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La légitimité des juges

Jacques Raibaut et Jacques Krynen (dir.)

DOI : 10.4000/books.putc.2426
Éditeur : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, LGDJ - Lextenso Editions
Année d'édition : 2004
Date de mise en ligne : 13 mars 2018
Collection : Travaux de l’IFR
ISBN électronique : 9782379280207

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782915699487
Nombre de pages : 224

Référence électronique
RAIBAUT, Jacques (dir.) ; KRYNEN, Jacques (dir.). La légitimité des juges. Nouvelle édition [en ligne].
Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2004 (généré le 22 avril 2019). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/putc/2426>. ISBN : 9782379280207. DOI : 10.4000/
books.putc.2426.

© Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2004


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Les travaux de l'IFR
Mutation des Normes Juridiques
1

La Légitimité des Juges


Sous la direction de Jacques Krynen et Jacques Raibaut

Actes du colloque
des 29-30 octobre 2003
Université Toulouse I

PRESSES DE L’UNIVERSITE DES SCIENCES SOCIALES DE TOULOUSE


Illustration de la couverture : © Ordre des avocats à la Cour de Paris
Les travaux de l’IFR
Mutation des Normes Juridiques
n°1

La Légitimité des Juges


Sous la direction de Jacques Krynen et Jacques Raibaut

Actes du colloque
des 29-30 octobre 2003
Université Toulouse I

Conférence Générale des Tribunaux de Commerce mutation des normes juridiques


SOMMAIRE

Préface
de M. Jean-François Burgelin, Procureur Général près la Cour de cassation….. 9

I ère PARTIE : APPROCHES

Être juge et légitime


par M. Jacques Raibaut, Président du Tribunal de commerce de Toulouse……... 13
Position du problème et actualité de la question
par M. Jacques Krynen, Professeur à l’Université Toulouse I………...……….…. 19
La justice depuis le XIXe siècle : attentes sociales et dérives professionnelles
par M. André Cabanis, Professeur à l’Université Toulouse I
et M. Michel Louis Martin, Professeur à l’IEP de Toulouse………………...…….. 25
De la légitimité des jurys de Cour d’assises
par M. Gabriel Roujou de Boubée, Professeur à l’Université Toulouse I…...…… 37
La légitimité du jury de Cour d’assises
par M. Jean-Pierre Pech, Premier Président honoraire de la Cour d’appel
d’Aix-en-Provence………………………………………………………...……………... 41
Le juge pénal face aux infractions d’affaires
par Mme Corinne Mascala, Professeur à l’Université Toulouse I………………… 47

II e PARTIE : DES HAUTES JUSTICES

Introduction de la séance
par M. Pierre Bézard, Président honoraire de la Chambre commerciale de la
Cour de cassation……………………………………………………..……………….… 61
Autour de la Cour de cassation
par M. J.-J. Barbiéri, Professeur à l’Université Toulouse I……………….……..… 67
Réponse à la communication du professeur Barbiéri
par Me Louis Boré, Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation…….……
À propos de la légitimité du juge administratif… 85
par M. Jean-Pierre Théron, Professeur à l’Université Toulouse I………...…....…
De la légitimité du juge administratif 97
par M. Jean-François Thurière, Président du Tribunal administratif de Toulouse.
La légitimité du Conseil constitutionnel 103
par M. Henry Roussillon, Professeur à l’Université Toulouse I………….………..
La légitimation du juge constitutionnel par la sagesse 119
par M. Alain Lancelot, Professeur, ancien membre du Conseil constitutionnel…
127

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

7
SOMMAIRE

III e PARTIE : DES JUGES DU DEHORS

La Cour internationale de justice : des juges élus depuis l'origine


par M. Pierre-Marie Martin, Professeur à l’Université Toulouse I……….………… 133
L’internationalisation de la justice pénale
par Me Françoise Mathe, Vice-Présidente d’Avocats Sans Frontières…………..…. 139
La légitimité du juge communautaire
par M. Joël Molinier, Professeur à l’Université Toulouse I…………………….…… 149
La légitimité du juge européen des droits de l’homme
par M. Bertrand de Lamy, Professeur à l’Université Toulouse I…………….……… 161

IV e PARTIE : DES MAGISTRATS NON PROFESSIONNELS

La légitimité des juridictions consulaires


par Mme Corinne Saint-Alary-Houin, Professeur à l’Université Toulouse I………. 173
La légitimité des juges
par M. Jean Morin, Président de la Conférence Générale des Tribunaux de
commerce……………………………………………………………………………………. 183
La légitimité du Conseil de prud’hommes
par Mme Isabelle Desbarats, Maître de conférences à l’Université Toulouse I…… 189
La légitimité du juge prud’homal
M. Claude Fontaneau, Président du Conseil de prud’hommes de Toulouse……….. 205

Conclusion
Faut-il élire les juges ?
par M. Jacques Poumarède, Professeur à l’Université Toulouse I……………….… 213

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

8
PRÉFACE
“Tu ne jugeras pas car tu seras jugé”, telle est la malédiction fondamentale qui mine
la légitimité des juges. Bien entendu, les exégètes des textes évangéliques ne manquent
pas de dire que l’expression utilisée par le Christ n’a pas le sens qui lui est
communément donné : il s’agit non pas de condamner l’action des juges civils mais de
faire comprendre aux hommes qu’étant pécheurs eux-mêmes, ils n’ont pas qualité à se
substituer à Dieu pour dire qui sera sauvé et qui sera damné.
Il n’empêche que, quelles que soient les bonnes raisons qui justifient l’existence de
citoyens chargés de rendre la justice, il demeure dans notre inconscient collectif qu’il y
a quelque chose de malsain à vouloir s’arroger le droit de juger le comportement des
autres. Le juge n’est guère reconnu en sa qualité essentielle d’arbitre ou de porteur de
condamnation.

La littérature, à quelques exceptions près, ne lui est pas favorable et le dépeint, le


plus souvent, sous les plus noirs aspects. À la différence de l’avocat, dont le talent mis
au service des causes perdues d’avance est l’objet de toutes les admirations, le magistrat
ne sera pas souvent exalté par le journaliste ou l’écrivain.

Notre instinct premier tend à récuser la compétence, l’impartialité, l’honnêteté de


celui que l’institution judiciaire va nous donner pour juger notre cas. C’est couru
d’avance, il va nous condamner et donner raison à notre adversaire dont il partage
sûrement les idées, les amitiés et l’appartenance politique, syndicale ou maçonnique.
Toutes les démonstrations du monde qui tenteront de nous persuader que nos craintes
sont sans objet resteront de nul effet : ce juge-là nous est, a priori, hostile. Il est
probable d’ailleurs que notre adversaire aura les mêmes préventions que nous à l’égard
de ce malheureux juge.

Toute la querelle sur la légitimité du juge part de là. Nous n’admettons pas, au fond
de nous-même, qu’une personne, appelée juge par les institutions humaines, vienne dire
qui a raison et qui a tort. Juger, c’est être placé en situation de supériorité par rapport à
ceux qui sont jugés. Dans un pays aussi profondément égalitariste que le nôtre, cette
différence est insupportable et se traduit volontiers par une haine affichée des juges. Les
déclarations vindicatives à leur égard des hommes politiques condamnés et de leurs
amis sont révélatrices de cette intolérance.
Aussi bien les juristes vont-ils s’employer à inventer des arguments pour légitimer la
mission des juges. Tous les moyens possibles sont recherchés pour asseoir leur autorité.

Le constituant et le législateur vont rivaliser d’imagination pour convaincre


l’opinion publique que le rôle de l’autorité judiciaire est justifié et protégé.
Les magistrats vont être recrutés par un concours de bon niveau, ils vont être formés
par une école de qualité, ils vont prêter serment d’être dignes et loyaux, un statut
solennel va organiser leur carrière et assurer leur indépendance ; leur costume même

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

9
PRÉFACE

leur assure une majesté exceptionnelle. On n’hésitera pas à qualifier de “Palais” le lieu
où ils exercent leur mission...

Est-ce suffisant pour “légitimer” l’acte de jugement ? Si l’on s’en réfère aux
commentaires souvent acerbes et acrimonieux qui accompagnent les décisions
judiciaires, on peut en douter.
Ou alors, et c’est peut-être la voix de la sagesse, ne faut-il pas s’attacher autrement à
ce type de critiques. La justice est rendue dans un contexte sociologique donné. En
Grande-Bretagne, l’usage —parfois oublié d’ailleurs— est de respecter, en paroles tout
au moins, la décision du juge. En France, on s’autorise volontiers une certaine
véhémence dans l’expression de l’opinion que l’on a des décisions judiciaires. Mais on
peut remarquer que, la plupart du temps, l’indifférence succède rapidement à la critique
sans nuance.
Peut-on changer les Français ?
À défaut d’avoir cette ambition que d’aucuns diront insensée, il est permis de
souligner que la légitimité de l’acte de juger pourrait être, malgré tout, renforcée. Cela
paraît nécessaire dans la mesure où l’autorité judiciaire se voit, de façon constante, dans
le cas de trancher des problèmes de société de plus en plus importants, voire
fondamentaux et de juger des personnes ayant un rôle politique ou économique de
premier plan. C’est dire que la délégation que “le peuple français” donne aux magistrats
de décider en son nom acquiert sans cesse une dimension grandissante.
Nécessairement, le constitutionnaliste contemporain est conduit à comparer la
maigre place que le titre VIII de la Constitution consacre à l’autorité judiciaire et la part
considérable que celle-ci prend dans la vie politique, économique et sociale du pays. Ne
peuvent manquer, dès lors, de venir à l’esprit de nouvelles interrogations : cette
institution qualifiée “d’autorité” ne devrait-elle pas être hissée au même rang que les
pouvoirs exécutif et législatif ? Le peuple français ne devrait-il pas, sous une forme ou
sous une autre, être appelé à jouer un rôle plus consistant dans l’exercice de ce pouvoir
émergent ?

C’est à ces questions qui vont prendre une place importante dans l’évolution de la
citoyenneté contemporaine que vont être confrontés les politologues. En effet, de plus
en plus nombreuses sont les décisions judiciaires qui vont manifester clairement que le
juge entend non seulement être la bouche et l’interprète de la loi mais, en outre, en
s’appuyant sur les conventions européennes, être le correcteur de la loi qu’il estime non
conforme à ces conventions.
D’où cette conviction que nous assistons actuellement à une mutation des normes
justifiant l’intitulé de votre colloque. Les différentes interventions qui vont suivre
traduisent ces interrogations et permettent à la pensée de progresser sur une voie encore
bien obscure.
Jean-François BURGELIN
Procureur Général près la Cour de cassation

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

10
Ière PARTIE

APPROCHES

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

11
ÊTRE JUGE ET LÉGITIME
Jacques RAIBAUT
Président du Tribunal de commerce de Toulouse

Si Albert Camus à la fin du second chapitre de L’homme révolté écrit


péremptoirement “qu’être homme c’est juger”, c’est dans la perspective des destins
individuels qui en s’agrégeant peuvent œuvrer pour le changement du destin collectif,
ce qui n’est pas notre propos. Mais cette observation éclaire aussi notre réflexion : s’il
est vrai que juger est fondateur de l’homme, l’exercice de cette faculté pour le compte
d’autres hommes est pour cette raison même d’une immense difficulté. Difficulté qui
depuis l’origine de nos sociétés a été ressentie et a justifié les formes solennelles et les
précautions de fond qui ont présidé à la désignation de celui à qui était confiée la charge
de juger. Difficultés qui ont longtemps lié la justice au religieux et qui a toujours
impliqué le pouvoir suprême. Difficulté que le magistrat consulaire, non professionnel,
ressent plus que tout autre et qui n’est surmontable que par la vision claire et sans
ombres de sa légitimité. C’est à ce titre et dans cet esprit pragmatique que je ferai les
quelques observations qui vont suivre.
C’est dans les modes de désignation des juges que s’exprime d’abord sa légitimité,
c’est-à-dire le droit qui lui est reconnu de juger. La réponse n’est pas unique, nous le
savons, mais s’organise autour de deux idées : la désignation par le prince ou l’élection
par le corps social. Ces deux modes ont toujours cohabité dans l’histoire et cohabitent
toujours, dans le temps ou simultanément ; en la matière la modernité n’a pas de
préférence car le débat suscité par l’idée de légitimité est, par nature, pérenne. Ce débat
reste toujours un débat de la modernité qui rebondit au rythme des évolutions de la
société et qui ne vise pas à exclure un mode au profit de l’autre mais à sécuriser le
justiciable, dans des circonstances changeantes, face au juge désigné par un mode ou
l’autre.
La conscience aiguë de la pesanteur de l’acte de juger ne peut être appaisée que par
la conviction que le juge tire d’une réflexion sur sa légitimité : cette approche subjective
est celle que je privilégierai en premier en tant que juge élu en tentant en quelques mots
de discerner ce que sont la force et les limites de ce mode de désignation quant au
concept de légitimité.
Si le mode de désignation établit une plate-forme de légitimité, la réflexion conduit à
mesurer aussi la revendication sociale à propos de la justice dont le mode de désignation
ne dispense pas. Il y a là comme une approche objective de la légitimité que j’explorerai
par quelques remarques.

I — UN JUGE ÉLU
À l’évidence c’est le cœur du “bloc de légitimité” des magistrats consulaires qui
s’enracine à la fois dans une très ancienne tradition de justice dépassant largement la
seule justice consulaire mais aussi se relie naturellement au désir moderne de
démocratie et reste sur ce point une forte illustration de civisme.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

13
ÊTRE JUGE ET LÉGITIME

Élu, le magistrat consulaire est choisi pour juger : l’élection lui confère ce droit de
par la volonté des justiciables. La légitimité qu’il en tire est parfaite et directe, sans
processus de délégation si ce n’est celle du peuple français, et donc indépendant de
toute autorité. La force institutionnelle de cette légitimité est évidemment très puissante
et les critiques qui peuvent être portées ne peuvent l’être que sur le registre de l’éthique
et non sur celui du principe fondateur. Mais l’éthique n’est pas liée au principe et se
régit par d’autres règles.
La démocratie ne se satisfait pas de mandats électifs à vie, le juge élu est soumis au
sort commun des élus : son mandat est limité et il doit revenir devant ses électeurs à
termes réguliers. Il ne faut pas négliger cette obligation de renouvellement et penser
qu’elle n’est qu’une formalité. Cette obligation reste un facteur réel de validation ou de
désaveu du juge et vécu comme tel par les juges consulaires. La communauté
économique qui est le corps électoral du juge consulaire ne manque pas d’exercer sa
vigilance et la sanction du non-renouvellement du mandat est plus fréquente qu’on ne le
croit. Cette idée d’une sanction directe possible mérite peut-être, à un moment où le
corps social souhaite une sanction publique des errements de tout titulaire de fonction,
fût-elle celle de juger, que l’on y porte quelque intérêt.
Aussi, débordant le seul exemple de la magistrature consulaire et étendant mon
propos au système judiciaire dans son ensemble, je voudrais risquer une observation
plus générale sur les vertus possibles d’un statut électif du juge. On dit beaucoup
aujourd’hui que le juge s’est “emparé de la Loi”, qu’il se “substitue au législateur” : les
exemples cités à l’appui de ces assertions sont très divers, allant de la jurisprudence de
la chambre sociale de la Cour de cassation à la familiarité supposée avec la presse.
Certains heurtent le sens de la sécurité juridique des acteurs économiques, d’autres le
sens de la mesure que l’on attend d’un magistrat mais tous interrogent sur le “pouvoir”
que les juges tirent de leur fonction et font naître un sentiment de frustration lié à
l’effacement du juge derrière le système judiciaire. Car lorsque la décision judiciaire est
à ce point hors des normes juridiques ou des normes déontologiques, le débat ne peut se
limiter à la seule enceinte judiciaire. Ceci est encore plus vrai lorsque des représentants
du corps des magistrats affirment que “juger est un acte politique” ou que le “juge est le
défenseur des droits du plus faible”, autant d’affirmations qui sont peut-être fondées
mais qui ne correspondent pas à la structure de notre système juridique.
Portalis disait que la “justice est la première dette de souveraineté”. Prolongeant
cette image, il faut bien voir que le créancier de cette dette est le peuple et que la dette
ne peut être modifiée sans l’avis du créancier. Un mandat électif —sinon de tous les
juges au moins de ceux qui par leurs hautes fonctions sont emblématiques du système
judiciaire— serait sans doute l’occasion à termes réguliers d’un débat démocratique sur
la configuration de cette dette de souveraineté qu’est la justice, son fonctionnement et
ses orientations. La démocratie ne peut pas être qu’une référence de discours, il faut
aussi se plier aux exigences de sa pratique : le message que l’on veut porter n’en sera
que plus fort.
Si la force institutionnelle de l’élection est fondatrice, elle ne rend pas compte à elle
seule des caractères de la légitimité du juge élu. Deux autres facteurs subjectifs
collaborent à la légitimité du juge élu et ceux-ci sont communs à toutes les
magistratures : la compétence et l’éthique.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

14
Jacques RAIBAUT

La compétence s’acquiert par la formation et la pratique. Je n’insisterai pas sur la


formation pour laquelle aujourd’hui un immense effort est fait en direction des
magistrats consulaires par l’ENM et la CGTC. La nécessité de la formation est
évidente : elle est l’un des points cardinaux de la légitimité.
L’expérience naît de la pratique : cette dimension est double pour des juges élus.
L’élection suppose le professionnalisme acquis, si celui-ci s’avère insuffisant le non-
renouvellement du mandat en sera la sanction. Mais l’expérience du juge se nourrit de la
pratique : plus cette pratique est fréquente, plus le justiciable est sécurisé par la
compétence du juge. Ainsi apparaît sous le débat de la légitimité celui de la carte
judiciaire. Ce n’est pas le lieu d’en débattre, mais, il convient de noter qu’une réflexion
sur la légitimité ouvre nécessairement le champ pour d’autres réflexions dont la réponse
ne peut se satisfaire, particulièrement aujourd’hui dans le cadre des règles européennes,
de l’argument purement formel d’une légitimité reposant sur le seul mode de
désignation. Ici aussi l’observation ne vise pas que les tribunaux consulaires mais peut
être étendue à bien d’autres juridictions.
Adossé à la légalité de son mode de désignation, que le Conseil constitutionnel place
parmi les normes supérieures de constitutionnalité, soutenu par sa compétence, le juge
doit en outre satisfaire, aujourd’hui plus qu’hier sans doute, aux revendications du corps
social à propos de la justice et donc des juges : ce sont les exigences d’indépendance et
d’impartialité, bref d’éthique. Il est important de noter que l’élection n’affranchit pas le
juge de ces contraintes mais que dans une certaine mesure elle les renforce.

II — L’EXIGENCE ÉTHIQUE
Dans ce très vaste sujet, je me bornerai à deux observations : l’une relative aux
conditions propres aujourd’hui de l’indépendance et de l’impartialité du juge consulaire
élu, l’autre aux transformations apportées aux statuts des juges nationaux par
l’apparition d’un statut européen du juge.
Un juge, dont on n’est pas assuré de l’indépendance, voit sa légitimité mise en
doute, quel que soit son statut, certes. Mais cette interrogation prend, semble-t-il, une
force particulière à l’égard d’un juge élu “dans la mesure où cette élection placerait le
juge dans la dépendance des partis ou en ferait l’expression de vagues passionnelles que
le juge, instrument d’équilibre se doit d’amortir”1.
Les critiques n’ont pas manqué ces dernières années sur cette “proximité” du juge
consulaire et du justiciable économique qui serait un facteur inhibiteur de
l’indépendance nécessaire du premier. La proximité en soi d’ailleurs n’est peut-être pas
le péché que l’on imagine puisqu’elle justifie l’apparition de nouveaux magistrats dits
de proximité. Ce qui est critiquable c’est le pouvoir électoral de l’électeur : pour obtenir
ou être reconduit dans sa fonction le juge, par un accord tacite, serait attentif aux
influences. On peut aligner une longue série d’arguments récusant cette assertion, tenant
soit à l’éthique personnelle des magistrats, soit à l’indépendance de ces questions par

1
BEAUFOUR R., “Pouvoir judiciaire”, n° 205, cité par J. KRYNEN, Avant-propos à L’élection
des juges. Étude historique française et contemporaine, Paris, PUF, 1999, p. 9.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

15
ÊTRE JUGE ET LÉGITIME

rapport au mode de désignation, soit au très faible taux d’errements constatés —qui sont
par ailleurs inférieurs à ceux constatés à la suite d’un mode de désignation différent—
soit, enfin, au très faible taux de réformation des décisions rendues —inférieur même au
taux de réformation des décisions de magistrats non élus—. Pour connaître le monde
consulaire depuis longtemps, je puis affirmer que cette critique relève du fantasme, mais
là n’est pas notre propos.
Toutefois, la critique étant formulée avec insistance, on ne peut se contenter de
réponses d’opportunité : il faut une réponse institutionnelle. Le magistrat élu doit entrer
dans le cadre d’un statut fixé par la loi, apportant au justiciable et au juge lui-même la
sécurité juridique par des dispositions fixant la discipline, la déontologie, les sanctions
et les recours. Le vide institutionnel actuel de la magistrature consulaire est d’autant
moins satisfaisant que les dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’homme révèlent, à travers les jurisprudences de la Cour européenne et de la
Cour de cassation, un statut du juge européen, fondé à écarter la loi interne par l’effet de
la Convention européenne des droits de l’homme.
R. de Gouttes, Premier Avocat général près la Cour de cassation, met en évidence
“que la Convention européenne fournit au juge une nouvelle légitimité, une légitimité
européenne”2 et le Professeur Soyer précise : “l’indépendance de la Justice —la
légitimité du juge— résulte d’un vaste contrat liant l’État à d’autres États, dans un
ensemble multilatéral régi, tant par le statut du Conseil de l’Europe que de la
Convention européenne des droits de l’homme”.
Ceci résulte, ainsi que l’analyse avec une grande pertinence R. de Gouttes, de deux
principes consacrés par la jurisprudence de la Cour européenne :
— celui de la consécration européenne de l’existence d’un pouvoir judiciaire, et
la cour considère ce pouvoir judiciaire comme le support nécessaire du droit au
procès équitable.
— celui de la garantie européenne de l’indépendance du pouvoir judiciaire,
garantie du citoyen et gage de l’indépendance du juge face au pouvoir exécutif.
Il est évident que dans ce cadre institutionnel nouveau qui s’élabore et se renforce
continûment, le statut d’un juge élu ne peut se résumer à son élection au risque d’entrer
en conflit avec la jurisprudence de la Cour européenne sur les règles nécessaires à un
procès équitable. C’est bien la raison qui fonde la revendication de la CGTC pour un
statut du magistrat consulaire car celui-ci ne peut continuer à flotter dans une espèce de
vide juridique… au risque d’y disparaître.
Il apparaît bien, me semble-t-il, que la légitimité du juge est un bloc de concepts à la
fois juridiques, éthiques et sociaux. Le seul débat sur le mode de désignation est loin de
rendre compte de la complexité de ce bloc de légitimité. Chaque élément de ce bloc est
autonome : le mode de désignation ne préjuge pas de l’indépendance du juge, si le
concours garantit la formation, il ne garantit pas forcément la compétence, si
l’expérience professionnelle garantit la connaissance des usages elle ne peut dispenser
de la formation.

2
Entretiens de Saintes, 2003, p. 28 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

16
Jacques RAIBAUT

Dans cette matière, éminemment complexe, subjective et politique, j’espère que les
débats que nous avons, avec le Professeur J. Krynen, souhaité susciter éclaireront une
réflexion que je crois nécessaire pour les évolutions de notre système judiciaire.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

17
POSITION DU PROBLÈME
ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION
Jacques KRYNEN
Professeur à l’Université Toulouse I

Si l’Institut Fédératif de Recherche “Mutation des normes juridiques” a répondu


avec empressement à l’offre de colloque que lui a faite M. le Président Raibaut, c’est
bien sûr parce que les occasions de dialogue, de réflexion commune, entre l’École et le
Palais, ne sont pas si fréquentes. Mais c’est aussi parce que le thème retenu, la légitimité
des juges, répond très exactement aux objectifs que les chercheurs de la Faculté de droit
de Toulouse se sont assignés en créant un IFR : la transdisciplinarité, l’actualité des
questions à traiter, leur complexité aussi. La transdisciplinarité de ce colloque saute aux
yeux, puisque quatre demi-journées durant vont être passées au crible d’une même
problématique une grande diversité de justices nationales, européennes, internationales,
professionnelles, électives, non tel ou tel droit particulier... Aussi voudrais-je n’insister
que sur les deux autres bonnes raisons de l’implication de notre institut dans ce
colloque :
— d’une part, la légitimité des juges est une question qui aujourd’hui commence
à être posée avec une acuité certaine,
— d’autre part la légitimité des juges est une question délicate, complexe, ne
serait-ce que dans sa formulation.

I — CAR, APRES TOUT, EVOQUONS D’ABORD CE POINT, QU’EST-CE


QUE LA LEGITIMITE ?
Que faut-il entendre par là et de quoi allons-nous débattre ?
La légitimité est un de ces concepts, comme celui de droit naturel, comme celui
d’équité, qui ne se laisse pas facilement saisir. Les dictionnaires ne sont pas d’un grand
secours, qui la définissent comme ce qui est fondé en droit, en raison, en valeur, et les
grands auteurs qui se sont attelés à son étude ont tous fait preuve d’approches et de
préoccupations différentes. Paul Bastid se déclarait saisi d’angoisse devant la fragilité et
la subjectivité des critères et des définitions de la légitimité1. De fait, il est impossible
d’en dégager une théorie cohérente, claire, à partir des travaux ou réflexions que lui ont
consacrés Max Weber, Carl Schmitt, Hans Kelsen, Norberto Bobbio, Jürgen Habermas,
pour ne citer qu’eux2.

1
BASTID P., “Légitimité”, Encyclopaedia universalis.
2
WEBER M., Wirtschaft und Gesellschaft, 1922 ; SCHMITT C., Légalité et légitimité, 1932 ;
KELSEN H., Théorie pure du droit, 1934 ; BOBBIO N., Teoria della norma giuridica, 1958 ;
HABERMAS J., Raison et légitimité, 1978.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

19
POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION

Mais, en revanche, ce qui chez ces théoriciens est susceptible de nous éclairer, c’est
le rapport qu’ils établissent, ou n’établissent pas, entre la notion de légitimité et celle de
légalité3.
Max Weber, après avoir distingué les divers caractères que la légitimité a pu revêtir
au cours des âges (soit qu’elle ait reposé sur la sainteté des traditions, soit sur le
charisme ou la vertu exemplaire reconnue au dirigeant), considérait que la forme
contemporaine de la légitimité consistait principalement dans la légalité du pouvoir et
de ses manifestations. Dans cette forme de légitimité, “légale-rationnelle”, le pouvoir
est accepté en raison de son inscription dans le droit, et de son aptitude et efficacité
concrètes à appliquer la loi. Version weberienne, et même kelsenienne, la légitimité a
pour critère la légalité du pouvoir et la conformité de ses actes à la normativité
communément admise (les lois, la constitution, les droits de l’homme...). Cette
assimilation de la légitimité à la légalité et à la régularité juridique, a-t-on fait souvent
remarquer, a quelque chose de formel, d’abstrait, de technocratique même, car elle fait
abstraction des citoyens, ceux-ci étant censés accepter les commandements du pouvoir
quels que soient les individus qui l’exercent. L’autre risque de cette acception de la
légitimité, c’est sa fragilité, particulièrement en démocratie, où la légalité est plus
qu’ailleurs sujette à la discussion et aux remises en cause.
Carl Schmitt a vigoureusement réagi contre tout rapprochement entre légalité et
légitimité, expliquant que la première n’a trait qu’à l’enveloppe et à l’exercice du
pouvoir, tandis que la seconde réfère à sa source théologico-politique ou philosophico-
politique (Dieu en monarchie, le peuple en démocratie). Version schmittienne, la
légitimité a ainsi pour critère l’origine fondatrice du pouvoir. Celui qui commande,
ordonne, juge ou légifère doit se prévaloir d’un titre suffisamment clair (le sacre dans la
royauté de droit divin), ou d’un mandat incontestable (tel que le suffrage de nos jours).
Deux approches différentes, donc. L’une, fonctionnelle, privilégie la cause, la raison
“immédiate” du pouvoir : la loi et sa nécessaire application. L’autre, politique, s’attache
à la “cause médiate” du pouvoir, c’est-à-dire à son origine, lointaine, peut-être, mais
fondamentale.
Reste qu’une foule d’auteurs ont critiqué ces positions extrêmes, les jugeant par trop
théoriques, et soulignant que ces deux types de légitimité se combinent dans la vie
réelle. Il est bien certain qu’un pouvoir légitime par son origine peut s’avérer illégitime
si, dans son exercice, il bafoue la légalité : ainsi le montre l’exemple des régimes
totalitaires. Inversement, entrer dans l’illégalité peut être légitime, quand par exemple le
régime ou la loi est injuste (on a beaucoup écrit à ce propos depuis saint Thomas).
Bref, on ne saurait réduire la légitimité à la légalité. La notion de légitimité déborde
manifestement l’ordre juridique. S’il n’y a pas de légitimité pour un pouvoir qui s’écarte
des règles de droit, il n’y a pas non plus de légitimité sans titre, à tout le moins sans lien
ou adéquation tangible avec les croyances, autrefois religieuses, aujourd’hui séculières,
qui fondent le pouvoir. Voilà un premier enseignement que l’on peut retirer des
controverses entre grands auteurs. Il n’y a pas de critère unique à la légitimité d’un

3
TENZER N., Philosophie politique, Paris, PUF, 1994, p. l61-184. Également GOYARD-
FABRE S., “Légitimité”, Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 929-934.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

20
Jacques KRYNEN

pouvoir ou d’une institution : la légalité en est un, mais son inscription dans les
croyances politiques fondatrices en est un autre.
L’autre enseignement est bien plus évident. Il est que, quel que soit le critère, le but
poursuivi est le même : toute réflexion sur la légitimité se préoccupe de justifier
l’obéissance au pouvoir, de justifier l’acceptation de ses actes, obéissance ou
acceptation sans lesquelles il n’y a ni paix, ni stabilité sociales. C’est d’ailleurs quand
un pouvoir, ou une institution, ou une personne est contesté, ou est fragilisé, ou risque
de l’être, que surgit le problème de sa légitimité.
N’y a-t-il pas alors quelque chose d’inquiétant, de nos jours, à imaginer les juges en
mal de légitimité ? De légitimité fonctionnelle (légale), et (ou) de légitimité politique ?
Il se trouve que le problème se pose.
II — Il se pose en regard du phénomène couramment qualifié de “montée en
puissance” de la justice, objet d’une littérature de plus en plus abondante, au sein de
laquelle les ouvrages parus ces derniers temps sous la plume de grands professionnels
méritent une attention particulière. Leurs titres sont à eux seuls révélateurs d’une
inquiétude certaine. “Faut-il avoir peur des juges ?” interroge Maître Varaut. “Les
juges : un pouvoir irresponsable ?” se demande Antoine Garapon. Dans un livre intitulé
Le procès de la justice, Maître Lombard et le Procureur général Burgelin en appellent à
“une réforme totale de la vieille institution”. Dans un autre, La justice à l’épreuve, le
Premier président Coulon et Maître Soulez Larivière dialoguent eux aussi sur l’urgence
des remèdes à apporter à cette institution en crise...4.
Tous ces magistrats et avocats de renom dressent peu ou prou le même constat : la
justice vit un tournant historique, tant est devenu intenable, explosif même, le contraste
entre ses pesanteurs structurelles, son sous-équipement matériel et humain, et les
responsabilités qui, après deux siècles d’effacement, lui incombent désormais en tant
que “tiers pouvoir”5.
Parmi les causes essentielles de cette montée en puissance, ou en responsabilité, la
judiciarisation, bien sûr, ce “tout judiciaire” qui a transformé la justice en instance
suprême de la régulation sociale, souvent même en lieu ultime de la fixation des valeurs
morales. Les juges, même les plus ordinaires, font aujourd’hui bien plus que trancher
des litiges. Saisis de toutes sortes de plaintes, de frustrations ou blessures, il leur est
demandé de dire le bien ou le mal, tâche qu’autrefois la religion, les mœurs, le prêtre,
l’instituteur, le père de famille, toutes ces autorités naturelles aujourd’hui défaillantes
suffisaient à remplir6.
L’autre cause de cette montée en puissance, ou en responsabilité, c’est l’État de
droit, dont l’avènement a eu pour corollaire la promotion, nationale et internationale, de

4
VARAUT J.-M., Faut-il avoir peur des juges ? Paris, Plon, 2000. GARAPON A., dir., Les
juges : un pouvoir irresponsable ? Paris, Nicolas Philippe, 2003. BURGELIN J.-F. et
LOMBARD P., Le procès de la justice, Paris, Plon, 2003. COULON J.-M. et SOULEZ
LARIVIÈRE D., La justice à l’épreuve, Paris, Odile Jacob, 2002.
5
SALAS D., Le tiers pouvoir. Vers une autre justice, Paris, Hachette, 1998.
6
GARAPON A., Le gardien des promesses, Paris, Odile Jacob, 1996.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

21
POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION

la figure du juge7. Le dogme légicentriste, très vivace jusqu’en 1958, avait ceci de
rassurant qu’il donnait aux citoyens le sentiment de maîtriser, via la représentation
nationale, l’évolution du droit. Mais c’est un fait, c’est même une révolution, la loi n’est
plus souveraine. Elle a désormais une pluralité de maîtres : la constitution, les
conventions internationales, le droit communautaire. Le Conseil constitutionnel s’est
auto-promu depuis 1971 juge de la loi, arguant d’un bloc de constitutionnalité qu’il ne
cesse d’alimenter lui-même, sur un mode prétorien, de droits, de déclarations de droits,
de principes fondamentaux. Les juges judiciaires, autrefois “bouche de la loi”, ont de
leur côté les yeux fixés sur la jurisprudence de la CJCE et de la CEDH, tout comme les
juges administratifs. Quant à la Cour de cassation, elle rend depuis des décennies des
arrêts à forte teneur normative. Sa jurisprudence possède des qualités qui lui permettent
de rivaliser avec la loi, et le Conseil d’État, lui aussi, par des “avis”, peut dire le droit en
l’absence de tout recours, sur simple demande d’une juridiction. Lui aussi, quelle que
soit la saisine, “dégage” de la convergence des textes les plus divers les “principes
généraux” de notre droit. Bref, à une époque où le droit ne se confond plus avec la loi,
la fonction de justice surgit première dans l’ordre juridique, interne et externe8.
On ne peut donc plus considérer la justice comme un simple service public. La voici,
nolens volens, en charge d’une fonction de nature politique, puisque sur elle repose, en
dernier ressort, la sauvegarde de l’État de droit et, plus que jamais, le maintien des
valeurs. Or cette montée en puissance, en autorité, en responsabilité comporte un
risque : celui d’une cléricalisation de la justice. Devenus interprètes autonomes d’un
droit de plus en plus protéiforme, devenus aussi pourvoyeurs de normes individuelles et
collectives, les magistrats ne risquent-ils pas de se présenter ou d’être perçus au XXIe
siècle tels des “prêtres de la justice”, comme se considéraient eux-mêmes ceux de
l’Ancien Régime ? Ce risque de cléricalisation n’est pas un fantasme d’historien.
Nombreux sont les observateurs qui s’en inquiètent, constatant que de plus en plus
indépendante, mais difficilement contrôlable, la magistrature n’est pas à l’abri des
contestations, des récriminations : celles des politiques et des personnalités du monde
économique se manifestent régulièrement, celles des justiciables, stimulées par les
associations, les syndicats, les médias, éclatent tous les jours... montée en puissance,
montée des récriminations, montée de la défiance. Le problème est donc bien le
suivant : les juges disposent-ils aujourd’hui d’une légitimité assez forte, qui les

7
Voir notamment Le droit dans la société, La Documentation française, n° 288, oct-déc., 1998.
8
Cf., au sein d’une très riche bibliographie, le n° 9 (1989) de la revue Droits consacré à “La
fonction de juger” ; le n° 4 (1989) de la revue Crises, “Les juges contre la République ?” ; le
n° 74 (1995) de la revue Pouvoirs, intitulé “Les juges” ; dans Le Débat n° 74 (1993), les
contributions de RAYNAUD Ph., AVRIL P., BOURETZ P., CAYLA O. et LENOBLE J.
Également les ouvrages de ZÉNATI F., La jurisprudence, Paris, Dalloz, 1991 ; de GUARNIERI
C. et PEDERZOLI P., La puissance de juger, Paris, Michalon, 1996 ; SAMET C., Justice,
transparence et démocratie, L’Archer, 1997 ; BRONDEL S., FOULQUIER N. et
HEUSCHLING L., dir., Gouvernement des juges et démocratie, Publications de la Sorbonne,
2001.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

22
Jacques KRYNEN

prémunisse de toute crispation corporatiste et, surtout, de toute mise en cause de leur
autorité9 ?
III — Aussi est-il frappant de voir combien a tout récemment évolué le traitement
réservé par les représentants de la magistrature à la notion de légitimité. Après avoir
martelé, longtemps, dans les revues syndicales notamment, que les juges tirent leur
légitimité de “l’éminence” de leur fonction (sorte de légitimité charismatique), de leur
“compétence”, de leurs “garanties d’indépendance”, de leur mission qui est
“d’appliquer la loi” (autrement dit de leur légitimité légale-rationnelle)10, quelques hauts
magistrats, de concert avec quelques grands avocats, n’ont pas hésité à élargir le
problème à celui de leur légitimité politique.
Quelques avocats et magistrats. Car un fort courant, face à la crise de légitimation
actuelle de la magistrature, continue de raisonner dans le seul cadre de la légitimité
fonctionnelle, faisant valoir que si, pour déjouer les critiques, les soupçons, il est
absolument nécessaire de rehausser la compétence, l’éthique et la responsabilité
professionnelles, absolument nécessaire aussi de garantir l’impartialité des juges, les
réformes à entreprendre n’ont cependant pas à se préoccuper de leur légitimité politique.
Fort préoccupé des problèmes posés par la montée en puissance de la justice, ce
courant, encore très majoritaire, refuse obstinément, comme le déclare l’un de ses
tenants, “à penser le pouvoir de juger par analogie avec le principe électif, au nom de
quoi, un juge, pour être légitime, devrait être élu”11. Bien que depuis Rousseau notre
pays ne tolère qu’un titre de légitimité, l’élection, si l’on veut assurer l’autorité du juge,
qui est un expert en droit, si l’on veut qu’il accomplisse sereinement ses tâches, il faut le
protéger des pressions partisanes et des variations inhérentes à la chose politique. Il faut
donc urgemment imaginer d’autres titres de légitimité que le titre démocratique12. Soit.
Mais œuvrer dans le sens de la compétence, de l’éthique, de l’impartialité peut-il
résoudre le problème ? Ces juges qui disent le droit, beaucoup plus que ne le fait le
législateur, qui maintiennent l’État de droit et qui ont en charge les valeurs
républicaines, ne doivent-ils pas rester en lien avec la communauté, au moins
symboliquement ? Ou avec ses représentants ? Sous nos régimes, en démocratie, le
pouvoir de juger, de nouveau amplement normatif, peut-il évoluer dans une sphère
autonome ?
C’est pourquoi a surgi de manière tout à fait remarquable un très récent effort pour
examiner la relation entre les juges et les justiciables en termes de légitimité d’origine,
sans écarter d’un revers de main la problématique élective. “Faut-il élire les juges ?”
9
BADINTER R. et BREYER S., dir., Les entretiens de Provence. “Le juge dans la société
contemporaine”, Paris, Fayard, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 12-13 et 135-136.
GARAPON A., Le gardien des promesses, p. 57-58, 186-187, 263 et suiv.
10
KRYNEN J. dir., L’élection des juges. Etude historique française et contemporaine, Paris,
PUF, 1999, p. 12-13.
11
SALAS D., “Le juge aujourd’hui”, Droits, n° 34 (2001), p. 68. HAENEL H. et FRISON-
ROCHE M.-A., Le juge et le politique, Paris, PUF, 1998, p. l03.
12
ROSANVALLON P., Les métamorphoses de la démocratie, Paris, p. l75-184 ; SALAS D., Le
tiers pouvoir, p. 183 et suiv. GARAPON A., Le gardien des promesses, p. 71 et suiv.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

23
POSITION DU PROBLÈME ET ACTUALITÉ DE LA QUESTION

Maître Varaut consacre tout un chapitre de son dernier ouvrage à la question13. “Le
pouvoir judiciaire sera démocratique ou ne sera pas” assurent le Procureur général
Burgelin et Maître Lombard, qui pensent que notre pays doit “se doter d’un pouvoir
judiciaire légitimé par le peuple”14. Si l’élection directe des juges ne semble pas à ces
observateurs une solution praticable, la participation des citoyens à la marche des
tribunaux, sous forme d’échevinage notamment, serait à leurs yeux un gage de
crédibilité et d’efficacité certaines. Plus significative encore, leur proposition d’un
Conseil Supérieur de la Magistrature composé majoritairement de membres de la
société civile, désignés par un corps électoral restreint, mais représentatif15, voire même
au suffrage universel16. Dans un autre livre, sorte de manifeste, paru l’an dernier, dix-
neuf personnalités vont pour leur part jusqu’à prôner, parmi leurs dix propositions de
réforme, la création, en premier lieu, “d’un pouvoir judiciaire par référendum, pour
fonder la légitimité d’une justice démocratique”17.
S’il est indéniable que le problème de la légitimité des juges vient d’éclore dans
toute son étendue, il n’apparaît pas que la doctrine universitaire se soit encore fait
beaucoup entendre. C’est dire combien notre IFR s’honore de cette occasion d’en
débattre deux jours durant avec de grands représentants de la Magistrature et du
Barreau.

13
Ouvr. cit., p. 88-102.
14
Ouvr. cit., p. 61-62. Voir aussi p. 77-82, 129-150, 154.
15
Ibid., p. l41-143.
16
VARAUT J.-M., ouvr. cit., p. 296.
17
Notre justice, SOULEZ LARIVIÈRE D. et DALLE H. dir., Paris, Robert Laffont, 2002.
COULON J.-M. et SOULEZ LARIVIÈRE D., ouvr. cit., p. 334.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

24
LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE
ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES
PROFESSIONNELLES
André CABANIS
Professeur à l’Université Toulouse I
et Michel Louis MARTIN
Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse
Directeur du Centre Morris Janowitz

Au cours des deux dernières décennies, les magistrats se sont trouvés, sans doute
plus que dans le passé, au centre des polémiques. Certains observateurs dénoncent
l’irruption des juges dans le débat politique, économique et social. Ils y voient la preuve
d’un inacceptable entrisme dont le troisième pouvoir se rendrait coupable dans des
domaines qui ne relèveraient pas de ses compétences normales, en principe limitées, du
moins à leurs yeux, au maintien de la concorde dans les familles et dans le monde des
affaires, à la protection de la propriété et à la préservation de l’ordre public. Une autre
tendance les loue au contraire de sortir de leur rôle traditionnel de conservateur des
équilibres sociaux pour contribuer à moraliser des secteurs de la vie publique où nul
autre qu’eux ne saurait s’aventurer efficacement. En ce sens, on les admire de ne se
laisser impressionner ni par les puissances économiques, ni par les notabilités, ni par les
fonctions officielles.
Les travaux consacrés à l’histoire de la magistrature ont généralement posé les
problèmes en termes de subordination ou à l’inverse d’opposition au pouvoir politique.
Dans ce schéma, le magistrat qui fait l’objet du jugement le plus flatteur, est celui qui
ose se dresser contre la hiérarchie officielle. Il doit montrer son indépendance et rester
sourd aux sollicitations émanant de la classe politique dont les desiderata étaient
jusqu’à récemment complaisamment relayés par la chancellerie et le parquet. Dans cette
perspective, la lutte de la magistrature pour son indépendance prend place entre
l’opposition à la censure et la dénonciation des fraudes électorales, comme un élément
du grand combat que l’humanité mène depuis des siècles pour sa libération.
Sans nier les avantages évidents d’une magistrature délivrée des injonctions
politiciennes, les quelques développements proposés ici ne se situent pas dans la logique
de ce combat. La magistrature n’a jamais été ni en opposition absolue, ni en soumission
totale à l’égard du pouvoir. Une grille d’explication un peu différente de celle qui
oppose le mauvais magistrat, obéissant et carriériste, au bon juge, indépendant et
désintéressé, conduit à replacer les évolutions dans leur contexte historique, étant
entendu qu’à chaque époque c’est sous l’influence du pouvoir politique et en tension
avec lui que les tribunaux se transforment et s’affirment.
Les présents développements tentent de montrer que trois figures différentes et
successives —une quatrième s’esquisse peut-être aujourd’hui— ont marqué les relations
entre le juge et le politique depuis un demi millénaire. Apparue par conséquent en

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

25
LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES

fonction des attentes du pouvoir politique et du souci des magistrats de les satisfaire,
chacune d’entre elles, grosso modo, correspond pour la première à l’Ancien régime, la
seconde au XIXe siècle et début XXe, la troisième jusqu’à ces dernières années. Par
ailleurs, chaque fois, semble-t-il, la posture en honneur tend à se corrompre
graduellement, pour être en quelque sorte, remplacée un temps par sa version
“déviante”, marquée par la volonté des magistrats de pousser jusqu’au bout de leur
logique les relations de pouvoir entretenues avec les classes dominantes aux plans
politique et économique, jusqu’à provoquer de la part de ces dernières des réactions de
protestation, sinon de rejet. Et, d’un certain point de vue, cette dérive préfigurera, mais
de manière inversée, ce que sera le nouveau modèle qui entrera en opération dans la
période suivante.
Cette hypothèse pose plusieurs interrogations. Il y a d’abord la question du degré de
coïncidence entre l’image que la société se fait de la magistrature et les principes que les
dirigeants politiques souhaitent imposer. Sauf à imaginer une classe politique
complètement déconnectée de la réalité sociale, il y a nécessairement un certain degré
de concordance entre les attentes de la population et les exigences de ceux qui se
veulent à la fois ses représentants et ses guides. Pour autant la similitude ne peut être
totale. Dans sa prise en compte des aspirations du corps social, la classe politique a
souvent un temps de retard. Par ailleurs, elle a naturellement tendance à privilégier un
système de normes qui contribue à consolider son maintien aux affaires. C’est dans
cette perspective que les présentes réflexions traitent de l’évolution entre le juge et le
politique, étant entendu que ce dernier laisse filtrer un certain nombre d’attentes
sociales, mais en les reconfigurant et en les affectant d’une hiérarchie qui lui appartient.
La société n’est pas absente de la définition des valeurs imposées ou suggérées au juge,
mais elle ne peut les exprimer qu’à travers la classe politique.
Il va sans dire que les schémas explicatifs proposés pour chaque époque, lesquelles
sont d’ailleurs envisagées de manière très générale, ne sauraient être pris comme une
description uniformément fidèle du corps des magistrats et des caractéristiques de
chacun de ses membres. Il s’agit d’idéaux-types au sens où l’entendait Max Weber,
c’est-à-dire de descriptions (et en l’espèce d’esquisses hâtives) aux traits forcés, et non
d’une évocation des caractéristiques moyennes de la population concernée.

I — DU JUGE GARDIEN DE L’ORDRE SOCIAL AU JUGE INFÉODÉ AU


POUVOIR
L’on ne saurait aborder l’image du juge au XIXe siècle, sans rappeler brièvement ce
qu’elle fut au cours de la période précédente, sous l’Ancien Régime. À l’époque, les
conceptions liées à l’idée de monarchie à grand conseil ainsi que la conviction que
l’exercice du pouvoir politique et administratif est inséparable de la faculté de juger,
conduisent à une confusion des genres dont le roi et ses magistrats vont s’accommoder
pendant plusieurs siècles. Le monarque utilise ses juges comme des conseillers
privilégiés disposant de compétences techniques qu’ils mettent au service de la
construction de l’État moderne. Ils se fondent sur le droit romain pour durcir et accroître
les prérogatives royales, tant au regard des ressortissants nationaux, que vis-à-vis —
enjeux importants alors— des autorités pontificale ou impériale.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

26
André CABANIS
et Michel Louis MARTIN

Si la théorie officielle est celle de la justice retenue, ce qui autorise le roi et ses
conseils de se substituer à tout moment au juge de droit commun, une pratique d’abord
encouragée par le souverain lui-même, puis survivant à ses sollicitations, conduit les
Cours de justice à se comporter en organe de contrôle du pouvoir législatif.
Techniquement, c’est par le biais de la procédure de l’enregistrement que les parlements
se mêlent de renvoyer au gouvernement les textes qui ne leur paraissent pas
techniquement impeccables ou qu’ils considèrent comme non conformes aux coutumes
du pays. À l’origine, c’est-à-dire à la fin du Moyen Âge et aux débuts des Temps
modernes, il est d’autant plus volontiers tenu compte de leur avis que c’est souvent la
prérogative royale qu’ils défendent contre ceux qui tentent d’abuser de la bienveillance
du souverain dans sa tendance à donner satisfaction aux requêtes qui lui sont présentées.
Progressivement toutefois, ce rôle de légistes modernisateurs est détourné au profit
d’une conception nettement conservatrice des équilibres sociaux, au point qu’à la fin de
l’Ancien Régime, les Cours souveraines finissent par faire figure de principal obstacle à
la volonté réformatrice du gouvernement royal. Par le blocage de toutes les initiatives
d’origine ministérielle et par la réclamation, un peu imprudente de leur point de vue,
d’une réunion des états généraux, elles contribuent involontairement à la défaite du
système monarchique et à l’installation de la république en France.
Les révolutionnaires ne s’y trompent pas : en toute ingratitude, ils suspendent les
parlements, font passer leurs membres devant les tribunaux d’exception et interdisent
désormais au juge de troubler l’administration “de quelque manière que ce soit”.
Après l’intermède du magistrat élu, qui fait figure d’exception dans le paysage
constitutionnel français, —même si elle est aujourd’hui réexaminée avec intérêt— le
système instauré par Napoléon érige le juge en garant des équilibres sociaux.
Hantées par le sentiment d’une fragilité de l’ordre économique et social en place, les
classes bourgeoises mobilisent toutes les forces disponibles pour étouffer dans l’œuf les
tendances révolutionnaires des masses. Aux côtés du curé, de l’instituteur, du policier,
le juge tient pleinement son rôle dans cette responsabilité de protection du statu quo. Il
fait partie, pour utiliser la formule imagée de Napoléon, de ces “masses de granite” sur
lesquelles il entend appuyer la nouvelle société. Dans cette perspective, il n’y a que des
avantages à ce que les juges soient le plus nombreux possible, recrutés dans les classes
favorisées de la société, vivant de leurs revenus, donc n’ayant pas besoin d’être
rémunérés, sauf aux postes les plus élevés et afin de mieux les contrôler.
Poussé à la sincérité par son exil à Sainte-Hélène, Napoléon explique qu’il n’a pas
été en mesure d’aller jusqu’au bout de ses idées : il aurait souhaité des juges entièrement
bénévoles pour bien témoigner qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un métier mais
plutôt d’une responsabilité sociale, en quelque sorte d’un tribut dont les catégories
privilégiées doivent s’acquitter de façon à participer au maintien d’un ordre social fondé
au premier chef sur le droit de propriété. Parmi les témoignages de cette préoccupation,
figure la mise en place sur tout le territoire d’un réseau très dense de juges de paix,
chargés d’apaiser les conflits avant qu’ils ne prennent une extension susceptible de
perturber la communauté tout entière. Le système des “surnuméraires”, ces fils de

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

27
LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES

famille exerçant les fonctions de magistrats sans aucune rémunération, en attendant


qu’un poste se libère, témoigne de la survie du système au cœur du XIXe siècle.
Par ailleurs, les successives épurations dont la magistrature a été victime au cours du
XIXe siècle ont conforté la tentation pour le juge à se soumettre à l’ordre établi, voire au
groupe politique en place. Ces épurations sont souvent présentées comme les épisodes
d’un grand combat entre la recherche de son indépendance par le juge et la volonté de la
classe politique de les utiliser pour son maintien aux affaires.
En l’an VIII puis derechef en 1807 et 1810, ce sont les juges républicains qui sont
éliminés. En 1815, la rancune du pouvoir monarchique découvrant sa fragilité avec les
Cent-Jours, le conduit à s’attaquer aux magistrats bonapartistes. En 1830, la révolution
de Juillet fait porter ses rigueurs sur les juges légitimistes en attendant qu’en 1848 la
république ne cherche à se débarrasser des royalistes. Cette longue et vieille animosité
entre magistrats se voulant fidèles aux Bourbons et ceux se réclamant des Orléans
trouve alors une première forme de réconciliation involontaire avec leur éviction
commune. Par la suite, autour de 1883, la république durablement installée rassemble
dans la même vindicte légitimistes, orléanistes et bonapartistes.
Tel est le schéma classique. Chaque régime se débarrasse des membres des
juridictions qui ne lui paraissent pas de toute fiabilité. Nul doute en même temps qu’il y
ait, dans ce monde politique où toutes tendances idéologiques confondues les juristes
jouent un grand rôle, des règlements de compte à réaliser et des vengeances à tirer, voire
des postes à obtenir. Il ne faut pas non plus sous-estimer le caractère aléatoire des
procédures d’épuration, liées à la précipitation dans l’établissement des listes de
proscriptions à partir de renseignements hasardeux et dont les archives publiques
portent la trace.
Mais à nouveau et de manière graduelle, un hiatus apparaît entre une magistrature
d’autant plus imprégnée de sa mission de contrôle social qu’elle y trouve son intérêt et
une classe politique qui, à partir de la IIIe République, devient plus attentive aux attentes
et aux revendications du corps électoral. Malgré les épurations, la logique des modes de
recrutement favorise un type de juge très soucieux de maintenir les équilibres sociaux
fondés sur les droits du propriétaire dans les divers domaines d’une économie en
transformation, donc non seulement en matière agricole, mais également industrielle, en
prenant parti le plus souvent en faveur du chef d’entreprise.
Au surplus, les affinités, voire les sympathies entre le juge et les catégories
financièrement dominantes, le conduisent à des accommodements avec le monde des
affaires, ce qui lui interdit de jouer le rôle de contrôle et de sanction qui devrait
normalement lui appartenir. La classe politique et l’opinion publique dans sa partie la
plus avancée puisent dans ce constat un certain mépris à l’égard des tribunaux,
volontiers accusés d’être trop arrangeants, montrant autant de rigueur à l’égard des
petits criminels que d’indulgence vis-à-vis des puissants du moment. Ainsi semble-t-on
être passé d’un juge gardien de l’ordre public à une magistrature en porte-à-faux avec
les attentes de la société et parfois même avec celles du politique, d’autant qu’à la fin du
XIXe siècle, ce sont des majorités de gauche qui s’imposent.
Le siècle suivant va voir émerger une troisième figure du juge (si l’on tient compte
de celle de l’Ancien Régime), laquelle va également évoluer jusqu’à se contredire. Le

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

28
André CABANIS
et Michel Louis MARTIN

juge, devenu agent du changement social se transforme au point de se valoir d’être


accusé de contestation de la légitimité démocratique.

II — DU JUGE AGENT DU CHANGEMENT SOCIAL AU JUGE ACCUSÉ DE


CONTESTATION DE LA LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE
Comme il est habituel lorsque l’on se penche sur un passé récent, le recul nécessaire
manque pour apprécier, sans risque d’erreur, l’image dominante que laissera le
magistrat du XXe siècle. Au surplus, la réforme de son statut ne suit qu’avec un certain
décalage les transformations qui affectent sa place dans la société puisqu’il faut attendre
1958 pour que les dirigeants politiques prennent réellement en compte sa nouvelle
vocation. Ce ne peut plus être le notable chargé de protéger un ordre social auquel il
était d’autant plus attaché qu’il en bénéficiait. C’est désormais un professionnel du
droit, responsable de son application et de la gestion des conflits en fonction des valeurs
admises par la société, éventuellement anticipant l’apparition de nouvelles hiérarchies.
La revalorisation du statut en 1958 constate et accentue cette transformation. Il en va de
même du rôle reconnu à l’École nationale de la magistrature, tant par le biais du
concours, qui joue son rôle traditionnel de barrière et de niveau, qu’en raison de la
formation délivrée. S’y ajoute enfin l’apparition de structures de défense de la
profession, tel le Syndicat de la magistrature dont les prises de positions tendent à
exonérer le juge de sa fonction habituelle de protection d’un ordre social considéré
comme archaïque et inégalitaire.
Se voulant spécialistes, y compris dans des domaines très pointus, comme celui des
affaires financières, s’affirmant insensibles au statut des personnes en cause, si
puissantes qu’elles paraissent, certains magistrats finissent, au cours du dernier tiers du
XXe siècle, par se considérer comme investis d’une fonction de moralisation de la vie
économique, sociale et politique. Invoquant une présomption de responsabilité à la
charge de l’employeur, donnant une forte extension à la notion d’abus de biens sociaux,
tirant parti des textes récents sur le financement des partis politiques, ils font les titres
des journaux par la notoriété des personnalités mises en examen. À ceux qui y voient
une immixtion dans des domaines qui ne relèvent pas directement de leurs
responsabilités, voire une revanche sociale à l’égard de milieux qui les ont trop
longtemps jugés comme négligeables et inoffensifs, ils répondent en indiquant qu’ils ne
font que leur métier, celui de veiller au respect du droit. Sans doute aussi, leur
mouvement se situe-t-il dans un contexte international plus large, celui qui encourage
les magistrats à jouer le rôle de justiciers au-delà de leur champ d’intervention
habituelle. En tout cas, et comme à la fin du XVIIIe siècle, allant jusqu’au bout des
missions qui lui avaient été imparties, les dépassant dans une certaine mesure, la
magistrature donne l’impression de se démarquer nettement de la classe politique, voire
des milieux dirigeants en général, ce qui lui vaut d’être désormais considérée avec
quelque méfiance.
La création du Syndicat de la magistrature en juin 1968 accompagne cette évolution.
Les fondateurs estiment que les juges ont trop longtemps joué le rôle de gardien de
l’ordre établi. À tous ceux qui leur reprochent de nier cette exigence d’objectivité qui

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES

doit caractériser la fonction de magistrat, ils répondent qu’il s’agit de faire évoluer une
institution jusque-là ostensiblement et presque déontologiquement conservatrice, et, en
fin de compte, de la rééquilibrer à gauche. “Nous n’avons pas politisé la magistrature,
nous avons introduit l’alternance”, explique l’un des fondateurs du syndicat*. D’un
certain point de vue, il puise dans la dénonciation des attitudes supposées de leurs
prédécesseurs qu’ils accusent de trop de déférence à l’égard des pouvoirs établis, une
justification pour adopter la posture inverse. La tendance va d’ailleurs jusqu’à donner
l’impression que la vigilance à l’encontre des politiques, ainsi que le contrôle de leurs
actions, rédiment la magistrature d’une attitude pérenne de subordination au pouvoir,
soit-il exercé par des élus. Plusieurs congrès successifs du Syndicat de la magistrature
essaient de construire une théorie sur ces bases, notamment en 1971 sur le thème
“justice et argent”.
Ce qui paraît symptomatique d’une transformation, c’est qu’en amont de cette
argumentation à connotation politique, autrement dit au-delà du comportement, se
produit une évolution des identités et des conceptions de carrière. Ainsi certains juges
jouent de la modestie et de la solitude supposées de leur situation sociale comme d’un
encouragement à étendre le champ de leur intervention sur le domaine des valeurs
ultimes dont ils s’estiment les gardiens. Et les puissants de ce monde, responsables
politiques ou économiques, se retrouveront au centre de leur vindicte puisque leurs
actions sont dans un rapport direct avec ces valeurs. Progressivement, les méthodes de
définition puis de traitements des “affaires” et des “scandales” impliquant des notables
deviennent le moyen de “métamorphoser” le rôle du magistrat pour l’ériger en
“pourfendeur” d’une société perçue comme corrompue ou en “justicier” de la
démocratie.
Pour ce faire, tous les moyens apparaissent légitimes : instrumentalisation des
médias, opérationalisation des divers champs de l’action judiciaire, “sensationnalisme”,
utilisation tendancieuse de la jurisprudence, sinon quasi-détournement de procédures.
Ainsi, le recours à la procédure de répression d’abus de biens sociaux, l’ABS, est
révélatrice de la récupération par le juge de son rôle de gardien de la propriété, non plus
pour sanctionner les plus défavorisés, autrefois volontiers soupçonnés de chercher à
s’accaparer le bien d’autrui, mais les notables qui en font une utilisation à la limite de la
corruption. Le procédé consistant à faire usage de l’ABS est particulièrement net dans le
cas de l’affaire Noir-Bottom, avec une société qui avait versé de l’argent pour une
intervention auprès du Trésor public. Dans le principe, il ne pouvait plus y avoir de
sanction dans la mesure où une qualification au titre de la corruption se serait heurtée à
la prescription. Pourtant, le juge s’est considéré en droit de poursuivre en qualifiant le
versement par l’entreprise d’abus de biens sociaux et la réception par l’homme politique
de recel d’abus de biens sociaux. L’on peut citer l’analyse réaliste de la juge Boizette
pour qui l’ABS, créé pour défendre les intérêts internes de la société, afin d’éviter une
dilapidation de ses biens ou de son crédit, devient “un délit d’intérêt général pour
combattre les déséquilibres et les mécanismes qui sont faussés”. Elle reconnaît qu’il
s’agit sans doute d’un “détournement de procédure”, mais le considère comme
“acceptable”, au moins “du point de vue de la morale économique”. Le magistrat

* Les citations qui suivent sont extraites des travaux cités dans la bibliographie jointe à cet article.

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André CABANIS
et Michel Louis MARTIN

récupère donc au XXe siècle, et dans un but de justice sociale et de moralisation


politique, une technique imaginée au XIXe pour protéger les actionnaires capitalistes ; il
la détourne au profit du citoyen.
Que le juge soit allé trop loin ou que les attentes à son égard se soient modifiées,
cette posture et ces stratégies d’action ont fini par susciter un malaise au sein du
système socio-politique. Celui-ci s’est d’abord traduit, au sein de la classe politique en
particulier, par des réponses négatives consistant à tirer tout le parti possible des règles
de procédure en se fondant, elles aussi, sur des arguments purement techniques tendant,
non à empêcher ostensiblement le déroulement des enquêtes, mais à en retarder
certaines étapes importantes. Ici, ministres de droite et de gauche se rejoignent. Michel
Vauzelle, Garde des sceaux d’un gouvernement socialiste en 1992 et 1993 propose une
distinction difficile à interpréter tant dans son fondement que dans ses conséquences. Il
oppose les détournements laissant entrevoir un enrichissement personnel des pratiques
qui tendent à favoriser le financement d’un parti politique. Le traitement qu’il en déduit
laisse perplexe. Dans le premier cas de figure, les procureurs doivent s’en remettre au
juge d’instruction, dans la seconde hypothèse il leur revient de se saisir eux-mêmes du
problème pour diligenter une enquête préliminaire. Chacun conserve le soin
d’interpréter ce choix d’abandonner le premier cas de figure au juge d’instruction et le
second au procureur dans le cadre de la procédure des enquêtes préliminaires. L’on ne
sait s’il faut considérer que la recherche des modes de financement des partis politiques
exige de mobiliser une structure importante et professionnelle, ou s’il faut y voir un
moyen de bloquer certaines enquêtes avant qu’elles n’éclaboussent les institutions
politiques elles-mêmes. À droite, on peut citer en 1995 le message adressé par Jacques
Toubon à son homologue suisse, qui aboutissait en fait à limiter l’utilisation par les
juges d’une technique prévue par les textes européens en matière d’entraide judiciaire,
celle dite de la clause d’urgence, qui débouchait sur la faculté d’accorder aux magistrats
la possibilité de contourner la voie diplomatique et de s’adresser directement à leurs
collègues étrangers.
Par-delà les méthodes, c’est sans doute ce nouveau modèle de justice que les
critiques remettent en cause. Les adversaires du rôle que s’attribuent les magistrats
insistent sur l’idée que le sentiment de revanche ne serait pas collectif mais quasi
individuel. Il s’agirait en quelque sorte, de la part de “petits fonctionnaires”, perçus
comme piètrement rémunérés et médiocrement situés dans la hiérarchie sociale, de faire
savoir aux chefs d’entreprise ou aux leaders politiques qu’ils ne sauraient toujours se
prétendre protégés. Attesteraient de cette vindicte, divers propos tenus à l’encontre des
responsables politiques, qui s’empressent de les dénoncer, ainsi ceux du juge Van
Ruymbeke devant le trésorier du Parti républicain, à propos d’un déplacement en avion
de François Léotard, dont le coût correspondait selon ce magistrat à plusieurs mois de
son propre salaire.
Mais plus significatifs sont les reproches qui accusent le juge de vouloir devenir “un
interlocuteur aussi valable que le politique”, pour reprendre les souhaits d’un ancien
président du Syndicat de la magistrature, sinon de prétendre s’y substituer. Au fond,
tout le discours sur le “petit juge”, “seul contre tous”, complaisamment repris par les

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uns et les autres, masquerait cette ambition. Les arguments développés par le juge Jean-
Pierre en faveur de la légitimité ou de l’autorité “technique”, celle que tirent les
médecins ou les juges de leurs études, des examens et des concours qu’ils ont passés,
ainsi que de leurs parcours professionnels et de leur expérience, sont probants.
Implicitement, ils mettent en parallèle la légitimité démocratique et un pouvoir
administratif, sinon bureaucratique, et ce faisant visent peut-être à remplacer la première
par le second. On mesure d’un point de vue théorique la part de confusion liée au fait de
se réclamer d’une légitimité fonctionnelle mais également au risque qu’il y aurait à ce
que tout corps bénéficiant d’une compétence technique s’arroge un droit de décision en
dernier recours. C’est en cela que l’on peut dire que la figure du juge agent du
changement social s’est estompée au profit de sa version “déviante”, où il se donne à
voir comme contestataire de la légitimité démocratique.
L’on peut à ce point de l’analyse s’interroger sur les nouvelles attentes sociales à
l’égard de la justice. Les sondages d’opinion n’en donnent qu’une idée imparfaite dont
on peut toutefois extraire le fait que les jugements portés sur la magistrature sont
globalement favorables. Il convient d’en tenir compte lorsque l’on s’interroge sur la
légitimité des juges.
Au-delà de ce constat, quelques tendances récentes s’observent. Se remarque
d’abord la volonté du législateur de mettre en cause certaines jurisprudences par des
textes visiblement destinés à infléchir la tendance actuelle des tribunaux à multiplier les
cas de responsabilité. Il en va ainsi avec la modification de l’article 121-3 du code pénal
conditionnant la responsabilité à “une violation manifestement délibérée d’une
obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement”,
imposant également la constatation chez les personnes poursuivies d’une “faute
caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elle ne
pouvait ignorer”. Des dispositions comparables introduites dans le code des marchés
publics témoignent également du souci de limiter les possibilités de mise en cause des
autorités administratives. La bienveillance du législateur et le souci de faire obstacle à
une trop forte extension de la responsabilité par les décisions de justice, s’étend
également aux personnes privées, comme l’atteste la rapide intervention du Parlement
pour limiter les conséquences de l’arrêt Perruche en matière de responsabilité médicale.
En fait, la demande sociale, du moins telle qu’exprimée par les représentants du
peuple, demeure ambiguë. Il est attendu du juge qu’il se montre compréhensif à l’égard
de certaines catégories de responsables potentiels, ainsi des élus locaux ou des petits
fonctionnaires, notamment dans le secteur de l’enseignement. En revanche, il leur
appartient de manifester toute la rigueur possible vis-à-vis, notamment, des chefs
d’entreprise ou des “délinquants routiers”. Dans la mesure où les textes ne peuvent
évidemment intégrer cette dimension de sélectivité parmi les responsables, le travail du
juge ne s’en trouve pas facilité.
D’autres tendances pourraient se noter et que l’on se bornera à évoquer ici, telle la
faveur accordée à l’idée de juge de proximité, tel l’intérêt porté à une forte
spécialisation de certains magistrats, comme en matière de criminalité financière, de
terrorisme, d’activité mafieuse, etc. Il ne fait pas de doute que les nouvelles attentes
sociales à l’égard de la magistrature sont encore en gestation. On ne sait si elles
anticipent l’émergence d’une nouvelle figure du juge ; pour le moment en tout cas, elles

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André CABANIS
et Michel Louis MARTIN

rendent plus difficile pour lui d’arguer d’une légitimité fonctionnelle en y répondant
convenablement.

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LA JUSTICE DEPUIS LE XIXe SIÈCLE, ATTENTES SOCIALES ET DÉRIVES PROFESSIONNELLES

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André CABANIS
et Michel Louis MARTIN

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LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

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DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS
DE COUR D’ASSISES
Gabriel ROUJOU DE BOUBÉE
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

La Cour d’assises comprend, la cour proprement dite et le jury (art. 240 du C.P.P.).
Le jury est composé de citoyens (art. 254).
Ainsi le jugement des crimes requiert la participation populaire.
L’institution du jury est traditionnelle dans notre système juridiciaire depuis 1790.
Aucun des régimes, même les plus autoritaires, qui se sont succédés depuis plus de deux
siècles, n’a osé lui porter atteinte. Quelles qu’aient été les critiques formulées à son
rencontre, le jury a toujours survécu.
Si les vicissitudes du temps, si les désirs d’innovations les plus hardis, n’ont pas eu
raison du jury, c’est parce que sa légitimité est incontestable et fait obstacle à tout
changement.
Cette légitimité, c’est la souveraineté populaire.
Sous la monarchie, toute justice émanait du roi. Depuis deux siècles, toutes les
décisions de justice sont rendues “au nom du peuple français”. Dans l’immense majorité
des cas, le peuple français rend sa décision par l’intermédiaire de magistrats
professionnels. Dans le cas des procédures criminelles, c’est-à-dire dans les cas les plus
graves, c’est le peuple lui-même qui est appelé à statuer. Issue de la philosophie des
lumières, la foi dans la rectitude du jugement populaire trouve ici son expression la plus
parfaite.
Faustin Hélie, un siècle plus tard, développe l’idée que grâce à l’institution du jury,
le pouvoir judiciaire est placé entre les mains du peuple et que, de la sorte, il n’y a lieu
de craindre ni les préventions injustes, ni les persécutions. Et, nul n’objecte que si le
peuple fait la loi et participe à son exécution, il y a confusion ou —tout au moins—
réunion des pouvoirs législatif et judiciaire.
Considéré néanmoins comme garant de liberté et d’indépendance, le jury a des
origines lointaines puisque certains en font remonter l’apparition à la fin de la
république romaine. À l’invitation de Montesquieu, on le sait, les constituants l’ont
emprunté à la législation britannique. Fidèles au modèle, ils avaient institué, à la fois le
jury d’accusation et le jury de jugement.
Le premier, mal adapté à la tradition française, très lourd, a disparu en 1808.
Le second, malgré l’hostilité de certains rédacteurs du CIC1 (Cambacérès) a été
maintenu et nul, fût-ce parmi les novateurs les plus ardents, ne songe plus à l’heure
actuelle à le supprimer tant il apparaît comme l’une des manifestations de la démocratie.
Légitimité incontestable et incontestée qui doit se retrouver lorsque l’on examine le
mode de recrutement des jurés et lorsque l’on examine leurs pouvoirs. Mais
aujourd’hui, l’examen ne saurait se borner à ces deux aspects, car l’introduction d’une
possibilité d’appel perturbe le schéma traditionnel.

