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DOI : 10.4000/books.putc.2426
Éditeur : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, LGDJ - Lextenso Editions
Année d'édition : 2004
Date de mise en ligne : 13 mars 2018
Collection : Travaux de l’IFR
ISBN électronique : 9782379280207
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782915699487
Nombre de pages : 224
Référence électronique
RAIBAUT, Jacques (dir.) ; KRYNEN, Jacques (dir.). La légitimité des juges. Nouvelle édition [en ligne].
Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2004 (généré le 22 avril 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/putc/2426>. ISBN : 9782379280207. DOI : 10.4000/
books.putc.2426.
Actes du colloque
des 29-30 octobre 2003
Université Toulouse I
Actes du colloque
des 29-30 octobre 2003
Université Toulouse I
Préface
de M. Jean-François Burgelin, Procureur Général près la Cour de cassation….. 9
Introduction de la séance
par M. Pierre Bézard, Président honoraire de la Chambre commerciale de la
Cour de cassation……………………………………………………..……………….… 61
Autour de la Cour de cassation
par M. J.-J. Barbiéri, Professeur à l’Université Toulouse I……………….……..… 67
Réponse à la communication du professeur Barbiéri
par Me Louis Boré, Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation…….……
À propos de la légitimité du juge administratif… 85
par M. Jean-Pierre Théron, Professeur à l’Université Toulouse I………...…....…
De la légitimité du juge administratif 97
par M. Jean-François Thurière, Président du Tribunal administratif de Toulouse.
La légitimité du Conseil constitutionnel 103
par M. Henry Roussillon, Professeur à l’Université Toulouse I………….………..
La légitimation du juge constitutionnel par la sagesse 119
par M. Alain Lancelot, Professeur, ancien membre du Conseil constitutionnel…
127
7
SOMMAIRE
Conclusion
Faut-il élire les juges ?
par M. Jacques Poumarède, Professeur à l’Université Toulouse I……………….… 213
8
PRÉFACE
“Tu ne jugeras pas car tu seras jugé”, telle est la malédiction fondamentale qui mine
la légitimité des juges. Bien entendu, les exégètes des textes évangéliques ne manquent
pas de dire que l’expression utilisée par le Christ n’a pas le sens qui lui est
communément donné : il s’agit non pas de condamner l’action des juges civils mais de
faire comprendre aux hommes qu’étant pécheurs eux-mêmes, ils n’ont pas qualité à se
substituer à Dieu pour dire qui sera sauvé et qui sera damné.
Il n’empêche que, quelles que soient les bonnes raisons qui justifient l’existence de
citoyens chargés de rendre la justice, il demeure dans notre inconscient collectif qu’il y
a quelque chose de malsain à vouloir s’arroger le droit de juger le comportement des
autres. Le juge n’est guère reconnu en sa qualité essentielle d’arbitre ou de porteur de
condamnation.
Toute la querelle sur la légitimité du juge part de là. Nous n’admettons pas, au fond
de nous-même, qu’une personne, appelée juge par les institutions humaines, vienne dire
qui a raison et qui a tort. Juger, c’est être placé en situation de supériorité par rapport à
ceux qui sont jugés. Dans un pays aussi profondément égalitariste que le nôtre, cette
différence est insupportable et se traduit volontiers par une haine affichée des juges. Les
déclarations vindicatives à leur égard des hommes politiques condamnés et de leurs
amis sont révélatrices de cette intolérance.
Aussi bien les juristes vont-ils s’employer à inventer des arguments pour légitimer la
mission des juges. Tous les moyens possibles sont recherchés pour asseoir leur autorité.
9
PRÉFACE
leur assure une majesté exceptionnelle. On n’hésitera pas à qualifier de “Palais” le lieu
où ils exercent leur mission...
Est-ce suffisant pour “légitimer” l’acte de jugement ? Si l’on s’en réfère aux
commentaires souvent acerbes et acrimonieux qui accompagnent les décisions
judiciaires, on peut en douter.
Ou alors, et c’est peut-être la voix de la sagesse, ne faut-il pas s’attacher autrement à
ce type de critiques. La justice est rendue dans un contexte sociologique donné. En
Grande-Bretagne, l’usage —parfois oublié d’ailleurs— est de respecter, en paroles tout
au moins, la décision du juge. En France, on s’autorise volontiers une certaine
véhémence dans l’expression de l’opinion que l’on a des décisions judiciaires. Mais on
peut remarquer que, la plupart du temps, l’indifférence succède rapidement à la critique
sans nuance.
Peut-on changer les Français ?
À défaut d’avoir cette ambition que d’aucuns diront insensée, il est permis de
souligner que la légitimité de l’acte de juger pourrait être, malgré tout, renforcée. Cela
paraît nécessaire dans la mesure où l’autorité judiciaire se voit, de façon constante, dans
le cas de trancher des problèmes de société de plus en plus importants, voire
fondamentaux et de juger des personnes ayant un rôle politique ou économique de
premier plan. C’est dire que la délégation que “le peuple français” donne aux magistrats
de décider en son nom acquiert sans cesse une dimension grandissante.
Nécessairement, le constitutionnaliste contemporain est conduit à comparer la
maigre place que le titre VIII de la Constitution consacre à l’autorité judiciaire et la part
considérable que celle-ci prend dans la vie politique, économique et sociale du pays. Ne
peuvent manquer, dès lors, de venir à l’esprit de nouvelles interrogations : cette
institution qualifiée “d’autorité” ne devrait-elle pas être hissée au même rang que les
pouvoirs exécutif et législatif ? Le peuple français ne devrait-il pas, sous une forme ou
sous une autre, être appelé à jouer un rôle plus consistant dans l’exercice de ce pouvoir
émergent ?
C’est à ces questions qui vont prendre une place importante dans l’évolution de la
citoyenneté contemporaine que vont être confrontés les politologues. En effet, de plus
en plus nombreuses sont les décisions judiciaires qui vont manifester clairement que le
juge entend non seulement être la bouche et l’interprète de la loi mais, en outre, en
s’appuyant sur les conventions européennes, être le correcteur de la loi qu’il estime non
conforme à ces conventions.
D’où cette conviction que nous assistons actuellement à une mutation des normes
justifiant l’intitulé de votre colloque. Les différentes interventions qui vont suivre
traduisent ces interrogations et permettent à la pensée de progresser sur une voie encore
bien obscure.
Jean-François BURGELIN
Procureur Général près la Cour de cassation
10
Ière PARTIE
APPROCHES
11
ÊTRE JUGE ET LÉGITIME
Jacques RAIBAUT
Président du Tribunal de commerce de Toulouse
I — UN JUGE ÉLU
À l’évidence c’est le cœur du “bloc de légitimité” des magistrats consulaires qui
s’enracine à la fois dans une très ancienne tradition de justice dépassant largement la
seule justice consulaire mais aussi se relie naturellement au désir moderne de
démocratie et reste sur ce point une forte illustration de civisme.
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ÊTRE JUGE ET LÉGITIME
Élu, le magistrat consulaire est choisi pour juger : l’élection lui confère ce droit de
par la volonté des justiciables. La légitimité qu’il en tire est parfaite et directe, sans
processus de délégation si ce n’est celle du peuple français, et donc indépendant de
toute autorité. La force institutionnelle de cette légitimité est évidemment très puissante
et les critiques qui peuvent être portées ne peuvent l’être que sur le registre de l’éthique
et non sur celui du principe fondateur. Mais l’éthique n’est pas liée au principe et se
régit par d’autres règles.
La démocratie ne se satisfait pas de mandats électifs à vie, le juge élu est soumis au
sort commun des élus : son mandat est limité et il doit revenir devant ses électeurs à
termes réguliers. Il ne faut pas négliger cette obligation de renouvellement et penser
qu’elle n’est qu’une formalité. Cette obligation reste un facteur réel de validation ou de
désaveu du juge et vécu comme tel par les juges consulaires. La communauté
économique qui est le corps électoral du juge consulaire ne manque pas d’exercer sa
vigilance et la sanction du non-renouvellement du mandat est plus fréquente qu’on ne le
croit. Cette idée d’une sanction directe possible mérite peut-être, à un moment où le
corps social souhaite une sanction publique des errements de tout titulaire de fonction,
fût-elle celle de juger, que l’on y porte quelque intérêt.
Aussi, débordant le seul exemple de la magistrature consulaire et étendant mon
propos au système judiciaire dans son ensemble, je voudrais risquer une observation
plus générale sur les vertus possibles d’un statut électif du juge. On dit beaucoup
aujourd’hui que le juge s’est “emparé de la Loi”, qu’il se “substitue au législateur” : les
exemples cités à l’appui de ces assertions sont très divers, allant de la jurisprudence de
la chambre sociale de la Cour de cassation à la familiarité supposée avec la presse.
Certains heurtent le sens de la sécurité juridique des acteurs économiques, d’autres le
sens de la mesure que l’on attend d’un magistrat mais tous interrogent sur le “pouvoir”
que les juges tirent de leur fonction et font naître un sentiment de frustration lié à
l’effacement du juge derrière le système judiciaire. Car lorsque la décision judiciaire est
à ce point hors des normes juridiques ou des normes déontologiques, le débat ne peut se
limiter à la seule enceinte judiciaire. Ceci est encore plus vrai lorsque des représentants
du corps des magistrats affirment que “juger est un acte politique” ou que le “juge est le
défenseur des droits du plus faible”, autant d’affirmations qui sont peut-être fondées
mais qui ne correspondent pas à la structure de notre système juridique.
Portalis disait que la “justice est la première dette de souveraineté”. Prolongeant
cette image, il faut bien voir que le créancier de cette dette est le peuple et que la dette
ne peut être modifiée sans l’avis du créancier. Un mandat électif —sinon de tous les
juges au moins de ceux qui par leurs hautes fonctions sont emblématiques du système
judiciaire— serait sans doute l’occasion à termes réguliers d’un débat démocratique sur
la configuration de cette dette de souveraineté qu’est la justice, son fonctionnement et
ses orientations. La démocratie ne peut pas être qu’une référence de discours, il faut
aussi se plier aux exigences de sa pratique : le message que l’on veut porter n’en sera
que plus fort.
Si la force institutionnelle de l’élection est fondatrice, elle ne rend pas compte à elle
seule des caractères de la légitimité du juge élu. Deux autres facteurs subjectifs
collaborent à la légitimité du juge élu et ceux-ci sont communs à toutes les
magistratures : la compétence et l’éthique.
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Jacques RAIBAUT
II — L’EXIGENCE ÉTHIQUE
Dans ce très vaste sujet, je me bornerai à deux observations : l’une relative aux
conditions propres aujourd’hui de l’indépendance et de l’impartialité du juge consulaire
élu, l’autre aux transformations apportées aux statuts des juges nationaux par
l’apparition d’un statut européen du juge.
Un juge, dont on n’est pas assuré de l’indépendance, voit sa légitimité mise en
doute, quel que soit son statut, certes. Mais cette interrogation prend, semble-t-il, une
force particulière à l’égard d’un juge élu “dans la mesure où cette élection placerait le
juge dans la dépendance des partis ou en ferait l’expression de vagues passionnelles que
le juge, instrument d’équilibre se doit d’amortir”1.
Les critiques n’ont pas manqué ces dernières années sur cette “proximité” du juge
consulaire et du justiciable économique qui serait un facteur inhibiteur de
l’indépendance nécessaire du premier. La proximité en soi d’ailleurs n’est peut-être pas
le péché que l’on imagine puisqu’elle justifie l’apparition de nouveaux magistrats dits
de proximité. Ce qui est critiquable c’est le pouvoir électoral de l’électeur : pour obtenir
ou être reconduit dans sa fonction le juge, par un accord tacite, serait attentif aux
influences. On peut aligner une longue série d’arguments récusant cette assertion, tenant
soit à l’éthique personnelle des magistrats, soit à l’indépendance de ces questions par
1
BEAUFOUR R., “Pouvoir judiciaire”, n° 205, cité par J. KRYNEN, Avant-propos à L’élection
des juges. Étude historique française et contemporaine, Paris, PUF, 1999, p. 9.
15
ÊTRE JUGE ET LÉGITIME
rapport au mode de désignation, soit au très faible taux d’errements constatés —qui sont
par ailleurs inférieurs à ceux constatés à la suite d’un mode de désignation différent—
soit, enfin, au très faible taux de réformation des décisions rendues —inférieur même au
taux de réformation des décisions de magistrats non élus—. Pour connaître le monde
consulaire depuis longtemps, je puis affirmer que cette critique relève du fantasme, mais
là n’est pas notre propos.
Toutefois, la critique étant formulée avec insistance, on ne peut se contenter de
réponses d’opportunité : il faut une réponse institutionnelle. Le magistrat élu doit entrer
dans le cadre d’un statut fixé par la loi, apportant au justiciable et au juge lui-même la
sécurité juridique par des dispositions fixant la discipline, la déontologie, les sanctions
et les recours. Le vide institutionnel actuel de la magistrature consulaire est d’autant
moins satisfaisant que les dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’homme révèlent, à travers les jurisprudences de la Cour européenne et de la
Cour de cassation, un statut du juge européen, fondé à écarter la loi interne par l’effet de
la Convention européenne des droits de l’homme.
R. de Gouttes, Premier Avocat général près la Cour de cassation, met en évidence
“que la Convention européenne fournit au juge une nouvelle légitimité, une légitimité
européenne”2 et le Professeur Soyer précise : “l’indépendance de la Justice —la
légitimité du juge— résulte d’un vaste contrat liant l’État à d’autres États, dans un
ensemble multilatéral régi, tant par le statut du Conseil de l’Europe que de la
Convention européenne des droits de l’homme”.
Ceci résulte, ainsi que l’analyse avec une grande pertinence R. de Gouttes, de deux
principes consacrés par la jurisprudence de la Cour européenne :
— celui de la consécration européenne de l’existence d’un pouvoir judiciaire, et
la cour considère ce pouvoir judiciaire comme le support nécessaire du droit au
procès équitable.
— celui de la garantie européenne de l’indépendance du pouvoir judiciaire,
garantie du citoyen et gage de l’indépendance du juge face au pouvoir exécutif.
Il est évident que dans ce cadre institutionnel nouveau qui s’élabore et se renforce
continûment, le statut d’un juge élu ne peut se résumer à son élection au risque d’entrer
en conflit avec la jurisprudence de la Cour européenne sur les règles nécessaires à un
procès équitable. C’est bien la raison qui fonde la revendication de la CGTC pour un
statut du magistrat consulaire car celui-ci ne peut continuer à flotter dans une espèce de
vide juridique… au risque d’y disparaître.
Il apparaît bien, me semble-t-il, que la légitimité du juge est un bloc de concepts à la
fois juridiques, éthiques et sociaux. Le seul débat sur le mode de désignation est loin de
rendre compte de la complexité de ce bloc de légitimité. Chaque élément de ce bloc est
autonome : le mode de désignation ne préjuge pas de l’indépendance du juge, si le
concours garantit la formation, il ne garantit pas forcément la compétence, si
l’expérience professionnelle garantit la connaissance des usages elle ne peut dispenser
de la formation.
2
Entretiens de Saintes, 2003, p. 28 et s.
16
Jacques RAIBAUT
Dans cette matière, éminemment complexe, subjective et politique, j’espère que les
débats que nous avons, avec le Professeur J. Krynen, souhaité susciter éclaireront une
réflexion que je crois nécessaire pour les évolutions de notre système judiciaire.
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POSITION DU PROBLÈME
ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION
Jacques KRYNEN
Professeur à l’Université Toulouse I
1
BASTID P., “Légitimité”, Encyclopaedia universalis.
2
WEBER M., Wirtschaft und Gesellschaft, 1922 ; SCHMITT C., Légalité et légitimité, 1932 ;
KELSEN H., Théorie pure du droit, 1934 ; BOBBIO N., Teoria della norma giuridica, 1958 ;
HABERMAS J., Raison et légitimité, 1978.
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POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION
Mais, en revanche, ce qui chez ces théoriciens est susceptible de nous éclairer, c’est
le rapport qu’ils établissent, ou n’établissent pas, entre la notion de légitimité et celle de
légalité3.
Max Weber, après avoir distingué les divers caractères que la légitimité a pu revêtir
au cours des âges (soit qu’elle ait reposé sur la sainteté des traditions, soit sur le
charisme ou la vertu exemplaire reconnue au dirigeant), considérait que la forme
contemporaine de la légitimité consistait principalement dans la légalité du pouvoir et
de ses manifestations. Dans cette forme de légitimité, “légale-rationnelle”, le pouvoir
est accepté en raison de son inscription dans le droit, et de son aptitude et efficacité
concrètes à appliquer la loi. Version weberienne, et même kelsenienne, la légitimité a
pour critère la légalité du pouvoir et la conformité de ses actes à la normativité
communément admise (les lois, la constitution, les droits de l’homme...). Cette
assimilation de la légitimité à la légalité et à la régularité juridique, a-t-on fait souvent
remarquer, a quelque chose de formel, d’abstrait, de technocratique même, car elle fait
abstraction des citoyens, ceux-ci étant censés accepter les commandements du pouvoir
quels que soient les individus qui l’exercent. L’autre risque de cette acception de la
légitimité, c’est sa fragilité, particulièrement en démocratie, où la légalité est plus
qu’ailleurs sujette à la discussion et aux remises en cause.
Carl Schmitt a vigoureusement réagi contre tout rapprochement entre légalité et
légitimité, expliquant que la première n’a trait qu’à l’enveloppe et à l’exercice du
pouvoir, tandis que la seconde réfère à sa source théologico-politique ou philosophico-
politique (Dieu en monarchie, le peuple en démocratie). Version schmittienne, la
légitimité a ainsi pour critère l’origine fondatrice du pouvoir. Celui qui commande,
ordonne, juge ou légifère doit se prévaloir d’un titre suffisamment clair (le sacre dans la
royauté de droit divin), ou d’un mandat incontestable (tel que le suffrage de nos jours).
Deux approches différentes, donc. L’une, fonctionnelle, privilégie la cause, la raison
“immédiate” du pouvoir : la loi et sa nécessaire application. L’autre, politique, s’attache
à la “cause médiate” du pouvoir, c’est-à-dire à son origine, lointaine, peut-être, mais
fondamentale.
Reste qu’une foule d’auteurs ont critiqué ces positions extrêmes, les jugeant par trop
théoriques, et soulignant que ces deux types de légitimité se combinent dans la vie
réelle. Il est bien certain qu’un pouvoir légitime par son origine peut s’avérer illégitime
si, dans son exercice, il bafoue la légalité : ainsi le montre l’exemple des régimes
totalitaires. Inversement, entrer dans l’illégalité peut être légitime, quand par exemple le
régime ou la loi est injuste (on a beaucoup écrit à ce propos depuis saint Thomas).
Bref, on ne saurait réduire la légitimité à la légalité. La notion de légitimité déborde
manifestement l’ordre juridique. S’il n’y a pas de légitimité pour un pouvoir qui s’écarte
des règles de droit, il n’y a pas non plus de légitimité sans titre, à tout le moins sans lien
ou adéquation tangible avec les croyances, autrefois religieuses, aujourd’hui séculières,
qui fondent le pouvoir. Voilà un premier enseignement que l’on peut retirer des
controverses entre grands auteurs. Il n’y a pas de critère unique à la légitimité d’un
3
TENZER N., Philosophie politique, Paris, PUF, 1994, p. l61-184. Également GOYARD-
FABRE S., “Légitimité”, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 929-934.
20
Jacques KRYNEN
pouvoir ou d’une institution : la légalité en est un, mais son inscription dans les
croyances politiques fondatrices en est un autre.
L’autre enseignement est bien plus évident. Il est que, quel que soit le critère, le but
poursuivi est le même : toute réflexion sur la légitimité se préoccupe de justifier
l’obéissance au pouvoir, de justifier l’acceptation de ses actes, obéissance ou
acceptation sans lesquelles il n’y a ni paix, ni stabilité sociales. C’est d’ailleurs quand
un pouvoir, ou une institution, ou une personne est contesté, ou est fragilisé, ou risque
de l’être, que surgit le problème de sa légitimité.
N’y a-t-il pas alors quelque chose d’inquiétant, de nos jours, à imaginer les juges en
mal de légitimité ? De légitimité fonctionnelle (légale), et (ou) de légitimité politique ?
Il se trouve que le problème se pose.
II — Il se pose en regard du phénomène couramment qualifié de “montée en
puissance” de la justice, objet d’une littérature de plus en plus abondante, au sein de
laquelle les ouvrages parus ces derniers temps sous la plume de grands professionnels
méritent une attention particulière. Leurs titres sont à eux seuls révélateurs d’une
inquiétude certaine. “Faut-il avoir peur des juges ?” interroge Maître Varaut. “Les
juges : un pouvoir irresponsable ?” se demande Antoine Garapon. Dans un livre intitulé
Le procès de la justice, Maître Lombard et le Procureur général Burgelin en appellent à
“une réforme totale de la vieille institution”. Dans un autre, La justice à l’épreuve, le
Premier président Coulon et Maître Soulez Larivière dialoguent eux aussi sur l’urgence
des remèdes à apporter à cette institution en crise...4.
Tous ces magistrats et avocats de renom dressent peu ou prou le même constat : la
justice vit un tournant historique, tant est devenu intenable, explosif même, le contraste
entre ses pesanteurs structurelles, son sous-équipement matériel et humain, et les
responsabilités qui, après deux siècles d’effacement, lui incombent désormais en tant
que “tiers pouvoir”5.
Parmi les causes essentielles de cette montée en puissance, ou en responsabilité, la
judiciarisation, bien sûr, ce “tout judiciaire” qui a transformé la justice en instance
suprême de la régulation sociale, souvent même en lieu ultime de la fixation des valeurs
morales. Les juges, même les plus ordinaires, font aujourd’hui bien plus que trancher
des litiges. Saisis de toutes sortes de plaintes, de frustrations ou blessures, il leur est
demandé de dire le bien ou le mal, tâche qu’autrefois la religion, les mœurs, le prêtre,
l’instituteur, le père de famille, toutes ces autorités naturelles aujourd’hui défaillantes
suffisaient à remplir6.
L’autre cause de cette montée en puissance, ou en responsabilité, c’est l’État de
droit, dont l’avènement a eu pour corollaire la promotion, nationale et internationale, de
4
VARAUT J.-M., Faut-il avoir peur des juges ? Paris, Plon, 2000. GARAPON A., dir., Les
juges : un pouvoir irresponsable ? Paris, Nicolas Philippe, 2003. BURGELIN J.-F. et
LOMBARD P., Le procès de la justice, Paris, Plon, 2003. COULON J.-M. et SOULEZ
LARIVIÈRE D., La justice à l’épreuve, Paris, Odile Jacob, 2002.
5
SALAS D., Le tiers pouvoir. Vers une autre justice, Paris, Hachette, 1998.
6
GARAPON A., Le gardien des promesses, Paris, Odile Jacob, 1996.
21
POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION
la figure du juge7. Le dogme légicentriste, très vivace jusqu’en 1958, avait ceci de
rassurant qu’il donnait aux citoyens le sentiment de maîtriser, via la représentation
nationale, l’évolution du droit. Mais c’est un fait, c’est même une révolution, la loi n’est
plus souveraine. Elle a désormais une pluralité de maîtres : la constitution, les
conventions internationales, le droit communautaire. Le Conseil constitutionnel s’est
auto-promu depuis 1971 juge de la loi, arguant d’un bloc de constitutionnalité qu’il ne
cesse d’alimenter lui-même, sur un mode prétorien, de droits, de déclarations de droits,
de principes fondamentaux. Les juges judiciaires, autrefois “bouche de la loi”, ont de
leur côté les yeux fixés sur la jurisprudence de la CJCE et de la CEDH, tout comme les
juges administratifs. Quant à la Cour de cassation, elle rend depuis des décennies des
arrêts à forte teneur normative. Sa jurisprudence possède des qualités qui lui permettent
de rivaliser avec la loi, et le Conseil d’État, lui aussi, par des “avis”, peut dire le droit en
l’absence de tout recours, sur simple demande d’une juridiction. Lui aussi, quelle que
soit la saisine, “dégage” de la convergence des textes les plus divers les “principes
généraux” de notre droit. Bref, à une époque où le droit ne se confond plus avec la loi,
la fonction de justice surgit première dans l’ordre juridique, interne et externe8.
On ne peut donc plus considérer la justice comme un simple service public. La voici,
nolens volens, en charge d’une fonction de nature politique, puisque sur elle repose, en
dernier ressort, la sauvegarde de l’État de droit et, plus que jamais, le maintien des
valeurs. Or cette montée en puissance, en autorité, en responsabilité comporte un
risque : celui d’une cléricalisation de la justice. Devenus interprètes autonomes d’un
droit de plus en plus protéiforme, devenus aussi pourvoyeurs de normes individuelles et
collectives, les magistrats ne risquent-ils pas de se présenter ou d’être perçus au XXIe
siècle tels des “prêtres de la justice”, comme se considéraient eux-mêmes ceux de
l’Ancien Régime ? Ce risque de cléricalisation n’est pas un fantasme d’historien.
Nombreux sont les observateurs qui s’en inquiètent, constatant que de plus en plus
indépendante, mais difficilement contrôlable, la magistrature n’est pas à l’abri des
contestations, des récriminations : celles des politiques et des personnalités du monde
économique se manifestent régulièrement, celles des justiciables, stimulées par les
associations, les syndicats, les médias, éclatent tous les jours... montée en puissance,
montée des récriminations, montée de la défiance. Le problème est donc bien le
suivant : les juges disposent-ils aujourd’hui d’une légitimité assez forte, qui les
7
Voir notamment Le droit dans la société, La Documentation française, n° 288, oct-déc., 1998.
8
Cf., au sein d’une très riche bibliographie, le n° 9 (1989) de la revue Droits consacré à “La
fonction de juger” ; le n° 4 (1989) de la revue Crises, “Les juges contre la République ?” ; le
n° 74 (1995) de la revue Pouvoirs, intitulé “Les juges” ; dans Le Débat n° 74 (1993), les
contributions de RAYNAUD Ph., AVRIL P., BOURETZ P., CAYLA O. et LENOBLE J.
Également les ouvrages de ZÉNATI F., La jurisprudence, Paris, Dalloz, 1991 ; de GUARNIERI
C. et PEDERZOLI P., La puissance de juger, Paris, Michalon, 1996 ; SAMET C., Justice,
transparence et démocratie, L’Archer, 1997 ; BRONDEL S., FOULQUIER N. et
HEUSCHLING L., dir., Gouvernement des juges et démocratie, Publications de la Sorbonne,
2001.
22
Jacques KRYNEN
prémunisse de toute crispation corporatiste et, surtout, de toute mise en cause de leur
autorité9 ?
III — Aussi est-il frappant de voir combien a tout récemment évolué le traitement
réservé par les représentants de la magistrature à la notion de légitimité. Après avoir
martelé, longtemps, dans les revues syndicales notamment, que les juges tirent leur
légitimité de “l’éminence” de leur fonction (sorte de légitimité charismatique), de leur
“compétence”, de leurs “garanties d’indépendance”, de leur mission qui est
“d’appliquer la loi” (autrement dit de leur légitimité légale-rationnelle)10, quelques hauts
magistrats, de concert avec quelques grands avocats, n’ont pas hésité à élargir le
problème à celui de leur légitimité politique.
Quelques avocats et magistrats. Car un fort courant, face à la crise de légitimation
actuelle de la magistrature, continue de raisonner dans le seul cadre de la légitimité
fonctionnelle, faisant valoir que si, pour déjouer les critiques, les soupçons, il est
absolument nécessaire de rehausser la compétence, l’éthique et la responsabilité
professionnelles, absolument nécessaire aussi de garantir l’impartialité des juges, les
réformes à entreprendre n’ont cependant pas à se préoccuper de leur légitimité politique.
Fort préoccupé des problèmes posés par la montée en puissance de la justice, ce
courant, encore très majoritaire, refuse obstinément, comme le déclare l’un de ses
tenants, “à penser le pouvoir de juger par analogie avec le principe électif, au nom de
quoi, un juge, pour être légitime, devrait être élu”11. Bien que depuis Rousseau notre
pays ne tolère qu’un titre de légitimité, l’élection, si l’on veut assurer l’autorité du juge,
qui est un expert en droit, si l’on veut qu’il accomplisse sereinement ses tâches, il faut le
protéger des pressions partisanes et des variations inhérentes à la chose politique. Il faut
donc urgemment imaginer d’autres titres de légitimité que le titre démocratique12. Soit.
Mais œuvrer dans le sens de la compétence, de l’éthique, de l’impartialité peut-il
résoudre le problème ? Ces juges qui disent le droit, beaucoup plus que ne le fait le
législateur, qui maintiennent l’État de droit et qui ont en charge les valeurs
républicaines, ne doivent-ils pas rester en lien avec la communauté, au moins
symboliquement ? Ou avec ses représentants ? Sous nos régimes, en démocratie, le
pouvoir de juger, de nouveau amplement normatif, peut-il évoluer dans une sphère
autonome ?
C’est pourquoi a surgi de manière tout à fait remarquable un très récent effort pour
examiner la relation entre les juges et les justiciables en termes de légitimité d’origine,
sans écarter d’un revers de main la problématique élective. “Faut-il élire les juges ?”
9
BADINTER R. et BREYER S., dir., Les entretiens de Provence. “Le juge dans la société
contemporaine”, Paris, Fayard, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 12-13 et 135-136.
GARAPON A., Le gardien des promesses, p. 57-58, 186-187, 263 et suiv.
10
KRYNEN J. dir., L’élection des juges. Etude historique française et contemporaine, Paris,
PUF, 1999, p. 12-13.
11
SALAS D., “Le juge aujourd’hui”, Droits, n° 34 (2001), p. 68. HAENEL H. et FRISON-
ROCHE M.-A., Le juge et le politique, Paris, PUF, 1998, p. l03.
12
ROSANVALLON P., Les métamorphoses de la démocratie, Paris, p. l75-184 ; SALAS D., Le
tiers pouvoir, p. 183 et suiv. GARAPON A., Le gardien des promesses, p. 71 et suiv.
23
POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION
Maître Varaut consacre tout un chapitre de son dernier ouvrage à la question13. “Le
pouvoir judiciaire sera démocratique ou ne sera pas” assurent le Procureur général
Burgelin et Maître Lombard, qui pensent que notre pays doit “se doter d’un pouvoir
judiciaire légitimé par le peuple”14. Si l’élection directe des juges ne semble pas à ces
observateurs une solution praticable, la participation des citoyens à la marche des
tribunaux, sous forme d’échevinage notamment, serait à leurs yeux un gage de
crédibilité et d’efficacité certaines. Plus significative encore, leur proposition d’un
Conseil Supérieur de la Magistrature composé majoritairement de membres de la
société civile, désignés par un corps électoral restreint, mais représentatif15, voire même
au suffrage universel16. Dans un autre livre, sorte de manifeste, paru l’an dernier, dix-
neuf personnalités vont pour leur part jusqu’à prôner, parmi leurs dix propositions de
réforme, la création, en premier lieu, “d’un pouvoir judiciaire par référendum, pour
fonder la légitimité d’une justice démocratique”17.
S’il est indéniable que le problème de la légitimité des juges vient d’éclore dans
toute son étendue, il n’apparaît pas que la doctrine universitaire se soit encore fait
beaucoup entendre. C’est dire combien notre IFR s’honore de cette occasion d’en
débattre deux jours durant avec de grands représentants de la Magistrature et du
Barreau.
13
Ouvr. cit., p. 88-102.
14
Ouvr. cit., p. 61-62. Voir aussi p. 77-82, 129-150, 154.
15
Ibid., p. l41-143.
16
VARAUT J.-M., ouvr. cit., p. 296.
17
Notre justice, SOULEZ LARIVIÈRE D. et DALLE H. dir., Paris, Robert Laffont, 2002.
COULON J.-M. et SOULEZ LARIVIÈRE D., ouvr. cit., p. 334.
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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE
ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES
PROFESSIONNELLES
André CABANIS
Professeur à l’Université Toulouse I
et Michel Louis MARTIN
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse
Directeur du Centre Morris Janowitz
Au cours des deux dernières décennies, les magistrats se sont trouvés, sans doute
plus que dans le passé, au centre des polémiques. Certains observateurs dénoncent
l’irruption des juges dans le débat politique, économique et social. Ils y voient la preuve
d’un inacceptable entrisme dont le troisième pouvoir se rendrait coupable dans des
domaines qui ne relèveraient pas de ses compétences normales, en principe limitées, du
moins à leurs yeux, au maintien de la concorde dans les familles et dans le monde des
affaires, à la protection de la propriété et à la préservation de l’ordre public. Une autre
tendance les loue au contraire de sortir de leur rôle traditionnel de conservateur des
équilibres sociaux pour contribuer à moraliser des secteurs de la vie publique où nul
autre qu’eux ne saurait s’aventurer efficacement. En ce sens, on les admire de ne se
laisser impressionner ni par les puissances économiques, ni par les notabilités, ni par les
fonctions officielles.
Les travaux consacrés à l’histoire de la magistrature ont généralement posé les
problèmes en termes de subordination ou à l’inverse d’opposition au pouvoir politique.
Dans ce schéma, le magistrat qui fait l’objet du jugement le plus flatteur, est celui qui
ose se dresser contre la hiérarchie officielle. Il doit montrer son indépendance et rester
sourd aux sollicitations émanant de la classe politique dont les desiderata étaient
jusqu’à récemment complaisamment relayés par la chancellerie et le parquet. Dans cette
perspective, la lutte de la magistrature pour son indépendance prend place entre
l’opposition à la censure et la dénonciation des fraudes électorales, comme un élément
du grand combat que l’humanité mène depuis des siècles pour sa libération.
Sans nier les avantages évidents d’une magistrature délivrée des injonctions
politiciennes, les quelques développements proposés ici ne se situent pas dans la logique
de ce combat. La magistrature n’a jamais été ni en opposition absolue, ni en soumission
totale à l’égard du pouvoir. Une grille d’explication un peu différente de celle qui
oppose le mauvais magistrat, obéissant et carriériste, au bon juge, indépendant et
désintéressé, conduit à replacer les évolutions dans leur contexte historique, étant
entendu qu’à chaque époque c’est sous l’influence du pouvoir politique et en tension
avec lui que les tribunaux se transforment et s’affirment.
Les présents développements tentent de montrer que trois figures différentes et
successives —une quatrième s’esquisse peut-être aujourd’hui— ont marqué les relations
entre le juge et le politique depuis un demi millénaire. Apparue par conséquent en
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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES
fonction des attentes du pouvoir politique et du souci des magistrats de les satisfaire,
chacune d’entre elles, grosso modo, correspond pour la première à l’Ancien régime, la
seconde au XIXe siècle et début XXe, la troisième jusqu’à ces dernières années. Par
ailleurs, chaque fois, semble-t-il, la posture en honneur tend à se corrompre
graduellement, pour être en quelque sorte, remplacée un temps par sa version
“déviante”, marquée par la volonté des magistrats de pousser jusqu’au bout de leur
logique les relations de pouvoir entretenues avec les classes dominantes aux plans
politique et économique, jusqu’à provoquer de la part de ces dernières des réactions de
protestation, sinon de rejet. Et, d’un certain point de vue, cette dérive préfigurera, mais
de manière inversée, ce que sera le nouveau modèle qui entrera en opération dans la
période suivante.
Cette hypothèse pose plusieurs interrogations. Il y a d’abord la question du degré de
coïncidence entre l’image que la société se fait de la magistrature et les principes que les
dirigeants politiques souhaitent imposer. Sauf à imaginer une classe politique
complètement déconnectée de la réalité sociale, il y a nécessairement un certain degré
de concordance entre les attentes de la population et les exigences de ceux qui se
veulent à la fois ses représentants et ses guides. Pour autant la similitude ne peut être
totale. Dans sa prise en compte des aspirations du corps social, la classe politique a
souvent un temps de retard. Par ailleurs, elle a naturellement tendance à privilégier un
système de normes qui contribue à consolider son maintien aux affaires. C’est dans
cette perspective que les présentes réflexions traitent de l’évolution entre le juge et le
politique, étant entendu que ce dernier laisse filtrer un certain nombre d’attentes
sociales, mais en les reconfigurant et en les affectant d’une hiérarchie qui lui appartient.
La société n’est pas absente de la définition des valeurs imposées ou suggérées au juge,
mais elle ne peut les exprimer qu’à travers la classe politique.
Il va sans dire que les schémas explicatifs proposés pour chaque époque, lesquelles
sont d’ailleurs envisagées de manière très générale, ne sauraient être pris comme une
description uniformément fidèle du corps des magistrats et des caractéristiques de
chacun de ses membres. Il s’agit d’idéaux-types au sens où l’entendait Max Weber,
c’est-à-dire de descriptions (et en l’espèce d’esquisses hâtives) aux traits forcés, et non
d’une évocation des caractéristiques moyennes de la population concernée.
26
André CABANIS
et Michel Louis MARTIN
Si la théorie officielle est celle de la justice retenue, ce qui autorise le roi et ses
conseils de se substituer à tout moment au juge de droit commun, une pratique d’abord
encouragée par le souverain lui-même, puis survivant à ses sollicitations, conduit les
Cours de justice à se comporter en organe de contrôle du pouvoir législatif.
Techniquement, c’est par le biais de la procédure de l’enregistrement que les parlements
se mêlent de renvoyer au gouvernement les textes qui ne leur paraissent pas
techniquement impeccables ou qu’ils considèrent comme non conformes aux coutumes
du pays. À l’origine, c’est-à-dire à la fin du Moyen Âge et aux débuts des Temps
modernes, il est d’autant plus volontiers tenu compte de leur avis que c’est souvent la
prérogative royale qu’ils défendent contre ceux qui tentent d’abuser de la bienveillance
du souverain dans sa tendance à donner satisfaction aux requêtes qui lui sont présentées.
