entreprise par une autre.
L’entreprise acquise peut conserver son intégrité, ou bien être
fusionnée à celle qui achète. L’OPA, qui a pour but la prise de
contrôle d’une société, est un type de fusion-acquisition. À
l’époque, il s’agissait d’offres hostiles et médiatiques. Il y a eu
aussi des opérations qui n’étaient pas hostiles comme le rachat
d’Yves Saint Laurent par Sanofi.
Progressivement, le nombre de collaborateurs s’est accru. Les
collaborateurs sont devenus associés. Avec les plus anciens des
principaux associés, nous nous sommes demandé si nous devions
travailler entre nous tranquillement et prendre notre retraite, ou si
nous voulions créer un cabinet qui pourrait assurer la pérennité de
ce que nous avions essayé de faire. Nous avons choisi la deuxième
solution. Nous avons associé d’autres personnes. Le cabinet
compte cinquante-cinq avocats. Il y a un peu plus de vingt associés
et un peu plus de trente collaborateurs. Nous sommes toujours au
même emplacement, à ceci près que nous louons beaucoup plus
d’appartements dans l’immeuble. »

Expériences d’avocat
Défendre et négocier

« Le métier d’avocat d’affaires consiste à accompagner les


entrepreneurs dans leurs projets. Nous leur donnons des conseils,
nous les aidons à négocier et à rédiger des contrats. Qu’il s’agisse
de fusions-acquisitions ou de négociations de contrats
commerciaux, le droit joue évidemment un rôle fondamental dans
l’apport de l’avocat, mais si vous gagnez la confiance du client, il
viendra ensuite vous interroger sur sa stratégie à long terme, sur la
manière d’envisager l’avenir. Nous débordons du strict cadre du
procès contentieux et du droit pur. Pour autant, nous restons avant
tout avocats. Nous ne sommes pas des banquiers. Au-delà des
questions de disciplines et de techniques, défendre constitue notre
raison d’être. Que ce soit devant un juge ou dans une négociation,
que cela concerne la fortune, l’honneur, la liberté ou la famille, un
avocat assure une défense. Pour cela, il lui faut convaincre. Nous
sommes très attachés à cet aspect du métier. Pour que les jeunes qui
passent chez nous apprennent à convaincre, nous faisons en sorte
qu’ils soient aptes à plaider devant les tribunaux. Plaider est l’âme
de ce métier. Dans beaucoup de cabinets d’affaires, on incite les
avocats à ne pas plaider. Ici, ce n’est pas le cas. C’est profondément
utile dans la pratique des affaires pour plusieurs raisons. D’abord
on connaît mieux le droit en ayant fréquenté les juges qu’en ayant
seulement une lecture très théorique du Dalloz. Ensuite, si l’on
parvient à convaincre un juge, qui est en général un interlocuteur
plutôt taciturne, on parviendra à convaincre quelqu’un en discutant
avec lui.
Dans ce cabinet, les avocats ont des personnalités, des spécialités et
des âges différents. Certains écrivent des livres ou défendent les
sans-papiers. Les uns sont plus à l’aise dans des dossiers alors que
d’autres préfèrent la plaidoirie et la négociation. Nous voulons que
les uns et les autres travaillent ensemble en apportant leurs savoirs
et leurs talents personnels. La base de notre clientèle est française :
les patrons du CAC 40, les banques. Parfois les banques peuvent
être prescriptrices et nous recommander. Nous avons aussi des
clients étrangers faisant des opérations en France. Beaucoup plus
rarement des clients étrangers faisant des opérations chez eux.
C’est dommage car c’est plutôt amusant de se confronter à des
habitudes et à des systèmes différents. C’est plus exotique. »
Opérations commando

« Les affaires les plus connues sont toujours des OPA hostiles, des
batailles qui se terminent par une négociation. Il s’agit d’user de
moyens juridiques, médiatiques et financiers pour se placer dans la
situation la plus favorable en vue d’une négociation. Nos
interventions dépendent en partie du moment auquel nous sommes
impliqués dans l’affaire. Certains clients viennent très en amont. Il
est alors possible d’élaborer une stratégie, de lancer une offre à un
prix donné et de l’augmenter, ce qui est la démarche classique. Le
travail consiste à imaginer les défenses que les adversaires vont
mettre en face pour essayer d’anticiper le jeu des uns et des autres.
Il faut se présenter dans la presse et auprès des pouvoirs publics de
la façon la plus aimable possible. Toujours anticiper. Celui qui
devine ce que va faire l’autre avant même que l’autre y pense
gagnera toujours. Lorsque les clients viennent plus tard, on maîtrise
moins les événements. Il faut s’adapter.
Les méthodes ont évolué avec les années. Nous avons mené de
nombreuses opérations en 1992. Nous avons aidé François Pinault
à prendre le contrôle du Printemps et à racheter Conforama. Nous
avons aidé Nestlé à prendre le contrôle de Perrier contre la famille
Agnelli. Il y avait beaucoup à faire et c’étaient vraiment des
opérations commando. Nous travaillions en petites équipes
composées de quatre ou cinq personnes dont un ou deux banquiers.
Progressivement, il y a eu de plus en plus de gens, de plus en plus
de banquiers. Les banquiers et les clients veulent être couverts par
des écrits juridiques, des documents qui leur expliquent ce qui se
passe. Chacun s’efforce de limiter les risques. Les avocats font eux
aussi en sorte de ne pas trop engager leur responsabilité. Les
affaires sont plus longues, plus lourdes, plus techniques. Ce n’est
pas toujours nécessaire, mais c’est ainsi. Nous devons
fréquemment élaborer des documents en anglais, parfois même
entre sociétés françaises. Il faut expliquer à des avocats implantés à
travers le monde ce qui se passe en France, leur détailler nos
usages. On travaille toute la journée et le soir, il faut faire le point
avec eux, ce qui est extrêmement énervant et fatigant. Les
explications sont longues. Il faut leur décrypter les méthodes et le
droit français. Les négociations se poursuivent tard dans la nuit. Il
faut, en général, renégocier après une première négociation. Ces
pratiques viennent des États-Unis. Le jeu consiste à montrer qui est
le plus costaud, qui tiendra mieux le coup. Quand on trouve une
solution, on rédige le contrat. C’est épuisant mais excitant… à ceci
près qu’avec l’âge, cela excite de moins en moins. C’est un peu
l’image traditionnelle de l’avocat d’affaires. On travaille, on se
dispute, on voyage, on revient. Nous, ici, nous insistons sur le fait
que nous plaidons, que pour nous, c’est très important. J’ai même
voulu aller plaider une fois en cour d’assises pour voir ce que
c’était. Je n’étais pas seul, cela aurait pu être trop dangereux pour
le client ! »

Un cabinet français de niche

« Nous apportons à nos clients un service complet dans le cadre d’un cabinet
français de niche. Nous sommes différents d’un cabinet de type anglosaxon
dans la mesure où nous nous limitons à un créneau spécifique. Droit des
sociétés, fusionsacquisitions, concurrence, fiscalité, tout cela est lié. Nous
ajoutons le contentieux, soit devant les tribunaux, soit en arbitrage.
L’arbitrage est un mode de résolution des conflits par l’intermédiaire d’un
tribunal arbitral composé d’un ou de plusieurs arbitres. Cela permet de régler
un litige sans passer par les tribunaux de l’État, mais par une juridiction
arbitrale, en confiant le différend à un ou plusieurs particuliers choisis par les
parties. C’est une spécialité propre. Nous ne sortons pas de ces domaines.
Nous ne faisons pas de droit du travail ni de droit de la famille ou de droit de
la propriété intellectuelle et nous ne sommes implantés qu’à Paris.
Les cabinets anglo-saxons essayent de fournir à leurs clients un service
complet, partout dans le monde. Notre stratégie est différente. Nous
développons un service plus personnalisé, moins uniforme. Nous sommes en
mesure de faire de la haute couture. »

Les figures marquantes

« Alain Minc a joué un rôle important dans mon parcours. Je l’ai


rencontré pour la première fois dans une banque à New York en
1979. À l’époque, j’avais l’idée d’ouvrir un cabinet là-bas. Au
moment où je prenais l’ascenseur, un jeune garçon est arrivé. Il m’a
dit : “After you”. J’ai tout de suite entendu qu’il était français. Nous
avons commencé à parler et nous sommes devenus amis. Nous ne
nous sommes pas quittés depuis. Nous nous appelons tous les jours.
Il m’a vraiment aidé. Quand on lui demandait le nom d’un avocat,
il en citait sans doute plusieurs, mais le mien en priorité. Ensuite, il
m’a fait comprendre l’importance de disposer d’un maximum
d’informations pour être efficace au service de ses clients. Il m’a
aussi incité à ne pas me conformer aux modes de pensée habituels,
à tenter de trouver des idées différentes de celles des autres. Pour le
reste, mon seul modèle d’avocat a été mon premier patron. J’ai
rencontré beaucoup de grands avocats. J’ai plaidé avec ou contre
eux. L’inspiration m’est plutôt venue parce que je me suis dit que je
ne pouvais pas faire comme les autres grands avocats que j’ai
rencontrés. Je ne peux pas plaider comme eux. Je ne peux pas
prendre les choses comme eux. C’est plutôt en travaillant avec mes
clients que cela m’est venu. Je ne peux pas dire que j’ai imité
quelqu’un pour travailler comme je le fais. »
▬▬▬▬▬

Odilon Redon
« Tout à fait récemment, j’ai vu chez un grand collectionneur américain un dessin
d’Odilon Redon, un peintre symboliste de la fin du XIXe siècle. En premier plan,
l’artiste a dessiné des barreaux. Derrière apparaît le visage d’une petite fille dont
on distingue plus précisément les yeux assez mélancoliques. Au premier regard,
on pense évidemment qu’elle est emprisonnée, puis on réalise que c’est elle qui
est dehors et que c’est nous, les observateurs, qui sommes en prison. Ce dessin
illustre la liberté de l’artiste et l’emprisonnement du spectateur dans sa vision
étriquée du monde. »
▬▬▬▬▬

Regard sur la profession

« Les grands cabinets américains et anglais s’installent en France et


prennent de plus en plus de place dans l’exercice du droit et le
conseil des entreprises. Les avocats français sont peu présents à
l’étranger. Il y a en France une sorte d’animosité grandissante entre
les notaires et les avocats. Il fallait analyser les raisons de ces
situations, réfléchir à la façon d’apaiser les tensions et de
moderniser l’exercice du droit. Dans cette perspective, j’ai été
mandaté par le président de la République en juin 2008 pour
présider une commission de réflexion tendant à réformer la
profession d’avocat avec, comme objectif, la création d’une grande
profession du droit. Le rapport a été remis en avril 2009.
J’ai été désigné parce que le président de la République me connaît,
et parce que j’ai une certaine légitimité ayant été membre du
conseil de l’Ordre.
Ce fut un long travail pour lequel j’ai voulu collaborer avec des
gens qui n’étaient ni avocat, ni notaire, ni huissier, de manière à
éviter les corporatismes. Nous avons auditionné un nombre
considérable de personnes issues de toutes les professions du droit,
notamment des avocats américains et anglais et même des clients.
Nous nous sommes finalement retrouvés sur un certain nombre de
recommandations, partant d’observations : les professions du droit
sont multiples et leurs complémentarités insuffisantes ; le droit et
les juristes jouent un rôle peu important en France, comparé à
d’autres pays ; le grand public associe presque toujours les avocats
exclusivement à l’idée de procès.
Les professions du droit recouvrent deux grandes catégories de
personnes. L’une comprend celles qui font du droit à titre
principal : avocats, juges, notaires, juristes d’entreprises. Les
huissiers et les commissaires priseurs sont des professions
d’exécution que l’on a mis un peu à part. J’ai pensé que ce n’était
pas le cœur du problème. La seconde regroupe celles qui font du
droit à titre accessoire, notamment les experts comptables et les
conseillers en management. Fallait-il aller, comme la lettre de
mission nous en laissait la possibilité, vers une fusion totale et
proposer que tous s’appellent “avocat” ? Nous avons considéré que
pour des raisons juridiques, historiques et politiques, une telle
fusion aurait été impossible. Les notaires, en particulier, n’étaient
pas d’accord.
Nous nous sommes attachés à trouver des outils destinés à montrer
que les avocats ne sont pas là seulement pour la chicane. Ils
peuvent notamment éviter des procès en apportant leurs
compétences pour rédiger de bons contrats et des accords de
pacification. C’est ainsi qu’est née l’idée de proposer un acte
d’avocat. Nous n’avons pas repris l’idée, qui existait déjà, de leur
permettre d’établir les mêmes actes que les notaires. Nous avons
préféré une démarche différente dans la mesure où les notaires ont
des prérogatives de puissance publique que les avocats ne peuvent
pas avoir. Dans notre esprit, l’acte d’avocat pourrait être un moyen
visible de renforcer la sécurité juridique d’une démarche ou d’un
contrat. Il s’agit bien de sécurité juridique dans la mesure où
actuellement, trop de gens signent des contrats sans même les lire.
Si vous donnez une caution à votre enfant, vous ne savez pas
jusqu’où cela peut vous entraîner. Si vous contractez un emprunt et
que vous n’êtes pas conseillé, cela peut donner des catastrophes. Le
fait que les avocats puissent intervenir en contresignant un acte
montrerait qu’ils l’ont étudié, que leur responsabilité est engagée et
qu’ils ont bien éclairé le client.
Pour des raisons plus ou moins bien fondées, des corporations sont
accrochées à leurs privilèges. Nous avons proposé de préserver
leurs spécificités juridiques, mais d’ouvrir ces professions, même si
cela se révèle assez compliqué. Le nombre de notaires est
quasiment invariant depuis un siècle. À 8 500, ils réalisent le même
bénéfice global que les 50 000 avocats que compte le pays. Cela
pose tout de même un problème. Les jeunes doivent pouvoir plus
aisément accéder à cette profession. De la même manière, il faut
leur ouvrir les portes du Conseil d’État ou de la Cour de cassation.
Nous avons suggéré l’idée que les juristes puissent fusionner au
sein de structures d’exercice. Pour le client, ce serait une bonne
chose de pouvoir consulter un avocat, un notaire et un expert
comptable travaillant ensemble. Du fait de questions de
déontologies différentes, c’est un peu complexe. Nous avons donc
essayé de proposer des méthodes permettant de les rapprocher le
plus possible.
Plutôt que de rêver une profession unique, qui semble chimérique,
nous avons proposé d’aboutir à une profession unifiée par une
approche commune. Nous avons pensé que les futurs avocats,
notaires, huissiers, juristes et magistrats pourraient suivre le même
cursus pendant quelques années avant de se spécialiser. Il serait
bon, par exemple, que ceux qui veulent devenir avocat sachent
comment travaillent les juges et inversement. Cela inciterait les uns
et les autres à mieux se comprendre. Nous avons recommandé la
création d’une grande école des professionnels du droit, sur le
modèle de ce qui existe à peu près dans tous les pays où la
communauté des juristes est puissante, où le droit est important.
Enfin, comme le président de la République l’avait demandé, nous
avons présenté des propositions pour améliorer la défense des plus
démunis et leur accès au droit. Cela pose la difficile question de
l’aide juridictionnelle. En France, son budget est de 300 millions
d’euros. En Angleterre il atteint 3 milliards. Certes cela ne recouvre
pas exactement les mêmes choses, mais le rapprochement des
chiffres est frappant. Du fait de la crise et des difficultés
économiques, le budget attribué par l’État pour l’aide
juridictionnelle est plutôt destiné à se réduire. Pour autant, les
justiciables doivent être bien défendus et les avocats payés sur ces
fonds doivent être rémunérés à peu près normalement, ce qui n’est
pas le cas aujourd’hui.
Nous avons suggéré, pour les clients qui gagnent correctement leur
vie, de développer les contrats de protection juridique. La plupart
des gens qui ont une carte bancaire ou un contrat multirisque
habitation sont couverts par de tels contrats sans même le savoir.
Actuellement, cela ne concerne que des accidents d’auto et des
secteurs précis. Leur extension, pour des prix de l’ordre d’une
trentaine d’euros par an, est une première solution. Nous avons
aussi proposé, pour ceux qui disposent de revenus modestes,
d’augmenter le financement de l’aide juridictionnelle par la mise en
place d’un fonds abondé par tous les professionnels exerçant une
activité juridique et non plus par les seuls avocats. Telles sont les
principales idées que nous avons formulées.
Le président de la République a demandé à la garde des Sceaux
d’élaborer un projet de loi sur le fondement de ces
recommandations. Toutes ne seront pas retenues, mais cela a
suscité beaucoup de réflexions et de discussions. Nous avons
souligné des problèmes, avancé des propositions. Nous verrons ce
qui en sortira concrètement.
La réforme de la procédure pénale est un autre grand chantier en
cours. Les évolutions dans ce domaine sont d’autant plus délicates
à appréhender que l’on touche aux libertés publiques. Je ne suis pas
hostile à la suppression du juge d’instruction, point clé de cette
réforme, bien au contraire. Les juges d’instruction traitent peu
d’affaires. Leur disparition éventuelle renforcera les droits de la
défense dans toutes les affaires qui ne passent pas aujourd’hui par
eux. Les avocats interviendront plus tôt et plus souvent au cours de
la garde à vue. La procédure sera la même pour tout le monde. Si le
barreau est en mesure de faire face, si les victimes peuvent avoir
des avocats efficaces qui font leur travail en amont de l’audience
aussi bien auprès des juges que du parquet et de l’opinion publique,
les dossiers ne pourront pas être enterrés. Sur ce point, nous
retrouvons la nécessité de répondre à la question de l’aide
juridictionnelle. Il faut à tout prix éviter une justice qui ne
fonctionne que pour les personnes fortunées capables de se payer
un enquêteur ou un détective alors que les pauvres ne le peuvent
pas.
L’autre question clé concerne l’indépendance du parquet. Je
comprends ceux qui veulent un parquet indépendant, mais les
parquets doivent poursuivre de la même manière un même délit,
qu’il soit commis à Lille ou à Marseille, or quand ils sont
indépendants, ce n’est pas aussi simple. Il faut donner aux juges les
moyens de trancher les difficultés qui peuvent survenir entre la
défense et l’accusation. Il faut un parquet, des avocats et des juges
dont le périmètre d’intervention soit clair et légitime. »
▬▬▬▬▬

À CONSULTER
www.darroisvilley.com

Maître Jean-Michel Darrois est Commandeur de la Légion d'honneur et Chevalier de

l'ordre national du Mérite.


3.

Éric Dupond-Moretti

Pénaliste réputé pour le nombre d’acquittements qu’il a obtenus


aux assises – plus de quatre-vingt-dix à ce jour – il a notamment
défendu Roselyne Godard la « boulangère » d’Outreau, Jean
Castela soupçonné d’avoir commandité l’assassinat du préfet
Érignac en Corse, Jacques Glassmann, auteur des révélations qui
ont fait éclater l’affaire de corruption dans le football connue sous
le nom de VA-OM. Il devait aussi défendre Jean-Pierre Treiber lors
du procès prévu en avril 2010, avant que celui-ci ne se suicide.
1961
Naissance à Maubeuge (Nord)

1983
Maîtrise de droit
Année d’étude au Centre de formation professionnelle des avocats
Stage chez Jean Descamps
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)

1984
Prestation du serment d’avocat
Inscription au barreau de Lille (Nord)

1985
Premier secrétaire de la conférence du stage du barreau de Lille
Stage professionnel chez Éric Lewalle, associé de José Savoye, à Lille

1986
Ouverture du cabinet Dupond-Moretti boulevard Carnot, à Lille (transféré en 1989 rue
de la Monnaie)

1991
Ouverture du cabinet Dupond-Moretti et Squillaci, rue Royale, à Lille

2006
Audition devant la commission d’enquête sur l’affaire d’Outreau
La vocation

« Christian Ranucci a été guillotiné en juillet 1976. J’étais dans ma


quinzième année. La nouvelle est tombée à la radio alors que
j’avais passé une partie de la nuit à fumer des Gitanes avec des
copains à l’occasion d’une fête de lycée. C’est à partir de ce
moment-là que j’ai voulu devenir avocat. L’idée d’être seul contre
tous pour soutenir quelqu’un, sans même parler de sa culpabilité ou
de son innocence, me plaisait. Devenir une espèce de chevalier
blanc nourrissait mon romantisme adolescent. Cela confortait aussi
mon côté un peu anar. Léo Ferré et Georges Brassens
m’enthousiasmaient. Je chantais Merde à Vauban et Gare au
gorille. J’avais déjà un goût profond pour les mots. Il est toujours
extrêmement difficile d’expliquer la naissance d’une vocation. Cela
répond aussi à des mécanismes irrationnels et inconscients. On est,
comme je le plaide souvent, le fruit de son histoire.
Sommairement, mon histoire personnelle est la suivante : je suis un
enfant unique né à Maubeuge d’un père ouvrier qui est mort
lorsque j’avais 4 ans et d’une mère femme de ménage immigrée
italienne. Ma mère a vécu ensuite avec un compagnon que j’ai
aimé, mais disons que mon père m’a manqué. Attention ce n’est
pas du Zola ! Mais cela entre en ligne de compte. Lorsque Ranucci
a été exécuté, j’étais dans un lycée privé à Fourmies, dans
l’Avesnois. Ma scolarité ne pêchait pas par les résultats, mais après
quelques problèmes disciplinaires assez sérieux, ma mère avait dû
m’inscrire là, chez les curés. Ces années ont été difficiles. J’avais
un sentiment d’étouffement alors que j’ai sans cesse nourri une
sorte d’exaltation pour la liberté. Cela suscitait en moi de la révolte.
En première, ils n’ont plus voulu de moi. Je me suis retrouvé chez
d’autres curés, à Valenciennes cette fois. J’avais bien dans l’idée de
devenir avocat pénaliste, mais on m’a contraint à passer un bac
scientifique, plus coté selon mes enseignants. Un adolescent qui
n’est pas issu du milieu judiciaire et qui n’a aucune vraie référence
dans cet univers, ce qui était mon cas, se saisit de ce qu’il trouve
dans la presse, dans la littérature, la vie quotidienne et cela se mêle
à ce qu’il imagine. Cela m’a amené à comprendre de manière
intuitive que le métier d’avocat était fait pour moi. Je me dis
souvent qu’il y a peu de différence entre ce que j’imaginais du
métier alors que je n’en connaissais rien et la façon dont je le vis
aujourd’hui. Est-ce que je transforme ce que je pensais de façon
subjective ? Est-ce une réalité ? Je penche pour la deuxième
réponse. Et l’idée d’être seul contre tous me plaît toujours autant. »

Le cursus

« Une fois le bac en poche, en 1979, il était évident pour moi que je
devais faire du droit. Je me suis inscrit à Lille. C’est la première
fois que j’allais vivre dans une grande ville. Le choc. J’avais grandi
à Cousolre, une petite commune à côté de Maubeuge. Certes,
j’avais ensuite vécu à Fourmies puis à Valenciennes, mais cela n’a
rien à voir. J’ai emménagé dans une chambre d’étudiant. J’avais
commencé à travailler régulièrement après le lycée dès l’âge de 15
ou 16 ans. J’ai fait de même à la fac. J’ai été barman. J’ai travaillé
dans la restauration et en boîtes de nuit. J’ai même creusé des
caveaux dans les cimetières. À partir de la troisième année, j’ai eu
un poste de pion. J’étais également boursier. Je gagnais plus que
ma mère.
À la fac, j’ai toujours opté pour le droit privé. Certains professeurs
m’ont beaucoup marqué, notamment José Savoye, avocat, doyen de
la fac de droit. Il assurait des cours de sciences politiques. C’était
un personnage truculent, intelligent, cultivé. Le cours de droit pénal
a aussi été pour moi une révélation. Certains rêvent de faire
médecine et s’aperçoivent dès le troisième cours qu’ils se sont
trompés. Lorsque j’ai abordé le droit pénal, j’ai trouvé cela
extraordinaire. Quand l’imaginaire rejoint la réalité, cela donne un
formidable appétit. J’ai obtenu la licence en 1982 et la maîtrise
l’année suivante. Le CFP (Centre de formation professionnelle des
avocats) venait d’être créé. J’ai dû passer le concours pour y entrer
et obtenir le CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat).
Cette année au CFP a été un calvaire. Le programme comportait
des matières qui m’ennuyaient terriblement. Je suis sorti dernier,
mais avec le CAPA en poche. À l’époque, quiconque entrait au
CFP en sortait avec son certificat. J’ai tout de même eu des
moments d’exception durant cette année. En premier lieu, le stage
chez Jean Descamps, un avocat lillois spécialiste de droit civil qui
touchait de temps en temps au pénal avec une minutie d’horloger
suisse. Je le suivais aux audiences. C’était magique. Je n’ai pas pu
être ensuite son collaborateur parce qu’il avait déjà son équipe. Un
autre moment merveilleux est celui qui m’a permis de plaider pour
une jeune Haïtienne à qui l’on reprochait d’avoir fait rentrer
illégalement un homme sur le sol français. En effet, dans le cadre
du CFP, avec un maître de stage, on peut plaider. C’était ma
première plaidoirie. Je n’étais pas encore avocat. J’ai obtenu sa
relaxe. Ma mère m’avait accompagné. Elle n’a rien trouvé de
mieux que d’aller l’embrasser après le verdict. Ce sont des choses
qu’on n’oublie pas. J’ai également mis à profit cette année pour
m’imprégner d’une culture judiciaire. Je passais un temps fou à la
cour d’assises. J’écoutais les grands avocats. Je mesurais à quel
point c’était hors d’atteinte. Le Graal. J’ai prêté serment le 11
décembre 1984. J’étais enfin avocat ! Il fallait tout de même encore
effectuer un stage professionnel. J’ai donc dû trouver un maître de
stage dans la spécialité que je voulais. Il y avait bien quelques
pénalistes à Lille, mais tout le monde s’évertuait à me décourager
de faire exclusivement du pénal au motif qu’il n’y avait pas
suffisamment de débouchés dans la région. Je me suis dit que
j’allais faire le tour de France. J’ai commencé par Marseille. Les
avocats avaient déjà leurs collaborateurs. J’ai pris mon bâton de
pèlerin pour Toulouse. J’avais obtenu une recommandation de la
part de Jean Descamps auprès d’Alain Furbury. J’avais deux mois
de barreau. Il était déjà un immense avocat. Il m’a accueilli avec
des attentions bouleversantes, mais lui non plus n’avait rien à me
proposer. J’aurais pu obtenir une place à Paris chez Jean-Louis
Pelletier, un très grand avocat, incontestablement un modèle pour
moi. J’ai dû renoncer. Je n’aurais pas eu les moyens de me loger à
Paris. Je suis revenu à Lille. Nous étions début 1985. J’ai décidé de
passer le concours de la conférence du stage du barreau de Lille.
Certes, ce concours d’éloquence n’a pas l’importance de celui de
Paris, mais il apporte une certaine reconnaissance. J’ai terminé
premier. Éric Lewalle, alors associé de José Savoye, m’a proposé
de le rejoindre. Il faisait exclusivement du droit du travail. Un
arrangement étonnant s’est mis en place. Je devais consacrer un mi-
temps à ses dossiers. Il me les expliquait et j’allais les plaider. Pour
le reste, j’étais libre.
Je me suis retrouvé dans un cabinet magnifique. J’allais au
conseil de prud’hommes. Cette instance règle les litiges individuels
entre salariés ou apprentis et employeurs. Cela ressemble un peu
aux assises dans la mesure où l’on y plaide vraiment. Nous étions
exclusivement du côté des patrons. J’avais parfois le sentiment de
trahir la classe ouvrière mais je me régalais. Ensuite je m’occupais
de mes histoires. Il y avait parfois dans la salle d’attente des
marlous qui avaient piqué des mobylettes à côté de chefs
d’entreprise en cravate Hermès et chaussures Weston. Jamais
personne ne m’a fait une réflexion. Le stage devait durer deux ans.
J’ai eu tellement de clients personnels que c’est devenu
incompatible avec le mi-temps que je devais effectuer pour le
cabinet. Je me suis installé en 1986, toujours à Lille. Un bureau
minuscule, une salle d’attente avec trois chaises, pas de secrétariat.
Je travaillais sur des dossiers dans lesquels j’étais commis d’office.
Je faisais sortir beaucoup de gens de prison, surtout en soulevant
des points entraînant la nullité des procédures. Je regardais les
dossiers à la loupe. Il suffisait de trouver une signature oubliée au
bas d’un document. Aujourd’hui c’est fini mais cela marchait à
l’époque. À Lille, ce n’était pas l’habitude. On disait que je ne
respectais rien. J’ai acquis une réputation d’avocat procédurier et
intransigeant dans le Nord-Pas-de-Calais.
Parmi les premiers dossiers qui ont fait beaucoup de bruit, il y a eu
l’affaire Deulin, en 1987. Jean-Pierre Deulin, fromager à Maroilles,
dans le Nord, s’était accusé d’avoir tué sa femme avant de se
rétracter. Je suis parvenu à faire invalider les expertises une à une, à
tel point que l’avocat général n’a requis aucune peine. Un épisode
de l’émission Faites entrer l’accusé a été tourné sur le sujet en
2009. En 1991, j’ai retrouvé Alain Furbury pour l’affaire des quatre
appelés de la base opérationnelle mobile aéroportée de Toulouse-
Francazal. Deux ans auparavant, cette petite bande avait enlevé,
violé, torturé et tué trois jeunes femmes puis abattu un garde
champêtre au cours d’une équipée atroce.
En 1992, à Montpellier, je suis intervenu dans l’affaire
Dandonneau. Pour mettre la main sur des primes d’assurances,
Yves Dandonneau avait organisé un accident de voiture. Il avait
ensuite mis le feu au véhicule dans lequel il avait placé une victime
qu’il avait droguée, dans le but de faire passer le cadavre carbonisé
pour le sien. Il l’avait attirée dans sa voiture en lui faisant croire
qu’il l’emmènerait sur la tombe de Brassens. J’intervenais pour la
famille de cette victime. J’ai terminé ma plaidoirie en chantant
L’Auvergnat. Ces trois affaires ont été extrêmement importantes.
Le cabinet s’est développé. Je me suis associé avec un spécialiste
de droit civil et commercial, Stéphane Squillaci, mais je continue à
ne faire que du pénal. Nous sommes implantés rue Royale, à Lille.
J’ai deux collaborateurs. Stéphane a aussi les siens. Nous n’avons
pas les mêmes revenus que des avocats d’affaires florissants, mais
nous gagnons bien notre vie. Les jeunes avocats ont presque
exclusivement des commissions d’office, ensuite évidemment, cela
évolue. Cela étant, tous les pénalistes vous le diront, il nous arrive
de plaider gratuitement. J’interviens dans toutes les cours d’assises
à travers la France. Il m’arrive de plaider trois fois dans la semaine.
Soit je prépare personnellement le dossier, soit mes collaborateurs
s’en chargent. On se téléphone, on se voit. Parfois un collaborateur
m’accompagne pour me donner les éléments sur un point précis.
C’est un travail collectif qui implique beaucoup d’organisation. Je
ne suis que sur une affaire à la fois, parfois deux, mais c’est rare. Je
n’aime pas arriver pour plaider dans un procès que je n’ai pas suivi.
Il y a d’emblée une imprégnation, une présence indispensable. Il
faut imprimer sa marque. Arriver au dernier moment comme une
rock-star est insupportable.
Je ne sollicite jamais un client. Je prends ce qui se présente. Je crois
en la défense des hommes, pas en la défense des causes. Je pourrais
défendre un négationniste. Je ne pourrais pas défendre un
négationniste qui me demanderait de dire que les chambres à gaz
n’ont pas existé. La limite est là.
Mon parcours est émaillé de coups de gueule qui m’ont valu des
poursuites disciplinaires intentées par les juges. On dit que je
pratique l’intimidation. Je le fais avec ceux qui méritent d’être
intimidés. Il y a deux types de comportements possibles : soit un
rapport de respect mutuel et les choses se passent dans la sérénité,
soit un rapport de force. Je ne veux pas être un pot de géranium
posé devant mon client. Je veux être respecté. Je n’accepte jamais
qu’on me parle comme le font certains présidents de tribunaux. Je
ne suis pas un petit garçon que l’on gronde à l’école maternelle. Il
n’est pas question que je rentre dans une espèce de connivence qui
consiste à laisser le président d’un tribunal imposer une optique ou
une opinion sans qu’il prenne garde à qui je suis et à qui je dois être
quand je suis en robe d’avocat. C’est plus facile pour un avocat
général qui incarne la société que pour l’avocat de l’affreux. Il faut
d’abord conquérir sa place. Ou cela se fait naturellement, parce que
le président le souhaite, ou ce n’est pas le cas et je la prends. »

Expériences d’avocat
Outreau

« Je ne veux pas être résumé à l’affaire d’Outreau et à


l’acquittement de “la boulangère” Roselyne Godard, mais c’est une
affaire de référence. À l’origine, quatre adultes, qui se sont avérés
coupables d’agressions sexuelles sur mineurs, et des enfants
avaient dénoncé treize autres adultes des mêmes faits. L’affaire
ouverte à Outreau, dans le Pas-de-Calais, en février 2001, a changé
de nature lorsque deux de ces quatre adultes se sont rétractés et que
l’accusation concernant ces treize personnes s’est effondrée.
Encore a-t-il fallu s’y reprendre à deux fois puisque la cour
d’assises de Saint-Omer n’a acquitté en 2004 que sept des
personnes mises en accusation par erreur et qu’il a fallu attendre
2005 pour que la cour de Paris innocente à son tour les six autres
en appel. Entre-temps, une des treize personnes est décédée en
prison et les douze finalement acquittées ont accumulé près de
vingt-six années de détention provisoire. C’est une histoire
ordinaire qui ne se distingue que par son ampleur. Elle accumule
les dysfonctionnements que l’on retrouve quotidiennement : l’abus
de la détention provisoire, l’osmose entre le juge d’instruction et le
procureur, l’absence de contrôle de la chambre de l’instruction. Les
ferments de l’erreur judiciaire sont toujours les mêmes. Encore
celle-ci a-t-elle été constatée et a-t-elle eu des suites, même si elles
ne répondent pas à ce que l’on pouvait être en droit d’attendre.
L’affaire a débuté pour moi par un courrier que Roselyne Godard
m’a adressé alors qu’elle était en détention provisoire. Lorsque je
suis allé la voir en prison, j’ai eu la certitude absolue qu’elle n’avait
rien à faire là. On l’appelait “la boulangère”. On lui reprochait,
entre autres monstruosités, de faire des baguettes de pain pour
pénétrer des enfants avec et le manger ensuite. Elle était
commerçante ambulante. Elle n’a jamais fait un pain de sa vie. En
voyant le dossier, je me suis demandé comment un juge pouvait
s’enferrer dans une affaire pareille. Un enfant racontait qu’il avait
été pénétré avec des fourchettes et des couteaux, or il n’y avait pas
l’ombre d’une lésion. Là, vous avez vraiment le sentiment d’être
Don Quichotte contre les moulins à vent. Un beau jour de juillet
2003, la chambre de l’instruction qui siégeait en vacation – elle
n’était donc pas composée par les magistrats habituels – a libéré
Roselyne Godard, après seize mois de détention provisoire. À la fin
de l’été, les magistrats régulièrement en charge du dossier sont
revenus. Ils ont expliqué à ceux qui étaient restés en prison que la
justice avait dysfonctionné en juillet, mais qu’ils allaient reprendre
les choses en main. Et puis s’est ouvert, en mai 2004, un procès
surréaliste avec une cour d’assises qui a suivi à la lettre des
réquisitions incroyables. Roselyne Godard a été acquittée parce que
le parquet avait requis son acquittement. Il faut être clair. Si le
parquet avait requis sa condamnation, elle aurait été condamnée,
avec ou sans mon intervention. Les choses ont été réglées en appel
en 2005 aux assises de Paris, sous l’exceptionnelle présidence
d’Odile Mondineu-Hederer. À Paris, j’étais l’avocat de Daniel
Legrand qui a vu sa jeunesse détruite par cette tragédie. À l’issue
de ce naufrage judiciaire, on avait l’occasion exceptionnelle de voir
ce qui n’avait pas fonctionné, pour tenter d’y remédier.
L’institution judiciaire est passée à côté. Le juge d’instruction
Fabrice Burgaud n’a eu qu’une réprimande. Le rapport Vallini-
Houillon établi au nom de la commission d’enquête chargée de
rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice et de
formuler des propositions pour éviter leur renouvellement avait
préconisé quatre-vingt-sept mesures, on en a retenu deux. L’une
consiste à filmer les gardes à vue, l’autre à rendre publique
l’audience de la chambre de l’instruction, sauf exception, mais
l’exception est devenue la règle. Lorsque nous avons été reçus par
Dominique de Villepin, alors Premier ministre, il a exprimé le
souhait que cette affaire puisse servir à quelque chose. On avait un
cadavre chaud, on devait faire une autopsie. Mais il aurait fallu se
débarrasser des corporatismes. De nombreux magistrats se sont
rattrapés en disant qu’il y avait sans doute des coupables dans cette
histoire. Non seulement on n’a pas respecté la présomption
d’innocence, mais on ne respecte même plus l’autorité de la chose
jugée et les acquittements prononcés. Les jeunes qui sont à l’École
nationale de la magistrature sont “encastés”. Après l’affaire
d’Outreau, soixante d’entre eux ont voulu baptiser leur promotion
du nom de Burgaud. C’est comme si des militaires français
appelaient leur division Waterloo. Ce désastre a tout de même enfin
permis aux Français de voir comment fonctionne leur justice. En
termes de démocratie, c’est exceptionnel. »
Érignac