1
Code d’Instruction Criminelle.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

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DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS DE COUR D’ASSISES

I — SI LE JURY EST EMANATION DU PEUPLE SOUVERAIN, SON MODE


DE RECRUTEMENT DOIT PERMETTRE DE DONNER UNE IMAGE FIDELE
DE CE SOUVERAIN.
Or, la mise en œuvre de cette idée a été longue et difficile.
Deux conceptions se sont combinées au cours de l’histoire :
— celle de l’aptitude à être juré en tant que droit civique
— celle de l’aptitude à être juré en tant que fonction judiciaire.
Si l’aptitude à être juré est, avant tout, un droit civique, il est nécessairement lié à la
qualité d’électeur et, ne peuvent être jurés que les électeurs —ce qui pendant un siècle et
demi, a écarté des Cours d’assises les femmes et ce qui, pendant de longues années, a
également exclu les personnes peu fortunées puisque le suffrage était censitaire—.
Mais la fonction de juré ne peut être ramenée à une seule fonction politique ; c’est
en même temps, une fonction judiciaire, ce qui conduit alors à organiser un certain
choix parmi les électeurs. Reste alors à déterminer qui fait ce choix :
— un organe administratif (mais quid de l’indépendance ?)
— un organe judiciaire (mais le jury devient une annexe de la magistrature)
— ou le législateur a priori (ce qui paraît la meilleure solution car offrant le plus
de garanties).
Les lois de l’époque révolutionnaire, avaient adopté un choix parmi les électeurs,
suivi d’un tirage au sort ;
Le C.I.C., avait retenu un système assez compliqué : pouvaient être jurés les
électeurs, certains citoyens désignés en raison de leurs capacités ou nommés par
l’exécutif ; le rôle du tirage au sort était réduit à la désignation des 12 jurés de jugement.
• Le décret du 7 août 1848, avait tiré les conséquences de l’établissement du
suffrage universel : tous les citoyens âgés de 30 ans pouvaient être jurés ; ils
faisaient l’objet de choix successifs par des élus ; la liste de session était tirée au
sort.
• La loi du 21 novembre 1872 a combiné les choix par diverses commissions,
tantôt composées d’élus, tantôt composées de magistrats ; en pratique, le rôle
essentiel était joué par les élus ; ainsi, les jurés appartenaient à la classe moyenne et
votaient bien ; “le jury est galant et propriétaire” (Tarde).
• Un pas important dans le sens de la démocratisation est fait à la Libération
avec l’admission des femmes devenues électrices et donc jurés ;
• Un second pas, tout aussi important, est réalisé par la loi du 28 juillet 1978 :
les choix par diverses commissions sont remplacés par des tirages au sort. Plus
précisément : la liste préparatoire, communale, est tirée au sort ; la liste annuelle est
préparée par une commission (qui réunit des magistrats et des élus, art. 262) et qui
procède aux exclusions prévues par la loi ; la liste de session et la liste de jugement
sont ensuite établies par voie de tirage au sort.
Ainsi, s’agissant du recrutement des jurés, il a fallu près de deux siècles pour que
soit rendu effectif le principe qui légitime le jury. S’agissant de la compétence des jurés,
une constatation voisine peut être faite.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

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Gabriel ROUJOU de BOUBÉE

II — SI LES JURES SONT L’EMANATION DU PEUPLE SOUVERAIN,


DETENTEUR DE TOUTE JUSTICE, IL EST LOGIQUE QUE LEUR SOIT
RECONNUE UNE PLENITUDE DE COMPETENCE. LA LOGIQUE,
CEPENDANT, A MIS DE LONGUES ANNEES POUR S’IMPOSER.
Dès l’institution du jury est établie la distinction du fait et du droit. Aux jurés —et à
eux seuls— il appartient de statuer sur les faits, c’est-à-dire sur la culpabilité. Aux
magistrats, il revient de statuer sur le droit, c’est-à-dire sur la qualification et sur la
peine.
Comment justifier cet éclatement et cette répartition des pouvoirs ?
Par deux idées :
— le peuple n’est pas jurisconsulte, dit Montesquieu qui ajoute : “Il faut lui
présenter un seul objet, un fait et un seul fait et qu’il n’ait qu’à voir s’il doit
condamner, absoudre ou remettre le jugement.”
— le pouvoir arrête le pouvoir ; quand le fait et le droit sont confondus, le juge
abuse du fait contre le droit. “On ne saurait nier qu’un juge qui aurait le pouvoir de
prononcer sur le fait et sur le droit ne fût trop puissant” (Napoléon, lors de
l’élaboration du CIC).
Un siècle et demi a été nécessaire pour que le jury —associé à la cour— se voie
reconnaître la plénitude de compétence que doit, en bonne logique, lui conférer sa
légitimité. Mais ce qui est tout à fait remarquable, c’est que la reconnaissance de cette
plénitude de compétence n’a pas été l’aboutissement d’une réflexion sur la nature du
jury. Elle a été seulement le résultat de réformes successives, toutes destinées à
remédier aux inconvénients de la distinction du fait et du droit.
En réalité, le système pouvait fonctionner dans la mesure où le jury était à même de
prévoir, de manière sûre, quelle serait la traduction, en droit, de sa décision sur le fait.
En d’autres termes, il exigeait la fixité des peines. Mais le système est irrémédiablement
perturbé dès lors que la cour acquiert un pouvoir de modulation de la peine ; le jury, à
partir de ce moment-là, reste dans l’incertitude quant aux conséquences de son verdict,
ce qui l’amène aux excès que l’on sait, notamment à des acquittements totalement
erratiques.
Un premier pas important est fait par la loi du 5 mars 1932 qui associe le jury à la
cour pour le choix de la peine. Mais l’incertitude n’a pas totalement disparu au cours du
délibéré sur la seule culpabilité. En réalité, il fallait aller plus loin encore et associer
complètement le jury et la cour, sur le droit et sur le fait. Un projet en ce sens avait été
établi dès 1938 par la commission MATTER et c’est ce projet qui a été repris par la loi
du 25 novembre 1941 confirmée en 1945 et consacrée par le CPP. Le droit et le fait sont
enfin réunis.
Faut-il ajouter qu’au sein de cet organe délibérant constitué par la réunion de la cour
et du jury toute décision défavorable doit être prise à la majorité de huit voix au moins,
donc à la majorité du jury ce qui traduit la prééminence du jugement par le peuple
souverain. Et, cette prééminence est encore accentuée dans l’hypothèse de la Cour
d’assises statuant au deuxième degré.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

39
DE LA LÉGITIMITÉ DES JURYS DE COUR D’ASSISES

III — L’ETUDE DE LA LEGITIMITE DES JURYS NE SAURAIT S’ACHEVER


AUJOURD’HUI SANS QUE SOIT ENVISAGEE LA LEGITIMITE DES JURYS
DES COURS D’ASSISES D’APPEL.
On le sait, l’appel en matière criminelle a été organisé —tardivement— par la loi du
15 juin 2000 et à l’initiative du Sénat. Or, parmi les raisons qui avaient fait exclure cet
appel, la plus déterminante consistait à dire que l’on ne saurait concevoir l’appel des
décisions rendues par le peuple souverain lui-même :
— d’une part, à la décision populaire, prise à la majorité, s’attache une présomption
d’infaillibilité,
— d’autre part, devant quelle instance porter l’appel ?
“Sur le fait, c’est le peuple lui-même qui juge par les jurés et il n’existe aucune
puissance au-dessus du peuple” (Duport à l’Assemblée constituante). Très logiquement
donc, les lois de 1791 décidaient que les verdicts seraient sans recours et que devait être
écartée l’idée d’une grâce ou celle d’une commutation. La grâce, néanmoins, a été
admise assez vite (1801) ainsi que le pourvoi en cassation ; mais l’appel est resté
inconnu pendant deux siècles.
Bien évidemment, lors des débats qui ont précédé le vote de la loi du 15 juin 2000,
le raisonnement déjà fait en 1791 a été repris. Pour surmonter l’obstacle, certains ont
proposé que le jury disparaisse en première instance ; mais la tradition française veut
que le jugement des crimes soit l’œuvre d’un jury. D’autres ont alors avancé qu’en
réalité, la loi n’organisait pas un véritable appel et qu’il s’agissait seulement d’une
seconde chance offerte au condamné ; mais ce point de vue n’est plus soutenable depuis
que le Procureur général s’est vu octroyer la possibilité d’un recours en cas
d’acquittement.
Quelle que soit la nature exacte du recours désormais organisé par le Code de
procédure pénale, l’infaillibilité du jugement populaire est ébranlée et, du même coup,
la légitimité des jurés se trouve affaiblie.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

40
LA LÉGITIMITÉ DU JURY
DE COUR D’ASSISES
Jean-Pierre PECH
Premier Président honoraire
de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence

Je voudrais vous livrer quelques réflexions d’un utilisateur de la Cour d’assises,


“utilisateur partiel” parce que je n’ai été qu’assesseur et surtout président de Cour
d’assises, il y a quelques années.
J’arrive après bien d’autres et je vous suggère de lire, quand vous aurez le temps,
trois auteurs qui ont écrit sur la Cour d’assises ou même vécu la Cour d’assises de
l’intérieur.
Le premier est André Gide. Il a été juré de Cour d’assises en mai 1912 à Paris et a
écrit des Souvenirs de la Cour d’assises qui sont très riches.
Un deuxième dont on parle en ce moment est Jean Giono qui a assisté aux débats du
procès Dominici, assis derrière le Président de la Cour d’assises, dans une salle que je
connais bien et qui n’a pas changé.
Le troisième est François Mauriac qui, en 1931, dans une collection que les plus
anciens d’entre nous connaissent qui s’appelait Les Cahiers verts, a raconté une affaire
criminelle qui concernait une dame accusée d’avoir assassiné son mari… pour fuir avec
son amant.
Ces trois écrivains, surtout Gide et Giono, ont contribué à façonner les
représentations collectives de la Justice criminelle.
Afin de réfléchir avec vous sur la “Légitimité du Jury”, j’examinerai la Cour
d’assises d’un double point de vue.
D’une part dans les relations entre le juré et l’accusé et ensuite dans les relations
entre le juré et le juge.

I — LE JURÉ ET L’ACCUSÉ
Une remarque au préalable. Contrairement à ce que l’on croit, la discussion sur la
culpabilité est très rare et le plus souvent, les affaires criminelles sont des affaires où la
culpabilité n’est pas contestée.
On a une impression différente parce que la médiatisation fait qu’on parle
essentiellement et probablement de toutes les affaires où l’accusé nie ce qui lui est
reproché. Il y a donc un effet déformant. Mais la réalité quotidienne judiciaire est que la
majorité des affaires devant les Cours d’assises ne voit pas discuter de la culpabilité.
L’idée fondatrice du jury est celle de l’exercice de la souveraineté populaire dans
des conditions plus complexes —et différentes— de la désignation des élus politiques,
puisque les jurés sont tirés au sort. Mais les uns et les autres assurent l’exercice de la
souveraineté populaire. Selon Tocqueville : “Le jury forme la partie de la nation
chargée d’assurer l’exécution des lois comme les chambres sont la partie de la nation
chargée de faire les lois.”

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

41
LA LÉGITIMITÉ DU JURY DE COUR D’ASSISES

La création du jury est aussi dans l’esprit de la fin du XVIIIe siècle, la volonté de
faire juger l’accusé par ses pairs et selon une analyse de Sieyès en 1790 : “L’accusé doit
être jugé par ses pairs, des voisins, des citoyens de même profession et en tous les cas
de même intérêt que l’accusé”. L’accusé doit pouvoir accorder sa confiance à ces juges
populaires et ces derniers doivent pouvoir raisonner en se mettant à la place de l’accusé
sans se confondre avec lui.
Dès l’origine, lien supplémentaire entre l’élection et le tirage au sort ou
manifestation du rôle politique du juré, les conditions requises pour être juré sont les
conditions requises pour être électeur comme l’a expliqué le Professeur Roujou de
Boubée tout à l’heure.
Après une évolution au long du XIXe et du XXe siècle, on est arrivé aujourd’hui
avec la réforme de 1978, qui s’est appliquée à partir de 1980, à un système qui est tout à
fait intéressant puisque à la sélection de notables qui était largement utilisée par les élus
locaux à des fins électorales (on choisissait les jurés pour récompenser les électeurs ou
leur faire plaisir) succède un véritable tirage au sort. Il y a quatre étapes dans la
sélection du jury et sur les quatre étapes, trois tirages au sort successifs qui sont de vrais
tirages au sort.
Depuis donc vingt ans, le jury est un échantillon parfaitement représentatif de la
population d’un département déterminé, tant en ce qui concerne les sexes, les âges, les
milieux sociaux ou les professions avec deux réserves, d’une part, le tirage au sort ne
concerne que les gens inscrits sur les listes électorales, et tout le monde —on le sait—
n’est pas inscrit sur les listes électorales et, seconde réserve, par le jeu des incapacités et
des incompatibilités, un certain nombre de personnes ne peuvent pas être juré. Les
ministres, les parlementaires, les magistrats, les militaires, les préfets ne peuvent pas
être jurés. Je dirais, en simplifiant un peu, que le jury est plutôt recruté parmi “la France
d’en bas”.
Désormais aussi l’accusé peut prétendre, depuis la loi du 15 juin 2000, à être jugé en
appel par une autre Cour d’assises.
L’appel a été longtemps critiqué, avant qu’il soit mis en place, au nom du respect de
la souveraineté populaire infaillible. Je pense, et je ne suis pas le seul à le penser, qu’il
n’y a pas un rapport nécessaire entre “légitimité” et “infaillibilité”. Le Conseil
constitutionnel annule les dispositions votées par le Parlement, mais le Parlement lui-
même peut être amené de sa propre initiative à modifier des textes antérieurs qu’il avait
votés. Les constitutionnalistes le diront mieux que moi, mais je ne suis pas certain qu’il
faille faire un lien obligatoire entre “souveraineté populaire” et “infaillibilité”. Et, un
jury populaire peut défaire ce qu’un autre jury a fait avant lui.
Ce souci de la souveraineté populaire se retrouve aussi dans le poids du jury à un
double titre : le nombre de jurés par rapport aux juges professionnels et le mécanisme
du vote. Le Professeur Roujou de Boubée l’a expliqué, je n’y reviens pas. Il existe des
quorums pour le vote des peines et puis il y a une proportion différente de juges et de
jurés puisque dans la juridiction de première instance, il y a douze personnes (neuf jurés
et trois juges) vous remarquerez que c’est un chiffre évangélique, ou biblique si vous
préférez. Ce chiffre de “douze”, on le retrouve devant la Cour d’assises d’appel au
moins quant au nombre de jurés puisque la Cour d’assises comprend quinze personnes

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

42
Jean-Pierre PECH

dont douze jurés (encore ce nombre évangélique). Ainsi les jurés représentent en
première instance : 75 % de la cour et en appel 80 %.
Il existe donc une volonté certaine de donner un poids considérable aux jurés.
Il reste cependant que dans ce que l’accusé peut attendre du juré, il manque encore
quelque chose : la motivation des décisions de Cour d’assises. C’est un débat qui a été
vif et qui l’est toujours.
On a opposé des arguments techniques, notamment la difficulté de motiver une
décision ce qui peut être long avec des jurés qui restent peu de temps. Je ne suis pas
convaincu par ces arguments, je pense que l’on pourrait motiver les décisions de Cour
d’assises d’autant plus facilement d’ailleurs que, comme je le disais en commençant,
l’immense majorité des décisions ne porte pas sur le principe de la culpabilité.
Argumenter seulement sur la peine est effectivement peu complexe.
Expression intéressante et originale, la souveraineté populaire est une garantie pour
l’accusé, mais le jury participe à la décision avec des juges professionnels, et c’est ce
second point que je voudrais examiner maintenant, les relations entre le juré et le juge.

II — LE JURÉ ET LE JUGE
Dans la perspective révolutionnaire, la création du jury était aussi une défiance à
l’égard des juges professionnels et des Parlements.
Goupil de Prefeln qui fût un constituant écrivait en 1790 : “les jurés nous
préserveront des erreurs et du despotisme du pouvoir judiciaire”.
Tocqueville écrira, lui, plus tard à propos des États-Unis : “Le jury qui semble
diminuer les droits de la magistrature fonde donc réellement son empire. Il n’y a pas de
pays où les juges soient aussi puissants que ceux où le peuple entre en partage de leurs
privilèges.”
C’est une analyse intéressante, mais qui est vraie surtout avec un jury devant la
juridiction civile comme cela fut envisagé par la Révolution et comme cela existe aux
États-Unis.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui après deux siècles de fonctionnement un équilibre
existe entre les jurés et les juges. Je dis bien le mot “équilibre”, j’ai pensé au mot
“cohabitation” mais c’est un équilibre plus qu’une cohabitation.
Il est inutile de nier bien sûr le poids important du Président de la Cour d’assises à
l’égard des jurés.
Le président est le seul à connaître le dossier avant l’audience. Les juges assesseurs,
généralement, ne connaissent pas le dossier, les jurés non plus si bien que seul le
président sait, non pas ce qui va se passer, mais le contenu du dossier. Les juges et les
jurés sont dans un état de virginité intellectuelle totale en la matière. Au préalable et
avant l’ouverture des débats a lieu une formation des jurés, puisqu’il est d’usage depuis
quelques années d’informer les jurés du fonctionnement de la Cour d’assises en
présence du ministère public et de la défense.
La formule du serment aussi est une forme de pédagogie. On peut considérer que la
qualité de la décision rendue, et la compétence n’y est pas étrangère, relève aussi de la
légitimité. Cette compétence du juré peut pleinement s’exercer et se rencontrer chez des

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

43
LA LÉGITIMITÉ DU JURY DE COUR D’ASSISES

citoyens qui n’ont aucune expérience juridique. Le jury dans le système actuel (le jury
précédent avait bien sûr ses qualités et ses compétences) est un jury remarquablement
responsable et parfaitement à même de répondre à la mission qui lui est confiée qui
n’est pas (sauf exception) de participer à une analyse juridique mais d’examiner des
situations de fait.
Mon expérience de Président de Cour d’assises —j’ai été a priori très réticent
comme tout professionnel qui se méfie de l’amateur— m’a montré des jurés à travers
leurs différences, d’âge, de sexe, de profession, d’intelligence, de culture, de milieu
social… très responsabilisés, soucieux d’écouter, de comprendre, d’être équitables, en
un mot de juger correctement —avantage supplémentaire, parfaitement indépendants
des pouvoirs politiques compte tenu des actuelles conditions de leur recrutement—.
Le Président est là pour apporter les éclaircissements nécessaires, les points
techniques utiles, et non pas pour influencer des jurés qui d’ailleurs sont de plus en plus
libres et qui au cours des débats ont parfaitement su se faire une opinion sur l’affaire. Je
pense même que la présence du jury est un progrès par rapport à la seule présence de
juges professionnels. J’ai vécu une affaire très complexe s’étant déroulée sur plusieurs
jours de débats, avec un accusé qui niait et au cours du délibéré, une femme jeune qui
était employée de bureau a fait une remarque d’une grande importance. Elle a rapproché
deux éléments du dossier et elle ne connaissait le dossier que par ce qu’elle avait
entendu au cours des débats. Ce rapprochement entre ces deux éléments a été
déterminant pour la décision finale et la décision portait sur l’innocence ou la
culpabilité, l’acquittement ou la condamnation. J’avoue que je n’avais pas fait ce
rapprochement et pourtant je croyais bien le connaître le dossier.
Depuis lors, je parle d’une manière différente des amateurs par rapport aux
professionnels.
Une autre conséquence du jury tel qu’il est aujourd’hui sélectionné, est la
connaissance de la vie générale et de toutes les catégories sociales. L’ancien jury
composé de notables, avait une parfaite connaissance d’un milieu social mais pas des
autres. Quand vous avez dans un jury, un juré issu d’un quartier difficile et qu’on vient
lui expliquer que le crime commis par l’accusé est lié à ses conditions de vie, à son
origine sociale, et que ce juré qui a vécu dans le même quartier, les mêmes conditions
de vie difficiles vient raconter que lui, bien qu’ayant eu sociologiquement la même
situation, n’a pas commis de crime, le délibéré prend un tour différent. De plus, la
présence des jurés est une extraordinaire école d’éducation civique car après avoir été
juré, avoir participé à une décision toujours difficile, complexe et lourde, on n’est plus
le même. On n’a pas le même regard sur la justice, sur les autres et sur la société dans
laquelle on vit. Bien sûr, il est difficile d’exiger de tout élève avant de passer le
baccalauréat d’être juré mais tous les gens qui ont été jurés, en sont ressortis différents
de ce qu’ils étaient. Aussi, pour cette raison, je suis assez peu favorable à la Cour
d’assises spéciale, c’est-à-dire sans jurés, qui existe pour certaines infractions :
stupéfiants et terrorisme.
La constitution d’une Cour d’assises composée exclusivement de magistrats
professionnels n’apporte rien de nouveau surtout pour les affaires de stupéfiants. Je
tiens cette expérience d’un Président de Cour d’assises de mes amis, qui a beaucoup

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

44
Jean-Pierre PECH

siégé dans des affaires de stupéfiants avec et sans jurés, et qui n’a constaté aucune
différence sensible sur les condamnations et le montant des peines.
D’une utilité peu évidente, l’absence des jurés fait perdre, en outre, une partie de sa
légitimité à la Cour d’assises.
La Cour d’assises sans jurés peut aussi présenter des inconvénients. Dans une affaire
de contre-terrorisme, jugée dans le ressort d’une Cour d’appel dont j’étais le Premier
Président, je désigne une Cour d’assises spéciale avec un président et six juges, puis
avant que la session s’ouvre, j’apprends que l’un des juges, que j’avais désigné, portait
le même nom qu’un des accusés. C’était un nom très répandu dans la région. Principe
de précaution oblige, sur la neutralité des juges, j’ai remplacé ce magistrat par un autre
où il n’y avait aucun risque d’homonymie. Avec un jury tiré au sort, la question ne se
serait pas posée, personne n’aurait pu suspecter une manœuvre déloyale.
L’appel récent des décisions des Cours d’assises où les jurés ont un rôle renforcé
conforte l’intérêt de la présence des citoyens dans le fonctionnement judiciaire et la
légitimité de la Cour d’assises. Actuellement devant les Cours d’assises (première
instance et appel) plus de la moitié du contentieux est du contentieux sexuel et
essentiellement dans un contexte familial. Dans certaines cours d’assises, notamment à
Bobigny, 80 % du contentieux concernent les affaires de mœurs.
Par ailleurs le taux prévisible d’appels, qui était estimé comme considérable avant la
réforme, est relativement faible. Il est de 15 à 20 % des affaires ce qui est le chiffre
moyen des appels pour toutes les juridictions avec des variables selon la nature des
tribunaux.
Le délibéré, par contre, en appel est plus complexe puisque avec quinze personnes, il
se crée quelques fois des sous-groupes (phénomène classique de la dynamique de
groupe mais c’est la règle du jeu et cela est inévitable !).
Par ailleurs les acquittements, en appel, sont rares et les augmentations de peines
fréquentes notamment dans les affaires de mœurs, et pour une raison particulière. En
matière de mœurs, les jurés et les juges d’appel font souvent “payer” à l’accusé les
souffrances de la victime, des souffrances qui durent. Car la victime est plusieurs fois
obligée de revivre ce qu’elle a vécu, puisqu’elle témoigne d’une manière fréquente et
obligatoire au moins pour les majeurs. La fin de sa souffrance commence à partir du
moment où il y a une condamnation définitive du coupable et l’appel recule d’autant cet
instant.

CONCLUSION
Je voudrais, en terminant, seulement ajouter que le jury conquête de la Révolution,
participation très positive du citoyen à la fonction de justice, acteur d’un âge de
l’identité démocratique, comme on l’a dit, est aussi le miroir de notre société.
Et, comme tous les miroirs, il est fragile.
Veillons à ne pas le briser !

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

45
LE JUGE PÉNAL FACE AUX
INFRACTIONS D’AFFAIRES
Corinne MASCALA
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

L’interrogation relative à la légitimité ou à l’illégitimité du juge pénal face aux


infractions d’affaires est récurrente dans notre société contemporaine au gré de
l’évolution des contentieux… Il n’est pas aisé d’apporter une réponse dans la mesure où
la question est susceptible de diverses approches.
Sur quels critères se fonder pour apprécier la légitimité du juge ou la contester ?
Les possibilités sont très variées : le mode de désignation du juge, le statut —
professionnel ou non—, la compétence, le pouvoir du juge, l’image de la justice… ?
Le juge pénal, sous réserve de l’hypothèse très particulière du jury de la Cour
d’assises1, est —tant au niveau des juges du fond que de la Cour de cassation— un juge
professionnel issu des concours de recrutement de la magistrature. Ce statut lui confère
une légitimité institutionnelle qui est incontestable et qui justifie qu’il rende la justice au
nom de la République française, sauf à remettre en cause l’ensemble de l’institution
judiciaire, ce qui ne sera pas notre propos. Admettant que le juge pénal est
institutionnellement légitime par son origine, les manifestations de son illégitimité ne
peuvent apparaître que dans l’exercice du pouvoir qui lui est conféré par son statut,
lorsqu’il est confronté à des infractions d’affaires qui sont l’illustration d’un contentieux
très sensible.
Historiquement les affaires économiques et financières ne représentaient qu’une part
mineure du contentieux pénal, l’essentiel relevant des infractions classiques contre les
biens (vol, escroquerie, abus de confiance…) et contre les personnes. Un droit pénal
spécifique aux affaires s’est progressivement constitué autour de quelques
incriminations déjà contenues dans le code pénal de 18102. Depuis lors, le droit pénal
des affaires n’a cessé de s’enrichir pour pénétrer l’ensemble du droit économique, le
législateur contemporain ayant systématiquement recours à la sanction pénale dans un
souci d’efficacité de la norme juridique.
Le juge pénal dispose aujourd’hui d’un arsenal législatif considérable pour
combattre les agissements frauduleux. La mondialisation de l’économie et son corollaire
—la corruption— le pouvoir des entreprises, les pratiques de la vie politique imposent au
juge pénal une intervention dans le monde des affaires pour l’encadrer, le moraliser et
sanctionner les dérives de ses acteurs —personnes physiques ou personnes morales—3.

1
Voir précédemment les exposés de G. ROUJOU de BOUBÉE et J.-P. PECH
2
Il existait dans ce code quelques infractions orientées vers le commerce constituant le noyau dur
d’un droit pénal des affaires en germe : la banqueroute sanctionnant le failli, la violation d’un
secret de fabrique, l’altération des prix, l’usure…
3
La responsabilité pénale des personnes morales ayant été introduite dans notre droit en 1994 par
le nouveau Code Pénal : art. 121-2 CP.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

47
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES

La sanction des infractions prononcée par le juge pénal est source de conflits : les
condamnés —chefs d’entreprise ou hommes politiques le plus souvent— dénoncent un
acharnement de la justice pénale à leur encontre, qui traduirait une montée en puissance
des juges. Cet acharnement serait lié, selon les arguments avancés, à leur rôle dans la
vie économique, à leurs fonctions publiques ou électives. Ils s’interrogent sur
l’inadéquation de la fonction de juger avec les impératifs de la vie des affaires.
Comment le juge pénal peut-il comprendre les contraintes du monde économique qui
oblige le chef d’entreprise à dégager des fonds de la trésorerie pour obtenir un
marché national ou international ? Comment le juge pénal peut-il appréhender les
impératifs de la vie politique qui supposent de trouver les moyens de financer un parti ?
À partir de ces interrogations surgit inévitablement la contestation de la compétence du
juge, de son impartialité et de sa légitimité.
L’argument relatif à la compétence du juge en matière d’infractions d’affaires peut
être techniquement combattu par la constatation d’une volonté législative très nette
d’une spécialisation de la justice pénale. Depuis de nombreuses années, le législateur a
opté pour une spécialisation en matière économique et financière des brigades de police,
des parquets et des juridictions répressives4. Cette spécialisation est, dans certains cas,
poussée à l’extrême puisqu’elle débouche sur une attribution exclusive de compétences
à un tribunal spécialisé : l’exemple des infractions boursières —délit d’initié et
infractions assimilées— est significatif5.
Cependant, la légitimité du juge pénal est remise en cause lorsque les justiciables ont
la conviction qu’il ne se limite pas à l’application de la loi, mais participe à la création
de la règle de droit, pénalisant ainsi la vie des affaires. Le juge donne alors le sentiment
de dépasser les limites de sa mission et de sa fonction pour aller au-delà de la volonté du
législateur et se faire ainsi le “gendarme” de la vie économique : cette attitude entraîne
la contestation de la légitimité du juge pénal face aux infractions d’affaires (I). Cette
contestation qui ne manque pas d’arguments, occulte cependant, volontairement ou
involontairement les motivations de l’autorité judiciaire. S’il est vrai que le juge pénal
s’affranchit parfois des exigences du principe de la légalité des délits et des peines, il est
possible d’expliquer cette attitude par une volonté de justice. Il apparaît en effet, que les
motivations du juge pénal sont fondées sur un souci de répression équitable et efficace
face à une délinquance spécifique. La compréhension de ces mobiles peut conduire à
une légitimation du juge pénal confronté aux infractions d’affaires (II).

I — LA CONTESTATION DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PÉNAL FACE AUX


INFRACTIONS D’AFFAIRES
La contestation de la légitimité du juge pénal porte, pour l’essentiel, sur l’exercice
de ses pouvoirs juridictionnels. La mission du juge pénal est d’appliquer la loi, en
revanche interdiction lui est faite de créer la norme pénale6 au regard du principe de
séparation des pouvoirs qui fonde notre société française, et du principe de la légalité

4
Loi du 6 août 1975, art. 704, ss. CPP.
5
Compétence exclusive du TGI de Paris, art. 704, ss. CPP (Loi de sécurité financière 1er août
2003).
6
Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

48
Corinne MASCALA

des délits et des peines qui demeure —malgré un recul certain dans son sens premier—
fondamental en droit pénal. La création de la norme pénale est un pouvoir réservé à la
loi entendue au sens large —y compris le règlement—. Les infractions d’affaires
montrent que le juge pénal se démarque souvent de ces exigences légalistes ce qui ouvre
des failles dans sa légitimité aux yeux des personnes poursuivies et condamnées. La
contestation se cristallise autour de deux axes : d’une part, la critique de l’interprétation
des incriminations par le juge (A), d’autre part, la condamnation de la création
prétorienne de normes pénales (B).
A — La critique de l’interprétation des incriminations par le juge
Le juge pénal est conduit pour l’appliquer à interpréter la loi pénale. Mais il doit, au
regard des principes se limiter à une interprétation stricte qui dégage le sens de
l’incrimination7. Si la loi pénale est claire et précise, le juge n’a pas besoin de
l’interpréter pour lui donner un sens : il l’applique au cas d’espèce. Si la loi pénale est
imprécise ou obscure, le rôle du juge s’en trouve accru puisqu’il doit éclairer les
dispositions législatives pour pouvoir les appliquer. Cependant, dans ce travail
herméneutique le juge pénal doit rester dans le cadre légal de l’interprétation stricte : il
lui est donc interdit de recourir, par exemple, à l’interprétation analogique. Cette
exigence de l’interprétation stricte de la loi pénale place le juge répressif dans une
situation d’infériorité par rapport aux juges civils ou commerciaux, qui ne sont pas
limités dans les techniques d’interprétation. La méconnaissance de ces exigences par la
juridiction pénale renforce la critique car elle est perçue comme une volonté judiciaire
de pénaliser la vie des affaires, et comme la manifestation de la substitution du juge au
législateur. Cette critique est fondée sur deux constatations : d’une part, sur
l’interprétation souple de la définition de certaines infractions d’affaires ; d’autre part,
sur la consécration jurisprudentielle de présomptions de responsabilité.
1) L’interprétation souple de la définition des infractions d’affaires
Malgré le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, l’interprétation souple
peut être retenue par le juge lorsqu’elle joue en faveur de la personne poursuivie, les
libertés individuelles n’étant pas menacées. En revanche, l’interprétation ne doit pas
durcir la répression pénale en élargissant le domaine d’application du droit pénal. Or
l’étude de la jurisprudence en matière d’infractions d’affaires témoigne de la tendance
jurisprudentielle en matière pénale, alors que la loi est claire, de remodeler les éléments
constitutifs des infractions afin de faciliter les poursuites. Cette pénalisation judiciaire
est illustrée notamment, par l’affaiblissement de l’élément intentionnel de certaines
infractions.
L’incrimination du délit d’abus de biens sociaux en donne une illustration8. La loi
exige la réunion de quatre conditions pour que l’infraction soit constituée : un acte
d’usage, contraire à l’intérêt social, réalisé dans un but personnel et de mauvaise foi.
L’infraction implique la preuve d’un dol général consistant dans la conscience chez le

7
Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.
8
Art. L. 241-3, 242-6, 242-30, 243-1, C. Com.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

49
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES

délinquant de violer la loi et de commettre un acte contraire à l’intérêt social. La


jurisprudence exige certes, que l’intention soit caractérisée, mais la consistance de cet
élément est très faible : ainsi les juges admettent que l’acte commis peut n’être qu’une
imprudence —considérant “qu’ès-qualité” le dirigeant social ne peut ignorer le risque
anormal qu’il fait courir à la société9— et en déduisent une imprudence intentionnelle.
En outre, l’acte de détournement réalisé par le dirigeant contraire à l’intérêt social,
ne peut être sanctionné que s’il poursuit, un intérêt personnel direct ou indirect selon la
formule légale10. Cette condition imposée par le texte d’incrimination devrait restreindre
les poursuites pénales, car il faut que la partie poursuivante apporte la preuve d’un dol
spécial pour que la juridiction de jugement puisse entrer en condamnation. La
jurisprudence s’est affranchie cependant à plusieurs reprises, de cette exigence légale
dans le cas de prélèvements occultes, considérant que s’il n’est pas prouvé que les fonds
sociaux prélevés par le dirigeant dans la trésorerie de l’entreprise ont été utilisés dans le
seul intérêt de la société, il faut en déduire qu’ils l’ont nécessairement été dans son
intérêt personnel11. La solution jurisprudentielle n’emporte pas la conviction au regard
de la définition de l’infraction car elle réduit l’élément intentionnel à un rôle mineur : sa
preuve découlant de la constatation que l’acte était contraire à l’intérêt social.
L’automaticité du rapport entre les deux éléments constitutifs de l’infraction —matériel
et intentionnel— débouche sur l’établissement d’une présomption de responsabilité12 qui
dépasse très largement le domaine du texte d’incrimination.
2) La consécration de présomptions de responsabilité
Ces présomptions découlent de la méthode déductive retenue par le juge pénal en
matière d’infractions d’affaires. Les juges en réduisant l’élément intentionnel à la
constatation de l’élément matériel, en considération de la qualité de l’auteur de
l’infraction —dirigeant de société, trésorier d’un parti politique…— présument la
mauvaise foi. La présomption ne fait pas disparaître l’élément intentionnel, d’autant
qu’elle a la nature d’une présomption simple qui admet donc la preuve contraire, mais
elle modifie l’incrimination par rapport aux exigences légales et surtout elle entraîne
une conséquence procédurale majeure relative à la charge de la preuve.
En exigeant dans le texte d’incrimination de nombreuses infractions d’affaires, la
preuve d’un élément intentionnel pour caractériser le délit —que ce soit l’abus de biens

9
Crim. 19 déc. 1973, Bull. n° 480.
10
Art. L 241-3, C. Com.
11
Cass. Crim. 15 septembre 1999, Bull. Joly, 2000, 65 note C. MASCALA ; 11 janv. 1996 Bull.
n° 21 (ROSEMAIN) ; 20 juin 1996, Bull. n° 271.
12
La jurisprudence paraissait revenir à une solution plus respectueuse de la loi dans un arrêt du
1er mars 2000, par lequel la Cour casse la décision des juges du fond leur reprochant de n’avoir
pas recherché “si le dirigeant a pris un intérêt personnel direct ou indirect dans le règlement de
fausses factures”. Mais la lecture de la décision n’emporte pas la conviction d’une ébauche de
revirement, car la chambre criminelle reproche seulement aux juges du fond d’avoir purement et
simplement ignoré cet élément constitutif. S’ils avaient déduit le but personnel de l’élément
matériel —qui consistait dans le paiement de factures fictives transformées en espèces par
l’intermédiaires de tiers-taxis—, cela aurait suffit à la Haute juridiction pour s’assurer de la
légalité, selon sa propre conception, de la décision. Crim. 1er mars 2000, Bull. n° 101.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

50
Corinne MASCALA

sociaux, la distribution de dividendes fictifs, le délit d’initié…— le législateur en fait


supporter la charge au demandeur qui, dans le procès pénal, est le ministère public :
organe naturel et principal de la poursuite. La consécration jurisprudentielle de
présomptions de responsabilité entraîne un renversement de la charge de la preuve. En
effet, dès lors que de la constatation de la réalité de l’élément matériel découle la preuve
de l’élément intentionnel, la charge probatoire du parquet est considérablement allégée
dans la mesure où il n’a plus à apporter la preuve de la mauvaise foi du prévenu. En
revanche, la situation de la personne poursuivie se complique singulièrement puisqu’il
lui appartient de prouver qu’elle était de bonne foi, qu’elle n’avait pas d’intention
frauduleuse et donc que l’infraction n’est pas constituée. Par exemple, il appartient au
prévenu dans le cadre de poursuites du chef d’abus de biens sociaux de prouver que les
fonds prélevés ont été utilisés exclusivement dans l’intérêt de la société et pas dans un
intérêt personnel, alors que ce devrait être le ministère public qui prouve qu’ils l’ont été
contrairement à l’intérêt social dans un intérêt strictement personnel. Ces présomptions
créées par le pouvoir judiciaire durcissent la répression pénale et favorisent la
contestation de la légitimité du juge pénal car les prévenus dénoncent ce pouvoir que
s’octroie le juge en contradiction avec l’esprit de la loi. Ce sentiment d’illégitimité est
encore plus présent lorsque le juge se substitue au législateur pour créer une norme
pénale, ce qui ne peut qu’entraîner la condamnation du système.
B — La condamnation de la création prétorienne de normes pénales
Dans cette hypothèse, le juge n’interprète plus un texte existant, mais il s’arroge le
droit de créer purement et simplement une norme pénale en dehors de tout cadre légal.
Cette création prétorienne, fréquente en droit pénal des affaires, est une violation
manifeste du principe de la légalité des délits et des peines qui a pour objectif de
protéger le justiciable contre l’arbitraire du pouvoir judiciaire et de garantir les libertés
individuelles. Deux exemples illustrent cette création prétorienne de la norme pénale :
d’une part, le régime de la prescription de certaines infractions ; d’autre part, la
responsabilité pénale du chef d’entreprise du fait des préposés.
1) Le régime de la prescription
La création prétorienne de la norme pénale, qui est une source majeure de
contestation de la légitimité des “juges-législateurs”, peut être illustrée par l’infraction
phare de la vie des affaires : l’abus de biens sociaux13.
L’abus de biens sociaux est un délit et en matière délictuelle la prescription de
l’action publique est de trois ans à compter du jour où l’infraction a été commise, selon
les dispositions de l’article 8 du code de procédure pénale. La durée du délai de
prescription ne soulève aucun problème, en revanche, la difficulté porte sur son point de
départ. Pour résoudre cette question, la jurisprudence nous invite classiquement et à
juste raison, à distinguer la nature de l’infraction : lorsque l’infraction est instantanée, le
point de départ du délai de prescription de l’action publique est le jour de commission

13
Mais la démonstration pourrait être transposée aux délits d’abus de confiance, d’escroquerie…

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

51
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES

des agissements frauduleux qui consomment le délit. Lorsque l’infraction est continue14,
le point de départ du délai de prescription de l’action publique est retardé en principe,
au dernier acte constitutif.
La chambre criminelle affirme toujours avec vigueur et raison que l’abus de biens
sociaux est une infraction instantanée15 consommée lors de chaque usage abusif des
biens de la société, par conséquent le point de départ du délai de prescription de trois
ans devrait être l’acte de détournement qui consomme le délit dans un strict respect de
la légalité. Mais la jurisprudence en a décidé autrement, créant de toutes pièces une
norme pénale contra legem. La chambre criminelle a dans un premier temps, décidé que
le délai de prescription ne commençait à courir qu’à partir du moment où l’infraction
était apparue et avait pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de
l’action publique16, ce qui permet des poursuites très tardives par rapport au moment de
la commission de l’infraction puisqu’il n’y plus aucune limite temporelle : seule la
connaissance de l’infraction est déterminante. Dans des arrêts plus récents, la Cour de
cassation est revenue à une solution juridiquement plus orthodoxe sans toutefois être en
conformité avec la loi, puisqu’elle affirme désormais que l’abus de biens sociaux doit se
prescrire à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses
litigieuses sont mises à la charge de la société, “sauf dissimulation”17. S’il y a
dissimulation des agissements frauduleux commis par le dirigeant, l’ancienne
jurisprudence demeure : seule la constatation du délit dans des conditions permettant
l’exercice de l’action publique ouvrira le délai de prescription. Lier le point de départ du
délai de prescription de l’action publique à la présentation des comptes permet d’éviter
les poursuites trop tardives puisque toute société est tenue de déposer ses comptes tous
les ans : par conséquent, le décalage du point de départ du délai est limité au plus à un
an. Cependant, la Cour de cassation en écartant cette solution en cas de dissimulation,
limite considérablement la portée de sa nouvelle jurisprudence car dans la plupart des
cas, les agissements frauduleux n’apparaissent pas dans la comptabilité !
Dans ce cas, la jurisprudence se substitue au législateur, crée un régime spécifique
de prescription contraire aux dispositions légales et se satisfait de la contradiction entre
le caractère instantané de l’infraction qu’elle affirme et le décalage du point de départ
du délai de prescription de l’action publique18 qu’elle institue. Cette solution ne peut a
priori, qu’engendrer une condamnation du pouvoir des juges qui ne respectent pas une
disposition légale claire et précise. Cette constatation engendre des doutes et suspicions
dans l’esprit des prévenus sur l’impartialité de l’autorité judiciaire qui déborde la

14
Infraction dont les effets se prolongent dans le temps.
15
Crim. 28 mai 2003, Procédures, 2003, comm. n° 198, obs. BUISSON ; 8 oct. 2003, D., 2003
p. 2695, obs. A. LIENHARD.
16
Cass. Crim. 10 août 1981, Bull. n° 244 ; 27 octobre 1997, Bull. n° 352 ; RENUCCI J.-F., op. cit.
p. 410.
17
Cass. Crim. 5 mai 1997, Bull. n° 159 ; 13 octobre 1999, Bull. n° 219, Dr. Pénal 2000, com.
n° 17, ROBERT J.-H. ; TGI Paris, 22 juin 2000, BRDA 18/2000, n° 4. Crim. 8 oct. 2003 op. cit.
18
Lorsque le législateur veut créer un régime particulier de prescription, il le fait : par exemple
l’infraction de banqueroute, le délai de prescription commence à courir au jour du jugement
d’ouverture pour les faits antérieurs à celui-ci.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

52
Corinne MASCALA

volonté du législateur et organise une procédure qui permet des poursuites tardives
contre les auteurs alors que l’infraction est prescrite en application de la loi.
2) La responsabilité pénale du chef d’entreprise du fait des préposés
Cette responsabilité pénale ès-qualité est une création prétorienne marquant la
sévérité de la jurisprudence à l’égard des dirigeants sociaux qui sont déclarés
pénalement responsables d’agissements illicites qu’ils n’ont pas personnellement
commis, puisqu’ils sont le fait d’un préposé19.
Aucune disposition légale ne prévoit cette responsabilité qui est en contradiction
avec un principe fondamental de notre droit pénal : la responsabilité du fait personnel20.
En effet, l’infraction est commise par un préposé et le dirigeant est poursuivi devant les
juridictions répressives. Pour trouver un fondement à cette responsabilité, la
jurisprudence a imaginé une obligation qui pèse sur le dirigeant en considération de ses
fonctions mais qui repose sur un artifice juridique. Les juridictions répressives affirment
que la fonction de dirigeant crée “l’obligation de surveiller les salariés et de veiller à
l’observation des règlements dont le dirigeant est personnellement chargé d’assurer
l’exécution ès-qualité”21. Sa qualité de dirigeant l’oblige à garder la maîtrise de
l’exécution et s’il n’empêche pas le préposé de commettre une infraction alors qu’il en a
le pouvoir et le devoir, il manque à son obligation personnelle de surveillance, sa
responsabilité personnelle peut donc être engagée puisque les éléments constitutifs de
l’infraction lui sont imputables. La construction est juridiquement parfaite, car le
dirigeant commet alors une faute personnelle qui permet de retenir sa responsabilité
pénale, sans qu’il soit possible d’opposer l’argument du fait d’autrui. Cependant, si la
construction permet le respect des principes de la responsabilité pénale, elle n’en
demeure pas moins artificielle car elle repose sur une obligation imaginaire créée de
toutes pièces par la jurisprudence pour attirer le chef d’entreprise dans la prévention.
Ainsi aggravée la responsabilité du dirigeant est très lourde, souvent perçue comme
inéquitable, illégitime, et soumise au pouvoir et au bon vouloir du juge pénal.
La Cour de cassation se comporte comme un juge-législateur qui “fabrique une
partie du droit qu’elle applique”22. Ce glissement de l’interprétation stricte de la loi à
une interprétation extensive, de l’exercice du pouvoir judiciaire à l’usurpation du
pouvoir législatif ne peut a priori et surtout pour ceux qui sont poursuivis, que jeter un
discrédit sur les juges répressifs, sur leur légitimité et plus généralement sur la justice.
Ces juges, qui sont des professionnels du droit qui connaissent la loi, n’agissent pas
ainsi sans motif. Il faut rechercher les raisons, les mobiles qui déterminent l’attitude des
juges. L’identification du mobile permet de dépasser la contestation première de la
légitimité pour déboucher sur une possible légitimation du juge pénal face aux
infractions d’affaires.

19
MASCALA C., “La responsabilité pénale du chef d’entreprise”, Petites Affiches, n° 87, 19
juillet 1996, p.16.
20
Art. 121-1 : nul n’est responsable que de son propre fait.
21
Cass. Crim. 19 octobre 1995, D. Aff., 2/1996, p. 35 ; Dr. Pénal, 1996, com., n° 38.
22
JEOL M., L’image doctrinale de la Cour de cassation, p. 37 ss., Doc. Fr., 1994.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

53
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES

II — LA LÉGITIMATION DU JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS


D’AFFAIRES
La légitimation de l’attitude du juge pénal découle de la recherche du fondement des
solutions retenues. Il importe de comprendre pourquoi le juge pénal en présence
d’infractions d’affaires opère souvent une distorsion voire une transgression des
principes, avec l’assentiment de la plus haute juridiction. Dépassant l’invocation de la
qualité des personnes —dirigeants, hommes politiques, notables…— utilisée pour
stigmatiser l’acharnement judiciaire, il faut se tourner vers l’infraction. La spécificité de
la délinquance d’affaires peut être une explication. En effet, les infractions d’affaires
présentent des particularismes marqués qui peuvent justifier un traitement particulier
(A). En outre, le corps social attend beaucoup des juges pour protéger ses droits, ses
libertés. Le juge soucieux d’une bonne administration de la justice tente d’apporter une
réponse (B).
A — Le particularisme des infractions d’affaires
Le particularisme des infractions d’affaires découle de la nature des agissements
frauduleux mais également des défaillances des textes d’incrimination qui appellent des
réponses spécifiques qui expliquent ou justifient les constructions jurisprudentielles
pour adapter la répression.
1) La nature de l’infraction
Les infractions d’affaires présentent des caractéristiques spécifiques liées au
contexte de leur commission et à la qualité des auteurs. Ces infractions sont très
largement occultes protégées par l’écran de la personnalité morale ou plus largement
par l’ombre de la vie des affaires, par le secret. Les autorités de poursuite ont
difficilement connaissance de ces délits qui n’apparaissent qu’à l’occasion de
procédures particulières : contrôles fiscaux, procédure de redressement ou de liquidation
judiciaires. L’impossibilité d’utiliser les modes habituels de découverte des
infractions renforce l’absence de visibilité de ces infractions : le flagrant délit est
exceptionnel ; la plainte de la victime souvent paralysée. En matière d’abus de biens
sociaux par exemple, ou de distribution de dividendes fictifs la victime est la société et
l’auteur de l’infraction, le dirigeant de celle-ci. Or le dirigeant est investi du pouvoir de
représenter en justice la société, par conséquent il a toutes possibilités pour dissimuler
l’infraction. Cet éclatement de la relation auteur-victime participe du manque de
connaissance de l’infraction. Lorsqu’une infraction classique est commise —un vol, un
meurtre…— la visibilité de l’infraction est beaucoup plus importante, soit parce la
victime est découverte, soit parce qu’elle-même se signale aux autorités policières ou
judiciaires. Ce signalement, lorsque la victime de l’infraction est une entité juridique,
est réduit à néant. Ce particularisme impose aux autorités de poursuite un aménagement
des règles de la répression afin de préserver une efficacité. En outre, ce type de
délinquance n’appelle pas une réaction sociale vive : la délinquance d’affaires qui

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

54
Corinne MASCALA

pourtant a un coût économique très élevé, n’est pas vraiment perçue dans l’opinion
publique comme une déviance grave appelant une sanction sévère. Les faciles
réélections d’hommes politiques condamnés pour corruption, détournements de fonds
publics, abus de biens sociaux… témoignent d’une assez large indifférence générale à
ce phénomène. L’impact médiatique étouffe la faute pénale commise…
Dans ce contexte, la volonté des juges, d’adapter la répression pénale pour la rendre
efficace se comprend mieux et ce qui apparaissait du point de vue des principes comme
condamnable, s’explique par la nécessité de rendre la sanction effective et efficace. En
effet, si le juge pénal applique comme la loi lui en fait obligation les règles communes
de la prescription, les infractions seront quasi-systématiquement prescrites au moment
de leur découverte. Le décalage du point de départ de la prescription de l’action
publique apparaît alors comme une nécessité afin de permettre des poursuites contre les
délinquants d’affaires qui ont su dissimuler leurs agissements frauduleux. Cet impératif
débouche sur l’élaboration jurisprudentielle par les juridictions répressives d’un droit
spécial qui s’adapte au contexte particulier du monde des affaires afin d’assurer une
justice efficace.
Ce droit spécial est indispensable pour prendre en considération la spécificité de la
délinquance d’affaires, mais il doit être d’origine législative afin de ne pas engendrer la
contestation. Il est regrettable que le juge soit obligé pour préserver la finalité du droit
pénal et la valeur de sa sanction, d’avoir un courage qui fait défaut au législateur qui
refuse systématiquement, depuis de nombreuses années, de traiter par exemple, la
question de la prescription du délit d’abus de biens sociaux. La consécration légale d’un
régime spécial de prescription pour certaines infractions, ce que prévoyait le rapport
Marini pour l’abus de biens sociaux, est nécessaire eu égard à leur particularisme, et,
elle éviterait les critiques formulées contre l’autorité judiciaire. Mais la seule évocation
de cette idée provoque toujours une réaction de frilosité du Parlement, le soupçon
d’amnistie déguisée pourrissant inévitablement le débat…
2) Les défaillances des textes d’incrimination
Le principe de la légalité des délits et des peines est la source d’obligations qui
s’imposent à l’organe créateur de la norme pénale. Seuls la loi et le règlement peuvent
créer des infractions et des sanctions, mais afin de préserver les libertés des justiciables,
et leur permettre de connaître le domaine d’application du droit pénal, le législateur est
tenu de respecter l’exigence constitutionnelle et européenne de clarté et de précision du
texte d’incrimination23. Les textes pénaux doivent être rédigés de manière aussi précise
que possible afin de ne pas laisser aux juges trop de pouvoirs d’interprétation.
Cependant, force est de constater que la technique législative est bien éloignée de ces
principes. En effet, il est fréquent de constater, particulièrement en droit pénal des
affaires eu égard au contexte économique, que le législateur procède pour ériger un
comportement en infraction par renvoi. Le législateur pénal se limite à édicter des
sanctions, abandonnant la définition de l’infraction à un autre texte souvent de nature

23
Exigences de clarté et de précision fondées sur les articles 6-3 CEDH, 8 de la DDHC et 34 et 37
de la Constitution.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

55
LE JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES

non pénale —commerciale par exemple— qui ne remplira pas les mêmes exigences de
clarté et de précision. Cette technique législative traduit un abandon du pouvoir
législatif au profit du pouvoir judiciaire qui pour appliquer une loi obscure ou imprécise
procède par interprétation. Il paraît alors injuste de reprocher au juge de créer du droit,
sans oublier que le juge est tenu de rendre la justice, lorsque le législateur lui-même l’y
incite par une mauvaise qualité de la règle de droit.
Le particularisme des infractions d’affaires conduit le juge pénal à rechercher lui-
même les moyens d’assurer une répression pénale efficace.
B — La recherche d’une répression pénale efficace
La création par le législateur de juridictions spécialisées dans la délinquance
économique et financière marque la volonté de faire évoluer notre système pénal vers
un droit dont l’efficacité est le mot-clé. La délinquance d’affaires est internationale,
fondée parfois sur des organisations criminelles et face à la puissance des réseaux, le
juge pénal doit rechercher une égalité des armes. Cette égalité est favorisée par la loi qui
organise la coopération, l’entraide24, qui met en place des procédures européennes afin
de renforcer les moyens de la justice pénale25… Le juge poursuit le même but
d’efficacité de la justice pénale lorsqu’il aménage la règle de droit dans un souci de
bonne administration de la justice. La dernière solution jurisprudentielle retenue par la
Cour de cassation en matière d’abus de biens sociaux le révèle : si l’infraction apparaît
dans les comptes, la présentation de ceux-ci ouvrira le délai de prescription de l’action
publique ; en revanche, si le dirigeant dissimule le délit le juge sanctionnera cette fraude
plus sévèrement, la manœuvre de dissimulation révélant une mauvaise foi aggravée, en
décalant au jour de la connaissance de l’infraction par l’autorité judiciaire, le point de
départ du délai et permettant ainsi des poursuites tardives. L’esprit de la loi est certes
bafoué, mais la sanction des agissements frauduleux commis est nécessaire. Il n’est pas
de bonne justice que des infractions restent trop souvent impunies.

La question de la légitimité des juges est délicate et peut être perçue très
différemment : mode de désignation, compétence, pouvoirs… L’élection des juges
invoquée par certains comme un remède à la crise de légitimité évoquée, ne paraît pas
être un gage absolu de bonne justice. Le juge élu n’est pas nécessairement un juge
légitime si dans l’exercice de ses pouvoirs, il ne respecte pas sa mission. La compétence
professionnelle du juge est en revanche, un argument solide pour fonder la légitimité et
la spécialisation des juridictions y contribue. Le pilier principal de la légitimité des
juges est l’acceptation de l’image de la justice par le corps social, au moins par la
majeure partie. Le sentiment de justice partagé par le plus grand nombre de justiciables
fait taire les contestations. Pour être acceptée, la justice doit donner le sentiment qu’elle
est accessible, équitable, impartiale26 et le juge peut satisfaire cette exigence sociale dès

24
Nombreuses sont les conventions d’entraide, de coopération judiciaire et policière. De
nouvelles organisations sont mises en place : Europol, Eurojust…
25
Par exemple, le mandat d’arrêt européen, art. 695-11 et ss. CPP.
26
La durée excessive des procédures nuit au sentiment de justice et à l’efficacité de la peine.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

56
Corinne MASCALA

lors qu’il met en œuvre une maxime ancienne mais qui demeure d’actualité : “pas plus
qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est utile”27.

27
Ecole utilitariste.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

57
IIe PARTIE

DES HAUTES JUSTICES


INTRODUCTION DE LA SÉANCE
Pierre BÉZARD
Président honoraire de la Chambre commerciale
de la Cour de cassation

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,


Permettez-moi de vous saluer, en ce début d’après-midi pour la reprise de nos
travaux.
Je remercie d’abord les organisateurs de ces deux journées de ce colloque sur “La
légitimité des juges” de m’y avoir associé en me confiant la présidence d’une demi-
journée.
Quelle demi-journée d’ailleurs, puisque ce sont ceux dont on discute la légitimité,
qui sont au cœur du débat : membre du Conseil constitutionnel, juge administratif,
magistrat et avocat de l’ordre judiciaire qui vont s’expliquer mais aussi dialoguer après
que d’éminents professeurs de Toulouse I aient présenté leurs observations.
Permettez-moi cependant de vous dire quelques mots préalables et de vous faire un
aveu. Lorsqu’il y a quelques mois M. le Président Raibaut m’a téléphoné pour m’inviter
à participer à ce colloque, j’ai répondu immédiatement favorablement parce que c’était
lui, parce que c’étaient la Faculté de droit de Toulouse et le Tribunal de commerce de
cette grande cité pour lesquels j’ai beaucoup de considération et où j’ai des amis. Mais
en ce qui concerne le sujet choisi j’avoue que je m’en suis un peu étonné et inquiété.

Est-ce que cette question sur la légitimité n’est pas une manière de déstabiliser et de
remettre en cause l’action de magistrats judiciaires qui en font décidément beaucoup et
sans doute trop aux yeux de certains ?

Je suis d’une génération, qui est celle de mes amis : M. le Président Pech —qui est
de ma promotion de l’École de la magistrature— et M. le Procureur général Burgelin.
Cette génération a vu monter en puissance le rôle et la place des magistrats.
J’ai eu une longue carrière de près de quarante ans qui m’a vu occuper des postes
variés et à responsabilité au Parquet, au Ministère, au siège et en détachement en
particulier comme Procureur de Paris et Président de chambre à la Cour de cassation.
Tout le long de ces années, j’ai vu, j’ai entendu, j’ai lu que les Français attendaient de
plus en plus de leur Justice et que motivés par les médias, ils souhaitaient qu’elle soit
toujours plus efficace et indépendante et qu’elle soit surtout la même pour tous, puis-
sants ou faibles.
J’ai écouté les hommes politiques, poussés par ce très fort courant mettre parmi leurs
premières priorités, particulièrement en période électorale, les problèmes de justice en
s’attachant plus particulièrement à ceux de l’indépendance des membres du Parquet.
J’ai relevé que se référant à des dossiers précis on a reproché à des magistrats leurs
erreurs, leurs absences de diligence et leur manque de réserve. J’ai constaté que des

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

61
INTRODUCTION DE LA SÉANCE

comportements de quelques magistrats avaient eu une large publicité dans la presse et


avaient ému l’opinion.
J’ai retenu que l’on souhaitait que soit établi un Code de déontologie pour la ma-
gistrature, que l’on regrettait l’irresponsabilité des juges, que l’on plaidait pour une
réforme du Conseil supérieur de la magistrature.
Mais à aucun moment je n’ai constaté une remise en cause de la légitimité du juge
par une référence au fait qu’il ne soit pas élu.
Les hommes politiques, au pouvoir ou dans l’opposition, sont apparemment
unanimes pour considérer que la solution pour permettre d’obtenir des magistrats
compétents, efficaces et indépendants est d’abord d’assurer leur recrutement par un
concours de haut niveau où tous les candidats sans discrimination auraient leur chance,
qu’elle est ensuite d’assurer aux jeunes magistrats un enseignement pratique et aussi
déontologique de qualité et de veiller que les magistrats en poste reçoivent une
formation permanente. Qu’elle est aussi d’assurer leur indépendance par des organes de
nomination réunissant des représentants élus, des magistrats et aussi des personnalités
extérieures surtout au niveau du Conseil supérieur de la magistrature, que leur
préoccupation est aussi que soit assurée une discipline stricte, efficace et transparente de
ces magistrats par la mise en lumière de principes de déontologie essentiels et
efficacement appliqués. Qu’elle est encore que la magistrature soit largement ouverte
aux réalités sociales et économiques nationales, européennes et mondiales.
On ne relève pas dans les discours pourtant nombreux des hommes politiques une
référence quelconque à une élection du juge et au fait que le statut de ce juge serait
fragilisé car il ne serait pas élu.
Certes quelques hommes politiques, condamnés pénalement, se sont, après la fin de
leur inéligibilité, représentés devant leurs électeurs. Réélus ils en ont tiré une certaine
satisfaction mais sans ostentation, sachant que les problèmes ne se situent pas au même
niveau et que les électeurs souvent fatalistes sur le plan de la morale réagissent en
fonction de services qui leur ont été personnellement rendus ou d’une gestion locale
satisfaisante.
Il me semble d’ailleurs qu’aucun parti politique, grand ou petit, affiche à son pro-
gramme la question de l’élection des juges. La solution pourrait paraître ambiguë à un
moment où les rapports juges, politiques et magistrats ne sont pas les meilleurs. Elle
pourrait apparaître comme une tentative de récupération.
Pour les Français tels qu’ils se révèlent majoritaires dans les réponses aux ques-
tionnaires et statistiques, le juge ne peut être qu’un homme seul, libre, dégagé de tout
environnement susceptible de le détourner de sa mission et de faire pression sur lui.
L’élection du juge ne va pas à l’évidence dans ce sens.
Se pose d’ailleurs la bien délicate question de savoir comment serait organisée cette
élection. Le juge se présenterait-il seul à son électorat ?
Quel serait alors son programme, le financement de sa campagne, la publicité qu’il
pourrait faire, les engagements qu’il serait amené à prendre ? ou alors seraient des listes
de candidats présentés par les syndicats de magistrats. Les médias les classent à droite, à
gauche ou au centre, toute démarche électorale confirmerait ces choix et les aggraverait.
S’agissant de listes dites neutres elles pourraient difficilement s’imposer, ne seraient

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

62
Pierre BÉZARD

que pour des raisons financières sauf à bénéficier des soutiens intéressés politiques ou
autres.
Les traditions et expériences des quelques pays qui connaissent de la solution sont à
cet égard peu convaincantes.
On a tant dit sur les pratiques des pays de l’Est et particulièrement de l’URSS dont
les juges étaient jusqu’à la caricature au seul service d’une idéologie. Mais même dans
le grand pays qui se veut éclairer le monde de sa démocratie comme le symbolise la
statue de Bartholdi, les solutions que connaissent certains États ne font pas l’unanimité
de la doctrine de ce pays. Elles s’expliquent d’ailleurs par des spécificités propres à ce
pays. En Europe, il n’est guère discutable que la quasi totalité des États ne connaissent
pas ce système et ne paraissent pas disposés à le conserver.
Pour ce qui est des références historiques de notre pays, elles ne plaident pas en
faveur d’une élection des juges.

Certes, dans un vaste mouvement égalitaire et populaire, les révolutionnaires de la


même manière qu’ils consacraient le principe essentiel de l’élection des représentants de
la Nation ont voulu que les juges soient aussi élus. Le système n’a fonctionné
finalement que peu de temps. Les révolutionnaires qui se radicalisaient, reprochaient
aux juges d’être trop mous. Ils les ont en conséquence écartés pour les remplacer par
des hommes appliquant leurs directives. L’histoire de France montre bien l’ambiguïté
que représente l’élection des juges. Après les changements de régime suite à des
révolutions le nouveau régime veut écarter les magistrats comme il le fait des hauts
fonctionnaires. Il a pu hésiter en faveur de l’élection des juges à certaines périodes,
lorsqu’il a pensé que le suffrage universel lui serait favorable. Mais toujours, en parti-
culier après 1870, il a préféré mettre fin à l’inamovibilité de nombreux juges et en
nommer de nouveaux, en particulier lorsqu’il s’est agi de conforter la République.
Depuis, la nomination des juges est toujours intervenue sur décision du pouvoir
exécutif, mais le rôle de celui-ci est devenu au fil du temps de moins en moins im-
portant. Il est à l’heure actuelle, formel, la place du Conseil supérieur de la magistrature
étant essentielle.
La légitimité du juge apparaît de nos jours reposer sur sa mission d’appliquer la loi
que le pouvoir législatif, issu du suffrage universel, a établie. Cela n’empêche pas dans
le silence ou l’ambiguïté de la loi, les juridictions tenues de résoudre les contentieux
soumis, d’être source du droit sous réserve d’une intervention du législateur sur le sujet,
qui donc avait toujours le dernier mot.
La légitimité du juge repose aussi sur sa technicité. Dans un monde où la législation
est fluctuante et de plus en plus complexe, et où se télescopent des règes posées par les
conventions internationales et les textes européens, le juge incompétent perd sa
crédibilité.
Les juges du commerce l’ont bien compris. Ils sont issus de l’élection. Mais cette
élection, leur donne une légitimité dans les contentieux entre commerçants, elle ne peut
être invoquée s’agissant de conflits concernant des épargnants et des salariés. C’est par
leur compétence dans le domaine des procédures collectives et des sociétés qu’ils

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

63
INTRODUCTION DE LA SÉANCE

peuvent s’imposer. C’est aussi la compétence qui explique la multiplicité récente


d’autorités administratives qui cumulent pour certaines tous les pouvoirs comme
l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) qui règlemente, fait la police et sanctionne, et
dont les hauts responsables sont désignés par le pouvoir exécutif.
Au final, à la question —comme on la posait ce matin— de savoir si les juges sont
en mal de légitimité, je répondrai pour ma part, que cela ne me paraît pas le cas. Il y a
effectivement quelques rares magistrats en vue qui se posent la question en y répondant
d’ailleurs avec prudence. Mais l’ensemble des magistrats confrontés à des tâches de
plus en plus lourdes, à des exigences très fortes des citoyens, décidés à y répondre de la
manière la plus satisfaisante possible, se posent des problèmes mais pas celui de leur
légitimité.

Sur le point de savoir si les citoyens contestent la légitimité du juge, mon avis est
négatif pour la très grande majorité. Leur attente de la justice n’est pas là. Ils souhaitent
des juges compétents, efficaces et indépendants et ils attendent de meilleurs résultats. Il
y a cependant, il faut bien l’admettre, des personnes qui n’ont pas encore compris que la
loi était égale pour tous et qui souhaitent une reprise en main des juges. Ceux-ci ont tout
intérêt à déstabiliser ces juges par divers moyens. La contestation de leur légitimité en
est un. Et puis, il y a ceux qui de bonne foi, en spécialistes, s’interrogent sans a priori.
C’est dans cet esprit que nous sommes réunis aujourd’hui et que nous le serons demain.
Nous devons ce colloque d’abord aux historiens du droit de Toulouse qui, forts de
leurs analyses historiques s’interrogent sur l’avenir d’un monde en pleine transfor-
mation où la justice occupe une place essentielle. Ils sont mieux que quiconque, comme
l’a fait M. le professeur Krynen, à même de soulever les vrais problèmes qui
déboucheront nécessairement sur la question de la “légitimité du juge”, personnage
central. Ce juge doit être à l’écoute de ces analyses et disponible pour en discuter.

Il y a aussi, pleinement justifiés pour intervenir sur ce sujet les juges du Tribunal de
commerce. Je sais que le Tribunal de commerce de Toulouse et en particulier son
président, M. Raibaut, a joué un rôle essentiel dans l’organisation de cette réunion. Ces
juges élus qui ont une mission importante et fondamentale pour l’économie la
remplissent, dans l’ensemble d’une manière satisfaisante. À de nombreuses occasions,
ils savent que je l’ai dit, alors que j’ai pendant de longues années bien connu de leurs
activités et de leurs décisions. Il est bien qu’ils réfléchissent et dialoguent avec les
professeurs de Toulouse sur leur légitimité et leur avenir. Nous attendons avec intérêt
les interventions de M. le Président de la Conférence Générale des Tribunaux de
commerce, M. Morin et de Mme le professeur Corinne Saint-Alary-Houin. Ce sera pour
demain.
Mais venons-en maintenant au programme de cet après-midi, qui je l’espère sera
aussi intéressant que ce matin. J’en suis convaincu, d’ailleurs, lorsque je me tourne vers
les personnalités qui sont autour de moi. Trois chapitres concernant nos différents
organes juridictionnels seront successivement abordés. Je dirai que je suis très honoré,
moi magistrat de l’ordre judiciaire, de présider des débats où vont être traités les
problèmes concernant la juridiction administrative et le Conseil constitutionnel. Je dirais

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

64
Pierre BÉZARD

d’ailleurs que ces problèmes ne me sont pas étrangers et que j’ai eu souvent à connaître
des décisions de ces juridictions, avec lesquelles j’ai été souvent en rapports confiants.

Prenant connaissance du programme, je constate cependant des différences dans


l’approche des trois ordres juridictionnels. Il est précisé, en effet, que l’on va traiter de
“la légitimité du Conseil constitutionnel”, qu’on interviendra “à propos de la légitimité
du juge administratif”, mais qu’il n’est plus question de “légitimité” s’agissant de la
Cour de cassation mais d’exposés et dialogues “autour de la Cour de cassation”…

“Autour de la Cour de cassation ”…


Espérons que ce ne sera pas la danse du scalp ! …
Nous allons avoir immédiatement la réponse.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

65
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION
Jean-Jacques BARBIÉRI
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

“Le Tribunal de cassation sera unique


et sédentaire auprès du corps législatif”
12 août 1790

Si le constituant Barrère s’exclamait que le Tribunal de cassation était un malheur


mais un malheur nécessaire, il reste que depuis l’origine, la Cour a bénéficié d’une
réelle stabilité et n’a jamais subi d’interruption significative. En 1903 déjà, Ernest Faye
écrivait que, des diverses attributions de la Cour, la plus importante était celle de casser
les décisions judiciaires dans lesquelles la loi avait été violée soit quant aux formes
prescrites, soit quant au fond du droit. Elle a, précisait-il, pour mission spéciale de faire
respecter la volonté du législateur et de maintenir l’unité de la jurisprudence qui est la
loi en action. Une règle principale s’illustre dans la tradition, qui peut ainsi se conserver
dans un corps unique et sédentaire qui se renouvelle lentement, doté d’une influence
suffisante des anciens pour résister aux tendances nouvelles1. Ses justiciables ne sont
pas les parties mais les arrêts envisagés uniquement dans leurs rapports avec la loi.
Cette distance vertueuse n’a pas fondamentalement changé. Les justiciables demeurent
saisis en permanence par la majesté du rituel et la subtile concision dans la rédaction des
arrêts.
Géographiquement néanmoins, la portée de son rayonnement a subi bien des
vicissitudes. Pendant les conquêtes napoléoniennes, le lecteur des arrêts voyageait
depuis les cours d’appel aussi diverses que celles de Trèves, Liège, Bruxelles, Rome,
Gênes et Turin. Sous la troisième République, on évoquait les législations applicables
dans des pays plus lointains encore depuis le développement de l’empire colonial2. Mais
l’image est demeurée, quelle que soit l’époque, quels que soient la législation et les
aléas politiques : une même distance à l’égard du législateur, des parties et des
juridictions, un style nourri de froideur et d’objectivité.
Se pose tout de suite un problème de vocabulaire : qu’est-ce que la légitimité, à ce
stade ? Au sens premier, ce qui est fondé en raison, ce qui est conforme à la justice. Ce
qui est légitime est accepté, considéré comme normal ou justifié. Le régime tenu pour
légitime par les gouvernés étant le régime établi écrit-on. Selon l’historien, le prince et
ses sujets sont liés par une crainte réciproque : il faut trouver ici le “génie invisible” qui
fait que le justiciable va s’incliner et accepter, en tant que telle, la solution qui lui est
imposée. Mais pour confronter la Cour de cassation à ce “bloc de légitimité”, encore
faut-il définir en quoi consiste sa nature.

1
La Cour de cassation, réimpr. La mémoire du droit, 1999, p. 11.
2
V. CHARTIER Y., “De l’an II à l’an 2000, Remarques sur la rédaction des arrêts civils de la
Cour de cassation”, Mélanges P. DRAI, Dalloz, 2000, p. 272.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

67
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

En approuvant que l’examen du recours puisse être subordonné à un contrôle


préalable du sérieux manifeste de ses critiques contre la décision attaquée (qui entraîne
une analyse coûteuse en temps de magistrats qualifiés), M. le Premier Président Canivet
confirme que l’essentiel de la mission est normative : donner une interprétation de la loi
qui comble ses lacunes, lève ses ambiguïtés, en précise le sens et la portée, ou l’adapte à
l’évolution des mœurs, des techniques, de la vie sociale, de l’économie, des mentalités
et des cultures3.
M. Zénati a écrit également des pages magistrales à ce propos. Il fait ressortir que
trois caractéristiques s’attachent à la Cour de cassation (répressive ; herméneutique ;
législative). Il insiste notamment sur la nature législative de la Haute juridiction, en
faisant apparaître que les diverses exigences qui sont attachées à la production de la
norme sont ici satisfaites : la souveraineté, le caractère impératif de la démarche, la
généralité du propos et la contrainte. Cette dernière résulte de l’obligation selon laquelle
la juridiction de renvoi devra s’incliner lorsqu’une résistance a été exprimée par une
juridiction du fond et qu’elle est fustigée par un second pourvoi. Elle résulte aussi du
fait que la norme est publiée, connue par la lecture du bulletin officiel des arrêts, par la
consultation aussi du rapport annuel au sein duquel on rassemble les enseignements de
l’année sur les sujets qui ont été sélectionnés par la juridiction et où elle fait apparaître
l’éclairage qu’il convient de donner aux arrêts essentiels qu’elle estime avoir rendus
dans l’exercice précédent4.
Mais, de nos jours, il ne s’agit pas seulement de résoudre des problèmes de
production de la norme. Il convient de rechercher l’effectivité voire la qualité de la
justice par l’adhésion des citoyens à l’institution judiciaire. Croire en la justice, c’est
adhérer à une certaine idée du juste et du vrai, du bien commun. La tradition romaniste
d’un droit écrit, exhaustif et codifié, exprimé en commandements généraux, donne au
juge un rôle central et dynamique. Mais cette culture est bouleversée par la production
du droit européen, par l’ordre international, par la concurrence entre les systèmes et les
nouvelles formes de coordination entre les autorités.
Si au XIXe siècle l’universalisme a imposé le modèle du code civil en le plaçant au
cœur de la construction européenne, cela n’est plus vrai aujourd’hui. La conscience
judiciaire européenne est d’une autre nature. Il ne faut pas dissimuler les fortes tensions
qui actuellement opposent les défenseurs d’un nationalisme juridique aux partisans d’un
code civil européen. Le juge national pourrait être emporté par la dynamique de la
concurrence des grands systèmes et par la nécessité d’intégrer le droit national à un
espace commun où les préoccupations devraient être convergentes. Aussi faut-il
construire une stratégie d’adaptation à l’environnement européen et créer les facteurs
d’une véritable ouverture au monde. Si la procédure de cassation doit être conçue
comme une mécanique tournant dans un espace raréfié, la cloche sous-vide de
l’expérimentateur, il est fort à craindre que le souverainisme juridique demeure une
impasse. De fait, il semble apparaître que le maintien d’une conception traditionnelle,

3
“Discours du 11 janvier 2000”, Rapport de la Cour pour l’an 2000, La documentation française,
2001, p. 32.
4
ZENATI F., “La nature de la Cour de cassation”, conférence du 14 novembre 2002, Bull. Inf.
Cour de cassation, 15 avril 2003, n° 575, p. 3 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

68
Jean-Jacques BARBIÉRI

voire conservatrice, tende à conforter, involontairement bien sûr, une légitimité


déclinante dans la nature législative de la Cour de cassation.
Si elle est formellement une Cour, la Cour de cassation ajoute-t-on, n’est pas une
“juridiction” en ce sens qu’elle ne statue pas dans une démarche de type “prudentiel”
comme le ferait une juridiction du fond. Il est même précisé, par les personnes qui la
connaissent de l’intérieur que, lorsqu’on accède à cette fonction d’une noblesse
extrême, il faut en quelque sorte défaire l’expérience que l’on avait acquise jusque-là.
Le jugement que l’on avait construit, il faut le détruire aujourd’hui, il faut le revoir en
tout cas. Il faut accomplir à rebours tout le cheminement précédent que le juge avait, au
travers de son expérience personnelle, construit. Tout ce cheminement fait d’hésitations,
de délibérés, de recherche de la vérité…
Mais le droit change et la modification de sa texture, en réseau sans hiérarchie plus
qu’en pyramide, devrait infléchir celle de la Cour de cassation. Post moderne, il se fait
flou (sans précision), doux (sans obligation) voire mou (sans sanction) et sa densité
normative découle à la fois d’une révision de son contenu et d’une nouvelle conception
de sa force, ce qui ne l’empêche pas d’être appliqué et respecté par ses destinataires5.
Dans cette complexification croissante du droit résultant d’une sorte de métissage, la
Cour de cassation devra jouer un rôle majeur d’intégration des règles souples dans la
théorie générale du droit en appréciant leurs racines et leur sens, et en dégageant les
modèles de comportement. Se profile l’émergence d’un nouveau paradigme juridique au
sein d’une société qui n’est pas seulement articulée autour de l’idée de
commandements, ce qui correspond à une vision élargie d’un droit qui guide, non pas
seulement un droit qui impose mais aussi un droit qui propose et conseille, qui oriente et
inspire. Ceci correspond à la modification de la figure du juge, et partant de la Cour de
cassation, dès lors que la régulation et la gouvernance se substituent aux règlements et
au gouvernement dans le cadre de rapports sociaux où les pouvoirs hiérarchiques font
place à de vastes réseaux de pouvoirs multiples en interaction constante. Réflexif et
procédural, l’État préfère confier aux partenaires intéressés la mise au point d’un droit
négocié, flexible, révisable et fluide. Placé au carrefour de cet enchevêtrement, le juge
modifiera inéluctablement sa méthode “troquant le glaive des codes et des politiques
publiques pour la balance de la pesée des intérêts”. S’il ne s’agit plus de trancher à
l’aide d’une loi, mais d’ajuster un ensemble infini d’intérêts concurrents, le jugement
n’est plus ni déductif ni inductif, il devient marqué par une loi générale de relativité
dont les principes de proportionnalité et de subsidiarité constituent d’excellents
révélateurs6.
Cette métamorphose du juge avec l’abandon de son image de magistrat jupitérien
qui se fonde sur la transcendance des codes et l’imperium de l’État, débouche sur une
nouvelle culture judiciaire caractérisée par un glissement des valeurs d’obéissance à
celles de collaboration. Dans ce réseau multipolaire en recomposition permanente, la

5
V. THIBIERGE C., “Le droit souple, réflexion sur les textures du droit”, Revue trimestrielle du
droit civil, 2003, p. 599 et s.
6
OST F., “Le rôle du juge, Vers de nouvelles loyautés ?”, Les cahiers de l’institut d’études sur la
justice, le rôle du juge dans la cité, Edition Bruylant 2002, p. 17.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

69
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

montée en puissance de la Cour de cassation devrait se confirmer si, loin de demeurer


au sommet de quelque mystérieuse pyramide, elle confirme son insertion au sein du
réseau juridique en cultivant au premier chef l’imagination, en se délivrant d’une
représentation mythique. À la recherche de cet équilibre subtil entre le devoir de dire le
droit à propos d’un litige concret et le souci pédagogique de dire le droit applicable à
toutes les hypothèses semblables, cet ajustement permanent du rapport à la loi selon une
juste proportion et dans le respect mutuel des parties et du juge devrait conduire à une
légitimité croissante dans la nature juridictionnelle de la Cour.

