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JEAN-CLAUDE HÉBERT

JEAN-CLAUDE HÉBERT
FENÊTRES SUR LA JUSTICE
Avocat pénaliste de renom, Jean-Claude Hébert propose ici une réflexion
inspirée par cinq thèmes reliés à la justice. Chacun des cinq chapitres JEAN-CLAUDE HÉBERT
correspond à un angle d’analyse précis. Ils portent respectivement sur
la vérité judiciaire, le poids politique des juges, l’opinion publique, le
gardien des juges et l’institution du jury.

Loin d’être un manuel de droit ou un recueil d’anecdotes judiciaires,


ce livre et un essai au sens fort du terme. Tout en s’inspirant de sa pratique
et en citant de nombreux exemples concrets, l’auteur prend le recul
FenÊTRES
nécessaire pour proposer une réflexion en profondeur sur notre système
sUR LA JUSTICE

FENÊTRES SUR LA JUSTICE


judiciaire et sur la notion de Justice même. Quelle est l’importance de
la recherche de la vérité dans le travail des tribunaux ? Notre système
judiciaire est-il vraiment indépendant du politique, surtout en cette ère de
Charte des droits et de contrôle judiciaire ? Les médias exercent-ils une
influence sur le travail des tribunaux ? Jusqu’à quel point peut-on faire
confiance à la compétence d’un jury dans des causes complexes ? Un juge
a-t-il le droit de se prononcer hors cour sur une question d’intérêt public ?
Le principe de l’indépendance judiciaire permet-il aux juges d’exprimer
des opinions hors cours ou sont-ils restreints à le faire uniquement dans
leurs jugements ?

Trop rarement les praticiens du droit nous proposent une réflexion de cette
envergure sur la justice, réflexion qui s’adresse à nous tous, car l’adminis-
tration de la justice est indissociable de l’exercice de la démocratie.

Jean-Claude Hébert est criminaliste.


Il est l’auteur de livres de référence sur la justice.
Imprimé au Canada

25,95 $
ISBN 2 - 7646-
21 e boréal boréal
0456-4
Les Éditions du Boréal
, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) HJ L
www.editionsboreal.qc.ca
Fenêtres
sur la justice
DU MÊME AUTEUR

Droit pénal des affaires, Éditions Yvon Blais, .


Jean-Claude Hébert

Fenêtres
sur la justice

Boréal
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par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
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Illustration de la couverture : Pierre Blanchette, peinture no , .

© Les Éditions du Boréal 


Dépôt légal : e trimestre 
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada : Dimedia


Diffusion et distribution en Europe : Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada


Hébert, Jean-Claude
Fenêtres sur la justice
 ---
. Justice. . Indépendance judiciaire. . Juges. .Tribunaux. . Justice – Administration – Qué-
bec (Province). I. Titre.
.  ’. --
Avant-propos

En rédigeant cet essai sur la justice, je n’ai pas cherché à dis-


courir doctement sur un si vaste sujet. Fenêtres sur la justice se veut
plutôt une modeste réflexion, inspirée par cinq thèmes liés à la
justice. Malgré l’arbitraire du procédé, le découpage en chapitres
correspond à divers angles d’analyse. À dire vrai, il s’agit de quatre
fenêtres et d’un hublot sur la justice. Tour à tour, sans ordre appa-
rent, sont abordés les thèmes du poids politique des juges, de l’opi-
nion publique, de la vérité judiciaire et du gardien des juges, qui
feront office de fenêtres. L’institution du jury, brièvement évo-
quée, sera le hublot. Le lecteur est par conséquent convié à péné-
trer un mystérieux univers que j’ai pu longuement sillonner en
tant qu’avocat pénaliste.
L’équilibre des pouvoirs est une affaire de dosages subtils et
délicats, les proportions pouvant varier d’une époque à l’autre. À
la lumière du passé et du présent, nous pourrions certes chercher
à deviner l’avenir des rapports qui se jouent entre les pouvoirs
constitués : après la primauté du législatif au XIXe siècle, après celle
de l’exécutif au XXe siècle, le XXIe connaîtra-t-il celle du judi-
ciaire ? Le pronostic est difficile. En ouvrant le rideau sur une pre-
mière fenêtre de justice, intitulée « Le poids politique des juges »,
nous tenterons d’y voir clair dans cet aggiornamento.
Avec le recul de l’histoire, nul doute que l’avènement des
chartes a consacré la montée en puissance des juges. Arguant
de l’intérêt des justiciables de se doter d’un pouvoir judiciaire
8 Fenêtres sur la justice

indépendant, à même de neutraliser les abus de l’État, les juges ont


eux-mêmes défini les limites de leur indépendance. Pour ce faire,
au passage, ils n’ont pas manqué d’imposer aux élus un mécanisme
garantissant leur sécurité financière.
À certains égards, le juge est un acteur politique puisque la
justice a notamment pour fonction de réaliser et de défendre les
valeurs fondamentales de la société, ce qui relève de la mission
plus générale de la promotion du bien-être humain incombant
aux institutions politiques. Dans ces conditions, la culture du par-
tage et du dialogue, plus que celle du conflit, caractérise notre tra-
dition du principe de la séparation des pouvoirs.
Les différentes figures de l’organisation des pouvoirs de l’État
ne sont pas exclusives l’une par rapport aux autres. Aussi, le regard
d’aujourd’hui sur les sociétés démocratiques donne à penser que
les rapports de la justice et des forces du pouvoir ne sauraient être
limités aux seules relations entre les différentes branches de l’État.
Pensons à l’influence exercée par d’autres pouvoirs bien réels : les
médias ou l’opinion publique, par exemple. Ici, en écartant le
rideau d’une seconde fenêtre de justice, intitulée « L’opinion
publique », nous verrons comment se noue l’interaction (parfois la
crispation) entre le milieu judiciaire et la classe journalistique.
En levant le rideau sur une troisième fenêtre nommée, elle, « La
vérité judiciaire », nous comprendrons que la vérité est toujours un
pari sur l’incertitude.Autrement dit, la vraisemblance ne se confond
pas avec la vérité, pas plus que le réel avec sa représentation.
Comme un fromage gruyère, la vérité judiciaire est parsemée de
trous. L’intérêt public et le respect de certaines valeurs fondamen-
tales obligent les juges à fermer les yeux sur des preuves pertinentes
et probantes. C’est tout le débat entourant l’exclusion de certaines
preuves. Contrairement au poison, la vérité administrée à trop
petites doses peut devenir dangereuse et s’éloigner de la justice.
Souvent dérangeante, elle devient relative, voire trafiquée. Que dire
des témoins ? Certains d’entre eux sont à ce point portés à l’exagé-
ration qu’ils en deviennent incapables de dire le vrai sans mentir.
Quant aux délateurs, il est impossible de savoir s’ils sont sincères et
crédibles lorsqu’ils jurent avoir déjà menti à propos de la vérité.
Blaise Pascal (De l’esprit géométrique) voyait trois principaux
Introduction 9

objets dans l’étude de la vérité : « l’un, de la découvrir quand on la


cherche ; l’autre, de la démontrer quand on la possède ; le dernier,
de la discerner d’avec le faux quand on l’examine ». Cette vision
nous rapproche de la vérité judiciaire. Dans un système de justice
inquisitoire, le juge d’instruction se trouve investi du lourd fardeau
de chercher, de démontrer et de filtrer la vérité. Trop souvent, le
procès n’est qu’une simple formalité. Au contraire, dans un sys-
tème de justice accusatoire, fondé sur la contradiction des preuves,
le juge du procès se contente de discerner le vrai du faux et de
conclure sur la culpabilité de l’inculpé.
Quel que soit le mode de justice pénale, une inquiétante
résurgence d’erreurs judiciaires avérées confirme ce mot de Pascal
(Pensées sur la religion) : « ni la contradiction n’est marque de faus-
seté, ni l’incontradiction n’est marque de vérité ». La vérité jaillira
de l’apparente injustice, disait Albert Camus, dans La Peste. Pour-
tant, n’est-ce pas l’apparence de justice qui est censée rasséréner le
public et lui redonner confiance dans l’administration de la jus-
tice ? Le capharnaüm de la vérité judiciaire mérite une pause.
Qui juge les juges ? S’agissant d’éthique, de déontologie ou de
discipline, ils se jugent entre eux.Telle est la volonté du législateur.
Ce n’est donc pas le choix de la magistrature. Contre-pied de l’in-
dépendance judiciaire, la justice interne des juges garantit leur
imputabilité. En ouvrant le rideau sur cette nouvelle fenêtre de
justice, « Le gardien des juges », nous constatons que l’objectif n’est
pas de faire de la chair à pâté avec les juges en brouille avec leur
gardien. Bien au contraire, l’examen de certains dossiers fait voir
que l’esprit de coterie conserve de solides assises. Rien ne prouve
davantage la constance de ce modèle de justice que la fidélité à
l’inconstance dans le traitement des cas gênants.
Nommé à vie, un juge peut-il remplir sa délicate fonction et
toujours mériter l’entière confiance de la collectivité ? Cette exi-
gence suppose que l’élévation d’un avocat à la magistrature soit
ancrée sur le mérite d’une candidature, c’est-à-dire sur l’aptitude
et la compétence. Impossible de faire l’économie d’une brève
réflexion sur la délicate question des nominations judiciaires.
Au terme d’une véritable galopade dans notre univers de jus-
tice, à la dérobée, nous jetterons un regard par un hublot intitulé
10 Fenêtres sur la justice

« Le jury ». Nous y verrons quelques caractéristiques fondamen-


tales propres à ce mode de procès. Cette vénérable institution ne
fait pas de volume, mais agissant en profondeur, elle a du poids.
Accusant quelques rides, cette icône démocratique a plutôt bien
vieilli. Quoi qu’on en pense, la Constitution garantit le droit
immuable au procès par jury. Aussi bien s’y faire.
Ni vraiment acteur, ni vraiment spectateur, l’auteur d’un essai
sur la justice joue un double jeu. Il se glisse entre deux postures et
développe une réflexion critique, au prix, bien entendu, du soup-
çon de complicité et du risque de trahison. Dans cet entre-deux,
la voie est étroite et semée d’embûches. Nous avons simplement
voulu proposer l’une ou l’autre idée qui vaille la peine qu’on s’y
attache.
Une certaine mise à plat s’impose. Puisque la discussion favo-
rise la correction, nous signalons des dysfonctionnements du sys-
tème judiciaire. Souvent critique, notre point de vue n’a toutefois
pas l’ambition du réformateur. Notre démarche n’est qu’une
modeste contribution dans une matière qui, par sa récurrence,
colore l’actualité.
Notre essai convie le lecteur à découvrir des recoins obscurs
de la justice, une institution souvent mal aimée, toujours mal
connue. Plus intéressant que la technique juridique, il y a la com-
préhension des principes. Un assemblage de faits, d’informations
et d’impressions vécues ne suffit pas pour pénétrer les arcanes de la
justice. Puisque les idées fortes fédèrent les ensembles, il a fallu
s’aventurer hors de la citadelle des conventions pour les dépister,
parfois dans le non-dit.
À celles et à ceux qui, ayant lu des extraits du manuscrit, m’ont
proposé des corrections et des modifications de forme ou de sub-
stance, j’exprime toute ma gratitude.
Enfin, réalisé dans des moments de loisir, ce projet a forcément
poussé ma conjointe Clo Richer à puiser dans son intarissable
réserve de patience. Ma reconnaissance lui étant acquise… je lui
cède mes droits d’auteur !

Outremont, le 5 janvier 2006


Le poids politique des juges

Idéalement, les organes de l’État devraient être indépendants


les uns des autres, de façon à s’équilibrer afin de garantir les droits
et libertés du citoyen. L’indépendance absolue des grands pouvoirs
étatiques n’existe toutefois pas et l’équilibre des pouvoirs reste
délicat. Les XIXe et XXe siècles ont respectivement privilégié les
pouvoirs législatif et exécutif, le XXIe siècle favorisera-t-il, lui,
le pouvoir judiciaire ? Les rapports de la justice avec le pouvoir ne
sauraient se limiter aux seules relations entre les organes du pou-
voir constitués au sein de l’État. D’autres formes de pouvoir, exté-
rieurs à la sphère étatique, se manifestent : l’argent, les médias, le
marché et l’économie, pour ne mentionner que ceux-là.
S’il n’était que la bouche de la loi, le juge ne pourrait agir
comme contre-pouvoir, et l’exercice de ce rôle suppose une cer-
taine autonomie, voire même un poids politique. Les organes de
l’État ne peuvent s’équilibrer que s’ils ont prise sur les mêmes
domaines. En somme, en termes de responsabilités, les trois grands
pouvoirs exercent différemment une fonction politique. Soucieux
d’éviter l’épreuve de la confrontation brutale avec les pouvoirs
législatif et exécutif, le plus haut tribunal canadien a choisi la voie
de la coopération et de la déférence envers les représentants du
peuple. Juge en chef du Canada, Beverly McLachlin dit préférer
une relation harmonieuse entre les juges et les élus, ce qui ame-
nuise évidemment les risques de conflit. Cette approche pragma-
tique, fondée sur le respect mutuel, prend la forme allégorique
12 Fenêtres sur la justice

d’un dialogue entre le juge et l’élu. Il est essentiel qu’aucune des


branches du gouvernement démocratique n’outrepasse ses limites
et que chacune respecte le domaine légitime de la compétence de
l’autre.
Les différends entre le pouvoir judiciaire et les gouverne-
ments sont un phénomène courant aux États-Unis et c’est ainsi
qu’en 2005, pour donner un exemple, le sort d’une jeune femme,
réduite à un état végétatif, remua profondément l’Amérique.
Sur fond de débat éthique à propos de l’euthanasie, l’affaire Terri
Schiavo dissimulait une audacieuse tentative des élus américains de
mettre les juges en tutelle. Rappelons les faits. En l’an 2000, le
conjoint de Terri Schiavo, jeune femme plongée dans un profond
coma depuis plusieurs années, avait obtenu d’un tribunal de l’État
de la Floride une ordonnance autorisant le débranchement du
tube d’alimentation qui maintenait la jeune femme en vie. Alors
que le débat judiciaire allait bon train, le législateur de la Floride
adopta en 2003 une loi spéciale autorisant le gouverneur Jebb
Bush à forcer le personnel médical à alimenter la patiente.
La Cour suprême de la Floride se rebiffa et la loi d’exception
fut invalidée. Sous l’impulsion de la droite religieuse, le Congrès
américain, à son tour, adopta une loi spéciale (Compromise Bill) qui
permettait aux parents de Terri Schiavo d’exercer un recours
devant un tribunal fédéral, sans être liés par les décisions anté-
rieures émanant de la justice de l’État de Floride. En promulguant
cette loi insolite, le président George W. Bush déclara que « notre
société, nos lois et nos tribunaux devraient faire preuve d’une pré-
somption en faveur de la vie ». Il s’agissait d’une intolérable
immixtion du pouvoir politique dans l’administration de la justice
d’un État de la fédération américaine.
Entre-temps, toutes les voies de recours exercées par les
parents Schiavo devant les tribunaux fédéraux de première ins-
tance et d’appel, y compris la Cour suprême du pays, échouèrent.
Bref, resserrant les rangs, les juges refusèrent que les pouvoirs exé-
cutif et législatif les instrumentalisent. La droite républicaine a naï-
vement cru que les juges fédéraux se laisseraient manipuler
comme des pantins. À cette méprise des élus américains, s’en
ajoute une autre : une société démocratique ne peut être gouver-
Le poids politique des juges 13

née à coup de lois spéciales, au mépris de l’ordre constitutionnel


établi. Devant ce coup de force, les juges se sont braqués et ont agi
comme un véritable contre-pouvoir. Par ailleurs, un sondage a
révélé que 70 % des gens désapprouvaient l’ingérence des élus
dans une chasse gardée du pouvoir judiciaire.
Après le décès de Terri Schiavo, la tempête s’est toutefois apai-
sée. Malgré tout, un malaise persiste chez nos voisins du Sud au
sujet de l’indépendance judiciaire. François Mitterrand, de son
côté, avait affirmé qu’il fallait « faire en sorte que, dans la succes-
sion des actes quotidiens, la justice remplisse sa fonction à l’abri de
tout empiétement illégitime, de toute intimidation d’où qu’elle
vienne, de toute subordination envers des intérêts particuliers,
qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux ».
La puissance de la robe est-elle plus mythique que réelle ?
Sporadiquement au Canada, comme dans plusieurs sociétés
démocratiques, la métaphore du « gouvernement des juges » cir-
cule, et on peut se demander quelle part de vérité dissimule cette
raillerie. Des esprits chagrins voient le juge comme un touche-
à-tout politique qui amoindrit le pouvoir de la volonté populaire
incarnée par les élus.Titrant une chronique « Les non-élus mènent
le bal », Lysiane Gagnon (La Presse, 26 août 2004) affirmait que
« les neuf juges de la Cour suprême [pouvaient] imposer leurs
vues, sur mille et un sujets controversés, y compris sur des ques-
tions qui engagent le budget de l’État, à tous les élus du pays ».
Selon elle, depuis l’adoption d’une charte des droits, la haute cour
« a plus souvent qu’autrement débordé dans le champ de la gestion
politique ».
Perçus par d’autres observateurs comme les champions de la
liberté, les juges seraient plutôt les gardiens des droits et libertés
fondamentaux. Cette mission protectrice permettrait notamment
au citoyen de contenir l’arrogance des subordonnés de l’État et de
neutraliser les coups de tête d’une majorité parlementaire transi-
toire. Au-delà des élans de rhétorique des uns et des autres, que
signifie au quotidien ce débat d’initiés ?
14 Fenêtres sur la justice

Un brin d’histoire
En 1982, sans véritable consultation de la population, les gou-
vernements du pays — à l’exception de celui du Québec — ont
enchâssé dans la Constitution canadienne une charte des droits et
libertés. Depuis lors, le Canada est régi par un système de souve-
raineté constitutionnelle. Autrefois, l’institution parlementaire
était souveraine et les juges se contentaient d’interpréter la loi et
d’arbitrer les conflits entre les gouvernements provinciaux et fédé-
ral. L’hégémonie parlementaire est désormais chose du passé. La
Cour suprême (Renvoi à la Motor Vehicule Act B. C.) récuse l’idée
que le contrôle de la constitutionnalité des lois manquerait de
légitimité. La décision historique de doter le pays d’une charte
constitutionnelle fut prise par les représentants élus de la popula-
tion canadienne. Ce ne sont donc pas les juges, dit la Cour, qui se
seraient attribué une nouvelle responsabilité, les autorités gouver-
nementales (fédérale, provinciales et territoriales) tenant leur auto-
rité et leurs pouvoirs de la Constitution. Quant au pouvoir judi-
ciaire, il agit en gardien.
La paternité de ce projet de charte revient indubitablement
à Pierre Elliott Trudeau dont la démarche, longue et laborieuse,
a débuté en 1968, alors qu’il était ministre de la Justice. Il aura
fallu plusieurs conférences constitutionnelles, la contribution de
groupes de travail, l’apport de comités parlementaires, d’intenses
négociations politiques et un renvoi à la Cour suprême (Renvoi :
résolution pour modifier la Constitution) avant que la reine Élisabeth II
n’appose sa signature sur la nouvelle Constitution du Canada. En
langage vernaculaire, les politiciens parlaient du rapatriement de la
Constitution. En réalité, la Loi constitutionnelle de 1982 consacre
un état de fait, soit la pleine souveraineté du Canada vis-à-vis du
Royaume-Uni. Elle détermine la procédure de modification de la
Constitution du Canada et, surtout, enchâsse dans celle-ci une
charte des droits et libertés. Appelés à juger de la conformité des
lois et des actes gouvernementaux avec la Constitution, les juges,
grâce à cette charte, ont vu leur poids politique s’affermir face à
l’institution parlementaire et au pouvoir exécutif.
Comme toute réforme politique, celle-ci porte la marque de
Le poids politique des juges 15

son temps. Rappelons pour mémoire que la question nationale


occupait massivement l’avant-scène de la politique québécoise,
tandis que l’unité du pays était une source d’angoisse obsession-
nelle pour le gouvernement fédéral. Au jeu politique, fort de l’ap-
pui des provinces anglophones, le gouvernement fédéral remporta
la mise. À ce propos, le journaliste Michel David fit l’observation
suivante (Le Devoir, 27 avril 2004) : « Que ce soit par duplicité ou
grâce à la maladresse de son adversaire, il est […] indéniable que
Trudeau s’est joué de Lévesque lors des négociations sur le rapa-
triement de la Constitution. »
Désormais, la nouvelle mouture du constitutionnalisme cana-
dien permet au pouvoir judiciaire d’exercer une influence signifi-
cative sur bon nombre de questions politiques, sociales et écono-
miques. Et, ce qui n’est pas rien, la désignation du chef arbitre (la
Cour suprême) reste une prérogative absolue du premier ministre
fédéral. En soi, la Charte canadienne des droits et libertés a un effet
d’uniformisation. Les valeurs fondamentales qui sous-tendent un
document constitutionnel sont forcément d’application générale,
quels que soient l’origine ethnique ou culturelle, la croyance reli-
gieuse, l’orientation sexuelle ou un autre trait distinctif des
citoyens du pays. Les tribunaux imposent aux provinces et aux ter-
ritoires des normes qui les limitent dans l’exercice de leurs com-
pétences constitutionnelles.
Une opinion maintes fois entendue veut que l’adoption d’une
charte constitutionnelle ait eu pour objectif de consolider l’identité
canadienne et de renforcer le pouvoir central. Effectivement, une
dynamique centripète accroît la puissance du gouvernement central
au détriment de celle des entités fédérées. L’unité nationale, pensait-
on alors, serait garantie par les dispositions portant sur la liberté de
circulation et sur les droits linguistiques. Un quart de siècle plus tard,
force est d’admettre que les gains ont été plutôt minces à ce cha-
pitre. Quant à l’objectif d’une protection accrue des droits et liber-
tés des Canadiens, le bilan semble positif ou modeste selon les points
de vue. Après une étape d’effervescence où il faisait bon interpréter
généreusement les droits et libertés énoncés dans la Charte cana-
dienne, nous connaissons à présent une époque d’ajustements et de
fines nuances où les juges s’évertuent à jouer les équilibristes.
16 Fenêtres sur la justice

Nul doute que l’avènement d’une charte constitutionnelle


chamboulait la culture politique établie et nous pouvons expli-
quer en partie l’opposition du gouvernement québécois par l’ap-
préhension qu’il avait de voir les tribunaux utiliser cet instrument
juridique pour protéger les minorités linguistiques et culturelles.
De fait, certaines dispositions de la Charte de la langue française
du Québec furent invalidées pour cause d’incompatibilité avec la
Charte canadienne. À des degrés variables et pour différents
motifs, plusieurs gouvernements provinciaux étaient réfractaires à
l’idée d’un instrument supralégislatif qui affaiblirait la suprématie
parlementaire. Pour neutraliser la méfiance des uns et l’opposition
des autres, les concepteurs du projet de charte constitutionnelle
s’activèrent à concevoir un texte susceptible de faciliter le com-
promis politique.
Ce nouveau contrat social n’a pas vocation de réparer toutes
les injustices ni tous les préjudices subis par les citoyens. Plus
modeste, son objectif est de garantir et de protéger, dans des
limites raisonnables, la jouissance des droits et libertés s’y trouvant
enchâssés. La Charte canadienne porte ainsi l’empreinte du positi-
visme, c’est-à-dire qu’elle énonce des normes de droit positif, par
opposition à des concepts indéfinis de droit naturel. Les droits et
libertés étant formellement décrits, les juges ne sont par consé-
quent pas conviés à recourir à de vagues principes philosophiques
pour interpréter la Charte, non plus qu’à postuler l’existence
d’une obligation générale de bonne conduite de l’État. Bien
qu’elle soit appréciable, la marge de manœuvre du pouvoir judi-
ciaire reste de fait circonscrite.
Il est désormais acquis que la Charte canadienne sert à proté-
ger ceux qui sont le plus vulnérables face à la majorité. Selon la
Cour suprême (Renvoi relatif à la sécession du Québec), la Constitu-
tion donne une protection supplémentaire aux droits et libertés
fondamentaux. Cherchant à atteindre des objectifs collectifs, une
majorité d’élus peuvent être tentés de restreindre des droits et
libertés fondamentaux. Les décisions majoritaires correspondent
parfois au souhait de l’heure, mais n’assurent pas toujours l’inté-
rêt collectif à long terme. D’ailleurs, au terme d’un débat, il arrive
que l’opinion minoritaire devienne majoritaire. La Constitution
Le poids politique des juges 17

peut également favoriser les institutions et les droits des groupes


minoritaires vulnérables afin de préserver et de promouvoir leur
identité face aux tendances assimilatrices de la majorité. Enfin,
le partage constitutionnel des compétences entre deux ordres
de gouvernement (fédéral et provincial/territorial) empêche un
échelon de gouvernement d’usurper les pouvoirs de l’autre.
Tirant profit de la longue expérience américaine à propos du
Bill of Rights, nos élus se sont également inspirés de la Conven-
tion européenne des droits de l’homme. Le principe de propor-
tionnalité est la clé de voûte de la Charte canadienne. En effet,
l’article premier décrète que les droits et libertés protégés ne peu-
vent être restreints que par une règle de droit et uniquement dans
des limites raisonnables dont la justification peut être démontrée
dans le cadre d’une société libre et démocratique. Autrement dit,
dans l’intérêt public, les gouvernements peuvent adopter des lois
qui empiéteraient sur les droits et libertés constitutionnelles. Ce
faisant, ils écopent du fardeau de la preuve.
Un processus d’équilibration contraint le pouvoir judiciaire à
envisager les véritables questions de principe mises en cause dans
une affaire et les intérêts auxquels la société attache une grande
valeur, sans pour autant oublier les droits individuels. À cette fin,
les tribunaux doivent tenir compte de la nature du droit restreint
et des valeurs spécifiques que l’État invoque pour en justifier l’at-
teinte. Cette délicate fonction relève parfois de la casuistique. La
Cour suprême (arrêt Oakes) a établi un mode d’emploi, à plu-
sieurs clés, destiné à l’élite judiciaire. C’est tout le contraire de la
simplicité.
Une restriction raisonnable et justifiée des droits et libertés
fondamentaux, dit la Cour, doit remplir deux critères, soit l’im-
portance et l’urgence de l’objectif révélé par la mesure contestée
et un critère de proportionnalité à trois volets qui se décompose
comme suit : premièrement, la mesure doit être soigneusement
conçue pour atteindre l’objectif recherché et avoir un lien ration-
nel avec celui-ci ; deuxièmement, le moyen choisi doit avoir une
portée minimale quant à l’atteinte d’un droit ou d’une liberté ;
troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets pré-
judiciables des mesures restreignant un droit ou une liberté et
18 Fenêtres sur la justice

l’objectif poursuivi ; il doit également y avoir proportionnalité


entre les effets préjudiciables des mesures et leurs effets béné-
fiques. Comprenne qui pourra ! Pour le plus grand malheur des
humbles citoyens, les juges de haute juridiction ont un goût
immodéré pour la technicité jargonneuse.
À l’échelle mondiale, il n’est pas rare de constater l’existence
d’un consensus à propos de certaines valeurs et la discorde quant à
leur application dans des situations précises. C’est pourquoi la pro-
motion des valeurs passe généralement par la médiation du droit.
Dans notre pays, la Cour suprême a statué que les valeurs d’une
société libre et démocratique comprennent notamment le respect
de la dignité des gens, la promotion de la justice et de l’égalité
sociales, l’acceptation d’une pluralité de croyances, le respect des
cultures et des groupes, et la foi dans les institutions sociales et
politiques favorisant la participation des particuliers et des com-
munautés dans la société. S’il s’agit de faire une analyse de l’article
premier de la Charte canadienne, le contexte factuel et social
devient déterminant dans la mesure des valeurs conflictuelles.
Rarement utilisée, une autre disposition constitutionnelle
permet aux élus, à certaines conditions, de soustraire une loi à
l’application de plusieurs garanties de la Charte canadienne. Ce
mécanisme constitue l’ultime concession politique qu’a faite le
gouvernement fédéral aux provinces récalcitrantes. Entraînée dans
le débat politique, la plus haute cour du pays (Renvoi : résolution
pour modifier la Constitution) rédigea un avis juridique digne de
Salomon : juridiquement légal, le rapatriement de notre Constitu-
tion de Grande-Bretagne était néanmoins illégitime. Selon la
Cour, la pratique constitutionnelle du Canada ne permettait pas
l’unilatéralisme du processus.
Baissant les yeux quant à la question de la légitimité, le gou-
vernement central, maître d’œuvre du projet, convoqua une
conférence des premiers ministres en novembre 1981. La déléga-
tion québécoise qualifia cette rencontre de « nuit des longs cou-
teaux ». Au terme de ce mémorable rendez-vous politique, le
Québec s’est retrouvé isolé et sans appui. Pour rallier les provinces
récalcitrantes, le gouvernement fédéral avait dû sérieusement
édulcorer son projet initial en acceptant l’inclusion d’un méca-
Le poids politique des juges 19

nisme dérogatoire. Ainsi, sous réserve d’une déclaration expresse à


cet effet, les législateurs fédéral, provinciaux et territoriaux peu-
vent soustraire une loi à l’application de certaines dispositions de
la Charte canadienne. À moins d’être renouvelée, une dérogation
prend fin après cinq ans.
Chef de file de la troupe provinciale (avec le premier ministre
ontarien William G. Davis), le premier ministre albertain Peter
Lougheed admit plus tard que son vis-à-vis fédéral, Pierre Elliott
Trudeau, troqua l’acceptation d’une charte constitutionnelle par
les provinces en retour de l’insertion d’une disposition déroga-
toire. Deux visions politiques diamétralement opposées furent
ainsi réconciliées. Certaines provinces craignaient une américani-
sation de la Constitution canadienne et l’ombre que le pouvoir
judiciaire pouvait porter aux représentants du peuple. Par ailleurs,
s’agissant de contrer la ferveur nationaliste du Québec, une nou-
velle conception du patriotisme attisait la braise du nationalisme
canadien.
L’emploi de la disposition dérogatoire peut certes comporter
un coût politique. Ce fut le cas du gouvernement québécois, après
l’adoption en 1988 d’une loi sur l’affichage commercial. L’an-
cien ministre de la Justice, Gil Rémillard (Le Devoir, 10 dé-
cembre 2003), raconte qu’au cours d’une réunion d’urgence au
bunker du gouvernement, on démontra au premier ministre
Robert Bourassa qu’il était impossible d’empêcher l’affichage en
anglais à l’extérieur d’un commerce sans recourir à la disposition
dérogatoire. Espérant que la loi pourrait être sauvegardée par l’ar-
ticle premier de la Charte canadienne (permettant la limitation
d’un droit fondamental), Robert Bourassa écarta ce compromis
lorsque le sous-ministre de la Justice, Jacques Chamberland (main-
tenant juge à la Cour d’appel), lui démontra que la loi, plutôt que
de limiter un droit fondamental, le niait totalement. À la seule
fin d’éviter des contestations judiciaires susceptibles de troubler
la paix sociale, Robert Bourassa, la mort dans l’âme, eut recours à
la disposition dérogatoire.
Le gouvernement a « dû payer un prix politique important
non seulement en ce qui regarde [l’accord constitutionnel du lac]
Meech mais aussi quant à l’image internationale du Québec »,
20 Fenêtres sur la justice

selon Gil Rémillard qui raconte que, au mois de juin 1990, le pre-
mier ministre fédéral Brian Mulroney avait convoqué ses homo-
logues provinciaux à une ultime rencontre pour sauver l’entente
politique négociée au lac Meech en vue de modifier la Constitu-
tion. L’ancien ministre de la Justice impute en partie l’âpreté des
discussions au fait que certains opposants de l’entente évoquèrent,
« d’une façon tout à fait démagogique », la loi québécoise restrei-
gnant l’affichage commercial en langue anglaise. Gil Rémillard
estime que, « [s]ans en être la cause principale, la loi 178 a certai-
nement été pour quelque chose dans [le] revirement de l’opinion
publique et dans l’échec du lac Meech, avec toutes les consé-
quences que l’on connaît, dont le référendum de 1995 sur la sou-
veraineté du Québec qui n’a été gagné par les fédéralistes que par
quelques milliers de voix ». À propos de l’image internationale du
Québec, il rappelle qu’en 1993 le Comité des droits de l’homme
des Nations Unies statua que la loi 178 violait le Pacte internatio-
nal relatif aux droits civils et politiques.
Rétrospectivement, la modification de la Constitution cana-
dienne en 1982 aura été l’affaire d’une poignée de politiciens.
Certes, des sondages d’opinion indiquaient que le projet du gou-
vernement fédéral jouissait de la faveur populaire. Il n’empêche
que cette page de l’histoire politique du Canada ne fut jamais sou-
mise à l’approbation de la population dans le cadre d’une élection
ou d’une consultation référendaire. À l’époque pertinente, sous
l’angle de la légitimité politique, la thèse provinciale favorisant la
primauté des élus sur celle des juges était certes aussi valable que
celle du gouvernement fédéral prônant le contraire.

Le modèle canadien
La solution pragmatique et consensuelle des conflits semble
faire partie de la culture canadienne. La convergence de plusieurs
facteurs explique ce phénomène : l’étendue géographique du
pays, l’importance économique des régions, la dualité ethnique et
linguistique des peuples fondateurs, doublée d’une dimension
multiculturelle. En matière de fédéralisme, la jurisprudence de la
Le poids politique des juges 21

Cour suprême serait une illustration du réalisme canadien. Depuis


la Seconde Guerre mondiale, la plus haute cour du pays a cherché
à maintenir l’équilibre entre les deux ordres de gouvernement.
L’aménagement de notre système politique fédéral favorise
l’État central, tout en protégeant les provinces et les territoires
contre une concentration démesurée de pouvoirs. À cet égard, la
Cour suprême poursuit la tâche entreprise par le Conseil privé de
Londres. Outre cette réalité structurelle favorable au pouvoir cen-
tral, on doit prendre en compte un autre facteur. Les juges de la
Cour suprême sont de fait attentifs à l’image de la souveraineté
canadienne sur le plan international. Cette préoccupation expli-
querait par conséquent le penchant de la haute cour à favoriser le
gouvernement fédéral dans une dynamique de fédéralisme
coopératif.
De nos jours, l’accélération du processus de mondialisation
oblige le Canada à singulariser son image publique. S’il fallait que
la ratification des traités et des conventions multilatérales soit assu-
jettie à l’approbation de l’ensemble des gouvernements provin-
ciaux et territoriaux du pays, le Canada serait condamné à l’im-
mobilisme dans son rôle international. Ministre des Affaires
étrangères du Canada, Pierre Pettigrew n’a cessé de répéter que
l’État canadien ne peut s’exprimer dans le monde que d’une seule
voix, celle du gouvernement fédéral. Bien sûr, cette vision centra-
lisatrice provoque l’ire du gouvernement québécois.Traditionnel-
lement, quel que soit le parti politique au pouvoir, le Québec a
toujours maintenu une présence visible dans les forums interna-
tionaux lorsque ses compétences législatives étaient en cause. Tôt
ou tard, le pouvoir judiciaire sera appelé à faire la part des choses
sur le sujet.
Pour l’heure, rien ne laisse présager un retournement de situa-
tion. Par conséquent, au Québec du moins, des voix continueront
de comparer la Cour suprême à la tour de Pise, mais nous pour-
rions bien nous demander quel serait son penchant dans une pro-
chaine mouture de fédéralisme coopératif plus ou moins asymé-
trique. Même conçue dans l’intérêt public, une réforme de l’État
providence, que ce soit dans le domaine de la santé ou dans celui
de l’éducation, comporte son lot d’incommodités. Au Québec,
22 Fenêtres sur la justice

comme ailleurs, la réforme du système de santé n’en finit plus de


préoccuper les gens et d’alarmer les élus. Menacés d’exclusion, des
citoyens peuvent recourir aux tribunaux pour contester l’action
gouvernementale et, de nos jours, la procédure en recours collec-
tif facilite les choses. Conséquence : déjà responsables devant
l’électorat, les élus doivent également dialoguer avec les juges. Le
dernier mot de la discussion revenant au magistrat, le représentant
de l’État doit forcément être convaincant. En effet, un jugement
peut chambouler les priorités gouvernementales et bousculer
l’ordonnancement budgétaire.
Les tribunaux affichent un certain scepticisme face aux initia-
tives de l’État qui consistent à restreindre des droits et libertés fon-
damentaux au motif que des restrictions budgétaires l’y contrai-
gnent. Puisque les gouvernements doivent constamment jongler
avec la réduction et l’ajustement de leur budget, les priorités
varient selon le contexte politique de l’heure. Cependant, face aux
crises financières récurrentes qui contraignent l’autorité gouver-
nementale à prendre des mesures draconiennes, l’indifférence des
juges serait contre-indiquée. Par exemple, la Cour suprême (affaire
N.A.P.E.) a validé une loi provinciale ayant pour effet d’édulcorer
des mesures législatives d’équité salariale. Le gouvernement de
Terre-Neuve évoqua une crise financière sans précédent pour jus-
tifier le maintien temporaire de la discrimination salariale à l’égard
des femmes de la fonction publique. Après examen du dossier, la
plus haute cour du pays accepta que l’atteinte au droit fondamen-
tal à l’équité salariale des employées soit considérée comme une
restriction raisonnable à l’idéal qui sous-tend la Charte cana-
dienne.
Par ailleurs, il incombe aux élus de décider des services de
santé offerts dans le régime public de soins médicaux. Cependant,
l’institution judiciaire peut déterminer si le refus d’un gouverne-
ment provincial de financer certains services équivaut à un refus
injuste et discriminatoire. La Cour suprême (affaire Auton) a ainsi
statué qu’un programme gouvernemental n’est pas discrimina-
toire parce qu’il assure le financement de services non essentiels
sans toutefois financer une thérapie expérimentale et controversée
pour les enfants autistes. En l’espèce, des compressions budgétaires
Le poids politique des juges 23

entraient en ligne de compte. En somme, l’exclusion d’un service


non essentiel, vue comme une caractéristique inhérente au
régime de santé publique, n’est pas en elle-même un motif de dis-
crimination.
En juin 2005, la Cour suprême (affaire Chaoulli) a rendu un
arrêt relatif au système de santé du Québec. Par une majorité
d’une seule voix, la Cour a invalidé l’interdiction faite aux Qué-
bécois de contracter une assurance privée pour des soins donnés
hors du cadre du régime public. Sans véritable surprise, ce juge-
ment partagé a provoqué une onde de choc dans la classe poli-
tique et diverses réactions chez les commentateurs de tout crin.
Les obsédés de l’activisme judiciaire n’allaient pas rater cette belle
occasion de claironner leur désapprobation quant à l’intervention
des juges dans les dossiers sociaux, à l’exemple du chroniqueur
Yves Boisvert (La Presse, 10 juin 2005) qui accusa les juges d’avoir
agi comme s’ils étaient le ministre de la Santé : « Rarement, a-t-on
vu la Cour suprême rendre une décision aussi clairement hors de
son champ de compétence. » Et il ajouta que ce n’était pas le rôle
des juges de « prendre une décision aussi importante sur une ques-
tion sociopolitique fondamentale et controversée, qui relève de
l’opinion politique, économique et sociale ».
Où donc était M. Boisvert, en 1982 ? La majorité des élus du
pays (excepté ceux du Québec) avaient alors adopté une charte
constitutionnelle imposant aux tribunaux le devoir de faire exac-
tement ce qui leur est reproché maintenant. Malgré une diver-
gence d’opinions sur le fond, les sept juges n’avaient pas manqué
de rappeler les conséquences de l’adoption d’un régime politique
de suprématie constitutionnelle. Pour les juges majoritaires, le fait
qu’une question soit complexe ou controversée, ou encore qu’elle
mette en cause des valeurs sociales, ne justifiait pas que les tribu-
naux esquivent leur responsabilité qui consiste à vérifier la confor-
mité d’une mesure législative contestée par des citoyens avec les
mesures protégeant les droits fondamentaux. Une des hautes fonc-
tions de la Cour suprême est de s’assurer que les élus n’outrepas-
sent pas les limites de leur mandat et n’exercent pas illégalement
certains pouvoirs. La juge Deschamps fit par ailleurs observer que
la déférence envers le pouvoir législatif ou exécutif ne saurait
24 Fenêtres sur la justice

entraîner l’abdication du pouvoir judiciaire. L’inertie ne peut jus-


tifier la déférence.
Du côté des juges minoritaires, on fit valoir que le caractère
intrinsèquement politique d’un litige ne le soustrayait aucune-
ment à la compétence des tribunaux. Face à une allégation de vio-
lation constitutionnelle, le contrôle judiciaire des questions poli-
tiques est inévitable. Il convient néanmoins d’établir un juste
équilibre entre le pouvoir judiciaire et les autres organes du gou-
vernement, chacun devant respecter les limites de son rôle institu-
tionnel. Autrement dit, il incombe aux tribunaux de faire respec-
ter la Constitution parce que celle-ci leur attribue cette tâche.
Sur un autre registre, le même tribunal (affaire Gosselin) a
validé un règlement québécois d’aide sociale. L’opinion majori-
taire n’a pas jugé discriminatoire l’obligation faite aux jeunes chô-
meurs de participer à des programmes de formation. Au terme de
longues dissertations, différemment motivées, certains juges ont
conclu l’inverse. Au total, neuf juges supputèrent très longuement
les mêmes faits à l’aide des mêmes concepts juridiques. En termes
de légitimité, la minceur du vote majoritaire (cinq voix contre
quatre) permet de constater la fragilité du contrôle de l’action
gouvernementale par les juges.
La protection des droits et libertés fondamentaux comporte
un potentiel d’uniformisation et de centralisation. Sur fond de
déséquilibre fiscal, le discours économique, social et culturel
du gouvernement central lui permet néanmoins de s’immiscer
dans le pré carré des administrations provinciales et territoriales.
Grâce à son puissant pouvoir de dépenser, l’État fédéral peut enré-
gimenter les provinces et les territoires dans des programmes
nationaux d’égalisation et d’harmonisation des systèmes de santé
et de protection sociale. Domaines relevant classiquement de la
compétence législative provinciale et territoriale, l’administration
municipale et l’enseignement universitaire font constamment
l’objet d’une grande séduction fédérale, et l’attrait de l’argent bou-
leverse le partage des compétences entre les deux ordres de gou-
vernement. Quoi qu’il en soit, le pouvoir judiciaire doit arbitrer
les conflits de compétences gouvernementales en reconnaissant à
tous les citoyens du pays les mêmes droits. À l’extrême, une
Le poids politique des juges 25

conception nationale des droits et libertés pourrait contredire les


accommodements nés du pluralisme et de la diversité, et ce serait
la souplesse du fédéralisme canadien qui connaîtrait une certaine
crispation.
L’examen judiciaire de l’activité gouvernementale revêt une
importance capitale lorsqu’une loi permet aux agents de l’État
d’empiéter sur l’autonomie d’un citoyen. Si un juge conclut
qu’une personne adulte a besoin de protection, cette décision
entraîne forcément une limitation de sa liberté et de son pouvoir
de prendre librement ses décisions. Il revient alors au tribunal
d’apprécier la portée de cette limitation. Cette délicate fonction se
justifie par la vulnérabilité de la personne concernée. Autrement
dit, selon la Cour suprême (affaire J.J.), une loi restreignant l’auto-
nomie d’un citoyen adulte doit tenir compte du caractère contrai-
gnant (tant pour l’administration que pour le citoyen) d’une déci-
sion de la Cour. En définitive, l’intervention judiciaire devrait
assurer aux gens vulnérables une protection contre les interven-
tions étatiques incompatibles avec leur bien-être.
L’État et le gouvernement doivent exercer un rôle d’arbitre
communautaire. Dans un chassé-croisé d’intérêts, chacun réclame
son dû: les démunis revendiquent un filet social, les entreprises
font valoir la nécessité des subventions au développement indus-
triel, les étudiants réclament des bourses, les locataires demandent
le contrôle des loyers, l’armée crie son inefficacité, etc. Dans un
contexte de conflits entre des intérêts sociaux, il arrive qu’une
rédaction élastique des lois facilite les revendications de tout un
chacun. Par conséquent, le pouvoir judiciaire est parfois appelé à
jouer un rôle de médiateur dans l’actualisation du droit.
Au sommet de la hiérarchie judiciaire, la Cour suprême assure
un délicat dosage des intérêts collectifs et des droits individuels.
Par le jeu de l’interprétation judiciaire, la généralité des termes
juridiques employés dans les chartes ou les instruments juridiques
semblables peut favoriser le respect des droits et libertés fonda-
mentaux. Bien que les législateurs disposent d’une certaine lati-
tude au moment de choisir entre des intérêts sociaux divergents,
aucun gouvernement ne peut enfreindre impunément la Consti-
tution. Par conséquent, lors d’une contestation judiciaire, il est
26 Fenêtres sur la justice

naturel que les juges demandent au gouvernement de démontrer


le caractère raisonnable d’une restriction quelconque aux droits et
libertés fondamentaux.
La primauté du droit devient un principe superficiel si le pou-
voir judiciaire ne peut en assurer efficacement l’autorité. En cas de
restriction ou de violation d’un droit ou d’une liberté, les disposi-
tions réparatrices doivent être interprétées de manière à assurer un
remède complet, efficace et utile. Cette conception d’une sépara-
tion fonctionnelle des trois grands pouvoirs (exécutif, législatif et
judiciaire) signifie que la déférence des juges envers les élus s’ar-
rête à la frontière des droits et libertés constitutionnels que le pou-
voir judiciaire a vocation de protéger. Pas plus que l’État, l’institu-
tion judiciaire ne peut abdiquer ses responsabilités de gardien de la
Constitution ou d’arbitre judiciaire.