« L’affaire Érignac est pour moi la plus difficile de toutes. J’ai


défendu avec passion Jean Castella, accusé avec Vincent Andriuzzi
d’avoir commandité l’assassinat du préfet de Corse Claude Érignac
en 1998 à Ajaccio. Castella, que j’ai toujours cru innocent, avait été
condamné à trente ans de réclusion criminelle lors du premier
procès en 2003. J’ai obtenu son acquittement en appel devant la
Cour d’assises spéciale de Paris en 2006. Créée en remplacement
de la Cour de sûreté de l’État, cette instance uniquement composée
de magistrats professionnels est compétente pour statuer sur les
crimes commis en matière de terrorisme. Je partageais cette
défense avec Vincent Stagnara, mort depuis, qui était avocat au
barreau de Bastia. Nous nous sommes retrouvés face à des juges de
l’antiterrorisme avec un président exclusivement à charge. Le
Figaro l’avait appelé “le Roi-Soleil de la Cour”. Face aussi à Roger
Marion, chef de la Division nationale antiterroriste (DNAT) au
moment des faits, dont les méthodes étaient pour le moins
particulières. Nous étions confrontés à un appareil d’État
omniprésent, omnipotent, écrasant. Nous avons passé des heures à
étudier des centaines de fadettes, qui sont l’équivalent des factures
détaillées que fournissent les opérateurs de téléphone mobile, pour
retracer les appels des uns et des autres et leur chronologie. Nous
avons dû prendre connaissance de recherches historiques et
linguistiques pour analyser des tracts de revendication faussement
attribués à Castella et prouver qu’il ne pouvait en être l’auteur.
Nous nous sommes plongés dans des rapports d’enquêtes
parlementaires sur la Corse. Il a fallu remuer ciel et terre pour faire
triompher l’innocence de cet homme. Ce dossier me laisse un vrai
souvenir d’avocat et le sentiment d’avoir été dans une affaire
historique. »
L’échec
« La satisfaction que l’on ressent lors d’un acquittement est intense,
violente, mais le plus souvent très éphémère, alors que les échecs
marquent durablement. Vous en avez un sentiment physique.
L’échec, c’est quand à deux heures du matin, alors que le procureur
avait requis quinze ans, votre client en a pris vingt. Vous montez
dans votre voiture. Vous puez la sueur. Vous avez deux heures de
route devant vous. Vous refaites tout le procès dans votre tête. Seul.
C’est comme lorsque la sonnette retentit avant l’entrée de la cour
pour l’annonce du verdict. Ce sont des minutes mortifères
auxquelles on ne s’habitue jamais. Si je pouvais partir au moment
du verdict, je le ferais. Le langage judiciaire est extrêmement
châtié, mais la justice est d’une violence inouïe. La privation de
liberté est quelque chose de fou. Dans certains cas, je me dis qu’un
innocent a été condamné et que je n’ai sans doute pas été à la
hauteur. C’est une vraie claque. Les échecs me hantent. Je compte
aujourd’hui plus de quatre-vingt-dix acquittements, mais dans la
vie d’un avocat, il y a plus d’échecs que de succès. Nous, les
pénalistes, nous le ressentons d’autant plus que nous avons un ego
dérangé. On entre par effraction dans la vie des gens. Nous sommes
voyeurs. Nous projetons nos névroses sur les dossiers dont nous
nous occupons. Je pense que les avocats pénalistes sont des gens
psychologiquement fragiles, comme le sont tous ceux qui
s’exposent, en particulier les artistes. Cela irait moins bien si je ne
faisais pas ce métier-là. C’est une thérapie. Qu’est-ce qu’une
psychothérapie ? C’est une manière de se raconter. Il y a mille
manières de le faire. Vous vous allongez sur un divan et vous parlez
de maman, ou vous le faites publiquement. L’expression permet
d’aller un peu moins mal. Quand je raconte la mort du père de celui
que j’ai l’honneur de défendre, je raconte la mort de mon père.
C’est pour cela que c’est souvent très difficile.
Même si le verdict est bon, le retour d’un procès est un moment de
décompression douloureux et nostalgique. Vous avez vécu des
jours ou des semaines avec des confrères. Le soir, au restaurant,
c’est souvent festif. On boit un peu. Vous avez partagé le stress des
collègues. Ils ont partagé le vôtre. C’est une espèce de communion.
Il faut alors se séparer, revenir sur terre, affronter le bulletin
scolaire du petit. On vient de s’inviter dans la vie des autres et il
faut retourner dans la sienne, redevenir soi-même, chercher le pain,
sortir les poubelles. En même temps, c’est indispensable pour ne
pas devenir dingo. »

La tribu

« Je me souviens d’un bâtonnier qui disait : “Regardez les pénalistes, ils ont
la même gueule que leurs clients.” Quand je défends les accusés d’Outreau
lorsqu’ils sont réputés être pédophiles, on me regarde comme un salaud.
Quand je défends les mêmes alors qu’ils sont devenus innocents, je suis un
héros. Je ne mérite ni cet excès d’opprobre ni cet excès d’honneur. Lorsque
je dis qu’il est intéressant de faire acquitter un coupable parce que faire
acquitter un innocent, c’est la moindre des choses, je sais que cela peut
choquer. Que traduit le fait qu’un coupable soit acquitté ? Est-ce le signe d’un
dysfonctionnement de la justice ? Est-ce que cela ne montre pas plutôt que la
justice a appliqué les règles qui sont les siennes, à savoir que dans un État
de droit, la culpabilité ne peut être consacrée que si la preuve en est
clairement rapportée par l’accusation ? N’est-ce pas cela qui est rassurant ?
Dans l’une des plus vieilles démocraties du monde, on n’a pas encore intégré
que la défense est un droit essentiel. Après un repas de communion, il y a
toujours quelqu’un pour demander : “Comment faites-vous pour défendre
l’assassin d’un enfant ?” Ce regard réprobateur renforce les liens entre les
pénalistes. Nous sommes assez peu nombreux à intervenir dans toutes les
cours d’assises de France sur les grandes affaires pénales. Nous nous
croisons souvent. Nous avons notre manière de vivre notre métier et de
ressentir le regard que l’on porte sur nous, à tel point que l’on a parfois
l’impression d’appartenir à une tribu. »

Les figures marquantes

« Les personnes à qui je pense en priorité sont Jean Descamps,


Alain Furbury et Henri Leclerc, mais il y en a bien d’autres. Jean
Descamps est l’avocat lillois chez qui j’ai fait mon pré-stage. J’ai
découvert le pénal chez lui. J’ai longtemps gardé avec lui un
contact filial me permettant de l’appeler quand j’avais un conseil à
lui demander. C’est un vieux monsieur aujourd’hui. Je prends
toujours plaisir à le voir. Il m’a appris la précision dans
l’expression, la concision, l’importance de l’expérience. Il m’a mis
une vraie claque au moment où j’étais figé. Il m’a appris à mieux
aborder les médias. Il m’a aidé à canaliser ma peur. Dans ce métier,
on se régale quand on a maîtrisé sa peur.
Lorsque j’ai défendu Jacques Viguier en appel, en mars 2010, alors
qu’il était accusé d’avoir assassiné son épouse, je suis resté une
heure dans les toilettes à vomir avant ma plaidoirie. Il y avait
longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Les dix premières années
de ma vie professionnelle, à chaque fois que je plaidais aux assises,
le phénomène se reproduisait. J’ai vraiment pris plaisir à plaider
lorsque j’ai dominé cette angoisse. Quand vous êtes enfermé dans
la peur, vous vous entendez plaider. Vous ne savez pas poser votre
voix. C’est dramatique. Il y a des étapes : la première fois que vous
plaidez aux assises, vous êtes tétanisé, puis vient la première
plaidoirie avec d’autres avocats, puis la première plaidoirie avec
une vedette, puis la première fois que vous plaidez en dernier, etc.
Avec l’expérience, on ne perd pas le trac, mais on parvient mieux à
le gérer.
Alain Furbury avait un talent oratoire incroyable. Il ne m’a pas
appris l’insolence, mais il l’a cultivée. C’est un des avocats les plus
insolents que j’aie rencontrés. Alors qu’il était déjà au faîte de sa
carrière, il m’a pris sous son aile. Je ne l’ai plus quitté jusqu’à sa
mort. Nous avons plaidé beaucoup d’affaires ensemble. Lorsqu’il
est mort, Jacques, son frère, m’a envoyé sa robe et ses derniers
cigares. C’est dans cette robe que je plaide aujourd’hui. On a pris
beaucoup de cuites ensemble. Je suis de ceux qui pensent que les
vraies plaidoiries se font parfois au restaurant. Dans une espèce de
moment privilégié, on déconnecte un peu de l’audience et on fait ce
que les technocrates appellent le débriefing. Moi je n’envisage pas
de débriefing sans bon vin. Ce n’est pas là que s’élabore la stratégie
ni que l’on travaille la technique, mais c’est là que viennent les
idées. Combien de fois j’ai écrit une trame de plaidoirie sur un coin
de nappe. Avec Alain, qui ressemblait à un grand d’Espagne, on a
pris des cuites somptueuses. Pas des cuites de poivrot. Des cuites à
la Blondin.
Et puis il y a Henri Leclerc. C’est aussi un ami de Jean Descamps
et d’Alain Furbury. Je l’aime. Il se dégage de lui une humanité
merveilleuse. Personne ne peut être indifférent à ce qu’il exprime.
C’est un grand bonhomme. Je suis allé l’entendre plaider alors qu’il
ne me connaissait même pas. J’étais étudiant. Caché dans un coin.
C’est un modèle, un grand avocat avec une vraie technique, un
humaniste, un combattant. »
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Guernica (1937), Picasso


« Je suis fou de Picasso. Dans notre métier, on parle beaucoup des règles de
l’art. Il a complètement explosé les règles de son art en créant la peinture cubiste.
Je suis particulièrement admiratif de Guernica. Il a réalisé cette œuvre
monumentale à la suite du bombardement de la ville espagnole de Guernica par
l’aviation allemande en 1937. C’est d’une incroyable violence. Quand la toile a
été exposée à New York, des Allemands auraient demandé : “Qui a fait cela ?”
Picasso aurait répondu : “C’est vous.” Quels ont été les premiers regards posés
sur ces œuvres cubistes ? Les gens devaient se demander à quoi rimaient ces
trucs décalés qui pour eux, à l’époque, ne ressemblaient à rien de déjà vu. »
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Regard sur la profession

« Il y a en France un déficit manifeste des droits de la défense. Le


comité Léger va dans le bon sens quand il propose notamment de
limiter la durée de la détention provisoire, d’autoriser l’intervention
de l’avocat plus tôt pendant la garde à vue et de supprimer le juge
d’instruction. Une seule personne ne peut mener l’enquête et
protéger les droits de la défense. Ces fonctions doivent être
clairement séparées et renforcées. Il faut une sorte de triangle avec
au sommet un juge totalement indépendant et en bas, avec les
mêmes droits, le procureur et l’avocat. Je ne vois pas aujourd’hui la
différence entre un juge d’instruction et un procureur. Les juges
disent qu’ils sont indépendants, les procureurs étant aux ordres.
Juges et procureurs sortent de la même École nationale de la
magistrature à Bordeaux. Ils sont collègues. Ils se marient entre
eux. Ils passent d’une fonction à l’autre au hasard des mutations et
des opportunités. Ils sont pareils. Certes, les juristes peuvent être,
au début de leur cursus, formés ensemble dans un tronc commun,
comme le suggère le rapport Darrois sur les professions du droit.
Cela leur permettrait de se comprendre et d’éviter les
corporatismes. Mais il faut ensuite que les chemins se divisent
clairement. L’apprenti juge ne doit pas apprendre son métier sur les
mêmes bancs que l’apprenti procureur. On rase l’ENM. Cela étant,
la suppression du juge d’instruction est un non-sens si elle ne
s’inscrit pas dans quelque chose de beaucoup plus vaste. Si c’est
pour avoir la même connivence entre le procureur et le juge que
celle qui existe aujourd’hui entre le juge d’instruction et le
procureur, ce n’est pas la peine de changer.
Quant à la profession d’avocat, elle souffre beaucoup sur le plan
économique. Il faut peut-être se poser des questions sur le nombre
d’avocats intégrés chaque année. Cela me semble un vrai problème
dont il faut débattre sans tricher. Je pense qu’il est beaucoup plus
difficile pour un jeune pénaliste aujourd’hui d’émerger dans la
mesure où les commissions d’office sont plutôt bien rémunérées en
dépit de ce que disent certains. Les avocats plus âgés ne cèdent
donc plus aux jeunes les dossiers où ils sont commis d’office. Cela
étant, je suis peut-être en train de tenir aux jeunes le même discours
que celui que l’on me tenait autrefois, mais c’est moi qui suis vieux
à présent. Je pense que celui qui veut se battre y arrivera. L’énergie,
l’envie, le talent et beaucoup de travail, ce n’est rien d’autre que
cela. »
4.

Gisèle Halimi
« On naît avocate, on ne le devient pas. »
(G. H.)

Célèbre pour ses combats contre la torture en Algérie et contre le


viol, Gisèle Halimi s’est également illustrée par sa mobilisation
pour l’abolition de la peine de mort et par ses engagements en
faveur de l’avortement libre et pour la parité hommes-femmes.
Fondatrice du mouvement « Choisir la cause des femmes » avec,
notamment, Simone de Beauvoir, elle est à la fois avocate, femme
de lettres, militante féministe et femme politique.
1927
Naissance à La Goulette (Tunisie)

1945
Études supérieures à Paris

1949
Licence de droit
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocate
Inscription au barreau de Tunis

1956
Inscription au barreau de Paris

1964
Ouverture du cabinet rue Saint-Dominique, Paris VIIe

1971
Création du mouvement féministe « Choisir la cause des femmes »
1981
Élection à l’Assemblée nationale

1985
Nomination en tant qu’ambassadrice déléguée permanente de la France auprès de
l’UNESCO
La vocation

« Je serai avocate. Cela a occupé tous mes rêves d’enfance et


d’adolescence. Très jeune, j’ai réalisé que ma mère était humiliée
par mon père. Mère au foyer, elle était dépendante sur le plan
financier. Mon père l’accusait de dépenser l’argent à tort et à
travers. Elle devait toujours tenter de se justifier. Ces scènes m’ont
tellement marquée que je me suis dit : “Quand je serai grande,
personne ne me donnera mon argent.” Le moyen de parvenir à cette
indépendance économique a été pour moi tout de suite évident :
devenir avocate. Mais cette vocation est surtout le fruit des
circonstances mêmes de ma naissance et du climat dans lequel j’ai
grandi. Je suis née en Tunisie dans un contexte colonial. Mes
parents étaient d’un milieu judéo-arabe pauvre, inculte, raciste,
sexiste. Les Juifs et les Arabes d’Algérie, de Tunisie et du Maroc
vivaient en symbiose, mais le pouvoir politique jouait une
communauté contre l’autre et favorisait un peu les Juifs par rapport
aux Arabes. Assez tôt, il y a eu un antagonisme entre ce que
pensaient mes parents, surtout mon père, et ce que je pensais moi.
Mon père était amoureux de la France, il a donc décidé de se faire
naturaliser français. Il ne voulait plus que l’on parle de ses racines
judéo-berbères tunisiennes. Dans son esprit, la France colonisatrice
apportait tous les bienfaits. Cela s’accompagnait du mépris de tout
ce qui n’était pas français. Il était aveugle à ce que je ressentais
comme une totale injustice. Ce monde-là ne me convenait pas,
d’autant que j’en étais personnellement victime. Quand je suis née
et que l’on a annoncé à mon père que son enfant était une fille, il y
a eu un silence de mort au téléphone, puis il a raccroché sans dire
un mot. Pendant plus de trois semaines, lorsqu’on lui demandait si
ma mère avait accouché, il disait : “pas encore”. À ses yeux, avoir
une fille était une malédiction. C’était comme s’il attendait un sort
qui m’aurait transformée en garçon.
Ma grande révolte, ma grande victoire, le début de mes résolutions
de combats pour la justice remontent à mes 11 ou 12 ans, lorsque
ma mère a décidé que je devrais servir à table les hommes de la
maison. Là, j’ai mené ce que j’appelle aujourd’hui une grève de la
faim. À l’époque, je disais : “Je préfère mourir.” Je ne me suis plus
levée, je n’ai plus mangé, je ne me suis plus habillée, plus lavée, je
ne suis plus allée au lycée. C’était un crève-cœur parce que c’était
le seul endroit où je m’épanouissais. Le premier jour, mes parents
ont pensé que c’était un caprice. Ils ont tenu bon. Le deuxième
jour, mon père a commencé à s’inquiéter. Le troisième jour, ils ont
fait venir ma grand-mère pour me convaincre. Finalement, mes
parents ont cédé.
Pourquoi les hommes seraient-ils supérieurs aux femmes ?
Pourquoi une femme devrait-elle rester à la maison, être humiliée
par son mari, ne pas être formée, ne pas avoir un métier ? Pourquoi
les Arabes tunisiens avec qui je nageais, avec qui je jouais, qui
étaient mes amis, étaient-ils tenus dans le plus grand mépris ? Ces
questions m’ont beaucoup apporté dans la mesure où elles ont
ancré en moi un sentiment d’absurdité devant un monde injuste. Ce
monde-là ne me convenait pas. Je trouvais que les plateaux de la
balance n’étaient pas équilibrés. La loi m’est apparue dès lors
comme un moyen d’agir définitif et général, une autorité devant
laquelle toutes et tous devaient s’incliner. J’avais le sentiment de
devoir faire partager cette conviction. Je serais donc avocate. C’est
de là que remonte l’origine de mes engagements ultérieurs, qu’ils
soient professionnels ou politiques. »

Le cursus

« Quand j’ai voulu entrer au lycée, mes parents ont refusé sous
prétexte que j’étais une fille. Nous étions en 1938. À l’époque, en
Tunisie, le lycée était payant et il fallait acheter les livres. J’ai passé
outre la décision de mes parents. Je me suis présentée à un examen
de bourse auquel je suis arrivée première. Comme nous étions une
famille nécessiteuse, on m’a prêté les livres. Il fallait une moyenne
annuelle de 14 sur 20 pour continuer à bénéficier d’une bourse.
C’était pour moi et pour moi seule un défi extraordinaire. Non
seulement mes parents n’ont rien payé, mais ils se désintéressaient
totalement de ce que je faisais. Mon frère aîné, lui, avait été inscrit
au lycée par mes parents. Je revenais première et lui dernier. Ils ne
s’occupaient pas de moi car l’honneur de la famille, c’était le
garçon. L’homme.
Je lisais des nuits entières. À la maison, nous étions quatre enfants
dans la même chambre. Je ne pouvais pas éclairer la pièce pour
lire. Il y avait une prise de courant en bas du mur. J’avais acheté
une petite ampoule. Je me mettais à plat ventre pour lire sans
déranger les autres. Lorsque les professeurs disaient de lire la scène
2 de l’acte III de L’Avare, je lisais tout Molière. Après sont venus
Stendhal, Balzac, etc. J’étais passionnée de culture française et je
mesurais toute l’incompatibilité qu’il pouvait y avoir entre ce que
je lisais et ce que faisaient les colonisateurs. Il ne s’agissait pas de
la même France.
En classe de philo – qui correspondrait aujourd’hui à la terminale –
je me suis demandé si je n’allais pas poursuivre dans cette voie. Je
me posais des questions. “La philosophie m’aidera-t-elle à changer
le monde ?” “Que deviendrai-je au plan professionnel ?”
J’imaginais bien que je parviendrais à une indépendance
économique en étant professeur, mais je me demandais si, même en
écrivant des livres, ce serait aussi fort qu’une parole, qu’une
présence physique dans un prétoire. J’ai obtenu 16 de moyenne au
baccalauréat. Apprendre était le sens de ma vie. Cela me permettait
d’oublier ce que je vivais chez moi. Je réalisais à quel point le
savoir et la connaissance étaient un pouvoir.
Malgré l’opposition de mes parents, je suis partie pour Paris en
août 1945, au moment voulu pour m’inscrire à l’université. Je ne
connaissais personne. J’étais mineure. Il a fallu que je fasse le siège
de la résidence française de Tunisie pendant un mois pour obtenir
les papiers nécessaires. Les autorités donnaient des ordres de
mission aux familles pour les rapatrier en France. J’ai fini par en
obtenir un, alors que je n’avais jamais mis les pieds en France. J’ai
fait le voyage dans un ancien bombardier anglais aménagé de
manière rudimentaire pour le transport de passagers. Il y avait
seulement des grands bancs de bois à la place des bombes.
Je me suis inscrite en droit à l’université Panthéon et en
philosophie à la Sorbonne. J’aurais voulu m’inscrire aussi à
Sciences Politiques, mais il y avait un concours d’entrée pour les
filles et pas pour les garçons. Par principe, j’ai refusé de le passer.
J’ai logé à Clichy, puis à Passy, où une veuve me louait un divan
Récamier dans l’entrée de son appartement, pour un loyer minime.
Je lui donnais les oranges qu’on m’envoyait de Tunisie. C’était
l’époque des cartes de rationnement, je lui donnais aussi le lait et le
beurre auxquels j’avais droit et que je détestais. J’avais emporté des
bidons d’huile d’olive de Tunisie. Je n’avais que cela. Quand
j’allais chez quelqu’un, j’arrivais toujours avec ma petite bouteille
d’huile. Très vite, j’ai cherché un travail. Je suis parvenue à me
faire embaucher en équipe de nuit au standard téléphonique des
armées, rue des Archives. C’était le plus grand standard
téléphonique d’Europe. Il était tenu par les Américains. Pour y
rentrer, j’ai dû apprendre l’anglais. On connectait le général Clark
avec le général Eisenhower. On les avait au bout du fil. Cela me
faisait rêver. Au regard des heures effectuées, c’était bien payé. Et
puis nous étions nourris. J’ai changé de logement. Je partageais la
chambre avec une veuve qui avait deux enfants. Le jour, j’allais au
cours. La licence se faisait en trois ans. J’ai dû m’arrêter en chemin
parce que je suis tombée malade. Je suis retournée en Tunisie pour
me soigner, puis je suis revenue à Paris achever mes études.
Les professeurs de droit étaient des monstres sacrés qui faisaient
cours sur les livres qu’ils avaient écrits. Ils professaient en robe
dans le grand hémicycle. C’était impressionnant, mais on chahutait.
Je travaillais surtout avec des polycopiés. Il n’y avait quasiment
aucun contact avec ces grands personnages, sauf à l’occasion des
travaux pratiques. Je me souviens du professeur Henry Solus qui
mimait comment il fallait plaider. Il disait : “Quand vous devez
plaider, n’écrivez pas tout. Préparez des notes, réfléchissez, mais
arrivez sans un papier. Présentez-vous nu comme un ver.” De fait,
je n’ai jamais écrit une plaidoirie.
Ce que j’étudiais m’enchantait, mais dès que j’ai commencé à
apprendre le droit, j’ai mesuré que cela ne suffisait pas. Je voulais
appréhender toute la société, tout un contexte et pas seulement
apprendre comment on fait une loi ou quelles sont les lois. C’était
pour cela que j’étais mordue par la philosophie. Les grands avocats
de ma génération ont presque tous fait de la philosophie ou des
lettres. L’étude du droit ne prépare pas, seule, à être un avocat
portant la vision d’une société différente de celle qui réprime
injustement. Il s’agissait pour moi de disposer de l’instrument qui
pouvait changer des ressorts que je trouvais tordus dans le monde
où je vivais. La justice a une fonction culturelle fondamentale et le
changement culturel va de pair avec le changement politique, avec
le combat contre les injustices.
En 1949, j’ai obtenu la licence de droit, deux certificats de licence
de philosophie et le CAPA (certificat d’aptitude à la profession
d’avocat), puis j’ai prêté le serment d’avocate. J’ai débuté mon
stage à Paris chez un jeune avoué qui avait pris la succession de
son père, puis je suis rentrée en Tunisie. J’étais partie depuis l’âge
de 18 ans. Personne ne me connaissait. La chance a voulu que je
puisse m’inscrire à un concours d’éloquence. Aucune femme ne s’y
était jamais présentée. Il s’agissait d’une cérémonie socialement
très importante qui se déroulait en présence du représentant de Son
Altesse le Bey et du Résident général. Mon père était fier et disait à
qui voulait l’entendre : “C’est ma fille.” Le thème choisi, “le droit
de supprimer la vie”, m’avait enthousiasmée. Je me souviens avoir
fait un grand réquisitoire contre la peine de mort et pour
l’euthanasie. L’assistance avait été très intéressée. Les journaux
s’en sont fait l’écho. J’ai été élue lauréate, ce qui m’a permis
d’entrer comme stagiaire au cabinet de Paul Ghez, l’un des plus
grands avocats du barreau de Tunis. Il a été un patron
extraordinaire. J’ai commencé par défendre devant les tribunaux
militaires des soldats des bataillons d’infanterie légère d’Afrique,
plus connus sous leur surnom de Bat d’Af'. Au début j’étais
commise d’office, ensuite j’étais choisie. Finalement, j’avais
tellement d’affaires que je n’ai pas pu finir mon stage. Je me suis
installée dans une grande pièce coupée en deux, avec, d’un côté,
une dactylo et la salle d’attente et, de l’autre, mon cabinet. Je me
suis occupée d’affaires pénales ordinaires jusqu’en 1956. Je me
suis engagée alors dans le pénal politique avec les événements de
Tunisie, puis d’Algérie. C’était l’époque des tribunaux spéciaux,
des lois spéciales, des lois et des tribunaux d’exception. J’ai plaidé
pour la nièce d’Habib Bourguiba aux côtés de Pierre Mendès
France et d’Edgar Faure, les grands avocats que les nationalistes
tunisiens faisaient venir de la Métropole. Ils plaidaient pour les
chefs de file politiques et nous plaidions pour les autres. Je faisais
du légal jusqu’au bout. J’avais le sentiment étrange qu’en poussant
l’exigence de légalité dans la justice, on arrivait à établir que le
verdict qui allait être rendu violait la légalité même de l’autorité
judiciaire. Nous étions spécialistes des conclusions sur la forme.
Cela “revissait” des têtes comme je le disais à cette époque où la
peine de mort était souvent requise. Très tôt, j’ai été une pénaliste
et une assez bonne juriste. J’avais plaisir à développer dans mes
conclusions l’illégalité de telle mesure, la nullité de tel procès-
verbal. L’émotion venait en dernier recours. Avant tout, je voulais
démontrer que la justice ne devait pas être pratiquée comme elle
l’était alors.
En 1956, des changements d’ordre privé m’ont amenée à regagner
la France. Je me séparais de mon conjoint, je quittais la Tunisie
avec mes enfants. Je me suis inscrite au barreau de Paris. Nous
étions en pleine guerre d’Algérie. J’étais toujours très impliquée
dans le pénal politique. Je me battais contre les atteintes aux droits
de la défense alors que la justice couvrait les agissements de la
police et des parachutistes. Le chapitre infini et tragique des
tortures remettait en cause mon attachement à la justice de ce pays.
Qu’était la France ? Que signifiait être avocate dans un pays qui
bafouait les droits les plus élémentaires, à commencer par
l’intégrité physique d’un individu ?
Tout en étant très impliquée dans la défense de nationalistes du
FLN (Front de libération national) algérien, je m’étais par ailleurs
mobilisée pour la cause des femmes. La fondation du mouvement
féministe “Choisir la cause des femmes”, que je préside
aujourd’hui encore, remonte à 1971. Ainsi, mes chemins
personnels, mes convictions, mes idéaux et mes activités d’avocate
puis d’écrivaine et enfin de députée et d’ambassadrice
d’organisations internationales se sont mutuellement fertilisés.
Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, ma chance est que les grands
événements de l’Histoire et les grandes mutations de la société se
soient mêlés à l’histoire de ma vie jusqu’à la remplir totalement. »

Expériences d’avocat
Djamila Boupacha
« Arrêtée le 10 février 1960 à Alger, Djamila Boupacha était
accusée d’avoir déposé une bombe dans un café. L’engin avait été
désamorcé. Il n’y avait pas eu de dégâts. Elle avait reconnu les
faits. Pourquoi la torturer pendant plus d’un mois ? C’était un agent
de liaison. Le général Massu voulait qu’elle parle. Elle ne l’a pas
fait.
La première fois que je l’ai vue à Alger, elle boitait, elle avait les
côtes brisées, les seins brûlés par des cigarettes. Il ne s’agissait pas
seulement de faire la clarté sur ces tortures, il fallait sauver cette
jeune fille qui risquait la peine de mort. Le pire des actes commis
par ses tortionnaires, aux yeux de cette musulmane très pratiquante,
vierge, fut le viol. Immédiatement, je lui dis que j’allais la
défendre. J’avais les autorisations nécessaires. J’ai déposé une
plainte en tortures. Je n’ai pas pu aller au tribunal car, ayant fait
l’objet d’un arrêt d’expulsion, la police m’a mise dans l’avion pour
Paris à cinq heures du matin. L’audience commençait à huit heures.
Djamila a refusé de parler et récusé l’avocat commis d’office. Je
connaissais Simone de Beauvoir. J’avais lu tous ses livres,
notamment Le Deuxième Sexe, avant de la rencontrer, en septembre
1958. C’était à l’école communale de la rue d’Alésia, à Paris. La
gauche avait organisé un meeting pour le NON au référendum à De
Gaulle. Je l’ai vue entrer, avec son célèbre chignon, sa démarche un
peu lourde, son visage sévère. Elle était accompagnée de Sartre et
tous deux prirent place à la tribune où j’étais déjà assise. Nous
échangeâmes quelques mots avant que ne commence le meeting.
Avec une simplicité naturelle, elle me dit admirer en moi la jeune
femme engagée et active. Je bafouillais de confusion et de plaisir.
Après les discours – pour ma part, je témoignais du putsch des
généraux, à Alger le 13 mai, j’avais alors été arrêtée par les
parachutistes et détenue dans un centre de tortures – Simone de
Beauvoir s’était rapprochée de moi et avait décidé : “Nous devons
déjeuner ensemble…” Ainsi avons-nous tissé des liens qui ne
devaient se défaire qu’à sa mort. C’est donc tout naturellement que
je pensais à elle, pour m’aider à sauver la vie de Djamila.
Arrivée à Paris, je suis immédiatement allée la trouver. J’ai appelé
Le Monde qui a pris les choses très au sérieux. La tribune du
Monde a lancé l’affaire. L’édition du journal a été saisie. Simone de
Beauvoir et moi avons été poursuivies. C’est là que je me suis
rendu compte que pour obtenir la justice que je voulais, il fallait
parfois transgresser la loi et même la déontologie. J’étais liée par le
secret professionnel certes, mais il fallait sauver cette femme qui
risquait la mort. Des comités de défense se sont créés dans le
monde entier. Il y a eu une manifestation à Washington et à Tokyo,
nous faisions des conférences de presse, c’était extraordinaire.
Nous avons obtenu le transfert de Djamila Boupacha en France.
Notre comité était d’une ouverture politique jamais pratiquée
auparavant. Il rassemblait depuis Gabriel Marcel, le philosophe
existentialiste de droite, pro-Algérie française, jusqu’à Aragon, en
passant par Sartre, Geneviève de Gaulle, Edgar Faure, etc. Nous
avons obtenu les photos des tortionnaires présumés, que Djamila
Boupacha a reconnus sans hésitation, mais il fut impossible de se
faire communiquer leur nom et leur matricule afin de pouvoir les
entendre. Pierre Messmer, ministre de la Défense, refusait au motif
que ce serait mauvais pour le moral de l’armée. Cela a provoqué
une levée de boucliers sur le plan médiatique. Toujours armée du
droit, j’ai déposé plainte en forfaiture contre Messmer et contre le
général en chef des armées Charles Ailleret puisque,
constitutionnellement, ils n’avaient pas à s’opposer à la justice et
devaient répondre aux demandes d’enquêtes. Djamila Boupacha a
été amnistiée avec la signature des accords d’Évian qui ont mis fin
à la guerre d’Algérie, en 1962.
Djamila Boupacha a été pour moi un révélateur de tout ce que je
voulais défendre. Je retrouve mon combat contre la torture, la
défense de ma conception de la justice, mon idée du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, ma lutte contre le viol, mon
féminisme enfin. »
Le droit des femmes

« Au printemps 1971, Simone de Beauvoir m’avait demandé de


collecter des signatures pour un manifeste connu, depuis, sous le
nom de “Manifeste des 3431”: “Un million de femmes se font
avorter chaque année. Elles le font dans des conditions dangereuses
en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors
que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus
simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare
que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que
nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous
réclamons l’avortement libre.” Catherine Deneuve, Delphine
Seyrig, Marguerite Duras, Christiane Rochefort, Françoise Sagan,
avaient notamment signé. J’ai dit à Simone de Beauvoir : “Je veux
signer aussi”, ce que j’ai fait. Cela m’a valu notamment un article
dans Le Journal du dimanche titré “L’avocate du diable”. Il y a eu
beaucoup de bruit, puis cela s’est calmé. Je recueillais des
signatures de femmes que je rencontrais. C’était un peu irréfléchi
parce qu’elles étaient ensuite convoquées par leur employeur qui
les menaçait de ne pas renouveler leur contrat de travail. Elles
étaient très critiques, à juste titre, et disaient : “Simone de Beauvoir
ou Françoise Sagan ne risquent rien, mais nous, regardez où nous
en sommes !” Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Christiane
Rochefort et moi-même, nous nous sommes réunies. J’ai proposé
de créer une association destinée à promouvoir nos objectifs et à
défendre toute personne poursuivie pour avortement. C’était en
avril 1971. Nous l’avons appelée “Choisir la cause des femmes”.
En 1972, j’ai reçu la visite de Michèle Chevalier qui m’a expliqué
qu’elle était convoquée devant le tribunal parce que sa fille de 16
ans avait été violée par son ancien petit ami. Enceinte, elle avait
avorté clandestinement. Il l’avait dénoncée à la police.