I — LÉGITIMITÉ DÉCLINANTE DANS LA NATURE LÉGISLATIVE


Que la Cour de cassation soit dotée d’une mission normative relève de l’évidence.
Elle a souvent l’occasion d’en rappeler l’existence avec solennité.
En matière de procédures collectives par exemple, un arrêt du 19 novembre 20027
constate l’existence d’un principe général qui est celui de l’universalité de la faillite. De
celui-ci, on détache un certain nombre de conséquences concrètes en exprimant que le
créancier doit se plier à ce principe en omettant de se livrer à un certain nombre d’actes
à l’encontre de biens qui seraient ceux de l’entreprise et qui seraient situés sur le
territoire d’autres pays que celui au sein duquel la procédure collective a été ouverte.
Ainsi édicte-t-on une véritable règle. Il n’existe pas de textes particuliers qui expriment
que la faillite a un caractère universel ou un caractère spécial. C’est un principe général
que l’on “découvre” et que l’on met en œuvre et ceci incontestablement s’inspire d’une
vision normative. Même chose lorsque, par une série d’arrêts du 8 octobre 20038, l’on
retient que la créance née de la prestation compensatoire, qui présente pour partie un
caractère alimentaire, n’a pas à être déclarée au passif du débiteur soumis à une
procédure collective alors que l’on enseigne habituellement que tout créancier est dans
l’obligation de déclarer sa créance au redressement judiciaire quelles que soient les
caractéristiques de sa créance. Ainsi faudra-t-il se plier désormais à cette norme telle
qu’elle est exprimée par les arrêts de la Cour de cassation, l’un concernant la prestation
compensatoire et l’autre exprimant la même solution à propos de pensions alimentaires
classiques.
En dépit de cette normativité incontestable, deux écueils apparaissent qui sont
extrêmement gênants. Le premier de ces écueils est l’émiettement des solutions. On
accuse souvent le législateur de s’exprimer à propos de tout et de n’importe quoi, de
modifier les textes précédents, parfois uniquement dans leur numérotation. C’est donc
l’émiettement caractéristique du droit positif actuel qui devient insupportable pour le
juriste et qui l’est autant pour le justiciable. La construction de la jurisprudence
n’échappe pas à ce reproche. Deuxième écueil : cette démarche normative se heurte à la
subordination de la Cour de cassation. Elle n’a plus le dernier mot. Elle est évidemment
subordonnée à la loi qui peut modifier les données de sa jurisprudence. C’est en cela,
affirment ceux qui admirent son caractère législatif, que l’on reconnaît indirectement le
fait qu’elle en ait un, par négation en quelque sorte. Mais, dans l’ordre judiciaire lui-
même, elle est souvent reléguée au second rôle, notamment lorsqu’on confronte sa

7
JCP, 2003, éd. E, n° 1470, note M. MENJUCQ.
8
D., 2003, p. 2637, obs. A. LIEHNARD.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

70
Jean-Jacques BARBIÉRI

jurisprudence à celle de la Cour de Justice des Communautés Européennes et bien plus


à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
A — Démarche normative et émiettement des solutions
Il faut identifier tout de suite les deux éléments, qui au sein de cet émiettement sont
caractéristiques d’un défaut de prévisibilité de la règle : l’infidélité et le manque de
synchronisation.
1) Multiplication des revirements (instabilité dans la durée)
C’est au premier chef l’influence des revirements de jurisprudence, le caractère
rétroactif de ces derniers et également le fait que, quelquefois par une sorte de regret
rétrospectif, la Cour de cassation atténue la portée de solutions qu’elle avait admises
elle-même. Songeons, parmi les divers exemples à une illustration : créer à la charge du
médecin une obligation particulière d’information pour que le patient soit parfaitement
éclairé sur les dangers qu’il encourt, jusqu’à ce qu’on admette aussi que l’ensemble des
risques doivent être portés à sa connaissance quel que soit leur caractère prévisible ou
pas, en fonction de l’intervention qui va être subie. On pose les données d’un
revirement qui a un caractère rétroactif puisqu’il va s’imposer à des personnes qui, au
temps où elles sont intervenues dans tel ou tel dossier, n’avaient pas, par hypothèse,
connaissance de cette jurisprudence et n’avaient donc pas à s’y conformer. Mais pour
autant, après avoir posé l’idée, par une série d’arrêts postérieurs, on l’atténue en
considérant que, dans certains cas, au regard de l’urgence ou du fait que le patient aurait
nécessairement accepté l’intervention, il y a lieu d’atténuer la portée du principe que
l’on avait exprimé précédemment9. Mais que devient la prévisibilité de la solution ?
Quel est l’aménagement de la position du justiciable potentiel ? Qui peut organiser ses
engagements contractuels dans une telle incertitude ?
2) Contrariété des solutions (instabilité dans l’instant)
Cette incertitude, évidemment, se prolonge —c’est le deuxième aspect de cet
émiettement des solutions— lorsqu’on réalise, à propos de séries de sujets, que la Cour
de cassation ne garantit pas l’unité d’interprétation de la loi à laquelle elle est
expressément consacrée. Quelques exemples d’un certain nombre de contrariétés de
jurisprudence au sein même de la Haute juridiction perturbent l’harmonie de son
message.
Un exemple important pour le praticien : la société en formation et les actes de
procédure qu’elle peut être amenée à mettre en œuvre. L’incertitude de son existence
rejaillit sur la validité de ses actes de procédure. La personne qui a engagé le procès
n’avait pas la personnalité morale. L’exploit introductif d’instance est contestable. Une
des chambres de la Cour de cassation retient que “la situation est susceptible de
régularisation” alors que l’autre enseigne qu’il n’en est rien et que “l’acte est donc nul”
dès l’origine. Il ne saurait être sauvé pour que la procédure entière puisse être

9
Sur le constat de déstabilisation du droit et la recherche d’une harmonisation, v.
LE VIGOUREUX, “Plaidoyer en faveur d’une réforme de la responsabilité civile”, de RADE C.,
D., 2003, chron., p. 2247 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

71
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

sauvegardée. Même chose dans d’autres sujets aussi divers que les clauses abusives. On
sait que le consommateur est protégé. S’il est véritablement un consommateur et s’il n’y
a pas de lien direct, dit-on, entre l’engagement litigieux et l’activité professionnelle,
éventuellement exercée, le contrat qui a été souscrit est susceptible d’un rééquilibrage
par “nettoyage” des clauses réputées non écrites.
Contrôle de la Cour ou indifférence ? On devrait admettre qu’il y ait une solution
unique sur la qualification de consommateur. Soit il s’agit d’une appréciation livrée au
pouvoir souverain du juge du fond, soit il s’agit d’une appréciation contrôlée. Là aussi
les solutions ne sont pas uniformes. La première chambre civile renvoie au pouvoir
souverain du juge du fond. La chambre commerciale considère au contraire, que c’est
une notion qui est soumise à un contrôle10.
On peut multiplier les exemples : ainsi sur l’image des biens, au point qu’un auteur a
soutenu que “l’image de la Cour de cassation” elle-même, devait en souffrir. On nous
enseigne dans certaines décisions de la 1e chambre que la reproduction du bien est une
composante du droit de propriété et donc protégeable, en tant que telle, alors qu’on juge
là (à la 2e chambre) qu’il n’en est rien : le droit à l’image du bien n’est pas une
composante du droit réel et il doit être protégé sous d’autres formes11. Il ne s’agit pas de
croire naïvement à un caractère figé de la jurisprudence mais de regretter que ses
évolutions, signes de son “accessibilité”, soient mal maîtrisées dans leurs conséquences
concrètes12.
Bien pires encore sont les oscillations permanentes dans des domaines sensibles au
point que l’on en appelle à la raison, à l’instauration d’une pensée conductrice au lieu
d’une juxtaposition anarchique de cas d’espèce13. Que dire aussi des virevoltes de plus
en plus rapides qui relèvent plus de l’inconstance que du revirement ? Elles éblouissent
le lecteur attentif cherchant vainement le fil des arrêts successivement rendus : en deux
ans à peine, la 3e chambre civile dit tout et son contraire à propos de la responsabilité du
locataire en fin de bail14. À huit mois d’intervalle, la première chambre, présidée par le
même magistrat, a rendu deux arrêts inconciliables en juin 1999 et février 2000, en
matière de responsabilité hôtelière dans des espèces identiques impliquant la même

10
V. HENRY X., “Clauses abusives ; où va la jurisprudence accessible”, D., 2003, chron., p. 2557
et s.
11
DREYER E., note sous Cass. 2ème Civ. 5 juin 2003, D., 2003, p. 2461.
12
Sur les multiples facettes des changements de jurisprudence et sur la technique de l’over ruling
dans la jurisprudence de la House of Lords, v. RORIVE I., Le revirement de jurisprudence,
Bruylant, 2003, p. 211 et s.
13
V. à ce propos “l’appel à la raison” en vue d’une “approche cohérente de la prescription de
l’abus de biens sociaux” de MAYAUD M.-Y., D., 2004, chron, p. 194 et s. et l’appréciation du
“mouvement de balancier” illustré par Cass. Crim. 8 octobre 2003, D., 2003, jur., p. 2695 note A.
LIENHARD.
14
La justification du préjudice subi par le bailleur n’est pas nécessaire selon Cass. 3ème Civ. 30
janvier 2002, RJDA, 4/02, n° 358 ; elle est indispensable selon Cass. 3ème Civ. 3 décembre 2003,
BRDA 2003, n° 24, p. 7, n° 11.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

72
Jean-Jacques BARBIÉRI

chaîne d’établissements au point que l’on a qualifié “d’express” ce retournement


insaisissable15.
De tout ceci résulte une démarche normative certes, mais qui est pour le moins
chaotique.
B — Démarche normative et subordination
Le deuxième aspect, d’une légitimité qui paraît déclinante dans la nature purement
législative de la Cour de cassation, découle de la subordination de celle-ci, non
seulement à la loi mais également à l’ordre juridique européen au point que l’on a pu
écrire qu’elle n’avait pas le dernier mot et qu’elle était souvent réduite à un second rôle,
utile certes à la structure théâtrale du droit, mais conduisant à une déconsidération
hiérarchique.
1) Subordination à la loi
La subordination à la loi a été constatée à plusieurs reprises au regard de
jurisprudences qui se voulaient progressistes, aventureuses. Par exemple, un domaine
important pour la pratique des contrats : le tableau d’amortissement organisant les
séquences du prêt lorsque celui-ci n’est pas fourni avec le contrat. Les conséquences
que l’on peut en tirer dans les relations bancaires en altèrent la validité, dès lors que
manque un élément essentiel à l’information de l’emprunteur. La jurisprudence l’a
affirmé puis une loi a anéanti celle-ci en exprimant que les offres qui avaient été
formulées avant une certaine date étaient “réputées” valables. Les voici sauvées par le
diktat de la loi, nouveau “produit d’appel” des groupes de pression économiques. Dans
le domaine des douloureuses frustrations de l’existence, c’est le sort de l’enfant né
handicapé qui a été reconsidéré, ce qui a relégué au rang des exceptions les avancées de
l’affaire Perruche dans la mise en œuvre du principe à valeur constitutionnelle de la
réparation intégrale16.
Ce sont d’autres exemples encore dans le domaine du droit du travail à propos des
heures d’astreinte, puisque l’une des lois Aubry avait anéanti une jurisprudence de la
Cour de cassation, ce qui ensuite donnait lieu à un changement de position de celle-ci.
Comment réagit la Cour de cassation sur ces textes ? Elle est presque craintive dans son
attitude, en tout cas peu frondeuse dans l’affirmation de son autonomie créatrice.
Chaque fois qu’elle a été en présence d’une loi de validation, alors que se posait
pourtant le problème de l’incursion de cette nouvelle législation dans une instance en
cours —atteinte au principe de sécurité juridique cher à la Cour Européenne des Droits
de l’Homme— elle a exprimé qu’il fallait s’incliner, parce qu’un impératif d’intérêt
général majeur s’imposait et justifiait que le législateur intervînt dans une procédure,

15
V. SERVANT P., “L’extrême rapidité des revirements de jurisprudence”, D., 2001, chron.,
p. 2914 et s.
16
Dont l’épilogue est consacré par la Cour de Paris le 11 décembre 2002, 1ère Ch. G, D., 2003, IR,
p. 254.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

73
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

celle-ci serait-elle en cours, et les données de droit que connaissait le justiciable au


début de son procès auraient-elles été modifiées17.
“Impérieux motifs d’ordre général”, salvateurs de l’incursion du législateur dans
l’œuvre judiciaire et les légitimes prévisions des justiciables, alors que la jurisprudence
européenne soutient que, même s’il s’agit de justifications purement financières —ainsi
les tableaux d’amortissement ou la question du calcul des heures— elles ne peuvent, en
aucun cas, se fonder sur l’intérêt général. Il est possible qu’un jour cette jurisprudence
de la Cour de cassation soit à nouveau passée au filtre de celle de la Cour Européenne
des Droits de l’Homme.
En tout cas, elle n’a pas convaincu la jeune doctrine en résolvant de la sorte ce
conflit de légitimités et en conduisant au sacrifice de la sécurité juridique18.
Il est vrai toutefois que la Haute juridiction semble aujourd’hui mieux disposée à
corriger plus rigoureusement cette influence déloyale sur le dénouement des litiges en
cours comme en témoigne l’arrêt rendu en assemblée plénière le 23 janvier 200419.
Mieux vaut prévenir le rappel aux “fondamentaux” que n’aurait pas manqué d’affirmer
la Cour européenne que guérir les maux d’un conformisme excessif… Le contrôle de
constitutionnalité par substitution, pour faire prévaloir les principes essentiels de l’ordre
juridique, suppose une —lente— révolution des esprits…
2) Subordination à la jurisprudence européenne
Dans l’ordre judiciaire européen, on constate bien souvent que pour les questions
majeures, le dernier mot est à Luxembourg ou à Strasbourg. On n’a pas le sentiment
qu’il soit toujours parisien20. On peut le regretter bien sûr, mais le constat objectif
s’impose. Sur l’unité de l’interprétation du droit communautaire, c’est évidemment la
Cour de justice des communautés européennes qui s’exprime. Lorsque celle-ci est
intervenue, la Cour de cassation l’intègre dans les règles juridiques. Elle retient, que
dans tel ou tel dossier, la Cour de Justice a “dit pour droit” ceci ou cela. Et elle en tire
les conséquences qui s’imposent. Lorsque vient devant elle une question de droit
communautaire, qui n’a pas été précédemment tranchée ou qui donne lieu à une

17
Ainsi, récemment, cassant un arrêt de la Cour d’appel d’Agen qui avait écarté la loi du 12 avril
1996 “aménageant” la jurisprudence sur les offres de prêt car l’application de ce texte aux
instances en cours portait selon elle atteinte à l’exigence d’un procès équitable en modifiant une
“donnée fondamentale”, Cass. Civ. 1ère, 29 avril 2003, Bull. civ., 1ère partie, n° 100, p. 77, Rép.
Defrénois, 30 sept. 2003, Jur, art. 37810, p. 1183, note E. SAVAUX ; note critique X. PRETOT,
JCP, 2004, II, 10016.
18
PARICARD-PIOUX S., note sous Ass. Plén. 24 janvier 2003, D., 2003, 1648 ; contra, sur la
vision “prudente” et “avisée” ainsi retenue, MATHIEU B., RFD adm., 2003, 470 ; v. aussi la
description plus optimiste d’une évolution positive qui vient seulement d’apparaître par
RAYNARD J., à propos de Versailles, 6 février 2003, RTD Civ., 2003, p. 766 et s.
19
Ingérence illégitime pour corriger l’interprétation jurisprudentielle de l’art. L. 145-38 du code
de commerce justifiant que l’on écarte l’application de la loi nouvelle au nom du principe de
prééminence du droit : arrêt n° 507 “SCI Le Bas Noyer c/ Sté Castorama France”, D., 2004, act.
p. 222.
20
Sur le phénomène de “confiscation” du pouvoir d’interprétation de la loi et du contrôle de son
application, v. BILLIAU M., “Quel rôle pour la Cour de cassation au XXIe siècle ?”, Mélanges J.
Normand, LITEC, 2003, p. 31 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

74
Jean-Jacques BARBIÉRI

difficulté d’interprétation, elle est dans l’obligation de soumettre le dossier à la Cour de


Justice et ensuite, de mettre en œuvre les enseignements qui lui sont donnés par cette
juridiction.
La Cour de Justice a-t-elle un caractère constitutionnel ? Exerce-t-elle un contrôle,
de nature constitutionnelle de l’œuvre de la Cour de cassation ? La discussion sera peut-
être ouverte quelque jour sur ce terrain. Mais il n’en demeure pas moins que la Cour de
Justice est très offensive dans la promotion de l’interprétation conforme au droit
communautaire qu’elle enseigne au juge national21 et que le rôle de la Cour de cassation
est incontestablement second au point que la subsidiarité judiciaire semble changer de
camp.
Cette mission est également en retrait lorsque les droits fondamentaux sont en jeu.
On le voit de plus en plus, lorsque l’on confronte les décisions prononcées par la Cour
de cassation au contrôle qui est exercé par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Surgissent ici au moins deux exemples fort instructifs. L’un du 21 mars 2000, l’autre,
plus récent, qui a conduit la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le 25 septembre
2003, à s’exprimer dans un arrêt Bayle sur la technique de la radiation du pourvoi
lorsque la décision attaquée n’est pas exécutée. Dans le dossier évoqué en mars 2000, la
Cour Européenne des Droits de l’Homme avait été conduite à examiner la circonstance
particulière où la Cour de cassation avait rejeté un pourvoi parce que les moyens qui
étaient exposés devant elle, avait-elle soutenu, “étaient mélangés de fait et de droit”.
Elle avait exprimé que le demandeur à la cassation ne pouvait pas valablement la saisir
puisqu’il n’avait pas déjà soutenu, devant le juge du fond, un argument qu’il exposait
devant elle. L’affaire par divers cheminements est arrivée à la Cour Européenne des
Droits de l’Homme qui s’est exprimée de la sorte : à la lecture, il s’avère que l’arrêt
rendu par le juge du fond répond à l’argument dont il a été dit à tort qu’il avait été
soulevé pour la première fois dans le pourvoi. Donc, il y a eu confusion. Si les juges du
fond se sont prononcés, c’est que les arguments avaient déjà été exposés devant eux. Il
n’y a pas eu présentation tardive d’un moyen mélangé de fait et de droit.
Les arguments n’avaient rien de nouveau à hauteur de la Cour de cassation. La Cour
de Strasbourg a reproché à la Cour de cassation d’avoir commis “une erreur manifeste
d’appréciation”. De ceci, découle un enseignement majeur si bien qu’un auteur s’est
interrogé ainsi de façon un peu provocatrice : “qui cassera les arrêts de la Cour de
cassation ?”22. La réponse paraît s’imposer.
En droit pénal des affaires, on sait comment la Cour de cassation déforme parfois le
principe de légalité pour lutter contre l’impunité. Un jour ou l’autre, l’un de ces chefs
d’entreprise, poursuivi pour abus de biens sociaux, ne va-t-il pas poser la question de
l’altération du jeu légitime de la prescription et du rôle de l’interprétation au regard de
la souplesse excessive, avec laquelle on invente la course du temps, ou la notion
d’intérêts personnels, ou ne s’insurgera-t-il pas contre le fait que, dans certaines

21
Par exemple en droit de la consommation, v. LUBY M., Contrats, concurrence, consommation,
janvier 2004, p. 6.
22
GUINCHARD S., “Le droit a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ?”, Mélanges
F. Terre, Dalloz, PUF, Juriscl. 1999, p. 761 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

75
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

circonstances, la recherche de l’intention dolosive est absorbée par le constat des faits
eux-mêmes ? Ce qui est déjà une façon de mélanger le fait et le droit ! Voici les
prolongements perceptibles de cette jurisprudence européenne.
Il y a un autre aspect qui paraît lié à première vue à une technique procédurale
étroite, mais qui montre que la Cour de cassation est véritablement sous le regard très
attentif de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il est révélé par l’arrêt du 25
septembre 2003. La question était celle de la radiation du pourvoi. Lorsque celui qui a
saisi la Haute juridiction n’exécute pas la décision qu’il conteste, il s’expose —sauf à
démontrer des conséquences manifestement excessives, à faire appel à une certaine
humanité— à ce que son dossier soit provisoirement écarté du rôle.
Et pendant ce temps, la course du délai de péremption d’instance continue à se
manifester avec sa rigueur. Dans le cas particulier, la Cour était saisie par une personne
dont le pourvoi avait été retiré de la liste des affaires en cours. Elle a été amenée à
examiner la validité du système au regard des exigences du procès équitable. Elle a
réalisé, finalement, (au hasard des éléments qui lui sont soumis sur la situation
économique concrète du justiciable) qu’il y avait une atteinte, une disproportion —dans
tous les cas— dans la comparaison que l’on pouvait faire entre la position dans laquelle
se trouvait l’intéressé et le fait qu’on l’avait sanctionné pour n’avoir pas exécuté la
décision entreprise. En effectuant ce constat de violation de l’article 6, à l’unanimité, la
Cour Européenne —sans le dire vraiment mais en le soulignant quand même— a étudié
si le pourvoi avait des chances raisonnables de succès. Il s’agissait d’une donation qui
avait été consentie à une personne pour entretenir des relations adultères. La Cour de
cassation a évolué, ici aussi, au fur et à mesure des impératifs moraux, pour considérer
que “les choses devaient être vues avec un esprit beaucoup plus libéral”. La Cour
Européenne a vérifié certes les conditions du seul texte de procédure : y avait-il ou non
des conséquences manifestement excessives sur la situation du débiteur ? Elle a indiqué
néanmoins : “le pourvoi de la requérante avait des chances sérieuses de succès, compte
tenu de l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux libéralités
consenties en vue du maintien d’une relation adultère au regard des bonnes mœurs”. On
constate qu’au fil d’une difficulté purement procédurale, pour savoir si le justiciable
avait bénéficié d’un procès équitable, se pose, plus qu’indirectement, la question du
droit au droit.
C’est une vision large de l’accès au droit, de la mise en œuvre correcte de la règle
juridique dans cette perspective. “L’accès au droit” est une composante du procès
équitable et de cet accès au droit, on débouche à “l’application correcte du droit”, sous
le regard d’une juridiction autre que la Cour de cassation elle-même. Il arrivera donc
peut-être un jour où l’on cassera les arrêts de la Cour de cassation23.
Les exemples sont nombreux où des pans entiers du droit sont “revisités”, jusqu’à
tout récemment l’examen de la présence du commissaire de gouvernement dans une

23
À moins que celle-ci n’infléchisse sa rigueur comme en témoignent les ordonnances de
réinscription au rôle rendues le 12 novembre 2003 au visa de l’art. 6.1 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme en cas “d’exécution significative dans les
limites des facultés contributives” ou en cas d’ouverture d’une procédure de redressement
judiciaire de la débitrice, Bull. inf. C. de Cass., 1er février 2004, p. 22, n° 163 et 164.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

76
Jean-Jacques BARBIÉRI

procédure d’expropriation. Et après avoir exprimé une position, la Cour de cassation est
elle-même amenée à revoir la solution qu’elle avait précédemment retenue en devant se
conformer à cette nouvelle exigence qui est exprimée par la Cour de Strasbourg. Le
mouvement devrait être amplifié par les répercussions du pourvoi en faveur des droits
de l’homme, nouvelle voie de recours prévue par les articles 626-1 à 626-7 du code de
procédure pénale conduisant au réexamen du pourvoi du condamné dans des conditions
conformes aux dispositions de la Convention lorsque la violation de celle-ci a été
constatée par la Cour européenne24.
Voilà pour ce qui concerne cette légitimité, si ce n’est déclinante, tout au moins
contestée dans la démarche normative. Ceci conduit à une deuxième approche qui
consiste à s’interroger sur une légitimité qui serait peut-être croissante dans la nature
juridictionnelle de la Cour de cassation dans la mesure où l’on accède à une nouvelle
sécurité juridique. Il s’agit de revoir la place de la Cour de cassation au sein d’un
ordonnancement qui la dépasse provisoirement. D’une certaine façon se pose
inévitablement la question d’une nouvelle conception du procès. Pour cela, il faut
évidemment aborder le dossier sous une forme renouvelée.

II — LÉGITIMITÉ CROISSANTE DANS LA NATURE JURIDICTIONNELLE


Paul Ricoeur a distingué une finalité courte en vertu de laquelle juger signifie
trancher en vue de mettre un terme à l’incertitude et une finalité longue identifiant la
contribution du jugement à la paix publique. Dans le cadre du procès, l’acte de juger
récapitule toutes les significations : opiner, estimer, tenir pour vrai ou juste, enfin
prendre position. Ceci permet le passage d’une justice formellement normative à un
jugement plus individualisé. Juger, signifie peser, ce qui conduit à délimiter les
prétentions des parties, trancher le conflit et attribuer à chacun sa juste part. Dès lors, le
juge ne tranche pas seulement le litige en disant le droit qui lui est applicable, ce qui
correspondrait à une vision purement mécanique. Il a le devoir de chercher la décision
la meilleure possible et ceci en conscience, signe de la liberté et de la modération25.
Ce qui est réclamé aujourd’hui, c’est bien un regard vivant et savant, tout du moins
informé. Le droit dont il s’agit n’est rien d’autre que la solution donnée par le juge au
litige. Il est le droit de la situation litigieuse26. Un droit qui n’est pas général comme la
règle, mais un droit qui est relatif à la cause jugée. Pour que la décision du juge soit
acceptée comme constituant le droit en l’espèce, elle doit être reconnue comme étant le
droit de la situation et comme s’imposant avec l’autorité du droit. Ceci conduit, semble-
t-il, à une vision renouvelée de la distinction du fait et du droit et à une recomposition
des rapports de force au sein de la procédure. Si la première démarche est déjà
perceptible, le second volet de l’évolution n’en est qu’à ses premiers balbutiements.
24
V. RENUCCI J.-F., D., 2000, chron. p. 655 et s. et la première application de ce contentieux
prévu comme “abondant”, Cass. ass. Plén. 24 octobre 2003, D., 2003, IR, p. 2805.
25
Sur la justice comme sagesse pratique, v. la lecture que propose FARAGO F., La justice,
A. Colin, 2002, p. 199 et s.
26
Sur la vraie nature de l’autorité de la chose jugée, WIEDERKHER F.G., “Sens, signifiance et
signification de l’autorité de la chose jugée”, Mélanges J. Normand, LITEC, 2003, p. 512 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

77
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

A — Sur l’artifice de la distinction du fait et du droit


À l’accès restreint au contrôle suprême s’oppose une extension de l’objet de
l’examen de la juridiction de cassation. L’intérêt général et l’intérêt particulier
s’entremêlent. L’intérêt général à l’unification du droit justifie l’élargissement du
champ des normes juridiques soumises à un contrôle de plus en plus étendu. Dans le
même temps, la Cour régulatrice est soumise à l’appel du fait, sorte de chant des sirènes
selon Mme Ferrand27.
La distinction du fait et du droit tout d’abord ne doit pas avoir pour effet de laisser
prospérer des normes imprécises pouvant engendrer des comportements anarchiques.
Ainsi a t-on récemment cité à juste titre deux exemples de l’évolution du contrôle du
juge de cassation : lorsque la Haute juridiction rappelle que les notions de faute et de
lien de causalité relèvent d’un plein contrôle, lorsqu’elle reprend dans le champ de son
regard les qualifications qui avaient été abandonnées à l’appréciation des juridictions de
fond, particulièrement en matière de référé, domaine où le renvoi commode au pouvoir
souverain d’appréciation donnait lieu à une élimination de tout recours efficace28.
Il est constant en droit de la responsabilité civile que les faits créent des situations
juridiques sur lesquelles la Cour exerce de près ou de loin son contrôle. Ainsi concourt-
elle à l’objectivation de la responsabilité à l’ensemble des activités humaines lorsqu’en
matière de responsabilité du fait des choses, elle préfigure la disparition de la distinction
entre choses en mouvement et choses immobiles à propos de la banale présence de deux
blocs de ciment lorsque “l’un des plots en ciment délimitant le passage pour piétons a
été l’instrument du dommage”29. De même, elle dévoile son cœur lorsqu’elle construit le
régime juridique de la convention d’assistance et promeut des considérations d’équité
en utilisant habilement le contrôle de base légale30.
Il en est ainsi ensuite d’autres aspects appréhendés par le droit qui n’est pas fait
“pour les natures mortes”. Dans la même tendance, le contrôle s’infléchit lorsqu’il est
appliqué à cette matière mouvante qu’est l’économie. Dans un système dominé par la
mondialisation et dans la constitution “a-territoriale” d’espaces virtuels où circulent
librement les produits et les informations, le droit qui est lui-même fait d’imputations
abstraites change de nature dès lors qu’il ne peut plus saisir seulement des choses ou des
individus. Il doit surpasser les cloisonnements, se fondre dans certains mécanismes
techniques de communication comme Internet ou encore être pris en charge par les
opérateurs de secteurs tels que les banques ou les intermédiaires financiers31.

27
Auquel il lui apparaît toutefois souhaitable de ne pas déférer : Cassation française et révision
allemande, PUF, 1993, p. 188.
28
V. PIWNICA E., “L’application de la règle de droit : de la légalité à la sécurité”, Discours de
rentrée de la Conférence du stage des Avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, Gazette
du Palais, 24-27 décembre 2003, p. 30.
29
Cass. 2ème Civ. 18 sept. 2003, Dalloz, 2004, p. 25, Note N. DAMAS.
30
Par ex. sur les “circonstances” caractérisant l’attribution de la garde de l’outil dès lors que la
victime est l’enfant de l’assisté et que l’assistant bénéficie d’une assurance, ce qui légitimerait
qu’il demeurât responsable, V. Cass. 2ème Civ. 28 novembre 2002, D., 2003, I.R., p. 254.
31
V. FRISON-ROCHE M.-A., Définition du droit de la régulation économique, Dalloz, 2004,
p. 128.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

78
Jean-Jacques BARBIÉRI

Dès lors que la règle juridique se fait elle-même évanescente, la technique


d’unification du droit en souffre nécessairement. L’approche actuelle du droit
économique devrait en convaincre. Ainsi, en droit communautaire, la Commission
comme le Conseil ont décidé d’accompagner un mouvement grandissant
d’autorégulation d’origine nationale ou internationale pour le protéger, le guider,
l’amplifier mais aussi parfois le cantonner. Divers plans d’action ont été présentés
desquels vont découler des directives cadre, des recommandations, des études. C’est
l’approche dite “Lamfalussy” selon laquelle sont adoptés des textes posant les principes
essentiels à un sujet donné : les mesures d’exécution seront prises par la Commission
assistée d’un Comité des valeurs mobilières qui recueillent l’avis d’un autre Comité, le
Comité des régulateurs de valeurs mobilières composé des représentants des autorités
nationales des marchés. La Commission se fait parfois l’interprète de nouveaux
pouvoirs instaurant des secteurs d’autonomie normative. Elle a ainsi favorablement
accueilli l’usage d’un référentiel international privé, les normes IAS, puis les nouveaux
standards IFRS32. Ceci constitue une réponse en écho aux objectifs des entreprises, aux
aspirations des organisations professionnelles elles-mêmes soutenues par les autorités
boursières des États membres. Elle invite les organes de contrôle et de régulation des
pays membres à collaborer, à échanger des informations utiles voire à se réunir dans un
réseau plus ou moins formel.
On assiste ainsi à une autogestion des conduites comme si la logique du marché
intérieur était à l’origine d’une raison naturelle commune aux sociétés de l’union
européenne et transcendant les frontières. Cette méthode de contractualisation du droit
est à l’origine un ordre spontané avec des règles adaptables telles les recommandations,
codes de conduites, chartes, labels au contenu les plus divers plus ou moins achevés.
Certaines émanent des entreprises, d’institutions ou organisations professionnelles,
d’autres viennent d’autorités administratives indépendantes ou ont l’approbation de
celles-ci. Des pratiques et techniques communes non codifiées découlant d’un
mimétisme diffus entre les sociétés d’États différents peuvent également être citées au
même titre que divers alignements étatiques ou volontaires.
Le domaine juridique spécifique de la régulation se distingue des autres corps de
règles par deux critères essentiels : la flexibilité pour évoluer avec la progression
d’ouverture du marché concerné et la prévisibilité, ce qui contraint le régulateur à
rendre publiques à tout moment les évolutions programmées de la règle et à faire en
sorte que les opérateurs sur le marché puissent déterminer leur stratégie dans un
environnement aussi certain que possible s’il n’est stable. Que va devenir le rôle de la
Cour de cassation face à cette production normative ? N’est-on pas en présence de
règles techniques qui doivent être adaptées en permanence aux circonstances de faits ?
Témoigne de cette immixtion du fait dans le droit l’approche par la Haute juridiction
de la notion de marché lorsqu’elle se fait juge de la concurrence à propos d’une notion
clé : la délimitation du marché pertinent pour caractériser une pratique anti-

32
V. DELESALLE E., “Les normes comptables internationales à leur juste valeur”, L.P.A., 2004,
n° 26, p. 4.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

79
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

concurrentielle et envisager la sanction la plus adaptée. Pour l’examen de pratiques


susceptibles de porter atteinte au fonctionnement de marchés, il est nécessaire de
rechercher quel est le marché concerné, le plus généralement désigné comme étant le
marché pertinent au regard des pratiques en cause33.
Et à propos de ce lieu sur lequel se confrontent l’offre et la demande de produits ou
services qui sont considérés par les acheteurs comme substituables entre eux mais non
substituables aux autres biens ou services offerts, la démarche initiale de la Cour de
cassation a d’abord été de considérer que l’appréciation du caractère substituable
relevait de l’exercice du pouvoir souverain de la Cour d’appel de Paris. Puis dès lors
que cette appréciation des faits avait pour conséquence une qualification juridique, elle
a intégré cette notion dans le champ de son contrôle.
Et ceci depuis un célèbre arrêt relatif à la vente du livre par club (arrêt du 10 mars
1992). Aussi a-t-elle rejoint le juge communautaire et précédé le juge administratif.
Ceci procède d’une réception de l’analyse économique alors même que la délimitation
du marché pertinent est une condition nécessaire à la mise en œuvre du principe de
proportionnalité dans les sanctions prononcées et le moyen pour le juge de s’assurer de
son respect. Ainsi, par exemple la Cour de cassation s’est-elle intéressée à la
délimitation du marché au regard du processus économique, du producteur au
consommateur final en passant par les distributeurs, comme en témoigne un arrêt rendu
dans le secteur de la vente des pièces détachées destinées aux appareils photographiques
où la chambre commerciale a cassé un arrêt de la Cour d’appel de Paris qui, à la
différence du Conseil de la concurrence, avait retenu qu’il existait un marché de la vente
des pièces détachées par marque de fabricant. La Cour a estimé que de tels motifs
étaient impropres à établir que la vente des pièces détachées formait un marché
économique suffisamment identifiable pour être distinct du marché général des
appareils photographiques ou de leur réparation. Il y a bien un contrôle de la relation
entre l’offre et la demande, une délimitation matérielle ou géographique et même
temporelle de la notion appréhendée.
Cela marque la “juridicisation” d’un concept qui découle d’une notion économique.
Or, les économistes eux-mêmes reconnaissent qu’opérer des découpages de l’activité en
termes de marchés de produits présentant entre eux un degré suffisant
d’interchangeabilité en vue d’un même usage et donc destinés à satisfaire une demande
homogène voire une clientèle déterminée, est un exercice particulièrement difficile
lorsqu’il s’agit de quitter le terrain purement théorique et de raisonner sur des cas
concrets. Même si la référence au marché a été supprimée pour la prohibition des abus
de dépendance économique, la démarche du juge participera nécessairement de cette
synthèse, dès lors que l’on se réfère désormais à ce propos à l’atteinte portée au
fonctionnement ou à la structure de la concurrence, ce qui ouvre de nouvelles
perspectives. Il appartiendra en effet à la Cour de cassation de dire quelle est la portée
de cette modification dans l’appréciation des pratiques anti-concurrentielles.
B — Sur la modélisation de la procédure

33
Est reprise ici l’analyse de CANIVET G. & CHAMPALAUNE P., “La notion de marché dans
la jurisprudence de la chambre commerciale…”, Mélanges P. Bézard, Montchrestien, 2002,
p. 257-272.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

80
Jean-Jacques BARBIÉRI

Un certain nombre de règles transnationales se dégagent qui ont été parfaitement


mises en lumière par le doyen Guinchard34. Il existe un mouvement d’impulsion
rassemblant les principes d’un droit processuel mondial. Il n’existe pas de raison
fondamentale de laisser le procès national et la Cour de cassation à l’écart de cette
évolution, nonobstant les particularités de sa mission. Car tout procès, s’il n’est pas une
fin en soi, constitue pour les justiciables à la fois une étape nécessaire et un moment
social majeur où ils doivent retrouver les repères de la réalité quotidienne associés au
prestige du juge du droit.
Le juriste français n’est pas dépaysé au contact de ces concepts puisqu’il retrouve
certains des principes directeurs auxquels il est accoutumé35.
Parmi les principes classiques expressément consacrés figurent la liberté de la
défense, la contradiction, l’initiative et le principe dispositif sans oublier la publicité et
la motivation des décisions de justice. Parmi les principes émergents se situent les idées
de dialogue, de loyauté et de célérité. Et surtout le thème de la coopération découvert
par Loïc Cadiet et qui découle sans doute de la fonction organisationnelle du droit
judiciaire ou de l’acclimatation du contrat à l’atmosphère de l’instance36. L’équité aussi
en fait partie, celle que les juristes européens connaissent et qui correspond aux
garanties énumérées à l’article 6, §1er, de la Convention Européenne des droits de
l’homme.
Le procès “équitable” ainsi entendu met à la charge du tribunal le devoir de
déterminer le fondement juridique de sa décision. Cette architecture générale du procès
envisagé dans ses principes rejaillit sur les qualités exigées du juge. Dans le projet de
l’American Law Institute et d’Unidroit, le juge pourrait déterminer l’ordre dans lequel
les questions doivent être traitées et inviter les parties à modifier les allégations de fait
ou de droit, et à présenter en conséquence des moyens de droit ou des preuves
additionnelles. Cette proposition s’éloigne de l’adversary system à l’américaine pour se
rapprocher de la conception anglaise du judicial case management, c’est-à-dire un
système relativement voisin de la “mise en état” française mais revu par la
jurisprudence européenne notamment dans l’arrêt Gozalvo c/France qui a sanctionné en
1999 le fait pour un juge de la mise en état de ne pas avoir utilisé tous les pouvoirs que
lui reconnaît le code pour conduire le procès à son terme dans un délai raisonnable dans
un litige en matière de contamination transfusionnelle nécessitant une “célérité
particulière”37.
Sous l’influence de ces propositions se noue un possible dialogue entre le juge et le
justiciable. Cet autre comportement nourri d’une véritable collaboration devrait aboutir
à un infléchissement de la mission de la Cour de cassation. Elle devrait faire prévaloir
une vision d’ensemble du dossier, une construction du raisonnement pris dans sa

34
“La procédure mondiale modélisée”, D., 2003, chron., p. 2183 et s.
35
Sur les nuances voire les contradictions, v. NORMAND J., “Confrontation des principes
directeurs”, Vers un procès civil universel ?, Ed. Panthéon-Assas, 2001, p. 89 et s.
36
Sur cette progression, v. son étude “Le procès est aussi une technique d’organisation”,
Mélanges J. Paillusseau, Dalloz, 2003, p. 77 et s.
37
9 novembre 1999, D., 2000, p. 183, obs. N. FRICERO.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

81
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

globalité. Ainsi pourrait-on aller jusqu’à proposer que l’on soumette aux parties un
projet d’arrêt afin que celles-ci puissent s’exprimer sur le texte qui leur est soumis. La
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme conduit à cette évolution
lorsqu’elle rappelle par exemple que le défaut de communication au requérant ou à son
conseil avant l’audience du rapport du conseiller rapporteur à la Cour de cassation, alors
que ce document avait été fourni à l’avocat général, crée un déséquilibre incompatible
avec les exigences du procès équitable. Il en est a fortiori ainsi lorsqu’il y a
communication du projet d’arrêt au seul avocat général et non au requérant ou à son
conseil et cela fait, écrit-elle, surgir un “problème identique”38. Encore faudrait-il que
l’on tire de cette jurisprudence des enseignements positifs : communication à tous les
protagonistes et non pas interruption pure et simple de la mise en circulation des
documents qui ne seront plus soumis ni au Parquet ni aux parties pour échapper à tout
reproche de discrimination.
En Belgique, un haut magistrat a suggéré que la clarté du débat contradictoire
gagnerait encore si les juges livraient aux plaideurs, avant même le délibéré, le sens
dans lequel ils inclinent à penser sans toutefois formuler une opinion définitive39. Les
intuitions livrées aux débats enrichiraient la discussion. Le système judiciaire
actuellement pratiqué en est fort loin. Il suscite même le scepticisme si ce n’est le
découragement à l’évocation des remèdes qui ont été privilégiés pour maîtriser la
gestion des flux ; l’art. L. 131-6 du code de l’organisation judiciaire permettant à la
Cour de déclarer “non admis” les pourvois irrecevables ou non fondés sur des moyens
sérieux de cassation (comp. avec l’art. L. 822-1 code justice administrative). Le résultat
ne parvient pas à convaincre en raison de son caractère laconique40.
La critique exprimée par le Bâtonnier Canellas41 est très juste : “ce que les
magistrats ne semblent décidément pas comprendre, c’est qu’une décision de justice,
quelle qu’elle soit, doit être bien motivée pour être comprise et par conséquent acceptée
par le justiciable”. Non seulement cette sélection peut aboutir à une besogne
discrétionnaire nuisant aux vœux de “transparence” systématiquement rappelés dans
tous les domaines, mais encore l’obligation de communication dans une société
démocratique mériterait autre chose qu’une vision expéditive de l’économie de la
justice. Les juges ne peuvent pas se dérober à la nécessité d’expliquer la hiérarchisation
des valeurs qui les conduit à privilégier telle solution. Une motivation explicite est seule
de nature à assurer d’une part la compréhension par la communauté au sein de laquelle
toute décision de justice tend à s’imposer et à permettre d’autre part un contrôle sur le
pouvoir exercé, possibilité de critique consubstantielle à la démocratie.
Le moment semble venu de renouer avec la tradition (la procédure fait le droit en le
réalisant). Les actions en justice précèdent alors le droit substantiel plus qu’elles ne
l’accompagnent. Or, le jugement tire son effectivité du débat. La logique argumentative
38
CEDH, 27 nov. 2003, n° 48943/99, Affaire : Slimane-Saïd n° 2.
39
MARTENS P., “Sur les loyautés démocratiques du juge”, La loyauté, Bruxelles, De Boeck et
Larcier, 1997, p. 266.
40
“Le moyen de cassation annexé qui est invoqué à l’encontre de la décision attaquée, n’est pas
de nature à permettre l’admission du pourvoi” déclare la chambre commerciale dans une
“décision”, n° 10841 F du 17 décembre 2003.
41
Revue du CNB, n° 7, décembre 2003-février 2004, p. 26.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

82
Jean-Jacques BARBIÉRI

suggère le juste équilibre permettant au destinataire de la décision de mieux l’admettre.


La procédure qui est l’art de rechercher la justice en réunissant technique et vertu est au
centre de notre système juridique. L’information des plaideurs est au centre de la
procédure. Cette conception de l’office du juge permet de retrouver les voies du droit
naturel dans une pratique jurisprudentielle essentiellement humaine. L’évolution
s’impose lorsque la loi se fait expérimentale, qu’il n’y a plus de table pour elle ni de
pierre pour la graver42. Ainsi la justice représentera-t-elle les choses dans le contexte de
la vie quotidienne, au lieu de s’abandonner à l’esthétique du sublime.
Dans un contexte où les débats deviennent “postlégislatifs” en raison de la marge
d’appréciation que les textes ouvrent à l’interprète, il n’existe plus d’évidence
péremptoire. “Dans une société plurielle, le décideur est contraint d’assumer de façon
argumentative toutes les étapes du processus discursif qui conduisent à la décision et,
dans ce travail, le respect des exigences procédurales contribue au moins autant à la
légitimation de la décision que les contenus normatifs sur lesquels elle s’appuie”43.
Quand les principes directeurs du procès (et donc l’obligation de motiver) constitueront-
ils une règle déontologique que le juge a le devoir de respecter sous peine de sanction
personnelle44 ?
À l’heure où l’opportunité et la proportionnalité sont les maîtres mots, le principe
directeur de sécurité juridique doit être reconsidéré afin de faciliter le progrès et la
garantie des droits. Les propos de M. le Procureur général Burgelin laissent entrevoir
une éventuelle reconstruction des rôles respectifs au sein de la Haute juridiction.
Prenant acte du code explicite de la différence des missions que la jurisprudence des
droits de l’homme a substitué au code implicite de l’urbanité45, il suggère une réflexion
globale en vue d’une réforme cohérente de la Cour de cassation “dont il convient de
lever l’ambiguïté de son destin”. Ainsi le parquet général —dont le rôle est actuellement
peu enviable— pourrait-il contribuer à réduire “l’aléa judiciaire” en informant la Cour
des effets prévisibles de ses décisions, en lui apportant des “lumières” dépassant la
“seule lecture du dossier” après entretien avec les avocats et toutes autres institutions
sur les causes importantes. Cette conception d’une éthique de la responsabilité et de
l’efficacité du discours en vue d’une réponse judiciaire adaptée aux anxiétés des
justiciables semble permettre une efficace étude d’impact d’un phénomène
jurisprudentiel véritablement ancré dans la réalité contemporaine46.
Sans doute pensera-t-on, à cette évocation d’un progrès souhaitable, que
l’inspiration qui la suggère est peu réaliste voire saugrenue. Néanmoins, elle n’a rien de
nouveau. L’idée selon laquelle la conception d’un préteur s’inspirant exclusivement

42
V. FRISON-ROCHE M.A., “2 + 1 = la procédure, la justice, l’obligation impossible”,
Autrement, 1994, p. 193 et s.
43
V. OST F., “Le rôle du juge, vers de nouvelles loyautés ?”, Les cahiers de l’Institut d’études sur
la justice, Le rôle du juge dans la cité, Bruylant, 2002, p. 21.
44
V. Sur le thème, “La conception française de la déontologie des magistrats”, CANIVET G.,
Revue Esprit, novembre 2003, p. 15.
45
Gaz. Pal., 2004, n° 28-29, “Les entretiens du Palais”, 3-4 octobre 2003, p. 8.
46
V. discours 9 janvier 2004, Gaz. Pal., 2004, n° 25-27, p. 6 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

83
AUTOUR DE LA COUR DE CASSATION

d’un droit à forte ossature, net et mature, est simpliste, a déjà été soutenue. La
proposition d’un jugement non plus déductif mais inspiré par une finalité (et donc
explicatif) a aussi été avancée. Cette vision d’un ordre varié et adapté au but reprenant
“une grande place dans le jugement civil” en lieu et place d’un ordre rigide et tranchant
était celle de Demogue47. C’était en 1911…

47
Les notions fondamentales du droit privé, réimpr. La mémoire du droit, 2001, p. 535 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

84
RÉPONSE À LA COMMUNICATION
DU PROFESSEUR BARBIÉRI
Maître Louis BORÉ
Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

On ne donne jamais impunément la parole à un avocat. En effet, par profession et


par conviction, celui-ci manifeste un goût immodéré pour le débat contradictoire, et il a
tendance à prendre le contre-pied de ce qui vient d’être dit.
Je n’échapperai pas à ce travers. Si je partage sur bien des points l’analyse du
Professeur Barbiéri, je m’en sépare aussi souvent. Je pense que la légitimité de la Cour
de cassation n’est en rien affectée par les évolutions récentes du droit interne et
international. Bien au contraire, ces évolutions la rendent encore plus irremplaçable,
parce que la fonction qu’elle remplit demeure essentielle dans notre société, qu’on la
considère comme moderne ou post-moderne.
Cette fonction est une, contrairement à ce qu’on a souvent affirmé. Par les décisions
qu’elle prend, la Cour de cassation œuvre à l’unification du droit, assurant ainsi le
respect du principe constitutionnel d’égalité devant les normes juridiques. Chaque arrêt
qu’elle rend contribue à cette finalité, à la fois par son dispositif et par ses motifs.
Par le dispositif de ses décisions, elle casse les arrêts qui ont violé le droit positif et
rejette ou déclare non-admis les pourvois formés contre ceux qui l’ont respecté. Elle
garantit ainsi l’application uniforme de la loi sur toute l’étendue du territoire national.
Et par les motifs de ses décisions, quand elles en comportent, elle éclaire le sens de
ce droit positif en le complétant et en le faisant évoluer. Elle fait, ainsi aussi, œuvre
unificatrice.
L’un ne va pas sans l’autre, et les deux vont ensemble, marchant du même pas. En
effet, c’est ce passage constant du particulier au général et du général au particulier qui
nourrit la réflexion et l’expérience du juge de cassation et fait de sa jurisprudence un
outil normatif plus souple et plus proche des réalités que la loi. Les questions qui lui
sont soumises sont “incarnées” dans des faits qui ont été souverainement constatés par
les juges du fond, elles sont “en situation”, et cela n’est pas sans conséquence sur les
décisions qu’il prend.
On entend parfois exprimer le vœu que la Cour de cassation ne rende que des
décisions “normatives”. En réalité, ce souhait est exaucé depuis qu’elle existe. En effet,
toute décision de notre Cour suprême judiciaire est nécessairement normative puisqu’il
n’existe pas de “droit acquis à une jurisprudence figée”1. À tout moment, donc, sa
jurisprudence peut changer, en sorte qu’une décision qui ne fait qu’appliquer une
jurisprudence constante manifeste la volonté, normative, de ne pas la faire évoluer.
C’est ce qu’on appelle, en droit public, une “décision confirmative”2.

1
Civ. 1, 21 mars 2000, D., 2000, p. 593, note ATIAS C.
2
V. CHAPUS R., Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2002, n° 747 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

85
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI

Alors, peut-être souhaite-t-on que la Cour de cassation ne rende que des décisions
“novatrices” ? Mais, si une Cour suprême judiciaire doit veiller à l’adaptation du droit
aux réalités nouvelles, elle doit aussi veiller à la sécurité juridique et ne saurait
multiplier quotidiennement les changements de jurisprudence. Un peu de stabilité n’est
pas un mal.
Au surplus, ce serait une bien curieuse conception que celle qui voudrait que la Cour
de cassation ne statue que sur les affaires susceptibles de créer des normes nouvelles
sans jamais se soucier de l’application des normes existantes. À quoi bon faire de la
jurisprudence si l’on ne veille pas, ensuite, à son application ? Et quel mépris à l’égard
du Parlement, les normes qu’il édicte méritant aussi que l’on veille à leur effectivité,
ainsi que des justiciables victimes d’une illégalité jugée “inintéressante”…
Quant au contrôle dit “disciplinaire”, il est aussi un contrôle normatif puisque ce
sont des normes qui imposent le respect d’un certain nombre de règles de procédure, et
notamment, l’obligation de motivation, garanties fondamentales d’un procès équitable.
On doit ajouter, d’ailleurs, que le contrôle normatif du droit substantiel serait impossible
si les décisions de justice n’étaient pas motivées. La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme a bien montré les “liens étroits qu’entretiennent les
droits processuels et les droits substantiels”3.
Institution indispensable, la Cour de cassation conserve selon moi toute sa
légitimité, tant normative (I), que juridictionnelle (II).

I — LA LÉGITIMITÉ NORMATIVE DE LA COUR DE CASSATION


Légitimité normative ou législative ? Et pourquoi pas réglementaire ?
Si l’on considère que la Cour de cassation fait œuvre législative lorsqu’elle
interprète et complète une loi, alors, elle fait œuvre réglementaire lorsqu’elle interprète
et complète un texte réglementaire. Mais ce terme rappelle fâcheusement la prohibition
des arrêts de règlement par l’article 5 du Code civil, ce qui explique qu’on répugne à
l’employer.
René Chapus a soutenu, lui, dans un article célèbre, que les normes
jurisprudentielles n’avaient pas valeur législative mais infralégislative et
supradécrétale4. Sans vouloir rentrer dans ce débat, j’opterai pour le terme de “normatif”
qui rend mieux compte, selon moi, du fait que ces normes sont issues d’une procédure
très différente de la procédure législative5, ce qui leur donne un style et une texture
spécifique.
Selon Jean-Jacques Barbiéri, cette légitimité normative serait remise en cause par un
phénomène d’émiettement du droit (A), et de subordination de la Cour de cassation (B).
A — L’émiettement du droit

3
SUDRE F., “Droit de la Convention européenne des droits de l’homme”, JCP, 2004.I.107,
n° 22.
4
CHAPUS R., “De la valeur juridique des principes généraux du droit et des autres règles
jurisprudentielles du droit administratif”, D., 1966, chr. p. 99.
5
V. de BÉCHILLON D., “Le gouvernement des juges, une question à dissoudre”, D., 2002,
p. 973.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

86
Louis BORÉ

Il envisage un double émiettement : celui des lois (1) et celui de la jurisprudence (2).

1) Émiettement des lois


Les magistratures d’influence et les usages affectés d’une certaine souplesse ont
toujours existé, mais il est vrai qu’ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux. Et
usant d’une métaphore biologique, on parle de l’émergence du droit flou, doux et mou6.
Mais au fur et à mesure que celui-ci se développe, il ne me semble pas que l’on
assiste à un déclin des normes dites “dures”, bien au contraire. L’inflation et l’instabilité
législative et réglementaire se développent, en sorte que le rôle normatif de la Cour de
cassation n’a jamais été aussi nécessaire pour mettre un peu d’ordre dans ces normes
dures et souples, et préserver la cohérence de notre système juridique. En effet, le
Conseil constitutionnel a fait de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi un objectif à
valeur constitutionnelle7, et cet objectif est menacé par la prolifération normative
actuelle. C’est dire si le rôle d’une Cour régulatrice à compétence nationale demeure
plus que jamais indispensable. Le droit doit demeurer un instrument de prévision, et
pour cela, il doit être intelligible. Le “droit à l’état gazeux”, fait d’appréciations au cas
par cas, génèrera l’insécurité juridique et l’arbitraire. Il doit être encadré par des normes
générales faute de quoi il n’y aura plus de droit, il n’y aura que du pouvoir.
Et la technique de cassation me semble un excellent mécanisme pour parvenir à cet
objectif sans sombrer pour autant dans une rigidité excessive.
On sait en effet, depuis Désiré Dalloz8, que la qualification des faits est toujours
juridique puisqu’elle contribue à définir le champ d’application de la loi. Pour autant, le
juge de cassation ne contrôle pas toutes les qualifications car il ne le peut ni ne le veut.
Certaines d’entre elles lui semblent en effet mériter une certaine souplesse, une
appréciation au cas par cas, en sorte qu’il les abandonne au pouvoir souverain des juges
du fond. D’autres, au contraire, relèvent de sa mission unificatrice car il convient de les
clarifier et d’uniformiser leur application afin d’accroître la sécurité juridique et
l’égalité devant la loi.
Il appartient donc à la Cour de cassation, face à ces normes nouvelles, de faire le
partage entre celles qui doivent demeurer “floues” (elles relèveront de l’appréciation
souveraine des juges du fond, ou seront considérées comme sans portée juridique), et
celles qui nécessitent une définition plus précise et une application plus ferme (elle les
soumettra à son contrôle, ce qu’elle peut parfaitement faire). Stéphane Rials a en effet
bien montré qu’il ne suffit pas qu’une norme soit indéterminée pour échapper au
contrôle du juge9, car celui-ci peut parfaitement la compléter et en préciser le sens.

6
V. THIBIERGE C., “Le droit souple, réflexion sur les textures du droit”, RTD civ., 2003, p. 599.
7
Cons. constit., 16 déc. 1999, RTD civ., 2000, p. 186, obs. MOLFESSIS N.
8
V. BORÉ J. et L., La cassation en matière civile, Dalloz, 2003, n° 65.51.
9
V. RIALS S., Rép. Contentieux administratif, V° “Pouvoir discrétionnaire”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

87
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI

2) Émiettement de la jurisprudence
Sur l’émiettement des solutions jurisprudentielles, le diagnostic de Jean-Jacques
Barbiéri me semble un peu sévère.
Je ne pense pas que les revirements de jurisprudence, qui ont toujours existé et qui
sont nécessaires à l’évolution du droit, soient particulièrement plus nombreux à l’heure
actuelle, et une réflexion est actuellement menée sur la possibilité d’en limiter la
rétroactivité.
Quant aux divergences de jurisprudence, si elles constituent un dysfonctionnement
regrettable, il ne me semble pas, là encore, qu’elles se soient récemment multipliées.
L’Assemblée plénière et la Chambre mixte sont là pour régler ces difficultés, et elles le
font régulièrement. Et après tout, il n’est pas totalement anormal qu’il existe aussi un
dialogue des juges au sein de la Cour de la cassation…
B — La subordination de la Cour de cassation
La Cour de cassation est aujourd’hui doublement subordonnée : à la loi, tout d’abord
(1), et aux juridictions européennes, ensuite (2).
1) La subordination à la loi
Sauf erreur de notre part, la Cour de cassation a toujours été subordonnée à la loi, et
dans une société qui se veut démocratique, il y a lieu de s’en réjouir.
C’est la loi, et plus exactement le Code civil qui donne leur légitimité aux normes
jurisprudentielles en disposant, dans son article 4, que “le juge qui refusera de juger,
sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être
poursuivi comme coupable de déni de justice”.
Le juge a donc le droit et l’obligation de combler le vide juridique causé par le
silence, l’obscurité ou l’insuffisance de la loi. Mais il n’a pas et n’a jamais eu le pouvoir
d’écarter une loi pour la seule raison qu’elle ne lui plaît pas.
Pour reprendre les mots du Président Pescatore, “le juge est un législateur
interstitiel”. Son pouvoir créateur ne peut et ne doit s’exprimer que dans les interstices
de la loi, qui peuvent parfois être des trous béants dans certaines matières où elle est peu
intervenue. Mais le Parlement, élu au suffrage universel direct, a une légitimité
démocratique plus forte que le juge. Il peut donc, s’il le souhaite, reprendre ce qui lui
appartient et légiférer en lieu et place de la jurisprudence. La norme y perdra en
souplesse et en adaptabilité ce qu’elle gagnera en clarté et en accessibilité (si la loi est
bien rédigée). La jurisprudence reste en effet une œuvre impressionniste, faite de
touches successives, et dont il n’est pas toujours facile d’en avoir une vue d’ensemble.
En revanche, ce qui est critiquable et critiqué à juste titre par le Professeur Barbiéri,
c’est le caractère rétroactif des lois de validation. Qu’une loi puisse, pour l’avenir, briser
une jurisprudence tout en respectant nos engagements internationaux, c’est le droit du
Parlement. Mais la rendre rétroactive, c’est la faire interférer dans des litiges en cours.
La Cour européenne des droits de l’homme a clairement jugé que cela n’est admissible

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

88
Louis BORÉ

que si “d’impérieux motifs d’intérêt général” justifient cette rétroactivité10. La Cour de


cassation, qui s’était jusqu’ici montrée prudente dans l’application de ce principe, vient,
pour la première fois, d’écarter l’application rétroactive d’une loi11. Subordonnée à elle
pour l’avenir, la Cour refuse que cette loi influe sur le dénouement judiciaire d’un litige
en cours.
Plus largement, il me semble que la subordination de la Cour de cassation à la loi est
beaucoup moins forte aujourd’hui qu’elle ne l’a été puisqu’elle peut en écarter
l’application lorsque celle-ci est contraire à un traité international. Mais l’on peut se
demander alors si ce nouveau pouvoir ne conduit pas à un simple glissement de la
subordination, du Parlement vers les juridictions européennes.
2) Subordination aux juridictions européennes
Notre Cour suprême judiciaire n’a jamais connu de situation de monopole.
Depuis deux siècles, en effet, elle a dû “cohabiter” au sein de notre système
juridique avec un ordre juridictionnel administratif soumis à l’autorité d’une autre Cour
suprême. Et si les deux ordres statuaient sur des domaines de compétence différents, ils
furent néanmoins conduits à prendre des positions parfois divergentes sur des questions
communes.
Mais Jean-Jacques Barbiéri a raison de souligner que la situation actuelle est
différente. Pour la première fois, la Cour de cassation se trouve en position de
subordination par rapport à deux autres juridictions : la Cour de justice des
Communautés européennes, et la Cour européenne des droits de l’homme.
On doit cependant nuancer son propos en soulignant que cette subordination n’est
que relative, beaucoup plus relative, en tout cas, qu’on ne le dit généralement.
Sur le plan communautaire, tout d’abord, on ne saurait oublier que le juge
communautaire n’a en aucun cas le pouvoir d’annuler les décisions de la Cour de
cassation, et qu’il n’existe aucun recours direct permettant de les attaquer.
En second lieu, on doit souligner que ce juge, approuvé par la Commission, fait une
large application du principe de subsidiarité, et cela, pour une raison simple : il n’y a
que 30 juges à Luxembourg et ils ne peuvent pas veiller seuls à l’application du droit
communautaire. Le premier des juges communautaires, c’est donc le juge national.
Cet attachement au principe de subsidiarité se manifeste tout d’abord par l’ouverture
très limitée du recours en annulation des actes communautaires devant la juridiction
européenne. En effet, si ce recours est largement ouvert aux institutions
communautaires et aux États membres, il ne l’est que très restrictivement aux autres
personnes morales et physiques. Une casuistique subtile s’est développée sur
l’interprétation de la notion de lien direct et individuel avec l’acte attaqué12, mais la

10
CEDH, 13 mars 2000, “Zielinski”, RFDA, 2000, p. 289, obs. B. MATHIEU ; RTD civ., 2000,
p. 436, obs. J.-P. MARGUENAUD.
11
Ass. plén., 23 janv. 2004, pourvoi n° P 03-13.617.
12
BOULOUIS J., DARMON M. et HUGLO J.-G., “Contentieux communautaire”, Dalloz, 2000,
n° 401 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

89
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI

Cour de justice vient de condamner une tentative d’élargissement de cette notion13 en


maintenant une définition stricte14, et cela, malgré les critiques de la doctrine15. La Cour
a ainsi clairement manifesté sa volonté d’éviter l’envahissement du prétoire du Tribunal
de première instance en renvoyant au juge national le contrôle de la légalité des actes
communautaires par voie d’exception. On sait en effet que ce juge peut, sans saisir la
Cour d’une question préjudicielle, rejeter lui-même l’exception d’illégalité d’un acte
communautaire16 ; au contraire, s’il a un doute sérieux sur cette légalité, il doit le
soumettre à l’appréciation de la Cour de Luxembourg17. Autrement dit, le juge national
est juge de la légalité des actes communautaires, mais pas de leur illégalité18.
De même, on sait que la Cour de cassation, et particulièrement sa chambre
criminelle, fait une large utilisation de la théorie de l’acte clair. Il ne suffit pas
d’invoquer un moyen tiré du droit communautaire pour obtenir automatiquement un
renvoi préjudiciel et bloquer la procédure pendant 2 ans. La Cour juge elle-même une
grande part de ces moyens, en se fondant, bien entendu, sur les décisions déjà rendues
par la Cour européenne. Or, la Commission européenne n’a jamais engagé une
procédure de manquement contre la France à la suite d’une de ces décisions, et cela,
pour deux raisons. La première tient à la volonté politique des institutions
communautaires de se faire des alliées des juridictions suprêmes nationales, et non des
adversaires dans l’application du droit communautaire. Elle ne veut donc pas les heurter
de front. En second lieu, la Cour n’a pas les moyens d’interpréter seule le droit
communautaire. Aussi, et conformément, encore une fois, au principe de subsidiarité,
elle admet que les juridictions nationales fassent, elles aussi, œuvre interprétative, à la
condition que les questions les plus graves et les plus délicates lui soient soumises. La
théorie de l’acte clair constitue donc une soupape de sécurité indispensable au bon
fonctionnement du système juridictionnel européen, à condition de ne pas en abuser.
Enfin, même si le droit communautaire tient une place de plus en plus importante
dans notre droit, il existe encore des pans entiers qui échappent complètement à son
emprise, et cela est heureux. Qu’on ne voit pas là la marque d’un “souverainisme
juridique”, le souverainisme n’étant rien d’autre qu’un nationalisme rebaptisé dans le
seul but de faire oublier les horreurs auxquelles il a conduit. Mais si l’on souhaite que
notre Europe devienne un jour une véritable union politique, on doit avoir conscience
que celle-ci, pour être viable, devra revêtir une forme fédérale largement décentralisée,
en sorte que chaque État membre conservera des sphères de compétence exclusive.
Dans celles-ci, la Cour de cassation ne sera subordonnée à personne.

13
V. TPI, 3 mai 2002, AJDA 2002, p. 867, note F. MALVASIO.
14
CJCE, 25 juill. 2002, “Union des pequeños agricultores”, AJDA, 2002, p. 867, note F.
MALVASIO, rendu contre les conclusions de l’Avocat général Jacobs.
15
V. notamment, MEHDI R., “La recevabilité des recours formés par les personnes physiques et
morales à l’encontre d’un acte de portée générale : l’aggiornamento n’aura pas eu lieu…”, RTD
eur., 2003, p. 23.
16
CJCE, 22 oct. 1987, “Foto-Frost”, Rec., p. 4199, concl. F. MANCINI.
17
V. ibid.
18
V. cependant, pour un exemple assez audacieux : CE, 29 oct. 2003, “Société Techna”, req.
n° 260768.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

90
Louis BORÉ

Mais il n’y a pas qu’une seule Europe. Il y en a deux, ce qui, évidemment, ne


simplifie pas les choses.
Et la Cour de cassation doit aussi compter, aujourd’hui, avec la Cour européenne des
droits de l’homme.
Le Professeur Barbiéri invoque l’arrêt “Dulaurans” qui a fait couler beaucoup
d’encre et a causé une certaine émotion19. Mais cet arrêt est resté sans lendemain.
Jamais, depuis, la Cour européenne n’a reproché à la Cour de cassation d’avoir commis
une “erreur manifeste d’appréciation”, erreur qui résidait, plus précisément, dans la
dénaturation des conclusions du demandeur au pourvoi20. Pourquoi ? Tout simplement
parce qu’elle n’en a pas les moyens. La Cour européenne des droits de l’homme
traverse en effet, et malheureusement, une crise grave due à l’envahissement de son
prétoire.
Aussi, on envisage, aujourd’hui, de limiter le droit au recours individuel aux seuls
cas où la violation de la Convention a causé un préjudice important21. En conséquence,
les violations “mineures” de la Convention ne seraient plus susceptibles de recours.
Une telle réforme marquerait une régression du contrôle juridictionnel de la Cour,
régression qui se manifeste déjà par certains signes22. Il est probablement impossible,
pour une juridiction composée de 44 juges, de continuer à ouvrir aussi largement son
prétoire aux 750 millions de justiciables susceptibles de la saisir. Mais si l’on veut éviter
que cette réforme aboutisse à un déclin dans la protection des droits fondamentaux, il
faudra que la Cour de cassation prenne le relais en veillant à celle-ci avec encore plus de
vigilance.
On le voit, ici encore, le principe de subsidiarité, et tout simplement de réalisme,
conduit à réaffirmer le rôle normatif tout à fait indispensable de notre Cour suprême
judiciaire.

II — LA LÉGITIMITÉ JURIDICTIONNELLE DE LA COUR DE CASSATION


La Cour de cassation est une juridiction. La chose pourrait sembler évidente si elle
n’avait pas été contestée par un éminent auteur qui a soutenu qu’il n’en était rien23. Les
membres de cette Cour ont dû être surpris d’apprendre qu’ils n’étaient plus magistrats.

19
CEDH, 21 mars 2000, DULAURANS ; JCP G, 2000.II.10344, note A. PERDRIAU ; D., 2000,
p. 883, note T. CLAY ; RTD civ. 2000, p. 439, obs. J.-P. MARGUENAUD et p. 635, obs. R.
PERROT.
20
On peut d’ailleurs s’interroger sur la réalité de cette dénaturation : V. L. BORÉ, “La motivation
des décisions de justice et la Convention européenne des droits de l’homme”, JCP, 2002.I.104.
21
V. FLAUSS J.-F., “Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction
constitutionnelle ?”, D., 2003, p. 1638.
22
V. en matière de protection de l’environnement : CEDH, 8 juill. 2003, “Hatton”, JCP
2004.I.107, obs. F. SUDRE ; pour le droit au respect de la vie privée : CEDH, 8 juill. 2003,
“Sahin”, RTD civ., 2003, p. 760, obs. J.-P. MARGUENAUD.
23
ZÉNATI F., “La nature de la Cour de cassation”, BICC, 15 avr. 2003, p. 3.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

91
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI

Je pense, avec Jean-Jacques Barbiéri, que si la Cour de cassation a une fonction


normative, comme le Parlement, elle édicte des normes au terme d’une procédure
juridictionnelle, et non législative.
Il est vrai qu’il est d’usage d’affirmer qu’elle n’est pas “un troisième degré de
juridiction”. Il manque un mot pour que cette affirmation soit vraie. Il conviendrait de
préciser qu’elle n’est pas “un troisième degré de pleine juridiction”. Le juge de
cassation n’a pas pleine juridiction, puisqu’il ne juge qu’en droit, et non en fait. Mais il
n’en demeure pas moins qu’il juge. Il n’est pas indispensable d’avoir pleine juridiction
pour être une juridiction24.
Selon le Professeur Barbiéri, la Cour de cassation devrait évoluer vers un plus grand
contrôle des notions de fait (A), et vers un changement de son modèle de procédure (B).
A — L’étendue du contrôle
Jean-Jacques Barbiéri parle de “l’artifice de la distinction du fait et du droit”,
reprenant ainsi un thème cher à François Rigaux25. Le terme est un peu sévère.
La distinction du fait et du droit n’est pas artificielle, elle correspond bien à une
réalité. La constatation matérielle de l’existence d’un fait, c’est du fait. La qualification
juridique de ce fait et la déduction légale qu’on en tire, c’est du droit.
Mais la difficulté provient, comme on l’a indiqué plus haut, de la politique
jurisprudentielle de la Cour de cassation qui ne contrôle pas toutes les qualifications
juridiques et toutes les déductions légales, parce qu’elle n’en a ni les moyens, ni la
volonté. Elle souhaite en effet préserver la liberté d’appréciation des Cours d’appel sur
les notions qui lui semble mériter de la souplesse, tout en unifiant l’interprétation et
l’application d’autres notions, jugées essentielles.
Autrement dit, si la Cour de cassation ne contrôle pas le fait, elle ne contrôle pas non
plus tout le droit, mais une partie seulement de celui-ci. Elle rejette dans les limbes du
“fait” des qualifications et des déductions qui sont pourtant, et à l’évidence, juridiques.
Si l’on peut contester l’absence de contrôle de telle ou telle notion26, le principe
même de cette sélection ne me choque pas.
Une Cour suprême nationale a nécessairement un ressort de compétence trop vaste
pour tout juger. Elle doit donc procéder à une sélection. Les Cours suprêmes anglo-
saxonnes procèdent à une sélection au cas par cas, très imprévisible et très limitée, puis
jugent les affaires en fait et en droit. Les Cours suprêmes de cassation procèdent à une
sélection en amont, en définissant de façon générale et abstraite les questions qu’elles
contrôlent et celles qu’elles ne contrôlent pas. Ce système assure l’égalité de tous dans
l’accès à la juridiction suprême et la prévisibilité de leurs décisions en sorte qu’il est
utilement complété par l’intervention d’un Barreau spécialisé qui conseille, lui aussi en
amont, les justiciables sur les chances de succès de leurs recours. Mais encore une fois,
ces Cours de cassation sont maîtres des limites de leur contrôle et peuvent le faire
évoluer à leur guise.