La séparation des pouvoirs


Dans une perspective historique, la Constitution du Canada
tire ses origines d’un ensemble composite de plusieurs lois fonda-
mentales et de principes non écrits, comme la primauté du droit,
l’indépendance de la magistrature et la séparation des pouvoirs.
Cependant, la portée de la souveraineté parlementaire a été relati-
visée par l’adoption d’une charte constitutionnelle en 1982.
Principe ontologique de la démocratie, la séparation des pou-
voirs s’accommode d’une certaine capillarité. En effet, l’État de
droit s’oppose à une application trop stricte de la séparation des
pouvoirs. Cette dernière ne peut empêcher le contrôle de l’exé-
cutif et du législatif par le judiciaire. Selon la formule de De l’esprit
des lois, le pouvoir arrête le pouvoir. Le principe politique donné
par la doctrine de Montesquieu peut s’énoncer comme suit : la
liberté du citoyen suppose un gouvernement modéré. Pour
atteindre ce but, il est nécessaire que le constituant attribue les
diverses compétences de la puissance publique — légiférer, gou-
verner et juger — à des corps indépendants les uns des autres de
façon à ce que le pouvoir arrête le pouvoir.
Primauté du droit et séparation des pouvoirs ont pour objet
Le poids politique des juges 27

de protéger les intérêts du citoyen contre l’État. En délimitant les


pouvoirs étatiques par des normes juridiques, la primauté du droit
empêche l’arbitraire du pouvoir de porter atteinte aux libertés et
droits fondamentaux. À l’occasion, il se pratique une confusion
des genres, et certains élus font grief à la magistrature d’empiéter
sur leurs compétences en dénonçant le « gouvernement des
juges ».
Trois citoyens, Michel Robert,Yves Michaud et André Pratte,
portent les stigmates d’un « casier parlementaire » pour délit d’opi-
nion. Pour chacun, au terme d’un procès sommaire mené à la hus-
sarde, une condamnation irrévocable fut prononcée par contu-
mace à leur encontre. Qui n’entend qu’une cloche n’entend
qu’un son ! Accusateurs et juges à la fois, les députés ont sonné la
cloche sans entendre aucun des trois accusés.
Quelle que soit sa coquille, la censure est nocive. Instrument
apprécié des sociétés autoritaires, sa première victime n’est pas la
dissonance qu’elle veut gommer mais la liberté d’expression. Une
société démocratique s’affaiblit en imposant un carcan au marché
des idées. Plus les voies de la dissidence restent ouvertes, plus la
démocratie sera protégée des dérives autoritaires. Le contrôle éta-
tique de l’opinion citoyenne peut obstruer les voies légales per-
mettant aux minorités de se faire entendre. Levain de la pensée,
une généreuse liberté d’expression donne son prix à la vie démo-
cratique. Sommes-nous vraiment à l’abri de l’autoritarisme parle-
mentaire ?
En 1997, le journaliste André Pratte publia un brûlot, « Le
syndrome de Pinocchio », comprenant notamment une longue
enfilade de mensonges ou de demi-vérités attribuables aux élus.
L’auteur dénonçait la duplicité de la classe politique. À la quasi-
unanimité, l’Assemblée nationale (Mario Dumont excepté)
adopta une résolution de blâme envers l’intrépide journaliste. Ses
accusateurs ont lavé leur honneur en rendant un verdict moraliste
sans appel. Chef de l’opposition, Daniel Johnson récusa l’image du
menteur. Le rôle des élus, a-t-il précisé, consiste à soulever des
attentes ; celles-ci « sont parfois trompées » par manque de temps
ou parce « qu’on s’y prend de la mauvaise façon ». Pour Guy Che-
vrette, lancer « des rumeurs pour tester la réaction des citoyens »,
28 Fenêtres sur la justice

ce n’est pas mentir, et Bernard Landry exprime une fine nuance :


« Je ne dis jamais toute la vérité, mais je ne dis jamais le contraire
de la vérité. »
En décembre 2000, Yves Michaud fit une allocution devant
la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la
langue française au Québec. Il traitait de la francisation des immi-
grants. Le lendemain, l’Assemblée nationale adopta, sans préavis,
une résolution dénonçant « de façon claire et unanime les propos
inacceptables à l’égard des communautés ethniques et, en particu-
lier, à l’égard de la communauté juive, tenus par Yves Michaud ».
Coiffé du bonnet de l’âne raciste, Yves Michaud tenta d’obtenir
justice. Texte en main, il soutenait que ses propos avaient été
déformés. Selon l’éditorialiste Bernard Descôteaux (Le Devoir,
18 janvier 2005), l’affaire Michaud repose sur le reproche « d’avoir
banalisé l’Holocauste alors que ses propos consistaient à rappeler
que le peuple juif n’était pas le seul à avoir souffert dans l’histoire
de l’humanité ».
Décriant l’abus parlementaire,Yves Michaud sollicita l’écoute
de ses dénigreurs. Au printemps de 2002, le gouvernement
annonça son intention de modifier les règles en vigueur. Recon-
naissant que l’Assemblée nationale n’était pas un tribunal, le
ministre André Boisclair proposa de lui interdire de prendre des
résolutions de blâme à l’encontre de quiconque n’est pas député,
sauf en cas d’atteinte aux droits et privilèges du corps parlemen-
taire ; il faudrait alors convoquer le responsable. Cette volonté de
changer les règles parlementaires s’est dissoute en fin de session.
Depuis lors, les élus se sont désintéressés de l’affaire. De guerre
lasse, Yves Michaud s’est tourné vers la justice, mais a perdu sa
cause. Évoquant les privilèges parlementaires assurant aux assem-
blées législatives la maîtrise exclusive de leurs débats et aux dépu-
tés la liberté de parole, le tribunal statua que ce passage de la
Constitution empêchait les juges d’examiner l’exercice de ces
anciennes prérogatives sous le prisme d’un autre passage constitu-
tionnel (la Charte canadienne) garantissant à tous la liberté d’ex-
pression. Au moment d’écrire ces lignes, l’affaire était toujours en
appel.
Le droit de parole des députés en Chambre est couvert par
Le poids politique des juges 29

une immunité absolue. Ils peuvent diffamer les citoyens, leur faire
des procès d’intention, les juger sans les entendre et les fustiger
publiquement. Sur des questions relevant de son privilège, une
assemblée parlementaire aurait compétence exclusive pour déter-
miner si les droits de la personne et les libertés publiques ont été
respectés. La Chambre des élus accuse, condamne et exécute.
Selon l’avis de la Cour suprême (affaire Vaid), un privilège parle-
mentaire doit toutefois être étroitement et directement lié à l’exé-
cution des fonctions d’une assemblée législative et délibérante,
qui comprennent notamment la tâche, échéant aux députés, de
demander des comptes au gouvernement. Ce privilège a pour
objet de refouler toute intervention externe susceptible de saper
l’autonomie dont les députés, réunis en assemblée, ont besoin
pour accomplir leur travail dignement et efficacement.
Sur le plan fédéral, le législateur peut limiter la portée des pri-
vilèges parlementaires, et le Parlement canadien a sagement prévu,
dans sa Loi sur les enquêtes, que « la rédaction d’un rapport défavo-
rable ne saurait intervenir sans qu’auparavant la personne incrimi-
née ait été informée par un préavis suffisant de la faute imputée et
qu’elle ait eu la possibilité de se faire entendre ». La Cour suprême
(affaire Krever) a convenu qu’une bonne réputation représentant la
valeur la plus prisée pour la plupart des gens, il faut impérative-
ment respecter l’équité procédurale dans la conduite d’une com-
mission d’enquête. Face à cette volonté clairement affichée du
Parlement, comment expliquer que les élus fédéraux puissent,
dans le cadre d’une simple résolution, piétiner les principes
d’équité inscrits dans une loi du Parlement canadien ? C’est pour-
tant ce qu’ils ont fait en juin 2005. Les députés de l’opposition ont
majoritairement voté une résolution dénonçant « les récents pro-
pos du juge Michel Robert selon lesquels une discrimination
basée sur l’opinion politique est acceptable dans la nomination des
candidats à la magistrature fédérale ».
Cette affaire illustre une autre facette de la sanction parlemen-
taire du délit d’opinion. Au lendemain des propos litigieux tenus
par le juge en chef de la Cour du Québec, le Bloc québécois avait
déposé une plainte auprès du Conseil canadien de la magistrature
pour cause de « violation flagrante du devoir de réserve » par le
30 Fenêtres sur la justice

juge Robert, à l’occasion d’une « intervention hautement inap-


propriée ayant pour effet de discréditer l’ensemble de la magistra-
ture ». Dans un réquisitoire sans fard, le député Richard Marceau
alléguait que le premier magistrat du Québec avait montré un
« mépris flagrant de la liberté d’opinion d’un individu, notam-
ment en ce qui concerne son allégeance politique ». Par ce délit
d’opinion, le juge Robert aurait « définitivement entaché l’indé-
pendance judiciaire ». Le plaignant recommandait au tribunal de la
magistrature la peine capitale : la destitution du coupable.
La veille de l’adoption de la résolution par la Chambre des
communes, le responsable de l’examen des plaintes au Conseil
canadien de la magistrature confirma l’examen du grief formulé
par le député Marceau. Il jugea utile de rappeler que « seul le Par-
lement a le pouvoir de révoquer un juge ». Au terme d’un proces-
sus d’enquête, permettant au juge Robert de témoigner, il aurait
été loisible au Conseil de recommander au Parlement de voter sa
destitution. En somme, ce n’est qu’au terme d’un processus équi-
table d’enquête et d’audition que le Parlement dispose d’un dos-
sier complet. Dès lors, les élus peuvent juger sur pièces. Dans le
cas du juge Robert, les parlementaires ne seront jamais saisis du
dossier puisque le Conseil canadien de la magistrature l’a classé
sans donner suite à la plainte. Si le Parlement avait eu à se pronon-
cer, l’impartialité aurait fait défaut, la majorité des députés s’étant
déjà commis par une simple résolution parlementaire.
En vertu de la Constitution, les non-élus jouissent de la liberté
d’expression. Que faire pour éviter la dérive d’élus qui, prenant
appui sur un droit de parole absolu (protégé par la même Consti-
tution), sanctionnent les opinions des non-élus ? Lors du débat de
la résolution de blâme, le ministre de la Justice, Irwin Cotler, appré-
hendait une violation de la Constitution du fait que la Chambre
des communes se transforme en tribunal pour vilipender le juge
Robert : « nous devons être très prudents quant aux accusations
que nous portons en Chambre et ailleurs ». Pour en finir avec ce
pastiche de justice, le ministre Cotler aurait pu contester judiciaire-
ment la légalité de la résolution adoptée aux Communes. Les dif-
férents morceaux de la Constitution doivent être cohérents.
Puisque l’absolutisme du droit de parole des députés en Chambre
Le poids politique des juges 31

provient de la tradition parlementaire britannique, rien n’empêche


une cour de justice d’interpréter cette prérogative de façon à tenir
compte de l’importance du droit de parole des non-élus.
L’État et ses représentants ne sauraient entraver l’expression
d’une opinion ni la condamner sans nuire au caractère ouvert de
la démocratie canadienne et au principe d’égalité de tous, élus
comme non-élus. La démocratie représentative dépend, en grande
partie, de la liberté d’expression. La plus haute cour du pays a sou-
vent souligné l’importance de cette liberté fondamentale. Elle
protège non seulement les opinions acceptées, mais aussi celles qui
contestent l’ordre établi. Bien avant l’adoption d’une charte des
droits et libertés, la liberté d’expression était perçue comme une
valeur essentielle de la démocratie parlementaire canadienne.
Chez nous, l’opinion citoyenne vaut bien celle des députés et, à
bien y réfléchir, les élus ne devraient jamais enfiler la toge du juge.
Séparation des pouvoirs oblige !
Favorable au citoyen, la séparation des pouvoirs peut égale-
ment être source de tensions entre le juge et l’élu. Au Canada, une
certaine forme de collaboration existe entre les trois pouvoirs dans
l’exécution de leur mandat. La fonction législative consiste à
énoncer des politiques en adoptant des lois ; la fonction exécutive
administre ces politiques ; veillant à l’application des lois, la fonc-
tion judiciaire interprète les dispositions litigieuses. Selon une
conception classique, axée sur la souveraineté parlementaire, le
juge n’est que le dauphin du législateur. Selon une vue moderne,
ancrée sur le constitutionnalisme, le juge devient le tuteur du
pouvoir législatif.
La séparation des pouvoirs sert à délimiter le rôle des juges au
regard des autres fonctions de l’État. Dans notre structure fédérale,
la souveraineté législative est partagée : le Parlement fédéral peut
légiférer sur toute matière tombant dans son champ de compé-
tence, et les assemblées législatives provinciales et territoriales peu-
vent faire de même dans le leur. Gardiens de la Constitution, les
tribunaux ont vocation d’invalider les dispositions législatives
excédant le champ de compétence d’un corps électif. Ce faisant,
les juges arbitrent les conflits de compétence entre les deux ordres
de gouvernement.
32 Fenêtres sur la justice

Depuis l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la


Constitution, le pouvoir judiciaire exerce une nouvelle fonction :
le contrôle de la conformité des lois avec la Charte canadienne. En
effet, loi suprême du pays, la Constitution rend inopérantes les dis-
positions législatives ainsi que les règles jurisprudentielles incompa-
tibles. Autrement dit, toute règle de droit, peu importe son origine,
doit être conforme aux prescriptions de la Constitution. Sur
preuve d’une atteinte ou d’une violation, les juges peuvent, en tota-
lité ou en partie, invalider des lois, sanctionner les actes des agents
de l’État et accorder réparation aux victimes.
La séparation des pouvoirs n’est pas absolue. Bien que l’inter-
prétation des lois soit généralement le lot des cours de justice,
cette fonction peut néanmoins être attribuée à des organismes
non judiciaires. D’ailleurs, le développement de l’État administra-
tif favorise la création d’institutions autres que les cours de justice.
Ces organismes — connus sous le vocable de tribunaux adminis-
tratifs — ont le pouvoir d’interpréter la loi. Les cours de justice
peuvent également se voir conférer des fonctions non judiciaires,
comme lorsqu’un juge est appelé à présider une commission
d’enquête. Malgré les apparences, un tel organisme n’est rien
d’autre que le prolongement du gouvernement dont il sert les
fins, d’abord en faisant enquête sur un problème administratif ou
politique, ensuite en faisant rapport. L’indépendance des commis-
sions d’enquête est une vue de l’esprit. Quel que puisse être leur
poids sur la place publique, leur mandat ne leur confère aucun sta-
tut juridique particulier.
Que ce soit sur le plan administratif, quasi judiciaire ou pro-
prement judiciaire, la détermination des faits et la recherche de la
vérité doivent s’effectuer dans un cadre normatif respectant les
valeurs constitutionnelles suivantes : la présomption d’innocence,
le respect de la dignité de la personne, le droit à la réputation,
la considération de l’administration de la justice. Le législateur
(fédéral, provincial ou territorial) peut confier à une cour de jus-
tice ou à un tribunal administratif une fonction l’amenant à tran-
cher des questions de droit constitutionnel selon une procédure
bien définie. Sauf indication contraire, en cas d’atteinte ou de vio-
lation de la Charte canadienne, il en résulte que le juge ou l’or-
Le poids politique des juges 33

ganisme administratif peut enclencher un mécanisme de répara-


tion constitutionnelle.
L’origine de la séparation des pouvoirs reste ambiguë. Certes,
le préambule de l’acte de naissance du Canada, la Loi constitu-
tionnelle de 1867, annonce une « Constitution semblable dans son
principe à celle du Royaume-Uni ». Par la similarité entre la
Constitution britannique et la nôtre, nous aurions hérité du prin-
cipe non écrit de la séparation des pouvoirs. Les caractéristiques
suivantes du système politique britannique font voir un pastiche
de séparation des pouvoirs : le lord chancelier, juge en chef du
royaume, est à la fois membre du cabinet des ministres et prési-
dent de la Chambre haute du Parlement ; l’exécutif est soumis
au contrôle du législatif ; selon une convention constitutionnelle,
les membres de l’exécutif doivent être des élus. On est loin de la
Constitution américaine, dans laquelle on reconnaît et met en
œuvre une authentique séparation des pouvoirs. Historiquement,
la référence au Royaume-Uni dans le préambule de la Loi consti-
tutionnelle de 1867 provient des Résolutions de Québec de 1864.
Antithèse de la séparation des pouvoirs, c’est le principe du gou-
vernement responsable qui était en cause dans ce document. On
voulait établir un régime politique comprenant un pouvoir exé-
cutif responsable devant le pouvoir législatif.
Quoi qu’il en soit, des chevauchements entre les trois pou-
voirs existent au Canada. Contrairement à la situation prévalant
aux États-Unis, les tribunaux peuvent donner des avis consultatifs
au gouvernement. Les juges peuvent aussi agir ponctuellement
comme mandataires du gouvernement. Outre le rôle plus fré-
quent de mandataire présidant les destinées d’une commission
d’enquête, les juges peuvent agir (plus rarement) comme média-
teurs. Pendant la crise d’Oka, Allan B. Gold, alors juge en chef de
la Cour supérieure, avait semé l’émoi en signant publiquement
une entente avec des hors-la-loi masqués dont les frasques tom-
baient sous la juridiction du tribunal qu’il présidait.
Au Canada, le principe de la séparation des pouvoirs corres-
pond au respect mutuel que se doivent réciproquement les trois
pouvoirs afin de singulariser et de renforcer leur rôle respectif.
C’est dans ce contexte singulier que s’exerce l’autonomie politique
34 Fenêtres sur la justice

du juge canadien. Les pouvoirs ne peuvent s’équilibrer que s’ils


agissent sur les mêmes domaines, et tous les pouvoirs — y compris
le pouvoir judiciaire — exercent à leur manière une fonction
politique.

L’indépendance de la magistrature
L’impartialité et l’indépendance sont des attributs essentiels de
la fonction de juge et leur intégration dans notre environnement
constitutionnel est liée à l’adoption du régime de démocratie par-
lementaire britannique. L’indépendance judiciaire comporte un
double aspect, institutionnel et individuel. Puisque l’indépendance
individuelle du juge renvoie à son impartialité, une garantie consti-
tutionnelle d’indépendance renforce dans l’opinion publique une
perception raisonnable d’objectivité et de neutralité.
L’indépendance judiciaire consiste essentiellement en la
liberté de rendre des décisions que seules les exigences du droit et
de la justice inspirent. Elle requiert que les juges soient libres
d’agir sans ingérence indue des pouvoirs exécutif et législatif
du gouvernement. L’inamovibilité, la sécurité financière et l’indé-
pendance administrative constituent les trois caractéristiques ou
conditions essentielles de l’indépendance judiciaire. Même
lorsque ces conditions existent, la Cour suprême (affaire Imperial
Tobacco Canada Ltée) estime que l’indépendance judiciaire propre-
ment dite n’est pas nécessairement assurée. La question critique
consiste donc à savoir si un juge est libre (et raisonnablement
perçu comme tel) d’exercer ses fonctions sans ingérence exté-
rieure. Profitant aux citoyens, l’indépendance judiciaire n’a pas
vocation de servir la puissance d’une oligarchie de la robe, son
confort, sa majesté ou sa fierté. La fonction de juge ne confère
aucun droit constitutionnel à celui qui l’exerce. Pourtant, les juges
se sont régulièrement frottés aux gouvernements à propos de leur
sécurité financière. Le silence de la Constitution sur cet élément
de l’indépendance judiciaire fit en sorte que la Cour suprême
imagina un mécanisme de conciliation conçu pour déterminer
une juste rémunération des juges.
Le poids politique des juges 35

En 1997, la Cour suprême (Renvoi relatif à la rémunération des


juges de la cour provinciale) a statué qu’il fallait recourir à des com-
missions indépendantes dont les recommandations ne pouvaient
cependant pas lier l’État. La création de tels organismes avait pour
but de dépolitiser l’examen de la rémunération des juges et d’évi-
ter un affrontement entre les gouvernements et la magistrature. La
Cour prit soin d’indiquer que le fait de garantir aux juges une
rémunération minimale acceptable n’était pas un moyen de proté-
ger la magistrature contre une saine gestion des finances
publiques, notamment la réduction du déficit budgétaire. « Rien
ne serait plus dommageable pour la réputation de la magistrature
et l’administration de la justice que la perception que les juges ne
supportent pas leur part du fardeau en période de difficultés éco-
nomiques », fit observer la Cour.
Conçu par des juges, à leur propre bénéfice, cet aggiornamento
juridique dissimule une posture matérialiste. Il fallait bien que la
Cour suprême lui confère une justification constitutionnelle. La
voici : « La sécurité financière est un des moyens qui permet d’as-
surer l’indépendance d’un des trois pouvoirs de l’ordre constitu-
tionnel. Les juges sont des officiers de la Constitution et, par
conséquent, leur rémunération doit avoir un certain statut consti-
tutionnel. » Par le passé, la haute cour (affaire Therrien) avait
décrété que la « magistrature occupe une “place à part” dans notre
société », et qu’« elle doit se conformer aux exigences requises par
ce statut exceptionnel ». Parfois, les choses reviennent en boucle
sur elles-mêmes. Puisque le droit constitutionnel d’être jugé par
un tribunal indépendant et impartial appartient aux citoyens,
comment pouvait-on en faire bénéficier la magistrature ? Appar-
tenant à une classe à part de la société, les juges sont silencieuse-
ment devenus des « officiers de la Constitution ».
La reconnaissance judiciaire de commissions indépendantes
souleva un flot de contestations judiciaires, toutes engagées par
des regroupements de juges. Loin de diminuer, les frictions entre
les magistrats et les gouvernements se sont accentuées. Dans un
contexte acrimonieux, en l’absence de système d’arbitrage obliga-
toire, ce sont les tribunaux qui doivent régler les différends entre
les juges et les élus. Le fait d’être juge et partie n’a pas semblé
36 Fenêtres sur la justice

gêner la magistrature outre mesure. Concédant que cette tour-


mente judiciaire à propos du salaire des juges ternissait l’image de
la magistrature, la Cour suprême (affaire Association des juges de la
cour provinciale du N.-B.) rappela que les recommandations d’une
commission de rémunération avaient simplement valeur d’avis.
Autrement dit, un gouvernement conserve le pouvoir de s’en
écarter, pourvu qu’il justifie sa décision par des motifs rationnels.
Tenu d’expliquer sa décision devant une cour de justice, un gou-
vernement ne peut invoquer des motifs autres que ceux mention-
nés dans son document officiel.Toutefois, il peut toujours élaborer
sur le fondement factuel évoqué dans cette prise de position.
Une cour de justice n’a pas à décider si la rémunération des
juges est adéquate. L’évaluation du caractère rationnel de la
réponse gouvernementale repose sur une analyse en trois étapes.
Le gouvernement a-t-il, par un motif légitime, justifié sa décision
de s’écarter des propositions de la commission indépendante ?
L’argumentaire gouvernemental a-t-il un fondement factuel rai-
sonnable ? Dans l’ensemble, le mécanisme d’examen par une
commission de rémunération a-t-il atteint ses objectifs, c’est-
à-dire préserver l’indépendance de la magistrature et dépolitiser la
fixation du salaire des juges ? Lorsqu’un tribunal conclut à l’échec
du processus, la solution appropriée consiste généralement à ren-
voyer l’affaire au gouvernement pour un réexamen du dossier. Il
n’est pas exclu qu’une commission indépendante soit également
appelée à refaire ses devoirs. Selon l’enseignement de la Cour
suprême, sauf si la loi le prévoit expressément, les tribunaux doi-
vent s’abstenir de reconnaître une force obligatoire aux recom-
mandations d’une commission.
Ce bricolage constitutionnel amena l’Assemblée nationale du
Québec à légiférer. Afin d’orienter le travail du Comité de la
rémunération des juges de la Cour du Québec et des cours muni-
cipales, le législateur édicta des lignes directrices. Les facteurs sui-
vants doivent être pris en considération : les particularités de la
fonction de juge ; la nécessité d’offrir à la magistrature une rému-
nération adéquate ; le besoin d’attirer d’excellents candidats ; l’in-
dice du coût de la vie ; la conjoncture économique du Québec et
la situation générale de l’économie québécoise ; l’évolution du
Le poids politique des juges 37

revenu réel par habitant au Québec ; l’état des finances publiques ;


l’état et l’évolution comparée de la rémunération des juges
concernés, d’une part, et de celle des autres personnes rémunérées
par des fonds publics, d’autre part ; la rémunération d’autres juges
exerçant une fonction comparable au Canada ; tout autre facteur
que le comité estime pertinent. Les recommandations du Comité
de la rémunération des juges sont applicables, sauf si l’Assemblée
nationale décide de les rejeter ou de les modifier.
De façon récursive, le débat sur la juste rémunération des
juges a donné lieu à une pièce de théâtre jouée avec maestria. L’au-
torité sentencieuse des faiseurs de clichés a brouillé les pistes. Par
exemple, cette demi-vérité assénée à l’opinion publique par le
procureur de l’Association canadienne des juges, qui disait que
ceux-ci « sont payés moins cher que les associés de beaucoup de
cabinets d’avocats et [que] l’écart persiste avec les hauts fonction-
naires ». Cette assertion est trompeuse puisque le revenu moyen
des avocats québécois est inférieur au traitement salarial des juges
de nomination fédérale. Ce propos rejoint un autre poncif : le
recrutement des meilleurs candidats rend nécessaire un niveau de
rémunération supérieur. Il y a présentement une surabondance
d’aspirants pour la magistrature fédérale. Le Bureau du commis-
saire à la magistrature fédérale reçoit environ 10 fois plus de can-
didatures qu’il n’y a de postes disponibles.
La congestion est telle qu’on indiqua aux responsables de
l’examen des candidatures qu’en raison du peu de temps dont dis-
posent les comités consultatifs, il n’était pas nécessaire de rencon-
trer les candidats et les candidates. À l’automne de 2005, le
ministre de la Justice et procureur général du Canada, Irwin Cot-
ler, déclarait que « notre appareil judiciaire est étudié partout dans
le monde comme un modèle d’excellence, d’équité et d’indépen-
dance ». S’il a raison, la qualité de la magistrature actuelle y est
sûrement pour quelque chose. Le ministre Cotler ajoutait qu’« [i]l
est manifeste que notre système de nomination est garant de l’ex-
cellence de la magistrature ».
Pour justifier la hausse de leur rémunération, les juges ont
recours au jeu des comparaisons et utilisent, ce faisant, une pratique
à caractère inflationniste. En corrigeant constamment le traitement
38 Fenêtres sur la justice

des uns en fonction de celui des autres, on crée une spirale infinie
de correctifs. Moins bien rémunérés que leurs collègues de nomi-
nation fédérale, les juges nommés au Québec veulent combler
l’écart. En même temps, les juges nommés par Ottawa veulent
rétrécir la marge avec les hauts fonctionnaires fédéraux, mieux
payés qu’eux. Au printemps de 2005, le gouvernement du Qué-
bec déposa sa réponse au rapport du Comité de la rémunération
des juges. Rappelant que les Québécois supportent le plus lourd
fardeau fiscal de l’Amérique du Nord, le document gouverne-
mental comporte une mise en garde : « La situation budgétaire de
la province demeure suffisamment précaire pour justifier une ges-
tion rigoureuse de fonds publics de toute nature. » Au passage, le
gouvernement s’interroge : comment le Comité peut-il « recom-
mander une augmentation du traitement des juges de 32 % alors
que le salaire moyen de la plupart des Québécois n’a pas connu
d’augmentation en termes réels depuis dix ans ? »
Au chapitre des facteurs économiques, le gouvernement fait
valoir que la « prise en compte de la différence de rémunération
entre les Québécois et les salariés du reste du Canada pourrait jus-
tifier un plus grand écart » du traitement salarial des juges.
En 2004, la rémunération des juges nommés par Québec était
de 158 170 $. À cette somme, il faut ajouter environ 33,5 % qui
représentent des avantages liés au régime de retraite et des assu-
rances. Sur le plan fédéral, le traitement actuel des juges est
de 245 600 $. Il est ajusté annuellement jusqu’à hauteur maximale
de 7 %. Est-il besoin de rappeler que le Québec ne peut compter
sur les surplus budgétaires engrangés par Ottawa.
Quoi qu’il en soit, n’est-il pas étrange que tous les juges du
Canada s’abstiennent de comparer leur situation à celle des juges
américains les mieux payés, c’est-à-dire ceux dont la nomination
relève de l’exécutif fédéral ? Bien que la première puissance mon-
diale dispose d’immenses moyens financiers, il n’en reste pas
moins que les juges des cours d’appel gagnent annuellement
171 800 dollars américains et les juges de première instance
162 100 dollars. Au strict jeu des comparaisons, dans une perspec-
tive nord-américaine, qu’est-ce qui pourrait bien justifier que nos
juges occupent le haut de l’échelle ?
Le poids politique des juges 39

Bien au-delà du problème de la sécurité financière des juges,


le véritable fondement de l’indépendance judiciaire est la garantie
d’une bonne justice. Loin d’être l’antithèse de la démocratie, l’in-
dépendance de la magistrature en est garante. Un juge indépen-
dant, donc libre, sera forcément plus impartial et objectif. Or, la
liberté de jugement favorise indubitablement la protection des
droits et libertés fondamentaux. Ainsi entendue, l’indépendance
revendiquée au bénéfice des justiciables exprime un idéal qui
traque toutes les formes de soumission ou de complaisance.
Si le maintien de l’indépendance du pouvoir judiciaire est très
important, la perception qui se dégage du processus ne l’est pas
moins. C’est par un critère objectif que l’impression d’indépen-
dance doit être déterminée. Ainsi, un observateur raisonnable doit
pouvoir conclure que la Cour peut rendre justice en toute liberté
et à l’abri de toute forme d’intervention.
Le pouvoir judiciaire canadien a conclu que l’indépendance
institutionnelle de la magistrature découle du rôle des tribunaux
en tant qu’organes protecteurs de la Constitution et des valeurs
fondamentales qui s’y trouvent inscrites. Les plus importantes de
ces valeurs sont la primauté du droit, la justice fondamentale,
l’égalité et la préservation du processus démocratique. L’indépen-
dance institutionnelle est inhérente à la fonction juridictionnelle
des tribunaux dans les litiges fondés sur la Charte canadienne
parce que les droits protégés par ce document constitutionnel sont
des droits opposables à l’État. Elle reflète un engagement profond
quant à la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.
Bien que conçue historiquement comme un rempart contre les
abus du pouvoir exécutif, l’indépendance de la magistrature sert
également à contrer tous les abus possibles, y compris ceux sus-
ceptibles d’être commis par les élus en édictant des lois.
Souvent, c’est à l’épreuve des faits que se mesure la rigueur des
principes. Les juges de la Cour suprême (Demande fondée sur l’art.
83.28 du Code criminel) ont discuté ferme à propos de la constitu-
tionnalité du processus d’investigation judiciaire incorporé dans le
Code criminel par la Loi antiterroriste de 2001. Cette loi prévoit
notamment une procédure d’interrogatoire forcé d’un suspect
devant un juge. Cette nouveauté contredit le droit au silence. Pour
40 Fenêtres sur la justice

l’opinion majoritaire de la Cour, cette mesure s’inscrit dans l’exer-


cice normal du pouvoir judiciaire en matière d’enquête crimi-
nelle. Lors d’une investigation judiciaire ayant pour objet de refré-
ner les excès de l’État, le juge ne doit pas agir comme mandataire
gouvernemental, mais plutôt préserver l’intégrité de l’investiga-
tion. Il doit surtout protéger les droits de la personne obligée de
témoigner.
Dans des motifs minutieusement formulés, deux des trois
juges dissidents (les juges LeBel et Fish) ont vigoureusement
dénoncé le voisinage du pouvoir judiciaire et du gouvernement.
Sans étanchéité apparente entre les pouvoirs judiciaire, exécutif et
législatif, il y a menace pour l’indépendance de la magistrature. Le
mécanisme d’investigation judiciaire oblige un juge à présider une
enquête policière. Par conséquent, une personne raisonnable peut
logiquement conclure que son rôle consiste à aider l’État plutôt
qu’à agir comme arbitre indépendant. Autrement dit, un magistrat
assiste à l’exercice du pouvoir exécutif sans détenir les moyens qui
lui permettraient véritablement de faire contrepoids. Les pouvoirs
judiciaire et exécutif s’emmêlent dans la répression ou la préven-
tion du terrorisme. Le public peut alors les percevoir comme des
alliés et non comme des entités séparées. À long terme, c’est la
confiance du public dans le système de justice qui est menacée.
L’opinion dissidente de la Cour a conclu que les tensions et les
craintes suscitées par la montée du terrorisme ne justifiaient pas
l’association d’un juge avec l’État.
Si importante soit-elle, l’indépendance de la magistrature n’est
pas une fin en soi mais est plutôt un attribut indispensable à l’im-
partialité d’un tribunal. Ainsi comprise, l’indépendance judiciaire
devient une notion subordonnée à celle de l’impartialité. Puisque
le degré d’indépendance institutionnelle varie entre une cour de
justice et un tribunal administratif, ce concept s’apparente à un
continuum. Devant une cour de justice, la notion d’impartialité ne
peut varier. Elle existe ou n’existe pas. Le droit d’être entendu par
un tribunal impartial est à ce point fondamental que la démonstra-
tion d’une crainte raisonnable de partialité entraîne automatique-
ment la nullité du procès. Dans un contexte de droit administratif,
il en va différemment. En l’absence de contrainte constitution-
Le poids politique des juges 41

nelle, des motifs de commodité administrative incitent parfois le


législateur à diluer l’exigence d’impartialité.
La garantie de l’impartialité du tribunal consacrée par la
Charte canadienne n’exige pas que le juge soit exempt de toute
influence socioculturelle. La neutralité absolue n’existe pas. Le
juge, comme tout citoyen, entretient des croyances, des soupçons,
voire des préjugés. Ce portrait réaliste du juge moderne n’est
pourtant pas antinomique avec l’exigence d’impartialité constitu-
tionnelle. La Cour suprême (affaire S.R.D.) voit une corrélation
entre la nécessaire confiance du public dans le système judiciaire,
l’équité procédurale et l’impartialité du décideur. Le souci
d’équité d’un juge canadien est exacerbé par le fait qu’il exerce
parfois sa délicate fonction dans une société multiculturelle.
L’impartialité est un état d’esprit désintéressé quant au résultat
d’une décision à rendre ainsi que la faculté d’être persuadé par la
preuve et les prétentions des parties. A contrario, une situation de
partialité dénote un état d’esprit prédisposé à conclure dans un
sens ou peu enclin à l’écoute d’un exposé. Enfin, il y a partialité
dans la mesure où, dans un cas donné, les croyances, les opinions
ou les préjugés d’un juge l’empêchent d’écarter une idée précon-
çue et de fonder sa décision uniquement sur la preuve admise et
l’argumentation soumise.
Un magistrat ne peut jamais être neutre, c’est-à-dire parfaite-
ment objectif, mais il se doit néanmoins de chercher à atteindre
l’idéal de l’impartialité. Ce processus implique la mise à profit
de l’expérience personnelle d’un juge, laquelle doit s’affranchir
des stéréotypes et ne pas porter atteinte à l’équité du procès. Il est
essentiel pour rendre justice qu’un juge se fasse une idée claire du
contexte ou de l’historique d’une cause. À cette fin, il peut
entendre des témoins experts, consulter des ouvrages de doctrine
admis en preuve et prendre en compte sa propre expérience.
Conforme à l’exigence d’impartialité, ce processus d’ouverture
d’esprit peut même être considéré comme une condition préa-
lable à l’exercice de l’acte judiciaire.
Dans un procès devant jury, le concept d’impartialité ne ren-
voie pas nécessairement à l’idée de neutralité : on n’exige pas que
les jurés aient l’esprit vide ou qu’ils fassent abstraction de leurs
42 Fenêtres sur la justice

opinions, croyances, connaissances ou de leur expérience. Au


contraire, ce bagage peut utilement éclairer leurs délibérations.
Décideur collectif, le jury tire avantage de sa diversité. Une variété
de points de vue favorise l’échange et l’émergence de valeurs
communes de la collectivité. Grâce à ce processus décisionnel
collectif, les éléments de preuve et leur importance peuvent être
examinés sous toutes les coutures en vue d’arriver à un verdict
unanime.

L’État de droit
L’idée de démocratie fait appel à l’armature d’une société de
droit ou d’un État de droit. À la différence d’une société totali-
taire, laquelle fait du droit un instrument de pouvoir, la société
démocratique reconnaît au droit une place privilégiée.Toute col-
lectivité étant porteuse de tensions, un pouvoir régulateur est
nécessaire. Les pouvoirs étatiques sont forcément limités par le
droit. Le principe de la primauté du droit (ou principe de la léga-
lité) est l’un des postulats fondamentaux de notre Constitution.
D’ailleurs, le préambule de la Charte canadienne déclare que le
Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la supréma-
tie de Dieu et la primauté du droit. Celle-ci assure aux citoyens
et résidents du pays une société stable, prévisible et ordonnée et
constitue un rempart contre l’arbitraire de l’État.
L’absence de définition précise de ce concept juridique a sus-
cité un élan de créativité chez certains plaideurs. Dernier
exemple : la tentative d’un fabricant de tabac de faire annuler une
loi provinciale autorisant l’État à intenter une poursuite civile
contre les cigarettiers. Cette loi d’exception vise à offrir une com-
pensation au gouvernement pour les dépenses en soins de santé
dont ont besoin les victimes du tabagisme. L’un des griefs stipulait
que la loi contestée bafouait la primauté du droit. La Cour
suprême (affaire Imperial Tobacco Canada Ltée) statua que la pri-
mauté du droit n’est pas une invitation à banaliser ou à remplacer
les termes écrits de la Constitution. Il ne s’agit pas non plus d’un
instrument permettant à celui qui s’oppose à certaines mesures
Le poids politique des juges 43

législatives de s’y soustraire. Au contraire, elle exige des tribunaux


qu’ils donnent effet au texte constitutionnel, et qu’ils appliquent,
quels qu’en soient les termes, les lois qui s’y conforment.
Ce dossier donna l’occasion à la Cour suprême de préciser
que la primauté du droit enlace trois principes. Or, aucun d’eux
ne vise directement les termes d’une loi. D’abord, le droit sur-
plombe l’autorité gouvernementale et la réalité citoyenne ; par
conséquent, ce premier principe exclut la puissance de l’arbitraire.
Il requiert une application généralisée de la loi : visés par la loi, les
agents de l’État ne peuvent y échapper. Le second principe exige
la création et le maintien d’un ordre réel de droit positif, lequel
préserve et incorpore le principe plus général de l’ordre normatif.
Bref, les lois sont nécessaires. Chevauchant les deux premiers prin-
cipes, le troisième impose un encadrement par le droit des rap-
ports entre l’État et les individus. Il exige que les mesures prises
par les représentants de l’État s’appuient sur des lois.
Il n’est pas dit que la primauté du droit, telle que décrite par la
Cour suprême, ne comporte aucune force normative. Autrement
dit, les principes constitutionnels non écrits, incluant la primauté
du droit, peuvent limiter les actes du gouvernement, habituelle-
ment ceux des pouvoirs exécutif et judiciaire. Il en est de même
pour les actes du pouvoir législatif, mais seulement dans le sens où
ils doivent respecter les procédures d’adoption, de modification et
d’abrogation des lois. Au final, dans notre société démocratique,
la protection contre une loi qui serait injuste ou inéquitable ne
réside pas dans les principes mous sous-jacents à la constitution,
mais dans son essence même et… dans l’urne électorale.
L’État de droit est devenu une référence obligée du discours
politique et, au fil des ans, l’étalon de mesure de la démocratie
dans le monde. Il s’agit cependant d’une notion fourre-tout, por-
teuse de significations aussi multiples que contradictoires. Dans un
sens étroit, même les pays les plus autocratiques sont des États
de droit. La suprématie du droit n’est pas la suprématie de celui
qui l’impose. L’époque de la Seconde Guerre mondiale permit
de constater l’effet pervers de la loi. Dans la foulée de lois discri-
minatoires que le régime nazi avait adoptées, les droits et libertés
fondamentaux de millions de gens furent violés. En 1945, les
44 Fenêtres sur la justice

Européens comprirent la nécessité de protéger les individus


contre la loi. Débordant les frontières du vieux continent, des va-
leurs supralégislatives ont pris racine dans le terreau démocratique.
Cette mise en orbite des droits de l’homme facilita l’adoption
d’instruments juridiques qui, à leur tour, incitèrent bon nombre
de pays à greffer à leur constitution des lois fondamentales pour
protéger les individus et les minorités contre les abus de la majo-
rité. Le souci de protéger les libertés publiques s’accompagne
d’une méfiance envers l’État, soupçonné d’être un ennemi poten-
tiel des droits et libertés fondamentaux. En somme, le souci légi-
time de protéger les libertés publiques favorise le renforcement du
droit dans la société. Sans être délégitimé, le pouvoir politique ne
règne plus sans partage. Chargé d’assurer le respect des droits fon-
damentaux, le juge devient un acteur de premier plan dans une
société démocratique. À cet égard, la progression de l’État de droit
n’est pas sans lien avec le développement du libéralisme, dont
la branche politique s’est épanouie dans l’espace ouvert par sa
branche économique.
Invariablement, les lois comportent des limites. On pourrait
croire que celles-ci nous asservissent et qu’il n’y a de véritable
liberté qu’à l’extérieur de ces contraintes. Ce jugement sommaire
est trompeur. Sans l’arbitrage supérieur des lois, les citoyens, privi-
légiant chacun leur intérêt personnel, se nuiraient mutuellement.
Dès lors, ils ne jouiraient que d’une liberté imparfaite, d’où la
nécessité impérative de l’État de droit, afin d’assurer une coexis-
tence harmonieuse des libertés. Telle est la fonction du droit
constitué par un ensemble de normes réglant la vie sociale et arbi-
trant les conflits. Voilà pourquoi les règles de droit permettent,
interdisent ou imposent certaines conduites.
En scrutant le passé, on constate que la vieille Europe a donné
naissance à la notion politique et juridique d’État de droit, expres-
sion à la mode de nos jours. Les conflits constitutionnels de l’An-
gleterre au XVIIe siècle ont permis la première manifestation maté-
rielle de l’État de droit par l’affirmation de la souveraineté du
Parlement et de la primauté du droit. Le despotisme de la dynastie
des Stuart n’est pas étranger à l’avènement de l’absolutisme parle-
mentaire britannique, lequel correspond à un État de droit
Le poids politique des juges 45

inachevé. En effet, le dogme de la souveraineté législative illimi-


tée contredit l’essence même d’un État de droit. Le Siècle des
lumières et la Révolution française de 1789 débouchent sur l’âge
d’or du libéralisme. C’est la reconnaissance des droits naturels et la
séparation des pouvoirs. Graduellement, la fonction de juge fera
contrepoids à la suprématie du pouvoir législatif. Une norme juri-
dique dépourvue de sanction n’en est pas une. Par conséquent, il
n’y a de véritable loi que si un juge peut la sanctionner. D’où
l’identification de la règle de droit avec la fonction de juge.
Nous avons vu qu’au Canada l’adoption d’une charte consti-
tutionnelle en 1982 a marqué le passage d’un État fondé sur la
suprématie du droit vers un véritable État de droit. Désormais,
dans ce nouveau décor, le juge contribue de façon significative à
l’élaboration du contenu des droits et libertés fondamentaux. La
primauté du droit n’étant plus celle du législateur, elle peut même
contredire et limiter la volonté gouvernementale. Bref, le pouvoir
judiciaire est garant et interprète d’une nouvelle primauté : la
légalité constitutionnelle. Ainsi comprise, la notion d’État de droit
sourit à la Cour suprême : elle renforce sa légitimité, affermit son
autorité et lui réserve le gros œuvre dans l’aménagement des
normes constitutionnelles.
Au sommet de la magistrature, les neuf personnes non élues
sont bien conscientes du péril du « gouvernement des juges ». La
Cour suprême (affaire Imperial Tobacco Canada Ltée) a senti le
besoin de rappeler que le rôle principal des tribunaux est d’inter-
préter le droit et de l’appliquer aux affaires qui leur sont soumises.
Certes, les tribunaux participent à l’évolution du droit qu’il leur
appartient d’appliquer. Grâce à l’interprétation qu’ils donnent aux
lois, au contrôle qu’ils exercent sur les décisions administratives et
à l’évaluation qu’ils font de la constitutionnalité des lois, ils peu-
vent contribuer au progrès du droit. Cependant, le rôle des tribu-
naux dans l’évolution du droit reste relativement limité. Dans une
démocratie constitutionnelle, c’est le législateur et non les tribu-
naux qui assume la responsabilité principale quant à la réforme
du droit.
Le rôle des tribunaux, ajouta la Cour, n’est pas d’appliquer
seulement le droit qu’ils approuvent. Ils ne peuvent rendre des
46 Fenêtres sur la justice

décisions à la simple lumière de ce qu’ils estiment juste ou perti-


nent. Leur rôle ne consiste pas davantage à remettre en question
une réforme du droit entreprise par le législateur dans un cas pré-
cis, bien que celle-ci introduise des nouveautés. Le législateur peut
édicter des lois — et même des lois draconiennes —, à condition
de ne pas nuire ni faire obstacle, sous un aspect fondamental, aux
rapports entre les tribunaux et les autres composants du gouver-
nement. Par conséquent, dans les limites de la Constitution, le
législateur peut définir le droit comme bon lui semble. Seuls les
électeurs peuvent débattre de la sagesse et de la valeur des déci-
sions législatives.
La sécurité juridique passe par un processus de détermination
des droits et des obligations des justiciables en vue de permettre la
prévisibilité d’une décision judiciaire. La loi, statuant sur l’ordre
collectif, doit être générale ; cette exigence soulève toutes les ques-
tions jurisprudentielles. Si la loi est trop générale, elle perd toute
possibilité d’application et ne peut plus régler les conflits particu-
liers ; si elle n’est pas assez générale, elle n’a plus valeur de norme
universelle et empiète sur les libertés individuelles. Or, les juges
interviennent dans cet écart inévitable entre la loi et le droit, entre
le légal et le juste.
Les décisions jurisprudentielles n’ont de valeur que si elles
forment un système cohérent. Dans ce cas, les décisions ont valeur
de principe et font autorité (c’est ce que l’on appelle faire juris-
prudence). En France, la jurisprudence n’est qu’un simple phéno-
mène judiciaire au service du législateur. Au contraire, la jurispru-
dence anglo-saxonne rejoint la philosophie du droit. Débordant
la législation, le travail judiciaire s’effectue en collaboration avec la
doctrine juridique. C’est ainsi que la jurisprudence est investie
d’une part significative de l’autorité politique, dont il n’est pas
possible de la déposséder sans affecter du même coup l’État de
droit.
Il est acquis que certaines règles de droit comportent parfois
une zone d’imprécision relative. Une loi générale et abstraite ne
peut prévoir tous les cas de figure.Voilà pourquoi les juges dispo-
sent d’une indéniable liberté dans l’interprétation et l’application
du droit. Ce pouvoir discrétionnaire introduit dans le processus
Le poids politique des juges 47

une touche de subjectivité. Le passé, l’histoire et la culture sont des


facteurs guidant la décision du juge. Comment un juge pourrait-
il éviter de faire entrer en ligne de compte sa propre idéologie, ses
convictions personnelles, s’il est de bonne foi, et ses caprices, ses
préjugés ou ses intérêts personnels, s’il ne l’est pas ? Dans l’image-
rie traditionnelle, la justice a les yeux bandés, et elle écarte le chien
(symbole de l’amitié) et le serpent (symbole de la haine). Rien
n’est censé influer sur sa décision, qui repose uniquement sur la
loi.
La précision d’une règle de droit encadre forcément la discré-
tion judiciaire. Cette limitation restreint alors les risques de juge-
ments d’opportunité et d’humeur. Néanmoins, la Cour suprême
(affaire Labaye) reconnaît que des jugements de valeur sont inévi-
tables. Cette réalité ne signifie pas pour autant que le processus
décisionnel est subjectif ou arbitraire. Selon la juge en chef
Beverly McLachlin, un juge s’apprêtant à prononcer un jugement
de valeur doit être conscient du risque de fonder sa décision sur
des idées préconçues non exprimées et non reconnues. Il doit
plutôt se fonder sur la preuve et l’examen complet du contexte
factuel et juridique pertinent. Cette démarche serait de nature à
neutraliser l’influence d’une opinion subjective. L’obligation d’ap-
pliquer des critères pertinents et objectivement éprouvés, de sou-
peser soigneusement les facteurs pris en compte, puis de les énon-
cer rendrait possible l’objectivité.
La sécurité juridique suppose donc un gouvernement fondé
sur la loi, caractéristique fondamentale d’un État de droit. D’une
part, l’abus de pouvoir peut toujours être contré puisque l’autorité
gouvernementale et administrative doit agir en conformité avec
un ensemble de règles bien établies. D’autre part, le pouvoir judi-
ciaire ne peut intervenir que dans un périmètre bien circonscrit.
Enfin, il est acquis que l’un des fondements de l’État de droit
réside dans le respect du rôle et de l’autorité des tribunaux. La pri-
mauté du droit (au sens large) étant le fondement de notre société,
sans elle, la paix, l’ordre et le bon gouvernement risquent l’effrite-
ment. Cette acception de l’État de droit risque-t-elle d’être cham-
boulée par la menace terroriste ?
Après les fracassants attentats terroristes du 11 septembre 2001,
48 Fenêtres sur la justice

le gouvernement canadien fit adopter par le Parlement des


mesures de sécurité qu’il jugeait compatibles avec les droits et
libertés fondamentaux garantis par notre charte constitutionnelle.
À la première occasion, la Cour suprême afficha son rôle de vigile.
Vaincre le terrorisme en bradant notre patrimoine constitutionnel
serait une victoire à la Pyrrhus, affirma la Cour (affaire Suresh).
Nos principes de justice fondamentale tiennent compte de l’ex-
périence canadienne et du droit international. Cela dit, la plus
haute cour du pays reconnaît qu’une approche large et souple
s’impose en matière de sécurité nationale. Quoiqu’il altère le
contexte d’application de la primauté du droit, le fléau du terro-
risme ne commande pas la renonciation à ce principe.
Il n’en reste pas moins (Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code
criminel) que la Constitution n’est pas un pacte de suicide. Michael
Ignatieff (The Lesser Evil) est d’avis que les droits ne doivent pas
brider l’exercice de l’autorité au point de rendre stérile l’action
gouvernementale. Le défi d’un État démocratique consiste à trou-
ver la juste mesure, sans jamais oublier que la fin ne justifie pas
toujours les moyens. Autrement dit, on ne peut recourir aux
méthodes de l’ennemi. En vérité, une réaction au terrorisme res-
pectueuse de la primauté du droit protège et renforce les pré-
cieuses libertés porteuses d’oxygène dans une société démocra-
tique. En période de crise, le maintien des droits et libertés
constitutionnels distingue une démocratie libérale d’un régime
totalitaire.
Face au sentiment d’insécurité publique grandissant engendré
par la menace terroriste, l’État de droit connaît une importante
mutation. La résurgence du fléau de la torture dans le monde
illustre bien le malaise. Publiquement, le Canada défend la civilisa-
tion contre la barbarie en prohibant toute forme de supplice, qu’il
s’agisse de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégra-
dants. Notre loi sur le génocide, les crimes contre l’humanité et les
crimes de guerre dénonce les tortures commises à l’étranger. À
l’instar des États-Unis, notre pays a ratifié la Convention des
Nations Unies contre la torture.
Toutefois, comme son puissant voisin, le Canada n’a toujours
pas adhéré au protocole additionnel de cette convention qui pré-
Le poids politique des juges 49