Totalement démunie, sans soutien, Michèle Chevalier avait eu


l’idée de venir me trouver après avoir lu le livre que j’avais écrit
sur Djamila Boupacha. J’ai immédiatement perçu que pour la
défense de notre cause, une affaire exemplaire pourrait jouer un
rôle décisif. Michèle Chevalier était poinçonneuse de métro. Elle
avait eu trois filles qu’elle élevait seule. Elle était appréciée et
paraissait inattaquable. Je lui ai clairement demandé si elle
accepterait un grand procès qui la défendrait, elle et sa fille Marie-
Claire, mais au-delà, qui parlerait de la condition des femmes, de
leur droit de choisir et d’avorter. Elle était convaincue. J’ai alors
sollicité des personnalités que je ne connaissais que par la lecture
des journaux. Jacques Monod et François Jacob, Prix Nobel de
médecine, m’ont soutenue tout de suite, puis sont venus le
professeur Paul Milliez, pourtant catholique fervent, Michel
Rocard, etc. Ce procès, qui s’est déroulé en octobre et novembre
1972 à Bobigny, a eu un impact très fort dans l’opinion. Il a révélé
ce que les femmes voulaient. Il a permis d’enclencher dans le
monde politique l’idée qu’une révision de la loi était nécessaire. À
mes yeux, il est même allé au-delà en révélant l’injustice sociale de
la justice. J’ai dit dans ma plaidoirie : “Je n’ai jamais défendu une
épouse de ministre ni une maîtresse de P-DG. Pourtant comme
nous elles avortent. Ce sont toujours les mêmes que je défends, des
Michèle Chevalier.” Le procès de Bobigny a permis, un peu plus
tard, de faire voter la loi autorisant l’IVG.
Le procès d’Aix-en-Provence, en 1978, a également fait bouger la
loi. Deux jeunes femmes homosexuelles avaient été violées. À
l’époque, le viol était bien qualifié comme un crime dans le code
pénal initial, mais dans la pratique, on le correctionnalisait. Un
procès médiatique avec des grands témoins a permis de faire
bouger les choses.
Je crois beaucoup aux livres, aux comptes-rendus de procès, à
l’influence de l’opinion. L’année suivante, je suis allée trouver
Monique Pelletier, ministre déléguée chargée de la Condition
féminine. Pendant des jours au Sénat nous avons uni nos efforts. La
loi du 23 décembre 1980 a rappelé que le viol est un crime. Elle a
permis à des associations d’être partie civile aux côtés de la
plaignante et a déterminé que les procès pour viol se dérouleraient
à huis clos seulement à la demande de la victime. Trop souvent, le
huis clos était demandé par le violeur pour préserver son anonymat.
C’était là aussi une grande bataille et une grande victoire pour le
droit des femmes. »
Marwan Barghouti

« Ma rencontre avec Marwan Barghouti, en 2002, m’a permis de


voir – une fois de plus – comment un grand militant peut assurer
lui-même sa propre défense. Alors qu’il était secrétaire général du
Fatah (Mouvement national palestinien de libération) en
Cisjordanie et député au Conseil législatif palestinien, il avait été
arrêté chez lui par les Israéliens qui ont, ce faisant, foulé aux pieds
les conventions de Genève. Accusé de terrorisme, il a été incarcéré
à perpétuité dans une prison israélienne, à la suite d’un procès qui
s’est déroulé en 2004 dans des conditions indignes d’une
démocratie. Je faisais partie des avocats qu’il avait choisis, mais
nous n’avons pas été autorisés à plaider. Il a donc décidé d’assurer
seul sa défense. Alors que nous n’avions pas le droit de le voir en
prison, nous sommes tout de même parvenus à l’y retrouver
pendant une heure et demie. Cela a été important que des avocats
de l’extérieur puissent le rencontrer. Non pas pour aborder des
questions de droit – il connaissait le droit israélien mieux que moi –
mais pour discuter plus largement. Il avait envie de parler de
philosophie, de politique, des procès politiques en France, pays des
Lumières et des droits de l’Homme. Les échanges sont une forme
de défense qui permet de préparer celui qui va passer devant un
tribunal. Il ne se sent plus seul. Il en ressort plus fort avec de
meilleures armes. Marwan Barghouti a puisé dans ceux que nous
avons eus des arguments qu’il a ensuite utilisés. Le rôle de l’avocat
dans des procès de ce type ne se borne pas à la connaissance de la
loi. L’avocat apporte le souffle de l’esprit et de l’espérance. Pour un
militant comme Barghouti, l’espérance ne peut ni mourir ni être
atteinte, même en prison, mais elle doit être nourrie d’échanges et
de visions d’avenir. »

Le serment d’avocat

« Le serment d’avocat, à l’époque où je l’ai prêté, momifiait la société en


appelant au respect des tribunaux, des autorités publiques et en imposant de
ne rien dire qui soit contraire aux bonnes mœurs2. Respecter un magistrat,
oui, s’il est respectable, mais non pas parce qu’il est magistrat. Qu’appellet-
on les bonnes mœurs aujourd’hui ? Que serontelles demain ? Alors que
j’étais députée, on m’avait chargée de légiférer sur un rapport relatif aux
délits d’audience des avocats. J’ai saisi l’occasion pour me pencher sur ce
serment qui n’était compatible, ni avec la liberté qui doit être celle des
avocats de la défense, ni avec la dynamique d’une société mouvante et
vivante. La défense ne doit pas être figée sur l’état social d’un moment. J’ai
donc débarrassé ce serment, qui datait de 1920, de tout ce qu’il avait de
révérenciel. “Je jure, comme avocat, d’exercer mes fonctions avec dignité,
conscience, indépendance et humanité.” Telle est la loi que j’ai fait adopter
par l’Assemblée nationale le 15 juin 1982. Modifier ce serment, l’abréger,
pour lui donner sa force et sa liberté par l’exigence des quatre vertus
cardinales (on y ajoutera, en 1990, signe des temps, la probité), constitutives
d’une défense libre, m’a valu un grand bonheur. Celui d’un rêve
d’adolescence devenu réalité à l’âge adulte. Une défense qui n’est pas libre
ne peut pas être une défense. Il vaut mieux se taire. »

Les figures marquantes


« Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient des relations très
proches. Aragon a été mon témoin de mariage. Ils ont joué un rôle
dans ma vie et m’ont beaucoup marquée sur le plan philosophique
et littéraire. Pour autant, je ne peux pas dire que Sartre m’a
influencée sur un plan professionnel, ni Simone de Beauvoir dans
mes engagements pour la cause des femmes. Je veux dire que mes
engagements politiques et féministes étaient bien antérieurs à
l’amitié qui m’a liée à eux. Et qui n’a fait que me fortifier.
Noam Chomsky, linguiste, philosophe, intellectuel américain
engagé, est une figure marquante qui a compté, y compris dans
mon métier d’avocate. Je l’ai rencontré au MIT (Massachusetts
Institute of Technology) à Boston en 1967. Le “Tribunal Russell”,
sous la présidence de Jean-Paul Sartre, menait ses travaux sur les
crimes de guerre américains commis au Viêt Nam. J’avais été
chargée d’aller à Boston pour faire connaître ce tribunal et ramener
des témoins et des documents. Je rappelle que le “Tribunal Russell”
est un tribunal d’opinion fondé par Bertrand Russell et Jean-Paul
Sartre en 1966 après la publication du livre de Russell War Crimes
in Vietnam.
J’admire le courage de Chomsky, plus exactement une forme de
courage particulière que je n’arrive pas à avoir, son détachement
total concernant ce qui peut résulter pour lui de ses prises de
position politiques, son indifférence pour ce qu’on peut dire à son
sujet, pour ce que deviennent ses livres et ses propos. À partir du
moment où il estime que c’est juste, il y va. Il a dénoncé ainsi les
interventions meurtrières commandées par les États-Unis. Il va loin
dans la critique de son propre pays, dans l’idée de le faire évoluer.
Il a aussi un art extraordinaire pour dénoncer les mensonges
officiels. C’est de cela dont nous aurions besoin ici. Nous sommes
obnubilés par le discours médiatique, le mensonge officiel, le
démenti non officiel, et tout cela se fond dans la même opacité qui
empêche les citoyens d’être des citoyens à part entière. Nous avons
besoin de conscience sans concession, quel qu’en soit le prix. »
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Vieira da Silva
« La peinture dite moderne m’intéresse particulièrement. Elle nous dit, sur notre
monde, bien autre chose que la photographie. J’étais très amie de Vieira da
Silva. Elle avait un immense talent et une affectivité à fleur de peau. J’ai eu le
triste privilège d’assister à sa mise en bière. Chez moi, j’ai d’elle plusieurs lithos.
L’une exprime le chatoiement mais aussi la complexité d’une grande ville
américaine. L’autre, traitée comme un fin maillage gris-bleu, m’est dédicacée par
elle, à l’occasion d’un week-end, dans sa campagne. Je suis également très
touchée par l’œuvre de Nicolas de Staël, trop tôt lassé de vivre… »
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Regard sur la profession

« Je trouve la profession affadie, sans grande cause, nue. Pourtant il


y a de véritables causes exemplaires dans tous les domaines dont il
faut se saisir comme de révélateurs, pour faire avancer la
législation. Cela ferait progresser la justice. Une loi ne doit pas être
respectée parce qu’elle est une loi. Une loi doit être regardée à la
lumière d’une société. En tant qu’avocate, j’attends des magistrats
qu’ils ne soient pas des robots qui distribuent les peines en se
conformant strictement à l’alinéa X de la loi Y. Ils doivent
constituer un facteur de l’évolution dynamique des lois en fonction
de l’évolution de la société. Coller avec justesse à la dynamique
sociale d’un pays, tel est l’apport de la vraie jurisprudence. Qu’est-
ce qui est juste dans telle société ? Telle est la question. Pour y
répondre, une loi doit être examinée de manière critique, à la
lumière d’autres facteurs que le droit : les évolutions de la société
et ce que veut la société. Si la loi est bonne, on fait avec, si elle est
mauvaise, il faut en changer. Les avocats ont un rôle à jouer. Au
moment où nous nous battions contre la peine de mort, l’opinion
était contre son abolition. Au moment où nous nous battions pour
le droit à l’avortement, l’opinion était partagée. Elle a évolué très
vite, en partie grâce à nous.
Nous sommes un peu noyés sous les réformes. Concernant la
suppression du juge d’instruction, je n’y suis pas opposée, mais je
m’élève contre le fait d’accorder un trop grand rôle à un parquet
soumis aux ordres du pouvoir politique. Il ne pourrait pas y avoir
de justice dans ces conditions. Les affaires ne seraient révélées que
si le parquet le décidait, puisqu’il serait seul maître des poursuites.
Ce n’est pas concevable. La suppression du juge d’instruction doit
s’accompagner de la création d’un parquet indépendant ou d’un
corps de parquet qui n’aurait pas le même statut que le parquet lui-
même. Tant que cette indépendance totale ne sera pas garantie, on
ne pourra pas parler de justice. »
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PRINCIPAUX OUVRAGES

Djamila Boupacha, préface de Simone de Beauvoir, Gallimard, 1962, 1978, 1991, 2003.
Récit du procès.

Le procès de Burgos, préface de Jean-Paul Sartre, Gallimard, 1971. Gisèle Halimi est
mandatée par la Fédération internationale des droits de l’Homme pour assister au procès
de militants basques de l’ETA.

La cause des femmes – Le temps des malentendus, Grasset, 1974 ; Gallimard, 1992.
Manifeste où sont abordées différentes thématiques : la création de « Choisir la cause des
femmes », avortement et sexualité, le procès de Bobigny, la dynamique des luttes de
femmes, etc.

Le lait de l’oranger, Gallimard, 1998, 1990, 2001. L’itinéraire d’une femme engagée,
actrice et témoin des principaux événements de son temps.

Une embellie perdue, Gallimard, 1995. L’élection de Gisèle Halimi en 1981 au siège de
députée, les espoirs et la désillusion. Réflexion sur le pouvoir, la démocratie et la place
des femmes en politique.

Fritna, Plon, 1999, 2001. Récit de la quête d’amour maternel.

Avocate irrespectueuse, Plon, 2002, 2003. Retour sur trente ans de carrière d’une avocate
engagée.

La Kahina, Plon, 2006. Histoire de la reine de l’Aurès qui, au VIIe siècle, résista aux
troupes du général arabe Hassan.

Ne vous résignez jamais, Plon, 2009. Une réflexion générale sur le féminisme
d’aujourd’hui.
À consulter
www.choisirlacausedesfemmes.org

Maître Gisèle Halimi est titulaire de la médaille du barreau de Paris pour son
cinquantenaire professionnel. Elle est également Officier de la Légion d’honneur et
Commandeur de l’Ordre national du Mérite.
5.

Cédric Labrousse

P emier secrétaire de la conférence du stage des avocats au


r

barreau de Paris en 2009, il a mené dans le cadre de cette fonction,


avec ses confrères secrétaires de la conférence et le bâtonnier de
Paris, un combat très médiatisé qui a permis de réhabiliter la
« souricière » et le dépôt du palais de justice de Paris. Ce jeune
avocat a été collaborateur d’Olivier Metzner avant d’ouvrir son
propre cabinet.
1977
Naissance à Paris

2000
DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) de droit européen des affaires, Paris
II Panthéon Assas

2001
LLM (Master of Laws) in European Legal Studies, Université d’Exeter (Grande-
Bretagne)

2002
Master en droit des affaires internationales et management à HEC (Hautes Études
commerciales)

2004
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat
Pré-stage chez maître Pierre-Olivier Sur
Entrée au cabinet d’Olivier Metzner, en qualité de collaborateur

2009
Premier secrétaire de la conférence du stage des avocats au barreau de Paris
2010
Ouverture du cabinet Labrousse, cité Vaneau, Paris VIIe
La vocation

« Tout me prédestinait à devenir avocat. Je suis issu d’une famille


d’avocats. Mes grands-parents maternels étaient avocats ainsi que
mes oncles et mes tantes. Mes parents n’exercent pas cette
profession, mais ma mère travaille pour l’ordre des avocats. Mon
grand-père faisait du droit rural et un peu de pénal. Ma grand-mère
s’occupait essentiellement de divorces. Ils avaient leur cabinet à
domicile. Ils plaidaient régulièrement devant les tribunaux. Ils
m’ont permis d’assister à des audiences. Depuis tout petit, je
baigne dans cette atmosphère d’avocats de palais. Ce sont vraiment
eux qui m’ont donné l’envie d’exercer cette profession. Ils étaient
extrêmement épanouis. Ils avaient un vrai sentiment de liberté, une
vraie conviction de bien défendre les intérêts de leurs clients. Ils
étaient passionnés par cette forme de jeu intellectuel qu’est le droit.
C’est ainsi que très naturellement j’ai décidé de devenir avocat. »

Le cursus

« Après mon bac, je me suis inscrit à la faculté de droit d’Assas, à


Paris. J’ai obtenu une maîtrise de droit privé. Je me suis alors
interrogé sur la formation qui pourrait m’assurer le plus de
débouchés. J’ai opté pour le droit des affaires. La construction
européenne ayant des incidences concrètes sur la vie des
entreprises, j’ai décidé de m’orienter vers un DESS de droit
européen des affaires, puis je suis allé en Angleterre suivre un LLM
(Master of Laws). Il s’agit d’un master spécialisé en droit axé sur
l’international, très prisé par les entreprises. Je me suis ensuite
inscrit à HEC en 2003 afin d’obtenir un master en droit des affaires
internationales et management. J’étais un bon étudiant. Ce n’était
pas facile, mais j’ai travaillé. Ces années d’études m’ont vraiment
permis d’apprendre les bases du raisonnement juridique. Certes les
données sont vite périmées, mais le raisonnement demeure.
Évidemment, la pratique est une chose différente et la stratégie ne
s’acquiert que sur le terrain. Mais j’estime que les études de droit,
souvent décriées au motif qu’elles sont trop théoriques, m’ont
beaucoup appris et bien servi.
En 2004, j’ai intégré l’école du barreau. À cette époque, le CAPA
(certificat d’aptitude à la profession d’avocat) durait un an, avec
une phase théorique et une phase pratique. On apprenait à préparer
des conclusions, des assignations, des actes judiciaires, puis il
fallait suivre un pré-stage d’une durée de six mois. Compte-tenu de
ma formation, on m’a proposé d’effectuer ce pré-stage dans de
grands cabinets d’affaires anglo-saxons, mais je dois avouer que le
pur droit des affaires ne me passionnait pas. J’avais choisi ce
domaine d’étude par une approche un peu intellectuelle des choses
et non par affinité. J’ai donc orienté ma recherche vers un cabinet
spécialisé dans le droit pénal. Par chance, j’ai rencontré un jeune
pénaliste de 40 ans, Pierre-Olivier Sur, qui a accepté de me prendre
avec lui. Ce pré-stage a été décisif. Il m’a conforté dans mon envie
de faire du droit pénal. Je le voyais plaider avec enthousiasme,
aborder des dossiers incroyables. Cela n’avait rien à voir avec le
monde classique des affaires que j’avais étudié à la faculté ou à
HEC. J’avais l’impression de plonger dans un roman. On
rencontrait des clients extraordinaires, totalement atypiques. Nous
nous retrouvions à sept heures trente tous les matins. Pierre-Olivier
Sur me faisait part du programme du jour : “On va aller au tribunal,
à la chambre de l’instruction, puis nous rencontrerons des clients en
détention. Vous allez voir, cela va être captivant.” Je n’avais pas
l’impression de travailler. Je n’avais pas envie de prendre de
vacances. Mon seul souhait était de me replonger dans cet univers
palpitant.
À l’issue du pré-stage, j’ai été reçu au CAPA. À l’époque, vous ne
pouviez pas ouvrir un cabinet tout de suite. Un stage de deux ans
était obligatoire. Pierre-Olivier Sur n’avait pas de place à pourvoir.
Un poste de stagiaire se libérait chez maître Olivier Metzner qui
m’a accordé un entretien et m’a testé sur un dossier en me
demandant de rédiger une note de synthèse et des arguments de
défense. J’ai rejoint son cabinet en janvier 2004. C’était pour moi
le cabinet idéal dans la mesure où il permettait de concilier le droit
pénal et le droit des affaires. J’avais toujours pensé que je pourrais
mettre en pratique ma formation initiale tout en étant avocat
pénaliste. J’ai été lancé dans l’arène très rapidement tout en étant
encadré. Pour autant, ce n’était pas toujours facile. Je me rappelle
ma première plaidoirie. J’avais été commis d’office. J’ai été
atrocement mauvais. La terreur m’a envahi au moment où j’ai pris
la parole devant le tribunal. Face aux trois juges, avec mon client
dans le box des accusés, j’ai senti le poids de ma responsabilité.
C’était pourtant une petite affaire. J’étais pétrifié. J’avais écrit toute
ma plaidoirie, ce qui est épouvantable. Je ne retrouvais plus mes
fiches. Je me suis lancé dans un développement concernant des
problèmes très compliqués de droit anglais. Comme il est d’usage
de le faire, je suis allé voir la présidente du tribunal juste après mon
intervention en lui signalant que c’était ma première plaidoirie. Elle
m’a juste dit : “C’était remarquable.” Je n’ai jamais su comment je
devais le prendre.
J’ai travaillé sur une très grosse affaire financière qui mettait en
cause des généraux de l’armée française. Le dossier occupait un
volume de plus d’une dizaine de CD-ROM, ce qui représente des
milliers de pièces. C’était celui sur lequel j’avais été testé. J’ai eu
trois mois pour tout lire, tout assimiler et proposer des conclusions.
Je me suis investi jour et nuit. J’ai également préparé des
conclusions dans l’affaire des écoutes de l’Élysée. Certains se
rappellent sûrement ce feuilleton rocambolesque survenu entre
1983 et 1986, sous le premier septennat de François Mitterrand. Il
était reproché à une cellule créée à l’initiative du chef de l’État de
chercher à étouffer certaines affaires compromettantes pour le
pouvoir. Olivier Metzner assurait la défense d’un des membres de
cette cellule.
Très rapidement, il a compris que j’avais envie de plaider seul et
que je souhaitais être assez libre dans la gestion des dossiers qui
m’étaient confiés. Il m’a encouragé dans cette voie. J’ai vécu ce
stage avec un mélange d’excitation et d’angoisse compte-tenu de
l’importance notamment médiatique des dossiers traités. C’était
assez extraordinaire de travailler sur des dossiers qui font la une de
toute la presse alors que je sortais à peine de l’université. Je me
disais que j’étais au cœur de l’actualité judiciaire, au cœur des
grandes questions contemporaines. Je me demandais sans cesse si
j’étais à la hauteur. Olivier Metzner est toujours intervenu avec
l’expérience qui permet de prendre de la distance et de dominer les
situations difficiles. À ses yeux, deux qualités sont essentielles : le
bon sens et la précision. Il n’est pas nécessaire d’être
grandiloquent. Il faut être logique. Savoir ce qui parle aux gens, ce
qui parle aux juges. On doit pouvoir citer des dates, des chiffres,
des éléments incontestables. Si vous n’êtes pas précis, vous ne
serez pas compris. On doit présenter une vraie démonstration tout
en étant agréable à écouter. L’essentiel est de ne jamais oublier ces
deux principes de base. Ce stage a été extrêmement formateur. Dès
lors, j’aurais eu la possibilité de m’installer à mon compte. Je ne
l’ai pas souhaité alors. J’ai préféré rester en qualité de collaborateur
au sein du cabinet. À la suite de l’année de conférence, j’ai décidé
de prendre mon envol et je me suis installé.
Je suis pénaliste mais je m’intéresse à d’autres domaines,
notamment le droit des affaires et le droit de la presse. Ce secteur
spécifique demande une bonne compétence technique compte-tenu
de règles de procédure particulières. Ces questions suscitent des
débats intellectuels fertiles concernant la liberté d’expression et ses
limites. Jusqu’où peut-on aller ? Où commence la censure ? Où
fixer une limite acceptable ? Ce sont toujours des échanges
intéressants qui se déroulent à la 17e chambre. Les juges sont
remarquables, attachés à la protection des libertés tout en étant
capables de condamner lorsqu’ils estiment qu’il y a des abus. Nous
nous occupons d’affaires de diffamation par voie de presse
touchant une clientèle essentiellement constituée de grands patrons.
Lorsque la presse véhicule des accusations d’abus de biens sociaux,
de prises illégales d’intérêts, d’enrichissement indu, nous
défendons ceux qui en font l’objet. Les répercussions de tels
articles dans les médias sont importantes puisque, lorsque le patron
d’une société est accusé d’abus de biens sociaux par exemple, le
fonctionnement de son entreprise s’en ressent. Un vrai débat
s’instaure autour des mêmes questions : le journal a-t-il le droit de
dire qu’untel a pris de l’argent de manière indue ? En a-t-il la
preuve ? S’il n’en a pas la preuve, a-t-il fait une simple erreur ou y
avait-il une volonté de nuire ? Ces problématiques sont
juridiquement passionnantes. Avec le temps, les compétences
s’aiguisent. Une meilleure connaissance des juges et des situations
qui se présentent tout au long des procédures et des audiences me
permet d’éclairer les clients, de leur expliquer le déroulement des
événements, de répondre à leurs questions souvent très concrètes.
Je mesure la différence entre ce que je peux leur apporter
aujourd’hui et ce que je leur aurais apporté il y a seulement un an
ou deux. Au début, lorsqu’on me posait une question, je ne pouvais
répondre qu’à partir de textes juridiques. Avec les années, vous
capitalisez une réelle expérience. Vous devenez stratège.
Aujourd’hui, fort des compétences acquises depuis plusieurs
années, je suis pleinement indépendant. »

Expériences d’avocat
La conférence du stage

« Dans le parcours d’un jeune avocat, la conférence du stage est


une étape très importante. Il s’agit d’un prestigieux concours
d’éloquence fondé en 1810 et réservé aux pénalistes. Je me suis
présenté à la conférence de Paris en 2009 et j’ai été élu premier
secrétaire. Cette épreuve n’est en rien obligatoire, mais la réussir
constitue vraiment un atout pour la suite. Les compétiteurs
s’affrontent sur des sujets donnés. Je me suis vu imposer les trois
suivants : Faut-il connaître la suite ? Faire ses preuves est-ce
falsifier ? La victoire est-elle au bout du fusil ? Je devais
impérativement répondre à la troisième question par la négative.
Cette joute oratoire est menée devant le bâtonnier et des avocats de
renom au cours de véritables cérémonies qui rassemblent des
parterres de personnalités. Il existe une conférence du stage dans
chaque barreau. Suivant les organisations locales, elle est plus ou
moins cotée. Deux cents avocats tentent cette épreuve annuelle au
barreau de Paris, où elle constitue une institution. Douze avocats
sont sélectionnés et deviennent autant de secrétaires de la
conférence pour un an. Ce concours extrêmement difficile nécessite
une réelle aisance oratoire. Un succès à la Conférence facilite
l’obtention d’un stage chez les meilleurs avocats, pour ceux qui
n’en ont pas encore. Il permet d’acquérir une véritable
reconnaissance par la profession. Dès que vous êtes élu, vous
devenez ambassadeur de la conférence du stage. Vous devez être
irréprochable à l’égard des magistrats, des clients, du public et de la
presse. Vous assurez des missions confiées par le barreau de Paris.
Vous représentez le jeune barreau parisien au plan national et
international. La défense au pénal constitue bien la tâche principale
des secrétaires. Dans le cadre des commissions d’office, la
conférence a le monopole des affaires criminelles. Quand une
personne a commis un meurtre ou un viol et qu’elle n’a pas les
moyens de régler les honoraires d’un avocat, on désigne un
secrétaire de la conférence du stage pour la défendre. Nous
assurons également les audiences devant la 23e chambre, qui traite
les comparutions immédiates, ce que l’on appelait autrefois les
flagrants délits. Nous intervenons aussi lorsque le tribunal renvoie
l’affaire. Nous tenons les permanences au pôle financier du tribunal
de grande instance de Paris à l’intention des personnes déférées qui
souhaitent un avocat d’office. Tout cela demande une organisation
sans faille et constitue une mine irremplaçable d’expériences. »
La « souricière » et le dépôt

« Au fil des années, les différentes promotions de la conférence du


stage s’attachent à intervenir partout où le respect des droits de la
défense exige la présence d’avocats. Nous sommes très sensibles
aux droits et à la dignité de l’Homme. En 2009, notre engagement
le plus emblématique a été notre combat contre les conditions de
détention faites aux femmes et aux hommes placés à la “souricière”
et au dépôt du palais de justice.
La “souricière”, sous contrôle de l’administration pénitentiaire, est
une zone d’attente pour les détenus écroués, extraits de diverses
maisons d’arrêt en vue d’une comparution, d’une audition ou d’une
audience. Certains détenus peuvent y rester de neuf heures à vingt-
trois heures. Lorsque nous nous y sommes rendus, elle était
composée de soixante cellules pour les hommes et de seize cellules
pour les femmes. Un effectif de dix personnes gérait les cellules
réservées aux hommes dans lesquelles transitent quotidiennement
entre quatre-vingts et cent quarante détenus. Pour faciliter le travail
des surveillants, bien trop peu nombreux, seuls les détenus
“particulièrement signalés” avaient la possibilité d’êtres seuls en
cellule. Les autres étaient regroupés par deux ou trois dans des
cellules aveugles de 3 mètres carrés, urinoir compris, équipées d’un
unique banc en bois trop petit pour supporter trois personnes. Les
conditions d’hygiène étaient inadmissibles. La saleté était
repoussante, les murs maculés d’excréments. Les toilettes, jamais
nettoyées, étaient souvent hors service et l’on n’y trouvait ni papier,
ni eau d’évacuation, ni aucun point d’eau digne de ce nom et
encore moins une douche. Ajoutons que les détenus se plaignaient
de fouilles à répétition.
Le dépôt du palais de justice de Paris est placé sous le contrôle de
la préfecture de police. On y rassemble les personnes déférées à
l’issue de leur garde à vue. Soixante à quatre-vingt-dix personnes
côté hommes et une dizaine côté femmes y transitent chaque jour.
Elles peuvent y rester une vingtaine d’heures avant d’être
présentées à un magistrat. Les conditions de détention au dépôt
étaient quasi identiques à celles qui avaient cours à la “souricière”.
Dix à douze personnes pouvaient être laissées dans une cellule de
pré-fouille de dix mètres carrés avant d’être transférées, par trois le
plus souvent, dans des cellules aveugles de sept mètres carrés avec
des toilettes visibles par les gardiens et les autres détenus. Chaque
cellule disposait bien d’une sonnette pour que les personnes
retenues puissent appeler le personnel pénitentiaire, mais souvent
ce signal était désactivé au motif d’utilisations abusives. Comment
différencier les appels abusifs des appels à l’aide en cas
d’urgence ? Les fouilles à corps, nécessitant pourtant une mise à
nu, s’effectuaient dans le couloir, derrière des paravents bien trop
petits pour préserver une quelconque intimité.
Depuis des années, les conditions de détention dans ces enceintes
étaient régulièrement dénoncées par les institutions européennes de
défense des droits de l’Homme et même par le contrôleur des lieux
de privation de liberté. Nous avons décidé, avec l’appui du
bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, d’aller sur place le 26
février 2009. Nous avons d’ailleurs rencontré beaucoup de
difficultés pour obtenir les autorisations nécessaires. Nous avons
établi un rapport accablant, transmis au conseil de l’Ordre le 21
avril 2009. Ce rapport a été très médiatisé. Nous avons fait valoir
que ces conditions de détention inadmissibles n’étaient pas une
fatalité. À l’instar de nos confrères du barreau de Créteil, nous nous
sommes battus à chaque audience pour obtenir la nullité des
procédures en invoquant l’insalubrité du dépôt et la violation de
l’article 803-3 alinéa premier du code de procédure pénale qui
prévoit qu’à l’issue de la garde à vue, la personne qui comparaît
devant le tribunal doit être retenue dans des locaux spécialement
aménagés. Pendant deux mois, nous n’avons pas été entendus.
Jusqu’au jour où un juge a souhaité visiter ces lieux. Il a pu
constater à quel point les conditions de détention étaient
scandaleuses. Les poursuites ont été annulées. Nous étions bien
dans la défense des principes. C’est toute la force de la conférence
du stage, toute la richesse de l’institution. Le garde des Sceaux,
Rachida Dati, a débloqué un million d’euros pour rénover la
souricière du palais de justice. Les cellules ont été rénovées. Les
toilettes ont été refaites, les bancs changés. Les fouilles des détenus
devraient être humanisées et leur fréquence réduite. Un portique de
détection par imagerie semblable à ceux des aéroports devrait être
installé afin de respecter l’intimité des détenus. Le dépôt a fait
également l’objet d’une rénovation. La moitié des cellules ont été
refaites. Les secrétaires des conférences du stage successives
resteront vigilants et continueront à surveiller ces lieux de
détention. »
Les limites du tout-sécuritaire

« Depuis des années, la situation dans les prisons est catastrophique, voire
explosive. La population carcérale se développe à une vitesse galopante
alors qu’elle atteint déjà plus de deux fois le nombre de places disponibles
dans les centres de rétention. Les surveillants des établissements
pénitentiaires eux-mêmes prônent la mise en œuvre de sanctions alternatives
pour désengorger les prisons. La très grande majorité des personnes privées
de liberté le sont pour des faits mineurs, des petits délits. Nombre
d’incarcérations sont consécutives à des problèmes de drogue. De trop
nombreuses personnes emprisonnées présentent des pathologies mentales.
Elles ressortent de leur séjour en prison encore plus vulnérables. Les prises
en charge sont inadaptées. L’une des premières missions de l’administration
pénitentiaire devrait consister à favoriser la réinsertion sociale des personnes
qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire, mais les ressources et les
formations manquent. Prétendre que les choses s’améliorent quand on met
les gens en prison est absurde. Il faut voir l’état des prisons et ce qui s’y
passe. Certaines personnes entrent et sortent pour y retourner aussitôt.
Sanctionner tout et n’importe quoi n’est pas une solution viable. Le tout-
sécuritaire est une dangereuse illusion. »

Les figures marquantes

« Trois avocats m’ont particulièrement marqué, avec chacun leur


manière de travailler et de plaider : Pierre-Olivier Sur, Olivier
Metzner et Thierry Lévy. Pierre-Olivier Sur m’a conquis par son
enthousiasme et sa passion pour le métier. Il a une approche
humaine et efficace du droit pénal et du procès. L’écouter plaider
est un bonheur qui emporte l’auditeur. Olivier Metzner est un
maître de la procédure. Sa capacité à se saisir des dossiers est
impressionnante. Il possède au plus haut point cette faculté très rare
de partager le langage des juges, de trouver l’argument juste même
dans un dossier apparemment perdu d’avance. Il atteint le but sans
faire de grandes phrases et gagne 80 % des affaires qu’il défend. Je
suis fasciné par ses résultats. Thierry Lévy m’étonne par son
originalité. Son approche des dossiers comme sa vision des choses
reflètent une pensée extrêmement singulière. Je me souviens de sa
manière d’aborder la défense d’un médecin accusé d’avoir agressé
sexuellement une de ses patientes. La plaignante riait avec des
amies au début de l’audience. Au moment de sa déposition, elle
s’est mise à pleurer. Cette seule scène prise sur le vif lui a inspiré
une entrée en matière inattendue. “Voyez-vous, Monsieur le
Président, Mesdames, Messieurs, maintenant elle pleure, il y a cinq
minutes elle riait. Où est la vérité ?” a-t-il demandé, arguant du fait
que faute d’autre preuve, la vérité n’était pas forcément celle de la
plaignante, mais qu’elle pouvait aussi être celle de son client.
J’aime beaucoup cette approche. Son style est inimitable. »
▬▬▬▬▬

Musique Post-bourgeoise
« C’est un trio parisien qui joue des textes graves, cyniques et drôles sur des
thèmes étonnants. Ce petit monde porte un regard sur la vie vraiment original et
surréaliste. Un danseur fou illustre des textes hurlés au mégaphone sur une
musique simple : des sons de synthèse analogiques très chauds et des
séquences rythmiques répétitives, minimalistes, pures. C’est totalement
surréaliste. C’est ce groupe qui avait eu, il y a quelque temps déjà, l’idée de
concerts où les artistes débarquaient chez les gens sans les prévenir. Cette folie
fraîche et drôle me fait du bien. Ils expriment une belle forme de liberté par
l’absurde. »
▬▬▬▬▬

Regard sur la profession

« Cela peut paraître paradoxal pour un avocat, mais je suis inquiet


de la judiciarisation de la vie en société. De nos jours, un traitement
juridique ou judiciaire se substitue presque complètement à tout
autre mode de régulation sociale. Au début, lorsque j’allais à une
audience de la 23e chambre pour des affaires que l’on appelait
autrefois les flagrants délits, je me disais que des aventures telles
que celles qui y amènent les justiciables ne risqueraient pas de
m’arriver dans la vie de tous les jours. Peu à peu, à force de voir ce
qui s’y passe, j’en viens presque à penser que personne ne peut y
échapper. L’exemple vient des États-Unis. C’est l’histoire du chat
que l’on met dans un four à micro-ondes, le chat meurt et l’on
intente un procès au fabricant du four. C’est affolant. On vous
poursuit maintenant pour tout et n’importe quoi, à tel point que je
me sens oppressé. J’ai le sentiment que l’on a un peu tendance à
saisir la justice pour un rien. L’avocat doit jouer son rôle
d’auxiliaire de justice. En tant que tel, il doit participer à faire du
procès un moment exceptionnel destiné à résoudre une situation
exceptionnelle. À mon sens, un avocat qui reçoit une victime
souhaitant déposer plainte pour un motif ridicule ou insignifiant
devrait l’en dissuader. La plupart des confrères le font d’ailleurs car
ils sont attachés à leur rôle d’auxiliaire de justice. En tout état de
cause, le corollaire de cette évolution s’impose : si l’on a plus de
judiciaire, il faut que la défense dispose de plus de droits. On ne
peut pas voir les procès et les poursuites se multiplier et maintenir
les avocats en lisière des procédures. Il est inacceptable que les
avocats, en France, n’aient pas accès au dossier de leur client dès la
première heure de garde à vue.
Concernant la suppression du juge d’instruction, point clé des
projets de réforme de la procédure pénale qui se succèdent, je sais
que de nombreux pénalistes y sont favorables. Ce n’est pas mon
cas. Je suis loin de considérer que les juges d’instruction sont tous
parfaits, mais, en l’état actuel des textes, une enquête menée dans
le cadre d’une procédure diligentée sans instruction est appelée à
rester secrète. Un avocat n’a donc pas de latitude pour intervenir.
Cela sera pire si le juge d’instruction est supprimé sans autre forme
de procès. Et puis se pose la question de l’indépendance des juges.
Le parquet est sous l’autorité du ministre de la Justice alors que les
juges d’instruction, eux, sont indépendants du pouvoir politique.
Aujourd’hui, le parquet diligente souvent des enquêtes très longues
dans des affaires qui mériteraient une instruction. Au final, vous
vous retrouvez devant le tribunal correctionnel et vous ne pouvez
plus rien faire puisque l’enquête est terminée. Durant une vraie
instruction, avec un juge, l’accès au dossier est possible sitôt une
mise en examen prononcée. On tente de nous rassurer en disant que
le dossier sera plus accessible, que la présence d’un avocat sera
garantie. Je voudrais savoir exactement quelles sont les garanties
envisagées. Pour moi, elles ne sont pas claires aujourd’hui. Je veux
savoir quel sera le rôle de l’avocat ? Quand il pourra intervenir ?
Aux frais de qui ? Il se dit que nous pourrons faire des actes en
parallèle. C’est très bien quand on défend un président de société.
Si je défends un client en étant commis d’office, que pourrais-je
faire comme actes en parallèle ? Devrais-je trouver mes propres
preuves en payant des huissiers et des détectives ? Avec quel
argent ? C’est la voie ouverte à une justice à deux vitesses qui
serait totalement inacceptable.
Pour ma part, j’ai l’impression qu’en matière pénale nous sommes
en réforme permanente. Évoluer est certes nécessaire. Il faudrait
tout de même que les gens aient le temps de comprendre ce qui se
passe entre deux réformes, à commencer par les praticiens du droit
eux-mêmes. À force, on finirait par s’y perdre.
Pour clore ce chapitre, je dirais que la profession d’avocat est
extrêmement vaste et ouverte. Au sortir des études, on a parfois des
idées arrêtées et des pistes imprévues se présentent. Le conseil que
je pourrais donner à de jeunes avocats est de se laisser un peu aller,
de ne surtout pas rester figés. Je préconise de se laisser porter par le
vent, de démarrer quelque part, de voir si cela plaît, de prendre des
dossiers personnels dès que possible et, au fur et à mesure, de sentir
où l’on est le plus à l’aise, le plus épanoui, le plus efficace. Je
citerais volontiers Cyrano de Bergerac : “Être libre, avoir l’œil qui
regarde bien, la voix qui vibre.”
6.