24
V. par ex. : art. 12 al. 4 et 5 du NCPC.
25
RIGAUX F., La nature du contrôle de la Cour de cassation, Bruylant, 1966.
26
Comme, par exemple, de la qualification de “cause réelle et sérieuse de licenciement”, pourtant
essentielle en droit du travail.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

92
Louis BORÉ

Jean-Jacques Barbiéri souligne, à juste titre, qu’en s’appliquant au domaine


économique, et particulièrement à celui qui relève du droit de la régulation, ce contrôle
porte sur des notions proches du fait, ce qui le rend “mélangé de fait et de droit”. Mais
le fait n’est jamais absent du prétoire du juge de cassation. Simplement, il y figure tel
qu’il a été souverainement constaté par les juges du fond. Il est vrai, cependant, que
pendant longtemps, la Cour de cassation a refusé de contrôler les qualifications dont elle
considérait qu’elles dépendaient avant tout de la constatation matérielle de certains
faits27. Mais elle peut toujours, pour des raisons de politique jurisprudentielle, contrôler
ces notions si elle le souhaite. Elle le fait, en droit économique, parce qu’elle considère
que ces qualifications sont essentielles, que les enjeux sont considérables, et parce qu’il
s’agit d’un droit nouveau qui a besoin de voir mieux définis ses instruments afin de
parvenir à une plus grande sécurité juridique. Tel est, et a toujours été, la mission de la
Cour de cassation. Elle ne cède en rien, ce faisant, à l’appel du fait. Elle décide de
contrôler une qualification juridique parce que ce contrôle lui semble utile et nécessaire.
B — La procédure de cassation
Le Professeur Barbiéri souligne à juste titre que l’on voit peu à peu émerger une
définition universelle du procès équitable.
Il me semble que la procédure de cassation, pour l’essentiel, est conforme à celle-ci.
Il est important qu’elle le demeure et que la fascination pour sa fonction normative ne
l’éloigne pas du modèle juridictionnel qui est le sien.
À cet égard, on peut effectivement regretter que la jurisprudence “Slimane-Kaïd” ait
plus conduit à une fermeture qu’à une ouverture dans l’instance en cassation. Pendant
longtemps, en effet, le rapport du Conseiller rapporteur, ou au moins le sens de celui-ci,
était communiqué tant aux avocats des parties qu’à l’Avocat général28. Puis, il n’a plus
été communiqué qu’à celui-ci. Aujourd’hui, et après l’arrêt “Slimane-Kaïd”, il n’est
plus communiqué à personne, ou plus exactement, n’est communiqué, dans la majorité
des cas, que la partie du rapport qui retrace la procédure et les moyens de cassation, qui
figurent déjà dans les mémoires des parties…
Nicolas Molfessis a proposé que s’établisse une punctation de la jurisprudence de la
Cour de cassation, comme il en existe lors de la préparation des grands contrats.
Nous partageons son avis. L’importance et la portée des arrêts rendus par notre Cour
suprême judiciaire justifient que les parties, l’avocat général, ainsi qu’éventuellement
des tiers intervenants, puissent collaborer plus étroitement à l’élaboration de ces
décisions. Cela ne remettra en rien en cause le secret du délibéré, qui ne s’ouvre
qu’après l’audience, et le pouvoir juridictionnel du juge de cassation puisque la décision
appartiendra à lui seul, mais la préparation de celle-ci sera ouverte à un débat
contradictoire plus riche, et donc plus utile.

27
V. JOBARD-BACHELLIER M.-N. et BACHELLIER X., La technique de cassation, Dalloz
2003, p. 101 et s. ; BORÉ J. et L., op. cit., n° 65.121 et s.
28
V. LYON-CAEN A., “À propos des observations orales des avocats dans les procédures
écrites”, Mél. Drai, Dalloz 2000, p. 415 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

93
RÉPONSE À LA COMMUNICATION DU PROFESSEUR BARBIÉRI

Quant à la procédure de non-admission, j’ai déjà écrit ailleurs qu’elle me semblait


avoir un impact plus psychologique que juridique29. En effet, dès avant la loi du 25 juin
2001 la Cour de cassation rendait des arrêts dont la motivation était “brévissime”30.
L’usage en avait été lancé par un arrêt du 16 juillet 1991, rendu au rapport et sous la
présidence du Premier Président Drai et aux conclusions du Procureur général Bézio,
qui était ainsi rédigé : “le pourvoi en cassation est une voie extraordinaire de recours
qui, selon l’article 604 du nouveau Code de procédure civile, tend à faire censurer par la
Cour de cassation la non-conformité de la décision qu’il attaque aux règles de droit
(…) ; au regard de la motivation de l’arrêt attaqué, aucun des moyens invoqués à
l’appui du pourvoi ne répond aux exigences du texte précité ; ce pourvoi doit donc être
rejeté”31.
À la suite de cet arrêt, de nombreuses décisions ont été rendues qui se contentaient
de juger que “le jugement n’encourt pas les griefs du moyen”, ou que “sous couvert de
griefs non fondés de violation de la loi et de manque de base légale, les moyens ne
tendent qu’à remettre en discussion devant la Cour de cassation les éléments de fait qui
ont été souverainement constatés par les juges du fond”. Aujourd’hui, les décisions de
non-admission se contentent de juger que “le moyen de cassation annexé à la présente
décision, invoqué à l’encontre de la décision attaquée, n’est pas de nature à permettre
l’admission du pourvoi”. Y a-t-il une différence fondamentale entre les décisions
“brévissimes” et les décisions de non-admission ? Nous n’en sommes pas persuadés.
Les unes comme les autres aboutissent au rejet du pourvoi, et les unes comme les autres
font l’objet d’une motivation brève et stéréotypée.
L’impact de la loi du 25 janvier 2001 est donc plus psychologique que juridique. Le
demandeur qui a vu son pourvoi non-admis a le sentiment qu’il n’a pas été jugé car la
décision dont il fait l’objet n’est pas motivée. En réalité, il n’en est rien. Les décisions
de non-admission sont des décisions juridictionnelles rendues au terme d’un débat
contradictoire et d’une instruction complète du dossier. Les pourvois non-admis ont
donc bel et bien été jugés, mais la Cour de cassation a considéré qu’ils n’appelaient pas
de sa part une motivation particulière. Il est permis de le regretter car une décision
motivée est toujours mieux comprise et mieux acceptée du justiciable, mais le
législateur a dispensé la Cour de cassation de cette obligation et la Cour européenne des
droits de l’homme a jugé que cette dispense n’était pas contraire au droit à un procès
équitable32. Dans ces conditions, il me semble que le débat ne doit plus porter sur le
principe même de la procédure de non-admission, qui est acquis, mais sur l’utilisation
qui en est faite. Avant la loi du 25 juin 2001, les motivations “brévissimes” n’étaient
utilisées qu’à l’égard des pourvois les plus mauvais. L’instauration officielle d’une
dispense de motivation risque de conduire à un glissement progressif, les arrêts de rejet
motivés devenant, sauf publication, une espèce en voie de disparition. Or, le législateur

29
V. BORÉ J. et L., op. cit., n° 121.22.
30
V. PERDRIAU A., “Des arrêts brévissimes de la Cour de cassation”, JCP G, 1996.I.3943.
31
Civ. 1, 16 juill. 1991, Bull. civ., I, n° 246.
32
CEDH, 9 mars 1999, “SA Immeuble groupe Kosser c/ France”, req. n° 38748/97, arrêt rendu à
propos du Conseil d’Etat, juge de cassation, devant lequel existe aussi une procédure de non-
admission.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

94
Louis BORÉ

n’a institué la procédure de non-admission que pour les pourvois irrecevables ou


manifestement dénués de tout fondement. On ne saurait admettre qu’elle devienne un
procédé de “sauvetage” de l’arrêt, pour reprendre une terminologie usuelle33, ou une
façon d’éviter de répondre à un moyen qui pose des difficultés. S’il en pose, c’est qu’il
n’est pas dénué de tout fondement. Il appelle donc une réponse motivée, aussi difficile
soit-elle.
Je crois que pour désengorger la Cour de cassation, une procédure de non-admission
vaut mieux qu’une politique d’abandon du contrôle des qualifications, mais que pour
éviter les risques de dérive inhérents à tout système qui dispense le juge de motiver ses
décisions, une déontologie de la non-admission s’impose.

33
V. Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, 2003, n° 846 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

95
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ
DU JUGE ADMINISTRATIF…
Jean-Pierre THÉRON
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

La question de la légitimité du juge administratif peut renvoyer à des interrogations


de nature très différente.
La légitimité du juge est celle du système politique qui le met en place. C’est la
légitimité du pouvoir dans un État donné à un moment donné qui est alors en cause.
Cette perspective renvoie à des considérations très générales de science politique, le
juge n’étant pas particulièrement au centre des débats. Elle ne sera pas directement
retenue ici.
Il est aussi possible de s’interroger, en France en particulier, sur la légitimité du juge
administratif par rapport au juge dit de droit commun. Mais alors la réflexion s’oriente
inévitablement vers la légitimité de la dualité de juridiction et du droit applicable et pas
seulement sur celle du juge administratif.
Une autre manière de poser la question, sans doute, plus proche de nos
préoccupations aujourd’hui, est de s’interroger, à l’intérieur d’un système politique
donné, sur la légitimité du juge administratif par rapport aux autres institutions ou
organes habilités à créer des règles de droit. Les propos qui suivent s’inscrivent dans
cette perspective.
Encore faut-il sans doute délimiter le champ de l’étude. Avec la part d’arbitraire
qu’implique toute délimitation, la brièveté imposée, de manière tout à fait légitime, par
les organisateurs nous a conduit à focaliser l’analyse sur les tribunaux administratifs,
CAA et CE, écartant par-là même les juridictions administratives spéciales. Certaines
d’entre elles, on pense par exemple aux juridictions ordinales, soulèvent d’ailleurs des
questions fort proches de celles que posent les tribunaux de commerce.
De même, la question du statut organique et fonctionnel du juge administratif, de ses
liens réels ou supposés si souvent évoqués, avec l’exécutif ne retiendra pas ici
particulièrement l’attention. Les garanties constitutionnelles, législatives,
jurisprudentielles, européennes maintenant, rapprochent, en termes de degré
d’indépendance, le juge administratif du juge judiciaire. Le statut du juge administratif,
qui a fait l’objet de savantes et multiples études, nous paraît être sans impact sur sa
légitimité.
En réalité, la question mérite d’être posée de manière plus substantielle. Puisque le
mode de désignation ne confère au juge que la légitimité de l’organe qui le nomme,
c’est le contenu même de l’activité juridictionnelle administrative qui peut lui conférer
sa propre légitimité. Si le juge administratif est légitime, c’est dans la mesure de sa
fonction de gardien de la soumission de l’État au droit. S’il est légitime, c’est par sa
fonction (I).
Compte tenu de l’importance, sans équivalent au sein des autres ordres
juridictionnels, de la création normative, la question peut aussi être soulevée de la

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

97
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…

légitimité d’une production de droit émanant d’un organe qui certes agit au nom du
peuple français, qu’en un sens il représente donc, mais qui n’est absolument pas
représentatif au sens moderne et démocratique du terme, parce qu’il n’est pas issu de
l’élection. S’ouvre alors le débat sur la légitimité de la fonction du juge (II).

I — LA LÉGITIMITÉ PAR LA FONCTION


Il n’est guère possible ici d’évoquer le débat de fond relatif à la notion même de
soumission de l’État au droit (auto-limitation, soumission à des principes supérieurs ?).
On se bornera donc à analyser le rôle du juge administratif dans son rôle de censeur de
l’administration par référence aux règles positives en vigueur. Il est alors permis
d’observer que le juge a acquis une réelle légitimité par sa fonction sanctionnatrice,
même si des limites évidentes apparaissent.
La structure même du contentieux administratif garantit la fonction de garant de la
soumission de l’État au droit, plus précisément du respect de la hiérarchie des normes…
On se souvient, s’agissant du recours pour excès de pouvoir, de la formule d’Hauriou :
le requérant joue le rôle d’un ministère public poursuivant la répression d’une infraction
(note sous CE 8 décembre 1899, Ville d’Avignon). Le recours est d’abord un instrument
de respect de la légalité administrative. L’annulation de l’acte est une sanction de
l’irrespect de la hiérarchie des normes. Certes, la protection des droits des particuliers
est sous-jacente, mais elle n’est qu’un instrument procédural permettant de faire vérifier
par le juge la validité de l’habilitation à agir. Le juge rétablit une légalité méconnue.
De larges pans du droit de la responsabilité publique relèvent aussi de cette logique
de sanction de la légalité. Il n’est qu’à citer la jurisprudence assimilant illégalité et
faute. De manière plus globale la généralisation de la responsabilité publique relève de
cette idée d’une soumission au droit commun de la puissance publique.
Des réformes législatives, dont certaines récentes, ont renforcé l’efficacité de la
juridiction la légitimant ainsi davantage. On pense en particulier aux diverses
procédures d’urgence.
Mais tous ces éléments, essentiels, ne constituent qu’une part de la réalité
contentieuse. Si le juge administratif en effet accomplit sa fonction de garant de la
soumission de l’État au droit, c’est par une politique jurisprudentielle particulièrement
volontariste. On soulignera simplement, pour rester dans cette perspective très globale,
que la soumission de l’État au droit est d’autant mieux assumée que s’est étendue la
norme de référence (internationale avec le contrôle de conventionnalité,
constitutionnelle, législative, jurisprudentielle…) et que se sont étendues les catégories
d’actes susceptibles d’être censurés sous les réserves ci-dessous évoquées. Soumission
d’autant plus efficace enfin que le degré de contrôle a aussi évolué dans le sens d’une
plus grande rigueur à l’égard de l’administration.
Toujours est-il, dans cette perspective et si l’on se limitait à ces éléments, que la
légitimité du juge est en quelque sorte dérivée. Le juge administratif est légitime parce
qu’il assure le respect des sources du droit légitimes en tant qu’elles sont adoptées par
les représentants du peuple.
Il serait très superficiel d’en rester là. Si le juge administratif est légitime c’est aussi,
ou surtout, en vertu de sa fonction créatrice de droit. Les juristes n’ont pas attendu

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

98
Jean-Pierre THÉRON

l’arrêt Ternon pour savoir que l’arrêt de règlement existait bel et bien en dépit du Code
civil. De même nul n’est dupe lorsque le juge administratif prétend découvrir les
principes généraux du droit et non les créer. Sans doute est-ce là l’indice d’une véritable
légitimité, non pas dérivée, mais initiale et substantielle. Le juge s’inspire de l’idée de
droit chère à Burdeau, pour statuer en l’absence de texte de référence utilisable dans
telle ou telle espèce. Son pouvoir supposé être d’interprétation (par exemple du
Préambule de la Constitution) lui permet de créer la norme de référence qui lui
permettra d’invalider, ou de valider l’acte attaqué. La légitimité du juge administratif est
alors celle des principes qu’il applique, principes du droit naturel ou droits économiques
et sociaux. Le juge administratif alors se substitue à l’autorité normalement investie de
la fonction normative. Il crée en quelque sorte, même s’il utilise des artifices, le droit
auquel l’autorité publique sera soumise, sous son contrôle. Toute l’évolution du droit de
la responsabilité publique peut ainsi s’analyser par la mise en place par le juge, repris ou
pas par le législateur, de normes de sujétions nouvelles imposées à l’administration. On
pense par exemple à la jurisprudence relative à la responsabilité médicale qui devait
inspirer le législateur. Dans ces hypothèses, la légitimité, si elle existe n’est plus dérivée
mais directe, première. Le juge administratif est légitime parce qu’il fabrique lui-même
la soumission au droit de la puissance publique, parce que, substantiellement il produit
des normes correspondant à une certaine idée de l’État de droit (la jurisprudence sur le
droit des étrangers est tout à fait révélatrice). À la limite qu’importe son mode de
désignation voire son statut. Mieux vaut un juge dépourvu de légitimité politique, mais
qui assure la protection des droits individuels qu’un juge élu et timoré.

La fonction de gardien de la soumission de l’État au droit connaît toutefois des


limites réduisant ainsi la légitimité du juge administratif.
Celles-ci résultent de la jurisprudence même du juge administratif.
Ont été souvent évoqués, on pense en particulier à l’article d’O. Dupeyroux1, ou aux
travaux de D. Lochak, certains compromis du juge administratif avec le pouvoir
politique. En particulier en période de crise. Il est évident que la reconnaissance de
principes généraux du droit eut été utile quelques années avant qu’ils ne fussent
découverts. Mais il convient de souligner qu’en ces périodes-là, dut-on le regretter,
l’attitude du Conseil d’État ne diffère guère de celle des autres juges et corps constitués.
Plus gênantes sans doute, en termes de légitimité, sont les zones d’ombre, fussent-elles
réduites, qui traduisent la timidité du juge. Certains actes, sans doute trop politiques ne
sont pas contrôlés (les actes de gouvernement) d’autres jugés trop peu importants, ne le
sont pas davantage (les mesures d’ordre intérieur). Certes les immunités se sont, au fil
du temps, réduites mais elles sont révélatrices de la fragilité de la protection. Il est
révélateur, s’agissant des actes de gouvernement qu’un pouvoir politique puisse, avec la
complicité du juge, échapper ainsi à tout contrôle. On peut évoquer aussi les domaines,
pas vraiment résiduels, d’exigence de la faute lourde en matière de responsabilité. Il est
aussi des jurisprudences plus symboliques qu’effectives. Quelle est l’utilisation

1
DUPEYROUX O., “L’indépendance du Conseil d’Etat statuant au contentieux”, RDP, 1983.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

99
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…

effective de la référence à l’art.8 de la convention européenne relatif à la protection de


la vie privée et familiale ? L’incontestable audace du Conseil d’État qui, depuis 1991,
contrôle la proportionnalité d’une mesure d’éloignement du territoire au regard de ce
principe ne doit pas masquer la rareté des annulations. S’agissant de l’utilisation de
procédures d’urgence et, en particulier du sursis à exécution, on sait que c’est la loi qui
a en quelque sorte “forcé” le juge à l’audace en réformant radicalement le système. Le
même type d’observations pourrait être fait s’agissant du refus d’adresser des
injonctions à l’administration.
D’autres limites résultent de l’extrême complexité de la jurisprudence, véritable
obstacle parfois à la réalisation d’un “procès équitable”, on pense par exemple à
l’invraisemblable imbroglio que représente la responsabilité du fait des activités de
police. Cette complexité ravit peut-être le praticien du droit, mais constitue un obstacle
sérieux.
Ces limites ne remettent pas, pensons-nous, en cause la légitimité que le juge
acquiert par sa fonction de gardien de la soumission de l’État au droit. La preuve en est
la multiplication tout à fait considérable des recours qui traduit en un sens la confiance
des administrés. Il n’en reste pas moins qu’elles prouvent une certaine fragilité. La
légitimité du juge administratif n’est pas acquise, elle est conquise par une
jurisprudence que l’on peut trouver abusive.

II — LA LEGIMITE DE LA FONCTION NORMATIVE


La question se pose ensuite de la légitimité de la production normative elle-même.
Si le juge administratif n’est légitime que par sa fonction, et il ne peut guère l’être par
son statut, encore faut-il qu’elle soit elle-même légitime. Compte tenu de son
importance, le rôle de la jurisprudence a souvent été analysé. On peut constater qu’il
s’agit alors pour la doctrine de justifier la légitimité de la fonction juridictionnelle par
des arguments souvent peu convaincants.
La situation paraît simple lorsque le juge administratif applique des textes de valeur
supérieure, lorsqu’il bénéficie de ce que nous avons appelé plus haut une légitimité
dérivée, par définition les normes qu’il émet sont légitimes. Il applique une règle qui
n’émane pas de lui mais d’un organe politiquement représentatif. Par sa jurisprudence,
il met en œuvre la hiérarchie des normes. Ses décisions assurent la conservation d’un
ordre juridique dont elles tirent elles-mêmes leur légitimité. Pour être globalement
exacte, par rapport aux principes qui régissent notre système juridique, cette analyse est
quelque peu superficielle et rapide. D’abord, parce que le juge donne parfois du texte
une interprétation fort éloignée de l’intention réelle de l’auteur de la norme censée être
appliquée (hypothèse Lamotte) ou construit, à partir d’un texte, un principe dont il
maîtrise le contenu (droit à mener une vie familiale normale) même s’il ne peut statuer
contra legem. Force est de constater aussi, avec J. Chevallier que la hiérarchie des
normes est un principe parfois purement symbolique tant les juges établissent eux-
mêmes une hiérarchie ce qui ôte au principe sa rassurante automaticité. Le juge n’est
plus le garant de la légalité mais de sa légalité.
On peut ensuite et au fond, mais c’est toute l’ambiguïté de la légitimité, constater
que bien souvent le juge est lié ou se sent lié par des textes à la légitimité contestable,
tel était le cas par exemple, jusqu’au revirement opéré en 2003, de la jurisprudence
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

100
Jean-Pierre THÉRON

relative aux publications étrangères. On peut ajouter aussi que la légitimité de la


décision juridictionnelle ne vaut que par son effectivité qui, on le sait, est relative.
Mais la question de la légitimité de la fonction normative se pose surtout et de
manière évidente dans tous les domaines où le juge administratif crée les règles, dans le
silence des textes, qu’il va lui-même appliquer.
La question de la légitimité de la jurisprudence se pose en effet compte tenu de la
non-représentativité du juge administratif. Il s’agit d’une légitimité masquée. Comment
en effet, dans une logique de représentativité politique basée sur l’élection, expliquer
que le juge crée, ce qui est la réalité, des normes générales et impersonnelles ? Certes la
question est très générale, mais se pose avec une acuité particulière ici en raison de
l’autonomie de la jurisprudence administrative. Nul texte, nul équivalent du Code civil
pour masquer, sous prétexte d’interprétation, la normativité de la jurisprudence. Certes
le droit administratif est de plus en plus écrit, il n’en reste pas moins qu’il reste, encore
dans de larges secteurs, essentiellement jurisprudentiel. Il existe en effet plusieurs types
d’analyses doctrinales visant à faire apparaître la jurisprudence comme légitime2, qui
toutes s’orientent autour d’un postulat : la jurisprudence doit être légitime par rapport à
un système politique donné, ce qui conduit à de remarquables acrobaties juridiques.
Pour le courant formaliste classique, la jurisprudence n’est pas une source formelle du
droit positif3. La raison en est simple, le principe de séparation des pouvoirs s’oppose à
l’édiction de règles générales, le juge ne peut se substituer au législateur. Ce serait donc
pour des raisons sociologiques qu’un juge se sent lié par des décisions antérieures. On
saisit immédiatement la limite de cette analyse qui refuse d’intégrer la réalité dans une
logique juridique : la jurisprudence n’est pas une source du droit parce qu’elle ne peut
pas l’être politiquement.
Pour le courant réaliste moderne, la jurisprudence existe, elle est reconnue comme
source du droit, la difficulté est alors de lui trouver un fondement. Pour certains, la
jurisprudence est une coutume : la répétition de solutions, le consensus qui les entoure
donnent seuls une valeur à la jurisprudence, ce qui est une manière de réintégrer cette
source dans un schéma de marginalisation qui ne remet pas en cause les principes.
D’autres auteurs sont plus soucieux de rattacher la jurisprudence à une source
officielle : théorie de la délégation implicite (thèse H. Dupeyroux) ou réception
implicite par le législateur (thèse Waline).
Force est de reconnaître que ces explications restent bien superficielles et guère
convaincantes ni théoriquement ni pratiquement. Elles révèlent en tout cas la fragilité de
la situation du juge. Celui-ci ne peut être légitime que par sa fonction qui ne peut être
reconnue dans toute sa portée.
S. Belaîd4 montre bien que pour la doctrine dominante le juge n’est pas un pouvoir
politique, donc il ne peut vraiment créer de droit puisque la création de normes
générales, fonction politique par excellence, ne peut qu’être exercée par un pouvoir

2
Cf. DUPEYROUX O., Mélanges Marty.
3
Cf. GÉNY, Carré de Malberg.
4
Essai sur le pouvoir créateur et normatif du juge, LGDJ, 1974

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

101
À PROPOS DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF…

politique. Le juge, administratif notamment, constate, dit le droit, assure la conversation


d’un ordre juridique dont la source est censée être extérieure à lui.
Une analyse plus récente5 tente de refonder la légitimité de la jurisprudence en
conciliant l’inéluctable reconnaissance de la réalité normative et le respect du principe
de la séparation des pouvoirs, ou plus précisément l’art.5 du Code civil. Elle souligne
que la décision juridictionnelle est un acte individuel, une norme singulière. Elle
s’inspire des travaux de Gény pour montrer que l’interprétation juridictionnelle ne
dépasse pas la sphère des décisions individuelles. Mais alors comment expliquer qu’une
norme spéciale secrète une norme générale, c’est-à-dire la jurisprudence, c’est-à-dire les
raisonnements contenus dans les motifs, détachés du jugement proprement dit ? Il
convient, selon l’auteur de dissocier deux éléments : “le contenu effectif de la décision
individuelle concrète et les inductions abstraites susceptibles de généralisation que l’on
peut en tirer”. Cette généralisation, ce ne peut être le juge qui y procède puisqu’il statue
au cas par cas. C’est la doctrine qui révèle la cohérence et l’existence même de la
jurisprudence. La démonstration ainsi faite est brillante et fort séduisante sous, il faut
bien le dire, un double aspect. La séparation des pouvoirs est respectée, la jurisprudence
est reconnue. On pourrait ajouter en outre que l’analyse valorise quelque peu le rôle de
la doctrine, mais cet élément est certainement étranger à la démonstration…
Paradoxale donc cette situation qui conduit à nier l’évidence d’une production
normative du juge qui lui donne sa légitimité. Pour être la plus intéressante, la dernière
analyse n’est pas totalement convaincante.

5
DEGUERGUE M., Jurisprudence et doctrine dans l ’élaboration du droit de la responsabilité
administrative, LGDJ, 1994.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

102
DE LA LÉGITIMITÉ
DU JUGE ADMINISTRATIF
*
Jean-François THURIÈRE (=)
Président du Tribunal administratif de Toulouse

Il eût été inconvenant que l’Université de Toulouse, la seconde de France, ne


célébrât pas de quelque façon le cinquantième anniversaire de la création des tribunaux
administratifs, ce brillant colloque en offre l’opportunité ; à l’approche du thème retenu,
pourtant, la satisfaction le cède à la perplexité devant l’incongruité apparente de la
question posée, pour un juge administratif fêtant son jubilé.
Mon vieux père me lançait souvent cette question, à la sortie de l’ENA, il y a plus
d’un quart de siècle : “Qui t’a fait juge ?”
Je répondais alors avec la tranquille assurance des néophytes : “J’ai été nommé par
décret du Président de la République, en date du 12/07/74, installé (sans serment,
formalité disparue un siècle avant ma naissance) par M. Poniatowski, ministre de
l’Intérieur et nos jugements sont rendus au nom du Peuple français”.
Bref, je me conformais sans le savoir à l’image véhiculée par la littérature et
l’opinion, du juge administratif de premier degré, héritée des poussiéreux conseils de
préfecture logés dans les écarts d’icelles.
Les temps ont bien changé, et, dans un mouvement qui pourrait paraître paradoxal si
on ne se remémorait l’adage “pour vivre heureux, vivons cachés”, la montée en
puissance des étages inférieurs de la juridiction, complétée il y a quinze ans avec la
création des cours administratives d’appel, sous la tutelle renforcée du Conseil d’État,
s’est accompagnée de critiques de plus en plus nombreuses et diversifiées à l’encontre
de l’institution, tantôt taxée de toutes les tares de la justice en général et de ses juges en
particulier, tantôt accusée d’ambitions, sinon de pouvoirs démesurés, alors même que
des plumes s’interrogent doctement sur l’avenir du droit administratif et de la
conception française du rôle de l’État et de son administration. La lecture bachotée des
revues spécialisées, dans la préparation de cette intervention m’a, hélas, convaincu de la
nécessité d’affronter moins sommairement la question : “Juge administratif, as-tu
encore ta place dans la cité, et laquelle ?”
Le temps imparti à ce propos et le souci de ne pas empiéter sur celui d’autres
intervenants imposeraient d’essayer de ne pas commettre de hors-sujet en dissertant sur
la légitimité de la justice en général, ni sur l’institution plus que sur ses juges, ce qui ne
sera guère aisé, tant ces problématiques sont intimement liées ; de même, l’analyse sera
restreinte à l’opinion du juge de droit commun français, passant sous silence les déve-
loppements qu’eût mérités la situation des juridictions ou quasi-juridictions spécialisées,
au premier rang, les juridictions financières, mais aussi un nombre difficilement

*
Au moment de l’impression de ces pages, nous apprenons la brutale disparition de M. le
Président Thurière. Organisateurs et participants se souviennent avec respect et émotion de son
active et chaleureuse implication dans ce colloque (N. D. L. R.).

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

103
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

calculable d’autres organismes dont, sinon l’existence, l’organisation et le mode de


fonctionnement retiennent au demeurant l’attention croissante de la jurisprudence
actuelle du Conseil d’État, au regard des standards renouvelés du juste et équitable
procès.
L’exigence d’un procès juste et équitable, voilà bien qui nous introduit au cœur du
débat : car enfin, est, dans le sens originel, au dictionnaire étymologique, “légitime” ce
qui est juste, soit parce qu’établi par la loi —lectures rousseauistes plus ou moins
digérées de Saint-Just—, soit parce qu’établi en droit —sollen ou müssen, avez-vous
écrit M. Kelsen ?— soit, enfin —version Antigone— parce que conforme à l’équité et
au droit naturel, pourquoi pas en réconciliant si possible les trois approches comme l’a
tenté un temps Duguit.
Voilà aussi qui éclaire drôlatiquement la controverse, chacun choisissant son terrain
pour apporter la semonce au juge administratif ou l’en évincer. Quant à la racine du
terme de juge, “celui qui montre le droit par un acte de parole”, au pays du juge
zélateur, mais de moins en moins en solitaire si tant est qu’il le fût jamais, des
procédures secrètes et écrites, est-il utile de gloser sur le sujet ?
Traditionnellement, le juge administratif s’est prévalu uniquement, pour justifier de
son ministère, des écritures fondatrices du dualisme juridictionnel, dans une approche
volontiers historiale aurait écrit Sartre, corrigée d’une pincée de situationnisme ; en
témoignent maints ouvrages remarquables, de J. B. Sirey, dès les débuts de la
Restauration, à M. le Professeur B. Pacteau, dont la première livraison de la somme
qu’il consacre à l’histoire du Conseil d’État, constitue, loin de l’hagiographie, le plus
minutieux et le plus efficace plaidoyer pour l’institution, par la dimension humaine
qu’elle révèle dans sa genèse ; sans oublier, restons de notre clocher, Adolphe
Chauveau, éminent universitaire toulousain à qui mon infortuné maître —infortuné car
il eut le douteux privilège de m’initier au droit administratif au milieu des années
soixante— M. le Doyen Vedel doit sans doute les prémisses de sa fameuse théorie
fondée sur la summa divisio “gestion publique, gestion privée” ou encore M. le
Président Odent, qui éprouva peut-être les mêmes désillusions, en tentant de m’ouvrir
aux subtilités du contentieux administratif.
De manière moins scolastique, la défense et l’illustration des mérites de la
juridiction et de ses juges ont été recherchées, non sans raison, dans une approche
matérialiste, presque téléologique, à l’aune de sa capacité à gérer les conflits de notre
société, en s’adaptant avec constance et non sans bonheur aux profondes évolutions de
celle-ci sur le terme de deux siècles ; l’ouvrage édité par le CNRS en 1974, consacré au
Conseil d’État à travers la compilation des documents d’époque sous le parrainage de
M. le Vice-président Parodi, en témoigne tout particulièrement, qui n’hésite pas à
aborder les époques les plus difficiles de l’histoire de la Haute-Assemblée. Mais, tout
récemment encore, les signatures les plus avisées de la doctrine se sont interrogées, sans
ironie particulière, sur le point de savoir si le juge administratif ne serait pas, par
exemple, le meilleur économiste de tous les juges, ce qui en a rempli certains, sans
doute, d’un orgueil fortuit et inespéré.
Une autre dimension de la même démarche est à rechercher dans la référence,
volontiers faite, par le praticien du contentieux administratif, à l’exportation du modèle
hors de l’hexagone, d’abord dans les anciennes colonies ou pays de tradition de droit
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

104
Jean-François THURIÈRE

français, mais aussi au sein de prestigieuses juridictions, telle la CJCE, voire la CEDH,
qui se sont, peu ou prou, inspirées des procédures et des processus du juge administratif
français dans leurs propres organisation et fonctionnement —voir en ce sens les longs
développements qu’y consacre le Président Odent dans son cours— n’étant guère
qualifié pour délivrer pareille analyse de droit comparé, je relèverai cependant le
nombre de délégations étrangères que j’ai eu l’honneur de recevoir en visite ou stage
dans mes diverses affectations et fonctions, au fil des ans, marocaines, tunisiennes,
mexicaines, chinoises, sans compter les stagiaires thaïlandais, tchadiens, ruandais —une
fiscaliste !— dernièrement, des magistrats judiciaires algériens, en cours de
reconversion dans un dualisme naissant, dont je ne résiste pas à révéler, sans
évidemment les épouser, les conclusions du rapport de stage, au terme duquel —c’est un
procureur qui parle, en empruntant au Président Chabanol— l’excellence du modèle
tient à ce que : “Aucun magistrat administratif ne se trouve sous dépendance
hiérarchique, en l’absence dans (nos) juridictions de tout parquet. (Nous avons) sans
conteste les moyens de défendre les libertés individuelles”.
Sur cette parenthèse réconfortante, un dernier champ de réflexion méritera enfin
d’être abordé, avec quelque gravité supplémentaire, car il me touche intimement : une
défense et illustration du métier du juge administratif, car il s’agit bien, désormais,
comme ailleurs dans la fonction publique, d’un véritable métier, s’impose, tel un devoir
pour un président de tribunal qui côtoie depuis 25 ans ses collègues, en T A, en cours, et
administre la collectivité de jugement depuis plus de 10 ans. Et j’entends cette notion de
métier, non seulement sous l’angle de la perfection de l’outil, mais aussi et surtout, au
regard des qualités professionnelles et humaines que manifestent, dans leur immense
majorité (ce qui sauvera ma modestie et ma bonne foi) les magistrats administratifs
contemporains, puisque magistrats il y a.

I — DE SA LÉGITIMITÉ HISTORIQUE ET CONSTITUTIONNELLE


Pour les étudiants qui préparent les oraux dans la matière, la question est rebattue ;
nombre de nos historiens, et non des moindres, trouvent volontiers la justification de
l’existence du juge administratif dans l’histoire, à des époques de préférence lointaines ;
M. le Président Stirn, dans l’opuscule qu’il y consacra, en 1989, évoque même, par une
surenchère amusée, quelques références à l’Empire romain, sous Auguste et Hadrien.
Successeur de Laferrière, M. le Président Odent, à l’instar de la plupart des exégètes,
dans son cours, consacre un long chapitre aux origines du Conseil d’État, à la fin de
l’époque féodale, à travers les conseils royaux, formalisés, hiérarchisés, organisés sous
la monarchie absolue, mêlés à un autre courant fondateur issu des pouvoirs de justice et
police délégués à de hauts administrateurs comme les intendants. Ce rappel historique
s’est souvent poursuivi d’une évocation de la période révolutionnaire décrite comme
une absolue parenthèse, des comités et des jurys populaires, dans la structuration de la
justice française moderne, en dépit de la révélation aux constituants de la non moins
absolue nécessité de rompre avec les mauvaises manies des parlements d’Ancien
régime, de se mêler des affaires de l’État et son administration, de lits de justice en

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

105
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

remontrances au Roi ; et de conclure par la re-création consulaire et napoléonienne dont


on achève de célébrer le bicentenaire.
Ce panorama historique qui légitime le juge administratif par le poids des ans a les
mérites et les inconvénients de la méthode ; elle est de nature à faire sourire les
universitaires qui ont déchiffré les archives de l’Official de Toulouse, datant du XIIIe
siècle, comme cette maison ; plus avant, elle raccroche l’institution à des origines d’une
démocratie douteuse, dans notre siècle égalitaire ; elle peut courroucer les collègues de
la Place du Salin, vécus comme l’ennemi héréditaire, jamais consolé de la loi des 16-24
août 1790 qui a prétendu leur interdire, à peine de forfaiture, de troubler de leurs
contrôles, les opérations des corps administratifs et de leurs agents, défense préfacée par
le décret du 22 décembre 1789 et la Constitution de 1791 et itérativement redoublée par
le décret du 16 fructidor. Elle a, surtout, le défaut gravissime de poser le juge
administratif comme le complice de l’administrateur, écartant, dans un confinement
despotique, le judiciaire, garant né des droits et libertés contre l’appareil étatique, au
prix d’une négation originelle de la séparation des pouvoirs, source de tous les bienfaits
de la démocratie. Entendons tonner Burke : “C’est soustraire au pouvoir des lois ceux
qui plus que quiconque devraient y être soumis”, ou Tocqueville “Nous avons chassé la
justice de la sphère administrative... mais, dans le même temps, le gouvernement
s’introduisait dans la sphère naturelle de la justice”, encore Saint-Just “c’est faire, du
compas, le juge moral du géomètre” ; et le fâcheux qui m’assène la lettre d’injure
hebdomadaire, “tous des fonctionnaires stipendiés de nos impôts”, évidemment
comment avoir gain de cause contre le fisc avec ce juge-là, oubliant au passage que le
magistrat judiciaire vit lui aussi, plus guère des épices offertes par les parties, mais
principalement du traitement que lui sert le Trésor public.
Aussi bien, une nouvelle génération de juristes et historiens préfère-t-elle passer sur
des origines d’une noblesse surannée, pour recentrer la juridiction sur l’œuvre du Petit
caporal, le Professeur Pacteau, dernièrement, avec l’éclat que l’on sait. Panégyrique et
légitimation y trouvent leur compte, à travers les citations de Balzac saluant “les
admirables conseillers d’Etat qui, sous l’Empire méditaient les lois...”. L’œuvre
passionnante des juristes et politiques qui, au cours du XIXe siècle, ont, par
tâtonnements successifs, fait émerger une véritable organisation juridictionnelle du
Conseil d’État, avec la création progressive de la Section du Contentieux, l’institution,
exploitée a contrario du commissaire du Gouvernement, la naissance du Tribunal des
conflits, entre autres, l’affinement des voies de droit, du contentieux de l’article 75 et de
l’appel comme d’abus à l’acte de baptême du recours pour excès de pouvoir —qui, soit
dit incidemment, ne s’inscrit pas nécessairement sous l’arrêt Landin— en un mot, les
tribulations de la justice retenue à la justice déléguée ne trouveraient pas leur place dans
cet exposé, il n’y est fait allusion que pour saluer l’esprit de modernité de ces pionniers
du droit administratif, qui, au prix, parfois, de quelques méandres de la pensée ont su
doter le juge administratif d’une autonomie et d’un ensemble de concepts et d’outils
performants.
L’itinéraire d’un Cormenin, entre tous, mériterait réflexion, hors le temps imparti
pour cet exposé.
Au plan de la théorie politique, comme au plan fonctionnel, ainsi que le relève M. le
Professeur Bigot, la “dictature administrative” qui s’installe au XIXe siècle, sous

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

106
Jean-François THURIÈRE

l’empire formel de la loi, entendons la norme secrétée par le pouvoir, l’exécutif ou le


législatif, selon les époques, s’accompagne de l’effacement du pouvoir judiciaire,
relégué au rang de simple autorité, le Conseil d’État, dont Gabriel de Broglie salue la
pérennité au fil des régimes comme un “miracle de la biologie constitutionnelle”,
conseil du Prince, au centre de l’appareil d’Etat, par le rôle qui lui est conféré, d’abord,
de législateur effectif, puis de seul médiateur dans les “difficultés qui s’élèvent en
matière administrative”, selon la terminologie de la Constitution de l’An VIII, a trouvé
là l’orbite de son pouvoir et l’opportunité de prouver la nécessité d’être du juge
administratif : il constitue le seul rempart plus ou moins contentieux valide face à
l’action administrative, dont il participe et parce qu’il y participe ; ceci, jusque dans
l’habit, pas l’habit rouge, jamais porté, de nivôse An VIII, mais l’habit bleu que lui
confère le même arrêté des consuls, réglant séparément le costume des consuls,
ministres et secrétaires d’Etat, orné de rameaux entrelacés de chêne et d’olivier “au
dessin du gouvernement”, la formule est significative. C’est l’insigne du troisième
pouvoir selon la formule de Tocqueville !
Le pouvoir a toujours intérêt à n’exercer qu’une juste puissance, ainsi que le rappelle
le Professeur Bigot, et la juridiction, rempart de l’intérêt public, excelle à modérer
l’abus commis à l’égard de l’administré par des services qu’elle connaît intimement et
qu’elle chapeaute ; elle consacrera la responsabilité de l’administration en la
sanctionnant financièrement au plein contentieu ; elle tranche aussi au mieux les conflits
internes au système, réglant ainsi et notamment les problèmes de compétence,
s’emparant, dans la longue foulée, du détournement de pouvoir et c’est sans doute là
la vraie portée de l’arrêt Landin précité...
Ce faisant, peut naître une théorie du droit administratif qui se veut autonome, basée
sur le concept de puissance publique, étayant par ses productions mêmes l’existence de
la juridiction ; dans un premier temps, elle cautionne jusqu’à l’influence du
gouvernement sur l’institution, car, comme l’écrit Sirey, vouloir la résolution de cette
allégeance, “c’est oublier quelle est la nature, quel est l’objet et quels sont les moyens
de la justice administrative... elle doit s’élever jusqu’à la raison d’État ; elle doit
pressentir, deviner, interpréter la pensée gouvernementale” ; en fin de siècle, elle
autorise, plus ou moins modestement, le Doyen Hauriou a estimer que “notre droit
administratif est arrivé à une pleine conscience de lui-même... Peut-être la France est-
elle destinée à fournir au monde les bases du droit administratif, de même que Rome a
fourni celles du droit privé”.
Cette légitimation en vase clos, le juge traitant, comme Montesquieu selon
Rousseau, “du droit positif des gouvernements établis”, s’accompagne aisément d’une
légitimation constitutionnelle : d’ordonnances en ordonnances réglant l’organe, il faut
pourtant attendre la première loi en 1845 et la Constitution de novembre 1848 pour une
inscription au fronton de la loi suprême, avec maintes convulsions, puisqu’en 1879, un
parlementaire compte déjà 179 projets de réforme du Conseil.
Plus tard, beaucoup plus tard, intervient la consécration de la constitutionnalité du
dualisme juridictionnel, et je ne vous ferai pas l’injure de piller les développements qu’y
consacre M. le Professeur Chapus dans notre ouvrage de chevet : le Conseil

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

107
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

constitutionnel a nécessairement mis un terme provisoirement définitif à la controverse,


en exploitant les ressources du préambule de la Constitution, pour énonçer, en 1980,
que, parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, figure
l’indépendance de la juridiction administrative, “le caractère spécifique de (ses)
fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le gouvernement”,
avant, en 1987, de consacrer la compétence exclusive de cet ordre juridictionnel pour
connaître des litiges mettant en cause l’administration dans l’exercice de ses
prérogatives de puissance publique, soit à lui reconnaître l’existence constitutionnelle.
Les limites consubstantielles d’un tel système de contrôle interne sont évidentes,
mais ce n’est pas là que réside la critique véritable, car l’édifice repose, Eisenmann
l’avait pressenti dans la fameuse querelle avec le Doyen Vedel, sur l’approche
positiviste propre à une théorie du droit, fondée sur le critère de puissance publique et
renvoie à une théorie de l’État fort située et datée. Restylée par l’invocation de la
soumission de l’exécutif, dans l’exécution de sa mission, à la souveraineté nationale,
elle pèche nécessairement par son caractère fictif. Qui plus est, pour certains auteurs, le
recours à la variante du critère matériel fondant la compétence existentielle du juge
administratif, celui du concept de service public, a failli à son tour et le roi est nu : il
demeure bel et bien, malgré les efforts de Duguit, d’abord le juge caution d’un ordre
historique, où l’État est titulaire d’un droit supérieur, qui peut contraindre les citoyens et
ce juge n’est pas le garant des droits de ces derniers, valeur montante au firmament de la
pensée juridique. En un mot, persiste pour une partie de la doctrine, une suspicion
légitime sur le droit administratif, en raison de ses origines historiques, suspicion vite
étendue à ses praticiens.
Impatient de m’entendre aborder la situation du juge de base, autour de laquelle je
vous avais imprudemment promis de centrer mon propos, l’auditeur me reprochera de
n’avoir encore dit mot des conseils de préfecture ; c’est qu’il y a bien peu à relever de
leur obscure existence, vouée, sans garantie statutaire véritable jusqu’à la décimation de
1926, à d’humbles contentieux sous la houlette préfectorale ; “admirer la voirie boueuse
d’une sous-préfecture” résumait Cormenin dans ses pamphlets, sauf à remarquer que
pendant une bonne partie du XIXe siècle, une fraction de la doctrine les définit, parce
que “tribunaux extraordinaires et d’exception”, comme les seules vraies juridictions
administratives, au point d’envisager la création d’un tribunal administratif suprême, il
est vrai, horresco referens, pour écarter plus sûrement sa dimension de juge au Conseil
d’État lui-même.
La malheureuse histoire du sous-préfet Valentin Abeille, racontée par M. Baruch
dans son remarquable ouvrage, Servir l’État français, égaré pour sa protection dans
cette juridiction et victime à la suite du STO, dispense de commentaires sur la misère
des origines de nos tribunaux administratifs actuels.

II — DE SA LÉGITIMITÉ EXISTENTIELLE
Se défaire de cette tunique de Nessus devient alors l’enjeu essentiel pour laver le
juge administratif de la critique : c’est à quoi s’emploie, avec succès, apparemment,
l’approche matérialiste, celle qui rappelle l’excellence et l’évolution d’une
jurisprudence sans cesse plus soucieuse de maintenir la balance égale entre les intérêts
de l’administré et de l’administration. Il serait vain et fastidieux de vouloir ici brosser
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

108
Jean-François THURIÈRE

un panorama d’ensemble de la construction jurisprudentielle assise par le Conseil


d’État, notamment au début du XXe siècle, d’une plume certes laconique, imperatoria
brevitas, et les démonstrations de ses grands commissaires du gouvernement, relayés et
commentés par des universitaires fameux ; je préférerai souligner combien une
institution, dont d’aucuns dénonçaient malignement “le libéralisme bourgeois teinté de
technocratie” (M. C. Kessler), ou l’hésitation entre “une politique jurisprudentielle ou
une jurisprudence politique” (P. Weil), a su, indifférente à la “guerre” annoncée des
juges, mettre à jour les outils intellectuels de son contrôle juridictionnel, dans le cadrage
des grands compartiments du contentieux et en forgeant les règles et procédures
adéquates, longtemps sans l’aide mécanique d’une codification ; elle a su, surtout,
donner à ce corps de jurisprudence une cohérence et une souplesse qui lui ont permis de
répondre, sans revirements excessifs, à l’évolution de plus en plus rapide des conflits
générés par notre société, répondant ainsi exactement au cœur de la mission du Juge,
qui demeure de résoudre ces conflits par le droit et non par la force ; comme le notait le
Président Odent, “un droit ne vaut que par les conditions mêmes où il est appliqué”.
C’est de la sorte que sont nées, il y a un siècle, au dam “des juristes engagés et des
faiseurs de systèmes”, des jurisprudences qui gardent toute leur fraîcheur et leur
opportunité, telle la notion de laïcité à la française, édifiée en 1905 et toujours opérante
dans le contentieux contemporain du “voile islamique”, plus tard, les règles de
traitement de la responsabilité hospitalière, qui, de la faute lourde du service,
débarrassée du mythe du contrat entre le patient et son médecin, a permis dernièrement
de suivre les avancées et les difficultés de la science médicale, en appréhendant sans loi
surnuméraire le risque et l’aléa thérapeutique, sans craindre de se confronter à des
problèmes moraux, éthiques, voire religieux ; qu’il me soit ici permis de prétendre que
la réponse donnée par ces arrêts dans l’affaire du sang contaminé ou du préjudice de vie
valaient bien, ne serait-ce que par l’usage tempéré qu’ils faisaient de notions éprouvées,
donc dans la sécurité des procédures et des solutions juridiques, les solutions offertes
par d’autres juridictions, sinon par le législateur lui-même.
Pour ce faire, le juge administratif a dû bousculer les compartiments étanches dans
lesquels d’aucuns souhaitaient contenir les différentes disciplines juridiques, le droit
civil et pénal, tout le premier, mais, maintenant et de plus en plus, le droit commercial,
le droit social, le droit bancaire, le droit de la concurrence ; l’avant-dernier rapport
annuel du Conseil d’État donne une magistrale leçon d’adaptation, d’intégration du
droit communautaire au contentieux des marchés publics et ne se sont pas trompés les
auteurs amertumés de voir le fumeux principe de la “transparence”, qui n’est pas,
contrairement à la justice, une vertu cardinale en soi, remis au rang du bon vieux
principe de la liberté du commerce et de l’industrie, toujours opérant.
Certes le juge administratif a un temps rechigné à tirer les conséquences de
l’irruption du droit communautaire et conventionnel, en matière, notamment, de
services publics, de fonction publique, de libertés publiques, mais, en dix ans ce retard a
été rattrapé, dépassé et la jurisprudence contemporaine fourmille de décisions marquant
la volonté de se plier exactement aux standards de cette pensée juridique qu’on
présentait comme antinomique avec le système interne “à la française” ; mais d’aucuns

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

109
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

avaient également prédit son effondrement au tournant de la contractualisation débridée


de l’action publique, l’auteur de ces lignes, imprudemment hélas, lors des débats, il y a
quelques années, suscités par l’émergence de la notion de délégation de service public.
Cette notion est aujourd’hui, sinon complètement explorée, du moins parfaitement
opératoire.
Est alors adressée au juge administratif la critique de saper les fondements du droit
administratif dont l’agonie annoncée est confirmée par de savants articles clamant la
désintégration de cette respectable discipline, dans cet exercice morose qui consiste
pour ses auteurs à scier la branche sur laquelle ils sont assis : non, le droit administratif
ne se délite pas en se métissant ; comme les cultures et les civilisations, il s’enrichit de
ces apports et, dans ma bibliothèque de président de TA, le code de procédure civile, le
code pénal voisinent avec le Lebon et le “Chabanol”. Amant alterna camenae...
La critique s’affine, en reprochant au juge administratif ses incursions hors son
champ traditionnel d’action ; la réponse est, d’abord, dans l’interrogation : au regard de
l’intrication des situations juridiques dans la société moderne, comment, par exemple
juger un banal litige fiscal, relatif au quotient familial, sans pénétrer les règles du droit
civil gouvernant le divorce ou les problèmes de pensions alimentaires, à l’époque de la
famille monoparentale et du PACS ? Comment ignorer, dans un contentieux du titre de
séjour, les règles de l’exequatur en matière d’état civil à l’étranger ?
Comment ne pas s’immiscer dans le droit de la copropriété pour trancher un litige de
permis de construire intéressant les parties communes de l’immeuble ou posant un
problème de propriétaire apparent ?
Semblablement, peut-on sérieusement lui reprocher, comme un crime de lèse-
majesté, d’appliquer aux autres autorités de l’État, quand elles se comportent en
administrations publiques, en passant des marchés d’équipement informatique, en
l’espèce, les règles du droit commun, alors que, de manière balancée, il se récuse dans
le contrôle de l’accès à l’intimité de leurs archives ? Le reproche aurait pu, et a été, plus
judicieusement, à l’opinion des commentateurs autorisés, adressé en cette dernière
circonstance à l’autorité qui avait édicté ce règlement d’accès, en faisant preuve d’un
“étrange” pouvoir normatif.
C’est que les audaces du juge administratif lui sont particulièrement comptées,
quand il dialogue avec les autres pouvoirs : un article récent d’une des revues faisant
autorité titrait : “conflit de légitimité entre le juge et le législateur dans la détermination
de l’intérêt général et la protection de la sécurité juridique”. À propos du contrôle de
conventionnalité d’une loi de validation, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a
apprécié le motif d’intérêt légitime retenu par le législateur pour se conformer aux
critères admis en la matière par la Cour de Strasbourg, en ayant recours au principe de
prééminence du droit et à la notion de procès équitable ; l’auteur en tire la leçon, soit
l’émancipation des juges “ordinaires”, de l’absence d’un contrôle de conventionnalité
par le juge constitutionnel ; mais, la nature juridique n’a-t-elle pas précisément horreur
du vide du même nom et le respect de la hiérarchie “mondialisée” des normes juridiques
n’est-il pas à ce prix ? de même, les avis du Conseil d’État, rendus le 26 septembre
2002, à propos du mandat d’arrêt européen, et du 7 mai 2003, relatif à la convention
d’entraide judiciaire de l’Union avec les États-Unis, ont soulevé semblable question, à
propos de l’épineuse question du contrôle de constitutionnalité du droit communautaire

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

110
Jean-François THURIÈRE

dérivé ; l’examen, a priori, par les formations administratives du Conseil d’État


constitue à cet égard une formule possible, mais je m’égare là dans le pré des
constitutionnalistes... non sans relever que la structure de la Haute juridiction permet
seule d’envisager cette opportune solution. Et, dans cet exercice, le juge administratif
procède dans la lignée de sa jurisprudence antérieure comme la permanence des règles
de droit dont il a charge d’assurer le respect, au premier chef, les principes
constitutionnels garantissant les droits et libertés de l’individu et la souveraineté
nationale ; il rend hommage au juge constitutionnel, comme à l’intention du législateur
et, s’appuyant sur la primauté du droit de l’Union, la rappelle pour autant au propre
respect du traité, en son article 6 paragraphe 2, ainsi que de la CEDH. Il y a, dans ces
développements récents, non la marque d’une concurrence des juges, mais celle d’un
concours profitable aux droits de l’homme.
La critique s’exaspère aussi et enfin des incursions du juge administratif, dans ces
domaines réservés aux instances morales, philosophiques, religieuses, éthiques ; un
exemple suffira à illustrer la polémique, tiré d’une analyse récente de l’avis du Conseil
d’État du 6 décembre 2002 sur l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, plus
exactement, du dispositif “anti-Perruche” ; l’auteur, redonnant à juste titre sa portée
réelle à l’arrêt de la Cour de cassation du 17 novembre 2000 pour mieux critiquer la
jurisprudence Quarez, conclut au caractère discutable de la conventionnalité de la
rétroactivité du dispositif parlementaire de compensation du préjudice de la naissance
handicapée, alors qu’il salue le choix du Parlement ; il taxe, pour autant, la Cour
d’immoralité et le Conseil d’amoralité, ou l’inverse, ce qui est un bien curieux langage
pour un juriste, sachant que, dans ces douloureux dossiers, le rôle du juge était, d’abord
de trancher en droit un litige de responsabilité, même au prix d’une acception large du
droit à l’avortement ou d’un distinguo subtil entre le dommage lié au handicap et celui
résultant de la naissance elle-même, ensuite, de pallier une absence de réflexion ou de
consensus des comités d’éthique sur le préjudice de vie ; enfin, et cela n’a pas manqué
d’être relevé par un autre auteur, la solution de l’entrée en vigueur immédiate de la loi
était juridiquement inévitable, allusion pouvant être trouvée à une possible mise en jeu
de la responsabilité du fait de la loi et ce, dans le respect de l’intention du législateur
comme de la compatibilité de la loi avec le droit international, au regard des motifs
d’intérêt général de ladite loi.
Ainsi que l’affirmait le Président Stirn, dans le livret mentionné plus haut, ne peut-
on considérer, dès lors, que le Conseil d’État se distingue des autres juridictions, car “il
emprunte à la sagesse d’un sénat, au prestige d’une académie, à l’autorité d’une Cour
suprême” ?

III — DE LA LÉGITIMITÉ PAR L’ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE


Pour mériter cet hommage, peut-être un trait enthousiaste, à la réflexion, le juge
administratif de base a été doté d’outils renouvelés et efficaces et a dû opérer, en étroite
harmonie avec le juge suprême, devenu au début des années 1990 son gestionnaire
également, le cordon ombilical avec l’administration de l’intérieur étant ainsi coupé,
une véritable révolution dans l’exercice de son métier ; il y est largement parvenu, par-

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

111
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

fois à corps défendant, et son exercice, chaque jour, s’éloigne davantage de la pratique
désuète des temps anciens ; encore doit-il le faire savoir et le faire admettre en cette
époque de tyrannie de l’opinion, galvanisée par les médias, car, comme le soulignait
déjà, en reprenant, paraît-il, un adage anglais, il y a un quart de siècle, le Président
Odent, bien avant les Entretiens de Vendôme, “la justice n’a pas seulement à être ren-
due, mais elle doit aussi paraître être rendue”.
Lointaine est désormais, de fait, l’époque où, selon la boutade de Pierre Dac il y
avait “des juges tellement épris de la justice, qu’ils hésitaient à la rendre”.
Des procédures expédientes ont été trouvées, parfois même quelque peu expéditi-
ves : depuis une dizaine d’années, une multitude d’ajustements, consignés au code des
tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, puis au code de justice
administrative dont l’encre n’était pas encore sèche au JO, se sont donnés pour objet de
rationaliser les procédures, non sans ménager les garanties offertes au justiciable : mises
en demeure à délai préfixe, clôture d’instruction, avis de l’existence d’un moyen d’ordre
public, information sur les voies de recours, au 1er septembre prochain, généralisation
du ministère d’avocat en appel ; ces réformes ponctuelles étaient toutes inspirées du
souhait d’accélérer le traitement de l’instruction, en rappelant pédagogiquement au re-
quérant qu’une saisine du juge est une démarche grave, qui mérite d’être effectuée de
manière appesantie, ce qui est aussi assez courageux ; plus avant, l’irruption des
contentieux de masse a nécessairement conduit à mettre en place des procédures
allégées, outre une concertation véritable entre les différentes juridictions à leurs
différents niveaux, afin d’éviter l’asphyxie du système.
Les deux tournants essentiels ont été, à la vérité, pris, d’une part, avec la création et
le développement des formations de jugement à juge unique, statuant au fond, nées avec
les procédures de reconduite à la frontière et généralisées pour les “petits contentieux”,
d’autre part, avec la refonte du référé administratif, il y a trois ans.
Dans les deux cas, la gageure de forcer le juge administratif à statuer en temps réel,
en étroite imbrication avec les procédures judiciaires, a supposé l’abandon formel du
principe fondamental de la collégialité et des conclusions du commissaire du gouver-
nement, prix fort payé aux circonstances, mais pari réussi et, surtout, occasion
d’affronter le magistrat à la plénitude de ses devoirs en solitaire —à ceci près que
l’esprit de collégialité s’est reconstitué presqu’immédiatement de manière informelle
dans des consultations de couloirs ou de bibliothèque, tant sont évidents les avantages
de la réflexion partagée au dossier— par contre, et de manière particulièrement évidente
chez les magistrats délégués aux référés urgents, ces réformes sont en train de modifier
totalement le vécu du métier, dans le rythme de travail et par l’appréhension d’une
procédure largement accusatoire et orale qui rapprochera, à coup sûr le mode de vie du
juge administratif de celui de son homologue judiciaire, partant, peut-être aussi, les
mentalités.
Évidemment, ces novations —un TA comme Toulouse rend à l’heure actuelle
presque les deux tiers de ses décisions à juge unique et un quart de l’effectif de
magistrats environ se consacre aux divers référés— n’ont pas suffi à résorber le retard à
juger, qu’elles ont même, d’une certaine façon contribué à entretenir, en privant la
juridiction de bras au fond et en créant un surcroît de demande contentieuse. Mais il
n’est pas faux de prétendre qu’une “culture de l’urgence” est née, en rupture complète
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

112
Jean-François THURIÈRE

avec les comportements ancestraux, qui s’infuse jusqu’aux cours d’appel ; par ailleurs,
la procédure de tri de l’urgence, instaurée dans la technique du référé, répond
exactement à l’exigence du justiciable, validée sous le contrôle de son juge.
Les procédures nouvelles et leur pratique ne sauraient satisfaire l’ensemble de la
doctrine et des voix s’élèvent pour déplorer, les unes leur fermeté, les autres, et
paradoxalement, leur rapidité, d’autres, la circonspection du juge dans l’appréhension
de l’urgence, ou du doute sérieux, ou de la notion de libertés fondamentales ; outre qu’il
est vain de dresser des bilans définitifs avant la mi-parcours, c’est là faire bon marché
d’un processus qui conduit le juge à paralyser d’emblée l’action de l’administration,
quand cela s’avère indispensable, et correspond clairement à l’exigence renouvelée du
recours efficient.
Dans un ordre de préoccupations voisin, les nouveaux référés ont doté ce juge de
moyens redoublés de contrainte effective à l’égard de l’administrateur, par le prononcé
d’injonctions et d’astreintes, qui s’ajoutent à ceux que lui avaient, peu avant, octroyés
les dispositions déconcentrées en matière d’exécution forcée : il existe désormais un
véritable juge de l’exécution administratif, même si le problème de la mauvaise
exécution de ses décisions n’a jamais atteint l’ampleur que certains voulaient lui
accorder —à peine un dossier sur cent—.
Enfin, la panoplie du nouveau juge administratif ne serait pas complète si n’était
évoquée son intrusion dans le monde étrange des procédures alternatives de résolution
des litiges, en clair, de la conciliation et de la transaction, une vingtaine déjà en cours et
mêmes certaines achevées, à Toulouse par exemple, qui correspondent, de fait, dans des
cas précis, à un mode plus approprié de gestion des différends, mais aussi et surtout,
ramènent le juge administratif vers l’ambiguïté ou la richesse de sa genèse
d’administrateur juge.
À y réfléchir posément, ce juge, familier de l’administration dont il est issu, qu’il
côtoie dans ses activités administratives, d’avis, de participation à une kyrielle de
commissions —pas toutes essentielles—, n’est-il pas le mieux placé pour trouver la
solution adéquate, ménageant l’intérêt général, c’est-à-dire à la fois le fonctionnement
régulier des services publics et le respect des droits et obligations des personnes
privées ? ...ne ranimons pas les vieilles querelles. Contentons-nous de saluer, par
exemple, la redéfinition de la frontière de la voie de fait par le référé liberté et la
tangibilité mesurée du domaine public ou la fin du dogme de l’indestructibilité de
l’ouvrage public mal planté, parmi quelques avancées récentes et intéressantes de la
dernière jurisprudence.
Plus rapide, plus efficace, davantage équitable dans ses approches bilantielles, ce
juge a-t-il les ressources de ses ambitions ? Faire le catalogue de moyens consentis
depuis une dizaine d’années à l’appui de l’entreprise, moyens humains, techniques,
notamment dans le domaine des nouvelles technologies de la communication, encore
que tout conseiller... ou président ne soit pas un cybernaute émérite, moyens matériels
en locaux, particulièrement, serait, quoique éclairant, fastidieux ici. Il en reste que la
course des besoins et des moyens demeure alimentée par l’engouement judiciaire de nos
contemporains. Une mention doit cependant être faite, de l’effort de formation et de

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

113
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

spécialisation, indispensables, des magistrats, à l’aune de la technicité, de la


diversification et de la complexité croissantes du droit et des procédures. Le prochain
chantier sera celui de la formation coordonnée et systématique des agents des greffes,
encore empirique et dont se préoccupe, notamment, le rapport consacré à la réforme de
leurs statuts d’agents des corps de préfectures.
Le juge administratif est conscient de sa montée en puissance, le public aussi, les
actualités le démontrent à l’envi, mais sa crédibilité continue à souffrir de lieux
communs et d’une méprise profonde sur son ministère, au-delà des antiennes sur son
statut et son indépendance à l’égard des pouvoirs.
Le conflit avec les pouvoirs, à l’occasion de décisions spectaculaires, a toujours et
fatalement débouché sur l’interrogation quant à sa légitimité : dans une des secousses
les plus rudes, le Général De Gaulle, peu de temps après une adresse flatteuse au
Conseil d’État, en 1960, où il rappelait, dans la droite ligne de sa pensée, que “rien n’est
plus capital que la légitimité, les institutions et le fonctionnement de l’État”, n’avait pas
de mots assez durs, deux ans plus tard, pour fustiger dans les Mémoires d’espoir, après
l’épisode de l’avis sur l’élection du Président au suffrage universel “ce Corps, composé
de fonctionnaires qui tiennent leur poste de décrets du gouvernement et non point d’une
élection quelconque” et ne se contentent pas de donner “au pouvoir exécutif les
appréciations juridiques qui lui sont demandées” à savoir dans le sens attendu..., puis à
propos du cas d’un “certain Canal... criminel à ce point notoire... sept jours avant la
consultation nationale”, de se livrer à “une intolérable usurpation” sous prétexte de
“principes généraux du droit”. L’émotion passée, le “Manifeste Rivero” faisait justice
de ces accusations en rappelant “l’harmonie séculaire entre nos successifs régimes et
leur juge”, qui s’explique par l’attachement de ce dernier, “pleinement initié aux
nécessités de leur action...” (lequel), loin de l’entraver par maladresse ou par système,
s’efforçait, selon la formule répétée dans une longue suite d’arrêts, de “concilier les
exigences de l’action administrative avec les droits et libertés des citoyens”, on sait
aussi l’ampleur mesurée de la réforme du Conseil d’État qui a suivi...
Ce fut, sans doute, après l’affaire Jacomet, la première querelle médiatisée plaçant le
juge administratif en jugement devant l’opinion, et non plus seulement la doctrine ; ce
n’était pas la dernière, venant ensuite, parmi les plus importantes, l’affaire des élections
municipales de la couronne parisienne de 1984 et, depuis lors, ces attaques se sont
multipliées et banalisées.
Très fortuitement, la même année 1984, le Président Chabanol, dans une revue
juridique fort prisée, publiait un article sur le statut des membres des tribunaux
administratifs, après que la loi du 11 janvier 1984 eût réservé au législateur de fixer les
règles garantissant l’indépendance de ceux-ci.
On ne reviendra pas ici sur la question d’oral du concours complémentaire de
recrutement des conseillers de TA, —voie majoritaire de ce recrutement— à savoir les
détails de leur statut dérogatoire au statut général, leur formation à l’ENA et non à
l’ENM, pour davantage souligner leur inamovibilité de fait, consacrée mezzo voce par la
loi de 1986, dans l’exercice de ces fonctions de magistrats, formule héritée du décret de
1963, comme la règle d’avancement à l’ancienneté au sein du Conseil d’État. Une
anecdote reste éclairante dans ce domaine : l’institution du conseil supérieur des

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

114
Jean-François THURIÈRE

tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel a largement alimenté, en


tant que modèle comparatif, la réforme du statut du CSM, en son temps.
Faut-il réellement consacrer un développement particulier à la querelle, non pas des
investitures, mais de la présence et de la place du commissaire du gouvernement dans le
processus juridictionnel ? Au nom d’une vision déformée et simpliste, d’un amalgame
aventureux fondé sur des homonymies ou des parallèles outrés, y a-t-il là plus qu’une
volonté maligne de saper l’un des fondements historiques de la juridiction, dont il serait
bien malaisé de démontrer que la mutilation, voire la disparition accroîtrait les garanties
du juste et équitable procès ? … les aménagements utiles ont, du reste été apportés, de
nature à apaiser les susceptibilités, en matière de communication du sens de ces
conclusions, ou de note en délibéré. Dit prosaïquement, doit-on casser le thermomètre
pour nier les injures du climat ? Le commissaire du gouvernement, énonce à l’audience
le droit en toute liberté, il informe les plaideurs et le juge et s’il pèse, par ses arguments,
sur la solution du litige, c’est alors l’intelligence juridique qui pèse sur les débats, pas
un individu ni une procédure... Revenons aux définitions de l’arrêt Esclatine.
Au-delà des règles destinées à garantir l’impartialité objective du juge administratif,
selon la formule surabondamment exploitée à l’heure actuelle, demeure, celle, bien plus
fondamentale de la qualité personnelle et professionnelle des juges. Pour reprendre la
formule du Président Truche, dans son ouvrage “Juger, être jugé”, “les magistrats ont
des pouvoirs, non des droits” ; “et leurs pouvoirs ne leur appartiennent pas en propre, ils
ne leur sont conférés que dans le cadre de la loi et exigent, dans leur application, un
surcroît d’éthique” ; de fait, le juge, administratif au cas particulier, n’est pas élu et
combien de fois ai-je entendu, de la part d’élus locaux, cette creuse vérité, selon laquelle
leur légitimité était celle qui était sortie des urnes... Je suis aussi, malheureusement, le
juge des élections locales...
Dans le creuset de la collégialité, qui gomme les aspérités de l’aventurisme
intellectuel de l’individu, si brillant juriste soit-il, la diversité des origines des magistrats
et leur expérience de la vie administrative assurent une vision tempérée du point de
droit, équivalente, d’une certaine façon, à l’apport de l’échevinage dans d’autres
juridictions. À la limite, il convient davantage de tempérer le zèle contempteur de son
administration d’origine chez l’ancien sous-préfet ou inspecteur des impôts, que son
esprit de suivisme. Les références en la matière abondent à mon souvenir, lorsque je
présidais naguère une chambre en cour, peuplée de conseillers recrutés sous l’article 8.
Plus délicate à analyser est la relation du magistrat administratif à la jurisprudence du
Conseil d’État : le juge administratif est-il conformiste ? La pratique des séances
d’instruction, préalables à l’audience et son délibéré, je ne les compte plus, manifeste
certes l’empire de la solution établie, et cette propension reflète d’abord l’excellence et
la continuité de ces jurisprudences : avant de prendre une solution d’espèce, force est de
considérer le soin mis par le Conseil, ou les cours, dans leurs choix, souvent pesés à la
lumière des informations prodiguées par les travaux préparatoires des sections
administratives du Palais Royal, sachant aussi les mécanismes coutumiers de
ratiocination des décisions, par le canal, entre autres, de la “Troïka”, ou les
consultations de sous-section à section, ou l’entremise des commissaires du

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

115
DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE ADMINISTRATIF

gouvernement ; une nouvelle jurisprudence est rarement le produit des réflexions d’un
rêveur solitaire et, ici, pas de conflit entre les chambres de la Cour de cassation... De
plus, l’épreuve de “l’a contrario” est systématiquement le banc d’essai des innovations.
Dans ces conditions, le revirement de jurisprudence demeure à consommer avec
modération, tant pis pour l’universitaire friand de sensations ! Et, au demeurant, sachant
la tactique, dite “en crabe” du juge, cette nouveauté est souvent à rechercher, un pas en
avant, deux pas en arrière, dans les non-dits des solutions contraires. Le commentaire
d’arrêt est une activité à haut risque.
Pour autant, les avancées réelles de la jurisprudence, dans l’esprit de la protection
accrue des droits de l’individu est patente, que l’on considère, par exemple,
l’effervescence actuelle autour de la théorie du retrait de l’acte administratif, selon qu’il
est, pécuniaire ou non, créateur ou non de droits, obtenu ou pas par fraude, sous la
contrainte latente du principe de confiance légitime et de sécurité des situations
juridiques.
De même, la controverse sur la vocation du juge à créer la norme contra legem est
vaine, avec ou sans sanction à la clef.
Sanction, le mot est lâché : l’accountability est un terme à la mode, car il faut rendre
compte de l’exercice de ses fonctions publiques, ce qui, au demeurant est plus ou moins
aisé, selon qu’on les remplit avec davantage de discrétion ou de zèle ; mais devant qui,
sur quels fondements, dans quelles conditions, à quel prix, s’agissant de l’acte de juger ?
D’aucuns déplorent l’absence de fait de responsabilité personnelle des magistrats,
absorbée qu’elle est par la responsabilité du service, même régénérée par un éventuel
abandon du critère de la faute lourde. Hormis le cas pathologique du magistrat
administratif relevant de poursuites disciplinaires, voire des règles statutaires
gouvernant les congés maladie, il est malaisé, et pas seulement par esprit de chapelle, de
concevoir la mise en cause directe du magistrat à travers son jugement, et même sa
gestion de l’instruction, sans complaisance coupable au plaideur ; de même, l’idée de
créer une commission des plaintes aurait eu pour premier effet de permettre aisément de
dresser un fichier des plaideurs abusifs ; je renvoie, sur ce point à un excellent article de
M. Commaret, avocat général près la Cour de cassation, dans la revue de l’ENA, paru
en 2000, qui recentre “la responsabilité-action” du juge sur sa “soumission exemplaire à
la loi commune, son intégrité et sa dignité dans toutes les circonstances de sa vie,
professionnelle ou privée, sa réserve dans l’expression publique de ses opinions”, en
espérant, par ce dernier propos, ne pas enfreindre ladite interdiction, dans son dernier
point, non sans estimer, sans le dire qu’aussi, celui qui veut faire l’ange, fait vite la bête.
“Etablir de fait toutes les garanties sociales et individuelles, pour éviter les
dissensions et les violences ; ... substituer l’ascendant des moeurs à l’ascendant des
hommes”, sentençait Saint-Just, repris en écho par Cambacérès : “La justice est la
première dette du corps social”. Il y faut donc des magistrats avertis, insensibles aux
modes, connaissant le milieu (professionnel), rassis et tranquilles dans leur démarche,
soucieux du bien public, et, en fin de compte, pas trop préoccupés d’une justification
théorique de leur légitimité.