Progressivement toutefois, ce rôle de légistes modernisateurs est détourné au profit
d’une conception nettement conservatrice des équilibres sociaux, au point qu’à la fin de
l’Ancien Régime, les Cours souveraines finissent par faire figure de principal obstacle à
la volonté réformatrice du gouvernement royal. Par le blocage de toutes les initiatives
d’origine ministérielle et par la réclamation, un peu imprudente de leur point de vue,
d’une réunion des états généraux, elles contribuent involontairement à la défaite du
système monarchique et à l’installation de la république en France.
Les révolutionnaires ne s’y trompent pas : en toute ingratitude, ils suspendent les
parlements, font passer leurs membres devant les tribunaux d’exception et interdisent
désormais au juge de troubler l’administration “de quelque manière que ce soit”.
Après l’intermède du magistrat élu, qui fait figure d’exception dans le paysage
constitutionnel français, —même si elle est aujourd’hui réexaminée avec intérêt— le
système instauré par Napoléon érige le juge en garant des équilibres sociaux.
Hantées par le sentiment d’une fragilité de l’ordre économique et social en place, les
classes bourgeoises mobilisent toutes les forces disponibles pour étouffer dans l’œuf les
tendances révolutionnaires des masses. Aux côtés du curé, de l’instituteur, du policier,
le juge tient pleinement son rôle dans cette responsabilité de protection du statu quo. Il
fait partie, pour utiliser la formule imagée de Napoléon, de ces “masses de granite” sur
lesquelles il entend appuyer la nouvelle société. Dans cette perspective, il n’y a que des
avantages à ce que les juges soient le plus nombreux possible, recrutés dans les classes
favorisées de la société, vivant de leurs revenus, donc n’ayant pas besoin d’être
rémunérés, sauf aux postes les plus élevés et afin de mieux les contrôler.
Poussé à la sincérité par son exil à Sainte-Hélène, Napoléon explique qu’il n’a pas
été en mesure d’aller jusqu’au bout de ses idées : il aurait souhaité des juges entièrement
bénévoles pour bien témoigner qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un métier mais
plutôt d’une responsabilité sociale, en quelque sorte d’un tribut dont les catégories
privilégiées doivent s’acquitter de façon à participer au maintien d’un ordre social fondé
au premier chef sur le droit de propriété. Parmi les témoignages de cette préoccupation,
figure la mise en place sur tout le territoire d’un réseau très dense de juges de paix,
chargés d’apaiser les conflits avant qu’ils ne prennent une extension susceptible de
perturber la communauté tout entière. Le système des “surnuméraires”, ces fils de
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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES
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doit caractériser la fonction de magistrat, ils répondent qu’il s’agit de faire évoluer une
institution jusque-là ostensiblement et presque déontologiquement conservatrice, et, en
fin de compte, de la rééquilibrer à gauche. “Nous n’avons pas politisé la magistrature,
nous avons introduit l’alternance”, explique l’un des fondateurs du syndicat*. D’un
certain point de vue, il puise dans la dénonciation des attitudes supposées de leurs
prédécesseurs qu’ils accusent de trop de déférence à l’égard des pouvoirs établis, une
justification pour adopter la posture inverse. La tendance va d’ailleurs jusqu’à donner
l’impression que la vigilance à l’encontre des politiques, ainsi que le contrôle de leurs
actions, rédiment la magistrature d’une attitude pérenne de subordination au pouvoir,
soit-il exercé par des élus. Plusieurs congrès successifs du Syndicat de la magistrature
essaient de construire une théorie sur ces bases, notamment en 1971 sur le thème
“justice et argent”.
Ce qui paraît symptomatique d’une transformation, c’est qu’en amont de cette
argumentation à connotation politique, autrement dit au-delà du comportement, se
produit une évolution des identités et des conceptions de carrière. Ainsi certains juges
jouent de la modestie et de la solitude supposées de leur situation sociale comme d’un
encouragement à étendre le champ de leur intervention sur le domaine des valeurs
ultimes dont ils s’estiment les gardiens. Et les puissants de ce monde, responsables
politiques ou économiques, se retrouveront au centre de leur vindicte puisque leurs
actions sont dans un rapport direct avec ces valeurs. Progressivement, les méthodes de
définition puis de traitements des “affaires” et des “scandales” impliquant des notables
deviennent le moyen de “métamorphoser” le rôle du magistrat pour l’ériger en
“pourfendeur” d’une société perçue comme corrompue ou en “justicier” de la
démocratie.
Pour ce faire, tous les moyens apparaissent légitimes : instrumentalisation des
médias, opérationalisation des divers champs de l’action judiciaire, “sensationnalisme”,
utilisation tendancieuse de la jurisprudence, sinon quasi-détournement de procédures.
Ainsi, le recours à la procédure de répression d’abus de biens sociaux, l’ABS, est
révélatrice de la récupération par le juge de son rôle de gardien de la propriété, non plus
pour sanctionner les plus défavorisés, autrefois volontiers soupçonnés de chercher à
s’accaparer le bien d’autrui, mais les notables qui en font une utilisation à la limite de la
corruption. Le procédé consistant à faire usage de l’ABS est particulièrement net dans le
cas de l’affaire Noir-Bottom, avec une société qui avait versé de l’argent pour une
intervention auprès du Trésor public. Dans le principe, il ne pouvait plus y avoir de
sanction dans la mesure où une qualification au titre de la corruption se serait heurtée à
la prescription. Pourtant, le juge s’est considéré en droit de poursuivre en qualifiant le
versement par l’entreprise d’abus de biens sociaux et la réception par l’homme politique
de recel d’abus de biens sociaux. L’on peut citer l’analyse réaliste de la juge Boizette
pour qui l’ABS, créé pour défendre les intérêts internes de la société, afin d’éviter une
dilapidation de ses biens ou de son crédit, devient “un délit d’intérêt général pour
combattre les déséquilibres et les mécanismes qui sont faussés”. Elle reconnaît qu’il
s’agit sans doute d’un “détournement de procédure”, mais le considère comme
“acceptable”, au moins “du point de vue de la morale économique”. Le magistrat
* Les citations qui suivent sont extraites des travaux cités dans la bibliographie jointe à cet article.
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uns et les autres, masquerait cette ambition. Les arguments développés par le juge Jean-
Pierre en faveur de la légitimité ou de l’autorité “technique”, celle que tirent les
médecins ou les juges de leurs études, des examens et des concours qu’ils ont passés,
ainsi que de leurs parcours professionnels et de leur expérience, sont probants.
Implicitement, ils mettent en parallèle la légitimité démocratique et un pouvoir
administratif, sinon bureaucratique, et ce faisant visent peut-être à remplacer la première
par le second. On mesure d’un point de vue théorique la part de confusion liée au fait de
se réclamer d’une légitimité fonctionnelle mais également au risque qu’il y aurait à ce
que tout corps bénéficiant d’une compétence technique s’arroge un droit de décision en
dernier recours. C’est en cela que l’on peut dire que la figure du juge agent du
changement social s’est estompée au profit de sa version “déviante”, où il se donne à
voir comme contestataire de la légitimité démocratique.
L’on peut à ce point de l’analyse s’interroger sur les nouvelles attentes sociales à
l’égard de la justice. Les sondages d’opinion n’en donnent qu’une idée imparfaite dont
on peut toutefois extraire le fait que les jugements portés sur la magistrature sont
globalement favorables. Il convient d’en tenir compte lorsque l’on s’interroge sur la
légitimité des juges.
Au-delà de ce constat, quelques tendances récentes s’observent. Se remarque
d’abord la volonté du législateur de mettre en cause certaines jurisprudences par des
textes visiblement destinés à infléchir la tendance actuelle des tribunaux à multiplier les
cas de responsabilité. Il en va ainsi avec la modification de l’article 121-3 du code pénal
conditionnant la responsabilité à “une violation manifestement délibérée d’une
obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement”,
imposant également la constatation chez les personnes poursuivies d’une “faute
caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elle ne
pouvait ignorer”. Des dispositions comparables introduites dans le code des marchés
publics témoignent également du souci de limiter les possibilités de mise en cause des
autorités administratives. La bienveillance du législateur et le souci de faire obstacle à
une trop forte extension de la responsabilité par les décisions de justice, s’étend
également aux personnes privées, comme l’atteste la rapide intervention du Parlement
pour limiter les conséquences de l’arrêt Perruche en matière de responsabilité médicale.
En fait, la demande sociale, du moins telle qu’exprimée par les représentants du
peuple, demeure ambiguë. Il est attendu du juge qu’il se montre compréhensif à l’égard
de certaines catégories de responsables potentiels, ainsi des élus locaux ou des petits
fonctionnaires, notamment dans le secteur de l’enseignement. En revanche, il leur
appartient de manifester toute la rigueur possible vis-à-vis, notamment, des chefs
d’entreprise ou des “délinquants routiers”. Dans la mesure où les textes ne peuvent
évidemment intégrer cette dimension de sélectivité parmi les responsables, le travail du
juge ne s’en trouve pas facilité.
D’autres tendances pourraient se noter et que l’on se bornera à évoquer ici, telle la
faveur accordée à l’idée de juge de proximité, tel l’intérêt porté à une forte
spécialisation de certains magistrats, comme en matière de criminalité financière, de
terrorisme, d’activité mafieuse, etc. Il ne fait pas de doute que les nouvelles attentes
sociales à l’égard de la magistrature sont encore en gestation. On ne sait si elles
anticipent l’émergence d’une nouvelle figure du juge ; pour le moment en tout cas, elles
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André CABANIS
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rendent plus difficile pour lui d’arguer d’une légitimité fonctionnelle en y répondant
convenablement.
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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
34
André CABANIS
et Michel Louis MARTIN
SUEUR J.J., dir., Juger les politiques : nouvelles réflexions sur la responsabilité des dirigeants
publics, Paris, L’Harmattan, 2001.
TOZZI Pascal, Le scandale politique-financier : éléments d’analyse, thèse, Université
Montesquieu-Bordeaux IV, 2002.
ZEMMOUR Éric, Le coup d’État des juges, Paris, Grasset, 1997.
35
DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS
DE COUR D’ASSISES
Gabriel ROUJOU DE BOUBÉE
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
La Cour d’assises comprend, la cour proprement dite et le jury (art. 240 du C.P.P.).
Le jury est composé de citoyens (art. 254).
Ainsi le jugement des crimes requiert la participation populaire.
L’institution du jury est traditionnelle dans notre système juridiciaire depuis 1790.
Aucun des régimes, même les plus autoritaires, qui se sont succédés depuis plus de deux
siècles, n’a osé lui porter atteinte. Quelles qu’aient été les critiques formulées à son
rencontre, le jury a toujours survécu.
Si les vicissitudes du temps, si les désirs d’innovations les plus hardis, n’ont pas eu
raison du jury, c’est parce que sa légitimité est incontestable et fait obstacle à tout
changement.
Cette légitimité, c’est la souveraineté populaire.
Sous la monarchie, toute justice émanait du roi. Depuis deux siècles, toutes les
décisions de justice sont rendues “au nom du peuple français”. Dans l’immense majorité
des cas, le peuple français rend sa décision par l’intermédiaire de magistrats
professionnels. Dans le cas des procédures criminelles, c’est-à-dire dans les cas les plus
graves, c’est le peuple lui-même qui est appelé à statuer. Issue de la philosophie des
lumières, la foi dans la rectitude du jugement populaire trouve ici son expression la plus
parfaite.
Faustin Hélie, un siècle plus tard, développe l’idée que grâce à l’institution du jury,
le pouvoir judiciaire est placé entre les mains du peuple et que, de la sorte, il n’y a lieu
de craindre ni les préventions injustes, ni les persécutions. Et, nul n’objecte que si le
peuple fait la loi et participe à son exécution, il y a confusion ou —tout au moins—
réunion des pouvoirs législatif et judiciaire.
Considéré néanmoins comme garant de liberté et d’indépendance, le jury a des
origines lointaines puisque certains en font remonter l’apparition à la fin de la
république romaine. À l’invitation de Montesquieu, on le sait, les constituants l’ont
emprunté à la législation britannique. Fidèles au modèle, ils avaient institué, à la fois le
jury d’accusation et le jury de jugement.
Le premier, mal adapté à la tradition française, très lourd, a disparu en 1808.
Le second, malgré l’hostilité de certains rédacteurs du CIC1 (Cambacérès) a été
maintenu et nul, fût-ce parmi les novateurs les plus ardents, ne songe plus à l’heure
actuelle à le supprimer tant il apparaît comme l’une des manifestations de la démocratie.
Légitimité incontestable et incontestée qui doit se retrouver lorsque l’on examine le
mode de recrutement des jurés et lorsque l’on examine leurs pouvoirs. Mais
aujourd’hui, l’examen ne saurait se borner à ces deux aspects, car l’introduction d’une
possibilité d’appel perturbe le schéma traditionnel.
1
Code d’Instruction Criminelle.
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DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS DE COUR D’ASSISES
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Gabriel ROUJOU de BOUBÉE
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DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS DE COUR D’ASSISES
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LA LÉGITIMITÉ DU JURY
DE COUR D’ASSISES
Jean-Pierre PECH
Premier Président honoraire
de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence
I — LE JURÉ ET L’ACCUSÉ
Une remarque au préalable. Contrairement à ce que l’on croit, la discussion sur la
culpabilité est très rare et le plus souvent, les affaires criminelles sont des affaires où la
culpabilité n’est pas contestée.
On a une impression différente parce que la médiatisation fait qu’on parle
essentiellement et probablement de toutes les affaires où l’accusé nie ce qui lui est
reproché. Il y a donc un effet déformant. Mais la réalité quotidienne judiciaire est que la
majorité des affaires devant les Cours d’assises ne voit pas discuter de la culpabilité.
L’idée fondatrice du jury est celle de l’exercice de la souveraineté populaire dans
des conditions plus complexes —et différentes— de la désignation des élus politiques,
puisque les jurés sont tirés au sort. Mais les uns et les autres assurent l’exercice de la
souveraineté populaire. Selon Tocqueville : “Le jury forme la partie de la nation
chargée d’assurer l’exécution des lois comme les chambres sont la partie de la nation
chargée de faire les lois.”
41
LA LÉGITIMITÉ DU JURY DE COUR D’ASSISES
La création du jury est aussi dans l’esprit de la fin du XVIIIe siècle, la volonté de
faire juger l’accusé par ses pairs et selon une analyse de Sieyès en 1790 : “L’accusé doit
être jugé par ses pairs, des voisins, des citoyens de même profession et en tous les cas
de même intérêt que l’accusé”. L’accusé doit pouvoir accorder sa confiance à ces juges
populaires et ces derniers doivent pouvoir raisonner en se mettant à la place de l’accusé
sans se confondre avec lui.
Dès l’origine, lien supplémentaire entre l’élection et le tirage au sort ou
manifestation du rôle politique du juré, les conditions requises pour être juré sont les
conditions requises pour être électeur comme l’a expliqué le Professeur Roujou de
Boubée tout à l’heure.
Après une évolution au long du XIXe et du XXe siècle, on est arrivé aujourd’hui
avec la réforme de 1978, qui s’est appliquée à partir de 1980, à un système qui est tout à
fait intéressant puisque à la sélection de notables qui était largement utilisée par les élus
locaux à des fins électorales (on choisissait les jurés pour récompenser les électeurs ou
leur faire plaisir) succède un véritable tirage au sort. Il y a quatre étapes dans la
sélection du jury et sur les quatre étapes, trois tirages au sort successifs qui sont de vrais
tirages au sort.
Depuis donc vingt ans, le jury est un échantillon parfaitement représentatif de la
population d’un département déterminé, tant en ce qui concerne les sexes, les âges, les
milieux sociaux ou les professions avec deux réserves, d’une part, le tirage au sort ne
concerne que les gens inscrits sur les listes électorales, et tout le monde —on le sait—
n’est pas inscrit sur les listes électorales et, seconde réserve, par le jeu des incapacités et
des incompatibilités, un certain nombre de personnes ne peuvent pas être juré. Les
ministres, les parlementaires, les magistrats, les militaires, les préfets ne peuvent pas
être jurés. Je dirais, en simplifiant un peu, que le jury est plutôt recruté parmi “la France
d’en bas”.
Désormais aussi l’accusé peut prétendre, depuis la loi du 15 juin 2000, à être jugé en
appel par une autre Cour d’assises.
L’appel a été longtemps critiqué, avant qu’il soit mis en place, au nom du respect de
la souveraineté populaire infaillible. Je pense, et je ne suis pas le seul à le penser, qu’il
n’y a pas un rapport nécessaire entre “légitimité” et “infaillibilité”. Le Conseil
constitutionnel annule les dispositions votées par le Parlement, mais le Parlement lui-
même peut être amené de sa propre initiative à modifier des textes antérieurs qu’il avait
votés. Les constitutionnalistes le diront mieux que moi, mais je ne suis pas certain qu’il
faille faire un lien obligatoire entre “souveraineté populaire” et “infaillibilité”. Et, un
jury populaire peut défaire ce qu’un autre jury a fait avant lui.
Ce souci de la souveraineté populaire se retrouve aussi dans le poids du jury à un
double titre : le nombre de jurés par rapport aux juges professionnels et le mécanisme
du vote. Le Professeur Roujou de Boubée l’a expliqué, je n’y reviens pas. Il existe des
quorums pour le vote des peines et puis il y a une proportion différente de juges et de
jurés puisque dans la juridiction de première instance, il y a douze personnes (neuf jurés
et trois juges) vous remarquerez que c’est un chiffre évangélique, ou biblique si vous
préférez. Ce chiffre de “douze”, on le retrouve devant la Cour d’assises d’appel au
moins quant au nombre de jurés puisque la Cour d’assises comprend quinze personnes
42
Jean-Pierre PECH
dont douze jurés (encore ce nombre évangélique). Ainsi les jurés représentent en
première instance : 75 % de la cour et en appel 80 %.
Il existe donc une volonté certaine de donner un poids considérable aux jurés.
Il reste cependant que dans ce que l’accusé peut attendre du juré, il manque encore
quelque chose : la motivation des décisions de Cour d’assises. C’est un débat qui a été
vif et qui l’est toujours.
On a opposé des arguments techniques, notamment la difficulté de motiver une
décision ce qui peut être long avec des jurés qui restent peu de temps. Je ne suis pas
convaincu par ces arguments, je pense que l’on pourrait motiver les décisions de Cour
d’assises d’autant plus facilement d’ailleurs que, comme je le disais en commençant,
l’immense majorité des décisions ne porte pas sur le principe de la culpabilité.
Argumenter seulement sur la peine est effectivement peu complexe.
Expression intéressante et originale, la souveraineté populaire est une garantie pour
l’accusé, mais le jury participe à la décision avec des juges professionnels, et c’est ce
second point que je voudrais examiner maintenant, les relations entre le juré et le juge.
II — LE JURÉ ET LE JUGE
Dans la perspective révolutionnaire, la création du jury était aussi une défiance à
l’égard des juges professionnels et des Parlements.
Goupil de Prefeln qui fût un constituant écrivait en 1790 : “les jurés nous
préserveront des erreurs et du despotisme du pouvoir judiciaire”.
Tocqueville écrira, lui, plus tard à propos des États-Unis : “Le jury qui semble
diminuer les droits de la magistrature fonde donc réellement son empire. Il n’y a pas de
pays où les juges soient aussi puissants que ceux où le peuple entre en partage de leurs
privilèges.”
C’est une analyse intéressante, mais qui est vraie surtout avec un jury devant la
juridiction civile comme cela fut envisagé par la Révolution et comme cela existe aux
États-Unis.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui après deux siècles de fonctionnement un équilibre
existe entre les jurés et les juges. Je dis bien le mot “équilibre”, j’ai pensé au mot
“cohabitation” mais c’est un équilibre plus qu’une cohabitation.
Il est inutile de nier bien sûr le poids important du Président de la Cour d’assises à
l’égard des jurés.
Le président est le seul à connaître le dossier avant l’audience. Les juges assesseurs,
généralement, ne connaissent pas le dossier, les jurés non plus si bien que seul le
président sait, non pas ce qui va se passer, mais le contenu du dossier. Les juges et les
jurés sont dans un état de virginité intellectuelle totale en la matière. Au préalable et
avant l’ouverture des débats a lieu une formation des jurés, puisqu’il est d’usage depuis
quelques années d’informer les jurés du fonctionnement de la Cour d’assises en
présence du ministère public et de la défense.
La formule du serment aussi est une forme de pédagogie. On peut considérer que la
qualité de la décision rendue, et la compétence n’y est pas étrangère, relève aussi de la
légitimité. Cette compétence du juré peut pleinement s’exercer et se rencontrer chez des
43
LA LÉGITIMITÉ DU JURY DE COUR D’ASSISES
citoyens qui n’ont aucune expérience juridique. Le jury dans le système actuel (le jury
précédent avait bien sûr ses qualités et ses compétences) est un jury remarquablement
responsable et parfaitement à même de répondre à la mission qui lui est confiée qui
n’est pas (sauf exception) de participer à une analyse juridique mais d’examiner des
situations de fait.
Mon expérience de Président de Cour d’assises —j’ai été a priori très réticent
comme tout professionnel qui se méfie de l’amateur— m’a montré des jurés à travers
leurs différences, d’âge, de sexe, de profession, d’intelligence, de culture, de milieu
social… très responsabilisés, soucieux d’écouter, de comprendre, d’être équitables, en
un mot de juger correctement —avantage supplémentaire, parfaitement indépendants
des pouvoirs politiques compte tenu des actuelles conditions de leur recrutement—.
Le Président est là pour apporter les éclaircissements nécessaires, les points
techniques utiles, et non pas pour influencer des jurés qui d’ailleurs sont de plus en plus
libres et qui au cours des débats ont parfaitement su se faire une opinion sur l’affaire. Je
pense même que la présence du jury est un progrès par rapport à la seule présence de
juges professionnels. J’ai vécu une affaire très complexe s’étant déroulée sur plusieurs
jours de débats, avec un accusé qui niait et au cours du délibéré, une femme jeune qui
était employée de bureau a fait une remarque d’une grande importance. Elle a rapproché
deux éléments du dossier et elle ne connaissait le dossier que par ce qu’elle avait
entendu au cours des débats. Ce rapprochement entre ces deux éléments a été
déterminant pour la décision finale et la décision portait sur l’innocence ou la
culpabilité, l’acquittement ou la condamnation. J’avoue que je n’avais pas fait ce
rapprochement et pourtant je croyais bien le connaître le dossier.
Depuis lors, je parle d’une manière différente des amateurs par rapport aux
professionnels.
Une autre conséquence du jury tel qu’il est aujourd’hui sélectionné, est la
connaissance de la vie générale et de toutes les catégories sociales. L’ancien jury
composé de notables, avait une parfaite connaissance d’un milieu social mais pas des
autres. Quand vous avez dans un jury, un juré issu d’un quartier difficile et qu’on vient
lui expliquer que le crime commis par l’accusé est lié à ses conditions de vie, à son
origine sociale, et que ce juré qui a vécu dans le même quartier, les mêmes conditions
de vie difficiles vient raconter que lui, bien qu’ayant eu sociologiquement la même
situation, n’a pas commis de crime, le délibéré prend un tour différent. De plus, la
présence des jurés est une extraordinaire école d’éducation civique car après avoir été
juré, avoir participé à une décision toujours difficile, complexe et lourde, on n’est plus
le même. On n’a pas le même regard sur la justice, sur les autres et sur la société dans
laquelle on vit. Bien sûr, il est difficile d’exiger de tout élève avant de passer le
baccalauréat d’être juré mais tous les gens qui ont été jurés, en sont ressortis différents
de ce qu’ils étaient. Aussi, pour cette raison, je suis assez peu favorable à la Cour
d’assises spéciale, c’est-à-dire sans jurés, qui existe pour certaines infractions :
stupéfiants et terrorisme.
La constitution d’une Cour d’assises composée exclusivement de magistrats
professionnels n’apporte rien de nouveau surtout pour les affaires de stupéfiants. Je
tiens cette expérience d’un Président de Cour d’assises de mes amis, qui a beaucoup
44
Jean-Pierre PECH
siégé dans des affaires de stupéfiants avec et sans jurés, et qui n’a constaté aucune
différence sensible sur les condamnations et le montant des peines.
D’une utilité peu évidente, l’absence des jurés fait perdre, en outre, une partie de sa
légitimité à la Cour d’assises.
La Cour d’assises sans jurés peut aussi présenter des inconvénients. Dans une affaire
de contre-terrorisme, jugée dans le ressort d’une Cour d’appel dont j’étais le Premier
Président, je désigne une Cour d’assises spéciale avec un président et six juges, puis
avant que la session s’ouvre, j’apprends que l’un des juges, que j’avais désigné, portait
le même nom qu’un des accusés. C’était un nom très répandu dans la région. Principe
de précaution oblige, sur la neutralité des juges, j’ai remplacé ce magistrat par un autre
où il n’y avait aucun risque d’homonymie. Avec un jury tiré au sort, la question ne se
serait pas posée, personne n’aurait pu suspecter une manœuvre déloyale.
L’appel récent des décisions des Cours d’assises où les jurés ont un rôle renforcé
conforte l’intérêt de la présence des citoyens dans le fonctionnement judiciaire et la
légitimité de la Cour d’assises. Actuellement devant les Cours d’assises (première
instance et appel) plus de la moitié du contentieux est du contentieux sexuel et
essentiellement dans un contexte familial. Dans certaines cours d’assises, notamment à
Bobigny, 80 % du contentieux concernent les affaires de mœurs.
Par ailleurs le taux prévisible d’appels, qui était estimé comme considérable avant la
réforme, est relativement faible. Il est de 15 à 20 % des affaires ce qui est le chiffre
moyen des appels pour toutes les juridictions avec des variables selon la nature des
tribunaux.
Le délibéré, par contre, en appel est plus complexe puisque avec quinze personnes, il
se crée quelques fois des sous-groupes (phénomène classique de la dynamique de
groupe mais c’est la règle du jeu et cela est inévitable !).
Par ailleurs les acquittements, en appel, sont rares et les augmentations de peines
fréquentes notamment dans les affaires de mœurs, et pour une raison particulière. En
matière de mœurs, les jurés et les juges d’appel font souvent “payer” à l’accusé les
souffrances de la victime, des souffrances qui durent. Car la victime est plusieurs fois
obligée de revivre ce qu’elle a vécu, puisqu’elle témoigne d’une manière fréquente et
obligatoire au moins pour les majeurs. La fin de sa souffrance commence à partir du
moment où il y a une condamnation définitive du coupable et l’appel recule d’autant cet
instant.
CONCLUSION
Je voudrais, en terminant, seulement ajouter que le jury conquête de la Révolution,
participation très positive du citoyen à la fonction de justice, acteur d’un âge de
l’identité démocratique, comme on l’a dit, est aussi le miroir de notre société.
Et, comme tous les miroirs, il est fragile.
Veillons à ne pas le briser !
45
LE JUGE PÉNAL FACE AUX
INFRACTIONS D’AFFAIRES
Corinne MASCALA
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
1
Voir précédemment les exposés de G. ROUJOU de BOUBÉE et J.-P. PECH
2
Il existait dans ce code quelques infractions orientées vers le commerce constituant le noyau dur
d’un droit pénal des affaires en germe : la banqueroute sanctionnant le failli, la violation d’un
secret de fabrique, l’altération des prix, l’usure…
3
La responsabilité pénale des personnes morales ayant été introduite dans notre droit en 1994 par
le nouveau Code Pénal : art. 121-2 CP.
47
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
La sanction des infractions prononcée par le juge pénal est source de conflits : les
condamnés —chefs d’entreprise ou hommes politiques le plus souvent— dénoncent un
acharnement de la justice pénale à leur encontre, qui traduirait une montée en puissance
des juges. Cet acharnement serait lié, selon les arguments avancés, à leur rôle dans la
vie économique, à leurs fonctions publiques ou électives. Ils s’interrogent sur
l’inadéquation de la fonction de juger avec les impératifs de la vie des affaires.
Comment le juge pénal peut-il comprendre les contraintes du monde économique qui
oblige le chef d’entreprise à dégager des fonds de la trésorerie pour obtenir un
marché national ou international ? Comment le juge pénal peut-il appréhender les
impératifs de la vie politique qui supposent de trouver les moyens de financer un parti ?
À partir de ces interrogations surgit inévitablement la contestation de la compétence du
juge, de son impartialité et de sa légitimité.
L’argument relatif à la compétence du juge en matière d’infractions d’affaires peut
être techniquement combattu par la constatation d’une volonté législative très nette
d’une spécialisation de la justice pénale. Depuis de nombreuses années, le législateur a
opté pour une spécialisation en matière économique et financière des brigades de police,
des parquets et des juridictions répressives4. Cette spécialisation est, dans certains cas,
poussée à l’extrême puisqu’elle débouche sur une attribution exclusive de compétences
à un tribunal spécialisé : l’exemple des infractions boursières —délit d’initié et
infractions assimilées— est significatif5.
Cependant, la légitimité du juge pénal est remise en cause lorsque les justiciables ont
la conviction qu’il ne se limite pas à l’application de la loi, mais participe à la création
de la règle de droit, pénalisant ainsi la vie des affaires. Le juge donne alors le sentiment
de dépasser les limites de sa mission et de sa fonction pour aller au-delà de la volonté du
législateur et se faire ainsi le “gendarme” de la vie économique : cette attitude entraîne
la contestation de la légitimité du juge pénal face aux infractions d’affaires (I). Cette
contestation qui ne manque pas d’arguments, occulte cependant, volontairement ou
involontairement les motivations de l’autorité judiciaire. S’il est vrai que le juge pénal
s’affranchit parfois des exigences du principe de la légalité des délits et des peines, il est
possible d’expliquer cette attitude par une volonté de justice. Il apparaît en effet, que les
motivations du juge pénal sont fondées sur un souci de répression équitable et efficace
face à une délinquance spécifique. La compréhension de ces mobiles peut conduire à
une légitimation du juge pénal confronté aux infractions d’affaires (II).
4
Loi du 6 août 1975, art. 704, ss. CPP.
5
Compétence exclusive du TGI de Paris, art. 704, ss. CPP (Loi de sécurité financière 1er août
2003).
6
Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.
48
Corinne MASCALA
des délits et des peines qui demeure —malgré un recul certain dans son sens premier—
fondamental en droit pénal. La création de la norme pénale est un pouvoir réservé à la
loi entendue au sens large —y compris le règlement—. Les infractions d’affaires
montrent que le juge pénal se démarque souvent de ces exigences légalistes ce qui ouvre
des failles dans sa légitimité aux yeux des personnes poursuivies et condamnées. La
contestation se cristallise autour de deux axes : d’une part, la critique de l’interprétation
des incriminations par le juge (A), d’autre part, la condamnation de la création
prétorienne de normes pénales (B).
A — La critique de l’interprétation des incriminations par le juge
Le juge pénal est conduit pour l’appliquer à interpréter la loi pénale. Mais il doit, au
regard des principes se limiter à une interprétation stricte qui dégage le sens de
l’incrimination7. Si la loi pénale est claire et précise, le juge n’a pas besoin de
l’interpréter pour lui donner un sens : il l’applique au cas d’espèce. Si la loi pénale est
imprécise ou obscure, le rôle du juge s’en trouve accru puisqu’il doit éclairer les
dispositions législatives pour pouvoir les appliquer. Cependant, dans ce travail
herméneutique le juge pénal doit rester dans le cadre légal de l’interprétation stricte : il
lui est donc interdit de recourir, par exemple, à l’interprétation analogique. Cette
exigence de l’interprétation stricte de la loi pénale place le juge répressif dans une
situation d’infériorité par rapport aux juges civils ou commerciaux, qui ne sont pas
limités dans les techniques d’interprétation. La méconnaissance de ces exigences par la
juridiction pénale renforce la critique car elle est perçue comme une volonté judiciaire
de pénaliser la vie des affaires, et comme la manifestation de la substitution du juge au
législateur. Cette critique est fondée sur deux constatations : d’une part, sur
l’interprétation souple de la définition de certaines infractions d’affaires ; d’autre part,
sur la consécration jurisprudentielle de présomptions de responsabilité.
1) L’interprétation souple de la définition des infractions d’affaires
Malgré le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, l’interprétation souple
peut être retenue par le juge lorsqu’elle joue en faveur de la personne poursuivie, les
libertés individuelles n’étant pas menacées. En revanche, l’interprétation ne doit pas
durcir la répression pénale en élargissant le domaine d’application du droit pénal. Or
l’étude de la jurisprudence en matière d’infractions d’affaires témoigne de la tendance
jurisprudentielle en matière pénale, alors que la loi est claire, de remodeler les éléments
constitutifs des infractions afin de faciliter les poursuites. Cette pénalisation judiciaire
est illustrée notamment, par l’affaiblissement de l’élément intentionnel de certaines
infractions.
L’incrimination du délit d’abus de biens sociaux en donne une illustration8. La loi
exige la réunion de quatre conditions pour que l’infraction soit constituée : un acte
d’usage, contraire à l’intérêt social, réalisé dans un but personnel et de mauvaise foi.
L’infraction implique la preuve d’un dol général consistant dans la conscience chez le
7
Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.
8
Art. L. 241-3, 242-6, 242-30, 243-1, C. Com.
49
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
9
Crim. 19 déc. 1973, Bull. n° 480.
10
Art. L 241-3, C. Com.
11
Cass. Crim. 15 septembre 1999, Bull. Joly, 2000, 65 note C. MASCALA ; 11 janv. 1996 Bull.
n° 21 (ROSEMAIN) ; 20 juin 1996, Bull. n° 271.
12
La jurisprudence paraissait revenir à une solution plus respectueuse de la loi dans un arrêt du
1er mars 2000, par lequel la Cour casse la décision des juges du fond leur reprochant de n’avoir
pas recherché “si le dirigeant a pris un intérêt personnel direct ou indirect dans le règlement de
fausses factures”. Mais la lecture de la décision n’emporte pas la conviction d’une ébauche de
revirement, car la chambre criminelle reproche seulement aux juges du fond d’avoir purement et
simplement ignoré cet élément constitutif. S’ils avaient déduit le but personnel de l’élément
matériel —qui consistait dans le paiement de factures fictives transformées en espèces par
l’intermédiaires de tiers-taxis—, cela aurait suffit à la Haute juridiction pour s’assurer de la
légalité, selon sa propre conception, de la décision. Crim. 1er mars 2000, Bull. n° 101.
50
Corinne MASCALA
13
Mais la démonstration pourrait être transposée aux délits d’abus de confiance, d’escroquerie…
51
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
des agissements frauduleux qui consomment le délit. Lorsque l’infraction est continue14,
le point de départ du délai de prescription de l’action publique est retardé en principe,
au dernier acte constitutif.
La chambre criminelle affirme toujours avec vigueur et raison que l’abus de biens
sociaux est une infraction instantanée15 consommée lors de chaque usage abusif des
biens de la société, par conséquent le point de départ du délai de prescription de trois
ans devrait être l’acte de détournement qui consomme le délit dans un strict respect de
la légalité. Mais la jurisprudence en a décidé autrement, créant de toutes pièces une
norme pénale contra legem. La chambre criminelle a dans un premier temps, décidé que
le délai de prescription ne commençait à courir qu’à partir du moment où l’infraction
était apparue et avait pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de
l’action publique16, ce qui permet des poursuites très tardives par rapport au moment de
la commission de l’infraction puisqu’il n’y plus aucune limite temporelle : seule la
connaissance de l’infraction est déterminante. Dans des arrêts plus récents, la Cour de
cassation est revenue à une solution juridiquement plus orthodoxe sans toutefois être en
conformité avec la loi, puisqu’elle affirme désormais que l’abus de biens sociaux doit se
prescrire à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses
litigieuses sont mises à la charge de la société, “sauf dissimulation”17. S’il y a
dissimulation des agissements frauduleux commis par le dirigeant, l’ancienne
jurisprudence demeure : seule la constatation du délit dans des conditions permettant
l’exercice de l’action publique ouvrira le délai de prescription. Lier le point de départ du
délai de prescription de l’action publique à la présentation des comptes permet d’éviter
les poursuites trop tardives puisque toute société est tenue de déposer ses comptes tous
les ans : par conséquent, le décalage du point de départ du délai est limité au plus à un
an. Cependant, la Cour de cassation en écartant cette solution en cas de dissimulation,
limite considérablement la portée de sa nouvelle jurisprudence car dans la plupart des
cas, les agissements frauduleux n’apparaissent pas dans la comptabilité !
Dans ce cas, la jurisprudence se substitue au législateur, crée un régime spécifique
de prescription contraire aux dispositions légales et se satisfait de la contradiction entre
le caractère instantané de l’infraction qu’elle affirme et le décalage du point de départ
du délai de prescription de l’action publique18 qu’elle institue. Cette solution ne peut a
priori, qu’engendrer une condamnation du pouvoir des juges qui ne respectent pas une
disposition légale claire et précise. Cette constatation engendre des doutes et suspicions
dans l’esprit des prévenus sur l’impartialité de l’autorité judiciaire qui déborde la
14
Infraction dont les effets se prolongent dans le temps.
15
Crim. 28 mai 2003, Procédures, 2003, comm. n° 198, obs. BUISSON ; 8 oct. 2003, D., 2003
p. 2695, obs. A. LIENHARD.
16
Cass. Crim. 10 août 1981, Bull. n° 244 ; 27 octobre 1997, Bull. n° 352 ; RENUCCI J.-F., op. cit.
p. 410.