voit l’inspection des centres de détention. Pourtant, dans le monde


actuel, seul un contrôle international permet de percer le secret
des lieux de torture. Pour l’heure, notre gouvernement national
réfléchit. Devant le Comité des Nations Unies contre la torture, la
délégation canadienne se fait rassurante : on examine les méca-
nismes fédéraux et provinciaux en place pour vérifier leur compa-
tibilité avec le protocole facultatif. Une fois l’analyse menée à
bien, dit-on, notre pays sera en mesure de signer et de ratifier cet
instrument juridique international.
Puisque le Canada admet que seule la protection des droits de
l’homme sur le plan interne permet d’enrichir la protection inter-
nationale de ces droits, ne vaut-il pas mieux signer et ratifier dès
maintenant le protocole ? Nul doute que cette démarche inciterait
les organismes canadiens à faire diligence pour s’y conformer. S’il
s’abstient de prêcher par l’exemple, le Canada peut difficilement
inciter des pays délinquants à jouer franc jeu. La protection des
droits humains relève d’un mode d’emploi précaire. En termes
d’image, le fait pour un pays de parapher une convention sur les
droits de l’homme ne coûte rien et rapporte gros. Cependant,
faute d’intégrer les instruments internationaux dans la loi natio-
nale, les gouvernements peuvent, au besoin, ignorer ou violer le
droit international.
À l’été de 2003, le président Bush manifestait son empathie
aux torturés du monde entier. Rappelant l’adhésion de son pays à
la convention internationale contre la torture, il conviait l’en-
semble des nations à dénoncer ce fléau : « Les États-Unis sont
engagés dans l’éradication mondiale de la torture ; c’est par
l’exemple que nous menons ce combat. » Le même jour, un
représentant de la diplomatie américaine rappelait que l’interdic-
tion de la torture est absolue et ne comporte aucune exception.
Voilà pour la rhétorique. Que se passe-t-il en réalité ? Insidieuse-
ment, la torture s’est réinvestie dans des unités spéciales de l’armée
américaine. Au nom de la guerre contre le terrorisme, des experts
du renseignement confèrent à la torture une apparence de légiti-
mité.
Avant d’être promu ministre de la Justice, Alberto Gonzales a
convaincu le président Bush que la guerre au terrorisme rendait
50 Fenêtres sur la justice

obsolètes les restrictions imposées par les Conventions de Genève


sur la question du statut des combattants ou des prisonniers enne-
mis. Quant à la Convention des Nations Unies contre la torture,
la signature américaine comporte une importante réserve : la
Constitution du pays aura toujours préséance sur le droit interna-
tional. Quoi qu’il en soit, en décembre 2002, les juristes du dépar-
tement de la Justice avaient préparé un mémorandum limitant la
définition de la torture aux seules douleurs dont l’intensité pou-
vait mener « à la défaillance d’un organe ou à la mort ».
Devant les preuves accablantes de l’usage militaire de la tor-
ture à Guantánamo, en Irak et en Afghanistan, l’administration
américaine a réagi en inculpant des seconds couteaux. À ce jour,
aucun responsable civil du Pentagone ou de la CIA n’a fait l’objet
d’une enquête ou d’une poursuite judiciaire. Responsable des tra-
vaux pratiques, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a
secrètement autorisé, en décembre 2002, des méthodes créatives
d’interrogatoire : privation de lumière, isolement, utilisation de
cagoule, assourdissement, positions de stress, dénuement, intimida-
tion physique avec des chiens.
Selon une enquête de l’armée américaine, des prisonniers
afghans (détenus dans la sinistre prison de Bagram) furent torturés
à mort par des soldats américains en 2002. Les autorités militaires
ont reconnu que, depuis 2001, huit prisonniers étaient morts en
détention. En janvier 2005, la Maison-Blanche et le Pentagone
ont fait obstacle à l’adoption par le Congrès d’une loi interdisant
aux agents de la CIA d’utiliser des mesures d’interrogatoire
extrêmes. Ironiquement, bon an mal an, le département d’État
publie un rapport dénonçant les abus contre les droits humains
dans le monde. Sont notamment visés certains pays pratiquant (en
sous-traitance) la torture sur de présumés terroristes… avec la col-
laboration de la CIA.
À l’automne de 2005, un bras de fer a opposé le Sénat améri-
cain et l’administration Bush. En cas de menace terroriste, le vice-
président Cheney proposait un régime de tolérance à l’égard des
violations des droits des prisonniers détenus à l’étranger commises
par la CIA. Les sénateurs ont plutôt choisi d’approuver massive-
ment l’initiative du sénateur républicain John McCain, un ancien
Le poids politique des juges 51

prisonnier de guerre torturé au Vietnam, qui voulait interdire aux


Américains d’avoir recours à la torture, quel que soit l’endroit où
un prisonnier serait détenu dans le monde. Après avoir brandi la
menace d’un veto, le président Bush a fini par capituler face aux
grondements de l’opinion publique. Puis, avant même la fin de
l’année 2005, il a signé un amendement à la loi interdisant explici-
tement la torture des prisonniers à l’étranger par des Américains.
De son côté, en voyage diplomatique sur le vieux continent, la
secrétaire d’État américaine Condoleeza Rice défendait la poli-
tique de son gouvernement (rendition) consistant à transférer des
détenus dans certains pays autrement que par les voies d’extradi-
tion normales. La piètre réputation de nombreux gouvernements
en matière de droits humains força Mme Rice à clarifier la posi-
tion américaine. De passage à Kiev, elle déclara que, partout dans
le monde, les agents américains se devaient de respecter la
Convention des Nations Unies contre la torture. Le lendemain,
Louise Arbour, haute-commissaire aux droits de l’homme pour
l’ONU, dénonçait le risque de « dilution » du concept de torture
et condamnait la pratique des détentions secrètes : « La détention
dans des prisons secrètes, sans en informer la famille ni donner
accès à une assistance légale, est une forme de torture », à la fois
pour l’individu concerné et pour ses proches. À propos de l’ob-
tention de garanties diplomatiques préalables au renvoi d’une per-
sonne vers un pays où sévit la torture, Mme Arbour déclarait : « De
deux choses l’une, soit le pays d’accueil ne présente pas de risque
pour l’individu, et les garanties diplomatiques ne sont pas néces-
saires, soit le pays en question a un passif d’abus des droits de
l’homme et ces garanties diplomatiques ne servent à rien. »
Sans le nommer, la haute-commissaire épinglait le vice-
président américain Dick Cheney en faisant part de sa vive préoc-
cupation « face aux déclarations provenant de certains secteurs
du gouvernement américain qui demandent que certaines sec-
tions de la CIA soient exemptées de l’obligation de respecter la
Convention ». Dans ce contexte trouble, Louise Arbour jugeait
« salutaire » la mise au point de Condoleeza Rice. Son inter-
vention fut vivement contestée par le nouvel ambassadeur améri-
cain à l’ONU, John Bolton, qui faisait grief à Mme Arbour d’avoir
52 Fenêtres sur la justice

privilégié des « commentaires de presse sur un comportement


imputé aux Américains ». Le diplomate américain déclara qu’il
était contre-indiqué pour la responsable d’une haute fonction
internationale de « présupposer la manière dont [les États-Unis
menaient] la guerre contre le terrorisme avec rien de plus que ce
qu’elle [lisait] dans les journaux ».
Braquons maintenant notre regard sur la pratique canadienne.
Dans l’affaire Suresh, la Cour suprême a statué que, en règle géné-
rale, s’il y a des motifs de croire que l’expulsion d’un réfugié lui
fera courir un sérieux risque de torture, il ne peut être renvoyé
dans son pays d’origine. Cependant, la Cour n’exclut pas « la pos-
sibilité que, dans des circonstances exceptionnelles, une expulsion
impliquant un risque de torture puisse être justifiée ». Faisons l’hy-
pothèse que cette insolite affirmation soit motivée par des condi-
tions inhabituelles. L’audition de la cause avait eu lieu quelques
mois avant les attentats terroristes du 11 septembre 2001, et le ver-
dict fut rendu en janvier 2002. Les juges ont donc délibéré dans
un contexte trouble.
Ayant conclu que le « droit international rejette les expulsions
impliquant un risque de torture », la Cour suprême a convenu du
caractère déterminant de cette norme sur le contenu des principes
de justice fondamentale de la Charte canadienne. Au préalable, les
juges avaient pris soin de rappeler que, faute d’incorporation for-
melle au droit canadien, notre pays n’était pas lié par les normes
internationales consignées dans un traité. Bref, ce n’est pas parce
qu’une disposition de la Convention des Nations Unies contre
la torture limite directement l’action gouvernementale que le
Canada ne peut expulser une personne susceptible d’être tortu-
rée dans un autre pays. C’est plutôt la prise en compte des prin-
cipes de justice fondamentale qui fait généralement — mais pas
toujours — obstacle à un renvoi qui comporterait un risque de
torture.
S’agissant pour le ministre canadien de l’Immigration d’ap-
précier les assurances que lui donne un pays étranger sur le sujet
de la torture, la prudence s’impose. En effet, un gouvernement
étranger peut tacitement autoriser l’usage d’interrogatoires mus-
clés ou être incapable de maîtriser la conduite de ses agents. Selon
Le poids politique des juges 53

Human Rights Watch (15 avril 2005), sur la base de fragiles « assu-
rances diplomatiques » exposant gravement les détenus au risque
d’être torturés ou maltraités, plusieurs gouvernements envoient
des personnes vers des pays violant les droits humains. À propos du
Canada, l’organisme international proposait l’explication sui-
vante : « On peut présumer qu’en demandant des assurances
diplomatiques à propos des renvois controversés, le gouvernement
canadien tente d’éviter d’avoir recours à la troublante mesure
d’exception établie par l’arrêt Suresh.»
Au printemps de 2005, à Genève, le Comité des Nations
Unies contre la torture entendait la délégation canadienne affir-
mer que les autorités du pays peuvent faire exécuter des mesures
de renvoi, même si la personne visée « fait face à un risque impor-
tant de torture » lorsque « le risque pour la sécurité nationale ou
la sécurité d’autrui l’emporte sur le risque pour l’individu ». Face
à des interlocuteurs dubitatifs, la délégation canadienne admit
l’incompatibilité de sa position au regard de la Convention, dans
la mesure où le droit international interdit de façon absolue le
recours à la torture. Prenant appui sur l’arrêt Suresh, nos porte-
parole firent valoir la « nécessité de protéger la sécurité intérieure
tout en préservant les droits de l’homme ». Parmi les solutions de
remplacement, les délégués canadiens préconisaient la révision
de la liste des « pays sûrs » pour y expulser des indésirables. Pour
finir, nos représentants ont reconnu que « seule la protection des
droits de l’homme au plan interne permet d’enrichir la protection
internationale des droits de l’homme ».
Les États-Unis et le Canada tiennent un discours commun : la
torture est interdite… sous réserve de ce que la Constitution per-
met de faire. En lien avec la guerre au terrorisme, Amnesty Inter-
national (25 mai 2005) dénonce le « mépris flagrant du droit
international relatif aux droits humains » affiché par certains pays.
Selon l’organisme, cette déconstruction du droit humanitaire
international « a vidé de toute signification les déclarations du
président George Bush faisant des États-Unis le premier défenseur
des droits humains ». Au Canada, la Constitution vise à assurer aux
citoyens un minimum de droits fondamentaux. Il est possible que,
dans certains cas, les droits protégés par une loi aient une portée
54 Fenêtres sur la justice

plus large que les droits comparables garantis par la Charte cana-
dienne (affaire Oickle). Rien n’empêche le législateur canadien de
modifier la Loi sur l’immigration pour intégrer la norme interna-
tionale qui prohibe de façon absolue le recours à la torture.

La justice constitutionnelle
En Europe, le totalitarisme des régimes communistes et fas-
cistes a démontré la nécessité de neutraliser les abus des gouverne-
ments tyranniques. Depuis la levée du rideau de fer, plusieurs pays
d’Europe de l’Est ont choisi la surveillance judiciaire pour empê-
cher ou corriger les dérives étatiques. La chute des régimes auto-
ritaires a favorisé la création ou le renforcement des organes de
justice constitutionnelle. Là et ailleurs, la protection de la liberté
individuelle par le juge restreint l’action étatique.
La croissance de l’État et ses inévitables débordements ont
rendu nécessaire l’intervention d’un arbitre judiciaire. Au gré du
temps, la jurisprudence constitutionnelle a élaboré plusieurs
normes qui régissent le fonctionnement de l’État et les relations
entre les administrés et l’Administration. D’inspiration anglo-
saxonne, le modèle canadien de justice constitutionnelle n’en
comporte pas moins des attributs qui lui sont propres. Un aperçu
des systèmes américain et britannique peut faciliter la compré-
hension du constitutionnalisme canadien.

La justice américaine
Promulguée en 1787, la Constitution des États-Unis est l’acte
fondateur du pays. Elle organise les institutions politiques et fixe
les limites des pouvoirs reconnus aux autorités fédérales, dans leurs
rapports avec les États membres et les citoyens. Ces limites ont
notamment été précisées dans les 15 amendements constituant la
Déclaration des droits (Bill of Rights) du citoyen américain. La
doctrine de la séparation des pouvoirs a favorisé la naissance d’une
république présidentielle dans laquelle le chef de l’exécutif est
mandaté directement par le peuple. Les tribunaux détiennent un
Le poids politique des juges 55

pouvoir unique de révision : les magistrats peuvent annuler les lois


adoptées par un corps législatif et les mesures prises par le pouvoir
exécutif s’ils considèrent qu’elles sont contraires à la Constitution.
Bien qu’aucun texte de loi ne lui ait conféré expressément ce
pouvoir, la Cour suprême des États-Unis a façonné son autorité
comme institution politique. Pénétrant les prés carrés de la prési-
dence, du Congrès et de l’administration publique, le pouvoir
judiciaire a donné naissance au principe du poids et du contre-
poids (checks and balances).
Dans la célèbre affaire Marbury c. Madison de 1803, le juge en
chef Marshall de la Cour suprême statua que l’institution gouver-
nementale risquait d’être dénaturée si les lois n’offraient aucune
possibilité de réparation en cas de violation d’un droit légalement
reconnu. La Constitution fut consignée par écrit afin que les limites
du pouvoir législatif ne soient ni méconnues ni oubliées. En cas de
litige, l’autorité judiciaire est tenue de dire ce qu’est la loi. Pour ce
faire, il lui faut l’interpréter. La Constitution étant la loi suprême du
pays, elle doit être respectée par tous. Dès lors, en cas de conflit
entre la loi fondatrice du pays et une loi ordinaire, le pouvoir judi-
ciaire doit donner préséance à la norme constitutionnelle.
Au fil du temps, la légitimité du contrôle judiciaire s’est établie
par à-coups, non sans turbulence. Les frictions entre les juges et les
élus ont donné lieu à plusieurs crises politiques et la crédibilité de
l’institution judiciaire en fut parfois entachée. Dans une perspec-
tive historique, jusqu’à la fin de la guerre de Sécession en 1865,
deux thèmes ont dominé l’actualité judiciaire de la plus haute cour
de justice : la montée en puissance du gouvernement fédéral et
l’esclavage. Entre la guerre civile et la fin des années 1930, le pou-
voir judiciaire freina l’interventionnisme économique et commer-
cial de l’État.
En 1905, la Cour suprême des États-Unis rendait un juge-
ment (affaire Lochner) qui consacrait la tendance à l’activisme judi-
ciaire. On invalida alors une loi de l’État de New York qui limitait
les heures de travail dans les boulangeries. Des juges conservateurs
ont ainsi fait échec à une loi sociale que les représentants du
peuple avaient adoptée. C’était l’époque où le thème du gouver-
nement des juges faisait recette. On disait que la magistrature
56 Fenêtres sur la justice

déclarait inconstitutionnelles les lois qu’elle réprouvait. Autrement


dit, la portée de la Constitution dépendait de l’idéologie d’une
poignée de juges de la Cour suprême. Dans les années 1920, le
plus haut tribunal américain continua d’exercer un véritable droit
de veto sur la législation sociale qui touchait, entre autres sujets, le
travail des enfants, le salaire minimum des femmes et la réglemen-
tation des conditions de travail en général.
Durant la décennie suivante, le New Deal proposé par le prési-
dent F. D. Roosevelt provoquait une crise politique majeure. Plu-
sieurs lois qui avaient pour effet de concentrer le pouvoir législatif
dans les mains du Congrès furent partiellement ou totalement
invalidées. Réélu en 1936, Roosevelt donna un coup de boutoir à
la Cour suprême, plutôt conservatrice et réfractaire à l’interven-
tion de l’État sur le plan économique. Le Sénat désavoua un pro-
jet de loi en vue de nommer des juges supplémentaires. Un
comité juridique sénatorial insista sur la nécessité d’avoir un gou-
vernement régi par la loi plutôt que par la volonté des hommes.
Appelée à se gouverner selon une philosophie qui lui aurait été
politiquement imposée, la Cour risquait d’être inféodée à la pres-
sion de l’opinion publique, faisait-on valoir. Complètement
renouvelée dans les années suivantes, la Cour suprême changea
radicalement d’orientation. Cette fois, la souplesse de la haute
magistrature favorisa l’activisme du Congrès.
Présidée de 1953 à 1969 par le juge en chef Warren, la Cour
suprême s’était mise à interpréter fort libéralement la Constitu-
tion américaine. On judiciarisa les grandes questions sociales et
institutionnelles. En 1954, l’arrêt Brown marqua l’évolution de la
société américaine : la ségrégation scolaire fut déclarée inconstitu-
tionnelle. Malgré la furie provoquée par ce jugement dans les États
du Sud, la Cour ne se laissa pas affaiblir par cette tourmente. Au
contraire, dans une certaine mesure, cet audacieux jugement
conforta la légitimité sociale de l’institution judiciaire. Sans l’inter-
vention de la Cour, le Congrès n’aurait peut-être pas adopté la loi
sur les droits civils (1964 Civil Rights Act). La population améri-
caine fut majoritairement en accord avec la décision des juges,
mais cette avancée judiciaire provoqua l’inquiétude de plusieurs
observateurs. Certains craignaient l’effet pervers d’un déséquilibre
Le poids politique des juges 57

entre les grands pouvoirs de l’État. L’activité judiciaire était certes


politique, mais n’était pas nécessairement en contradiction avec
celle du Congrès.
Ce fut une période faste pour la protection des accusés en
matière criminelle. En 1966, l’affaire Miranda souleva les passions.
L’accusé avait enlevé, séquestré et violé une jeune femme. Après
deux heures d’interrogatoire sans avocat, Miranda passa aux aveux.
La Cour suprême jugea illégales l’arrestation et l’inculpation du
prévenu pour le motif suivant : avant tout interrogatoire, le sus-
pect doit être averti de son droit de garder le silence, de son droit
à la présence d’un avocat et du fait que toute déclaration peut
être retenue contre lui. Outrés par ce jugement, des membres
du Congrès ont proposé rien moins que la destitution du juge
Warren. En 1969, son départ à la retraite offrit au président Nixon
l’occasion de nommer un nouveau juge en chef plus conser-
vateur.
Sous la direction du juge Burger, de 1969 à 1977, la Cour
suprême navigua par gros vents. De façon générale, la Cour n’a pas
vraiment chamboulé sa jurisprudence antérieure. Toutefois, en
matière pénale, s’est amorcé un mouvement de repli des droits de
la défense. Différentes applications du droit à la vie privée suscitè-
rent de vifs débats publics, et parfois même des manifestations
publiques. Parmi bien d’autres, en 1973, le célèbre arrêt Roe c.
Wade provoqua une onde de choc dans le pays. La Cour statua à
la majorité que le droit à l’avortement était protégé par la Consti-
tution. Le constituant n’ayant pas abordé le sujet, le droit d’avor-
ter fut décrit comme un dérivé du droit à la vie privée, qui est
lui-même d’origine jurisprudentielle. De nos jours, l’opinion
publique américaine reste partagée sur la question de l’avorte-
ment. Pour l’heure, ce sont les politiciens qui recyclent ce perpé-
tuel débat afin de rallier des électeurs.
Rétrospectivement, on constate que des questions de poli-
tique publique furent judiciarisées au nom des droits fondamen-
taux et d’idéaux démocratiques. Sur le plan économique, jusqu’à
la présidence de F. D. Roosevelt, les juges ont traditionnellement
favorisé la libre entreprise et montré une très forte réticence à
toute forme d’interventionnisme de l’État. Par la suite, le pouvoir
58 Fenêtres sur la justice

judiciaire fit preuve de réserve quant au rôle des élus et de leur


pouvoir de réglementation en matière économique et commer-
ciale. Les tribunaux ont subordonné la légalité des interventions
étatiques au respect d’exigences procédurales liées aux valeurs
démocratiques. Le juge devenait le gardien des conditions du
débat démocratique auquel le pouvoir politique doit toujours res-
ter subordonné. Le fait que les tribunaux ont l’obligation de sta-
tuer sur la constitutionnalité des lois signifie que les grandes ques-
tions politiques finissent souvent par être débattues et réglées dans
une salle d’audience. Conviés à faire respecter des droits et libertés
fondamentaux, les juges ont entremêlé l’activité judiciaire et l’ad-
ministration publique. C’est le phénomène de la constitutionnali-
sation du droit.
Autrefois perçu comme la bouche de la loi, le juge américain
est devenu la bouche de la Constitution. L’affirmation d’un
nombre limité de droits et libertés dans la Constitution améri-
caine n’a pas empêché la Cour suprême d’en considérer d’autres
comme inclus dans l’énumération. Les cinquième et quatorzième
amendements déclarent que nul ne peut être privé de sa vie, de sa
liberté ni de ses biens sans une procédure légale (without due process
of law). Cet énoncé est plutôt vague. Dans l’esprit des pères fonda-
teurs, cette formule n’avait sans doute que peu de signification.
Pour les juges, il est pourtant devenu un outil d’appréciation du
contenu des lois, selon ce qui leur semble raisonnable dans un
contexte donné.
En l’absence de consécration explicite, le juge américain
recherche d’abord si un droit peut avoir des racines dans l’histoire
et de la tradition du pays. L’interprétation du concept de procé-
dure légale (due process of law) a connu une évolution très marquée.
Cette notion correspondait initialement à l’idée de procès juste et
équitable en matière pénale. On attribua progressivement à cette
norme de portée purement procédurale une signification maté-
rielle qui mettait l’accent moins sur process que sur law. Ce procédé
autorisa les tribunaux à juger la justesse des mesures adoptées par
les élus et permit alors à la Cour suprême de défendre les indivi-
dus contre les agissements des pouvoirs publics. En se fondant sur
certaines formules juridiques éthérées, la Cour a déduit l’existence
Le poids politique des juges 59

de droits nouveaux : le droit à l’avortement, le droit au respect de


la vie privée, le droit au mariage et à la vie de famille, etc.
En revanche, la Cour refuse toujours de prononcer l’inconsti-
tutionnalité de la peine capitale. Les juges se contentent d’en
contrôler l’usage. En juin 2002, le plus haut tribunal des États-
Unis (Atkins c. Virginia) a attisé les braises de l’abolitionnisme en
prohibant l’exécution d’accusés mentalement handicapés. Un
autre jugement oblige les jurés — plutôt que le juge — à faire
l’examen des faits susceptibles de justifier la peine capitale (Ring c.
Arizona). L’isolationnisme judiciaire américain s’est effrangé. Pour
une rare fois, les juges ont évoqué l’opinion internationale sur la
question. Enfin, au printemps de 2005, par une majorité d’une
seule voix, la Cour suprême (Roper c. Simmons) abolissait la peine
de mort pour les accusés ayant moins de 18 ans au moment des
faits. Postulant que la société américaine considérait les mineurs
moins coupables que les gens d’âge mûr, le juge Kennedy fit
observer que l’exécution de criminels mineurs violait la disposi-
tion constitutionnelle qui protège les citoyens contre toute peine
cruelle ou disproportionnée.
En termes de légitimité, la notion de procédure légale (due
process of law) doit être en accord avec le corpus jurisprudentiel
existant. Conscients de ce besoin de cohérence, malgré des diver-
gences d’opinions marquées, les juges siégeant actuellement à la
Cour suprême agissent tout de même avec prudence pour ne pas
fragiliser l’institution judiciaire. Si la règle du respect des juge-
ments antérieurs (stare decisis) est essentielle à l’autorité judiciaire
et à la stabilité du droit, elle n’est pas inexorable. Par conséquent,
rien n’empêche les juges de rompre la tradition.
En 2003, par une mince majorité (cinq voix contre quatre), la
Cour suprême (affaire Lawrence) s’est portée à la défense de la
minorité homosexuelle. Une loi du Texas qui autorisait la répres-
sion pénale de la sodomie fut invalidée. Le droit constitutionnel au
respect de la vie privée, incluant l’intimité sexuelle, fut reconnu
aux adultes homosexuels engagés dans une relation librement
consentie. Au passage, l’opinion majoritaire souligna que c’était
l’intention des rédacteurs de la Constitution américaine de ne
pas définir avec précision le concept de procédure régulière (due
60 Fenêtres sur la justice

process of law) afin que les tribunaux puissent l’adapter à l’évolution


sociale. Sous la dictée du très conservateur juge Scalia, l’opinion
minoritaire jugea opportun de faire une mise en garde. Dans la
foulée du jugement majoritaire de la Cour, faisait-on remarquer,
des activistes de la communauté homosexuelle ne manqueraient
pas de revendiquer davantage de droits, en particulier la reconnais-
sance du mariage entre personnes du même sexe. À l’évidence,
cette prémonition s’est révélée juste.
De nos jours, les grands courants de la pensée américaine
n’empruntent pas nécessairement la même voie. Les conserva-
teurs américains ont des divergences d’opinions. Certains, par
principe, appellent les juges à simplement interpréter la loi plutôt
que d’empiéter sur les compétences du législateur. D’autres, au
contraire, approuvent la révision de la jurisprudence libérale. La
tendance varie selon les époques. Au cours de la dernière décen-
nie, plusieurs lois fédérales ont été invalidées pour des motifs
d’ordre constitutionnel. Les libéraux se tournent vers le Congrès
dans l’espoir que les droits des minorités et des démunis seront
mieux protégés. En raison de sa composition actuelle, la Cour
suprême favorise fréquemment la tendance conservatrice. La
haute juridiction fait souvent prévaloir la compétence législative
des États fédérés au détriment de celle du Congrès. Plusieurs États
de la fédération constituent actuellement le bastion des valeurs
conservatrices et religieuses d’un large segment de la société amé-
ricaine.
Différents groupes d’intérêts s’animent pour favoriser une
réforme conservatrice du pouvoir judiciaire. D’un côté, il y a les
pragmatiques, dont le clan des moralistes qui s’active avec ostenta-
tion. Cet amalgame de leaders religieux et de militants traditiona-
listes ne se préoccupe guère de l’aspect juridique des controverses.
Pour eux, seul le résultat compte. De l’autre côté, il y a les ordon-
nateurs d’un aménagement intégriste de la justice américaine.
Fort de l’appui majoritaire du Congrès américain, le président
Bush a résolument entrepris de modeler la magistrature fédérale
à son image. En 2005, avec la confirmation de John Roberts
comme juge en chef et la nomination de Samuel Alito, un conser-
vateur pur et dur, le président Bush a modifié l’équilibre idéolo-
Le poids politique des juges 61

gique de la Cour suprême. De plus, 12 des 13 cours d’appel fédé-


rales sont désormais composées majoritairement de juges choisis
par des présidents républicains.
En général, les juristes conservateurs favorisent une interpré-
tation originelle de la Constitution. Niant que l’acte fondateur de
la nation américaine soit un document évolutif, ils prônent une
lecture textuelle, c’est-à-dire conforme à l’intention première des
rédacteurs de la Constitution. Sous une apparence d’objectivité,
cette déconstruction juridique vise à dépouiller le texte constitu-
tionnel de toute interprétation politique. Un droit fondamental
doit être écrit noir sur blanc, dit-on. Du coup, l’importance des
droits implicites, tel le droit à la vie privée, se trouve marginalisée.
Par ailleurs, certains défenseurs du droit à la propriété vont même
jusqu’à contester la légitimité des lois sociales et des mesures envi-
ronnementales.Tous ces groupes cherchent à contraindre le juge à
se contenter de n’être que la bouche de la loi. La Constitution
devant être interprétée de façon statique et littérale, cette vision
favorise en fin de compte le point de vue des élus face à l’opinion
des juges. Éminence grise du président Bush, Karl Rove estime
que son pays serait victime d’un « impérialisme judiciaire » de la
part de juges transformés en « législateurs revêtus d’une robe »
(Nouvel Observateur, novembre 2005).
Certes, la colère des conservateurs dépasse la mesure. Il n’en
reste pas moins que, depuis une quinzaine d’années, un activisme
judiciaire effréné règne en matière d’éducation, une compétence
législative des États fédérés. Cette tendance illustre bien la mollesse
du principe de la séparation des pouvoirs et la bienveillance auto-
ritaire des juges américains. En 1995, une cour d’appel de l’État
de New York a statué que le gouvernement devait assurer aux
citoyens une solide éducation de base. Depuis lors, la jurispru-
dence new-yorkaise a affiné le concept. Le système d’éducation
public doit fournir aux citoyens les moyens qui leur permettront
de comprendre des questions aussi complexes que la politique
fiscale et l’effet de serre. D’aucuns ironisent qu’une telle norme
échappe probablement aux élus. Dans leur mission pédagogique,
les juges américains s’immiscent dans les responsabilités bud-
gétaires, allant même jusqu’à évaluer les ressources matérielles
62 Fenêtres sur la justice

nécessaires à l’enseignement. Dans l’État du Kentucky, les ordon-


nances judiciaires s’empilent. Par un mouvement de va-et-vient
des plaideurs, les tribunaux s’enlisent dans la gestion scolaire, et il
est devenu plus difficile de bouter hors l’école les mauvais juges
que les écoliers indésirables !
En 2005, la haute cour américaine a préconisé une approche
plus équilibrée de la séparation des pouvoirs et a introduit une
mesure de contrôle judiciaire dans un domaine que l’exécutif
voulait gouverner sans partage : la détention indéfinie des présu-
més terroristes. Ainsi, le choix de la sinistre prison de Guantánamo
a été motivé par sa localisation extraterritoriale. De cette façon,
l’administration américaine croyait pouvoir échapper à l’emprise
de la justice nationale et internationale. Dans l’affaire Rasul c.
Bush, l’opinion majoritaire a reconnu la compétence des cours
américaines pour « statuer sur la légalité de la détention exécutive,
potentiellement indéfinie, des individus qui revendiquent leur
innocence absolue ». Le juge Stevens a lié ce droit de regard à l’ha-
beas corpus, un recours que le Congrès n’a jamais limité au terri-
toire américain.
Dans l’affaire Hamdi c. Rumsfeld, un jugement majoritaire
rédigé par la juge O’Connor récusa la thèse gouvernementale
voulant que le pouvoir judiciaire s’abstienne de réviser les actes
gouvernementaux en période de conflit armé. L’état de guerre ne
confère pas au président un blanc-seing qui lui permettrait de pié-
tiner les droits des citoyens. La protection de la liberté se trouve
mieux assurée lorsque les pouvoirs publics sont répartis entre les
trois organes de l’État. Il fut jugé que, à moins d’une suspension de
l’habeas corpus par le Congrès, un citoyen américain, détenu indé-
finiment en tant qu’ennemi combattant, a le droit de faire réviser
son dossier par un décideur neutre et impartial. Selon Louise
Arbour, haute-commissaire des Nations Unies aux droits de
l’homme, ce jugement permet de sortir d’une zone de non-droit
(Nouvel Observateur, août 2004) : « Le processus judiciaire améri-
cain est ainsi lancé et il faut espérer qu’il se poursuivra dans la
transparence, la qualité première de la justice étant d’être publique
et accessible à la critique, ce qui n’est pas forcément le cas des tri-
bunaux militaires. »
Le poids politique des juges 63

Rendus en juin 2004, ces jugements ont sonné le glas du pou-


voir discrétionnaire et absolu de l’administration américaine quant
à la détention et à l’interrogatoire (aux États-Unis et à l’étran-
ger) de toute personne déclarée ennemie dans un contexte de
« guerre » contre le terrorisme. Cette jurisprudence a confirmé
le fait que, dans une démocratie fondée sur les principes de due pro-
cess of law et de la séparation des pouvoirs, les juges ont le devoir,
même en temps de guerre, d’exercer leurs fonctions de façon à
endiguer les abus du pouvoir exécutif. Concrètement, un détenu
doit avoir accès à un avocat, être informé des motifs de sa détention
et, surtout, pouvoir contester les allégations à son encontre. Un
décideur neutre doit statuer sur un dossier de preuves.
Pendant le délibéré de la Cour suprême, on rendit publiques
des preuves de maltraitance envers des détenus de la prison
d’Abou Ghraïb en Irak. Bien que l’épineuse question de la torture
n’ait pas été discutée pendant l’audition, quatre des neuf juges ont
néanmoins abordé le sujet en condamnant la pratique de la déten-
tion indéfinie et incommunicado. Ce qui est en jeu, ont-ils écrit,
n’est rien de moins que l’essence d’une société libre. Ayant évoqué
le spectre terrifiant de la Star Chamber, période sombre de l’his-
toire britannique, les magistrats ajoutèrent qu’il existe une torture
pour l’esprit ; au même titre que la force, la peur affecte la volonté.
Vient un temps où les juges ne peuvent feindre d’ignorer ce qu’ils
savent en tant qu’hommes.

La justice britannique
Historiquement, au Royaume-Uni, l’augmentation du pou-
voir des juges a été rendue possible par l’érosion du pouvoir royal
au détriment de la souveraineté parlementaire. Ce sont les tribu-
naux qui ont forgé la common law (le droit jurisprudentiel) depuis
le Moyen Âge. Leur apport au domaine des droits et libertés fon-
damentaux a été considérable. Au XVIIe siècle, les juges ont contri-
bué à la limitation des prérogatives royales. À l’issue de la Révolu-
tion anglaise de 1688, un texte fondateur, la Déclaration des droits
(Bill of Rights), affirme la primauté de la common law sur la volonté
du monarque et fait du Parlement le maître du jeu politique. Par
64 Fenêtres sur la justice

conséquent, la loi ne peut être abolie ni suspendue par le souve-


rain, ce qui revient à placer la loi au-dessus du roi. La Révolution
de 1688 a ainsi transféré le pouvoir à une double oligarchie
constituée de grands propriétaires terriens et de riches marchands
de Londres. En fait, ceux-ci contrôlaient le Parlement.
Reconnu par le Parlement en 1689, l’habeas corpus reste un pur
produit de la common law. En 1628, le Parlement avait imposé au
roi Charles Ier la Pétition des droits qui interdisait les arrestations
arbitraires et assurait la protection de l’individu face aux juges. La
lutte contre l’absolutisme des Stuart et de la Star Chamber, puis la
guerre civile devaient sceller l’alliance des élus et des juges contre
la royauté et la prédominance politique et juridique du Parlement.
En 1701, l’Act of Settlement consacra la puissance tutélaire du légis-
lateur sur la magistrature en garantissant son inamovibilité.
En 1885, un éminent juriste britannique (Dicey) développa une
théorie juridique dominante selon laquelle le gouvernement et
ses subordonnés sont soumis à un contrôle de légalité par le pou-
voir judiciaire.Toutefois, le contrôle parlementaire sur les lois res-
tait entier et exclusif.
Contrairement à la justice américaine, ancrée sur la pri-
mauté de la Constitution, la justice britannique obéit à la souve-
raineté parlementaire. Il peut sembler paradoxal que l’Angleterre
soit à l’origine d’une institution qu’elle n’a jamais adoptée elle-
même. Au XVIIe siècle, dans l’affaire Bonham, le juge Coke avait
soutenu la thèse de la préséance de la common law sur les lois du
Parlement. Bien que cette conception juridique ait graduelle-
ment perdu de son lustre dans la mère patrie, en Amérique du
Nord les colons anglais restèrent fidèles aux idées de Coke. Du
temps de l’Empire britannique, le Comité judiciaire du Conseil
privé de Londres (plus haut tribunal du Royaume-Uni) a cru
nécessaire de donner aux constitutions écrites des anciennes colo-
nies une interprétation large et libérale. Qualifiant ces documents
constitutionnels d’arbres vivants, les lords britanniques estimèrent
nécessaire de ne pas les interpréter de façon étroite et technique
comme d’autres lois du Parlement de Westminster. Ce qui dis-
tingue les régimes américain et britannique c’est la responsabilité
face au peuple. Dans le premier cas, le pouvoir judiciaire exerce un
Le poids politique des juges 65

rôle déterminant tandis que, dans le second cas, l’accent porte sur
la responsabilité politique.
À première vue, la protection des droits et libertés fondamen-
taux semble mieux assurée lorsque ceux-ci sont inscrits dans une
constitution. Cependant, fiers de leur tradition historique, les
juristes britanniques estiment que la suprématie de la loi permet
d’atteindre un meilleur équilibre entre les intérêts du citoyen et
ceux de l’État. La common law sert de garantie politique et protège
les citoyens contre les intrusions arbitraires du pouvoir. Au lieu
d’un énoncé positif de droits et libertés, le système juridique
anglais atteint le même objectif par une approche négative, ancrée
dans le principe de la légalité.Toute limitation aux droits et liber-
tés fondamentaux (non formellement définis) doit être justifiée et
précisée par la loi.
La démocratie parlementaire, croit-on, permet de trouver la
juste mesure.Voyons un cas de figure. À l’automne de 2005, le pre-
mier ministre Tony Blair subissait l’humiliation d’une défaite par-
lementaire. Dans la foulée des attentats meurtriers du métro de
Londres, des députés de la majorité firent front commun avec
l’opposition pour rejeter un projet de loi proposant d’allonger
(de 14 à 90 jours) la garde à vue de suspects terroristes. Rasséréné
par des sondages favorables,Tony Blair adopta une posture de bra-
vade : « Parfois il est préférable de perdre et de faire la bonne chose
plutôt que de gagner en faisant la mauvaise chose […] le pays va
penser que le Parlement s’est sérieusement trompé. » Cette pique
populiste était trompeuse. Devant faire un choix entre la sécurité
et la liberté, les élus britanniques se sont plutôt comportés en gar-
diens des droits et libertés fondamentaux.Voilà pourquoi le Parle-
ment a adopté une solution de compromis en prolongeant à
28 jours la durée maximale de détention provisoire des individus
soupçonnés de terrorisme.
Dans une société démocratique, certaines valeurs transcendent
la règle de la majorité. En Grande-Bretagne, l’institution judi-
ciaire, si elle ne peut invalider les lois, contrôle néanmoins les actes
du gouvernement de façon à protéger les intérêts des minorités.
Selon les époques, de fortes majorités parlementaires peuvent
pousser les gouvernements à la témérité. Agissant comme un
66 Fenêtres sur la justice

contre-pouvoir, l’institution judiciaire peut parfois exercer un


contrôle plus serré des actes gouvernementaux. Depuis l’an 2000,
les juges britanniques disposent d’un nouvel instrument juridique
qui renforce leur pouvoir de révision judiciaire. En effet, par le
biais d’une loi sur les droits et libertés fondamentaux (Human
Rights Act), on incorpora dans le droit britannique la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. Curieusement, le Royaume-Uni, premier signa-
taire de cette convention en 1951, fut le dernier pays à légiférer de
façon à reconnaître expressément que la loi n’avait plus tous les
droits. Cet aménagement juridique ne permet toutefois pas au
pouvoir judiciaire d’invalider les lois. En cas d’incompatibilité
d’une disposition législative avec la convention, un tribunal com-
pétent peut faire une déclaration à cet effet. Il revient alors au Par-
lement de modifier la loi.
Pourquoi ce demi-siècle de torpeur ? Une culture politique
axée sur la souveraineté parlementaire et la souplesse d’une consti-
tution non écrite explique la méfiance britannique envers un ins-
trument juridique de type constitutionnel. De surcroît, la protec-
tion des droits et libertés fondamentaux étant assurée efficacement
par la common law, les politiciens anglais ne voyaient pas la nécessité
d’être régis par un cadre juridique conçu, selon eux, pour des pays
européens moins respectueux des droits et libertés que l’Angle-
terre. L’activisme parlementaire éroda sérieusement certaines
garanties de common law. Tour à tour, le droit à la citoyenneté, la
liberté de parole, d’assemblée et de manifestation, ainsi que le droit
au silence firent l’objet de restrictions législatives. Dans la foulée
des mesures antiterroristes adoptées par le gouvernement conser-
vateur de Margaret Thatcher, dans les années 1980, la Grande-
Bretagne manquait de crédibilité au chapitre des droits humains.
De nos jours, les tribunaux britanniques sont fréquemment
sollicités pour examiner les décisions gouvernementales. Concrè-
tement, le contrôle judiciaire porte sur l’excès de pouvoir, la régu-
larité de la procédure de décision et la sanction des décisions irra-
tionnelles ou injustes. Les juges peuvent soit annuler une décision,
soit émettre un avis, voire critiquer la loi, mais ils ne peuvent
cependant jamais la modifier en vertu du principe de la séparation
Le poids politique des juges 67

des pouvoirs. Le processus de révision judiciaire permet donc aux


juges d’assurer le respect de la loi par le gouvernement et l’admi-
nistration publique. En revanche, la magistrature ne peut jamais
écarter l’application d’une disposition législative. À la suite d’une
déclaration judiciaire de non-conformité, c’est au Parlement de
corriger une règle de droit ou de modifier une disposition fautive.
En résumé, le pouvoir de contrôle des juges sur les actes gou-
vernementaux reste bien encadré et le Parlement conserve une
bonne marge de manœuvre. Chez nous, ce modèle de justice
constitutionnelle conviendrait aux critiques les plus acharnés de
l’activisme judiciaire. Des esprits chagrins font valoir que l’adop-
tion au Canada du modèle britannique aurait permis un véritable
dialogue entre les juges et les élus. Normalement, fait-on valoir, il
convient que le pouvoir judiciaire puisse influencer l’interpréta-
tion des droits et libertés fondamentaux ; toutefois, le dernier mot
devrait appartenir aux élus.
Les avis sont partagés à propos des conséquences de la super-
position d’une loi fondamentale européenne au droit interne bri-
tannique. Une certaine presse dénonce régulièrement le fait que
des marginaux (des immigrés ou des criminels) puissent se préva-
loir de droits européens à l’encontre des lois et de l’intérêt public
britanniques.Toutefois, les observateurs de la scène judiciaire font
remarquer que les tribunaux n’ont pas vécu le chaos appréhendé
après l’entrée en vigueur du Human Rights Act. Certains crai-
gnaient que les institutions britanniques en soient affaiblies. La
flexibilité de la common law explique en partie l’arrimage des tradi-
tions juridiques insulaire et continentale. Dans une affaire de jus-
tice, les faits restent les faits. Quelle qu’en soit l’étiquette, un droit
individuel s’apprécie toujours au regard du bien commun. Au fil
du temps, les conflits de lois s’amenuisent puisque le Parlement de
Westminster veille au grain. En effet, un comité parlementaire
examine la compatibilité de la législation domestique avec la
convention européenne.
En décembre 2004, la Chambre des lords (affaire A (FC) and
others (FC) c. Secretary of State for the Home Department) a donné sa
pleine mesure à la loi fondamentale au Royaume-Uni. Au cœur
du litige : une disposition législative antiterroriste qui permet la
68 Fenêtres sur la justice

détention illimitée (sans inculpation ni procès) d’étrangers soup-


çonnés d’activités terroristes, qui ne peuvent ni ne souhaitent
retourner dans leur pays d’origine. Habituellement composée de
cinq juges, c’est une formation de neuf membres du plus haut tri-
bunal britannique, vu l’importance du cas, qui jugea la disposition
litigieuse contraire à la Convention européenne des droits de
l’homme.Tenant dans une centaine de pages, ce jugement marque
un brusque virage dans le cheminement de la haute cour britan-
nique.
En effet, dans une affaire antérieure (Rehman), les lords juges
avaient fait la part belle au gouvernement en approuvant l’expul-
sion d’un présumé terroriste. Dans la majorité des pays, fit obser-
ver Lord Hoffmann, les décisions relatives à la sécurité nationale
échappent à la compétence des juges. C’est plutôt le domaine de
prédilection du pouvoir exécutif. S’étant référé aux tragiques évé-
nements du 11 septembre 2001, il souligna qu’en matière de sécu-
rité nationale une erreur d’appréciation peut se révéler fort coû-
teuse. Sa conclusion : le pouvoir judiciaire doit respecter les
décisions ministérielles en matière de sécurité d’État. Outre l’ex-
pertise et les sources de renseignements dont dispose le pouvoir
exécutif, l’exigence de légitimité en démocratie commande que
les élus prennent les décisions susceptibles d’avoir de graves réper-
cussions sur la collectivité.
Étonnamment, dans l’affaire des étrangers détenus sans limite
de temps, Lord Hoffmann retourna sa veste. À la suite du scandale
des armes de destruction massive en Irak et malgré le courant
de scepticisme faisant pièce au processus d’évaluation des services
de renseignements, il reconnut l’importance du danger terroriste
pour la sécurité d’État.Toutefois, la survie de la nation ne lui sem-
blait pas menacée au point de renier le droit fondamental à la
liberté. La vie d’une nation transcende celle des gens qui la consti-
tuent. L’idée de nation, ses institutions et ses valeurs, se conçoivent
au gré des générations. Et Lord Hoffmann ajouta que, si sérieuse
soit-elle, la violence terroriste ne menace pas l’intégrité des insti-
tutions gouvernementales ou l’existence de la société civile.
Pour sa part, Lord Scott of Foscote apprécia prudemment les
informations émanant des services de renseignements. Rappelant
Le poids politique des juges 69

la posture de déférence des juges face aux élus en matière de sécu-


rité d’État, il souligna le fait que la mémoire judiciaire n’est pas
moins vive que celle de l’opinion publique. Or, personne n’a
oublié les analyses erronées des services de renseignements, sur la
base desquelles les forces armées du Royaume-Uni avaient été
engagées dans les hostilités guerrières en Irak.
Interprétant le contexte, Lord Hope of Craighead s’est
employé à pondérer, d’une part, l’obligation de réserve des juges
envers l’expertise gouvernementale en matière de sécurité et,
d’autre part, leur rôle de gardien des libertés civiles. Ici, les juges
sont face à des mesures prises au profit de la collectivité, les-
quelles se répercutent sur les droits et libertés du citoyen. Le pou-
voir judiciaire peut légitimement intervenir afin de protéger les
libertés civiles dans une société démocratique qui vénère autant
les droits des minorités — aussi impopulaires soient-elles — que
les droits de la majorité, puisque tous bénéficient des mêmes droits
et libertés.
Lorsqu’un gouvernement adopte une mesure législative déro-
gatoire aux droits fondamentaux, le ménagement judiciaire
s’émousse. Une vraie déférence ne doit pas être confondue avec
une démission face aux vues gouvernementales, même dans les
matières liées à la sécurité nationale. Ce point de vue exprimé par
Lord Rodger of Earlsferry prend appui sur des leçons de l’histoire.
À son avis, il y a toujours un risque que, vu la nature du sujet, une
préoccupation touchant la sécurité nationale puisse générer des
mesures n’étant pas objectivement justifiées. Inspiré par le juge La
Forest (affaire RJR-MacDonald Inc.), il rappela que la magistrature
comprend dans ses rangs des « spécialistes de la protection de la
liberté ».
Un an plus tard, soit en décembre 2005, la Chambre des lords
(affaire A (FC) and others (FC) c. Secretary of State for the Home
Department) a brutalement rappelé au gouvernement de Tony
Blair que la torture était incompatible avec la justice britannique.
À l’unanimité, les sept membres de la haute cour (l’équivalent
de notre Cour suprême) ont accueilli l’appel de huit présumés
terroristes détenus en vertu d’un certificat de sécurité. L’orga-
nisme devant réviser la légalité du processus fut donc appelé à
70 Fenêtres sur la justice

revoir chacun des cas. Lord Hoffmann qualifia d’immoral et de


déshonorant le recours à la torture : « Ça corrompt et avilit l’État
qui l’utilise et le système judiciaire qui l’accepte. » Cette belle una-
nimité s’est toutefois fissurée quand il s’est agi d’apprécier un ren-
seignement obtenu à l’étranger dans un contexte de torture.
Par une majorité d’une seule voix, il fut jugé que le ministre
responsable de la sécurité publique pouvait tenir compte d’une
information provenant de l’étranger, sans se soucier du fait qu’elle
ait été obtenue sous la torture. Par contre, l’organisme réviseur
doit exclure ce renseignement d’un dossier (et statuer en consé-
quence) s’il est établi, selon toute probabilité, qu’il a été soutiré
sous la torture. En somme, les réviseurs peuvent censurer l’action
du ministre. L’opinion minoritaire de la Chambre des lords favo-
rise un critère négatif : dans l’incapacité de conclure à l’absence
de torture, l’organisme réviseur devrait exclure le renseignement
du dossier. L’opinion majoritaire conclut en sens inverse : faute
de preuve prépondérante selon laquelle un renseignement a été
obtenu sous la torture, l’organisme de révision doit en tenir
compte. En pratique, l’enquête de l’organisme réviseur est vouée à
l’échec. En effet, pour des motifs de sécurité d’État, les gouverne-
ments étrangers refuseront toujours de communiquer les rensei-
gnements collectés par l’organisme réviseur. Faute de preuve
convaincante, des déclarations obtenues sous la torture serviront à
valider les certificats de sécurité britanniques.