S’il fallait conclure véritablement, pourquoi ne pas prétendre, loin du “complexe de


François”, le facteur de “Jour de fête” (P. Truche citatus), que Socrate, par sa délicate et

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

116
Jean-François THURIÈRE

inquiète ironie, ou Sénèque, par les judicieux conseils qu’il donne à Sérénus, de
s’intéresser, sans épicurisme, mais avec stoïcisme, à la chose publique, auraient fait de
bonnes recrues dans les rangs des juges administratifs.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

117
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL
UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE
Henry ROUSSILLON
Professeur, Président de l’Université
Toulouse I Sciences Sociales

J’ai un peu modifié le titre prévu au départ : La légitimité du Conseil constitutionnel


pour “Le Conseil constitutionnel : une légitimité contestée”.
Nous verrons dans quelles proportions cette légitimité est contestée.
Ce que l’on peut dire tout de suite, sans remonter aux origines, c’est que le Conseil
constitutionnel français —puisqu’il y en a d’autres dans le monde— est d’une certaine
manière l’enfant, et j’ajouterais pour me situer dans le colloque : l’enfant sans doute
illégitime, de Sieyès et Kelsen. Entre Sieyès, bien sûr, qui a été le père, tout à fait
légitime, du fameux “Sénat conservateur de la Constitution” (de la Constitution de l’an
VIII) sans parler de la “jurie-constitutionnaire” qu’il avait d’abord imaginée ; et
évidemment Kelsen avec sa fameuse théorie pure du droit. Ils étaient sans doute faits
pour se rencontrer, ils ne l’ont pas été dans le temps, ils l’ont été à travers cette
réalisation qu’est le Conseil constitutionnel français.
De cet accouplement un peu surprenant, et qui traverse les âges, est né notre Conseil
constitutionnel. Après, il faut le dire, une gestation très longue, qui a duré un siècle et
demi pratiquement. Avec également des fausses couches —pourrait-on dire—, des
enfants mort-nés comme le Comité constitutionnel de 1946, mais enfin en 1958 avec
une grande part d’ambiguïté dont il faut se féliciter à mon avis, le Conseil
constitutionnel voyait le jour. Son nom de baptême avait d’ailleurs posé quelques
problèmes, on avait hésité à l’appeler ainsi. Nous reviendrons peut-être sur ce terme de
“Conseil” qui a été préféré à celui de “Juge”, de “Cour”, de “Tribunal” ; pourtant plus
en vogue dans l’Europe de l’époque. Donc on a préféré le terme de Conseil. On ne lui a
pas bâti un grand palais, on a préféré le placer dans cette position un peu ambigüe, là
aussi, qui est entre la Comédie française et le Conseil d’État… dans la rue Montpensier,
et cette situation ambigüe est révélatrice, sans doute, de la place tout à fait particulière
qu’occupe cette institution dans notre organigramme suprême.
Des polémiques il y en a eu !
Il faut bien reconnaître que ces derniers temps, elles ont tendance à devenir plus
rares. Des polémiques, des mots ont été échangés : le Président Badinter, à une certaine
époque, en 1993, avait pris une plume vengeresse pour s’opposer à une certaine révision
constitutionnelle qui venait briser sa jurisprudence dite “de la loi Pasqua”. Je ne sais pas
si j’aurais l’occasion d’en reparler. Il y a eu, également A. Chalandon qui a écrit là-
dessus. Il y a eu beaucoup de gens… M. Balladur avait également eu des mots assez
durs sur le Conseil constitutionnel. Le temps des grands débats, des grandes
polémiques, des grands anathèmes, semble tout de même être passé de mode. Malgré
tout, les juristes continuent de s’intéresser très sérieusement —l’importance des
ouvrages qui paraissent sur le sujet le montre— à cette institution qui se situe au

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

119
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE

carrefour du juridique et du politique. Vous me direz que tout ce que l’on a dit ce matin
montre que le Juge se situe en permanence au carrefour du juridique et du politique. Pas
simplement le juge constitutionnel, mais le juge constitutionnel se situe sans doute à un
point plus névralgique dans cette espèce d’œil du cyclone, ce qui se comprend fort bien.
Je dois dire, pour que les choses soient claires, que je n’ai pas une position
“systématiquement favorable” au Conseil constitutionnel. Ce n’est pas parce que j’ai
écrit sur le Conseil constitutionnel que j’y suis favorable. Je n’ai pas non plus une
position “systématiquement hostile” au Conseil constitutionnel. Disons que je ne fais
pas partie des “gardiens du Temple”.
Les gardiens du Temple se trouvent plutôt du côté d’Aix-en-Provence avec le grand-
maître, le grand-prêtre, je veux parler du Doyen Favoreu. Actuellement, il y a une autre
église qui s’est constituée du côté de Dijon, non, en fait qui a colonisé Paris (je veux
parler du couple Bertrand Mathieu et Michel Verpeaux qui prennent le relais sans doute
du Doyen Favoreu).
Il ne faudrait pas oublier non plus ce qui s’écrit du côté de Montpellier —Dominique
Rousseau m’en voudrait—.
Donc, je ne suis pas systématiquement “pour”, ni systématiquement “contre”
l’existence d’un juge constitutionnel comme le Conseil constitutionnel. Ce que je vais
essayer de vous montrer rapidement, c’est que la légitimité, puisque c’est le cœur du
sujet, du Conseil constitutionnel est de moins en moins contestée au plan institutionnel.
Au plan institutionnel, on peut dire que les critiques sont très rares aujourd’hui. Par
contre, je crois que l’on peut parler d’une légitimité fragile en ce qui concerne la
fonction de “contrôle de la loi” et à ce titre, des menaces pèsent sur le Conseil
constitutionnel. Donc je vais essayer de traiter rapidement ces deux points.
D’abord, au plan institutionnel, une légitimité de moins en moins contestée. Cela n’a
pas toujours été évident. Dans un premier point, la composition de l’organe et puis
ensuite sa procédure ont soulevé des critiques. Ces critiques, aujourd’hui, ont été, soit
réfutées, soit des réformes sont intervenues qui les rendent sans objet.

I — LA COMPOSITION DE L’ORGANE
A — La nomination des membres
Jacques Poumarède parlera de l’élection des juges, ce qui concerne notre sujet.
On a beaucoup, beaucoup écrit sur la manière dont étaient nommés les membres du
Conseil constitutionnel. Je laisse de côté le problème des membres de droit, qui est une
survivance complètement atypique et folklorique. En ce qui concerne les nominations,
proprement dites, le fait que les membres du Conseil constitutionnel soient nommés par
des autorités politiques a soulevé des critiques. On a dit que c’était d’ailleurs un facteur
de politisation du Conseil. Nous en reparlerons, je n’en suis pas vraiment persuadé. Et,
les solutions de rechanges que l’on présente parfois, c’est-à-dire la solution à
“l’allemande”, avec une élection par les deux assemblées —en Allemagne le Bundestag
et le Bundesrat— ne semblent pas constituer de manière évidente un moyen d’éviter
l’accusation de politisation. Quand on voit la manière dont sont nommés les membres
de la Cour suprême américaine, qui est une solution très compliquée avec l’intervention
de toute une série d’organes, pas simplement du Sénat américain mais également de

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

120
Henry ROUSSILLON

l’American Bar Association (ABA) et d’autres organismes, on ne peut pas dire que la
procédure de nomination puisse être considérée comme la solution miracle. Il n’y a pas
de solution miracle en matière de nomination des juges suprêmes.
Il est vrai que les membres du Conseil constitutionnel nommés par le Président de la
République, lorsque celui-ci est de gauche sont plutôt de gauche (de même que lorsque
le Président de l’Assemblée Nationale est plutôt de gauche ils sont plutôt de gauche)
ainsi M. J.-C. Colliard ancien chef de cabinet de F. Mitterrand, le Professeur Colliard a
été nommé par M. Fabius. Même chose lorsque le Président du Sénat, qui est
majoritairement de droite, nomme des gens plutôt à droite ou centristes, c’est évident et
incontestable.
Mais lorsque l’on a dit cela, je ne pense pas qu’on ait discrédité le mode de
nomination. D’abord, la fameuse phrase de Robert Badinter, lorsqu’il a été nommé
Président du Conseil constitutionnel, —tout le monde la connaît cette phrase, elle est
partout— il a dit à ses pairs : “N’oubliez pas que nous avons un devoir d’ingratitude vis-
à-vis de ceux qui nous ont nommés”. Et, je crois que lui-même a montré l’exemple.
Donc effectivement ce n’est pas parce que l’on a été nommé par un Président de la
République de gauche que l’on va faire, au Conseil constitutionnel, systématiquement la
part belle à la gauche ou à la droite si c’est un personnage de droite. C’est très clair.
Ceci avait très bien été perçu par un professeur —que j’ai beaucoup admiré lorsque
je l’ai eu comme professeur puis, comme collègue— je veux parler d’Olivier
Dupeyroux, qui parlait du syndrome de Becket. Le fameux “syndrome de Becket” qui
montre que, dans la fonction, on change de “couleur politique”. Il y a aussi la fameuse
phrase “un jacobin ministre n’est pas un ministre jacobin”. Vous connaissez tout ça.
Donc je crois que ce n’est pas la peine de perdre du temps à accuser les gens qui
nomment les membres du Conseil constitutionnel de nommer des gens qui sont plutôt
leurs amis politiques. Le Président Bush ou le Président Clinton ont fait la même chose
aux États-Unis. C’est partout pareil.
En Allemagne, on vous dit que la désignation par les assemblées va permettre des
choix non politiques par consensus. C’est faux ! Ce sont des choix qui se font par
négociation entre les deux grands partis politiques allemands : le SPD et la CDU. Le
politique réapparaît y compris dans des procédures d’élection par des assemblées. Alors
on peut imaginer peut-être une élection au suffrage universel direct. Pourquoi pas ?
Moi, qui suis déjà contre l’élection du Chef de l’État au suffrage universel direct, vous
imaginez que je suis contre l’élection des membres du Conseil constitutionnel au
suffrage universel direct.
C’est le premier point.
Ensuite on a dit : mais qui va-t-on nommer à ce Conseil constitutionnel ? Ce conseil
n’est pas légitime parce qu’on y nomme des gens qui ne connaissent pas le droit ! Cela a
été un des thèmes que j’ai retrouvé dans plusieurs interventions, s’agissant d’autres
juridictions : il faut que les juges soient des juristes ! Ce n’est pas sûr. D’abord si on les
faisait élire je ne vois pas pourquoi ils seraient des juristes. Vous n’avez qu’à voir dans
Lucky Luke, “Le juge” (le numéro sur le juge) Roybean n’est pas un juriste. Il ne sait
même pas tenir son Code Civil !

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

121
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE

Je ne vois pas pourquoi quelqu’un élu au suffrage universel serait forcément


magistrat, sauf à l’exiger bien sûr !
En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, ce qu’il faut noter c’est que le Conseil
a toujours comporté de grands juristes. Je veux parler de : François Luchaire, du Doyen
Vedel, de Jacques Robert, de Jean-Claude Colliard actuellement…, il y a toujours eu un
ou plusieurs grands juristes. Si vous prenez également leurs carrières vous verrez qu’ils
sont tous diplômés en droit ou de l’IEP de Paris. Certains disent qui il y a trop de gens
diplômés de l’IEP de Paris. C’est vrai qu’on le dit, je ne suis pas sûr que ce soit une
critique pertinente étant donné que les diplômés de l’IEP de Paris sont aussi le plus
souvent de bons juristes. Mais, vous verrez que dans tous les ouvrages où vous avez les
carrières universitaires, vous verrez effectivement que ce sont en général de bons
juristes. De toute façon, ils sont aidés par de très bons juristes puisqu’ils sont voisins du
Conseil d’État. On vous le disait tout à l’heure : des auditeurs du Conseil d’État
viennent les aider dans leur travail, voir leur rédiger leurs documents. Peut-être que M.
Lancelot démentira tout à l’heure. On m’a donné des noms de personnes, en particulier
une certaine dame, qui ne sont pas “contre” le fait qu’on leur rédige leurs rapports.
En France, on n’exige pas que ce soient des juristes. Alors que dans des pays voisins
on exige que ce soient des magistrats, des professeurs d’université ou des avocats, ou
bien des gens qui ont le diplôme pour devenir magistrat. C’est le cas de l’Allemagne. À
mon avis ce n’est véritablement pas un problème. Il ne faut pas oublier que Kelsen avait
écrit “qu’il n’était pas souhaitable qu’une Cour constitutionnelle —une véritable Cour
constitutionnelle— ne soit composée que de juristes”. C’est une question de proportion.
Peut-être qu’il pourrait y avoir un peu plus de professeurs d’université. Il y a en qui
attendent depuis quelque temps comme le Doyen L. Favoreu ou le Doyen P. Gélard.
B — La procédure
Le Conseil serait, ensuite, illégitime parce que, premièrement le mode de saisine
n’est pas satisfaisant, deuxièmement parce que la procédure n’a vraiment rien à voir
avec une procédure juridictionnelle.
Le premier point mériterait un débat tout entier.
1) Le problème de la saisine du juge constitutionnel
Il y a eu une tentative de révision en 1989, c’est Robert Badinter qui a lancé l’idée.
Cela a été repris dans une projet de révision, en 1990, puis en 1993. Ça n’a jamais
abouti.
François Mitterrand, qui avait été favorable à cette révision, en 1993, a changé
d’avis en 1994 dans un discours dans la grande salle du Conseil constitutionnel à
l’occasion du 20e anniversaire de la révision constitutionnelle de 1974 permettant à 60
députés ou sénateurs de saisir le Conseil.
Je n’insiste pas là-dessus.
Ce n’est pas parce que le citoyen ne peut pas saisir le Conseil constitutionnel que le
Conseil constitutionnel n’est pas un juge, et, un juge légitime.
Je voudrais faire un sort à un argument qui est parfois présenté. On dit : “à l’étranger
ça marche comme ça” …vous connaissez. Actuellement, l’argument d’autorité c’est le
droit comparé : en Allemagne vous avez ça, ou en Italie vous avez ça… Je voudrais

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

122
Henry ROUSSILLON

qu’on me porte le nombre de lois allemandes qui ont été déclarées inconstitutionnelles
par une saisine par un citoyen allemand, et, vous verrez qu’il en est proche de zéro.
En réalité, la justice constitutionnelle allemande est une justice qui vise à faire appel
des décisions des juges allemands mais pas des décisions du législateur allemand. Mais
ça, les Français ne le comprennent pas. On invoque à tort l’exemple allemand. Ça n’a
aucune valeur pertinente. Je crois qu’effectivement en France il y a très peu de lois qui
échappent au juge constitutionnel. Quant aux lois qui y échappent c’est qu’il y a eu un
consensus de l’ensemble de la classe politique. S’il n’y a pas tout de même un minimum
de députés, de sénateurs, pour saisir c’est que tous les autres sont d’accord. Cela peut
s’analyser comme un mode “informel” de révision de la Constitution. C’est tout au
moins ma théorie et cela mériterait plus de temps pour être développé.
2) Le déroulement de la procédure
Dans les reproches, on a dit : la procédure devant le Conseil est secrète. Elle est en
réalité de moins en moins secrète, il faut bien le dire. À l’époque de la présidence de M.
Daniel Mayer on a décidé la publication de plusieurs documents qui étaient
effectivement secrets jusque-là. Il n’y a pas d’avocats mais enfin cela pourra peut-être
venir.
Il y a également le fait du contradictoire. On a dit : “Mais il n’y a pas de
contradictoire !”.
Le président Badinter avait eu une idée qui n’a pas abouti. Le président Badinter
avait constaté que, finalement, c’est le Gouvernement qui défend la loi devant le
Conseil constitutionnel. Vous me direz, que c’est normal puisque les lois, pour
l’essentiel, sont d’origine gouvernementale. Mais c’est un peu paradoxal, vu de loin,
que la loi, œuvre du Parlement, soit défendue devant le juge constitutionnel par
l’Exécutif, par le Gouvernement. Badinter proposait donc que la Commission
parlementaire, qui avait rapporté sur la loi, soit associée à la procédure devant le juge
constitutionnel. Il pensait sans doute, de bonne foi, que c’était un cadeau fait au
Parlement. Le Parlement a dit : “on ne veut pas du tout de ça. On ne veut pas aller
devant le juge constitutionnel pour défendre la loi”. Ils avaient un argument, ils
disaient : “la commission peut être une commission spéciale, donc qui a été créée pour
cela, et par conséquent qui va disparaître immédiatement après l’adoption de la loi”. Il y
avait des arguments juridiques mais enfin cette proposition a été écartée. Ceci dit, le
contradictoire existe et le Conseil constitutionnel —on vous le dira tout à l’heure— est
très accueillant à tout document qui permet d’enrichir le débat.
On peut dire qu’aujourd’hui, aussi bien en ce qui concerne la composition de
l’organe qu’en ce qui concerne la procédure, il n’y a pas de critiques fondamentales qui
sont faites au Conseil constitutionnel et qui soient fondées. Le Conseil apparaît légitime.
Le Conseil apparaît comme une Cour de Justice. D’ailleurs il fait partie de toutes les
grandes associations de Cours constitutionnelles qui existent dans le Monde. Il y a
même une association des Cours constitutionnelles francophones. Il est reconnu, par les
autres Cours, comme étant une Cour ; ce qui est un bon signe.

II — LE PLAN FONCTIONNEL

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

123
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE

Au plan fonctionnel, alors là, la légitimité est beaucoup plus fragile. J’ai entendu ce
matin —je ne sais plus qui le disait— qu’on s’interrogeait sur la question de savoir, si en
1971, le Conseil constitutionnel n’avait pas été un usurpateur.
Il s’était autoproclamé compétent alors que le texte de 1958 était moins clair. Je ne
peux pas traiter à fond cette question qui est une question d’histoire maintenant. Je ne
suis pas sûr qu’il ait véritablement outrepassé ses droits (que les constituants de 1958
n’y aient pas vraiment pensé, bon…). M. Lancelot dira ce qu’il en pense. Mais qu’il ait
vraiment violé la Constitution en se reconnaissant compétent pour contrôler la loi, je
n’en suis pas sûr.
Par contre, les deux menaces qui peuvent mettre en jeu sa légitimité, sont les
suivantes : d’abord, en ce qui concerne une certaine usurpation du pouvoir constituant,
mais qui est en train de se limiter (nous dirons) et puis, ensuite, la concurrence des
fameuses juridictions soit nationales, soit européennes.
A — Le Conseil constitutionnel est-il un usurpateur ?
Il le serait dans la mesure où il se reconnaîtrait un véritable pouvoir constituant. La
manière dont il a bâti le bloc de constitutionalité, ce fameux “bloc de constitutionalité”
(expression dont la paternité là non plus n’est pas sûre). Le bloc de constitutionalité a
été bâti d’une manière qui a choqué certains dans la mesure où, bien sûr, il y a de grands
textes. Des grands textes : la déclaration de 1789 confirmée et complétée, le préambule
de 1946, et puis au-delà des fameux principes fondamentaux reconnus par les lois de la
République, voir les principes constitutionnels, ou les objectifs de valeur
constitutionnelle, …Tout cela a laissé penser que le Conseil constitutionnel allait trop
loin. En réalité, actuellement, il fait preuve d’une modération et il fait très attention. Il
est très rare qu’il reconnaisse de nouveaux principes de ce type.
Par contre, on constate que se développe dans le droit (et pas simplement dans le
droit constitutionnel) une théorie qui est la théorie de l’interprétation, fondée sur
l’herméneutique allemande —née de l’interprétation de la Bible— également sur la
théorie du “droit vivant” italienne, et tout ce courant de pensées avec des gens —comme
Michel Troper, en France, et d’autres, Olivier Cayla…— fait que on en arrive à l’idée
qu’un texte ne veut rien dire et que par conséquent la Constitution ne veut rien dire.
Tant que le Conseil constitutionnel ne vous a pas dit ce que signifiait la Constitution on
ne sait pas ce qu’elle veut dire. Dans le document, en fin de l’article que j’avais écrit en
2001, le passage d’O. Cayla le montre —je ne vous le lis pas parce qu’il est un peu
difficile à comprendre, faites vous plaisir avant de vous endormir, lisez-le…— il
termine en disant : “finalement appelons un chat un chat” mais moi, je vous le dis il
fallait l’appeler “chat” beaucoup plus tôt.
Donc la théorie de l’interprétation c’est cela : un texte n’a pas de sens
programmatique avant que le juge ne vous ait dit ce qu’il veut dire.
Alors, je suis très sévère là-dessus et je pense qu’on est au cœur du problème de la
légitimité. Un juge, quel qu’il soit, pas seulement le juge constitutionnel, s’il se permet
de tenir ce discours fait faire un bon en arrière à la démocratie de plusieurs millénaires,
pour une raison très simple —et d’ailleurs, Jacques Krynen en parlait ce matin, dans son
rapport—. La démocratie est très simple à définir, c’est le système politique qui a été mis

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

124
Henry ROUSSILLON

en place dans la Grèce antique, qui à la suite d’une évolution part de la caverne (on part
de la caverne avec le sorcier qui est celui qui sait, qui connaît le droit et qui en grande
partie élabore ce droit) et puis, ensuite, ce sera le prêtre. Là on retombe sur l’expression
qu’avait utilisée le Président Raibaut “les prêtres de la justice”, il avait parlé des prêtres
de la justice et de la “caricature juridique”. Les prêtres ensuite sont devenus les maîtres
de la connaissance du droit et de l’élaboration du droit.
La démocratie n’apparaît que lorsque le droit va se fabriquer sur la place publique,
sur l’agora, et sera connu de tout le monde. Chaque fois que le droit est enfermé dans le
secret du juge, c’est un retour en arrière auquel nous assistons. Il ne faut pas se faire
d’illusions, on peut avoir de la démocratie plein la bouche mais, si on dit : “le droit,
vous verrez bien ce que c’est lorsqu’on vous l’appliquera”, et bien ce n’est pas de la
démocratie, on ne vit pas en démocratie.
La démocratie suppose la connaissance préalable d’un cadre juridique dans lequel
on agit. Si vous ne le connaissez pas à l’avance, si on ne vous le dit qu’après, c’est que
vous n’êtes pas en démocratie. Donc, je me méfie beaucoup de ces théories de
l’interprétation que l’on peut justifier si on n’est pas démocrate.
À côté de cela, il y avait une menace qui pesait sur le Conseil constitutionnel ;
c’était que le Conseil constitutionnel se reconnaisse gardien d’une supra-
constitutionnalité. Ça aussi, c’est un très vaste débat. Est-ce qu’il existe des normes
supra-constitutionnelles ? Est-ce que le juge constitutionnel peut contrôler la révision de
la Constitution ?
On en est arrivé à des aberrations de ce type : le Conseil constitutionnel peut
empêcher que l’on révise la Constitution. Au nom de quoi ? Au nom de la
Constitution ? Non, puisqu’on la révise il ne peut pas empêcher “au nom de la
Constitution” ; donc ça ne pouvait être qu’au nom d’une supra-constitutionnalité, c’est-
à-dire d’un droit naturel réinventé et honteux d’ailleurs, O. Pfersmann l’a très bien dit.
Un droit honteux qui ne se proclame pas comme droit naturel. Heureusement,
Maastricht II et la dernière décision du 26 mars 2003 ont montré que le Conseil
constitutionnel était conscient du danger et qu’il refusait de contrôler la révision de la
Constitution. Ça c’est un point qui est positif, à mon avis, dans l’affirmation de la
légitimité du juge constitutionnel français.
B — L’usurpation du pouvoir législatif
Ce sont les fameuses réserves d’interprétation.
Ce n’est pas supportable. Il n’est pas supportable que le Conseil constitutionnel
réécrive les lois actuellement sous couvert de “réserve d’interprétation”. La caricature
en a été la loi sur le Pacs. Le Conseil constitutionnel réécrit la loi. Les réserves
d’interprétation sont nées dans le contexte américain, c’est-à-dire dans un système de
contrôle par voie d’exception. C’est-à-dire : lorsqu’on va contrôler des lois qui ont peut-
être 50 ans ou 60 ans, qu’à ce moment-là on cherche à sauver la loi en la réinterprétant,
pourquoi pas, parce qu’elle est très ancienne. Le Conseil constitutionnel a cet avantage
énorme d’intervenir rapidement dans un délai d’un mois, la loi est chaude encore, elle
n’a pas eu le temps de se refroidir. Si le Conseil constitutionnel considère que la loi

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

125
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE LÉGITIMITÉ CONTESTÉE

n’est pas conforme à la Constitution, il n’a pas à la réécrire, il a à renvoyer la copie au


Parlement. C’est simple, c’est dans la logique française, dans la logique du contrôle
français qui est un contrôle avant la promulgation de la loi —qui est complètement
différent du système américain parce qu’on vous invoque là aussi le système américain—
.
C — La concurrence des juridictions nationales et européennes
C’est tout le problème du contrôle de conventionnalité —sur lequel on pourra
reparler si on a le temps— c’est-à-dire la jurisprudence “IVG”. Actuellement, il y a tout
un débat dans les Cahiers du Conseil constitutionnel, et ailleurs aussi, pour savoir s’il
ne faut pas abandonner la jurisprudence “IVG”. Parce que le Conseil constitutionnel a
conscience qu’en refusant, en ne voulant pas intégrer le droit international dans le bloc,
peut-être il s’est lié les mains de façon excessive.
Ensuite, il y a la concurrence —on en a parlé, déjà— des juridictions internationales
et européennes avec la fameuse décision Zielinski de 1999 où l’on voit la Cour
européenne des Droits de l’Homme déclarer qu’une loi que le Conseil constitutionnel a
déclaré constitutionnelle est non conforme à la Convention européenne des droits de
l’Homme. Là, c’est la légitimité du Conseil qui est en cause puisque finalement on lui
dit : “vous ne savez pas ce que vous avez fait. Finalement votre loi est non conforme à
un droit fondamental reconnu par la Convention de 1950” (j’aurais pu développer cela).
Donc, on va vers une légitimité partagée, partagée entre le juge national, le Conseil
constitutionnel et la Cour de Strasbourg et la Cour de Luxembourg, ou la future Cour de
l’Union européenne. Mais ce sera sans doute traité demain par Joël Molinier.
On va alors vers une marginalisation du Conseil constitutionnel.
La construction européenne va marginaliser le Conseil constitutionnel, en le
transformant sans doute en une sorte de Cour suprême d’États fédérés.
La France deviendra un état fédéré, ce n’est pas la peine de faire semblant du
contraire, et ceux qui étaient partisans d’un contrôle par voie d’exception poussent dans
ce sens d’ailleurs, le Conseil constitutionnel devenant une Cour suprême et perdant ce
qui fait sa spécificité de Conseil constitutionnel.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

126
LA LÉGITIMATION DU JUGE
CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE
Alain LANCELOT
Professeur émérite des Universités
Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Paris
Ancien membre du Conseil constitutionnel

Devant prendre la parole le dernier de cet après-midi, après qu’aient été évoqués les
grands cygnes qui siègent à la Cour de cassation et au Conseil d’État dont la légitimité
historique n’est pas véritablement remise en question, je m’étais préparé à tenir le rôle
du vilain petit canard.
Mais, en écoutant le Président Roussillon, je me suis rendu compte que j’avais
encore été trop présomptueux. Je n’ai plus l’impression d’être ce petit canard, qui attire
au moins la sympathie des petits enfants, mais la pauvre grenouille que l’on décérébrait
jadis dans les travaux pratiques de sciences naturelles au lycée pour mieux faire
apparaître ses réflexes à coups de décharges d’électricité.
Et chacun d’entre vous a pu voir comme je tressautais sous le scalpel ou l’électrode
du Président Roussillon.
Hélas, j’aurais tant voulu faire bonne figure et que le Conseil constitutionnel fît
bonne figure avec moi ! Mais je ne me faisais guère d’illusion, je sais que le dernier
arrivé doit être modeste et montrer patte blanche pour être admis et reconnu dans la
classe des grands.
C’est tout ce que je veux essayer de faire devant vous en montrant qu’en dépit de
son jeune âge —il a vingt-deux ans de moins que moi— le juge constitutionnel a quand
même quelques titres à revendiquer sa légitimité.
On ne se contentera certes pas de noter que ses décisions ont toujours été
scrupuleusement respectées. Car la légitimité ne se mesure pas à l’obéissance à
l’autorité. Vous vous rappelez sans doute le mot “piquant” de Bonaparte : “on peut tout
faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus”.
Or c’est bien d’asseoir le pouvoir qu’il est question quand on parle de légitimité. Car
celle-ci se mesure à l’adhésion à la contrainte nécessaire.
Les membres du Conseil constitutionnel sont-ils légitimes à cette aune ?
Leurs décisions sont très contraignantes aux termes de l’article 62 de la Constitution
qui stipule : “Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun
recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et
juridictionnelles”. Vous noterez qu’ici le petit canard commence à relever la tête.
Le Conseil est donc l’équivalent en dignité d’une Cour suprême, dans son ordre de
compétence. Et je crois qu’on peut reconnaître honnêtement que ses décisions ne sont
pas seulement suivies mais acceptées, une fois retombée une émotion inévitable puisque
ces décisions interviennent “à chaud” quelques semaines seulement après le débat
parlementaire et le vote sur la loi déférée.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

127
LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE

Cette constatation n’est sans doute pas suffisante puisqu’on parle toujours dans
certains milieux de réformer le Conseil pour renforcer sa légitimité. Et puisque l’on
parle ce soir de la légitimité du juge constitutionnel, considérons principalement les
critiques qui portent sur la légitimité des membres du Conseil et notamment sur leur
mode de désignation. L’ennui —pour les critiques mais pas pour le vilain petit canard
qui s’amuse d’un rien— c’est que les critiques et les projets de réforme sont
contradictoires.
Les uns considèrent que les membres du Conseil manquent de légitimité politique et
qu’ils devraient procéder plus directement du suffrage universel en étant soit élus, soit
investis par le Parlement, si possible à une majorité qualifiée. Cette proposition renoue
avec la tradition française de l’absolutisme parlementaire auquel a mis fin la
“démocratie constitutionnelle” en proclamant la valeur supra-majoritaire des droits et
des principes constitutionnels, ce que le Conseil a clairement énoncé en affirmant en
1985 que “la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la
Constitution”.
Les autres réformateurs trouvent au contraire que le juge constitutionnel est trop
politique et ils voudraient qu’il soit principalement choisi en fonction de sa compétence
juridique.
Pour ma part je dois reconnaître que je trouvais un peu baroque le mode de
désignation des membres du Conseil... jusqu’à ce que j’y sois nommé. Pas seulement
parce qu’il montrait par-là sa grande pertinence, mais, plus sérieusement, parce que j’ai
pris conscience au Conseil que celui-ci tirait l’essentiel de sa légitimité du panachage
subtil, dans sa composition, de l’expérience politique et de la compétence juridique.
Un panachage qui s’établit librement en fonction des préférences du moment de telle
ou telle autorité de nomination, mais qui finit par créer un mixte très bien dosé dont on
apprécie parfaitement l’importance quand on siège au Conseil.
Les anciens hommes politiques travaillent aisément et heureusement avec des
spécialistes du droit, d’autant mieux d’ailleurs que beaucoup d’entre eux cumulent les
deux qualités. Si je recense les membres qui ont siégé au Conseil en même temps que
moi, je compte :
— 5 anciens magistrats,
— 4 professeurs,
— 4 anciens membres du Conseil d’État,
— 3 avocats,
— et, un ancien secrétaire général de l’Assemblée nationale, spécialiste éminent
du droit parlementaire.
Mais je compte aussi
— 7 anciens ministres,
— 6 anciens parlementaires,
— et 7 anciens membres de cabinets ministériels ou présidentiels.
En vérité, compte tenu des doubles comptes de juristes et de politiques ayant occupé
successivement plusieurs fonctions dans un ordre et dans l’autre, l’équilibre numérique
et l’interpénétration culturelle sont très heureusement assurés.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

128
Alain LANCELOT

Du point de vue de la légitimité, la présence de nombreux juristes garde le Conseil


du côté de la doctrine, et la présence de nombreux politiques le garde du côté du
Parlement, car celui-ci sait qu’il n’est pas jugé par des conseillers qui ignorent
superbement les conditions du travail parlementaire mais par d’anciens praticiens qui en
connaissent les arcanes et en reconnaissent, de leur côté, la difficulté et la pleine
légitimité.
Je voudrais ajouter que la pluralité des trois autorités de nomination garantit la
plupart du temps un certain pluralisme au sein du Conseil, qui juge en collégialité, et le
renouvellement triennal favorise la “respiration” de ce pluralisme à un rythme que ne
connaissent pas la plupart des institutions représentatives.
Pour aller plus loin dans l’analyse de la légitimité du Conseil et de ses membres il
peut être utile de revenir aux trois grandes sources de la légitimité dégagées par Max
Weber : le charisme, la tradition et le processus légal-rationnel.
Le charisme d’une institution n’a guère de sens, sauf pour une Eglise, mais il n’en
va pas de même pour ses membres. Or il est incontestable que le Conseil a compté dans
son sein des personnalités de tout premier plan parmi lesquelles il suffit de citer, parmi
les juristes, René Cassin, François Luchaire, Georges Vedel, Robert Badinter, ou Jean
Cabannes, et, parmi les politiques, Georges Pompidou, Edmond Michelet, Gaston
Monnerville, Louis Joxe ou Simone Veil.
La tradition renforce, en deuxième lieu, la légitimité tirée du charisme. Le Conseil
était une des innovations de la Constitution de 1958 et il a mis assez longtemps à sortir
de l’anonymat auquel le condamnait son rôle peu glorieux de chien de garde de
l’Exécutif chargé d’empêcher toute revanche du parlementarisme. Mais l’indifférence
ou l’hostilité ont progressivement fait place à l’intérêt et au respect à partir du grand
tournant de 1971 qui a vu le Conseil s’autoproclamer juge des libertés en élargissant
aux droits de l’homme et aux principes fondamentaux de la République les critères de la
constitutionnalité. Si bien que le Conseil bénéficie maintenant traditionnellement d’une
présomption de légitimité. Cette tradition a été naturellement encore renforcée par la
grande mutation “légale-rationnelle” de la réforme constitutionnelle de 1974, initiée par
le Président Giscard d’Estaing, élargissant le droit de saisine à la minorité parlementaire
et confortant ainsi la légitimité d’un Conseil élevé par-là même au rang de contre-
pouvoir juridictionnel de la majorité en place au Gouvernement et au Parlement.
Au plan individuel, chaque membre du Conseil intériorise pleinement, me semble-t-
il, la réalité et les limites de cette légitimité. Il acquiert en effet une haute conscience
des droits et des devoirs attachés à sa fonction. À cet égard, le serment solennel prêté
devant le Président de la République, le Premier ministre, les présidents des Assemblées
et le Garde des sceaux, constitue un engagement plus fort et plus durable qu’on ne le
croit au dehors. Mais il ne suffirait pas à maintenir le Conseil dans sa compétence
d’attribution si ne jouait à plein le contrôle collectif. Je ne sais combien de fois j’ai
entendu prononcer, ou prononcé moi-même, l’avertissement solennel “Gardons nous de
réécrire la loi. Nous ne sommes pas la troisième chambre du Parlement”. En se gardant
d’abuser ainsi de ses pouvoirs, le Conseil sait bien qu’il garantit sa légitimité
juridictionnelle.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

129
LA LÉGITIMATION DU JUGE CONSTITUTIONNEL PAR LA SAGESSE

Cette légitimité est collégiale. Et elle est encore renforcée quand les décisions sont
prises à l’unanimité, ce qui arrive bien plus souvent qu’on ne le croit. Le travail en
séance ne consiste pas seulement à préciser, renforcer, voire corriger l’argumentation du
membre rapporteur et le projet de décision qui l’exprime. Une part au moins aussi
importante du travail consiste à dégager le compromis acceptable par le plus grand
nombre de membres au moindre coût du point de vue de la netteté et de la portée de la
décision. Ce compromis intègre la pluralité des personnalités, des expériences et des
opinions des neuf membres. Il contribue donc beaucoup à désamorcer la critique
d’unilatéralité ou de partialité sur la base des orientations partisanes des membres du
Conseil présumées à partir de celles des autorités qui les ont nommés.
La prise de conscience de la nécessité de ce compromis n’est pas immédiate. Elle
résulte d’un processus d’apprentissage, ou, mieux, de socialisation, au sein du Conseil.
Socialisation particulièrement intense au cours des trois ou quatre mois où les nouveaux
entrants sont traditionnellement exonérés de la charge d’un rapport et où ils apprennent
in vivo les règles du jeu. Mais il faut bien douze à dix-huit mois pour saisir la logique et
la légitimité du jugement “bien tempéré”. Cela se fait d’abord en séance : tant sous
l’influence des membres les plus anciens et du secrétaire général (qui transmettent les
traditions, freinent les ardeurs intempestives visant à renverser la jurisprudence et
rappellent la nécessité d’un minimum de sécurité juridique) qu’à l’occasion des
rencontres avec les défenseurs de la loi déférée, lors de la phase contradictoire de la
préparation des rapports. Cela se fait ensuite et surtout en séance sous l’influence
particulière du président —les deux sous lesquels j’ai eu l’honneur de siéger— Roland
Dumas et Yves Guéna, déployant les mêmes efforts pour construire la majorité la plus
large possible à défaut d’une unanimité —et du secrétaire général— j’en ai également
connu deux —Olivier Schrameck et Jean-Eric Schoettl— dont la compétence et la
responsabilité étaient aussi exemplaires.
Qu’est, au fond, cet apprentissage sinon l’apprentissage de la sagesse dont on crédite
couramment les “neuf sages de la République” ?
La modération n’est certes pas une fin en soi. Si elle écarte le grief de politisation
illégitime, elle pourrait nourrir celui d’une illégitimité par pusillanimité et déni de
justice. Mais je crois sincèrement que ce grief n’est pas plus fondé que le précédent.
Décision après décision, le Conseil constitutionnel a construit une jurisprudence
cumulative d’une très grande richesse. Si cette jurisprudence n’est pas immuable, elle
évolue à un rythme raisonnable, sans trop d’à-coups, en préparant progressivement les
interlocuteurs du Conseil par des réserves de plus en plus affirmées jusqu’à la censure
qui marque le tournant ou l’affirmation d’un nouvel objectif à valeur constitutionnelle,
voire d’un nouveau principe fondamental. En outre et surtout, cette jurisprudence joue
un rôle de plus en plus important de dissuasion : le législateur, qui est le plus souvent le
Gouvernement, a pris l’habitude d’intégrer régulièrement le “risque constitutionnel”
dans la rédaction de ses projets. Si bien que le Conseil affirme sa légitimité par le seul
fait qu’il existe, en empêchant, par la crainte qu’il inspire, la conception de textes
inconstitutionnels autant et plus qu’en censurant des inconstitutionnalités avérées.
Ne dit-on pas que la peur du gendarme est le commencement de la sagesse ?
Si tel est bien le cas ici, le régulateur constitutionnel contribue doublement, en
amont et en aval de la législation, à entretenir le cercle vertueux de la sagesse au cœur

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

130
Alain LANCELOT

de la démocratie française. Cela vaut bien à mon avis qu’on ne doute pas
systématiquement de sa légitimité.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

131
IIIe PARTIE

DES JUGES DU DEHORS


LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
DES JUGES ÉLUS DEPUIS L’ORIGINE
Pierre-Marie MARTIN
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

Vous êtes sur le point, Messieurs,


de donner vie au pouvoir judiciaire de l’humanité.
Les philosophes et les historiens
nous ont appris l’expansion et la chute des empires.
Nous nous tournons vers vous, Messieurs, pour
avoir les textes qui assurent la perpétuité
du seul empire qui ne peut montrer aucun déclin,
l’empire de la Justice, expression de l’éternelle vérité.
Léon Bourgeois

C’est dans ces termes pompeux, de mise à l’époque, que Léon Bourgeois s’était
adressé au “Comité de Juristes” de la Société des Nations chargé, en 1920, de rédiger le
statut de la première juridiction internationale permanente, la Cour Permanente de
Justice internationale.
La société internationale possède une juridiction qualifiée par la Charte de l’ONU
“d’organe judiciaire principal des Nations unies”, qui siège à La Haye, dont la mission
est de résoudre des contentieux entre États et, par conséquent, de dire le droit. Puisque
les États sont souverains, il faut qu’ils consentent explicitement à faire régler leurs
différends par un tiers chargé de rendre un arrêt obligatoire. Ce qui est une perspective
totalement différente de celle du droit interne. Une des singularités du droit
international, c’est en effet le consentement à la justiciabilité. Cela n’empêche pas que
la question : “qui sont les juges ?” soit aussi fondamentale que dans les autres domaines.
La Cour de La Haye a moins de cent ans. C’est une juridiction relativement jeune
car l’idée de se soumettre au juge n’est pas inhérente à la société internationale. Durant
la seconde moitié du XIXe siècle, on avait créé l’arbitrage moderne, auquel les
Conférences de La Haye (1899 et 1907) ont donné un nouvel essor. La première
organisation internationale chargée de “garantir la paix et la sûreté” et de “faire régner
la justice” apparaît en 1919. Le Comité de Juristes, cité plus haut, a rédigé le statut de la
première Cour. Le texte est entré en vigueur le 10 septembre 1921. Et le premier arrêt a
été rendu moins de deux années plus tard, le 17 août 1923, pour dire le droit sur une
clause du traité de Versailles dans un contentieux opposant la France et l’Angleterre à
l’Allemagne (affaire du navire Wimbledon concernant l’internationalisation du canal de
Kiel, situé entièrement en Allemagne).
Pour servir ces justiciables si particuliers que sont les États (ou donner des avis
juridiques aux organisations internationales), il faut des juges élus par eux, mais
indirectement à travers le filtre de l’organisation internationale.
Avant même de créer une telle juridiction, il fallait résoudre le problème de
désignation des juges par des puissances d’importance diverse. Au début du XXe siècle,
même si la diversité des États était moindre qu’aujourd’hui, le débat avait d’emblée été

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

135
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DES JUGES ÉLUS DEPUIS L’ORIGINE

houleux entre les grandes puissances de l’époque exigeant un siège permanent et les
autres, militant pour une stricte égalité : chaque État devait pouvoir désigner un juge.
Ceci peut expliquer que le Pacte de la SDN n’avait pas prévu d’intégrer une Cour. On
s’en est occupé juste après, en réglant en particulier l’épineux problème de la
composition de la juridiction et donc le mode de désignation des juges.
La Charte de l’ONU, quant à elle, ne consacre que cinq articles (sur 111) à la Cour
internationale de Justice. Les principales questions, parmi lesquelles la désignation des
juges, sont réglées par le texte annexé à la Charte, le Statut de la Cour. La Charte
prévoit (art. 92) que ce Statut lui est annexé et qu’il en fait partie intégrante.
Dans le Statut de la Cour, la désignation et le statut des juges occupent 22 articles
sur 70. Les membres de l’ONU sont ipso facto parties au Statut. Quant aux non-
membres (assez nombreux pendant les trois premières décennies de son existence), ils
pouvaient sur leur demande, devenir parties au Statut sans avoir à passer par la
procédure parfois compliquée de l’admission à l’ONU ; plusieurs États qui souhaitaient
pouvoir faire régler leurs contentieux par la Cour sont ainsi devenus parties au texte
régissant son fonctionnement. La Suisse, le Liechtenstein, la R.F.A. ont procédé ainsi, à
des époques où ils n’étaient pas membres de l’Organisation, pour régler des contentieux
aussi divers que les critères de la nationalité (des personnes physiques ou des sociétés
commerciales) ou la question des méthodes de délimitation du plateau continental.
Si des États qui n’étaient pas encore membres de l’ONU ont cherché la solution de
leurs différends auprès de l’organe judiciaire principal de l’institution, c’est que ses
juges élus sont dotés de la plus grande légitimité, une légitimité qui provient à la fois de
leur mode de désignation et de leur statut.

I — LA LÉGITIMITÉ PROVIENT DU MODE DE DÉSIGNATION


Les juges sont en nombre limité : quinze pour le monde entier ; à l’époque de la
Société des Nations, ils étaient onze, assistés de quatre juges adjoints ; à partir de 1930,
on a laissé de côté la notion de juge adjoint et les juges de la C.P.J.I. se sont donc
retrouvés à quinze, comme ceux de la C.I.J. maintenant. Tous de nationalité différente
(et il ne peut y avoir deux juges de la même nationalité), élus pour neuf ans et
rééligibles. Afin d’éviter toute discontinuité jurisprudentielle, on renouvelle la Cour par
tiers tous les trois ans.
Les candidats à la désignation ne sont pas proposés par les États directement. La
procédure est, en apparence, complexe. À l’origine, chaque État membre de la Cour
Permanente d’Arbitrage (simple liste d’arbitres n’ayant pas fonctionné concrètement
après 1932) désignait tous les 6 ans quatre de ses nationaux qui constituaient la liste
d’arbitres proposés aux États. Comme de nos jours la majorité des États ne sont pas
membres de la CPA, ils désignent des groupes de quatre personnes dont deux ont leur
nationalité. On ne peut pas prendre n’importe qui : selon l’article 6 du statut : il est
“recommandé” que chaque groupe national consulte “la plus haute Cour de justice”, les
facultés de droit, les académies nationales vouées à l’étude du droit.
Le choix des juges résulte d’une co-décision ; il faut donc un double vote : à
l’Assemblée générale ; et au Conseil de Sécurité (mais, dans ce dernier organe, sans
utilisation possible du droit de veto). Les candidats doivent obtenir deux majorités
absolues. Tous les trois ans, il faut désigner cinq juges et il peut y avoir de très
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

136
Pierre-Marie MARTIN

nombreux candidats. Ceux qui sont élus obtiennent d’emblée de larges majorités à la
fois au Conseil de Sécurité (cinq membres permanents et dix élus tous les deux ans) et à
l’Assemblée générale. (Celle-ci est passée de 51 membres à l’origine à 191 en 2003 : les
majorités sont donc respectivement de 8 et de 96). La tendance récente c’est qu’au cas
où l’on se dirigerait vers une égalité de voix, le candidat qui a obtenu le plus de voix à
l’Assemblée générale a la préséance (d’ailleurs, comme on a le sens des symboles, on
ne compte pas les votes au Conseil de Sécurité tant qu’on n’a pas les résultats de
l’Assemblée). En réalité, les États se concertent par voie de diplomatie discrète. Comme
elle est discrète, il n’est pas question dans dire davantage. Si ce n’est que ce dernier
élément ne fait pas problème car le Statut de la Cour assure aux juges leur légitimité.

II — LA LÉGITIMITÉ PROVIENT DU STATUT


Selon l’article 2 de son Statut, la Cour est “un corps de magistrats indépendants, élus
sans égard à leur nationalité”. Ils doivent réunir une double qualité :
1) Individuelle : ils sont choisis “parmi les personnes jouissant de la plus haute
considération morale et qui réunissent les conditions requises pour l’exercice, dans leurs
pays respectifs, des plus hautes fonctions judiciaires ou qui sont des jurisconsultes
possédant une compétence notoire en matière de droit international”. Mais ceci est
insuffisant compte tenu de la diversité des systèmes juridiques du monde.
2) En groupe : selon l’article 9 du statut, les électeurs auront en vue que les
personnes appelées à faire partie de la Cour, “non seulement réunissent
individuellement les conditions requises, mais assurent dans l’ensemble la
représentation des grandes formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques
du monde”.
Jusqu’au début des années quatre-vingt, ni les États socialistes, ni ceux qui étaient
issus de la décolonisation ne déféraient leurs différends à la Cour de La Haye par crainte
d’un européocentrisme de celle-ci. Cette crainte était peut-être justifiée. Ce
comportement a beaucoup régressé.
L’aspect “miraculeux” (au sens du Wunder et non du Mirakel), c’est que l’on puisse
arriver à un arrêt rendu par des juges venus d’origines si diverses. Par exemple (en
2003) un Chinois, diplômé de l’Université de Shanghai (à l’époque de la Chine
nationaliste et ayant ensuite accompli tout son cursus à Pékin), un énarque ayant passé
de nombreuses années à Montréal comme conseiller juridique de l’OACI, un
universitaire du Sierra Leone ayant fait ses études à Kiev et à Londres, un docteur en
droit de l’Université d’Harvard, un autre de l’Université de Moscou, une Britannique
venant de l’Université de Cambridge. Et ces personnalités diverses formées à la
Common Law ou au droit romano-canonique, formatées dans le système soviétique ou
maoïste, s’entendent et rendent un arrêt obligatoire et non exécutoire mais, sauf à trois
ou quatre reprises depuis 1945, exécuté par les États.
En pratique, il s’avère que les membres permanents ont toujours un juge de leur
nationalité siégeant à la Cour de La Haye, sauf pour la Chine avant 1984, à cause du
différend sur la représentation chinoise à l’ONU (qui a duré de 1949 à 1976). Mais rien
dans le Statut de la Cour n’y oblige.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

137
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE DES JUGES ÉLUS DEPUIS L’ORIGINE

Les juges ont pour eux la durée, depuis l’origine. Élus pour neuf ans, ils sont
souvent renouvelés. Il n’est pas rare qu’un juge accomplisse deux mandats de neuf
années. Jules Basdevant a siégé de 1946 à 1964. André Gros de 1964 à 1984. Abdal-
Hamad Badawi de 1946 à 1965. Mohamed Bedjaoui de 1982 à 2002. Stephen Schwebel
de 1981 à 2000. Enfin pour une longévité maximale, observons le cas de Manfred
Lachs, juge de 1967 à 1993 et de Shigeru Oda qui fut juge de 1976 à 2003. Une si
longue fréquentation du même prétoire de La Haye rend une jurisprudence possible
entre des personnalités diverses dans des affaires totalement différentes.
Les juges ne sont pas révocables.
Selon l’article 18.1 du Statut, “Les membres de la Cour ne peuvent être relevés de
leurs fonctions que si, au jugement unanime des autres membres, ils ont cessé de
répondre aux conditions requises”. Cette occasion ne s’est jamais présentée.
Un aspect moins miraculeux doit cependant être signalé. On observe qu’il est assez
rare qu’un juge vote contre la thèse défendue par l’État dont il a la nationalité, lorsqu’il
arrive que celui-ci se trouve dans le cas de faire valoir ses thèses à La Haye. La pratique
des opinions individuelles ou dissidentes offre des possibilités d’exutoire remarquables.
Et parfois jusqu’à la caricature : lors de l’arrêt du 26 juin 1986, Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a donné tort aux États-Unis par
quatorze voix contre une dans un arrêt de 150 pages ; mais l’opinion dissidente jointe à
la décision par le juge Stephen Schwebel est longue de 268 pages !
Alors qu’on parle de manière récurrente d’une réforme de l’Assemblée générale ou
du Conseil de Sécurité, aucune proposition de ce genre n’existe pour la Cour ce qui est
signe de satisfaction. La légitimité des juges n’est pas et n’a jamais été contestée.
On peut d’ailleurs se demander —et poser la question consiste en partie à y
répondre— si un juge auquel on recourt uniquement lorsqu’on donne son consentement
n’est pas, du même coup, doté d’une légitimité spécifique. Et ceci pour une raison
simple : les États sont toujours libres de régler leurs différends par tous moyens
pacifiques à leur convenance (article 33 de la Charte). S’ils vont devant le juge, ce n’est
pas sans raison. C’est parce qu’ils en attendent la meilleure réponse possible en droit.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

138
Pierre-Marie MARTIN

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

EYFINGER A., The International Court of Justice, 1946-1996, Kluwer Law International, 1996.
GUILLAUME G., La Cour internationale de Justice à l’aube du XXIe siècle, le regard d’un juge,
Pedone, 2003.
LACHS M., “A Few Thoughts on the Independance of Judges in the International Court of
Justice”, Columbia Journal of Transnational Law, 1987, p. 593-600.
SCHWARZENBERGER G., “The Judicial corps of the I.C.J.”, Yearbook of World Affairs, 1982,
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VALENCIA-OSPINA, “Le droit et son interprète”, Guy Ladreit de Lacharrière et la politique
juridique extérieure, Pedone, 1989, p. 381-393.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

139
L’INTERNATIONALISATION
DE LA JUSTICE PÉNALE
Maître Françoise MATHE
Avocate
Vice-Présidente d’Avocats Sans Frontières - France

Je pense que si l’on a demandé à Avocats Sans Frontières de faire une


communication aujourd’hui ce n’est pas en vertu de nos qualités académiques,
théoriques, mais sans doute pour que nous vous parlions de notre expérience de terrain
—sur laquelle, je vous rassure, nous essayons de réfléchir— en qualité d’avocats
intervenant parfois devant des juridictions internationales et, de toute manière, dans un
domaine international.
Avocats Sans Frontières France a été fondée en 1998, son siège est à Toulouse parce
qu’elle a été fondée par un groupe d’avocats membres du barreau de Toulouse, qui avait
préalablement travaillé avec Avocats Sans Frontières Belgique sur le terrain rwandais.
À notre retour de nos missions au Rwanda avec Avocats Sans Frontières Belgique, nous
avons fondé à Toulouse, Avocats Sans Frontières France qui intervient dans plusieurs
pays du monde que ce soit dans le cadre de ce que nous appelons “le principe de
subsidiarité” (c’est-à-dire que nous intervenons pour assurer la défense, devant des
juridictions nationales ou internationales, lorsqu’elle n’est pas assurée par les avocats
locaux, pour des raisons qui peuvent être politiques, religieuses, militaires,
économiques) ou en appui de nos confrères dans divers pays du monde soit pour les
aider à reconstruire des institutions professionnelles détruites par des conflits, ce qui a
été le cas au Kosovo, soit pour les soutenir dans des situations d’affrontement, de
conflits internes qui mettent en danger leurs vies et leurs exercices professionnels, soit
pour les aider à construire techniquement des compétences qu’ils n’ont pas, qu’ils n’ont
pas encore ou qu’ils ont besoin d’augmenter.
Nous sommes intervenus au Nigeria aux côtés de l’avocate d’Amina Awal. Nous
intervenons systématiquement en Colombie aux côtés des confrères colombiens qui sont
en danger de mort depuis plus de trente ans et nous sommes intervenus au Pérou aux
côtés d’avocats incarcérés.
On nous a demandé de vous parler de “la justice pénale internationale et de son
émergence”.
J’entendais tout à l’heure qu’il y avait au fondement de la justice internationale, un
consentement à la justiciabilité, je crois que ce qui est au fondement de la naissance de
la justice pénale internationale, c’est un consentement des États (puisque ces justices
sont fondées par les États), à l’idée que la responsabilité pénale des individus n’est
limitée ni par la souveraineté des États ni par l’obéissance à l’ordre de l’autorité
légitime. C’est-à-dire que les personnes, à tous les échelons de la société, qu’il s’agisse
des chefs d’États (et c’est le résultat d’un long chemin), des représentants de la
hiérarchie militaire, des soldats ou des acteurs de base d’un conflit armé, tous doivent
répondre de leurs actes quand bien même ces actes auraient été commis sous l’ordre
d’une autorité, ayant les apparences organiques de la légitimité, ou dans le cadre de

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

141
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE

l’exercice de la souveraineté de l’État. C’est une notion qui naît parallèlement au


développement de la notion de droit international des droits de l’homme.
Le droit international des droits de l’homme est né également de cette même idée…
—qui est finalement, ce qu’on pourrait appeler philosophiquement une “humanisation du
droit”— que les êtres humains ont des droits face aux États, qu’il s’agisse de l’État dont
ils ont la nationalité ou des autres États. Ils ont des droits distincts de ceux qui sont
diplomatiquement protégés par la protection que leur État leur doit dans leurs relations
avec des États étrangers. Ce sont les deux idées qui émergent, qui sont à la naissance du
droit international des droits de l’homme et du droit pénal international.
La naissance du droit pénal et de la juridiction pénale internationale est relativement
longue et difficile : sa première émergence se trouve dans l’article 227 du Traité de
Versailles qui envisageait la mise en accusation de Guillaume II sur qui l’on faisait
peser —en sa qualité de chef d’État, en raison de ses agissement personnels— la
responsabilité du crime contre la paix que constituait le déclenchement de la guerre de
1914. L’article 227 prévoyait sa mise en accusation devant un Tribunal Pénal
International. Cela ne s’est pas finalement réalisé en raison du refus des Pays-Bas
d’extrader Guillaume II et de le livrer aux puissances qui avaient gagné la guerre. Car
au départ le droit pénal international est la justice des vainqueurs.
La légitimité des juridictions pénales internationales et des juges pénaux
internationaux va se créer progressivement en sortant de ce statut de “justice des
vainqueurs”, de “juges représentants des puissances victorieuses” que ce soit dans le
cadre d’un conflit interne ou international.
La première juridiction pénale internationale, c’est le Tribunal de Nuremberg, puis
le Tribunal militaire américain qui a jugé après le Tribunal de Nuremberg et le Tribunal
de Tokyo qui ont jugé les crimes de guerre commis pendant la seconde guerre mondiale.
Là encore, la légitimité est issue d’un consentement de la communauté internationale à
la création de ces juridictions, mais, c’est un consentement réduit aux puissances
victorieuses. C’est à partir de ce moment-là, dans le cadre d’un travail qui ne va pas
avoir de très grande visibilité internationale, que va se créer l’embryon des juridictions
pénales que nous connaissons aujourd’hui. Tout d’abord vont naître les instruments
internationaux qui les fondent. Je ne parle pas des instruments processuels mais des
instruments de droit pénal substantiel.

Qu’est ce que le droit pénal international ?


— les 4 Conventions de Genève de 1949 et les 2 Protocoles additionnels de
1977 qui définissent les lois de la guerre et leurs violations,
— la Convention de 1948 pour la prévention et à la sanction des crimes de
génocide,
— la Convention de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des
crimes contre l’humanité,
— la Convention de 1987 contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants.
Ce sont les fondements de ce qui constitue le droit pénal international. Vont être
créés parallèlement, les instruments processuels que sont les Tribunaux pénaux

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

142
Françoise MATHE

internationaux et la Cour Pénale Internationale. D’autres juridictions vont également


émerger dans le cadre de la compétence universelle et des juridictions mixtes. Mais sauf
quelques tentatives de recours à la compétence universelle, sur le plan de la création de
juridictions, entre le Tribunal de Nuremberg et le Tribunal Pénal International pour la
Yougoslavie qui est créé en 1994, il ne se passe rien.
Il n’y a pas de juridictions pénales internationales entre ces deux dates.
Pourquoi ?
D’une part, parce que pendant la période de “guerre froide”, il n’y a pas d’espace
politique pour la création de ces juridictions. Pendant ce laps de temps des groupes
d’experts vont se réunir, un travail technique va être réalisé. Mais si les juridictions
pénales internationales naissent et si la Cour Pénale Internationale, qui a une légitimité
sinon indiscutable du moins beaucoup mieux enracinée que ses prédécesseurs, naît,
c’est en raison d’un double mouvement : la fin de la guerre froide et “l’émergence”
d’une véritable société civile internationale. La Cour Pénale Internationale doit en
grande partie sa naissance au travail d’impulsion qui a été mené par les organisations
non gouvernementales, et notamment la coalition internationale pour la création de la
Cour pénale internationale, qui ont porté la création de cette juridiction, qui ont servi
d’aiguillon et ont été extrêmement présents dans le développement du processus qui a
conduit à la création de la Cour. Le deuxième facteur qui favorise l’émergence de la
justice pénale internationale ce sont les faits qui ont conduit à la création du Tribunal
Pénal International pour la Yougoslavie et à la création du Tribunal Pénal International
pour le Rwanda véritables “laboratoires” de la juridiction pénale internationale. La
tragédie survenue au cœur de l’Europe dans l’ex-Yougoslavie, a généré, comme remède
à la mauvaise conscience l’idée qu’une juridiction internationale devait pouvoir juger
ces crimes-là.
L’Europe a été un moteur dans la création de ce tribunal parce que ces faits qui ne
sont finalement pas, malheureusement, si exceptionnels sur la planète, s’étaient produits
au cœur de l’Europe, et cela a conduit à la création du TPY en 1994.

On peut distinguer trois types de “légitimité” des juridictions et des juges :


• une légitimité “organique” : celle dont dispose une juridiction en raison de
son “origine”, en raison de la méthode de nomination de ses juges, et, de l’autorité
qui la crée.
• une légitimité “politique”, beaucoup plus ample et qui découle des conditions
dans lesquelles elle a été créée, dans lesquelles elle fonctionne sur le plan du
contexte international.
• une légitimité “fonctionnelle”, enfin, qui résulte de la qualité de son
fonctionnement-même.
Si l’on s’en tient au premier critère, qui est celui de la “légitimité organique”, le
Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie et pour le Rwanda ont un handicap,
qui est d’être créés et de voir leurs membres nommés par le Conseil de Sécurité des
Nations unies, c’est-à-dire par l’expression la plus restreinte de la communauté
internationale.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

143
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE

Leur deuxième handicap, en termes de légitimité, est fonctionnel, c’est-à-dire que si


l’on considère qu’un des critères fondamentaux du fonctionnement équilibré et
démocratique d’une institution, quelle qu’elle soit, c’est la “séparation des pouvoirs”, le
TPY et le TPIR ont un vice fondamental, c’est qu’ils ont une fonction législatrice
puisqu’ils détiennent ce que M. le Professeur Martin appelle “la compétence de la
compétence”. Ils créent leur propre règlement de procédure et de preuve. Non
seulement ils l’ont créé mais ils le remettent sur le métier plusieurs fois par an. Sans
entrer dans l’énoncé de la liste détaillée des modifications que le Tribunal Pénal
International pour la Yougoslavie a pu faire de son règlement de procédures et de
preuves, ceux qui sont abonnés à son bulletin juridique voient passer des amendements,
qui sont souvent de détail certes et améliorent indiscutablement son fonctionnement,
mais il y en a plusieurs par an. C’est-à-dire que le tribunal change régulièrement sa
règle du jeu, souvent avec les meilleures intentions, parce qu’il s’aperçoit que cela
fonctionne mal, que cela ne va pas vite, que la défense utilise les faiblesses de son
fonctionnement —et modifie alors la règle pour des raisons que je qualifierai
“d’empiriques” et de “pragmatiques”—.
Il y a donc là une difficulté fondamentale.
Le troisième handicap… —je ne vous fais pas le procès de ces juridictions qui ont
par ailleurs d’immenses vertus mais tente à travers la critique de la “légitimité” de ces
juridictions de dégager les critères de ce qui va être positivement la légitimité de la
juridiction qui échappera à ces critiques-là—… Ils appellent tous deux une critique
politique fondamentale : c’est d’être des juridictions ad hoc. Lorsque l’on se promène
un petit peu sur la planète, notamment dans des pays qui ne sont pas des pays du Sud,
des pays en développement, comme l’on veut, on entend très fréquemment la critique
que “ces juridictions ont été choisies pour juger certains types de faits commis dans un
contexte politique donné” et que “on aimerait que les créateurs de ces juridictions
s’appliquent à eux-mêmes leur propre médecine”. Ce qu’ils ne font pas. Ou en tout les
cas, ce qu’ils ne faisaient pas jusqu’en 1998.
Ainsi, la compétence du TPY n’est pas limitée vers l’avenir mais elle est limitée
dans le passé. Le TPY est compétent pour les faits commis à partir de 1991 sur le
territoire de l’ancienne Yougoslavie. Le gros problème qui s’est posé à cette juridiction,
en termes de légitimité politique c’est la non-poursuite, jusqu’à présent, de faits qui
seraient susceptibles de recevoir la qualification de “crimes de guerre” commis
notamment dans le cadre des bombardements au moment de la guerre du Kosovo (des
bombardements d’objectif civil, dont on n’est pas certain qu’ils ne soient pas
intentionnels peuvent rentrer dans le cadre de la qualification de “crimes de guerre”, en
raison de l’insuffisance de précisions et de la nature des moyens mis en œuvre). Or, il
n’y a pas de poursuites devant cette juridiction, qui serait pourtant compétente pour le
faire, contre les auteurs supposés de ces crimes de guerre.
Pour le Rwanda, c’est encore plus compliqué. La compétence est limitée à une
année. Elle est limitée aux faits commis entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 sur
le territoire du Rwanda. Cela correspond à la période du génocide et des faits qui y
mettent fin. Or, au cours de cette période, l’APR, c’est-à-dire l’armée représentant, pour
faire vite, les Tutsis arrivant d’Ouganda et d’autres pays environnants pour revenir dans
le pays qu’ils avaient été contraints de quitter dans les années 50, cette armée qui
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

144
Françoise MATHE

interrompt le génocide, commet par ailleurs des faits qui, quoique d’une gavité
incomparablement moindre, pourraient être cependant qualifiés de “crimes de guerre”.
Le fait que Mme Del Ponte ait envisagé de poursuivre ces crimes qui rentraient dans la
compétence ratione tempore, materiae et loci du tribunal, a entraîné une crise majeure
avec le Gouvernement rwandais dont dépend, la possibilité matérielle de poursuivre
l’activité du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. la légitimité est organique,
elle est politique, elle est fonctionnelle ensuite.
Troisième point, la légitimité fonctionnelle. Les difficultés de mise en place des
Tribunaux ad hoc ont également nui à la légitimité de ces juridictions.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda n’a pas réussi à juger plus de douze
personnes —dont quatre encore en instance d’appel— pendant les sept premières années
de son activité. Il est extrêmement dispendieux. La défense y a commis des bévues qui
sont pointées avec sévérité dans des rapports d’organisations internationales, de même
d’ailleurs que l’accusation et le Greffe.
Ces dysfonctionnements administratifs, financiers ont nui à la légitimité surtout du
TPIR. Le TPY a fonctionné et fonctionne mieux. Mais en toute hypothèse, on reproche
à ces juridictions leur coût colossal et leur faible “productivité” en terme de flux
judiciaire.

À partir de là va naître la Cour Pénale Internationale : c’est un autre système. Elle


est issue d’un Traité. Elle n’est pas créée par le Conseil de Sécurité, et elle a
compétence :
— pour les faits commis sur le territoire des États membres du Traité des États-
parties,
— pour les faits commis par des nationaux des États-parties,
— pour les faits commis par des nationaux et sur le territoire d’Etats non
membres mais qui lui seraient déférés par le Conseil de Sécurité.
Elle a donc une compétence beaucoup plus large et elle est issue d’un Traité
international et de la ratification de ce traité. Elle a une compétence qui territorialement
est celle que je viens de vous indiquer, et, dans le temps, sa compétence commence au
moment où elle a recueilli 63 ratifications, c’est-à-dire en août 2002.
Elle a la légitimité que lui donne, en terme organique, son origine. Elle est issue
d’un Traité. Son amplitude, elle, a recueilli, en août 2002, 63 signatures. Elle a recueilli
actuellement 92 ratifications. Elle reçoit donc l’adhésion de près de la moitié des États
de la planète. En terme toujours organique, la légitimité de ces juges résulte du
processus par lequel ils ont été élus. C’est une usine à gaz “politiquement correcte”
absolument extraordinaire, l’élection des juges de la Cour Pénale Internationale : ils ont
été élus par l’assemblée des États-parties en vertu de critères techniques, de critères de
représentation géographique et de représentation de genre.
La liste A représentait des juristes ayant une compétence en matière de droit
international et la liste B les juristes ayant une compétence en matière de droit pénal.
Donc on avait 2 listes de candidats sur le plan technique.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

145
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE

Dans le but de réaliser un équilibre géographique dans la désignation de ses juges,


pour des motifs à la fois techniques et de représentativité, les scrutins successifs avaient
pour but de permettre une représentation équitables des genres, des origines
géographiques et des cultures juridiques. Car un des critères de la légitimité organique
du juge c’est sa représentativité (un corps judiciaire qui n’est l’émanation que d’une
seule catégorie sociale, d’un seul groupe ethnique, d’une seule culture, d’un seul groupe
de genres perd en légitimité). On a assisté à un processus complexe dans lequel les
votes successifs devaient aboutir à un équilibre dans chacun des collèges, à chaque tour
de scrutin.
Néanmoins, ce mode d’élection, malgré quelques effets pervers, ancre la légitimité
de cette juridiction sur le plan organique.

Sa “légitimité politique” est à venir, elle n’est pas limitée par des restrictions de
compétence (à l’exception de celles résultant du nombre d’États-parties et de sa non
rétroactivité). Elle va dépendre des dossiers qui vont êtres instruits et de la manière dont
ils le seront.

La deuxième phase de cette constitution a été l’élection du Procureur. Là on s’est


trouvé face à un problème de légitimité politique. Il a été élu, aussi, par l’assemblée des
États-parties qui ont fini par élire par consensus un candidat de qualité, M. Luis Moreno
Ocampo, un magistrat argentin (il avait été un des artisans des poursuites contre des
militaires après la fin de la dictature) qui a donc l’aura, le charisme et la compétence. II
est un des créateurs des mécanismes internationaux de lutte contre la corruption et le
blanchiment d’argent —dans le cadre de Transparency international— et considéré
comme de nature à rassurer les Américains sur l’impartialité de la cour à leur égard.
Car le problème de la Cour Pénale Internationale : ce sont les Américains. Ils ont
signé le traité in extremis, Clinton a signé le traité à la veille de quitter le pouvoir dans
le seul but de pouvoir influer sur la rédaction du règlement de procédure et de preuve.
Le gouvernement de M. Bush a retiré cette signature. Le congrès a voté une loi, que l’on
appelle “la loi d’invasion de La Haye”, qui légitime les États-Unis à faire une
intervention militaire en tout lieu où se serait nécessaire pour récupérer leurs
ressortissants détenus par la Cour Pénale Internationale. Ils font pression sur les États
les plus fragiles de la planète, en terme de dépendance économique et surtout militaire,
pour les contraindre à signer avec eux des accords de non-extradition qui les
garantissent contre l’extradition de leurs nationaux en direction de la Cour Pénale
Internationale.
Il manque également, parmi les grands pays comme signataires, la Chine, Israël et la
quasi-totalité des pays du Moyen-Orient et des Pays arabes à l’exception de la Jordanie.
La légitimité naîtra de l’adhésion progressive de ces pays. Je crois que les États-Unis
finiront par reconnaître la compétence de la Cour. Cela prendra du temps…, cela ne se
produira pas dans un futur immédiat.
Un dossier pour l’instant est instruit officiellement : c’est le dossier Congo, et aucun
autre. Le Procureur a décidé d’instruire le dossier Congo et il est très probable qu’un ou
plusieurs dossiers Colombie seront instruits ultérieurement.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

146
Françoise MATHE

Troisième point, la légitimité fonctionnelle.


La Cour Pénale Internationale n’est pas son propre législateur.
Le règlement de procédure et de preuve a été établi par l’assemblée des États-
parties. Il n’est pas l’expression de la prédominance d’un système juridique. En clair,
alors que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda et pour la Yougoslavie
avaient, à tout le moins à l’origine, un système procédural exclusivement de common
law (de type anglo-saxon), la Cour Pénale Internationale a un régime procédural qui est
le résultat d’un métissage, dans lequel la délégation diplomatique française a d’ailleurs
eu un rôle important puisqu’elle est à l’origine de l’émergence de la Chambre
préliminaire (qui est un petit peu notre Chambre de l’instruction) et de l’émergence de
ce qui est aussi au cœur de la justice pénale internationale : la place des victimes. C’est
essentiellement grâce à la Délégation française qui a appuyé le mouvement des ONG et
de la Coalition Pénale Internationale sur ce point que les victimes sont “acteurs” dans le
procès pénal devant la CPI. Devant le TPIY et le TPIR, les victimes sont de simples
“témoins”, comme devant les juridictions anglo-saxonnes. Les juristes anglo-saxons ne
conçoivent pas ce qu’est une “partie civile”. Devant la Cour Pénale Internationale, les
victimes ne sont pas à proprement parler parties civiles, mais elles ont des représentants
légaux, elles peuvent déposer des conclusions, faire des demandes. Elles sont
représentées dans la procédure. C’est également cette émergence de la victime, comme
acteur privilégié du procès pénal, qui est au fondement de la justice pénale
internationale et qui a été le moteur de la création d’autres mécanismes juridictionnels :
la compétence universelle, les juridictions internationales mixtes.
La compétence universelle c’est l’ensemble des mécanismes par lesquels des
juridictions nationales ont compétence pour juger des faits qui ne se sont pas de l’ordre
de leur compétence territoriale traditionnelle. Les trois critères d’attribution de la
compétence territoriale du juge pénal, dans la plupart des système juridiques du monde
sont :
— la commission des faits sur le territoire national (ou des espaces qui lui sont
rattachés en matière de navigation aérienne ou maritime),
— ou à l’étranger par des nationaux,
— ou à l’étranger contre des nationaux.
La compétence universelle va au-delà. Elle donne compétence aux juridictions
nationales pour juger des faits qui n’entrent pas dans ce cadre.
La première source de cette compétence ce sont les protocoles additionnels à la
Convention de Genève en matière de crimes de guerre, que la France n’a pas ratifiés
(car ils emportent aussi l’imprescriptibilité des crimes de guerre et l’exclusion de
l’amnistie en cette matière, ce que la France redoute tant qu’il y aura des survivants de
la guerre d’Algérie) sur un critère purement empirique, pragmatique.
À partir de ces conventions, naît déjà une compétence universelle. Ce qui la fonde
de façon plus solide, c’est la Convention de 1984 contre la torture qui fait obligation
aux États signataires d’arrêter et de poursuivre les auteurs d’actes de torture, où qu’ils
aient été commis, quelle que soit leur nationalité, dès lors qu’ils se trouvent sur son
territoire.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

147
L’INTERNATIONALISATION DE LA JUSTICE PÉNALE

C’est sur ce fondement-là qu’ont été engagées la plupart des poursuites en France
contre des auteurs de crimes contre l’humanité. Contre des auteurs d’actes de tortures
commis à l’étranger : le père Muniescshiaka (le fondement juridique a été modifié
devant la Cour de cassation en raison de l’entrée en vigueur de la loi d’application en
droit interne des Tribunaux pénaux internationaux, mais à l’origine c’était sur la base de
la convention contre la torture), le mauritanien Ali Oulddha, le Général Pinochet, et,
sous certaines réserves, contre des chefs d’États étrangers notamment. Des limites
s’instaurent cependant.
Cette compétence, dans certains pays, s’est étendue de manière problématique, en
Belgique par exemple et cela a entraîné des retours en arrière.
Cela pose à nouveau le problème de la légitimité : la Belgique s’était donné une loi
qui permettait à ses juges de juger les crimes contre l’humanité ou de torture commis
dans n’importe quel pays du monde, sans qu’il y ait le moindre lien de rattachement
territorial, de la présence de l’auteur ou de la victime sur son territoire. Là se posait le
problème de la légitimité. Car, indépendamment du problème pratique que cela posait à
la justice belge, qui se retrouvait avec des plaintes venues de la planète entière, parce
que la nouvelle s’était répandue dans la société civile internationale qui est un acteur
majeur, indépendamment du problème logistique se posait un problème de légitimité
politique.
Quelle est la légitimité de l’État belge, à travers ses magistrats, à juger tous les
crimes contre l’humanité commis sur la planète, indépendamment de la résidence de
l’auteur ou de la victime sur son territoire ?
Cela a conduit la Belgique à prendre, à l’inverse, une loi qui est récessive. Elle était
dans l’avant-garde et elle est désormais à l’arrière-garde puisqu’elle soumet la poursuite
à l’accord du Ministère des Affaires Étrangères. Ce qui instaure un véritable contrôle
politique, alors qu’il était si simple de maintenir un critère de territorialité à travers la
présence de l’auteur. Car le fondement de la compétence universelle consiste à dire aux
criminels contre l’humanité : “vous n’aurez nulle part de refuge, les victimes ont un
droit sur vous et vous n’aurez nulle part de refuge !”
Le problème de la légitimité s’est posé à nouveau à la Belgique parce que cet
activisme judiciaire était politiquement problématique.