17
Cass. Crim. 5 mai 1997, Bull. n° 159 ; 13 octobre 1999, Bull. n° 219, Dr. Pénal 2000, com.
n° 17, ROBERT J.-H. ; TGI Paris, 22 juin 2000, BRDA 18/2000, n° 4. Crim. 8 oct. 2003 op. cit.
18
Lorsque le législateur veut créer un régime particulier de prescription, il le fait : par exemple
l’infraction de banqueroute, le délai de prescription commence à courir au jour du jugement
d’ouverture pour les faits antérieurs à celui-ci.
52
Corinne MASCALA
volonté du législateur et organise une procédure qui permet des poursuites tardives
contre les auteurs alors que l’infraction est prescrite en application de la loi.
2) La responsabilité pénale du chef d’entreprise du fait des préposés
Cette responsabilité pénale ès-qualité est une création prétorienne marquant la
sévérité de la jurisprudence à l’égard des dirigeants sociaux qui sont déclarés
pénalement responsables d’agissements illicites qu’ils n’ont pas personnellement
commis, puisqu’ils sont le fait d’un préposé19.
Aucune disposition légale ne prévoit cette responsabilité qui est en contradiction
avec un principe fondamental de notre droit pénal : la responsabilité du fait personnel20.
En effet, l’infraction est commise par un préposé et le dirigeant est poursuivi devant les
juridictions répressives. Pour trouver un fondement à cette responsabilité, la
jurisprudence a imaginé une obligation qui pèse sur le dirigeant en considération de ses
fonctions mais qui repose sur un artifice juridique. Les juridictions répressives affirment
que la fonction de dirigeant crée “l’obligation de surveiller les salariés et de veiller à
l’observation des règlements dont le dirigeant est personnellement chargé d’assurer
l’exécution ès-qualité”21. Sa qualité de dirigeant l’oblige à garder la maîtrise de
l’exécution et s’il n’empêche pas le préposé de commettre une infraction alors qu’il en a
le pouvoir et le devoir, il manque à son obligation personnelle de surveillance, sa
responsabilité personnelle peut donc être engagée puisque les éléments constitutifs de
l’infraction lui sont imputables. La construction est juridiquement parfaite, car le
dirigeant commet alors une faute personnelle qui permet de retenir sa responsabilité
pénale, sans qu’il soit possible d’opposer l’argument du fait d’autrui. Cependant, si la
construction permet le respect des principes de la responsabilité pénale, elle n’en
demeure pas moins artificielle car elle repose sur une obligation imaginaire créée de
toutes pièces par la jurisprudence pour attirer le chef d’entreprise dans la prévention.
Ainsi aggravée la responsabilité du dirigeant est très lourde, souvent perçue comme
inéquitable, illégitime, et soumise au pouvoir et au bon vouloir du juge pénal.
La Cour de cassation se comporte comme un juge-législateur qui “fabrique une
partie du droit qu’elle applique”22. Ce glissement de l’interprétation stricte de la loi à
une interprétation extensive, de l’exercice du pouvoir judiciaire à l’usurpation du
pouvoir législatif ne peut a priori et surtout pour ceux qui sont poursuivis, que jeter un
discrédit sur les juges répressifs, sur leur légitimité et plus généralement sur la justice.
Ces juges, qui sont des professionnels du droit qui connaissent la loi, n’agissent pas
ainsi sans motif. Il faut rechercher les raisons, les mobiles qui déterminent l’attitude des
juges. L’identification du mobile permet de dépasser la contestation première de la
légitimité pour déboucher sur une possible légitimation du juge pénal face aux
infractions d’affaires.
19
MASCALA C., “La responsabilité pénale du chef d’entreprise”, Petites Affiches, n° 87, 19
juillet 1996, p.16.
20
Art. 121-1 : nul n’est responsable que de son propre fait.
21
Cass. Crim. 19 octobre 1995, D. Aff., 2/1996, p. 35 ; Dr. Pénal, 1996, com., n° 38.
22
JEOL M., L’image doctrinale de la Cour de cassation, p. 37 ss., Doc. Fr., 1994.
53
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
54
Corinne MASCALA
pourtant a un coût économique très élevé, n’est pas vraiment perçue dans l’opinion
publique comme une déviance grave appelant une sanction sévère. Les faciles
réélections d’hommes politiques condamnés pour corruption, détournements de fonds
publics, abus de biens sociaux… témoignent d’une assez large indifférence générale à
ce phénomène. L’impact médiatique étouffe la faute pénale commise…
Dans ce contexte, la volonté des juges, d’adapter la répression pénale pour la rendre
efficace se comprend mieux et ce qui apparaissait du point de vue des principes comme
condamnable, s’explique par la nécessité de rendre la sanction effective et efficace. En
effet, si le juge pénal applique comme la loi lui en fait obligation les règles communes
de la prescription, les infractions seront quasi-systématiquement prescrites au moment
de leur découverte. Le décalage du point de départ de la prescription de l’action
publique apparaît alors comme une nécessité afin de permettre des poursuites contre les
délinquants d’affaires qui ont su dissimuler leurs agissements frauduleux. Cet impératif
débouche sur l’élaboration jurisprudentielle par les juridictions répressives d’un droit
spécial qui s’adapte au contexte particulier du monde des affaires afin d’assurer une
justice efficace.
Ce droit spécial est indispensable pour prendre en considération la spécificité de la
délinquance d’affaires, mais il doit être d’origine législative afin de ne pas engendrer la
contestation. Il est regrettable que le juge soit obligé pour préserver la finalité du droit
pénal et la valeur de sa sanction, d’avoir un courage qui fait défaut au législateur qui
refuse systématiquement, depuis de nombreuses années, de traiter par exemple, la
question de la prescription du délit d’abus de biens sociaux. La consécration légale d’un
régime spécial de prescription pour certaines infractions, ce que prévoyait le rapport
Marini pour l’abus de biens sociaux, est nécessaire eu égard à leur particularisme, et,
elle éviterait les critiques formulées contre l’autorité judiciaire. Mais la seule évocation
de cette idée provoque toujours une réaction de frilosité du Parlement, le soupçon
d’amnistie déguisée pourrissant inévitablement le débat…
2) Les défaillances des textes d’incrimination
Le principe de la légalité des délits et des peines est la source d’obligations qui
s’imposent à l’organe créateur de la norme pénale. Seuls la loi et le règlement peuvent
créer des infractions et des sanctions, mais afin de préserver les libertés des justiciables,
et leur permettre de connaître le domaine d’application du droit pénal, le législateur est
tenu de respecter l’exigence constitutionnelle et européenne de clarté et de précision du
texte d’incrimination23. Les textes pénaux doivent être rédigés de manière aussi précise
que possible afin de ne pas laisser aux juges trop de pouvoirs d’interprétation.
Cependant, force est de constater que la technique législative est bien éloignée de ces
principes. En effet, il est fréquent de constater, particulièrement en droit pénal des
affaires eu égard au contexte économique, que le législateur procède pour ériger un
comportement en infraction par renvoi. Le législateur pénal se limite à édicter des
sanctions, abandonnant la définition de l’infraction à un autre texte souvent de nature
23
Exigences de clarté et de précision fondées sur les articles 6-3 CEDH, 8 de la DDHC et 34 et 37
de la Constitution.
55
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
non pénale —commerciale par exemple— qui ne remplira pas les mêmes exigences de
clarté et de précision. Cette technique législative traduit un abandon du pouvoir
législatif au profit du pouvoir judiciaire qui pour appliquer une loi obscure ou imprécise
procède par interprétation. Il paraît alors injuste de reprocher au juge de créer du droit,
sans oublier que le juge est tenu de rendre la justice, lorsque le législateur lui-même l’y
incite par une mauvaise qualité de la règle de droit.
Le particularisme des infractions d’affaires conduit le juge pénal à rechercher lui-
même les moyens d’assurer une répression pénale efficace.
B — La recherche d’une répression pénale efficace
La création par le législateur de juridictions spécialisées dans la délinquance
économique et financière marque la volonté de faire évoluer notre système pénal vers
un droit dont l’efficacité est le mot-clé. La délinquance d’affaires est internationale,
fondée parfois sur des organisations criminelles et face à la puissance des réseaux, le
juge pénal doit rechercher une égalité des armes. Cette égalité est favorisée par la loi qui
organise la coopération, l’entraide24, qui met en place des procédures européennes afin
de renforcer les moyens de la justice pénale25… Le juge poursuit le même but
d’efficacité de la justice pénale lorsqu’il aménage la règle de droit dans un souci de
bonne administration de la justice. La dernière solution jurisprudentielle retenue par la
Cour de cassation en matière d’abus de biens sociaux le révèle : si l’infraction apparaît
dans les comptes, la présentation de ceux-ci ouvrira le délai de prescription de l’action
publique ; en revanche, si le dirigeant dissimule le délit le juge sanctionnera cette fraude
plus sévèrement, la manœuvre de dissimulation révélant une mauvaise foi aggravée, en
décalant au jour de la connaissance de l’infraction par l’autorité judiciaire, le point de
départ du délai et permettant ainsi des poursuites tardives. L’esprit de la loi est certes
bafoué, mais la sanction des agissements frauduleux commis est nécessaire. Il n’est pas
de bonne justice que des infractions restent trop souvent impunies.
La question de la légitimité des juges est délicate et peut être perçue très
différemment : mode de désignation, compétence, pouvoirs… L’élection des juges
invoquée par certains comme un remède à la crise de légitimité évoquée, ne paraît pas
être un gage absolu de bonne justice. Le juge élu n’est pas nécessairement un juge
légitime si dans l’exercice de ses pouvoirs, il ne respecte pas sa mission. La compétence
professionnelle du juge est en revanche, un argument solide pour fonder la légitimité et
la spécialisation des juridictions y contribue. Le pilier principal de la légitimité des
juges est l’acceptation de l’image de la justice par le corps social, au moins par la
majeure partie. Le sentiment de justice partagé par le plus grand nombre de justiciables
fait taire les contestations. Pour être acceptée, la justice doit donner le sentiment qu’elle
est accessible, équitable, impartiale26 et le juge peut satisfaire cette exigence sociale dès
24
Nombreuses sont les conventions d’entraide, de coopération judiciaire et policière. De
nouvelles organisations sont mises en place : Europol, Eurojust…
25
Par exemple, le mandat d’arrêt européen, art. 695-11 et ss. CPP.
26
La durée excessive des procédures nuit au sentiment de justice et à l’efficacité de la peine.
56
Corinne MASCALA
lors qu’il met en œuvre une maxime ancienne mais qui demeure d’actualité : “pas plus
qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est utile”27.
27
Ecole utilitariste.
57
IIe PARTIE
Est-ce que cette question sur la légitimité n’est pas une manière de déstabiliser et de
remettre en cause l’action de magistrats judiciaires qui en font décidément beaucoup et
sans doute trop aux yeux de certains ?
Je suis d’une génération, qui est celle de mes amis : M. le Président Pech —qui est
de ma promotion de l’École de la magistrature— et M. le Procureur général Burgelin.
Cette génération a vu monter en puissance le rôle et la place des magistrats.
J’ai eu une longue carrière de près de quarante ans qui m’a vu occuper des postes
variés et à responsabilité au Parquet, au Ministère, au siège et en détachement en
particulier comme Procureur de Paris et Président de chambre à la Cour de cassation.
Tout le long de ces années, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai lu que les Français attendaient de
plus en plus de leur Justice et que motivés par les médias, ils souhaitaient qu’elle soit
toujours plus efficace et indépendante et qu’elle soit surtout la même pour tous, puis-
sants ou faibles.
J’ai écouté les hommes politiques, poussés par ce très fort courant mettre parmi leurs
premières priorités, particulièrement en période électorale, les problèmes de justice en
s’attachant plus particulièrement à ceux de l’indépendance des membres du Parquet.
J’ai relevé que se référant à des dossiers précis on a reproché à des magistrats leurs
erreurs, leurs absences de diligence et leur manque de réserve. J’ai constaté que des
61
INTRODUCTION DE LA SÉANCE
62
Pierre BÉZARD
que pour des raisons financières sauf à bénéficier des soutiens intéressés politiques ou
autres.
Les traditions et expériences des quelques pays qui connaissent de la solution sont à
cet égard peu convaincantes.
On a tant dit sur les pratiques des pays de l’Est et particulièrement de l’URSS dont
les juges étaient jusqu’à la caricature au seul service d’une idéologie. Mais même dans
le grand pays qui se veut éclairer le monde de sa démocratie comme le symbolise la
statue de Bartholdi, les solutions que connaissent certains États ne font pas l’unanimité
de la doctrine de ce pays. Elles s’expliquent d’ailleurs par des spécificités propres à ce
pays. En Europe, il n’est guère discutable que la quasi totalité des États ne connaissent
pas ce système et ne paraissent pas disposés à le conserver.
Pour ce qui est des références historiques de notre pays, elles ne plaident pas en
faveur d’une élection des juges.
63
INTRODUCTION DE LA SÉANCE
Sur le point de savoir si les citoyens contestent la légitimité du juge, mon avis est
négatif pour la très grande majorité. Leur attente de la justice n’est pas là. Ils souhaitent
des juges compétents, efficaces et indépendants et ils attendent de meilleurs résultats. Il
y a cependant, il faut bien l’admettre, des personnes qui n’ont pas encore compris que la
loi était égale pour tous et qui souhaitent une reprise en main des juges. Ceux-ci ont tout
intérêt à déstabiliser ces juges par divers moyens. La contestation de leur légitimité en
est un. Et puis, il y a ceux qui de bonne foi, en spécialistes, s’interrogent sans a priori.
C’est dans cet esprit que nous sommes réunis aujourd’hui et que nous le serons demain.
Nous devons ce colloque d’abord aux historiens du droit de Toulouse qui, forts de
leurs analyses historiques s’interrogent sur l’avenir d’un monde en pleine transfor-
mation où la justice occupe une place essentielle. Ils sont mieux que quiconque, comme
l’a fait M. le professeur Krynen, à même de soulever les vrais problèmes qui
déboucheront nécessairement sur la question de la “légitimité du juge”, personnage
central. Ce juge doit être à l’écoute de ces analyses et disponible pour en discuter.
Il y a aussi, pleinement justifiés pour intervenir sur ce sujet les juges du Tribunal de
commerce. Je sais que le Tribunal de commerce de Toulouse et en particulier son
président, M. Raibaut, a joué un rôle essentiel dans l’organisation de cette réunion. Ces
juges élus qui ont une mission importante et fondamentale pour l’économie la
remplissent, dans l’ensemble d’une manière satisfaisante. À de nombreuses occasions,
ils savent que je l’ai dit, alors que j’ai pendant de longues années bien connu de leurs
activités et de leurs décisions. Il est bien qu’ils réfléchissent et dialoguent avec les
professeurs de Toulouse sur leur légitimité et leur avenir. Nous attendons avec intérêt
les interventions de M. le Président de la Conférence Générale des Tribunaux de
commerce, M. Morin et de Mme le professeur Corinne Saint-Alary-Houin. Ce sera pour
demain.
Mais venons-en maintenant au programme de cet après-midi, qui je l’espère sera
aussi intéressant que ce matin. J’en suis convaincu, d’ailleurs, lorsque je me tourne vers
les personnalités qui sont autour de moi. Trois chapitres concernant nos différents
organes juridictionnels seront successivement abordés. Je dirai que je suis très honoré,
moi magistrat de l’ordre judiciaire, de présider des débats où vont être traités les
problèmes concernant la juridiction administrative et le Conseil constitutionnel. Je dirais
64
Pierre BÉZARD
d’ailleurs que ces problèmes ne me sont pas étrangers et que j’ai eu souvent à connaître
des décisions de ces juridictions, avec lesquelles j’ai été souvent en rapports confiants.
65
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
Jean-Jacques BARBIÉRI
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
1
La Cour de cassation, réimpr. La mémoire du droit, 1999, p. 11.
2
V. CHARTIER Y., “De l’an II à l’an 2000, Remarques sur la rédaction des arrêts civils de la
Cour de cassation”, Mélanges P. DRAI, Dalloz, 2000, p. 272.
67
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
3
“Discours du 11 janvier 2000”, Rapport de la Cour pour l’an 2000, La documentation française,
2001, p. 32.
4
ZENATI F., “La nature de la Cour de cassation”, conférence du 14 novembre 2002, Bull. Inf.
Cour de cassation, 15 avril 2003, n° 575, p. 3 et s.
68
Jean-Jacques BARBIÉRI
5
V. THIBIERGE C., “Le droit souple, réflexion sur les textures du droit”, Revue trimestrielle du
droit civil, 2003, p. 599 et s.
6
OST F., “Le rôle du juge, Vers de nouvelles loyautés ?”, Les cahiers de l’institut d’études sur la
justice, le rôle du juge dans la cité, Edition Bruylant 2002, p. 17.
69
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
7
JCP, 2003, éd. E, n° 1470, note M. MENJUCQ.
8
D., 2003, p. 2637, obs. A. LIEHNARD.
70
Jean-Jacques BARBIÉRI
9
Sur le constat de déstabilisation du droit et la recherche d’une harmonisation, v.
LE VIGOUREUX, “Plaidoyer en faveur d’une réforme de la responsabilité civile”, de RADE C.,
D., 2003, chron., p. 2247 et s.
71
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
sauvegardée. Même chose dans d’autres sujets aussi divers que les clauses abusives. On
sait que le consommateur est protégé. S’il est véritablement un consommateur et s’il n’y
a pas de lien direct, dit-on, entre l’engagement litigieux et l’activité professionnelle,
éventuellement exercée, le contrat qui a été souscrit est susceptible d’un rééquilibrage
par “nettoyage” des clauses réputées non écrites.
Contrôle de la Cour ou indifférence ? On devrait admettre qu’il y ait une solution
unique sur la qualification de consommateur. Soit il s’agit d’une appréciation livrée au
pouvoir souverain du juge du fond, soit il s’agit d’une appréciation contrôlée. Là aussi
les solutions ne sont pas uniformes. La première chambre civile renvoie au pouvoir
souverain du juge du fond. La chambre commerciale considère au contraire, que c’est
une notion qui est soumise à un contrôle10.
On peut multiplier les exemples : ainsi sur l’image des biens, au point qu’un auteur a
soutenu que “l’image de la Cour de cassation” elle-même, devait en souffrir. On nous
enseigne dans certaines décisions de la 1e chambre que la reproduction du bien est une
composante du droit de propriété et donc protégeable, en tant que telle, alors qu’on juge
là (à la 2e chambre) qu’il n’en est rien : le droit à l’image du bien n’est pas une
composante du droit réel et il doit être protégé sous d’autres formes11. Il ne s’agit pas de
croire naïvement à un caractère figé de la jurisprudence mais de regretter que ses
évolutions, signes de son “accessibilité”, soient mal maîtrisées dans leurs conséquences
concrètes12.
Bien pires encore sont les oscillations permanentes dans des domaines sensibles au
point que l’on en appelle à la raison, à l’instauration d’une pensée conductrice au lieu
d’une juxtaposition anarchique de cas d’espèce13. Que dire aussi des virevoltes de plus
en plus rapides qui relèvent plus de l’inconstance que du revirement ? Elles éblouissent
le lecteur attentif cherchant vainement le fil des arrêts successivement rendus : en deux
ans à peine, la 3e chambre civile dit tout et son contraire à propos de la responsabilité du
locataire en fin de bail14. À huit mois d’intervalle, la première chambre, présidée par le
même magistrat, a rendu deux arrêts inconciliables en juin 1999 et février 2000, en
matière de responsabilité hôtelière dans des espèces identiques impliquant la même
10
V. HENRY X., “Clauses abusives ; où va la jurisprudence accessible”, D., 2003, chron., p. 2557
et s.
11
DREYER E., note sous Cass. 2ème Civ. 5 juin 2003, D., 2003, p. 2461.
12
Sur les multiples facettes des changements de jurisprudence et sur la technique de l’over ruling
dans la jurisprudence de la House of Lords, v. RORIVE I., Le revirement de jurisprudence,
Bruylant, 2003, p. 211 et s.
13
V. à ce propos “l’appel à la raison” en vue d’une “approche cohérente de la prescription de
l’abus de biens sociaux” de MAYAUD M.-Y., D., 2004, chron, p. 194 et s. et l’appréciation du
“mouvement de balancier” illustré par Cass. Crim. 8 octobre 2003, D., 2003, jur., p. 2695 note A.
LIENHARD.
14
La justification du préjudice subi par le bailleur n’est pas nécessaire selon Cass. 3ème Civ. 30
janvier 2002, RJDA, 4/02, n° 358 ; elle est indispensable selon Cass. 3ème Civ. 3 décembre 2003,
BRDA 2003, n° 24, p. 7, n° 11.
72
Jean-Jacques BARBIÉRI
15
V. SERVANT P., “L’extrême rapidité des revirements de jurisprudence”, D., 2001, chron.,
p. 2914 et s.
16
Dont l’épilogue est consacré par la Cour de Paris le 11 décembre 2002, 1ère Ch. G, D., 2003, IR,
p. 254.
73
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
17
Ainsi, récemment, cassant un arrêt de la Cour d’appel d’Agen qui avait écarté la loi du 12 avril
1996 “aménageant” la jurisprudence sur les offres de prêt car l’application de ce texte aux
instances en cours portait selon elle atteinte à l’exigence d’un procès équitable en modifiant une
“donnée fondamentale”, Cass. Civ. 1ère, 29 avril 2003, Bull. civ., 1ère partie, n° 100, p. 77, Rép.
Defrénois, 30 sept. 2003, Jur, art. 37810, p. 1183, note E. SAVAUX ; note critique X. PRETOT,
JCP, 2004, II, 10016.
18
PARICARD-PIOUX S., note sous Ass. Plén. 24 janvier 2003, D., 2003, 1648 ; contra, sur la
vision “prudente” et “avisée” ainsi retenue, MATHIEU B., RFD adm., 2003, 470 ; v. aussi la
description plus optimiste d’une évolution positive qui vient seulement d’apparaître par
RAYNARD J., à propos de Versailles, 6 février 2003, RTD Civ., 2003, p. 766 et s.
19
Ingérence illégitime pour corriger l’interprétation jurisprudentielle de l’art. L. 145-38 du code
de commerce justifiant que l’on écarte l’application de la loi nouvelle au nom du principe de
prééminence du droit : arrêt n° 507 “SCI Le Bas Noyer c/ Sté Castorama France”, D., 2004, act.
p. 222.
20
Sur le phénomène de “confiscation” du pouvoir d’interprétation de la loi et du contrôle de son
application, v. BILLIAU M., “Quel rôle pour la Cour de cassation au XXIe siècle ?”, Mélanges J.
Normand, LITEC, 2003, p. 31 et s.
74
Jean-Jacques BARBIÉRI
21
Par exemple en droit de la consommation, v. LUBY M., Contrats, concurrence, consommation,
janvier 2004, p. 6.
22
GUINCHARD S., “Le droit a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ?”, Mélanges
F. Terre, Dalloz, PUF, Juriscl. 1999, p. 761 et s.
75
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
circonstances, la recherche de l’intention dolosive est absorbée par le constat des faits
eux-mêmes ? Ce qui est déjà une façon de mélanger le fait et le droit ! Voici les
prolongements perceptibles de cette jurisprudence européenne.
Il y a un autre aspect qui paraît lié à première vue à une technique procédurale
étroite, mais qui montre que la Cour de cassation est véritablement sous le regard très
attentif de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il est révélé par l’arrêt du 25
septembre 2003. La question était celle de la radiation du pourvoi. Lorsque celui qui a
saisi la Haute juridiction n’exécute pas la décision qu’il conteste, il s’expose —sauf à
démontrer des conséquences manifestement excessives, à faire appel à une certaine
humanité— à ce que son dossier soit provisoirement écarté du rôle.
Et pendant ce temps, la course du délai de péremption d’instance continue à se
manifester avec sa rigueur. Dans le cas particulier, la Cour était saisie par une personne
dont le pourvoi avait été retiré de la liste des affaires en cours. Elle a été amenée à
examiner la validité du système au regard des exigences du procès équitable. Elle a
réalisé, finalement, (au hasard des éléments qui lui sont soumis sur la situation
économique concrète du justiciable) qu’il y avait une atteinte, une disproportion —dans
tous les cas— dans la comparaison que l’on pouvait faire entre la position dans laquelle
se trouvait l’intéressé et le fait qu’on l’avait sanctionné pour n’avoir pas exécuté la
décision entreprise. En effectuant ce constat de violation de l’article 6, à l’unanimité, la
Cour Européenne —sans le dire vraiment mais en le soulignant quand même— a étudié
si le pourvoi avait des chances raisonnables de succès. Il s’agissait d’une donation qui
avait été consentie à une personne pour entretenir des relations adultères. La Cour de
cassation a évolué, ici aussi, au fur et à mesure des impératifs moraux, pour considérer
que “les choses devaient être vues avec un esprit beaucoup plus libéral”. La Cour
Européenne a vérifié certes les conditions du seul texte de procédure : y avait-il ou non
des conséquences manifestement excessives sur la situation du débiteur ? Elle a indiqué
néanmoins : “le pourvoi de la requérante avait des chances sérieuses de succès, compte
tenu de l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux libéralités
consenties en vue du maintien d’une relation adultère au regard des bonnes mœurs”. On
constate qu’au fil d’une difficulté purement procédurale, pour savoir si le justiciable
avait bénéficié d’un procès équitable, se pose, plus qu’indirectement, la question du
droit au droit.
C’est une vision large de l’accès au droit, de la mise en œuvre correcte de la règle
juridique dans cette perspective. “L’accès au droit” est une composante du procès
équitable et de cet accès au droit, on débouche à “l’application correcte du droit”, sous
le regard d’une juridiction autre que la Cour de cassation elle-même. Il arrivera donc
peut-être un jour où l’on cassera les arrêts de la Cour de cassation23.
Les exemples sont nombreux où des pans entiers du droit sont “revisités”, jusqu’à
tout récemment l’examen de la présence du commissaire de gouvernement dans une
23
À moins que celle-ci n’infléchisse sa rigueur comme en témoignent les ordonnances de
réinscription au rôle rendues le 12 novembre 2003 au visa de l’art. 6.1 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme en cas “d’exécution significative dans les
limites des facultés contributives” ou en cas d’ouverture d’une procédure de redressement
judiciaire de la débitrice, Bull. inf. C. de Cass., 1er février 2004, p. 22, n° 163 et 164.
76
Jean-Jacques BARBIÉRI
procédure d’expropriation. Et après avoir exprimé une position, la Cour de cassation est
elle-même amenée à revoir la solution qu’elle avait précédemment retenue en devant se
conformer à cette nouvelle exigence qui est exprimée par la Cour de Strasbourg. Le
mouvement devrait être amplifié par les répercussions du pourvoi en faveur des droits
de l’homme, nouvelle voie de recours prévue par les articles 626-1 à 626-7 du code de
procédure pénale conduisant au réexamen du pourvoi du condamné dans des conditions
conformes aux dispositions de la Convention lorsque la violation de celle-ci a été
constatée par la Cour européenne24.
Voilà pour ce qui concerne cette légitimité, si ce n’est déclinante, tout au moins
contestée dans la démarche normative. Ceci conduit à une deuxième approche qui
consiste à s’interroger sur une légitimité qui serait peut-être croissante dans la nature
juridictionnelle de la Cour de cassation dans la mesure où l’on accède à une nouvelle
sécurité juridique. Il s’agit de revoir la place de la Cour de cassation au sein d’un
ordonnancement qui la dépasse provisoirement. D’une certaine façon se pose
inévitablement la question d’une nouvelle conception du procès. Pour cela, il faut
évidemment aborder le dossier sous une forme renouvelée.
77
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
27
Auquel il lui apparaît toutefois souhaitable de ne pas déférer : Cassation française et révision
allemande, PUF, 1993, p. 188.
28
V. PIWNICA E., “L’application de la règle de droit : de la légalité à la sécurité”, Discours de
rentrée de la Conférence du stage des Avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, Gazette
du Palais, 24-27 décembre 2003, p. 30.
29
Cass. 2ème Civ. 18 sept. 2003, Dalloz, 2004, p. 25, Note N. DAMAS.
30
Par ex. sur les “circonstances” caractérisant l’attribution de la garde de l’outil dès lors que la
victime est l’enfant de l’assisté et que l’assistant bénéficie d’une assurance, ce qui légitimerait
qu’il demeurât responsable, V. Cass. 2ème Civ. 28 novembre 2002, D., 2003, I.R., p. 254.
31
V. FRISON-ROCHE M.-A., Définition du droit de la régulation économique, Dalloz, 2004,
p. 128.
78
Jean-Jacques BARBIÉRI
32
V. DELESALLE E., “Les normes comptables internationales à leur juste valeur”, L.P.A., 2004,
n° 26, p. 4.
79
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
33
Est reprise ici l’analyse de CANIVET G. & CHAMPALAUNE P., “La notion de marché dans
la jurisprudence de la chambre commerciale…”, Mélanges P. Bézard, Montchrestien, 2002,
p. 257-272.
80
Jean-Jacques BARBIÉRI
34
“La procédure mondiale modélisée”, D., 2003, chron., p. 2183 et s.
35
Sur les nuances voire les contradictions, v. NORMAND J., “Confrontation des principes
directeurs”, Vers un procès civil universel ?, Ed. Panthéon-Assas, 2001, p. 89 et s.
36
Sur cette progression, v. son étude “Le procès est aussi une technique d’organisation”,
Mélanges J. Paillusseau, Dalloz, 2003, p. 77 et s.
37
9 novembre 1999, D., 2000, p. 183, obs. N. FRICERO.
81
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
globalité. Ainsi pourrait-on aller jusqu’à proposer que l’on soumette aux parties un
projet d’arrêt afin que celles-ci puissent s’exprimer sur le texte qui leur est soumis. La
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme conduit à cette évolution
lorsqu’elle rappelle par exemple que le défaut de communication au requérant ou à son
conseil avant l’audience du rapport du conseiller rapporteur à la Cour de cassation, alors
que ce document avait été fourni à l’avocat général, crée un déséquilibre incompatible
avec les exigences du procès équitable. Il en est a fortiori ainsi lorsqu’il y a
communication du projet d’arrêt au seul avocat général et non au requérant ou à son
conseil et cela fait, écrit-elle, surgir un “problème identique”38. Encore faudrait-il que
l’on tire de cette jurisprudence des enseignements positifs : communication à tous les
protagonistes et non pas interruption pure et simple de la mise en circulation des
documents qui ne seront plus soumis ni au Parquet ni aux parties pour échapper à tout
reproche de discrimination.
En Belgique, un haut magistrat a suggéré que la clarté du débat contradictoire
gagnerait encore si les juges livraient aux plaideurs, avant même le délibéré, le sens
dans lequel ils inclinent à penser sans toutefois formuler une opinion définitive39. Les
intuitions livrées aux débats enrichiraient la discussion. Le système judiciaire
actuellement pratiqué en est fort loin. Il suscite même le scepticisme si ce n’est le
découragement à l’évocation des remèdes qui ont été privilégiés pour maîtriser la
gestion des flux ; l’art. L. 131-6 du code de l’organisation judiciaire permettant à la
Cour de déclarer “non admis” les pourvois irrecevables ou non fondés sur des moyens
sérieux de cassation (comp. avec l’art. L. 822-1 code justice administrative). Le résultat
ne parvient pas à convaincre en raison de son caractère laconique40.
La critique exprimée par le Bâtonnier Canellas41 est très juste : “ce que les
magistrats ne semblent décidément pas comprendre, c’est qu’une décision de justice,
quelle qu’elle soit, doit être bien motivée pour être comprise et par conséquent acceptée
par le justiciable”. Non seulement cette sélection peut aboutir à une besogne
discrétionnaire nuisant aux vœux de “transparence” systématiquement rappelés dans
tous les domaines, mais encore l’obligation de communication dans une société
démocratique mériterait autre chose qu’une vision expéditive de l’économie de la
justice. Les juges ne peuvent pas se dérober à la nécessité d’expliquer la hiérarchisation
des valeurs qui les conduit à privilégier telle solution. Une motivation explicite est seule
de nature à assurer d’une part la compréhension par la communauté au sein de laquelle
toute décision de justice tend à s’imposer et à permettre d’autre part un contrôle sur le
pouvoir exercé, possibilité de critique consubstantielle à la démocratie.
Le moment semble venu de renouer avec la tradition (la procédure fait le droit en le
réalisant). Les actions en justice précèdent alors le droit substantiel plus qu’elles ne
l’accompagnent. Or, le jugement tire son effectivité du débat. La logique argumentative
38
CEDH, 27 nov. 2003, n° 48943/99, Affaire : Slimane-Saïd n° 2.
39
MARTENS P., “Sur les loyautés démocratiques du juge”, La loyauté, Bruxelles, De Boeck et
Larcier, 1997, p. 266.
40
“Le moyen de cassation annexé qui est invoqué à l’encontre de la décision attaquée, n’est pas
de nature à permettre l’admission du pourvoi” déclare la chambre commerciale dans une
“décision”, n° 10841 F du 17 décembre 2003.
41
Revue du CNB, n° 7, décembre 2003-février 2004, p. 26.
82
Jean-Jacques BARBIÉRI
42
V. FRISON-ROCHE M.A., “2 + 1 = la procédure, la justice, l’obligation impossible”,
Autrement, 1994, p. 193 et s.
43
V. OST F., “Le rôle du juge, vers de nouvelles loyautés ?”, Les cahiers de l’Institut d’études sur
la justice, Le rôle du juge dans la cité, Bruylant, 2002, p. 21.
44
V. Sur le thème, “La conception française de la déontologie des magistrats”, CANIVET G.,
Revue Esprit, novembre 2003, p. 15.
45
Gaz. Pal., 2004, n° 28-29, “Les entretiens du Palais”, 3-4 octobre 2003, p. 8.
46
V. discours 9 janvier 2004, Gaz. Pal., 2004, n° 25-27, p. 6 et s.
83
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
d’un droit à forte ossature, net et mature, est simpliste, a déjà été soutenue. La
proposition d’un jugement non plus déductif mais inspiré par une finalité (et donc
explicatif) a aussi été avancée. Cette vision d’un ordre varié et adapté au but reprenant
“une grande place dans le jugement civil” en lieu et place d’un ordre rigide et tranchant
était celle de Demogue47. C’était en 1911…
47
Les notions fondamentales du droit privé, réimpr. La mémoire du droit, 2001, p. 535 et s.
84
RÉPONSE À LA COMMUNICATION
DU PROFESSEUR BARBIÉRI
Maître Louis BORÉ
Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation
1
Civ. 1, 21 mars 2000, D., 2000, p. 593, note ATIAS C.
2
V. CHAPUS R., Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2002, n° 747 et s.
85
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI
Alors, peut-être souhaite-t-on que la Cour de cassation ne rende que des décisions
“novatrices” ? Mais, si une Cour suprême judiciaire doit veiller à l’adaptation du droit
aux réalités nouvelles, elle doit aussi veiller à la sécurité juridique et ne saurait
multiplier quotidiennement les changements de jurisprudence. Un peu de stabilité n’est
pas un mal.
Au surplus, ce serait une bien curieuse conception que celle qui voudrait que la Cour
de cassation ne statue que sur les affaires susceptibles de créer des normes nouvelles
sans jamais se soucier de l’application des normes existantes. À quoi bon faire de la
jurisprudence si l’on ne veille pas, ensuite, à son application ? Et quel mépris à l’égard
du Parlement, les normes qu’il édicte méritant aussi que l’on veille à leur effectivité,
ainsi que des justiciables victimes d’une illégalité jugée “inintéressante”…
Quant au contrôle dit “disciplinaire”, il est aussi un contrôle normatif puisque ce
sont des normes qui imposent le respect d’un certain nombre de règles de procédure, et
notamment, l’obligation de motivation, garanties fondamentales d’un procès équitable.
On doit ajouter, d’ailleurs, que le contrôle normatif du droit substantiel serait impossible
si les décisions de justice n’étaient pas motivées. La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme a bien montré les “liens étroits qu’entretiennent les
droits processuels et les droits substantiels”3.
Institution indispensable, la Cour de cassation conserve selon moi toute sa
légitimité, tant normative (I), que juridictionnelle (II).
3
SUDRE F., “Droit de la Convention européenne des droits de l’homme”, JCP, 2004.I.107,
n° 22.
4
CHAPUS R., “De la valeur juridique des principes généraux du droit et des autres règles
jurisprudentielles du droit administratif”, D., 1966, chr. p. 99.
5
V. de BÉCHILLON D., “Le gouvernement des juges, une question à dissoudre”, D., 2002,
p. 973.
86
Louis BORÉ
Il envisage un double émiettement : celui des lois (1) et celui de la jurisprudence (2).
6
V. THIBIERGE C., “Le droit souple, réflexion sur les textures du droit”, RTD civ., 2003, p. 599.
7
Cons. constit., 16 déc. 1999, RTD civ., 2000, p. 186, obs. MOLFESSIS N.
8
V. BORÉ J. et L., La cassation en matière civile, Dalloz, 2003, n° 65.51.
9
V. RIALS S., Rép. Contentieux administratif, V° “Pouvoir discrétionnaire”.
87
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI
2) Émiettement de la jurisprudence
Sur l’émiettement des solutions jurisprudentielles, le diagnostic de Jean-Jacques
Barbiéri me semble un peu sévère.
Je ne pense pas que les revirements de jurisprudence, qui ont toujours existé et qui
sont nécessaires à l’évolution du droit, soient particulièrement plus nombreux à l’heure
actuelle, et une réflexion est actuellement menée sur la possibilité d’en limiter la
rétroactivité.