La justice canadienne
Au Canada, les droits et libertés fondamentaux imposent des
restrictions à la possibilité pour l’État d’agir efficacement. L’acti-
visme judiciaire tend à se manifester lorsque, parmi plusieurs solu-
tions juridiques possibles, le choix du juge dépend de son désir
d’innover. Selon l’idéologie du magistrat, son intervention pren-
dra donc la forme d’une accélération ou d’un coup de frein. Dans
cette optique, l’activisme judiciaire n’est pas véritablement un
transfert de souveraineté des élus du peuple au profit de juges non
élus et inamovibles. Il s’agit plutôt d’une transformation de la vie
démocratique permettant aux citoyens, seuls ou regroupés, de
Le poids politique des juges 71

s’adresser aux cours de justice pour régler des problèmes rele-


vant en priorité du domaine politique. Pour y voir clair dans
cet embrouillamini, examinons la portée du contrôle judiciaire au
Canada. Cette fonction comporte deux volets : un contrôle de la
légalité des actes gouvernementaux et un contrôle de la confor-
mité de la loi et de l’action gouvernementale avec la Constitution.
Dans le premier cas, les cours de justice ont pour mandat d’in-
terpréter et d’appliquer la loi. À cette fin, les juges doivent donner
effet à la règle de droit qui, raisonnablement interprétée, devrait
faire ressortir l’intention du législateur. Certes, le langage juri-
dique n’échappe pas aux caprices de l’imprécision et de l’ambi-
guïté. La nécessité d’interpréter les termes d’une loi ou d’un
règlement confère forcément au juge une certaine flexibilité. For-
muler une règle de droit en des termes généraux, c’est reconnaître
au juge une plus grande latitude dans son application. Toutefois,
une règle de droit doit offrir un certain équilibre. Trop générale,
elle cesserait d’être un guide suffisamment sûr ; en revanche, elle
doit être suffisamment large pour régir toute une catégorie de
situations. Afin de réduire l’arbitraire, notamment en matière
pénale ou fiscale, une plus grande précision peut être souhaitable.
Le contrôle judiciaire porte, entre autres choses, sur les questions
suivantes : la conformité des actes contestés avec les textes de loi,
notamment sur le plan de la compétence ; le respect des règles de
justice naturelle ou du devoir d’agir équitablement ; l’exercice des
pouvoirs discrétionnaires.
Dès l’acte de naissance de la fédération canadienne, les tribu-
naux ont régulièrement contrôlé la constitutionnalité des lois,
principalement quant au partage des compétences entre les gou-
vernements fédéral et provinciaux. Ce faisant, les tribunaux assu-
rent le respect du fédéralisme canadien. En 1982, l’avènement
de la Charte canadienne des droits et libertés a élargi le mandat
du pouvoir judiciaire. Dans la mesure où le contenu de certaines
lois entre en conflit avec les droits et libertés constitutionnels, les
juges peuvent invalider des dispositions litigieuses. Le problème
constitutionnel peut surgir lorsqu’une règle de droit permet une
application excessive ou, à l’inverse, lorsqu’elle a une portée trop
limitée.
72 Fenêtres sur la justice

Ce ne sont pas les tribunaux qui imposent des limites au légis-


lateur, mais bien la Constitution que les juges ont pour mission
d’interpréter. Ironiquement, c’est la Constitution qui serait un
incubateur d’activisme judiciaire. Dans une démocratie constitu-
tionnelle, les citoyens doivent pouvoir contester les lois, et les tri-
bunaux ont l’obligation de trancher et de déterminer la constitu-
tionnalité d’un acte ou d’une omission du législateur. Ce pouvoir
ne peut être exercé sans que le gouvernement ait vraiment eu la
possibilité de défendre la validité de sa loi. Agir autrement serait
une grave injustice non seulement envers les élus responsables de
son adoption, mais également envers la population.
Nous savons déjà que, à la suite de l’adoption d’une charte des
droits et libertés, le Canada est passé du système de la suprématie
parlementaire à celui de la suprématie constitutionnelle. Notre
régime démocratique a dévolu aux tribunaux le rôle de fiduciaire
des libertés et droits constitutionnels. Cette fonction oblige les
juges à examiner les lois du pouvoir législatif et les actes du pou-
voir exécutif. Selon la Cour suprême (affaire Vriend), ce nouveau
contrat social démocratique engendre une interaction plus dyna-
mique entre les trois pouvoirs, qui dialoguent entre eux. Ce pro-
cessus mutuel serait de nature à enrichir la démocratie cana-
dienne, à condition que le pouvoir judiciaire n’abdique pas.
Professeur dans un collège d’Edmonton,Vriend avait été ren-
voyé en raison de son homosexualité, sans avoir jamais commis un
acte répréhensible dans le cadre de ses fonctions. Le Individual’s
Rights Protection Act d’Alberta ne prévoyait pas l’inclusion de
l’orientation sexuelle comme motif de discrimination. La Cour
suprême sanctionna ce silence législatif parce que la Charte cana-
dienne interdit formellement la discrimination fondée sur le sexe.
À la quasi-unanimité, la Cour suprême invalida le régime alber-
tain de protection contre la discrimination pour cause d’incompa-
tibilité avec la Charte. Poussant l’intervention plus avant, la Cour
décréta une modification de la loi albertaine afin de la rendre
constitutionnelle. Le pouvoir judiciaire imposa au législateur une
norme juridique dont il ne voulait pas. En pratique, les juges ont
légiféré.
Cette affaire fit grand bruit et remua tous ceux qu’horripile le
Le poids politique des juges 73

spectre de l’activisme judiciaire. Les pourfendeurs de cette ten-


dance font invariablement référence à ce cas de figure. Image pour
image, des sceptiques considèrent que le dialogue s’apparente
davantage à un monologue dans lequel les juges parlent et les élus
du peuple écoutent servilement. Face à l’invalidation judiciaire
d’une loi, l’omission gouvernementale de recourir à la disposition
dérogatoire de la Constitution (excluant temporairement l’appli-
cation de la Charte canadienne) témoignerait du caractère unila-
téral du dialogue. Le professeur F. L. Morton (IRPP, Policy Options,
avril 1999) estime que ce n’est pas nécessairement par manque de
courage que les gouvernements s’abstiennent de recourir à la dis-
position dérogatoire : « When the issue in play is cross-cutting and
divides a government caucus, the political incentive structure invites govern-
ment leaders to abdicate responsibility to the courts. »
Des commentateurs ont manifesté leur scepticisme face à l’ap-
proche dialogique que la Cour suprême a proposée. Ainsi, après
une déclaration d’inconstitutionnalité d’une disposition législative
(fédérale, provinciale ou territoriale), les observations des juges, et
surtout les modifications apportées aux lois, seraient prépondé-
rantes face à l’interlocuteur parlementaire. Ce reproche doit être
récusé. Pragmatique, le législateur ne fait que s’assurer de la léga-
lité de ses lois afin d’éviter leur contestation. En d’autres circons-
tances, on a fait valoir que la doctrine du dialogue heurte le prin-
cipe de la séparation des pouvoirs. Ce grief semble plutôt
doctrinal. En effet, la perméabilité des cloisons entre les trois
grands pouvoirs caractérise le système politique canadien.
Pour certains, l’approche dialogique serait plus élitiste que
démocratique. Concrètement, dit-on, le dialogue met l’accent sur
les institutions plutôt que sur le rôle du citoyen, alors confiné au
rôle d’observateur. Le principe démocratique suppose la partici-
pation des citoyens et non leur obéissance passive. En pure théo-
rie, cette proposition a du sens. Cependant, dans une perspective
fonctionnelle de la démocratie, elle perd de son lustre. En effet, la
discipline des partis politiques atténue grandement la responsabi-
lité des élus face aux électeurs. Sauf en de rares exceptions, le gou-
vernement contraint les députés de la majorité parlementaire à
voter en faveur des lois qu’il propose.
74 Fenêtres sur la justice

Dans les faits, comment cette doctrine du dialogue s’est-elle


accomplie ? Plus de la moitié des jugements de la Cour suprême
invoquant la Charte canadienne portent sur la constitutionnalité
d’actes du gouvernement plutôt que sur la validité des lois. Ce
sont des dispositions de nature procédurale qui ont été invalidées,
notamment dans le domaine du droit pénal. Loin d’engendrer le
chaos juridique, l’intervention judiciaire est généralement suivie
d’une retouche législative. En fait, le pouvoir judiciaire a rarement
le dernier mot. Un jugement de la plus haute cour du pays met
généralement en branle un processus de correction ou d’ajuste-
ment législatif. Les juges n’hésitent pas à surseoir aux jugements
rendus afin de faciliter une réponse législative adéquate. Il n’est pas
rare que la Cour suprême accorde un délai de grâce au législateur
avant que le jugement ne puisse s’appliquer. Lorsqu’il s’agit d’éva-
luer les limites raisonnables d’une atteinte aux droits et libertés
fondamentaux, la Cour suprême s’abstient d’invalider une loi en
raison des objectifs que cette loi poursuit. Ce sont plutôt les
moyens choisis par le législateur pour atteindre ces objectifs que la
Cour sanctionne.
En résumé, le gardien de la Constitution (le juge) traite les élus
avec déférence, sans toutefois manquer de vigilance. À la
réflexion, le constituant mérite sans doute une bonne note pour
avoir doté le pays d’un aménagement constitutionnel équilibré.
En conférence, le juge Bastarache a souligné le réalisme de la
Cour suprême : « L’approche contextuelle qui caractérise l’appli-
cation de l’article 1er et le développement de moyens de redresse-
ment novateurs a permis en fait le dialogue et l’équilibre qui existe
aujourd’hui entre les tribunaux et les assemblées législatives. » Au
Canada, les juges n’ont pas à s’immiscer de plain-pied dans le vaste
domaine des droits économiques et sociaux puisque ceux-ci ont
échappé au processus constitutionnel.Toutefois, le contentieux sur
l’égalité et la discrimination permet au pouvoir judiciaire d’inter-
venir dans le domaine politique.
Les libertés et droits fondamentaux, en raison de l’ouverture
de leur énoncé, sont parfois contradictoires. Il n’est pas rare qu’un
juge doive arbitrer des conflits entre la liberté de presse et l’équité
d’un procès pénal. Certaines preuves sont parfois frappées d’un
Le poids politique des juges 75

interdit de publication. Les désaccords ne peuvent être résolus que


par le jeu des limitations. Dans une société démocratique de type
libéral, ce sont les droits individuels, politiques ou économiques
qui sont fondamentaux. Certains groupes revendiquent davantage
au nom de l’égalitarisme. Pour eux, les droits collectifs sont le pro-
longement des droits individuels. En revanche, les adversaires du
communautarisme et du multiculturalisme tendent à considérer
les droits collectifs comme une atteinte aux droits individuels. Sur
un autre registre, parce que des restrictions ou des exceptions sont
admises, la liberté d’expression peut se conjuguer avec la vie pri-
vée. Il en va de même de la sécurité des personnes et des biens face
aux restrictions du droit répressif. Une délicate question sociale
comme l’avortement met en cause le droit à la vie privée de la
mère face au droit à la vie d’un fœtus.
À propos du contenu des lois, la question à trancher n’est pas
de savoir si une assemblée législative devrait modifier sa politique,
mais bien si la Constitution l’y oblige. Autrement dit, il ne s’agit
pas de déterminer si un régime législatif est insatisfaisant ou peu
judicieux, mais plutôt s’il porte atteinte aux préceptes fondamen-
taux de notre système juridique. Élus pour prendre de telles déci-
sions, les députés ont accès à un plus large éventail de données, à
un plus grand nombre de points de vue et à des moyens d’enquête
plus souples que les tribunaux. Qu’ils le veuillent ou non, les juges
sont parfois obligés d’exercer le rôle d’arbitre social. Énoncés avec
une terminologie large et imprécise, les droits fondamentaux
échappent généralement à une délimitation a priori. Les limita-
tions d’un droit ou d’une liberté sont plutôt le fait des tribunaux
lors d’un conflit avec d’autres droits ou d’autres libertés.
Rien n’illustre mieux la malléabilité de l’interprétation judi-
ciaire que la notion de justice fondamentale. Cette notion déter-
mine la légalité d’une atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la
sécurité de la personne, garantis à chaque individu par la Charte
canadienne. Les principes de justice fondamentale se trouvant
dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique, ils
peuvent être dégagés des règles de droit canadiennes et d’autres
sociétés démocratiques. La décision d’inclure un principe parmi
les principes de justice fondamentale dépend de sa nature, de ses
76 Fenêtres sur la justice

sources comme de sa raison d’être et du rôle essentiel qu’il joue


dans notre système juridique en constante mutation. Plus que de
vagues généralisations, les principes de justice fondamentale font
appel à une certaine précision.
Un principe de justice fondamentale doit remplir trois condi-
tions. Ce doit être un principe juridique, ce qui exclut les ques-
tions de politique générale ; il doit être le fruit d’un consensus
quant à son caractère primordial ou fondamental dans la notion de
justice. Autrement dit, les principes de justice fondamentale sont
les postulats communs qui sous-tendent notre système de justice.
Ils trouvent leur sens dans la jurisprudence et les traditions qui,
depuis longtemps, exposent en détail les normes fondamentales
applicables au traitement des citoyens par l’État. Enfin, le principe
allégué doit pouvoir être précisé et entraîner des résultats prévi-
sibles.
Les principes de justice fondamentale varient selon le
contexte du litige. Ils recoupent une gamme variée d’intérêts. Les
juges doivent sans cesse pondérer les droits individuels : ceux d’un
accusé, d’une victime ou d’un témoin. Ils doivent également tenir
compte de certaines préoccupations sociales plus larges : la protec-
tion, la sécurité ou l’intérêt du public. En pénal, l’aménagement de
la justice fondamentale repose sur un système accusatoire et
contradictoire, fondé sur le respect de l’autonomie et de la dignité
humaines. La détermination de la responsabilité pénale du citoyen
exige la preuve d’une intention coupable et des règles de droit rai-
sonnablement précises.
Quant à la justice administrative, les facteurs les plus impor-
tants pour déterminer le contenu de la justice fondamentale sur le
plan de la procédure sont la nature des droits en cause et la gra-
vité des conséquences pour les personnes concernées. Avant d’in-
fliger une peine ou une sanction à une personne, de la poursuivre
ou de la priver de recours, ou encore de lui faire subir un préju-
dice dans un processus d’enquête et de rapport, il faut l’informer
de la nature de la plainte et lui permettre de s’expliquer. Le pro-
cessus de pondération sera nécessairement contextuel puisque,
chaque fois, le droit particulier revendiqué, la portée de l’atteinte
et les intérêts en jeu dépendront largement des faits. L’idée que les
Le poids politique des juges 77

droits individuels puissent parfois être subordonnés à des intérêts


collectifs réels et impérieux constitue elle-même un précepte fon-
damental de notre système juridique.
La mésaventure de Jean Pelletier, ancien chef de cabinet de
Jean Chrétien et dirigeant de Via Rail, illustre bien la portée des
principes de justice fondamentale. Jean Pelletier a été congédié par
le gouvernement en raison des propos qu’il avait tenus sur l’an-
cienne championne olympique Myriam Bédard. Celle-ci avait
témoigné devant un comité parlementaire sur le programme des
commandites. Selon le premier ministre Martin, les propos sexistes
et désobligeants de M. Pelletier envers Mme Bédard avaient forcé
son gouvernement à le limoger. Saisie d’un recours en annulation
du décret de destitution, la Cour fédérale statua que le gouverne-
ment avait injustement traité M. Pelletier en le congédiant sans
l’informer du motif, ni lui donner la possibilité de s’expliquer. La
Cour renvoya l’affaire au Cabinet qui s’empressa de congédier à
nouveau son employé.
Pour déterminer si la justice fondamentale est respectée, les
juges doivent parfois soupeser l’importance d’un droit et les ob-
jectifs poursuivis par l’État en limitant ce droit. Le processus
d’équilibration est forcément contextuel puisque le droit revendi-
qué, la portée de l’atteinte et les intérêts de l’État dépendent large-
ment des faits. L’idée que des droits individuels puissent, en cer-
taines circonstances, être subordonnés à des intérêts collectifs est
inhérente à notre système juridique. Les valeurs sociétales jouent
un rôle dans la détermination des droits et des principes en ques-
tion. En cas d’atteinte ou de violation avérée d’un droit ou d’une
liberté par une règle de droit, le jeu de pesée juridique se déplace
vers une autre grille d’analyse. En effet, une fois précisé le principe
de justice fondamentale en cause, les intérêts collectifs seront pris
en compte dans l’application de la disposition limitative de la
Charte canadienne prévue à l’article premier. En somme, d’un
mécanisme de pondération à l’autre, le pouvoir judiciaire dispose
d’une marge de manœuvre considérable.
La souplesse de l’interprétation judiciaire déborde largement
les affaires constitutionnelles. Quel que soit le litige, le juge doit
constamment évaluer les intérêts en cause, pondérer les valeurs et
78 Fenêtres sur la justice

les principes sous-jacents et délimiter la portée des droits qui


entrent en contradiction. Au rang des principes ou des normes qui
servent de repères à l’interprète judiciaire, intervient la notion
fluide de l’intérêt public. Susceptible de revêtir plusieurs sens, ce
concept renvoie nécessairement au cadre d’application d’une règle
de droit. L’idée de l’intérêt public devient alors un référent, parmi
d’autres, servant à résoudre un désaccord fondé sur une opposition
circonstancielle de droits. Cette norme indéterminée ne répond à
aucune définition précise. Elle prend forme par l’entremise des
juges. Dans tout système juridique, un champ étendu et important
est laissé à l’interprétation des tribunaux. Cette faculté permet de
résoudre les indéterminations de la loi et, selon le cas, d’étendre ou
de restreindre la portée des règles que les précédents jurispruden-
tiels transmettent grossièrement. Cette mise en scène tolère forcé-
ment la discussion, le débat et la controverse.
De nos jours, le débat juridique touche davantage l’opinion
publique par sa couverture médiatique. Par conséquent, les
citoyens sont plus sensibilisés à l’importance du rôle des tribunaux
dans la société. Les péripéties émaillant le débat sur l’activisme
judiciaire s’inscrivent dans un climat de polémique. En fait, les
allégations de despotisme judiciaire, d’usurpation de fonction ou
de violation démocratique servent souvent à manifester des désac-
cords sur le fond même des décisions judiciaires. Les valeurs mises
en cause dans un débat judiciaire sont différemment perçues dans
notre société. Dans un litige controversé, l’interprétation retenue
par un tribunal suscite invariablement des commentaires favo-
rables et négatifs. Entre abus et timidité judiciaire, les perceptions
varient avec ou sans nuances.
Peut-on croire que la médiatisation prononcée et constante de
la justice puisse, en certaines circonstances, affaiblir l’indépendance
de la magistrature ? Cette hypothèse a été évoquée par la juge
L’Heureux-Dubé. À son avis, les critiques sévères de la part des
médias et de certains politiciens à l’égard des juges sont suscep-
tibles d’affecter leur conduite professionnelle. Face aux attaques
personnelles, rares sont ceux qui restent de marbre ou indolents.
Jaloux de leur réputation, les juges aspirent légitimement à une
carrière honorable. Par conséquent, précise la juge L’Heureux-
Le poids politique des juges 79

Dubé, on peut logiquement croire que des juges houspillés ou


vilipendés sur la place publique seront, consciemment ou non,
influencés dans leur façon d’interpréter la loi et de rendre justice.
Voilà pourquoi le courage peut devenir un attribut essentiel de la
fonction judiciaire.
Des esprits nostalgiques contestent la légitimité du contrôle
de la constitutionnalité par les tribunaux canadiens en s’inspi-
rant du très vif débat qui perdure aux États-Unis. Dans ce pays,
ni les constitutions des États fédérés ni la Constitution fédérale ne
confèrent expressément une compétence constitutionnelle aux
tribunaux. Le contrôle judiciaire de la conformité constitution-
nelle des actes de l’autorité publique s’est graduellement incrusté
dans la vie politique américaine. L’usage a légitimé la pratique,
bien que celle-ci fasse régulièrement l’objet de récriminations.
Chez nous, depuis 1982, il est écrit noir sur blanc que la Constitu-
tion est la loi suprême du pays. Non seulement les tribunaux ont
le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois et des actes
gouvernementaux, mais c’est leur devoir d’agir ainsi.
Si gouverner, c’est fixer les règles d’organisation et de com-
portement social, économique et politique, le « gouvernement des
juges » n’existe pas comme tel. Cependant, la dynamique de l’in-
terprétation des lois permet aux tribunaux de participer au gou-
vernement. Toute loi est porteuse d’objectifs, mais l’intention du
législateur est parfois difficile à cerner. Pour le profane, l’expres-
sion peut signifier n’importe quoi, depuis une intention consacrée
dans un texte précis jusqu’à une opinion spéculative sur ce que le
législateur, par son silence, a probablement voulu dire. L’intention
du législateur n’étant pas figée au moment de l’écriture d’une loi,
l’interprète judiciaire n’est pas tenu de se limiter aux concepts et
aux circonstances liés à son adoption. Après la sanction royale, la
loi a une vocation permanente. Pour préserver l’intention origi-
nale du législateur, il faut l’interpréter au moyen d’une approche
dynamique et sensible à l’évolution des réalités sociales et maté-
rielles. Par conséquent, la volonté du législateur doit être interpré-
tée selon la situation actuelle plutôt qu’en relation avec des cir-
constances historiques.
Dans le cadre de l’interprétation juridique, il faut lire les
80 Fenêtres sur la justice

termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordi-
naire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la
loi ainsi qu’avec l’intention du législateur. Autrement dit, le sens
premier des mots doit être compris dans un contexte élargi.
Réputées apporter une solution de droit, les lois doivent s’inter-
préter de la façon la plus équitable et la plus large qui soit pour
garantir la réalisation de leur objet selon leur sens, leur intention et
leur esprit véritables. Cette approche contextuelle concorde avec
l’idée qu’une loi est toujours censée être appliquée selon la
conception voulue par le législateur. Elle comporte une mise en
garde implicite : on doit interpréter le libellé d’un pouvoir minis-
tériel en conformité avec la loi. Cette approche contemporaine
tient compte de la nature diversifiée de l’interprétation législative.
Les considérations relatives au texte de loi doivent être interpré-
tées de concert avec l’intention du législateur et les normes juri-
diques établies.
En s’affairant à remodeler une règle de droit jurisprudentielle,
les juges peuvent même accroître les pouvoirs policiers au détri-
ment des droits et libertés fondamentaux. Empruntant la voie du
pragmatisme, la Cour suprême (affaire Orbanski et Elias) a statué à
la majorité que, pendant un contrôle routier, le droit de consulter
un avocat peut être restreint par le besoin des policiers de vérifier
la sobriété des conducteurs sur la route. Les juges LeBel et Fish
ont vivement protesté. Pour eux, il est inacceptable de restreindre
les protections établies dans la Charte canadienne par l’exercice
inventif des pouvoirs d’interprétation des tribunaux. Notre sys-
tème juridique s’en trouverait bouleversé. Les juges minoritaires
ont ironiquement ajouté que, alors que les droits prévus par la
Charte ont initialement été élaborés par les tribunaux, on utilise-
rait maintenant cette même common law pour les court-circuiter et
les restreindre.
En résumé, au-delà des mots qui la composent, la loi est
constamment liée à son contexte d’application. À défaut de pou-
voir défaire la loi, l’interprète judiciaire peut, jusqu’à un certain
point, la refaire. Face aux défaillances du législateur, le pouvoir
judiciaire peut parachever et adapter la loi. Dans la mesure où les
juges peuvent légalement et légitimement modifier, voire créer,
Le poids politique des juges 81

des règles de droit, ils exercent un attribut du pouvoir législatif. À


leur façon, ils jouent ainsi un rôle de colégislateurs, et ils gouver-
nent. Le pouvoir judiciaire est bien réel. Dès lors que les textes de
loi ne s’appliquent pas tels quels, mais qu’ils doivent être interpré-
tés, précisés ou adaptés, aucune société moderne ne pourrait fonc-
tionner sans l’existence d’un pouvoir de juger.
L’opinion publique

L’opinion publique : tout le monde en parle, mais le concept


reste ambigu. S’agit-il de la majorité pensante d’une société ?
Le cas échéant, cette entité serait-elle noyautée par des bavards au
détriment des silencieux ? Quelle que soit la réponse, le terreau de
l’opinion publique, c’est l’information. Les organisateurs d’élec-
tion ainsi que d’innombrables groupes d’intérêts savent l’impor-
tance de rester à l’écoute de l’humeur populaire. Puisque la
rigueur d’une loi peut faire chuter le baromètre de la satisfaction
des électeurs, un gouvernement doit impérativement connaître
l’opinion des citoyens avant d’imposer ses réformes.
Dans un régime démocratique, l’opinion publique préoc-
cupe constamment les milieux politiques. À l’opposé, le pou-
voir judiciaire n’a pas pour vocation de séduire. En marge de
ses composants, la justice a un besoin rationnel de cohérence. Si
les tribunaux sont tenus d’agir en porte-parole de la collectivité,
les juges se doivent de manifester une certaine constance aux yeux
de l’opinion publique. Autrement dit, les justiciables ont droit à
ce que l’opinion de la majorité, exprimée par les juges, ne soit
pas inconséquente, mais la magistrature ne peut non plus s’en
remettre pleinement à cette opinion pour trancher n’importe
quel sujet controversé.
84 Fenêtres sur la justice

L’opinion politique
Pour le respect de la souveraineté populaire, une démocratie
représentative doit garantir que les citoyens ont accès à une infor-
mation utile et pertinente sur le gouvernement. Leur capacité de
faire un choix éclairé devant l’urne en dépend. D’une élection à
l’autre, l’information façonne l’opinion politique, d’où l’impor-
tance de la liberté d’expression. Le citoyen, déjà bien assez occupé
par ses tâches quotidiennes, n’a ni le temps ni l’envie de sonder la
complexité de l’édifice social ; il se contente de faire son choix
parmi les orientations proposées. À cet égard, plus qu’une vertu, la
transparence gouvernementale est une nécessité. En effet, l’accès à
l’information politique favorise la participation du citoyen au pro-
cessus démocratique. Au-delà de cet objectif clairement affiché, la
loi fédérale sur l’accès à l’information oblige politiciens et fonc-
tionnaires de l’État à se tenir responsables envers la population.
La Cour suprême n’a de cesse de répéter que l’expression
politique est la forme de communication la plus importante que la
Constitution canadienne protège en garantissant la liberté d’ex-
pression. Il est acquis que cette liberté fondamentale protège aussi
bien le destinataire que le communicateur d’informations. Autre-
ment dit, la liberté d’expression ne vise pas uniquement la libre
circulation du message, elle permet aussi d’accéder à l’information
existante.Toute information susceptible de nourrir le débat public
tombe dans le pré carré de la liberté d’expression. A contrario, toute
mesure limitative de l’accès à l’information porte atteinte à cette
liberté démocratique. En somme, la liberté d’expression constitu-
tionnalisée inclut le droit du citoyen à l’information, notamment
en matière de politique.
La plupart des libertés et des droits fondamentaux précisent
des limites à ne pas franchir, mais il ne s’agit que rarement d’inter-
dictions absolues. Nous sommes plutôt dans un domaine de rela-
tivité dans la mesure où, à certaines conditions, des dérogations
restent possibles. Pivot de la Charte canadienne, l’article pre-
mier permet au pouvoir judiciaire d’établir un juste équilibre
entre les droits individuels et les besoins de la collectivité. À cet
égard, les juges cherchent à concilier les droits et libertés constitu-
L’opinion publique 85

tionnels avec les prescriptions des lois ordinaires. Guidés par des
critères flexibles, ils déterminent jusqu’où les secondes peuvent
restreindre les premiers.
La plus haute cour du pays eut à statuer sur des dispositions
législatives régissant l’information politique.Ainsi la Cour suprême
(affaire Thompson Newspapers Co.) a-t-elle invalidé une disposition
de la loi électorale fédérale prohibant les sondages d’opinion inter-
venant peu avant le scrutin. Il fut jugé que cette restriction à la
liberté d’expression était inconstitutionnelle. À l’inverse, malgré
une violation avérée de la liberté d’expression, le même tribunal
(affaire Liebman) a jugé que les dispositions de la loi québécoise
limitant les dépenses référendaires étaient constitutionnelles.
L’appelant souhaitait exprimer ses opinions et transmettre son
message de façon indépendante des comités nationaux. À l’évi-
dence, sa liberté d’expression était bafouée. Cependant, le fait que
la loi contestée favorisait la tenue d’un vote éclairé et poursuivait
un objectif louable, soit valoriser l’expression démocratique, fut un
facteur déterminant.
Par ailleurs, la Cour suprême (affaire Harper) a déclaré valide le
régime de publicité électorale des tiers instauré par le Parlement
en vue de limiter les dépenses admissibles. Bien qu’il soit, en
bonne partie, contraire à la liberté d’expression, ce modèle électo-
ral égalitaire fut néanmoins jugé conforme à la Constitution. Ces
trois affaires judiciaires ont pour toile de fond la liberté d’expres-
sion. Aussi importante soit-elle, cette liberté fondamentale n’est
toutefois pas une référence absolue. Au final, c’est souvent le
contexte d’une loi et son objet qui déterminent sa constitutionna-
lité.
Parfois, les choses reviennent en boucle sur elles-mêmes.
Ainsi, pour la Cour suprême, la démocratie appelle un système
de gouvernement représentatif et responsable ainsi que la par-
ticipation du citoyen au processus politique comme électeur.
Cet apport individualisé n’a de sens que si l’administré peut por-
ter un jugement averti sur l’administration. Selon le degré d’ou-
verture sur l’information politique, le regard critique du citoyen
sera pénétrant ou aveuglé.Voilà pourquoi la démocratie représen-
tative est tributaire de l’accès à l’information touchant au domaine
86 Fenêtres sur la justice

gouvernemental. Un choix politique éclairé dépend forcément de


la qualité de l’information qui le conditionne. À son tour, la qua-
lité de l’information politique dépend de la transparence de l’acti-
vité gouvernementale, ce sont des vases communicants. Lorsque
les citoyens ont effectivement le dernier mot, alors une société est
davantage démocratique.

Les sondages d’opinion


« Le sondage, observe Milan Kundera (L’Immortalité), est
devenu une sorte de réalité supérieure ; ou pour le dire autrement,
il est devenu la vérité. » Bien que les sondages soient synonymes
d’opinion publique, ils font parfois l’impasse sur l’évolution lente
de la société. Bridant le débat public, ils renforcent le confor-
misme en offrant aux médias des enquêtes taillées sur mesure. Les
études d’opinion sont fabriquées par des sondeurs qui en font
commerce. Puisque les enquêtes d’opinion entretiennent la nou-
velle, il n’est pas étonnant que les grands médias encouragent cette
loterie. La simplicité des sondages permet trop souvent d’esquiver
la complexité des événements. Avant de donner un élément d’in-
formation, ils restent des commandes commerciales. En période
de campagne électorale, le phénomène s’accentue. De plus en
plus, les femmes et les hommes politiques accordent une
confiance aveugle aux spécialistes en communication.
La méthode du sondage d’opinion permet-elle véritablement
de capter l’opinion publique ? Sous réserve du sujet abordé, de la
teneur du questionnaire et du moment de son coup d’envoi, un
courant d’opinion peut certes se manifester. Cependant, le rôle du
sondeur et sa façon de faire peuvent, volontairement ou non,
manipuler l’opinion publique. Dès lors, on comprend mieux la
dispute opposant certains sociologues et politologues sur l’accep-
tion du concept d’opinion publique. Pour les uns, il s’agit d’un
agrégat d’opinions individuelles, dont il s’agit simplement d’éta-
blir la moyenne. Pour les autres, il s’agit plutôt d’un artifice de per-
suasion ; il faut orienter les réponses puis les interpréter. L’omni-
présence du sondage ne peut occulter sa principale limite : il
L’opinion publique 87

n’est jamais l’expression naturelle de l’opinion publique, mais la


réponse de celle-ci, dans des conditions bien particulières, à une
question posée par un commanditaire ; de ce fait, le résultat
obtenu ne s’inscrit pas nécessairement dans une logique d’infor-
mation publique.
Cela dit, on ne peut s’en désintéresser. Non seulement tout le
monde en parle, mais bien du monde s’y réfère. Tourmentées par
l’opinion publique, les élites dirigeantes font de l’enquête d’opi-
nion leur viatique. Les sondages sont aux responsables politiques
et aux décideurs ce qu’est l’indice boursier pour les analystes
financiers. Il s’agit d’un important moyen de communication
entre les gouvernements et les gouvernés. Le citoyen moyen dont
on cherche à saisir l’opinion est un personnage mythique. En
effet, un être humain se caractérise par un sexe, un âge, des traits
culturels et un degré d’instruction. Il évolue dans une commu-
nauté, et notamment dans un milieu de travail. Ce contexte plu-
riel façonne son opinion sur différentes questions personnelles et
collectives. En outre, les problèmes moraux ou privés restent
d’importants facteurs de modulation de son opinion.
Le concept d’opinion publique fait souvent appel à l’idée
de consensus ou de courant majoritaire. Dans l’absolu, cette propo-
sition est trompeuse, car les méthodes de sondage courantes n’of-
frent qu’une version appauvrie de l’opinion publique, et les son-
dages n’interviennent le plus souvent qu’en période d’exacerbation
de l’humeur populaire. De plus, les gens peuvent fort bien entrete-
nir des opinions aussi variées que nuancées sur le sujet de l’heure.
Même au sein d’un groupe partageant les mêmes valeurs, les gens
peuvent exprimer des vues différentes sur la même question.
Dans un pays vaste comme le Canada, des considérations
régionales entrent en ligne de compte, et la complexité du déve-
loppement socioéconomique rend utopique la pensée unique. Un
sondage d’opinion n’est guère plus que le cliché figé d’une
convergence de points de vue. Sa construction et sa déconstruc-
tion relèvent autant de l’art que de la science. Des sondages isolés
ou sporadiques ne peuvent refléter adéquatement l’opinion
publique. Seules des études plus structurées sont susceptibles de
révéler des opinions durables et significatives.
88 Fenêtres sur la justice

Il n’y a pas qu’en période électorale que les sondages condi-


tionnent l’action politique. En cours de mandat, peu d’élus sont
disposés à mettre en jeu leur popularité pour promouvoir les inté-
rêts à long terme du peuple. Les gouvernements utilisent donc
les sondages pour orienter leurs choix politiques, déterminer les
priorités et neutraliser les sujets trop controversés. Les sondeurs
sont promus au rang de troupe d’élite dans le cercle des conseillers
politiques.

Le traitement de l’information
Le milieu de l’information privilégie l’instantané. Les réac-
tions à chaud supplantent la réflexion et la mise en contexte. L’im-
médiateté de la nouvelle contraint le journaliste à simplifier le
contenu. C’est la tyrannie de l’instant. Pour capter l’attention
de l’auditeur ou du lecteur, mieux vaut grossir le trait et plaquer
l’image forte. La dramatisation de l’information amplifie à déme-
sure certains événements. À supposer qu’elle soit exacte, l’infor-
mation du jour n’est pas la vérité révélée. Au mieux, ce n’est que
la vérité présumée du moment, d’où la nécessité d’exercer son
sens critique. Quels que soient la cote d’écoute d’un bulletin de
nouvelles ou le tirage d’un journal, les médias sont rarement
des références exactes. Il n’y a pas de lien direct entre information
et vérité, pas plus qu’entre information et opinion.
Le fait central de la nouvelle, sa mise en scène (parfois orches-
trée par l’auteur de l’événement) et son traitement journalistique
engendrent une information préformée. La représentation du
bien et du mal en couleurs vives chasse la grisaille de la vie quoti-
dienne. Face à une information désossée, il faut sans cesse rappeler
l’infinie variété et la complexité des ennuis et des calamités. Parce
qu’il facilite la compréhension du présent, le passé reste utile.
Hélas, l’information médiatisée privilégie l’immédiat et se renou-
velle au pas de charge. Dotés de technologies efficaces, les réseaux
spécialisés dans l’information en direct bâclent l’analyse. Les faits
et leur compréhension s’emmêlent parfois dans une somme
confondante d’informations secondaires. Et puis, ce qui suscite
L’opinion publique 89

l’intérêt journalistique un jour s’évanouit le lendemain, et le com-


mentaire critique ou l’analyse de fond de la semaine suivante arri-
vent souvent trop tard.
Il ne suffit pas d’être informé ou de tout voir pour savoir.
Tout connaître sur tout ne permet pas toujours de saisir le com-
ment et le pourquoi des choses. L’auditeur ou le lecteur a besoin
d’un décodeur. Le flot incessant d’informations place le journa-
liste dans un rôle d’intermédiaire entre l’actualité et le citoyen.
Faute de compréhension suffisante, la mémoire de la nouvelle
s’estompe avec le temps. Généralement, les problèmes ponctuant
l’actualité préexistent à la nouvelle et continuent d’exister après sa
diffusion. Rarement résolus par le discours d’un jour donné, ils
peuvent toutefois connaître de sérieuses mutations par des réac-
tions ou des actions collectives. Si le passé ne doit pas devenir une
obsession, l’instantanéité du discours médiatique quotidien ne
devrait pas servir à confectionner un « prêt-à-penser » à l’usage du
consommateur de nouvelles. Enfin, l’expérience nous enseigne
que l’irruption de l’actualité s’accompagne souvent d’amnésie à
l’égard du passé et de myopie à l’égard du futur.
Comme bien d’autres affaires, un événement judiciaire peut
susciter une curiosité légitime. Considéré à juste titre comme une
garantie de bonne justice, le principe d’ouverture à tous les inté-
ressés signifie que le débat judiciaire et le jugement qui l’accom-
pagne doivent avoir lieu en audience publique. Plus qu’une simple
formalité, cette exigence est essentielle au contrôle démocratique.
En effet, elle contraint le pouvoir judiciaire à s’exercer au vu et au
su de l’opinion citoyenne. Rompant avec la pratique du secret, qui
sert le plus souvent de paravent à l’arbitraire, la transparence repré-
sente l’axiome fondamental de la légalité.
Puisque la norme de transparence facilite la couverture
médiatique d’une affaire judiciaire, le droit du public à l’informa-
tion est favorisé au détriment du respect de la vie privée. Cela dit,
la transparence judiciaire permet-elle, en toutes circonstances, de
tout dire et de tout montrer ? Sous l’angle du droit du public à
l’information, l’écoulement du temps tend à rompre le lien entre
une affaire judiciaire et ses acteurs. Ceux-ci ne sont plus impli-
qués, c’est-à-dire engagés dans l’action. Bref, ils n’entrent plus dans
90 Fenêtres sur la justice

le champ de l’actualité ; ils n’ont plus valeur d’actualité. S’il le veut,


un gangster — ou ses héritiers — peut toujours exploiter sa noto-
riété ou ses faits d’armes dans une œuvre cinématographique ou
littéraire.
Parfois, le droit du public à l’information, soutenu par la
liberté d’expression, impose des limites à la protection de la vie
privée. La Cour suprême (affaire Aubry) a statué que la protection
du droit à l’image s’efface lorsque la publication s’inscrit dans l’ac-
tualité. La pondération des droits en cause dépend de la nature de
l’information, mais aussi de la situation des intéressés. Ce jeu de
poids et de mesures est lié au contexte. En effet, certains éléments
de la vie privée d’une personne exerçant une activité publique ou
ayant acquis une notoriété peuvent devenir d’intérêt public,
comme dans le cas de ceux dont la réussite personnelle dépend de
l’opinion publique, notamment les artistes et les personnalités
politiques. Il en va de même des personnes inconnues propulsées
à l’avant-scène à l’occasion d’un procès médiatisé, d’une activité
financière reliée aux fonds publics ou d’événements mettant en
cause la sécurité publique.
La communication de l’image s’est imposée comme un outil
indispensable pour assurer la communication de masse. Il ne faut
toutefois pas écarter l’idée que le concept de dignité humaine
puisse, dans un contexte précis, limiter la libre circulation de cer-
taines images. En droit québécois, la sauvegarde de la dignité de la
personne postule que chaque être humain possède une valeur
intrinsèque le rendant digne de respect. Pour être avérée, l’atteinte
à la dignité de quelqu’un, en raison de la notion sous-jacente de
respect, n’exige pas la démonstration de conséquences perma-
nentes.
Le droit du public à l’information, soutenu par le droit à la
liberté d’expression, donne aux journalistes et aux entreprises
de presse des responsabilités professionnelles. L’affaire Néron a pro-
voqué une onde de choc dans le milieu journalistique. En rete-
nant la faute civile de la Société Radio-Canada, la plus haute cour
du pays a provoqué l’ire de plusieurs journalistes et poussé à la
réflexion d’autres membres de la profession. Lors d’une émission
d’affaires publiques de la télévision d’État, le relationniste Néron
L’opinion publique 91

fut sévèrement pris à partie. Il agissait alors comme communica-


teur pour la Chambre des notaires. Au moment où cet ordre pro-
fessionnel subissait les récriminations de clients insatisfaits, Radio-
Canada avait abordé ce dossier d’intérêt public. Dans sa poursuite
en diffamation, le demandeur alléguait une atteinte à sa réputation
et il eut finalement gain de cause en justice.
En sa qualité de présidente de la Fédération professionnelle
des journalistes, Anne-Marie Dussault (Le Devoir, 4 août 2004)
avait dénoncé « l’information par les juges ». Elle appréhendait
comme effet pervers de ce jugement la frilosité des journalistes
sur des questions d’intérêt public. Pour éviter l’« imposture » de
l’intervention des juges en matière de normes journalistiques,
le chroniqueur Michel Venne (Le Devoir, 9 août 2004) proposait
l’adoption de normes législatives pour « rétablir l’équilibre en
faveur de la liberté d’expression ».
Pour sa part, l’éditorialiste André Pratte (La Presse, 8 août 2004)
s’est employé à faire la part des choses. À son avis, le respect des
normes professionnelles du journaliste raisonnable sera dorénavant
le critère décisif en matière de diffamation. Assujettis à une norme
de droit civil, les médias québécois risquent d’être soumis à des
exigences plus strictes que celles régissant les médias des provinces
de common law pour lesquels la norme de responsabilité serait
moins contraignante. Le journaliste reconnaît au jugement le
mérite de la nuance : « Les journalistes ne sont pas tenus à un cri-
tère de perfection absolue ; ils sont astreints à une obligation de
moyen. » Il serait donc prématuré d’appréhender des « consé-
quences catastrophiques pour la liberté de la presse ».
Ce jugement met en relief la confrontation de deux pouvoirs :
les médias et le judiciaire. Le dialogue entre ces institutions laisse
entrevoir la complexité des rapports entre deux intérêts sociaux
différents. Il n’empêche que l’un a besoin de l’autre : l’activité
journalistique suppose une liberté d’expression dynamisée et
pérenne. Le pouvoir judiciaire a notamment pour mission de pro-
téger cette valeur démocratique contre l’arbitraire étatique. Cette
convergence d’intérêts n’a pas pour effet d’attribuer au milieu
journalistique le contrôle absolu sur l’exercice de la profession. Les
juges doivent également protéger les citoyens contre les abus ou
92 Fenêtres sur la justice

les dérives que la liberté de la presse peut générer. Pour exercer


judicieusement la fonction d’arbitre, le pouvoir judiciaire doit for-
cément s’en remettre à des normes. Dans l’affaire Néron, la Cour
suprême a retenu comme grille d’analyse les « normes profession-
nelles du journaliste raisonnable ». Ce sont donc les journalistes
qui doivent modeler les normes de la profession, et le temps presse
car les juges ont horreur du vide juridique.
Nos journalistes refusent opiniâtrement d’envisager d’établir
un cadre juridique pour la profession. En matière d’éthique et de
déontologie, l’autoréglementation apparaît à plusieurs comme le
seul régime acceptable et compatible avec leur conception d’une
société démocratique. Dans la plupart des cas, on préfère s’en
remettre à la politique de l’entreprise, au code interne de fonc-
tionnement ou aux dispositions de la convention collective plutôt
que d’être assujetti à un code unique et uniforme pour l’ensemble
des médias. D’aucuns estiment que le monde de l’information est
régi selon la crédibilité propre à chaque média. En cette matière,
croit-on, c’est le public qui sert de régulateur.
La Fédération professionnelle des journalistes du Québec, par
son exécutif, a déjà timidement suggéré l’idée d’un encadrement
juridique de la profession. Ce pourrait être un organisme ressem-
blant à un ordre professionnel. On s’inspirait du modèle existant
dans certains pays d’Europe. Une levée de boucliers chez les pro-
fessionnels de l’information fit avorter le débat. Confiants de pou-
voir s’autodiscipliner, les journalistes québécois font majoritaire-
ment valoir qu’une loi régulant l’accès à la profession mettrait
davantage en péril la démocratie qu’une loi restreignant la pro-
priété ou la concentration des entreprises. Loin de faire l’unani-
mité, ce point de vue fait l’objet de sévères critiques. Il est uto-
pique de discourir sur la liberté de la presse et d’ignorer les
responsabilités qui la sous-tendent. Puisque les tribunaux sont
appelés à sévir contre les abus de la liberté de la presse, le monde
médiatique n’a d’autre choix que de reconnaître et de respecter les
normes professionnelles qui guident l’action judiciaire.
Le phénomène de concentration de la presse accélère le déclin
du pouvoir des journalistes. Une assise professionnelle légale leur
donnerait davantage de stature au sein de l’entreprise où ils exer-
L’opinion publique 93

cent leur profession. Curieusement, la crainte maladive du


contrôle étatique se concilie plutôt mal avec l’acceptation d’une
carte syndicale. En effet, l’accréditation consentie par le minis-
tère du Travail n’est-elle pas une forme d’encadrement étatique ?
D’après Michel Venne (Le Devoir, 4 décembre 2002), cette posi-
tion révèle chez plusieurs collègues journalistes un esprit corpora-
tiste favorisant l’intérêt de l’employeur. Étonnamment, le milieu
journalistique pratique une double norme. Au nom de la protec-
tion du public, la presse dénonce régulièrement l’ineptie des per-
sonnes passées en discipline en vertu du Code des professions et
des autres lois professionnelles. Pourquoi donc les journalistes
écartent-ils la logique d’une justice interne administrée par les
pairs alors qu’ils jugent ce modèle convenable pour autrui ?
L’acte journalistique s’appuie sur une liberté fondamentale
favorisant le droit du citoyen à l’information, mais les grandes
entreprises de presse ont confisqué cette liberté individuelle. A-
t-on déjà vu un individu ester en justice pour faire respecter son
droit d’être correctement informé ? La liberté de la presse est
constamment proclamée et célébrée par les tribunaux, mais dans
son exercice quotidien elle semble de plus en plus incertaine. Les
professionnels de l’information ne disposent pas toujours de
l’éclairage nécessaire à l’accomplissement de leur délicate fonc-
tion, pourtant d’intérêt public. En fait, qui de l’entreprise de presse
ou du journaliste peut logiquement se présenter comme titulaire
de la liberté de la presse ? L’un ou l’autre, et parfois même l’un et
l’autre, selon les circonstances, font valoir la vertu et l’importance
du droit de savoir.
Bien que la Charte canadienne décrète que chacun jouit de la
liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y com-
pris la liberté de la presse et des autres moyens de communication,
en vérité, c’est la liberté d’information qui est en cause. Les grands
ensembles tirent profit de la liberté d’entreprise en se prévalant de
la liberté de la presse et du droit à l’information des consomma-
teurs. En somme, la liberté de la presse favorise la liberté d’entre-
prise. Alors que le droit individuel à l’information s’adoucit, le
vaste domaine mercantile de l’information obéit à la logique du
marché et de sa nécessaire rentabilité.
94 Fenêtres sur la justice

La libre circulation d’opinions et d’idées variées revêt une


importance fondamentale dans une société démocratique.
D’ailleurs, la plupart des débats judiciaires relatifs à la liberté de la
presse se nouent autour du droit de savoir ou du droit à l’informa-
tion du public. À l’appui de cette thèse, la Charte québécoise des
droits et des libertés de la personne reconnaît à toute personne le
droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi. En raison
de leur retentissement, parfois considérable, les messages véhiculés
par les médias sont susceptibles de porter gravement atteinte à des
valeurs devenues essentielles telles que l’intimité de la vie privée
ou la dignité humaine. S’il est naturel que la loi protège de telles
valeurs, il l’est tout autant d’assujettir les médias à une norme juri-
dique commune. C’est souvent dans un palais de justice que s’ana-
lysent les faits et gestes du milieu journalistique. Par un phéno-
mène de sédimentation jurisprudentielle, le contour du droit à
l’information se découpe. Dans une certaine mesure, la judiciari-
sation croissante des conflits opposant des citoyens aux groupes de
presse confirme l’inefficacité relative des mécanismes d’autorégle-
mentation.
Dans une société démocratique, la pire des solutions est sou-
vent celle qui s’impose sans débat. Par défaut, le système judiciaire
apparaît de plus en plus comme l’instrument privilégié d’une
remise en question des pratiques journalistiques abusives et du
dysfonctionnement des médias. Par conséquent, de façon ponc-
tuelle, les juges façonnent l’éthique des professionnels de l’infor-
mation. À défaut d’un encadrement juridique propre à la profes-
sion journalistique, le pouvoir judiciaire retrouve son utilité en
remplissant sa fonction réparatrice et dissuasive. En outre, le droit
pénal possède une portée symbolique et des vertus pédagogiques
qui expriment et protègent des valeurs essentielles. Il devrait tenir
son rang. Cependant, la désuétude des dispositions pénales rela-
tives à la diffamation stérilise cette voie de recours. En cette
matière, seules les poursuites civiles peuvent être envisagées.
L’affaire Néron, commentée précédemment, fait voir que, faute
de normes précises pour juger un recours en diffamation, des
juges n’hésitent pas à jongler avec les normes professionnelles
journalistiques. Un magistrat ne peut se défausser de son obliga-
L’opinion publique 95

tion de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuf-


fisance de la loi. Actuellement, l’existence d’une faute civile se
mesure à l’aune de la conduite d’un journaliste raisonnable. La
Cour suprême, par une forte majorité, a conclu que cette norme
abstraite représente l’outil par excellence pour déterminer la res-
ponsabilité civile des défendeurs. C’est aussi le cadre de référence
permettant de passer au crible d’autres éléments importants,
comme la véracité, la fausseté et l’intérêt public.
Dans l’éventualité souhaitée par certains d’encadrer la profes-
sion par une loi, les normes professionnelles et déontologiques
seraient forcément élaborées par les journalistes eux-mêmes. En
cas de litige, l’analyse des tribunaux serait à coup sûr moins
approximative si l’on posait de tels jalons. Il n’y a pas que les inté-
rêts commerciaux et les pouvoirs publics qui menacent la liberté
de la presse. Les spécialistes de l’information contribuent égale-
ment à son érosion en violant leurs devoirs de franchise, de
rigueur, d’équité et d’intégrité.