Henri Leclerc

Défenseur de militants nationalistes algériens, des mineurs des


houillères, des leaders de Mai 68, Henri Leclerc a aussi été l’avocat
de Lucien Léger, Bakari Diallo, Richard Roman, Dominique de
Villepin, Véronique Courjault, du journal Libération. Avocat
engagé, combattant acharné contre la peine de mort, président de la
Ligue des droits de l’Homme de 1995 à 2000, il s’implique dans les
réformes de la procédure pénale, la modernisation de la profession
et la transformation du système judiciaire français.
1934
Naissance à Saint-Sulpice-Laurière (Haute-Vienne)

1955
Licence de droit
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat

1957
Entrée au cabinet d’Albert Naud

1958-1961
Service militaire en Algérie

1962
Concours de la conférence du stage

1969
Ouverture du cabinet avenue Kléber, Paris XVIe

1973
Ouverture du cabinet Ornano, boulevard Ornano, Paris XVIIIe

1983-1986
Membre du conseil de l’ordre des avocats

1989-1991
Membre de la « Commission justice pénale et droits de l’Homme » présidée par Mireille
Delmas-Marty

1994
Ouverture du cabinet rue Cassette, Paris VIe

1995 à 2000
Président de la Ligue française pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen
La vocation

« J’ai essayé de retrouver le chemin de mon enfance, de


comprendre ce qui avait pu m’amener à être avocat. Je n’ai pas
trouvé de réponse évidente. Mes parents ont fait l’un et l’autre des
études de droit. Mon père était inspecteur de l’Enregistrement,
autrement dit inspecteur des impôts. Ma mère s’est occupée de ses
quatre enfants. Mes quatre grands-parents étaient des instituteurs
laïques, des hussards de la République, en Limousin. Dans la
famille, on avait une grande ouverture d’esprit, mais être avocat ne
faisait pas partie de notre univers. Quand j’ai opté pour cette
profession, je ne dirais pas que mon père était mécontent, mais je
pense qu’il aurait préféré que je sois magistrat ou fonctionnaire.
Une anecdote a marqué ma jeunesse comme une espèce de signe
étonnant. À la maison, nous détestions le régime de Vichy. Pour
mon père, Pierre Laval, l’un des maîtres d’œuvre de la
collaboration avec l’Allemagne nazie, incarnait l’abomination.
Lorsque Laval a été exécuté, en 1945, mon père est entré dans une
colère noire. Il fulminait : “Cet homme n’a pas été jugé, ils l’ont
tué, c’est honteux !” J’avais 11 ans, je ne comprenais pas, mais cela
m’a préoccupé. C’est un des premiers souvenirs significatifs qui a
trait à la justice. Quand j’ai eu 14 ou 15 ans, ayant vu que cette
histoire m’avait marqué, mon père m’a fait lire le livre de l’avocat
Albert Naud intitulé Pourquoi je n’ai pas défendu Pierre Laval.
Naud avait été commis d’office à la défense de Laval. Alors que les
règles de procédure étaient ouvertement violées, il a estimé que
Pierre Laval était condamné d’avance. Albert Naud a refusé de
cautionner une parodie de justice. Il a refusé de plaider. Il a
accompagné Pierre Laval jusqu’au poteau d’exécution où celui-ci
fut traîné mourant, après avoir tenté de se suicider. C’est ce que
Naud raconte dans son livre. Cette nécessité évidente, pour que la
justice soit rendue, de permettre que les pires salauds soient
défendus a suscité chez moi une interrogation qui a peut-être joué
dans le choix de ma carrière.
Quand j’ai eu mon bac, j’étais intéressé par l’histoire, mais mon
frère aîné avait déjà choisi cette discipline. Je ne voulais pas faire
comme lui. J’ai plutôt opté pour le droit. Par la suite, je me suis
attaché aux problèmes de la défense, puis j’ai eu envie de défendre
à mon tour. Je n’ai pas eu une vocation chevillée au corps dès
l’enfance, mais à l’évidence, j’étais fait pour ça. Je le sais
maintenant. »

Le cursus

« À la faculté de droit, à Paris, on ne peut pas dire que j’étais un


étudiant très travailleur. Je faisais de la politique. Fermement à
gauche, j’affrontais les étudiants de droite et d’extrême-droite,
notamment Jean-Marie Le Pen. J’étais très engagé dans des
mouvements syndicaux. J’ai même adhéré au Parti communiste que
j’ai quitté moins de deux ans après pour des divergences
idéologiques profondes. C’est à cette époque que j’ai découvert le
plaisir de la parole publique, le goût de convaincre. Concernant les
études proprement dites, je n’avais pas de résultats particulièrement
brillants à l’écrit, mais à l’oral, mes exposés étaient remarqués.
Alors que j’étais en troisième année, en 1954, je suis entré comme
clerc stagiaire chez un avoué. J’avais 20 ans. J’y suis resté d’abord
un an à mi-temps, tout en poursuivant mes études. Lorsque je suis
devenu avocat, en décembre 1955, j’y ai travaillé à plein temps
pendant encore une année. C’est là que j’ai acquis les rudiments de
la profession dans ce qu’elle a de plus austère en m’occupant
d’affaires civiles, de problèmes de successions, de divorces ou de
loyers. J’étais tout de même attiré par la défense pénale. Je
conserve un souvenir très fort de mon premier contact avec une
audience d’assises. Nous sommes allés au palais de justice avec
quelques amis, dans la grande salle de la cour d’assises que je
connais si bien maintenant et qui n’a pas changé. À l’époque, dans
les couloirs ou dans la salle des Pas perdus, les dames portaient
encore des chapeaux et les avocats des toques. Ce jour-là, un
homme était jugé. C’était une personne bien peu recommandable, il
faut l’admettre, mais j’ai tout de même été absolument stupéfait et
indigné par la violence et la dureté qui se manifestaient à son égard.
Je me rappelle de la brutalité des réquisitions prononcées. Je
n’aurais pas cru cela possible. Le prévenu disparaissait dans le box
et seules ses mains étaient visibles, posées sur la rambarde. Après
ces déferlements d’hostilités, son avocat s’est levé. Il a posé ses
mains sur celles de son client et s’est exclamé, citant Victor Hugo :
“Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.” Je me suis dit qu’un
métier permettant de faire cela était extraordinaire.
Je traitais des affaires à la justice de paix de Sceaux, dans les
Hauts-de-Seine. Ces justices de paix étaient les institutions
auxquelles ont succédé les tribunaux d’instance et les médiateurs.
Je réclamais des commissions d’office. J’allais au tribunal pour
enfants. Très vite, dès 1956-1957, avec le développement de la
guerre d’Algérie, j’ai défendu des militants du FLN (Front de
libération nationale) ou du MNA (Mouvement national algérien) et
j’ai plaidé ma première affaire dans laquelle une peine de mort était
requise. C’était à Lyon. Je suis sorti de là tout joyeux, mon client
n’avait été condamné qu’à perpétuité !
Je cherchais un autre patron, mais je ne connaissais personne.
C’était difficile. J’ai eu la chance d’avoir un président de colonne
extraordinaire en la personne de Paul Baudet, un très grand
pénaliste. À l’époque, quand vous arriviez au Palais, un membre du
conseil de l’Ordre responsable d’une “colonne” de stagiaires
examinait si vous aviez les aptitudes morales et si vous disposiez
des conditions matérielles pour exercer la profession. Alors que je
n’avais pas les moyens de louer un appartement pour créer mon
cabinet, Paul Baudet m’a incité à le faire chez mon père. Ma mère
était décédée depuis quelques années déjà. J’habitais encore le petit
pavillon familial à Sceaux, à côté de la gare. J’ai aménagé une très
jolie mansarde au-dessus des lilas.
C’est également Paul Baudet qui m’a trouvé le patron dont je
rêvais. Un jour, il m’a dit : “Je vous ai trouvé quelqu’un : Albert
Naud. Allez-y.” Tout tremblant, je suis allé voir celui qui m’avait
tant marqué des années auparavant. J’y suis resté dans un premier
temps de 1957 à fin 1958. À l’époque, les avocats ne domiciliaient
pas leurs collaborateurs chez eux, j’étais donc toujours installé à
Sceaux. J’ai dû partir pour le service militaire en Algérie pendant
vingt-huit mois. À mon retour, je suis revenu avec Naud. J’ai
travaillé avec lui de 1961 à 1969 en devenant de plus en plus
indépendant tout en ayant domicilié mon cabinet dans les locaux
somptueux où il avait à la fois son logement et son cabinet. Je l’ai
quitté petit à petit parce qu’à l’époque il n’y avait pas les
possibilités ni surtout les habitudes d’association qui se sont
développées par la suite. J’étais allé chez lui avec l’espoir de faire
beaucoup de pénal, mais la plupart de ceux qui avaient besoin
d’une défense au pénal n’avaient pas les moyens de la financer,
Naud avait donc aussi des affaires civiles fortement rémunérées et
c’est celles qu’il a commencé par me confier. Néanmoins j’ai tout
de même participé à pas mal d’affaires pénales et j’ai beaucoup
appris dans ce long compagnonnage admiratif et affectueux.
J’ai passé le concours de la conférence du stage en 1962. Ce
concours permet de devenir pendant un an l’un des douze
secrétaires de la conférence. C’est une sorte d’école d’éloquence,
un lieu de contacts et d’intégration. Durant cette année, on reçoit
les plus belles commissions d’office. Je me battais aussi pour avoir
mes propres dossiers. J’allais plaider aux terribles “flagrants
délits”, que l’on appelle maintenant les “comparutions immédiates”
mais qui, hélas, n’ont guère changé depuis.
Quelquefois, je remplaçais Naud. Un jour qu’il était immobilisé
suite à un accident, j’ai été amené à plaider dans une affaire
redoutable. Il y avait une peine de mort promise à l’opinion et
requise. Je me revois arpentant les pavés des rues de Saint-Omer en
attendant le verdict qui rejeta l’horrible décapitation. Les jeunes
avocats pénalistes – enfin ceux qui ont moins de vingt-neuf ans
d’exercice ! – ne se rendent pas compte de ce que représentaient
ces confrontations avec la mort, ces moments à la fois atroces et
exaltants. J’ai également travaillé sur la célèbre affaire Lucien
Léger, qui était poursuivi pour l’enlèvement et le meurtre, en 1964,
d’un garçon de 11 ans. Je n’ai pas plaidé, mais j’avais préparé le
dossier. Et j’étais aux côtés de Naud qui ferrailla avec succès contre
la peine de mort comme il le fit toute sa vie.
En 1969, je me suis installé avenue Kléber, dans le XVIe
arrondissement, avec deux amis, Michel Blum et Daniel Jacoby.
Nous partagions les locaux, nous nous entraidions, mais nous
avions chacun notre clientèle. J’étais bien organisé, très actif.
J’avais notamment pour clients une compagnie de transport
international, deux compagnies d’assurances, un cabinet
d’expropriation. Je travaillais pour eux un jour ou deux par
semaine, ce qui me permettait de bien gagner ma vie et d’avoir un
bel appartement. Mais je consacrais l’essentiel de mon temps aux
affaires qui m’intéressaient et qui, elles, ne rapportaient rien ou pas
grand-chose.
En 1973, avec un ami, Georges Pinet, et un certain nombre de
jeunes, nous avons créé une société civile professionnelle permise
par les lois de 1971. C’est devenu le “cabinet Ornano” du nom du
boulevard dans lequel il se situait, au cœur du XVIIIe
arrondissement. Cette aventure extraordinaire a duré vingt ans. Ce
fut le moment le plus enthousiasmant de ma vie. Il y a quinze ans,
j’ai emménagé rue Cassette, dans le VIe, avec quelques associés,
où je suis encore aujourd’hui, dans une configuration plus classique
d’exercice de la profession. »

Expériences d’avocat
Dans le mouvement de Mai 68

« En 1968, j’étais membre du bureau national du PSU (Parti


socialiste unifié) de Michel Rocard. Nous nous étions liés d’amitié
à la faculté. J’étais impressionné par son intelligence et sa
personnalité. Je suis resté très proche de lui jusqu’en 1972. Le PSU
étant majoritaire au bureau de l’UNEF (Union nationale des
étudiants de France), j’étais devenu l’avocat de ce syndicat étudiant
qui a joué un si grand rôle. Avec mon ami Michel Blum, j’ai ainsi
été amené à défendre les premiers étudiants qui ont été arrêtés. Je
me souviens en particulier d’une audience qui a eu lieu un
dimanche. Le pouvoir voulait frapper vite et fort. Des étudiants
furent envoyés en prison, amenant la foule à crier le slogan “libérez
nos camarades”, devenu si célèbre. C’était un moment fou et
passionnant. J’ai été l’avocat de Daniel Cohn-Bendit, d’Alain
Geismar, de Jacques Sauvageot et d’une multitude de manifestants.
J’étais l’avocat du mouvement. Avant, j’étais presque un inconnu
dans la profession. À partir de mai, je suis définitivement sorti de
l’anonymat.
La lutte contre la répression brutale qui a suivi s’est traduite pour
moi par une activité professionnelle et politique intense, de
nombreuses plaidoiries, de fréquentes interventions dans les
journaux, de multiples contacts. Les évolutions du paysage
politique m’ont amené à quitter le PSU en 1972, et même tout
engagement dans un parti. Après, je me suis consacré
essentiellement à ma profession. Mes engagements se sont tournés
vers les droits de l’Homme : l’abolition de la peine de mort, les
tentatives de réforme du système pénitentiaire et de la procédure
pénale, la modernisation de la profession d’avocat, la
transformation du système judiciaire, etc.

Le cabinet Ornano vivait parfois difficilement, mais il se


développait. On traitait tous les types de dossiers avec, certes, une
dominante sociale et populaire. Défendant les paysans en butte aux
restructurations de l’agriculture, les “paysans travailleurs” animés
par mon ami Bernard Lambert, figure des luttes paysannes, j’étais
devenu un spécialiste du droit rural économique. Certaines affaires
significatives ont fait couler beaucoup d’encre. Je suis intervenu
par exemple pour les mutins de la prison de Nancy. Dans le sillage
des luttes de l’après-68, des prisonniers de droit commun s’étaient
mobilisés, d’abord à la prison de Toul, puis à travers la France. La
mutinerie de la prison de Nancy, en janvier 1972, a été durement
réprimée, ce qui a suscité une réelle mobilisation dans
l’intelligentsia et même dans l’opinion. Lors du procès qui a suivi,
je suis intervenu en défense des mutins pour montrer l’horreur des
prisons. J’étais très lié à Michel Foucault, à Claude Mauriac et à
tant de personnalités et d’intellectuels qui s’étaient engagés dans ce
combat. Je me suis aussi beaucoup impliqué pour dénoncer les
conditions de détention dans les quartiers de haute sécurité des
prisons, les fameux QHS contre lesquels se sont révoltés Jacques
Mesrine ou Roger Knobelspiess, l’un de ses compagnons
historiques que j’ai défendu avec mon confrère Thierry Lévy. »

Les affaires pénales et la presse

« Deux domaines m’ont passionné, dans lesquels je suis devenu


plus particulièrement compétent, le pénal et le droit de la presse.
De nombreuses affaires ont compté pour moi, dans l’ombre ou la
lumière médiatique. Il est difficile d’en privilégier une plutôt
qu’une autre. Chacune prend une importance particulière quand on
y est vraiment plongé. Chaque affaire, gagnée ou perdue, apporte
son lot d’expériences. En 1973, j’ai été l’avocat de la famille
Overney. Pierre Overney, un gamin de la gauche prolétarienne,
avait été tué aux portes de l’usine Renault par un vigile, Jean-
Antoine Tramoni, alors qu’il distribuait des tracts. J’ai terminé ma
plaidoirie en chantonnant Le temps des cerises. Presque au même
moment, j’ai été partie civile dans l’affaire du talc Morhange, qui a
eu un écho considérable. Elle avait débuté en août par le décès
inexpliqué de plusieurs nourrissons. L’enquête a permis de
découvrir un bactéricide en concentration excessive dans le talc.
Plus de deux cents enfants sont morts ou ont été gravement atteints.
Il a fallu sept ans avant d’arriver au jugement. J’ai aussi défendu, à
des époques bien différentes, Charlie Bauer et François Besse,
considérés tous deux comme des “lieutenants” de Mesrine.
J’ai été l’avocat de Libération. Avec Serge July, cofondateur du
journal, nous avons eu des affaires retentissantes. Au début, il y a
eu les débats épiques avec le procureur général de Paris de
l’époque, Paul-André Sadon, qui avait décidé de couler ce journal
“gauchiste” et qui le poursuivait pour outrage aux bonnes moeurs.
J’ai beaucoup plaidé, écrit, travaillé, réfléchi sur la liberté
d’expression. J’ai acquis la conviction, comme le dit la Déclaration
des droits de l’Homme, qu’il s’agit d’un des “droits le plus
précieux ”.
Après plus de cinquante ans de carrière, je pourrais citer bien
d’autres affaires, beaucoup dans l’ombre, certaines dans des
tempêtes médiatiques comme l’acquittement du docteur Bakari
Diallo, médecin anesthésiste accusé d’avoir causé la mort d’une
patiente en sabotant des tuyaux, dénoncé publiquement comme
coupable par son chef de service. Il a fallu trois ans d’instruction
avant qu’il ne soit acquitté par la cour d’assises de la Vienne. Parmi
les dossiers plus récents, celui de Véronique Courjault, trois fois
enceinte sans que personne s’en rende compte et qui a tué ses
propres bébés. Bien entendu, je ne peux omettre de parler de
l’affaire Clearstream. Dominique de Villepin m’a demandé de
participer à sa défense et j’ai accepté. Sur le plan des principes, ce
procès mené sous la pression du président du Conseil supérieur de
la magistrature, en la personne du président de la République est
choquant. »

L’affaire Roman

« L’affaire Richard Roman figure parmi celles qui m’ont le plus


marqué. En 1988, j’avais appris par la presse, comme tout le
monde, le viol et l’assassinat de la petite Céline Jourdan, âgée de 7
ans, survenus à La Motte-du-Caire, dans le département des Alpes-
de-Haute-Provence. L’opinion se déchaînait sur les deux marginaux
qui avaient avoué les faits : Richard Roman, dit l’Indien, jeune
ingénieur agronome revenu élever des chèvres, et Didier Gentil,
alias le Tatoué, ouvrier agricole. Gentil avait reconnu le viol. Il
accusait Roman de l’assassinat. Roman avait confirmé cette version
des faits à la gendarmerie avant de se rétracter. Je me souviens qu’à
l’époque Le Quotidien de Paris m’avait demandé mon sentiment
relatif à un éventuel rétablissement de la peine de mort que certains
réclamaient en raison de l’horreur des faits. J’avais manifesté une
nouvelle fois mon hostilité à ce châtiment inhumain. J’avais aussi
rappelé incidemment le principe de la présomption d’innocence,
totalement bafoué, que les aveux de Roman ne devaient pas suffire
à écarter. Cet article a amené ses frères, convaincus de son
innocence, à me contacter. J’ai accepté l’affaire. Muriel Brouquet,
mon associée, est allée la première voir Roman. Immédiatement,
elle m’a dit : “Je pense qu’il est innocent.” J’y suis allé à mon tour.
J’ai vu le dossier, rencontré juge et procureur, totalement persuadés
de la culpabilité de Richard Roman. Après l’avoir rencontré à la
prison des Baumettes, j’ai été moi aussi totalement certain de son
innocence. Nous nous sommes embarqués dans une affaire d’une
violence inouïe. Le climat était effrayant. Aux yeux de la famille de
la petite Céline, j’étais le complice des assassins. Cela a culminé
quand il y a eu la reconstitution des faits, dans une atmosphère de
quasi-émeute. Auparavant, je recevais tous les jours un cercueil
avec écrit “J-10”, “J-9”, etc. Je l’avais signalé au parquet. Les
gendarmes, que je devais tant mettre en difficulté lors du procès,
étaient présents ce jour-là, le 16 juin 1989. Toujours est-il que je
me suis fait casser la figure. Tout le monde a vu ces images
spectaculaires. Rien de bien grave. J’avais l’oreille légèrement
coupée et le sang coulait. Il y a enfin eu des réactions dans
l’opinion publique, notamment à la cour d’appel de Paris et à
l’ordre des avocats. Un article d’Agathe Logeart dans Le Monde
rappelait les droits de la défense.
J’ai travaillé ce dossier ligne par ligne. Je m’en souviens
parfaitement parce que j’étais parti en vacances en Grèce avec mes
enfants. En fait, j’ai passé quinze jours dans la cave de la maison à
reprendre seconde par seconde l’emploi du temps de Gentil et de
Roman l’après-midi des faits, leurs déclarations à la gendarmerie
du pays et aux enquêteurs d’Aix. J’ai rédigé et déposé une note
dans laquelle il apparaissait établi que Roman était innocent.
Chaque ligne, chaque mot du dossier avait conforté mon absolue
conviction. Un nouveau juge avait repris l’instruction. J’ai enfin eu
l’impression qu’on nous écoutait. Toujours est-il qu’il a rendu une
ordonnance de non-lieu en octobre 1990. Richard Roman a été
remis en liberté après vingt-sept mois de détention provisoire.
Deux mois après, au cours d’une séance inoubliable, l’affaire est
revenue devant la chambre d’accusation d’Aix-en-Provence qui a
ordonné un supplément d’information. Il a fallu que je passe par
des souterrains, amené en catimini par des policiers pour pouvoir
entrer au Palais. Il y avait une violence indescriptible. Richard
Roman a été remis en prison, renvoyé en cour d’assises et il y a eu
un procès absolument extraordinaire avec des rebondissements, des
retournements, mais l’évidence de l’innocence apparaissait chaque
jour un peu plus, au point que l’avocat général lui-même devait
requérir l’acquittement, qui fut prononcé au grand dam des parties
civiles. Il fallut encore nous extraire du palais de justice sous haute
protection policière. J’ai porté cette affaire pendant des années. On
en sort avec la satisfaction du devoir accompli, mais profondément
marqué tout de même.
Les manières de procéder qui ont abouti à l’arrestation, à la longue
détention de Roman et à son lynchage médiatique sont comparables
à ce qui s’est passé quinze ans plus tard à Outreau. Cela s’est bien
terminé dans l’affaire Roman. Cela s’est bien terminé, au bout du
compte, dans l’affaire d’Outreau. S’il n’y avait pas eu depuis 2000
l’appel en cour d’assises, les accusés d’Outreau seraient encore en
prison. Les problèmes d’organisation et de fonctionnement de la
justice subsistent. Oui, les mêmes causes produisant les mêmes
effets, il y a encore des innocents en prison. Il ne faut jamais
baisser les bras. »

Le cabinet Ornano

« Le cabinet Ornano est le fruit d’une aspiration politico-sociale. Dès 1972,


nous avons décidé, avec mon ami Georges Pinet, de créer ce cabinet un peu
particulier, en saisissant les opportunités offertes par la loi de 1971 qui
permettait la création de sociétés civiles professionnelles d’avocats. Nous
l’avons ouvert dans un immeuble du boulevard Ornano, au cœur d’un quartier
populaire. Au début, nous étions une dizaine. Avec le temps, le cabinet a
compté jusqu’à une vingtaine d’avocats. Il reposait sur un système quasiment
coopératif. On partageait tout. La loi de 1971 avait été conçue pour les
grandes entreprises. Notre intention était de la mettre au service des plus
défavorisés. De fait, parmi nos clients, nous comptions, outre des personnes,
beaucoup de syndicats, d’associations diverses. Nous avons inspiré d’autres
expériences de ce type un peu partout en France. Le cabinet Ornano a duré
de 1973 à 1993, avec toutes les difficultés inhérentes à ce type de
démarche. »

Les figures marquantes

« Sur le plan professionnel, Albert Naud vient au premier rang des


figures qui m’ont marqué. J’étais de gauche, lui de droite et cela
n’avait guère d’importance. Nous nous entendions
remarquablement. Naud a été le grand combattant français contre la
peine de mort avant Robert Badinter. Fils d’un vigneron charentais
très pauvre, il avait fait l’École normale d’instituteur, l’École
normale supérieure de Saint-Cloud, une licence de géographie et
une licence de droit avant de devenir avocat. Il a été premier
secrétaire de la conférence du stage.
Entré dans la Résistance en septembre 1940, il a été arrêté par la
Gestapo et emprisonné à la prison de la Santé. Il en est sorti, a
intégré un autre réseau, puis a participé au combat pour la
libération de Paris. J’ai expliqué à quel point son livre Pourquoi je
n’ai pas défendu Pierre Laval et son comportement courageux dans
cette affaire m’avaient marqué. C’était un grand pénaliste. Décédé
en 1977, il m’a fait cadeau de la bibliothèque et de la robe qu’il
avait lui-même reçues de Raymond Poincaré, dont il avait été
collaborateur. La bibliothèque est toujours dans mon bureau. J’ai
fait don de la robe au musée de l’Ordre. Il ne m’a rien enseigné,
sauf la taille de la vigne lorsque j’étais invité dans sa maison de
campagne. Mais j’ai énormément appris auprès de lui. Il a été un
modèle. Pour moi comme pour Naud, la question des principes est
fondamentale. Nous avons mené avec la même intensité le combat
contre la peine de mort. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à
m’engager à la Ligue des Droits de l’Homme. Avec ce combat,
nous partagions quelque chose d’essentiel. Lorsque l’Ordre des
avocats de Paris a célébré les vingt-cinq ans de l’abolition de la
peine de mort, j’ai été chargé de faire le discours en hommage à
Robert Badinter. J’ai évoqué Naud, hélas mort lorsque l’abolition a
été votée. Il était impensable de l’oublier en évoquant ce que fit
après lui, et si remarquablement, celui qui en acheva le combat. »
▬▬▬▬▬

Les Essais de Montaigne


« C’est très difficile de choisir une œuvre ou un auteur de prédilection parce que
selon les moments de la vie, on change de préférence. Mais le plus constant,
celui qui reste quoi qu’il arrive, c’est Montaigne. Je l’ai lu et relu et pourtant j’ai
l’impression de toujours le découvrir. J’aime en relire quelques pages, respirer sa
sagesse. Même si le français dont il use rend la lecture parfois difficile, on finit
toujours par être emporté par des fulgurances. Ce qu’il dit de lui-même, de la vie,
du monde qui l’entoure et de celui qu’il trouve dans les livres anciens ou dans les
comportements de ses contemporains est à la fois vivificateur et émouvant.»
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Regard sur la profession

« La profession d’avocat doit être complètement insérée dans la


société. Les grandes réformes des dernières décennies étaient
indispensables. En particulier il était important, en 1991, que l’on
fusionne les fonctions de conseil et de défense dans une profession
unique susceptible de répondre mieux aux besoins du monde
économique et des entreprises. Mais le métier restera en bonne
partie une activité d’avocats de proximité qui défendent et
conseillent des particuliers au jour le jour. Certes, le droit devient
de plus en plus affaire de spécialistes. Le coût de l’exercice de la
profession devient de plus en plus élevé, indépendamment de la
rémunération des avocats eux-mêmes. Il faut pourtant pouvoir
assister les plus défavorisés, ceux qui ont le plus besoin d’une
défense compétente et efficace. Le problème de l’aide judiciaire
reste central. Je ne suis pas pour des conditions d’exercice qui
pourraient être assimilées à ce que proposent les hypermarchés.
Dans la défense de leurs droits, les justiciables ont besoin d’établir
un rapport personnel avec leur avocat. Je ne dis pas que les gros
cabinets sont incapables de l’assurer, mais je crains que la volonté
de rentabilisation des investissements nécessaires au
fonctionnement d’une grosse structure n’amène à abandonner en
cours de route certains des aspects humains de cette profession qui
doit permettre à la fois à ceux qui l’exercent de vivre et à tous ceux
qui en ont besoin de pouvoir bénéficier du meilleur service de
conseil et de défense. Il faut que les personnes qui se trouvent dans
une situation difficile et qui veulent faire reconnaître ou défendre
leurs droits puissent continuer à avoir des avocats qui fassent
preuve à la fois d’humanité, de compétence et de l’organisation
nécessaire pour apporter du secours avec la même efficacité que
celle qu’obtiennent les entreprises auprès de structures importantes.
Moderniser la profession, oui, la dessécher, non.
Je suis un artisan dans ma façon d’aborder et de conduire chaque
affaire, mais je travaille en équipe parce qu’il faut être capable de
répondre avec efficacité aux réalités du monde contemporain, ainsi
qu’à la diversité et à la complexité du droit moderne. C’est ce
raisonnement qui nous avait amenés, par exemple, à créer le
cabinet Ornano. Il n’est pas possible d’oublier que la défense et
plus particulièrement la défense pénale est aussi un art.
Sur le plan de la justice pénale, les grandes évolutions en cours,
notamment la suppression du juge d’instruction, sont nécessaires et
complexes. Il y a plus de quinze ans, j’ai fait partie de la
commission présidée par Mireille Delmas-Marty, aujourd’hui
professeur au Collège de France. Nous souhaitions unifier toutes
les procédures pénales. Nous voulions faire évoluer le rôle du juge
d’instruction en lui retirant la conduite des investigations, mais en
lui en confiant le contrôle étroit. Point clé : cela se serait
accompagné d’une modification du statut du Parquet. Je n’ai jamais
été convaincu par le fait que la conduite de l’enquête par un juge
soit une garantie d’indépendance de la justice et de meilleure
protection des libertés individuelles. L’enquêteur est
nécessairement engagé. Il rassemble des indices, il en fait une
hypothèse. S’il y a quelque chose qui ne rentre pas tout à fait dans
le schéma, on le fait rentrer en forçant un peu et on fausse le
jugement. Je préfère un enquêteur clairement engagé du côté de
l’accusation, sous le contrôle étroit du juge, mais surtout face à une
défense dotée de pouvoirs forts. Cette défense doit être présente
auprès de toute personne soupçonnée, notamment pendant la garde
à vue. Il faut aussi éviter les dérives du système américain. En tout
cas, il ne s’agit pas de confier tous les pouvoirs à un parquet
complètement soumis au pouvoir politique comme c’est
actuellement envisagé dans la réforme annoncée. »
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PRINCIPAUX OUVRAGES

À lire
La défense, avec W.-H. Fridman, EDP Sciences, 2002. Du corps humain au corps social,
le rôle et les stratégies de la défense sont essentiels pour restituer de l’humain là où il y a
crime et blessure. Les points de vue d’Henri Leclerc et de W.-H. Fridman, docteur en
médecine et docteur ès sciences, praticien hospitalier, chercheur en immunologie.