Quant aux divergences de jurisprudence, si elles constituent un dysfonctionnement
regrettable, il ne me semble pas, là encore, qu’elles se soient récemment multipliées.
L’Assemblée plénière et la Chambre mixte sont là pour régler ces difficultés, et elles le
font régulièrement. Et après tout, il n’est pas totalement anormal qu’il existe aussi un
dialogue des juges au sein de la Cour de la cassation…
B — La subordination de la Cour de cassation
La Cour de cassation est aujourd’hui doublement subordonnée : à la loi, tout d’abord
(1), et aux juridictions européennes, ensuite (2).
1) La subordination à la loi
Sauf erreur de notre part, la Cour de cassation a toujours été subordonnée à la loi, et
dans une société qui se veut démocratique, il y a lieu de s’en réjouir.
C’est la loi, et plus exactement le Code civil qui donne leur légitimité aux normes
jurisprudentielles en disposant, dans son article 4, que “le juge qui refusera de juger,
sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être
poursuivi comme coupable de déni de justice”.
Le juge a donc le droit et l’obligation de combler le vide juridique causé par le
silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi. Mais il n’a pas et n’a jamais eu le pouvoir
d’écarter une loi pour la seule raison qu’elle ne lui plaît pas.
Pour reprendre les mots du Président Pescatore, “le juge est un législateur
interstitiel”. Son pouvoir créateur ne peut et ne doit s’exprimer que dans les interstices
de la loi, qui peuvent parfois être des trous béants dans certaines matières où elle est peu
intervenue. Mais le Parlement, élu au suffrage universel direct, a une légitimité
démocratique plus forte que le juge. Il peut donc, s’il le souhaite, reprendre ce qui lui
appartient et légiférer en lieu et place de la jurisprudence. La norme y perdra en
souplesse et en adaptabilité ce qu’elle gagnera en clarté et en accessibilité (si la loi est
bien rédigée). La jurisprudence reste en effet une œuvre impressionniste, faite de
touches successives, et dont il n’est pas toujours facile d’en avoir une vue d’ensemble.
En revanche, ce qui est critiquable et critiqué à juste titre par le Professeur Barbiéri,
c’est le caractère rétroactif des lois de validation. Qu’une loi puisse, pour l’avenir, briser
une jurisprudence tout en respectant nos engagements internationaux, c’est le droit du
Parlement. Mais la rendre rétroactive, c’est la faire interférer dans des litiges en cours.
La Cour européenne des droits de l’homme a clairement jugé que cela n’est admissible
88
Louis BORÉ
10
CEDH, 13 mars 2000, “Zielinski”, RFDA, 2000, p. 289, obs. B. MATHIEU ; RTD civ., 2000,
p. 436, obs. J.-P. MARGUENAUD.
11
Ass. plén., 23 janv. 2004, pourvoi n° P 03-13.617.
12
BOULOUIS J., DARMON M. et HUGLO J.-G., “Contentieux communautaire”, Dalloz, 2000,
n° 401 et s.
89
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI
13
V. TPI, 3 mai 2002, AJDA 2002, p. 867, note F. MALVASIO.
14
CJCE, 25 juill. 2002, “Union des pequeños agricultores”, AJDA, 2002, p. 867, note F.
MALVASIO, rendu contre les conclusions de l’Avocat général Jacobs.
15
V. notamment, MEHDI R., “La recevabilité des recours formés par les personnes physiques et
morales à l’encontre d’un acte de portée générale : l’aggiornamento n’aura pas eu lieu…”, RTD
eur., 2003, p. 23.
16
CJCE, 22 oct. 1987, “Foto-Frost”, Rec., p. 4199, concl. F. MANCINI.
17
V. ibid.
18
V. cependant, pour un exemple assez audacieux : CE, 29 oct. 2003, “Société Techna”, req.
n° 260768.
90
Louis BORÉ
19
CEDH, 21 mars 2000, DULAURANS ; JCP G, 2000.II.10344, note A. PERDRIAU ; D., 2000,
p. 883, note T. CLAY ; RTD civ. 2000, p. 439, obs. J.-P. MARGUENAUD et p. 635, obs. R.
PERROT.
20
On peut d’ailleurs s’interroger sur la réalité de cette dénaturation : V. L. BORÉ, “La motivation
des décisions de justice et la Convention européenne des droits de l’homme”, JCP, 2002.I.104.
21
V. FLAUSS J.-F., “Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction
constitutionnelle ?”, D., 2003, p. 1638.
22
V. en matière de protection de l’environnement : CEDH, 8 juill. 2003, “Hatton”, JCP
2004.I.107, obs. F. SUDRE ; pour le droit au respect de la vie privée : CEDH, 8 juill. 2003,
“Sahin”, RTD civ., 2003, p. 760, obs. J.-P. MARGUENAUD.
23
ZÉNATI F., “La nature de la Cour de cassation”, BICC, 15 avr. 2003, p. 3.
91
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI
24
V. par ex. : art. 12 al. 4 et 5 du NCPC.
25
RIGAUX F., La nature du contrôle de la Cour de cassation, Bruylant, 1966.
26
Comme, par exemple, de la qualification de “cause réelle et sérieuse de licenciement”, pourtant
essentielle en droit du travail.
92
Louis BORÉ
27
V. JOBARD-BACHELLIER M.-N. et BACHELLIER X., La technique de cassation, Dalloz
2003, p. 101 et s. ; BORÉ J. et L., op. cit., n° 65.121 et s.
28
V. LYON-CAEN A., “À propos des observations orales des avocats dans les procédures
écrites”, Mél. Drai, Dalloz 2000, p. 415 et s.
93
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI
29
V. BORÉ J. et L., op. cit., n° 121.22.
30
V. PERDRIAU A., “Des arrêts brévissimes de la Cour de cassation”, JCP G, 1996.I.3943.
31
Civ. 1, 16 juill. 1991, Bull. civ., I, n° 246.
32
CEDH, 9 mars 1999, “SA Immeuble groupe Kosser c/ France”, req. n° 38748/97, arrêt rendu à
propos du Conseil d’Etat, juge de cassation, devant lequel existe aussi une procédure de non-
admission.
94
Louis BORÉ
33
V. Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, 2003, n° 846 et s.
95
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ
DU JUGE ADMINISTRATIF…
Jean-Pierre THÉRON
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
97
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…
légitimité d’une production de droit émanant d’un organe qui certes agit au nom du
peuple français, qu’en un sens il représente donc, mais qui n’est absolument pas
représentatif au sens moderne et démocratique du terme, parce qu’il n’est pas issu de
l’élection. S’ouvre alors le débat sur la légitimité de la fonction du juge (II).
98
Jean-Pierre THÉRON
l’arrêt Ternon pour savoir que l’arrêt de règlement existait bel et bien en dépit du Code
civil. De même nul n’est dupe lorsque le juge administratif prétend découvrir les
principes généraux du droit et non les créer. Sans doute est-ce là l’indice d’une véritable
légitimité, non pas dérivée, mais initiale et substantielle. Le juge s’inspire de l’idée de
droit chère à Burdeau, pour statuer en l’absence de texte de référence utilisable dans
telle ou telle espèce. Son pouvoir supposé être d’interprétation (par exemple du
Préambule de la Constitution) lui permet de créer la norme de référence qui lui
permettra d’invalider, ou de valider l’acte attaqué. La légitimité du juge administratif est
alors celle des principes qu’il applique, principes du droit naturel ou droits économiques
et sociaux. Le juge administratif alors se substitue à l’autorité normalement investie de
la fonction normative. Il crée en quelque sorte, même s’il utilise des artifices, le droit
auquel l’autorité publique sera soumise, sous son contrôle. Toute l’évolution du droit de
la responsabilité publique peut ainsi s’analyser par la mise en place par le juge, repris ou
pas par le législateur, de normes de sujétions nouvelles imposées à l’administration. On
pense par exemple à la jurisprudence relative à la responsabilité médicale qui devait
inspirer le législateur. Dans ces hypothèses, la légitimité, si elle existe n’est plus dérivée
mais directe, première. Le juge administratif est légitime parce qu’il fabrique lui-même
la soumission au droit de la puissance publique, parce que, substantiellement il produit
des normes correspondant à une certaine idée de l’État de droit (la jurisprudence sur le
droit des étrangers est tout à fait révélatrice). À la limite qu’importe son mode de
désignation voire son statut. Mieux vaut un juge dépourvu de légitimité politique, mais
qui assure la protection des droits individuels qu’un juge élu et timoré.
1
DUPEYROUX O., “L’indépendance du Conseil d’Etat statuant au contentieux”, RDP, 1983.
99
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…
100
Jean-Pierre THÉRON
2
Cf. DUPEYROUX O., Mélanges Marty.
3
Cf. GÉNY, Carré de Malberg.
4
Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, LGDJ, 1974
101
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…
5
DEGUERGUE M., Jurisprudence et doctrine dans l ’élaboration du droit de la responsabilité
administrative, LGDJ, 1994.
102
DE LA LÉGITIMITÉ
DU JUGE ADMINISTRATIF
*
Jean-François THURIÈRE (=)
Président du Tribunal administratif de Toulouse
*
Au moment de l’impression de ces pages, nous apprenons la brutale disparition de M. le
Président Thurière. Organisateurs et participants se souviennent avec respect et émotion de son
active et chaleureuse implication dans ce colloque (N. D. L. R.).
103
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
104
Jean-François THURIÈRE
français, mais aussi au sein de prestigieuses juridictions, telle la CJCE, voire la CEDH,
qui se sont, peu ou prou, inspirées des procédures et des processus du juge administratif
français dans leurs propres organisation et fonctionnement —voir en ce sens les longs
développements qu’y consacre le Président Odent dans son cours— n’étant guère
qualifié pour délivrer pareille analyse de droit comparé, je relèverai cependant le
nombre de délégations étrangères que j’ai eu l’honneur de recevoir en visite ou stage
dans mes diverses affectations et fonctions, au fil des ans, marocaines, tunisiennes,
mexicaines, chinoises, sans compter les stagiaires thaïlandais, tchadiens, ruandais —une
fiscaliste !— dernièrement, des magistrats judiciaires algériens, en cours de
reconversion dans un dualisme naissant, dont je ne résiste pas à révéler, sans
évidemment les épouser, les conclusions du rapport de stage, au terme duquel —c’est un
procureur qui parle, en empruntant au Président Chabanol— l’excellence du modèle
tient à ce que : “Aucun magistrat administratif ne se trouve sous dépendance
hiérarchique, en l’absence dans (nos) juridictions de tout parquet. (Nous avons) sans
conteste les moyens de défendre les libertés individuelles”.
Sur cette parenthèse réconfortante, un dernier champ de réflexion méritera enfin
d’être abordé, avec quelque gravité supplémentaire, car il me touche intimement : une
défense et illustration du métier du juge administratif, car il s’agit bien, désormais,
comme ailleurs dans la fonction publique, d’un véritable métier, s’impose, tel un devoir
pour un président de tribunal qui côtoie depuis 25 ans ses collègues, en T A, en cours, et
administre la collectivité de jugement depuis plus de 10 ans. Et j’entends cette notion de
métier, non seulement sous l’angle de la perfection de l’outil, mais aussi et surtout, au
regard des qualités professionnelles et humaines que manifestent, dans leur immense
majorité (ce qui sauvera ma modestie et ma bonne foi) les magistrats administratifs
contemporains, puisque magistrats il y a.
105
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
106
Jean-François THURIÈRE
107
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
II — DE SA LÉGITIMITÉ EXISTENTIELLE
Se défaire de cette tunique de Nessus devient alors l’enjeu essentiel pour laver le
juge administratif de la critique : c’est à quoi s’emploie, avec succès, apparemment,
l’approche matérialiste, celle qui rappelle l’excellence et l’évolution d’une
jurisprudence sans cesse plus soucieuse de maintenir la balance égale entre les intérêts
de l’administré et de l’administration. Il serait vain et fastidieux de vouloir ici brosser
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
108
Jean-François THURIÈRE
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DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
110
Jean-François THURIÈRE
111
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
fois à corps défendant, et son exercice, chaque jour, s’éloigne davantage de la pratique
désuète des temps anciens ; encore doit-il le faire savoir et le faire admettre en cette
époque de tyrannie de l’opinion, galvanisée par les médias, car, comme le soulignait
déjà, en reprenant, paraît-il, un adage anglais, il y a un quart de siècle, le Président
Odent, bien avant les Entretiens de Vendôme, “la justice n’a pas seulement à être ren-
due, mais elle doit aussi paraître être rendue”.
Lointaine est désormais, de fait, l’époque où, selon la boutade de Pierre Dac il y
avait “des juges tellement épris de la justice, qu’ils hésitaient à la rendre”.
Des procédures expédientes ont été trouvées, parfois même quelque peu expéditi-
ves : depuis une dizaine d’années, une multitude d’ajustements, consignés au code des
tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, puis au code de justice
administrative dont l’encre n’était pas encore sèche au JO, se sont donnés pour objet de
rationaliser les procédures, non sans ménager les garanties offertes au justiciable : mises
en demeure à délai préfixe, clôture d’instruction, avis de l’existence d’un moyen d’ordre
public, information sur les voies de recours, au 1er septembre prochain, généralisation
du ministère d’avocat en appel ; ces réformes ponctuelles étaient toutes inspirées du
souhait d’accélérer le traitement de l’instruction, en rappelant pédagogiquement au re-
quérant qu’une saisine du juge est une démarche grave, qui mérite d’être effectuée de
manière appesantie, ce qui est aussi assez courageux ; plus avant, l’irruption des
contentieux de masse a nécessairement conduit à mettre en place des procédures
allégées, outre une concertation véritable entre les différentes juridictions à leurs
différents niveaux, afin d’éviter l’asphyxie du système.
Les deux tournants essentiels ont été, à la vérité, pris, d’une part, avec la création et
le développement des formations de jugement à juge unique, statuant au fond, nées avec
les procédures de reconduite à la frontière et généralisées pour les “petits contentieux”,
d’autre part, avec la refonte du référé administratif, il y a trois ans.
Dans les deux cas, la gageure de forcer le juge administratif à statuer en temps réel,
en étroite imbrication avec les procédures judiciaires, a supposé l’abandon formel du
principe fondamental de la collégialité et des conclusions du commissaire du gouver-
nement, prix fort payé aux circonstances, mais pari réussi et, surtout, occasion
d’affronter le magistrat à la plénitude de ses devoirs en solitaire —à ceci près que
l’esprit de collégialité s’est reconstitué presqu’immédiatement de manière informelle
dans des consultations de couloirs ou de bibliothèque, tant sont évidents les avantages
de la réflexion partagée au dossier— par contre, et de manière particulièrement évidente
chez les magistrats délégués aux référés urgents, ces réformes sont en train de modifier
totalement le vécu du métier, dans le rythme de travail et par l’appréhension d’une
procédure largement accusatoire et orale qui rapprochera, à coup sûr le mode de vie du
juge administratif de celui de son homologue judiciaire, partant, peut-être aussi, les
mentalités.
Évidemment, ces novations —un TA comme Toulouse rend à l’heure actuelle
presque les deux tiers de ses décisions à juge unique et un quart de l’effectif de
magistrats environ se consacre aux divers référés— n’ont pas suffi à résorber le retard à
juger, qu’elles ont même, d’une certaine façon contribué à entretenir, en privant la
juridiction de bras au fond et en créant un surcroît de demande contentieuse. Mais il
n’est pas faux de prétendre qu’une “culture de l’urgence” est née, en rupture complète
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
112
Jean-François THURIÈRE
avec les comportements ancestraux, qui s’infuse jusqu’aux cours d’appel ; par ailleurs,
la procédure de tri de l’urgence, instaurée dans la technique du référé, répond
exactement à l’exigence du justiciable, validée sous le contrôle de son juge.
Les procédures nouvelles et leur pratique ne sauraient satisfaire l’ensemble de la
doctrine et des voix s’élèvent pour déplorer, les unes leur fermeté, les autres, et
paradoxalement, leur rapidité, d’autres, la circonspection du juge dans l’appréhension
de l’urgence, ou du doute sérieux, ou de la notion de libertés fondamentales ; outre qu’il
est vain de dresser des bilans définitifs avant la mi-parcours, c’est là faire bon marché
d’un processus qui conduit le juge à paralyser d’emblée l’action de l’administration,
quand cela s’avère indispensable, et correspond clairement à l’exigence renouvelée du
recours efficient.
Dans un ordre de préoccupations voisin, les nouveaux référés ont doté ce juge de
moyens redoublés de contrainte effective à l’égard de l’administrateur, par le prononcé
d’injonctions et d’astreintes, qui s’ajoutent à ceux que lui avaient, peu avant, octroyés
les dispositions déconcentrées en matière d’exécution forcée : il existe désormais un
véritable juge de l’exécution administratif, même si le problème de la mauvaise
exécution de ses décisions n’a jamais atteint l’ampleur que certains voulaient lui
accorder —à peine un dossier sur cent—.
Enfin, la panoplie du nouveau juge administratif ne serait pas complète si n’était
évoquée son intrusion dans le monde étrange des procédures alternatives de résolution
des litiges, en clair, de la conciliation et de la transaction, une vingtaine déjà en cours et
mêmes certaines achevées, à Toulouse par exemple, qui correspondent, de fait, dans des
cas précis, à un mode plus approprié de gestion des différends, mais aussi et surtout,
ramènent le juge administratif vers l’ambiguïté ou la richesse de sa genèse
d’administrateur juge.
À y réfléchir posément, ce juge, familier de l’administration dont il est issu, qu’il
côtoie dans ses activités administratives, d’avis, de participation à une kyrielle de
commissions —pas toutes essentielles—, n’est-il pas le mieux placé pour trouver la
solution adéquate, ménageant l’intérêt général, c’est-à-dire à la fois le fonctionnement
régulier des services publics et le respect des droits et obligations des personnes
privées ? ...ne ranimons pas les vieilles querelles. Contentons-nous de saluer, par
exemple, la redéfinition de la frontière de la voie de fait par le référé liberté et la
tangibilité mesurée du domaine public ou la fin du dogme de l’indestructibilité de
l’ouvrage public mal planté, parmi quelques avancées récentes et intéressantes de la
dernière jurisprudence.
Plus rapide, plus efficace, davantage équitable dans ses approches bilantielles, ce
juge a-t-il les ressources de ses ambitions ? Faire le catalogue de moyens consentis
depuis une dizaine d’années à l’appui de l’entreprise, moyens humains, techniques,
notamment dans le domaine des nouvelles technologies de la communication, encore
que tout conseiller... ou président ne soit pas un cybernaute émérite, moyens matériels
en locaux, particulièrement, serait, quoique éclairant, fastidieux ici. Il en reste que la
course des besoins et des moyens demeure alimentée par l’engouement judiciaire de nos
contemporains. Une mention doit cependant être faite, de l’effort de formation et de
113
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
114
Jean-François THURIÈRE
115
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF
gouvernement ; une nouvelle jurisprudence est rarement le produit des réflexions d’un
rêveur solitaire et, ici, pas de conflit entre les chambres de la Cour de cassation... De
plus, l’épreuve de “l’a contrario” est systématiquement le banc d’essai des innovations.
Dans ces conditions, le revirement de jurisprudence demeure à consommer avec
modération, tant pis pour l’universitaire friand de sensations ! Et, au demeurant, sachant
la tactique, dite “en crabe” du juge, cette nouveauté est souvent à rechercher, un pas en
avant, deux pas en arrière, dans les non-dits des solutions contraires. Le commentaire
d’arrêt est une activité à haut risque.
Pour autant, les avancées réelles de la jurisprudence, dans l’esprit de la protection
accrue des droits de l’individu est patente, que l’on considère, par exemple,
l’effervescence actuelle autour de la théorie du retrait de l’acte administratif, selon qu’il
est, pécuniaire ou non, créateur ou non de droits, obtenu ou pas par fraude, sous la
contrainte latente du principe de confiance légitime et de sécurité des situations
juridiques.
De même, la controverse sur la vocation du juge à créer la norme contra legem est
vaine, avec ou sans sanction à la clef.
Sanction, le mot est lâché : l’accountability est un terme à la mode, car il faut rendre
compte de l’exercice de ses fonctions publiques, ce qui, au demeurant est plus ou moins
aisé, selon qu’on les remplit avec davantage de discrétion ou de zèle ; mais devant qui,
sur quels fondements, dans quelles conditions, à quel prix, s’agissant de l’acte de juger ?
D’aucuns déplorent l’absence de fait de responsabilité personnelle des magistrats,
absorbée qu’elle est par la responsabilité du service, même régénérée par un éventuel
abandon du critère de la faute lourde. Hormis le cas pathologique du magistrat
administratif relevant de poursuites disciplinaires, voire des règles statutaires
gouvernant les congés maladie, il est malaisé, et pas seulement par esprit de chapelle, de
concevoir la mise en cause directe du magistrat à travers son jugement, et même sa
gestion de l’instruction, sans complaisance coupable au plaideur ; de même, l’idée de
créer une commission des plaintes aurait eu pour premier effet de permettre aisément de
dresser un fichier des plaideurs abusifs ; je renvoie, sur ce point à un excellent article de
M. Commaret, avocat général près la Cour de cassation, dans la revue de l’ENA, paru
en 2000, qui recentre “la responsabilité-action” du juge sur sa “soumission exemplaire à
la loi commune, son intégrité et sa dignité dans toutes les circonstances de sa vie,
professionnelle ou privée, sa réserve dans l’expression publique de ses opinions”, en
espérant, par ce dernier propos, ne pas enfreindre ladite interdiction, dans son dernier
point, non sans estimer, sans le dire qu’aussi, celui qui veut faire l’ange, fait vite la bête.
“Etablir de fait toutes les garanties sociales et individuelles, pour éviter les
dissensions et les violences ; ... substituer l’ascendant des moeurs à l’ascendant des
hommes”, sentençait Saint-Just, repris en écho par Cambacérès : “La justice est la
première dette du corps social”. Il y faut donc des magistrats avertis, insensibles aux
modes, connaissant le milieu (professionnel), rassis et tranquilles dans leur démarche,
soucieux du bien public, et, en fin de compte, pas trop préoccupés d’une justification
théorique de leur légitimité.
116
Jean-François THURIÈRE
inquiète ironie, ou Sénèque, par les judicieux conseils qu’il donne à Sérénus, de
s’intéresser, sans épicurisme, mais avec stoïcisme, à la chose publique, auraient fait de
bonnes recrues dans les rangs des juges administratifs.
117
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL
UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
Henry ROUSSILLON
Professeur, Président de l’Université
Toulouse I Sciences Sociales
119
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
carrefour du juridique et du politique. Vous me direz que tout ce que l’on a dit ce matin
montre que le Juge se situe en permanence au carrefour du juridique et du politique. Pas
simplement le juge constitutionnel, mais le juge constitutionnel se situe sans doute à un
point plus névralgique dans cette espèce d’œil du cyclone, ce qui se comprend fort bien.
Je dois dire, pour que les choses soient claires, que je n’ai pas une position
“systématiquement favorable” au Conseil constitutionnel. Ce n’est pas parce que j’ai
écrit sur le Conseil constitutionnel que j’y suis favorable. Je n’ai pas non plus une
position “systématiquement hostile” au Conseil constitutionnel. Disons que je ne fais
pas partie des “gardiens du Temple”.
Les gardiens du Temple se trouvent plutôt du côté d’Aix-en-Provence avec le grand-
maître, le grand-prêtre, je veux parler du Doyen Favoreu. Actuellement, il y a une autre
église qui s’est constituée du côté de Dijon, non, en fait qui a colonisé Paris (je veux
parler du couple Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux qui prennent le relais sans doute
du Doyen Favoreu).
Il ne faudrait pas oublier non plus ce qui s’écrit du côté de Montpellier —Dominique
Rousseau m’en voudrait—.
Donc, je ne suis pas systématiquement “pour”, ni systématiquement “contre”
l’existence d’un juge constitutionnel comme le Conseil constitutionnel. Ce que je vais
essayer de vous montrer rapidement, c’est que la légitimité, puisque c’est le cœur du
sujet, du Conseil constitutionnel est de moins en moins contestée au plan institutionnel.
Au plan institutionnel, on peut dire que les critiques sont très rares aujourd’hui. Par
contre, je crois que l’on peut parler d’une légitimité fragile en ce qui concerne la
fonction de “contrôle de la loi” et à ce titre, des menaces pèsent sur le Conseil
constitutionnel. Donc je vais essayer de traiter rapidement ces deux points.
D’abord, au plan institutionnel, une légitimité de moins en moins contestée. Cela n’a
pas toujours été évident. Dans un premier point, la composition de l’organe et puis
ensuite sa procédure ont soulevé des critiques. Ces critiques, aujourd’hui, ont été, soit
réfutées, soit des réformes sont intervenues qui les rendent sans objet.
I — LA COMPOSITION DE L’ORGANE
A — La nomination des membres
Jacques Poumarède parlera de l’élection des juges, ce qui concerne notre sujet.
On a beaucoup, beaucoup écrit sur la manière dont étaient nommés les membres du
Conseil constitutionnel. Je laisse de côté le problème des membres de droit, qui est une
survivance complètement atypique et folklorique. En ce qui concerne les nominations,
proprement dites, le fait que les membres du Conseil constitutionnel soient nommés par
des autorités politiques a soulevé des critiques. On a dit que c’était d’ailleurs un facteur
de politisation du Conseil. Nous en reparlerons, je n’en suis pas vraiment persuadé. Et,
les solutions de rechanges que l’on présente parfois, c’est-à-dire la solution à
“l’allemande”, avec une élection par les deux assemblées —en Allemagne le Bundestag
et le Bundesrat— ne semblent pas constituer de manière évidente un moyen d’éviter
l’accusation de politisation. Quand on voit la manière dont sont nommés les membres
de la Cour suprême américaine, qui est une solution très compliquée avec l’intervention
de toute une série d’organes, pas simplement du Sénat américain mais également de
120
Henry ROUSSILLON
l’American Bar Association (ABA) et d’autres organismes, on ne peut pas dire que la
procédure de nomination puisse être considérée comme la solution miracle. Il n’y a pas
de solution miracle en matière de nomination des juges suprêmes.
Il est vrai que les membres du Conseil constitutionnel nommés par le Président de la
République, lorsque celui-ci est de gauche sont plutôt de gauche (de même que lorsque
le Président de l’Assemblée Nationale est plutôt de gauche ils sont plutôt de gauche)
ainsi M. J.-C. Colliard ancien chef de cabinet de F. Mitterrand, le Professeur Colliard a
été nommé par M. Fabius. Même chose lorsque le Président du Sénat, qui est
majoritairement de droite, nomme des gens plutôt à droite ou centristes, c’est évident et
incontestable.
Mais lorsque l’on a dit cela, je ne pense pas qu’on ait discrédité le mode de
nomination. D’abord, la fameuse phrase de Robert Badinter, lorsqu’il a été nommé
Président du Conseil constitutionnel, —tout le monde la connaît cette phrase, elle est
partout— il a dit à ses pairs : “N’oubliez pas que nous avons un devoir d’ingratitude vis-
à-vis de ceux qui nous ont nommés”. Et, je crois que lui-même a montré l’exemple.
Donc effectivement ce n’est pas parce que l’on a été nommé par un Président de la
République de gauche que l’on va faire, au Conseil constitutionnel, systématiquement la
part belle à la gauche ou à la droite si c’est un personnage de droite. C’est très clair.
Ceci avait très bien été perçu par un professeur —que j’ai beaucoup admiré lorsque
je l’ai eu comme professeur puis, comme collègue— je veux parler d’Olivier
Dupeyroux, qui parlait du syndrome de Becket. Le fameux “syndrome de Becket” qui
montre que, dans la fonction, on change de “couleur politique”. Il y a aussi la fameuse
phrase “un jacobin ministre n’est pas un ministre jacobin”. Vous connaissez tout ça.
Donc je crois que ce n’est pas la peine de perdre du temps à accuser les gens qui
nomment les membres du Conseil constitutionnel de nommer des gens qui sont plutôt
leurs amis politiques. Le Président Bush ou le Président Clinton ont fait la même chose
aux États-Unis. C’est partout pareil.
En Allemagne, on vous dit que la désignation par les assemblées va permettre des
choix non politiques par consensus. C’est faux ! Ce sont des choix qui se font par
négociation entre les deux grands partis politiques allemands : le SPD et la CDU. Le
politique réapparaît y compris dans des procédures d’élection par des assemblées. Alors
on peut imaginer peut-être une élection au suffrage universel direct. Pourquoi pas ?
Moi, qui suis déjà contre l’élection du Chef de l’État au suffrage universel direct, vous
imaginez que je suis contre l’élection des membres du Conseil constitutionnel au
suffrage universel direct.
C’est le premier point.
Ensuite on a dit : mais qui va-t-on nommer à ce Conseil constitutionnel ? Ce conseil
n’est pas légitime parce qu’on y nomme des gens qui ne connaissent pas le droit ! Cela a
été un des thèmes que j’ai retrouvé dans plusieurs interventions, s’agissant d’autres
juridictions : il faut que les juges soient des juristes ! Ce n’est pas sûr. D’abord si on les
faisait élire je ne vois pas pourquoi ils seraient des juristes. Vous n’avez qu’à voir dans
Lucky Luke, “Le juge” (le numéro sur le juge) Roybean n’est pas un juriste. Il ne sait
même pas tenir son Code Civil !
121
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
122
Henry ROUSSILLON
qu’on me porte le nombre de lois allemandes qui ont été déclarées inconstitutionnelles
par une saisine par un citoyen allemand, et, vous verrez qu’il en est proche de zéro.
En réalité, la justice constitutionnelle allemande est une justice qui vise à faire appel
des décisions des juges allemands mais pas des décisions du législateur allemand. Mais
ça, les Français ne le comprennent pas. On invoque à tort l’exemple allemand. Ça n’a
aucune valeur pertinente. Je crois qu’effectivement en France il y a très peu de lois qui
échappent au juge constitutionnel. Quant aux lois qui y échappent c’est qu’il y a eu un
consensus de l’ensemble de la classe politique. S’il n’y a pas tout de même un minimum
de députés, de sénateurs, pour saisir c’est que tous les autres sont d’accord. Cela peut
s’analyser comme un mode “informel” de révision de la Constitution. C’est tout au
moins ma théorie et cela mériterait plus de temps pour être développé.
2) Le déroulement de la procédure
Dans les reproches, on a dit : la procédure devant le Conseil est secrète. Elle est en
réalité de moins en moins secrète, il faut bien le dire. À l’époque de la présidence de M.
Daniel Mayer on a décidé la publication de plusieurs documents qui étaient
effectivement secrets jusque-là. Il n’y a pas d’avocats mais enfin cela pourra peut-être
venir.
Il y a également le fait du contradictoire. On a dit : “Mais il n’y a pas de
contradictoire !”.
Le président Badinter avait eu une idée qui n’a pas abouti. Le président Badinter
avait constaté que, finalement, c’est le Gouvernement qui défend la loi devant le
Conseil constitutionnel. Vous me direz, que c’est normal puisque les lois, pour
l’essentiel, sont d’origine gouvernementale. Mais c’est un peu paradoxal, vu de loin,
que la loi, œuvre du Parlement, soit défendue devant le juge constitutionnel par
l’Exécutif, par le Gouvernement. Badinter proposait donc que la Commission
parlementaire, qui avait rapporté sur la loi, soit associée à la procédure devant le juge
constitutionnel. Il pensait sans doute, de bonne foi, que c’était un cadeau fait au
Parlement. Le Parlement a dit : “on ne veut pas du tout de ça. On ne veut pas aller
devant le juge constitutionnel pour défendre la loi”. Ils avaient un argument, ils
disaient : “la commission peut être une commission spéciale, donc qui a été créée pour
cela, et par conséquent qui va disparaître immédiatement après l’adoption de la loi”. Il y
avait des arguments juridiques mais enfin cette proposition a été écartée. Ceci dit, le
contradictoire existe et le Conseil constitutionnel —on vous le dira tout à l’heure— est
très accueillant à tout document qui permet d’enrichir le débat.
On peut dire qu’aujourd’hui, aussi bien en ce qui concerne la composition de
l’organe qu’en ce qui concerne la procédure, il n’y a pas de critiques fondamentales qui
sont faites au Conseil constitutionnel et qui soient fondées. Le Conseil apparaît légitime.
Le Conseil apparaît comme une Cour de Justice. D’ailleurs il fait partie de toutes les
grandes associations de Cours constitutionnelles qui existent dans le Monde. Il y a
même une association des Cours constitutionnelles francophones. Il est reconnu, par les
autres Cours, comme étant une Cour ; ce qui est un bon signe.
II — LE PLAN FONCTIONNEL
123
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
Au plan fonctionnel, alors là, la légitimité est beaucoup plus fragile. J’ai entendu ce
matin —je ne sais plus qui le disait— qu’on s’interrogeait sur la question de savoir, si en
1971, le Conseil constitutionnel n’avait pas été un usurpateur.
Il s’était autoproclamé compétent alors que le texte de 1958 était moins clair. Je ne
peux pas traiter à fond cette question qui est une question d’histoire maintenant. Je ne
suis pas sûr qu’il ait véritablement outrepassé ses droits (que les constituants de 1958
n’y aient pas vraiment pensé, bon…). M. Lancelot dira ce qu’il en pense. Mais qu’il ait
vraiment violé la Constitution en se reconnaissant compétent pour contrôler la loi, je
n’en suis pas sûr.
Par contre, les deux menaces qui peuvent mettre en jeu sa légitimité, sont les
suivantes : d’abord, en ce qui concerne une certaine usurpation du pouvoir constituant,
mais qui est en train de se limiter (nous dirons) et puis, ensuite, la concurrence des
fameuses juridictions soit nationales, soit européennes.
A — Le Conseil constitutionnel est-il un usurpateur ?
Il le serait dans la mesure où il se reconnaîtrait un véritable pouvoir constituant. La
manière dont il a bâti le bloc de constitutionalité, ce fameux “bloc de constitutionalité”
(expression dont la paternité là non plus n’est pas sûre). Le bloc de constitutionalité a
été bâti d’une manière qui a choqué certains dans la mesure où, bien sûr, il y a de grands
textes. Des grands textes : la déclaration de 1789 confirmée et complétée, le préambule
de 1946, et puis au-delà des fameux principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, voir les principes constitutionnels, ou les objectifs de valeur
constitutionnelle, …Tout cela a laissé penser que le Conseil constitutionnel allait trop
loin. En réalité, actuellement, il fait preuve d’une modération et il fait très attention. Il
est très rare qu’il reconnaisse de nouveaux principes de ce type.
Par contre, on constate que se développe dans le droit (et pas simplement dans le
droit constitutionnel) une théorie qui est la théorie de l’interprétation, fondée sur
l’herméneutique allemande —née de l’interprétation de la Bible— également sur la
théorie du “droit vivant” italienne, et tout ce courant de pensées avec des gens —comme
Michel Troper, en France, et d’autres, Olivier Cayla…— fait que on en arrive à l’idée
qu’un texte ne veut rien dire et que par conséquent la Constitution ne veut rien dire.
Tant que le Conseil constitutionnel ne vous a pas dit ce que signifiait la Constitution on
ne sait pas ce qu’elle veut dire. Dans le document, en fin de l’article que j’avais écrit en
2001, le passage d’O. Cayla le montre —je ne vous le lis pas parce qu’il est un peu
difficile à comprendre, faites vous plaisir avant de vous endormir, lisez-le…— il
termine en disant : “finalement appelons un chat un chat” mais moi, je vous le dis il
fallait l’appeler “chat” beaucoup plus tôt.
Donc la théorie de l’interprétation c’est cela : un texte n’a pas de sens
programmatique avant que le juge ne vous ait dit ce qu’il veut dire.
Alors, je suis très sévère là-dessus et je pense qu’on est au cœur du problème de la
légitimité. Un juge, quel qu’il soit, pas seulement le juge constitutionnel, s’il se permet
de tenir ce discours fait faire un bon en arrière à la démocratie de plusieurs millénaires,
pour une raison très simple —et d’ailleurs, Jacques Krynen en parlait ce matin, dans son
rapport—. La démocratie est très simple à définir, c’est le système politique qui a été mis
124
Henry ROUSSILLON
en place dans la Grèce antique, qui à la suite d’une évolution part de la caverne (on part
de la caverne avec le sorcier qui est celui qui sait, qui connaît le droit et qui en grande
partie élabore ce droit) et puis, ensuite, ce sera le prêtre. Là on retombe sur l’expression
qu’avait utilisée le Président Raibaut “les prêtres de la justice”, il avait parlé des prêtres
de la justice et de la “caricature juridique”. Les prêtres ensuite sont devenus les maîtres
de la connaissance du droit et de l’élaboration du droit.
La démocratie n’apparaît que lorsque le droit va se fabriquer sur la place publique,
sur l’agora, et sera connu de tout le monde. Chaque fois que le droit est enfermé dans le
secret du juge, c’est un retour en arrière auquel nous assistons. Il ne faut pas se faire
d’illusions, on peut avoir de la démocratie plein la bouche mais, si on dit : “le droit,
vous verrez bien ce que c’est lorsqu’on vous l’appliquera”, et bien ce n’est pas de la
démocratie, on ne vit pas en démocratie.
La démocratie suppose la connaissance préalable d’un cadre juridique dans lequel
on agit. Si vous ne le connaissez pas à l’avance, si on ne vous le dit qu’après, c’est que
vous n’êtes pas en démocratie. Donc, je me méfie beaucoup de ces théories de
l’interprétation que l’on peut justifier si on n’est pas démocrate.
À côté de cela, il y avait une menace qui pesait sur le Conseil constitutionnel ;
c’était que le Conseil constitutionnel se reconnaisse gardien d’une supra-
constitutionnalité. Ça aussi, c’est un très vaste débat. Est-ce qu’il existe des normes
supra-constitutionnelles ? Est-ce que le juge constitutionnel peut contrôler la révision de
la Constitution ?