L’opinion publique et la justice


Pour la justice, nul doute que l’opinion publique constitue un
élément déterminant à contenu variable. Les archives judiciaires
au quotidien sont un observatoire précieux, tant il est vrai que
certains dossiers mettent en scène l’opinion publique. Celle-ci
n’apparaît vraiment qu’à l’occasion des affaires les plus médiati-
sées, mais elle produit un jeu de miroir. La dramatisation judiciaire
devient alors une manifestation à travers laquelle la société se ren-
voie une image d’elle-même. Au printemps de 2005, les chaînes
de télévision passèrent en boucle ad nauseam des images d’une
jeune femme diabolisée, Karla Homolka. Sa libération trop pré-
coce résultait d’une entente politico-judiciaire. Pour le psychiatre
Jocelyn Aubut (La Presse, 2 juin 2005), les images fugaces ne révé-
laient rien sur l’innocente beauté qui avait tué, « mais beaucoup
sur nous-mêmes ». « Le peuple est avide d’émotions, il a besoin de
voir de près l’assassin », observe cet expert de la délinquance
sexuelle. Il précisera qu’il s’agit plutôt d’un besoin de « frissons ».
96 Fenêtres sur la justice

Le but est de rassurer l’opinion publique, et les « gurus média-


tiques » s’en chargent. C’est ainsi que la « boucle des images sim-
plistes rejoint la boucle des pensées simplistes ».
La justice incarne un lieu où la vie sociale se raconte, aux
confins du droit, de la politique et de la sociologie. C’est égale-
ment un point de rencontre entre la norme et la passion. Rien
d’étonnant à ce que les affaires judiciaires prennent toujours plus
de place dans l’information quotidienne. Entre 1991 et 1995, le
temps d’antenne des affaires judiciaires a quadruplé dans la pro-
grammation du soir des grandes chaînes de télévision américaines.
Cette nouvelle distribution du temps d’antenne s’est maintenue
depuis. Nous pouvons observer le même phénomène au Canada
et au Québec.
En général, l’influence de la collectivité se manifeste d’abord
en amont auprès du législateur, ensuite en aval auprès des juges.
Dans une société démocratique, il y a un écart entre les valeurs qui
intéressent les élites et celles qui préoccupent les citoyens moyens.
Ceux qui s’activent dans la sphère du pouvoir sont plutôt portés
vers les questions de mondialisation, d’économie du savoir et de
libéralisation des échanges de biens, de services et de capitaux ; les
gens ordinaires se préoccupent davantage d’égalité des chances,
d’efficacité du système social, notamment de qualité des soins de
santé et d’accès à l’éducation.
Les élus sont naturellement enclins à voter des lois qui rem-
portent la faveur populaire. À l’inverse, un projet législatif mal
perçu fera généralement l’objet d’atermoiements et de consulta-
tion jusqu’à ce qu’un vent favorable souffle dans l’enceinte parle-
mentaire. Pensons au casse-tête politique du mariage de gens du
même sexe. Par un mécanisme de renvoi à la Cour suprême,
le gouvernement fédéral a pu retarder sa prise de décision… le
temps d’une échéance électorale, comme l’observe le chroniqueur
Norman Spector (Le Devoir, 16 décembre 2004) : « Personne ne
croit vraiment que le gouvernement fédéral a référé la question
du mariage homosexuel à la Cour suprême pour de simples rai-
sons juridiques, si ce n’est pour se ménager la couverture politique
nécessaire à sa décision alors que deux premiers ministres succes-
sifs avaient déjà au minimum cherché à gagner du temps. »
L’opinion publique 97

L’opinion de la plus haute cour du pays sur la légalité d’un pro-


jet de loi peut parfois servir de caution morale au gouvernement.
Dans le renvoi à la Cour suprême, par l’exécutif fédéral, d’un projet
de loi sur le mariage entre personnes du même sexe, le gouverne-
ment minoritaire libéral a vainement tenté d’instrumentaliser le
pouvoir judiciaire. Conscient du clivage qui existait à ce sujet dans
l’opinion publique et la députation libérale, le premier ministre Paul
Martin demanda à son ministre de la Justice d’allonger la liste des
questions qu’on poserait aux juges. Le gouvernement n’avait pas
contesté la multitude de jugements rendus aux quatre coins du pays
qui affirmaient le caractère discriminatoire du mariage traditionnel,
et sa soudaine inquiétude dissimulait mal l’artefact politique. Com-
ment, du même souffle, le gouvernement pouvait-il demander à la
Cour suprême de donner un avis juridique sur la légalité du ma-
riage gai et celle du mariage traditionnel ? Cette incongruité s’ex-
plique par un calcul politique. Attrapant la balle au bond, les élus au
pouvoir avaient beau jeu de dire aux électeurs qu’ils avaient les
mains liées par le pouvoir judiciaire. Arguant de sa discrétion judi-
ciaire, la Cour refusa de répondre à la question de savoir si l’exi-
gence hétérosexuelle du mariage était constitutionnelle.
En principe, les ministres sont soucieux de gouverner dans
l’intérêt du peuple. Si leur action entretient la faveur de l’électorat,
ils sont rassérénés. Par conséquent, l’opinion publique reste une
préoccupation constante du législateur. Une fois l’étape parle-
mentaire franchie, c’est l’appareil administratif de l’État qui, sous la
direction du pouvoir exécutif, s’occupe de la gestion des plans et
des programmes gouvernementaux ; il agit selon des normes juri-
diques connues et balisées. L’influence de l’opinion publique peut
resurgir quand il y a judiciarisation des problèmes. En théorie,
il devrait y avoir une dissociation totale entre le fonctionnement
du système judiciaire et l’opinion publique. En effet, comment un
juge pourrait-il s’approprier une donnée aussi volatile et chan-
geante ? En pratique, nous le verrons bien, il en va différemment.
La justice ne peut se rendre en état d’apesanteur : elle a besoin
de s’enraciner socialement. Il y a donc une grande part de sub-
jectivité dans la fonction de juger qui, de ce fait, comporte une
référence, explicite ou implicite, au contexte social, historique et
98 Fenêtres sur la justice

politique. Parmi plusieurs éléments, ceux liés au milieu culturel


façonnent la pensée du magistrat. Même involontairement, le juge
sera amené à faire coïncider, dans son appréciation des faits, le
droit et son sentiment intime de la justice. D’un dossier à l’autre,
le juge peut percevoir une image singularisée de la réalité, pour
ensuite déduire une application différente des règles de justice.
Parfois même, la loi oblige le juge à tenir compte de l’opinion
publique qui prédomine au moment précis, pour ensuite intégrer
cette perception dans ses critères d’appréciation.
En contexte d’insécurité, l’opinion publique joue un rôle
important auprès du haut fonctionnaire chargé des poursuites
pénales et auprès du ministre responsable, le procureur général.
Bien que la pression extérieure soit un facteur difficile à évaluer,
l’influence des médias ou la vigilance exercée par des groupes
influent sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire dévolu au minis-
tère public. Les procès hautement médiatisés attisent l’émotion du
public. Dans notre société, la poursuite a le devoir de veiller à ce
que tout inculpé soit traité avec équité. Lorsque l’accusateur pu-
blic laisse la pression de l’opinion publique influencer ses actions,
l’équité et la légitimité essentielles à notre système sont menacées.
S’ils devaient être privés de leur pouvoir d’intervention, les juges
seraient alors abaissés au niveau d’une bande de lyncheurs. La
magistrature doit constamment se méfier des poussées de fièvre de
l’opinion publique.
En d’autres circonstances, la loi pousse le juge au flirt avec
l’opinion citoyenne. Certaines infractions le contraignent à user
d’une norme d’appréciation. C’est le cas en matière d’obscénité et
d’indécence. Le tribunal doit « capter » la norme sociale de tolé-
rance, et il doit comprendre l’opinion publique comme un
important courant de pensée. Selon la Cour suprême (affaires But-
ler et Labaye), ce n’est pas du fait qu’ils choquent la morale qu’un
matériel pornographique ou des activités sexuelles insolites vont
échouer le test des normes sociales ; c’est parce qu’on les juge
nocifs pour la société, surtout à l’égard des femmes. Rappelons
également que, dans une cour de justice, la norme de la personne
raisonnable est d’utilisation courante pour évaluer la conduite de
quelqu’un dans un contexte litigieux.
L’opinion publique 99

En matière de liberté provisoire, la loi prévoit que, parmi les


motifs qui justifient la détention sous garde d’un prévenu, il y a
celui d’éviter de miner la confiance du public envers l’administra-
tion de la justice. Tenu de prendre en considération toutes les cir-
constances de l’affaire, le juge doit notamment évaluer les facteurs
suivants : le poids de la preuve, la gravité de l’inculpation, les cir-
constances entourant la perpétration du crime et la vraisemblance
d’une longue peine d’incarcération en cas de culpabilité avérée.
S’il est persuadé qu’une personne raisonnable conviendrait de la
nécessité de détenir un prévenu pour éviter de saper la confiance
du public envers l’institution judiciaire, le juge peut émettre un
ordre de détention. Bien que les circonstances entraînant un refus
de liberté provisoire soient plutôt rares, la Cour suprême (affaire
Hall) a jugé que, nonobstant la présomption d’innocence, il était
essentiel que la justice puisse enfermer un prévenu.
Certains estiment que la discussion à propos de la criminalité
repose sur une vision mélodramatique de l’opinion publique. Il y
aurait une certaine distorsion de la réalité. Parfois, la frayeur et la
confusion rendent difficile l’intervention mesurée de l’État. Quoi
que les tribunaux puissent faire contre la criminalité, une large
frange de l’opinion publique restera à jamais convaincue que l’ad-
ministration de la justice pénale est déficiente et c’est pourquoi les
juges ne devraient pas avoir recours au plus bas commun dénomi-
nateur pour conserver la confiance du public dans le système judi-
ciaire.
Le juge Baudouin de la Cour d’appel du Québec (affaire
Lamothe) a remarqué que, face aux criminels, une large partie du
public canadien adopte souvent une attitude vindicative et parfois
passionnée. En mal de sécurité, beaucoup de gens souhaitent la
réclusion des criminels, croyant pouvoir se débarrasser du crime
ainsi. De façon générale, on reproche au système judiciaire sa
mollesse face à la criminalité. Cette perception, parfois viscérale,
ne doit pas influencer le juge appelé à statuer sur une remise en
liberté. Pour les gens, le droit pénal doit avoir une action éduca-
tive. Par conséquent, un public informé doit pouvoir comprendre
que la présomption d’innocence n’est pas une notion purement
théorique, mais une réalité concrète dans une société libre et
100 Fenêtres sur la justice

démocratique. Certes, le juge doit se préoccuper de la confiance


de la société envers l’institution judiciaire, toutefois il doit postuler
que son public cible est raisonnablement informé.
Dans l’affaire Chalfoun, une jeune femme, en attente de pro-
cès, fut privée de liberté pendant 13 mois au motif que la
confiance collective envers l’administration de la justice exigeait sa
détention préventive. Agent de probation, l’inculpée entretenait
régulièrement des échanges épistolaires avec un dangereux préda-
teur sexuel incarcéré dans un établissement pénitentiaire. Utilisant
une fausse identité, l’inculpée échangeait des propos scabreux avec
son correspondant. Dans un scénario — fictif selon la défense —
elle disait souhaiter qu’un membre de sa famille soit agressé
sexuellement. Son correspondant était lui-même en contact avec
un désaxé sexuel en liberté. Pis encore, la jeune femme, filée par la
police, fut aperçue dans un restaurant en présence de ce dernier.
Au terme d’un long procès, Marlène Chalfoun fut acquittée
de l’accusation d’avoir conspiré avec les deux hommes dans le but
de commettre une agression sexuelle. Pour sa défense, l’accusée
avait expliqué au tribunal qu’elle avait encouragé son correspon-
dant détenu à vivre ses fantasmes sexuels. Pour elle, les histoires
racontées de part et d’autre étaient fictives. Un psychiatre expliqua
le phénomène par une carence affective de sa patiente liée à son
enfance troublée. Le tribunal accorda à l’inculpée le bénéfice d’un
doute raisonnable quant à son intention d’inciter son correspon-
dant à réaliser le projet d’agression sexuelle annoncé dans l’une de
ses lettres.
Dès l’arrestation de Marlène Chalfoun, une année plus tôt,
l’affaire avait fait tout un tabac dans les médias. La curiosité du
public était attisée par de nombreux reportages et articles de jour-
naux. Rien d’étonnant à ce que la juge saisie du dossier ait conclu
à la nécessité de maintenir la prévenue en détention en arguant
qu’il s’agissait « d’un de ces rares cas où la libération provisoire de
l’accusée nuirait à la confiance du public envers l’administration
de la justice ». La révision du dossier de l’inculpée échoua égale-
ment. Après examen des circonstances particulières, la seconde
juge statua notamment que « la détention [était] nécessaire pour
maintenir la confiance du public dans l’administration de la jus-
L’opinion publique 101

tice ». À cette fin, la juge de révision avait pris en considération


la preuve, la nature des accusations et « la personnalité même de la
requérante, qui [était] une personne articulée, possédant un degré
de scolarité élevé ».
Rappelons pour mémoire une valeur fondamentale protégée
par la Constitution : « Tout inculpé a le droit de ne pas être privé
sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement
raisonnable. » Dans la mesure où, dans un contexte exceptionnel,
l’élargissement provisoire d’un prévenu peut véritablement saper
la confiance du public envers l’institution judiciaire, un ordre de
détention peut certes constituer une juste cause. Cependant, la
curiosité du public à propos des fantasmes sexuels d’une inculpée,
dopée par un bon battage médiatique, ne doit pas être confondue
avec la confiance ressentie par une personne raisonnable quant à
l’efficacité et l’équité de la justice. Si l’affaire Chalfoun avait totale-
ment échappé à l’attention médiatique, une personne raisonnable
n’aurait sûrement pas crié à l’injustice en apprenant que l’inculpée
avait été remise en liberté surveillée dans l’attente de son juge-
ment.
Dans un procès pénal, le juge peut écarter une preuve perti-
nente pour cause de violation d’un droit fondamental de l’accusé.
À cet égard, certains déplorent un certain désaccord entre l’opi-
nion judiciaire et l’opinion publique. À cela, la Cour suprême a
répondu que les droits individuels ne doivent pas être assujettis à la
volonté de la majorité. Surtout, d’ajouter la Cour, il n’existe
aucune évaluation juste de l’opinion publique. Puisque la notion
de déconsidération inclut un élément d’opinion publique, le cri-
tère devrait être exprimé de façon figurative par la norme de la
personne raisonnable. Ainsi, la décision n’est pas laissée à la discré-
tion totale d’un juge. Le critère de ce qui est susceptible de décon-
sidérer l’administration de la justice repose sur des valeurs de
société plus durables que la passion publique du moment. Il s’agit
donc de pondérer ces valeurs par rapport aux opinions de l’hy-
pothétique personne raisonnable, objective et bien informée.Vue
ainsi, la question de la considération pour l’administration de la
justice n’est pas tranchée par une simple lecture du baromètre de
l’opinion publique.
102 Fenêtres sur la justice

De façon générale, la plus haute cour du pays entend remplir


son mandat constitutionnel en affirmant haut et fort son rôle de
gardienne des droits et libertés fondamentaux. Aussi pertinente
qu’elle puisse être, l’opinion publique ne peut remplacer l’obliga-
tion des tribunaux d’interpréter la Constitution et de faire respec-
ter ses dispositions. Depuis l’adoption de la Charte canadienne
en 1982, un nouvel ordre juridique (conférant aux tribunaux le
contrôle constitutionnel des lois) a pour objet de protéger les
droits des minorités que le processus démocratique majoritaire ne
peut garantir. Les droits de la majorité sont assurément protégés
lorsque ceux des minorités le sont, y compris les droits des dému-
nis, des exclus et des canailles. Pour être en phase avec l’opinion
publique, les tribunaux ne sont aucunement tenus de plier
l’échine devant les soubresauts populistes. Les principes de justice
fondamentale ne sauraient être bridés par l’opinion publique.
Une norme juridique établie par le législateur n’a de sens que
dans un environnement factuel. Selon la méthode d’interprétation
contextuelle, la partie ne peut être comprise hors du tout, ni le
tout sans rapport à ses parties. Cette forme d’interprétation juri-
dique est inéluctable puisqu’un concept n’a de sens qu’au regard
d’un contexte déterminé. La portée d’une disposition législative,
d’une règle de droit, d’une norme ou d’un précédent ne se
découvre donc que dans l’environnement qui en fixe les contours.
Par conséquent, ce sont les circonstances d’un litige qui condi-
tionnent l’interprétation du droit qui s’y applique.
Les données d’un cas d’espèce révèlent les conflits de normes
que le juge doit trancher. En cas de tapage médiatique, par
exemple, le droit d’un accusé d’avoir un procès équitable doit être
harmonisé avec la liberté de la presse. Rédigée en termes géné-
raux, la Charte canadienne des droits et libertés couvre forcément
des domaines dont la démarcation n’est pas clairement définie.
Plus l’ordre juridique donné par le législateur sera précis, plus il
correspondra à l’ordre politique et social auquel il doit s’appliquer.
Le rôle du juge dans l’élaboration du droit s’en trouve alors réduit
d’autant. Les lois fiscales sont ainsi faites, et le juge doit générale-
ment suivre un mode d’emploi bien balisé. Dans le cas contraire,
le juge dispose d’un large pouvoir d’interprétation, ce qui lui per-
L’opinion publique 103

met de faire primer l’esprit de la loi sur sa littéralité. L’énoncé de


concepts mous ou rattachés à des valeurs constitutionnelles
confère au juge une plus grande latitude dans son rôle d’interprète
judiciaire. S’il est question d’intérêt public ou de bien commun
dans une loi, le juge bénéficie forcément d’une certaine marge de
manœuvre.
Des concepts juridiques imprécis provoquent inévitablement
des conflits qui, tôt ou tard, sont soumis à l’arbitrage judiciaire.
Comme arbitre d’un litige, le juge individualise le droit. Il traduit
une norme législative abstraite dans une situation sociale concrète,
il façonne le droit. L’argumentation du juge est souvent alimentée
par les repères sociopolitiques, économiques et éthiques du milieu
dans lequel il exerce son activité, et son raisonnement est forcé-
ment relatif, comme le sont les convictions des différents groupes
sociaux qui l’entourent. C’est pourquoi l’approche contextuelle
reconnaît qu’une loi est toujours censée s’appliquer selon le des-
sein du législateur.
D’une certaine façon, la judiciarisation des conflits, d’ordre
privé ou public, atteste la confiance des citoyens envers la justice.
Vue sous cet angle, l’agitation judiciaire révèle un signe de bonne
santé démocratique. Cependant, ce phénomène n’est pas sans
risque. Face à d’épineux dossiers controversés, la réticence, l’atten-
tisme ou l’inaction des élus poussent parfois les juges à l’avant-scène
du débat public. Une charte constitutionnelle des droits et libertés
comme la nôtre, exprimée en des termes amples et généreux,
donne ouverture à l’intervention judiciaire sur une panoplie de
questions juridiques à coloration politique, sociale ou économique.
Certes, le dynamisme judiciaire peut compenser le statisme du
prescrit légal. Toutefois, dans un contexte de tourmente, l’institu-
tion judiciaire risque d’affaiblir sa crédibilité. En effet, plus le juge
se trouve exposé à la polémique, plus il risque de compromettre
la légitimité de son autorité. Du coup, c’est l’apparence d’indé-
pendance et d’impartialité du pouvoir judiciaire qui est mise à
mal. Cette exigence d’irréprochabilité du juge n’est pas qu’un
souci de sauvegarder les apparences. Elle exprime cette idée forte
que l’opinion publique et les justiciables doivent être convain-
cus qu’un juge agit en toute objectivité et non sous l’influence
104 Fenêtres sur la justice

d’intérêts personnels ou de passions politiques. La foi suscitée par


l’impartialité du juge se répercute sur la crédibilité de la justice.
En tant que méthode de raisonnement, l’analyse juridique ne
peut être réduite à un quelconque modèle emprunté à une autre
discipline. À l’instar d’autres disciplines des sciences humaines, le
droit s’accommode d’une certaine forme d’incertitude ou d’im-
précision relative. Aussi cartésien soit-il, l’esprit du juge ne lui per-
met pas d’accéder à une connaissance certaine du futur. Il lui faut
trouver une solution satisfaisante, donc perfectible, plutôt que de
chercher la solution parfaite. Ce principe de rationalité de la
science juridique signifie que la règle de droit ou la norme juri-
dique font primer l’utilité et la pertinence probables d’une solu-
tion judiciaire sur la vérité et la rigueur dogmatiques.
Loin d’être soumise aux urgences clamées par l’opinion
publique, la justice peut se donner du temps et s’entourer de pré-
cautions, exiger une présentation rationnelle des points de vue et
les évaluer sereinement. Enfin, le recul que la justice prend par
rapport au débat public constitue peut-être l’avantage le plus
important. Les arguments peuvent se fabriquer et s’affiner pro-
gressivement dans la froideur du débat judiciaire. Loin de discrédi-
ter la décision politique, cette distance la préserve d’une réaction
passionnelle soumise à l’opinion publique. Parfois, le forum judi-
ciaire favorise la maturation du débat public. C’est ainsi que la
contribution du juge peut délester les élus de la pression de l’opi-
nion publique.
Les juges véhiculent évidemment des préférences person-
nelles et politiques, mais ils possèdent également une compétence
culturelle, soit la connaissance et l’expérience de la discipline du
droit. Si l’expérience varie d’un magistrat à l’autre, si l’attitude
change et si son environnement diffère, la loi reste toujours l’alpha
et l’oméga du processus décisionnel judiciaire. Ce point commun
permet au système judiciaire d’afficher une indispensable cohé-
rence. Le terme « droit » correspond à l’idée de droit positif, c’est-
à-dire l’ensemble des règles de droit en vigueur. Il s’agit donc du
droit tel qu’il est. Le terme « justice » réfère davantage à l’idéal de
justice, c’est-à-dire au droit tel qu’il devrait être. Cette distinction
révèle une coloration morale.
L’opinion publique 105

Il faut prendre garde de ne pas assimiler les préceptes de la


morale aux règles juridiques, en raison de leurs différences fonda-
mentales. D’une part, les règles juridiques définies par la loi s’im-
posent à tous, sous peine de sanction. D’autre part, dans une
société plurielle, avec ses diversités culturelles, ethniques et reli-
gieuses, les règles de la morale sont différemment interprétées et
vécues. À l’ordre juridique, on ne peut opposer un ordre moral
unique, mais un fond de moralité commun protéiforme. Bref,
dans une société pluraliste, donnant droit à la liberté religieuse et
de conscience, l’ordre juridique coexiste avec diverses conceptions
morales et spirituelles. Dans la sphère de la morale, chacun peut se
former une opinion, émettre un jugement, approuver ou désap-
prouver une conduite. En justice, seul le tribunal peut appliquer la
loi et rendre jugement.
La distinction conceptuelle entre le droit et la morale ou
l’idéal de justice n’oblitère pas leurs connexions. Certes, tout juge
adhère à des croyances morales. Ses convictions personnelles ne
sont pas pour autant un filtre révélateur de la morale collective.
Une écoute prudente de l’opinion publique liée au sens commun
peut parfois être utile. Même si les tribunaux ne doivent pas invo-
quer le sens commun pour masquer des hypothèses irréelles ou
controversées, ils peuvent toutefois y recourir dans leur raisonne-
ment.Tel est le cas lorsqu’un problème relève de la connaissance et
de l’expérience courante du citoyen ou lorsque des constatations
des faits et des jugements de valeur s’entremêlent.
Juger est un acte en deux temps. En regardant vers l’arrière, le
juge examine le déroulement des faits et, bien ancré dans le pré-
sent, son jugement produit des effets pour l’avenir. Ainsi, le juge du
pénal s’emploie à déclarer que l’inculpé a, ou n’a pas, commis les
actes reliés aux faits incriminés. Sous réserve de l’interprétation
d’une norme juridique, le tribunal prononce alors un verdict
confirmant son innocence ou prononçant sa condamnation. Le
droit pénal possède un capital symbolique et une charge émotive
énormes qui en font un secteur propice aux jeux d’influence de
l’opinion publique. La grande visibilité de la loi pénale, ses effets
immédiats menaçants et sa simplification manichéenne — inno-
cent ou coupable — aplanissent les complexités. Cette voie rapide
106 Fenêtres sur la justice

et simplificatrice explique en partie l’inflation du droit pénal dans


les sociétés démocratiques.
Le bon usage de la démocratie s’accompagne d’un procédé
permanent de discussion. La nécessité d’obtenir une majorité
passe par un processus de compromis, lequel nécessite des négo-
ciations et des délibérations. Au Canada, l’institution du gouver-
nement représentatif repose en définitive sur l’expression d’une
opinion publique façonnée par la discussion et le brassage d’idées.
Nul ne peut prétendre au monopole de la vérité. Par conséquent,
notre système politique postule que, sur le marché des idées, les
meilleures solutions finissent par émerger. La démocratie doit
prendre en considération les voies dissidentes dans l’élaboration
des lois. Le pouvoir judiciaire joue le rôle de gardien de la démo-
cratie délibérative. À cette fin, il voit au fonctionnement harmo-
nieux des organismes publics indépendants chargés d’arbitrer les
conflits entre les gouvernements et ses offices et les citoyens. Ce
faisant, le juge ne contrôle pas le contenu des politiques ; il voit à la
bonne application des normes adoptées par le législateur.
En démocratie, l’omnipotence de la majorité peut épisodi-
quement menacer les minorités mais, sauf si la loi l’invite à auscul-
ter l’opinion publique, le juge doit rester de marbre devant ses
élans. Le juge doit rendre justice et non pas se faire le messager
d’une justice populaire. La justice doit être rendue en public et
non pour le public.

La rencontre justice-médias
La justice pénale remue l’opinion publique. Un large segment
des consommateurs de nouvelles suivent avec délectation les chro-
niques policières, les affaires scabreuses et les grands procès. En
général, les citoyens sont méfiants à l’égard de ce qui échappe à
leur compréhension. Parce que les rouages de la justice leur sont
étrangers, la confiance envers l’institution reste fragile et volatile.
Si les médias d’information permettent aux gens d’être mieux
renseignés et facilitent la communication des idées, cette liberté
d’expression s’accompagne parfois de débordements. Lorsque
L’opinion publique 107

l’information s’emmêle dans les rets du système médiatique, les


visées essentielles de l’appareil judiciaire sont dénaturées. Au
Canada, la liberté de la presse jouit d’une solide protection juri-
dique. Au jeu des influences réciproques, les médias n’échappent
pas à l’emprise du droit malgré leur poids social considérable. Les
interdits de publication et les règles de la diffamation le montrent.
Le juge peut restreindre la liberté d’expression de la presse
durant la tenue de procédures judiciaires à condition que son
ordonnance soit nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la
bonne administration de la justice, en l’absence d’autres mesures
raisonnables pouvant écarter ce risque. Les effets bénéfiques de
l’ordonnance discrétionnaire doivent être plus importants que
ses effets préjudiciables pour les droits et intérêts des parties et du
public. Les effets sur le droit à la libre expression, sur le droit de
l’accusé à un procès public et équitable, et sur l’efficacité de l’ad-
ministration de la justice sont les critères examinés. C’est à la par-
tie demanderesse qu’incombe la charge de justifier la dérogation à
la règle générale de la publicité des procédures judiciaires.
Tout semble distinguer le travail du juge de celui du journaliste.
L’acte de juger implique une analyse parfois longue et minutieuse
dans un climat de sérénité. À l’opposé, la démarche journalistique,
sous la pression de l’urgence, s’affaire davantage à exposer ronde-
ment les faits. En dépit d’une démarche antinomique, le juge et le
journaliste remplissent tous deux des missions fondamentales, indis-
pensables dans toute société démocratique. Il ne saurait être ques-
tion de renoncer au droit d’informer, pas plus que l’on pourrait
refuser à la justice la sérénité et la confidentialité de ses délibérations.
Conquise au nom des droits de la personne, la liberté d’ex-
pression aboutit souvent à l’intrusion dans la vie privée et à la
négation de l’innocence présumée. À propos de la vie privée des
victimes d’actes criminels, la loi protège leur identité. La Déclara-
tion canadienne de 2003 des principes fondamentaux de justice
relatifs aux victimes de la criminalité, entérinée par les ministres
responsables de la justice, décrète que : « Il convient de tenir
compte des impératifs de la vie privée des victimes et de les res-
pecter autant que possible. » Il en va différemment de la personne
accusée d’avoir enfreint la loi.
108 Fenêtres sur la justice

L’affaire Chalfoun, déjà commentée, illustre bien la vulnérabi-


lité du droit à la vie privée face à la liberté de la presse lorsqu’une
personne fait face à la justice pénale. Inculpée de complot relatif
à une agression sexuelle, Marlène Chalfoun avait demandé à la
juge présidant son procès d’interdire la publication de certaines
lettres échangées avec un détenu. Cette requête fut rejetée. Pour
sa part, lui-même inculpé de meurtre, le détenu en question avait
convaincu la juge d’émettre une ordonnance interdisant aux mé-
dias de publier son nom et ses écrits privés afin de ne pas conta-
miner les jurés qui, plus tard, allaient juger sa cause. Un collectif de
médias porta l’affaire en appel pour tenter d’obtenir l’annulation
de l’interdit de publication.
Le débat portait uniquement sur la pondération de deux
droits fondamentaux : celui du public à l’information et celui d’un
tiers, accusé de meurtre, à l’équité d’un procès à venir. Curieuse-
ment, personne n’évoqua le droit à la vie privée de la principale
intéressée, dont le procès était en cours. Le procureur du conspira-
teur désigné (le détenu) affirma au tribunal d’appel ne vouloir
protéger que l’identité de son client ; l’interdit de publication fut
modifié en conséquence. La suite était prévisible. Certains journa-
listes ont rapporté avec délectation de larges extraits de la corres-
pondance privée mise en preuve par la poursuite. Pourtant, seuls
quelques passages ou extraits de lettres étaient véritablement per-
tinents comme preuve à charge. Le reste aurait pu faire l’objet
d’un interdit de publication, sans que le droit du public à l’infor-
mation ne soit sérieusement entamé.
Comparons l’affaire Chalfoun avec celle d’un certain Nugent,
dont les aveux (obtenus illégalement) enregistrés sur bande
magnétique furent écartés de la preuve par un tribunal d’appel.
Lorsque Nugent fut acquitté de l’accusation de meurtre, son dos-
sier remonta jusqu’à la Cour suprême (affaire Vickery) pour déci-
der si les médias pouvaient avoir accès aux bandes magnétiques.
Sur division de ses juges, la Cour interdit la diffusion de ces bandes
parce que la transparence de la justice devait céder le pas à la pro-
tection de la vie privée. Le juge d’un procès, précisa l’opinion
majoritaire, peut surveiller les pièces dont le greffier est dépositaire
et s’enquérir de l’usage qu’un tiers veut en faire. Devant un risque
L’opinion publique 109

de préjudice manifeste et en l’absence de but précis, un juge de


procès ne devrait pas permettre à quiconque d’avoir accès à cer-
taines pièces.
Le droit de Nugent au respect de sa vie privée fut suspendu
pendant le processus judiciaire. L’accès public aux procédures
judiciaires et la transparence de l’institution sont le prix que tout
accusé doit payer dans notre système de justice pénale. Ce prin-
cipe se reflète dans le privilège spécial que notre droit a tradition-
nellement accordé à ceux qui font le compte rendu des procé-
dures judiciaires. Cependant, les lois contemporaines en matière
de diffamation restreignent ce privilège aux comptes rendus des
audiences. La raison de cette restriction est évidente, ajoute la
Cour : « Si les comptes rendus immédiats, équitables et exacts sont
susceptibles d’être équilibrés, de reproduire le contexte entier de
l’affaire et d’exposer les arguments des deux parties, la diffusion et
la publication subséquentes de pièces choisies risquent fort d’être
entachées d’un manque d’équité. »
Parmi les facteurs donnés par la Cour suprême (affaire Dage-
nais) pour justifier une ordonnance de non-publication, il y avait
la protection de la vie privée des victimes, des témoins et de leurs
familles, mais aussi de celle de l’accusé et ses proches. En effet, dans
l’affaire Chalfoun, qui s’est conclue par un acquittement après
13 mois de détention, la réputation, la vie privée et la dignité de
Marlène Chalfoun ont été dévastées pour la satisfaction d’une
curiosité morbide du public. Pourquoi ne pas avoir ordonné un
interdit de publication provisoire jusqu’au jugement ? Dans l’hy-
pothèse d’une culpabilité avérée, la réputation de l’inculpée aurait
forcément été anéantie. En cas d’acquittement, bien qu’émoussée,
sa réputation n’aurait pas été trop compromise.
Face aux intérêts de certains acteurs de la scène judiciaire, les
limites à la liberté de la presse sont variables. Une affaire de déon-
tologie (enquête sur le juge Gagnon) illustre bien cette réalité. À
l’occasion d’une célébration de Noël, un juge de la Cour du Qué-
bec s’est conduit en guignol devant plusieurs participants. La scène
avait été enregistrée sur vidéo. Ayant jugé la conduite du juge
dérogatoire au code de déontologie, le Conseil de la magistrature
du Québec recommanda l’envoi d’une réprimande au magistrat.
110 Fenêtres sur la justice

Ce dernier demanda la mise sous scellé des images contentieuses.


Sur division de ses membres, le comité fit partiellement droit à
cette demande en interdisant la diffusion, la publication des cas-
settes vidéo et des disquettes de photographies mises en preuve.
Craignant que l’autorité du juge réprimandé puisse être affectée
par la diffusion de scènes burlesques, les membres majoritaires
(deux juges municipaux et un médecin) ont justifié leur décision
par le besoin de protéger l’administration de la justice et l’image
de la magistrature.
Dans une opinion fouillée, les membres dissidents (deux juges
de la Cour du Québec) rappellent à bon droit que la loi ne prévoit
pas la possibilité pour un comité d’enquête de rendre l’ordon-
nance prononcée par la majorité afin de protéger la vie privée ou
la réputation d’une personne. Certes, un tribunal administratif
peut ordonner le huis clos dans l’intérêt de la morale ou de l’ordre
public. Dans ce cas, l’enquête fut menée publiquement de bout en
bout. Prenant appui sur l’enseignement de la Cour suprême, les
membres minoritaires furent d’avis qu’aucune preuve concrète ne
soutenait l’existence d’un risque réel et sérieux de porter atteinte
au juste processus d’enquête. En prononçant la mise sous scellé des
images contentieuses jusqu’au dépôt de son rapport, le comité
d’enquête avait assuré au juge intimé un traitement équitable. En
effet, advenant le rejet de la plainte, la diffusion de la bande vidéo
aurait pu compromettre sa réputation. Par contre, le contenu de la
preuve documentaire ne mettait pas en péril la morale ni l’ordre
public. Une fois l’affaire terminée, l’ordonnance n’avait plus de
raison d’être. Le fait d’agir en vase clos, concluaient les membres
minoritaires, mine la crédibilité du système disciplinaire des juges.
Ils avaient raison.
Pas question de trop refréner le droit à l’information, pas plus
que de cloîtrer la fonction judiciaire. Depuis plusieurs années, on
assiste à un phénomène de révélation croissante des secrets,
notamment ceux qui touchent la vie privée. L’opacité et le secret
nourrissent l’incompréhension et la suspicion. Les secrets judi-
ciaires n’échappent pas à cette tendance. Nul ne conteste le rôle
déterminant des journalistes pour éviter l’étouffement des scan-
dales. Concilier la liberté d’information et la recherche de la vérité
L’opinion publique 111

avec le respect de la vie privée et la protection de la réputation


relève d’un colossal défi. L’équilibre s’impose entre les intérêts
d’un justiciable et le droit de la collectivité de savoir. La promotion
du débat public sur d’importantes questions milite fortement à
l’encontre des interdits de publication. À ce chapitre, le tribunal
doit être convaincu de l’existence d’un risque sérieux pour l’ad-
ministration de la justice avant de prononcer de tels interdits. Par-
fois, des informations liées aux tactiques policières, bien que
secrètes, peuvent néanmoins être d’intérêt public, tout comme
celles relatives aux organisations criminelles.
La justice idéale devrait permettre de punir sur-le-champ les
coupables tout en protégeant les innocents. Cependant, cette uto-
pie s’effrite devant la réalité du traitement des affaires judiciaires.
Celui-ci étant animé par le principe de précaution, l’enquête et la
mise en accusation procèdent avec lenteur. Cette retenue favorise
l’équité du procès et réduit les risques d’erreurs judiciaires.
Cependant, il y a une profonde discordance entre le temps judi-
ciaire et le temps médiatique. Condamner hâtivement un inno-
cent sur la foi de lourds soupçons relève de l’injustice, mais consi-
dérer comme innocente une personne d’ores et déjà promise à la
condamnation relève de la foi aveugle. Pierre d’angle de la justice
pénale canadienne, l’équité procédurale existe bien avant l’ouver-
ture formelle du procès. Elle s’applique à toutes les étapes de l’en-
quête et de la procédure judiciaire proprement dite. La présomp-
tion d’innocence protège aussi bien la personne soupçonnée
d’avoir enfreint la loi que celle qui est mise en accusation. À ce
titre, elle renforce le droit de la personne à la sécurité, à la réputa-
tion et à la dignité.
En pratique, l’exigence de justice publique atténue grande-
ment la fiction juridique rattachée à la présomption d’innocence.
Si les gens de robe sont familiarisés avec les artifices juridiques,
dans l’opinion publique, l’innocence présumée par la loi provoque
inévitablement le scepticisme. Il va de soi que la nouvelle d’une
inculpation alimente le doute quant à l’intégrité de la personne
visée.Variables d’un dossier à l’autre, les répercussions et les pertur-
bations sont inévitables pour le suspect et ses proches. Hélas, les
stigmates qui en résultent font partie de la dure réalité de la justice
112 Fenêtres sur la justice

pénale. La présomption d’innocence ne garantit jamais la non-


culpabilité d’un accusé. Bien qu’un authentique innocent ne
puisse jamais se passer de cette icône, le seul fait de la brandir
imprime plus cruellement le sceau de la culpabilité.
Contraints de respecter les bornes d’une saine administration
de la justice, les médias doivent quand même pouvoir communi-
quer les informations et les propos étalés devant les tribunaux.
Cette démarche comprend l’identification des acteurs de la scène
judiciaire. Le dépôt d’une inculpation intervient toujours dans le
secret du cabinet d’un juge de paix en l’unique présence d’un
policier dénonciateur. Cet acte accusatoire unilatéral intervient
forcément en l’absence du principal intéressé et souvent à son
insu. Cela étant, avant qu’un tribunal ne soit formellement saisi
d’une incrimination de façon contradictoire, transparente et
publique, le droit de savoir ne justifie aucunement la divulgation
médiatisée d’allégations exposées (sans opposition) dans une pro-
cédure d’exception et fondées sur la seule conviction d’un accusa-
teur. En revanche, le jour de la première confrontation judiciaire,
la liberté provisoire déjà consentie au prévenu (ou sa relaxe auto-
risée par le juge) peut, du moins en apparence, renforcer la pré-
somption d’innocence.
À la décharge du milieu journalistique, force est d’admettre
que l’actuelle règle de droit comporte une zone d’ombre. En l’ab-
sence d’ordonnance de non-publication, rien n’empêche les
médias de révéler l’inculpation d’un citoyen avant sa comparution
devant la Cour. Rien n’oblige par ailleurs les médias à identifier les
personnes inculpées. Au contraire, d’un point de vue éthique, ce
devrait être la norme. En Suède, les médias s’abstiennent de nom-
mer toute personne accusée d’un crime avant sa condamnation.
Jusqu’à la comparution d’un justiciable devant la justice, l’interdic-
tion de révéler son identité n’entamerait nullement la liberté de la
presse, mais rendrait un peu de son sens à la présomption d’inno-
cence. L’innocence présumée du citoyen mérite une délicate
attention. En France, un juge peut (par une ordonnance) faire ces-
ser toute atteinte à la présomption d’innocence lorsqu’un justi-
ciable, avant sa condamnation, est publiquement présenté comme
un coupable. Par exemple, il est interdit de publier la photographie
L’opinion publique 113

d’un suspect menotté. Notre législateur fédéral serait-il moins


sensible à cette préoccupation que son équivalent français ?
À quoi sert la présomption d’innocence de celui que la presse
assassine ? Les gens de pouvoir, les célébrités ou autres personnali-
tés doivent composer avec une attention médiatique appuyée.
Dévoilés sur la scène judiciaire, leurs comportements font généra-
lement l’objet d’une minutieuse dissection. Qu’on se rappelle
l’excitation médiatique provoquée par la mésaventure judiciaire
du producteur Guy Cloutier, avant et après son aveu de culpabi-
lité. Étrange paradoxe, la nécessité d’une justice transparente et
d’une presse libre de toute entrave amène une perte de significa-
tion de la présomption d’innocence. C’est souvent du bout des
lèvres que bien des gens admettent ce principe cardinal.
Illustrons notre propos d’un cas vécu. Inculpée pour le vol
d’une paire de gants dans un commerce de grande surface, une
syndicaliste bien connue dans le milieu de l’enseignement, Lor-
raine Pagé, fit les frais d’un lynchage médiatique. Qualifiant
d’« overkill médiatique » la vague déferlante entourant l’événe-
ment, le sociologue Jacques Grandmaison (Quand le jugement fout
le camp, 1999) posa un diagnostic sévère. Il y voyait « une sorte de
meurtre social on ne peut plus pervers et sournois drapé de la
liberté d’expression sans limite ». Quand il s’agit de la réputation
des gens, ajoute cet observateur averti, l’influence des médias pos-
sède un « potentiel meurtrier » rarement reconnu comme tel.
Après l’écrasant jugement de culpabilité rendu lors du procès, une
seconde vague médiatique ne manqua pas d’anéantir la réputation
de cette personne.
De la salle d’audience aux tribunes de la presse, l’acte d’accu-
sation s’était alourdi d’une circonstance aggravante : la voleuse
était devenue une menteuse publique. En éditorial, La Presse
(4 mai 1999) déplora « l’incroyable manque de jugement » dont
Lorraine Pagé avait fait preuve en niant sa culpabilité et sur-
tout « en défendant un scénario tellement alambiqué que même
son propre avocat a fini par la contredire ». Cette allégation erro-
née reposait sur un commentaire du magistrat de première ins-
tance. En appel, deux jugements successifs ont dénoncé l’incom-
préhension du premier juge. Un chroniqueur du même journal
114 Fenêtres sur la justice

constatait que ce juge avait « démontré son pitoyable mensonge ».