Un combat pour la justice : entretiens avec Marc Heurgon. La Découverte, 1994. Les
entretiens menés par Marc Heurgon, agrégé d’histoire, retracent la carrière d’Henri
Leclerc, les multiples facettes de son combat pour la justice, son analyse des rouages
judicaires et son approche des grandes évolutions politiques et juridiques de la société
française contemporaine.

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À CONSULTER
www.cabinet-leclerc.fr
7.

Corinne Lepage

Avocate reconnue au plan international, ancienne ministre de


l’Environnement, députée européenne, elle nourrit son action
politique de son expertise juridique. Actrice majeure de
l’émergence du droit de l’environnement, elle s’est illustrée dans
les principaux procès environnementaux européens de ces dernières
décennies, notamment ceux consécutifs au naufrage des pétroliers
Amoco Cadiz et Erika, à l’origine d’importantes marées noires.
1951
Naissance à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine)

1974
DES de l’Institut d’études politiques de Paris DES de droit public
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)

1975
Prestation du serment d’avocate

1978
Association avec Christian Huglo,
Création du cabinet Huglo-Lepage, Paris VIIIe

1982
Doctorat d’État en droit

1987-1989
Membre du conseil de l’Ordre des avocats

1995-1997
Ministre de l’Environnement

1996
Création du club de réflexion Cap21 (Citoyenneté, action, participation pour le XXIe
siècle)

2009
Élection au Parlement européen en tant qu’eurodéputée
La vocation

« J’ai toujours aimé m’exprimer en public. Pour autant, je n’ai pas


eu ce que l’on peut appeler une vocation d’avocate. Il n’y avait pas
d’avocat dans ma famille. Mon père était “nez”. Il concevait et
fabriquait des parfums. L’un de mes grands-pères était professeur
de médecine, l’autre était ingénieur. Je suis entrée à Sciences Po
Paris très jeune. J’en suis sortie à 20 ans. Je me suis mariée à 21
ans. Je voulais continuer mes études et gagner ma vie. J’ai
commencé à travailler en tant que collaboratrice chez Paul-
François Ryziger, avocat au Conseil d’État et à la Cour de
cassation, alors que je n’avais pas encore tous mes diplômes. Mon
intérêt pour le métier m’est vraiment venu à ce moment-là. J’ai
également toujours aimé la res publica, autrement dit la “chose
publique”, et cette passion m’a amenée à être une femme politique.
J’ai toujours voulu mener de front mes activités professionnelles et
politiques. Dépendre totalement d’une carrière politique pour en
tirer ses revenus aboutit à la sclérose que nous connaissons.
Comme tout un chacun, les hommes politiques ont besoin de vivre.
Ils ont donc besoin de leur mandat. Pour l’obtenir, ils sont prêts à
faire bien des concessions par rapport à leurs convictions initiales.
J’ai choisi de privilégier ce à quoi je croyais. Je ne dépends pas
d’une investiture. C’est un grand luxe à la fois financier et
politique. D’autre part, mon métier d’avocate et ma connaissance
du droit enrichissent ma pratique et mon action politiques. Le
politique est bloqué ne serait-ce que parce que l’État est soumis à
des contraintes contradictoires. Les responsables politiques ne
peuvent pas satisfaire en même temps tous les intérêts dont ils sont
chargés et cela aboutit à une cote mal taillée. La connaissance du
droit permet, avec un peu d’imagination, de pousser les textes de
loi au bout de leur logique afin de les faire évoluer et d’obtenir de
réelles avancées d’intérêt général. Pour moi, le métier d’avocat est
fantastique dans la mesure où il peut amener à maîtriser le droit et à
s’en servir comme d’un levier pour faire avancer la société. »

Le cursus

« Au lycée, j’ai suivi des études littéraires classiques. Français,


latin, grec, allemand. Tout ce qui ne sert à rien aujourd’hui. J’ai
lâché les maths en première. J’ai passé un bac A1. Ensuite je suis
entrée à Sciences Po. En deuxième année, j’ai commencé mon
droit. À l’époque tout le monde faisait cela. J’ai choisi droit public.
Pour moi, être avocate signifiait défendre. Je voyais deux grands
domaines permettant d’exercer le métier de la défense, le droit
pénal et le droit public. Le droit public permet de défendre des
petits contre l’État, ou contre des collectivités publiques.
Autrement dit, des petits contre le pouvoir. Je ne voulais pas faire
de pénal parce que je ne me sentais pas capable d’affronter la peine
de mort. Elle n’était pas encore abolie à l’époque. J’ai donc obtenu
une maîtrise de droit public en 1973. En 1974, j’ai passé un DEA
de Sciences Po, un DEA de droit public et le CAPA (certificat
d’aptitude à la profession d’avocat). En 1975, j’ai prêté serment,
juste après la naissance de mon premier enfant. J’ai effectué mon
stage chez Paul-François Ryziger. En fait j’avais commencé à
travailler à son cabinet avant même le stage et j’ai poursuivi après.
J’y suis restée de 1972 à 1977. Durant cette période, une
expérience m’a vraiment confortée dans mes choix. Je travaillais
particulièrement sur des dossiers de droit public, mais tout le
cabinet avait dû se mobiliser sur la célèbre affaire Christian
Ranucci, accusé du meurtre d’une fillette. Maître Ryziger était son
avocat en cassation. Ranucci fut finalement condamné à mort et
exécuté. Je me suis dit que jamais je ne voudrais revivre de tels
moments. J’adore le droit pénal, mais je me consacre à ce qui
concerne des infractions liées à l’environnement en me plaçant du
côté des victimes.
Mon engagement pour l’environnement est né d’une recherche et
d’une rencontre. La recherche concerne le sujet de thèse de
doctorat d’État que j’ai déposé en 1975. J’abordais la notion de
coût social en droit public et cela m’a amenée à m’intéresser à des
questions environnementales. Ce sujet à la jonction de l’économie
et du droit est aujourd’hui totalement dans l’actualité. Ce n’était
pas le cas à l’époque. L’idée m’était venue à Sciences Po, où
j’avais beaucoup étudié l’économie.
La rencontre a eu lieu en 1977 à l’occasion d’un dîner organisé par
Paul-François Ryziger. Elle m’a permis de connaître Christian
Huglo, qui allait devenir mon second mari. Après avoir été un
collaborateur de Paul-François Ryziger, il avait ouvert son cabinet
en 1969. Il était le seul avocat à s’intéresser à des questions
environnementales. Il s’était illustré en 1972 dans le grand procès
des boues rouges de la Montedison, du nom du groupe chimique
italien qui avait déversé des milliers de tonnes de déchets à une
vingtaine de milles du cap Corse. Il avait ensuite travaillé sur le
dossier du Torrey Canyon, le pétrolier qui s’était échoué en 1974 au
large des côtes britanniques, lâchant 120 000 tonnes de pétrole brut
qui ont envahi les rivages de l’Angleterre et de la France. Je voulais
prendre mon autonomie. J’ai commencé à sous-louer un bureau
chez lui pour avancer ma thèse. J’ai été passionnée par ce qu’il
faisait. Nous nous sommes associés le 1er janvier 1978. Le naufrage
de l’Amoco Cadiz au large des côtes bretonnes est survenu trois
mois plus tard, en mars, provoquant une marée noire considérée
aujourd’hui encore comme l’une des pires catastrophes écologiques
de l’histoire.
Lorsque nous nous sommes associés, en 1978, nous avons fait le
pari de monter un cabinet spécialisé en droit administratif et en
droit public. Nous avons réellement créé quelque chose de
nouveau.
J’ai soutenu ma thèse en 1982. J’ai mis des années à la terminer,
mais il s’agissait d’un travail ambitieux auquel je ne consacrais pas
tout mon temps. Je travaillais au cabinet d’avocat, je m’étais
séparée de mon premier mari, je vivais seule avec ma petite fille et
j’enseignais. J’ai toujours beaucoup enseigné, à l’université et à
Sciences Po. J’ai dû ralentir depuis 2009. Avec le mandat de
députée européenne, cela devenait impossible.
À la fin des années 1980, Christian et moi avons créé la SCP
(société civile professionnelle) Huglo-Lepage. Nous avons associé
des collaborateurs. De 1995 à 1997, je suis devenue ministre de
l’Environnement. Cette période a été très difficile pour le cabinet.
D’abord j’ai cessé de m’en occuper alors que j’y faisais un travail
considérable. Mais la loi interdit totalement, et à juste titre, tout
cumul. De plus, par déontologie, j’ai fait disparaître mon nom de
celui de la SCP. Ce n’était pas une obligation légale. Toujours par
déontologie, Christian a renoncé à toutes les affaires qui opposaient
le cabinet au ministère de l’Environnement. C’était l’essentiel de
notre activité. Quand j’ai repris mon métier d’avocate, en 1997, je
n’ai pas voulu récupérer les dossiers ouverts en mon absence. Vis-
à-vis des jeunes associés arrivés entre-temps et de ceux qui avaient
tenu la maison et qui s’étaient bien comportés, cela n’aurait pas été
correct. Je me suis donc intéressée à un nouveau secteur. J’ai choisi
d’aborder les questions relatives au droit de l’énergie, aux quotas
d’émission de gaz à effet de serre, au droit des biotechnologies et
des écotechnologies, autant de problématiques alors en dehors du
champ des réflexions habituelles. On ne parlait ni de croissance
verte ni d’économie verte. Penser le droit en avance, voir quels
secteurs vont se développer, a toujours été une caractéristique de
cette maison. Christian s’était lancé avant moi dans le domaine du
droit environnemental, j’ai ajouté ma petite touche. J’ai travaillé
très tôt sur les audits d’environnement. J’ai écrit un livre sur ce
sujet en 1992, à une époque où personne ne s’en occupait en
France. Ce type d’audit consiste à évaluer un site ou une entreprise
sur le plan de son impact environnemental avant de l’acheter.
Maintenant tout le monde le fait. À peu près au même moment, je
me suis intéressée au management environnemental des
entreprises. J’ai également beaucoup travaillé sur les attributions et
les compétences du Conseil constitutionnel, de la Cour des comptes
et des chambres régionales des comptes alors que ces questions ne
préoccupaient encore personne.
Nous sommes aujourd’hui, à ma connaissance, le seul grand
cabinet sur la place de Paris à développer une activité majoritaire
dans le secteur de l’environnement tout en travaillant pour le
monde économique et en défendant les victimes. Les autres grands
cabinets défendent le plus souvent les pollueurs. Nos structures ne
sont d’ailleurs pas similaires. Nous intervenons dans le domaine du
droit du développement durable, ce qui comprend le droit de
l’énergie et le droit des transports. Nous avons donc élargi notre
champ de compétence par rapport au droit de l’environnement
stricto sensu. Pour autant, cela reste notre cœur de métier, avec le
droit public. Dans la plupart des grands cabinets d’affaires, le droit
de l’environnement constitue un simple département, cette activité
est par conséquent liée à la philosophie générale du cabinet dans
lequel elle s’intègre.
Nous avons de jeunes associés très brillants dans le domaine des
énergies renouvelables, de l’aéronautique, du droit des installations
classées, etc. Notre expertise en droit de l’environnement est
reconnue auprès de la Commission européenne. L’ouverture d’un
bureau à Bruxelles, en 1998, nous a permis d’assurer une
appréhension des problématiques traitées par les institutions
communautaires. Je précise qu’il n’est pas question de faire un
quelconque lobbying à Bruxelles et que toute confusion entre mes
activités de parlementaire et d’avocate est exclue. Je suis activiste –
j’emploie volontairement ce mot – dans le domaine de la lutte
contre la corruption. J’applique des règles de déontologie
extrêmement précises. Sur mon site Internet, dans la rubrique “en
toute transparence”, vous trouverez ma rémunération, la manière
dont je répartis les fonds autres que ma rémunération entre mes
déplacements, le salaire de mes collaborateurs, etc. Je signale mes
présences à Bruxelles, les rendez-vous que j’ai. En tant que députée
européenne, je reçois des lobbyistes. Un responsable politique doit
écouter tout le monde. Mais ils ne sont pas mes clients et je ne les
reçois pas dans l’ombre. Je ne me fais jamais inviter. Partout où je
vais, je paye.
À Paris, j’anime, avec Christian et les jeunes associés gérants,
Alexandre Moustardier et Marie-Pierre Maître, la marche générale
du cabinet. Je m’occupe de très gros dossiers ou d’affaires
symboliques sur le plan des principes. Ma valeur ajoutée ne porte
pas sur la technique du droit. Sur ce point, mes collaborateurs et
associés sont bien meilleurs que moi. J’interviens pour définir des
stratégies procédurales. J’ai aussi une grosse activité de conseil des
entreprises et des acteurs économiques pour les accompagner dans
l’élaboration de nouvelles stratégies intégrant l’émergence des
nouvelles technologies environnementales et la prise en compte des
exigences de protection de l’écosystème. J’adore cette approche à
mi-chemin entre une réflexion intellectuelle, une bonne
connaissance des grandes politiques de “soutenabilité” et la
maîtrise du droit. »

Expériences d’avocat
Erika

« Le dossier Erika s’est ouvert le 12 décembre 1999 lorsque le


navire chargé de 37 000 tonnes de fioul lourd s’est cassé en deux
au large de la Bretagne. Le pétrolier battait pavillon maltais.
L’affréteur était la société française Total-Fina-Elf. L’armateur et la
société chargée des contrôles étaient italiens. Tout le monde a vu à
la télévision ce qu’est une pollution des côtes. Certes, le plan
POLMAR (Pollution maritime) se met en place pour coordonner
les hommes et mobiliser les moyens de lutte, mais cela ne va pas
loin. Les maires des communes touchées prennent leur voiture et
vont acheter des pelles pour les volontaires qui veulent bien
s’atteler au nettoyage des zones polluées. Cela n’a pas manqué. On
se souvient que Dominique Voynet, alors ministre de
l’Aménagement du territoire et de l’Environnement est venue sur
place pour déclarer : “Ce n’est pas la catastrophe écologique du
siècle.” Les côtes françaises étaient souillées sur 400 kilomètres, du
Finistère à la Charente-Maritime. La faune et la flore étaient
dramatiquement touchées.
Sur le plan juridique, il y avait un problème majeur dans la mesure
où le droit maritime déroge au droit commun. La Convention sur la
responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les
hydrocarbures (convention CLC) exclut a priori la responsabilité
des affréteurs. Son principe est très simple. Il établit que la
responsabilité d’un éventuel sinistre incombe au seul propriétaire
du bateau et que celui-ci doit constituer un fonds de responsabilité
au-delà duquel il est tranquille, sauf s’il a intentionnellement causé
le naufrage. Allez donc le prouver ! Le fonds en question lui coûte
très peu cher. Pour l’Erika c’était une petite centaine de millions de
francs, ce qui, rapporté au contexte, n’est pas grand-chose. À partir
du moment où le propriétaire est responsable, il paie la somme
plafonnée et le FIPOL (Fonds d’indemnisation des pollutions)
prend le relais jusqu’à concurrence d’une somme un peu supérieure
à un milliard. À partir de cette limite, qui ne prend elle-même en
compte que certaines dépenses, c’est terminé. Total pouvait s’en
tirer à moindres frais.
Une action pénale a été lancée par les collectivités territoriales
touchées par le sinistre. À l’époque, ce type de procédure était
confié au pôle financier de Paris et nous pouvions compter sur des
magistrats qui tenaient la route, eux-mêmes soutenus par des
services compétents. Dominique de Talancé a remarquablement
instruit ce dossier. L’enquête s’est tout de même prolongée pendant
sept ans. Le procès a duré quatre mois. Le tribunal correctionnel de
Paris a rendu son jugement le 16 janvier 2008. Le groupe Total a
été reconnu coupable de pollution maritime par les magistrats et
condamné à verser 192 millions d’euros. L’armateur, le
gestionnaire ainsi que l’organisme de certification du navire ont été
déclarés coupables de faute caractérisée. Total ayant fait appel, la
cour d’appel de Paris a confirmé en avril 2010 la responsabilité
pénale du pétrolier et la notion de préjudice écologique. Les
sommes à verser au titre d’atteinte à l’image des collectivités et du
préjudice écologique ont même été majorées. Ceci est un très beau
succès. Par contre, le paiement de dommages et intérêts a été exclu.
C’est très regrettable. Total a décidé de se pourvoir en cassation,
ainsi que bon nombre de collectivités territoriales. Le dossier n’est
donc toujours pas clos sur le plan pénal à ce jour.
Il fallait aller au-delà d’une simple responsabilité pénale du groupe
pétrolier pour faute ou négligence et permettre d’établir des
responsabilités pour rembourser les frais de nettoyage des côtes
non supportés par le FIPOL. Avec la commune de Mesquer (Loire-
Atlantique), dont j’étais le conseil, nous avons donc, dès le début
de l’affaire, ajouté une procédure au civil pour établir la
responsabilité de l’affréteur. C’est la seule ville qui soit allée ainsi
au bout de la procédure civile devant la justice face à Total.
J’ai eu très tôt l’intuition qu’il fallait s’attacher à montrer que ce
qui s’était échappé du navire pour venir souiller les côtes devait
être considéré comme étant du déchet, sachant qu’une loi française
permet de poursuivre les responsables d’une marée noire et
d’appliquer le principe “pollueur payeur”. J’ai donc assigné Total
pour le nettoyage des dégâts sur la base de la législation relative
aux déchets. Je ne suis pas arrivée au résultat escompté ni au
tribunal de Saint-Nazaire, ni au tribunal de Nantes. En mars 2007,
la Cour de cassation a estimé que de fait, l’affaire ne ressortait pas
du droit français, mais du droit européen et elle a posé une triple
question préjudicielle. Une question préjudicielle est une question
juridique posée lors d’un procès par un tribunal d’un ordre donné,
en l’espèce la Cour de cassation, à un tribunal appartenant à un
ordre différent, ici la Cour de justice de l’Union européenne, la
réponse devant permettre de régler la question principale.
Première partie de la question : le fioul lourd, produit issu d’un
processus de raffinage, destiné à être vendu en qualité de
combustible, peut-il être qualifié de déchet ? Deuxième partie : une
cargaison de fioul lourd, transportée par un navire et
accidentellement déversée dans la mer, constitue-t-elle un déchet
par elle-même ou du fait de son mélange à l’eau et à des
sédiments ? Troisième partie : en cas de réponse négative à la
première partie de la question et positive à la deuxième, le
producteur de fioul lourd (Total raffinage) et/ou le vendeur et
affréteur (Total International Ltd) peuvent-ils être considérés
comme producteurs et/ou détenteurs du déchet alors qu’au moment
de l’accident qui l’a transformé en déchet, le produit était
transporté par un tiers ?
J’ai perdu sur la première, à mon sens plus pour des raisons
politiques que juridiques. Dire que le fioul lourd était un déchet, à
une période de hausse massive du pétrole, aurait pu avoir des
conséquences importantes. Par contre, ce qui est arrivé sur les
côtes, à savoir les boulettes de fioul mélangé à de l’eau et à des
sédiments a bien été considéré comme étant du déchet. Enfin, la
Cour de justice a estimé que le principe “pollueur payeur” prime et
donc qu’un affréteur vendeur, s’il a participé à la survenance du
dommage, doit payer le nettoyage. Nous étions donc parvenus à
sortir du cadre de la CLC. La Cour de cassation en a tiré les
conséquences. Voilà pour l’Erika. Cela représente tout de même
dix ans de travail.
J’en tire deux leçons. La première montre que lorsque l’on sort du
droit commun, ce qui est le cas avec la CLC, concoctée par les
maritimistes, c’est généralement un mauvais coup pour les
victimes. La seconde est que l’imagination juridique peut toujours
fonctionner. Il suffit de regarder les choses avec un regard différent.
C’est une question de ténacité, de courage et d’investissement
intellectuel. »

Au nom du principe

« Je plaide très peu parce que je n’ai pas le temps. J’interviens dans
des dossiers qui posent des questions de principe. Ainsi, j’ai
défendu le Mouvement pour le droit et le respect des générations
futures (MDGRF) lorsqu’il a été attaqué pour avoir voulu alerter
les pouvoirs publics et l’opinion en diffusant sur son site Internet,
en novembre 2008, le résultat d’analyses attestant la présence de
pesticides dans le raisin de table vendu dans certains supermarchés.
Le mouvement s’était vu assigné en justice pour dénigrement par la
Fédération nationale des producteurs de raisins de table (FNPRT)
qui réclamait 500 000 euros. C’est typique des actions actuellement
menées par certains grands groupes pour faire peur aux
associations et éviter les publications qui dérangent. La FNPRT a
été déboutée et condamnée à reverser un euro d’amende pour
procédure abusive, ainsi que la somme de 2 000 euros pour
rembourser les frais d’avocat. »

Pour un Tribunal international pour l’environnement

« Comme je crois au droit, ce qui peut paraître une joyeuse utopie,


je pense que l’on ne fera changer les choses que lorsque ceux qui
choisissent le risque maximum pour les autres risqueront eux-
mêmes quelque chose. Autrement dit, il faut que nous puissions
faire vis-à-vis des criminels contre l’environnement ce que fait le
Tribunal pénal international vis-à-vis des criminels de guerre. Je
milite pour la création d’un Tribunal international pour
l’environnement. Je travaille en ce sens avec le juge Abrami,
également président délégué de l’Université environnementale de
Venise. Je viens de créer une association des anciens ministres de
l’Environnement qui siège à cette académie. Nous sommes quinze
fondateurs issus de tous les continents. L’un de nos objectifs est
d’obtenir la création de ce tribunal. »
Mélange des genres

« Je suis inquiète quand je vois le mélange des genres entre le politique et le


juridique devenir toujours plus confus au sein des cabinets d’avocats. Un
nombre croissant de personnalités politiques intègrent de grands cabinets
sans quasiment aucune formation en droit. Elles ne peuvent avoir aucune
activité proprement juridique puisqu’elles n’ont pas de compétence technique.
Elles ne sont donc appelées que pour faire du lobbying au sens le plus
négatif du terme. Il s’agit purement et simplement de vente de carnet
d’adresses et d’entremise pour obtenir tel ou tel marché. À mes yeux, on
franchit une ligne jaune et l’ordre des avocats ne fait pas son travail. Aux
États-Unis, l’imbrication des deux est claire. Nous n’étions pas dans cette
logique. On y vient dans un non-dit collectif. La profession, de fait, se divise. Il
y a ceux, nombreux, qui exercent une activité traditionnelle de défense. Ils
gagnent souvent mal leur vie et peinent à obtenir suffisamment de dossiers
pour assurer un bon chiffre d’affaires. Et puis il y a les grands cabinets anglo-
saxons qui ont envahi la place de Paris. Leur déontologie est sans rapport
avec la nôtre, mais ils nous l’imposent. Ils sont en passe de changer
complètement notre profession. »

Les figures marquantes

« Certains avocats sont de grands orateurs, mais ils éprouvent des


difficultés à conceptualiser. D’autres font preuve d’une intelligence
remarquable, mais ils ne savent pas convaincre. Robert Badinter est
à la fois un grand intellectuel et un excellent orateur. Avant tout,
c’est un modèle de rigueur morale, ce qui compte énormément à
mes yeux. Je le place au rang des figures les plus emblématiques.
Je dirais même qu’il a eu une influence sur ma carrière d’avocate
du fait de sa personnalité. Son combat pour l’abolition de la peine
de mort notamment m’a profondément marquée.
Dans le domaine de l’environnement, je citerais Hans Jonas,
historien et philosophe allemand. Il a écrit en particulier Le
principe responsabilité, en 1979, qui pose les bases du principe de
précaution. Né au tout début du siècle dernier, il a été très tôt
conscient du danger nazi. Il a eu des engagements et une action
politique importants. Ses réflexions sur la notion de liberté sont
extrêmement riches. Je ne partage pas certaines de ses prises de
position qui heurtent mon idéal profondément démocrate, mais il
m’a beaucoup impressionnée dans sa manière d’aborder les
questions qu’il étudie. »
▬▬▬▬▬

Les Primitifs flamands


« J’ai été éblouie par une exposition de peintres flamands que j’ai vue
récemment. J’aime beaucoup la peinture. J’ai des goûts plutôt classiques. Je
trouve admirables Memling, Bruegel, Van Eyck. J’aime leur finesse, leur
découverte de la perspective, le talent dont ils font preuve pour donner de
l’expression aux visages y compris les plus minuscules. La construction des
compositions est ingénieuse. Le trait est plein d’esprit. Cette esthétique me
séduit. Je suis impressionnée par la pérennité de ces œuvres. Certaines
remontent au XIVe siècle et elles nous touchent toujours profondément. C’est
pour moi la quintessence de la maîtrise et de l’expression artistiques. »
▬▬▬▬▬
Regard sur la profession

« Concernant la réforme de la procédure pénale et en particulier


l’éventuelle suppression du juge d’instruction, mon combat est
triple, à la fois citoyen, politique et professionnel. Sans justice, il
n’y a pas de démocratie. Notre pays est en train de tenter de
supprimer ce qui peut être indépendant au sein de la justice. On le
voit aussi bien dans le combat contre le juge d’instruction que dans
le combat contre le Conseil constitutionnel, qui commence à être
miné. Je suis affolée d’entendre des responsables politiques prendre
à partie le Conseil constitutionnel et de lire dans Le Monde que le
président de la République étudie comment il va pouvoir, par un
décret, faire « sauter » le président du Conseil qui ne lui convient
pas. C’est hallucinant. C’est dire que l’on est dans un système où il
ne doit y avoir que l’exécutif, sans aucun contre-pouvoir. C’est à
l’opposé de ce que je souhaite. Les juges d’instruction constituent
un dernier rempart. Aujourd’hui, ils sont déjà en coma dépassé
dans la mesure où ils ne disposent plus d’aucun moyen. Nous
allons vers leur fin symbolique autant que juridique. C’est
inacceptable sur le plan des libertés publiques. Sur le plan
professionnel, je constate que le juge d’instruction est aujourd’hui à
peu près le seul moyen permettant de mener à bien des dossiers
relatifs à des pollutions. En matière de droit de l’environnement et
de santé, les deux étant liés sur le plan pénal, la victime est en face
de grandes difficultés. D’une part c’est elle qui doit apporter la
charge de la preuve. La tâche est infaisable s’il n’est pas possible
d’aller dans l’entreprise chercher les documents, entendre les
protagonistes, etc. Si vous supprimez le juge d’instruction, ce n’est
pas la peine d’y compter. D’aucuns prétendent que le parquet s’en
chargera. Si cela concerne une entreprise du CAC 40, vous pouvez
toujours compter sur le fait que le parquet, sur ordre du ministère
de la Justice, acceptera d’aller faire une enquête ! D’autre part les
victimes ont très peu de moyens financiers. Comment voulez-vous
qu’elles payent l’enquête nécessaire pour disposer d’éléments
permettant d’exiger du parquet qu’il aille plus loin ? La disparition
du juge d’instruction signifie la mort programmée des affaires de
droit de l’environnement.
Dans le régime politique d’aujourd’hui, il est hors de question de
penser un instant que le parquet puisse être indépendant. Ajoutez à
cela un Conseil supérieur de la magistrature dans lequel le politique
va maintenant être majoritaire. Nous sommes en face de la
disparition programmée de la justice dans un état de droit. La
réforme, pour moi, devrait, au contraire, donner des moyens aux
juges d’instruction, leur permettre de disposer de la police
judiciaire, financière, sanitaire, etc. Cela voudrait dire que l’on veut
que les affaires aboutissent, or aujourd’hui, on a plutôt envie
qu’elles n’aboutissent pas. »
▬▬▬▬▬

PRINCIPAUX OUVRAGES
On ne peut rien faire Madame la ministre, Albin Michel, 1998. Les ministres sont sous
haute surveillance, leur action est freinée de toutes parts. Quelles solutions pourraient
légitimer la politique ?
On efface tout et on recommence, (sous le pseudonyme de Catherine Médicis), Michalon,
2006. Les Français sont inquiets. Ce qui n’était que morosité et doute s’est transformé en
fatalisme, en repli individualiste voire en haine de l’autre, exprimée parfois de la pire des
manières. L’auteur expose ses propositions pour se « réapproprier » la société.

Vivre autrement, Grasset & Fasquelle, 2009. Selon l’auteur, la crise est une chance pour
changer notre système et répondre simultanément aux crises énergétique, écologique,
alimentaire, démocratique. Elle expose ses préconisations.

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À consulter

www.huglo-lepage.com
8.

Olivier Metzner

Précurseur dans le domaine du droit pénal des affaires (Cogedim,


Urba), pionnier dans sa façon d’utiliser les vices de procédure
pénale, il est l’avocat de nombreuses personnalités de premier plan
et d’entreprises du CAC 40. Son nom est attaché à de grands
dossiers financiers, politiques et sociétaux : sang contaminé,
hormones de croissance, Église de scientologie, affaire Elf,
naufrage de l’Erika, crash du Concorde, affaires Vivendi Universal,
Villepin-Clearstream, Bettencourt, Kerviel, etc.
1949
Naissance à Champ-Haut (Orne)

1975
Licence en droit à l’université de Caen (Calvados)
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat
Inscription au barreau de Paris
Ouverture du cabinet rue de Babylone, Paris VIIe

1979-1980
Premiers grands succès dans le domaine du droit pénal

1989-1990
Médiatisation des premiers dossiers dans le domaine du droit pénal des affaires

1998
Installation du cabinet Metzner et associés rue de l’Université, Paris VIIe
La vocation

« Adolescent, j’ai lu dans un journal l’histoire d’un berger des


Alpes condamné pour le viol et le meurtre d’une petite fille. Les
faits remontaient au début du siècle dernier. Ce berger n’avait vécu
que dans les montagnes. Il ne parlait aucune langue, aucun patois
compréhensible. Était-il coupable ou non ? Il a été condamné sans
avoir pu s’exprimer. Cela m’a beaucoup marqué. J’ai également été
frappé par la lecture de Kafka. Dans Le Procès, deux mondes se
rencontrent et ne se comprennent pas. Cette incompréhension, dans
le cas du berger comme dans celui de Kafka, a déclenché chez moi
la volonté de faire que les uns et les autres puissent se comprendre.
L’avocat est essentiellement un interprète et un médiateur. Il est
l’interprète de son client et l’interprète de la justice auprès de ce
client confronté à une machine judiciaire qui lui est inconnue.
D’autres lectures m’ont influencé. Celles qui traitaient des
problèmes de la ségrégation des Noirs aux États-Unis par exemple.
Il y a aussi eu, dès l’école primaire, une révolte constante devant
l’injustice. En tout cas, rien ni personne ne me prédestinait à ce
type de métier. Mes parents étaient agriculteurs dans l’Orne et une
carrière d’avocat ne faisait pas partie de ce qu’ils pouvaient
imaginer. Je n’ai pas non plus décidé tout d’un coup de devenir
avocat. On peut employer le terme de vocation, mais c’est plutôt
venu peu à peu. Une succession d’événements m’a donné envie
d’être du côté de ceux qui sont seuls et isolés. C’est devenu une
passion. Autant le droit m’a ennuyé, autant la pratique du droit me
réjouit. Si dans la théorie, le droit n’a rien de passionnant, sa
pratique permet d’appréhender tous les phénomènes de la société,
sous tous les angles possibles. Sang contaminé, hormones de
croissance, naufrage de l’Erika, crash du Concorde : la vie sociale,
la vie économique, les questions relatives à la santé et à
l’environnement se régulent de plus en plus par le droit, et, au cœur
de ces affaires, il y a toujours des hommes à défendre. De ce point
de vue, j’ai été sensible aux Nourritures terrestres, de Gide, à cette
réflexion extrêmement intéressante sur la nécessité de prendre des
distances, de regarder les choses de loin, avec sérénité, qu’il
s’agisse des milieux familiaux ou religieux. C’est pour cela que je
n’ai jamais pris aucun engagement, ni politique, ni philosophique,
de peur de défendre une cause et non un homme. On défend
toujours un homme, par principe, qu’il ait tué, violé, volé,
transgressé des réglementations boursières. Qu’il soit pauvre ou
puissant, face à l’accusation, l’homme est seul et son seul ami,
c’est l’avocat. »

Le cursus

« J’étais un cancre, celui dont on ne savait pas quoi faire, dont on


disait qu’il ne réussirait jamais rien. Dans un lycée de ma
Normandie natale, où le niveau scolaire était très pauvre, j’avais
l’impression que les professeurs n’avaient rien à m’apprendre, eux-
mêmes ne sachant pas où ils en étaient. Dissipé, bavard, je ne
respectais ni les règles, ni les ordres. En français, j’avais entre 4 et
5. À l’oral du bac, j’ai planché sur les Nourritures terrestres et j’ai
eu 18. J’ai eu mon bac à 21 ans. J’ai fait mon droit à l’université de
Caen, que j’ai peu fréquentée. J’ai payé moi-même mes études. Je
passais mon temps sur les bateaux, comme moniteur de voile ou
comme skippeur. Je suis sorti du carcan familial. Je n’allais pas à la
fac, parce qu’on s’y emmerde. Les profs sont rarement intéressants.
Début mai, je partais en mer. Je ne passais pas les sessions de juin
parce que je me disais : “C’est pour les meilleurs, les plus nuls
passent en septembre.” J’attendais qu’un copain réussisse
brillamment pour qu’il me passe ses cours. Un mois avant la
rentrée, je travaillais en ne faisant que ça, et je réussissais tous les
examens. Alors que j’étais en deuxième année de droit, des amis
engagés dans la Course autour du monde m’ont demandé de les
rejoindre en Australie pour finir l’épreuve qui était en trois étapes.
J’ai dit non. Si j’avais dit oui, je serais resté à parcourir les océans.
Je pensais que j’allais finir mon droit, être avocat, et qu’à 40 ans,
j’allais reprendre la mer. Je ne l’ai jamais reprise.
J’ai choisi le droit par facilité, et parce que le métier d’avocat me
disait quelque chose. Je n’imaginais pas être juge. À l’époque, pour
être avocat, il fallait une licence en droit et le CAPA (certificat
d’aptitude à la profession d’avocat). On avait le droit de passer le
CAPA quand on était admissible en dernière année de licence,
avant même de l’avoir finie. Je suis un des seuls à l’avoir fait. Les
maîtres assistants que j’ai eus l’année d’après à la faculté avaient
été recalés au certificat que j’avais, pour ma part, obtenu, ce qui me
faisait avoir peu de respect pour ceux qui m’enseignaient.
Maintenant, il y a une école du barreau. À l’époque, il n’y avait
rien. La licence, le CAPA, c’était tout. J’ai donc une formation a
minima. En fait, si j’ai une façon de voir différente, c’est parce que
je n’ai pas été déformé au départ. Ni formé, ni déformé. Je suis ravi
de mes échecs scolaires et universitaires et je trouve somme toute
préférable ne pas avoir eu de maître pour m’apprendre la
profession. Je me suis créé tout seul. Je n’ai subi aucun moule. À
l’université, j’ai seulement appris où trouver les choses. Un bon
avocat est celui qui sait où chercher les choses et qui a un bon
esprit de synthèse.
Étant à Caen, je me disais qu’avocat était un métier que l’on ne
pouvait exercer qu’à Paris. À 25 ans, j’ai débarqué à Paris sans
aucun appui. Par des copains de voile, j’ai trouvé un avocat qui m’a
engagé en tant que collaborateur. Au bout de six mois, je me suis
dit : “Ça suffit, je vais travailler seul.” J’ai installé ma plaque en
1975, rue de Babylone, sans avoir de quoi payer le loyer. »