On en est arrivé à des aberrations de ce type : le Conseil constitutionnel peut
empêcher que l’on révise la Constitution. Au nom de quoi ? Au nom de la
Constitution ? Non, puisqu’on la révise il ne peut pas empêcher “au nom de la
Constitution” ; donc ça ne pouvait être qu’au nom d’une supra-constitutionnalité, c’est-
à-dire d’un droit naturel réinventé et honteux d’ailleurs, O. Pfersmann l’a très bien dit.
Un droit honteux qui ne se proclame pas comme droit naturel. Heureusement,
Maastricht II et la dernière décision du 26 mars 2003 ont montré que le Conseil
constitutionnel était conscient du danger et qu’il refusait de contrôler la révision de la
Constitution. Ça c’est un point qui est positif, à mon avis, dans l’affirmation de la
légitimité du juge constitutionnel français.
B — L’usurpation du pouvoir législatif
Ce sont les fameuses réserves d’interprétation.
Ce n’est pas supportable. Il n’est pas supportable que le Conseil constitutionnel
réécrive les lois actuellement sous couvert de “réserve d’interprétation”. La caricature
en a été la loi sur le Pacs. Le Conseil constitutionnel réécrit la loi. Les réserves
d’interprétation sont nées dans le contexte américain, c’est-à-dire dans un système de
contrôle par voie d’exception. C’est-à-dire : lorsqu’on va contrôler des lois qui ont peut-
être 50 ans ou 60 ans, qu’à ce moment-là on cherche à sauver la loi en la réinterprétant,
pourquoi pas, parce qu’elle est très ancienne. Le Conseil constitutionnel a cet avantage
énorme d’intervenir rapidement dans un délai d’un mois, la loi est chaude encore, elle
n’a pas eu le temps de se refroidir. Si le Conseil constitutionnel considère que la loi
125
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
126
LA LÉGITIMATION DU JUGE
CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE
Alain LANCELOT
Professeur émérite des Universités
Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Paris
Ancien membre du Conseil constitutionnel
Devant prendre la parole le dernier de cet après-midi, après qu’aient été évoqués les
grands cygnes qui siègent à la Cour de cassation et au Conseil d’État dont la légitimité
historique n’est pas véritablement remise en question, je m’étais préparé à tenir le rôle
du vilain petit canard.
Mais, en écoutant le Président Roussillon, je me suis rendu compte que j’avais
encore été trop présomptueux. Je n’ai plus l’impression d’être ce petit canard, qui attire
au moins la sympathie des petits enfants, mais la pauvre grenouille que l’on décérébrait
jadis dans les travaux pratiques de sciences naturelles au lycée pour mieux faire
apparaître ses réflexes à coups de décharges d’électricité.
Et chacun d’entre vous a pu voir comme je tressautais sous le scalpel ou l’électrode
du Président Roussillon.
Hélas, j’aurais tant voulu faire bonne figure et que le Conseil constitutionnel fît
bonne figure avec moi ! Mais je ne me faisais guère d’illusion, je sais que le dernier
arrivé doit être modeste et montrer patte blanche pour être admis et reconnu dans la
classe des grands.
C’est tout ce que je veux essayer de faire devant vous en montrant qu’en dépit de
son jeune âge —il a vingt-deux ans de moins que moi— le juge constitutionnel a quand
même quelques titres à revendiquer sa légitimité.
On ne se contentera certes pas de noter que ses décisions ont toujours été
scrupuleusement respectées. Car la légitimité ne se mesure pas à l’obéissance à
l’autorité. Vous vous rappelez sans doute le mot “piquant” de Bonaparte : “on peut tout
faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus”.
Or c’est bien d’asseoir le pouvoir qu’il est question quand on parle de légitimité. Car
celle-ci se mesure à l’adhésion à la contrainte nécessaire.
Les membres du Conseil constitutionnel sont-ils légitimes à cette aune ?
Leurs décisions sont très contraignantes aux termes de l’article 62 de la Constitution
qui stipule : “Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun
recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles”. Vous noterez qu’ici le petit canard commence à relever la tête.
Le Conseil est donc l’équivalent en dignité d’une Cour suprême, dans son ordre de
compétence. Et je crois qu’on peut reconnaître honnêtement que ses décisions ne sont
pas seulement suivies mais acceptées, une fois retombée une émotion inévitable puisque
ces décisions interviennent “à chaud” quelques semaines seulement après le débat
parlementaire et le vote sur la loi déférée.
127
LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE
Cette constatation n’est sans doute pas suffisante puisqu’on parle toujours dans
certains milieux de réformer le Conseil pour renforcer sa légitimité. Et puisque l’on
parle ce soir de la légitimité du juge constitutionnel, considérons principalement les
critiques qui portent sur la légitimité des membres du Conseil et notamment sur leur
mode de désignation. L’ennui —pour les critiques mais pas pour le vilain petit canard
qui s’amuse d’un rien— c’est que les critiques et les projets de réforme sont
contradictoires.
Les uns considèrent que les membres du Conseil manquent de légitimité politique et
qu’ils devraient procéder plus directement du suffrage universel en étant soit élus, soit
investis par le Parlement, si possible à une majorité qualifiée. Cette proposition renoue
avec la tradition française de l’absolutisme parlementaire auquel a mis fin la
“démocratie constitutionnelle” en proclamant la valeur supra-majoritaire des droits et
des principes constitutionnels, ce que le Conseil a clairement énoncé en affirmant en
1985 que “la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la
Constitution”.
Les autres réformateurs trouvent au contraire que le juge constitutionnel est trop
politique et ils voudraient qu’il soit principalement choisi en fonction de sa compétence
juridique.
Pour ma part je dois reconnaître que je trouvais un peu baroque le mode de
désignation des membres du Conseil... jusqu’à ce que j’y sois nommé. Pas seulement
parce qu’il montrait par-là sa grande pertinence, mais, plus sérieusement, parce que j’ai
pris conscience au Conseil que celui-ci tirait l’essentiel de sa légitimité du panachage
subtil, dans sa composition, de l’expérience politique et de la compétence juridique.
Un panachage qui s’établit librement en fonction des préférences du moment de telle
ou telle autorité de nomination, mais qui finit par créer un mixte très bien dosé dont on
apprécie parfaitement l’importance quand on siège au Conseil.
Les anciens hommes politiques travaillent aisément et heureusement avec des
spécialistes du droit, d’autant mieux d’ailleurs que beaucoup d’entre eux cumulent les
deux qualités. Si je recense les membres qui ont siégé au Conseil en même temps que
moi, je compte :
— 5 anciens magistrats,
— 4 professeurs,
— 4 anciens membres du Conseil d’État,
— 3 avocats,
— et, un ancien secrétaire général de l’Assemblée nationale, spécialiste éminent
du droit parlementaire.
Mais je compte aussi
— 7 anciens ministres,
— 6 anciens parlementaires,
— et 7 anciens membres de cabinets ministériels ou présidentiels.
En vérité, compte tenu des doubles comptes de juristes et de politiques ayant occupé
successivement plusieurs fonctions dans un ordre et dans l’autre, l’équilibre numérique
et l’interpénétration culturelle sont très heureusement assurés.
128
Alain LANCELOT
129
LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE
Cette légitimité est collégiale. Et elle est encore renforcée quand les décisions sont
prises à l’unanimité, ce qui arrive bien plus souvent qu’on ne le croit. Le travail en
séance ne consiste pas seulement à préciser, renforcer, voire corriger l’argumentation du
membre rapporteur et le projet de décision qui l’exprime. Une part au moins aussi
importante du travail consiste à dégager le compromis acceptable par le plus grand
nombre de membres au moindre coût du point de vue de la netteté et de la portée de la
décision. Ce compromis intègre la pluralité des personnalités, des expériences et des
opinions des neuf membres. Il contribue donc beaucoup à désamorcer la critique
d’unilatéralité ou de partialité sur la base des orientations partisanes des membres du
Conseil présumées à partir de celles des autorités qui les ont nommés.
La prise de conscience de la nécessité de ce compromis n’est pas immédiate. Elle
résulte d’un processus d’apprentissage, ou, mieux, de socialisation, au sein du Conseil.
Socialisation particulièrement intense au cours des trois ou quatre mois où les nouveaux
entrants sont traditionnellement exonérés de la charge d’un rapport et où ils apprennent
in vivo les règles du jeu. Mais il faut bien douze à dix-huit mois pour saisir la logique et
la légitimité du jugement “bien tempéré”. Cela se fait d’abord en séance : tant sous
l’influence des membres les plus anciens et du secrétaire général (qui transmettent les
traditions, freinent les ardeurs intempestives visant à renverser la jurisprudence et
rappellent la nécessité d’un minimum de sécurité juridique) qu’à l’occasion des
rencontres avec les défenseurs de la loi déférée, lors de la phase contradictoire de la
préparation des rapports. Cela se fait ensuite et surtout en séance sous l’influence
particulière du président —les deux sous lesquels j’ai eu l’honneur de siéger— Roland
Dumas et Yves Guéna, déployant les mêmes efforts pour construire la majorité la plus
large possible à défaut d’une unanimité —et du secrétaire général— j’en ai également
connu deux —Olivier Schrameck et Jean-Eric Schoettl— dont la compétence et la
responsabilité étaient aussi exemplaires.
Qu’est, au fond, cet apprentissage sinon l’apprentissage de la sagesse dont on crédite
couramment les “neuf sages de la République” ?
La modération n’est certes pas une fin en soi. Si elle écarte le grief de politisation
illégitime, elle pourrait nourrir celui d’une illégitimité par pusillanimité et déni de
justice. Mais je crois sincèrement que ce grief n’est pas plus fondé que le précédent.
Décision après décision, le Conseil constitutionnel a construit une jurisprudence
cumulative d’une très grande richesse. Si cette jurisprudence n’est pas immuable, elle
évolue à un rythme raisonnable, sans trop d’à-coups, en préparant progressivement les
interlocuteurs du Conseil par des réserves de plus en plus affirmées jusqu’à la censure
qui marque le tournant ou l’affirmation d’un nouvel objectif à valeur constitutionnelle,
voire d’un nouveau principe fondamental. En outre et surtout, cette jurisprudence joue
un rôle de plus en plus important de dissuasion : le législateur, qui est le plus souvent le
Gouvernement, a pris l’habitude d’intégrer régulièrement le “risque constitutionnel”
dans la rédaction de ses projets. Si bien que le Conseil affirme sa légitimité par le seul
fait qu’il existe, en empêchant, par la crainte qu’il inspire, la conception de textes
inconstitutionnels autant et plus qu’en censurant des inconstitutionnalités avérées.
Ne dit-on pas que la peur du gendarme est le commencement de la sagesse ?
Si tel est bien le cas ici, le régulateur constitutionnel contribue doublement, en
amont et en aval de la législation, à entretenir le cercle vertueux de la sagesse au cœur
130
Alain LANCELOT
de la démocratie française. Cela vaut bien à mon avis qu’on ne doute pas
systématiquement de sa légitimité.
131
IIIe PARTIE
C’est dans ces termes pompeux, de mise à l’époque, que Léon Bourgeois s’était
adressé au “Comité de Juristes” de la Société des Nations chargé, en 1920, de rédiger le
statut de la première juridiction internationale permanente, la Cour Permanente de
Justice internationale.
La société internationale possède une juridiction qualifiée par la Charte de l’ONU
“d’organe judiciaire principal des Nations unies”, qui siège à La Haye, dont la mission
est de résoudre des contentieux entre États et, par conséquent, de dire le droit. Puisque
les États sont souverains, il faut qu’ils consentent explicitement à faire régler leurs
différends par un tiers chargé de rendre un arrêt obligatoire. Ce qui est une perspective
totalement différente de celle du droit interne. Une des singularités du droit
international, c’est en effet le consentement à la justiciabilité. Cela n’empêche pas que
la question : “qui sont les juges ?” soit aussi fondamentale que dans les autres domaines.
La Cour de La Haye a moins de cent ans. C’est une juridiction relativement jeune
car l’idée de se soumettre au juge n’est pas inhérente à la société internationale. Durant
la seconde moitié du XIXe siècle, on avait créé l’arbitrage moderne, auquel les
Conférences de La Haye (1899 et 1907) ont donné un nouvel essor. La première
organisation internationale chargée de “garantir la paix et la sûreté” et de “faire régner
la justice” apparaît en 1919. Le Comité de Juristes, cité plus haut, a rédigé le statut de la
première Cour. Le texte est entré en vigueur le 10 septembre 1921. Et le premier arrêt a
été rendu moins de deux années plus tard, le 17 août 1923, pour dire le droit sur une
clause du traité de Versailles dans un contentieux opposant la France et l’Angleterre à
l’Allemagne (affaire du navire Wimbledon concernant l’internationalisation du canal de
Kiel, situé entièrement en Allemagne).
Pour servir ces justiciables si particuliers que sont les États (ou donner des avis
juridiques aux organisations internationales), il faut des juges élus par eux, mais
indirectement à travers le filtre de l’organisation internationale.
Avant même de créer une telle juridiction, il fallait résoudre le problème de
désignation des juges par des puissances d’importance diverse. Au début du XXe siècle,
même si la diversité des États était moindre qu’aujourd’hui, le débat avait d’emblée été
135
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DES JUGES ÉLUS DEPUIS L’ORIGINE
houleux entre les grandes puissances de l’époque exigeant un siège permanent et les
autres, militant pour une stricte égalité : chaque État devait pouvoir désigner un juge.
Ceci peut expliquer que le Pacte de la SDN n’avait pas prévu d’intégrer une Cour. On
s’en est occupé juste après, en réglant en particulier l’épineux problème de la
composition de la juridiction et donc le mode de désignation des juges.
La Charte de l’ONU, quant à elle, ne consacre que cinq articles (sur 111) à la Cour
internationale de Justice. Les principales questions, parmi lesquelles la désignation des
juges, sont réglées par le texte annexé à la Charte, le Statut de la Cour. La Charte
prévoit (art. 92) que ce Statut lui est annexé et qu’il en fait partie intégrante.
Dans le Statut de la Cour, la désignation et le statut des juges occupent 22 articles
sur 70. Les membres de l’ONU sont ipso facto parties au Statut. Quant aux non-
membres (assez nombreux pendant les trois premières décennies de son existence), ils
pouvaient sur leur demande, devenir parties au Statut sans avoir à passer par la
procédure parfois compliquée de l’admission à l’ONU ; plusieurs États qui souhaitaient
pouvoir faire régler leurs contentieux par la Cour sont ainsi devenus parties au texte
régissant son fonctionnement. La Suisse, le Liechtenstein, la R.F.A. ont procédé ainsi, à
des époques où ils n’étaient pas membres de l’Organisation, pour régler des contentieux
aussi divers que les critères de la nationalité (des personnes physiques ou des sociétés
commerciales) ou la question des méthodes de délimitation du plateau continental.
Si des États qui n’étaient pas encore membres de l’ONU ont cherché la solution de
leurs différends auprès de l’organe judiciaire principal de l’institution, c’est que ses
juges élus sont dotés de la plus grande légitimité, une légitimité qui provient à la fois de
leur mode de désignation et de leur statut.
136
Pierre-Marie MARTIN
nombreux candidats. Ceux qui sont élus obtiennent d’emblée de larges majorités à la
fois au Conseil de Sécurité (cinq membres permanents et dix élus tous les deux ans) et à
l’Assemblée générale. (Celle-ci est passée de 51 membres à l’origine à 191 en 2003 : les
majorités sont donc respectivement de 8 et de 96). La tendance récente c’est qu’au cas
où l’on se dirigerait vers une égalité de voix, le candidat qui a obtenu le plus de voix à
l’Assemblée générale a la préséance (d’ailleurs, comme on a le sens des symboles, on
ne compte pas les votes au Conseil de Sécurité tant qu’on n’a pas les résultats de
l’Assemblée). En réalité, les États se concertent par voie de diplomatie discrète. Comme
elle est discrète, il n’est pas question dans dire davantage. Si ce n’est que ce dernier
élément ne fait pas problème car le Statut de la Cour assure aux juges leur légitimité.
137
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DES JUGES ÉLUS DEPUIS L’ORIGINE
Les juges ont pour eux la durée, depuis l’origine. Élus pour neuf ans, ils sont
souvent renouvelés. Il n’est pas rare qu’un juge accomplisse deux mandats de neuf
années. Jules Basdevant a siégé de 1946 à 1964. André Gros de 1964 à 1984. Abdal-
Hamad Badawi de 1946 à 1965. Mohamed Bedjaoui de 1982 à 2002. Stephen Schwebel
de 1981 à 2000. Enfin pour une longévité maximale, observons le cas de Manfred
Lachs, juge de 1967 à 1993 et de Shigeru Oda qui fut juge de 1976 à 2003. Une si
longue fréquentation du même prétoire de La Haye rend une jurisprudence possible
entre des personnalités diverses dans des affaires totalement différentes.
Les juges ne sont pas révocables.
Selon l’article 18.1 du Statut, “Les membres de la Cour ne peuvent être relevés de
leurs fonctions que si, au jugement unanime des autres membres, ils ont cessé de
répondre aux conditions requises”. Cette occasion ne s’est jamais présentée.
Un aspect moins miraculeux doit cependant être signalé. On observe qu’il est assez
rare qu’un juge vote contre la thèse défendue par l’État dont il a la nationalité, lorsqu’il
arrive que celui-ci se trouve dans le cas de faire valoir ses thèses à La Haye. La pratique
des opinions individuelles ou dissidentes offre des possibilités d’exutoire remarquables.
Et parfois jusqu’à la caricature : lors de l’arrêt du 26 juin 1986, Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a donné tort aux États-Unis par
quatorze voix contre une dans un arrêt de 150 pages ; mais l’opinion dissidente jointe à
la décision par le juge Stephen Schwebel est longue de 268 pages !
Alors qu’on parle de manière récurrente d’une réforme de l’Assemblée générale ou
du Conseil de Sécurité, aucune proposition de ce genre n’existe pour la Cour ce qui est
signe de satisfaction. La légitimité des juges n’est pas et n’a jamais été contestée.
On peut d’ailleurs se demander —et poser la question consiste en partie à y
répondre— si un juge auquel on recourt uniquement lorsqu’on donne son consentement
n’est pas, du même coup, doté d’une légitimité spécifique. Et ceci pour une raison
simple : les États sont toujours libres de régler leurs différends par tous moyens
pacifiques à leur convenance (article 33 de la Charte). S’ils vont devant le juge, ce n’est
pas sans raison. C’est parce qu’ils en attendent la meilleure réponse possible en droit.
138
Pierre-Marie MARTIN
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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GUILLAUME G., La Cour internationale de Justice à l’aube du XXIe siècle, le regard d’un juge,
Pedone, 2003.
LACHS M., “A Few Thoughts on the Independance of Judges in the International Court of
Justice”, Columbia Journal of Transnational Law, 1987, p. 593-600.
SCHWARZENBERGER G., “The Judicial corps of the I.C.J.”, Yearbook of World Affairs, 1982,
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VALENCIA-OSPINA, “Le droit et son interprète”, Guy Ladreit de Lacharrière et la politique
juridique extérieure, Pedone, 1989, p. 381-393.
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L’INTERNATIONALISATION
DE LA JUSTICE PÉNALE
Maître Françoise MATHE
Avocate
Vice-Présidente d’Avocats Sans Frontières - France
141
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE
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Françoise MATHE
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L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE
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Françoise MATHE
interrompt le génocide, commet par ailleurs des faits qui, quoique d’une gavité
incomparablement moindre, pourraient être cependant qualifiés de “crimes de guerre”.
Le fait que Mme Del Ponte ait envisagé de poursuivre ces crimes qui rentraient dans la
compétence ratione tempore, materiae et loci du tribunal, a entraîné une crise majeure
avec le Gouvernement rwandais dont dépend, la possibilité matérielle de poursuivre
l’activité du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. la légitimité est organique,
elle est politique, elle est fonctionnelle ensuite.
Troisième point, la légitimité fonctionnelle. Les difficultés de mise en place des
Tribunaux ad hoc ont également nui à la légitimité de ces juridictions.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda n’a pas réussi à juger plus de douze
personnes —dont quatre encore en instance d’appel— pendant les sept premières années
de son activité. Il est extrêmement dispendieux. La défense y a commis des bévues qui
sont pointées avec sévérité dans des rapports d’organisations internationales, de même
d’ailleurs que l’accusation et le Greffe.
Ces dysfonctionnements administratifs, financiers ont nui à la légitimité surtout du
TPIR. Le TPY a fonctionné et fonctionne mieux. Mais en toute hypothèse, on reproche
à ces juridictions leur coût colossal et leur faible “productivité” en terme de flux
judiciaire.
145
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE
Sa “légitimité politique” est à venir, elle n’est pas limitée par des restrictions de
compétence (à l’exception de celles résultant du nombre d’États-parties et de sa non
rétroactivité). Elle va dépendre des dossiers qui vont êtres instruits et de la manière dont
ils le seront.
146
Françoise MATHE
147
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE
C’est sur ce fondement-là qu’ont été engagées la plupart des poursuites en France
contre des auteurs de crimes contre l’humanité. Contre des auteurs d’actes de tortures
commis à l’étranger : le père Muniescshiaka (le fondement juridique a été modifié
devant la Cour de cassation en raison de l’entrée en vigueur de la loi d’application en
droit interne des Tribunaux pénaux internationaux, mais à l’origine c’était sur la base de
la convention contre la torture), le mauritanien Ali Oulddha, le Général Pinochet, et,
sous certaines réserves, contre des chefs d’États étrangers notamment. Des limites
s’instaurent cependant.
Cette compétence, dans certains pays, s’est étendue de manière problématique, en
Belgique par exemple et cela a entraîné des retours en arrière.
Cela pose à nouveau le problème de la légitimité : la Belgique s’était donné une loi
qui permettait à ses juges de juger les crimes contre l’humanité ou de torture commis
dans n’importe quel pays du monde, sans qu’il y ait le moindre lien de rattachement
territorial, de la présence de l’auteur ou de la victime sur son territoire. Là se posait le
problème de la légitimité. Car, indépendamment du problème pratique que cela posait à
la justice belge, qui se retrouvait avec des plaintes venues de la planète entière, parce
que la nouvelle s’était répandue dans la société civile internationale qui est un acteur
majeur, indépendamment du problème logistique se posait un problème de légitimité
politique.
Quelle est la légitimité de l’État belge, à travers ses magistrats, à juger tous les
crimes contre l’humanité commis sur la planète, indépendamment de la résidence de
l’auteur ou de la victime sur son territoire ?
Cela a conduit la Belgique à prendre, à l’inverse, une loi qui est récessive. Elle était
dans l’avant-garde et elle est désormais à l’arrière-garde puisqu’elle soumet la poursuite
à l’accord du Ministère des Affaires Étrangères. Ce qui instaure un véritable contrôle
politique, alors qu’il était si simple de maintenir un critère de territorialité à travers la
présence de l’auteur. Car le fondement de la compétence universelle consiste à dire aux
criminels contre l’humanité : “vous n’aurez nulle part de refuge, les victimes ont un
droit sur vous et vous n’aurez nulle part de refuge !”
Le problème de la légitimité s’est posé à nouveau à la Belgique parce que cet
activisme judiciaire était politiquement problématique.
Enfin, des juridictions pénales mixtes ont été mises en place dans des pays ayant
connu des situations de conflit au cours desquels des crimes internationaux avaient été
commis et où la communauté internationale était intervenue.
C’est notamment le cas au Kosovo et au Sierra Leone où des juges internationaux
siègent aux côtés de magistrats locaux, précisement, là encore parce que la proximité
sociale ou ethnique ou nationale des juges locaux avec les auteurs ou les victimes de ces
crimes fait peser un hypothèque sur leur légitimité que vient compenser la présence de
juges internationaux supposés rétablir l’équilibre et l’impartialité.
Pour en finir, je reviendrai, parce que je ne vous en ai pas parlé jusqu’à présent, à
nous et quand je dis “nous” c’est des avocats que je parle. Je suis très heureuse d’être ici
parce que j’ai remarqué que la défense était “la grande oubliée” des colloques, des
séminaires sur la justice et parfois même des conférences préparatoires de traités
internationaux… Probablement parce que nous sommes un petit peu individualistes,
148
Françoise MATHE
nous n’avons pas toujours très bon caractère, nous ne nous insérons pas toujours très
bien dans les institutions. Cette absence de la défense se note également dans la création
de ces juridictions.
La Cour Pénale Internationale est un magnifique instrument, elle a été créée par des
gens de bonne volonté à peu près dépourvus d’arrières-pensées. Une fois que le statut a
été conçu et qu’on en a été au règlement de procédure et de preuve, on s’est aperçu
qu’on avait oublié le Barreau. Rien que cela ! On avait oublié le Barreau ! On avait créé
un Parquet, on avait créé un Greffe (et le Greffe dans les juridictions internationales
c’est beaucoup plus que le greffier du TGI, il est à égalité avec le Président de la
juridiction en termes diplomatiques. Il a des fonctions très étendues et remplit des
fonctions qui sont, en France, remplies par les Présidents, les Chefs de juridictions
notamment en terme de gestion et d’administration de la juridiction).
On avait oublié la défense au point de considérer naturel qu’elle soit administrée par
le Greffe, ce qui est quand même problématique en termes d’indépendance.
J’ai le souvenir des discussions d’Avocats Sans Frontières avec la Délégation
française à la Commission préparatoire du règlement de procédure et de preuve, pour
les convaincre que c’était important et encore possible à ce stade d’essayer de mettre en
place une institution qui ressemblerait à un Barreau, mais avec cette difficulté que ce
n’était pas prévu par le statut et donc ne pouvait être créé comme institution autonome
par le RPP.
À l’initiative de la collectivité internationale des avocats s’est créé à Berlin au mois
de juin 2003, le Barreau Pénal International dont on espère bien qu’il sera un jour
reconnu comme institution autonome par l’Assemblée des États-parties.
Nous avons manqué le coche au mois de septembre pour des raisons assez
compliquées, que M. Soulez-Larivière a tenté d’expliquer, quoiqu’en temes un peu
polémiques, dans un article paru dans le Monde la semaine du 20 octobre 2003. Nous
espérons que nous ne le manquerons pas à la prochaine assemblée des États-parties, en
novembre 2004. C’est important parce que la défense, devant toutes les juridictions, est
un élément indispensable à la légitimité de la juridiction. Le juge n’a pas de légitimité
s’il n’y a pas d’avocat, s’il n’est pas confronté à la présence des parties convenablement
médiatisées à travers un représentant techniquement compétent et indépendant de la
juridiction.
L’indépendance de l’avocat, sa compétence et ses moyens d’actions sont un élément
fondamental de la légitimité fonctionnelle de toutes les juridictions devant lesquelles il
garantit l’équité du procès.
Je crois qu’à cet égard le développement d’institutions internationales d’avocats, un
jour le Barreau Pénal International, mais d’ores et déjà les institutions professionnelles
qui se sont créées de façon internationale, dont Avocats Sans Frontière fait partie, sont
des points clés, des éléments clés de la “légitimité du juge international”.
149
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
Joël MOLINIER
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
Directeur de l’IREDE CNRS-FRE 2750
Par “juge communautaire” on entendra ici, dans une approche organique, la Cour de
justice et le Tribunal de première instance des Communautés européennes, alors même
que les juges nationaux des États membres de l’Union européenne ont pu être qualifiés,
dans une approche fonctionnelle, de “juges communautaires de droit commun” (par
exemple par la Cour de justice elle-même, dans son rapport sur l’application du traité
UE1). Il convient en effet de rappeler que les tribunaux des États sont juges de droit
commun du contentieux communautaire —défini au sens large comme l’ensemble des
litiges dans lesquels une norme de source communautaire est invoquée— tout en
conservant leur seule qualité de juges nationaux. Mais, s’agissant de légitimité, il est
clair que seule celle qui est propre aux institutions juridictionnelles de l’Union entre
dans le cadre de cette étude : la légitimité du juge national, en tant qu’il applique la
norme communautaire, n’est pas ici en cause.
Encore faut-il s’interroger sur l’existence d’un possible questionnement de la
légitimité propre à l’institution judiciaire de l’Union. En effet la Cour de justice et le
Tribunal de première instance figurent parmi les institutions des Communautés ; la
légitimité de ces dernières, qui trouve son fondement dans des traités qui ont toujours
été conclus et ratifiés à l’unanimité de leurs États membres, ne peut que bénéficier aux
institutions dont elles sont dotées. En d’autres termes, et pour parler simple, la légitimité
de la Communauté européenne —ou, plus largement, de l’Union européenne— emporte
la reconnaissance de la légitimité de la Cour et du Tribunal, entre autres institutions
européennes.
Et cependant, force est de constater qu’une mise en cause de la légitimité du juge
communautaire a pu se faire jour et à l’occasion s’exprimer. Quels en sont les auteurs ?
De prime abord il convient d’écarter les États membres puisqu’ils sont, par les traités
qu’ils ont conclus et ratifiés, à la source de la légitimité du juge. Ils seraient donc
malvenus de contester ensuite celle-ci. L’hypothèse ne peut cependant être exclue que le
juge s’empare des traités pour leur faire dire ce que les États n’y ont pas mis ou laissent
de côté les traités pour mettre en œuvre d’autres normes que celles y figurant. La
réaction des États serait alors elle-même légitime.
Surtout, et au-delà de l’hypothèse qui vient d’être évoquée, il est nécessaire de
garder à l’esprit que les auteurs potentiels de critiques ou d’attaques à l’égard du juge
communautaire sont bien plus nombreux aujourd’hui qu’autrefois. Peut-être pourrait-
on, en schématisant et en forçant quelque peu le trait, distinguer à cet égard deux
périodes. Tout d’abord celle qui couvre les années 1960 et 1970 pour s’achever, au
1
Rapport en vue de la conférence intergouvernementale qui devait aboutir à la signature du Traité
d’Amsterdam, mai 1995, § 15.
151
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
milieu des années 1980, avec la conclusion de l’Acte unique européen : à cette époque
la jurisprudence communautaire est l’affaire d’un relativement petit nombre
“d’experts”, très généralement acquis au processus d’intégration européenne et faisant
preuve de révérence à l’égard de la Cour de justice : l’idée même d’une mise en cause
de la légitimité de celle-ci ne peut que leur être complètement étrangère. Puis, à partir
du “tournant” des années 1980 et jusqu’à nos jours, un nombre croissant de juristes —
magistrats, praticiens, universitaires— non spécialistes du droit communautaire, en
découvrent les effets dans leur domaine de compétence, au fur et à mesure que la norme
de source communautaire vient progressivement irriguer pratiquement tous les champs
du droit. De surcroît, parmi les personnes, au nombre désormais très élevé, concernées
par la norme communautaire, il est statistiquement inévitable qu’une part soit dotée
d’une “sensibilité” européenne faible voire inexistante.
Le questionnement de la légitimité du juge communautaire a donc toutes chances de
se manifester. Encore faut-il que la Cour de justice ou le Tribunal de première instance,
par leur composition ou par leurs décisions, donnent matière à contestation. À cet égard
trois éventuelles explications de ce questionnement paraissent pouvoir être avancées,
tenant, la première au mode de désignation, estimé insuffisamment démocratique, des
juges communautaires (I), les deux autres au comportement de ces derniers, auquel il a
pu être reproché de faire preuve tout à la fois “d’unilatéralisme” (II) et “d’activisme”
(III).
152
Joël MOLINIER
même si celle-ci, à la différence de celle dont jouit le Parlement, est seulement indirecte
ou dérivée.
Pareille légitimité démocratique indirecte ou dérivée paraît pouvoir être reconnue
aux membres de la Cour de justice et du Tribunal de première instance puisque juges et
avocats généraux sont depuis l’origine nommés d’un commun accord des
gouvernements des États membres (ce qui, on l’a vu, était le mode de désignation des
membres de la Commission avant l’entrée en vigueur du traité de Nice, sous réserve de
l’absence pour la Cour et le Tribunal, d’intervention du Parlement dans la désignation
de leurs membres). Si la procédure de nomination actuelle des membres des juridictions
communautaires peut être critiquée, c’est sous un autre angle, celui d’une dépendance
par rapport à des procédures purement nationales qui sont auparavant mises en œuvre
pour “sélectionner” les noms des personnes qui seront proposées par leur gouvernement
pour occuper les fonctions de juge ou d’avocat général, procédures qui, il faut bien le
reconnaître, sont, dans nombre d’Etats membres, y compris la France, totalement
dépourvues de transparence.
Le projet de Constitution de l’Union élaboré par la Convention européenne et en
cours de négociation dans le cadre de l’actuelle conférence intergouvernementale
innove non pas en prévoyant l’intervention du Parlement, comme c’est le cas de la
Commission, dans la désignation des membres des juridictions communautaires mais en
instituant une procédure consultative préalable à la décision, aux modalités inchangées,
de nomination des juges et avocats généraux.
L’article III-260 du projet dispose en effet que “les juges et les avocats généraux de
la Cour de justice européenne [nouvelle appellation de la CJCE], choisis parmi des
personnalités offrant toutes garanties d’indépendance et qui réunissent les conditions
requises pour l’exercice, dans leurs pays respectifs, des plus hautes fonctions
juridictionnelles, ou qui sont des jurisconsultes possédant des compétences notoires”
[formule reprise à l’identique du texte du traité CE], sont nommés d’un commun accord
par les gouvernements des États membres, après consultation du comité prévu à
l’article III-262”.
L’article III-261 dispose : “Les membres du Tribunal de grande instance sont
choisis parmi les personnes offrant toutes garanties d’indépendance et possédant la
capacité requise pour l’exercice de hautes fonctions juridictionnelles [là aussi reprise à
l’identique de la rédaction en vigueur]. Ils sont nommés d’un commun accord par les
gouvernements des États membres, après consultation du comité prévu à l’article III-
262”.
L’article III-262, auquel il est ainsi renvoyé, dispose —et là est la nouveauté—
“qu’un comité est institué afin de donner un avis sur l’adéquation des candidats à
l’exercice des fonctions de juge et d’avocat général de la Cour de justice européenne et
du Tribunal de grande instance préalablement à la décision des gouvernements des
États membres conformément aux articles III-260 et III-261. Le comité est composé de
sept personnalités choisies parmi d’anciens membres de la Cour de justice européenne
et du Tribunal de grande instance, des membres des juridictions nationales suprêmes et
des juristes possédant des compétences notoires, dont un est proposé par le Parlement
153
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
européen. Le Conseil des ministres adopte une décision européenne établissant les
règles de fonctionnement de ce comité, ainsi qu’une décision européenne en désignant
les membres. Il statue sur initiative du président de la Cour de justice européenne”.
On observe que le rôle attribué au Parlement dans la composition du comité
consultatif est des plus réduits (il peut être à l’origine de la désignation d’un membre sur
sept). N’aurait-il pas été souhaitable d’aménager une procédure de nature à conférer une
légitimité démocratique directe au juge afin de le rapprocher des citoyens ? Il a été
proposé lors des travaux préparatoires de la Convention que les membres de la Cour et
du Tribunal soient nommés par le Parlement européen sur proposition du Conseil (ou
directement sur proposition des gouvernements des États membres, ce qui revenait à
transposer la procédure en vigueur pour la désignation des juges à la Cour européenne
des droits de l’homme). Pareil dispositif aurait permis tout à la fois de consacrer la
pleine légitimité démocratique des juges de l’Union, de répondre en partie au moins, au
besoin, de transparence dans leur mode de désignation et de ménager les gouvernements
des États membres en leur permettant de conserver une influence certaine dans le
processus de “sélection” des juges.
Force est de constater que ces propositions n’ont pas suscité de débats animés à la
Convention2, peut-être parce que les membres de celle-ci ont estimé que la légitimité de
la Cour et du Tribunal n’était pas tributaire du mode de désignation de leurs membres
—celui en vigueur depuis l’origine offrant déjà, pour l’essentiel, une garantie de
compétence— ou, plus profondément, que l’essence de la légitimité du juge n’était pas
d’ordre politique.
2
Selon LOTARSKI Jaroslaw, “L’architecture judiciaire de l’Union européenne de demain”,
Mélanges Guy Isaac, 2004, p. 717 : “la solution de nommer les juges par le Parlement européen
sur proposition du Conseil ou des gouvernements a été présente durant toute la durée des travaux
de la Convention. Encore en juin 2003 certains conventionnels ont proposé des amendements
dans ce sens (doc. CONV 796/03). Il faut toutefois reconnaître qu’elle a été rapidement écartée et
qu’elle n’a jamais été soutenue par un grand nombre de conventionnels (deux à cinq environ,
selon l’amendement). Toutefois l’idée d’intégrer le Parlement dans la procédure a été très
populaire. Par exemple 31 conventionnels ont proposé d’utiliser ici la procédure de l’avis
conforme (doc. CONV 709/03, p. 35). Quant à l’idée de comité consultatif qui est très
probablement issue du rapport Due, cf. p. 46, elle a assez bien pris dans la Convention dans son
ensemble, mais des amendements pour supprimer ce comité ou pour modifier les règles de son
fonctionnement ont toujours été proposés”.
3
Intervention lors des Entretiens de Provence, publiés sous la direction de R. BADINTER et
S. BREYER, Paris, 2003, p. 297.
154
Joël MOLINIER
Il s’agit là, toujours selon Dworkin, d’une conception de la légitimité fondée sur “la
méthode suivie par le juge”. Or il a pu être constaté que la Cour de justice des
Communautés s’était faite le “moteur” de l’intégration européenne ou, plus exactement,
l’un des deux “moteurs” essentiels de celle-ci, aux côtés de la Commission. Dès lors la
Cour ne raisonne-t-elle pas, lorsqu’elle se comporte ainsi, comme le ferait la
Commission, organe “politique” ?