Pour Le Devoir (1er mai 1999), la démission de Lorraine Pagé de la
présidence de la Centrale d’enseignement du Québec devenait
impérative du fait qu’elle avait nié sa culpabilité et que le juge
n’avait pas cru son témoignage. Ce déboulonnage culbuta la
voleuse menteuse du banc des accusés au ban de la société. Dans
la foulée de ce verdict populaire, final et sans appel, un mépris bien
senti se propagea dans l’opinion publique.
Dans une société de droit, la notion de chose jugée n’est
acquise qu’à la suite d’un jugement final. Or, dans le cas de Lor-
raine Pagé, celui de la Cour municipale ne l’était pas. La vérité
judiciaire se tisse donc prudemment : des juges d’appel ont mis-
sion de corriger les erreurs commises par le magistrat d’une ins-
tance inférieure. À un rythme d’escargot, la justice a mis en branle
son mécanisme de révision. Un premier jugement d’appel ren-
versa sans ménagement l’analyse du juge municipal. L’appelante
avait témoigné avec aplomb, intelligence et sans détour, d’indiquer
le juge de la Cour supérieure. À son avis, tous les éléments de
preuve rendaient crédible le témoignage de Lorraine Pagé. Offi-
ciellement, l’inculpée fut blanchie. Bien sûr, l’information fut dif-
fusée par les médias. Cependant, du côté des éditorialistes et des
chroniqueurs, ce fut le mutisme. En éditorial, La Presse (14 sep-
tembre 1999) déplora le renvoi du dossier à un second niveau
d’appel.
Dix-huit mois après l’incident, la Cour d’appel déposa son
arrêt confirmant l’acquittement de Lorraine Pagé. Bien que dis-
crètement évoquée, la teneur du jugement échappa à l’attention
médiatique. La liberté de la presse semble donc conférer, selon le
contexte, le droit de tout dire ou celui de ne rien dire, sans consi-
dération pour un éventuel devoir d’équité, une sorte de droit de
suite ! Rompu à l’art de la chronique judiciaire, le journaliste Yves
Boisvert (La Presse, 18 septembre 1999) estime qu’au pouvoir
énorme de défaire les réputations se rattache une responsabilité
tout aussi grande, « une obligation de réparation et d’équilibre qui
incombe aux médias dans le traitement des affaires judiciaires ».
Bien dit, rarement fait !
La Cour d’appel a conclu que le juge du procès s’était lourde-
L’opinion publique 115

ment mépris quant à l’analyse des faits et du droit. Ces erreurs ont
néanmoins servi de vecteur à la rhétorique d’une brigade d’inqui-
siteurs. Une bonne réputation dans la société recèle une valeur
inestimable, affirme la Cour suprême (affaire Hill). Aussi long-
temps que les gens en sont dignes, cette valeur doit être protégée
tout autant que la liberté d’expression. À la réflexion, il arrive par-
fois que la culture médiatique de l’événement dissolve les pré-
ceptes élémentaires de justice. La cohabitation de la présomption
d’innocence (une valeur molle) et de la liberté de la presse (une
valeur forte) connaît d’inévitables tensions. Le justiciable en fait
généralement les frais. Qui peut croire aujourd’hui au principe
fondamental voulant qu’un acquittement par une cour de justice
équivaut à une déclaration d’innocence ? Comme dans le cas de
Lorraine Pagé, des gens juridiquement innocents restent sociale-
ment coupables.
Pour certains journalistes, le juridisme empesé des gens de
robe pose problème, et la libre information devrait surplomber
l’espace judiciaire. Bon nombre de juges et d’avocats estiment de
leur côté que les médias entretiennent la confusion et font preuve
de démesure dans l’information. Pour eux, le prétoire reste le lieu
de l’information judiciaire. Comme un vieux couple, les deux
parties sont condamnées à vivre ensemble. Chacun doit donc
accepter la mission de l’autre et respecter ses normes de fonction-
nement. La compréhension du système judiciaire par le public
passe impérativement par la diffusion de la nouvelle et le traite-
ment de l’information.
La magistrature a avantage à tenir un langage simple, logique
et cohérent. Hors du tribunal, les procureurs devraient s’abstenir
d’alimenter la controverse sous prétexte d’expliquer le déroule-
ment de la cause. Puisque la manifestation de la vérité judiciaire
passe inévitablement par un processus d’épuration (mise à l’écart
des preuves illégales), les journalistes ne peuvent toujours tout
dire. Cette restriction vise simplement à protéger l’état d’esprit des
jurés de toute perversion.
116 Fenêtres sur la justice

L’influence médiatique
Sur différents registres, la justice et les médias jouent des parti-
tions qui, selon les circonstances, s’opposent, s’entrecroisent et par-
fois convergent. Dans une société démocratique, la justice contri-
bue à l’exercice du pouvoir. Comme autorité indépendante, elle
peut agir par la contrainte. Ce caractère démocratique lui permet
d’exercer son autorité sur l’ensemble des citoyens, selon le prin-
cipe de l’égalité de tous devant la loi. Pour leur part, les médias
informent, critiquent et dénoncent les abus. Souvent, ils éclairent
les décisions, se font l’écho des revendications sociales et permet-
tent aux citoyens de se forger une opinion. Pour exercer pleine-
ment cette vigilance, il coule de source que la presse doit être
entièrement libre.
Dans les médias, la reconstruction de la réalité se fait en rac-
courci. Selon le profil de la personne en cause ou la nature du dos-
sier, il peut arriver que l’humeur journalistique colore la relation
des faits et procédures. Dès lors, la perception subjective de l’ob-
servateur remplace le débat contradictoire. Un verdict populaire
largement répandu porte ombrage au jugement subséquemment
rendu. Après avoir écumé une affaire sur la place publique, l’actua-
lité s’intéresse peu à l’analyse judiciaire, trop décalée dans le temps.
Étonnamment, l’application stricte du droit peut provoquer le
courroux journalistique. Dans les années 1990, l’assassinat sordide
d’un jeune étudiant fut sanctionné par un verdict de meurtre pré-
médité à l’encontre d’un repris de justice violent. Une peine
de 25 ans de réclusion lui fut infligée. Portée en appel, l’affaire
(Gentry) fut plutôt classée comme un meurtre non prémédité. Ce
type de crime entraîne une incarcération minimale de 10 ans.
Estimant que le juge du procès s’était mépris sur la portée du
concept de provocation (venant de la victime), les juges d’appel
furent d’avis que certains éléments de preuve constituaient une fin
de non-recevoir à un verdict de meurtre prémédité.
Contristée par ce revirement de situation, la mère du défunt
fit parvenir une lettre poignante à L’Express d’Outremont, un heb-
domadaire local. En contrepoint à cette proclamation de détresse,
le rédacteur en chef rédigea un éditorial décapant intitulé « Justice
L’opinion publique 117

de l’âme ». Quand la procédure et le droit « dament le pion à la


justice », écrivait-il, il s’agit d’une « malheureuse imposture ». Ému
par la missive d’une mère éplorée, le journaliste se serait senti
« envahi par une triste constatation : le droit est une science, la jus-
tice une utopie… ». Il disait avoir du mal à comprendre comment
notre système judiciaire pouvait montrer « tant de désinvolture et
si peu de sensibilité ». Peut-être n’avait-il pas lu le jugement du tri-
bunal d’appel. Quoi qu’il en soit, 12 citoyens (les jurés) furent
convaincus, hors de tout doute raisonnable, que l’accusé était cou-
pable d’un meurtre prémédité. Selon le journaliste, « les entour-
loupettes et les protocoles juridiques [banalisaient] l’horreur des
actes commis ». En décortiquant l’arrêt de la Cour d’appel, même
un lecteur familiarisé avec la science juridique pourrait logique-
ment douter que les éléments de preuve énumérés par le tribunal
de révision (à l’appui de la défense fondée sur la provocation) aient
eu un « effet cumulatif […] des plus concluants ». La réaction de la
mère était donc bien compréhensible. Selon elle, « le procès [avait]
clairement démontré qu’il n’y avait pas lieu de croire à une quel-
conque provocation » du bourreau par la victime.
La marchandisation de l’événement oblige le monde média-
tique à réagir promptement. Le journaliste doit trouver et traiter
de l’information plus vite et plus complètement que ses concur-
rents. Dans un contexte médiatique où la transparence de l’infor-
mation est immédiate, la puissance de l’image et du récit peuvent
rendre obsolète l’appréciation lente et aseptisée faite par une cour.
Grande est la responsabilité du journaliste dans la composition
exacte de la trame factuelle. Puisque la réputation et la dignité
de sujets de droit sont en cause, rien n’autorise la presse, au nom de
la transparence, à faire justice. De nos jours, soutient André Pratte
(Les Oiseaux de malheur, 1998), la justice est emportée dans un
tourbillon médiatique. Ce journaliste appréhende le risque que les
jugements soient orientés par les pressions sociales au détriment du
droit. Pour l’institution judiciaire, la transparence ne consiste pas à
tout savoir, mais plutôt à savoir ce qui est légitimement établi.
La justice pénale s’accompagne d’un va-et-vient perpétuel
entre l’opinion publique et l’information. Les journalistes se
défendent bien d’inventer la violence et l’horreur environnant
118 Fenêtres sur la justice

les crimes de sexe et de sang. Ils ne font, disent-ils, que rapporter


les faits et commenter l’actualité judiciaire. Ce plaidoyer pro domo
n’a rien de faux ; il est simplement trop court. Chaque informa-
tion présente un aspect plus intéressant que d’autres, surtout lors-
qu’elle renferme quelque chose qui titille la curiosité du consom-
mateur de nouvelles. L’éclairage de l’information façonne l’attrait
d’un journal et d’une chaîne radiophonique ou télévisuelle. Cer-
tains angles sont notoirement vendeurs, notamment ceux de la
criminalité en général et du crime organisé en particulier. Des
journalistes spécialisés patrouillent quotidiennement les salles
d’audience du Palais de justice. Dans les grandes villes, le relais de
l’information judiciaire à la salle des nouvelles s’effectue en mode
instantané. La collecte de l’information judiciaire rapporte gros
pour une faible mise aux entreprises de presse.
Nul doute que le procès d’un ministre inculpé d’abus de
confiance ou de corruption relève de l’intérêt public. Par contre,
l’arrestation d’un dépravé sexuel peut attiser l’intérêt d’un seg-
ment de la collectivité, sans pour autant être d’intérêt public.
Enfin, le mégaprocès des membres d’une organisation criminelle
notoire relève assurément de l’intérêt public, tout en suscitant
vivement l’intérêt des consommateurs d’information. Il y a parfois
contradiction entre le concept d’intérêt public et ce qui intéresse
spontanément le public. Théoriquement, l’intérêt public voudrait
que l’information ait vocation d’élargir les horizons des gens, de
leur permettre de mieux comprendre la complexité de la société.
À l’inverse, l’information purement marchande rétrécit la pers-
pective citoyenne. L’effet de miroir permet d’élargir et de fidéliser
la clientèle. À cette fin, le fait de société excite la curiosité.
Dans cette catégorie d’informations, l’avant-scène appartient
au crime. Les nombreuses facettes des faits divers créent l’illusion
de la diversité ou de l’inédit. Sur le terrain, à l’écoute des échanges
radio de la police, des reporters sont en mesure de suivre le crime
pas à pas et, parfois même, de saisir en direct le dénouement de
l’intervention policière. Teintée d’émoi ou de désarroi, l’entrevue
avec les proches d’une victime fait recette à coup sûr. En termes
d’information, l’auditeur ou le lecteur de nouvelles n’apprend
rien de neuf par rapport aux événements de même farine surve-
L’opinion publique 119

nus les jours précédents. La douleur, le chagrin et le désarroi


provoquent l’émotion, pas la froideur du processus judiciaire.
Les larmes d’une victime ou d’un proche durement éprouvés
sont parfois un puissant moyen de communication. Présentée avec
détresse, la souffrance semble avoir tous les droits et être exonérée
de tous les devoirs.
En conviant sur le plateau de l’émotion les acteurs d’une
affaire judiciaire, les médias les éloignent de la scène du droit. Ils
privilégient le traitement dramatique par attrait pour le sensation-
nalisme plutôt que par souci de renseigner convenablement le
public. Cette sévère critique émane du Conseil de presse du Qué-
bec (Les Droits et responsabilités de la presse, 1987). L’étalage de plaies
vives sur l’écran cathodique peut causer des préjudices, des tracas
et des tourments inutiles aux personnes interrogées. Les journa-
listes doivent donc prendre d’infinies précautions afin d’éviter
le marchandisage en onde du malheur d’autrui. L’intérêt public de
la diffusion d’images troubles doit servir de critère. À cet égard, un
consentement obtenu sous le coup de l’émotion reste sans poids
ni mérite.
Rien ne crispe davantage la classe journalistique qu’un
reproche de sensationnalisme. Reporter judiciaire expérimenté,
Rodolphe Morissette (Les juges, quand éclatent les mythes, 1994)
qualifie de sensationnaliste une présentation déformant la réalité.
Autrement dit, on présente le réel, mais dans une mise en scène en
trompe-l’œil. Le sensationnalisme trahit un écart par rapport à la
réalité : on accorde au fait, à l’événement ou à la situation une
importance exagérée. Bref, on amplifie le traitement, on drama-
tise. La Société Radio-Canada ne fait qu’effleurer le sujet de la
diffusion d’images de souffrance dans son guide d’orientation
« Normes et pratiques journalistiques ». On reconnaît que le pro-
cédé est parfois nécessaire à la compréhension d’une information
importante, mais on recommande de ne pas exploiter les marques
de chagrin personnel par pur sensationnalisme. Selon une accep-
tion commune (M. F. Bernier, Éthique et déontologie du journalisme,
2004), il s’agirait de l’amplification de la posture courante du jour-
nalisme consistant à mettre en évidence la dimension négative ou
pessimiste des faits sociaux afin d’alarmer le public avec des
120 Fenêtres sur la justice

menaces environnantes. Bref, le sensationnalisme médiatique


serait l’amplification temporaire de cette tendance naturelle des
journalistes à privilégier le côté négatif des événements.
A priori, tout comportement légal, sans lien avec une fonction
sociale quelconque et n’ayant pas d’effet indésirable pour autrui,
peut relever de la sphère de la vie privée, mais on note une évi-
dente porosité entre cet écran protecteur et la notion d’inté-
rêt public. Traiter des affaires judiciaires, civiles ou pénales, c’est
souvent dévoiler un épisode qui touche la vie privée des parties.
Un litige se noue souvent autour d’actions ou d’omissions des
protagonistes et les décisions sont forcément personnalisées. Pour
un journaliste, il s’agit de décrire en peu de mots une scène de la
vie selon le même critère : l’intérêt public de la nouvelle ou du
reportage.
Convenons donc qu’il n’est pas toujours facile de distinguer
l’intérêt public, une norme professionnelle, de l’intérêt du public,
une norme marchande. Plutôt individualistes, les journalistes
entretiennent néanmoins un réel esprit de corps face aux cri-
tiques. Ils ont une réaction corporatiste, ils se braquent, comme si
tout reproche était une atteinte à la liberté de la presse. Selon
Mario Roy (La Presse, 15 avril 2001), peu enclins à l’autocritique,
les journalistes sont parfois doués dans l’art de manier le parti pris,
la mise en perspective orientée et le biais idéologique.
De l’enquête policière à l’acte de justice final, une affaire judi-
ciaire peut se nouer autour d’une énigme à la Simenon, comme
ce fut le cas de l’interminable affaire Matticks. Par ses rebondisse-
ments spectaculaires et insolites, cette saga judiciaire s’est révélée
un bon filon pour les médias. Rappelons pour mémoire qu’une
clique de malfrats trempant dans le trafic de drogue prit la clé des
champs après l’avortement du procès, à cause d’une balourdise
policière dans la confection des cahiers de preuve. Coup de
théâtre ! les policiers responsables de l’enquête prirent le relais des
truands à la barre des accusés, inculpés de fabrication de preuves
et de parjure. Les arroseurs arrosés furent relaxés par un jury, puis
le gouvernement se délesta du boulet en créant une commission
d’enquête sur le mode opératoire de la Sûreté du Québec. Les
médias firent bombance de ce raté judiciaire hors norme.
L’opinion publique 121

La couverture souvent caricaturale des peines imposées par les


tribunaux alimente le scepticisme du public et rogne la confiance
des citoyens envers l’institution judiciaire. Une étude du crimino-
logue Anthony Dobb (Criminal Justice Reform in a Hostile Cli-
mate,1995) montre l’influence des médias sur la perception du
public quant à la justesse des peines imposées. Dobb demandait à
deux groupes de personnes leur opinion sur des condamnations.
Dans un groupe, les répondants n’avaient à leur disposition que
des comptes rendus journalistiques, et 63 % d’entre eux jugèrent
les peines trop clémentes, ce pourcentage tombant à 19 % dans
l’autre groupe, qui avait accès aux mêmes informations que la
Cour.
En décembre 1995, à l’issue de la rencontre annuelle des
ministres responsables en matière de justice du pays, le ministre
québécois de la Justice, Serge Ménard, et celui de la Sécurité
publique, Pierre Bélanger, déploraient dans un communiqué
de presse « l’écart entre la perception du public qui estime que le
crime est à la hausse et la réalité reflétée par une baisse constante
du taux de criminalité ». Selon eux, cette situation contrastée
comporte un effet pervers : « l’exigence par le public d’une justice
plus sévère ». Ce phénomène s’expliquerait en partie par la discor-
dance entre les informations quotidiennes communiquées au
public et la réalité du traitement des dossiers de cour. « En effet,
observent les ministres québécois, le public est généralement
exposé aux cas les plus graves, aux sentences les plus spectaculaires
et n’a qu’une partie des informations qui ont motivé une décision
judiciaire dans un cas donné. »
Chaque cas devant être évalué selon son mérite, un observa-
teur raisonnable et bien renseigné sur les éléments matériels et
subjectifs d’un dossier aura tendance à cautionner la peine impo-
sée. Toutefois, avec des informations incomplètes ou tronquées, la
même personne fera une évaluation selon la nature du crime et sa
gravité objective, celle-ci étant mesurée au regard de la peine
maximale imposable pour ce crime. Invariablement, les consom-
mateurs d’information contaminés par un effet de loupe média-
tique perçoivent négativement l’efficacité de la justice pénale.
Dans un sondage d’opinion, les gens répondent à des questions
122 Fenêtres sur la justice

globales à partir de certaines généralisations étalées dans les


médias. Un sondage d’Angus Reid, réalisé en 1999, établissait que
69 % des Canadiens jugent insuffisantes les peines imposées par les
tribunaux.
Bien réelle, l’influence des médias s’exerce toutefois en sour-
dine. En effet, étonnamment, les Canadiens rejettent en bloc l’idée
selon laquelle l’inquiétude du public face au taux de criminalité
découle de la couverture médiatique accordée aux affaires sensa-
tionnelles. Tel est le constat que fait Karin Stein dans un rapport
de 2001 pour le ministère fédéral de la Justice. Les gens croient
plutôt que le problème de la criminalité s’aggrave véritablement.
Le sentiment d’insécurité publique ne correspond pas véritable-
ment aux indices réels de criminalité et de violence, notamment à
propos de la délinquance des jeunes. Ces dernières années, les sta-
tistiques révèlent une diminution constante des infractions crimi-
nelles commises par de jeunes contrevenants. Malgré un petit
nombre de délinquants violents, les personnes consultées par des
sondeurs sont de plus en plus favorables au renvoi des jeunes
inculpés devant les tribunaux pour adultes et au durcissement des
peines. Des affaires scabreuses, bien documentées dans les médias,
remuent l’opinion publique. Il n’en faut guère plus aux élus pour
sentir l’émotion populaire et bricoler des modifications législa-
tives. Pour un gouvernement à l’écoute des électeurs, durcir la loi
ne coûte rien et rapporte gros.
C’est probablement le travail journalistique sur le crime orga-
nisé qui illustre le mieux l’influence des médias auprès de l’opi-
nion publique. Le Centre Nathanson sur le crime organisé et la
corruption s’est penché sur le traitement médiatique des gangs de
motards pendant une période de cinq ans, de 1995 à 2000. Une
première constatation s’impose : l’appellation « crime organisé » se
rapporte habituellement aux groupes de personnes évoluant prin-
cipalement dans le commerce de la drogue et dans des secteurs
plus traditionnels comme la prostitution, le jeu et le prêt usuraire.
Plus discrètes, les organisations tirant profit du crime économique,
des délits commerciaux, du télémarketing et d’autres pratiques
frauduleuses suscitent rarement l’intérêt du milieu de l’informa-
tion. En fait, certains journalistes se sont davantage intéressés à la
L’opinion publique 123

culture des bandes de motards criminalisés. Curieux paradoxe,


ces derniers sont devenus des célébrités. Rien d’étonnant à ce que
des noces et des funérailles de motards fassent la manchette.
L’activisme médiatique ne correspond pas nécessairement à
un accroissement des activités illicites des organisations crimi-
nelles. Autrement dit, la prolifération d’articles dans la presse écrite
ou de nouvelles dans les médias électroniques se nourrit d’elle-
même. C’est le phénomène de la vague : les médias recyclent les
informations antérieures et accentuent le traitement d’un sujet
chaud. Un incident lié aux gangs de motards survenu quelque part
dans le pays fera l’objet de nouvelles et de commentaires dans
d’autres régions grâce aux agences de presse. Selon le point de vue
de l’observateur, la définition du concept de crime organisé varie
considérablement. Au-delà de la sémantique, la réalité du phéno-
mène de criminalité de groupe justifie largement l’intérêt média-
tique.
La littérature et le cinéma ont largement contribué à la diffu-
sion du stéréotype des empires du crime organisé. L’idée d’un
assemblage pyramidal assez bien structuré s’éloigne cependant de
la réalité. Une étude de M. E. Beare et R. T. Naylor, réalisée
en 1999 pour la Commission du droit du Canada, récuse l’adé-
quation faite entre des gangs criminels et des entreprises commer-
ciales. Certes, il existe des réseaux, des cellules et des regroupe-
ments de services. Cependant, un haut degré d’autonomie
caractérise ces entités criminelles. L’affichage public des clubs de
motards agit en trompe-l’œil et quelques coups de gueule nour-
rissent l’intérêt médiatique, stimulent la vigilance des politiciens et
font carburer la phalange policière responsable du crime organisé.
Tout problème d’insécurité publique entraîne des répercussions
directes sur les plans politique et administratif, notamment sur l’ef-
ficacité des forces de l’ordre.
Ces dernières années, quelques événements ont servi de cata-
lyseur à l’intérêt médiatique : la mort tragique d’un enfant, une
victime innocente de la guerre des clans ; la croisade politique
en faveur d’une loi antigang musclée ; la tentative d’assassinat du
journaliste Michel Auger. Analysant le contenu de l’informa-
tion journalistique, les chercheurs ont constaté que des policiers
124 Fenêtres sur la justice

avaient intérêt à grossir le trait quant à l’importance du risque lié


au phénomène des motards criminalisés. À cette fin, les policiers
ont utilisé les médias mais, malgré cela, la réaction du public resta
mitigée. Pour certaines personnes, les gangs de motards ne sont
que des objets lointains de curiosité. Pour d’autres, au contraire,
c’est une cause d’insécurité chronique. Ceux-là n’hésitent pas à
critiquer l’incurie gouvernementale. Devant une poussée média-
tique constante, le législateur fédéral s’est résolu à modifier la loi
pénale. Quant au gouvernement québécois, il augmenta substan-
tiellement les sommes d’argent nécessaires à la neutralisation des
forces vives des gangs de motards.
Rendus obligatoires par le nombre d’accusés et de chefs
d’accusation, des mégaprocès de gangs criminels occupèrent long-
temps une place de choix dans l’actualité. Par son ampleur déme-
surée, le dossier des motards défiait la logique et le fonctionne-
ment usuels de l’appareil judiciaire. Le contenant et le contenu de
l’administration de la justice s’en trouvèrent altérés. La présomp-
tion d’innocence ne peut gommer une réputation. Un accusé,
surtout s’il est diabolisé, a le droit d’être jugé par des pairs qui rai-
sonnent à froid. Pour éviter qu’un bombardement informatif ne
mette en péril l’équité du procès, les juges présidant les mégapro-
cès ont dû jouer au préfet de discipline. Plusieurs péripéties ont
épicé les deux mégaprocès tenus au Centre judiciaire Gouin, ce
qui a permis aux médias d’en faire leurs choux gras.
Exposés à une dose massive et récurrente de crimes violents
ou répugnants, les citoyens finissent par éprouver un sentiment
durable d’insécurité publique. Face à la montée incessante de la
criminalité médiatisée, il s’en trouve plusieurs pour faire appel au
règne de la loi et de l’ordre public. Les médias contribuent large-
ment au sentiment populaire favorable à des solutions punitives en
nourrissant l’insécurité publique par un provocant étalage de la
violence criminelle.Trop souvent, les représentations médiatiques
tendent à exagérer la menace liée à la criminalité. Prônant
le maintien de l’ordre, plusieurs journalistes ou commentateurs de
nouvelles favorisent le durcissement du châtiment comme anti-
dote au crime. Au fur et à mesure qu’un sentiment de crainte s’ac-
centue dans l’opinion publique, le soutien aux politiques rigou-
L’opinion publique 125

reuses axées sur l’ordre public s’affermit. En parallèle, la commer-


cialisation des produits sécuritaires, tels les systèmes d’alarme, la
surveillance vidéo et le gardiennage privé, gagne en popularité.
Qu’il s’agisse de torpeur judiciaire, d’incurie policière ou d’ir-
responsabilité politique, tout y passe dans l’argumentaire des ana-
lystes de l’information. Rassuré par ce bruyant concert, le bon
peuple apprécie la partition médiatique. Juges populaires et mar-
chands d’images partielles (parfois déformées) de la criminalité,
des enquêtes et des procès, les médias n’en sont pas moins une
source indispensable de soutien et de contrôle démocratiques
de la justice. En effet, pour adapter leur conduite et leurs choix,
les citoyens doivent connaître les risques menaçant leur personne,
leur santé, leur travail et leurs biens et ils doivent connaître les
réponses apportées par la justice à l’ensemble des problèmes de
société. Les médias contribuent à cet éclairage.
L’industrie du divertissement exploite à fond la curiosité du
public pour les aventures trépidantes des grandes pointures du
crime organisé. Chez nous, certaines téléséries (Omerta et Le Der-
nier Chapitre) ont propulsé les cotes d’écoute vers des sommets. Le
casting mettait surtout en cause deux types de personnages : des
crapules notoires, parfois sympathiques ; des policiers retors, parfois
méprisables et sans scrupules. Étroitement liée au scénario, la vio-
lence éclatait ponctuellement. La sacralisation de cette brutalité
correspondait généralement à la réalisation scénique d’un assassi-
nat. Cet univers de violence extrême ne reflète aucunement la cri-
minalité qui caractérise notre société. Bon an mal an, les statis-
tiques font voir que les crimes de violence sont moins fréquents
que les infractions contre la propriété ou d’autres formes d’atteinte
à l’intégrité des personnes. Cette distorsion de la réalité peut
contribuer à fausser la perception de certains téléspectateurs. Si tel
devait être le cas, un faux sentiment d’insécurité pourrait prendre
forme. Cela dit, il faut se garder de généraliser cette observation.
Bon nombre d’auditeurs sont en mesure de comprendre qu’une
œuvre de fiction se nourrit d’exagération et d’effets dramatiques.
Le milieu journalistique a horreur de la cachotterie, notam-
ment dans les affaires pénales. Pourtant, de bonnes raisons justi-
fient l’existence d’une phase confidentielle de la procédure avant
126 Fenêtres sur la justice

l’étape de l’inculpation judiciaire publique. Le secret est d’abord


nécessaire pour que les enquêtes aient quelque chance d’aboutir
avant que s’organisent la disparition des preuves, la concertation
entre les intéressés, les pressions sur les témoins. Le secret évite
aussi qu’une personne (dont la culpabilité n’est pas encore recon-
nue par jugement) ne soit prématurément et publiquement soup-
çonnée, parfois même condamnée sans appel. En ce sens, le secret
protège la présomption d’innocence. C’est l’étape du procès qui
force l’exercice de transparence. La tension entre la justice et les
milieux de l’information est récurrente sinon perpétuelle parce
que les protagonistes s’inspirent d’une logique et d’une finalité
fort différentes. Les médias opèrent en mode accéléré et synthé-
tique alors que la justice, suivant le rythme de l’escargot, s’oblige
au respect de l’équité procédurale. Concilier la liberté d’informa-
tion, la recherche de la vérité et la suprématie du droit relève d’un
colossal défi.
La vérité judiciaire

Lors d’un procès, l’administration de la preuve débute par une


ode à la vérité. Serment oblige : le témoin déclare que sa déposi-
tion sera la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. La Cour
suprême répète à l’envi que l’objet du procès pénal consiste à faire
connaître la vérité et que l’objectif est de condamner le coupable,
d’acquitter l’innocent. S’agit-il d’une fin en soi ? Nul besoin de
connaître à la perfection la profession d’avocat et les ficelles du
plaideur pour comprendre que le vrai n’est pas toujours vraisem-
blable. Les perceptions changent autant que les situations. « La ver-
sion la plus simple, écrit André Gide dans Souvenirs de la cour d’as-
sises, est celle qui toujours a le plus de chance de prévaloir, c’est
aussi celle qui a le moins de chance d’être exacte. » Ce grand écri-
vain (Si le grain ne meurt) disait également que « [l]e pire des men-
songes est celui qui se rapproche le plus de la vérité ».
La vérité n’est que le résultat des questions qui lui sont posées.
Filtrée par la procédure judiciaire, elle s’éloigne de la raison scien-
tifique et est tributaire d’un cheminement particulier. L’interroga-
toire d’un témoin ne garantit jamais l’exactitude d’une révélation
puisque la mémoire peut défaillir ou peut se brouiller par une
enfilade d’événements concomitants. Au passage du temps, c’est la
vérité qui s’enfuit. Le désir inconscient de réconcilier les faits avec
l’intérêt d’une des parties peut également teinter la vérité. Le relief
de l’histoire y gagne, la vérité y perd. Toute production narrative,
même fragmentaire, revendique le privilège d’être tenue pour
128 Fenêtres sur la justice

vraie. Cependant, l’immuabilité de la perception humaine est trop


rare pour garantir la justice.
Certes, un juge peut subodorer la vérité. Dans un procès
pénal, les civils ne sont pas de pires témoins que les policiers qui
affirment plus clairement leur certitude. Plus rompus à l’art du
témoignage, les agents de la paix s’en tiennent à un récit plus lisse.
Au contraire, un témoin ordinaire rapportera un ensemble de
faits, obligeant ainsi le juge ou les jurés à faire le tri. Claudine
Biland (Psychologie du menteur) soutient que la certitude affichée
par un témoin intervient pour 50 % dans l’estimation d’exactitude
que le jury accorde au témoignage. À son avis, cette posture ne
doit en aucune façon être mise en relation avec l’exactitude des
éléments qu’un témoin rapporte et dont il semble convaincu.
Tôt ou tard, le juge doit choisir qui croire. Selon la nature
de l’instance (civile ou pénale), des critères distincts, liés à des types
de rationalité différents, façonnent des régimes de vérité distincts.
Au pénal, l’innocence de l’accusé peut découler de la persistance
d’un doute raisonnable. L’impossibilité procédurale d’établir la
culpabilité de l’inculpé confirme alors la présomption d’inno-
cence. Principe cardinal de la justice pénale, l’innocence présumée
respecte le fait que, malgré la sincérité de sa déposition, un témoin
peut se tromper.
Un fait juridique n’est pas toujours un événement concret, il
s’agit parfois d’une chose dont l’existence, réelle ou hypothétique,
est assumée par le droit. Du coup, on envisage les procédures et les
règles de preuve dans une optique de construction juridique. Il ne
s’agit plus de révéler la vérité pure, mais de construire une réalité
qui tombe sous le sens du droit. Ce dispositif de captation de la
vérité juridique devient paradoxal dans la mesure où il permet
la reconnaissance — comme juridiquement vrai — d’un fait dou-
teux ou même faux. Ce qui est vrai en droit n’est pas directement
lié à ce qui peut l’être en fait, d’où un phénomène de fiction juri-
dique. Ainsi, une personne âgée de moins de 14 ans sera présumée
n’avoir pu légalement consentir à une activité sexuelle. L’erreur
que commettrait l’accusé quant à l’âge véritable du partenaire est
irrecevable. En somme, la vérité produite par la procédure ne
relève pas de la raison scientifique ; elle est tributaire d’un parcours
La vérité judiciaire 129

particulier. La chose jugée n’est pas la vérité ; elle est seulement


tenue pour vrai.
Notre système de justice accusatoire s’intéresse moins à la
vérité qu’à la bonne méthode pour y arriver, d’où la sacralisation
de l’équité procédurale. La manifestation de la vérité met l’accent
sur le vraisemblable plutôt que sur le vrai. L’objectif de vérité, croit-
on, est mieux servi par le respect scrupuleux des règles de procé-
dure. On cherche à minimiser les risques d’erreur. Le moyen d’ar-
river à la bonne décision importe davantage que la décision
elle-même. La procédure visant à découvrir la vérité favorise la
tyrannie de l’apparence de justice, dont on n’a de cesse de répéter
l’importance. Il faudra bien un jour inverser cette tendance et insis-
ter pour que la confiance du public soit méritée selon le contenu
de justice plutôt que son apparence. Un fond solide et constant de
justice va nécessairement se répercuter sur la forme, celle-ci étant le
reflet de l’autre.
Jamais pure, la vérité est rarement simple. Elle évolue dans une
zone d’ombre et de lumière. Des éléments contrastés font poindre
une image floue et dans ce clair-obscur, ce qui instruit l’un
embrouille l’autre. Retenant des indices ou niant leur importance,
isolant certains gestes d’un ensemble factuel, « le juge peut fournir
une image différente de la réalité et en déduire une application
différente des règles de justice » (Chaïm Perelman, Éthique et
Droit). Il a pourtant pour objectif principal la recherche, la défense
et la découverte de la vérité. Cependant, chose certaine, notre sys-
tème de justice pénale n’a jamais permis la recherche de la vérité
à tout prix et par tous les moyens. Une passion dévorante pour
la vérité de même que sa recherche effrénée peuvent porter à la
déraison. Son coût peut se révéler excessif et le tribunal ne peut
chercher à l’atteindre au prix de l’injustice ou par des moyens
inéquitables.
Voilà sans doute pourquoi le recours à des délateurs, déguisés
en témoins repentis, suscite la méfiance. Le « repentilisme » est une
vision déformante du phénomène de délation. On cherche à don-
ner une connotation éthique à un geste cupide. Le sens du terme
« repenti » évoque la fausseté, car il caractérise le comportement
de personnes sans éthique et motivées par l’opportunité. Le
130 Fenêtres sur la justice

maquillage du témoin repenti fait abstraction de ses motivations


personnelles en mettant l’accent sur des données objectives : une
rupture de lien avec un groupe criminel et une contribution à l’ad-
ministration de la justice. En dépit de cette fabrication d’image, les
délateurs seront toujours de faux repentis plutôt que d’authen-
tiques collaborateurs de la justice dans l’opinion publique.
Il peut être choquant qu’un délateur obtienne de rondelettes
sommes d’argent pour s’afficher comme un témoin repenti. La
recherche de la vérité est d’autant plus fragilisée qu’elle repose
principalement sur la parole d’un mercenaire motivé par l’appât
du gain. La détermination des avantages respectifs de la poursuite
et du délateur obéit à un rapport de force. Plus le délateur est
important, plus il peut faire monter les enchères. En situation
d’urgence, le moyen atténue le principe et l’intérêt public justifie
alors l’achat d’informations par la police. C’est ainsi que la règle de
la gratuité du témoignage connaît une exception. L’État doit
choisir entre deux maux : l’impunité totale pour les auteurs de
graves crimes ou l’impunité partielle de l’un d’eux avec l’espoir
d’épingler les grandes pointures du crime organisé. Que l’autorité
publique signe un pacte avec le diable ne devrait toutefois pas
enrichir Satan. Entre les moyens utilisés et la fin recherchée, le
point d’équilibre devrait éviter que le crime devienne lucratif
pour les faux repentis.
Sous l’angle de la moralité, la dénonciation peut être accep-
table. La protection de certaines victimes démunies, comme les
enfants, rend moralement estimable un geste de dénonciation.
Quand l’intérêt public est menacé, comme dans les affaires de cor-
ruption gouvernementale, la dénonciation d’une magouille peut
valoir à une fripouille un moment d’estime. Tel fut le cas d’un
certain Jean Brault confessant publiquement ses fautes devant la
commission Gomery. Bénéficiaire de juteux contrats gouver-
nementaux, il expliqua sa participation au scandale politique des
« commandites ». Étonnamment, la fin de son témoignage fut
marquée par les applaudissements de nombreux spectateurs. Liant
cette réaction au phénomène de médiatisation des commissions
d’enquête, la journaliste Lysiane Gagnon a déploré le fait que
M. Brault soit « devenu une sorte de héros populaire », pen-
La vérité judiciaire 131

dant que toute la classe politique subissait « l’opprobre populaire »


(La Presse, 9 avril 2005).
Si le procès pénal est indissociablement lié à la vérité, celle-ci
s’inscrit dans une perspective élargie, celle de la justice. La vérité
n’est pas l’unique valeur à laquelle le droit pénal s’intéresse. Autre-
ment dit, il n’y a point d’adéquation absolue entre la justice et la
vérité. Le législateur a même précisé dans le Code criminel qu’un
aveu obtenu par la torture est inadmissible en preuve. Les juges
sont plus exigeants. Avant de lire une déclaration faite hors cour
par un accusé, il faut les convaincre que cette confession a été
volontairement et librement consentie. Cela suppose également
que l’esprit de la personne concernée fonctionnait normalement.
Justice et vérité n’étant pas synonymes, leur convergence reste
néanmoins souhaitable dans le respect des droits de la personne.
L’autorité morale d’un jugement pénal dépend à la fois de la fiabi-
lité et de l’exactitude des faits donnés en preuve et du respect de
certaines valeurs propres au système de justice pénale. Toutefois,
la justice renonce pour différents motifs à l’utilisation d’éléments
de preuve pertinents. Des valeurs fondamentales, notamment l’au-
tonomie, la dignité et la sécurité de la personne, le respect de la vie
privée et la non-discrimination, de même que des valeurs liées à la
justice de procédure, comme certains privilèges d’intérêt public,
la présomption d’innocence, l’équité procédurale et la protection
contre les abus de l’État, encadrent et conditionnent la recherche
de la vérité. Tout bien considéré, pour la justice, la vérité entière
— et rien d’autre que la vérité — n’est pas une fin en soi.
Tel un caricaturiste, Alan Dershowitz (The Best Defense)
dépeint le fonctionnement de la justice pénale en 13 règles :
1) pratiquement tous les accusés sont coupables ; 2) tous les juges
et les procureurs comprennent cette règle et la tiennent pour avé-
rée ; 3) il est plus facile de condamner les accusés coupables en
violant la Constitution qu’en la respectant et, dans certains cas, il
est impossible de les condamner sans agir de la sorte ; 4) presque
tous les policiers mentent quand ils affirment avoir respecté la
Constitution ; 5) tous les procureurs et les juges sont bien au fait
de la règle précédente ; 6) afin de faire condamner les coupables,
plusieurs procureurs de la poursuite encouragent tacitement les
132 Fenêtres sur la justice

policiers à mentir ; 7) tous les juges connaissent fort bien la règle


précédente ; 8) la plupart des juges font semblant de croire les poli-
ciers ; 9) tous les juges d’appel connaissent la règle précédente, et
plusieurs d’entre eux préfèrent croire les juges qui, au procès, font
semblant de croire les mensonges des policiers ; 10) la plupart des
juges préfèrent ne pas croire les accusés alléguant une violation
de leurs droits constitutionnels, même lorsqu’ils disent vrai ; 11) la
plupart des juges et des procureurs de la poursuite ne recherchent
pas consciemment la culpabilité d’un accusé qu’ils croient inno-
cent ; 12) la règle précédente ne s’applique pas à l’égard des
membres du crime organisé, des trafiquants de drogue et des cri-
minels récidivistes ; 13) en vrai, personne ne souhaite véritable-
ment que justice soit rendue.
Sur un ton plus sérieux, rappelons que le procès pénal culmine
par une déclaration de culpabilité ou d’innocence. Selon un prin-
cipe bien établi en droit pénal canadien, un acquittement équivaut
à une déclaration d’innocence. Un jugement de responsabilité
dépend de l’appréciation par le tribunal compétent d’un ensemble
de preuves filtrées par plusieurs normes juridiques. Les principes
régissant l’administration de la preuve doivent, autant que pos-
sible, favoriser la découverte du vrai. Autrement dit, ils ne doivent
pas outrepasser ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de
l’objectif poursuivi.

Les privilèges
Une société démocratique chancelle lorsqu’elle refuse aux
individus une aire de secret leur permettant de résister à l’invasion
collective. Il y a parfois un désir totalitaire dans la soif de transpa-
rence, dans la saisie de l’individuel par le collectif. Dans un univers
de communication, le secret et la confidentialité doivent affronter
l’envahissement de la transparence. Soulignons le paradoxe : les
aspirations à la levée du secret côtoient les revendications au res-
pect de la sphère privée. En marge du secret individuel, mis à mal
par la curiosité gouvernementale, les secrets d’État couvrent la
vérité judiciaire d’un voile opaque.
La vérité judiciaire 133

Au gré du temps, selon les besoins de la société civile et des


gouvernements, les tribunaux et le législateur ont tour à tour
reconnu à certaines personnes un droit au silence. Le concept de
privilège désigne la faculté ou, le cas échéant, l’obligation recon-
nue à un sujet de droit de taire certaines informations. Œuvrant
en symbiose, les juges et les élus ont élaboré un ensemble de pri-
vilèges d’intérêt public en vertu desquels des renseignements per-
tinents à l’objet d’un litige sont, pour différentes raisons, écartés du
débat. Pour y voir plus clair, examinons certains privilèges qui
configurent la vérité judiciaire.

Le principe de non-incrimination
Qui, dans une scène de procès au cinéma américain, n’a pas
entendu un témoin invoquer le cinquième amendement et refu-
ser de répondre pour éviter de s’accuser soi-même ? À l’origine,
le droit anglais donnait à tout témoin la possibilité de refuser de
répondre à toute question qui pouvait l’incriminer. Aux États-
Unis, on a incorporé ce privilège dans la Constitution. En 1893, au
Canada, le législateur modifia cette prérogative en vue de faciliter
la recherche de vérité. Tenu de répondre aux questions embarras-
santes, un témoin est tout de même protégé contre l’éventuelle
utilisation de son témoignage s’il est susceptible de l’incriminer
dans d’autres procédures, sauf en cas de parjure. En 1982, on incor-
pora ce privilège dans la Charte canadienne, de même que le droit
de ne pas être contraint de témoigner contre soi-même.
Dans un procès pénal, l’accusé peut choisir de témoigner ou
non, mais ne peut jamais y être forcé. Le fondement du principe
de non-incrimination repose à la fois sur la présomption d’inno-
cence et l’inégalité du rapport de force entre l’État et le particu-
lier. Avant le procès, ce principe cardinal vise à empêcher les agents
de l’État de mobiliser l’accusé contre lui-même, d’où le droit au
silence pendant l’enquête policière. Durant le procès, ce droit
au silence se traduit par l’impossibilité de contraindre l’inculpé et
l’impossibilité de lui opposer ses propres témoignages rendus dans
d’autres procédures.
Un principe de base de notre système de justice veut que la
134 Fenêtres sur la justice

poursuite établisse une preuve complète avant qu’une réponse de


l’accusé ne soit justifiée. Autrement dit, un citoyen ne doit pas être
dérangé sans raison ou être forcé de contribuer à une démarche
susceptible de lui nuire. Dite autrement, cette proposition signifie
que nul n’est tenu de répondre devant un juge à une allégation
d’acte fautif avant la présentation à son encontre d’une preuve suf-
fisante. Face à une preuve accablante, si l’accusé se réfugie en per-
manence derrière son droit au silence, il risque une condamna-
tion. Dès lors qu’il en est ainsi, ce n’est pas la loi mais le bon sens
qui l’oblige à sortir de son mutisme.
En résumé, le principe de non-incrimination reflète l’impor-
tance fondamentale de la liberté individuelle. Toute action gou-
vernementale qui contraindrait une personne à produire une
preuve contre elle-même dans des procédures l’opposant à l’État
viole le principe qui interdit l’auto-incrimination. Personne n’est
tenu de s’accuser ou de se trahir soi-même ni d’armer son ennemi
contre soi. Deux objectifs ressortent de ce principe : la protection
contre les confessions peu fiables et la protection contre les abus
de l’État. Ces deux protections sont liées à la valeur qu’attribue
la société canadienne à la vie privée, à l’autonomie personnelle et
à la dignité. Bien que prépondérant, le principe de non-incrimi-
nation ne confère pas à l’accusé une protection absolue contre la
divulgation de renseignements obligatoire en vertu d’une loi.
Ainsi, un contribuable ne peut refuser de fournir aux agents de
l’État les informations touchant ses obligations fiscales.

Le droit au silence
Les notions d’auto-incrimination et de silence du citoyen face
à l’État se croisent, sans toutefois se superposer. Le droit de garder
le silence consiste essentiellement à permettre un choix : parler
aux autorités ou refuser de leur faire une déclaration. Ce droit de
choisir signifie qu’un suspect peut recevoir l’assistance d’un avocat
afin d’être informé des options qui s’offrent à lui et de leurs
conséquences. En somme, les agents de l’État ne doivent pas
influencer injustement la décision de se taire ou de parler d’une
personne détenue. Manifestation de la présomption d’innocence,
La vérité judiciaire 135

le droit de garder le silence s’applique à toute personne détenue,


formellement inculpée ou simplement suspectée d’avoir commis
une infraction pénale.
Puisqu’on doit permettre le droit au silence pendant l’instruc-
tion du procès, qu’un accusé refuse de témoigner ne peut faire
l’objet de commentaires par le juge ou la poursuite. Cette mesure
vise à neutraliser le danger qu’un jury puisse croire que l’accusé se
prévaut du droit au silence pour masquer sa culpabilité. Cela dit, il
est loisible au juge de prendre en considération le refus de l’accusé
de témoigner. Bien que le le jury ait été prévenu que le silence de
l’accusé au procès ne peut consolider une preuve à charge, il peut
néanmoins en tirer une conclusion défavorable. Encore faut-il que
cette déduction soit justifiée. S’il existe dans la preuve une expli-
cation rationnelle, compatible avec l’innocence et susceptible de
faire naître un doute raisonnable, le silence de l’accusé ne peut ser-
vir à dissiper ce doute. Bref, un accusé peut se taire, avant et pen-
dant le procès, sans que le juge des faits ne soit a priori justifié de
tirer une conclusion défavorable.