Expériences d’avocat
Un pionnier de la procédure pénale

« J’ai débuté petit à petit, dans le domaine du pénal pur et dur, ce


que l’on appelle le droit pénal commun, la délinquance
quotidienne, les voyous, les bandits. Dans les années 1975-1980, le
pénal des affaires n’existait pas. Même dans les années 1990, pas
une seule entreprise du CAC 40 n’avait un avocat pénaliste.
Aujourd’hui, les pénalistes d’affaires sont la vitrine du barreau. À
l’époque, nous étions des bêtes noires. Les avocats qui avaient une
bonne image faisaient du droit des affaires et du droit civil.
N’ayant pas eu de maître pour me former, je n’étais pas sûr de moi.
Timide, discret, j’avais une tendance à vérifier tous les textes, à
relire trois fois le dossier pour essayer de trouver les failles. J’ai fait
ce que personne ne faisait alors : de la procédure pénale. On me
prête d’être le pionnier de la procédure pénale en France. Il y avait
encore la Cour de sûreté de l’État, une juridiction d’exception qui
s’occupait des affaires militaires et d’espionnage. Le renvoi devant
la Cour de sûreté ne se faisait pas par un juge, mais par le ministre
de la Justice, ce qui politisait la chose. Allant plaider devant cette
cour, les avocats déposaient des conclusions de nullité, ce qui ne se
faisait nulle part ailleurs. J’ai exporté cela à toutes les juridictions
pénales. Mes premiers succès, en 1979-1980, ont fait beaucoup de
bruit. En 1980, j’ai obtenu une décision tout à fait originale de la
Cour de cassation, consistant à dire qu’un acte, même définitif,
pouvait être considéré comme inexistant tellement il était irrégulier.
J’ai créé une jurisprudence. Ceci m’a permis, dans un cas similaire,
de faire sortir des voyous de prison. Commis par un client dans un
dossier qui durait depuis dix-huit mois, dans lequel quatre
personnes étaient en prison, j’ai montré qu’elles étaient
irrégulièrement détenues. J’ai demandé la liberté de mon client.
Compte tenu de l’importance de l’irrégularité, le juge a sorti les
autres également. L’un des quatre, qui avait été avec Mesrine à une
époque, a téléphoné à la juge pour lui demander : “Pourquoi je suis
dehors ?” La juge lui a répondu : “Il y a un excellent avocat.” Dans
ce dossier, il y avait tout le barreau parisien connu. Cela m’a fait
une réputation de procédurier qui m’a suivi longtemps. Un peu
trop. Je n’étais pas considéré comme un plaideur, mais comme un
technicien. J’apportais le miracle. En prison, on rêvait de ma façon
de travailler. »
Entre économique et politique
« Fin des années 1980, les affaires Urba et Cogedim ont démarré.
La politique et le monde économique entretenaient des relations
troubles. On disait qu’il n’y avait pas de marché avec les
collectivités sans payer un tribut. Les juges et la police affinaient
leur compréhension de ces questions et tout cela est entré dans le
domaine du pénal. Des chefs d’entreprise se sont retrouvés
incarcérés. Par réflexe, ils ont pris leurs avocats d’affaires et en
quelques semaines ils ont vu que cela ne faisait pas l’affaire. Il leur
manquait l’expérience. Il fallait quelqu’un qui connaisse les juges,
leurs manières de réagir. Soit les avocats d’affaires ont consulté des
pénalistes, soit les clients nous ont directement contactés. Comme
j’étais plutôt un technicien du droit pénal, on est venu vers moi.
C’est là qu’a commencé ma carrière. Je pensais avoir fait le tour du
droit commun, des affaires de stupéfiants, des crimes passionnels et
j’ai pris ce virage. Je dois être le premier. J’ai l’habitude d’anticiper
les choses.
Quasiment tout ce que je plaide n’est pas dans le code pénal. On a,
paraît-il, codifié tout ce qui était pénal en 1994, mais seules 10 %
des infractions figurent dans le code pénal. Le droit des affaires,
c’est quoi ? C’est l’infraction au droit des sociétés, ce sont les abus
de biens sociaux, par exemple. Cela n’est pas dans le code pénal,
mais dans le code du commerce. Donc vous êtes obligés à chaque
fois d’apprendre. Et ce que j’aime, c’est chercher les choses. Le
code des marchés publics, je ne savais même pas que ça existait. Je
me suis plongé dedans, j’ai regardé, j’ai trouvé. Le droit boursier,
et tous les autres domaines, c’est pareil. »
Erika, Concorde, hormones de croissance… la méthode Metzner
« On dit qu’il y a une méthode Metzner et c’est vrai. Il s’agit de
décortiquer un dossier, de le simplifier au maximum. Plus le
problème est posé simplement, plus la solution est évidente.
Beaucoup d’avocats et de magistrats ont tendance à tout
compliquer. Pour regarder un dossier de façon analytique,
mathématique, il faut le démonter. Le droit, c’est des
mathématiques. J’aime le raisonnement mathématique. Il faut
rentrer dans les choses. Le rôle d’avocat, c’est de comprendre. Je
dois comprendre pourquoi l’Erika a coulé, pourquoi le Concorde
s’est crashé, pourquoi l’hormone de croissance et le sang
contaminé ont tué. Dans l’affaire des hormones de croissance, on a
dû faire venir deux Prix Nobel pour témoigner, pour expliquer et
pour aboutir, après treize ans d’instruction, à une relaxe générale de
tous les professeurs de médecine. C’est un énorme travail que de
décortiquer les dossiers en simplifiant les problèmes. Je n’ai pas
l’intention de me transformer en ingénieur aéronautique, ni en
professeur de médecine, donc j’essaie de voir comment
appréhender le problème pour trouver la solution. Le rôle d’avocat,
c’est en amont, c’est toute la préparation. C’est là que je me
différencie. Beaucoup d’avocats attendent l’audience pour tout
exploiter. Souvent, c’est trop tard. C’est possible en droit commun,
mais pas en droit des affaires. Un dossier se prépare pendant des
années. La maturation d’un dossier financier demande environ cinq
ans. Dans le cas du Concorde ou de l’Erika, c’est dix ans. Pour les
hormones de croissance, c’est treize ans. La préparation vise à
comprendre les données et à définir la stratégie. Plus tôt vous
définissez votre stratégie, mieux vous anticipez les problèmes,
mieux vous les réglez. Si des portes ont été fermées par d’autres, ce
n’est plus possible de les emprunter. Il faut toujours tout anticiper.
Toujours se dire : “Qu’est-ce que les autres vont faire ?” C’est un
vrai jeu d’échecs. Un billard à six bandes. Un dossier de ce type va
facilement compter 50 000 pages. Si j’étudie les 50 000 pages, je
perds la distance qu’il est nécessaire d’avoir. Cela demande un
énorme travail et d’excellents collaborateurs. Je lis mes notes, je
réfléchis à la campagne, le week-end, pendant mes vacances, je
digère tout cela et j’en ressors les éléments qui vont pouvoir faire
que le dossier va basculer dans mon sens et pas dans un autre.
Ma méthode, c’est un peu la défense en entonnoir. Je pars large,
j’arrive étroit. Vous partez du plus global pour finalement offrir une
solution et une seule, qui est forcément la relaxe. L’organisation est
essentielle. La plaidoirie, je ne l’écris pas. Je fais un plan très
concret. Il est imprimé en moi, mais je sais que je l’ai sous les
yeux, au cas où je perdrais le fil. Il faut que cela soit spontané et
adapté à ceux qui vous écoutent, pour convaincre.
Être avocat, c’est convaincre, avec toute la psychologie que cela
impose. Surtout avec des jurés aux assises. Vous ne les faites pas
pleurer sur des faux comptes. Il faut que le discours passe, et il faut
savoir le faire passer. Si des auditeurs vous disent : “C’est
inaudible”, ce n’est pas de leur faute, mais de la faute de celui qui
parle. Si vous ne vous mettez pas à la portée de celui qui est en face
de vous, vous ne le convaincrez jamais. La capacité d’audition de
quelqu’un de professionnel est de cinquante minutes. Pour tenir
l’éveil et l’intérêt de quelqu’un, il faut vraiment avoir un truc bien
ficelé. Votre succès dépend aussi du crédit que vous avez, c’est-à-
dire du respect qu’ont pour vous ceux qui vous écoutent. Ils
doivent savoir que quand vous dites quelque chose, c’est la vérité.
Votre parole doit leur suffire. Ce crédit et ce respect améliorent
l’écoute du magistrat. Ceux qui font des grands mouvements les
amusent. On n’utilise pas les mêmes arguments selon les auditeurs.
Par exemple, pour les affaires financières, qui se jugent, à Paris
devant la 11e chambre, présidée par quatre juges différents, vous
n’allez pas parler de la même façon à chacun d’eux, parce que vous
connaissez leur tempérament, leur réaction, ce à quoi ils vont être
sensibles. La justice est, par principe, humaine. »
Une vérité, une façon de voir

« Trop d’avocats plaident pour leur client. Seul le tribunal nous


intéresse. Pour autant, il faut aussi convaincre son client de la
meilleure stratégie, l’acclimater à cette stratégie, le préparer et,
avec cette stratégie, convaincre le juge. Une partie du travail de
l’avocat consiste à faire du baby-sitting. Quand les gens viennent
ou lorsqu’ils appellent, il faut à la fois leur exposer le vrai risque,
car s’ils ne le mesurent pas, si l’avocat est trop rassurant, ils se
défendent mal, et il faut les accompagner dans leur douleur, leur
expliquer qu’on peut s’en sortir si l’on gère bien ce risque. Le
client a besoin de savoir qu’il a quelqu’un sur qui compter. Il faut
aussi le coacher. J’ai vu des personnes de très haut niveau,
défendues par des confrères, qui n’avaient pas été préparées et qui
ont été mauvaises à l’audience. Des gens remarquablement
intelligents dont les propos ne sont pourtant pas passés, parce qu’ils
n’ont pas trouvé le langage adapté. Ils sont restés enfermés dans
leur discours, dans leur carcan, alors qu’il aurait fallu les aider à
s’en extraire. Par exemple, j’invite mon client à venir à mon bureau
pour le préparer dans un décor qui n’est pas le sien. S’il reste dans
son bureau, il reste le patron. C’est lui qui dirige. Or il doit faire
preuve d’humilité devant son juge. Il faut l’habituer à cela. S’il est
mauvais lors d’une audience ou pendant le procès, ce n’est pas de
sa faute. C’est la faute de l’avocat qui l’a mal préparé. Cette
mission-là est rarement remplie par les avocats. Elle est pourtant
indispensable pour que le discours du client passe. Je ne vais pas
dévoiler toutes mes recettes, mais souvent des clients m’ont trouvé
très dur et très direct avec eux, ils ont été angoissés et ils m’ont
toujours remercié ensuite en me disant que grâce à moi, ils avaient
pu franchir l’obstacle.
L’angoisse vient aussi des proches. Il faut rassurer l’entourage pour
permettre à la personne d’être au mieux. D’autant plus que les
dossiers se traitant à très long terme, vous suivez souvent votre
client pendant cinq ans. Il faut que le contact soit très bon et que les
messages passent dans la durée.
Quand vous préparez quelqu’un à se défendre, en fonction de ses
réactions, vous allez plus ou moins vite. Dans l’affaire des
malversations présumées au sein du groupe de communication
Vivendi Universal, lorsque j’expliquais à Jean-Marie Messier,
ancien P-DG du groupe, la stratégie de défense, il enregistrait à une
vitesse extraordinaire. Ensuite, quand je lisais les procès-verbaux
de ses auditions par la police, je retrouvais tous les arguments que
je lui avais donnés, mais il les mettait en valeur mieux que je ne
l’aurais fait.
Pendant vingt ans, on m’a qualifié de procédurier. J’ai eu du mal à
me défaire de cette image. Aujourd’hui, c’est la technique du
dossier que je travaille. Dans une affaire que j’ai traitée en 1981, la
détention provisoire ne devait pas excéder quatre mois. Le juge
avait pris comme référence le jour même de l’anniversaire des
quatre mois alors que par principe, un délai se termine la veille du
jour anniversaire. Il a été obligé de libérer tout le monde. Cela,
c’est de la procédure. Dénoncer une perquisition illégale, c’est de
la procédure. Dire qu’un homme est innocent et le prouver, c’est du
fond. L’est-il ? La vérité m’importe peu. Je prends un dossier, je le
traite. Si je devais juger, je ne serais plus avocat. On ne peut pas
faire les deux.
J’ai le sentiment d’avoir apporté plus de justice à ceux que je
défendais, d’avoir impulsé une méthode plus rigoureuse dans
l’appréciation d’une vérité. Pas de la Vérité, mais d’une vérité. Une
façon de voir différente. »

L’avocat et la presse

« Certains de mes clients ont appris leur mise en examen par les journaux. À
partir du moment où les médias vont plus vite que la justice, l’avocat doit
s’inscrire dans ce rythme et plaider sa cause auprès des journalistes. Pour
certains avocats, c’est un plaisir. Pour moi, c’est une contrainte nécessaire à
l’intérêt du client et je l’assume totalement. On travaille essentiellement avec
la presse judiciaire, avec les journalistes qui traitent les faits divers et ceux
qui couvrent les audiences. Nous avons quasiment toujours les mêmes
interlocuteurs. Les journalistes spécialisés dans les affaires judiciaires sont
plus sereins. Ceux qui traitent les faits divers sont prêts à aller trop vite pour
avoir un scoop. À une époque, Le Monde vérifiait trois fois avant d’écrire. Ce
n’est plus le cas. Il y a parfois des agressions médiatiques. Dans le cas de
Bertrand Cantat, c’était une horreur. Cela pouvait aller jusqu’à cinquante
coups de fil par jour. Quand il arrivait à l’audience au tribunal de Vilnius, il
avait cinquante objectifs en face de lui. Là-bas, c’est légal. Certains
photographes apportaient leur escabeau pour être au-dessus des autres et
pouvoir cadrer son visage. Dès que vous êtes présenté comme coupable,
cela a un effet sur la justice. L’avocat est donc obligé de jouer avec les
médias. Si les journalistes ont la parole d’un avocat en qui ils croient, ils en
tiendront compte dans ce qu’ils écriront. Ils ne sont pas le porte-parole de
l’avocat, mais l’avocat peut les convaincre que ce qu’on leur raconte par
ailleurs n’est pas forcément la réalité. Le client ne souhaite pas que l’on parle
de lui. Parler de lui dans la presse, c’est déjà le présenter comme coupable.
Donc il faut attendre le bon moment, celui où la presse va forcément en
parler pour le faire juste un peu avant. Il ne faut pas trop anticiper sinon vous
laissez entendre qu’il y a un vrai problème. »

Les figures marquantes

« Martin Luther King est la personne qui m’a le plus marqué. J’ai
été frappé par la lecture de ses sermons que j’ai découverts alors
que j’avais 15 ans. Ce sont des leçons de vie, des leçons d’égalité.
Il a mené un vrai combat avant les autres. C’est mon préféré, peut-
être par la prégnance de ma culture familiale protestante, mais
essentiellement parce qu’il est monté au front plus que les autres. Il
a pris tous les risques à une époque où c’était extrêmement mal vu
de ne pas partager la pensée unique, la pensée blanche. C’est un
homme qui apparaît sincère, honnête, d’un courage extraordinaire.
Concernant les juristes, c’est de Henri Leclerc que j’ai le plus
appris. Il allie à la fois le talent oratoire et le travail du dossier.
C’est un des rares qui le fait remarquablement bien, tout en
dégageant une grande émotion et une profonde chaleur humaine.
Alors que j’étais avocat depuis deux ans, nous avons plaidé dans
une même affaire. Je défendais un client et lui un autre, plus
important. Ses plaidoiries sont les meilleures leçons que j’ai eues.
Parmi les clients, on rencontre des personnalités qui ont des
facultés intellectuelles hors du commun, des individus qui portent
des émotions d’une manière extraordinaire. De ce point de vue, ma
rencontre avec Bertrand Cantat a été un moment inoubliable. Mon
premier rendez-vous avec lui a duré quatre heures dans sa prison de
Vilnius. Ma collaboratrice me passait des Kleenex parce que je
pleurais tellement l’émotion qu’il portait était véritable et sincère.
On ne pouvait pas résister. Le jour où il s’est exprimé devant le
procureur lituanien de Vilnius, les juges, les policiers de la brigade
criminelle, tous ceux qui étaient présents dans cette petite salle sont
ressortis quasiment en pleurs. J’ai rarement vu quelqu’un qui ait
autant de remords, une telle conscience de ses actes. »
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Théorème (1968) Pier Paolo Pasolini


« Ce film, qui avait fait scandale à l’époque de sa sortie, m’a frappé parce qu’il
montre qu’il suffit d’un rien pour que les choses se découvrent et existent. Dans
cette histoire, un personnage mystérieux, d’une étrange beauté, s’immisce dans
une riche famille milanaise et il entretient des rapports sexuels avec tous ses
membres, changeant radicalement la vie de chacun. Ce personnage, qui
paraissait réel, était en fait virtuel et il faisait se révéler à eux-mêmes ceux qu’il
rencontrait. »
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Regard sur la profession

« La fonction d’avocat est très individuelle et égocentrique. Surtout


chez les pénalistes. Quand vous défendez quelqu’un, vous êtes seul
à la barre. Cela rend forcément individualiste. Le métier d’avocat
est celui qu’eux-mêmes fabriquent. Pour ma part, je ne suis
partisan de rien, si ce n’est d’une meilleure justice et j’estime que
la justice française est très en retard sur tous les pays d’Europe.
Aux États-Unis, le Président ne nomme pas un garde des Sceaux ou
un secrétaire d’État à la Justice sans l’accord du barreau américain.
Il y a un véritable poids des avocats. À une époque, en France, les
Assemblées étaient constituées pour plus de 10 % par des avocats.
Aujourd’hui, c’est de moins en moins le cas et en général, ceux qui
deviennent députés ou sénateurs perdent quasiment leur qualité
d’avocat pour devenir de purs produits politiques. On entend la
voix de beaucoup de politiques, rarement ou insuffisamment celle
des avocats. Ils s’occupent plus de corporatisme que de leur vraie
fonction.
Considérant que travailler collectivement à l’amélioration de la
justice est impossible, je le fais à titre individuel, pour telle ou telle
personne. Quand j’en ai l’occasion, je le fais dans le cadre de
réformes de la procédure judiciaire. J’ai été consulté pour la loi
Sapin de 1993, qui n’a duré que trois mois, puisque la droite est
revenue au pouvoir après la dissolution. Mais il y avait des choses
extraordinaires. Dans le cadre de la loi Guigou, dite “présomption
d’innocence”, j’ai rédigé certains des articles qui sont en
application. J’ai surtout beaucoup débattu, beaucoup convaincu,
fait beaucoup de lobbying pour passer des idées. Le barreau
actuellement est trop absent de ces débats.
Concernant les évolutions dans le domaine judiciaire, notamment la
question de la suppression des juges d’instruction, je dirais qu’ils se
sont autodétruits. Ils font partie, pour certains, de ces gens qui se
sont crus détenteurs de la Vérité, avec un “V” majuscule, or il n’y a
pas une Vérité, mais des vérités. Ils se sont montrés prêts à
employer la prison et tous les moyens de pression. Regardez Eva
Joly vis-à-vis de Roland Dumas : il a été mis au banc de la société
pour être finalement reconnu innocent dans l’affaire Elf. Il serait
intéressant de totaliser le nombre d’années de prison que le juge
Bruguière a infligé à des soi-disant terroristes qui ont, par la suite,
été reconnus innocents. Cela se compte par centaines. Les juges se
sont pris à la fois pour des accusateurs et pour des juges. On est ou
l’un ou l’autre. Cette confusion des genres entraîne une perversion
du système et c’est pour cela qu’il convient de séparer les corps.
Les juges d’instruction font de l’accusation, on devrait les appeler
les juges de l’accusation. Aujourd’hui, j’estime que les procureurs
sont plus ouverts à la discussion que les juges d’instruction.
Si j’avais à donner des conseils à des jeunes qui débutent, je leur
dirais que le métier d’avocat est le plus beau qui soit. On peut être
utile et efficace si l’on a son originalité. Il ne faut pas chercher à
ressembler aux autres. Il faut aller voir ce que font les mauvais,
pour savoir ce qu’il ne faut pas faire. Il faut aller voir les bons, pour
voir ce qu’il faut faire et créer son format, sa personnalité. Il n’y a
pas de modèle type. Chacun doit se conformer à ce qu’il est.
L’avocat est un rouage essentiel à une démocratie. Il doit être celui
qui résiste, qui n’hésite pas à aller loin dans ce qu’il dit, dans le
respect d’autrui. L’avocat doit être là pour se lever quand tout le
monde reste assis. »

▬▬▬▬▬

Maître Olivier Metzner est Chevalier de la Légion d'honneur.


9.

Gilles-Jean Portejoie

Membre du comité Léger mis en place en 2008 par le président


de la République pour réfléchir à une réforme du code pénal et de
la procédure pénale, Gilles-Jean Portejoie, ancien bâtonnier de
Clermont-Ferrand, où il a son cabinet principal, est également
installé à Paris, en association avec Paul Lombard. Avocat de stars
du show-business et de personnalités politiques, c’est également un
pénaliste familier des cours d’assises de la France entière.
1949
Naissance à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme)

1971
Licence de droit à la faculté de droit de Clermont-Ferrand

1973
Diplôme d’études supérieures de droit public à Paris II
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat
Inscription au barreau de Clermont-Ferrand
Stage, puis association avec Maurice Pialoux

1973
Ouverture du cabinet à Clermont-Ferrand

1981-1986
Membre du conseil de l’Ordre à Clermont-Ferrand

1987-1988
Bâtonnier de l’Ordre à Clermont-Ferrand
1988
Ouverture du cabinet secondaire à Paris, en association avec Paul Lombard

2008
Membre du comité Léger de réforme du code pénal et du code de procédure pénale
La vocation

« Depuis ma plus tendre enfance, alors que j’ignorais encore ce


qu’était vraiment un tribunal ou un dossier de plaidoirie, je savais
au fond de moi que je porterais une robe noire d’avocat. Je
regardais l’émission de télévision En votre âme et conscience. Le
journaliste Pierre Dumayet exposait une grande affaire judiciaire
déjà jugée, puis il proposait à la défense de venir à nouveau plaider.
Le spectateur était ainsi appelé à se faire une opinion en son âme et
conscience. J’étais enthousiasmé. Pourtant, rien ne me prédisposait
à ce métier. Je suis originaire d’une famille plutôt modeste de
Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, qui ne comptait ni avocat
ni juriste. Un de mes grands-pères était instituteur. Ma mère était
commerçante. Mon père a débuté sa carrière à la Sécurité sociale. Il
a travaillé pour la maison Dior lorsqu’elle en était à ses tout débuts.
Il a ensuite géré un portefeuille d’assurances. Avocat ou médecin,
c’était pour nous à l’époque, il faut bien l’avoir à l’esprit, un autre
monde. Je devais aspirer de manière plus ou moins consciente à
une certaine forme de reconnaissance sociale. Je voulais
absolument devenir avocat. Je suis devenu avocat. J’ai su
transmettre cette passion d’abord à mon épouse, qui est également
avocate, puis à mes deux fils, Jean-Hubert et Renaud, qui ont
embrassé la carrière. Nous sommes ainsi tous les quatre avocats et
associés. »

Le cursus
« Mon unique but, lorsque je préparais le baccalauréat au lycée
Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand, était de l’obtenir le plus
rapidement possible pour entamer des études de droit. J’étais en
section “sciences expérimentales”, une filière vers laquelle se
dirigeaient ceux qui ne voulaient faire ni philosophie ni
mathématiques. Je me suis inscrit à la faculté de droit de Clermont-
Ferrand. J’ai obtenu ma licence en 1971. Il fallait alors quatre ans
d’études. J’ai ensuite intégré Sciences Po à Paris, rue Saint-
Guillaume, tout en préparant à l’université Paris II un diplôme
d’études supérieures (DES) de droit international public. J’avais
choisi cette branche du droit et en particulier le droit international,
non par goût, mais par aversion pour le droit civil et le droit
commercial. Parallèlement, je préparais à Clermont-Ferrand le
certificat d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA). Comme
aujourd’hui, je faisais l’aller-retour en permanence. Mon seul luxe
était ma voiture, une Morgan bleu marine. Une vraie folie car
lorsque j’avais payé l’essence, le garage et les fréquentes
réparations, je n’avais plus grand-chose pour vivre. Mais j’avais
une Morgan !
Je n’étais pas véritablement heureux à Paris car je n’ai jamais aimé
l’école de la rue Saint-Guillaume et son parisianisme exacerbé.
J’avais le sentiment de ne pas être des leurs. Le jour de l’examen
de sortie a coïncidé avec le passage du CAPA. Je n’ai pas hésité
une seconde et j’ai négligé Sciences Po. J’ai obtenu mon diplôme
de droit international public en octobre 1973. Je m’étais marié
quelques mois auparavant. J’ai prêté mon serment d’avocat en
décembre, en même temps que mon épouse.
Je me suis inscrit au barreau de Clermont-Ferrand dans un souci de
sécurité personnelle et professionnelle, mais aussi parce que j’aime
cette ville où je suis né. Je me disais que je trouverais là les
meilleures chances de me constituer une clientèle. J’ai effectué
mon stage chez un ancien bâtonnier, Maurice Pialoux. C’était un
avocat généraliste talentueux qui avait succédé à son père. Il
s’intéressait à la vie de la cité. Je l’ai suivi également dans cette
voie et j’ai été de longues années élu local, notamment maire-
adjoint de Clermont-Ferrand pendant dix ans mais sous une couleur
politique différente de la sienne. Il incarnait la droite classique et
entretenait une relation amicale avec Valéry Giscard d’Estaing, qui
a été député-maire de Chamalières, dans le Puy-de-Dôme, jusqu’à
son élection à la présidence de la République. Notre collaboration a
très vite débouché sur une association qui a duré des années. Dès le
début, j’étais attiré par le pénal. Maurice Pialoux m’a tout de suite
confié des affaires lourdes et difficiles pour un avocat débutant.
C’est ainsi que je me suis formé. Rapidement notre cabinet s’est
développé. Nous avons engagé de nouveaux collaborateurs qui sont
pour la plupart devenus ensuite des associés. Je me suis décidé
ensuite à voler de mes propres ailes avec mon épouse et de
nouveaux associés. Depuis quelques années mes fils nous ont
rejoints. Le cabinet clermontois compte actuellement quinze
personnes dont huit avocats.
Maurice Pialoux m’avait incité à m’intéresser activement à la vie
du barreau. En 1981, j’ai été élu au conseil de l’Ordre. J’ai siégé en
qualité de membre jusqu’en juin 1986, date à laquelle j’ai été élu
bâtonnier. Les mandats, d’une durée de deux ans, sont non
renouvelables. L’élection au bâtonnat a constitué une étape
importante dans mon parcours. Je me souviens comme si c’était
hier de cette journée de juin 1986. De l’élection elle-même, qui
avait suivi une campagne longue et difficile, mais aussi du coup de
fil immédiat passé à ma mère déjà souffrante, du déjeuner de midi
organisé par mon complice, Jean Michel, aujourd’hui député du
Puy-de-Dôme et de la réception improvisée le soir dans les locaux
du restaurant de la gare routière, lieu incontournable à l’époque des
moments forts de la ville. J’étais le plus jeune bâtonnier de
l’histoire d’un barreau qui comprenait près de deux cents membres.
Le bâtonnier représente partout son Ordre. C’est une charge et un
honneur. J’ai aussi beaucoup apprécié, avec même une certaine
jubilation, de réconcilier l’Ordre et les pénalistes. À l’époque, les
pénalistes n’avaient pas dans l’opinion l’image positive qu’ils
peuvent donner aujourd’hui.
Mon bâtonnat a coïncidé avec la campagne du second mandat de
François Mitterrand pour la présidence de la République (1988-
1995). Maurice Benassayag, un de ses fidèles compagnons de
route, avait décidé de créer des comités de soutien par secteurs
professionnels. Il m’a demandé, parce que j’étais jeune, bâtonnier
et provincial, d’animer le comité des juristes avec Roland Dumas,
qui avait déjà une formidable carrière d’avocat et d’homme
politique à son actif. Je garde un très bon souvenir de cette période
durant laquelle j’ai fait le tour de tous les barreaux français pour
recueillir des témoignages de soutien.
Après la réélection de François Mitterrand, parallèlement à mon
activité d’avocat et à mon mandat d’adjoint au maire de Clermont,
j’ai intégré le ministère chargé des Départements et Territoires
d’outremer en tant que conseiller spécial, puis le ministère du
Tourisme et celui de la Francophonie. Une récompense en quelque
sorte. J’allais donc à Paris très régulièrement à la fin des années
1980 pour mes activités politiques et surtout dans le cadre
professionnel. C’est ainsi que j’ai rencontré Paul Lombard, monstre
sacré du barreau. Ce coup de cœur est à l’origine de l’ouverture de
mon cabinet secondaire à Paris, en 1988. Je l’ai en effet rejoint en
association de moyens rue de Tournon, puis au 205 boulevard
Saint-Germain. Mon cabinet principal est toujours à Clermont-
Ferrand et mon cabinet secondaire à Paris, où je suis deux ou trois
jours par semaine. J’aurais bien transféré mon exercice principal à
Paris, mais j’ai préféré respecter l’usage selon lequel on reste fidèle
à l’Ordre dont on a été bâtonnier. À vrai dire, j’aime la province.
J’en ai physiquement besoin. Elle me rassure et me régénère.
Mon parcours doit également beaucoup à Michel Charasse, que j’ai
connu en 1985.
Une véritable synergie s’est créée. Paul Lombard m’a ouvert les
salons, Michel Charasse de nombreuses portes, notamment celle de
la mitterrandie. Auvergnat, ministre du Budget, il était l’un des plus
influents conseillers de François Mitterrand. Je suis devenu son ami
et son avocat. C’est aussi notamment grâce à lui que je suis devenu
le conseil de Bernard Tapie, Kofi Yamgnane, Christian Pierret, tous
trois ministres de gouvernements de gauche, mais aussi de Guy
Ligier, des acteurs Michel Creton et Jacques Villeret et de la
famille de Coluche. C’est également sur son intervention que je
suis devenu le défenseur de Mazarine, la fille de François
Mitterrand, gardienne de la mémoire de son père.
Je me souviens en particulier du bras de fer avec Laurence
Vichnievsky, alors juge d’instruction. Au nom de la séparation des
pouvoirs, Michel Charasse avait refusé de se rendre aux
convocations de ce magistrat instructeur pour donner des
explications sur un dossier qu’il avait eu à connaître en qualité de
ministre du Budget. Cela avait défrayé la chronique. La loi de la
République a d’ailleurs été modifiée à la suite de cette résistance
qui était parfaitement justifiée.
De nombreux clients viennent me voir du fait des retombées
médiatiques de certains dossiers. Le réflexe, surtout en province,
est de faire appel à un avocat dont on connaît le nom. C’est ainsi
que mon cabinet intervient aussi bien dans des divorces, des
affaires prud’homales, que dans des affaires commerciales en
France et à l’étranger. Je suis un généraliste à dominante pénaliste,
un avocat à l’ancienne. Je tiens à ce spectre large. Je refuse toutes
spécialités. Un pénaliste peut tout faire. J’ai plaidé contre le
président libyen Mouammar Kadhafi. J’ai défendu des familles de
victimes qui ont péri en 1996 lors de l’explosion du Boeing 747-
131 du vol TWA 800 entre New York et Paris, au large de Long
Island. En 2009, j’ai conclu un dossier qui concernait l’usine
d’incinération de Bakou en Azerbaïdjan. Je m’investis avec une
égale énergie dans des dossiers qui concernent tout un chacun.
Souvent, c’est le fruit de rencontres, chacune doit être saisie et
vécue intensément. »

Expériences d’avocat
Lolo Ferrari
« Lolo Ferrari, tout le monde connaissait cette personnalité
attachante et sulfureuse. Sa mort survenue en 2000 à Grasse, dans
les Alpes-Maritimes, a fait grand bruit et l’arrestation de son ancien
mari, Éric Vigne, soupçonné de l’avoir assassinée, a fait plus de
bruit encore. Éric Vigne a été incarcéré sur les allégations d’un
rapport d’expertise selon lequel on ne pouvait “pas exclure que la
mort soit intervenue par étouffement.” C’est sur cette simple
hypothèse que la juge d’instruction, convaincue de sa culpabilité
depuis le départ, l’a placé en détention. L’événement a fait
l’ouverture des journaux de vingt heures sur toutes les chaînes
télévisées. Je suis entré dans cette affaire quelques mois plus tard.
À la prison de Grasse, alors qu’il passait pour l’assassin d’une
femme qui faisait fantasmer le public, Éric Vigne vivait un enfer.
Après le rejet de deux ou trois demandes de mise en liberté, il m’a
fait parvenir une lettre me sollicitant pour devenir son avocat. Je
suis immédiatement allé le voir. J’ai à mon tour formulé plusieurs
demandes de mise en liberté provisoire et miracle, j’ai pu le faire
sortir de prison. Il n’était pas encore innocenté pour autant, mais au
moins était-il dehors. Dix-huit mois plus tard, en février 2007, j’ai
obtenu un non-lieu, confirmé ensuite par la cour d’appel d’Aix.
Nous nous sommes battus pied à pied et nous avons obtenu gain de
cause. Éric Vigne a fini par être indemnisé pour incarcération
injustifiée. »