Enfin, des juridictions pénales mixtes ont été mises en place dans des pays ayant
connu des situations de conflit au cours desquels des crimes internationaux avaient été
commis et où la communauté internationale était intervenue.
C’est notamment le cas au Kosovo et au Sierra Leone où des juges internationaux
siègent aux côtés de magistrats locaux, précisement, là encore parce que la proximité
sociale ou ethnique ou nationale des juges locaux avec les auteurs ou les victimes de ces
crimes fait peser un hypothèque sur leur légitimité que vient compenser la présence de
juges internationaux supposés rétablir l’équilibre et l’impartialité.
Pour en finir, je reviendrai, parce que je ne vous en ai pas parlé jusqu’à présent, à
nous et quand je dis “nous” c’est des avocats que je parle. Je suis très heureuse d’être ici
parce que j’ai remarqué que la défense était “la grande oubliée” des colloques, des
séminaires sur la justice et parfois même des conférences préparatoires de traités
internationaux… Probablement parce que nous sommes un petit peu individualistes,

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

148
Françoise MATHE

nous n’avons pas toujours très bon caractère, nous ne nous insérons pas toujours très
bien dans les institutions. Cette absence de la défense se note également dans la création
de ces juridictions.
La Cour Pénale Internationale est un magnifique instrument, elle a été créée par des
gens de bonne volonté à peu près dépourvus d’arrières-pensées. Une fois que le statut a
été conçu et qu’on en a été au règlement de procédure et de preuve, on s’est aperçu
qu’on avait oublié le Barreau. Rien que cela ! On avait oublié le Barreau ! On avait créé
un Parquet, on avait créé un Greffe (et le Greffe dans les juridictions internationales
c’est beaucoup plus que le greffier du TGI, il est à égalité avec le Président de la
juridiction en termes diplomatiques. Il a des fonctions très étendues et remplit des
fonctions qui sont, en France, remplies par les Présidents, les Chefs de juridictions
notamment en terme de gestion et d’administration de la juridiction).
On avait oublié la défense au point de considérer naturel qu’elle soit administrée par
le Greffe, ce qui est quand même problématique en termes d’indépendance.
J’ai le souvenir des discussions d’Avocats Sans Frontières avec la Délégation
française à la Commission préparatoire du règlement de procédure et de preuve, pour
les convaincre que c’était important et encore possible à ce stade d’essayer de mettre en
place une institution qui ressemblerait à un Barreau, mais avec cette difficulté que ce
n’était pas prévu par le statut et donc ne pouvait être créé comme institution autonome
par le RPP.
À l’initiative de la collectivité internationale des avocats s’est créé à Berlin au mois
de juin 2003, le Barreau Pénal International dont on espère bien qu’il sera un jour
reconnu comme institution autonome par l’Assemblée des États-parties.
Nous avons manqué le coche au mois de septembre pour des raisons assez
compliquées, que M. Soulez-Larivière a tenté d’expliquer, quoiqu’en temes un peu
polémiques, dans un article paru dans le Monde la semaine du 20 octobre 2003. Nous
espérons que nous ne le manquerons pas à la prochaine assemblée des États-parties, en
novembre 2004. C’est important parce que la défense, devant toutes les juridictions, est
un élément indispensable à la légitimité de la juridiction. Le juge n’a pas de légitimité
s’il n’y a pas d’avocat, s’il n’est pas confronté à la présence des parties convenablement
médiatisées à travers un représentant techniquement compétent et indépendant de la
juridiction.
L’indépendance de l’avocat, sa compétence et ses moyens d’actions sont un élément
fondamental de la légitimité fonctionnelle de toutes les juridictions devant lesquelles il
garantit l’équité du procès.
Je crois qu’à cet égard le développement d’institutions internationales d’avocats, un
jour le Barreau Pénal International, mais d’ores et déjà les institutions professionnelles
qui se sont créées de façon internationale, dont Avocats Sans Frontière fait partie, sont
des points clés, des éléments clés de la “légitimité du juge international”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

149
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE
Joël MOLINIER
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
Directeur de l’IREDE CNRS-FRE 2750

Par “juge communautaire” on entendra ici, dans une approche organique, la Cour de
justice et le Tribunal de première instance des Communautés européennes, alors même
que les juges nationaux des États membres de l’Union européenne ont pu être qualifiés,
dans une approche fonctionnelle, de “juges communautaires de droit commun” (par
exemple par la Cour de justice elle-même, dans son rapport sur l’application du traité
UE1). Il convient en effet de rappeler que les tribunaux des États sont juges de droit
commun du contentieux communautaire —défini au sens large comme l’ensemble des
litiges dans lesquels une norme de source communautaire est invoquée— tout en
conservant leur seule qualité de juges nationaux. Mais, s’agissant de légitimité, il est
clair que seule celle qui est propre aux institutions juridictionnelles de l’Union entre
dans le cadre de cette étude : la légitimité du juge national, en tant qu’il applique la
norme communautaire, n’est pas ici en cause.
Encore faut-il s’interroger sur l’existence d’un possible questionnement de la
légitimité propre à l’institution judiciaire de l’Union. En effet la Cour de justice et le
Tribunal de première instance figurent parmi les institutions des Communautés ; la
légitimité de ces dernières, qui trouve son fondement dans des traités qui ont toujours
été conclus et ratifiés à l’unanimité de leurs États membres, ne peut que bénéficier aux
institutions dont elles sont dotées. En d’autres termes, et pour parler simple, la légitimité
de la Communauté européenne —ou, plus largement, de l’Union européenne— emporte
la reconnaissance de la légitimité de la Cour et du Tribunal, entre autres institutions
européennes.
Et cependant, force est de constater qu’une mise en cause de la légitimité du juge
communautaire a pu se faire jour et à l’occasion s’exprimer. Quels en sont les auteurs ?
De prime abord il convient d’écarter les États membres puisqu’ils sont, par les traités
qu’ils ont conclus et ratifiés, à la source de la légitimité du juge. Ils seraient donc
malvenus de contester ensuite celle-ci. L’hypothèse ne peut cependant être exclue que le
juge s’empare des traités pour leur faire dire ce que les États n’y ont pas mis ou laissent
de côté les traités pour mettre en œuvre d’autres normes que celles y figurant. La
réaction des États serait alors elle-même légitime.
Surtout, et au-delà de l’hypothèse qui vient d’être évoquée, il est nécessaire de
garder à l’esprit que les auteurs potentiels de critiques ou d’attaques à l’égard du juge
communautaire sont bien plus nombreux aujourd’hui qu’autrefois. Peut-être pourrait-
on, en schématisant et en forçant quelque peu le trait, distinguer à cet égard deux
périodes. Tout d’abord celle qui couvre les années 1960 et 1970 pour s’achever, au

1
Rapport en vue de la conférence intergouvernementale qui devait aboutir à la signature du Traité
d’Amsterdam, mai 1995, § 15.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

151
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE

milieu des années 1980, avec la conclusion de l’Acte unique européen : à cette époque
la jurisprudence communautaire est l’affaire d’un relativement petit nombre
“d’experts”, très généralement acquis au processus d’intégration européenne et faisant
preuve de révérence à l’égard de la Cour de justice : l’idée même d’une mise en cause
de la légitimité de celle-ci ne peut que leur être complètement étrangère. Puis, à partir
du “tournant” des années 1980 et jusqu’à nos jours, un nombre croissant de juristes —
magistrats, praticiens, universitaires— non spécialistes du droit communautaire, en
découvrent les effets dans leur domaine de compétence, au fur et à mesure que la norme
de source communautaire vient progressivement irriguer pratiquement tous les champs
du droit. De surcroît, parmi les personnes, au nombre désormais très élevé, concernées
par la norme communautaire, il est statistiquement inévitable qu’une part soit dotée
d’une “sensibilité” européenne faible voire inexistante.
Le questionnement de la légitimité du juge communautaire a donc toutes chances de
se manifester. Encore faut-il que la Cour de justice ou le Tribunal de première instance,
par leur composition ou par leurs décisions, donnent matière à contestation. À cet égard
trois éventuelles explications de ce questionnement paraissent pouvoir être avancées,
tenant, la première au mode de désignation, estimé insuffisamment démocratique, des
juges communautaires (I), les deux autres au comportement de ces derniers, auquel il a
pu être reproché de faire preuve tout à la fois “d’unilatéralisme” (II) et “d’activisme”
(III).

I — UN MODE DE DÉSIGNATION INSUFFISAMMENT DÉMOCRATIQUE ?


Pour autant que le mode de désignation des juges soit lié à la question de leur
légitimité —alors que l’on peut soutenir que, quel que soit le mode de désignation, seule
importe l’indépendance effective des juges une fois nommés— est parfois mis en cause
le mode de nomination des juges à la Cour de justice et au Tribunal de première
instance, qui paraît en effet empreint d’une légitimité démocratique moins grande que,
par exemple, le mode de nomination des juges à Cour européenne des droits de
l’homme. Cependant dans les deux cas la légitimité démocratique existe. Il faut à cet
égard se garder de l’analyse très répandue qui conduit à voir dans le Parlement
européen, certes émanation du suffrage universel direct, le seul titulaire de la légitimité
démocratique parmi les institutions de l’Union. Le Conseil européen et le Conseil des
ministres sont composés pour le premier de chefs d’Etat ou de gouvernement et, pour le
second, de membres de gouvernements dotés dans leur État de la légitimité
démocratique par leur mode de désignation et la responsabilité politique qu’ils
encourent. Les membres de la Commission européenne sont nommés selon une
procédure qui fait intervenir, avant l’entrée en vigueur du traité de Nice, les
gouvernements des États membres d’un commun accord et, depuis son entrée en
vigueur, le Conseil réuni au niveau des chefs d’Etat ou de gouvernement, statuant à la
majorité qualifiée, avec une double approbation du Parlement européen, d’abord de la
désignation du président de la Commission puis, dans un second temps, de la
désignation du président et des autres membres de la Commission en tant que collège :
la Commission européenne est ainsi dotée d’une incontestable légitimité démocratique,

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

152
Joël MOLINIER

même si celle-ci, à la différence de celle dont jouit le Parlement, est seulement indirecte
ou dérivée.
Pareille légitimité démocratique indirecte ou dérivée paraît pouvoir être reconnue
aux membres de la Cour de justice et du Tribunal de première instance puisque juges et
avocats généraux sont depuis l’origine nommés d’un commun accord des
gouvernements des États membres (ce qui, on l’a vu, était le mode de désignation des
membres de la Commission avant l’entrée en vigueur du traité de Nice, sous réserve de
l’absence pour la Cour et le Tribunal, d’intervention du Parlement dans la désignation
de leurs membres). Si la procédure de nomination actuelle des membres des juridictions
communautaires peut être critiquée, c’est sous un autre angle, celui d’une dépendance
par rapport à des procédures purement nationales qui sont auparavant mises en œuvre
pour “sélectionner” les noms des personnes qui seront proposées par leur gouvernement
pour occuper les fonctions de juge ou d’avocat général, procédures qui, il faut bien le
reconnaître, sont, dans nombre d’Etats membres, y compris la France, totalement
dépourvues de transparence.
Le projet de Constitution de l’Union élaboré par la Convention européenne et en
cours de négociation dans le cadre de l’actuelle conférence intergouvernementale
innove non pas en prévoyant l’intervention du Parlement, comme c’est le cas de la
Commission, dans la désignation des membres des juridictions communautaires mais en
instituant une procédure consultative préalable à la décision, aux modalités inchangées,
de nomination des juges et avocats généraux.
L’article III-260 du projet dispose en effet que “les juges et les avocats généraux de
la Cour de justice européenne [nouvelle appellation de la CJCE], choisis parmi des
personnalités offrant toutes garanties d’indépendance et qui réunissent les conditions
requises pour l’exercice, dans leurs pays respectifs, des plus hautes fonctions
juridictionnelles, ou qui sont des jurisconsultes possédant des compétences notoires”
[formule reprise à l’identique du texte du traité CE], sont nommés d’un commun accord
par les gouvernements des États membres, après consultation du comité prévu à
l’article III-262”.
L’article III-261 dispose : “Les membres du Tribunal de grande instance sont
choisis parmi les personnes offrant toutes garanties d’indépendance et possédant la
capacité requise pour l’exercice de hautes fonctions juridictionnelles [là aussi reprise à
l’identique de la rédaction en vigueur]. Ils sont nommés d’un commun accord par les
gouvernements des États membres, après consultation du comité prévu à l’article III-
262”.
L’article III-262, auquel il est ainsi renvoyé, dispose —et là est la nouveauté—
“qu’un comité est institué afin de donner un avis sur l’adéquation des candidats à
l’exercice des fonctions de juge et d’avocat général de la Cour de justice européenne et
du Tribunal de grande instance préalablement à la décision des gouvernements des
États membres conformément aux articles III-260 et III-261. Le comité est composé de
sept personnalités choisies parmi d’anciens membres de la Cour de justice européenne
et du Tribunal de grande instance, des membres des juridictions nationales suprêmes et
des juristes possédant des compétences notoires, dont un est proposé par le Parlement

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

153
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE

européen. Le Conseil des ministres adopte une décision européenne établissant les
règles de fonctionnement de ce comité, ainsi qu’une décision européenne en désignant
les membres. Il statue sur initiative du président de la Cour de justice européenne”.
On observe que le rôle attribué au Parlement dans la composition du comité
consultatif est des plus réduits (il peut être à l’origine de la désignation d’un membre sur
sept). N’aurait-il pas été souhaitable d’aménager une procédure de nature à conférer une
légitimité démocratique directe au juge afin de le rapprocher des citoyens ? Il a été
proposé lors des travaux préparatoires de la Convention que les membres de la Cour et
du Tribunal soient nommés par le Parlement européen sur proposition du Conseil (ou
directement sur proposition des gouvernements des États membres, ce qui revenait à
transposer la procédure en vigueur pour la désignation des juges à la Cour européenne
des droits de l’homme). Pareil dispositif aurait permis tout à la fois de consacrer la
pleine légitimité démocratique des juges de l’Union, de répondre en partie au moins, au
besoin, de transparence dans leur mode de désignation et de ménager les gouvernements
des États membres en leur permettant de conserver une influence certaine dans le
processus de “sélection” des juges.
Force est de constater que ces propositions n’ont pas suscité de débats animés à la
Convention2, peut-être parce que les membres de celle-ci ont estimé que la légitimité de
la Cour et du Tribunal n’était pas tributaire du mode de désignation de leurs membres
—celui en vigueur depuis l’origine offrant déjà, pour l’essentiel, une garantie de
compétence— ou, plus profondément, que l’essence de la légitimité du juge n’était pas
d’ordre politique.

II — UN COMPORTEMENT EMPREINT “D’UNILATÉRALISME” ?


Pour le théoricien du droit américain Ronald Dworkin “plus le pouvoir de création
du droit par les juges internationaux [ici communautaires] est évident, plus il est urgent
de répondre à la question de leur légitimité”3. Selon Dworkin, “même si nous acceptons
que les juges créent le droit dans une grande proportion, ils ne peuvent prétendre à la
légitimité de leur action que parce qu’elle est fondée sur un certain type de
raisonnement différent de celui qui est à l’œuvre dans les autres institutions politiques”.

2
Selon LOTARSKI Jaroslaw, “L’architecture judiciaire de l’Union européenne de demain”,
Mélanges Guy Isaac, 2004, p. 717 : “la solution de nommer les juges par le Parlement européen
sur proposition du Conseil ou des gouvernements a été présente durant toute la durée des travaux
de la Convention. Encore en juin 2003 certains conventionnels ont proposé des amendements
dans ce sens (doc. CONV 796/03). Il faut toutefois reconnaître qu’elle a été rapidement écartée et
qu’elle n’a jamais été soutenue par un grand nombre de conventionnels (deux à cinq environ,
selon l’amendement). Toutefois l’idée d’intégrer le Parlement dans la procédure a été très
populaire. Par exemple 31 conventionnels ont proposé d’utiliser ici la procédure de l’avis
conforme (doc. CONV 709/03, p. 35). Quant à l’idée de comité consultatif qui est très
probablement issue du rapport Due, cf. p. 46, elle a assez bien pris dans la Convention dans son
ensemble, mais des amendements pour supprimer ce comité ou pour modifier les règles de son
fonctionnement ont toujours été proposés”.
3
Intervention lors des Entretiens de Provence, publiés sous la direction de R. BADINTER et
S. BREYER, Paris, 2003, p. 297.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

154
Joël MOLINIER

Il s’agit là, toujours selon Dworkin, d’une conception de la légitimité fondée sur “la
méthode suivie par le juge”. Or il a pu être constaté que la Cour de justice des
Communautés s’était faite le “moteur” de l’intégration européenne ou, plus exactement,
l’un des deux “moteurs” essentiels de celle-ci, aux côtés de la Commission. Dès lors la
Cour ne raisonne-t-elle pas, lorsqu’elle se comporte ainsi, comme le ferait la
Commission, organe “politique” ?
On veut évoquer ici l’affirmation et l’application, très tôt par la Cour, d’un certain
nombre de principes généraux régissant directement ou indirectement les rapports entre
le droit communautaire et les droits nationaux : principes d’effet direct (5 février 1963,
Van Gend en Loos, aff. 26/62, Rec., p. 1), de primauté (15 juillet 1964, Costa, aff. 6/64,
Rec., p. 1141), d’applicabilité immédiate (ibid.) —principes synthétisés de manière
remarquable dans l’arrêt Simmenthal du 9 mars 1978, aff. 106/77, Rec., p. 609— mais
aussi principe d’effectivité/efficacité (16 décembre 1976, Rewe, aff. 33/76, Rec., p.
1989 et Comet, aff. 45/76, Rec., p. 2043). En l’espace d’une quinzaine d’années, la
Cour a élaboré tout un corps de jurisprudence dont elle continue aujourd’hui encore de
dégager les multiples virtualités.
Or, il est de fait d’une part que ces principes, qui jouent tous en faveur du processus
d’intégration européenne, ne sont pas expressément posés par les traités instituant les
Communautés européennes (ni d’ailleurs énoncés dans le plus récent traité sur l’Union
européenne), d’autre part qu’en les imposant la Cour de justice a contribué de manière
décisive à l’encadrement des compétences conservées par les États. Les normes de
source communautaire, spécialement celles qui portent sur les libertés économiques
fondamentales (libre circulation des personnes, des marchandises, des services, des
capitaux, libre concurrence) s’en sont trouvées efficacement garanties et les tentatives
récurrentes des États d’en limiter la portée neutralisées mais au prix d’une impression
“d’unilatéralisme” de la jurisprudence communautaire.
Impression d’unilatéralisme susceptible d’être alimentée par le grand nombre
d’arrêts de manquement donnant satisfaction à la Commission —90 arrêts de
“condamnation”4 des États sur 93 arrêts rendus en 2002 sur recours en manquement
introduits par la Commission5—. Mais l’apparence est en l’espèce trompeuse puisqu’il
faut se souvenir que, préalablement à la saisine de la Cour intervient une procédure qui
voit la Commission et le ou les États auxquels un manquement à leurs obligations
communautaires est reproché échanger leurs arguments, négocier et régler la très grande
majorité des litiges, de sorte que ne viennent devant la Cour en pratique que des affaires
où il est patent que le comportement de l’État contrevient à ses engagements
communautaires, que l’État n’a saisi aucune des chances qui lui ont été offertes de
régulariser sa situation et que, dès lors, il est acquis que, à de rares exceptions près, un
arrêt de constat de manquement sera rendu.
4
Le terme est juridiquement impropre puisque la Cour, dans un arrêt de manquement, ne
prononce pas formellement de “condamnation” de l’État mais se borne à un constat objectif du
manquement qu’il a commis. Il est toutefois répandu et se trouve même employé par la Cour dans
son Rapport annuel, s’agissant il est vrai de sa partie consacrée aux Statistiques judiciaires.
5
Rapport annuel de la Cour pour 2002, Statistiques judiciaires, p. 165.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

155
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE

La référence à l’attitude de la Cour face aux recours en manquement qui sont


intentés devant elle n’étant pas pertinente, il reste le corps de jurisprudence auquel il a
été fait auparavant allusion. Est-il réellement susceptible d’alimenter une controverse
sur la légitimité du juge communautaire ? Tout dérive du choix que la Cour a opéré, dès
le début des années 1960, de voir dans le traité CEE un traité qui “concerne directement
les justiciables de la Communauté”, qui “constitue plus qu’un accord qui ne créerait
que des obligations mutuelles entre États contractants”, d’affirmer par ailleurs que “la
Communauté constitue un nouvel ordre juridique […] dont les sujets sont non
seulement les États membres mais également leurs ressortissants” et que “partant, le
droit communautaire, indépendant de la législation des États membres, de même qu’il
crée des charges dans le chef des particuliers, est aussi destiné à engendrer des droits
qui entrent dans leur patrimoine juridique” (Van Gend en Loos) et de poser enfin “qu’à
la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE a institué un
ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres lors de l’entrée
en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions” et que “le transfert opéré par
les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire,
des droits et obligations correspondant aux obligations du traité, entraîne une
limitation définitive de leurs droits souverains” (Costa).
Or il est nécessaire de rappeler qu’en effectuant un tel choix —qui est en définitive
celui de la spécificité de la construction communautaire, à partir du constat de
l’irréductible innovation qu’elle représente— la Cour n’est pas partie d’un postulat
politique qui ne pourrait être que le postulat “fédéraliste”. Comme on a pu l’écrire6 la
Cour “administre une démonstration dont l’argumentation est si claire et la démarche
si cohérente que la conclusion s’en impose à l’esprit comme une évidente nécessité”. En
d’autres termes, si les formules utilisées par la Cour ont le caractère d’affirmations de
principe, elles sont étayées par une motivation juridique si rigoureuse7 qu’elle emporte
la conviction. Aussi bien nul, à l’époque, n’a véritablement contesté la légitimité du
choix opéré par la Cour et moins encore la légitimité de la Cour à l’avoir effectué. La
prise de conscience, parfois bien tardive, des implications de ce choix ne permet pas de
remettre en cause les raisons —d’ordre juridique et non politique— pour lesquelles le
juge communautaire a tranché voici déjà quarante ans.

III — UN COMPORTEMENT MARQUÉ “D’ACTIVISME” ?


L’impression “d’activisme” de la Cour de justice, source d’une éventuelle mise en
cause de sa légitimité, peut venir de décisions qui ne sont pas fondées sur des
dispositions expresses des traités, voire même qui ignorent des dispositions expresses de
ceux-ci et statuent, dès lors, contra legem. Trois exemples peuvent en être donnés.
En premier lieu, alors même que l’article 234 (ex-177) du traité CE opère, on le sait,
en matière de renvoi préjudiciel devant la Cour, une distinction entre les juridictions
nationales dont les décisions sont susceptibles d’un recours juridictionnel de droit

6
BOULOUIS J. et CHEVALLIER R.M., Grands arrêts de la Cour de justice des Communautés
européennes, tome 1, Dalloz, p. 159.
7
On se permettra ici de renvoyer au texte des arrêts cités.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

156
Joël MOLINIER

interne —et qui ont dès lors, à s’en tenir à la lettre du texte, la simple faculté de poser à
la Cour une question préjudicielle en interprétation ou en appréciation de validité d’une
norme communautaire— et les juridictions nationales dont les décisions sont
insusceptibles d’un tel recours —elles sont dès lors tenues d’interroger la Cour, pour
autant bien sûr que la question soit pertinente pour la solution du litige— la Cour de
justice a généralisé l’obligation de renvoi en appréciation de validité à l’ensemble des
juridictions nationales, à partir du moment où elles éprouvent un doute sur la légalité
d’un acte communautaire (CJCE 22 octobre 1987, Foto Frost, aff. 314/85, Rec., p.
4199). L’obligation de renvoi trouvait il est vrai un fondement dans le traité institutif
pour ce qui est de la CECA (art. 41 dudit traité) et, à défaut d’une disposition
équivalente dans le traité CEE, la Cour a transposé cette solution dans un souci de
cohérence du système de protection juridictionnelle mais également parce que à ses
yeux les juridictions nationales quelles qu’elles soient ne peuvent se voir reconnaître
compétence pour constater elles-mêmes l’invalidité des actes des institutions
communautaires. Admettre une telle possibilité reviendrait en effet à consentir à ce qu’il
puisse être porté atteinte à l’exigence d’uniformité dans l’application du droit
communautaire, telle juridiction de tel État se prononçant en faveur de la validité de tel
acte communautaire alors que le même acte serait jugé invalide, et donc privé d’effets,
par telle juridiction du même ou d’un autre Etat. On comprend aisément que la Cour de
justice ait voulu éviter pareil risque, de nature à remettre en cause une exigence
essentielle de la construction européenne.
On peut regretter qu’aucun des traités postérieurs à l’arrêt Foto-Frost —pas plus
d’ailleurs que le projet de Constitution européenne (art. III-274)— n’ait repris l’apport
de cet arrêt et comblé ainsi une lacune persistante dans la rédaction du traité CE, tant la
motivation de la Cour paraît convaincante. Cela d’autant plus que la pratique montre
que, dans d’autres cas, un traité est venu “légitimer” a posteriori une solution retenue
par la Cour nonobstant la lettre du traité alors en vigueur.
En deuxième lieu en effet, le statut contentieux du Parlement européen, s’agissant
plus précisément du recours en annulation, offre des exemples remarquables en ce sens.
Concernant tout d’abord les actes du Parlement, la recevabilité à agir contre eux n’était
pas prévue dans la version initiale du traité de Rome, quand bien même le Parlement
pouvait adopter des résolutions ayant un caractère décisionnel précis et concret,
produisant des effets juridiques, et non seulement de simples avis ou recommandations.
Le Parlement n’était donc pas doté de la “légitimation passive”. La Cour de justice a
cependant admis celle-ci, d’abord sur la base et par extension de l’article 38 du traité
CECA, qui seul prévoyait cette possibilité, en liaison logique avec le fait que seul le
traité de Paris reconnaissait à l’origine au Parlement un pouvoir de décision (CJCE 10
février 1983, Luxembourg/Parlement, aff. 230/81, Rec., p. 255) —on retrouve ici un
raisonnement analogue à celui suivi, on l’a vu, dans l’arrêt Foto-Frost— puis sur un
fondement général —la Cour prenant en considération l’esprit et le système du traité,
qui exigent une organisation complète des recours, ainsi que l’obstacle aux
empiètements de compétence du Parlement et la protection des tiers— et cela quel que
soit le requérant, donc y compris des particuliers (CJCE 23 avril 1986, Parti écologiste
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

157
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE

“Les Verts”/Parlement, aff. 294/83, Rec., p. 1339). Quelques années après, le traité de
Maastricht sur l’Union européenne a consacré la recevabilité des recours contre les
actes du Parlement “destinés à produire des effets juridiques vis-à-vis des tiers”.
De même, alors que le Parlement européen n’était pas visé dans la version initiale du
traité CEE parmi les titulaires du droit d’exercer le recours en annulation contre les
actes des institutions communautaires, la Cour a fini par admettre, en se fondant sur le
principe de l’équilibre institutionnel, la recevabilité d’un recours du Parlement, en
l’espèce contre un règlement du Conseil, à la condition que le recours ne tende qu’à la
sauvegarde des prérogatives du Parlement (CJCE 22 mai 1990, Parlement/Conseil, aff.
70/88, Rec., p. 2041). Le droit d’agir du Parlement —sa “légitimation active”— était
donc enfin reconnu, même de façon conditionnée, à la différence des autres demandeurs
institutionnels le Parlement devant justifier d’un intérêt propre à agir, alors que les
“requérants privilégiés” que sont les autres institutions et les États n’étaient pas tenus de
le faire. Le traité de Maastricht sur l’Union européenne a finalement consacré (art. 230
[ex- 73], al. 3 CE) le droit d’agir du Parlement, reprenant la jurisprudence de la Cour
avec la même condition qui n’a disparue qu’avec le traité de Nice.
Tout s’est donc passé dans les deux cas comme si la Cour de justice avait opéré une
révision judiciaire du traité CE, ouvrant la voie à une ultérieure révision “en bonne et
due forme” du même instrument. Elle a ainsi exercé un “pouvoir constituant” qui ne lui
appartient pas, même si elle pouvait s’estimer habilitée à le faire en raison de la
manifeste obsolescence —les modifications introduites ensuite par les États dans le
texte du traité le confirment— des dispositions initiales du traité de Rome.
En dernier lieu enfin, on rappellera que, dans son arrêt du 13 novembre 1991,
Francovitch et Bonifaci (aff. 6 et 9/90, Rec., p. 5403) la Cour a consacré le principe
général selon lequel les particuliers peuvent invoquer devant le juge national les
dommages causés à eux par des violations du droit communautaire imputables à un
Etat, mettre en jeu la responsabilité de celui-ci et obtenir de lui réparation. Or, le
principe général ainsi dégagé dans l’arrêt Francovitch et Bonifaci a connu rapidement
des développements particulièrement importants.
Dans son arrêt du 5 mars 1996 (Brasserie du Pêcheur SA, aff. 46/93 et Factortame
Ltd, aff. 48/93, Rec., p. 1029), la Cour a confirmé que le principe de responsabilité de
l’État pour des dommages causés par des violations du droit communautaire, qu’elle a
estimé “inhérent au système du Traité” trouvait à s’appliquer “quel que soit l’organe de
l’État membre dont l’action ou l’omission est à l’origine du manquement”, y compris le
législateur national. Elle a dès lors expressément jugé incompatibles avec cette règle les
dispositions nationales restrictives —en l’espèce de droit allemand et de droit anglais—
régissant la responsabilité de l’État du fait de ses activités législatives.
Mais surtout, dans le même arrêt, la Cour, allant au-delà de la confirmation de la
généralité du principe, a posé que “les conditions de mise en œuvre de la responsabilité
de l’État pour des dommages causés aux particuliers, en raison de la violation du droit
communautaire, ne doivent pas, en l’absence de justification particulière, différer de
celles régissant la responsabilité de la Communauté dans des circonstances
semblables”, étant observé que “la protection des droits que les particuliers tirent du
droit communautaire ne saurait varier en fonction de la nature nationale ou
communautaire de l’autorité à l’origine du dommage”. Aussi bien la Cour fait-elle
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

158
Joël MOLINIER

expressément référence à sa jurisprudence relative à la responsabilité extracontractuelle


de la Communauté du fait d’actes normatifs et s’en inspire-t-elle pour procéder à la
“communautarisation” du régime de la responsabilité des États, sur les fondements
conjoints de la primauté et de l’efficacité des normes communautaires, de la protection
uniforme des droits qu’en retirent les particuliers et de l’obligation de coopération
incombant aux États, sur la base de l’article 10 du traité CE. Cette
“communautarisation” ayant été posée, il appartient normalement aux juges nationaux
dans le cadre des procédures nationales, d’en effectuer la mise en oeuvre, notamment
par la vérification que les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État, posées
par la Cour, sont ou non remplies.
On observe toutefois qu’en même temps qu’elle imposait aux juges nationaux de la
responsabilité de l’État un régime juridique commun, la Cour n’a pas hésité à en faire
elle-même application. La Cour a ainsi jugé que tel agissement d’un État constituait une
violation du droit communautaire de nature à engager sa responsabilité (CJCE 5 mars
1996, Brasserie du Pêcheur SA, préc. ; 8 octobre 1996, Dillenkofer, aff. 178 et 179, 188
à 190/94, Rec., p. 4845 ; CJCE 15 juin 1999, Rechberger, aff. 140/97, Rec., p. 3851) ou
qu’à l’inverse, compte tenu des éléments de l’affaire, il n’y avait pas lieu, en l’espèce,
d’engager la responsabilité de l’État (CJCE 26 mars 1996, British Telecommunications,
aff. 392/93, Rec., p. 1631 ; 17 octobre 1996, Denkavit International, aff. 283, 291 et
292/94, Rec., p. 5063 ; 24 septembre 1998, Brinckmann, aff. 319/96, Rec., p. 5255).
Pareille intervention est certes subordonnée à la disposition par la Cour de toutes les
données nécessaires pour déterminer elle-même si les faits de l’espèce doivent être
qualifiés de violation caractérisée du droit communautaire ; elle n’en constitue pas
moins un empiètement sur la fonction du juge national que ne justifie pas l’argument
d’uniformité dans l’application du droit communautaire puisqu’il s’agit d’une
appréciation de faits par définition susceptibles de varier d’un contexte national à
l’autre. Une chose en effet est de définir un régime de responsabilité commun à la
Communauté et à ses États membres —et les arguments invoqués en ce sens par la Cour
sont d’une logique sans doute irréfutable, dès lors qu’il s’agit de réparer les atteintes au
même droit— autre chose est d’appliquer ce régime lorsque la responsabilité incombe à
un État, seul le juge national étant alors habilité à le faire.
Ce comportement de la Cour ne s’est toutefois pas répété et, se reprenant en quelque
sorte, la Cour s’est rapidement bornée à rappeler au juge national qu’il doit mettre en
œuvre les critères permettant d’établir la responsabilité de l’État conformément aux
orientations fournies par elle et s’abstenant d’apprécier elle-même si une violation était
suffisamment caractérisée, cette appréciation étant affirmée comme relevant du juge
national (CJCE 1er juin 1999, Konle, aff. 302/97, Rec., p. 3099). Peut-être la parenthèse
ainsi apparemment refermée n’avait-elle été ouverte que pour des raisons
“pédagogiques”, au risque d’une interrogation sur la légitimité de la Cour à procéder de
la sorte ?

Au total, il ne paraît pas que les “incursions” recensées de la Cour de justice dans les
compétences des États ou des juges nationaux aient été d’une fréquence ou d’une durée

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

159
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE COMMUNAUTAIRE

telle qu’elles puissent être considérées comme étant de nature à entraîner un doute
sérieux sur sa légitimité. De surcroît, et sauf exception, pareilles incursions ont été
justifiées par le juge communautaire de manière à emporter ensuite la conviction des
États et des juges nationaux, de telle sorte que le débat sur la légitimité, si tant est qu’il
ait été ouvert, a été rapidement clos à l’avantage de la Cour.
Il convient aussi et surtout de mettre en regard de l’apparent “unilatéralisme” de la
Cour ou de ses accès “d’activisme”, le rôle essentiel joué par elle à un autre niveau :
celui de la reconnaissance des droits fondamentaux en tant que principes généraux du
droit communautaire, à partir de la jurisprudence Stauder (CJCE 12 novembre 1969,
aff. 22/69, Rec., p. 419) —Internationale Handelgesellschaft (17 décembre 1970, aff.
11/70, Rec., p. 1125)— Nold (CJCE 14 mai 1974, aff. 4/73, Rec., p. 508), inauguratrice
de la démarche de la Cour de justice en la matière. En contribuant à assurer la
sauvegarde de ces droits —alors même que le traité de Rome ne lui conférait pas
pareille mission— en s’inspirant, en transposant ou, plus simplement, en appliquant la
Convention européenne des droits de l’homme, voire la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, le juge communautaire a renforcé sa légitimité. Il a
aussi ouvert la voie, qu’il s’agisse de l’intégration, parmi les principes généraux du droit
communautaire, des droits fondamentaux ou de la référence à la Convention européenne
puisque sur ces deux points le traité de Maastricht sur l’Union européenne, en son
article 6, est venu reprendre la jurisprudence de la Cour. Cette dernière non seulement
veille au respect des droits fondamentaux par les institutions communautaires, mais
contribue aussi au respect des droits fondamentaux par les États membres lorsqu’une
réglementation nationale intervient dans le champ d’application du droit communautaire
(CJCE 18 juin 1991, ERT, aff. 260/89, Rec., p. 2925).
Plus spécialement, la Cour de justice a consacré le principe général du droit des
particuliers à une protection juridictionnelle effective (CJCE 15 mai 1986, Johnston, aff.
222/84, Rec., p. 1651) et en a dégagé toutes les virtualités, allant jusqu’à non seulement
signifier aux États qu’il leur incombait de prévoir dans leurs droits nationaux un
système de voies de recours et de procédures permettant d’assurer cette protection dans
le champ du droit communautaire (récemment : CJCE 25 juillet 2002, Union de
Pequenos Agricultores, aff. 50/00 P, Rec., p. 6677 ; on observe avec intérêt que le projet
de Constitution européenne reprend expressément dans son article I-28 cette exigence
jurisprudentielle de la Cour) mais faisant obligation aux juges nationaux d’écarter
l’application de règles judiciaires de droit national qui, si elles étaient mises en œuvre,
empêcherait de garantir la pleine efficacité de la protection juridictionnelle (CJCE 19
juin 1990, Factortame Ltd., aff. 213/89, Rec., p. 2433).
Sans doute la mission que s’est reconnue la Cour, avant que les traités ne lui
fournissent une base à son exercice, soulève-t-elle le délicat problème de son
articulation avec la mission incombant à la Cour européenne des droits de l’homme8 ;
mais pareille difficulté ne paraît pas de nature à remettre en cause la légitimité de
principe de son intervention ni le constat que celle-ci lui a conféré une légitimité accrue.

8
Voir à ce sujet la communication du Professeur Bertrand de LAMY.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

160
Joël MOLINIER

Au-delà de la question de la légitimité du juge communautaire, il est permis, enfin,


d’estimer que ce dernier, par son action, a tout à la fois conforté la légitimité de la
construction européenne et fourni aux juges nationaux un nouveau titre de légitimité.
Mais on déborde là des limites du thème ici traité…

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

161
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN
DES DROITS DE L’HOMME
Bertrand de LAMY
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

La Cour EDH suscite les réactions les plus variées.


Certains auteurs se demandent : “Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de
l’homme ?”1 tandis que d’autres s’interrogent “Faut-il transformer la Cour européenne
des droits de l’homme en juridiction constitutionnelle ?”2.
Pour les premiers, le juge européen des droits de l’homme est un juge venu
d’ailleurs ignorant nos traditions juridiques, remettant en cause notre jurisprudence ou
montrant du doigt notre législation au nom de concepts flous. Pour les seconds, ce
même juge élabore un droit commun européen garantissant la démocratie en Europe.
Dans les deux cas, c’est de la légitimité de ce juge dont il est question.
Le terme de “légitimité” est fuyant. S’il a la même étymologie que “légalité”, les
deux mots ne sont pas, pour autant, synonymes.
L’adjectif “légitime” est apparu, semble-t-il, dans la langue française avant le nom
“légitimité” pour désigner, couramment au XVIe siècle, ce qui est “juste, justifié par le
bon droit”, s’opposant à “légal”. Il indique l’existence d’un droit supérieur pouvant ne
pas coïncider avec le droit positif. Le terme de “légitimité” est, sans doute plus tardif,
signifiant “qualité de ce qui est juste” et fait partie au XVIIIe siècle de la terminologie
politique3.
La légitimité renvoie à la question du bien-fondé du pouvoir, à ce qui confère au
pouvoir sa justification et sa validité. La légitimité d’un pouvoir peut tenir à son origine,
mais également à son exercice.
Le vocabulaire juridique de l’Association Capitant connaît le terme “légitimité” :
“conformité d’une institution à une norme supérieure juridique ou éthique, ressentie
comme fondamentale par la collectivité qui fait accepter moralement et politiquement
l’autorité de cette institution ; ne pas confondre avec légalité”4.
Le juge européen des droits de l’homme est le gardien d’une norme supérieure
juridique et éthique ressentie comme fondamentale dans l’espace européen. Ce rôle
poserait sa légitimité, si du moins on entend le terme “légitimité” au sens fonctionnel,
renvoyant à l’étude de l’action du juge.

1
V. HAÏM, “Faut-il supprimer la Cour européenne des droits de l’homme ?”, D., 2001, doct.
p. 2988.
2
FLAUSS J.-F., “Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridiction
constitutionnelle ?” D., 2003, doct. p. 1638.
3
Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire le Robert, 3ème éd. 2000, sous la
direction de A. REY.
4
CORNU G., Vocabulaire juridique, Association Capitant, PUF, 4ème éd., 2003.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

163
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME

Mais en amont se pose tout de même une autre question : qui est ce juge européen ?
comment est-il nommé ? quel est son statut ? La légitimité est envisagée ici sur un plan
institutionnel.

I — LA LÉGITIMITÉ INSTITUTIONNELLE DU JUGE EUROPÉEN DES


DROITS DE L’HOMME
Qui t’a fait juge ? L’interrogation prend une importance toute particulière lorsqu’il
s’agit de désigner le juge se présentant comme le gardien de la démocratie en Europe,
celui qui peut contraindre un État à modifier sa loi, expression de la volonté générale.
Sans se livrer à une étude exhaustive de la légitimité institutionnelle du juge de la
Cour de Strasbourg, trois points de discussion peuvent être rapidement abordés.
En premier lieu, le mode de désignation de ces juges est une question épineuse, à
tort peu connue, alors qu’elle est au cœur même de tout débat sur la légitimité.
Le juge de la Cour européenne des droits de l’homme est élu par l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe à la majorité des voix exprimées sur une liste de
trois candidats présentée par chaque partie contractante.
Si le principe de l’élection n’est pas discuté par les auteurs, la question du choix des
candidats par les États suscite plus de réserves et d’interrogations5.
Dans le texte de la Convention l’article 21 précise seulement “Les juges doivent
jouir de la plus haute considération morale et réunir les conditions requises pour
l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une
compétence notoire”6.
La sélection des candidats relève des États et, dans la majorité des cas, n’est régie
par aucune règle. Les instances européennes souhaitent aujourd’hui que ces procédures
répondent à des “normes de transparence et d’impartialité” et soient appliquées
harmonieusement à peine de quoi les listes de candidats ne seraient pas prises en
considération7. Il convient notamment, demandent les autorités européennes, que les
trois candidats soient de niveau semblable pour que l’égalité des chances devant le vote
de l’Assemblée parlementaire soit préservée et que, par délicatesse, la liste soit établie
par ordre alphabétique et non par ordre de préférence.

5
VALTICOS N., “Quels juges pour la prochaine Cour européenne des droits de l’homme ?”,
Mélanges Eissen, Bruylant-LGDJ, 1995, p. 415 ; FLAUSS J.-F., “Radioscopie de l’élection de la
nouvelle Cour européenne des droits de l’homme”, RTDH, 1998, p. 435.
6
On préférerait que les juges réunissent les conditions requises pour l’exercice de hautes
fonctions judiciaires et soient des jurisconsultes possédant une compétence notoire. La rédaction
de l’article 21 est d’une regrettable maladresse.
7
Assemblée parlementaire, doc. 9963 du 7 octobre 2003, “Candidats à la Cour européenne des
droits de l’homme”, Rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme,
par Mc NAMARA K.
Voir déjà : recommandation n° 1429, 1999.
Il est déjà arrivé que des listes proposées par les États se heurtent à des fins de non-recevoir : cf.
FLAUSS J.-F., op cit., p. 453.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

164
Bertrand de LAMY

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a demandé à la sous-commission


de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, d’examiner les
candidatures et de vérifier la présence de candidats des deux sexes8.
Cette sous-commission réclame aux candidats un curriculum vitae répondant à un
modèle défini9 et les auditionne. Elle communique ensuite ses conclusions à
l’Assemblée parlementaire avant le vote.
Pour rationaliser la procédure de sélection, il conviendrait certainement que
plusieurs questions soient abordées :
- Ne faudrait-il pas que ces candidats soient sélectionnés nationalement par une
commission indépendante dont la composition devrait, bien entendu, être précisée10 ?
- Ne devrait-il pas y avoir un appel public à candidatures comme au Royaume-
Uni11 ?
- Ne faudrait-il pas s’assurer que les candidats viennent d’horizons professionnels
divers ? Si les magistrats nationaux et les professeurs de droit sont bien présents à la
Cour de Strasbourg, les avocats restent peu nombreux.
- Enfin, est-il besoin de le préciser, il convient que les candidats aient manifesté un
intérêt suffisant pour les droits de l’homme, voire aient une expérience dans ce
domaine.
Il est tout de même surprenant que le choix des juges européens, non seulement, ne
soit pas harmonisé au niveau européen, mais encore demeure entouré d’un certain
mystère dans plusieurs États. La transparence de la désignation des candidats, leur
représentativité ne participent-elles pas directement de la légitimité de ce juge, garant de
l’indépendance et de l’impartialité des juges nationaux ?

En second lieu, la durée du mandat du juge européen devrait également retenir


l’attention. Loin d’être une question annexe, elle peut être un enjeu d’indépendance.
Les juges de la Cour de Strasbourg sont élus pour 6 ans et sont rééligibles.
Ces deux points peuvent être discutés.
Tout d’abord, la durée du mandat, est peut-être un peu brève. On peut craindre, en
effet, que le juge nommé à la Cour de Strasbourg n’ait pas le temps de s’installer
véritablement dans son rôle de juge européen et ait le sentiment d’être un juge national
détaché. D’autant que la possibilité de réélection sera théorique dans bien des cas
compte tenu de la limite d’âge des juges européens qui est de 70 ans12. La durée
d’exercice des fonctions est un gage d’indépendance.

8
Assemblée parlementaire : Directive n° 519, 1996 ; Directive n° 558, 1999.
9
Résolution n° 1082, 1996. Le curriculum vitae a été modifié par la résolution n° 1200, 1999.
10
KRÜGER Ch., “Procédure de sélection des juges de la nouvelle Cour européenne des droits de
l’homme”, RUDH, 1996, p. 115 et s.
11
Code de la Convention EDH, CHARRIER J.-L., Litec, 2000, p. 231 et s.
12
VALTICOS N., op cit., Assemblée parlementaire, doc n° 8887, 6 nov. 2000, Rapport de la
Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, par Lord KIRKHILL.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

165
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME

Ensuite, la possibilité de réélection est-elle une bonne chose ? Dans certains cas, les
États qui ne sont pas satisfaits de leur juge, peuvent refuser de le présenter pour une
réélection et conservent ainsi sur lui une certaine emprise.
Pour assurer une meilleure indépendance du juge européen, peut-être faudrait-il
revenir à un mandat de 9 ans, comme c’était le cas avant 1998, sans possibilité de
réélection ?

L’indépendance et l’impartialité du juge européen des droits de l’homme doivent,


enfin, retenir l’attention13. Il y va non seulement de la légitimité de ce juge, mais encore
de sa crédibilité.
Les juges bénéficient d’un statut assurant leur indépendance en particulier à l’égard
de leur État d’origine, mais aussi à l’égard de la Cour, ils ont ainsi la possibilité
d’exprimer une opinion dissidente ou concordante à la suite d’un arrêt dont ils ne
partagent pas la solution ou la motivation14.
Le Règlement de la Cour prévoit que les juges “ne peuvent exercer aucune activité
politique ou administrative ni aucune activité professionnelle incompatible avec leur
devoir d’indépendance et d’impartialité, ou avec la disponibilité requise pour une
activité exercée à plein temps”, un juge qui n’offrirait plus ces garanties peut être
révoqué par un vote de la Cour en session plénière15.
Quant à l’impartialité, sachant l’attachement de la Cour de Strasbourg à l’article 6 de
la Convention, on serait étonné qu’elle ne réponde pas elle-même à toutes les exigences.
Pourtant, on remarquera que selon l’article 27 de la Convention “le juge élu au titre
d’un État partie au litige est membre de droit de la Chambre et de la Grande Chambre
(…)”, ce qui permet au juge français de connaître de toutes les affaires mettant en cause
la France. Sans doute, les juges siègent-ils à la Cour à titre individuel (art. 21 de la
Convention), mais l’art. 27 est-il bien un modèle pour une juridiction si sensible aux
apparences lorsqu’il s’agit d’impartialité ? Et que dire du remplacement ponctuel du
juge élu par “une personne qui siège en qualité de juge” et qui sera désignée par
l’État16 ? Il est ainsi permis à un État en cause de désigner l’un de ses juges. La
légitimité de ce juge qui n’a pas été élu ne peut-elle être discutée ?
Plus étonnant, encore, lorsqu’une affaire, déjà jugée, est ensuite soumise à la Grande
Chambre de la Cour, le président de la Chambre ordinaire ainsi que le juge qui avait
siégé au titre de l’État poursuivi font partie de la Grande Chambre et connaissent, par
conséquent, une seconde fois de la même affaire17.

13
Pour une étude plus complète : MARGUENAUD J.-P. et LANGENIEUX A., “De l’impartialité
et de l’indépendance des juges de la Cour européenne des droits de l’homme”, Droit et procédure,
2003, p. 337.
14
Les juges en exercice bénéficient des privilèges et immunités prévus par l’article 40 du statut du
Conseil de l’Europe.
15
La décision est prise à la majorité des 2/3 des juges élus, après audition de l’intéressé.
16
LAMBERT P., “Les juges ad hoc à la Cour européenne des droits de l’homme”, RTDH, 1999,
p. 479 et s.
Art. 27 de la Convention “(…) ; en cas d’absence de ce juge, ou lorsqu’il n’est pas en mesure de
siéger, cet État Partie désigne une personne qui siège en qualité de juge”.
17
art. 27, §3, Conv. EDH.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

166
Bertrand de LAMY

Au final, la légitimité institutionnelle du juge européen des droits de l’homme


pourrait être mieux assise. Les défauts relevés dans le dernier point peuvent même finir
par ressurgir sur sa légitimité fonctionnelle, c’est-à-dire sur sa prise de décision.

II — LA LÉGITIMITÉ FONCTIONNELLE DU JUGE EUROPÉEN DES


DROITS DE L’HOMME
La légitimité fonctionnelle implique une décision motivée s’adressant tant aux
requérants qu’aux États et la prise en compte de différentes considérations permettant
d’être acceptée par eux. C’est l’action du juge qui est ici étudiée et qui peut être
envisagée sous trois angles.
Tout d’abord, le juge européen n’ignore pas les droits nationaux. Il s’agit pour lui
d’un élément important de sa prise de décision, mais non, cependant, d’un élément
unique.
La prise en compte, voire l’influence, que peuvent jouer les droits internes est moins
étudiée que celle exercée par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur le droit
interne, elle est pourtant réelle et, sans doute, double :
— les droits internes servent tout d’abord, parfois, au juge européen à définir des
dispositions conventionnelles. Un exemple significatif est celui de l’impartialité
fonctionnelle. Le juge européen a adopté ici une conception stricte fondée sur
l’apparence : un juge ayant déjà connu d’une affaire ne peut en connaître à nouveau.
Cette approche de l’impartialité était marquée par l’influence anglo-saxonne18. À
partir de 198919, la Cour de Strasbourg tempère cette jurisprudence, trop rigide, pour
adopter une démarche plus réaliste consistant à dépasser les apparences pour
examiner concrètement la nature de l’examen d’une affaire par un juge et décider
s’il y a là un risque de préjugement heurtant la notion même “d’impartialité”. Cette
évolution jurisprudentielle marque un recul de l’influence des conceptions anglo-
saxonnes et une meilleure prise en compte, en particulier, du droit français20. D’où
l’intérêt d’utiliser la Convention dans les procédures internes en motivant les
décisions de compatibilité ou d’incompatibilité de nos dispositions nationales avec
les exigences conventionnelles.
Les décisions internes sont des sources de réflexion pour le juge européen ; avoir
recours à la Conv. ESDH ce n’est pas systématiquement se détourner du droit
français mais avoir le souci d’aider le juge européen à prendre sa décision et
apporter un éclairage mettant, éventuellement, en lumière des spécificités juridiques

18
Notamment cet adage anglais “Justice must not only be done, it must be seen to be done”.
19
Cour EDH, 14 mai 1989, Hauschildt/Danemark, § 48 : “L’élément déterminant consiste à
savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées”.
20
Cour EDH, 6 juin 2000, Morel/France, D., 01, JP, p. 1610, NIBOYET M.-L. : “… le simple
fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en
soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures
adoptées par le juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par le juge
n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement
sur le fond”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

167
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME

locales dont ce juge pourrait ne pas saisir les raisons. Ce dialogue des juges est
indispensable pour que le droit français contribue à façonner utilement les concepts
européens. Il ne faut pas pour autant que le juge national développe un complexe du
“toujours plus”, écartant toute disposition jugée suspecte dans la hantise d’une
éventuelle condamnation par la Cour de Strasbourg21. Dialoguer, c’est avant tout
argumenter, y compris pour s’opposer.
— les droits internes sont également un élément permettant de déterminer
l’ampleur de la marge d’appréciation accordée aux États. Dans l’arrêt Sunday
Times22, la Cour a dit qu’elle ne peut “négliger les caractéristiques de fond et de
procédure des droits internes respectifs”. Et on constate que la juridiction
européenne relève “la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux
systèmes juridiques des États”23. Lorsqu’il y a en Europe une convergence des droits
nationaux sur une question donnée, le juge européen opèrera un contrôle plus étroit
que lorsque ces droits sont divergents. Récemment encore, la Cour a rappelé sa
position : “L’étendue de la marge d’appréciation varie selon les circonstances, les
domaines et le contexte ; la présence ou l’absence d’un dénominateur commun aux
systèmes juridiques des États contractants peut constituer un facteur pertinent à cet
égard”24. Les positions du juge européen naissent, parfois, des mouvements
convergents des droits nationaux. Il y a ici la satisfaction pour des juges et des
législateurs des différents États de voir leurs conceptions entrer dans la
jurisprudence européenne, ce qui conforte la légitimité des uns et des autres. Le
pouvoir du juge européen ne saurait être accepté s’il était totalement détaché des
évolutions juridiques locales. Devant une question particulièrement délicate, le juge
européen doit s’effacer et laisser aux autorités nationales, directement en prise avec
les réalités factuelles, le soin d’avancer des solutions dont il pourra s’inspirer.

21
Pour un exemple : Crim 4 sept. 2001, D., 2002, somm p. 1794 et la note ; JCP G, 2001, II,
10623, concl. D. COMMARET, note A. LEPAGE. On se souvient de la jurisprudence française
en matière de transsexualisme après l’arrêt de la Cour de Strasbourg du 25 mars 1992, voir les
développements de MM TERRÉ et LEQUETTE, Les grands arrêts de la jurisprudence civile,
tome 1, Dalloz, 11e éd, 2000, p. 120 et s.
22
Cour EDH, 26 avril 1979, Sunday Times/RU.
23
Cour EDH, 28 nov 1984, Rasmussen/Danemark, § 40.
24
Cour EDH, 26 fév 2002, Frette/France, § 40 et 41 : PETTITI L.-E., “Réflexions sur les
principes et les mécanismes de la convention”, La Convention européenne des droits de l’homme,
commentaire article par article, sous la direction de PETTITI L.-E., DECAUX E. et IMBERT P.-
H., Economica, 1999, p. 27 et spéc. 39 : “Très souvent, Commission et Cour se réfèrent pour
déterminer la marge d’appréciation, au critère de nécessité dans une société démocratique, à ce
qui fait l’objet de consensus dans la société européenne des trente deux États. De surcroit cet
examen est clinique, il diagnostique les virus et révèle les vaccins que tel droit interne secrète. Le
droit comparé devient laboratoire d’essai, il n’est pas seulement science universitaire, instrument
académique, mais lieu et support d’expérimentation. La jurisprudence de la Commission et de la
Cour n’est pas seulement interprétative de la Convention, elle est aussi élaboration de lignes
directrices pour les États dont la méthode de critique comparée a été l’instrumentum”.
Notamment : SUDRE F., “À propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits
de l’homme”, JCP G, 2001, I, 335.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

168
Bertrand de LAMY

La marge d’appréciation est un mécanisme essentiel parce qu’il vise “à concilier la


définition d’une norme commune en matière de droits de l’homme et la sauvegarde du
pluralisme juridique”25.
Il y a bien la place en Europe pour un pluralisme juridique ordonné, contrôlé par le
juge de Strasbourg. Le mouvement d’influence entre le juge européen et les juges
nationaux est réciproque, même si ce phénomène est plus diffus : il y a une possibilité
d’importation du droit national dans la jurisprudence de la Cour européenne.

Le deuxième point relatif à la légitimité fonctionnelle est le plus important parce


qu’ici réside le cœur de la légitimité du juge européen des droits de l’homme : ce juge
fait primer les valeurs dont il est le gardien sur toute autre considération26. Son rôle
même est le principal pilier de sa légitimité. Il qualifie la Convention “d’instrument
constitutionnel de l’ordre public européen” et répète que “La Convention a pour but de
protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs”27, et “doit
s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui”28. Ces soucis d’efficacité et
d’actualisation poussent le juge européen à une audace créative le faisant quitter des
yeux le texte de la Convention pour chercher un esprit dont il est, parfois, lui-même
l’inventeur au risque de diluer, voire de discréditer, la catégorie des droits
fondamentaux29. La Cour cherche à ce que sa décision prenne en compte les évolutions
juridiques, économiques et sociales nationales, mais son contrôle la conduit, parfois, à
remettre en cause des politiques législatives nationales et on peut s’interroger sur sa
légitimité démocratique pour aborder de telles questions. D’autant que le contrôle
exercé par le juge de Strasbourg est subsidiaire comme il le rappelle parfois lui-même :
“Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la
Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent mieux placées que le juge international
pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de
politique générale se trouvent en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent

25
SUDRE F., ouvrage collectif Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme,
PUF, 1er éd., 2003, p. 70.
26
Préambule de la Conv. EDH : “Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés
fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont
le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part
et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont
ils se réclament.
Résolus, en tant que gouvernements d’Etats européens animés d’un même esprit et possédant
un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de
prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de
certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle”.
27
Cour EDH, 9 oct. 1979, Airey/Irlance, § 24.
Pour une étude de cette construction jurisprudentielle : COHEN-JONATHAN G., “50e
anniversaire de la convention européenne des droits de l’homme”, RGDIP, 2000, p. 849.
28
Cour EDH, 13 juin 1979, Marckx/Belgique, § 41.
29
Pour ne prendre qu’un exemple, citons l’affaire Burghart/Suisse, 22 fév 1994, rattachant le droit
du nom de famille à l’article 8 de la Convention. Est-ce bien là un droit de l’homme ?

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

169
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME

raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une


importance particulière au rôle du décideur national”30.
Cette recherche d’efficacité conduit à ne pas démissionner devant d’autres juges,
eux aussi garants de ces valeurs, et à construire un droit commun européen31 au prix, il
est vrai, de conflits de normes dont les droits fondamentaux ne sortent pas
systématiquement grandis, donnant l’impression que leur définition et leur champ
varient selon le juge auquel on s’adresse.
Désormais, le Conseil constitutionnel n’a plus le dernier mot en matière de
protection des droits fondamentaux. Dans l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie32,
la Cour explique qu’elle “ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de
mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la juridiction des États membres à
l’empire de la Convention. C’est donc par l’ensemble de leur juridiction —laquelle,
souvent, s’exerce d’abord à travers la Constitution— que lesdits États répondent de leur
respect à la Convention”. Et la France a été condamnée en 1999, pour une loi de
validation jugée contraire à l’article 6 de la Convention, alors que le Conseil
constitutionnel saisi de ce texte ne lui avait trouvé aucun vice33.
Les hypothèses de conflits existent également avec le droit communautaire. Si les
Communautés n’ont pas adhéré à la Convention, les États membres de l’Union ont
signé ce texte et un requérant a alors eu l’idée de poursuivre les 15 États membres de
l’Union devant la Cour de Strasbourg pour se plaindre d’une violation de l’article 6 de
la Convention commise, selon lui, par les organes communautaires. Cette requête, en
attente d’une décision de recevabilité, peut dérouter puisqu’elle tend à faire reconnaître
une responsabilité collective des États pour des agissements accomplis par des organes
parfaitement autonomes34. Néanmoins, dans l’affaire Matthews/RU, le juge européen
des droits de l’homme a expliqué que “les actes de la Communauté européenne ne
peuvent être attaqués en tant que tels devant la Cour, car la Communauté en tant que
telle n’est pas Partie contractante. La Convention n’exclut pas le transfert de
compétences à des organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la
Convention continuent d’être reconnus. Pareil transfert ne fait donc pas disparaître la
responsabilité des États membres”35. Plusieurs fois déjà des requérants ont assigné

30
HATTON et autres, Cour EDH, 8 juillet 2003, RU, § 97.
31
GRIDEL J.-P., “Déclin et spécificités françaises et éventuel retour d’un droit commun
européen”, D., 1999, doct., p. 140.
32
Cour EDH, 30 janvier 1998, Parti communiste unifié de Turquie/Turquie, RTDH, 1999, p. 301,
DUARTE B.
33
Cour EDH, 28 oct 1999, ZIELINSKI, PRADAL et GONZALEZ/France : “Avec la
Commission, la Cour estime que la décision du Conseil constitutionnel ne suffit pas à établir la
conformité de l’article 85 de la loi du 18 janvier 1994 avec les dispositions de la Convention” ;
obs S. BOLLE, RFDA, 2000, p. 1254 ; FLAUSS J.-F., AJDA, 2000, p. 533 ; GONZALEZ G.,
RDP, 2000, p. 716 ; MARGUENAUD J.-P., RTD Civ., 2000, p. 436 ; SUDRE F., JCP, 2000, I,
203, n° 11 ; FRICERO N., Procédures, 2000, comm n° 94 ; BOUJEKA A., PA, 8 juin 2000,
p. 21.
34
Senator Lines GmgH/ les 15 États membres de l’Union européenne, n° 56672/00.
35
Cour EDH, Matthews/RU, 18 fév. 1999, requête n° 24833/94, § 32 ; RTDCiv., 1999, p. 918,
MARGUENAUD J.P., POTTEAU A. ; RTDH, 1999, p. 865 ; GP, 21/23 mai 2000, p. 21,

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

170
Bertrand de LAMY

devant la Cour de Strasbourg les 15 États de l’Union et si les requêtes ont été jugées
irrecevables, le juge des droits de l’homme a pris soin de ne jamais fonder cette
irrecevabilité sur une question de compétence personnelle36. La Cour européenne des
droits de l’homme contrôle la conventionnalité des actes nationaux d’application du
droit communautaire dérivé37 comme originaire. Cette juridiction se positionne ainsi
comme un juge constitutionnel européen. Est-elle toujours légitime dans ce rôle ? La
confrontation des deux juges européens est un enjeu de la construction européenne de
demain.
Non content de ne pas être soumis à une autorité souveraine, le juge européen des
droits de l’homme émancipe le juge national en lui reconnaissant une légitimité supra
nationale, ce qui conforte son propre rôle, et constitue la troisième facette de sa
légitimité fonctionnelle.
La très riche jurisprudence érigée à partir de l’art. 6 de la Convention européenne de
sauvegarde fait de cette disposition la pièce centrale du système européen de protection
des droits fondamentaux. La légitimité de la justice nationale ne procède plus du seul
Etat, mais également du juge européen qui, à partir de la Convention, dessine les
contours du procès équitable et pose les garanties de ce qu’il désigne comme étant “un
pouvoir judiciaire”38 et non pas simplement une autorité.
C’est bien là une question politique, pour revenir à la définition du terme
“légitimité”.
M. le Professeur Soyer, qui fut pendant 18 ans membre de la Commission
européenne des droits de l’homme, explique qu’il y a une légitimité supranationale des
justices nationales39.

COHEN-JONATHAN G. ; Europe 2000, chr n° 1, L’arrêt Matthews : une protection globale des
droits de l’homme par une vision réductrice de l’ordre juridique communautaire ?, GORI G. et
KAUFF-GAZIN F.
36
Cour EDH, 4 juillet 2000, décision sur la recevabilité, Société Guérin Automobiles contre les
15 États de l’Union Européenne, requête n° 51717/99. La requête est jugée irrecevable ratione
materiae et le juge européen prend soin de préciser que ce point “dispense la Cour de la nécessité
d’examiner la question de sa compatibilité ratione personae avec la Convention, question qui ne
manquerait pas, autrement, de se poser puisque la requête est dirigée, non contre l’Union
européenne (laquelle n’est pas partie à la Convention), mais contre les 15 États contractants, qui
sont en même temps membres de l’Union européenne”.
Voir également : DUFAY Christiane, Comm.. EDH, 19 janv. 1989, “Les Communautés
européennes, subsidiairement la collectivité de leurs États membres et leurs États membres pris
individuellement”, requête n° 13539/88 ; GARZILLI Bruno, Comm. EDH, 22 oct. 1998, “Les
Etats membres de l’Union européenne”, requête n° 32384/96.
Cour EDH, 16 et 23 mai 2002, Segi et Gestoras pro-amnistia/Allemagne, Autriche, Belgique,
Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal,
Royaume-Uni, Suède, requêtes n° 6422/02 et 9916/02.
37
Cour EDH, 15 nov 1996, Cantoni/France, RTDH, 1997, p. 685, SPIELMANN D.
38
Art. 10 § 2 utilise cette expression, Cour EDH, Sunday times/RU, § 55, op. cit.
39
SOYER J.-C., “Légitimité supranationale des justices nationales”, Mélanges P. Lambert, Les
droits de l’homme au seuil du troisième millénaire, Bruylant 2000, p. 767.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

171
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EUROPÉEN DES DROITS DE L’HOMME

Il écrit “… un tel pouvoir a pour fondement la prééminence du droit et l’impératif du


procès équitable : deux valeurs supranationales, cimentées par la Convention
européenne des droits de l’homme”.
Ces valeurs, inséparables du primat démocratique, postulent que le pouvoir
judiciaire jouisse d’une indépendance complète vis-à-vis de l’exécutif, bien entendu,
mais aussi, ce qui est nouveau, vis-à-vis du pouvoir législatif, et même du bastion ultime
de la souveraineté nationale, le pouvoir constitutionnel.
Cette légitimité supra-nationale est indispensable pour que le juge national remplisse
son rôle de juge européen : il est le premier gardien de la Convention et doit, à ce titre,
écarter toute disposition nationale qu’il jugerait contraire aux droits et libertés
fondamentaux40. Écarter la loi nationale, réclame une légitimité tirée d’une norme
supérieure : une légitimité permettant de contrôler la légalité, ce qui n’est pas sans
rappeler le sens du mot “légitimité” proposé par le Vocabulaire juridique41.

Une légitimité européenne pour un pouvoir judiciaire européen ? Les initiateurs des
prochaines étapes de la construction européenne devraient se poser cette question.

40
M. le Premier Président CANIVET écrit : “Dès lors que le juge a le pouvoir de rendre le droit
interne compatible avec la convention, il est responsable de l’adaptation de son système de droit
et de procédure aux principes imposés par la Convention”, “La Cour de cassation et la
Convention européenne des droits de l’homme”, Cinquantième anniversaire de la Convention
européenne des droits de l’homme, Droit et justice, n° 33, Némésis-Bruylant, 2002, p. 257 et s.
41
Op. cit.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

172
IVe PARTIE

DES MAGISTRATS NON PROFESSIONNELS


LA LÉGITIMITÉ DES
JURIDICTIONS CONSULAIRES
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

La question de la légitimité de la juridiction consulaire ne peut se réduire à celle du


mode d’élection des juges qui la composent et porte, de manière plus essentielle, sur le
bien-fondé de tribunaux spécialisés dans les affaires commerciales. Ainsi posée, elle est
aussi ancienne que la juridiction elle-même, probablement créée à Toulouse par un édit
d’Henri II1, le 16 juillet 15492, peu avant l’institution du tribunal de commerce de Paris,
à l’instigation de Michel de l’Hospital, en 1563.
L’institution d’une telle juridiction, dite “consulaire”, parce qu’elle trouve son
origine dans la justice rendue, à l’occasion des grandes foires du Moyen Age, en Italie
par des juges-consuls3, a été, en effet, depuis son origine, en quête de légitimité.
Composée de juges élus parmi les marchands et appliquant des procédures
simplifiées et rapides, adaptées aux exigences du commerce, la juridiction consulaire a
toujours été en butte à des critiques diverses auxquelles elle a survécu, au point d’être la
plus ancienne institution judiciaire française, et de voir ses attributions régulièrement
augmentées.
Ainsi, dès leur création, ces juridictions réservées aux commerçants, ont été conçues
comme des “juridictions d’exception” et non comme des juridictions spécialisées de
sorte qu’elles se sont heurtées à l’hostilité déclarée des juridictions ordinaires. Il faudra
une volonté déterminée du pouvoir royal qui était favorable aux bourses de commerce,
facteur de richesses, pour qu’elles résistent aux “attaques des magistrats
professionnels”. Or, non seulement, les juridictions consulaires ont résisté, mais encore
elles ont accru leur importance. À la veille de la Révolution s’en dénombrent déjà
soixante-dix.
De telles juridictions corporatistes auraient dû, en bonne logique, disparaître avec le
Révolution au nom de l’égalité des citoyens qui impose la suppression des classes et de

1
Les historiens sont divisés, certains estiment que le tribunal de commerce de Toulouse a été créé
le premier sous l’influence espagnole : SZRAMKIEWICZ R., “Les tribunaux de commerce. Une
longue histoire de la justice économique”, Revue Justices, n° 1, 1995, p. 7, d’autres que la Bourse
de Lyon comportait un tel tribunal deux ans auparavant : CAPEL S., Histoire de la juridiction
consulaire de Toulouse, p. 27 ; d’autres enfin que la première juridiction aurait été créée à
Marseille, dès 1549 : HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, Droit commercial, 1 vol., 1980, p. 97,
n° 52.
2
V. CAPEL S., op. cit., p. 7 s. ; SZRAMKIEWICZ R., art. précité, p. 7.
3
L’origine du terme n’est pas très claire. Elle semble se trouver dans “les grandes corporations de
marchands italiens, conduites par un consul qui va exercer un pouvoir de juge sur ses
compatriotes”, SZRAMKIEWICZ R., art. précité, p. 8. Mais certains historiens observent aussi la
présence de consuls en Espagne.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

175
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES

l’unité du droit qui implique l’unité des juridictions4. Cependant, une fois encore, leur
existence a été légitimée. Les commerçants qui constituaient des groupes de pression
très puissants ont su convaincre de l’utilité de leurs tribunaux qui rendaient une justice
rapide5, adaptée aux exigences du commerce et ayant la connaissance des dispositions
propres aux commerçants de source largement coutumière.
Le droit commercial, en effet, n’était pas encore vraiment érigé en discipline
autonome puisqu’il ne sera enseigné qu’après l’adoption du Code de commerce de
1807, sous le règne de Napoléon 1er.
C’est ce même code —élaboré par une commission comprenant Vignon, le président
de la juridiction consulaire parisienne— qui uniformisera ces juridictions désormais
appelées “tribunaux de commerce”. Leurs caractéristiques essentielles sont confirmées :
juges élus par leurs pairs, fonctions gratuites, compétence d’attribution pour la matière
commerciale, procédure peu formaliste, rapide, peu coûteuse. Leur compétence fut
même étendue aux affaires maritimes qui jusque-là relevaient des Amirautés qui ont été
supprimées6…
Le XIXe siècle sera un siècle assez paisible pour la juridiction commerciale qui
réunit alors près de 250 tribunaux et dont la compétence ne cesse de s’accroître grâce au
développement du capitalisme : les effets de commerce se multiplient, les sociétés
commerciales apparaissent, les litiges entre associés ne relèvent plus nécessairement de
l’arbitrage.
Et pourtant, en 1889, Thaller l’un des grands commercialistes du siècle, conteste
l’utilité de la juridiction en observant que l’importance des usages recule, que la
technicité du droit des sociétés justifierait la compétence des tribunaux civils et que les
pays voisins ignorent une telle institution. La fronde se soulève, à nouveau, à l’égard de
ces tribunaux. Le mouvement ne fera que s’accentuer au XXe siècle.
En effet, le rattachement de l’Alsace-Lorraine à la France a soulevé la question de
“l’échevinage”, les juridictions locales comprenant un magistrat professionnel comme
dans le système allemand. Mais, au-delà du mode de désignation des juges consulaires,
c’est le principe même de la légitimité d’une juridiction commerciale que ne comportent
pas la plupart des pays européens qui est controversé.
Les critiques fusent de tous côtés pour dénoncer ces 227 juridictions qui tranchent à
peine 20 000 affaires par an, soit 58 par juge7. Certains souhaitent l’avènement d’une
magistrature économique8, d’autres un système d’échevinage, prôné, notamment, dès

4
HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, op. cit., n° 24 : “il est même curieux de voir que la
Révolution laissa subsister les tribunaux de commerce qui représentaient cependant l’esprit de la
classe commerçante”.
5
La preuve était libre, la présentation personnelle possible, le formalisme procédural quasiment
absent.
6
HAMEL, LAGARDE, JAUFFRET, n° 23.
7
“L’émiettement des tribunaux de commerce induit une charge trop faible d’affaires par juge
pour que les décisions soit partout et toujours de bonne qualité”, V. audition LEMAIRE Ph.,
Rapport Ass. nat, “Les tribunaux de commerce : une justice en faillite ?”, n° 1038, p. 8.
8
CHAMPAUD Cl., “L’idée d’une magistrature économique, Bilan de deux décennies”, Justices,
n° 1, p. 61.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

176
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN

1985 par M. Badinter, d’autres enfin la suppression pure et simple de juridictions


spéciales.
Tout récemment, la contestation est devenue d’une extrême violence à la suite de la
publication d’un rapport très agressif des députés Colcombet et Montebourg, intitulé
“Les tribunaux de commerce : une justice en faillite ?”9. Ce rapport provocateur a été à
l’origine d’un projet de loi portant réforme des tribunaux de commerce, exigeant une
“adaptation de l’organisation actuelle des tribunaux de commerce à un environnement
juridique de plus en plus complexe et international” et instituant une mixité des
juridictions.
Ce projet a suscité une vive émotion dans les milieux consulaires. Les juges exerçant
des fonctions bénévoles ont été humiliés par les critiques dont ils ont fait l’objet, alors
qu’ils exerçaient leurs fonctions avec dévouement et d’une manière désintéressée, et
ulcérés par l’idée d’être “surveillés” par des juges professionnels bien qu’ils soient élus
par leurs pairs. De nombreux magistrats se sont mis en grève, les tensions entre le
Gouvernement et les juges consulaires ont été très vives. Le texte a finalement été
assoupli, l’échevinage étant réservé à la chambre mixte compétente pour les affaires
économiques : sociétés, concurrence et procédures collectives. Ce projet, adopté en
première lecture à l’Assemblée nationale, rejeté par le Sénat, n’a pas été voté avant le
changement de majorité.
Une fois encore, les tribunaux de commerce ont été “sauvés” et l’ont emporté. Le
Garde des Sceaux, dans un souci d’apaisement et sous la pression de groupes très
inflents que l’on dit ancrés dans la franc-maçonnerie, a déclaré abandonner la réforme.
Mieux encore, les tribunaux sont, dans une certaine mesure, confortés dans leurs
attributions et les voient étendues par des textes périphériques : adoptés, en matière de
concurrence, par exemple10, ou en préparation, tel l’avant-projet de réforme sur la
sauvegarde des entreprises leur conférant la faculté d’ouvrir un redressement judiciaire
anticipé en l’absence de cessation des paiements11.
Si l’existence des juridictions consulaires n’est désormais plus directement menacée,
il n’en demeure pas moins que les attaques dont elle a fait l’objet l’ont fragilisée.
Les tribunaux de commerce sont perçus, par le corps social, comme des juridictions
qui comportent en elles-mêmes des facteurs d’illégitimité faisant douter de leur bien
fondé et qui sont dénoncées de manière récurrente. Cependant, l’évolution historique
montre que ces juridictions ont toujours su répondre aux critiques qui leur sont
adressées. Elles ont toujours su rebondir lorsqu’elles ont été contestées dans leur
légitimité.