Les confessions
L’admissibilité d’une confession repose sur deux fondements :
la nécessité de garantir la fiabilité d’une déclaration et surtout le
besoin d’assurer l’équité du procès en dissuadant l’État de prendre
des mesures coercitives inappropriées. L’une des visées dominantes
du système de justice pénale, voire son premier objectif, est d’évi-
ter qu’une personne innocente soit déclarée coupable. Les fausses
confessions jouent un rôle important dans les cas d’erreurs judi-
ciaires. L’affaire Simon Marshall le confirme. Inculpé de crimes
sexuels, un jeune homme de Québec, déficient intellectuel, fut
emprisonné durant cinq longues années sur la foi de ses aveux et
de son plaidoyer de culpabilité. Des tests d’ADN démentirent
par la suite ce montage judiciaire. Gênée, la justice multiplie les
enquêtes : la poursuite, la police, des avocats et d’autres intervenants
en font les frais. Pour sa part, le ministre de la Justice du Québec a
demandé à l’ancien juge d’appel Michel Proulx d’établir l’indem-
nité due à la victime de cette stupéfiante erreur judiciaire.
136 Fenêtres sur la justice

La plupart des gens verront leur volonté affaiblie face à une


situation de mauvais traitement. Les juges doivent donc apprécier
les circonstances de chaque cas pour déterminer le caractère libre
et volontaire d’une confession. En certaines circonstances, un
détenu peut soit supporter l’intimidation, soit préférer confesser
son crime. De nos jours, ce n’est pas tant la violence physique que
la contrainte psychologique qui risque de fausser l’aspect volon-
taire et libre d’une déclaration. La durée des interrogatoires, l’in-
confort des lieux de détention, la mauvaise qualité des repas, le
harcèlement, la promesse d’avantages, les menaces voilées peuvent,
à certains égards, influencer la conduite d’une personne détenue
et la teneur de ses propos.
En somme, la règle d’admissibilité des confessions est, par
nécessité, contextuelle. Le juge du procès doit tenir compte de
tous les facteurs pertinents, s’efforcer de bien comprendre les cir-
constances de la confession et se demander s’il existe un doute rai-
sonnable quant à son caractère volontaire. Si les policiers qui
mènent l’interrogatoire soumettent le suspect à des conditions
intolérables ou s’ils l’aiguillonnent au point de fausser le contenu
d’une confession, le juge doit écarter cet élément de preuve
comme non fiable. L’existence d’une combinaison de conditions
oppressives et d’encouragements peut également avoir pour effet
d’entraîner l’exclusion d’une confession.
Le caractère volontaire reste la pierre d’assise de l’admissibilité
d’une confession. Il répugne au sens commun qu’une déclara-
tion involontaire soit utilisée dans une cour de justice. À juste titre,
les gens croient que les policiers doivent respecter la loi. En fin
de compte, la liberté peut être menacée tant par des méthodes
d’enquête abusives, visant à faire condamner des personnes soup-
çonnées de crimes, que par de vrais criminels. Des valeurs sous-
tendent la limitation imposée à l’État quant à l’utilisation de
confessions. Qu’il soit question de menaces ou de promesses,
de l’absence d’un état d’esprit conscient ou encore de ruses poli-
cières privant injustement l’accusé de son droit de garder le
silence, la jurisprudence de la Cour suprême a constamment pro-
tégé l’accusé contre l’admission en preuve d’une confession non
volontaire.
La vérité judiciaire 137

Les secrets d’État


Lorsqu’un secret officiel bafoue la raison d’État, la démocratie
a mauvaise mine. Cependant, l’intérêt public exige parfois qu’un
secret d’État ne soit pas étalé au grand jour.Voilà pourquoi la loi
prévoit qu’un ministre ou un fonctionnaire fédéral puisse s’oppo-
ser à la divulgation de renseignements qu’il considère d’intérêt
public. Puisqu’il s’agit d’une norme à contenu indéterminé, il
appartient au juge d’examiner les informations litigieuses et de
statuer en conséquence. En cas de désaccord, une procédure d’ap-
pel est prévue. Le législateur reconnaît que la non-divulgation de
certains renseignements peut mettre en péril l’équité d’un procès.
Le tribunal compétent peut donc, le cas échéant, rendre les ordon-
nances nécessaires pour garantir à l’inculpé la tenue d’un procès
équitable. La procédure d’appel peut entraîner l’abandon d’un
chef d’accusation, sa modification, voire l’arrêt des procédures.
Le vaste domaine des relations internationales, de la défense et
de la sécurité nationales comporte son lot de secrets d’État. La loi
distingue deux catégories d’informations susceptibles d’exclusion
dans un procès : les renseignements potentiellement préjudiciables
et les renseignements sensibles qui, dans l’hypothèse d’une divul-
gation, sont susceptibles de toucher les relations internationales, la
défense ou la sécurité nationales.
Plusieurs crans de sécurité sont prévus afin de protéger effica-
cement les secrets étatiques : avis préventif des agents de l’État,
ordonnances de confidentialité, examen judiciaire ex parte, dépôt
d’un certificat, révision en appel, cheminement procédural expé-
ditif et possibilité d’un accord de divulgation. Dans le cas d’une
poursuite pénale, le juge peut rendre une ordonnance pour proté-
ger le droit de l’accusé à un procès équitable, mais il doit d’abord
statuer si l’intérêt public justifie la divulgation partielle ou totale
des renseignements litigieux. Ensuite, il peut exercer son pouvoir
au regard de l’inculpation. Lorsque le droit à une défense pleine et
entière d’un justiciable est renié, il peut être décidé un redresse-
ment draconien prenant la forme d’un arrêt de procédures.
Les renseignements confidentiels émanant du cabinet des
ministres du gouvernement fédéral font également l’objet de
138 Fenêtres sur la justice

mesures empêchant leur divulgation. Au Canada, on suit la tradi-


tion britannique qui assure la confidentialité des discussions
tenues dans l’enceinte du Cabinet et des documents préparés en
vue de ces discussions. C’est la liberté de discuter librement qui
justifie cette tradition. Sinon, les ministres pourraient, consciem-
ment ou non, censurer leurs propos ou s’abstenir de prendre des
positions impopulaires ou encore de faire des commentaires qui
risqueraient d’être perçus comme politiquement incorrects. Le
processus de gouvernement démocratique exige que les per-
sonnes responsables des politiques puissent s’exprimer sans réserve
au sein du Cabinet. Les procès-verbaux restent confidentiels
durant 20 ans. Toutefois, cette protection ne vise pas les docu-
ments de travail qui peuvent être dévoilés après l’annonce
publique d’une décision gouvernementale.
Lorsqu’un ministre ou le greffier du Conseil privé fait valoir
une opposition devant un tribunal compétent, celui-ci doit en
refuser la divulgation sans examiner l’information litigieuse ni
tenir d’audition sur le sujet. Une attestation écrite par un ministre
ou le greffier, selon laquelle il s’agit d’un renseignement confi-
dentiel du cabinet ou de ses comités, constitue une fin de non-
recevoir. Selon la loi actuelle, une fois sa confidentialité attestée, un
renseignement bénéficie d’une grande protection.
Sur le plan provincial, la loi prévoit qu’un fonctionnaire de
l’État québécois ne peut être contraint de divulguer ce qui lui a
été révélé dans l’exercice de ses fonctions si le juge est d’avis, pour
les raisons exposées dans la déclaration assermentée d’un ministre
ou de son sous-ministre, que la divulgation serait contraire à
l’ordre public. Il s’agit d’un privilège en faveur du fonctionnaire
en sa qualité de témoin. Celui-ci ne bénéficie d’une exemption de
répondre qu’en raison d’une opposition formulée par un repré-
sentant de l’État. Cependant, assujetti à la discrétion du juge saisi
de l’opposition, le privilège est forcément relatif puisque le témoin
peut être contraint de divulguer le renseignement litigieux.
La vérité judiciaire 139

Le secret professionnel de l’avocat


Parmi les privilèges d’intérêt public en vertu desquels certains
faits pertinents peuvent échapper à l’examen judiciaire, le secret
professionnel de l’avocat reste le plus connu. Il concerne le fonc-
tionnement harmonieux de l’administration de la justice. Par
conséquent, lors d’une consultation, un client doit sentir qu’il peut
librement s’exprimer et que ses confidences sont protégées. En
matière pénale, nous savons qu’un inculpé ne peut être contraint
de révéler quoi que ce soit, avant comme après sa mise en accusa-
tion. Ce serait violer le droit fondamental au silence que de forcer
le confident de l’accusé, son procureur, à témoigner contre lui.
Qu’il soit conseiller juridique ou plaideur, l’avocat exerce une
fonction utile au maintien de l’ordre social. En effet, toute per-
sonne doit pouvoir consulter un avocat secrètement, sinon elle
pourrait vouloir masquer une partie de la vérité. Le client doit
avoir l’assurance que ses confidences ne seront jamais divulguées
sans son consentement.Voilà pourquoi le droit à la confidentialité
des communications et la protection du secret professionnel de
l’avocat sont essentiels au maintien de la confiance du public dans
l’administration de la justice. S’agissant d’un droit fondamental, la
confidentialité des communications entre un client et son avocat
peut être revendiquée en toutes circonstances.
Néanmoins, cette confidentialité peut s’effriter et sortir du
domaine d’application du secret professionnel de l’avocat. Ainsi,
une conversation intime entre un avocat, son client et un témoin
pourrait légalement être rapportée en justice par ce dernier. À
l’inverse, dès lors qu’il s’applique, le secret professionnel de l’avo-
cat comporte impérativement une exigence de confidentialité.
Quoi qu’il en soit, le droit d’un client d’opposer le secret de ses
communications avec un avocat a donné naissance à une règle de
preuve (qualifiée de privilège) protégeant la divulgation de cer-
tains renseignements devant le tribunal. Par contre, la notion de
secret professionnel fait référence à une règle de droit substantif
protégeant le droit fondamental à la confidentialité d’une relation
entre un client et son conseiller juridique. Par conséquent, cette
notion décrit une réalité plus large que celle du privilège.
140 Fenêtres sur la justice

Le juge doit aborder avec circonspection toute mesure qui


limiterait le secret professionnel, car une atteinte au droit fonda-
mental à la confidentialité doit être pleinement nécessaire à la réa-
lisation des objectifs supérieurs du législateur. Ce n’est pas l’im-
portance de la profession juridique mais plutôt les intérêts de la
justice qui justifient ou non l’existence et la portée de cette
atteinte à la vérité judiciaire. Avant tout, ce sont des besoins fonc-
tionnels qui sous-tendent le fondement du secret de la profession
juridique. En effet, la relation confidentielle d’un justiciable avec
son avocat est essentielle au bon fonctionnement du système de
justice. Bien qu’il soit inextricablement lié au système judiciaire, le
secret professionnel de l’avocat n’en gêne pas moins son efficacité.
Malgré son importance, le secret professionnel de l’avocat n’a
rien d’absolu. Des dérogations existent. Ainsi, la démonstration de
l’innocence d’un accusé requiert parfois la levée du secret. Pour
établir son innocence (et la culpabilité d’autrui), le compagnon
d’un assassin pourrait légitimement faire témoigner l’avocat de ce
dernier et l’obliger à divulguer les confidences de son client. La
communication secrète entre un client et son procureur peut éga-
lement faire l’objet de divulgation lorsqu’elle révèle un dessein
criminel ou constitue une menace à la sécurité publique. Par
exemple, un client qui révélerait à son procureur le détail d’un
complot visant à administrer une raclée à l’amant de sa conjointe
ne serait pas couvert par le principe de confidentialité. Son avocat
pourrait tout à fait le dénoncer et prévenir la police.
Puisqu’il faut assurer la confiance du public dans l’administra-
tion de la justice, de telles dérogations sont rares et bien circons-
crites. En somme, le devoir de discrétion d’un conseiller juridique
doit être aussi absolu que possible. Enfin, le secret professionnel ne
protège pas la confidentialité de l’ensemble des services rendus par
un avocat. Échappent donc à l’obligation de silence les conseils
portant sur de pures questions d’affaires. On peut porter le titre
d’avocat mais agir essentiellement comme gestionnaire d’entre-
prise. Les rencontres d’un administrateur — également avocat —
avec des partenaires commerciaux ne tombent pas sous le coup du
secret professionnel. En définitive, la protection de la confidentia-
lité s’appliquera ou non selon la nature de la relation avocat-client.
La vérité judiciaire 141

Les différentes professions ne peuvent agir qu’à l’intérieur d’un


champ de compétence démarqué par la loi. Cependant, la sphère
d’action d’un conseiller juridique déborde le champ de l’exclusi-
vité professionnelle. La relation d’un client avec un professionnel
du droit doit être axée sur un conseil de nature juridique. Dans le
contexte d’une consultation, le service professionnel fourni doit se
conjuguer à l’activité de conseil et, selon l’usage, en être une com-
posante incidente. Dans la foulée de la mondialisation, l’avènement
de grands cabinets multidisciplinaires modifie la sphère d’applica-
tion du secret professionnel. Dans la mesure où des conseillers juri-
diques, des comptables et d’autres spécialistes rendent en collégia-
lité des services professionnels, les risques de rupture du secret
professionnel s’amplifient. Différentes valeurs s’emmêlent : d’une
part, la prééminence du secret professionnel pour l’administration
de la justice et, d’autre part, la liberté d’association.
Au Canada, c’est dans le contexte du débat judiciaire — par
opposition à la consultation juridique — que le secret profession-
nel de l’avocat s’est cristallisé. Le besoin des justiciables d’obtenir
des conseils juridiques comporte forcément l’exigence de confi-
dentialité. Cependant, seules les communications faites dans le but
légitime d’obtenir une aide ou des conseils professionnels licites
sont privilégiées. Les consultations intervenues de bonne foi entre
un avocat et un client incertain des conséquences juridiques d’un
acte quelconque sont protégées, même si plus tard l’acte est consi-
déré comme illicite. La partie qui réclame la levée du secret pro-
fessionnel en invoquant l’exception de crime ou de fraude proje-
tés doit démontrer que, au moment de la consultation, le client
savait ou aurait dû savoir que l’acte projeté était illégal. Il s’agit
d’apporter un élément qui tendrait à établir que la recommanda-
tion juridique a facilité le crime ou que l’avocat est devenu
conspirateur.

La protection du mouchard
Les tribunaux ont adopté la règle du privilège relatif aux in-
dicateurs de police afin de protéger les informateurs et d’encou-
rager d’autres citoyens à contribuer à l’application de la loi, car
142 Fenêtres sur la justice

l’obligation qui incombe aux citoyens de collaborer avec la justice


comporte un risque de vengeance de la part des criminels. Une
fois l’existence du privilège établi dans une affaire judiciaire, ni la
police ni les juges n’ont le pouvoir discrétionnaire de le res-
treindre.
Afin de démontrer son innocence, un accusé peut légitime-
ment chercher à percer le secret entourant la participation d’un
indicateur de police. À cet égard, l’utilité des renseignements ne
doit pas être hypothétique, mais bien réelle. Par contre, l’exception
est justifiée lorsque l’indicateur est un témoin essentiel du crime
ou agissait comme agent provocateur. L’accusé doit d’abord établir
un lien entre la divulgation demandée et son innocence. Si, après
examen des renseignements pertinents, le tribunal conclut à la
nécessité de les divulguer, la poursuite peut demander la suspension
des procédures et cette démarche entraîne la fin abrupte du procès.
La règle selon laquelle l’innocent ne doit pas être déclaré cou-
pable est un principe de justice fondamentale garanti par la Charte
canadienne. Dans la mesure où des règles et des privilèges empê-
chent une personne d’établir son innocence, ils doivent céder le
pas au droit à un procès équitable garanti par la Constitution. Le
privilège relatif aux indicateurs de police est donc un exemple —
plutôt qu’une dérogation — du principe voulant qu’un innocent
ne doit pas être condamné.

Les renseignements personnels


Le droit de ne pas être importuné par l’État comprend la
capacité d’une personne de contrôler la diffusion de renseigne-
ments personnels, surtout lorsque des aspects de son identité sont
en jeu : son mode de vie, ses relations intimes ou ses convictions
politiques et religieuses. Toute action gouvernementale nuisant à
l’intégrité intellectuelle d’une personne porte atteinte à sa sécu-
rité. Par conséquent, dans les affaires où une relation thérapeu-
tique est compromise par la communication de dossiers privés, la
sécurité d’une personne est concernée, pas seulement sa vie pri-
vée. Par ailleurs, la protection de la vie privée fait l’objet d’une
approche libérale : il est postulé qu’une information de caractère
La vérité judiciaire 143

personnel est propre à l’intéressé, lequel conserve la liberté de la


communiquer ou de la protéger comme il l’entend.
Devant les tribunaux, l’équilibre entre le droit d’une partie à la
divulgation de renseignements personnels et le droit à la vie pri-
vée de l’autre partie (ou d’un témoin) peut différer selon qu’il
s’agit d’une affaire civile ou pénale. En matière civile, le droit à
la vie privée du demandeur peut prévaloir plus facilement sur
le droit à la production de renseignements intimes que cherche
à connaître le défendeur. Dans un procès pénal, le tribunal peut
davantage favoriser la divulgation de renseignements privés d’un
plaignant ou d’un témoin.
Certes, en matière civile, des documents pertinents quant à un
moyen de défense peuvent faire l’objet de divulgation, nonobstant
l’intérêt primordial du demandeur (ou d’un témoin) à l’égard de
leur confidentialité. Cependant, selon la pondération du droit à la
divulgation et du droit à la vie privée, on peut déclarer des rensei-
gnements privilégiés en raison de leur pertinence douteuse ou de
l’existence de moyens discutables pour les obtenir. Les recherches
à l’aveuglette ne sont pas appropriées lorsqu’un aspect important
de la vie privée d’un citoyen est en jeu.
Par contre, la Cour, saisie d’une question de privilège,
peut décider que des renseignements doivent être produits afin
de découvrir la vérité. Par exemple, les dossiers d’un psychiatre
concernant un patient mêlé à un procès peuvent devenir des
documents privilégiés. Cependant, le juge, pour éviter une déci-
sion injuste, pourrait autoriser la production complète de rensei-
gnements personnels. En d’autres circonstances, un interdit partiel
de divulgation conviendra si le droit à la vie privée l’emporte sur
l’utilité d’étaler publiquement des informations personnelles. En
définitive, chaque cas doit être examiné et décidé à son mérite.
Le législateur a incorporé dans le Code criminel des disposi-
tions protégeant les renseignements personnels des plaignants dans
les procès concernant des accusations de nature sexuelle. Désireux
d’avoir accès à un dossier contenant des renseignements person-
nels liés à la vie privée d’un témoin, l’accusé doit présenter au juge
une demande convaincante et étayer sa demande de divulgation
par des éléments de preuve.
144 Fenêtres sur la justice

Il s’agit de faire en sorte que les mythes, les stéréotypes et les


hypothèses générales au sujet des victimes d’agression sexuelle ne
servent pas de prétexte à la divulgation de dossiers privés. Afin de
déterminer si le critère de la pertinence vraisemblable est respecté,
le juge doit se demander s’il existe une possibilité raisonnable que
l’information soit logiquement probante à l’égard d’une question
litigieuse au procès ou de la compétence d’un témoin à déposer.
En finale, le juge doit soupeser deux facteurs liés à l’intérêt de la
justice : l’intrusion dans la vie privée d’un plaignant causée par
une ordonnance de production et le droit de l’accusé d’opposer
une défense pleine et entière.

Le blanchiment de la preuve
Le procès est l’examen critique d’une forme de vérité révélée
par une enquête policière. Selon les circonstances, la rigueur ou la
flexibilité du postulat de culpabilité animant une démarche d’in-
vestigation colore ses conclusions. Contrairement à la vision dissé-
minée auprès de l’opinion publique à l’occasion de procès impli-
quant des brigands notoires, la poursuite fait largement le poids
dans la majorité des cas. Chaque fois que la police enquête sur un
délit, exécute des décisions judiciaires ou entre en contact avec les
citoyens, sa conduite symbolise la façon dont les droits et libertés
fondamentaux sont respectés et protégés. La manière dont la
police s’acquitte de ses tâches est un indicateur avéré de la qualité
de la société démocratique, ainsi que de son degré de respect pour
la prééminence du droit.

L’équité du procès
Quête de vérité, un juste procès a vocation de garantir à l’ac-
cusé la droiture du processus judiciaire. À l’occasion, l’action abu-
sive des agents de l’État dans la conduite d’une enquête criminelle
peut entacher l’équité du procès. Voilà pourquoi un juge dispose
du pouvoir discrétionnaire d’écarter une preuve obtenue abusive-
ment. Cela dit, ce ne sont pas toutes les violations qui contaminent
La vérité judiciaire 145

l’équité du procès au point de rendre impérative l’exclusion d’élé-


ments de preuve litigieux. Il en va de même des irrégularités ou
des abus qui ne sont pas de véritables violations de la Constitution.
Il faut évaluer simultanément la manifestation de la vérité
comme objectif et l’acceptation d’une grave injustice envers l’ac-
cusé comme réalité. Une irrégularité de pure forme par les subor-
donnés de l’État n’entraîne pas d’exclusion automatique de la
preuve pour atteinte à l’équité du procès. Dans la perspective d’un
procès équitable, la notion de préjudice s’entend, à la fois, du tort
causé à l’accusé et du déséquilibre affectant l’instance. Ainsi, une
confession obtenue à la suite d’une violation flagrante du droit
de consulter un avocat porte irrémédiablement atteinte à l’équité
du procès. Dans la plupart des cas, cet aveu sera mis à l’écart par
le tribunal. Cette réparation draconienne s’applique sans égard à la
gravité de l’accusation ou à la teneur de l’aveu.
L’idée d’un procès équitable englobe plus que les droits de
l’accusé. On doit considérer le processus dans une perspective
élargie comprenant l’inculpé, le plaignant et la collectivité. Certes,
l’équité procédurale protège les intérêts de la défense. Toutefois,
cette exigence tient compte des limites pratiques du système de
justice et des intérêts légitimes des plaignants et des témoins. Par
conséquent, l’accusé ne peut déformer la recherche de la vérité en
introduisant tous les éléments de preuve tendant à établir son
innocence, sans égard aux règles de procédure.
Il n’empêche que l’accusé bénéficie d’une certaine marge de
manœuvre. En effet, un juge ne peut écarter une preuve proposée
par la défense que si l’effet préjudiciable de celle-ci l’emporte sub-
stantiellement sur sa valeur probante. En raison du principe selon
lequel un innocent ne doit pas être condamné, les juges hésitent à
exclure une preuve émanant de la défense. Un cas de figure : l’ac-
cusé relate au tribunal une déclaration qui le disculperait, faite (au
moment des incidents) à un témoin depuis lors décédé. En prin-
cipe, la relation par un témoin d’une déclaration antérieure faite
hors l’audience n’est pas recevable, faute de force probante et
parce qu’il s’agit souvent d’une déclaration intéressée. Néanmoins,
s’il était convaincu que le poids de cette preuve dépasse son effet
préjudiciable pour la poursuite, le juge pourrait l’admettre.
146 Fenêtres sur la justice

La preuve venant de l’accusé


Devant un tribunal, les déclarations faites par l’accusé pendant
l’enquête policière sont considérées comme un produit de l’es-
prit. Les échantillons de substances corporelles obtenues sans
autorisation judiciaire ou sans consentement du suspect consti-
tuent un produit du corps humain obtenu en mobilisant l’accusé
contre lui-même. Les objets trouvés en possession de l’accusé,
même dans ses parties intimes, échappent à cette description.
Au regard de l’équité du procès, on doit traiter toute preuve utili-
sée pour attaquer la crédibilité d’un accusé témoignant pour sa
défense de la même façon que celle servant à l’incriminer directe-
ment.
Il est acquis qu’une action policière qui contraint une per-
sonne à produire une preuve contre elle-même viole le principe
fondamental qui interdit l’auto-incrimination. Selon le contexte,
on peut toutefois interpréter ce principe différemment. Le prin-
cipe interdisant l’auto-incrimination limite la mesure dans
laquelle une personne accusée peut servir de source de renseigne-
ments sur ses propres agissements criminels. L’attente raisonnable
d’une personne en matière de vie privée met en opposition le
droit du public de ne pas être importuné par l’État et le pouvoir
policier d’appliquer la loi pénale.
En matière de code génétique, la pondération de ces intérêts
passe par l’arbitrage d’un juge qui, sur présentation d’une dénon-
ciation bien documentée, peut émettre un mandat permettant aux
agents de la paix de forcer un suspect à leur fournir un échantillon
de son ADN. Pourtant, la Cour suprême (affaire S.A.B.) a statué
que cette méthode d’enquête constituait clairement une atteinte à
l’intégrité physique. Cependant, balisée par un mandat légal, la
Cour affirma que ce préjudice s’atténuait grandement. Cette
conclusion justifia le rejet de l’appel.
Toute preuve obtenue abusivement en mobilisant l’accusé
contre lui-même viole l’équité du procès. Cette conclusion pré-
vaut, sauf si la poursuite peut démontrer que la preuve litigieuse
aurait été découverte par un moyen autre que la conscription de
l’accusé contre lui-même. Par exemple, à la suite d’un interroga-
La vérité judiciaire 147

toire musclé, l’accusé indique aux enquêteurs l’endroit où il a


dissimulé l’arme du crime. Un complice ayant déjà coulé l’infor-
mation, la preuve dérivant de la déclaration de l’accusé (la récupé-
ration de l’arme) pourrait être admise. Ici, la notion d’équité du
procès s’attache aux effets continus de l’auto-incrimination sur
l’accusé. Il faut donc examiner la gravité de la violation et l’inci-
dence de l’exclusion de cette preuve sur la considération du
public pour l’administration de la justice.
En résumé, la preuve créée par l’accusé contre son intérêt,
dans le cadre d’une violation de ses droits fondamentaux, mérite
d’être écartée parce qu’elle compromet l’équité du procès. Une
telle atteinte ne peut être amoindrie par l’existence de facteurs
atténuants comme la bonne foi des policiers. Par contre, la viola-
tion peut être aggravée par l’existence de facteurs comme l’ab-
sence de situation d’urgence ou de nécessité. Une preuve maté-
rielle qu’un accusé localise ou identifie ne compromet l’équité du
procès que si sa découverte était impossible sans son aide. Cette
théorie de la découverte inévitable comporte une zone d’ombre
puisqu’elle invite le juge à spéculer in abstracto sur le cheminement
d’une enquête criminelle. En effet, l’appréciation judiciaire
dépend d’une analyse approximative des faits et des probabilités.

La sanction judiciaire
Des éléments de preuve, obtenus dans des conditions portant
atteinte aux droits et libertés fondamentaux, sont écartés s’il est éta-
bli, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible
de déconsidérer l’administration de la justice. En théorie, le méca-
nisme d’exclusion de preuve autorisé par la Charte canadienne ne
vise pas à sanctionner les policiers fautifs ni à réparer le tort causé
au citoyen. C’est plutôt l’intégrité de la justice que l’on veut proté-
ger. En pratique, toutefois, l’inconduite des agents de l’État peut
enclencher une mesure corrective prenant la forme d’une suppres-
sion de preuve. En fin de compte, bien que ce ne soit pas l’enjeu
principal, l’effet indirect de cette mesure profite à l’accusé.
Tout bien considéré, on peut se demander ce qui discré-
dite le plus la justice : l’acquittement d’un coupable, à la suite de
148 Fenêtres sur la justice

l’exclusion d’une preuve (une drogue quelconque) trouvée chez


lui au cours d’une perquisition illégale et abusive ou la condamna-
tion du coupable fondée sur une preuve obtenue en violation de
la Charte canadienne ? D’un côté, l’importance du crime révélé
peut favoriser l’admissibilité de la preuve, sinon la justice serait
dévalorisée aux yeux d’un observateur raisonnable. Par ailleurs, le
fait de passer l’éponge sur l’inconduite policière risque d’encoura-
ger la déviance des forces de l’ordre et de banaliser la protection
des droits fondamentaux. De là l’idée que l’absolution judiciaire
des abus commis par les policiers ne doit pas entraîner une décon-
sidération additionnelle de la justice.
Afin d’orienter la démarche des juges de procès, la Cour
suprême a donné un mode d’application plutôt complexe. Le jeu
des facteurs et des critères pertinents permet une grande latitude,
si bien que la clé de voûte du mécanisme d’exclusion de preuve
réside dans la discrétion du juge exercée au cas par cas. La percep-
tion d’une personne raisonnable devient le point de référence. Il
s’agit bien sûr d’un personnage mythique incarnant une sorte de
conscience collective immanente, d’où la marge de manœuvre
considérable allouée au juge du procès. En somme, l’effet sur la
considération dont jouit l’administration de la justice s’apprécie
par un renvoi à la norme du citoyen moyen. Le juge doit tenir
compte de l’appréciation de personnes raisonnables anonymes.
L’exercice n’est que pure fiction juridique. En effet, tout juge se
perçoit comme l’archétype de la personne raisonnable. Invariable-
ment s’opère une fusion entre le regard d’autrui et le sien. La per-
sonne raisonnable — le juge — est à elle-même sa propre norme.
Le but ultime des garanties procédurales de notre système de
justice pénale est d’assurer que les procès soient parfaitement
équitables. Un juge appelé à rendre une décision discrétionnaire
doit, au moment de pondérer divers impératifs, s’assurer que
l’équilibre recherché reflète ce but ultime.Tout comme il n’existe
pas dans notre droit une règle d’exclusion automatique, il n’y a pas
non plus de règle d’inclusion automatique. Le juge doit donc
mettre en balance l’intérêt de l’État à découvrir la vérité et l’inté-
grité du système judiciaire. Les objectifs de protection de l’inté-
grité du système de justice criminelle et de promotion de l’hon-
La vérité judiciaire 149

nêteté des techniques d’enquête sont d’une importance fonda-


mentale dans l’application du mécanisme d’exclusion de preuve.
Généralement, la gravité de l’infraction et l’importance pour
la poursuite des éléments de preuve contestés déterminent la
question de savoir si leur exclusion aurait une incidence plus grave
que leur utilisation sur la considération dont jouit l’administration
de la justice. En contrepartie, on ne peut ignorer les droits consti-
tutionnels au cours d’une enquête concernant une personne
soupçonnée d’avoir commis un crime grave.Toute forme de stéri-
lisation des droits fondamentaux entache la considération dont
jouit le système de justice criminelle. Même la personne accusée
du crime le plus ignoble a droit à la protection de la Charte cana-
dienne. C’est un principe propre au système de justice pénale que
l’accusé soit traité équitablement, sans égard à sa personnalité, au
crime allégué ou à la nature de sa défense.
La bonne foi peut certes dédouaner des policiers quant à leur
connaissance, réelle ou putative, de la règle de droit. Jamais, cepen-
dant, la poursuite d’un objectif valable ne pourra justifier le
recours à des moyens illicites au mépris des droits constitutionnels
d’un justiciable. Ainsi, on ne peut invoquer la bonne foi lors-
qu’une violation constitutionnelle découle d’une erreur déraison-
nable ou de la méconnaissance de l’étendue d’un pouvoir. Face à
une pratique ou à une procédure inappropriée des organismes
d’enquête, se répercutant à long terme sur la réputation du sys-
tème judiciaire, la bonne foi des agents gouvernementaux impli-
qués dans une activité irrégulière est sans importance. L’envers de
la médaille, soit la mauvaise foi policière, peut en revanche consti-
tuer un facteur négatif favorisant la suppression de preuve. En
somme, le lien entre la considération de la justice et l’honnêteté
des policiers signifie que, parfois, leur inconduite peut fortement
militer en faveur de la suppression de preuve.

Les enquêtes internationales


La modernité du droit pénal se caractérise notamment par
l’exercice d’une compétence nationale dans un espace à géogra-
phie variable qui déborde les limites de la souveraineté étatique.
150 Fenêtres sur la justice

La doctrine de l’ubiquité donne la mesure de l’interprétation


extensive du principe de territorialité. Désormais, le droit pénal
national ne s’applique pas seulement aux infractions dont tous les
éléments constitutifs sont localisés sur le territoire d’un pays, mais
encore à celles dont certains éléments peuvent faire l’objet d’une
localisation partielle. Une organisation criminelle peut, par ses
membres, commettre des actes illégaux dans plusieurs pays. Dès
lors que certaines actions liées à un projet commun se déroulent
en sol canadien, notre justice a compétence pour incriminer les
participants à une conspiration transfrontalière.
Sur le plan international, le respect des droits de l’accusé
accuse un sérieux retard. Pour l’heure, ce sont les organismes res-
ponsables de la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme
qui mènent la charge. Généralement l’entraide juridique entre les
gouvernements et l’extradition des suspects passent par la voie de
traités et de conventions, d’accords bilatéraux et d’ententes multi-
latérales avec des organisations internationales. Cette quincaillerie
juridique ne donne pas toujours satisfaction, si bien que des pays
utilisent parfois la méthode forte pour forcer le pas de la justice.
L’hégémonie mondiale des États-Unis s’accompagne d’un vaste
déploiement d’agents gouvernementaux sur tous les continents.
Pour que l’on puisse engager des poursuites, l’obtention de rensei-
gnements emprunte plusieurs routes. Sans égard à leur efficacité,
certaines avenues s’éloignent de l’orthodoxie.
Étrange paradoxe, la justice américaine n’hésite pas à sanction-
ner certaines violations de ses lois commises hors frontières, tout
en fermant les yeux sur les abus commis en sol étranger par le per-
sonnel de son administration. Ainsi, un tribunal américain peut
juger quiconque conspire en Amérique du Sud pour exporter de
la cocaïne aux États-Unis. Par contre, la justice américaine n’em-
barrasse jamais les agents de renseignements américains, qu’ils
soient participants ou spectateurs intéressés de séances d’interro-
gatoires abusifs pratiqués dans certains pays.
Des comportements illégaux surviennent en territoire étran-
ger. D’aucuns estiment que la Cour suprême des États-Unis fait
preuve de cécité volontaire à l’égard d’agents américains peu scru-
puleux. Niant toute portée extraterritoriale aux garanties consti-
La vérité judiciaire 151

tutionnelles, la Cour suprême américaine a déjà statué (affaire Ver-


dugo-Urquidez) qu’il appartenait au gouvernement de réguler l’ac-
tion de ses agents à l’extérieur du pays et non pas aux juges. Une
voix dissidente, celle du juge Brennan, a souligné l’incongruité
de cette fuite en avant. Selon lui, la justice américaine demande au
monde entier de respecter sa loi, mais libère de cette obligation les
responsables de son application.
À quelques reprises ces dernières années, la Cour suprême du
Canada a été placée devant la question de la portée extraterrito-
riale de la Charte canadienne. À certaines conditions, les droits et
libertés garantis par la Constitution peuvent s’appliquer à propos
d’événements survenus hors nos frontières. Imaginons le cas sui-
vant : des policiers canadiens participent à l’interrogatoire d’un
suspect en sol étranger. S’ils encourageaient ou aidaient les poli-
ciers locaux à brutaliser la personne détenue, ils contribueraient à
l’obtention d’une confession forcée. Bien que la scène se déroule
à l’extérieur du Canada, ces agents gouvernementaux canadiens
violent la loi canadienne. L’équité du procès serait à coup sûr
compromise par l’admissibilité au pays d’une preuve recueillie
abusivement à l’étranger. Ici, la réparation indiquée prendrait la
forme du rejet de la confession extorquée à l’accusé.
Les pratiques juridiques d’autres pays, quoique différentes des
nôtres, ne rendent pas nécessairement un procès inéquitable. En
effet, même si une conduite policière ne respecte pas entièrement
les normes canadiennes, un élément de preuve obtenu dans un
autre pays peut néanmoins être reçu devant un tribunal canadien.
Alors, qu’advient-il d’une preuve recueillie en conformité de la
loi étrangère, mais en violation du droit canadien ? Certes, un sys-
tème de justice ancré sur des valeurs fondamentales semblables
aux nôtres favorise une présomption de respect de l’équité procé-
durale. Toutefois, en cas d’irrégularités ou d’illégalités, la Cour
suprême n’entend pas apprécier l’équité du procès uniquement
dans les cas extrêmes d’injustices commises à l’étranger. Autre-
ment dit, il n’y a pas que les abus extrêmes de la justice étrangère
qui sont susceptibles de fausser l’équité d’un procès tenu au
Canada. En cette matière, tout devient affaire de contexte et de
nuances.
152 Fenêtres sur la justice

Un principe de droit international interdit l’application de


normes juridiques étrangères incompatibles avec les règles et les
pratiques de la justice canadienne. Voilà pourquoi, en matière
d’entraide juridique entre les pays, nous devons prendre confor-
mément à nos lois les mesures d’assistance demandées au Canada.
À l’inverse, dans le cas d’une demande d’assistance du Canada, la
Charte canadienne ne peut guider la conduite des agents étran-
gers qui appliqueraient la loi locale. Lorsque ceux-ci prêtent leur
concours à des agents canadiens en sol étranger, l’enquête obéit
aux lois du pays où se déroule l’action. Cela dit, rien n’empêche
un accusé d’invoquer la Charte canadienne pour obtenir la répa-
ration d’abus commis à l’étranger. La police canadienne a toujours
intérêt à s’assurer que l’enquête étrangère n’est pas entachée d’ir-
régularités ni de bavures susceptibles de porter atteinte à l’équité
d’un éventuel procès au Canada.
Le lieu d’exécution d’une fouille, d’une perquisition ou d’une
saisie est déterminant quant à l’applicabilité de la Charte cana-
dienne. Une mesure étatique attentatoire à la vie privée, prise à
l’extérieur du pays par des agents d’un autre pays, échappe à la
compétence des juges canadiens. Cependant, dans le contexte
d’un procès criminel tenu en sol canadien, il pourrait tout de
même y avoir exclusion d’éléments de preuve obtenus à l’exté-
rieur du pays par l’entremise de responsables étrangers, lorsqu’une
telle mesure est nécessaire pour préserver l’équité du procès. Ima-
ginons le cas d’un citoyen canadien à l’emploi d’une multinatio-
nale qui, à la suite d’une perquisition, se retrouve placé en garde à
vue. Devant un juge d’instruction, il s’auto-incrimine. Dans l’hy-
pothèse où les policiers étrangers ont agi légalement dans leur
pays pour fouiller et saisir les documents pertinents, cette preuve
pourrait être admise devant la justice canadienne. Par contre, pour
n’avoir pu consulter un avocat lors de l’interrogatoire forcé du
juge d’instruction, l’accusé pourrait demander le rejet de sa
confession.
En droit international, la compétence de la justice est généra-
lement limitée au territoire d’un État. La nationalité de la per-
sonne soumise à la loi d’un pays peut également constituer un titre
valide de compétence. Autrement dit, si un citoyen canadien
La vérité judiciaire 153

conspire dans un pays étranger pour importer des stupéfiants au


Canada, la justice canadienne a la compétence requise pour lui
faire un procès. Dans certains cas, l’application du droit canadien à
une opération effectuée par des policiers canadiens à l’étranger
peut se fonder sur un principe autre que celui de la territorialité.
On considère qu’il ne s’agit pas d’une ingérence intolérable dans
les affaires internes d’un État étranger.
En somme, la Charte canadienne aura des répercussions à
l’étranger lorsqu’un abus peut, d’une quelconque façon, être
imputé à l’autorité gouvernementale canadienne. Par ailleurs, l’ap-
plication des normes canadiennes doit être conforme à la loi du
pays étranger. Si, par exemple, des policiers canadiens pratiquent
illégalement (selon la loi locale) l’écoute des conversations privées
d’un sujet canadien séjournant à l’étranger, le juge canadien
pourra appliquer nos normes constitutionnelles pour déterminer
l’admissibilité de cette preuve. À l’inverse, si la loi étrangère per-
met l’écoute clandestine des conversations privées, le citoyen
canadien ne pourra s’en plaindre dans le cas d’un procès au
Canada. Dans l’ensemble, il semble que la justice canadienne soit
plus encline que sa contrepartie américaine à faire respecter les
libertés fondamentales des accusés lorsque ceux-ci ont maille à
partir avec la police étrangère.
Les abus perpétrés par les représentants d’un État étranger qui
se porte demandeur devant la justice canadienne peuvent faire
l’objet de sanctions. Ainsi, qu’un acteur gouvernemental exerce
des pressions indues (constituant un abus de procédure) sur un
citoyen canadien — l’incitant à ne pas contester son extradition
— peut faire perdre à un État requérant le droit de procéder
devant la justice canadienne. La Cour suprême (affaire Cobb) a
déjà nié au gouvernement américain le droit de plaider une
demande d’extradition dans les circonstances suivantes. Pronon-
çant la peine d’un accusé fraudeur, mêlé à un réseau de télémarke-
ting, un juge américain avait indiqué qu’il serait plus sévère envers
les fugitifs refusant de collaborer. Pour sa part, le procureur de
la poursuite avait laissé entendre, dans une entrevue télévisée, que
les inculpés fugitifs pourraient faire l’objet d’un viol homosexuel
en prison !
154 Fenêtres sur la justice

Pour conclure, retenons que notre charte constitutionnelle


permet aux citoyens jugés au Canada de faire sanctionner les irré-
gularités et les illégalités commises par des agents gouvernemen-
taux canadiens en territoire étranger. Par ailleurs, les tribunaux
canadiens peuvent censurer l’inconduite des acteurs gouverne-
mentaux étrangers, survenue hors les frontières canadiennes, dans
la mesure où ces actions rendent un procès inéquitable. Cepen-
dant, qu’est-ce donc qu’un procès équitable en droit pénal ?
Le procès joue un rôle clé dans l’administration de la justice et
l’équité procédurale pèse lourd sur la considération dont jouit
notre système de justice. Lorsque, de quelque façon, l’utilisation
d’une preuve porte atteinte à l’équité du procès, alors elle tend à
déconsidérer l’administration de la justice. Le caractère équitable
du procès ne se mesure pas à l’aune de la perfection. La question
cruciale concerne le déroulement du procès : par ses décisions
interlocutoires, ses interventions et ses directives au jury, le juge a-
t-il rendu le procès inéquitable ? La réponse à cette délicate ques-
tion dépend des faits et des circonstances de chaque affaire. Deux
objectifs doivent converger : un procès équitable doit répondre à
l’intérêt du public de connaître la vérité, tout en préservant
l’équité en matière de procédure pour l’accusé.

La justice antiterroriste
Le terrorisme est à la fois un problème partagé par tous les
États de droit et un phénomène de dimension internationale.
Lorsqu’il frappe aveuglément des populations civiles, le terrorisme
organisé est toujours criminel et doit être traité comme tel. Que la
réponse contre la menace terroriste soit nationale ou internatio-
nale, elle doit forcément respecter la base d’une société démocra-
tique, c’est-à-dire l’ensemble des droits et libertés fondamentaux.
Les mesures antiterroristes gênent souvent la vie privée des gens,
mettent à l’épreuve les normes procédurales usuelles, constituent
des ingérences dans l’exercice de la liberté d’expression ou d’asso-
ciation. Du coup, elles appellent des garanties juridiques plus
strictes.
La vérité judiciaire 155

La recherche d’un juste équilibre entre les besoins de sécurité


et les exigences de liberté inspire, en principe, les politiques de
lutte contre le terrorisme dans les sociétés démocratiques. À l’été
de 2005, Beverly McLachlin, juge en chef de la Cour suprême du
Canada, déclarait que « le Canada cherch[ait] à maintenir l’équi-
libre fragile entre la sécurité collective et la préservation des liber-
tés fondamentales. C’est aux juges canadiens qu’il revient d’assurer
la légitimité de ces moyens juridiques extraordinaires et leur fidé-
lité à l’idéal de primauté du droit. » Tous ne sont pas du même avis.
La même année, le commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe, Alvaro Gil-Robles, récusait « l’approche qui prône un
“équilibre” entre les questions de Droits de l’Homme et celles de
sécurité. La protection des Droits de l’Homme est une condition
préalable à la mise en place de toute mesure anti-terroriste. » Niant
toute opposition entre un impératif de sécurité et le respect des
droits fondamentaux, le commissaire estime que cette protection
fait partie intégrante de l’obligation des États de protéger les per-
sonnes relevant de leurs juridictions respectives.
Nul ne peut logiquement contester l’à-propos de mettre sous
le coup de la justice de nouvelles infractions pour réprimer le ter-
rorisme. Interdire de communiquer des renseignements protégés
ou des preuves sensibles, décréter le huis clos, pénaliser de nou-
velles infractions et faire intervenir une décision gouvernementale
dévoilent une nouvelle arme : le secret, qui comporte toutefois des
effets négatifs pour la démocratie. Notre gouvernement fédéral
multiplie ses contrôles de la libre circulation des idées et des gens.
Ainsi, la Loi sur la protection de l’information (ancienne Loi sur
les secrets officiels) postule notamment qu’il existe un dessein de
nuire à la sécurité ou aux intérêts de l’État lorsque quelqu’un, sans
justification d’ordre économique ni financier, nuit à la stabilité de
l’économie canadienne, du système financier ou du marché finan-
cier. Même chose lorsqu’une personne compromet ou menace
la capacité d’un gouvernement au Canada ou de la Banque du
Canada de prévenir les menaces d’ordre économique ou financier
ou l’instabilité économique ou financière.
Quoiqu’il altère le contexte d’application de la primauté du
droit, le fléau du terrorisme ne commande pas la renonciation à ce
156 Fenêtres sur la justice

principe cardinal (affaire Suresh). Cela dit, bien que la liberté


donne du prix à la vie, la plus haute cour du pays reconnaît qu’une
approche large et souple s’impose en matière de sécurité natio-
nale. Le défi d’un État démocratique consiste à trouver la juste
mesure, sans jamais oublier que la fin ne justifie pas tous les
moyens. En revanche, la Cour déclara (affaire Labaye) que plus la
nature du préjudice était extrême, moins le risque susceptible
d’entraîner la sanction ultime du droit criminel serait élevé. En
termes de conséquences, une attaque terroriste pourrait être si
dévastatrice qu’elle doit être envisagée selon le critère du moindre
risque.
Au final, une réaction au terrorisme, respectueuse de la pri-
mauté du droit, protège et renforce les libertés dans une société
démocratique. En période de crise, le maintien des droits et liber-
tés constitutionnels distingue une démocratie libérale d’un régime
totalitaire. « Porter atteinte aux droits de l’homme, disait Kofi
Annan, ne saurait contribuer à la lutte contre le terrorisme. Au
contraire, cela permet aux terroristes d’atteindre plus facilement
leur objectif en donnant l’impression que la morale est dans leur
camp […] et en suscitant la haine et la méfiance précisément chez
ceux parmi lesquels les terroristes sont le plus susceptibles de trou-
ver de nouvelles recrues. »
En février 2005, à l’occasion de sa comparution devant le co-
mité spécial du Sénat sur la Loi antiterroriste, le ministre de la Jus-
tice, Irwin Cotler, énonça quelques principes qui guident l’action
gouvernementale, le terrorisme étant de fait moralement et
constamment intolérable.« Les combattants de la liberté ne cher-
chent pas à capturer et à massacrer des écoliers ; les terroristes
meurtriers le font. Les combattants de la liberté ne font pas explo-
ser des trains ou des autobus transportant des non-combattants ;
les terroristes meurtriers le font. Les démocraties ne peuvent pas
permettre l’association du mot “liberté” avec des actes de terro-
risme. »
Estimant que le profilage racial est une forme de discrimina-
tion qui sape le droit à l’égalité, le ministre Cotler affirma que « les
pratiques discriminatoires, y compris le ciblage de minorités, n’ont
pas de place dans l’application de la loi et dans le travail de sécurité
La vérité judiciaire 157

et du renseignement ; nous sommes résolus à ce que les disposi-


tions et l’application de la Loi antiterroriste n’aient aucune réper-
cussion sur les membres des minorités ethnoculturelles et reli-
gieuses ». Puis, l’esprit du ministre s’est dévoilé tout entier : « [L]a
difficulté n’est pas de mettre en équilibre la protection de la sécu-
rité nationale et les protections des droits de la personne, mais de
conceptualiser de nouveau les droits de la personne comme
englobant la sécurité nationale, et la sécurité nationale comme
englobant les droits de la personne. » Ainsi réglée comme du
papier à musique, notre loi antiterroriste pourrait bien s’accom-
moder d’un tour de vis à l’égard de certains droits et libertés.
Concrètement, depuis les sinistres événements du 11 sep-
tembre 2001, des motifs de sécurité publique incitent certains
gouvernements à ne pas étaler publiquement toute la vérité
concernant les activités criminelles de présumés terroristes. En
Grande-Bretagne, depuis toujours, la loi interdit l’admissibilité en
preuve d’écoutes clandestines. On veut ainsi protéger les sources
d’information des services de renseignement.Voilà que les Britan-
niques s’interrogent à présent sur la sagesse d’une mesure empê-
chant la police d’utiliser des preuves significatives à l’encontre de
dangereux terroristes. Depuis que la Chambre des lords a jugé
contraire à la Convention européenne des droits de l’homme la
détention illimitée d’étrangers en brouille avec les services d’im-
migration, le gouvernement a choisi de les détenir en résidence
surveillée. Selon le chef du renseignement intérieur britannique
(MI5), il arrive fréquemment que les informations colligées per-
mettent d’empêcher des attentats, sans toutefois justifier l’arresta-
tion de suspects et leur mise en accusation. D’où le dilemme sui-
vant : comment protéger les citoyens en respectant l’État de droit
quand les preuves recueillies sont incomplètes ou fragiles ?
Aux États-Unis, le directeur du département de la Sécurité
intérieure Michael Chertoff avouait, en mars 2005, la frustration
des autorités américaines de ne pas pouvoir neutraliser efficace-
ment un terroriste avéré. En effet, les preuves recueillies sont sou-
vent classifiées comme secrets d’État. En d’autres circonstances, ces
preuves, provenant de pays étrangers, ne satisfont pas aux critères
d’admissibilité devant une cour de justice. Selon cet ancien juge
158 Fenêtres sur la justice

d’appel fédéral, son gouvernement doit alors se résigner à dépor-


ter les suspects dans leur pays d’origine ou à les inculper pour des
infractions mineures. Quelle que soit l’option retenue, la vérité
judiciaire est mise à rude épreuve.
Au cours d’une réunion des ministres européens de l’Intérieur
à Newcastle en septembre 2005, l’hôte britannique, le ministre
Charles Clarke, a suggéré à ses collègues de « rééquilibrer » la juris-
prudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui
empêche les États d’expulser d’Europe des étrangers suspects de
complicités terroristes, sous prétexte qu’ils risqueraient d’être mal-
traités ou torturés dans leur pays d’origine. À son avis, le droit des
citoyens à leur sécurité devrait peser plus lourd dans l’applica-
tion des textes juridiques. Le Parlement européen a réagi avec
méfiance à la proposition britannique. Pour le commissaire euro-
péen à la justice, à la liberté et à la sécurité, il n’est pas question
d’imposer à des juges indépendants une nouvelle interprétation
de la convention. Opérant un repli stratégique, le ministre Clarke
donna son aval à cette position, ajoutant toutefois que la Cour
pourrait être mise en difficulté si elle devait continuer à rendre des
jugements ne respectant pas un certain consensus.
Dans la foulée des attentats terroristes de Londres, durant l’été
de 2005, le gouvernement britannique chercha à tirer avantage du
sentiment collectif d’insécurité pour restreindre certaines libertés
fondamentales, notamment à l’égard d’étrangers. Faisant grief au
pouvoir judiciaire d’avoir invalidé des dispositions de la loi antiter-
roriste,Tony Blair invita les juges à faciliter la traque aux terroristes.
Des magistrats à la retraite se sont rebiffés face à cette singulière
invitation. Selon Lord Donaldson of Lymington, « c’est la respon-
sabilité des gouvernements de mettre en place des mesures propres
à faciliter le travail des policiers et des services de sécurité — et
c’est la responsabilité des juges de contrer ces mesures lorsqu’il
devient nécessaire de faire respecter la primauté du droit ». Pour sa
part, Lord Ackner fit l’observation suivante : « Je pense que le
contexte a changé, comme en fait foi la politique que la population
accepte de tirer-pour-tuer. Et je pense qu’on réalise davantage
l’ampleur du danger qui nous menace. Mais j’ai du mal à imaginer
comment les juges peuvent intégrer cela dans leurs jugements. »
La vérité judiciaire 159

Sur le vieux continent, la Convention européenne des droits


de l’homme demeure l’ultime rempart contre la tentation de la
sécurité à tout prix. Le respect des droits de l’homme étant au
cœur de l’identité européenne, c’est d’ailleurs la principale condi-
tion imposée aux pays candidats à l’adhésion de l’Union euro-
péenne. C’est aussi l’un des traits constitutifs de l’Europe. Toute
régression porterait ombrage à cette image et rendrait moins cré-
dible le modèle européen de civilisation. L’une des principales
caractéristiques de l’État de droit, c’est précisément la confiance
faite aux juges. Il leur incombe de veiller à l’équilibre entre la
liberté et la sécurité.
À cet égard, on peut déceler une certaine convergence entre
les modèles européen et canadien. Chez nous, l’utilisation des cer-
tificats de sécurité provoque l’inquiétude et entretient un débat
public. En effet, la nouvelle mouture de la Loi sur l’immigration
et la protection des réfugiés étend les motifs d’inadmissibilité des
demandeurs d’asile, tout en élargissant les pouvoirs de détention
pour des motifs sécuritaires. Du même souffle, le législateur a
grandement réduit les mécanismes de révision indépendante des
décisions ministérielles fondées sur des motifs de sécurité.
Sur la foi d’informations colligées par les services de rensei-
gnement, le ministre de l’Immigration peut déposer un certificat
de détention devant la Cour fédérale. Cet acte de procédure
extrême décrète que, pour cause de sécurité d’État, d’atteinte aux
droits humains ou de grande criminalité (ou criminalité organi-
sée), un résident permanent ou un étranger est interdit de terri-
toire… exception faite de la prison du territoire. Cette prison n’a
que trois murs. En effet, le ministre peut libérer l’étranger ou le
résident permanent désireux de quitter le Canada. Cependant,
pour un détenu dont le pays d’origine reste la seule destination
possible, cette liberté peut se révéler un cadeau empoisonné, car
un tortionnaire pourrait l’accueillir à son arrivée.
Saisi d’un dossier, le juge doit décider du caractère raisonnable
d’un certificat équivalant à une mesure de renvoi. Malgré le risque
d’incarcération indéfinie d’un non-accusé, la procédure doit être
informelle et hâtive. Par souci d’efficacité, le Parlement a exclu
l’appel ou la révision judiciaire.Toutefois, lorsque les circonstances
160 Fenêtres sur la justice

s’y prêtent, la loi oblige le magistrat désigné à respecter l’équité


et la justice naturelle. Sur demande du ministre, le juge doit scru-
ter le dossier à l’insu du principal intéressé. En cas d’atteinte
potentielle à la sécurité, le magistrat dispense le gouvernement de
toute divulgation. Sinon, il fournit au détenu un résumé de preuve
purgé de tout élément dont la divulgation porterait atteinte à la
sécurité.
Sécurité nationale oblige, l’avocat du gouvernement, seul avec
le juge, ouvre chichement son dossier secret. Parfois fondée sur des
approximations ou un concours de circonstances, la preuve sera
communiquée au détenu sous forme épurée et abrégée. En l’ab-
sence du citoyen détenu (et de son procureur) en brouille avec les
services d’immigration, le juge remplit maladroitement une fonc-
tion étrangère à la sienne, c’est-à-dire celle de contradicteur. En
effet, comment le juge, méconnaissant les faits et les arguments de
l’intéressé sur les renseignements cachés, peut-il apprécier le poids
du récit des agents de renseignement ?
Le rôle traditionnel du juge consiste à dire le droit et à rendre
des arbitrages. À cette fin, il guide la procédure vers son dénoue-
ment et encadre la compétition des parties en cause. Les craintes
suscitées par la menace terroriste ne justifient pas la coalition du
tribunal avec l’État. Le juge n’a tout de même pas vocation
d’exercer un sacerdoce laïque et d’agir comme un affidé gouver-
nemental. Dans un cas d’immigration, le magistrat se mue en juge
d’instruction et contrôle l’analyse des faits ainsi que l’application
du droit. C’est d’ailleurs une histoire bien imparfaite qu’il impose
comme objet de débat judiciaire. Ne pouvant mettre en corres-
pondance qu’un segment des faits pertinents, le juge donne une
qualification juridique à une presque vérité, sinon une contre-
vérité.
Pour mieux comprendre le déséquilibre fonctionnel de la loi
actuelle, retournons en arrière. En 1985, un comité réviseur des
dossiers de déportation pouvait mandater un procureur indépen-
dant. Ayant accès à toute la preuve gouvernementale, cet avocat
pouvait contre-interroger les agents de renseignement. Tenu au
secret, il ne pouvait pas communiquer avec le détenu. En 1997,
inspiré par l’ancienne loi canadienne d’immigration, le Parlement
La vérité judiciaire 161

de Londres modifia sa loi en créant un organisme de révision. Le


geste n’avait rien de spontané. En effet, la Cour européenne des
droits de l’homme avait servi une sévère réprimande au gouver-
nement britannique.
Au Canada, on progresse à rebours, si l’on peut dire. Dans
l’après-11 septembre 2001, notre législateur a transféré à la Cour
fédérale la responsabilité finale des dossiers de déportation. Pour-
tant, en 2000, le comité réviseur existant (incluant les anciens pre-
miers ministres provinciaux Bob Rae et Frank McKenna) croyait
fermement qu’il ne fallait pas jeter à la poubelle un outil de sur-
veillance des agents de renseignement et brader les mesures de
sauvegarde des libertés individuelles. Rien n’y fit. On abolit l’or-
ganisme contrôleur. Selon la commission MacDonald (une en-
quête sur la GRC, 1981), l’intervention d’un procureur indépen-
dant allait créer un antagonisme artificiel susceptible d’alourdir le
processus. De plus, croyait-on, « un juge d’expérience n’a pas
besoin d’une procédure accusatoire pour peser tous les aspects
d’une demande ». On semble avoir oublié qu’une procédure
inquisitoire emmêle la mission du juge avec celle des agents de
l’État. Cette confusion des genres assombrit l’apparence d’impar-
tialité du juge. Indépendamment de toute attribution de pouvoir
prévue dans la loi, un juge fédéral, prenant appui sur son pou-
voir résiduel, lié à sa compétence, peut toujours maximiser
l’équité procédurale. Loin de contredire la lettre de la loi, la dési-
gnation d’office par le juge d’un procureur indépendant pourrait
certes en améliorer l’esprit.
En matière de terrorisme et dans une procédure d’exception,
le juge ne cherche plus le vrai. Un certificat ministériel l’oblige à
rendre justice sur la base du possible. Cependant, dans ce cas de
figure, rien n’empêche un magistrat d’apporter une attention
sourcilleuse aux vertus du contradictoire. Le certificat de sécurité
est d’abord un instrument de procédure. En dehors de la tech-
nique juridique, il faut préserver l’assise des principes de justice
dans un contexte de psychose sécuritaire. Appelée, dans l’affaire
Charkaoui, à examiner la constitutionnalité du certificat de sécu-
rité, la Cour suprême aura fort à faire pour réconcilier les attentes
des uns et des autres.
162 Fenêtres sur la justice

Outre le certificat de sécurité, on a pénalisé de nouvelles


infractions à très large portée qui font abondamment référence à
des concepts extensibles, comme le complot, la participation cri-
minelle et l’intention coupable. Cet aménagement juridique s’ins-
pire d’une forme de criminalité par association. De nouveaux
concepts, telles la facilitation et la contribution, érodent le prin-
cipe de légalité. Force est de constater que le flou propre à certains
textes d’incrimination favorise l’arbitraire.
De surcroît, en matière d’intrusion de l’État dans la vie privée
des citoyens (perquisitions, fouilles, saisies et surveillance tech-
nique), les forces de l’ordre bénéficient d’un accroissement sub-
stantiel de leurs pouvoirs et de leurs moyens d’action. Enfin, les
agents de l’État jouissent désormais d’une importante immunité
de poursuite s’ils commettent des crimes dans l’exécution de leurs
fonctions. Chaque fois qu’un fonctionnaire public croit, pour des
motifs raisonnables, que sa conduite est justifiée selon le contexte,
il peut enfreindre la loi. Puisque la fin justifie les moyens, le prin-
cipe cardinal de la primauté du droit se transforme en peau de
chagrin.