On veut évoquer ici l’affirmation et l’application, très tôt par la Cour, d’un certain
nombre de principes généraux régissant directement ou indirectement les rapports entre
le droit communautaire et les droits nationaux : principes d’effet direct (5 février 1963,
Van Gend en Loos, aff. 26/62, Rec., p. 1), de primauté (15 juillet 1964, Costa, aff. 6/64,
Rec., p. 1141), d’applicabilité immédiate (ibid.) —principes synthétisés de manière
remarquable dans l’arrêt Simmenthal du 9 mars 1978, aff. 106/77, Rec., p. 609— mais
aussi principe d’effectivité/efficacité (16 décembre 1976, Rewe, aff. 33/76, Rec., p.
1989 et Comet, aff. 45/76, Rec., p. 2043). En l’espace d’une quinzaine d’années, la
Cour a élaboré tout un corps de jurisprudence dont elle continue aujourd’hui encore de
dégager les multiples virtualités.
Or, il est de fait d’une part que ces principes, qui jouent tous en faveur du processus
d’intégration européenne, ne sont pas expressément posés par les traités instituant les
Communautés européennes (ni d’ailleurs énoncés dans le plus récent traité sur l’Union
européenne), d’autre part qu’en les imposant la Cour de justice a contribué de manière
décisive à l’encadrement des compétences conservées par les États. Les normes de
source communautaire, spécialement celles qui portent sur les libertés économiques
fondamentales (libre circulation des personnes, des marchandises, des services, des
capitaux, libre concurrence) s’en sont trouvées efficacement garanties et les tentatives
récurrentes des États d’en limiter la portée neutralisées mais au prix d’une impression
“d’unilatéralisme” de la jurisprudence communautaire.
Impression d’unilatéralisme susceptible d’être alimentée par le grand nombre
d’arrêts de manquement donnant satisfaction à la Commission —90 arrêts de
“condamnation”4 des États sur 93 arrêts rendus en 2002 sur recours en manquement
introduits par la Commission5—. Mais l’apparence est en l’espèce trompeuse puisqu’il
faut se souvenir que, préalablement à la saisine de la Cour intervient une procédure qui
voit la Commission et le ou les États auxquels un manquement à leurs obligations
communautaires est reproché échanger leurs arguments, négocier et régler la très grande
majorité des litiges, de sorte que ne viennent devant la Cour en pratique que des affaires
où il est patent que le comportement de l’État contrevient à ses engagements
communautaires, que l’État n’a saisi aucune des chances qui lui ont été offertes de
régulariser sa situation et que, dès lors, il est acquis que, à de rares exceptions près, un
arrêt de constat de manquement sera rendu.
4
Le terme est juridiquement impropre puisque la Cour, dans un arrêt de manquement, ne
prononce pas formellement de “condamnation” de l’État mais se borne à un constat objectif du
manquement qu’il a commis. Il est toutefois répandu et se trouve même employé par la Cour dans
son Rapport annuel, s’agissant il est vrai de sa partie consacrée aux Statistiques judiciaires.
5
Rapport annuel de la Cour pour 2002, Statistiques judiciaires, p. 165.
155
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
6
BOULOUIS J. et CHEVALLIER R.M., Grands arrêts de la Cour de justice des Communautés
européennes, tome 1, Dalloz, p. 159.
7
On se permettra ici de renvoyer au texte des arrêts cités.
156
Joël MOLINIER
interne —et qui ont dès lors, à s’en tenir à la lettre du texte, la simple faculté de poser à
la Cour une question préjudicielle en interprétation ou en appréciation de validité d’une
norme communautaire— et les juridictions nationales dont les décisions sont
insusceptibles d’un tel recours —elles sont dès lors tenues d’interroger la Cour, pour
autant bien sûr que la question soit pertinente pour la solution du litige— la Cour de
justice a généralisé l’obligation de renvoi en appréciation de validité à l’ensemble des
juridictions nationales, à partir du moment où elles éprouvent un doute sur la légalité
d’un acte communautaire (CJCE 22 octobre 1987, Foto Frost, aff. 314/85, Rec., p.
4199). L’obligation de renvoi trouvait il est vrai un fondement dans le traité institutif
pour ce qui est de la CECA (art. 41 dudit traité) et, à défaut d’une disposition
équivalente dans le traité CEE, la Cour a transposé cette solution dans un souci de
cohérence du système de protection juridictionnelle mais également parce que à ses
yeux les juridictions nationales quelles qu’elles soient ne peuvent se voir reconnaître
compétence pour constater elles-mêmes l’invalidité des actes des institutions
communautaires. Admettre une telle possibilité reviendrait en effet à consentir à ce qu’il
puisse être porté atteinte à l’exigence d’uniformité dans l’application du droit
communautaire, telle juridiction de tel État se prononçant en faveur de la validité de tel
acte communautaire alors que le même acte serait jugé invalide, et donc privé d’effets,
par telle juridiction du même ou d’un autre Etat. On comprend aisément que la Cour de
justice ait voulu éviter pareil risque, de nature à remettre en cause une exigence
essentielle de la construction européenne.
On peut regretter qu’aucun des traités postérieurs à l’arrêt Foto-Frost —pas plus
d’ailleurs que le projet de Constitution européenne (art. III-274)— n’ait repris l’apport
de cet arrêt et comblé ainsi une lacune persistante dans la rédaction du traité CE, tant la
motivation de la Cour paraît convaincante. Cela d’autant plus que la pratique montre
que, dans d’autres cas, un traité est venu “légitimer” a posteriori une solution retenue
par la Cour nonobstant la lettre du traité alors en vigueur.
En deuxième lieu en effet, le statut contentieux du Parlement européen, s’agissant
plus précisément du recours en annulation, offre des exemples remarquables en ce sens.
Concernant tout d’abord les actes du Parlement, la recevabilité à agir contre eux n’était
pas prévue dans la version initiale du traité de Rome, quand bien même le Parlement
pouvait adopter des résolutions ayant un caractère décisionnel précis et concret,
produisant des effets juridiques, et non seulement de simples avis ou recommandations.
Le Parlement n’était donc pas doté de la “légitimation passive”. La Cour de justice a
cependant admis celle-ci, d’abord sur la base et par extension de l’article 38 du traité
CECA, qui seul prévoyait cette possibilité, en liaison logique avec le fait que seul le
traité de Paris reconnaissait à l’origine au Parlement un pouvoir de décision (CJCE 10
février 1983, Luxembourg/Parlement, aff. 230/81, Rec., p. 255) —on retrouve ici un
raisonnement analogue à celui suivi, on l’a vu, dans l’arrêt Foto-Frost— puis sur un
fondement général —la Cour prenant en considération l’esprit et le système du traité,
qui exigent une organisation complète des recours, ainsi que l’obstacle aux
empiètements de compétence du Parlement et la protection des tiers— et cela quel que
soit le requérant, donc y compris des particuliers (CJCE 23 avril 1986, Parti écologiste
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
157
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
“Les Verts”/Parlement, aff. 294/83, Rec., p. 1339). Quelques années après, le traité de
Maastricht sur l’Union européenne a consacré la recevabilité des recours contre les
actes du Parlement “destinés à produire des effets juridiques vis-à-vis des tiers”.
De même, alors que le Parlement européen n’était pas visé dans la version initiale du
traité CEE parmi les titulaires du droit d’exercer le recours en annulation contre les
actes des institutions communautaires, la Cour a fini par admettre, en se fondant sur le
principe de l’équilibre institutionnel, la recevabilité d’un recours du Parlement, en
l’espèce contre un règlement du Conseil, à la condition que le recours ne tende qu’à la
sauvegarde des prérogatives du Parlement (CJCE 22 mai 1990, Parlement/Conseil, aff.
70/88, Rec., p. 2041). Le droit d’agir du Parlement —sa “légitimation active”— était
donc enfin reconnu, même de façon conditionnée, à la différence des autres demandeurs
institutionnels le Parlement devant justifier d’un intérêt propre à agir, alors que les
“requérants privilégiés” que sont les autres institutions et les États n’étaient pas tenus de
le faire. Le traité de Maastricht sur l’Union européenne a finalement consacré (art. 230
[ex- 73], al. 3 CE) le droit d’agir du Parlement, reprenant la jurisprudence de la Cour
avec la même condition qui n’a disparue qu’avec le traité de Nice.
Tout s’est donc passé dans les deux cas comme si la Cour de justice avait opéré une
révision judiciaire du traité CE, ouvrant la voie à une ultérieure révision “en bonne et
due forme” du même instrument. Elle a ainsi exercé un “pouvoir constituant” qui ne lui
appartient pas, même si elle pouvait s’estimer habilitée à le faire en raison de la
manifeste obsolescence —les modifications introduites ensuite par les États dans le
texte du traité le confirment— des dispositions initiales du traité de Rome.
En dernier lieu enfin, on rappellera que, dans son arrêt du 13 novembre 1991,
Francovitch et Bonifaci (aff. 6 et 9/90, Rec., p. 5403) la Cour a consacré le principe
général selon lequel les particuliers peuvent invoquer devant le juge national les
dommages causés à eux par des violations du droit communautaire imputables à un
Etat, mettre en jeu la responsabilité de celui-ci et obtenir de lui réparation. Or, le
principe général ainsi dégagé dans l’arrêt Francovitch et Bonifaci a connu rapidement
des développements particulièrement importants.
Dans son arrêt du 5 mars 1996 (Brasserie du Pêcheur SA, aff. 46/93 et Factortame
Ltd, aff. 48/93, Rec., p. 1029), la Cour a confirmé que le principe de responsabilité de
l’État pour des dommages causés par des violations du droit communautaire, qu’elle a
estimé “inhérent au système du Traité” trouvait à s’appliquer “quel que soit l’organe de
l’État membre dont l’action ou l’omission est à l’origine du manquement”, y compris le
législateur national. Elle a dès lors expressément jugé incompatibles avec cette règle les
dispositions nationales restrictives —en l’espèce de droit allemand et de droit anglais—
régissant la responsabilité de l’État du fait de ses activités législatives.
Mais surtout, dans le même arrêt, la Cour, allant au-delà de la confirmation de la
généralité du principe, a posé que “les conditions de mise en œuvre de la responsabilité
de l’État pour des dommages causés aux particuliers, en raison de la violation du droit
communautaire, ne doivent pas, en l’absence de justification particulière, différer de
celles régissant la responsabilité de la Communauté dans des circonstances
semblables”, étant observé que “la protection des droits que les particuliers tirent du
droit communautaire ne saurait varier en fonction de la nature nationale ou
communautaire de l’autorité à l’origine du dommage”. Aussi bien la Cour fait-elle
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
158
Joël MOLINIER
Au total, il ne paraît pas que les “incursions” recensées de la Cour de justice dans les
compétences des États ou des juges nationaux aient été d’une fréquence ou d’une durée
159
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
telle qu’elles puissent être considérées comme étant de nature à entraîner un doute
sérieux sur sa légitimité. De surcroît, et sauf exception, pareilles incursions ont été
justifiées par le juge communautaire de manière à emporter ensuite la conviction des
États et des juges nationaux, de telle sorte que le débat sur la légitimité, si tant est qu’il
ait été ouvert, a été rapidement clos à l’avantage de la Cour.
Il convient aussi et surtout de mettre en regard de l’apparent “unilatéralisme” de la
Cour ou de ses accès “d’activisme”, le rôle essentiel joué par elle à un autre niveau :
celui de la reconnaissance des droits fondamentaux en tant que principes généraux du
droit communautaire, à partir de la jurisprudence Stauder (CJCE 12 novembre 1969,
aff. 22/69, Rec., p. 419) —Internationale Handelgesellschaft (17 décembre 1970, aff.
11/70, Rec., p. 1125)— Nold (CJCE 14 mai 1974, aff. 4/73, Rec., p. 508), inauguratrice
de la démarche de la Cour de justice en la matière. En contribuant à assurer la
sauvegarde de ces droits —alors même que le traité de Rome ne lui conférait pas
pareille mission— en s’inspirant, en transposant ou, plus simplement, en appliquant la
Convention européenne des droits de l’homme, voire la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, le juge communautaire a renforcé sa légitimité. Il a
aussi ouvert la voie, qu’il s’agisse de l’intégration, parmi les principes généraux du droit
communautaire, des droits fondamentaux ou de la référence à la Convention européenne
puisque sur ces deux points le traité de Maastricht sur l’Union européenne, en son
article 6, est venu reprendre la jurisprudence de la Cour. Cette dernière non seulement
veille au respect des droits fondamentaux par les institutions communautaires, mais
contribue aussi au respect des droits fondamentaux par les États membres lorsqu’une
réglementation nationale intervient dans le champ d’application du droit communautaire
(CJCE 18 juin 1991, ERT, aff. 260/89, Rec., p. 2925).
Plus spécialement, la Cour de justice a consacré le principe général du droit des
particuliers à une protection juridictionnelle effective (CJCE 15 mai 1986, Johnston, aff.
222/84, Rec., p. 1651) et en a dégagé toutes les virtualités, allant jusqu’à non seulement
signifier aux États qu’il leur incombait de prévoir dans leurs droits nationaux un
système de voies de recours et de procédures permettant d’assurer cette protection dans
le champ du droit communautaire (récemment : CJCE 25 juillet 2002, Union de
Pequenos Agricultores, aff. 50/00 P, Rec., p. 6677 ; on observe avec intérêt que le projet
de Constitution européenne reprend expressément dans son article I-28 cette exigence
jurisprudentielle de la Cour) mais faisant obligation aux juges nationaux d’écarter
l’application de règles judiciaires de droit national qui, si elles étaient mises en œuvre,
empêcherait de garantir la pleine efficacité de la protection juridictionnelle (CJCE 19
juin 1990, Factortame Ltd., aff. 213/89, Rec., p. 2433).
Sans doute la mission que s’est reconnue la Cour, avant que les traités ne lui
fournissent une base à son exercice, soulève-t-elle le délicat problème de son
articulation avec la mission incombant à la Cour européenne des droits de l’homme8 ;
mais pareille difficulté ne paraît pas de nature à remettre en cause la légitimité de
principe de son intervention ni le constat que celle-ci lui a conféré une légitimité accrue.
8
Voir à ce sujet la communication du Professeur Bertrand de LAMY.
160
Joël MOLINIER
161
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN
DES DROITS DE L’HOMME
Bertrand de LAMY
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
1
V. HAÏM, “Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’homme ?”, D., 2001, doct.
p. 2988.
2
FLAUSS J.-F., “Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction
constitutionnelle ?” D., 2003, doct. p. 1638.
3
Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire le Robert, 3ème éd. 2000, sous la
direction de A. REY.
4
CORNU G., Vocabulaire juridique, Association Capitant, PUF, 4ème éd., 2003.
163
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME
Mais en amont se pose tout de même une autre question : qui est ce juge européen ?
comment est-il nommé ? quel est son statut ? La légitimité est envisagée ici sur un plan
institutionnel.
5
VALTICOS N., “Quels juges pour la prochaine Cour européenne des droits de l’homme ?”,
Mélanges Eissen, Bruylant-LGDJ, 1995, p. 415 ; FLAUSS J.-F., “Radioscopie de l’élection de la
nouvelle Cour européenne des droits de l’homme”, RTDH, 1998, p. 435.
6
On préférerait que les juges réunissent les conditions requises pour l’exercice de hautes
fonctions judiciaires et soient des jurisconsultes possédant une compétence notoire. La rédaction
de l’article 21 est d’une regrettable maladresse.
7
Assemblée parlementaire, doc. 9963 du 7 octobre 2003, “Candidats à la Cour européenne des
droits de l’homme”, Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme,
par Mc NAMARA K.
Voir déjà : recommandation n° 1429, 1999.
Il est déjà arrivé que des listes proposées par les États se heurtent à des fins de non-recevoir : cf.
FLAUSS J.-F., op cit., p. 453.
164
Bertrand de LAMY
8
Assemblée parlementaire : Directive n° 519, 1996 ; Directive n° 558, 1999.
9
Résolution n° 1082, 1996. Le curriculum vitae a été modifié par la résolution n° 1200, 1999.
10
KRÜGER Ch., “Procédure de sélection des juges de la nouvelle Cour européenne des droits de
l’homme”, RUDH, 1996, p. 115 et s.
11
Code de la Convention EDH, CHARRIER J.-L., Litec, 2000, p. 231 et s.
12
VALTICOS N., op cit., Assemblée parlementaire, doc n° 8887, 6 nov. 2000, Rapport de la
Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, par Lord KIRKHILL.
165
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME
Ensuite, la possibilité de réélection est-elle une bonne chose ? Dans certains cas, les
États qui ne sont pas satisfaits de leur juge, peuvent refuser de le présenter pour une
réélection et conservent ainsi sur lui une certaine emprise.
Pour assurer une meilleure indépendance du juge européen, peut-être faudrait-il
revenir à un mandat de 9 ans, comme c’était le cas avant 1998, sans possibilité de
réélection ?
13
Pour une étude plus complète : MARGUENAUD J.-P. et LANGENIEUX A., “De l’impartialité
et de l’indépendance des juges de la Cour européenne des droits de l’homme”, Droit et procédure,
2003, p. 337.
14
Les juges en exercice bénéficient des privilèges et immunités prévus par l’article 40 du statut du
Conseil de l’Europe.
15
La décision est prise à la majorité des 2/3 des juges élus, après audition de l’intéressé.
16
LAMBERT P., “Les juges ad hoc à la Cour européenne des droits de l’homme”, RTDH, 1999,
p. 479 et s.
Art. 27 de la Convention “(…) ; en cas d’absence de ce juge, ou lorsqu’il n’est pas en mesure de
siéger, cet État Partie désigne une personne qui siège en qualité de juge”.
17
art. 27, §3, Conv. EDH.
166
Bertrand de LAMY
18
Notamment cet adage anglais “Justice must not only be done, it must be seen to be done”.
19
Cour EDH, 14 mai 1989, Hauschildt/Danemark, § 48 : “L’élément déterminant consiste à
savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées”.
20
Cour EDH, 6 juin 2000, Morel/France, D., 01, JP, p. 1610, NIBOYET M.-L. : “… le simple
fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en
soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures
adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge
n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement
sur le fond”.
167
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME
locales dont ce juge pourrait ne pas saisir les raisons. Ce dialogue des juges est
indispensable pour que le droit français contribue à façonner utilement les concepts
européens. Il ne faut pas pour autant que le juge national développe un complexe du
“toujours plus”, écartant toute disposition jugée suspecte dans la hantise d’une
éventuelle condamnation par la Cour de Strasbourg21. Dialoguer, c’est avant tout
argumenter, y compris pour s’opposer.
— les droits internes sont également un élément permettant de déterminer
l’ampleur de la marge d’appréciation accordée aux États. Dans l’arrêt Sunday
Times22, la Cour a dit qu’elle ne peut “négliger les caractéristiques de fond et de
procédure des droits internes respectifs”. Et on constate que la juridiction
européenne relève “la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux
systèmes juridiques des États”23. Lorsqu’il y a en Europe une convergence des droits
nationaux sur une question donnée, le juge européen opèrera un contrôle plus étroit
que lorsque ces droits sont divergents. Récemment encore, la Cour a rappelé sa
position : “L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les
domaines et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux
systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet
égard”24. Les positions du juge européen naissent, parfois, des mouvements
convergents des droits nationaux. Il y a ici la satisfaction pour des juges et des
législateurs des différents États de voir leurs conceptions entrer dans la
jurisprudence européenne, ce qui conforte la légitimité des uns et des autres. Le
pouvoir du juge européen ne saurait être accepté s’il était totalement détaché des
évolutions juridiques locales. Devant une question particulièrement délicate, le juge
européen doit s’effacer et laisser aux autorités nationales, directement en prise avec
les réalités factuelles, le soin d’avancer des solutions dont il pourra s’inspirer.
21
Pour un exemple : Crim 4 sept. 2001, D., 2002, somm p. 1794 et la note ; JCP G, 2001, II,
10623, concl. D. COMMARET, note A. LEPAGE. On se souvient de la jurisprudence française
en matière de transsexualisme après l’arrêt de la Cour de Strasbourg du 25 mars 1992, voir les
développements de MM TERRÉ et LEQUETTE, Les grands arrêts de la jurisprudence civile,
tome 1, Dalloz, 11e éd, 2000, p. 120 et s.
22
Cour EDH, 26 avril 1979, Sunday Times/RU.
23
Cour EDH, 28 nov 1984, Rasmussen/Danemark, § 40.
24
Cour EDH, 26 fév 2002, Frette/France, § 40 et 41 : PETTITI L.-E., “Réflexions sur les
principes et les mécanismes de la convention”, La Convention européenne des droits de l’homme,
commentaire article par article, sous la direction de PETTITI L.-E., DECAUX E. et IMBERT P.-
H., Economica, 1999, p. 27 et spéc. 39 : “Très souvent, Commission et Cour se réfèrent pour
déterminer la marge d’appréciation, au critère de nécessité dans une société démocratique, à ce
qui fait l’objet de consensus dans la société européenne des trente deux États. De surcroit cet
examen est clinique, il diagnostique les virus et révèle les vaccins que tel droit interne secrète. Le
droit comparé devient laboratoire d’essai, il n’est pas seulement science universitaire, instrument
académique, mais lieu et support d’expérimentation. La jurisprudence de la Commission et de la
Cour n’est pas seulement interprétative de la Convention, elle est aussi élaboration de lignes
directrices pour les États dont la méthode de critique comparée a été l’instrumentum”.
Notamment : SUDRE F., “À propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits
de l’homme”, JCP G, 2001, I, 335.
168
Bertrand de LAMY
25
SUDRE F., ouvrage collectif Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme,
PUF, 1er éd., 2003, p. 70.
26
Préambule de la Conv. EDH : “Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés
fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont
le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part
et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont
ils se réclament.
Résolus, en tant que gouvernements d’Etats européens animés d’un même esprit et possédant
un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de
prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de
certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle”.
27
Cour EDH, 9 oct. 1979, Airey/Irlance, § 24.
Pour une étude de cette construction jurisprudentielle : COHEN-JONATHAN G., “50e
anniversaire de la convention européenne des droits de l’homme”, RGDIP, 2000, p. 849.
28
Cour EDH, 13 juin 1979, Marckx/Belgique, § 41.
29
Pour ne prendre qu’un exemple, citons l’affaire Burghart/Suisse, 22 fév 1994, rattachant le droit
du nom de famille à l’article 8 de la Convention. Est-ce bien là un droit de l’homme ?
169
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME
30
HATTON et autres, Cour EDH, 8 juillet 2003, RU, § 97.
31
GRIDEL J.-P., “Déclin et spécificités françaises et éventuel retour d’un droit commun
européen”, D., 1999, doct., p. 140.
32
Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie/Turquie, RTDH, 1999, p. 301,
DUARTE B.
33
Cour EDH, 28 oct 1999, ZIELINSKI, PRADAL et GONZALEZ/France : “Avec la
Commission, la Cour estime que la décision du Conseil constitutionnel ne suffit pas à établir la
conformité de l’article 85 de la loi du 18 janvier 1994 avec les dispositions de la Convention” ;
obs S. BOLLE, RFDA, 2000, p. 1254 ; FLAUSS J.-F., AJDA, 2000, p. 533 ; GONZALEZ G.,
RDP, 2000, p. 716 ; MARGUENAUD J.-P., RTD Civ., 2000, p. 436 ; SUDRE F., JCP, 2000, I,
203, n° 11 ; FRICERO N., Procédures, 2000, comm n° 94 ; BOUJEKA A., PA, 8 juin 2000,
p. 21.
34
Senator Lines GmgH/ les 15 États membres de l’Union européenne, n° 56672/00.
35
Cour EDH, Matthews/RU, 18 fév. 1999, requête n° 24833/94, § 32 ; RTDCiv., 1999, p. 918,
MARGUENAUD J.P., POTTEAU A. ; RTDH, 1999, p. 865 ; GP, 21/23 mai 2000, p. 21,
170
Bertrand de LAMY
devant la Cour de Strasbourg les 15 États de l’Union et si les requêtes ont été jugées
irrecevables, le juge des droits de l’homme a pris soin de ne jamais fonder cette
irrecevabilité sur une question de compétence personnelle36. La Cour européenne des
droits de l’homme contrôle la conventionnalité des actes nationaux d’application du
droit communautaire dérivé37 comme originaire. Cette juridiction se positionne ainsi
comme un juge constitutionnel européen. Est-elle toujours légitime dans ce rôle ? La
confrontation des deux juges européens est un enjeu de la construction européenne de
demain.
Non content de ne pas être soumis à une autorité souveraine, le juge européen des
droits de l’homme émancipe le juge national en lui reconnaissant une légitimité supra
nationale, ce qui conforte son propre rôle, et constitue la troisième facette de sa
légitimité fonctionnelle.
La très riche jurisprudence érigée à partir de l’art. 6 de la Convention européenne de
sauvegarde fait de cette disposition la pièce centrale du système européen de protection
des droits fondamentaux. La légitimité de la justice nationale ne procède plus du seul
Etat, mais également du juge européen qui, à partir de la Convention, dessine les
contours du procès équitable et pose les garanties de ce qu’il désigne comme étant “un
pouvoir judiciaire”38 et non pas simplement une autorité.
C’est bien là une question politique, pour revenir à la définition du terme
“légitimité”.
M. le Professeur Soyer, qui fut pendant 18 ans membre de la Commission
européenne des droits de l’homme, explique qu’il y a une légitimité supranationale des
justices nationales39.
COHEN-JONATHAN G. ; Europe 2000, chr n° 1, L’arrêt Matthews : une protection globale des
droits de l’homme par une vision réductrice de l’ordre juridique communautaire ?, GORI G. et
KAUFF-GAZIN F.
36
Cour EDH, 4 juillet 2000, décision sur la recevabilité, Société Guérin Automobiles contre les
15 États de l’Union Européenne, requête n° 51717/99. La requête est jugée irrecevable ratione
materiae et le juge européen prend soin de préciser que ce point “dispense la Cour de la nécessité
d’examiner la question de sa compatibilité ratione personae avec la Convention, question qui ne
manquerait pas, autrement, de se poser puisque la requête est dirigée, non contre l’Union
européenne (laquelle n’est pas partie à la Convention), mais contre les 15 États contractants, qui
sont en même temps membres de l’Union européenne”.
Voir également : DUFAY Christiane, Comm.. EDH, 19 janv. 1989, “Les Communautés
européennes, subsidiairement la collectivité de leurs États membres et leurs États membres pris
individuellement”, requête n° 13539/88 ; GARZILLI Bruno, Comm. EDH, 22 oct. 1998, “Les
Etats membres de l’Union européenne”, requête n° 32384/96.
Cour EDH, 16 et 23 mai 2002, Segi et Gestoras pro-amnistia/Allemagne, Autriche, Belgique,
Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal,
Royaume-Uni, Suède, requêtes n° 6422/02 et 9916/02.
37
Cour EDH, 15 nov 1996, Cantoni/France, RTDH, 1997, p. 685, SPIELMANN D.
38
Art. 10 § 2 utilise cette expression, Cour EDH, Sunday times/RU, § 55, op. cit.
39
SOYER J.-C., “Légitimité supranationale des justices nationales”, Mélanges P. Lambert, Les
droits de l’homme au seuil du troisième millénaire, Bruylant 2000, p. 767.
171
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME
Une légitimité européenne pour un pouvoir judiciaire européen ? Les initiateurs des
prochaines étapes de la construction européenne devraient se poser cette question.
40
M. le Premier Président CANIVET écrit : “Dès lors que le juge a le pouvoir de rendre le droit
interne compatible avec la convention, il est responsable de l’adaptation de son système de droit
et de procédure aux principes imposés par la Convention”, “La Cour de cassation et la
Convention européenne des droits de l’homme”, Cinquantième anniversaire de la Convention
européenne des droits de l’homme, Droit et justice, n° 33, Némésis-Bruylant, 2002, p. 257 et s.
41
Op. cit.
172
IVe PARTIE
1
Les historiens sont divisés, certains estiment que le tribunal de commerce de Toulouse a été créé
le premier sous l’influence espagnole : SZRAMKIEWICZ R., “Les tribunaux de commerce. Une
longue histoire de la justice économique”, Revue Justices, n° 1, 1995, p. 7, d’autres que la Bourse
de Lyon comportait un tel tribunal deux ans auparavant : CAPEL S., Histoire de la juridiction
consulaire de Toulouse, p. 27 ; d’autres enfin que la première juridiction aurait été créée à
Marseille, dès 1549 : HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, Droit commercial, 1 vol., 1980, p. 97,
n° 52.
2
V. CAPEL S., op. cit., p. 7 s. ; SZRAMKIEWICZ R., art. précité, p. 7.
3
L’origine du terme n’est pas très claire. Elle semble se trouver dans “les grandes corporations de
marchands italiens, conduites par un consul qui va exercer un pouvoir de juge sur ses
compatriotes”, SZRAMKIEWICZ R., art. précité, p. 8. Mais certains historiens observent aussi la
présence de consuls en Espagne.
175
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES
l’unité du droit qui implique l’unité des juridictions4. Cependant, une fois encore, leur
existence a été légitimée. Les commerçants qui constituaient des groupes de pression
très puissants ont su convaincre de l’utilité de leurs tribunaux qui rendaient une justice
rapide5, adaptée aux exigences du commerce et ayant la connaissance des dispositions
propres aux commerçants de source largement coutumière.
Le droit commercial, en effet, n’était pas encore vraiment érigé en discipline
autonome puisqu’il ne sera enseigné qu’après l’adoption du Code de commerce de
1807, sous le règne de Napoléon 1er.
C’est ce même code —élaboré par une commission comprenant Vignon, le président
de la juridiction consulaire parisienne— qui uniformisera ces juridictions désormais
appelées “tribunaux de commerce”. Leurs caractéristiques essentielles sont confirmées :
juges élus par leurs pairs, fonctions gratuites, compétence d’attribution pour la matière
commerciale, procédure peu formaliste, rapide, peu coûteuse. Leur compétence fut
même étendue aux affaires maritimes qui jusque-là relevaient des Amirautés qui ont été
supprimées6…
Le XIXe siècle sera un siècle assez paisible pour la juridiction commerciale qui
réunit alors près de 250 tribunaux et dont la compétence ne cesse de s’accroître grâce au
développement du capitalisme : les effets de commerce se multiplient, les sociétés
commerciales apparaissent, les litiges entre associés ne relèvent plus nécessairement de
l’arbitrage.
Et pourtant, en 1889, Thaller l’un des grands commercialistes du siècle, conteste
l’utilité de la juridiction en observant que l’importance des usages recule, que la
technicité du droit des sociétés justifierait la compétence des tribunaux civils et que les
pays voisins ignorent une telle institution. La fronde se soulève, à nouveau, à l’égard de
ces tribunaux. Le mouvement ne fera que s’accentuer au XXe siècle.
En effet, le rattachement de l’Alsace-Lorraine à la France a soulevé la question de
“l’échevinage”, les juridictions locales comprenant un magistrat professionnel comme
dans le système allemand. Mais, au-delà du mode de désignation des juges consulaires,
c’est le principe même de la légitimité d’une juridiction commerciale que ne comportent
pas la plupart des pays européens qui est controversé.
Les critiques fusent de tous côtés pour dénoncer ces 227 juridictions qui tranchent à
peine 20 000 affaires par an, soit 58 par juge7. Certains souhaitent l’avènement d’une
magistrature économique8, d’autres un système d’échevinage, prôné, notamment, dès
4
HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, op. cit., n° 24 : “il est même curieux de voir que la
Révolution laissa subsister les tribunaux de commerce qui représentaient cependant l’esprit de la
classe commerçante”.
5
La preuve était libre, la présentation personnelle possible, le formalisme procédural quasiment
absent.
6
HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, n° 23.
7
“L’émiettement des tribunaux de commerce induit une charge trop faible d’affaires par juge
pour que les décisions soit partout et toujours de bonne qualité”, V. audition LEMAIRE Ph.,
Rapport Ass. nat, “Les tribunaux de commerce : une justice en faillite ?”, n° 1038, p. 8.
8
CHAMPAUD Cl., “L’idée d’une magistrature économique, Bilan de deux décennies”, Justices,
n° 1, p. 61.
176
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN
9
Rapport n° 1018, Les documents d’information de l’Assemblée Nationale, trois tomes, 1998.
10
Le tribunal de commerce connaît des pratiques restrictives de concurrence : L.442-6 C. Com. Il
connaît aussi des effets civils des pratiques anticoncurrentielles mais la loi NRE du 15 mai 2001
limite les juridictions connaissant de telles pratiques. Cependant le décret d’application n’a
toujours pas été pris. En outre, le règlement CEE n° 1 du 16 décembre 2002 leur permettra
d’appliquer l’article 81 § 3.
11
La juridiction fait cependant l’objet dans cet avant-projet d’une contestation sournoise, les cas
de saisines ou d’actions d’office étant restreints, ce qui limite son pouvoir d’intervention dans la
procédure collective.
177
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES
Une fois encore, le sursaut vient des tribunaux de commerce eux-mêmes qui mettent
en œuvre différents moyens de nature à les rendre incontournables.
Bien que dans le sentiment commun, l’organisation de ces juridictions comporte des
facteurs d’illégitimité (1), les juges et l’État mettent en œuvre les moyens de leur
légitimation (2).
12
V° “Illégitimité”, Le Larousse pour tous, 1909.
13
Ibidem, v° “légitime”.
14
Ibidem, v° “légitime”.
15
JAUFFRET, op. cit., n° 68.
178
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN
affaires est devenu tel, que la connaissance d’une activité professionnelle est sans
commune mesure avec la diversité des professions qu’il embrasse.
2) En second lieu, la discipline est devenue d’une complexité extrême. Elle a acquis
un haut niveau scientifique exigeant une qualification très pointue bien loin de la
connaissance du seul régime des actes et des effets de commerce.
Le droit des sociétés, le droit de la concurrence, le droit des entreprises en difficulté
sont des matières très techniques, de source légale et d’ordre public, où les usages n’ont
que peu de place, connues d’un petit nombre de spécialistes qui ne prétendent pas les
dominer toutes.
Comment des juges consulaires, issus d’un milieu professionnel restreint,
pourraient-il alors rendre la justice dans des secteurs de la vie des affaires qui leur sont
totalement étrangers ?
Pour preuve de cette inadaptation aux relations commerciales internes et
internationales d’aujourd’hui, on avancera qu’une grande partie de la justice
commerciale se déroule en dehors des tribunaux de commerce, soit parce que des
tribunaux étrangers ont été choisis par les parties, soit parce que celles-ci ont recours à
l’arbitrage, forme de fuite de la juridiction de droit commun dont est dénoncé le
caractère désuet.
À ces griefs d’incompétence et d’insuffisante formation juridique, les juges
consulaires objecteront que leurs décisions ne sont pas plus infirmées que celles des
magistrats professionnels ce qui démontre leur qualité. L’argument est vrai, mais n’est
cependant pas décisif car près de la moitié du contentieux commercial est constituée par
les procédures collectives où les voies de recours sont singulièrement restreintes dans
un souci de stabilité des décisions judiciaires. De surcroît, les commerçants, comptables
de leurs deniers, hésitent à former appel de jugements souvent rendus en équité.
Ces facteurs d’illégitimité tenant à l’inadaptation de la juridiction consulaire aux
exigences du commerce et à la connaissance d’un droit des affaires sophistiqué, sont
aussi la conséquence de la proximité existant entre le juge et le justiciable dans ce type
de tribunaux.
B — La proximité des juges consulaires et des justiciables
Les autres facteurs d’illégitimité de la juridiction consulaire, généralement avancés
dans l’opinion publique, résultent du mode de désignation des juges et de leur statut de
bénévoles. Il leur est reproché d’être issus d’un corps social restreint et de ne pas être à
l’abri d’un risque de corruption.
1) Le procédé de nomination des juges est l’argument le plus fréquent et le plus
fort de contestation de leur légitimité. L’élection, dont les juges sont fiers16, au lieu de
les mettre à l’abri de la critique, les expose à deux séries de griefs.
D’une part, le type d’élection à deux degrés : l’élection des délégués consulaires,
puis des élus, paraît désuet et de nature à favoriser, en réalité, la cooptation. En outre, il
s’avère que les élus, en très grand nombre, sont des dirigeants de sociétés ou des cadres
16
V. Présentation de M. le président Jacques RAIBAUT “Elu le magistrat est choisi pour juger …
la légitimité qu’il en tire est parfaite, directe. Issue du peuple français, la légitimité est évidente”.
179
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES
17
Dans la mesure où ils n’exposent pas leur propre patrimoine.
18
“Audition de M. J.-F. VERNY”, représentant du CNPF, Rapport Ass. Nat. n° 1018, précité,
t. II, p. 40.
19
ARMAND-PRÉVOST M., “Fonctionnement et enjeux des tribunaux de commerce au cours des
XIXe et XXe siècles”, Rev. jurisp. com., 2003, 321.
180
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN
20
Le nombre des tribunaux de commerce est désormais de 191.
21
A été instituée une commission “qualité de la justice civile”, présidée par le professeur Serge
GUINCHARD qui a rendu un rapport sur la formation des juges consulaires. On y lit en page 2
que “la survie de la juridiction consulaire passerait par la mise en place d’un système de
formation des juges”.
22
La formation est “le point cardinal de la légitimité des juges” : RAIBAUT J.
23
Rapport précité, p. 4.