9
Rapport n° 1018, Les documents d’information de l’Assemblée Nationale, trois tomes, 1998.
10
Le tribunal de commerce connaît des pratiques restrictives de concurrence : L.442-6 C. Com. Il
connaît aussi des effets civils des pratiques anticoncurrentielles mais la loi NRE du 15 mai 2001
limite les juridictions connaissant de telles pratiques. Cependant le décret d’application n’a
toujours pas été pris. En outre, le règlement CEE n° 1 du 16 décembre 2002 leur permettra
d’appliquer l’article 81 § 3.
11
La juridiction fait cependant l’objet dans cet avant-projet d’une contestation sournoise, les cas
de saisines ou d’actions d’office étant restreints, ce qui limite son pouvoir d’intervention dans la
procédure collective.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

177
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES

Une fois encore, le sursaut vient des tribunaux de commerce eux-mêmes qui mettent
en œuvre différents moyens de nature à les rendre incontournables.
Bien que dans le sentiment commun, l’organisation de ces juridictions comporte des
facteurs d’illégitimité (1), les juges et l’État mettent en œuvre les moyens de leur
légitimation (2).

I — LES FACTEURS D’ILLÉGITIMITÉ DE LA JURIDICTION CONSULAIRE


Si l’on s’en tient à une définition stricte, est illégitime ce qui n’a pas “les conditions
requises par la loi”12 et, par symétrie, est légitime ce qui a “les qualités requises par la
loi”13. Cependant, très vite, il apparaît que “le légitime ne se confond pas toujours avec
le légal”14. Dès lors, la juridiction consulaire peut être “légale” sans être légitime. En
effet, la légitimité est plus un sentiment qu’une conformité à la norme. La légitimité
tient à la réception favorable par le corps social. Une institution est légitime si elle est
ressentie comme telle par les justiciables.
À cet égard, la juridiction consulaire souffre dans l’opinion publique d’une double
infirmité, “d’un double déficit d’image”. Elle serait inadaptée à la transformation du
droit commercial (A) et sa proximité —voire sa promiscuité— avec les justiciables
ferait douter de sa moralité (B).
A — L’inadapation de la juridiction consulaire à la transformation du droit
commercial
Cette inadaptation tient à l’extraordinaire développement du droit commercial. D’un
droit vilipendé des “boutiquiers” dans le Code de commerce de 1807, le droit
commercial a connu une extension étonnante de son domaine d’application. En outre,
d’un droit simple, forgé par les usages, il est devenu un droit scientifique, aussi
rigoureux que le droit civil ou le droit international privé, requérant des compétences
techniques de haut niveau juridique que les juridictions consulaires sont soupçonnées ne
pas atteindre.
1) En premier lieu, les détracteurs des tribunaux de commerce font valoir que le
droit des commerçants est devenu “un droit des affaires”, civiles et commerciales, et
peut-être, au-delà, un “droit économique” concernant un ensemble de dispositions
impératives régulant la vie économique. Ainsi que le soulignait Jauffret, si “le droit
commercial devait un jour prendre le caractère d’un large droit des affaires dont le
domaine s’étendrait à toutes les opérations de production et de circulation des richesses,
il serait étrange que les litiges relevant de ce droit fussent soumis à des juges
commerçants dont l’activité professionnelle ne représenterait qu’une partie des
opérations dont les tribunaux de commerce auraient à connaître”15.
En d’autres termes, si, au moment de leur création, les juridictions consulaires
étaient légitimes parce que les juges appliquaient un droit qu’ils étaient les seuls à
maîtriser, largement de source coutumière, à notre époque, le domaine du droit des

12
V° “Illégitimité”, Le Larousse pour tous, 1909.
13
Ibidem, v° “légitime”.
14
Ibidem, v° “légitime”.
15
JAUFFRET, op. cit., n° 68.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

178
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN

affaires est devenu tel, que la connaissance d’une activité professionnelle est sans
commune mesure avec la diversité des professions qu’il embrasse.
2) En second lieu, la discipline est devenue d’une complexité extrême. Elle a acquis
un haut niveau scientifique exigeant une qualification très pointue bien loin de la
connaissance du seul régime des actes et des effets de commerce.
Le droit des sociétés, le droit de la concurrence, le droit des entreprises en difficulté
sont des matières très techniques, de source légale et d’ordre public, où les usages n’ont
que peu de place, connues d’un petit nombre de spécialistes qui ne prétendent pas les
dominer toutes.
Comment des juges consulaires, issus d’un milieu professionnel restreint,
pourraient-il alors rendre la justice dans des secteurs de la vie des affaires qui leur sont
totalement étrangers ?
Pour preuve de cette inadaptation aux relations commerciales internes et
internationales d’aujourd’hui, on avancera qu’une grande partie de la justice
commerciale se déroule en dehors des tribunaux de commerce, soit parce que des
tribunaux étrangers ont été choisis par les parties, soit parce que celles-ci ont recours à
l’arbitrage, forme de fuite de la juridiction de droit commun dont est dénoncé le
caractère désuet.
À ces griefs d’incompétence et d’insuffisante formation juridique, les juges
consulaires objecteront que leurs décisions ne sont pas plus infirmées que celles des
magistrats professionnels ce qui démontre leur qualité. L’argument est vrai, mais n’est
cependant pas décisif car près de la moitié du contentieux commercial est constituée par
les procédures collectives où les voies de recours sont singulièrement restreintes dans
un souci de stabilité des décisions judiciaires. De surcroît, les commerçants, comptables
de leurs deniers, hésitent à former appel de jugements souvent rendus en équité.
Ces facteurs d’illégitimité tenant à l’inadaptation de la juridiction consulaire aux
exigences du commerce et à la connaissance d’un droit des affaires sophistiqué, sont
aussi la conséquence de la proximité existant entre le juge et le justiciable dans ce type
de tribunaux.
B — La proximité des juges consulaires et des justiciables
Les autres facteurs d’illégitimité de la juridiction consulaire, généralement avancés
dans l’opinion publique, résultent du mode de désignation des juges et de leur statut de
bénévoles. Il leur est reproché d’être issus d’un corps social restreint et de ne pas être à
l’abri d’un risque de corruption.
1) Le procédé de nomination des juges est l’argument le plus fréquent et le plus
fort de contestation de leur légitimité. L’élection, dont les juges sont fiers16, au lieu de
les mettre à l’abri de la critique, les expose à deux séries de griefs.
D’une part, le type d’élection à deux degrés : l’élection des délégués consulaires,
puis des élus, paraît désuet et de nature à favoriser, en réalité, la cooptation. En outre, il
s’avère que les élus, en très grand nombre, sont des dirigeants de sociétés ou des cadres

16
V. Présentation de M. le président Jacques RAIBAUT “Elu le magistrat est choisi pour juger …
la légitimité qu’il en tire est parfaite, directe. Issue du peuple français, la légitimité est évidente”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

179
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES

de banques ou de grandes entreprises qui n’ont jamais couru personnellement le risque


entrepreneurial17. Quelle expérience ont-ils alors de ce même risque ?
D’autre part, issu du même milieu professionnel que ceux qu’ils jugent, dans le
sentiment populaire, leur “impartialité” est douteuse. Certains craignent des jugements
favorables à des pairs, d’autres au contraire, des décisions destinées à neutraliser un
concurrent.
C’est pourquoi depuis longtemps, le système de “l’échevinage” a d’ardents
défenseurs. La présence de juges professionnels dans le tribunal permettrait d’assurer
l’impartialité de la juridiction et d’éloigner le soupçon de corruption. Mais les tribunaux
de commerce n’en veulent pas.
2 ) Le risque de corruption est, en effet, étroitement lié au mode de désignation.
Les juges consulaires sont considérés comme dépendant du milieu social qui les
désigne. Ainsi, à l’occasion des auditions préalables au projet avorté de réforme des
tribunaux de commerce, il a été dit que “dès lors que les conflits entre entreprises
doivent être réglés, si on le fait dans un trop petit ressort où la vie économique est
réunie entre trop peu d’acteurs, les juges issus de ce milieu étroit sont mal à l’aise pour
rendre une justice qui puisse, non pas seulement être bonne, mais encore ne pas prêter à
soupçons”18. On ne saurait mieux évoquer le risque de dépendance par rapport à
l’électorat, l’insuffisante distance par rapport aux justiciables.
Ce sentiment est aggravé par l’observation que lorsque les juges se laissent aller à la
corruption, ils sont rarement sanctionnés et leur “démission” est simplement sollicitée
du président de la juridiction. Ce règlement de comptes au sein de la juridiction donne
l’impression que la solidarité de corps l’emporte sur le désir de justice.
D’une manière générale, les juges consulaires, confrontés au droit des procédures
collectives, souffrent par ricochet de la mauvaise image de ces procédures. La presse
dénonce “un marché gris de la faillite” auquel ils paraissent étroitement liés alors que le
contentieux général ne semble pas soulever de difficultés19.
Pour se défendre de ces accusations, les juges consulaires avancent souvent qu’ils
exercent leurs fonctions gratuitement, montrant ainsi que leur participation à
l’institution judiciaire est mue uniquement par la générosité. Cela est vrai. Cependant, le
bénévolat n’est pas toujours perçu par l’opinion publique comme une garantie
d’honnêteté et de bonne justice. Bien au contraire, la gratuité des missions éveille la
méfiance. Pour nombre de personnes, la rémunération existe nécessairement et, si elle
n’est pas affichée, c’est parce qu’elle est cachée, mais bien réelle.
Le bénévolat n’est pas nécessairement un facteur d’illégitimité de la juridiction
consulaire, mais il n’est certainement pas un facteur de légitimation de celle-ci. Il faut
rechercher ailleurs les moyens de légitimer l’institution.

17
Dans la mesure où ils n’exposent pas leur propre patrimoine.
18
“Audition de M. J.-F. VERNY”, représentant du CNPF, Rapport Ass. Nat. n° 1018, précité,
t. II, p. 40.
19
ARMAND-PRÉVOST M., “Fonctionnement et enjeux des tribunaux de commerce au cours des
XIXe et XXe siècles”, Rev. jurisp. com., 2003, 321.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

180
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN

II — LES MOYENS DE LA LÉGITIMATION DE LA JURIDICTION


CONSULAIRE
La juridiction consulaire s’est elle-même organisée pour combattre les reproches
dont elle fait l’objet. Loin de s’estimer naturellement légitime, elle se dote de moyens
de nature à faire taire ses détracteurs, aidée en cela par l’État.
La réaction a pris une double forme : les tribunaux de commerce ont amélioré leur
efficacité sur le plan juridique (A). Ils ont aussi mis en place tout un système
d’assistance aux entreprises en difficulté qui justifie leur existence auprès du corps
social (B).
A — L’amélioration de l’efficacité de la juridiction
Les tribunaux de commerce, d’une part, sont mieux spécialisés et d’autre part, ont
fait l’effort de renforcer la formation des juges afin de résister aux accusations
d’incompétence.
1) La spécialisation des tribunaux prend diverses formes :
Tout d’abord, le gouvernement a “réduit le nombre des tribunaux de commerce” en
modifiant la carte judiciaire ce qui permet aux juridictions qui demeurent de connaître
un plus grand nombre d’affaires et aux juges de perfectionner leur connaissance de la
matière commerciale. Le décret du 31 juillet 1999, refondant la carte judiciaire, a, en
effet, supprimé 36 tribunaux de commerce20.
Ensuite, au sein de la juridiction, les “contentieux ont été dissociés” pour permettre
une meilleure compétence des juges. Ainsi, sont distingués le contentieux général et le
contentieux des procédures collectives, ce dernier étant réservé à des magistrats plus
chevronnés ayant exercé leurs fonctions depuis au moins deux ans.
Enfin, certains “contentieux très économiques”, tel le droit de la concurrence
objectif, ont été retirés aux tribunaux de commerce pour relever du Conseil de la
Concurrence.
2) C’est cependant surtout, la formation juridique des juges qui a été améliorée21
afin d’accroître leur crédibilité22. Cette formation lorsqu’elle est soutenue par l’État
concerne les seuls juges élus et non les candidats à l’élection car “l’élection postule que
le recrutement des juges consulaires soit le plus démocratiquement ouvert”23. Il s’avère
toutefois que certaines organisations syndicales donnent une formation préalable aux
candidats avant de les retenir sur une liste, mais celle-ci n’est pas de la responsabilité de
l’État.
En revanche, une fois élus, les juges peuvent suivre des enseignements adaptés, en
formation initiale, auprès du Centre d’études et de formation des juridictions

20
Le nombre des tribunaux de commerce est désormais de 191.
21
A été instituée une commission “qualité de la justice civile”, présidée par le professeur Serge
GUINCHARD qui a rendu un rapport sur la formation des juges consulaires. On y lit en page 2
que “la survie de la juridiction consulaire passerait par la mise en place d’un système de
formation des juges”.
22
La formation est “le point cardinal de la légitimité des juges” : RAIBAUT J.
23
Rapport précité, p. 4.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

181
LA LÉGITIMITÉ DES JURIDICTIONS CONSULAIRES

commerciales (CEFJC), créée en 1989, qui a son siège à Tours et qui fonctionne en
liaison avec l’Ecole Nationale de la Magistrature.
L’État intervient dans la formation car il est garant de la crédibilité et de la qualité
de la justice. Selon le rapport sur la formation des juges consulaires, “la légitimité de
tout juge, différente selon son mode de recrutement, s’efface derrière sa crédibilité et
celle-ci ne repose que sur le service rendu au justiciable, donc sur sa compétence
juridique et sur sa capacité à juger”24. L’État est garant de cette qualité de la justice ainsi
que l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil constitutionnel. Mieux encore, les juges
auraient un droit à la formation.
C’est pourquoi les tribunaux essaient de mettre en place, par exemple, des
séminaires de formation continue animés par des professionnels ou des universitaires25.
Par ailleurs, les conférences régionales des tribunaux de commerce et la conférence
nationale jouent un rôle fondamental pour créer des liens entre les juges, pour réfléchir
au fonctionnement des juridictions et servir d’interlocuteurs avec l’État.
Il n’en demeure pas moins que l’on hésite sur le point de savoir quel doit être le
niveau d’exigence. Il semble difficile de demander aux juges de passer des examens…
Sont envisagés de différer leur installation à l’acquisition de connaissances ou de
diplômer leur formation par le recours au système universitaire de la validation des
acquis, ce qui a encore un caractère prospectif26.
Finalement, les dernières réflexions sur la formation des juges attribuent un rôle
éminent à l’ENM en liaison avec la Conférence générale. Le centre de Tours
disparaîtrait et la formation serait organisée sur tout le territoire divisé en plusieurs
secteurs.
La formation améliore la compétence et, par conséquent, la crédibilité des juges.
Mais, c’est peut-être l’assistance qu’ils fournissent aux entreprises en difficulté qui
renforcera leur légitimité dans le corps social et restaurera leur image.
B — L’assistance aux entreprises en difficulté
Les tribunaux de commerce ont largement contribué à forger le droit des affaires :
on leur attribue d’avoir imaginé les liquidations judiciaires27 à côté des faillites, la
clôture de la procédure pour défaut d’intérêt de la masse, d’avoir limité la durée des
sanctions applicables aux dirigeants ou encore d’avoir accordé des délais de grâce aux
débiteurs d’effets de commerce.
Tout récemment, les tribunaux ont mis en place des procédés d’aides aux entreprises
en difficulté qui légitiment grandement leur existence. Ils ont organisé une prévention
de la défaillance et contribué à instaurer des modes alternatifs de résolution des conflits.

24
Rapport précité, p. 6.
25
Ainsi le Tribunal de commerce de Toulouse a des liens étroits avec le Centre de droit des
affaires de l’Université des sciences sociales (Toulouse 1) pour organiser une actualisation en
droit des procédures collectives et en droit judiciaire privé.
26
Rapport précité, p. 10.
27
C’est-à-dire, malgré l’expression “liquidation judiciaire” une procédure de sauvetage et non de
réalisation des actifs, à l’origine de la loi de 1889 permettant d’accorder au débiteur le bénéfice
d’un concordat.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

182
Corinne SAINT-ALARY-HOUIN

1) C’est ainsi que les juridictions les plus importantes ont créé des chambres de
prévention auprès desquelles les chefs d’entreprise en difficulté peuvent trouver, dans
une totale confidentialité, des solutions aux problèmes économiques qu’ils rencontrent.
Pure création prétorienne, ces cellules de prévention interviennent en amont de la
cessation des paiements qu’elles permettent dans six cas sur dix d’éviter. Cette
“prévention judiciaire” a pour objet l’anticipation, la détection et le traitement des
difficultés des entreprises28. Elle permet à l’entreprise défaillante de “se mettre sous la
protection du tribunal” qui “n’est pas l’ennemi de l’entrepreneur” mais dont la fonction
est de l’aider29.
2) De surcroît, les tribunaux de commerce ont pris l’habitude, aujourd’hui consacrée
par le législateur30 de désigner des mandataires ad hoc dont ils déterminent la mission
pour diagnostiquer les causes de la défaillance et pour préconiser des remèdes. Ce
procédé a largement inspiré le législateur lorsqu’il a institué le “règlement amiable” en
1984 permettant au chef d’entreprise de s’adresser au tribunal pour obtenir la
désignation d’un conciliateur chargé de favoriser la conclusion d’un accord amiable
entre le débiteur et ses créanciers, du moins avec les principaux d’entre eux.
Par la recherche de solutions de redressement non judiciaires sans ouverture d’une
procédure collective, tels que le mandat ad hoc ou la conciliation, les tribunaux de
commerce justifient leur existence et deviennent les interlocuteurs privilégiés des chefs
d’entreprise en difficulté.
Ce rôle sera, à certains égards, accru si l’avant-projet de réforme sur la sauvegarde
des entreprises voit le jour31.

En conclusion, la juridiction consulaire, au fil de l’histoire, a été sans cesse menacée


et a toujours triomphé de ses détracteurs. La légitimité des tribunaux de commerce ne
résulte pas seulement du mode d’élection des juges ou de leur honnêteté, elle réside
aussi dans cette incroyable aptitude à résister aux épreuves du temps.

Comment mieux justifier la légitimité d’une institution que d’observer sa pérennité


malgré les épreuves !

28
Voir le rapport du Congrès national des Tribunaux de commerce du 22 novembre 2002 intitulé,
La prévention judiciaire.
29
“La prévention judiciaire”, rapport précité, p. 16.
30
Art. L.611-3, C. com.
31
Il faut remarquer cependant qu’à d’autres égards, ce texte diminue le rôle des tribunaux de
commerce en supprimant nombre de cas où ils pouvaient intervenir d’office dans la procédure et
en accroissant le rôle du Parquet.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

183
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES
Jean MORIN
Président de la Conférence Générale
des Tribunaux de commerce

Très beau sujet en vérité et toujours d’actualité, dont on mesure l’intérêt, mais aussi
la complexité au travers des interventions qui ont précédé, toutes de grande qualité.
Il y a le plus souvent dans cette référence une expression de contestation et tous les
magistrats savent trop bien qu’ils sont exposés à une remise en cause permanente de
leur légitimité car ils ne peuvent prétendre rendre une justice messianique mais
seulement une justice humaine, rendue par des hommes (et des femmes), donc, par
essence susceptible de défaillance. Sans compter que, dans toute décision sur laquelle le
juge doit statuer, il y a toujours un gagnant et un perdant, lequel a toujours tendance à
considérer que le juge s’est trompé ou qu’il n’a pas été compris, ou alors qu’il n’est pas
légitime.
C’est principalement par suite d’un certain nombre de confusions que le terme de
légitimité a pu et peut encore donner lieu à malentendu dans l’esprit de beaucoup, et les
principales sont à nos yeux celle existante entre “légalité” et “légitimité”, mais encore
davantage celle qui consiste à rapprocher la notion de légitimité du seul mode de
désignation des personnes concernées, en l’espèce des juges. La légitimité se définit
alors par une seule question simple dont la formule dans l’ancien droit était : “Qui t’a
fait juge des litiges d’autrui ?”
Je sais que ces notions et différences sémantiques ne sont un secret pour aucun des
spécialistes ici présents, et notamment les auteurs cités dans la note de présentation de
ce colloque1.
Les orateurs intervenus ont eu certainement tout loisir de préciser, avec le talent qui
est le leur, les principaux aspects et principes généraux qui s’appliquent à la légitimité
du juge.
Je voudrai, pour ma part, traiter ce sujet essentiel sous l’angle plus spécifique des
juges des tribunaux de commerce dont le Président Raibaut a rappelé dans son exposé
introductif, avec son talent habituel, les principales caractéristiques, étant précisé que,
pour ce faire, je ne manquerai pas de faire le parallélisme entre les deux catégories de
magistrats que sont ceux des juridictions de droit commun et ceux des juridictions
spécialisées, toutes deux appartenant au même ordre judiciaire, au service public de la
justice.
Je me propose d’axer mon développement autour de deux aspects permettant
d’appréhender la légitimité fondamentale du juge, à savoir, d’une part son mode de
désignation (I), et, par ailleurs les autres critères permettant d’invoquer ce que nous
pensons être la véritable légitimité du juge (II).

1
Les professeurs KRYNEN et POUMARÈDE dans l’ouvrage de référence sur L’élection des
juges, mais aussi M. le Procureur Général Régis de GOUTTE dans un article paru le 03/02/2003.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

185
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

I — LE MODE DE DESIGNATION DES JUGES


Il répond à la question “Qui t’a fait juge ?” Et, la réponse se rapportant au régime
applicable actuellement en France est double. Elle conduit à distinguer :
— d’une part, l’ensemble du corps des magistrats professionnels dont les
caractéristiques sont :
• d’appartenir à la fonction publique,
• d’être recrutés sur concours et formation par 1’ E.N.M.,
• et, en particulier, dont la nomination et le contrôle de l’activité sont assurés
par le Conseil supérieur de la Magistrature.
— d’autre part, une catégorie de magistrats non professionnels, parmi lesquels
les membres des tribunaux de commerce, lesquels sont :
• issus des milieux économiques auxquels ils appartiennent,
• choisis par leurs pairs suivant divers modes d’élection et conditions prévues
par le C.O.J.,
• et par ailleurs, exerçant leur activité judiciaire à titre bénévole.

La question que l’on ne peut manquer de se poser dans le cadre de notre débat de ce
jour est évidemment la suivante : en terme de légitimité, le magistrat nommé est-il plus
légitime que le magistrat élu, ou réciproquement ? Le questionnement n’est pas nouveau
et les tenants de l’une ou l’autre des formules se sont affrontés joyeusement au cours
des temps.
Examinons rapidement les thèses en présence.

Pour les magistrats professionnels2 leur légitimité trouve sa source dans cette norme
suprême qu’est la Constitution de 1958 (art. 64 à 66) et la loi organique consacrée à
l’autorité judiciaire, avec toutes les garanties apportées par le Statut de la Magistrature
et notamment son principe d’inamovibilité.
Le problème est plus complexe pour les juges élus des T.C. qui ne manquent pas de
faire valoir un mode de recrutement maintenu au travers de l’histoire, depuis leur
création en 1563 par Michel de L’Hospital, la dimension particulièrement démocratique
d’un système électif conduisant à soumettre au choix de leurs pairs les personnalités les
plus aptes à exercer le fonctionnement d’une justice qui les concerne, et qui plus est à se
prononcer à chacune des quatre échéances de leurs mandats successifs.
Les détracteurs patentés des T.C., que je ne citerai pas, ne manqueront pas de
rappeler que le régime électif des T.C. a disparu au cours des dernières années dans les
autres pays d’Europe de telle sorte qu’il est devenu une “exception française” dont ces
pourfendeurs souhaitent la suppression.
Telle n’est pas notre opinion car, outre que chaque pays de l’Union Européenne
dispose d’un bon nombre d’exceptions qui lui est propre (et la France elle-même
pareillement avec par exemple ses 35 heures), le rapprochement ou la recherche
nécessaire de certaines formes d’unification juridique entre les pays d’Europe ne postule
aucunement l’uniformité des pratiques et modes de fonctionnement spécifiques.

2
Article de M. Régis de GOUTTES en particulier.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

186
Jean MORIN

Mais alors, me direz-vous, quel système retenir ? N’y a-t-il pas une légitimité
supérieure à l’autre ?
Je ne compte pas éluder la réponse, mais je préfère la formuler après l’analyse des
autres critères qui me paraissent fonder la véritable légitimité du juge, consulaire ou
professionnel.

II — LES AUTRES CRITERES DE LA LEGITIMITE DU JUGE


Le mode de désignation des juges, par nomination ou élection, pour
indispensable qu’il soit, ne constitue après tout qu’une condition de forme loin de
satisfaire au sens profond de la légitimité d’une institution, celle qui3 sera “ressentie
comme fondamentale par la collectivité”, celle qui “fait accepter moralement et
politiquement l’autorité de cette institution”.
Il nous faut donc évoquer les principales conditions de fond répondant à cet objectif
primordial. Nous en avons, pour notre part, retenu trois parmi les plus aisément
décelables et les plus souvent invoquées. Je les aborderai bien sûr plus particulièrement
sous l’angle du juge consulaire.

1) En premier lieu figure assurément la compétence de magistrats ayant en charge


cette mission suprême de rendre la justice. Mais de quelle compétence s’agit-il ?
Vaste sujet. Soumis les uns et les autres à l’application des règles de droit en
vigueur, s’agit-il pour les deux catégories de magistrats d’être seulement “applicateurs
de la loi”, avec la confusion qui peut alors en résulter entre légitimité et légalité ?
C’est dans ce domaine notamment qu’apparaît, pourrait-on dire, un débat
d’interprétation sur la compétence entre :
• des magistrats professionnels imprégnés du droit par leur formation de base, et
celle dispensée au cours de plusieurs années d’E.N.M., ce qui leur confère une
indiscutable compétence juridique,
• et celle des magistrats consulaires, fréquemment issus de grandes écoles ou
universités, mais dont la compétence résulte souvent davantage d’une longue
expérience de l’entreprise et des règles pratiques acquises par leurs fonctions, ce qui
leur donne une aptitude particulière à appréhender le vaste domaine des litiges entre
entreprises et notamment le traitement de leurs difficultés (procédures collectives et
prévention).
Il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne les juges consulaires, des efforts
particuliers doivent être entrepris dans ce domaine essentiel qu’est la formation
judiciaire (formation initiale continue ou spécialisée) dont l’insuffisance n’a cessé d’être
invoquée par la Conférence Générale des Tribunaux de commerce.
Il est donc important que je vous informe à ce sujet que cette priorité de l’action
entreprise par notre Conférence Générale vient de prendre un véritable tournant avec le
soutien de notre ministre de tutelle, M. Dominique Perben et les services de la
Chancellerie.
Sans entrer dans le détail du nouveau mécanisme prévu, il convient de savoir qu’à la
suite du remarquable Rapport déposé en début d’année par la commission désignée par
3
Selon l’excellente définition du Vocabulaire juridique de Gérard CORNU.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

187
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

le Garde des Sceaux et présidée par le professeur Guinchard sur la formation des juges
consulaires, les principes suivants ont été arrêtés :
— reconnaissance du droit à la formation des juges consulaires (ce qui n’était pas le
cas auparavant)
— rôle de l’État dans cette formation,
— délégation de cette formation à l’E.N.M. dans le cadre d’un véritable
partenariat avec les juges consulaires par l’intermédiaire de la Conférence Générale
des T.C.
Il s’agit là d’une avancée majeure dont la mise en oeuvre se concrétisera
progressivement et sera opérationnelle dès la rentrée de 2004.

2) La soumission aux règles de droit ne concerne pas seulement le droit formel ou


procédural, mais aussi celui que Montesquieu appelait “L’esprit des lois”.
Il s’y ajoute aujourd’hui —avec la prolifération, la boulimie des textes législatifs ou
réglementaires (pas moins de 200.000)— l’extension du droit communautaire et en
particulier la fameuse Convention européenne des Droits de l’Homme de 1950 et son
article 6/1 sur l’indépendance et l’impartialité du juge.
Ce n’est pas que l’idée soit très nouvelle et elle se trouve exprimée depuis la nuit des
temps sous des formes ou expressions diverses. La Cour européenne a eu le mérite d’en
préciser davantage le contenu, qui justifierait à lui seul un colloque, avec les différentes
approches que constituent l’impartialité subjective et l’impartialité objective, la prise en
compte de l’apparence de justice dans l’intervention du juge.
Quoi qu’il en soit, les concepts d’indépendance et d’impartialité sont devenus des
exigences majeures dans l’exercice de la justice et la fonction de chaque juge pris
individuellement, un véritable fondement de sa légitimité.
S’agissant des juges consulaires, point n’était besoin de tenter de recourir à quelques
anathèmes pour tenter de soutenir leur partialité endémique au motif d’une situation de
“proximité” devenue par un jeu de mot douteux “promiscuité”.
Aucune décision de la Cour européenne ou de la Cour de cassation n’a encore
conclu au non-respect d’une impartialité spécifique ou naturelle du juge consulaire.
Celui-ci doit, au même titre que le magistrat professionnel, être intransigeant sur cet
impératif fondamental de l’impartialité. Se trouvant seulement un peu plus “exposé” de
par ses relations permanentes avec des partenaires extérieurs qui en outre peuvent
devenir des justiciables. Il a dès lors l’obligation d’une plus grande exigence et
vigilance.

3) Il entrait dans les normes de fonctionnement de la justice de prévoir des règles


particulières de discipline et de déontologie qui, avec juste raison, se sont développées
et renforcées au fil des temps.
Ces règles ont pris la forme de dispositions spécifiques : incompatibilités,
récusation, voire sanctions... avec notamment un encadrement le plus souvent assuré par
une structure disciplinaire et plus particulièrement, en ce qui concerne les magistrats
professionnels, un Conseil Supérieur de la Magistrature chargé de leur nomination, mais
également du contrôle de leur activité et de la discipline, ce qui accroît indiscutablement
leur légitimité.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

188
Jean MORIN

Force est de constater qu’alors que les conseillers prud’hommes, mais aussi les
greffiers, auxiliaires de justices et autres intervenants judiciaires, bénéficient de ce type
d’organe, les juridictions consulaires n’ont pas jusqu’à présent, en dépit de leurs
demandes pressantes et des projets antérieurement élaborés, réussi à faire aboutir la
création de ce Conseil National les concernant.
Cette création fait partie des priorités du programme élaboré par la CGTC et soumis
actuellement à son étude et à son adoption espérée par le GS, MJ. II s’agit, avec le
projet de formation, de rapprocher encore et d’ancrer davantage la juridiction consulaire
au sein de l’institution judiciaire.
Là ne s’arrête pas la recherche permanente qui doit entourer ce que l’on désigne
aujourd’hui sous le vocable de l’éthique qui, plus qu’à tout autre, doit s’appliquer au
magistrat. Cet ensemble fait partie, pour les juges consulaires, de leur projet visant à
obtenir, en dehors des règles éparses édictées par la loi, un véritable statut les
concernant.

4) Je ne peux passer sous silence, et pour cause, la solution préconisée par certains4
évoquant l’échevinage comme de nature à “conférer une part de citoyenneté au juge
nommé”.
Je m’inclinerai bien sûr devant l’idée exprimée selon laquelle le juge consulaire
dispose d’une pleine “légitimité populaire” au point de valoriser ainsi par leur présence
les juridictions de droit commun.
Je n’insisterai pas cependant sur cette solution de l’échevinage ou de la mixité qui a
donné lieu aux longs et difficiles débats dont on se souvient, solution irrémédiablement
rejetée par les juges consulaires comme “inadéquate” par rapport aux vrais problèmes
en cause.

CONCLUSION
Alors que conclure ? Légitimité du juge, bien sûr ; mais sous quelle forme, à quelles
conditions ?
Pour faire bref, je dirai en premier lieu que, même si la légitimité d’une institution
ne se décrète pas vraiment, il est indispensable qu’elle s’appuie sur une base, “sur une
norme supérieure, juridique ou éthique à laquelle elle soit tenue de se conformer”5.
Alors, nomination ou élection ? Je vous surprendrai peut-être, mais je dirai que les
deux formules, telles qu’elles sont pratiquées en France, avec les conditions et surtout
les garanties qui les entourent l’une et l’autre trouvent parfaitement leur place, et qui
plus est dans le respect de leurs domaines et compétences spécifiques, domaine à
dominante juridique d’un côté, domaine à dominante économique de l’autre.
En second lieu, je ne reprendrai pas les points développés précédemment. La
légitimité du juge, outre ses conditions de forme, nomination ou élection, doit répondre
aux exigences requises que sont la compétence, l’indépendance et l’impartialité, une
discipline et une déontologie rigoureuse.

4
Me Jean-Pierre SPITZER lors d’un colloque sur le thème de Qui t’a fait juge tenu à Saintes le
01/02/2003.
5
CORNU, op. cit.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

189
LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

Et puis, encore au-delà, je veux ajouter deux sujets de réflexion :


— Le premier rappelé avec pertinence par le professeur Jacques Krynen dans
son ouvrage6 s’exprime comme suit : la justice n’est “pas simple service public,
institution de la défense solennelle des droits, des libertés et des valeurs d’une
société, la justice requiert l’adhésion des esprits (pas seulement une vague
reconnaissance de sa capacité à statuer dans des délais normaux et à des coûts
réduits)”, et encore “le maintien du lien communautaire dépend plus que jamais de
la confiance du citoyen envers ceux qui les jugent”.
— Deuxième réflexion, en forme de question : le moment n’est-il pas venu de
s’interroger, comme certains magistrats eux-mêmes ont eu le courage de faire, sur la
responsabilité des magistrats7 ?
Je cite M. Burgelin : “Nombreux sont ceux qui s’étonnent qu’à une époque où les
décideurs politiques, économiques et administratifs sont fréquemment mis en cause (par
exemple, en cas d’homicide ou blessure involontaire), les magistrats ne soient pas
inquiétés davantage lors de défaillance professionnelle”.
Certes, il ne s’agit pas en l’occurrence de retenir les simples erreurs d’appréciation
qui font partie de “l’aléa judiciaire” au même titre que pour d’autres disciplines (la
science en particulier).
Il existe, par ailleurs, différents mécanismes législatifs, que je ne détaillerai pas,
destinés à assurer une certaine protection du justiciable : mise en cause pénale,
extrêmement rare, sanctions disciplinaires, action en réparation assumée par l’État
suivant une procédure complexe. Cette protection est à l’évidence insuffisante et
insatisfaisante.
Peut-on en effet admettre de nos jours l’existence d’un juge infaillible, intouchable,
au-dessus des lois, échappant à toute responsabilité personnelle ? La légitimité ne doit-
elle pas être considérée comme inséparable de la responsabilité ?
L’idée nouvelle de “juge citoyen” n’est-elle pas l’expression de cette légitimité
démocratique ?

6
KRYNEN J. (dir.), L’élection des juges. Bilan historique français et contemporain, PUF, 1999.
7
BURGELIN J.-F., Le procès de la Justice, en co-auteur avec Me Paul LOMBARD ;
MAGENDIE J.-Cl., Président du TGI de Paris, Audience de rentrée solennelle et Revue Dalloz,
2003.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

190
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES
Isabelle DESBARATS
Maître de conférences à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
Chercheur au LIRHE, UMR/CNRS 5066

Depuis quelques années, on parle volontiers de “crise de la justice” et de “crise du


juge” dans l’organisation des pouvoirs en France ; ce phénomène est d’ailleurs
protéiforme, omniprésent, sans frontières ni nationalité, et touche, en pratique, tous les
domaines de la justice : civile, pénale ou encore administrative.
Or, il semble bien que cette “crise de la justice” et du “juge” soulève, en réalité,
deux questions principales, liées mais distinctes. D’abord, en effet, il est vrai qu’un
premier phénomène retient l’attention, qui est celui d’une “montée en puissance de la
justice”, se traduisant par une transformation de l’office même du juge, et qui conduit
donc à s’interroger sur la place de l’autorité judiciaire dans l’organisation
institutionnelle des pouvoirs en France. Dès lors, dans ce contexte caractérisé par un
essai de redéfinition du rôle du juge, on ne saurait s’étonner qu’une seconde question
suscite également l’intérêt et qui est celle de la justification, de la source, ou encore de
l’origine fondatrice de ce pouvoir de juger dont disposent les magistrats1. C’est ainsi que
l’on est donc conduit à s’interroger sur la “légitimité” du juge, sachant que celle-ci,
objet d’un “débat qui n’a jamais cessé de hanter la pensée politique, (…) est un
caractère qui s’attache à un pouvoir jugé ; elle n’est pas immanente au phénomène du
pouvoir (mais) ne lui est attribuée qu’à partir du moment où il est évalué par rapport à
une norme” (…), ce dont il résulte que, “sur le plan de la réflexion, toute légitimité est
relative puisqu’elle reste tributaire d’une série de facteurs contingents (poids de
l’histoire, degré d’évolution des mentalités…)”2. C’est ainsi, surtout, que, s’agissant du
mode de désignation des magistrats le mieux à même d’assurer la qualité de la justice,
se pose la question de l’opportunité de recourir ou pas à un recrutement électif, compte
tenu des avantages qui sont, a priori, les siens. D’abord, en effet, ce mode de
désignation permet de recruter des juges qui sont présumés avoir la confiance des
justiciables ; on dit, d’autre part, que le recrutement par voie d’élection assure, au juge,
une réelle indépendance par rapport au pouvoir exécutif ; enfin et surtout, on doit
admettre, à la suite de M. J. Krynen, que le recours à l’élection peut être considéré
comme “le seul procédé authentique de légitimation (du pouvoir de juger), en bonne
logique démocratique”3.
Or, il apparaît, dans ce contexte, que la question prud’homale présente des
spécificités pour les deux raisons suivantes4. D’abord, en effet, il faut observer qu’en

1
SALAS D., “Le juge dans la Cité : nouveaux rôles, nouvelle légitimité”, Justices, 1995, 181.
2
BURDEAU G., “Légalité”, Encyclopaedia Universalis, p. 413.
3
KRYNEN J., “avant-propos”, L’élection des juges, ouvrage collectif dirigé par J. Krynen, PUF,
1999. Voir aussi VARAUT J.-M., “La légitimité du juge”, La vie judiciaire, 2 mars au 3 avril
1994, p. 1.
4
De façon générale, sur la justice du travail, voir Justices, 1997-8, “rapport introductif” par
LYON-CAEN G., p. 1 ; “Présentation du thème” par CADIET L. et GUINCHARD S. Sur

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

191
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

droit du travail, la question du pouvoir créateur du juge du travail —de son opportunité
et/ou de ses éventuels excès— est davantage évoquée à propos de la jurisprudence de la
chambre sociale de la Cour de cassation qu’à propos de celle des conseils de
prud’hommes5. En revanche, on sait que la question de la légitimité de la juridiction
prud’homale, dont l’origine est ancienne6, reste très débattue alors même que, traduisant
la volonté populaire, l’élection des conseillers prud’hommes devrait pourtant asseoir
leur autorité de façon certaine et présenter, de façon générale, tous les avantages
évoqués précédemment. C’est ainsi que l’on se trouve donc ici dans une situation
paradoxale puisque la légitimité de la juridiction prud’homale est discutée alors même
que l’élection des conseillers devrait, justement, leur conférer une dimension
démocratique incontestable, même s’il est vrai qu’il “ne s’agit pas ici d’une élection par
l’ensemble des citoyens mais par des groupes sociaux particuliers constitués de
personnes ayant en commun un même type d’activité professionnelle”7. Une question
essentielle —et récurrente— se pose donc : celle de savoir s’il convient, ou pas, de
conserver cette juridiction sous sa forme élective et paritaire alors même que le droit du
travail constitue, aujourd’hui, un droit complexe, essentiellement écrit, que son
contentieux pose de nombreuses questions juridiques et que le nombre de recours
augmente en pratique8.

l’originalité présentée par le droit français par rapport aux autres techniques dites
“professionnelles” et “judiciaires” de règlement des conflits du travail, voir aussi PÉLISSIER J.,
SUPIOT A. et JEAMMAUD A, Droit du travail, Précis Dalloz, 2002, p. 1189 et s ; GP,
QUÉTANT, “Conseils de prud’hommes. Regards sur les juridictions du travail en Europe”, SSL,
n° 1099, 25 novembre 2002, p. 6.
5
Sur cette question, voir LANGLOIS Ph., “La Cour de cassation et le respect de la loi en droit du
travail”, D., 1997, 45 ; BOUBLI B., “Le pouvoir créateur du juge du travail”, RHM, 2003, 3.
6
BOUVERESSE J., “Des élections malgré tout : l’histoire mouvementée des conseils de
prud’hommes”, L’élection des juges, ouvrage précité, p. 165 ; DAVID M., “L’évolution
historique des conseils de prud’hommes en France”, D. Soc, 1974, p. 3.
7
Selon les termes du professeur SAVATIER J., qui observe encore que l’on “est donc en
présence d’une juridiction qui, par sa composition, est de type corporatif, (sachant que) l’idée
démocratique est quand même prise en compte puisque, au lieu de confier la désignation à des
groupements déjà constitués (syndicats), une élection est organisée parmi tous les membres de la
catégorie professionnelle, qu’ils soient syndiqués ou non syndiqués” : “Rapport de synthèse”, Le
conseil de prud’hommes. “Une juridiction originale au sein de l’Europe”, Journées d’étude
Poitiers, 21 mai 1999, PUF, t. 38, 2000.
8
Sans doute, il est vrai que le taux d’appels interjetés contre les décisions prud’homales est élevé,
supérieur à la moyenne (en 2001, 59, 3 % des jugements rendus en premier ressort par les conseils
de prud’hommes ont ainsi fait l’objet d’un appel alors que ce taux d’appel est de 15, 3% en ce qui
concerne les jugements rendus par le Tribunal de Grande Instance, 4, 7% en ce qui concerne les
jugements rendus par le Tribunal d’Instance, 12% en ce qui concerne les jugements rendus par les
Tribunaux de commerce) (source : Les chiffres-clés de la justice, octobre 2003). Il semble
néanmoins discutable de déduire de ces chiffres, traduisant a priori un taux d’appel excessif, un
défaut de pertinence du conseil de prud’hommes. D’abord, on peut remarquer que les décisions
qui sont rendues par le juge départiteur sont aussi amplement frappées d’appel. On peut observer
également que le taux d’infirmation des décisions prud’homales est conforme au taux moyen.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

192
Isabelle DESBARATS

Or, il s’avère que, parmi toutes les critiques qui sont régulièrement adressées à la
juridiction prud’homale9, deux d’entre elles sont particulièrement importantes
puisqu’elles semblent concerner, non seulement les modalités des élections
prud’homales, mais également et surtout le principe même de l’élection.
— Reproches portant, en premier lieu, sur les modalités de l’élection dès lors
que certains estiment que l’élection des conseillers par deux collèges électoraux
distincts et sur listes syndicales a pour conséquence de faire du conseil de
prud’hommes une juridiction arbitraire et partiale, en donnant à ces élus le sentiment
d’être représentants, non pas de l’ensemble du monde du travail, mais d’une
catégorie ou d’une classe sociale donnée : c’est dire qu’assurant l’indépendance des
juges par rapport au pouvoir exécutif, leur élection ne l’assurerait pas, en revanche,
ni à l’égard des groupes socioprofessionnels dont ils sont les élus, ni à l’égard des
syndicats.
— Mais reproches concernant également le principe même de l’élection puisque
le fait d’évoquer l’éventuelle incompétence juridique des élus revient, au fond, à
contester la présence de juges non professionnels : donc, en l’occurrence, le recours
même à l’élection.

Ces reproches sont-ils fondés ? Ou bien faut-il apprécier, au contraire, cet


enracinement démocratique qui résulte de l’élection et qui traduit donc une certaine
démocratisation de la justice ?
Comme on voudrait l’établir dans un premier temps, il semble discutable de
contester la légitimité du conseil de prud’hommes —issue du suffrage— et cela pour
deux raisons au moins : d’une part, en effet, il est possible de relativiser les reproches
d’incompétence, d’arbitraire et/ou de partialité qui sont adressés aux juges du conseil de
prud’hommes et qui, selon certains, résulteraient donc du caractère élu et corporatif de
cette juridiction d’exception. Par ailleurs, il semble bien que, loin d’être une institution
“archaïque”, le conseil de prud’hommes constitue, en réalité, une juridiction en
adéquation “avec un certain idéal moderne de justice”10 : comme on le verra, la raison
en est que la philosophie prud’homale reste fondamentalement de conciliation, sans que
soit pour autant nié l’incontestable déclin de la conciliation en la matière.
Mais si, pour ces raisons, le conseil de prud’hommes constitue vraisemblablement
une institution à préserver en raison de sa légitimité élective, elle n’en est pas moins une
institution fragilisée et donc à parfaire, dès lors que le fonctionnement du système laisse
à désirer sur certains points. Dans ces conditions, et comme on l’évoquera dans un
second temps, quelles sont donc les propositions susceptibles d’être faites, non
seulement pour améliorer le fonctionnement de la juridiction prud’homale mais,
également et surtout, pour renforcer sa légitimité ? L’enjeu est important puisque,

9
Lenteur des procédures ; inadaptation des formes du procès prud’homal aux exigences d’une
justice rapide et efficace (impuissance du bureau de conciliation à remplir son rôle, mauvaise
répartition des pouvoirs entre les différentes sections de la juridiction…) ; éventuels partis-pris
(syndical ou patronal), voire incompétence juridique de certains juges…
10
Selon les termes de G. GIUDICELLI-DELAGE, “Exposé introductif”, Le conseil de
prud’hommes, Une juridiction originale au sein de l’Europe, ouvrage précité, p. 16.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

193
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

implicitement, la question se pose de savoir si l’élection de magistrats non


professionnels est de nature à servir d’exemple dans d’autres domaines de la justice.
Le conseil de prud’hommes : une juridiction à préserver en raison de sa légitimité
démocratique (I) ; une légitimité qui, néanmoins, gagnerait à être renforcée (II) : telles
sont, par conséquent, les deux questions à envisager successivement.

I — LE CONSEIL DE PRUD’HOMMES : UNE INSTITUTION À MAINTENIR


EN RAISON DE SA LÉGITIMITÉ DÉMOCRATIQUE
Élue11, paritaire mais aussi conciliatrice : telle est la triple particularité de la
juridiction prud’homale, dont la pertinence est cependant régulièrement contestée à
cause de son caractère hybride, à mi-chemin entre une juridiction corporative et une
juridiction étatique. C’est ainsi que la légitimité du conseil de prud’hommes —
juridiction corporative— serait douteuse en raison d’un risque de partialité et
d’insuffisante indépendance des conseillers prud’hommes ; elle le serait également à
cause de leurs compétences juridiques lacunaires.
Or, d’une part, ces critiques peuvent être relativisées (A) ; en outre, il semble bien
que le rôle joué par la conciliation, dans la procédure prud’homale, peut permettre
d’analyser le conseil de prud’hommes comme une juridiction “dans l’air du temps” (B).
A — Des griefs à nuancer
Partialité et/ou arbitraire d’une part (1), incompétence juridique d’autre part (2), tels
sont en effet les trois principaux reproches qui sont régulièrement adressés à la
juridiction prud’homale ainsi qu’aux juges la composant et qui, cependant, méritent
d’être nuancés.
1) S’agissant des griefs de partialité et/ou d’arbitraire souvent invoqués à
l’encontre de la juridiction prud’homale, on observera, d’abord, que si le principe même
de l’élection ne paraît pas ici contesté, l’existence de deux collèges électoraux suscite,
en revanche, des réserves12 ; certains font valoir, en effet, que la situation de juge élu,
dans une juridiction paritaire, recèle, au fond, une antinomie pour les raisons suivantes :
en effet, “le bon élu ne doit-il pas défendre les intérêts de ses mandants ? Et le bon juge
ne doit-il pas être impartial ? Dès lors, le conseiller prud’homme n’est-il pas condamné
à être, soit un mauvais juge, soit un mauvais élu ?”13.
Or, il s’avère que, pour deux types de raisons, ces critiques et/ou remarques peuvent
être relativisées : une première raison tient au mode même de fonctionnement de la
juridiction prud’homale (a) ; la seconde est relative au statut des conseillers
prud’hommes (b).

11
Les règles organisant l’élection (art L 513-1 et suiv, art R 513-1 et suiv) ont été modifiées par
les lois du 9 mai 2001 et du 17 janvier 2002 ainsi que par un certain nombre de décrets, en vue
des élections du 11 décembre 2002. Sur cette question, voir notamment “Les élections
prud’homales”, SSL Suppl, n° 1069, avril 2002.
12
On souligne ainsi qu’une nette différence apparaît entre élections prud’homales et élections
politiques à l’occasion desquelles, en effet, les élus sont issus des suffrages d’un seul et même
collège, ce qui révèle leur vocation à être les représentants de tous.
13
SUPIOT A., “Prud’hommes : la consécration de la réforme Boulin”, D. Soc, 1982, 595

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

194
Isabelle DESBARATS

a) Pour différents motifs, on peut estimer, d’abord, que, s’agissant de l’organisation


prud’homale, l’équilibre ainsi qu’une certaine forme d’impartialité de l’institution sont,
en réalité, garantis par le paritarisme en même temps que par l’intervention du juge
départiteur, sachant d’ailleurs que l’intervention de celui-ci, en cas de partage des voix,
n’a pas pour conséquence de rendre échevinale la juridiction prud’homale14. En effet, et
comme on l’a écrit15, on peut penser que “le risque d’arbitraire et de partialité est exclu
par la parité dans la composition des conseils de prud’hommes”, puisque, ce faisant, ce
conseil ne peut être soupçonné d’être une juridiction protectrice des seuls intérêts
salariaux ou patronaux. D’autre part, on ne saurait suspecter le juge départiteur de
privilégier systématiquement une thèse, et spécialement la thèse salariale16.
b) Par ailleurs, outre ce premier argument relatif à l’organisation prud’homale, on
peut évoquer un autre argument permettant également de relativiser les reproches de
partialité et d’arbitraire adressés au conseil de prud’hommes et qui concerne, cette fois,
le statut des conseillers prud’hommes17. S’agissant de ce statut, il est en effet essentiel
de souligner que les conseillers prud’hommes ne sont pas, en principe, les représentants
d’une organisation, comme ils ne sont pas non plus les mandataires du corps électoral.
En revanche, ils sont de véritables magistrats participant à l’administration de la justice,
et qui présentent, à ce titre, deux garanties au moins d’indépendance et d’impartialité,
“peu important qu’ils soient élus, prêtent un serment différent du magistrat
professionnel, ne portent pas de robe mais une médaille et encore bénéficient d’un statut
particulier lorsqu’ils sont salariés”18. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les

14
En ce sens, Civ, 2ème, 26/11/1990, BC, II, n° 250.
15
GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques réflexions sur les conseils de prud’hommes et la
procédure prud’homale”, Mélanges offerts à Pierre Drai, Le juge entre deux millénaires, 2000,
Dalloz, p. 343.
16
S’agissant de la question de savoir si les conseils de prud’hommes ont souvent recours au juge
départiteur, il est peu aisé de mesurer l’ampleur du phénomène car les chiffres cités sont difficiles
à vérifier : on s’accorde à dire que l’intervention du juge départiteur porte sur 10% environ des
affaires et concerne les affaires les plus difficiles. C’est dire que, contrairement à ce qui est
souvent évoqué, le juge départiteur intervient finalement peu souvent, sachant que cette situation
est alors diversement analysée. Comme on l’a relevé, il apparaît en effet que pour certains, il
s’agit là de la preuve d’un “véritable dysfonctionnement et d’une réaction d’autodéfense pour la
préservation de la parité contre l’échevin et au détriment de la qualité juridique des jugements.
Pour d’autres, c’est la preuve de la cohésion fonctionnelle des conseils de prud’hommes, de leur
maturité” : G. GIUDICELLI-DELAGE, Exposé introductif, précité, p. 15.
17
Statut qui tient compte, en réalité, non seulement, de la qualité de juge mais aussi de l’exercice
d’une activité professionnelle. On peut ainsi rappeler, de ce second point de vue, les règles
suivantes concernant la protection spéciale des conseillers prud’hommes et les conditions de leur
indemnisation. C’est ainsi qu’en tant que salariés, les conseillers prud’hommes titulaires d’un
contrat de travail jouissent d’une protection légale destinée à garantir le respect de leurs fonctions
juridictionnelles (droit de s’absenter pour aller siéger et se former ; protection contre le
licenciement). Pour permettre l’exercice de ces fonctions, le code du travail a, par ailleurs, institué
un mécanisme d’indemnisation sous forme de vacations horaires au bénéfice des employeurs et
des retraités, et d’un maintien de la rémunération au profit des salariés siégeant pendant les heures
de travail, l’État remboursant ensuite à l’entreprise le montant de ces heures (art L 514-1 C Trav).
18
Selon les termes de J.-C. JAVILLIER, Manuel de Droit du Travail, LGDJ, 1999, p. 143.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

195
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

conseillers prud’hommes –à l’instar des magistrats de carrière— sont soumis à toutes


les obligations et charges professionnelles suivantes : récusation éventuelle en cas
d’intérêt dans la contestation ou de parenté avec l’une des parties ; non-immixtion dans
les pouvoirs législatif et exécutif ; obligation de juger sous peine de déni de justice ; ou
bien encore, obligation de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui
sont applicables19, y compris les conventions collectives de travail et les usages et donc
interdiction de fonder une décision en équité20.

C’est ainsi que les conseillers prud’hommes présentent donc certaines garanties
d’indépendance vis-à-vis des pressions extérieures, puisque la loi interdit, en principe,
tout mandat impératif qui impliquerait l’engagement de juger dans un sens déterminé :
c’est pourquoi l’acceptation d’un mandat impératif par un conseiller constitue, aux
termes de l’art L 514-6 du Code du travail, une cause d’inéligibilité ou, après
installation, une cause de déchéance.
D’autres dispositifs tendent, par ailleurs à garantir l’impartialité21 des conseillers
prud’hommes, et au premier chef, l’application, désormais avérée en la matière, de l’art
6 de la CEDH, aux termes duquel tout individu a droit à un procès équitable, conduit
dans un délai raisonnable et devant un tribunal indépendant et impartial22. À ce propos,
on sait désormais que, depuis un arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de
cassation le 3 juillet 2001, un conseiller prud’homme ne peut plus exercer de mission
d’assistance ou bien de mandat de représentation d’une partie devant le conseil dont il
est membre sous peine d’annulation du jugement23 : faisant une lecture extensive de l’art
L 516-3 C trav. qui circonscrit ce cumul à “la section ou, lorsque celle-ci est divisée en
chambres, à la chambre” à laquelle appartient le conseiller, la Cour de cassation a ainsi
mis fin aux situations ambiguës qui prévalaient jusque-là et dans lesquelles des juges
pouvaient assister ou représenter les parties devant le conseil de prud’hommes auxquels,
pourtant, ils appartenaient. Alors que cette question divisait les juges du fond24, la Cour

19
Art 12 NCPC.
20
On observera d’ailleurs, à la suite du professeur SAVATIER, que “le plus paradoxal est que ce
rappel à l’ordre (selon lequel “l’équité n’est pas une source du droit”), figure dans un arrêt du 4
décembre 1996, à propos d’une espèce où le juge prud’homal n’avait eu recours à l’équité que
sous couvert de l’art 1135 C. Civ, lequel dispose que “les conventions légalement formées
obligent, non seulement à ce qui est exprimé, mais à toutes les suites que l’équité et l’usage
donnent à l’obligation d’après sa nature” ”, Rapport de synthèse précité.
21
Sur laquelle voir, par exemple, M.-A. FRISON-ROCHE, “L’impartialité du juge”, D., 1999,
29 .
22
LYON-CAEN P., “La juridiction prud’homale et l’article 6-1 de la CEDH”, RJS, 12/03, p. 936.
23
Soc. 3 juillet 2001, BC, V, n° 247 ; QUÉTANT G.-P., “L’irrésistible ascension de la
Convention Européenne des Droits de l’Homme dans le procès prud’homal : prud’homme et
défenseur, un cumul impossible”, JP Soc Lamy, n° 87, 2 octobre 2001, p. 4.
24
C’est ainsi que la Cour de Grenoble a estimé que le fait qu’un conseiller prud’homme soit
appelé à connaître d’une affaire concernant un syndicat auquel il est affilié devait justifier la
récusation de ce conseiller : CA Grenoble, Ch Soc, 23 octobre 2002, n° 02/03409, CA Grenoble,
ch Soc 6 mai 2003, n° 03/01197, SSL, n° 1142, p. 4. À l’inverse, pour la Cour d’appel de Dijon, il
ne s’agissait pas là d’une circonstance remettant en cause l’impartialité du conseil de

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

196
Isabelle DESBARATS

de cassation vient, également et surtout, de répondre, dans deux arrêts rendus le 19


décembre 200325, à la question essentielle —au regard de l’article 6 de la CEDH— de
l’impartialité du conseiller prud’homme siégeant à une instance où l’une des parties
appartient à un syndicat auquel il est lui-même affilié : selon elle, en effet, “la
circonstance qu’un ou plusieurs membres d’un conseil de prud’hommes appartiennent à
la même organisation syndicale que l’une des parties au procès n’est pas de nature à
affecter l’équilibre d’intérêts inhérents au fonctionnement de la juridiction prud’homale
ou à remettre en cause l’impartialité de ses membres”, ce dont il résulte qu’une telle
situation ne saurait justifier la récusation du conseiller concerné.
2) Mais les risques de partialité et/ou d’arbitraire ne constituent pas les seuls griefs
formulés par les détracteurs de la juridiction prud’homale : on reproche également aux
juges prud’homaux de ne pas toujours avoir les compétences juridiques nécessaires à
l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles ; un autre reproche —d’ailleurs lié au
précédent— est encore formulé, concernant les décisions prud’homales qui, selon
certains, ne comporteraient pas une motivation suffisante. Or, ici encore, la réponse doit
être nuancée.
Sans doute, comme l’a relevé le Président Gélineau-Larrivet, il est possible que les
décisions prud’homales ne soient pas toujours rédigées “selon les canons habituels et
même soient parfois trop elliptiques tant sur le plan des faits qu’au niveau de l’analyse
juridique”26. Mais ces considérations suffisent-elles à remettre en cause la légitimité
élective du conseil de prud’hommes ? Trois raisons, notamment, permettent d’en
douter.
D’abord, on peut rappeler qu’il existe bien d’autres juridictions qui, à l’image des
conseils de prud’hommes, sont composées de personnes issues de la société civile :
tribunaux de commerce27, tribunaux paritaires des baux ruraux28, tribunaux des affaires
de sécurité sociale29, ou bien jurys d’assise. On peut encore évoquer la mise en place,
par la loi du 9 septembre 2002, des juges de proximité même si l’on sait que le Conseil
constitutionnel s’est prononcé sur les qualités que ces juges doivent présenter30.
En second lieu, et toujours pour relativiser ce reproche d’incompétence, on peut
évoquer le fait que le code du travail prévoit une formation juridique des conseillers
prud’hommes dont le financement est assuré par l’État.
À ce propos, il est alors certain que cette formation est courte et perfectible : d’abord
en effet, un candidat n’a pas besoin de formation préalable de sorte qu’il lui suffit de
remplir les conditions posées par l’article L 513-2 C Trav. pour être éligible ; par

prud’hommes : CA Dijon, Ch Soc, 25 octobre 2001, n° 01/00590 ; CA Dijon, Ch Soc, 15 janvier


2002, n° 04/00737.
25
Cass Soc 19 décembre 2003, n° 01-16-956, D., et n° 02-41-429, SSL, 5 janvier 2004, n° 1150,
p. 12.
26
GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques réflexions sur les conseils de prud’hommes et la
procédure prud’homale”, article précité.
27
Art L 413-3, COJ.
28
Art L 441-1, COJ.
29
CSS, Art L 142-4.
30
S’agissant des critères de sélection de ces juges et les références qu’ils doivent présenter, Cons.
Const, 20 février 2003, Déc n° 2003-466, DC, JO du 27 février 2003, p. 3480.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

197
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

ailleurs, cette formation présente un caractère facultatif, même s’il est vrai que les
employeurs sont tenus d’accorder à leurs salariés, membres d’un conseil de
prud’hommes, des autorisations d’absence dans la limite de 6 semaines par mandat,
sachant que la durée de l’absence ne peut dépasser deux semaines par année civile31.
D’autre part, il est encore vrai que cette formation des conseillers prud’hommes se
caractérise par une certaine hétérogénéité pour la raison suivante : est en cause le fait
que cette formation peut être dispensée par des instituts spécialisés en liens avec des
syndicats32, ce qui peut évidemment étonner et faire craindre, surtout, une certaine
ambivalence du conseiller prud’homme, magistrat formé par un syndicat. Mais comme
on l’a souligné33, on peut alors faire, à ce dernier propos, la remarque suivante : ne
serait-il pas paradoxal que les partenaires sociaux soient privés de la possibilité
d’intervenir dans le règlement des conflits, alors même qu’ils sont officiellement
habilités à élaborer la règle de droit via la négociation collective ? D’ailleurs, c’est bien
cette tendance que les Pouvoirs Publics veulent amplifier, si l’on en juge par les projets
de réforme concernant le dialogue social et la négociation collective34.
Enfin et surtout, il faut souligner que la présence de juges élus s’explique,
traditionnellement, par la technicité des litiges et par l’importance que la loi attache à la
conciliation. En effet, dans un domaine où les usages, les conventions collectives et les
coutumes professionnelles continuent de jouer un rôle important —même s’il est vrai
que le droit du travail tend à devenir un droit écrit--il semble justifié que les litiges du
travail soient jugés par des professionnels ayant une bonne connaissance de ces règles
particulières et qui, de plus, seront d’autant mieux placés pour proposer une conciliation
qu’ils auront été élus par les justiciables. On peut évoquer, ici, l’idée d’une certaine
proximité sociologique entre juges et justiciables ; cet impératif, d’ailleurs —qui
s’entend plus largement en termes de facilité d’accès et de simplicité de la procédure
prud’homale— justifie le recours à des règles spécifiques concernant notamment les
modalités simplifiées de saisine de la juridiction, le principe de l’oralité des débats ou
bien encore l’absence de représentation obligatoire des parties.
Par conséquent, il semble possible de nuancer tous ces reproches d’incompétence,
de partialité ou encore d’arbitraire qui sont si souvent formulés. Mais un autre argument
peut être également évoqué au soutien de la légitimité de la juridiction prud’homale : il
s’agit de son apparente adéquation avec un “certain idéal moderne de justice” se
traduisant, aujourd’hui, par une faveur évidente pour les “modes alternatifs de
règlement des conflits”35.

31
Art L 514-3 et D 514-1, C Trav.
32
S’agissant de la liste des organismes et établissements publics d’enseignement supérieur agréés
au titre de l’art D 514-1, C Trav, pour assurer la formation des conseillers prud’hommes, voir Arr
du 23 décembre 2002 (JO 3 janvier 2003, 131).
33
En ce sens, QUÉTANT G.-P., “Réflexions à propos d’un plaidoyer pour l’échevinage
prud’homal. Retour sur le citoyen-juge du travail”, JP Soc Lamy, n° 124, 27 mai 2003, 4.
34
Dialogue Social. Projet de loi, SSL, 1er décembre 2003, n° 1146, p. 2.
35
S’agissant des modes alternatifs de règlement des conflits, on rappellera que l’on distingue
généralement les trois hypothèses suivantes. En premier lieu, les parties peuvent s’entendre en
dehors de toute intervention d’un tiers (formule de la transaction). Elles peuvent également faire
appel à un tiers : médiateur ou conciliateur, qu’il s’agisse d’une conciliation judiciaire, para-

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

198
Isabelle DESBARATS

B — Une juridiction “dans l’air du temps”


Comme on le sait, l’intervention d’un tiers, en vue de parvenir à un règlement
d’accord, est classique en matière de relations de travail. En atteste le fait que, de façon
générale et depuis une loi du 8 février 1995, tout juge, en application de l’article art
131-1 NCPC, a la possibilité de proposer une médiation dite “externe”36. En témoigne
surtout la place que la conciliation occupe dans la procédure prud’homale même s’il est
vrai, d’une part, que les exceptions au caractère obligatoire de la conciliation se sont
multipliées37 et que, par ailleurs, le taux de conciliation a beaucoup baissé depuis
quelques années, de sorte qu’aujourd’hui, moins de 10% des affaires donnent lieu à
procès-verbal de conciliation : comme on l’a souligné, il convient cependant de nuancer
cet insuccès relatif de la conciliation ; en effet, “ces 10% ne sont pas significatifs d’un
échec de la conciliation mais simplement d’une évolution sociale de la concertation, qui
fait échapper aux statistiques, car non quantifiables, les conflits réglés à l’amiable sans
amorce de contentieux (…)”38.
Or, l’on sait par ailleurs que, dans le paysage juridique, la recherche d’une solution
transactionnelle constitue une préoccupation constante, et cela dans tous les domaines :
en matière pénale39, administrative40 ou encore s’agissant du contentieux privé41. Dans
ces conditions, il peut sembler paradoxal de décrier la conciliation prud’homale alors
même que, d’une part, le législateur a souhaité renforcer la conciliation devant tout juge
et à toute étape de la procédure et que, plus généralement, les modes alternatifs de

judiciaire (conciliateur de justice) ou bien encore extra-judiciaire (conseiller du salarié). Une


dernière possibilité peut être évoquée qui est celle dans laquelle les parties ne s’entendent pas
mais sans pour autant vouloir faire appel à la justice étatique : il s’agit du recours possible à
l’arbitrage. Voir RIVIER M.-C., “Les modes alternatifs de règlements des conflits en droit du
travail”, Justice et travail, Justices, 1997-8, 33.
36
AUGIER B., “La médiation dans les conflits individuels du travail. Une chance pour le
patronat, un piège pour les salariés ?”, DO, 1999, 225 ; BLOHORN-BRENNEUR B., “La
médiation judiciaire. Vers un nouvel esprit des lois dans les conflits individuels du travail”, Gaz
Pal, 2 juillet 1998.
37
En effet, les dispenses légales de conciliation sont de plus en plus nombreuses. Elles peuvent se
traduire par un droit de saisine directe du bureau de jugement (ainsi, l’art L 122-3-13 C Trav
dispense-t-il la requalification d’un contrat à durée déterminée en contrat à durée indéterminée du
préalable de la conciliation). Dans d’autres hypothèses, la loi prévoit que le bureau de jugement
statuera “en la forme des référés” ou bien “en urgence” : tel est le cas, notamment, en ce qui
concerne certains congés spéciaux, tels que congé parental d’éducation ou sabbatique, ou bien
encore s’agissant des procédures consécutives aux licenciements économiques (art L 516-5 C
Trav).
38
Selon les termes de J.-J. PAGOT, “Le conseil de prud’hommes. Une juridiction originale au
sein de l’Europe”, ouvrage précité, p. 24. Sur la question, voir CLÉMENT Ph. et al, “Les
règlements non juridictionnels des litiges prud’homaux”, D. Soc, 1987, 55.
39
Sur la médiation en matière pénale, voir art 41-1, C Procédure pénale.
40
En ce sens, une circulaire administrative du 6 février 1995 soulignant l’intérêt du recours à la
transaction en cas de litige opposant l’État à des personnes privées.
41
En effet, le contentieux privé n’échappe pas à cette préoccupation de la recherche d’une
solution transactionnelle, comme en atteste l’art 21, NCPC, aux termes duquel “il entre dans la
mission du juge de concilier les parties”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

199
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

règlement des litiges sont largement développés ; il faut encore tenir compte du fait que
la conciliation peut se révéler indispensable dans le cas de litiges du travail survenant
dans des entreprises dépourvues de toute représentation du personnel et où le conseiller
du salarié peut ne pas être en mesure d’intervenir. C’est la raison pour laquelle on peut
émettre l’idée que, loin de constituer une institution dépassée et/ou archaïque, le conseil
de prud’hommes présente, de ce point de vue au moins, une certaine exemplarité : pour
qu’il en soit réellement ainsi, encore faut-il, néanmoins, “parfaire” l’institution et
essayer surtout de renforcer sa légitimité élective.

II — LE CONSEIL DE PRUD’HOMMES : UNE INSTITUTION À PARFAIRE ?