Johnny Hallyday

« Certaines affaires se gravent dans les mémoires parce qu’elles


sont simples et touchent des personnalités emblématiques. Les
médias s’en saisissent alors et les répètent en boucle. L’affaire qui a
été pour moi la plus marquante de ce point de vue est celle de
Johnny Hallyday accusé de viol. Tous les ingrédients d’un
feuilleton de prime time étaient rassemblés. La plus grande star
nationale, le sexe, la violence, l’argent, la justice. La France s’est
emparée du sujet avec passion. Pour les uns, c’était impossible
qu’il soit coupable. Pour les autres, c’était sûr qu’il avait abusé de
la femme qui l’accusait. D’Ici Paris au journal Le Monde en
passant par TF1 ou RTL, tous les médias ont suivi l’affaire. Chaque
image, chaque article a alimenté les conversations dans les cafés de
France et de Navarre pendant les années qu’a duré cette procédure.
Rien à voir, en termes médiatiques, avec les 230 morts du vol TWA
800, ni même avec le procès pour pédophilie de l’abbé Maurel qui
a pourtant fait les beaux jours des Guignols de l’info.
Je me souviens parfaitement du moment où il m’a contacté. C’était
en 2003. J’étais devant un verre de Sancerre rouge dans un bistrot
de Clermont lorsque mon téléphone portable a sonné : “C’est
Johnny Hallyday. J’ai un souci. Est-ce que vous avez lu Le
Monde ? Une fille m’accuse de viol. C’est insensé. Mon épouse
Laetitia et moi ne le supportons pas. Est-ce qu’on peut se voir ? Je
serai à Saint-Étienne demain.” Sur le moment, je me suis demandé
si c’était vraiment lui. Le ton de voix était pourtant très sérieux. Le
Monde avait lâché l’information le jeudi précédent. Bernadette
Chirac en avait fait une affaire d’État en déclarant : “On ne peut
pas toucher à Johnny.”
Le premier rendez-vous a été fixé au stade Geoffroy Guichard où il
donnait le dernier spectacle de sa tournée. Johnny Hallyday m’a
alors expliqué que son avocat, plutôt spécialiste du droit de la
presse, lui avait conseillé de faire appel à un pénaliste. “Trois ou
quatre noms m’ont été recommandés. C’est vous que j’ai décidé de
choisir”, m’a-t-il dit.
Selon Marie-Christine Vo, la plaignante, les faits s’étaient déroulés
la nuit du 28 au 29 avril 2001. Johnny Hallyday se trouvait à bord
d’un yacht, l’Irina, amarré au port Canto à Cannes en compagnie
d’un photographe de presse, du capitaine du bateau et d’un membre
d’équipage. Elle-même était présente en qualité d’hôtesse. À
l’issue d’une soirée arrosée, Johnny serait venu dans sa cabine et
lui aurait imposé un rapport sexuel. Elle a prétendu avoir fait
établir un certificat médical le 3 mai 2001 et des radiographies le 4
mai. En fait, elle n’a déposé plainte qu’un an plus tard, le 24 avril
2002 par lettre adressée au procureur de la République de Nice.
L’enquête a permis de montrer que le certificat médical et les
radiographies dataient respectivement du 16 octobre et du 26
septembre. De toute manière, elles ne permettaient pas de détecter
de lésions imputables à un viol. À l’issue de multiples expertises,
de confrontations, de l’audition de plusieurs dizaines de témoins,
Johnny Hallyday a bénéficié d’une ordonnance de non-lieu
prononcée le 16 janvier 2006. Pendant plus de trois ans, pas une
semaine ne s’est écoulée sans un rebondissement, un événement
bon ou mauvais pour la défense. Il faut dire que la plainte a été
suivie personnellement avec détermination par le procureur de la
République du tribunal de Nice, Éric de Montgolfier. Pour chaque
audition, des centaines de fans et de journalistes attendaient
pendant des heures sur place. Tout le monde avait été mis au
courant par avance. C’était le déchaînement médiatique. La famille
de Johnny a été salie, sa femme a dû témoigner dans des conditions
difficiles. C’était une souffrance inouïe pour lui et pour elle. La
stratégie que j’avais adoptée a consisté à lui faire affronter la
justice comme un justiciable lambda alors que le petit monde
parisien l’engageait plutôt à mépriser la procédure. Dès le départ je
lui ai dit que ça allait être une épreuve difficile et qu’il devrait se
présenter comme un homme injustement accusé, disponible pour la
justice et spontané. Johnny Hallyday l’a tout de suite bien compris.
À la fois fauve et fragile, c’est un être d’instinct. Aucune charge
suffisante n’a pu être retenue et l’affaire Hallyday est finalement
devenue l’affaire Vo puisque j’ai réussi à la faire condamner pour
faux et usage de faux. Les deux médecins qui avaient été ses
complices dans la rédaction des pièces à charge ont également été
condamnés. »

L’angoisse du pénaliste

« Avant certaines affaires pénales même banales, il m’arrive de ne pas dormir


de la nuit. Je me lève trois ou quatre fois. Je corrige une ligne, un mot de la
trame que j’ai préparée. Cette trame sur laquelle j’ai planché, je l’évacue
toujours lorsque je me lève pour plaider. C’est ça le pénal, cette angoisse, ce
stress que même l’expérience ne permet pas d’évacuer. Je plaide aux
assises plusieurs fois par mois. Il n’y a rien de plus formateur que la
préparation d’une affaire criminelle tellement c’est difficile, poignant,
angoissant. Après trente-cinq ans de métier, j’ai toujours la même crainte. À
côté, tout semble facile, que ce soit une affaire administrative embrouillée ou
une négociation commerciale à grands enjeux. Je crois cependant que cette
angoisse est indispensable. Ceux qui prétendent ne pas la ressentir mentent.
La notoriété n’arrange rien, bien au contraire. Plus un avocat est connu, plus
il est attendu. La presse et les confrères ne vous pardonnent rien. Comme le
client qui a tout misé sur vous. Vous lui devez de vous battre et d’être au
meilleur de votre forme. »

Les figures marquantes

« Paul Lombard est la personne qui m’a le plus marqué. Nous


avons une relation très forte. Je sais que je suis proche de son cœur.
Je l’aime quant à moi comme un père, et je suis fier de lui, de son
immense carrière d’avocat, d’homme de lettres, de sa finesse, de
ses talents. Notre rencontre remonte au mois de mai 1988. Il était
déjà le monstre sacré que l’on connaît. Nous étions partie civile
tous les deux aux assises à Paris dans l’affaire de l’assassinat du
conservateur du musée de Meaux. Il représentait la mère de la
victime, moi les enfants. J’ai plaidé le premier. Paul Lombard s’est
levé et il a prononcé quelques mots élogieux à mon égard. Après le
verdict, je devais aller à Lyon, lui à Bruxelles. Il m’a dit : “On se
rappelle demain à onze heures.” Je m’attendais à ce qu’il oublie. Le
lendemain, le téléphone sonnait, c’était Paul Lombard. “Venez me
rejoindre à mon cabinet rue de Tournon, m’a-t-il expliqué, vous y
serez comme chez vous.” Lorsque j’y suis allé, j’étais d’autant plus
impressionné que le cabinet se trouvait dans les appartements
qu’avait occupé le célèbre écrivain André Gide. La fidèle
collaboratrice de Paul Lombard m’a dit : “Il n’est pas là
aujourd’hui, mais vous pouvez vous installer. C’est votre bureau.”
Je me souviens de ma première cliente : Charlotte Gainsbourg.
Depuis, le cabinet a déménagé au 205 boulevard Saint-Germain,
mais nous ne nous sommes plus quittés. »

▬▬▬▬▬

Le Chardonnay
« Au gré de mes déplacements, je découvre des terroirs et leurs richesses,
notamment leurs vins. Je me suis dit que je devais en faire profiter mes amis. J’ai
ainsi créé à Clermont-Ferrand, entre la mairie et la cathédrale, avec des
membres de la famille, un lieu où les gens se rencontrent, mangent et goûtent de
petits vins. Nous l’avons baptisé Le Chardonnay. L’architecture intérieure,
organisée autour d’un immense bar, a été conçue par le frère du célèbre critique
gastronomique Jean-Luc Petitrenaud. On y boit du vin au verre, notamment celui
que je produis moi-même. J’ai une vigne dans le Saint-Pourcinois, en Auvergne,
qui donne annuellement 5 000 à 6 000 bouteilles. Je pense ouvrir bientôt un
restaurant à Vichy. J’ai une passion pour cette ville et pour son histoire. Je lui ai
consacré plusieurs ouvrages, notamment La France sans République, qui
souligne que le régime de Vichy est porteur d’une leçon historique essentielle car
il nous montre avec quelle facilité s’effilochent les libertés individuelles et se
désagrègent les droits de l’Homme. Sur Vichy, sur la justice également, l’écriture
est pour moi un besoin. Une discipline aussi. La vigne et la restauration
constituent un bonheur, un équilibre. Mais ma seule vraie passion demeure mon
fabuleux métier. »
▬▬▬▬▬

Regard sur la profession


« Il n’y a pas suffisamment d’avocats en France. Il suffit, pour s’en
rendre compte, de comparer nos effectifs avec ceux des autres
grands pays européens. Je me souviens que lorsque j’ai prêté
serment, tous les anciens bâtonniers auxquels j’ai rendu l’habituelle
visite de courtoisie m’ont dit qu’il n’y avait plus de place à prendre.
Aujourd’hui, je suis sûr que l’on tient le même discours aux jeunes
qui débutent. De mon point de vue, c’est faux. Plus on est
nombreux, plus la profession évolue, plus notre champ
d’intervention est vaste, mieux c’est. Nous avons trop négligé
certains secteurs, notamment le monde de l’entreprise. La
profession doit se moderniser tout en gardant sa force et ses
traditions, sa déontologie, ses règles de confraternité et de loyauté.
Concernant la justice pénale, je dirais qu’elle est entrée de plain-
pied dans les foyers français depuis l’affaire d’abus sexuels sur
mineurs d’Outreau. Elle est désormais au cœur du débat citoyen.
Avant, les gens ne s’intéressaient pas au fonctionnement de la
justice. La chambre de l’instruction leur était inconnue, comme la
toute-puissance du magistrat instructeur. Depuis Outreau, les gens
se disent qu’ils ne sont pas à l’abri. Ce qui est advenu à ceux qui
ont été injustement accusés peut leur arriver aussi. Nous avons tous
conscience que grâce ou à cause d’Outreau, la Justice et la
République ont un rendez-vous à ne pas manquer. Le président de
la République l’a bien compris et il a mandaté en octobre 2008 le
comité Léger, du nom de l’avocat général qui le préside, pour
réfléchir à une réforme d’ampleur de la procédure pénale. Le
rapport Léger a été remis au président de la République en
septembre 2009. En tant que membre de ce comité, j’ai pu défendre
les idées que je soutiens avec d’autres pénalistes depuis des années.
Parmi les propositions du comité Léger, on trouve le droit de
récusation pour la partie civile. Aujourd’hui, aux assises, l’accusé a
la possibilité de récuser cinq personnes parmi celles
présélectionnées pour composer le jury. L’avocat général a la
possibilité de récuser quatre jurés. La partie civile, c’est-à-dire la
victime qui est au cœur du procès pénal, n’a pas le droit de
récusation. Certes, c’est un droit symbolique, mais c’est important.
Le comité préconise aussi, faute de pouvoir tordre le cou à ce que
l’on appelle l’intime conviction, de motiver les arrêts d’assises.
Aujourd’hui, un voleur de poules qui comparaît devant le tribunal
de police, où sont jugées les infractions pénales les moins graves, a
droit à un jugement motivé. Autrement dit, son jugement doit
expliquer clairement les raisons précises pour lesquelles il est
condamné. Lorsqu’une personne est condamnée à dix-huit ans de
réclusion par une cour d’assises, l’arrêt qui la concerne n’explique
pas pourquoi il y a condamnation, quels sont les éléments de
preuves qui ont pesé et qui ont été retenus. C’est inacceptable. Le
comité propose de mettre fin à cette aberration.
Concernant la suppression du juge d’instruction, ma position est
claire, j’y suis favorable d’autant qu’il n’intervient que dans 3 ou 4
% des affaires pénales. Favorable mais à la condition bien
évidemment que l’enquête soit confiée à un parquet à l’autonomie
hiérarchiquement tempérée. À la condition aussi que les droits de la
défense soient considérablement renforcés. Il est grand temps en
effet que la France, à son tour, comme l’a fait l’Espagne il y a
trente ans, impose la présence de l’avocat aux côtés du gardé à vue
dès la première minute de la garde à vue, qu’il ait accès à toutes les
pièces du dossier et participe à tous les interrogatoires. En un mot,
si le comité Léger a bien travaillé, il a incontestablement manqué
d’ambition sur le terrain de la détention provisoire, de la garde à
vue et surtout des droits de la défense. Je sais que les propositions
que je préconise peuvent coûter cher, mais il faut absolument que la
justice dispose de moyens financiers adaptés. Le budget actuel est
ridiculement faible. Je sais aussi que quand on demande à
bénéficier de droits nouveaux, il faut les assumer. Lorsque l’avocat
est entré dans le bureau du juge d’instruction, à la fin du XIXe siècle,
nombreux ont été ceux qui prétendaient que cela serait impossible
et que cela coûterait trop cher. Les droits de la défense et la défense
des libertés individuelles n’ont pas de prix. »
▬▬▬▬▬

PRINCIPAUX OUVRAGES
La France sans République, Canope, 1987. L’analyse du régime de Vichy et de la
disparition des libertés individuelles.

La justice au bénéfice du doute, Presses de la Renaissance, 2006. Notre système judiciaire


est dépassé. Ses méthodes et procédures sont inadaptées, il manque cruellement de
moyens. L’affaire d’Outreau est un révélateur de cette crise mais elle offre aussi
l’opportunité de faire de la justice un nouvel enjeu de la République.

Glas pour l’intime conviction (avec Pierre-Charles Ranouil, avocat) Unlimit. Ed, 2009.
Au cœur des débats sur la réforme de la procédure pénale, les auteurs contestent l’intime
conviction. Ils concluent à la nécessité de l’abandonner et de parvenir à ce que les
décisions de justice soient précisément motivées.

Maître Gilles-Jean Portejoie est Chevalier de la Légion d'honneur, et Commandeur de


l'Ordre national du Mérite.
10.

Daniel Soulez Larivière

Qu’il s’agisse de crises graves ou de catastrophes industrielles,


aériennes ou maritimes, son cabinet est aux avant-postes pour
conseiller, défendre, gérer. Parmi les plus médiatisées figurent tous
les crashs aériens survenus en France depuis un quart de siècle,
l’effondrement de la tribune de Furiani en Corse en 1992, le
naufrage de l’Erika au large des côtes bretonnes en 1999 et
l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse en 2001. Auteur
d’ouvrages et d’articles de référence sur le métier d’avocat et sur la
justice, il porte également une réflexion écoutée sur les institutions.
1942
Naissance à Angers (Maine-et-Loire)

1965
DES de droit IEP de Paris
CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
Prestation du serment d’avocat

1966-1967
Chargé de mission au cabinet d’Edgard Pisani, Ministre de l’Équipement et du
Logement

1968-1969
Secrétaire de la conférence du stage du barreau de Paris
Création du cabinet avenue Niel, Paris XVIIe

1977
Ouverture du cabinet avenue de la Grande-Armée, Paris XVIIe, en association avec
Patrick Perroux3.

1988-1990
Membre du conseil de l’ordre des avocats
1992-1993
Membre du Comité consultatif pour la révision de la Constitution dit commission ou
comité Vedel

2002-2003
Membre de la commission de réflexion sur le statut pénal du président de la République
La vocation

« J’ai eu 4 de moyenne lorsque j’ai passé mon premier bac, à 16


ans. J’étais un cancre, mais un bon musicien. Heureusement, j’ai
obtenu une bourse pour les États-Unis qui m’a permis d’aller
durant un an, pendant l’année scolaire 1958-1959, dans deux high
schools, à Cleveland et à New York. L’enseignement américain est
très différent de celui que j’avais subi dans le secondaire en France.
Les écoles étaient mixtes, on apprenait à conduire, à danser, on
nous sensibilisait déjà au droit constitutionnel, au droit social, à
l’importance des médias. Nous abordions ce qui s’appelait les
“problèmes de la démocratie”. Je suis revenu en France avec une
bonne connaissance de l’anglais, l’esprit ouvert sur la vie sociale et
politique. Ce séjour a été déterminant pour la suite de mon
parcours. Après un mois en “boîte à bac”, j’ai obtenu le
baccalauréat. Je me suis inscrit en philosophie à la rentrée 1959. Je
ne voyais pas très bien quoi faire. J’avais plutôt une vocation
artistique. Je jouais beaucoup de guitare classique. J’avais envie
d’être musicien ou metteur en scène. Un ami m’a dit : “Tu devrais
faire du droit. Ce n’est pas du tout ce que l’on imagine.” J’ai suivi
son conseil. J’ai été enthousiasmé par “l’histoire des institutions”.
J’ai réalisé qu’en approfondissant cette matière je parvenais à
vraiment comprendre ce que je lisais dans la presse. Je retrouvais
une dimension politique, une approche du même ordre que celle
que j’avais connue aux États-Unis. Mon intérêt pour le droit est le
fruit de mes études américaines, de mon goût pour l’histoire, du
hasard, de l’amitié et non d’antécédents familiaux. Mon grand-
père, centralien, était ingénieur des Chemins de fer du Nord. Mon
père, polytechnicien, a présidé la société des ardoisières d’Angers.
Rien ne me prédestinait particulièrement à m’inscrire un jour au
barreau. »

Le cursus

« Autant j’ai mal vécu mes études secondaires françaises, autant


j’ai apprécié mes études supérieures. J’ai effectué tout mon cursus
à Paris. La première année, je n’étais pas très assidu aux cours à la
faculté mais j’étais parallèlement élève à l’Institut des sciences et
techniques humaines (ISTH), une sorte de prépa privée. J’ai eu la
chance de profiter d’un encadrement qui m’a permis d’acquérir de
vraies méthodes de travail. J’ai obtenu mon DES (diplôme d’études
supérieures) de droit public en 1965. Je suis entré à Sciences Po
après ma troisième année de droit. J’ai tenté le concours de l’ENA.
J’ai été collé. Je connaissais parfaitement le sujet de droit
administratif sur lequel j’ai planché, mais j’avais des idées précises
sur la question qui n’étaient pas celles du jury. J’ai passé le
concours du CAPA (certificat d’aptitude à la profession d’avocat)
me disant que cela pourrait peut-être servir plus tard et j’ai prêté le
serment d’avocat en novembre 1965. J’étais déjà un ami très
proche de Francis Pisani, qui travaille actuellement en Californie
sur la cybernétique. Cela m’a donné l’occasion de connaître son
père Edgard, alors ministre de l’Équipement et du Logement dans
le gouvernement Pompidou. Je suis entré à son cabinet en 1966.
J’étais le plus jeune chargé de mission. J’étais le mousse. Les
autres étaient de hauts fonctionnaires à la superbe carrière. J’ai
retrouvé la politique, qui m’avait passionné lorsque j’étais étudiant.
Je m’occupais de la communication d’Edgard Pisani lors de ses
voyages. Il m’a aussi chargé d’une étude théorique passionnante
sur l’urbanisme. J’ai vécu les dernières lueurs de la vie politique
sous l’égide du général De Gaulle. Edgard Pisani a démissionné en
1967. J’ai continué à travailler avec lui pendant plus d’un an et
demi, jusqu’à ce qu’il abandonne provisoirement la vie politique.
J’étais avocat. Je me suis dit que j’allais essayer le barreau. J’ai
donc réellement commencé à exercer le métier en 1968. J’ai
effectué un an de stage chez maîtres Breitling et Fourgoux. La
même année, j’ai présenté le concours de la conférence du stage.
J’ai été élu deuxième. Lorsque vous êtes secrétaire de la conférence
du stage, vous avez des commissions d’office. Pour des raisons
conjoncturelles, j’ai récolté les commissions d’office de la plupart
des affaires d’espionnage de cette époque qui en a été riche. L’une
des plus importantes pour moi a été l’affaire Eugène Rousseau, un
sous-officier du SDECE (Service de documentation extérieure et de
contre-espionnage) accusé de trahison. J’ai aussi plaidé pour Hans
Völkner, fils de deux membres du réseau de renseignement
soviétique qui avait opéré pendant la deuxième guerre mondiale
sous le nom d’Orchestre rouge. Il avait été arrêté à Paris par la DST
(Direction de la surveillance du territoire) en tant qu’agent est-
allemand. J’ai également défendu le chef de l’Orchestre rouge,
Léopold Trepper, lorsqu’il a intenté avec succès un procès en
diffamation contre Jean Rochet, directeur de la DST, qui l’accusait
d’avoir collaboré avec les nazis. Une campagne internationale
menée avec le célèbre écrivain et journaliste Gilles Perrault lui a
permis de retrouver sa liberté, car il était retenu en Pologne contre
son gré. L’affaire de la “Garantie foncière”, à mon avis le plus
grand scandale politico-financier des années 1970, m’a ensuite
beaucoup occupé. Alors qu’il était en prison, l’avocat de la
Garantie foncière Victor Rochenoir m’avait choisi pour le défendre.
Il m’avait repéré lors des affaires précédentes. Je suis parvenu à le
faire sortir au bout de quatre mois au terme d’un véritable travail
d’agitprop auprès de l’opinion publique et du barreau. Certes il a
été injustement condamné ensuite, mais au moins l’avais-je tiré
hors de sa cellule. Pour moi, cela a correspondu à la fin de ce que
j’appelle ma première époque qui englobe ma formation, mes
premières expériences professionnelles et une série d’affaires
pénales notoires et difficiles. J’en suis sorti avec le sentiment que le
métier d’avocat me permettait de dépasser une action purement
individuelle et d’intervenir avec certains résultats dans le champ
social et politique.

À partir de 1975, des affaires de ce type ne se sont plus présentées.


Il y a une grande part de hasard et de contingence dans la manière
dont les clients arrivent chez les avocats. J’ai alors travaillé pendant
quinze ans en liaison avec un conseiller juridique, Paul Meysson, le
“pape” du droit immobilier, qui m’a envoyé de nombreux dossiers
de construction à traiter dans la France entière. J’ai ainsi défendu
beaucoup de constructeurs qui ont réalisé des programmes
remarquables. J’ai profité de cette période de calme relatif pour
formaliser une réflexion sur la profession d’avocat. Dans l’esprit
des hauts fonctionnaires avec qui j’avais travaillé en cabinet
ministériel, l’avocat s’occupait quasiment exclusivement de
divorces ou de problèmes mineurs. Les livres publiés en France à
l’époque se résumaient aux récits des exploits de quelques avocats
célèbres présentés sous l’aspect de belles aventures. Du fait de mes
études, de mon expérience, de ma connaissance du rôle des avocats
aux États-Unis, j’avais compris qu’il y avait autre chose. J’ai alors
créé le néologisme “avocature” et j’ai publié, après trois ans de
travail, mon premier livre sous ce titre de L’avocature en 1982.
C’est devenu un ouvrage de référence sur les avocats et la justice.
Je voulais présenter le métier autrement que par l’anecdote. En
sortant des lieux communs et de l’académisme, j’ai expliqué ce que
l’on pouvait penser de ce métier, à quoi il pouvait servir, quels
étaient ses problèmes, son histoire, son destin et son sens. Je
démontrais notamment que l’avocat est un agent de l’ordre public
parce qu’il permet au citoyen d’accepter la justice et d’y adhérer.
Depuis, j’ai sans cesse approfondi cette approche et exposé ma
perception du métier et de ses évolutions notamment par l’écriture
d’une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles de presse.
En 1985, je me suis occupé de l’affaire du Rainbow Warrior. J’ai
été chargé par le gouvernement de défendre l’État français et les
deux agents de la DGSE (Direction générale de la sécurité
extérieure) que l’on a appelés les “faux époux Turenge”, accusés
d’avoir participé au sabotage en mission commandée par la France,
du bateau de l’organisation écologiste Greenpeace à Auckland en
Nouvelle-Zélande.
C’est également à partir des années 1980 que les catastrophes
industrielles, aéronautiques et maritimes ont été systématiquement
jugées au pénal et que le droit des victimes s’est développé. Avant,
il n’était pas question de telles procédures sauf pour les accidents
miniers, l’univers des mines étant organisé de manière particulière
du fait de forces syndicales puissantes et structurées. Je me suis
alors attaché à comprendre comment les Anglo-Saxons, en
particulier les excellents avocats anglais et américains, travaillaient
sur des dossiers aussi techniques qui se traitent chez eux devant des
tribunaux civils. Il a d’abord fallu apprendre à mener un travail
équivalent au leur sur le plan de l’analyse des dossiers, avec tout ce
que cela implique en termes d’investissement intellectuel et
technique. Puis il a fallu insérer ce savoir dans le contexte français.
La France est en effet l’un des seuls pays au monde qui a choisi de
traiter ce type de dossiers au pénal. Presque partout ailleurs, ces
questions se règlent au civil ou par la transaction.
Je présentais aux yeux du monde administratif un profil assez rare.
Je possédais l’avantage d’avoir l’expérience de la fonction
publique par mes débuts au ministère. J’avais une bonne pratique
du droit pénal. Je parlais anglais et je connaissais le monde
anglosaxon, y compris le domaine judiciaire et ses procédures. Je
suis donc notamment devenu l’avocat de la Direction générale de
l’aviation civile. Progressivement, j’ai acquis une réputation dans
le traitement des situations de crises, qu’elles soient le corollaire de
catastrophes ou non. Toutes ces évolutions correspondent à ce que
j’appelle une deuxième époque. La troisième époque, qui se
prolonge aujourd’hui encore, remonte à 1988. Élu au conseil de
l’ordre des avocats, j’ai rédigé un rapport sur la réforme des
professions judiciaires à la demande du bâtonnier. Ce travail et
celui de l’Ordre ont servi de base à la loi de 1991 réformant les
professions juridiques et judiciaires. La poursuite de cette mission
jointe à une petite notoriété acquise et à mon intérêt pour les
questions de société m’a facilité un certain nombre de rencontres.
À partir de là, en moins de quatre ans, le cabinet a pris de l’ampleur
avec l’arrivée de Simon Foreman puis de Chantal Bonnard et de
Mauricia Courrégé, qui sont ensuite devenus associés. Ce renfort a
permis de développer notre activité dans le secteur de l’aviation,
dans celui des grandes crises et catastrophes et en droit pénal des
affaires. Qu’il se soit agi de l’effondrement d’un terminal des
aéroports de Paris ou des crashs d’Habsheim, du mont Sainte-Odile
ou du Concorde à Gonesse pour rester dans l’aérien, le cabinet a été
très engagé depuis une quinzaine d’années dans nombre d’affaires
sensibles. Nous sommes également intervenus suite à l’incendie
dans l’établissement thermal de Barbotan-les-Thermes en 1991 qui
avait fait vingt-et-un morts et onze blessés, puis lors de
l’effondrement de la tribune du stade corse de Furiani en 1992 dont
le bilan s’est élevé à dix-huit morts et trois mille blessés et lors de
l’explosion de l’usine AZF de Toulouse en 2001 qui a entraîné le
décès de trente personnes et fait deux mille cinq cents blessés.
Dans le dossier très complexe du naufrage de l’Erika, qui n’est pas
encore tout à fait refermé à ce jour, nous sommes conseils de Total.
Toutes les crises ont des points communs : des gens qui vivaient
dans une certaine normalité se trouvent brutalement dans un
tourbillon immense alors qu’ils sont plus ou moins outillés pour se
débrouiller. Le premier devoir de l’avocat consiste d’abord à ne pas
nuire ! Il faut repérer les ennemis et les amis et ne pas se faire
d’illusions. Cela nécessite une approche à la fois politique,
sociologique et médiatique de dossiers souvent très techniques, en
plus d’un savoir strictement juridique. De nombreuses crises ne
sont heureusement pas aussi médiatisées que celles que j’ai citées
alors même qu’elles génèrent de grands dangers. J’ajoute que nous
traitons aussi des dossiers ordinaires dans lesquels chacun des
associés et des collaborateurs intervient avec son savoir financier,
bancaire, etc. Nous formons une équipe d’artisans composée de
quatre associés, bientôt cinq, et de six collaborateurs. Que les
situations traitées soient critiques ou non, le cabinet n’a jamais
fonctionné et ne fonctionnera jamais comme une “grande surface
du droit”. »

Expériences d’avocat
L’affaire Eugène Rousseau

« Eugène Rousseau a été accusé en 1969 d’avoir trahi la France en


ayant livré aux Yougoslaves des documents confidentiels treize ans
plus tôt, alors qu’il occupait le poste de secrétaire de l’attaché
militaire adjoint à l’ambassade de France en Yougoslavie.
L’instruction s’est déroulée au fort de l’Est, près de Paris, car il
s’agissait d’une affaire de la compétence de la Cour de sûreté de
l’État. J’étais très jeune. J’avais 27 ans. La famille a demandé à
l’avocat Jean-Louis Tixier-Vignancour de travailler avec moi sur le
dossier. J’ai apprécié cette démarche. Rousseau a été condamné à
quinze ans de réclusion. J’étais convaincu de son innocence. Il
avait manifestement été pris dans des intérêts qui le dépassaient.
J’ai très mal ressenti cette condamnation. Je me suis dit : “C’est
très simple, ou j’arrive à le faire sortir de prison et mon métier a un
intérêt, j’y reste, ou je n’y parviens pas et je m’en vais.” Le soir
même du verdict, j’ai écrit une courte lettre à René Pleven, alors
garde des Sceaux, lui expliquant que je trouvais inacceptable cette
manière de rendre la justice. Il m’a d’ailleurs reçu quinze jours plus
tard pour m’écouter. Surtout, je suis allé voir Gilles Perrault qui
avait déjà publié L’Orchestre rouge trois ans plus tôt et que j’avais
eu l’occasion de rencontrer précédemment. Je lui ai raconté
l’affaire et je l’ai sollicité pour écrire un article. Il m’a dit : “Ce
n’est pas un article qu’il faut faire, mais un livre.” L’ouvrage s’est
appelé L’Erreur. Il a été écrit en six mois sur la base du dossier que
je lui avais communiqué. À l’occasion de la sortie du livre, nous
avons monté un comité de soutien comprenant de prestigieuses
figures de la Résistance comme le colonel Rémy, le colonel Passy
et le général Billotte. Nous avons lancé une grande campagne
nationale. En juillet, Pleven m’a convoqué pour me dire que mon
client serait libéré vers Noël. Le 24 décembre 1971, je suis allé
chercher Rousseau à la prison de Melun. J’ai alors décidé de rester
avocat. »
Le Rainbow Warrior

« Dans l’affaire du Rainbow Warrior, j’ai été désigné sur


proposition des anciens bâtonniers de Paris siégeant au conseil de
l’Ordre. Robert Badinter, garde des Sceaux, avait demandé au
bâtonnier alors en exercice, Guy Danet, de trouver un avocat. Le
choix de mes confrères s’est porté sur mon nom car j’étais le seul
des pressentis à parler anglais et à connaître les procédures anglo-
saxonnes. L’opération organisée contre le navire de Greeenpeace
qui faisait route vers Mururoa pour protester contre les essais
nucléaires français s’était déroulée le 10 juillet 1985. Le navire
avait été coulé. Un photographe néerlandais était mort dans
l’explosion. Deux officiers français surnommés les “faux époux
Turenge” avaient été arrêtés. Je suis parti en Nouvelle-Zélande en
septembre, trois jours après avoir été désigné. En additionnant les
multiples allers et retours, j’y ai passé plus de trois mois. Les
agents français avaient été incarcérés dès juillet, ils sont ressortis en
juin de l’année suivante, soit un peu moins d’un an après, ce qui est
plutôt un bon résultat. Je précise que je ne suis pas seul à avoir
œuvré. Mon idée était de faire sortir cette affaire du judiciaire le
plus tôt possible pour qu’elle rentre dans le domaine politique, où
elle a trouvé une solution sous l’arbitrage du secrétaire général de
l’ONU, Javier Pérez de Cuéllar. J’ai travaillé en Nouvelle-Zélande
avec l’avocat Gérard Curry. Suivant les usages locaux, nous avons
commencé à discuter avec le parquet. Il était évident que nous
pouvions difficilement prétendre que nos clients n’avaient fait que
passer par hasard à proximité du Rainbow Warrior, d’autant qu’ils
avaient déjà été identifiés comme agents de la DGSE. La solution a
été trouvée en utilisant la possibilité ouverte par le droit anglo-
saxon de plaider sur des charges diminuées. Nous étions partis sur
une inculpation de meurtre. Nous sommes parvenus à changer ces
charges en inculpation d’homicide involontaire. En contre-partie,
nous avons accepté de reconnaître la culpabilité de nos clients sans
qu’ils aient à aborder les faits, ce qui a permis de raccourcir de 99
% la durée des procédures. Autrement dit, nous avons choisi le
“plaider coupable”, qui n’existait pas en France mais que je
connaissais très bien. Les clients étaient d’accord. Il a fallu faire
comprendre ce choix au gouvernement français. Cela a été facile
grâce à quelques hauts fonctionnaires et à des magistrats avisés.
Certes il y a eu des suspens, des complications et des
retournements, mais au final tout s’est assez correctement dénoué
et chacun a fait ce qu’il avait à faire, à commencer par le président
de la République François Mitterrand et Jacques Chirac, Premier
ministre sous la cohabitation à partir de mars 1986. »

Défendre le diable

« Souvent, lors d’une catastrophe, l’opinion et les pouvoirs publics


transforment l’accusé en diable avant même tout jugement. Il faut distinguer
la défense pénale – où la présence du “diable” est en quelque sorte requise –
et la défense civile. Le jeu au pénal se déroule à trois : le procureur, la partie
civile et la défense. On considère que l’ordre social a été perturbé de façon
majeure, c’est pourquoi la société est représentée par le parquet en la
personne du procureur, qui demande des peines. La partie civile demande
réparation pour la victime, mais elle est à côté du procureur sans jouer
ellemême ce rôle, au moins en principe. La défense est aux côtés de celui
que l’on pense être à l’origine du trouble et qui, jusqu’à preuve du contraire,
est présumé innocent. Le jeu au civil cherche à régler entre personnes
physiques ou morales un conflit qui a priori n’intéresse pas l’État. C’est une
justice de régulation. Le problème est qu’en France – ce n’est le cas dans
pratiquement aucun autre pays – les catastrophes donnent
systématiquement lieu à l’ouverture d’une information pénale. La défense est
alors très difficile. Elle demande de supporter des chocs énormes. Rien ne
saura transformer l’idée que l’on se fait du diable. Le premier devoir de
l’avocat est de mettre son client en face du réel et de dire le vrai. La règle
consiste à penser que le juge sera juste. Si l’on désespère du juge, ce n’est
pas la peine de faire ce métier. Il peut arriver que l’idée de ne rien faire soit
un choix raisonnable, mais cette option présente aussi des dangers. Quand
quelqu’un est touché par le pénal, c’est un peu comme s’il attrapait une
maladie dont le traitement est très aléatoire et fort onéreux. Il faut simplement
voir que si l’on ne se défend pas, la situation peut être pire et que si l’on se
défend, elle ne sera pas forcément meilleure. On aura tout de même au
moins tenté quelque chose. »

Les figures marquantes

« Henri Leclerc est un ami, un maître, un frère. Il m’a appris


énormément. C’est un homme de concept autant qu’un homme de
pratique qui a approfondi ma connaissance du métier tant dans la
manière de faire que sur le plan de la réflexion. Alors qu’il était
déjà très connu et respecté, en 1973-1974, c’est son nom qui m’est
spontanément venu à l’esprit pour partager la direction de la
défense d’un client dans une affaire d’homicide particulièrement
épineuse que je préfère ne pas citer aujourd’hui, par déontologie. Il
a la capacité d’être à la fois un fin politique et un homme de
conviction à l’expression extraordinairement subtile. Son discours
n’est pas “trop parfait”, contrairement à celui de certains excellents
avocats qui interviennent avec une telle perfection que les jurés ne
s’y retrouvent pas. Il sait faire preuve d’une magnifique éloquence
quand il le faut et de réserve lorsque c’est nécessaire.
Edgard Pisani m’a également beaucoup marqué. J’ai découvert, en
travaillant à son cabinet, un homme qui faisait de la politique d’une
manière qui m’intéressait, avec une vision, une pensée qu’il
essayait avec succès d’incarner dans le système gaulliste. Il avait
une réflexion profonde sur l’activité dont il était en charge, sur
l’agriculture, sur l’urbanisme. Il voulait de vraies villes avec des
centres permettant une vie urbaine. Cela correspondait à tout ce que
j’avais appris aux États-Unis, à la faculté et à Sciences Po.
Lorsqu’il revenait du Conseil des ministres, il racontait comment
cela s’était passé avec Pompidou. Il nous rapportait les propos du
général De Gaulle. Il y avait une vraie politique avec des plans et
des lois d’orientation. Avec Mitterrand ensuite, dont il était
conseiller, il a initié le règlement de l’affaire calédonienne. La
façon de faire n’est plus la même aujourd’hui.
Je suis toujours en relation avec lui. Lorsqu’il a fêté ses 90 ans, il
m’est revenu de prononcer le discours du “mousse” puisque les
autres anciens collaborateurs invités avaient tous un âge plus élevé
que le mien. »
▬▬▬▬▬