181
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES
commerciales (CEFJC), créée en 1989, qui a son siège à Tours et qui fonctionne en
liaison avec l’Ecole Nationale de la Magistrature.
L’État intervient dans la formation car il est garant de la crédibilité et de la qualité
de la justice. Selon le rapport sur la formation des juges consulaires, “la légitimité de
tout juge, différente selon son mode de recrutement, s’efface derrière sa crédibilité et
celle-ci ne repose que sur le service rendu au justiciable, donc sur sa compétence
juridique et sur sa capacité à juger”24. L’État est garant de cette qualité de la justice ainsi
que l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil constitutionnel. Mieux encore, les juges
auraient un droit à la formation.
C’est pourquoi les tribunaux essaient de mettre en place, par exemple, des
séminaires de formation continue animés par des professionnels ou des universitaires25.
Par ailleurs, les conférences régionales des tribunaux de commerce et la conférence
nationale jouent un rôle fondamental pour créer des liens entre les juges, pour réfléchir
au fonctionnement des juridictions et servir d’interlocuteurs avec l’État.
Il n’en demeure pas moins que l’on hésite sur le point de savoir quel doit être le
niveau d’exigence. Il semble difficile de demander aux juges de passer des examens…
Sont envisagés de différer leur installation à l’acquisition de connaissances ou de
diplômer leur formation par le recours au système universitaire de la validation des
acquis, ce qui a encore un caractère prospectif26.
Finalement, les dernières réflexions sur la formation des juges attribuent un rôle
éminent à l’ENM en liaison avec la Conférence générale. Le centre de Tours
disparaîtrait et la formation serait organisée sur tout le territoire divisé en plusieurs
secteurs.
La formation améliore la compétence et, par conséquent, la crédibilité des juges.
Mais, c’est peut-être l’assistance qu’ils fournissent aux entreprises en difficulté qui
renforcera leur légitimité dans le corps social et restaurera leur image.
B — L’assistance aux entreprises en difficulté
Les tribunaux de commerce ont largement contribué à forger le droit des affaires :
on leur attribue d’avoir imaginé les liquidations judiciaires27 à côté des faillites, la
clôture de la procédure pour défaut d’intérêt de la masse, d’avoir limité la durée des
sanctions applicables aux dirigeants ou encore d’avoir accordé des délais de grâce aux
débiteurs d’effets de commerce.
Tout récemment, les tribunaux ont mis en place des procédés d’aides aux entreprises
en difficulté qui légitiment grandement leur existence. Ils ont organisé une prévention
de la défaillance et contribué à instaurer des modes alternatifs de résolution des conflits.
24
Rapport précité, p. 6.
25
Ainsi le Tribunal de commerce de Toulouse a des liens étroits avec le Centre de droit des
affaires de l’Université des sciences sociales (Toulouse 1) pour organiser une actualisation en
droit des procédures collectives et en droit judiciaire privé.
26
Rapport précité, p. 10.
27
C’est-à-dire, malgré l’expression “liquidation judiciaire” une procédure de sauvetage et non de
réalisation des actifs, à l’origine de la loi de 1889 permettant d’accorder au débiteur le bénéfice
d’un concordat.
182
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN
1) C’est ainsi que les juridictions les plus importantes ont créé des chambres de
prévention auprès desquelles les chefs d’entreprise en difficulté peuvent trouver, dans
une totale confidentialité, des solutions aux problèmes économiques qu’ils rencontrent.
Pure création prétorienne, ces cellules de prévention interviennent en amont de la
cessation des paiements qu’elles permettent dans six cas sur dix d’éviter. Cette
“prévention judiciaire” a pour objet l’anticipation, la détection et le traitement des
difficultés des entreprises28. Elle permet à l’entreprise défaillante de “se mettre sous la
protection du tribunal” qui “n’est pas l’ennemi de l’entrepreneur” mais dont la fonction
est de l’aider29.
2) De surcroît, les tribunaux de commerce ont pris l’habitude, aujourd’hui consacrée
par le législateur30 de désigner des mandataires ad hoc dont ils déterminent la mission
pour diagnostiquer les causes de la défaillance et pour préconiser des remèdes. Ce
procédé a largement inspiré le législateur lorsqu’il a institué le “règlement amiable” en
1984 permettant au chef d’entreprise de s’adresser au tribunal pour obtenir la
désignation d’un conciliateur chargé de favoriser la conclusion d’un accord amiable
entre le débiteur et ses créanciers, du moins avec les principaux d’entre eux.
Par la recherche de solutions de redressement non judiciaires sans ouverture d’une
procédure collective, tels que le mandat ad hoc ou la conciliation, les tribunaux de
commerce justifient leur existence et deviennent les interlocuteurs privilégiés des chefs
d’entreprise en difficulté.
Ce rôle sera, à certains égards, accru si l’avant-projet de réforme sur la sauvegarde
des entreprises voit le jour31.
28
Voir le rapport du Congrès national des Tribunaux de commerce du 22 novembre 2002 intitulé,
La prévention judiciaire.
29
“La prévention judiciaire”, rapport précité, p. 16.
30
Art. L.611-3, C. com.
31
Il faut remarquer cependant qu’à d’autres égards, ce texte diminue le rôle des tribunaux de
commerce en supprimant nombre de cas où ils pouvaient intervenir d’office dans la procédure et
en accroissant le rôle du Parquet.
183
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
Jean MORIN
Président de la Conférence Générale
des Tribunaux de commerce
Très beau sujet en vérité et toujours d’actualité, dont on mesure l’intérêt, mais aussi
la complexité au travers des interventions qui ont précédé, toutes de grande qualité.
Il y a le plus souvent dans cette référence une expression de contestation et tous les
magistrats savent trop bien qu’ils sont exposés à une remise en cause permanente de
leur légitimité car ils ne peuvent prétendre rendre une justice messianique mais
seulement une justice humaine, rendue par des hommes (et des femmes), donc, par
essence susceptible de défaillance. Sans compter que, dans toute décision sur laquelle le
juge doit statuer, il y a toujours un gagnant et un perdant, lequel a toujours tendance à
considérer que le juge s’est trompé ou qu’il n’a pas été compris, ou alors qu’il n’est pas
légitime.
C’est principalement par suite d’un certain nombre de confusions que le terme de
légitimité a pu et peut encore donner lieu à malentendu dans l’esprit de beaucoup, et les
principales sont à nos yeux celle existante entre “légalité” et “légitimité”, mais encore
davantage celle qui consiste à rapprocher la notion de légitimité du seul mode de
désignation des personnes concernées, en l’espèce des juges. La légitimité se définit
alors par une seule question simple dont la formule dans l’ancien droit était : “Qui t’a
fait juge des litiges d’autrui ?”
Je sais que ces notions et différences sémantiques ne sont un secret pour aucun des
spécialistes ici présents, et notamment les auteurs cités dans la note de présentation de
ce colloque1.
Les orateurs intervenus ont eu certainement tout loisir de préciser, avec le talent qui
est le leur, les principaux aspects et principes généraux qui s’appliquent à la légitimité
du juge.
Je voudrai, pour ma part, traiter ce sujet essentiel sous l’angle plus spécifique des
juges des tribunaux de commerce dont le Président Raibaut a rappelé dans son exposé
introductif, avec son talent habituel, les principales caractéristiques, étant précisé que,
pour ce faire, je ne manquerai pas de faire le parallélisme entre les deux catégories de
magistrats que sont ceux des juridictions de droit commun et ceux des juridictions
spécialisées, toutes deux appartenant au même ordre judiciaire, au service public de la
justice.
Je me propose d’axer mon développement autour de deux aspects permettant
d’appréhender la légitimité fondamentale du juge, à savoir, d’une part son mode de
désignation (I), et, par ailleurs les autres critères permettant d’invoquer ce que nous
pensons être la véritable légitimité du juge (II).
1
Les professeurs KRYNEN et POUMARÈDE dans l’ouvrage de référence sur L’élection des
juges, mais aussi M. le Procureur Général Régis de GOUTTE dans un article paru le 03/02/2003.
185
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
La question que l’on ne peut manquer de se poser dans le cadre de notre débat de ce
jour est évidemment la suivante : en terme de légitimité, le magistrat nommé est-il plus
légitime que le magistrat élu, ou réciproquement ? Le questionnement n’est pas nouveau
et les tenants de l’une ou l’autre des formules se sont affrontés joyeusement au cours
des temps.
Examinons rapidement les thèses en présence.
Pour les magistrats professionnels2 leur légitimité trouve sa source dans cette norme
suprême qu’est la Constitution de 1958 (art. 64 à 66) et la loi organique consacrée à
l’autorité judiciaire, avec toutes les garanties apportées par le Statut de la Magistrature
et notamment son principe d’inamovibilité.
Le problème est plus complexe pour les juges élus des T.C. qui ne manquent pas de
faire valoir un mode de recrutement maintenu au travers de l’histoire, depuis leur
création en 1563 par Michel de L’Hospital, la dimension particulièrement démocratique
d’un système électif conduisant à soumettre au choix de leurs pairs les personnalités les
plus aptes à exercer le fonctionnement d’une justice qui les concerne, et qui plus est à se
prononcer à chacune des quatre échéances de leurs mandats successifs.
Les détracteurs patentés des T.C., que je ne citerai pas, ne manqueront pas de
rappeler que le régime électif des T.C. a disparu au cours des dernières années dans les
autres pays d’Europe de telle sorte qu’il est devenu une “exception française” dont ces
pourfendeurs souhaitent la suppression.
Telle n’est pas notre opinion car, outre que chaque pays de l’Union Européenne
dispose d’un bon nombre d’exceptions qui lui est propre (et la France elle-même
pareillement avec par exemple ses 35 heures), le rapprochement ou la recherche
nécessaire de certaines formes d’unification juridique entre les pays d’Europe ne postule
aucunement l’uniformité des pratiques et modes de fonctionnement spécifiques.
2
Article de M. Régis de GOUTTES en particulier.
186
Jean MORIN
Mais alors, me direz-vous, quel système retenir ? N’y a-t-il pas une légitimité
supérieure à l’autre ?
Je ne compte pas éluder la réponse, mais je préfère la formuler après l’analyse des
autres critères qui me paraissent fonder la véritable légitimité du juge, consulaire ou
professionnel.
187
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
le Garde des Sceaux et présidée par le professeur Guinchard sur la formation des juges
consulaires, les principes suivants ont été arrêtés :
— reconnaissance du droit à la formation des juges consulaires (ce qui n’était pas le
cas auparavant)
— rôle de l’État dans cette formation,
— délégation de cette formation à l’E.N.M. dans le cadre d’un véritable
partenariat avec les juges consulaires par l’intermédiaire de la Conférence Générale
des T.C.
Il s’agit là d’une avancée majeure dont la mise en oeuvre se concrétisera
progressivement et sera opérationnelle dès la rentrée de 2004.
188
Jean MORIN
Force est de constater qu’alors que les conseillers prud’hommes, mais aussi les
greffiers, auxiliaires de justices et autres intervenants judiciaires, bénéficient de ce type
d’organe, les juridictions consulaires n’ont pas jusqu’à présent, en dépit de leurs
demandes pressantes et des projets antérieurement élaborés, réussi à faire aboutir la
création de ce Conseil National les concernant.
Cette création fait partie des priorités du programme élaboré par la CGTC et soumis
actuellement à son étude et à son adoption espérée par le GS, MJ. II s’agit, avec le
projet de formation, de rapprocher encore et d’ancrer davantage la juridiction consulaire
au sein de l’institution judiciaire.
Là ne s’arrête pas la recherche permanente qui doit entourer ce que l’on désigne
aujourd’hui sous le vocable de l’éthique qui, plus qu’à tout autre, doit s’appliquer au
magistrat. Cet ensemble fait partie, pour les juges consulaires, de leur projet visant à
obtenir, en dehors des règles éparses édictées par la loi, un véritable statut les
concernant.
4) Je ne peux passer sous silence, et pour cause, la solution préconisée par certains4
évoquant l’échevinage comme de nature à “conférer une part de citoyenneté au juge
nommé”.
Je m’inclinerai bien sûr devant l’idée exprimée selon laquelle le juge consulaire
dispose d’une pleine “légitimité populaire” au point de valoriser ainsi par leur présence
les juridictions de droit commun.
Je n’insisterai pas cependant sur cette solution de l’échevinage ou de la mixité qui a
donné lieu aux longs et difficiles débats dont on se souvient, solution irrémédiablement
rejetée par les juges consulaires comme “inadéquate” par rapport aux vrais problèmes
en cause.
CONCLUSION
Alors que conclure ? Légitimité du juge, bien sûr ; mais sous quelle forme, à quelles
conditions ?
Pour faire bref, je dirai en premier lieu que, même si la légitimité d’une institution
ne se décrète pas vraiment, il est indispensable qu’elle s’appuie sur une base, “sur une
norme supérieure, juridique ou éthique à laquelle elle soit tenue de se conformer”5.
Alors, nomination ou élection ? Je vous surprendrai peut-être, mais je dirai que les
deux formules, telles qu’elles sont pratiquées en France, avec les conditions et surtout
les garanties qui les entourent l’une et l’autre trouvent parfaitement leur place, et qui
plus est dans le respect de leurs domaines et compétences spécifiques, domaine à
dominante juridique d’un côté, domaine à dominante économique de l’autre.
En second lieu, je ne reprendrai pas les points développés précédemment. La
légitimité du juge, outre ses conditions de forme, nomination ou élection, doit répondre
aux exigences requises que sont la compétence, l’indépendance et l’impartialité, une
discipline et une déontologie rigoureuse.
4
Me Jean-Pierre SPITZER lors d’un colloque sur le thème de Qui t’a fait juge tenu à Saintes le
01/02/2003.
5
CORNU, op. cit.
189
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
6
KRYNEN J. (dir.), L’élection des juges. Bilan historique français et contemporain, PUF, 1999.
7
BURGELIN J.-F., Le procès de la Justice, en co-auteur avec Me Paul LOMBARD ;
MAGENDIE J.-Cl., Président du TGI de Paris, Audience de rentrée solennelle et Revue Dalloz,
2003.
190
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
Isabelle DESBARATS
Maître de conférences à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
Chercheur au LIRHE, UMR/CNRS 5066
1
SALAS D., “Le juge dans la Cité : nouveaux rôles, nouvelle légitimité”, Justices, 1995, 181.
2
BURDEAU G., “Légalité”, Encyclopaedia Universalis, p. 413.
3
KRYNEN J., “avant-propos”, L’élection des juges, ouvrage collectif dirigé par J. Krynen, PUF,
1999. Voir aussi VARAUT J.-M., “La légitimité du juge”, La vie judiciaire, 2 mars au 3 avril
1994, p. 1.
4
De façon générale, sur la justice du travail, voir Justices, 1997-8, “rapport introductif” par
LYON-CAEN G., p. 1 ; “Présentation du thème” par CADIET L. et GUINCHARD S. Sur
191
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
droit du travail, la question du pouvoir créateur du juge du travail —de son opportunité
et/ou de ses éventuels excès— est davantage évoquée à propos de la jurisprudence de la
chambre sociale de la Cour de cassation qu’à propos de celle des conseils de
prud’hommes5. En revanche, on sait que la question de la légitimité de la juridiction
prud’homale, dont l’origine est ancienne6, reste très débattue alors même que, traduisant
la volonté populaire, l’élection des conseillers prud’hommes devrait pourtant asseoir
leur autorité de façon certaine et présenter, de façon générale, tous les avantages
évoqués précédemment. C’est ainsi que l’on se trouve donc ici dans une situation
paradoxale puisque la légitimité de la juridiction prud’homale est discutée alors même
que l’élection des conseillers devrait, justement, leur conférer une dimension
démocratique incontestable, même s’il est vrai qu’il “ne s’agit pas ici d’une élection par
l’ensemble des citoyens mais par des groupes sociaux particuliers constitués de
personnes ayant en commun un même type d’activité professionnelle”7. Une question
essentielle —et récurrente— se pose donc : celle de savoir s’il convient, ou pas, de
conserver cette juridiction sous sa forme élective et paritaire alors même que le droit du
travail constitue, aujourd’hui, un droit complexe, essentiellement écrit, que son
contentieux pose de nombreuses questions juridiques et que le nombre de recours
augmente en pratique8.
l’originalité présentée par le droit français par rapport aux autres techniques dites
“professionnelles” et “judiciaires” de règlement des conflits du travail, voir aussi PÉLISSIER J.,
SUPIOT A. et JEAMMAUD A, Droit du travail, Précis Dalloz, 2002, p. 1189 et s ; GP,
QUÉTANT, “Conseils de prud’hommes. Regards sur les juridictions du travail en Europe”, SSL,
n° 1099, 25 novembre 2002, p. 6.
5
Sur cette question, voir LANGLOIS Ph., “La Cour de cassation et le respect de la loi en droit du
travail”, D., 1997, 45 ; BOUBLI B., “Le pouvoir créateur du juge du travail”, RHM, 2003, 3.
6
BOUVERESSE J., “Des élections malgré tout : l’histoire mouvementée des conseils de
prud’hommes”, L’élection des juges, ouvrage précité, p. 165 ; DAVID M., “L’évolution
historique des conseils de prud’hommes en France”, D. Soc, 1974, p. 3.
7
Selon les termes du professeur SAVATIER J., qui observe encore que l’on “est donc en
présence d’une juridiction qui, par sa composition, est de type corporatif, (sachant que) l’idée
démocratique est quand même prise en compte puisque, au lieu de confier la désignation à des
groupements déjà constitués (syndicats), une élection est organisée parmi tous les membres de la
catégorie professionnelle, qu’ils soient syndiqués ou non syndiqués” : “Rapport de synthèse”, Le
conseil de prud’hommes. “Une juridiction originale au sein de l’Europe”, Journées d’étude
Poitiers, 21 mai 1999, PUF, t. 38, 2000.
8
Sans doute, il est vrai que le taux d’appels interjetés contre les décisions prud’homales est élevé,
supérieur à la moyenne (en 2001, 59, 3 % des jugements rendus en premier ressort par les conseils
de prud’hommes ont ainsi fait l’objet d’un appel alors que ce taux d’appel est de 15, 3% en ce qui
concerne les jugements rendus par le Tribunal de Grande Instance, 4, 7% en ce qui concerne les
jugements rendus par le Tribunal d’Instance, 12% en ce qui concerne les jugements rendus par les
Tribunaux de commerce) (source : Les chiffres-clés de la justice, octobre 2003). Il semble
néanmoins discutable de déduire de ces chiffres, traduisant a priori un taux d’appel excessif, un
défaut de pertinence du conseil de prud’hommes. D’abord, on peut remarquer que les décisions
qui sont rendues par le juge départiteur sont aussi amplement frappées d’appel. On peut observer
également que le taux d’infirmation des décisions prud’homales est conforme au taux moyen.
192
Isabelle DESBARATS
Or, il s’avère que, parmi toutes les critiques qui sont régulièrement adressées à la
juridiction prud’homale9, deux d’entre elles sont particulièrement importantes
puisqu’elles semblent concerner, non seulement les modalités des élections
prud’homales, mais également et surtout le principe même de l’élection.
— Reproches portant, en premier lieu, sur les modalités de l’élection dès lors
que certains estiment que l’élection des conseillers par deux collèges électoraux
distincts et sur listes syndicales a pour conséquence de faire du conseil de
prud’hommes une juridiction arbitraire et partiale, en donnant à ces élus le sentiment
d’être représentants, non pas de l’ensemble du monde du travail, mais d’une
catégorie ou d’une classe sociale donnée : c’est dire qu’assurant l’indépendance des
juges par rapport au pouvoir exécutif, leur élection ne l’assurerait pas, en revanche,
ni à l’égard des groupes socioprofessionnels dont ils sont les élus, ni à l’égard des
syndicats.
— Mais reproches concernant également le principe même de l’élection puisque
le fait d’évoquer l’éventuelle incompétence juridique des élus revient, au fond, à
contester la présence de juges non professionnels : donc, en l’occurrence, le recours
même à l’élection.
9
Lenteur des procédures ; inadaptation des formes du procès prud’homal aux exigences d’une
justice rapide et efficace (impuissance du bureau de conciliation à remplir son rôle, mauvaise
répartition des pouvoirs entre les différentes sections de la juridiction…) ; éventuels partis-pris
(syndical ou patronal), voire incompétence juridique de certains juges…
10
Selon les termes de G. GIUDICELLI-DELAGE, “Exposé introductif”, Le conseil de
prud’hommes, Une juridiction originale au sein de l’Europe, ouvrage précité, p. 16.
193
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
11
Les règles organisant l’élection (art L 513-1 et suiv, art R 513-1 et suiv) ont été modifiées par
les lois du 9 mai 2001 et du 17 janvier 2002 ainsi que par un certain nombre de décrets, en vue
des élections du 11 décembre 2002. Sur cette question, voir notamment “Les élections
prud’homales”, SSL Suppl, n° 1069, avril 2002.
12
On souligne ainsi qu’une nette différence apparaît entre élections prud’homales et élections
politiques à l’occasion desquelles, en effet, les élus sont issus des suffrages d’un seul et même
collège, ce qui révèle leur vocation à être les représentants de tous.
13
SUPIOT A., “Prud’hommes : la consécration de la réforme Boulin”, D. Soc, 1982, 595
194
Isabelle DESBARATS
14
En ce sens, Civ, 2ème, 26/11/1990, BC, II, n° 250.
15
GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques réflexions sur les conseils de prud’hommes et la
procédure prud’homale”, Mélanges offerts à Pierre Drai, Le juge entre deux millénaires, 2000,
Dalloz, p. 343.
16
S’agissant de la question de savoir si les conseils de prud’hommes ont souvent recours au juge
départiteur, il est peu aisé de mesurer l’ampleur du phénomène car les chiffres cités sont difficiles
à vérifier : on s’accorde à dire que l’intervention du juge départiteur porte sur 10% environ des
affaires et concerne les affaires les plus difficiles. C’est dire que, contrairement à ce qui est
souvent évoqué, le juge départiteur intervient finalement peu souvent, sachant que cette situation
est alors diversement analysée. Comme on l’a relevé, il apparaît en effet que pour certains, il
s’agit là de la preuve d’un “véritable dysfonctionnement et d’une réaction d’autodéfense pour la
préservation de la parité contre l’échevin et au détriment de la qualité juridique des jugements.
Pour d’autres, c’est la preuve de la cohésion fonctionnelle des conseils de prud’hommes, de leur
maturité” : G. GIUDICELLI-DELAGE, Exposé introductif, précité, p. 15.
17
Statut qui tient compte, en réalité, non seulement, de la qualité de juge mais aussi de l’exercice
d’une activité professionnelle. On peut ainsi rappeler, de ce second point de vue, les règles
suivantes concernant la protection spéciale des conseillers prud’hommes et les conditions de leur
indemnisation. C’est ainsi qu’en tant que salariés, les conseillers prud’hommes titulaires d’un
contrat de travail jouissent d’une protection légale destinée à garantir le respect de leurs fonctions
juridictionnelles (droit de s’absenter pour aller siéger et se former ; protection contre le
licenciement). Pour permettre l’exercice de ces fonctions, le code du travail a, par ailleurs, institué
un mécanisme d’indemnisation sous forme de vacations horaires au bénéfice des employeurs et
des retraités, et d’un maintien de la rémunération au profit des salariés siégeant pendant les heures
de travail, l’État remboursant ensuite à l’entreprise le montant de ces heures (art L 514-1 C Trav).
18
Selon les termes de J.-C. JAVILLIER, Manuel de Droit du Travail, LGDJ, 1999, p. 143.
195
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
C’est ainsi que les conseillers prud’hommes présentent donc certaines garanties
d’indépendance vis-à-vis des pressions extérieures, puisque la loi interdit, en principe,
tout mandat impératif qui impliquerait l’engagement de juger dans un sens déterminé :
c’est pourquoi l’acceptation d’un mandat impératif par un conseiller constitue, aux
termes de l’art L 514-6 du Code du travail, une cause d’inéligibilité ou, après
installation, une cause de déchéance.
D’autres dispositifs tendent, par ailleurs à garantir l’impartialité21 des conseillers
prud’hommes, et au premier chef, l’application, désormais avérée en la matière, de l’art
6 de la CEDH, aux termes duquel tout individu a droit à un procès équitable, conduit
dans un délai raisonnable et devant un tribunal indépendant et impartial22. À ce propos,
on sait désormais que, depuis un arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de
cassation le 3 juillet 2001, un conseiller prud’homme ne peut plus exercer de mission
d’assistance ou bien de mandat de représentation d’une partie devant le conseil dont il
est membre sous peine d’annulation du jugement23 : faisant une lecture extensive de l’art
L 516-3 C trav. qui circonscrit ce cumul à “la section ou, lorsque celle-ci est divisée en
chambres, à la chambre” à laquelle appartient le conseiller, la Cour de cassation a ainsi
mis fin aux situations ambiguës qui prévalaient jusque-là et dans lesquelles des juges
pouvaient assister ou représenter les parties devant le conseil de prud’hommes auxquels,
pourtant, ils appartenaient. Alors que cette question divisait les juges du fond24, la Cour
19
Art 12 NCPC.
20
On observera d’ailleurs, à la suite du professeur SAVATIER, que “le plus paradoxal est que ce
rappel à l’ordre (selon lequel “l’équité n’est pas une source du droit”), figure dans un arrêt du 4
décembre 1996, à propos d’une espèce où le juge prud’homal n’avait eu recours à l’équité que
sous couvert de l’art 1135 C. Civ, lequel dispose que “les conventions légalement formées
obligent, non seulement à ce qui est exprimé, mais à toutes les suites que l’équité et l’usage
donnent à l’obligation d’après sa nature” ”, Rapport de synthèse précité.
21
Sur laquelle voir, par exemple, M.-A. FRISON-ROCHE, “L’impartialité du juge”, D., 1999,
29 .
22
LYON-CAEN P., “La juridiction prud’homale et l’article 6-1 de la CEDH”, RJS, 12/03, p. 936.
23
Soc. 3 juillet 2001, BC, V, n° 247 ; QUÉTANT G.-P., “L’irrésistible ascension de la
Convention Européenne des Droits de l’Homme dans le procès prud’homal : prud’homme et
défenseur, un cumul impossible”, JP Soc Lamy, n° 87, 2 octobre 2001, p. 4.
24
C’est ainsi que la Cour de Grenoble a estimé que le fait qu’un conseiller prud’homme soit
appelé à connaître d’une affaire concernant un syndicat auquel il est affilié devait justifier la
récusation de ce conseiller : CA Grenoble, Ch Soc, 23 octobre 2002, n° 02/03409, CA Grenoble,
ch Soc 6 mai 2003, n° 03/01197, SSL, n° 1142, p. 4. À l’inverse, pour la Cour d’appel de Dijon, il
ne s’agissait pas là d’une circonstance remettant en cause l’impartialité du conseil de
196
Isabelle DESBARATS
197
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
ailleurs, cette formation présente un caractère facultatif, même s’il est vrai que les
employeurs sont tenus d’accorder à leurs salariés, membres d’un conseil de
prud’hommes, des autorisations d’absence dans la limite de 6 semaines par mandat,
sachant que la durée de l’absence ne peut dépasser deux semaines par année civile31.
D’autre part, il est encore vrai que cette formation des conseillers prud’hommes se
caractérise par une certaine hétérogénéité pour la raison suivante : est en cause le fait
que cette formation peut être dispensée par des instituts spécialisés en liens avec des
syndicats32, ce qui peut évidemment étonner et faire craindre, surtout, une certaine
ambivalence du conseiller prud’homme, magistrat formé par un syndicat. Mais comme
on l’a souligné33, on peut alors faire, à ce dernier propos, la remarque suivante : ne
serait-il pas paradoxal que les partenaires sociaux soient privés de la possibilité
d’intervenir dans le règlement des conflits, alors même qu’ils sont officiellement
habilités à élaborer la règle de droit via la négociation collective ? D’ailleurs, c’est bien
cette tendance que les Pouvoirs Publics veulent amplifier, si l’on en juge par les projets
de réforme concernant le dialogue social et la négociation collective34.
Enfin et surtout, il faut souligner que la présence de juges élus s’explique,
traditionnellement, par la technicité des litiges et par l’importance que la loi attache à la
conciliation. En effet, dans un domaine où les usages, les conventions collectives et les
coutumes professionnelles continuent de jouer un rôle important —même s’il est vrai
que le droit du travail tend à devenir un droit écrit--il semble justifié que les litiges du
travail soient jugés par des professionnels ayant une bonne connaissance de ces règles
particulières et qui, de plus, seront d’autant mieux placés pour proposer une conciliation
qu’ils auront été élus par les justiciables. On peut évoquer, ici, l’idée d’une certaine
proximité sociologique entre juges et justiciables ; cet impératif, d’ailleurs —qui
s’entend plus largement en termes de facilité d’accès et de simplicité de la procédure
prud’homale— justifie le recours à des règles spécifiques concernant notamment les
modalités simplifiées de saisine de la juridiction, le principe de l’oralité des débats ou
bien encore l’absence de représentation obligatoire des parties.
Par conséquent, il semble possible de nuancer tous ces reproches d’incompétence,
de partialité ou encore d’arbitraire qui sont si souvent formulés. Mais un autre argument
peut être également évoqué au soutien de la légitimité de la juridiction prud’homale : il
s’agit de son apparente adéquation avec un “certain idéal moderne de justice” se
traduisant, aujourd’hui, par une faveur évidente pour les “modes alternatifs de
règlement des conflits”35.
31
Art L 514-3 et D 514-1, C Trav.
32
S’agissant de la liste des organismes et établissements publics d’enseignement supérieur agréés
au titre de l’art D 514-1, C Trav, pour assurer la formation des conseillers prud’hommes, voir Arr
du 23 décembre 2002 (JO 3 janvier 2003, 131).
33
En ce sens, QUÉTANT G.-P., “Réflexions à propos d’un plaidoyer pour l’échevinage
prud’homal. Retour sur le citoyen-juge du travail”, JP Soc Lamy, n° 124, 27 mai 2003, 4.
34
Dialogue Social. Projet de loi, SSL, 1er décembre 2003, n° 1146, p. 2.
35
S’agissant des modes alternatifs de règlement des conflits, on rappellera que l’on distingue
généralement les trois hypothèses suivantes. En premier lieu, les parties peuvent s’entendre en
dehors de toute intervention d’un tiers (formule de la transaction). Elles peuvent également faire
appel à un tiers : médiateur ou conciliateur, qu’il s’agisse d’une conciliation judiciaire, para-
198
Isabelle DESBARATS
199
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
règlement des litiges sont largement développés ; il faut encore tenir compte du fait que
la conciliation peut se révéler indispensable dans le cas de litiges du travail survenant
dans des entreprises dépourvues de toute représentation du personnel et où le conseiller
du salarié peut ne pas être en mesure d’intervenir. C’est la raison pour laquelle on peut
émettre l’idée que, loin de constituer une institution dépassée et/ou archaïque, le conseil
de prud’hommes présente, de ce point de vue au moins, une certaine exemplarité : pour
qu’il en soit réellement ainsi, encore faut-il, néanmoins, “parfaire” l’institution et
essayer surtout de renforcer sa légitimité élective.
42
Par exemple ORLIAC C., D. Soc, 1992, 373 ; GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques
réflexions sur les conseils de prud’hommes et la procédure prud’homale”, article précité. De
façon plus générale, voir SUPIOT A., “L’impossible réforme des juridictions sociales”, RF Aff
Soc, 1993, 91.
200
Isabelle DESBARATS
43
Voir, par exemple, ESTOUP P., “La question prud’homale”, Gaz Pal, 1991, 422.
44
Selon les termes de GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques réflexions sur les conseils de
prud’hommes et la procédure prud’homale”, article précité.
45
LAROQUE P., “Contentieux social et juridiction sociale”, Etudes et Documents du Conseil
d’Etat, 1953 ; SAINT-JOURS Y., “La perspective d’on ordre juridictionnel social : utopie ou
prémonition ?”, DO, 1993, 167 ; SARAMITO F., “À propos d’un ordre juridictionnel social”,
DO, 1992, 199.
46
Voir par exemple, POISSONIER G. et DUHAMEL J.-C., “Plaidoyer pour l’échevinage
prud’homal”, JP Soc Lamy, n° 117, 11 février 2003, 4 ; QUÉTANT G.-P., “Réflexions à propos
d’un plaidoyer pour l’échevinage prud’homal. Retour sur le citoyen-juge du travail”, étude
précitée.
201
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
heureuse dès lors qu’elle ne pourrait qu’accroître les problèmes, déjà réels, de
délimitation des frontières entre les ordres de juridiction existants. En outre, et à
supposer même qu’elle soit opportune, il est patent qu’une telle solution a, en réalité,
peu de chances d’aboutir pour deux motifs au moins, sans parler des très importants
efforts financiers qu’elle impliquerait : en premier lieu, on peut souligner que cette
solution ne tient aucunement compte du fait que des magistrats spécialisés dans le
contentieux social sont, finalement, déjà à l’œuvre depuis longtemps, puisque la
création de la chambre sociale de la Cour de cassation date de 1939 et celle des
chambres sociales des Cours d’appel de 1958 ; la seconde réserve tient naturellement à
la complexité de la solution proposée puisque la mise en œuvre de celle-ci supposerait
un complet remaniement de l’organisation et un “remodelage en profondeur du profil
des magistrats appelés à prendre en charge le contentieux du travail et, le cas échéant,
de la sécurité sociale”47.
Mais si, pour ces motifs, les propositions tendant à la création d’une véritable
magistrature sociale ne sauraient emporter l’adhésion, on peut également douter de la
réelle pertinence d’un recours à l’échevinage. D’abord, on ne saurait minimiser
l’hostilité des partenaires à l’égard de cette solution, analysée comme une façon
d’octroyer à leur activité juridictionnelle une place subalterne par rapport à celle qui
serait impartie à un magistrat professionnel. Dans un autre registre, on peut également
considérer que les débats récurrents sur l’échevinage ne sont peut-être pas d’une
extrême acuité puisque, finalement, une sorte d’alliance “verticale” entre magistrats de
profession et magistrats professionnels existe déjà : il semble bien d’ailleurs que cette
association (donnant) “la priorité aux compétences professionnelles des juges élus,
avant que, par l’appel ou la cassation, les compétences juridiques des magistrats de
carrière n’aient à s’exprimer (…) repose sur un choix non seulement de magistrature,
mais de justice. L’espace (ainsi) offert en première instance à la magistrature élue est
celui d’une justice matérielle dont la fonction serait de conciliation, d’harmonie sociale,
de résolution des conflits d’intérêts plutôt que de résolution des conflits de droits”48.
C’est la raison pour laquelle on peut considérer qu’en définitive, la conception
française de règlement des conflits du travail est donc soutenable, mais qu’il
conviendrait néanmoins de renforcer la légitimité de cette juridiction élue. Or, comme
on va le voir, un aspect de la question est ici essentiel : il s’agit de l’identification des
moyens qui pourraient être utilisés pour lutter contre la très forte abstention aux
élections.
B — La lutte contre l’abstention : un défi pour l’avenir de l’instance prud’homale
Si l’on veut bien admettre que la légitimité de la juridiction prud’homale s’explique
fondamentalement par le système électif sur lequel elle repose, et qui garantit donc sa
proximité sociologique avec les justiciables, il faut reconnaître, en effet, que cette
juridiction constitue aujourd’hui, et pour cette raison même, une institution fragilisée49 :
47
LE GOFF J., Droit du travail et société, “Les relations individuelles de travail”, PUR, 2001,
p. 961.
48
GIUDICELLI-DELAGE G., Exposé introductif, “Le conseil de prud’hommes. Une juridiction
originale au sein de l’Europe”, ouvrage précité, p. 16.
49
Sur la question, voir par exemple “Mortelles abstentions”, Le Monde Initiative, Mai 2002, p. 13.
202
Isabelle DESBARATS
preuve en est le fort taux d’abstention qui caractérise les élections prud’homales et, en
dernier lieu, celles du 11 décembre 2002 ; on sait en effet que ce scrutin, destiné à élire
les quelques 15 000 juges du travail, s’est caractérisé par un nouveau recul de la
participation50.
Sans doute, il est vrai que plusieurs raisons peuvent alors expliquer cette faible
mobilisation, se traduisant par un taux d’abstention qui est passé de 36% en 1979 à 67%
en 2002, et ce malgré une campagne de communication importante, dont, en 1997, la
Cour des Comptes avait déjà dénoncé l’inadaptation, en raison de la faiblesse du taux de
participation51.
C’est ainsi que l’on peut d’abord évoquer des explications purement
circonstancielles, au rang desquelles on peut placer la simultanéité des élections
prud’homales et des élections présidentielles ; on évoque encore certains
dysfonctionnements dans la préparation des élections, que des dispositifs ultérieurement
adoptés ont tenté de corriger52.
Mais on peut également et surtout faire état d’explications plus structurelles dont
deux qui sont sans doute essentielles.
D’abord, en effet, on peut évoquer, avec d’autres, une certaine méconnaissance des
élections prud’homales ainsi qu’une poussée éventuelle de l’individualisme dont ces
élections seraient victimes au même chef que les scrutins politiques, qu’ils soient
nationaux ou locaux : cette remarque, cependant, doit être nuancée dès lors que
“l’absence des agents publics fausse les résultats des élections (…), d’autant que c’est
dans la fonction publique que le taux de syndicalisation est le plus élevé et que la
participation est la plus forte”53.
Mais également et surtout, on peut penser que cette abstention aux élections est en
rapport avec la crise du syndicalisme, que reflète, notamment, le faible taux de
syndicalisation en France. Sans doute, on ne saurait oublier ici le fait qu’il n’existe pas
de monopole syndical pour la présentation des listes de candidats de sorte que le jeu
électoral est, en principe, très ouvert sous réserve du caractère professionnel des listes54.