S’agissant de l’institution prud’homale, il est incontestable que le fonctionnement du
système laisse à désirer sur certains points (lenteur de la procédure, notification tardive
des décisions, éventuelle politisation de certains conseils de prud’hommes…), sachant
d’ailleurs que l’établissement d’un point de vue objectif, au-delà des procès d’intention,
n’est pas chose aisée. Étant entendu que les propositions de réforme sont nombreuses42
mais que, pour le moment, aucune n’a véritablement abouti en raison de l’attachement
de tous à l’existant, et notamment au paritarisme et contre tout recours à l’échevinage, il
semble alors possible de distinguer, parmi toutes ces propositions, deux voies
différentes qui pourraient être empruntées pour renforcer l’institution prud’homale.
D’abord, en effet, il est vrai que certaines propositions de réformes sont émises dans
le but de prendre en compte l’évolution contemporaine du droit du travail et pour
atténuer ainsi certains des dysfonctionnements de l’institution prud’homale : comme on
va le voir dans un premier temps, il s’agit là, toutefois, de propositions de réforme qui
sont plus ou moins modestes et/ou plus ou moins techniques, mais qui ne pourraient pas
réellement renforcer la dimension démocratique du conseil de prud’hommes (A). En
revanche, et si l’on veut bien admettre que la conception française de règlement des
litiges du travail est finalement défendable parce que reposant sur le principe
démocratique —avec toutes les conséquences en résultant, notamment, en termes de
relations de confiance ainsi tissées entre juges et justiciables— c’est une autre voie qu’il
faudrait emprunter pour renforcer la légitimité du conseil de prud’hommes : comme on
l’évoquera dans un second temps, il s’agit de l’identification des moyens à mettre en
œuvre pour lutter contre le très fort taux d’abstention caractérisant les élections
prud’homales et qui, en fin de cause, risque de mettre en péril cette légitimité élective
(B).
A — Un foisonnement de propositions de réformes
En premier lieu, il est vrai que les propositions de réforme qui sont faites concernant
l’institution prud’homale sont très diverses et plus ou moins radicales ; toutes ont pour
objectif essentiel de tenir compte du développement très important du droit du travail et

42
Par exemple ORLIAC C., D. Soc, 1992, 373 ; GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques
réflexions sur les conseils de prud’hommes et la procédure prud’homale”, article précité. De
façon plus générale, voir SUPIOT A., “L’impossible réforme des juridictions sociales”, RF Aff
Soc, 1993, 91.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

200
Isabelle DESBARATS

de sa complexification qui ont pour conséquences de requérir des juges des


compétences juridiques de plus en plus étendues.
C’est ainsi que l’on rappellera, en premier lieu, que les partisans d’une continuité de
l’institution prud’homale pourraient s’accommoder d’une réforme de la formation
prodiguée aux conseillers pour permettre son approfondissement43 ; et que d’autres, dans
un esprit similaire, proposent des réformes concernant la procédure
prud’homale (renforcement de la place de l’écrit dans une procédure en principe orale
pour permettre un meilleur respect du contradictoire ; représentation obligatoire devant
la Cour de cassation ; ou bien encore assistance obligatoire devant la Cour d’appel) :
selon un auteur, en effet, il s’agirait là de réformes, qui, “sans opérer de
bouleversement, pourraient améliorer tant le sort des justiciables que la bonne marche
des juridictions”44.
En revanche, d’autres propositions de réforme sont beaucoup plus radicales
puisqu’elles conduiraient, si elles étaient adoptées, à une véritable remise en cause de la
juridiction du travail.
C’est ainsi que l’on pense, en premier lieu, aux promoteurs d’un 3ième ordre de
juridiction, et au premier chef, à Pierre Laroque45, qui pourrait permettre, selon les
partisans de cette solution, une spécialisation des magistrats en droit social et donc une
amélioration de leurs compétences : il s’agirait ainsi de concevoir, en France, un ordre
de juridiction propre à la matière sociale composé de tribunaux spécialisés ayant, au
sommet, une instance suprême à compétence spécifique.
On rappellera également que d’autres auteurs, sans aller aussi loin, se disent
favorables à l’introduction de l’échevinage dans la pratique prud’homale et à la
présence simultanée de juges élus au sein des chambres sociales des Cours d’appel :
selon eux, en effet, l’échevinage constituerait la solution idéale pour allier compétences
professionnelles et compétences juridiques ; ainsi la justice prud’homale serait-elle
améliorée par la participation de magistrats de carrière46.
Or il s’avère que, si les propositions relatives à la formation des conseillers ne
peuvent que susciter l’adhésion et notamment celles tendant à instituer une formation
commune et obligatoire portant, par exemple, sur les principes fondamentaux de
procédure, c’est moins le cas s’agissant de ces réformes radicales que seraient la
création d’une magistrature sociale ou bien encore le recours à l’échevinage.
S’agissant d’une réforme en profondeur des juridictions sociales (type création
d’une magistrature sociale), on peut d’abord douter qu’elle constitue une solution

43
Voir, par exemple, ESTOUP P., “La question prud’homale”, Gaz Pal, 1991, 422.
44
Selon les termes de GÉLINEAU-LARRIVET G., “Quelques réflexions sur les conseils de
prud’hommes et la procédure prud’homale”, article précité.
45
LAROQUE P., “Contentieux social et juridiction sociale”, Etudes et Documents du Conseil
d’Etat, 1953 ; SAINT-JOURS Y., “La perspective d’on ordre juridictionnel social : utopie ou
prémonition ?”, DO, 1993, 167 ; SARAMITO F., “À propos d’un ordre juridictionnel social”,
DO, 1992, 199.
46
Voir par exemple, POISSONIER G. et DUHAMEL J.-C., “Plaidoyer pour l’échevinage
prud’homal”, JP Soc Lamy, n° 117, 11 février 2003, 4 ; QUÉTANT G.-P., “Réflexions à propos
d’un plaidoyer pour l’échevinage prud’homal. Retour sur le citoyen-juge du travail”, étude
précitée.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

201
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

heureuse dès lors qu’elle ne pourrait qu’accroître les problèmes, déjà réels, de
délimitation des frontières entre les ordres de juridiction existants. En outre, et à
supposer même qu’elle soit opportune, il est patent qu’une telle solution a, en réalité,
peu de chances d’aboutir pour deux motifs au moins, sans parler des très importants
efforts financiers qu’elle impliquerait : en premier lieu, on peut souligner que cette
solution ne tient aucunement compte du fait que des magistrats spécialisés dans le
contentieux social sont, finalement, déjà à l’œuvre depuis longtemps, puisque la
création de la chambre sociale de la Cour de cassation date de 1939 et celle des
chambres sociales des Cours d’appel de 1958 ; la seconde réserve tient naturellement à
la complexité de la solution proposée puisque la mise en œuvre de celle-ci supposerait
un complet remaniement de l’organisation et un “remodelage en profondeur du profil
des magistrats appelés à prendre en charge le contentieux du travail et, le cas échéant,
de la sécurité sociale”47.
Mais si, pour ces motifs, les propositions tendant à la création d’une véritable
magistrature sociale ne sauraient emporter l’adhésion, on peut également douter de la
réelle pertinence d’un recours à l’échevinage. D’abord, on ne saurait minimiser
l’hostilité des partenaires à l’égard de cette solution, analysée comme une façon
d’octroyer à leur activité juridictionnelle une place subalterne par rapport à celle qui
serait impartie à un magistrat professionnel. Dans un autre registre, on peut également
considérer que les débats récurrents sur l’échevinage ne sont peut-être pas d’une
extrême acuité puisque, finalement, une sorte d’alliance “verticale” entre magistrats de
profession et magistrats professionnels existe déjà : il semble bien d’ailleurs que cette
association (donnant) “la priorité aux compétences professionnelles des juges élus,
avant que, par l’appel ou la cassation, les compétences juridiques des magistrats de
carrière n’aient à s’exprimer (…) repose sur un choix non seulement de magistrature,
mais de justice. L’espace (ainsi) offert en première instance à la magistrature élue est
celui d’une justice matérielle dont la fonction serait de conciliation, d’harmonie sociale,
de résolution des conflits d’intérêts plutôt que de résolution des conflits de droits”48.
C’est la raison pour laquelle on peut considérer qu’en définitive, la conception
française de règlement des conflits du travail est donc soutenable, mais qu’il
conviendrait néanmoins de renforcer la légitimité de cette juridiction élue. Or, comme
on va le voir, un aspect de la question est ici essentiel : il s’agit de l’identification des
moyens qui pourraient être utilisés pour lutter contre la très forte abstention aux
élections.
B — La lutte contre l’abstention : un défi pour l’avenir de l’instance prud’homale
Si l’on veut bien admettre que la légitimité de la juridiction prud’homale s’explique
fondamentalement par le système électif sur lequel elle repose, et qui garantit donc sa
proximité sociologique avec les justiciables, il faut reconnaître, en effet, que cette
juridiction constitue aujourd’hui, et pour cette raison même, une institution fragilisée49 :
47
LE GOFF J., Droit du travail et société, “Les relations individuelles de travail”, PUR, 2001,
p. 961.
48
GIUDICELLI-DELAGE G., Exposé introductif, “Le conseil de prud’hommes. Une juridiction
originale au sein de l’Europe”, ouvrage précité, p. 16.
49
Sur la question, voir par exemple “Mortelles abstentions”, Le Monde Initiative, Mai 2002, p. 13.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

202
Isabelle DESBARATS

preuve en est le fort taux d’abstention qui caractérise les élections prud’homales et, en
dernier lieu, celles du 11 décembre 2002 ; on sait en effet que ce scrutin, destiné à élire
les quelques 15 000 juges du travail, s’est caractérisé par un nouveau recul de la
participation50.
Sans doute, il est vrai que plusieurs raisons peuvent alors expliquer cette faible
mobilisation, se traduisant par un taux d’abstention qui est passé de 36% en 1979 à 67%
en 2002, et ce malgré une campagne de communication importante, dont, en 1997, la
Cour des Comptes avait déjà dénoncé l’inadaptation, en raison de la faiblesse du taux de
participation51.
C’est ainsi que l’on peut d’abord évoquer des explications purement
circonstancielles, au rang desquelles on peut placer la simultanéité des élections
prud’homales et des élections présidentielles ; on évoque encore certains
dysfonctionnements dans la préparation des élections, que des dispositifs ultérieurement
adoptés ont tenté de corriger52.
Mais on peut également et surtout faire état d’explications plus structurelles dont
deux qui sont sans doute essentielles.
D’abord, en effet, on peut évoquer, avec d’autres, une certaine méconnaissance des
élections prud’homales ainsi qu’une poussée éventuelle de l’individualisme dont ces
élections seraient victimes au même chef que les scrutins politiques, qu’ils soient
nationaux ou locaux : cette remarque, cependant, doit être nuancée dès lors que
“l’absence des agents publics fausse les résultats des élections (…), d’autant que c’est
dans la fonction publique que le taux de syndicalisation est le plus élevé et que la
participation est la plus forte”53.
Mais également et surtout, on peut penser que cette abstention aux élections est en
rapport avec la crise du syndicalisme, que reflète, notamment, le faible taux de
syndicalisation en France. Sans doute, on ne saurait oublier ici le fait qu’il n’existe pas
de monopole syndical pour la présentation des listes de candidats de sorte que le jeu
électoral est, en principe, très ouvert sous réserve du caractère professionnel des listes54.
Toutefois, on sait aussi que seuls les syndicats les plus importants se lancent, en
pratique, dans une campagne électorale : la raison en est qu’en application de l’article R
513-32 C Trav., les listes électorales ne peuvent pas comporter “un nombre de candidats
inférieur au nombre de postes à pourvoir” ; c’est la raison pour laquelle “seules les
organisations ayant une implantation réelle dans la circonscription électorale” peuvent,
le plus souvent, présenter des candidats ce qui réduit, d’ailleurs, “les risques de

50
C’est ainsi que, s’agissant des salariés, le taux de participation s’établit à 32, 6% en 2002
(contre 34, 4% en 1997). Quant au taux de participation des employeurs, et même s’il a augmenté
par rapport à 1997, il reste nettement inférieur à celui des salariés : il est de 26, 6% en 2002,
contre 19, 3% en 1997. Pour une présentation des résultats du scrutin prud’homal du 11 décembre
2002, par collège et par section, voir Liais Soc, “Législation Sociale”, 17 février 2003, n° 8366,
A5, 44.
51
Rapport Public, 2000, La Documentation Française, 2001, 136.
52
Ainsi, erreurs et/ou retards dans les inscriptions sur les listes électorales…
53
ARSEGUEL A. et CABANIS A., “Les élections prud’homales de décembre 2002 : une fausse
stabilité ?”, ANDCP, 2003, 16.
54
Art L 313-3-1, C Trav.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

203
LA LÉGITIMITÉ DU CONSEIL DE PRUD’HOMMES

candidatures dites fantaisistes”55. Dans ce contexte, on comprend alors pourquoi les


résultats des élections prud’homales sont analysés, dans le secteur privé, comme un test
de représentativité des organisations syndicales interprofessionnelles56. Mais on conçoit
également que l’on ne saurait —dans le même temps— trouver dans les résultats des
élections prud’homales le reflet de l’état des forces syndicales et refuser de voir, dans
l’abstention, le signe d’un désintérêt du corps électoral à l’égard de ces mêmes forces
syndicales : c’est la raison pour laquelle on peut penser que cette abstention sanctionne,
selon toute vraisemblance, une perte d’influence des syndicats auprès des salariés,
notamment des cinq centrales bénéficiant d’une présomption irréfragable de
représentativité57 ; allant plus loin, cette faible participation conduit à s’interroger sur
l’offre syndicale et sa réception par les salariés.
Dans ces conditions, comment lutter contre cet abstentionnisme, dès lors qu’il a pour
conséquence d’ébranler la légitimité démocratique du conseil de prud’hommes sachant,
d’ailleurs, que la même remarque pourrait être faite concernant les élections politiques ?
Compte tenu de la diversité des causes pouvant expliquer la faible participation
électorale, il semble bien que plusieurs voies pourraient et/ou devraient être suivies pour
essayer de favoriser une augmentation du taux de participation.
D’abord, le recours au vote électronique est aujourd’hui envisagé, en raison des
différents avantages qu’on lui prête : allégement dans l’organisation du scrutin ; intérêt
des populations particulièrement intéressées par l’outil informatique et, notamment, des
18-25 ans qui se montrent par ailleurs traditionnellement circonspects vis-à-vis de
l’élection…. D’autre part, certains syndicats proposent une modification de la carte
judiciaire au regard, notamment, de la densité des populations actives : l’idée est de
proposer une nouvelle répartition géographique des conseils de prud’hommes en
fonction des différents bassins d’emploi, afin de mieux répartir entre eux l’activité et
d’améliorer ainsi leur fonctionnement. D’autres syndicats souhaitent, pour leur part,
l’établissement d’une liste permanente des électeurs, gérée par les pouvoirs publics et
qui se substituerait au fichier constitué par les employeurs tous les cinq ans ; les mêmes
proposent d’éviter désormais toute coïncidence entre élections politiques et sociales.
Mais puisque l’on considère que les résultats des élections prud’homales reflètent
l’audience réelle des syndicats, et que le fort taux d’abstention traduit, par conséquent,
une certaine désaffection à leur égard, d’autres voies doivent être explorées ; à défaut, le
risque est de voir monter en puissance les critiques adressées à la juridiction
prud’homale ainsi que les propositions tendant à la remise en cause de son caractère
électif alors même que cette juridiction semble bénéficier d’une bonne image dans
l’opinion publique.
C’est pourquoi, dans cette logique, on peut estimer que la pertinence de l’actuel
système de représentativité syndicale mérite d’être vérifiée, sachant d’ailleurs que,

55
SUPIOT A., “Les juridictions du travail”, Dalloz, 1987, n° 462, p. 429.
56
En outre, ce sont les résultats aux élections prud’homales qui déterminent aujourd’hui la
répartition des sièges dans les instances paritaires (conseil économique et social…).
57
Les derniers résultats de 2002 montrent que si le paysage syndical n’est pas sorti bouleversé de
ces élections puisque la hiérarchie entre les cinq syndicats présumés représentatifs est maintenue,
des déplacements de voix significatifs se sont produits au bénéfice des petites listes.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

204
Isabelle DESBARATS

s’appuyant sur la Position Commune adoptée par les partenaires sociaux le 16 juillet
200158, les pouvoirs publics ont décidé de se saisir de cette question : l’heure est, en
effet, à l’introduction du principe majoritaire dans le champ de la négociation collective,
afin de renforcer ainsi la légitimité des accords collectifs et de ceux qui les signent,
c’est-à-dire les syndicats, et spécialement les syndicats présumés représentatifs.
Mais, également et surtout —et au-delà même de cette première question— il faut
admettre que le débat relatif au taux de participation des électeurs et donc à la légitimité
du conseil de prud’hommes soulève, de façon beaucoup plus générale, la question de la
faiblesse des syndicats et témoigne, notamment, de leurs difficultés à appréhender les
structures actuelles du monde du travail ; comme on le sait en effet, les syndicats
rencontrent de multiples obstacles dans leurs tentatives de mieux impliquer une masse
croissante de salariés. Ainsi en est-il du déclin des grandes entreprises traditionnelles et
de l’essor corrélatif d’un secteur tertiaire sur lequel ils ont de moins en moins
d’influence en raison de propositions semble-t-il, peu adaptées ; la multiplication de
salariés dits “nomades” ainsi que le développement de l’emploi précaire constituent
d’autres réalités dont les syndicats, aujourd’hui encore, semblent insuffisamment tenir
compte.

58
Voir sur ce point, “Position commune du 16 juillet 2001 sur les voies et moyens de
l’approfondissement de la négociation collective”, D. Soc, 2003, 92.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

205
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL
Claude FONTANEAU
Président du conseil de prud’hommes de Toulouse

À mon tour, j’interroge1 le dictionnaire2 : la légitimité est définie comme la


“conformité d’une institution à une norme supérieure juridique ou éthique, ressentie
comme fondamentale par la collectivité qui fait accepter moralement et politiquement
l’autorité de cette institution”.
Cette définition est très complète. J’y trouve que la légitimité, pour être parfaite, doit
émaner d’une autorité supérieure et donc située au sommet —légitimité descendante—
et recueillir l’assentiment de la collectivité, c’est-à-dire de la base —légitimité
ascendante—.
Pour une institution judiciaire comme les prud’hommes, dans une nation dotée d’une
constitution, la légitimité descendante procède de la loi, la légitimité ascendante réside
dans la confiance des justiciables qui sont aussi, dans notre cas, les électeurs du juge. La
légitimité étant ainsi donnée, il appartient à la juridiction de la mériter dans son
fonctionnement permanent.
Nous verrons donc comment la légitimité des conseils de prud’hommes est acquise
(I) de la loi (A) et par l’assentiment des justiciables (B), et comment ces tribunaux la
méritent (II), au regard de la loi (A) et en sachant conserver la confiance des
justiciables : employeurs et salariés (B).

I — LA LÉGITIMITÉ ACQUISE
A — L’onction de la loi républicaine
Le premier conseil de prud’hommes a été institué par la loi du 18 mars 1806. Cette
création à Lyon est due à Napoléon 1er. Il s’agissait alors d’une institution “fonctionnant
de manière bipartite, se (présentant) comme une alternative aux pouvoirs de contrôle
normalement exercés par la police sur les populations ouvrières”3. Un décret du 11
juillet 1809 en permit l’extension à d’autres villes. Née au premier Empire, l’institution
survécut au second Empire sur le mode autoritaire, le président et le vice-président étant
nommés par l’empereur, le secrétaire par le préfet ; parmi ces personnalités, Théodore
Ozenne, président fondateur du conseil de prud’hommes de Toulouse4. Mais ce sont les
républiques qui ont voulu donner à cette exception française son visage actuel. La IIe
pose les grands principes de l’institution : éligibilité –tous étant électeurs—, paritarisme
strict des décisions, alternance exacte des présidences entre employeurs et salariés.
Après la parenthèse du second Empire, alors que, dans les années 1880, la République

1
La question a été également posée en 2003 aux Entretients de Saintes : “Qui t’a fait juge ?”
2
CORNU G., Association Henri Capitant, vocabulaire juridique.
3
ESTOUP P., La pratique de la juridiction prud’homale, Litec, 1991, p. 3.
4
FÉRON P., Théodore Ozenne, mécène toulousain, Presses de l’Université de sciences sociales
de Toulouse, 1999, pp. 193 à 201.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

207
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL

est enfin dirigée par les républicains, les prud’hommes retrouvent leur forme de 1848.
La loi du 7 février 1880 rend éligibles les présidents, vice-présidents et secrétaires, les
responsabilités entre patrons et ouvriers sont à nouveau soumises à l’alternance5. Enfin,
après d’autres réformes mineures, la loi du 27 mars 1907 confirme les prud’hommes
dans leurs caractères définitifs : élection, paritarisme, alternance. Mais ces conseils nés
de la loi de 1907, ou confirmés par elle, n’existent qu’au cas par cas, pour des bassins
d’emploi industriels ou grandes villes et des professions limitativement énumérées dans
le décret d’institution de chaque conseil. La grande majorité du territoire est dépourvue
de conseil de prud’hommes : le juge d’instance y statue en matière prud’homale. Enfin,
la loi Boulin du 18 janvier 1979, consacrera définitivement l’institution prud’homale en
étendant sa compétence à tous les départements de métropole et d’outre-mer et à toutes
les professions. Le conseil de prud’hommes est devenu le juge de premier degré, naturel
et universel, du contrat de travail.
La légitimité descendante des conseils leur est donc acquise, par une faveur jamais
démentie de la République.
B — L’assentiment des justiciables
Le conseil de prud’hommes étant une juridiction élective, le premier critère de
légitimité ascendante qui vient à l’esprit est naturellement la participation aux élections.
Mlle Desbarats a relevé le fort taux d’abstention aux élections du 11 décembre 2002
(67 %) et donné les explications conjoncturelles et structurelles qui atténuent d’autant
l’interprétation négative de cette abstention : simultanéité avec les élections
présidentielles, dysfonctionnements matériels, poussée de l’individualisme… Il est en
effet réducteur de mesurer l’assentiment des justiciables à l’aune de la seule
participation électorale ; examinée en dehors du contexte, il ne s’agit pas d’un
indicateur pertinent. Je pense comme Jean-Michel Helvig, directeur adjoint de la
rédaction de Libération, que le dernier scrutin a bénéficié d’une “mobilisation
inespérée”6. J’ajoute qu’au-delà du chiffre, l’élection porte en elle-même sa légitimité
dès lors qu’elle est correctement organisée : le corps électoral (divisé en deux) a été
régulièrement convoqué, chacun a pu être électeur, voire candidat. Enfin et surtout, il
faut constater que la quasi-totalité des élus appartient à des syndicats professionnels
d’employeurs et de salariés. Cela ne doit pas nous surprendre. En effet, les candidats ne
sortent pas, une fois tous les cinq ans, de l’anonymat intégral pour briguer un mandat
prud’homal. Cette élection est pour eux —employeurs ou salariés— une étape dans leur
cursus syndical, au service des droits de leurs mandants, à travers, souvent déjà, le
dialogue social. Et de fait, si les organisations syndicales n’ont pas le monopole de la
présentation des candidats, elles ont la permanence pour sélectionner et préparer des
candidats crédibles. Elles sont, par ailleurs, représentées en tant que telles dans
l’institution prud’homale : participation des confédérations au Conseil supérieur de la
prud’homie, habilitation de leurs organismes de formations des conseillers
prud’hommes. Revenant à l’histoire de la République, on constate que le
développement de l’institution prud’homale est indissociablement lié, depuis la loi

5
OLSZAK N., Histoire du droit du travail, P.U.F., 1999, pp. 38 à 46.
6
Libération, 13 décembre 2002, p. 8.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

208
Claude FONTANEAU

Waldeck-Rousseau de 1884, au développement du syndicalisme et, depuis 1919 et


1936, à celui de la négociation collective. Ces mêmes organisations qui présentent des
candidats aux élections prud’homales sont celles qui, à travers les accords d’entreprise,
de branche et les accords nationaux interprofessionnels, disposent d’un pouvoir
normatif considérable. Mlle Desbarats note à juste titre : “ne serait-il pas paradoxal que
les partenaires sociaux soient privés d’intervenir dans le règlement des conflits, alors
même qu’ils sont officiellement habilités à élaborer la règle de droit via la négociation
collective”. Le professeur Jean-Claude Javillier écrit que les prud’hommes “peuvent
être considérés comme une consécration institutionnelle de l’autonomie normative des
partenaires sociaux”7.
Il apparaît ainsi qu’au-delà du simple examen abstrait du taux de participation, la
base donne bien son assentiment et donc sa légitimité ascendante aux conseils de
prud’hommes.

II — LA LÉGIMITÉ MÉRITÉE
A — Le respect de la loi
“Sacré” par la loi, le conseil de prud’hommes doit respecter la loi. Comment
pourrait-il se dispenser de cette obligation républicaine ? Il faut répondre aux critiques
les plus fréquentes. Les conseils de prud’hommes, depuis plusieurs décennies, ont cessé
de juger en équité contra legem, cette pratique archaïque étant le résidu d’un
paternalisme révolu. Les conseillers prud’hommes ne jugent pas plus en fait, voire “en
intuition”8 que d’autres magistrats. Les conseillers prud’hommes jugent en droit. Ils
délibèrent avec le code du travail et, comme nous allons le voir, respectent la loi au
moins autant que les autres degrés de juridiction. Pour ce qui est du respect de la loi, je
me saisirai de la notion, très heureusement présentée par Mlle Desbarats, “d’alliance
verticale” entre conseils de prud’hommes, cours d’appel et Cour de cassation. Laissons
de côté les cours d’appel qui se trouvent dans une position intermédiaire et dont
l’attitude peut varier d’une ville à l’autre. Demandons-nous si la Cour de cassation
respecte la loi. La question apparemment saugrenue doit malheureusement être posée.
Elle l’a été explicitement par le professeur Langlois dans un article intitulé : “La Cour
de cassation et le respect de la loi en droit du travail”9. Des extraits de son introduction
et de sa conclusion méritent d’être intégralement cités : “Comment ne pas éprouver un
certain malaise lorsqu’on suit le cheminement de la jurisprudence qui, prenant ses
distances avec des textes de loi afin de combler des textes législatifs” —ce qui est son
rôle— “en vient à poser des règles nouvelles, puis à prendre l’initiative de véritables
réformes ?” et pour conclure : “après avoir tenté de dresser une typologie sommaire des
formes de liberté que la jurisprudence sait prendre avec les textes, on en vient à se
demander quelle est la place exacte qu’il reste à la législation du travail…” De très
nombreux auteurs et praticiens partagent ce point de vue. Des exemples multiples sont

7
Droit du travail, LGDJ, 7e édition, 1999, p. 135.
8
POISSONNIER Gh. et DUHAMEL J.-Ch., “Plaidoyer pour l’échevinage prud’homal”,
Jurisprudence sociale Lamy, n° 117, 11 février 2003, p. 4.
9
Recueil Dalloz, 1997, “8e cahier chronique”, p. 45.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

209
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL

donnés par le professeur Langlois et bien d’autres peuvent être cités : sanction excessive
du défaut d’information sur l’assistance du conseiller du salarié (art. L.122-14-4 et
L.122-14-5 du code du travail), disparition du pouvoir disciplinaire en cas de grève,
assimilation de la modification du contrat pour motif économique au licenciement
économique lui-même, mais aussi création d’une présomption irréfragable d’inexistence
des motifs absents de la lettre de licenciement, atteintes portées à la transaction,
interdiction à l’employeur de demander la résolution judiciaire du contrat de travail,
obligation de contre-partie financière à une clause de non-concurrence, etc. Même si
depuis quelques mois, la chambre sociale de la Cour de cassation semble vouloir
adopter une attitude plus raisonnable, nombreux sont les cas où, encore, la Haute
juridiction ne respecte pas la loi en droit du travail et se substitue au législateur, viole le
principe de la séparation des pouvoirs (art. 16 de la Déclaration de 1789) et méconnaît
l’interdiction des arrêts de règlement (art 5 du Code civil). Cette transgression commise
au sommet de la République qui, à mon sens, s’apparente au coup d’Etat, ne semble pas
émouvoir de nombreux juristes qui, au contraire, louent le pouvoir créateur du juge au
travail10 ! Enfin, le désordre atteint son comble dès lors que la jurisprudence,
contrairement à la loi qu’elle supplante, est rétroactive ! D’où une insécurité juridique
permanente : combien ai-je connu, comme conseiller prud’homme, de litiges nés dans
un certain état de la jurisprudence et jugés alors que la jurisprudence avait radicalement
changé. De plus, le phénomène est amplifié par la soumission intellectuelle de juristes
professionnels qui suivent immédiatement et sans esprit critique la Cour de cassation
dans ses errances. Combien de conclusions, combien de jugements qui ne présentent
plus de raisonnement juridique, mais visent simplement, pour tout moyen, la “dernière
jurisprudence”. Ce faisant, leurs auteurs, au lieu d’arguments fondés en droit et en
logique, usent du seul “argument d’autorité” dont Boèce disait qu’il est “le plus faible
de tous”11 !
En présence d’un tel égarement des clercs, il n’est pas difficile, pour les conseillers
prud’hommes assistés de leur seul bon sens et du code du travail de respecter la loi au
moins autant que les autres magistrats.
B — Le respect des justiciables et des électeurs
Ici, Mlle Desbarats a rappelé la bonne question : “le bon élu” ne doit-il pas défendre
les intérêts de ses mandants ? Et un “bon juge” ne doit-il pas être impartial ? Dès lors, le
conseiller prud’homme n’est-il pas condamné à être, soit un mauvais juge, soit un
mauvais élu ?” Je réponds non, bien entendu. Mais il faut dire pourquoi. Mlle Desbarats
a apporté d’excellents éléments de réponse, dont l’évocation du paritarisme. Je les
complèterai en rendant compte de mon expérience du délibéré prud’homal et de ma
recherche éthique pour résoudre cette apparente contradiction. Dans le cours des
professeurs Jacques Ghestin et Gilles Goubeaux, j’ai eu la confirmation que le droit
n’est pas une science exacte, et que “l’apparente rigueur du syllogisme judiciaire est

10
BOUBLI B., “Le pouvoir créateur du juge du travail”, Ressources Humaines et Management,
2003, p. 3.
11
Commentaires sur les Topiques de Cicéron, lu dans saint Thomas d’Aquin, Somme théologique,
1ère partie, question 1, art. 8.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

210
Claude FONTANEAU

souvent illusoire”12. L’interprétation de la loi, la qualification des faits échappent


souvent aux règles contraignantes de la logique formelle et laissent libre champ à la
conscience et à l’intelligence du juge pour parachever sa délibération, faire son oeuvre
de justice. M. Raymond Mengus, professeur de théologie morale à l’Université de
Strasbourg, m’a appris que “le droit tient sa dignité de la justice et c’est, en fin de
compte par là qu’il mérite le respect et s’impose à l’obéissance du citoyen”. Nous
retrouvons ici, dans sa plénitude, la notion de légitimité. M. Mengus ajoute : “la norme
renvoie à plus haut qu’elle. Elle est, en principe, la face impérative d’un contenu à
servir, d’une substance à honorer, nous dirons : d’une valeur”13. Une valeur, voici la
notion qui éclaire mon problème de conscience. Pour être juste, en effet, une décision
judiciaire ne doit pas seulement être conforme au droit ; elle doit donner une solution
acceptable par les citoyens ; elle doit être conforme aux valeurs communément admises
par la société. Mais ces valeurs ne sont pas codifiées et varient d’un juriste à un autre,
d’un juge à un autre. La référence aux valeurs peut dégénérer en asservissement à
l’idéologie. Citons encore Messieurs Ghestin et Goubeaux : “En définitive, le juriste ne
reste jamais sur le terrain de la logique et de la raison formelle. Il se détermine en
fonction de préjugés personnels ou d’opinions morales ou sociales, variables d’ailleurs
d’une société à l’autre et même d’un groupe à l’autre à l’intérieur d’une même société.
On peut regretter cette situation. Il est en tout cas essentiel d’en avoir une claire
représentation car il est permis de penser qu’une conscience réfléchie de l’influence des
facteurs idéologiques présente moins de dangers que des opinions qui restent implicites
et se donnent, de façon illusoire, comme purement objectives. Ainsi ce sont des choix
idéologiques fondamentaux qui déterminent non seulement la législation, mais même
son application aux situations particulières”14 autrement dit les décisions des juges.
M. Charles Perelman et le Centre national de recherches de logique de Bruxelles, dans
ce qu’ils appellent la “nouvelle rhétorique”, exposent que le discours juridique n’est
finalement efficace que s’il parvient à convaincre l’auditoire. Et dans le domaine
judiciaire, il s’agit moins, pour gagner un procès, de développer un raisonnement
formellement exact, que de faire appel aux valeurs que l’on suppose être celles de
l’auditoire, c’est-à-dire du juge : l’aléa est redoutable tant les valeurs peuvent varier, on
l’a dit, d’un juge à l’autre. Quant au juge, il devra arbitrer d’abord, dans sa délibération
intime, entre ses sentiments personnels, ses inclinations, son idéologie ; il devra arbitrer
entre diverses valeurs qui s’opposent déjà dans sa propre conscience. Si ces propositions
sont de nature à inquiéter le justiciable qui comparaît devant le magistrat professionnel
dont il ignore les valeurs intimes dominantes, elles tendent paradoxalement à rassurer
les plaideurs qui se présentent devant une formation de conseillers prud’hommes en
nombre pair dont on sait, par construction, que, par moitié, ils portent des valeurs
différentes mais connues. Les conseillers employeurs portent les valeurs du patronat :
liberté d’entreprendre, réussite et pérennité de l’entreprise, autorité du dirigeant, pouvoir
exclusif de direction. Les conseillers salariés portent à leur tour les valeurs du salariat :

12
GHESTIN J., GOUBEAUX G., Droit civil, Introduction générale, LGDJ, 3e édition 1990,
p. 37.
13
Université Marc Bloch, Strasbourg, Cours de morale, fascicule 1998, p. 27.
14
GHESTIN et GOUBEAUX, op cit, p. 47.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

211
LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PRUD’HOMAL

droits et libertés, dignité, sécurité du salarié, moyens d’existence pour lui-même et sa


famille. Ces deux types de valeurs sont représentés à égalité dans l’auditoire, c’est-à-
dire dans toute formation prud’homale. Et le blocage n’aura pas lieu : dans plus de 90 %
des cas, les formations paritaires des conseils de prud’hommes tranchent sans recourir
au juge départiteur. Est-ce à dire que dans chacune de ces délibérations réussies, tel
conseiller aurait trahi ses valeurs ? Il n’est en rien et M. Perelman nous explique en effet
que “ce qui s’oppose à une valeur ne cesse pas d’être une valeur, même si l’importance
qu’on lui accorde, l’attachement qu’on lui témoigne, n’empêchent pas, éventuellement,
de la sacrifier pour sauvegarder la première”15. En substance, l’affirmation d’une valeur
est compatible avec l’existence d’une valeur opposée. Cette compatibilité des valeurs,
les conseillers prud’hommes la reconnaissent. Les conseillers employeurs admettent,
bien entendu, la légitimité des valeurs de leurs collègues salariés et réciproquement.
Ainsi, chaque délibéré est une compétition entre valeurs et au cas par cas, au moment de
la décision, une valeur l’emporte sans disqualifier d’autant, dans l’absolu, la valeur
opposée.
C’est ainsi que les conseillers prud’hommes peuvent toujours rendre des décisions
impartiales sans trahir le mandat de leurs électeurs.

15
PERELMAN Ch., Logique juridique, Dalloz, 2e édition, 1999, p. 109.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

212
CONCLUSION

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

213
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?
Jacques POUMARÈDE
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales

Faut-il élire les juges ? La question a été posée par Jean-Marc Varaut dans un livre
au titre lui aussi en forme interrogative : Faut-il avoir peur des juges ?1
Plus récemment encore, dans leur Procès de la Justice, Jean-François Burgelin et
Paul Lombard se sont interrogés en des termes similaires2. Quelques années plus tôt,
Antoine Garapon s’était lui aussi demandé si l’élection ne serait pas la meilleure façon
d’asseoir la légitimité vacillante de son Gardien des promesses3. S’agirait-il d’une mode
qui aurait saisi, en ce tournant de siècle, les exégètes du malaise de la justice en quête
d’idées neuves ? Probablement pas. Il y a près d’un demi-siècle, un de leurs
prédécesseurs, Casamayor, s’exprimait déjà de la même manière dans un petit livre
iconoclaste sur Les juges4.
Depuis que la fonction de juger, en régime démocratique, est mise en question et que
l’on évoque une “crise de la justice”, le thème de l’élection des juges refait
périodiquement surface... pour être immédiatement évacué5. On entend d’ici les
arguments: bien sûr, théoriquement, en démocratie, il n’est pas de meilleure
légitimation que le suffrage universel ; la fonction de juger ne participe-t-elle pas de la
souveraineté que seul le peuple souverain peut déléguer ? Mais aussitôt les mêmes
objections sont soulevées. On évoque non seulement les difficultés techniques que
poseraient des élections périodiques pour pourvoir plusieurs milliers de sièges de juges,
mais surtout les risques, voire les pièges d’un tel système : la désignation de personnes
incompétentes et les compétitions partisanes, enjeux de surenchères extrémistes. Si
quelques exemples étrangers, américains ou suisses, sont évoqués, c’est pour souligner
qu’ils sont éloignés de notre culture. Et puis, il y a la malheureuse expérience
révolutionnaire qui aurait discrédité en France ce mode de désignation des juges.
Avant de tenter quelques modestes gloses sur les exposés et les débats si riches de
ces deux journées consacrées à la légitimité des juges, faisons un rapide retour —un
détour— par l’histoire pour rappeler la place occupée par le thème de l’élection au XIXe
siècle, en y associant un débat connexe sur un autre procédé de légitimation, pourtant
peu évoqué : le recrutement par concours.

1
VARAUT J.-M., Faut-il avoir peur des juges ? Paris, Plon , Tribune libre, 2000, p. 88.
2
BURGELIN J.-F. et LOMBARD P., Le procès de la justice, Paris, Plon, 2003, 139-141.
3
GARAPON A., Le gardien des promesses, Paris Odile Jacob, 199, p. 22-27.
4
CASAMAYOR (S. Fuster), Les juges, Paris, Ed. du Seuil, 1ère édition 1956. L’œuvre de ce
magistrat est à relire et notamment son remarquable Combats pour la Justice, Paris, Le Seuil,
1968.
5
Voir sur l’ensemble de la question : KRYNEN J., dir., L’élection des juges, Etude historique
française et contemporaine, Paris, PUF, 1999, “avant-propos”, p. 7-20.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

215
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

I — UN BREF DÉTOUR PAR L’HISTOIRE


A — L’élection : une tradition républicaine
Sous l’Ancien Régime, comme l’ont rappelé les Professeurs Michel Martin et André
Cabanis, les juges ne pouvaient exercer leur office qu’en vertu d’une délégation de la
souveraineté royale, mais du fait de la vénalité, ils se trouvaient pris dans une
contradiction qui faisait d’une prérogative d’essence divine une vulgaire marchandise.
La révolution, en opérant le transfert de la souveraineté de la tête du roi aux mains du
peuple, ne pouvait que supprimer d’un coup, non seulement l’aberration de la vénalité
mais tout l’appareil judiciaire de l’Ancien Régime. Il faut revisiter les débats qui se sont
tenus devant le comité de constitution puis devant la Constituante à partir du 5 mai 1790
pour voir comment s’est imposée l’idée que la fonction de juger devait faire partie du
“métier de citoyen”, c’est-à-dire ne pouvait émaner désormais que de l’élection par le
peuple souverain. Utopie fraternelle —républicaine avant la lettre— d’une justice
rendue à des citoyens par des citoyens, sur la base d’un corps de lois simples et claires ;
rêve d’une justice sans appareil judiciaire.
Les études menées sur les premières élections qui eurent lieu à la suite de l’adoption
du principe de “l’élection des juges, comme seul moyen possible pour véritablement
purifier le passé”6 et de la réforme judiciaire des 16 et 24 août 1790, montrent que les
résultats furent bien meilleurs qu’on ne l’a souvent dit. La plupart des sièges des
tribunaux de district ou de justices de paix fut attribuée à des hommes de loi
expérimentés, à des avocats confirmés. Certes, après le 10 août 1792 et la chute de la
monarchie, l’accélération de la révolution, sous la Convention et particulièrement sous
la dictature jacobine ont bousculé cette utopie. La création du tribunal révolutionnaire
par la loi de prairial se situe même aux antipodes. Mais on ne peut se contenter
d’apprécier le bilan juridique de la période révolutionnaire à la seule aune de la justice
politique ; les tribunaux civils et les justices de paix peuplés de juges élus ont dans
l’ensemble convenablement fonctionné eu égard aux circonstances. En tout cas, le
principe de l’élection n’a pas été frappé de damnatio memoriae après la réforme de l’an
VIII qui a pourtant réinstallé un appareil judiciaire hiérarchisé et centralisé, fondé sur le
système de la nomination des juges par le pouvoir exécutif. Bien au contraire, l’élection
des juges a été “panthéonisée”, selon l’expression de Jean-Pierre Royer, en devenant un
article de foi du catéchisme républicain et un cheval de bataille de l’opposition aux
régimes monarchiques et impériaux7.
Il est vrai que la légitimité des juges a été mise à rude épreuve par l’application du
système de l’an VIII. La nomination et l’avancement des magistrats entre les mains du
gouvernement, les présentations des chefs de cour, l’usage et même l’abus des
recommandations ont fait de la docilité politique et du conformisme social les
principaux critères de choix. L’inamovibilité des juges du siège a bien été proclamée
6
L’expression est de Thouret, un des principaux artisans de la réforme (24 mars 1790, Arch. parl.
T. XII, p. 345). Sur les débats de 1790 et l’application de la réforme judiciaire, voir la mise au
point de MÉTAIRIE G., “L’électivité des magistrats judiciaires en France entre Révolution et
monarchies (1789-1814)”, L’élection des juges, op. cit., p. 20-65, et pour un exemple :
DANDINE H., “Les élections judiciaires en Haute-Garonne”, ibid. p. 67-111.
7
ROYER J.-P., Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 3e éd. 2001, p. 453, 541, 637-639.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

216
Jacques POUMARÈDE

par les constitutions et les chartes, mais suspendue à chaque changement de régime. La
magistrature de l’époque s’est cherché une légitimité par des symboles, comme en
témoigne une vague de construction de palais de justice à péristyle8, ou par des discours
de rentrée sur les vertus du juge9. La magistrature campe d’elle-même un portrait en
majesté, mais les valeurs qui s’expriment sont celles de la classe dominante des
notables, de la “bourgeoisie triomphante”. On a souvent cité la formule d’Adolphe
Thiers qui, pour justifier la modicité (réelle) des traitements des magistrats, estimait en
1831 que “l’on ne peut donner à la propriété de meilleurs juges que la propriété elle-
même”.
Tout au long du XIXe siècle, le principe de l’élection des juges fut un dogme
républicain, mais chaque fois que la république s’est trouvée en situation de le mettre en
application, elle a fini par y renoncer.
Ainsi en 1848, le suffrage universel à peine proclamé, le gouvernement provisoire
par la voix de Ledru-Rollin annonce la suspension de l’inamovibilité, en attendant
l’installation d’une magistrature “librement élue”. Une commission de juristes est
instituée le 2 mars pour préparer la réforme. Lorsqu’elle rend son rapport le 10 juillet, il
n’est plus question d’élection ; les juges restent soumis à la nomination du
gouvernement. Entre temps, les journées de Juin ont effrayé la bourgeoisie et provoqué
un changement de cap du régime. Comme l’a rappelé le Professeur Roujou de Boubée,
la IIe République a néanmoins donné aux jurys des Cours d’assises une légitimité
dérivée de la souveraineté nationale en consacrant leur tirage au sort sur les listes
électorales.
Au début de la IIIe République, la question est revenue à l’ordre du jour et fut plus
longuement débattue10. Plusieurs commissions parlementaires ou extra-parlementaires
ont élaboré des projets de réforme de l’organisation judiciaire entre 1871 et 1872, et
l’élection des juges y fut proposée sous des formes très variées de la désignation par le
suffrage universel direct jusqu’à divers systèmes de cooptation par des collèges
composés de magistrats, d’avocats et d’élus en proportions variables. Un des projets les
plus élaborés fut défendu par Emmanuel Arago. Le fils du savant, député à l’Assemblée
nationale, proposait que les sièges vacants dans les tribunaux de 1ère instance soient
pourvus par les magistrats du ressort assemblés avec des représentants du barreau, des
professions judiciaires et les membres du conseil général du département. Les juges de
paix seraient nommés par le tribunal sur une liste présentée par les maires du canton. Ce
projet, comme les autres, est resté lettre morte, l’évolution conservatrice du régime
ayant bloqué les velléités de réforme.
Dix ans plus tard, l’élection des juges refaisait surface et fut à deux doigts d’être
adoptée. Entre temps, le conflit du 16 Mai s’était dénoué avec la soumission puis la
démission de Mac Mahon, la République était enfin aux républicains, mais une grave

8
Association française pour l’histoire de la Justice, La justice en ses temples, regards sur
l’architecture judiciaire en France, Poitiers, Brissaud, 1992.
9
FARCY J.-Cl., Magistrats en majesté, les discours de rentrée aux audiences solennelles des
cours d’appel (XIXe-XXe siècles), Paris, CNRS éd., 1998.
10
POUMARÈDE J., “L’élection des juges en débat sous la IIIe République”, L’élection des juges,
op. cit., p. 115-136.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

217
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

crise de confiance opposait le régime et ses juges. Les gouvernements de l’Ordre moral
avaient garni les tribunaux de magistrats très conservateurs, ouvertement hostiles à la
République mais protégés par l’inamovibilité. Comment se débarrasser d’eux sans
toucher à ce principe constitutionnel ? L’idée de l’élection est alors réintroduite dans le
débat public, sous l’impulsion des radicaux qui font une campagne de presse en sa
faveur. À la Chambre, ils réussissent à entraîner des républicains plus modérés et le 10
juin 1882, une majorité de rencontre adopte un amendement péremptoire et d’un
laconisme tout révolutionnaire : “les juges de tous ordres sont élus par le suffrage
universel.” Mais quand il s’est agi de le mettre en œuvre, la même majorité s’est reprise.
Des journaux avaient sonné l’alarme : le Voltaire (radical) fit valoir que dans une
vingtaine de départements de l’Ouest, on risquait d’avoir des juges royalistes, ailleurs
des bonapartistes... L’analyse du vote du 10 juin 1882 montre, en effet, qu’une partie de
la droite monarchiste a soutenu l’amendement, qui ne connaîtra pas le moindre
commencement d’exécution. Moins d’un an plus tard, la Chambre suspendait
l’inamovibilité et le gouvernement procédait à la plus radicale des épurations que la
magistrature ait connues. Le débat sur l’élection lui avait servi d’alibi et le mythe
républicain des juges-citoyens avait vécu.
B — Le concours : une légitimation méritocratique
En France, on fait généralement remonter les origines du concours de la
magistrature au décret Sarrien du nom du garde des sceaux qui, en 1906, imposa aux
postulants un “examen professionnel”11 Cette légitimation par le mérite est souvent
associée à la démocratie et aux valeurs de la République. En fait, l’idée est plus
ancienne ; elle fut lancée sous la monarchie censitaire dans un milieu de professeurs de
droit et de publicistes au premier rang desquels figurent Laboulaye et Vivien, éphémère
garde des sceaux sous Louis-Philippe12. Férus de réforme de l’État, ces libéraux
orléanistes préconisent la généralisation du concours pour le recrutement de la haute
fonction publique, y compris pour la magistrature, sur le modèle du noviciat en vigueur
depuis quelques années dans certains États allemands. En 1841, la chancellerie lance
une enquête auprès des cours sur l’opportunité de recruter par voie de concours de
jeunes auditeurs qui seraient attachés pendant quelques années d’apprentissage auprès
des tribunaux. Le dépouillement des réponses est bien éclairant sur l’état d’esprit de la
magistrature de l’époque. Si l’idée de l’auditorat est assez bien accueillie, en revanche
le recrutement par concours ne passe pas et suscite des critiques à peine voilées. Ainsi,
selon le premier président de la Cour d’appel d’Aix : “un concours écarterait des gens
instruits mais timides. Il ne donnerait que la mesure d’un mérite relatif en avantageant
des qualités superficielles comme la loquacité ; il serait surtout inefficace pour apprécier

11
C’est pour éviter un retour de l’idée de l’élection que le député radical Etienne Flandin fit
adopter par la Chambre, le 30 juin 1906 et sous la forme d’une “cavalier budgétaire”, un
amendement sur un “contrôle de capacité professionnelle” des candidats aux fonctions judiciaires,
que le garde des sceaux Sarrien se chargea de transformer en règlement d’administration
publique, cf. ROYER J.-P., ouv. cité, p. 660.
12
ROUSSELET M., La magistrature sous la monarchie de Juillet, Paris, Sirey, 1937, p. 155 et s.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

218
Jacques POUMARÈDE

la moralité, principale vertu du bon magistrat”13. Et voici l’argument qui sera


inlassablement ressassé contre le concours : il peut sans doute faire entrer des têtes bien
faites, mais n’offre aucune assurance sur l’intégrité des postulants que seules des
origines familiales reconnues sont en mesure de garantir. La magistrature
s’accommodait du système des présentations qui assurait à ses rejetons des places que le
concours pouvait menacer. Le projet fit long feu.
En 1848, l’idée fut relancée en même temps que celle de l’élection. Il fut même
question d’instaurer une préparation spécialisée au concours à côté ou intégrée à cette
première École nationale d’administration qui connut une existence éphémère. Mais le
projet achoppa sur de vives critiques contre le risque de voir se constituer “une nouvelle
cléricature” ; l’hostilité vint cette fois des rangs républicains14.
C’est au début de la Troisième République, qu’une première expérience de concours
a été tentée à l’initiative de Jules Dufaure qui fut ministre de la Justice à quatre reprises
entre 1871 et 1878. Cet avocat orléaniste était convaincu des mérites du concours
depuis ses débuts en politique, sous la monarchie de Juillet15. Rallié à la République, il
fut lui-même très représentatif de ces “couches nouvelles”, dont la puissance sociale
réside non plus dans la seule possession d’un capital foncier ou mobilier, mais dans le
savoir, dans le “capital scolaire”, selon la formule de Pierre Bourdieu. À la tête de la
chancellerie, ses intentions furent clairement énoncées dans une série de discours et de
circulaires : la compétence certifiée par un concours ouvert à tous les talents est le
meilleur fondement de la légitimité de la magistrature et de son indépendance. Pour
éviter les aléas d’un débat parlementaire, Dufaure mit en place ce concours par voie
réglementaire et dans le dessein de recruter des attachés de chancellerie et de parquets,
avec la promesse d’intégrer les lauréats, au terme d’un stage, sur des postes de substituts
ou des sièges de juges. Il pensait aussi pouvoir faire pièce aux partisans de l’élection
dont il voyait les risques. Entre 1875 et 1878, la chancellerie n’ouvrit pas moins de cinq
concours, trois à Paris et deux en province (Caen et Toulouse) ; 54 lauréats furent ainsi
recrutés, dont moins de la moitié (26) firent réellement carrière dans la magistrature.
L’expérience n’a pas été poursuivie après le départ de Dufaure de la chancellerie, et
la chute du ministère, lors de la démission de Mac Mahon. La magistrature ne tenait
manifestement pas à ces concours et les républicains avancés non plus. Il faudra
attendre trente ans pour que le décret Sarrien instaure définitivement le principe du
recrutement des attachés par concours et un demi-siècle supplémentaire pour voir la
création, en 1958, du Centre National d’Études Judiciaires, transformé plus récemment
en École Nationale de la Magistrature16. Quand on parle des lenteurs de la justice !

13
Arch. Nat. BB30 535, Travaux préparatoires du projet de loi sur l’organisation judiciaire, 1841-
1842, consultation des cours, p. 203.
14
Le projet de réforme judiciaire élaboré par Marie, le garde des sceaux du gouvernement
Cavaignac, écarte expressément l’idée du concours et du noviciat judiciaire, Moniteur univ., 22
oct. 1848, p. 2938-2942.
15
Sur l’action menée par Jules Dufaure, voir : POUMARÈDE J., “Jules Dufaure et les premiers
concours de la magistrature (1875-1878)”, Mélanges en hommage au professeur Jean-Pierre
Royer, Lille, (à paraître en 2004).
16
Sur les controverses qui, après la Libération, ont agité la magistrature et l’opinion publique sur
l’opportunité de changer le mode de formation des magistrats, voir : BOIGEOL A., “Histoire

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

219
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

II — LA LÉGITIMITÉ DES JUGES À L’ORÉE DU XXIe SIÈCLE


Prétendre établir une synthèse est une gageure impossible à tenir, tant est abondante
la matière fournie par les deux journées d’exposés et de débats où se sont heureusement
mêlés les observations et les analyses des chercheurs, les réflexions doctrinales et les
témoignages des praticiens au plus haut niveau. Le risque serait trop grand d’en affadir,
d’en édulcorer toutes les richesses. En guise de conclusion, on se bornera de recenser
les points sur lesquels sont apparues des convergences entre les intervenants sur les
conditions requises pour maintenir au juge sa légitimité, en ce début de XXIe siècle ; ou
plus exactement, selon l’heureuse expression du Président Raibaut, sur un “bloc de
légitimité” qui puise sa substance à différentes sources.
A — Une représentativité démocratique
Les justiciables ont besoin non seulement de connaître mais aussi de se reconnaître
dans leurs juges. Comme l’écrivait Casamayor : “ce n’est pas au citoyen d’avoir
confiance dans ses juges, mais au juge d’inspirer confiance au citoyen”17. Dans une
société démocratique, l’élection reste le moyen le plus direct de cette reconnaissance et
il est des juridictions qui remplissent cette condition de façon relativement satisfaisante.
Comme nous l’ont rappelé les Présidents Morin et Raibaut pour les tribunaux de
commerce et Mme Isabelle Desbarats pour les conseils de prud’hommes, ces
juridictions pratiquent l’élection pour le recrutement de leurs membres depuis leur
création, les premiers depuis le XVIe siècle, les seconds depuis le XIXe siècle. Sans
doute, les modalités ont-elles évolué au fil du temps pour s’adapter aux profondes
évolutions qui ont marqué leurs milieux respectifs et il y aurait certainement de
nouvelles améliorations à apporter aujourd’hui. Il apparaît, par exemple, que les deux
degrés du processus électif des juridictions consulaires tendent à fausser quelque peu la
représentativité des juges, en favorisant certaines catégories de commerçants ou en
transformant dans de petites juridictions l’élection en simple cooptation, en raison de
l’étroitesse du corps électoral. D’où l’idée d’un élargissement, en ouvrant celui-ci à de
nouvelles catégories de justiciables qui ne seraient pas statutairement des commerçants.
Pour ce qui concerne, la juridiction prud’homale, c’est plutôt la désaffection de la
parité salariale pour l’élection de ses représentants qui inquiète aujourd’hui. Les faibles
taux de participation enregistrés au cours des dernières opérations de renouvellement
des conseils, s’ils peuvent s’expliquer en partie par des effets de conjoncture, appellent
certainement des mesures de réforme. Mais, cette situation, commune au demeurant
avec bien des élections politiques, ne préjuge pas d’une crise de confiance de la part des
justiciables, si on tient compte, comme l’a fait observer le Président Fontaneau, de
l’évolution quantitative du contentieux qui ne cesse d’augmenter, et aussi du fait que
plus de 90 % des affaires sont tranchées sans recours au juge départiteur, preuve s’il en
est que des élus portant “des valeurs différentes mais connues” sont capables de faire
œuvre commune au nom de l’idéal de justice.

d’une revendication : l’Ecole de la magistrature, 1945-1958”, Vaucresson, Cahiers du CRIV, n° 7,


1989.
17
CASAMAYOR, op. cit., p. 112.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

220
Jacques POUMARÈDE

Il n’y a donc pas de remise en cause radicale du principe électif, dans les deux cas.
L’offensive récente en faveur de l’échevinage ou de la “mixité” dans les tribunaux de
commerce a été abandonnée par la nouvelle majorité politique, à la suite d’une
vigoureuse défense du milieu. S’il reste un problème, ce serait celui du maintien de
l’indépendance de l’élu vis-à-vis de ses électeurs : “Proximité mais pas promiscuité ! ”,
selon la formule un tantinet provocante, reprise par le Professeur Corinne Saint-Alary-
Houin.
Pour pallier ce risque, les solutions sont connues ; elles ont été évoquées. La création
d’un conseil national élu des juridictions consulaires est une revendication de la
Conférence générale des Tribunaux de commerce. Le Président Jean Morin pense
qu’une telle instance pourrait non seulement jouer un rôle consultatif auprès de la
chancellerie, à l’instar du Conseil supérieur de la Prud’homie, mais aussi être chargée
du contrôle des activités et de la discipline des magistrats consulaires18. Aux yeux de
plusieurs intervenants, la limitation de la durée du mandat électif —ou du nombre de
mandats— serait une mesure de nature à favoriser un renouvellement des juridictions
professionnelles. Mais c’est surtout de l’élaboration d’un statut du juge élu que viendra
la pérennisation du système, en suivant de préférence un standard européen. Il faudra
revoir, sans doute, quelques valeurs devenues obsolètes, tel le bénévolat, car l’exercice
de la démocratie a un coût. Les élections politiques ne sont-elles pas confrontées aux
mêmes problèmes ?
Dans la société internationale, le principe de l’élection joue apparemment un rôle
important bien qu’à des degrés variables dans la légitimation des diverses cours
instituées tout au long du siècle précédent. Leur doyenne, la Cour internationale de
justice de La Haye, créée en 1920 à l’époque de la Société des Nations, tire sa légitimité
d’un double vote de l’assemblée générale de l’ONU et du conseil de sécurité, comme l’a
rappelé le Professeur Pierre-Marie Martin. Il en est de même des membres de la Cour
européenne des droits de l’homme désignés par l’assemblée parlementaire du Conseil
de l’Europe (cf. la communication du Professeur Bertrand de Lamy) ou plus récemment
encore des instances créées dans le cadre du processus d’émergence d’une justice
pénale internationale. Selon Me Françoise Mathe, les membres de la nouvelle Cour
pénale internationale (CPI) ont bien été élus par l’assemblée des représentants des États-
parties au statut de Rome, mais selon un système si compliqué qu’il a fallu pas moins de
33 tours de scrutin, lors de la première élection, en février 2003. En revanche, les “juges
communautaires” de la Cour de justice, comme du Tribunal de première instance
tiennent leur pouvoir de la Commission européenne et le lien démocratique est un peu
plus distendu, même s’il existe tout de même, comme l’a expliqué le Professeur Joël
Molinier. L’actuel projet de constitution de l’Union européenne élaboré par la
Convention européenne n’améliore pas fondamentalement la situation, puisqu’il reste
des plus réduit : le Parlement ne serait à l’origine de la désignation que d’un membre
sur sept d’un comité de personnalités chargé de sélectionner les candidatures de juges.
À l’aune de la démocratie élective, que penser alors de la légitimité des membres
des panels ou de l’instance d’appel qui forment l’organe de règlement des différends au

18
De préférence à l’organe disciplinaire créé en 1987 et composé exclusivement de hauts
magistrats professionnels.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

221
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Le Professeur Jean-Michel


Jacquet souligne le manque de transparence qui préside à leur désignation par les États
qui adhèrent à l’OMC. Mais à y regarder de plus près, tous les intervenants ont reconnu
que même lorsqu’il est sacrifié au rituel électoral, le poids des États se manifeste dans
des tractations diplomatiques, sur lesquelles il est bien difficile de lever le voile. Ici
aussi, au-delà du mode de désignation, le statut du juge international, la durée et le
renouvellement ou le non-renouvellement de son mandat, les garanties de son
inamovibilité sont des facteurs importants de sa légitimité.
Si l’on opère un retour vers l’ordre interne, on peut s’étonner que la légitimité
démocratique des juridictions de droit commun n’ait guère fait l’objet de débat au cours
de ces journées d’étude. N’y a-t-il vraiment rien à en dire ? Il s’agit pourtant, aussi bien
dans l’ordre judiciaire que dans l’ordre administratif, des gros bataillons de juges, petits
et grands. Ceux avec qui les citoyens ont le plus couramment affaire pour le meilleur ou
pour le pire. Leur lien avec le principe électif existe, mais de manière très indirecte : il
réside dans leur nomination par des autorités ou des instances elles-mêmes
démocratiquement désignées. Mais le panorama historique, retracé par les Professeurs
Michel Martin et André Cabanis, montre que cela n’a pas mis à l’abri la magistrature, ni
des tentatives d’inféodation de la part du pouvoir politique, ni de dérives
professionnelles nées en son sein.
Si le recours à l’élection paraît exclu19, il serait néanmoins souhaitable de
réintroduire une onction démocratique plus ostensible dans le mode de nomination des
magistrats. Des solutions ont été proposées, comme l’a rappelé le Professeur Jacques
Krynen dans l’introduction du colloque. Par exemple, le Conseil supérieur de la
magistrature pourrait être ouvert à des représentants de la société civile, à des élus
nationaux et locaux. Pour refonder l’autorité judiciaire, un grand débat serait lancé
devant l’opinion et pourrait donner lieu à un référendum portant sur une loi organique.
Toute réforme donnant un nouveau souffle démocratique à des corps de juges, souvent
tentés, face aux diverses pressions qui s’exercent sur eux, par un repliement protecteur,
devrait être engagée. Et d’abord établir dans les prétoires une meilleure représentation
de la diversité sociale et culturelle de la nation. Sans doute, la création d’un deuxième
puis d’un troisième concours a permis d’élargir le cercle de recrutement des auditeurs
de justice, de même que l’instauration de voies d’intégration directe par la loi organique
du 25 février 1992 a ouvert les corps judiciaires non seulement à des professionnels du
droit mais également à des hommes et des femmes ayant acquis une expérience dans
diverses activités privées. Cependant, ces procédures, certainement positives, ont-elles
modifié de manière significative la structure sociologique de la magistrature française ?
Les études manquent pour répondre à cette question, qui devrait intéresser la recherche
universitaire20.
19
Selon un sondage sur “les Français et la justice - jugements et attente”, réalisé en 1997 par
l’institut CSA pour le GIP “Mission Recherche Droit et justice”, 14 % des Français citent comme
priorité l’élection des juges “à l’américaine”.
20
La seule étude relativement récente et publiée sur les origines socio-professionnelles porte sur
les magistrats de la Cour de cassation et sur les chefs de cours d’appel : BANCAUD A., La haute
magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce ou le culte des vertus moyennes, Paris, LGDJ,
coll. Droit et Société, 1993.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

222
Jacques POUMARÈDE

Le problème de la légitimité démocratique ne se pose pas avec moins d’acuité aux


sommets de l’État. Les juges constitutionnels peuvent-ils se poser en “représentants” du
peuple, comme le soutiennent certains exégètes de sa jurisprudence ? Les modalités
actuelles de désignation des membres du Conseil constitutionnel paraissent en faire
plutôt un champ clos de rivalités politiques pour temps d’alternance. En expert de la
question, le Président Henry Roussillon a montré que des remèdes existaient, comme,
par exemple, l’élection des membres par l’ensemble des deux chambres. Mais le
Professeur Alain Lancelot, avec sa double expérience d’analyste de la chose publique et
d’ancien membre du conseil a reconnu que les juges constitutionnels assumaient sans
complexe l’origine politique de leur nomination et savaient, au besoin, pratiquer fort
bien le “devoir d’ingratitude”.
B — Une capacité de maîtriser la complexité
Comme l’a montré le sociologue Edgar Morin, le monde post moderne se caractérise
par une complexification sans cesse croissante faite à la fois de spécialisation extrême et
de globalisation. Placé par son office au point nodal des conflits, le juge est confronté à
cette complexité et sa légitimité tient aussi beaucoup à sa capacité à y faire face. Dans
tous les domaines, un même constat est revenu, comme un leitmotiv : les affaires à
traiter exigent un niveau de spécialisation juridique de plus en plus élevé, en raison de la
rapidité d’évolution des droits internes, des interactions avec les normes
communautaires et internationales, de la mondialisation du droit.
Sans doute le problème de la compétence ne se pose pas pour les juges des justices
internationales ou des cours suprêmes qui sont tous, par définition, des experts de haut
niveau. Pas plus qu’il n’existe dans les formations chargées de traiter des affaires très
techniques ou sensibles, comme le “pôle financier” du tribunal de la Seine ou le groupe
de juges parisiens chargés de la poursuite des actes de terrorisme. Mais il peut se poser
pour les juges des tribunaux de droit commun et surtout pour les juges non
professionnels. Le reproche d’incompétence a toujours été utilisé par les partisans de
l’introduction de l’échevinage dans les tribunaux consulaires ou les conseils des
prud’hommes. Ces juridictions ont pris conscience du déficit de légitimité qu’elles
encourraient, et le Président Raibaut, comme le Professeur Corinne Saint-Alary-Houin
d’une part et Mme Isabelle Desbarats de l’autre, ont insisté sur les efforts consentis pour
améliorer la formation des juges élus, plus avancés du côté consulaire avec la création
dès 1989 du Centre d’étude et de formation des juges consulaires (CEFJC) et son
partenariat avec l’ENM, que du côté prud’homal entravé par le paritarisme syndicats-
organisations patronales. Faut-il aller plus loin encore et exiger des candidats, voire des
élus un “certificat d’aptitude à juger”, comme cela est déjà envisagé depuis 2002 au
tribunal de commerce de Paris ? Une telle évolution serait de nature à couper court au
reproche d’incompétence, mais peut faire courir le risque d’un conflit de légitimité avec
le principe de l’élection21.

21
Sur le débat autour du CAJ, voir LAZEGA E. et MOUNIER L., Régulation conjointe et partage
des compétences entre les juges du Tribunal de commerce de Paris, Rapport de recherche réalisée
avec le soutien du GIP “Mission de Recherche Droit et Justice”, juillet 2003, p. 93-97.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

223
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

Mais l’art de bien juger n’est pas fait exclusivement de savoirs juridiques et de
techniques procédurales ; il faut au juge une connaissance suffisante des milieux sur
lesquels il doit exercer sa mission et de l’environnement social et économique des
affaires qu’il a à traiter. Le déficit serait cette fois plutôt du côté des juges
professionnels. N’a-t-on pas critiqué la nomination de jeunes gens, frais émoulus de
l’École de Bordeaux dans des postes de juge aux affaires familiales ou dans des cabinets
d’instruction de ressorts difficiles ? Traitant des tribunaux administratifs, le Président
Thurière a expliqué que des moyens très simples pouvaient permettre de sortir le juge
de sa tour d’ivoire, si tant est qu’il ait envie de s’y enfermer. Les magistrats des
juridictions administratives sont, en effet, sollicités de participer, dans le cadre de leurs
fonctions, à de nombreuses instances professionnelles ou à des commissions para-
judiciaires qui sont autant de lieux de contacts avec les réalités sociales22. Cet exemple
pourrait inspirer les magistrats de l’ordre judiciaire qui ont moins d’occasions de
rompre de cette manière un éventuel risque d’isolement et que leur habitus
professionnel n’encourage guère, comme l’a montré une étude sur leur mobilité : à
peine 10 % des effectifs du corps judiciaire a exercé des fonctions extra-judiciaires23.
Les tribunaux gagneraient enfin en légitimité s’ils s’ouvraient davantage à des
citoyens capables d’y faire entrer l’écho d’une expérience concrète de la vie. Cette
entrée ne devrait pas se faire comme la récente réforme en trompe l’œil des “juges de
proximité” dont la création hâtive et mal pensée ne suscite que des réserves, mais plutôt
comme une sorte d’échevinage à rebours. Aux côtés de juges de carrière, il faudrait
introduire davantage d’assesseurs qui ne seraient pas exclusivement des personnalités
qualifiées, comme c’est le cas, depuis longtemps, dans certaines instances spécialisées
comme les tribunaux paritaires des baux ruraux ou les tribunaux pour enfants24. De
simples citoyens pourraient être appelés à siéger dans des juridictions de droit commun,
à commencer par les tribunaux correctionnels. D’autres pays comme l’Allemagne en
font l’expérience et l’idée rencontre l’adhésion d’une large majorité des justiciables
français, ainsi que le montre un sondage réalisé en mai 2001, pour la Mission de
recherche Droit et Justice25.

22
Il faut noter que les conseillers administratifs sont astreints par leur statut à une “mobilité” en
cours de carrière, ce qui n’est pas le cas des magistrats de l’ordre judiciaire.
23
BOIGEOL A., La magistrature "hors les murs", Analyse de la mobilité extra-professionnelle
des magistrats, Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Rapport pour la Mission de recherche
Droit et Justice, avril 1998.
24
Dans les TBR, les assesseurs sont élus et appartiennent dans le collège des fermiers
nécessairement à la profession agricole ; les assesseurs des TPE sont nommés et socialement
typés (53 % de cadres supérieurs, 23 % de professions intermédiaires, 7 % d’employés), cf.
LORVELLEC S. , MOULEVRIER P., RÉTIÈRE J.-N., SUAUD Ch., La volonté de juger,
Monographies croisées de plusieurs juridictions : profil sociaux et postures de leurs juges non-
professionnels, Rapport au GIP “Mission de recherche Droit et Justice”, 2003, p. 3-13.
25
Enquête de satisfaction auprès des usagers de la justice réalisée par l’Institut Louis Harris pour
la Mission de recherche Droit et Justice, mai 2001 (http://www.gip-recherche-justice.fr). La
participation des citoyens dans les jugements rendus par le tribunal correctionnel est approuvée
par 66 % des Français ; 42 % souhaitent qu’ils soient tirés au sort, 39 % sélectionnés et 18 % élus.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

224
Jacques POUMARÈDE

L’institution judiciaire est-elle prête à en accepter le principe ? Le Professeur


Roujou de Boubée a montré que dans le cadre des cours d’assises, la plénitude de
compétence du jury n’a été reconnue que tardivement et non sans réticences de la part
des magistrats de carrière. Pourtant, l’intéressant témoignage versé au débat par le
Premier Président Pech montre qu’en général les jurés font preuve d’une grande
responsabilité dans l’exercice de leur mission. Il est arrivé que les observations de bon
sens d’un juré aient des effets déterminants sur la décision rendue et la participation à
un délibéré de Cour d’assises est, selon sa propre expression, “une extraordinaire école
d’éducation civique”, aussi bien pour les jurés que pour les magistrats.
C — Une nouvelle légitimité fonctionnelle en discussion
Si les citoyens aspirent à se reconnaître dans leurs juges et même à partager avec
eux la terrible fonction de juger, les juges, de leur côté, recherchent aujourd’hui à
étendre leur office. Traditionnellement chargés d’appliquer et d’interpréter la loi, les
juges se voient volontiers en diseurs de droit, et, dans tous les ordres juridictionnels,
prétendent jouer un rôle de plus en plus actif et autonome dans la production des
normes. Cette aspiration à une nouvelle légitimité fonctionnelle au nom de la défense de
l’intérêt général a été soulignée par plusieurs intervenants ; elle accompagne un constat
général selon lequel le légicentrisme craque aujourd’hui de toutes parts. Le culte de la
loi est moribond et le juge se fait législateur. Qu’ils soient un motif de déploration ou de
satisfaction secrète, les faits sont là. Le Professeur Corinne Mascala a montré les
libertés que prend le juge pénal face aux infractions d’affaires, au grand dam, par
exemple, des fauteurs d’abus de biens sociaux, dont l’incrimination et le régime de la
prescription sont interprétés et appliqués contra legem au nom de l’efficacité de la
répression. Le Professeur Jean-Jacques Barbièri a renchéri à l’aide de nombreux
exemples pris dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation, mais en soulignant
que les avancées juridiques et les audaces normatives n’évitaient pas toujours l’écueil
d’un certain émiettement des solutions ou le risque de contradictions au sein même de la
haute juridiction.
Des constatations pratiquement symétriques ont été faites par le Professeur Jean-
Pierre Théron et le Président Thurière pour les juridictions administratives. Certes, le
Conseil d’État a une vieille pratique de la production normative. Comme chacun le sait,
des pans entiers du droit administratif sont des créations prétoriennes. Mais les
tribunaux administratifs se sont, eux aussi, émancipés et n’ont plus rien à voir avec les
anciens conseils de préfecture. Même s’il existe encore quelques zones d’ombre ou “de
petits arrangements” avec le gouvernement sur quelques types d’actes, le juge
administratif se fait une haute idée de l’État de droit et dispose de toute une panoplie de
moyens de contrôle pour soumettre l’État au droit, quitte à forcer parfois la lettre des
textes. Quant au Conseil constitutionnel n’a-t-il pas été suspecté d’usurper le pouvoir
constituant dans sa manière de bâtir le fameux “bloc de constitutionnalité”, à partir de
1971 ? Le Président Roussillon a tenu à l’en disculper, tout en marquant sa méfiance
pour certaines théories en vogue sur l’interprétation des textes juridiques.
Le débat suscité par ces contributions a été des plus intéressants avec notamment les
interventions de Mme le haut conseiller Foulon et de Me Louis Boré, avocat aux
conseils. Quoi que l’on pense de la cohérence des décisions jurisprudentielles ou des

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

225
FAUT-IL ÉLIRE LES JUGES ?

risques que pourrait faire courir un hypothétique gouvernement des juges, auquel la
culture juridique française reste encore réfractaire, l’accord semble se faire sur le
constat d’une insuffisante qualité du travail législatif et d’un certain manque de courage
des politiques quand ce n’est pas leur perméabilité aux influences d’intérêts catégoriels
qui est en cause. Les exemples récents ne manquent pas, de la décision du Conseil
d’État qui depuis 1989 tentait de contenir la pression d’intégrismes religieux sur la
question du port du voile à l’école, en l’absence d’intervention du législateur, jusqu’à la
célèbre jurisprudence de l’arrêt Perruche, accordant une indemnisation à l’enfant né
handicapé, dont les effets ont été bloqués par la loi du 4 mars 2002, qui a toutes les
allures d’une mesure de protection des intérêts du corps médical et des compagnies
d’assurances. Les juges sont en première ligne pour faire face aux défis que soulèvent
des changements sociaux de plus en plus rapides. Peut-on leur reprocher d’essayer d’en
tirer une nouvelle légitimité en prenant de vitesse le législateur ?
Certains verront peut-être dans cette attitude une sorte de fuite en avant, car, comme
l’a fait observer le Président Bézard, les juges nationaux sont eux-mêmes soumis à de
nouvelles contraintes. Il y a, d’une part, le “grignotage” de leurs compétences que leur
font subir les nombreuses “autorités administratives indépendantes” qui ne cessent de
proliférer mais dont la légitimité n’est guère mieux établie. Il y a, d’autre part,
l’obligation qui leur est faite de respecter les normes issues des traités internationaux,
des directives européennes et de la jurisprudence des juges communautaires ou de la
CEDH. La remarque a été faite par plusieurs intervenants : c’est là un puissant facteur
de déstabilisation des juges nationaux, surtout si “l’activisme” ou “l’unilatéralisme”,
dont fait parfois preuve la Cour de justice des communautés entraînait une dénaturation
trop brutale des particularismes nationaux. La réponse aux enjeux et aux risques que
soulève le processus d’intégration européenne repose pour une bonne part dans le
métissage raisonné des différents systèmes juridiques. Tous les juges, petits ou grands,
ont donc un rôle essentiel à jouer, avec le soutien de la communauté des juristes et en
respectant les valeurs démocratiques, dans la production d’un ius commune pour le
XXIe siècle. Telle est désormais la condition de leur légitimité et de l’indispensable
confiance qui leur est due. Car, comme le disait déjà Anselme Popinot, le juge intègre
de la Comédie humaine : “se défier de la magistrature est le commencement de la
dissolution sociale”.

LA LÉGITIMITÉ DES JUGES

226
Nombre d’observateurs du phénomène de “montée en puissance” de la justice
s’inquiètent d’une concomitante “crise de légitimité” de cette institution. Qu’en pensent
ses acteurs ? Ce constat préoccupe-t-il la doctrine universitaire ?
Impossible de nier que la justice est devenue l’animatrice en dernier ressort d’un ordre
juridique en pleine transformation. Gardienne, mais aussi désormais pourvoyeuse de
normes et de valeurs individuelles et collectives, clé de voûte de l’Etat de droit,
national, européen, voire international, la voici promue nolens volens au rang
d’institution (en charge d’une fonction) politique.

Il est tout aussi vrai que quiconque sous nos régimes exerce une responsabilité de nature
politique doit être en lien avec la communauté, non point la dominer en son sommet.
Œuvrer, comme il est fait réforme après réforme, dans les sens de l’indépendance, de la
compétence, de la responsabilité, de la proximité, d’une meilleure communication n’est
peut-être pas suffisant. Ni la procéduralisation croissante, ni le droit au procès équitable
ne placent non plus les juges à l’abri des contestations : celle des politiques et des
personnalités du monde économique se manifeste régulièrement ; celle des justiciables
de tout acabit, aiguillonnés par les médias, éclate à l’occasion d’affaires blessant la
conscience commune.

Nouveaux rôles, nouvelle légitimité ? Les modes de désignation et les statuts actuels des
magistratures diverses peuvent donner à croire à la constitution et libre carrière d’une
supertechnocratie jurisdictionnelle, forme moderne d’une cléricalisation de la justice.
L’électivité des magistrats non-professionnels peut-elle servir d’exemple ? A la
conception classique de la légitimation par le suffrage, peut-on substituer d’autres
formes ou procédés de légitimation ?

C’est autour de quelques exemples de justices que les intervenants à ce colloque ont été
invités à témoigner et à débattre. Aborder de front la question de leur légitimité, en
apprécier l’opportunité, en bien cerner les termes est une démarche inhabituelle.
Ce peut être un moyen de déjouer les incantatoires vitupérations contre un résurgent
“gouvernement des juges”.

Sciences sociales
T O U L O U S E

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