L’Art de la fugue, J.-S. Bach


« Comment choisir entre la musique, la peinture et la sculpture ! Mozart, Verdi,
Strauss et Bach sont les compositeurs qui me passionnent le plus. En musique,
je citerais en priorité L’Art de la fugue de Bach. Le contrepoint, dans lequel
entrent un peu les mathématiques, donne une idée de mouvement infini. C’est
toujours étonnant d’y retrouver à la fois tant de logique et d’émotion. J’ai
découvert cette œuvre à 17 ans et elle m’accompagne, à la fois immense et
pleine de réserve. J’ai toujours été féru de musique. Mes quatre frères plus âgés
l’étaient tout autant. Je connaissais le Don Juan de Mozart presque par cœur à
10 ans. J’aime aussi les Rolling Stones et Aerosmith. Il y a un moment où la
musique vous déchaîne et vous désenchaîne. C’est très important. La peinture
m’intéresse également énormément. J’ai beaucoup peint quand j’étais plus
jeune. »
▬▬▬▬▬

Regard sur la profession

« Depuis que je réfléchis aux problèmes de la profession, deux


questions me paraissent particulièrement fondamentales : quelles
évolutions sont nécessaires pour que les avocats français
parviennent au meilleur niveau lorsqu’il s’agit d’intervenir dans le
domaine du capitalisme lourd, de la production et de l’industrie ?
Comment faire en sorte qu’ils puissent défendre les plus démunis ?
À peine ai-je été élu au conseil de l’Ordre en 1988 que Philippe
Lafarge, lui-même élu bâtonnier m’a dit : “Vous avez vu l’état dans
lequel se trouve la profession ? Cela ne peut plus durer. Proposez
un rapport. Vous vous consacrerez pour l’instant exclusivement à
cette tâche au Conseil.” En quelques mois, j’ai auditionné une
soixantaine de personnes et rédigé, en mars 1988, un rapport
intitulé La réforme des professions juridiques et judiciaires – 20
propositions. Dans les grandes lignes, il s’agissait déjà à l’époque
de comprendre d’où venait la faiblesse des avocats français et de
proposer des solutions pour y remédier. Rappelons que depuis le
XVIe siècle, la France est plus un État administratif qu’un État de
justice. Historiquement, le droit privé ne représentait pas grand-
chose et les avocats non plus. Tout ce petit monde se crispait sur
son pré carré, ses plaidoiries, ses relations avec les juges. Trop
longtemps, trop peu d’avocats ont investi le droit fiscal, le droit des
brevets ou le conseil dans le domaine des fusions-acquisitions. La
profession avait peur des conseillers juridiques et réciproquement.
Il faut dire que jusqu’en 1966, il n’y avait pas de comptabilité
obligatoire et normée dans les sociétés. Il a fallu attendre que Jean
Foyer, ministre de la Justice du général De Gaulle, l’impose avec
sa grande loi sur les sociétés commerciales. Le comptable est alors
devenu le premier expert dans les entreprises. Il n’y avait rien
d’autre. À titre d’exemple, mon père, qui était un industriel né en
1901, a découvert le rôle et l’importance des avocats dans
l’industrie avec moi, dans les années 1970. La France avait un
retard énorme. Sont apparus alors des conseils en droit social, en
droit fiscal, en droit des affaires, etc. Les experts comptables ont
essayé de prendre ce marché, mais cela posait un problème
important de division des tâches et de conflits d’intérêts entre le
conseil et l’expertise comptable, le “chiffre et le droit ”.
Stratégiquement, il fallait envisager le rôle des avocats dans ce
paysage. J’ai donc proposé, comme bien d’autres l’avaient fait
depuis vingt ans, de regrouper en une profession unique les
professionnels chargés de conseiller et ceux chargés de plaider. J’ai
voulu permettre aux avocats anglo-saxons d’intégrer ce schéma,
estimant, pour résumer, qu’il y avait plus de ressemblance entre un
avocat français et un avocat américain qu’entre un avocat
américain et un comptable américain. Cette partie du rapport s’est
en grande partie traduite dans les faits. Cela a permis de faire
évoluer la profession. Maintenant, c’est vrai que les cabinets anglo-
saxons tiennent en bonne partie le haut du pavé sur le plan des
grands secteurs capitalistes, mais des Français se débrouillent très
bien comme les cabinets Gide-Loyrette-Nouel, Darrois, Veil-
Jourde, etc. Il faut sans cesse s’adapter, évoluer, s’améliorer.
Concernant l’aide judiciaire, nous n’avons pas encore créé le
système qu’il nous faudrait. Je pense que l’on arrivera tôt ou tard à
créer un internat de la profession d’avocat comme il y a un internat
en médecine. J’espère que les futures réformes de l’instruction
pénale vont créer un réel appel d’air qui favorisera cette
transformation. Le rapport Darrois, remis en avril 2009, est
favorable à ce que la profession investisse dans l’aide judiciaire.
Moi aussi. Je ne sais pas si les solutions qu’il propose seront toutes
retenues mais peu importe, ce qui compte est que l’aide judiciaire
se transforme.
Sur un autre problème, à savoir la réforme de la procédure pénale,
le rapport déposé par Philippe Léger en septembre 2009 contribue
aussi à créer un appel d’air salutaire, même si nous ne savons pas
ce qu’il adviendra demain et si les mesures qu’il préconise seront
appliquées ou jetées dans les oubliettes de l’histoire parlementaire.
Il propose de supprimer le juge d’instruction et de le remplacer par
un “juge de l’enquête et des libertés”, compétent pour décider de
toutes mesures attentatoires aux libertés et à même de contrôler le
respect des droits des parties. Mireille Delmas-Marty, éminente
universitaire, actuellement professeur au Collège de France,
proposait la fin du juge d’instruction il y a une vingtaine d’années
déjà. C’est ce que je proposais moi aussi dans Justice pour la
justice, en 1990. J’ai publié ce livre en même temps que paraissait
le rapport Delmas-Marty, que je n’avais donc pas pu lire encore. En
réalité ce rapport a jeté les bases d’une révolution qui ne s’est pas
faite mais qui va se faire. Je suggérais déjà de faire disparaître le
juge d’instruction et de créer en revanche un vrai juge “de”
l’instruction. Au-delà, je défends depuis longtemps le plaider
coupable, le renforcement des droits de la défense, le principe d’un
président arbitre et non accusateur en procès correctionnel ou
d’assises et dans le contexte d’une réforme solide, le maintien du
lien hiérarchique entre le parquet et les autorités de l’État.
Concernant le parquet, soyons clair, il n’y a pas un parquet au
monde totalement indépendant. La revendication française de
l’indépendance des parquets est une espèce de manie nationale. Le
vrai problème n’est pas de couper le cordon entre la chancellerie ou
une autre institution démocratique et le parquet. Il faut couper le
cordon entre le parquet et les magistrats du siège. Il faut un
véritable juge qui ne soit pas soupçonné d’être compromis ni avec
la défense ni avec l’accusation. Cela fonctionne comme cela dans
tous les pays du monde sauf chez nous. Le système que l’on tente
de mettre en place en France ressemble en fait au système
allemand. Ils ont su trouver un bon équilibre lorsqu’ils ont
profondément réformé leurs procédures judiciaires en 1974. Ils ont
supprimé le juge d’instruction. Le parquet mène les investigations.
C’est au juge de juger et à l’avocat de défendre. Ils ont introduit le
plaider coupable. Les procès sont plus longs à l’audience, mais
moins nombreux. En France, la procédure de comparution sur
reconnaissance préalable de culpabilité est inscrite dans la gamme
des traitements judiciaires de la délinquance depuis 2004, mais il
faut aller plus loin. Le grand avantage du plaider coupable est
d’aborder les discussions autour de la culpabilité de manière très
différente de ce que nous faisons actuellement et d’éviter ainsi
d’immenses pertes de temps. En Allemagne, 60 % des affaires
économiques se traitent par un accord entre le parquet et la défense.
Il ne semble pas qu’il y ait de problème. Cela étant, on ne doit pas
se calquer sur les Allemands. Il convient de prendre les spécificités
de notre histoire en compte. Les réflexions sont là. Arrêtons de dire
que les conditions d’une grande réforme ne sont pas réunies, sans
quoi on ne fera jamais rien. Cessons de pleurer sur l’affaire
d’Outreau et de préconiser, après des diagnostics éblouissants, des
solutions bancales. Il s’agit de réécrire le code de procédure pénale
de A à Z. »
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PRINCIPAUX OUVRAGES
L’avocature, Ramsay, 1982. L’exposé de ce que l’on peut penser du métier d’avocat, à
quoi il peut servir, quels sont ses problèmes, son histoire, son destin et son sens.

Les juges dans la balance, Ramsay, 1987. L’ouvrage retrace l’histoire de la magistrature
française. Il en brosse le tableau et propose une comparaison avec la magistrature
américaine et une réflexion sur la fonction de juge.

Justice pour la justice, Seuil, 1990. Une analyse des maux de la justice en France et des
propositions de solutions.

Du cirque médiatico-judiciaire et des moyens d’en sortir, Seuil, 1993. Depuis quelques
années, les juges d’instruction font les gros titres des journaux. L’auteur explique qu’au
nom de la démocratie, il conviendrait de réguler les rapports entre les sphères médiatiques
et judiciaires.

Grand soir pour la justice, Seuil, 1997. En 1996, Jacques Chirac lançait l’idée d’une
grande réforme de la justice, la première en France depuis 1958. L’auteur montre
l’étendue des réformes à accomplir et passe les projets en revue tout en préconisant
l’avènement d’un « grand soir » pour la justice.
Lettres à un jeune avocat, Balland, 1999. Des lettres à un jeune confrère avocat éclairent
le lecteur sur l’évolution du barreau, les rapports des avocats avec le juge, les médias,
l’argent et la concurrence.

La justice à l’épreuve (avec Jean-Marie Coulon, ancien premier président de la cour


d’appel de Paris), Odile Jacob, 2002. L’ouvrage propose une confrontation de points de
vue sur la montée du pouvoir des juges, le vieillissement des procédures, etc., et il
ébauche le portrait de ce que devrait être la justice française.

Le temps des victimes (avec Caroline Eliacheff, psychanalyste), Albin Michel, 2006.
Pourquoi les victimes occupentelles une telle place dans notre société ? Comment se fait-
il que même les hommes politiques rivalisent à qui sera le plus victime ? Jusqu’où irons-
nous dans cette victimisation de la société ? Telles sont les questions auxquelles les
auteurs s’efforcent de répondre.

▬▬▬▬▬

À CONSULTER
www.soulezlariviere.com

Maître Daniel Soulez Larivière est Chevalier de la Légion d’honneur et de l’Ordre


national du Mérite.
Annexes

L’ordre judiciaire

Glossaire
Cahier pratique
■ Les formations
■ Les métiers
■ À consulter
L’ordre judiciaire

Premier jugement
- Les juridictions pénales : les infractions sont jugées par le tribunal de police
(infractions routières par exemple) et les juridictions de proximité (bagarres ne
donnant pas lieu à une incapacité temporaire de travail par exemple) ; les délits sont
jugés par le tribunal correctionnel ou par le tribunal correctionnel pour enfants
(conduite sans permis, vol, trafic de stupéfiant, etc.) ; les crimes sont jugés en cour
d’assises et en cour d’assises pour mineurs (meurtre, viol, etc.).

- Les juridictions civiles : tranchent les conflits (loyer, divorce, consommation,


héritage, etc.). Il s’agit des juridictions de proximité, du tribunal d’instance, du
tribunal de grande instance, du juge des enfants (qui prend des mesures de protection
à l’égard des mineurs en danger).

- Les juridictions spécialisées : certaines affaires sont examinées par le conseil de


prud’hommes, le tribunal des affaires de Sécurité sociale, le tribunal de commerce, le
tribunal paritaire des baux ruraux.

Appel
Lorsqu’une ou plusieurs personnes ne sont pas satisfaites d’un premier jugement, il
est possible de faire appel. Une cour d’appel réexamine et juge les affaires qui lui
sont soumises.

Contrôle
La Cour de cassation vérifie si les lois et la procédure ont été correctement
appliquées par les tribunaux et les cours d’appel. Elle ne rejuge pas.
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Glossaire

Acquittement : décision de justice mettant l’accusé hors de cause à l’issue d’un procès
criminel devant une cour d’assises.

Aide juridictionnelle (ou judiciaire, ou juridique, ou AJ) : aide financière apportée par
l’État aux personnes qui souhaitent faire valoir leurs droits en justice (intenter un procès
ou se défendre, trouver un accord, faire exécuter une décision de justice). Elle peut être
totale ou partielle. Son attribution dépend des revenus du demandeur. Le client choisit
l’avocat qu’il veut faire intervenir. Ce dernier doit avoir donné son accord pour traiter le
dossier au tarif forfaitaire fixé par la chancellerie.

Avocat : il défend devant un tribunal les particuliers ou les entreprises engagés dans un
procès. L’avocat donne des consultations sur des questions d’ordre juridique, procède à
des formalités, apporte son aide pour la rédaction de déclarations, rédige des actes sous
seing privé, assiste ou représente son client devant un organisme public ou privé. Les
avocats peuvent se spécialiser. Les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation
représentent leurs clients auprès de ces instances. On ne compte que quatre-vingt-huit
avocats au sein de ces deux juridictions.

Avocat général : magistrat placé sous les ordres du procureur général, qui représente le
ministère public devant la Cour de cassation, la Cour des comptes, les cours d’appel ou
les cours d’assises. Il a pour tâche de réclamer l’application de la loi et de veiller aux
intérêts généraux de la société. Malgré son appellation, il n’est pas un avocat.

Avocat of counsel : au sein d’un cabinet, l’expression désigne un avocat qui n’est pas
encore associé, ne pouvant générer suffisamment de chiffre d’affaires. Utilisée seule,
l’expression « Of counsel » peut désigner un consultant ou un apporteur d’affaires.
Avoué : officier ministériel disposant du privilège d’engager des procédures devant une
cour d’appel.

Barreau : expression désignant collectivement les avocats qui exercent auprès d’un
tribunal de grande instance dans le ressort duquel ils ont établi leur cabinet (barreau de
Paris, de Nice, etc.).

Bâtonnier de l’Ordre : avocat élu pour deux ans par l’assemblée générale des avocats
inscrits au barreau pour assurer la présidence du conseil de l’Ordre*. Il représente les
avocats auprès des instances officielles, prévient et règle les conflits entre avocats, entre
avocats et clients, entre avocats et juges. Il est garant de la déontologie de la profession et
de la discipline des avocats.

Chambre : formation interne d’une juridiction comprenant un président et deux


magistrats ou plus. À Paris, il y en a plus de trente. Elles sont désignées par un numéro.
Cette numérotation, différente selon les juridictions, suit l’ordre chronologique de leur
création.

Chambre de l’instruction : garde-fou de l’instruction, elle peut ordonner tout acte qui lui
paraît utile à la manifestation de la vérité et rendre des arrêts de non-lieu ou de mise en
accusation. Elle dépend de la cour d’appel et intervient sur appel d’une décision du
parquet, du juge d’instruction ou du prévenu, par exemple dans le cadre d’une mise en
liberté avant procès.

Chancellerie : administration centrale du ministère de la Justice. Le chancelier avait


notamment pour tâche d’apposer le sceau royal sur les édits, d’où l’appellation également
de « garde des Sceaux ». Le ministre de la Justice porte le titre de garde des Sceaux.

Commission d’office : elle intervient devant le tribunal correctionnel et la cour d’assises.


Un avocat commis d’office est désigné par le bâtonnier en vue de représenter une partie
qui n’a pas de défendeur à son procès, le plus souvent pour des raisons pécuniaires. Si
l’accusé n’a pas droit à l’AJ, l’avocat peut lui réclamer des honoraires en principe arbitrés
par le bâtonnier.

Comparution immédiate : procédure par laquelle une personne faisant l’objet de


poursuites judiciaires est traduite devant le tribunal correctionnel le jour de l’audience
suivant l’infraction, sachant qu’il y a systématiquement deux à trois audiences de ce type
par semaine. C’est le parquet qui décide de déférer un prévenu en comparution
immédiate.

Conférence du stage : il s’agit d’un concours d’éloquence proposé aux jeunes avocats, en
général tous les ans ou tous les deux ans. Les meilleurs compétiteurs sont élus par leurs
confrères avocats pour constituer la « conférence ». Ils portent le titre de « secrétaire de la
conférence ». Ils représentent le jeune barreau, assurent des permanences pénales et plus
spécialement la commission d’office en matières criminelle et correctionnelle et ils
organisent la conférence de l’année qui suit leur élection. Depuis la suppression du stage,
le concours s’appelle « conférence du barreau ». Créé à la fin du XVIIe siècle notamment
pour fournir des consultations gratuites aux déshérités, ce concours existe dans de
nombreux barreaux.

Conseil de l’Ordre : organe délibérant, législatif et disciplinaire du barreau, présidé par le


bâtonnier. Il traite les dossiers concernant la profession d’avocat, son organisation, son
avenir, mais aussi la justice et son administration, la sauvegarde des droits de l’Homme et
le respect des libertés fondamentales.

Cour d’assises : cette juridiction pénale juge les personnes accusées de crime (meurtre,
viol, vol à main armée, etc.), de tentatives et de complicités de crimes passibles de peines
de réclusion pouvant aller jusqu’à perpétuité. C’est une juridiction départementale
composée de trois juges professionnels, un jury de neuf citoyens tirés au sort (douze en
appel), un avocat général, magistrat du parquet (ministère public) qui représente la société
et demande l’application de la loi, un greffier, fonctionnaire chargé des tâches
administratives et de transcrire les débats.
Cour d’assises d’appel : elle réexamine entièrement le dossier en appel et rejuge
l’affaire. Elle est composée de trois magistrats et de douze jurés.

Cour de cassation : juridiction suprême de l’ordre judiciaire, installée à Paris. Son rôle
n’est pas de rejuger une affaire, mais de contrôler que les décisions de justice ont été
rendues en conformité avec les règles de droit. Le recours exercé devant cette juridiction
est appelé pourvoi en cassation.

Cour de sûreté de l’État : créée en France en 1963 dans le contexte des évènements
d’Algérie pour juger les personnes accusées de porter atteinte à la sécurité de l’État, elle
concernait les infractions politiques. Supprimée sous sa forme initiale par François
Mitterrand à son arrivée au pouvoir, elle a perduré pour juger des militaires impliqués
dans des crimes ou délits. Elle a été remplacée en 1986 par une cour d’assises spéciale
dont les compétences ont été étendues au terrorisme, puis au trafic de stupéfiants en bande
organisée. Cette juridiction d’exception s’est occupée, entre autres, de l’affaire Yvan
Colonna, lorsqu’il a été coaccusé de l’assassinat du préfet Érignac.

Détention provisoire : mesure ordonnée par le juge des libertés et de la détention lorsque
le juge d’instruction ou le parquet demande de placer en prison avant son jugement une
personne mise en examen pour un crime ou un délit susceptible d’être puni d’au moins
trois ans d’emprisonnement.

Fusion-acquisition : rachat d’une entreprise par une autre. L’entreprise acquise peut
conserver son intégrité, ou bien être fusionnée à celle qui achète. L’OPA (offre publique
d’achat), qui a pour but la prise de contrôle d’une société, est un type de fusion-
acquisition.

Garde à vue : procédure consistant à retenir une personne soupçonnée, avec l’accord du
parquet, afin de l’interroger. Une garde à vue dure en principe vingt-quatre heures. Elle
peut être prolongée suivant les faits reprochés (proxénétisme aggravé, extorsion de fonds,
vol commis en bande organisée, terrorisme, trafic de stupéfiant, etc.).
Garde des Sceaux : ministre de la Justice (voir aussi Chancellerie). En vertu de la
séparation des pouvoirs, il n’intervient pas sur le cours d’une instruction mais il a autorité
sur tous les membres du parquet et il peut être informé de l’évolution d’une affaire.

Juge : ces magistrats peuvent être présidents, vice-présidents, juges d’instruction, juges
d’instance, juges des enfants, juges aux affaires familiales, juges de l’application des
peines, juges de l’exécution, juges des chambres collégiales des tribunaux de grande
instance, présidents de chambre et conseillers des cours d’appel ou de la Cour de
cassation.

Juge de l’application des peines (JAP) : après un jugement, il est chargé de suivre
l’exécution des peines des condamnés pendant leur détention. Il décide des mesures
applicables en vue de la réinsertion des détenus. Il décide de la mise en place ou non
d’une surveillance électronique appelée « bracelet électronique ». Il suit les mesures de
mise à l’épreuve et les peines de travail d’intérêt général. Il donne également son avis sur
une autorisation de sortie ou de liberté conditionnelle. En cas de récidive, il peut
demander au tribunal correctionnel la révocation des sursis antérieurs.

Juge d’instruction : juge du tribunal de grande instance chargé d’instruire à charge et à


décharge. Il est saisi des affaires pénales les plus complexes (obligatoire pour les crimes et
facultatif pour les délits). Il rassemble et examine les preuves de l’infraction, dirige la
police judiciaire, procède à l’audition de témoins, aux interrogatoires, confrontations,
perquisitions, il peut ordonner le contrôle judiciaire, rejeter les demandes de mise en
liberté, autoriser des écoutes téléphoniques. À la fin de l’instruction, il donne
connaissance à la personne mise en examen des charges qui pèsent contre elle. Dans le cas
où les charges ne sont pas suffisantes, il rend une ordonnance de non-lieu.

Magistrat : au sens général, personne susceptible de prendre une décision pouvant être
exécutée par la force publique, tel que le président de la République, qui prend des
décrets, et les maires, qui prennent des arrêtés. Au sens technique, ce sont les
fonctionnaires des cours et des tribunaux, principalement les juges (« magistrature
assise » constituant le siège) et les procureurs (ministère public, dit « magistrature
debout » constituant le parquet).

Magistrat du siège (magistrature assise) : plus souvent appelé juge, il est inamovible,
c’est-à-dire que nulle promotion ou mutation ne peut être décidée sans son accord et qu’il
exerce en toute liberté, ce qui garantit son impartialité. Il prononce des jugements. Il a
pour mission d’appliquer la loi et de dire le droit après avoir entendu les parties en litige
et le ministère public.

Ministère public (magistrature debout) : magistrats chargés de défendre les intérêts de


la société. On dit aussi « parquet*». Au niveau de la Cour de cassation et des cours
d’appel, le parquet est désigné par l’expression « parquet général ». On parle de
« magistrature debout » car ils prennent la parole debout alors que les juges restent assis.
Les magistrats du ministère public et ceux du siège sont issus des mêmes concours. Ils
peuvent choisir d’aller du siège au parquet et réciproquement. Les « parquetiers » ne sont
pas inamovibles. Ils sont soumis au ministère de la Justice.

Mise en examen : décision du juge d’instruction de faire porter ses investigations sur une
personne contre laquelle il estime qu’il existe des indices graves ou concordants qui
rendent vraisemblable qu’elle ait pu participer à la réalisation d’un crime ou d’un délit. Le
juge peut prononcer à l’encontre du mis en examen une mesure de contrôle judiciaire ou
saisir le juge des libertés et de la détention pour demander un placement en détention
provisoire.

Non-lieu : abandon d’une action judiciaire en cours de procédure ou à la clôture du


dossier. Un non-lieu est prononcé par le juge d’instruction, sur réquisitions du procureur.

Ordre des avocats : voir Conseil de l’Ordre.

Partie civile : elle se présente comme victime et demande des dommages et intérêts pour
compenser le préjudice subi. Une victime peut saisir le doyen des juges d’instruction
d’une plainte avec constitution de partie civile pour mettre en mouvement l’action
publique sans attendre la décision du procureur de la République*, et même malgré lui
lorsqu’il a classé l’affaire sans suite.

Parquet : il regroupe les magistrats chargés de requérir l’application de la loi : les


procureurs, leurs adjoints et les substituts. À l’inverse des magistrats du siège, les
magistrats du parquet ont un devoir d’obéissance hiérarchique.

Prévenu : personne poursuivie pour contravention, délit ou crime et qui n’a pas encore
été jugée, ou dont la condamnation n’est pas définitive.

Procureur général : il siège près les cours d’appel, ou près la Cour de cassation, ou la
Cour des comptes. Les procureurs généraux près les cours d’appel sont les supérieurs
hiérarchiques des procureurs de la République, dont ils coordonnent l’action.

Procureur de la République : il dirige les services du parquet. Au pénal, il conduit


l’action publique. Au civil, il dispose d’un droit d’action et d’intervention pour la défense
de l’ordre public. Il a de larges attributions tout au long d’une affaire, qu’il s’agisse de
l’enquête de police, de l’instruction ou du procès. Il reçoit les plaintes et dénonciations. Il
peut décider de poursuivre ou de classer une affaire. Il dirige la police judiciaire. Il saisit
le juge d’instruction. Il peut assister aux interrogatoires et confrontations, faire appel des
ordonnances du juge d’instruction et demander son dessaisissement. À l’issue de son
action, il rédige des réquisitions. À l’audience, il requiert les peines. Le Garde des Sceaux
a autorité sur lui et sur les membres du parquet.

Prud’hommes (conseil de) : juridiction spécialisée dans les litiges entre salariés ou
apprentis, et employeurs, portant sur le respect des contrats de travail ou d’apprentissage.
Elle est composée de juges non professionnels élus, les conseillers prud’homaux, qui sont,
en nombre égal, des employeurs et des salariés.

Relaxe : décision de justice mettant l’accusé hors de cause à l’issue d’un procès pénal
devant un tribunal correctionnel.
SCP : société civile professionnelle créée par deux associés minimum, membres de
professions libérales règlementées, qui ont décidé d’exercer en commun leur même
activité.

Tribunal de commerce : cette juridiction spécialisée statue sur les litiges entre
commerçants ou sociétés commerciales. Elle peut être saisie par un particulier dans le cas
d’un litige avec un commerçant.

Tribunal correctionnel : cette juridiction pénale statue sur les délits passibles de peines
allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement, ainsi que d’amendes, de peines
complémentaires, de travail d’intérêt général. De fait, c’est une chambre du tribunal de
grande instance. Les infractions les moins graves (appelées contraventions) sont jugées
par le tribunal de police ou par la juridiction de proximité. Les infractions les plus graves
(appelées crimes) sont jugées par la cour d’assises.

Tribunal de grande instance : cette juridiction civile statue sur les litiges de plus de 10
000 euros : divorces, autorité parentale, succession, filiation, immobilier, etc.

Tribunal d’instance : cette juridiction civile statue sur les litiges de 4 000 à 10 000 euros.
Elle a compétence pour la mise en place des mesures de sauvegarde de justice (tutelles et
curatelles) tant pour les mineurs que les majeurs. Elle statue aussi en matière de faillite
personnelle ou de surendettement des particuliers. Les litiges de moins de 4 000 euros
sont du ressort de la juridiction de proximité.
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Les formations

Pour devenir avocat, il faut présenter l’examen d’entrée dans un centre régional de
formation professionnelle des avocats (CRFPA) et suivre la formation initiale dispensée
dans l’un des onze centres ouverts en France métropolitaine. Pour cet examen d’entrée, il
faut être titulaire d’un diplôme de maîtrise en droit ou d’un titre ou diplôme équivalent
dont la liste est fixée par arrêté du 25 novembre 1998. Des critères de moralité et de
nationalité sont également requis. Il faut être de nationalité française ou ressortissant d’un
État membre de l’Union européenne et n’avoir fait l’objet d’aucune condamnation pénale
pour agissements contraires à l’honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs.

Vous pouvez préparer cet examen d’entrée dans un institut d’études judiciaires (IEJ), au
sein de chaque université.

Après obtention de l’examen d’entrée dans un CRFPA, vous suivez une formation
théorique et pratique de dix-huit mois au terme de laquelle vous passez le certificat
d’aptitude à la profession d’avocat (CAPA) qui permet de prêter serment et d’exercer la
profession d’avocat.

Il existe des dérogations :

– Les docteurs en droit sont ainsi dispensés de l’examen d’accès au CRFPA, mais doivent
suivre le cycle complet de formation initiale et passer les épreuves du CAPA (art. 12-1, al.
2 L. 1971).

– Certaines professions peuvent être dispensées de la formation théorique et pratique et du


CAPA, soit en fonction du titre professionnel acquis sans condition de durée d’exercice
professionnel (art. 97 du décret du 27 novembre 1991), soit en fonction de l’expérience
professionnelle acquise dans les fonctions (art. 98).
L’avocat est en formation permanente tout au long de sa carrière. Il suit l’évolution du
droit en participant à des sessions de formation continue obligatoire. Parallèlement, il peut
se spécialiser et passer des examens spécifiques en vue d’obtenir un certificat de
spécialisation dans telle ou telle matière.
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Les métiers

L’avocat peut être généraliste ou avoir choisi de se spécialiser. L’obtention d’une


spécialisation nécessite d’avoir passé un examen de contrôle des connaissances dans la
(les) matière(s) choisie(s). Pour pouvoir passer cet examen, l’avocat doit justifier d’une
pratique professionnelle de quatre ans auprès d’un avocat spécialiste dans la matière
revendiquée. Chaque spécialisation contient elle-même des « champs de compétence »
afin de permettre une meilleure identification des compétences de l’avocat. De plus,
l’avocat titulaire d’une ou plusieurs mentions de spécialisation doit justifier du suivi d’une
formation continue dans ce ou ces domaines. La spécialisation est attestée par un certificat
délivré par un CRFPA.

Les différentes mentions de spécialisation et champs de compétence :

– Droit des personnes : droit de la famille, réparation du préjudice corporel, droit des
étrangers en France, droit des successions et donations, droit du patrimoine, droit du
surendettement, responsabilité civile, assurances des particuliers, droit des mineurs.

– Droit pénal : droit pénal général, droit pénal des affaires, droit de la presse.

– Droit immobilier : construction, urbanisme, copropriété, baux d’habitation, baux


commerciaux et professionnels, expropriation, droit des mines.

– Droit rural : baux ruraux et entreprise agricole, droit des produits alimentaires, droit de
la coopération agricole.

– Droit de l’environnement

– Droit public : droit électoral, collectivités locales, fonction publique, droit public
économique.
– Droit de la propriété intellectuelle : droit des brevets, droit des marques, droit des
dessins et modèles, propriété littéraire et artistique, droit de l’informatique et des
télécommunications.

– Droit commercial : droit bancaire et financier, procédures collectives et entreprises en


difficulté, ventes de fonds de commerce, droit boursier, transport aérien, transport
maritime, transports terrestres, droit de la publicité.

– Droit des sociétés : droit des sociétés commerciales et professionnelles, fusions et


acquisitions, droit des associations et fondations.

– Droit fiscal : fiscalité des particuliers, fiscalité de l’activité professionnelle, fiscalité


internationale, fiscalité du patrimoine, TVA., fiscalité immobilière.

– Droit social : droit du travail, droit de la Sécurité sociale, droit de la protection sociale.

– Droit économique : droit des réglementations professionnelles, droit de la concurrence,


droit de la consommation, droit de la distribution.

– Droit des mesures d’exécution : mesures d’exécution forcée, mesures conservatoires.

– Droit communautaire : droit public européen et communautaire, contentieux devant


les juridictions européennes, droit européen de la concurrence.

– Droit des relations internationales : droits étrangers (il existe autant de champs de
compétence que d’États indépendants), contentieux internationaux, contrats
internationaux.

Les principaux textes relatifs aux spécialisations

– Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat : art. 85 al.


10 (obligation de formation continue) et art. 86 à 92-1 (dispositions relatives aux mentions
de spécialisation).
– Arrêté du 8 juin 1993 fixant la liste des mentions de spécialisation en usage dans la
profession d’avocat.

– Arrêté du 8 décembre 1993 fixant les modalités de l’examen de contrôle des


connaissances en vue de l’obtention d’un certificat de spécialisation.

– Rapport du CNB adopté le 7 septembre 2002 sur les mentions de spécialisation.

Les avocats à la Cour de cassation et au Conseil d’État

La mission de ces avocats est de permettre à chacun, dans des conditions égales, l’accès
aux juridictions suprêmes que sont la Cour de cassation et le Conseil d’État devant
lesquels ils représentent les parties. Ils interviennent aussi devant les juridictions
internationales : la Cour de justice de l’Union européenne et le Tribunal de première
instance, à Luxembourg, ou encore la Cour européenne des droits de l’Homme, à
Strasbourg.

L’accès à la profession est subordonné à l’accomplissement d’une formation comportant


une collaboration auprès d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, une
participation à la conférence du stage des avocats au Conseil d’État et à la Cour de
cassation et une participation aux enseignements dispensés par l’Institut de formation et
de recherche des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation-IFRAC.

À l’issue de la formation dispensée par l’IFRAC, il faut subir avec succès les épreuves
écrites et orales de l’examen d’aptitude à la profession d’avocat au Conseil d’État et à la
Cour de cassation régi par un arrêté du 21 octobre 1991 modifié.
__________

À consulter

Ministère de la Justice et des Libertés

www.justice.gouv.fr

Conseil national des barreaux

www.cnb.avocat.fr

Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation

www.ordre-avocats-cassation.fr

Ordre des avocats de Paris

www.avocatparis.org

Métiers et formations

www.onisep.fr
Les auteurs remercient Suzanne Deffrennes, avocat,
Thérèse et Hubert Perrin, Annabelle Rondaud et
Véronique Taveau.
Responsable éditorial : Marie-Laurence Dubray

Collection conçue et dirigée par Sylvain Allemand

Crédits photos : M. Mary (E. Dupond-Moretti), M. Rosereau (Gisèle Halimi)

Remerciements de l’Éditeur à : Anne-Laure Marsaleix, Térence Gbaguidi, Catherine Garnier, Iris Prioux

© Le Cavalier Bleu

ISBN 978-2-84670-330-7 / Dépôt légal : septembre 2010.

ISBN numérique 978-2-84670-676-6 / Réalisé à Montpellier en septembre 2015 par ebk


Notes

1) Manifeste paru dans Le Nouvel Observateur des 5-11


avril 1971. Les humoristes l’ont appelé : le « Manifeste des
343 salopes ». ↵
2) « Je jure de ne rien dire ou publier, comme défenseur ou
conseil, de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes
mœurs, à la sûreté de l’État et à la paix publique, et de ne
jamais m’écarter du respect dû aux Tribunaux et aux
autorités publiques. » (décret du 20 juin 1920) ↵
3) Patrick Perroux, collaborateur de Daniel Soulez Larivière
au cabinet de l’avenue de la Grande-Armée, est décédé en
1990. ↵

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