Toutefois, on sait aussi que seuls les syndicats les plus importants se lancent, en
pratique, dans une campagne électorale : la raison en est qu’en application de l’article R
513-32 C Trav., les listes électorales ne peuvent pas comporter “un nombre de candidats
inférieur au nombre de postes à pourvoir” ; c’est la raison pour laquelle “seules les
organisations ayant une implantation réelle dans la circonscription électorale” peuvent,
le plus souvent, présenter des candidats ce qui réduit, d’ailleurs, “les risques de
50
C’est ainsi que, s’agissant des salariés, le taux de participation s’établit à 32, 6% en 2002
(contre 34, 4% en 1997). Quant au taux de participation des employeurs, et même s’il a augmenté
par rapport à 1997, il reste nettement inférieur à celui des salariés : il est de 26, 6% en 2002,
contre 19, 3% en 1997. Pour une présentation des résultats du scrutin prud’homal du 11 décembre
2002, par collège et par section, voir Liais Soc, “Législation Sociale”, 17 février 2003, n° 8366,
A5, 44.
51
Rapport Public, 2000, La Documentation Française, 2001, 136.
52
Ainsi, erreurs et/ou retards dans les inscriptions sur les listes électorales…
53
ARSEGUEL A. et CABANIS A., “Les élections prud’homales de décembre 2002 : une fausse
stabilité ?”, ANDCP, 2003, 16.
54
Art L 313-3-1, C Trav.
203
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
55
SUPIOT A., “Les juridictions du travail”, Dalloz, 1987, n° 462, p. 429.
56
En outre, ce sont les résultats aux élections prud’homales qui déterminent aujourd’hui la
répartition des sièges dans les instances paritaires (conseil économique et social…).
57
Les derniers résultats de 2002 montrent que si le paysage syndical n’est pas sorti bouleversé de
ces élections puisque la hiérarchie entre les cinq syndicats présumés représentatifs est maintenue,
des déplacements de voix significatifs se sont produits au bénéfice des petites listes.
204
Isabelle DESBARATS
s’appuyant sur la Position Commune adoptée par les partenaires sociaux le 16 juillet
200158, les pouvoirs publics ont décidé de se saisir de cette question : l’heure est, en
effet, à l’introduction du principe majoritaire dans le champ de la négociation collective,
afin de renforcer ainsi la légitimité des accords collectifs et de ceux qui les signent,
c’est-à-dire les syndicats, et spécialement les syndicats présumés représentatifs.
Mais, également et surtout —et au-delà même de cette première question— il faut
admettre que le débat relatif au taux de participation des électeurs et donc à la légitimité
du conseil de prud’hommes soulève, de façon beaucoup plus générale, la question de la
faiblesse des syndicats et témoigne, notamment, de leurs difficultés à appréhender les
structures actuelles du monde du travail ; comme on le sait en effet, les syndicats
rencontrent de multiples obstacles dans leurs tentatives de mieux impliquer une masse
croissante de salariés. Ainsi en est-il du déclin des grandes entreprises traditionnelles et
de l’essor corrélatif d’un secteur tertiaire sur lequel ils ont de moins en moins
d’influence en raison de propositions semble-t-il, peu adaptées ; la multiplication de
salariés dits “nomades” ainsi que le développement de l’emploi précaire constituent
d’autres réalités dont les syndicats, aujourd’hui encore, semblent insuffisamment tenir
compte.
58
Voir sur ce point, “Position commune du 16 juillet 2001 sur les voies et moyens de
l’approfondissement de la négociation collective”, D. Soc, 2003, 92.
205
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL
Claude FONTANEAU
Président du conseil de prud’hommes de Toulouse
I — LA LÉGITIMITÉ ACQUISE
A — L’onction de la loi républicaine
Le premier conseil de prud’hommes a été institué par la loi du 18 mars 1806. Cette
création à Lyon est due à Napoléon 1er. Il s’agissait alors d’une institution “fonctionnant
de manière bipartite, se (présentant) comme une alternative aux pouvoirs de contrôle
normalement exercés par la police sur les populations ouvrières”3. Un décret du 11
juillet 1809 en permit l’extension à d’autres villes. Née au premier Empire, l’institution
survécut au second Empire sur le mode autoritaire, le président et le vice-président étant
nommés par l’empereur, le secrétaire par le préfet ; parmi ces personnalités, Théodore
Ozenne, président fondateur du conseil de prud’hommes de Toulouse4. Mais ce sont les
républiques qui ont voulu donner à cette exception française son visage actuel. La IIe
pose les grands principes de l’institution : éligibilité –tous étant électeurs—, paritarisme
strict des décisions, alternance exacte des présidences entre employeurs et salariés.
Après la parenthèse du second Empire, alors que, dans les années 1880, la République
1
La question a été également posée en 2003 aux Entretients de Saintes : “Qui t’a fait juge ?”
2
CORNU G., Association Henri Capitant, vocabulaire juridique.
3
ESTOUP P., La pratique de la juridiction prud’homale, Litec, 1991, p. 3.
4
FÉRON P., Théodore Ozenne, mécène toulousain, Presses de l’Université de sciences sociales
de Toulouse, 1999, pp. 193 à 201.
207
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL
est enfin dirigée par les républicains, les prud’hommes retrouvent leur forme de 1848.
La loi du 7 février 1880 rend éligibles les présidents, vice-présidents et secrétaires, les
responsabilités entre patrons et ouvriers sont à nouveau soumises à l’alternance5. Enfin,
après d’autres réformes mineures, la loi du 27 mars 1907 confirme les prud’hommes
dans leurs caractères définitifs : élection, paritarisme, alternance. Mais ces conseils nés
de la loi de 1907, ou confirmés par elle, n’existent qu’au cas par cas, pour des bassins
d’emploi industriels ou grandes villes et des professions limitativement énumérées dans
le décret d’institution de chaque conseil. La grande majorité du territoire est dépourvue
de conseil de prud’hommes : le juge d’instance y statue en matière prud’homale. Enfin,
la loi Boulin du 18 janvier 1979, consacrera définitivement l’institution prud’homale en
étendant sa compétence à tous les départements de métropole et d’outre-mer et à toutes
les professions. Le conseil de prud’hommes est devenu le juge de premier degré, naturel
et universel, du contrat de travail.
La légitimité descendante des conseils leur est donc acquise, par une faveur jamais
démentie de la République.
B — L’assentiment des justiciables
Le conseil de prud’hommes étant une juridiction élective, le premier critère de
légitimité ascendante qui vient à l’esprit est naturellement la participation aux élections.
Mlle Desbarats a relevé le fort taux d’abstention aux élections du 11 décembre 2002
(67 %) et donné les explications conjoncturelles et structurelles qui atténuent d’autant
l’interprétation négative de cette abstention : simultanéité avec les élections
présidentielles, dysfonctionnements matériels, poussée de l’individualisme… Il est en
effet réducteur de mesurer l’assentiment des justiciables à l’aune de la seule
participation électorale ; examinée en dehors du contexte, il ne s’agit pas d’un
indicateur pertinent. Je pense comme Jean-Michel Helvig, directeur adjoint de la
rédaction de Libération, que le dernier scrutin a bénéficié d’une “mobilisation
inespérée”6. J’ajoute qu’au-delà du chiffre, l’élection porte en elle-même sa légitimité
dès lors qu’elle est correctement organisée : le corps électoral (divisé en deux) a été
régulièrement convoqué, chacun a pu être électeur, voire candidat. Enfin et surtout, il
faut constater que la quasi-totalité des élus appartient à des syndicats professionnels
d’employeurs et de salariés. Cela ne doit pas nous surprendre. En effet, les candidats ne
sortent pas, une fois tous les cinq ans, de l’anonymat intégral pour briguer un mandat
prud’homal. Cette élection est pour eux —employeurs ou salariés— une étape dans leur
cursus syndical, au service des droits de leurs mandants, à travers, souvent déjà, le
dialogue social. Et de fait, si les organisations syndicales n’ont pas le monopole de la
présentation des candidats, elles ont la permanence pour sélectionner et préparer des
candidats crédibles. Elles sont, par ailleurs, représentées en tant que telles dans
l’institution prud’homale : participation des confédérations au Conseil supérieur de la
prud’homie, habilitation de leurs organismes de formations des conseillers
prud’hommes. Revenant à l’histoire de la République, on constate que le
développement de l’institution prud’homale est indissociablement lié, depuis la loi
5
OLSZAK N., Histoire du droit du travail, P.U.F., 1999, pp. 38 à 46.
6
Libération, 13 décembre 2002, p. 8.
208
Claude FONTANEAU
II — LA LÉGIMITÉ MÉRITÉE
A — Le respect de la loi
“Sacré” par la loi, le conseil de prud’hommes doit respecter la loi. Comment
pourrait-il se dispenser de cette obligation républicaine ? Il faut répondre aux critiques
les plus fréquentes. Les conseils de prud’hommes, depuis plusieurs décennies, ont cessé
de juger en équité contra legem, cette pratique archaïque étant le résidu d’un
paternalisme révolu. Les conseillers prud’hommes ne jugent pas plus en fait, voire “en
intuition”8 que d’autres magistrats. Les conseillers prud’hommes jugent en droit. Ils
délibèrent avec le code du travail et, comme nous allons le voir, respectent la loi au
moins autant que les autres degrés de juridiction. Pour ce qui est du respect de la loi, je
me saisirai de la notion, très heureusement présentée par Mlle Desbarats, “d’alliance
verticale” entre conseils de prud’hommes, cours d’appel et Cour de cassation. Laissons
de côté les cours d’appel qui se trouvent dans une position intermédiaire et dont
l’attitude peut varier d’une ville à l’autre. Demandons-nous si la Cour de cassation
respecte la loi. La question apparemment saugrenue doit malheureusement être posée.
Elle l’a été explicitement par le professeur Langlois dans un article intitulé : “La Cour
de cassation et le respect de la loi en droit du travail”9. Des extraits de son introduction
et de sa conclusion méritent d’être intégralement cités : “Comment ne pas éprouver un
certain malaise lorsqu’on suit le cheminement de la jurisprudence qui, prenant ses
distances avec des textes de loi afin de combler des textes législatifs” —ce qui est son
rôle— “en vient à poser des règles nouvelles, puis à prendre l’initiative de véritables
réformes ?” et pour conclure : “après avoir tenté de dresser une typologie sommaire des
formes de liberté que la jurisprudence sait prendre avec les textes, on en vient à se
demander quelle est la place exacte qu’il reste à la législation du travail…” De très
nombreux auteurs et praticiens partagent ce point de vue. Des exemples multiples sont
7
Droit du travail, LGDJ, 7e édition, 1999, p. 135.
8
POISSONNIER Gh. et DUHAMEL J.-Ch., “Plaidoyer pour l’échevinage prud’homal”,
Jurisprudence sociale Lamy, n° 117, 11 février 2003, p. 4.
9
Recueil Dalloz, 1997, “8e cahier chronique”, p. 45.
209
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL
donnés par le professeur Langlois et bien d’autres peuvent être cités : sanction excessive
du défaut d’information sur l’assistance du conseiller du salarié (art. L.122-14-4 et
L.122-14-5 du code du travail), disparition du pouvoir disciplinaire en cas de grève,
assimilation de la modification du contrat pour motif économique au licenciement
économique lui-même, mais aussi création d’une présomption irréfragable d’inexistence
des motifs absents de la lettre de licenciement, atteintes portées à la transaction,
interdiction à l’employeur de demander la résolution judiciaire du contrat de travail,
obligation de contre-partie financière à une clause de non-concurrence, etc. Même si
depuis quelques mois, la chambre sociale de la Cour de cassation semble vouloir
adopter une attitude plus raisonnable, nombreux sont les cas où, encore, la Haute
juridiction ne respecte pas la loi en droit du travail et se substitue au législateur, viole le
principe de la séparation des pouvoirs (art. 16 de la Déclaration de 1789) et méconnaît
l’interdiction des arrêts de règlement (art 5 du Code civil). Cette transgression commise
au sommet de la République qui, à mon sens, s’apparente au coup d’Etat, ne semble pas
émouvoir de nombreux juristes qui, au contraire, louent le pouvoir créateur du juge au
travail10 ! Enfin, le désordre atteint son comble dès lors que la jurisprudence,
contrairement à la loi qu’elle supplante, est rétroactive ! D’où une insécurité juridique
permanente : combien ai-je connu, comme conseiller prud’homme, de litiges nés dans
un certain état de la jurisprudence et jugés alors que la jurisprudence avait radicalement
changé. De plus, le phénomène est amplifié par la soumission intellectuelle de juristes
professionnels qui suivent immédiatement et sans esprit critique la Cour de cassation
dans ses errances. Combien de conclusions, combien de jugements qui ne présentent
plus de raisonnement juridique, mais visent simplement, pour tout moyen, la “dernière
jurisprudence”. Ce faisant, leurs auteurs, au lieu d’arguments fondés en droit et en
logique, usent du seul “argument d’autorité” dont Boèce disait qu’il est “le plus faible
de tous”11 !
En présence d’un tel égarement des clercs, il n’est pas difficile, pour les conseillers
prud’hommes assistés de leur seul bon sens et du code du travail de respecter la loi au
moins autant que les autres magistrats.
B — Le respect des justiciables et des électeurs
Ici, Mlle Desbarats a rappelé la bonne question : “le bon élu” ne doit-il pas défendre
les intérêts de ses mandants ? Et un “bon juge” ne doit-il pas être impartial ? Dès lors, le
conseiller prud’homme n’est-il pas condamné à être, soit un mauvais juge, soit un
mauvais élu ?” Je réponds non, bien entendu. Mais il faut dire pourquoi. Mlle Desbarats
a apporté d’excellents éléments de réponse, dont l’évocation du paritarisme. Je les
complèterai en rendant compte de mon expérience du délibéré prud’homal et de ma
recherche éthique pour résoudre cette apparente contradiction. Dans le cours des
professeurs Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, j’ai eu la confirmation que le droit
n’est pas une science exacte, et que “l’apparente rigueur du syllogisme judiciaire est
10
BOUBLI B., “Le pouvoir créateur du juge du travail”, Ressources Humaines et Management,
2003, p. 3.
11
Commentaires sur les Topiques de Cicéron, lu dans saint Thomas d’Aquin, Somme théologique,
1ère partie, question 1, art. 8.
210
Claude FONTANEAU
12
GHESTIN J., GOUBEAUX G., Droit civil, Introduction générale, LGDJ, 3e édition 1990,
p. 37.
13
Université Marc Bloch, Strasbourg, Cours de morale, fascicule 1998, p. 27.
14
GHESTIN et GOUBEAUX, op cit, p. 47.
211
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL
15
PERELMAN Ch., Logique juridique, Dalloz, 2e édition, 1999, p. 109.
212
CONCLUSION
213
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
Jacques POUMARÈDE
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
Faut-il élire les juges ? La question a été posée par Jean-Marc Varaut dans un livre
au titre lui aussi en forme interrogative : Faut-il avoir peur des juges ?1
Plus récemment encore, dans leur Procès de la Justice, Jean-François Burgelin et
Paul Lombard se sont interrogés en des termes similaires2. Quelques années plus tôt,
Antoine Garapon s’était lui aussi demandé si l’élection ne serait pas la meilleure façon
d’asseoir la légitimité vacillante de son Gardien des promesses3. S’agirait-il d’une mode
qui aurait saisi, en ce tournant de siècle, les exégètes du malaise de la justice en quête
d’idées neuves ? Probablement pas. Il y a près d’un demi-siècle, un de leurs
prédécesseurs, Casamayor, s’exprimait déjà de la même manière dans un petit livre
iconoclaste sur Les juges4.
Depuis que la fonction de juger, en régime démocratique, est mise en question et que
l’on évoque une “crise de la justice”, le thème de l’élection des juges refait
périodiquement surface... pour être immédiatement évacué5. On entend d’ici les
arguments: bien sûr, théoriquement, en démocratie, il n’est pas de meilleure
légitimation que le suffrage universel ; la fonction de juger ne participe-t-elle pas de la
souveraineté que seul le peuple souverain peut déléguer ? Mais aussitôt les mêmes
objections sont soulevées. On évoque non seulement les difficultés techniques que
poseraient des élections périodiques pour pourvoir plusieurs milliers de sièges de juges,
mais surtout les risques, voire les pièges d’un tel système : la désignation de personnes
incompétentes et les compétitions partisanes, enjeux de surenchères extrémistes. Si
quelques exemples étrangers, américains ou suisses, sont évoqués, c’est pour souligner
qu’ils sont éloignés de notre culture. Et puis, il y a la malheureuse expérience
révolutionnaire qui aurait discrédité en France ce mode de désignation des juges.
Avant de tenter quelques modestes gloses sur les exposés et les débats si riches de
ces deux journées consacrées à la légitimité des juges, faisons un rapide retour —un
détour— par l’histoire pour rappeler la place occupée par le thème de l’élection au XIXe
siècle, en y associant un débat connexe sur un autre procédé de légitimation, pourtant
peu évoqué : le recrutement par concours.
1
VARAUT J.-M., Faut-il avoir peur des juges ? Paris, Plon , Tribune libre, 2000, p. 88.
2
BURGELIN J.-F. et LOMBARD P., Le procès de la justice, Paris, Plon, 2003, 139-141.
3
GARAPON A., Le gardien des promesses, Paris Odile Jacob, 199, p. 22-27.
4
CASAMAYOR (S. Fuster), Les juges, Paris, Ed. du Seuil, 1ère édition 1956. L’œuvre de ce
magistrat est à relire et notamment son remarquable Combats pour la Justice, Paris, Le Seuil,
1968.
5
Voir sur l’ensemble de la question : KRYNEN J., dir., L’élection des juges, Etude historique
française et contemporaine, Paris, PUF, 1999, “avant-propos”, p. 7-20.
215
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
216
Jacques POUMARÈDE
par les constitutions et les chartes, mais suspendue à chaque changement de régime. La
magistrature de l’époque s’est cherché une légitimité par des symboles, comme en
témoigne une vague de construction de palais de justice à péristyle8, ou par des discours
de rentrée sur les vertus du juge9. La magistrature campe d’elle-même un portrait en
majesté, mais les valeurs qui s’expriment sont celles de la classe dominante des
notables, de la “bourgeoisie triomphante”. On a souvent cité la formule d’Adolphe
Thiers qui, pour justifier la modicité (réelle) des traitements des magistrats, estimait en
1831 que “l’on ne peut donner à la propriété de meilleurs juges que la propriété elle-
même”.
Tout au long du XIXe siècle, le principe de l’élection des juges fut un dogme
républicain, mais chaque fois que la république s’est trouvée en situation de le mettre en
application, elle a fini par y renoncer.
Ainsi en 1848, le suffrage universel à peine proclamé, le gouvernement provisoire
par la voix de Ledru-Rollin annonce la suspension de l’inamovibilité, en attendant
l’installation d’une magistrature “librement élue”. Une commission de juristes est
instituée le 2 mars pour préparer la réforme. Lorsqu’elle rend son rapport le 10 juillet, il
n’est plus question d’élection ; les juges restent soumis à la nomination du
gouvernement. Entre temps, les journées de Juin ont effrayé la bourgeoisie et provoqué
un changement de cap du régime. Comme l’a rappelé le Professeur Roujou de Boubée,
la IIe République a néanmoins donné aux jurys des Cours d’assises une légitimité
dérivée de la souveraineté nationale en consacrant leur tirage au sort sur les listes
électorales.
Au début de la IIIe République, la question est revenue à l’ordre du jour et fut plus
longuement débattue10. Plusieurs commissions parlementaires ou extra-parlementaires
ont élaboré des projets de réforme de l’organisation judiciaire entre 1871 et 1872, et
l’élection des juges y fut proposée sous des formes très variées de la désignation par le
suffrage universel direct jusqu’à divers systèmes de cooptation par des collèges
composés de magistrats, d’avocats et d’élus en proportions variables. Un des projets les
plus élaborés fut défendu par Emmanuel Arago. Le fils du savant, député à l’Assemblée
nationale, proposait que les sièges vacants dans les tribunaux de 1ère instance soient
pourvus par les magistrats du ressort assemblés avec des représentants du barreau, des
professions judiciaires et les membres du conseil général du département. Les juges de
paix seraient nommés par le tribunal sur une liste présentée par les maires du canton. Ce
projet, comme les autres, est resté lettre morte, l’évolution conservatrice du régime
ayant bloqué les velléités de réforme.
Dix ans plus tard, l’élection des juges refaisait surface et fut à deux doigts d’être
adoptée. Entre temps, le conflit du 16 Mai s’était dénoué avec la soumission puis la
démission de Mac Mahon, la République était enfin aux républicains, mais une grave
8
Association française pour l’histoire de la Justice, La justice en ses temples, regards sur
l’architecture judiciaire en France, Poitiers, Brissaud, 1992.
9
FARCY J.-Cl., Magistrats en majesté, les discours de rentrée aux audiences solennelles des
cours d’appel (XIXe-XXe siècles), Paris, CNRS éd., 1998.
10
POUMARÈDE J., “L’élection des juges en débat sous la IIIe République”, L’élection des juges,
op. cit., p. 115-136.
217
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
crise de confiance opposait le régime et ses juges. Les gouvernements de l’Ordre moral
avaient garni les tribunaux de magistrats très conservateurs, ouvertement hostiles à la
République mais protégés par l’inamovibilité. Comment se débarrasser d’eux sans
toucher à ce principe constitutionnel ? L’idée de l’élection est alors réintroduite dans le
débat public, sous l’impulsion des radicaux qui font une campagne de presse en sa
faveur. À la Chambre, ils réussissent à entraîner des républicains plus modérés et le 10
juin 1882, une majorité de rencontre adopte un amendement péremptoire et d’un
laconisme tout révolutionnaire : “les juges de tous ordres sont élus par le suffrage
universel.” Mais quand il s’est agi de le mettre en œuvre, la même majorité s’est reprise.
Des journaux avaient sonné l’alarme : le Voltaire (radical) fit valoir que dans une
vingtaine de départements de l’Ouest, on risquait d’avoir des juges royalistes, ailleurs
des bonapartistes... L’analyse du vote du 10 juin 1882 montre, en effet, qu’une partie de
la droite monarchiste a soutenu l’amendement, qui ne connaîtra pas le moindre
commencement d’exécution. Moins d’un an plus tard, la Chambre suspendait
l’inamovibilité et le gouvernement procédait à la plus radicale des épurations que la
magistrature ait connues. Le débat sur l’élection lui avait servi d’alibi et le mythe
républicain des juges-citoyens avait vécu.
B — Le concours : une légitimation méritocratique
En France, on fait généralement remonter les origines du concours de la
magistrature au décret Sarrien du nom du garde des sceaux qui, en 1906, imposa aux
postulants un “examen professionnel”11 Cette légitimation par le mérite est souvent
associée à la démocratie et aux valeurs de la République. En fait, l’idée est plus
ancienne ; elle fut lancée sous la monarchie censitaire dans un milieu de professeurs de
droit et de publicistes au premier rang desquels figurent Laboulaye et Vivien, éphémère
garde des sceaux sous Louis-Philippe12. Férus de réforme de l’État, ces libéraux
orléanistes préconisent la généralisation du concours pour le recrutement de la haute
fonction publique, y compris pour la magistrature, sur le modèle du noviciat en vigueur
depuis quelques années dans certains États allemands. En 1841, la chancellerie lance
une enquête auprès des cours sur l’opportunité de recruter par voie de concours de
jeunes auditeurs qui seraient attachés pendant quelques années d’apprentissage auprès
des tribunaux. Le dépouillement des réponses est bien éclairant sur l’état d’esprit de la
magistrature de l’époque. Si l’idée de l’auditorat est assez bien accueillie, en revanche
le recrutement par concours ne passe pas et suscite des critiques à peine voilées. Ainsi,
selon le premier président de la Cour d’appel d’Aix : “un concours écarterait des gens
instruits mais timides. Il ne donnerait que la mesure d’un mérite relatif en avantageant
des qualités superficielles comme la loquacité ; il serait surtout inefficace pour apprécier
11
C’est pour éviter un retour de l’idée de l’élection que le député radical Etienne Flandin fit
adopter par la Chambre, le 30 juin 1906 et sous la forme d’une “cavalier budgétaire”, un
amendement sur un “contrôle de capacité professionnelle” des candidats aux fonctions judiciaires,
que le garde des sceaux Sarrien se chargea de transformer en règlement d’administration
publique, cf. ROYER J.-P., ouv. cité, p. 660.
12
ROUSSELET M., La magistrature sous la monarchie de Juillet, Paris, Sirey, 1937, p. 155 et s.
218
Jacques POUMARÈDE
13
Arch. Nat. BB30 535, Travaux préparatoires du projet de loi sur l’organisation judiciaire, 1841-
1842, consultation des cours, p. 203.
14
Le projet de réforme judiciaire élaboré par Marie, le garde des sceaux du gouvernement
Cavaignac, écarte expressément l’idée du concours et du noviciat judiciaire, Moniteur univ., 22
oct. 1848, p. 2938-2942.
15
Sur l’action menée par Jules Dufaure, voir : POUMARÈDE J., “Jules Dufaure et les premiers
concours de la magistrature (1875-1878)”, Mélanges en hommage au professeur Jean-Pierre
Royer, Lille, (à paraître en 2004).
16
Sur les controverses qui, après la Libération, ont agité la magistrature et l’opinion publique sur
l’opportunité de changer le mode de formation des magistrats, voir : BOIGEOL A., “Histoire
219
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
220
Jacques POUMARÈDE
Il n’y a donc pas de remise en cause radicale du principe électif, dans les deux cas.
L’offensive récente en faveur de l’échevinage ou de la “mixité” dans les tribunaux de
commerce a été abandonnée par la nouvelle majorité politique, à la suite d’une
vigoureuse défense du milieu. S’il reste un problème, ce serait celui du maintien de
l’indépendance de l’élu vis-à-vis de ses électeurs : “Proximité mais pas promiscuité ! ”,
selon la formule un tantinet provocante, reprise par le Professeur Corinne Saint-Alary-
Houin.
Pour pallier ce risque, les solutions sont connues ; elles ont été évoquées. La création
d’un conseil national élu des juridictions consulaires est une revendication de la
Conférence générale des Tribunaux de commerce. Le Président Jean Morin pense
qu’une telle instance pourrait non seulement jouer un rôle consultatif auprès de la
chancellerie, à l’instar du Conseil supérieur de la Prud’homie, mais aussi être chargée
du contrôle des activités et de la discipline des magistrats consulaires18. Aux yeux de
plusieurs intervenants, la limitation de la durée du mandat électif —ou du nombre de
mandats— serait une mesure de nature à favoriser un renouvellement des juridictions
professionnelles. Mais c’est surtout de l’élaboration d’un statut du juge élu que viendra
la pérennisation du système, en suivant de préférence un standard européen. Il faudra
revoir, sans doute, quelques valeurs devenues obsolètes, tel le bénévolat, car l’exercice
de la démocratie a un coût. Les élections politiques ne sont-elles pas confrontées aux
mêmes problèmes ?
Dans la société internationale, le principe de l’élection joue apparemment un rôle
important bien qu’à des degrés variables dans la légitimation des diverses cours
instituées tout au long du siècle précédent. Leur doyenne, la Cour internationale de
justice de La Haye, créée en 1920 à l’époque de la Société des Nations, tire sa légitimité
d’un double vote de l’assemblée générale de l’ONU et du conseil de sécurité, comme l’a
rappelé le Professeur Pierre-Marie Martin. Il en est de même des membres de la Cour
européenne des droits de l’homme désignés par l’assemblée parlementaire du Conseil
de l’Europe (cf. la communication du Professeur Bertrand de Lamy) ou plus récemment
encore des instances créées dans le cadre du processus d’émergence d’une justice
pénale internationale. Selon Me Françoise Mathe, les membres de la nouvelle Cour
pénale internationale (CPI) ont bien été élus par l’assemblée des représentants des États-
parties au statut de Rome, mais selon un système si compliqué qu’il a fallu pas moins de
33 tours de scrutin, lors de la première élection, en février 2003. En revanche, les “juges
communautaires” de la Cour de justice, comme du Tribunal de première instance
tiennent leur pouvoir de la Commission européenne et le lien démocratique est un peu
plus distendu, même s’il existe tout de même, comme l’a expliqué le Professeur Joël
Molinier. L’actuel projet de constitution de l’Union européenne élaboré par la
Convention européenne n’améliore pas fondamentalement la situation, puisqu’il reste
des plus réduit : le Parlement ne serait à l’origine de la désignation que d’un membre
sur sept d’un comité de personnalités chargé de sélectionner les candidatures de juges.
À l’aune de la démocratie élective, que penser alors de la légitimité des membres
des panels ou de l’instance d’appel qui forment l’organe de règlement des différends au
18
De préférence à l’organe disciplinaire créé en 1987 et composé exclusivement de hauts
magistrats professionnels.
221
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
222
Jacques POUMARÈDE
21
Sur le débat autour du CAJ, voir LAZEGA E. et MOUNIER L., Régulation conjointe et partage
des compétences entre les juges du Tribunal de commerce de Paris, Rapport de recherche réalisée
avec le soutien du GIP “Mission de Recherche Droit et Justice”, juillet 2003, p. 93-97.
223
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
Mais l’art de bien juger n’est pas fait exclusivement de savoirs juridiques et de
techniques procédurales ; il faut au juge une connaissance suffisante des milieux sur
lesquels il doit exercer sa mission et de l’environnement social et économique des
affaires qu’il a à traiter. Le déficit serait cette fois plutôt du côté des juges
professionnels. N’a-t-on pas critiqué la nomination de jeunes gens, frais émoulus de
l’École de Bordeaux dans des postes de juge aux affaires familiales ou dans des cabinets
d’instruction de ressorts difficiles ? Traitant des tribunaux administratifs, le Président
Thurière a expliqué que des moyens très simples pouvaient permettre de sortir le juge
de sa tour d’ivoire, si tant est qu’il ait envie de s’y enfermer. Les magistrats des
juridictions administratives sont, en effet, sollicités de participer, dans le cadre de leurs
fonctions, à de nombreuses instances professionnelles ou à des commissions para-
judiciaires qui sont autant de lieux de contacts avec les réalités sociales22. Cet exemple
pourrait inspirer les magistrats de l’ordre judiciaire qui ont moins d’occasions de
rompre de cette manière un éventuel risque d’isolement et que leur habitus
professionnel n’encourage guère, comme l’a montré une étude sur leur mobilité : à
peine 10 % des effectifs du corps judiciaire a exercé des fonctions extra-judiciaires23.
Les tribunaux gagneraient enfin en légitimité s’ils s’ouvraient davantage à des
citoyens capables d’y faire entrer l’écho d’une expérience concrète de la vie. Cette
entrée ne devrait pas se faire comme la récente réforme en trompe l’œil des “juges de
proximité” dont la création hâtive et mal pensée ne suscite que des réserves, mais plutôt
comme une sorte d’échevinage à rebours. Aux côtés de juges de carrière, il faudrait
introduire davantage d’assesseurs qui ne seraient pas exclusivement des personnalités
qualifiées, comme c’est le cas, depuis longtemps, dans certaines instances spécialisées
comme les tribunaux paritaires des baux ruraux ou les tribunaux pour enfants24. De
simples citoyens pourraient être appelés à siéger dans des juridictions de droit commun,
à commencer par les tribunaux correctionnels. D’autres pays comme l’Allemagne en
font l’expérience et l’idée rencontre l’adhésion d’une large majorité des justiciables
français, ainsi que le montre un sondage réalisé en mai 2001, pour la Mission de
recherche Droit et Justice25.
22
Il faut noter que les conseillers administratifs sont astreints par leur statut à une “mobilité” en
cours de carrière, ce qui n’est pas le cas des magistrats de l’ordre judiciaire.
23
BOIGEOL A., La magistrature "hors les murs", Analyse de la mobilité extra-professionnelle
des magistrats, Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Rapport pour la Mission de recherche
Droit et Justice, avril 1998.
24
Dans les TBR, les assesseurs sont élus et appartiennent dans le collège des fermiers
nécessairement à la profession agricole ; les assesseurs des TPE sont nommés et socialement
typés (53 % de cadres supérieurs, 23 % de professions intermédiaires, 7 % d’employés), cf.
LORVELLEC S. , MOULEVRIER P., RÉTIÈRE J.-N., SUAUD Ch., La volonté de juger,
Monographies croisées de plusieurs juridictions : profil sociaux et postures de leurs juges non-
professionnels, Rapport au GIP “Mission de recherche Droit et Justice”, 2003, p. 3-13.
25
Enquête de satisfaction auprès des usagers de la justice réalisée par l’Institut Louis Harris pour
la Mission de recherche Droit et Justice, mai 2001 (http://www.gip-recherche-justice.fr). La
participation des citoyens dans les jugements rendus par le tribunal correctionnel est approuvée
par 66 % des Français ; 42 % souhaitent qu’ils soient tirés au sort, 39 % sélectionnés et 18 % élus.
224
Jacques POUMARÈDE
225
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
risques que pourrait faire courir un hypothétique gouvernement des juges, auquel la
culture juridique française reste encore réfractaire, l’accord semble se faire sur le
constat d’une insuffisante qualité du travail législatif et d’un certain manque de courage
des politiques quand ce n’est pas leur perméabilité aux influences d’intérêts catégoriels
qui est en cause. Les exemples récents ne manquent pas, de la décision du Conseil
d’État qui depuis 1989 tentait de contenir la pression d’intégrismes religieux sur la
question du port du voile à l’école, en l’absence d’intervention du législateur, jusqu’à la
célèbre jurisprudence de l’arrêt Perruche, accordant une indemnisation à l’enfant né
handicapé, dont les effets ont été bloqués par la loi du 4 mars 2002, qui a toutes les
allures d’une mesure de protection des intérêts du corps médical et des compagnies
d’assurances. Les juges sont en première ligne pour faire face aux défis que soulèvent
des changements sociaux de plus en plus rapides. Peut-on leur reprocher d’essayer d’en
tirer une nouvelle légitimité en prenant de vitesse le législateur ?
Certains verront peut-être dans cette attitude une sorte de fuite en avant, car, comme
l’a fait observer le Président Bézard, les juges nationaux sont eux-mêmes soumis à de
nouvelles contraintes. Il y a, d’une part, le “grignotage” de leurs compétences que leur
font subir les nombreuses “autorités administratives indépendantes” qui ne cessent de
proliférer mais dont la légitimité n’est guère mieux établie. Il y a, d’autre part,
l’obligation qui leur est faite de respecter les normes issues des traités internationaux,
des directives européennes et de la jurisprudence des juges communautaires ou de la
CEDH. La remarque a été faite par plusieurs intervenants : c’est là un puissant facteur
de déstabilisation des juges nationaux, surtout si “l’activisme” ou “l’unilatéralisme”,
dont fait parfois preuve la Cour de justice des communautés entraînait une dénaturation
trop brutale des particularismes nationaux. La réponse aux enjeux et aux risques que
soulève le processus d’intégration européenne repose pour une bonne part dans le
métissage raisonné des différents systèmes juridiques. Tous les juges, petits ou grands,
ont donc un rôle essentiel à jouer, avec le soutien de la communauté des juristes et en
respectant les valeurs démocratiques, dans la production d’un ius commune pour le
XXIe siècle. Telle est désormais la condition de leur légitimité et de l’indispensable
confiance qui leur est due. Car, comme le disait déjà Anselme Popinot, le juge intègre
de la Comédie humaine : “se défier de la magistrature est le commencement de la
dissolution sociale”.
226
Nombre d’observateurs du phénomène de “montée en puissance” de la justice
s’inquiètent d’une concomitante “crise de légitimité” de cette institution. Qu’en pensent
ses acteurs ? Ce constat préoccupe-t-il la doctrine universitaire ?
Impossible de nier que la justice est devenue l’animatrice en dernier ressort d’un ordre
juridique en pleine transformation. Gardienne, mais aussi désormais pourvoyeuse de
normes et de valeurs individuelles et collectives, clé de voûte de l’Etat de droit,
national, européen, voire international, la voici promue nolens volens au rang
d’institution (en charge d’une fonction) politique.
Il est tout aussi vrai que quiconque sous nos régimes exerce une responsabilité de nature
politique doit être en lien avec la communauté, non point la dominer en son sommet.
Œuvrer, comme il est fait réforme après réforme, dans les sens de l’indépendance, de la
compétence, de la responsabilité, de la proximité, d’une meilleure communication n’est
peut-être pas suffisant. Ni la procéduralisation croissante, ni le droit au procès équitable
ne placent non plus les juges à l’abri des contestations : celle des politiques et des
personnalités du monde économique se manifeste régulièrement ; celle des justiciables
de tout acabit, aiguillonnés par les médias, éclate à l’occasion d’affaires blessant la
conscience commune.
Nouveaux rôles, nouvelle légitimité ? Les modes de désignation et les statuts actuels des
magistratures diverses peuvent donner à croire à la constitution et libre carrière d’une
supertechnocratie jurisdictionnelle, forme moderne d’une cléricalisation de la justice.
L’électivité des magistrats non-professionnels peut-elle servir d’exemple ? A la
conception classique de la légitimation par le suffrage, peut-on substituer d’autres
formes ou procédés de légitimation ?
C’est autour de quelques exemples de justices que les intervenants à ce colloque ont été
invités à témoigner et à débattre. Aborder de front la question de leur légitimité, en
apprécier l’opportunité, en bien cerner les termes est une démarche inhabituelle.
Ce peut être un moyen de déjouer les incantatoires vitupérations contre un résurgent
“gouvernement des juges”.
Sciences sociales
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