La vocation du droit pénal


La Constitution canadienne contient un partage de compé-
tences législatives entre les provinces (et territoires) d’une part et
l’État fédéral d’autre part. C’est le Parlement canadien qui exerce
la compétence exclusive sur toute question touchant le droit cri-
minel et la procédure criminelle. On peut dire du crime qu’il est
une interdiction, de forme et de contenu variables, dont la sanc-
tion correspond à la peine imposée par un juge. N’étant pas
promulguées en vase clos, les infractions sont liées à une réalité
préjudiciable ou indésirable qui touche des intérêts sociaux, éco-
nomiques ou politiques. Cette compétence législative englobe
notamment les lois favorisant la paix, la sécurité, l’ordre ou la santé
publics. Autrement dit, la loi pénale a pour mission de faire régner
la justice, la paix et la sécurité dans la société. À cette fin, le législa-
teur a prévu un ensemble d’interdictions, de sanctions et de pro-
La vérité judiciaire 163

cédures destinées à répondre équitablement aux déviances sérieu-


sement préjudiciables pour les individus ou la collectivité.
Comment faire pour appréhender l’importance d’un préju-
dice ? Les points de vue diffèrent sensiblement selon les activités
que le législateur entend contrôler. L’exemple du jeu est révéla-
teur. Exception faite des casinos et des loteries d’État, le jeu orga-
nisé fait l’objet d’une interdiction et de sanctions pénales. Il s’en
trouve plus d’un pour dénoncer le cynisme gouvernemental qui
fait du jeu un crime en milieu privé et une activité dépénalisée
dans un contexte monopolistique. Légalisé à des fins commer-
ciales, comment et pourquoi le jeu peut-il causer un grave préju-
dice à la société lorsque les profits échappent à l’État ? Autre
exemple, le commerce du sexe. Pour certains, l’autonomie de la
personne justifie que soient gommés du Code criminel les textes
d’incrimination en matière d’obscénité, d’indécence ou d’immo-
ralité. Pour d’autres, au contraire, la protection des jeunes gens et
des enfants contre la déviance sexuelle et la pédophilie justifie
l’intervention de l’État.
C’est un réflexe tout naturel que de vouloir régler un pro-
blème social en recourant au droit pénal. Pendant un certain
temps, l’illusion apaise le tourment. Ainsi, on a beau multiplier les
mesures punitives en matière de prostitution, le plus vieux métier
du monde continue d’exister. Quel que soit le problème de
l’heure, l’incontinence législative doit faire place à la modération
pour ne pas banaliser la solution pénale. En effet, l’autorité, la cré-
dibilité et la légitimité d’une loi répressive risquent fort d’être
mises à mal par un usage trop fréquent de l’arsenal punitif. D’où la
nécessité pour les réformateurs du droit d’essayer de tracer une
frontière entre le droit pénal, le droit réglementaire et le droit civil.
En dépit de son importance, le Code criminel n’est qu’une loi
parmi un ensemble composite de mesures législatives. D’autres lois
comportent également des dispositions pénales prenant appui sur
la compétence fédérale en matière de droit criminel. Curieuse-
ment, l’important domaine des infractions liées aux drogues prohi-
bées est régi par une loi autonome. Plusieurs lois comportent des
mécanismes d’enquête particuliers et des aspects qui constituent
des infractions. Aussi large soit-elle, la compétence du Parlement
164 Fenêtres sur la justice

canadien ne peut s’exercer de façon déguisée et empiéter sur un


champ de compétence provinciale. Sous prétexte de protéger les
écoliers contre des prédateurs sexuels, le gouvernement fédéral ne
pourrait pas contrôler l’embauche des professeurs. En effet, l’édu-
cation relève de la compétence provinciale. Dans notre système
politique fédéral, c’est le pouvoir judiciaire qui arbitre les querelles
de compétence entre deux ordres de gouvernement. Les juges
peuvent donc annuler une loi (ou une partie de celle-ci), pour
cause d’invalidité constitutionnelle.
Les pouvoirs législatifs provinciaux et territoriaux peuvent
aussi pénaliser des infractions, dont certaines sont parfois plus
lourdement punies que certains actes criminels relevant de la
compétence fédérale. Ainsi, les lois fiscales du Québec peuvent
entraîner de plus lourdes peines que certaines infractions placées
sous le coup du Code criminel. La division actuelle dans notre
droit pénal entre les actes criminels et les autres catégories d’in-
fractions ne reflète pas toujours la gravité de certaines violations
de la loi. En général, une transgression de la loi identifiée comme
un acte criminel sera plus sévèrement réprimée qu’une simple
infraction. Cette forme de délit, sanctionnée moins lourdement,
fait l’objet d’un mode de poursuite plus diligent que la mise en
accusation formelle.
L’application de la loi se fait différemment selon que les
subordonnés de l’État évoluent dans le cadre d’un régime régle-
mentaire ou d’une enquête criminelle. Face à la police qui enquê-
terait sur les circonstances d’un meurtre, le citoyen concerné peut
faire valoir tous ses droits constitutionnels, consulter un avocat et
exercer son droit au silence. Il en va différemment lorsqu’un
contribuable fait l’objet d’une attention soutenue par l’Agence du
revenu du Canada. L’économie générale de la loi fédérale de l’im-
pôt oblige à conclure qu’il s’agit essentiellement d’une loi régle-
mentaire, assortie accessoirement de sanctions pénales en vue d’en
assurer le respect. Il n’empêche que certaines infractions prévues
par cette loi fiscale sont d’authentiques infractions criminelles.
Cela dit, en théorie, une vérification administrative et une
enquête criminelle ne sont pas nécessairement antinomiques.
Dans le cas d’une investigation fiscale, si l’examen d’un dossier
La vérité judiciaire 165

a pour objet prédominant d’établir la responsabilité pénale du


contribuable, les fonctionnaires fédéraux doivent renoncer à leur
faculté d’utiliser les pouvoirs d’inspection prévus par la loi. Ces
pouvoirs de vérification obligent un contribuable à fournir tous
les renseignements pertinents à l’établissement d’une cotisation.
Rompus aux subtilités de la loi, les représentants de l’État prati-
quent fréquemment la confusion des genres. Sous prétexte d’agir
dans le cadre d’une simple vérification fiscale, ils forcent le contri-
buable à s’auto-incriminer en fouillant dans ses documents per-
sonnels et en l’obligeant à s’expliquer. Sur la foi de ces révélations,
le dossier peut rapidement changer de couleur. Officiellement,
l’enquête criminelle débute. Là et alors, le contribuable peut exer-
cer son droit au silence et un juge doit autoriser la fouille de ses
papiers. L’exercice des droits constitutionnels par un contribuable,
on l’a vite compris, se révèle complètement inutile : pour l’essen-
tiel, la preuve à charge est déjà colligée.
Revenons à la bible du droit pénal canadien. Calqué sur un
projet de codification conçu en 1877 par un juriste britannique,
adopté en 1892, notre Code criminel souffre d’archaïsme et d’in-
cohérence. Allégée en 1955, sa teneur ne cesse de s’alourdir à coup
d’ajouts répétés. Pourtant, clarté et certitude sont des vertus dont
on ne peut faire l’économie. Singulier paradoxe, étalé sur 840 ar-
ticles, ce code n’énonce même pas les principes généraux de la res-
ponsabilité pénale. Certes, l’ignorance de la loi n’est pas une excuse.
En contrepartie, une personne coupable devrait être en mesure
de savoir pourquoi on peut lui confisquer sa liberté en vertu du
Code criminel.
Dans un document publié en 1982 (Le Droit pénal dans la
société canadienne), Jean Chrétien, alors ministre de la Justice, prê-
chait les vertus du principe de modération. Il soutenait que le
caractère coercitif et punitif de la justice pénale ne justifie son
application qu’à l’égard des comportements hautement préjudi-
ciables pour la sécurité des gens et la paix sociale. Ses conseillers
proposaient de refonder le droit pénal sur les comportements
répréhensibles enfreignant les valeurs fondamentales de la société.
Cette approche supposait la dépénalisation de plusieurs agisse-
ments pour lesquels une sanction pénale ne serait pas nécessaire,
166 Fenêtres sur la justice

efficace et appropriée. Déjà à l’époque, on parlait de décriminali-


ser la possession de faibles quantités de cannabis. Axée sur la
notion de culpabilité morale, croyait-on, la justice répressive rend
légitime l’imposition d’une juste peine, proportionnelle à l’infrac-
tion commise. À cet égard, l’incarcération n’était prônée qu’en
dernier recours.
Le rapatriement de la Constitution de 1982 porta ombrage à
cet énoncé politique, lequel sombra dans l’oubli. En réaction aux
soubresauts de l’opinion publique, on a souvent légiféré à la pièce
en matière pénale, sans aucune perspective d’ensemble. D’ailleurs,
l’abolition de la Commission de réforme du droit témoigne en
quelque sorte de l’indifférence gouvernementale pour l’architec-
ture du Code criminel. La naissance d’une loi pénale dépend sou-
vent de la conjoncture politique de l’heure. Le processus d’adop-
tion des lois pénales n’est pas étranger à la réaction des élus devant
l’opinion publique.
De façon récurrente, les ministres de la Justice déclarent vou-
loir réformer le Code criminel. Rappelons qu’il a fallu 32 ans de
travaux monastiques aux réformateurs du Code civil du Québec
pour parachever leur œuvre. Au jeu des comparaisons, la réforme
du Code criminel accuse un sérieux retard. Il vient un temps où
toutes les pierres sur le chemin de la réforme sont bougées. Gou-
verner, c’est décider de façon éclairée. Un code pénal moderne
doit afficher sans détour les objectifs poursuivis. Il en va de même
des principes essentiels et des idées directrices du fonctionnement
de la justice pénale.
Le juge LeBel de la Cour suprême (affaire Orbanski et Elias) fit
remarquer qu’un code criminel ne vise pas les aspects les plus
sympathiques de la vie humaine ; il ne s’adresse habituellement pas
à des parangons de vertu. Le droit criminel s’intéresse aux agres-
seurs d’enfant, aux tueurs, aux petits et aux grands voleurs, aux tra-
fiquants de drogue, aux incendiaires, aux terroristes ou aux gangs,
aux conducteurs en état d’ébriété, etc. Cette loi répressive vise à
dissuader, et lorsque la dissuasion échoue, à punir le coupable. Elle
a vocation de protéger nos valeurs fondamentales. Une certaine
flexibilité s’impose afin de pouvoir harmoniser avec l’évolution
sociale les normes, les interdits et les peines. Prise au piège de l’ins-
La vérité judiciaire 167

tantané, la règle de droit devient aléatoire et contingente et gère


une situation révélée par l’événement sans nécessairement aména-
ger l’avenir. Le croisement désordonné de crimes graves et d’in-
fractions mineures, techniques ou controversées, amoindrit l’in-
fluence du droit pénal comme recours ultime pour assurer la
sécurité publique.
Plus que l’appréhension du châtiment, ce sont des considéra-
tions éthiques qui incitent le citoyen au respect de la loi. La dis-
suasion exerce, au mieux, une influence marginale sur le compor-
tement de certains individus. Ce n’est pas la sévérité de la sanction
qui dissuade les contrevenants, mais la certitude d’être punis.Voilà
pourquoi la légitimité d’une loi et sa conformité avec certaines
valeurs favorisent la paix sociale. La confiance du public varie
selon le degré d’équité et d’impartialité du système judiciaire.Trai-
tés avec civilité et franchise par la justice pénale, l’accusé, le plai-
gnant ou le témoin sont moralement plus enclins à accepter le
jugement de la Cour et à se conformer à la loi. À la différence
d’un inculpé, d’un plaignant ou d’un témoin, ce sont les appa-
rences du système de justice pénale, telles que révélées par la cou-
verture médiatique, qu’un observateur intéressé peut apprécier. Le
risque de distorsion est constant.
Gardien de la légalité, le juge manipule délicatement le curseur
de l’équité procédurale. Sans nier l’utilité de balises et de repères, le
législateur doit reconnaître au juge un large pouvoir discrétion-
naire dans l’administration des preuves. À cet égard, les élus doivent
assumer leur part de responsabilité et prendre le relais du pouvoir
judiciaire, devenu réformateur suppléant. En effet, face à l’inertie
gouvernementale, la Cour suprême a fréquemment modifié le cor-
pus des règles de preuve. Les juges admettent devoir agir avec cir-
conspection lorsque l’évolution de questions juridiques complexes
requiert l’expérience du législateur. Il est préférable, croit-on, que
des modifications substantielles soient apportées par voie de débats
parlementaires plutôt que par voie de décisions judiciaires.
La légalité reste l’un des piliers du droit pénal. Ce principe
signifie que la loi doit être accessible, précise et prévisible dans ses
conséquences. La respectabilité d’un système de justice pénale
dépend de son acceptation par les citoyens, d’où la nécessité d’y
168 Fenêtres sur la justice

avoir accès, de le connaître et d’en saisir la logique. À cette fin, les


objectifs visés, les principes généraux ainsi que les textes d’incri-
mination, les moyens de défense ou les excuses doivent être claire-
ment et simplement énoncés. Les règles de procédure et de preuve
régissent les pouvoirs d’enquête, la tenue du procès et les voies de
recours. Quand les règles sont manipulées par des avocats et des
juges rompus aux finesses de l’analyse, leur rédaction peut être
plus pointue et technique. Cette concession n’exclut toutefois pas
l’exigence de logique, de cohérence et de clarté.

Un jeu d’équilibre
Dans sa finalité, le droit pénal est paradoxal. Il est à la fois une
protection des droits et libertés fondamentaux et une menace
pour ces derniers qui ont vocation d’encadrer le droit pénal en
limitant les moyens de répression de la criminalité.Tôt ou tard, les
lois finissent par bousculer les attentes les mieux assurées par la
Constitution. Le droit pénal doit constamment maintenir l’équi-
libre précaire entre la protection des droits de la société, d’une
part, et la protection des droits des membres de cette société,
d’autre part. Ces deux valeurs revêtent une importance égale, mais
tout conflit entre elles doit, dans la mesure du possible, être réglé
d’une manière qui respecte les droits fondamentaux des citoyens.
Les lois pénales définissent les crimes et dictent les formalités
de la conduite des enquêtes et du déroulement des procédures
judiciaires. Sans un ensemble de règles procédurales équitables et
efficaces, les règles de fond, c’est-à-dire celles ayant trait à la res-
ponsabilité pénale, pourraient rester lettre morte. Dotés de pou-
voirs discrétionnaires, les agents de l’État doivent néanmoins res-
pecter le mode de conduite défini par la loi. Si le respect du
pouvoir discrétionnaire de la poursuite est, dans notre droit pénal,
un principe important dont l’existence est pleinement justifiée,
son application n’a rien d’absolu. D’ailleurs, toutes les procédures
judiciaires sont assujetties aux principes d’équité procédurale, en
particulier lorsque le droit à la liberté ou à la sécurité de la per-
sonne est en cause.
La vérité judiciaire 169

D’aucuns estiment à la fois souhaitable et concevable d’avoir


un système judiciaire dans lequel toutes les normes seraient appli-
quées en conformité de leurs termes ; du coup, toute infraction
connue de l’autorité publique devrait faire l’objet d’une pour-
suite. Si le pouvoir d’inculper des gens fait appel à l’exercice d’un
large pouvoir discrétionnaire, c’est qu’il est dans la nature des
choses que l’intégralité des lois et des dispositions réglementaires
ne peuvent être appliquées. Certes, le classement d’un dossier sans
suite judiciaire correspond à une mesure de non-application de la
loi. Cependant, personne ne contestera la pertinence du pouvoir
de décider de l’opportunité des poursuites pénales. La raison de ce
pouvoir discrétionnaire s’impose d’elle-même, ne serait-ce que
pour contrer l’inflation législative galopante.
Le fonctionnement du système de justice pénale s’accom-
mode fort bien d’un mécanisme d’autorégulation. Il convient de
s’apercevoir que le principe d’opportunité ne se fonde pas seule-
ment sur l’idée de l’impossibilité de tout sanctionner, mais encore
sur celle qu’il n’est pas souhaitable qu’il en soit ainsi. Ce principe
traduit à la fois une nécessité et un idéal. La pénologie moderne
montre que la vocation de la peine s’est modifiée. À la finalité de
châtiment et de prévention générale associée à la culpabilité du
délinquant, s’est ajouté un objectif de réhabilitation et de dissua-
sion individuelle. À l’esprit légaliste et égalitaire qui a longtemps
dominé le système de justice pénale, s’est substituée une concep-
tion utilitariste et individualisée.
Résumons-nous. Le droit pénal admet une grande flexibilité
dans le choix des accusations. Il en va de même quant aux normes
servant à déterminer le prononcé d’une juste peine. D’ailleurs,
aucune méthode purement logique ne saurait rendre compte de
l’intuition que la justice attend du juge dans le processus d’appré-
ciation et d’imposition d’une sanction pénale. Deux principes se
bousculent. L’égalité de tous devant la loi reflète une conception
implicite : l’intérêt général exige que l’État poursuive, sans excep-
tion, tous les contrevenants à la loi. Par contre, le principe d’oppor-
tunité reflète une conception opposée, réaliste et pragmatique : les
autorités ont soin d’apprécier l’utilité concrète de la répression et
l’intérêt de la société à sanctionner l’infraction commise.
170 Fenêtres sur la justice

Pour sa part, soufflant le chaud et le froid, la Cour suprême du


Canada ressemble à un funambule cherchant le point de stabilité
entre la protection des libertés individuelles et le maintien de
l’ordre public par une application efficace du droit pénal. Face à la
criminalité, le rempart des droits fondamentaux ne doit pas désar-
mer l’État. La Cour (affaire Chartrand) a déjà dit que l’objectif
général du droit pénal est de protéger la société. Elle nuançait
ultérieurement (affaire Canadianoxy Chemicals Ltd) en déclarant
que la loi pénale vise principalement, mais non exclusivement, au
maintien d’une société pacifique et intègre qui soit sûre.
Du côté de la magistrature, on cherche à concilier deux
objectifs conflictuels : l’intérêt, pour les citoyens, d’être protégés
contre les abus des policiers ou d’autres fonctionnaires et l’intérêt,
pour l’État, de faire respecter la loi en colligeant les preuves perti-
nentes. Ainsi, dans le cas d’un procès, la décision du juge d’écarter
un élément de preuve met toujours en balance l’intérêt lié à la
découverte de la vérité, d’une part, et l’intégrité du système judi-
ciaire, d’autre part. Il s’agit de déterminer si la sanction d’une vio-
lation constitutionnelle par l’exclusion de preuve entrave trop
sévèrement l’objectif du procès pénal qu’est la recherche de la
vérité.
À propos des pouvoirs d’enquête, la Cour suprême reconnaît
la nécessité de pondérer le droit à la liberté individuelle, qui
implique le respect de la vie privée, et l’intérêt, pour la société, de
disposer de services efficaces de maintien de l’ordre. Sauf règle
de droit à l’effet contraire, les gens sont libres de se conduire
comme bon leur semble. En revanche, les agents de l’État ne peu-
vent agir que sur autorisation de la loi. La vitalité d’une démocra-
tie (affaire Mann) ressort de la sagesse manifestée par celle-ci dans
des moments critiques où l’action gouvernementale menace
d’entraver des libertés individuelles.
L’interdiction faite aux autorités publiques de s’intéresser de
trop près au mode de vie des citoyens touche à l’essence même
d’un État démocratique. Voilà pourquoi, en règle générale, une
autorisation judiciaire préalable contrôle l’étendue du pouvoir des
agents de l’État de pénétrer dans une résidence et de porter ainsi
atteinte à la vie privée. Cependant, la vie en société fait naître des
La vérité judiciaire 171

attentes concurrentes entre le besoin de sécurité et la protection


de la vie privée. La répression du crime et la sécurité sont des pré-
occupations légitimes, tout aussi valables l’une que l’autre.
S’agissant d’opposer les intérêts de l’État à celui du citoyen en
matière d’enquête, la Charte canadienne protège le citoyen contre
toute forme d’intrusion abusive. La notion de vie privée dans un
lieu s’apprécie selon une hiérarchie nuancée visant d’abord la vie
privée dans une résidence, puis dans les locaux commerciaux, dans
les véhicules privés, dans les écoles et même, au bas de l’échelle,
dans les prisons. En somme, la notion de lieu sert d’instrument
d’évaluation du caractère raisonnable de l’attente d’une personne
en matière de vie privée. La notion de renseignements privés sert
également comme outil d’analyse. Le concept de vie privée pro-
tège un vaste ensemble de renseignements biographiques d’ordre
personnel, soit des informations qui tendraient à révéler des détails
intimes sur le mode de vie et les choix d’une personne. La Cour
suprême (affaire Tessling) considère le concept de vie privée
comme une notion multiforme dont il est parfois difficile de fixer
la limite raisonnable.
S’agissant d’opposer les intérêts d’une personne détenue à
ceux de l’État, notre charte constitutionnelle tente également
d’établir un équilibre précaire. D’une part, on souhaite protéger la
personne visée par le processus judiciaire contre l’emploi inéqui-
table des ressources supérieures de l’État. D’autre part, les agents
gouvernementaux peuvent porter atteinte aux droits fondamen-
taux d’un individu s’ils respectent les principes de justice fonda-
mentale. Un principe (ou une règle) s’intègre à la justice fon-
damentale s’il est essentiel au bon fonctionnement du système
judiciaire. Tout excès d’un côté ou de l’autre du balancier risque
de déconsidérer l’administration de la justice. Dans l’important
domaine des confessions, la Cour suprême (affaire Oickle) concède
une généreuse marge de manœuvre aux policiers. Une enquête
criminelle, fait-on valoir, n’est pas un jeu de société.
L’équilibre entre l’application efficace de la loi et le respect des
droits de la défense doit être perçu dans une perspective élargie.
Trop souvent, les forces de l’ordre invoquent leur difficulté à cof-
frer les grandes pointures du crime organisé pour justifier la
172 Fenêtres sur la justice

nécessité de modifier, à leur avantage, les règles du jeu. En vérité,


malgré sa visibilité clinquante, cette forme de criminalité ne
représente qu’un faible pourcentage des crimes. Pour le reste, il
existe un singulier déséquilibre entre la défense et la poursuite
quant aux ressources et aux moyens d’enquête. Peu d’accusés peu-
vent s’offrir le luxe d’embaucher des enquêteurs privés pour
revoir, compléter ou contredire les faits et les conclusions d’une
enquête policière.
La défense occupe généralement une position stratégique
bancale puisque les mécanismes d’enquête efficaces, tels que
l’écoute clandestine et l’invasion de la vie privée, sont réservés aux
agents de l’État. Enfin, la défense ne peut obtenir la collaboration
d’un témoin en retour d’avantages qui prendraient la forme d’une
immunité de poursuite ou d’une réduction de peine. Dans l’hy-
pothèse, plutôt rare, où des témoins rencontrés par la police accep-
tent de collaborer avec la défense, leur version des faits favorise
souvent la thèse de la poursuite. Cela tient au fait que les enquê-
teurs, postulant la culpabilité d’un suspect, façonnent leurs inter-
rogatoires en conséquence. Cette tendance s’alourdit lorsque l’in-
terlocuteur est le suspect visé par l’enquête.
Certains croient qu’il vaudrait mieux assouplir l’amalgame des
droits et libertés fondamentaux afin d’augmenter l’efficacité du
système de justice pénale. Bref, on réclame, surtout en période
d’insécurité publique, une certaine relâche des sauvegardes procé-
durales afin de faciliter le rôle de l’État dans sa fonction de répres-
sion du crime. À l’évidence, le droit au silence indispose la classe
policière. Le droit de consulter un avocat, dès l’instant où une per-
sonne est détenue, limite évidemment l’obtention d’une confes-
sion.
Par ailleurs, les policiers aimeraient bien pouvoir détenir un
suspect uniquement aux fins d’interrogatoire. La Cour suprême
(affaire Mann) a partiellement comblé cette attente. Il fut jugé
qu’en l’absence d’un pouvoir général de détention aux fins d’en-
quête, les policiers peuvent détenir une personne à cette fin s’ils
ont des motifs raisonnables de soupçonner, à la lumière de toutes
les circonstances, que cette personne est impliquée dans un crime
donné et qu’il est raisonnablement nécessaire de la détenir suivant
La vérité judiciaire 173

une considération objective des circonstances. Une personne


détenue aux fins d’enquête doit être informée en langage clair et
simple des motifs de sa détention. Elle n’est toutefois pas tenue de
répondre aux questions des policiers.
Devant l’ampleur du traitement médiatique accordé aux abus
sexuels et l’inquiétude de l’opinion publique, certaines voix préco-
nisent une avenue réductrice quant aux droits et libertés fonda-
mentaux. Une pluralité de juges de la Cour suprême ont reconnu
l’acuité du malaise (affaire R.D.). Cependant, ils se sont rebiffés à
l’idée d’affaiblir la présomption d’innocence. Que l’on soit favo-
rable à une protection accrue des droits individuels ou que l’on
préconise l’accroissement des pouvoirs conférés aux autorités res-
ponsables de la répression du crime, une constante intervient : cha-
cun se réclame de l’équité procédurale en fonction de sa propre
prise de position. Ce n’est donc pas la légitimité de ce principe qui
est en cause, mais plutôt sa portée. Cette préoccupation fait inéluc-
tablement surgir la question de ce qu’est l’équité procédurale.
La Cour suprême est catégorique : la Charte canadienne
garantit des procédures équitables aux justiciables, sans pour autant
leur assurer les règles de procédure les plus favorables. En termes
de force probante, une preuve sera acceptée selon sa prépondé-
rance. Pour minimiser les risques d’erreur, il serait avantageux
pour l’accusé de n’admettre à son encontre que les preuves ayant
un poids probatoire élevé. Dans un monde idéal, il faudrait opti-
miser la portée et la signification du concept d’équité procédurale.
La société ne s’en porterait que mieux.Toutefois, un procès équi-
table ne doit pas être confondu avec un procès parfait, ni avec le
procès le plus avantageux qui soit pour l’accusé. L’équité du procès
prend en compte les intérêts de l’inculpé, les limites du système
judiciaire et les intérêts légitimes des autres intervenants. L’effica-
cité du système judiciaire ne saurait toutefois légitimer l’injustice.
Bref, la justice doit être fondamentalement équitable.
Le résultat souhaité au terme d’un procès pénal est que l’in-
culpé soit déclaré coupable si, et seulement si, il a commis l’infrac-
tion dont il est accusé. La procédure criminelle sert à rechercher
et à établir la vérité. Même si la loi est soigneusement appliquée
et que le procès est conduit en toute équité, une erreur reste
174 Fenêtres sur la justice

possible. Par conséquent, un innocent peut être condamné et un


coupable peut être acquitté. Toute erreur judiciaire produit une
injustice. Celle-ci ne provient pas nécessairement d’une erreur
humaine, mais plutôt d’un concours de circonstances fortuit. La
justice procédurale, imparfaite, repose sur une démarche aléatoire
dont le but est d’arriver à un résultat correct. Il n’y a aucun moyen
d’y parvenir en toute sécurité.
Ces dernières années, la découverte répétée d’erreurs judi-
ciaires dans des affaires de meurtre a fait tragiquement ressortir la
faillibilité du système judiciaire malgré l’existence de garanties
visant à protéger les innocents. Un procès équitable ne garantit pas
toujours un verdict fiable. Des témoins oculaires peuvent se trom-
per de bonne foi ou mentir cyniquement afin de faire porter la
responsabilité sur autrui. Les cas d’erreurs judiciaires connus font
voir les limites du progrès de la médecine légale, aussi heureux
soit-il.
Mal documenté, le phénomène de l’erreur judiciaire ne
connaît pas de frontières. Cette forme d’injustice extrême ne grève
aucun système de justice en particulier, qu’il soit inquisitoire,
selon la tradition européenne continentale, ou accusatoire, selon
la tradition anglo-saxonne. Il arrive par exemple que la police
soit à ce point persuadée de tenir un coupable qu’elle en néglige
son enquête. Les enquêteurs tirent les fils pour élaborer des
hypothèses et des certitudes se forgent. Peu à peu, les faits s’éclai-
rent à la lumière d’une théorie qui finit par acquérir le statut de
conviction inébranlable. Saisi du dossier, le substitut du procureur
général peut logiquement donner suite à la certitude policière.
Dans une démarche complémentaire, le procureur de la poursuite
peut également examiner la déposition des témoins à charge.
Même en l’absence d’irrégularités, cet exercice préparatoire per-
met parfois d’éliminer les incohérences et d’assouplir les contra-
dictions.
Concoctée derrière des portes closes, une vérité fardée peut
contrefaire le jugement du tribunal. Ce qui serre le cœur, dans un
cas de condamnation erronée, c’est que des vies d’hommes et de
femmes sont brisées, non par un criminel, mais par l’institution
chargée d’appliquer la loi et de faire régner la justice. Protéger la
La vérité judiciaire 175

liberté de l’accusé et prévenir l’erreur judiciaire exigent que le


jugement de culpabilité repose sur de solides fondements. Le bon
sens oblige un juge d’appel à scrupuleusement tenir compte du
doute intérieur qui l’habite, plutôt que de simplement apprécier la
régularité apparente des actes judiciaires et des procédures consi-
gnées au dossier d’appel.
À l’automne de 2004, un groupe de travail (composé unique-
ment de procureurs de la poursuite et de policiers) a remis un rap-
port sur la prévention des condamnations injustifiées à un comité
mixte (fédéral, provincial et territorial) formé de personnes res-
ponsables de poursuites pénales. Cette démarche confirme l’in-
quiétude de certains intervenants du système de justice pénale
face au fléau des erreurs judiciaires. Les rédacteurs du rapport
constatent que plusieurs facteurs entrent en ligne de compte : le
travail policier, la conduite des procureurs et des juges et le bâclage
des procédures. L’orgueil des enquêteurs ne devrait pas les inciter
à mener rondement leurs enquêtes. Ils doivent plutôt se compor-
ter en notaires scrupuleux dans l’analyse des indices. Quant aux
juges, c’est la routine qui tue la liberté. Une vigilance renouvelée
s’impose : l’incessant défilé de présumés coupables permet rare-
ment de subodorer l’identité de l’innocent.
Au chapitre des recommandations, le groupe fait siennes plu-
sieurs suggestions déjà formulées par divers organismes d’enquête
(canadiens et étrangers) ayant fait l’analyse d’injustices que des
innocents ont subies. Il est notamment question d’établir un sys-
tème de poids et de contrepoids entre les procureurs appelés à
examiner un dossier important ; de permettre à la défense de don-
ner son point de vue avant l’inculpation ; de maintenir une marge
d’autonomie professionnelle entre les policiers et les procureurs ;
de donner une formation continue à propos des dangers attachés
aux idées préconçues. Outre le mérite de la synthèse, ce travail
honnête porte l’empreinte de gens associés à la répression du
crime. Nul doute que l’apport d’autres points de vue aurait
contribué à enrichir le document.
Quand l’injustice risque d’atteindre un criminel, le droit se
grandit en le protégeant. Quand l’injustice menace un innocent, le
droit se discrédite en tolérant le dévoiement judiciaire. Pour les
176 Fenêtres sur la justice

tenants de la loi et de l’ordre, les règles de procédure sont perçues


comme des obstacles au bon fonctionnement de la justice pénale.
Imaginons tout de même l’hypothèse où ces règles sont adminis-
trées de façon à favoriser l’acquittement de l’innocent. À l’instar
des autres services publics, l’administration de la justice comporte
un coût social qui freine sa perfectibilité. Le système judiciaire ne
pourra jamais être immunisé contre ses carences. À cet égard, il
s’apparente à bien d’autres organismes sociaux. L’équité du procès
tient compte non seulement du point de vue de l’accusé, mais
également des limites du système judiciaire. C’est pourquoi la loi
n’exige pas une justice parfaite, mais plutôt une justice fondamen-
talement équitable.

Le système adversaire
Dans notre système accusatoire de justice (d’origine britan-
nique), ce sont les parties au procès qui prennent l’initiative et le
juge qui se comporte en arbitre impartial. Chaque partie assume
la responsabilité d’administrer la preuve. Dans le système inquisi-
toire (d’origine européenne continentale), la conduite du procès
relève des juges. Ceux-ci disposent d’un dossier de preuve préparé
par un juge d’instruction ou la police. L’accent est mis sur l’analyse
documentaire. La lourdeur administrative de la justice pénale de
type inquisitoire peut, dans certains pays, être source de sclérose
administrative. Exemple : en décembre 2005, le tribunal de grande
instance de France a condamné l’État à payer une compensation
financière à 16 adeptes de l’Église de scientologie, mis en examen
pour escroquerie depuis 22 années. Le motif du jugement : la
lourdeur et le dysfonctionnement du service public de justice
avaient empêché ces scientologues d’être jugés dans un délai rai-
sonnable.
La question se pose : lequel des deux systèmes favorise davan-
tage la recherche de la vérité ? Traditionnellement, deux motifs
sont évoqués en faveur du système adversaire de type accusatoire.
Les deux faces de la vérité, dit-on, devraient émerger de l’antago-
nisme des parties. De la sorte, une meilleure protection des droits
La vérité judiciaire 177

fondamentaux serait assurée. Curieux paradoxe, ces deux objectifs


peuvent parfois se contredire. Ainsi, l’exercice du droit au silence
dans notre système accusatoire de justice laisse parfois dans la
pénombre des facettes de la vérité. Quoi qu’il en soit, la Cour
suprême (affaire Cook) a reconnu que la nature contradictoire du
processus judiciaire constitue un principe de justice fondamentale.
Il favorise, croit-on, l’équilibre entre les droits de l’accusé et les
intérêts de la société.
Un procès n’est pas un jeu d’embuscades. Dès le dépôt de l’in-
culpation, la poursuite doit divulguer sa preuve à l’accusé et affi-
cher clairement sa théorie. De plus, le ministère public ne peut
adopter une attitude uniquement contradictoire à l’égard de la
défense, étant donné sa fonction particulière qui consiste à s’assu-
rer que justice soit rendue. L’accusateur peut tout de même se
comporter en rude adversaire face à la défense. Le poursuivant
peut avoir une stratégie de procès et la modifier en cours d’ins-
tance. Ainsi pourrait-il omettre d’assigner un témoin dans l’espoir
que la défense le fasse. Dans un tel cas, la poursuite y gagne au
change ; l’usage du contre-interrogatoire peut servir à coincer un
témoin hostile. Plus limitées, les règles de l’interrogatoire principal
défavorisent la partie qui convoque un témoin. Lorsque, dans un
jeu de procédure, toutes les parties renoncent à appeler un témoin
important, la manifestation de la vérité peut connaître des passages
à vide.
Il arrive également que des avocats de la Couronne se croient
justifiés de combattre le feu par le feu et, à l’instar de certains pro-
cureurs de la défense, d’occulter de ce fait des preuves pertinentes.
Usant de son pouvoir discrétionnaire, la poursuite peut choisir
d’écarter des témoins susceptibles de reconstruire la trame événe-
mentielle. Pour sa part, pendant l’enquête policière et, par la suite,
durant l’instruction de la cause, l’accusé peut se réfugier dans un
mutisme absolu, privant ainsi le tribunal d’une importante source
de renseignements. Dans l’un et l’autre cas, des morceaux de
vérité échappent à l’attention du juge des faits.
Selon les tenants du système inquisitoire de justice, le contrôle
de la preuve par les parties permet de reconstituer seulement des
segments de vérité. Au cours du procès pénal, dit-on, la loyauté
178 Fenêtres sur la justice

envers la vérité s’atténue d’autant car chacun a un intérêt particu-


lier à privilégier. Retournons la politesse aux juristes du continent
européen. Il ne suffit pas de sacraliser la présomption d’innocence
dans un texte de loi si, par ailleurs, les procédures d’enquête judi-
ciaire sont menées sur la foi d’une présomption factuelle de culpa-
bilité. Même s’il doit instruire à charge et à décharge, le juge d’ins-
truction ne peut enquêter qu’à partir d’une hypothèse. En réalité,
son récit exclut les autres récits. Cette méthode de recherche de la
vérité ne met pas en concurrence plusieurs versions des faits. Au
procès, le rôle de la défense se limite à harceler la mise en récit déjà
consignée au dossier.
En France, l’orientation première de l’investigation que mène
un juge d’instruction, enrichie par l’examen des magistrats du par-
quet, fait rarement l’objet d’un désaccord de la part des magistrats
du banc qui sont appelés à scruter le travail effectué antérieure-
ment par des collègues. La cohérence de l’institution judiciaire
pèse lourdement sur la conscience des magistrats de procès. En
effet, un acquittement marque l’échec de la procédure inquisitoire
irrémédiablement orientée vers une condamnation. C’est un
démenti du travail de tous ceux qui, en amont, ont collaboré à la
réalisation du dossier.Voilà pourquoi la justice française connaît si
peu d’acquittements.
Étape cruciale du processus judiciaire, le procès public devient
un exercice de pure forme. Les règles de procédure sont aplanies
et l’essentiel (la culpabilité) est joué d’avance, si bien que la déter-
mination de la peine se confond avec la déclaration de culpabilité.
C’est pourquoi les avocats de la défense s’activent surtout à faire
valoir les circonstances atténuantes. C’est la finalité historique du
procès pénal qui prévaut, soit la proclamation par l’État de cer-
taines valeurs au prix des sanctions prévues par la loi. En fait, la
condamnation pénale est surtout une affaire de principe. Par l’in-
termédiaire de l’accusé, la justice dénonce un comportement
menaçant l’une des valeurs essentielles de la société. Solennelle-
ment prononcé, le jugement réaffirme la primauté de l’ordre
social.
Dans notre pays, la mise à l’écart de certains faits, aussi impor-
tants soient-ils, se justifie par le respect de certaines valeurs fonda-
La vérité judiciaire 179

mentales protégées par notre charte constitutionnelle. Grâce au


système adversaire, les parties font le tri des éléments de preuve
légalement admissibles. C’est ainsi que la société y trouve large-
ment son compte. En finale, le jour du verdict, l’exigence d’une
preuve hors de tout doute raisonnable conduit au mieux à
une probabilité de vérité, et au pis à un segment de vérité. Sauf
révision en appel, le jugement rendu ne peut être remis en ques-
tion. L’intelligence des faits se moule au verdict, et celui-ci officia-
lise la vérité judiciaire. Le système accusatoire de justice pénale
s’intéresse moins à la vérité absolue qu’à la bonne manière de s’en
approcher. C’est ainsi que les règles de procédure deviennent des
gages de vérité. La recherche de vérité repose davantage sur
le vraisemblable que sur le vrai.Voilà pourquoi on « procéduralise »
la vérité.

Les formes de responsabilité


Au delà des jeux de procédure, il est intéressant de voir en
quoi consiste véritablement la vérité judiciaire. Le droit pénal
sanctionne la culpabilité morale d’un contrevenant. Ainsi, la théo-
rie de l’intention coupable reflète la conviction qu’une personne
ne devrait pas être punie si elle n’a pas fait montre d’un état d’es-
prit blâmable. La manifestation de la vérité déborde la question de
savoir qui a fait quoi. En effet, une infraction criminelle comporte
l’exigence d’un geste intentionnel quant à l’acte prohibé, ou l’in-
souciance à l’égard des conséquences s’y rattachant, et une
connaissance des faits constitutifs du crime (ou un refus volontaire
de les envisager). La simple négligence ne suffit point. Est donc
innocente la personne manquant de se renseigner (comme une
personne raisonnable et prudente le ferait) ou ignorant des faits
qu’elle devrait connaître. Il incombe au législateur de rédiger des
lois distinguant, sous l’angle moral, la culpabilité ou l’innocence
d’une personne. Cependant, la mixité de données subjectives et
objectives complexifie singulièrement la manifestation de la
vérité.
180 Fenêtres sur la justice

La faute subjective
Selon un principe fondamental, l’auteur d’une infraction est
considéré, au moment où il a choisi de commettre cette infrac-
tion, comme une personne autonome, douée de raison. L’impor-
tance de ce principe se reflète dans l’exigence qu’un acte illégal
soit volontaire (conscient) et intentionnel (voulu) pour justifier
une déclaration de culpabilité. Il arrive qu’une conduite caractéri-
sée par l’insouciance ou la négligence grave soit assimilée à une
conduite intentionnelle. L’adéquation entre la culpabilité morale
et la détermination d’une peine a été, dans une large mesure, fixée
dans le contexte des infractions découlant d’une faute subjective.
Bien que l’intention ou la connaissance requises puissent être
déduites directement des propos de l’accusé sur son état d’esprit
(ou indirectement de l’acte et des circonstances environnantes), ce
qui s’est effectivement passé dans son esprit reste déterminant.
Les caractéristiques personnelles de l’accusé ne sont perti-
nentes que dans la mesure où elles concernent l’existence ou l’in-
existence d’un élément de l’infraction. Puisque l’intention ou la
conscience du risque constituent un élément de ce genre d’infrac-
tions, les facteurs personnels peuvent alors entrer en jeu. À la suite
d’une opération commerciale complexe, un accusé illettré ou
faible d’esprit peut être acquitté de fraude au motif qu’il n’arrivait
pas à comprendre l’enjeu ni à prévoir les conséquences de ses faits
et gestes. Dans ce contexte particulier, le juge des faits peut fort
bien conclure à l’honnêteté de la conduite de l’inculpé. En géné-
ral, la connaissance ou la croyance affirmée par l’accusé n’est pas
toujours concluante. Le juge des faits peut en mesurer l’acceptabi-
lité selon la norme de conduite d’une personne raisonnable.
Autrement dit, lorsqu’une personne raisonnable est convaincue
qu’il s’agit d’une magouille, la conduite douteuse de l’accusé peut
justifier sa condamnation pour fraude.
Si la croyance erronée ne faisait pas partie intégrante de l’in-
tention de l’auteur d’un acte (et que celle-ci serait simplement de
faire ce qui est arrivé), l’erreur de fait serait irrecevable comme
moyen de défense. Rien de tel. Le droit pénal admet la défense
d’erreur pourvu que l’accusé ait cru sincèrement à l’existence
La vérité judiciaire 181

d’un ensemble de circonstances qui, si elles avaient existé, aurait


justifié son acte en niant son caractère criminel. Par exemple,
l’emprunt d’une bicyclette, sans le consentement du propriétaire,
n’est pas un vol dans la mesure où la personne concernée croyait
sincèrement que le propriétaire avait consenti au prêt.

La faute objective
En matière de faute objective, l’objet de la responsabilité se
déplace vers la conséquence d’une conduite. L’accusé doit être
tenu pour responsable des suites d’une action qu’il pouvait antici-
per. Cela dit, il serait profondément injuste de rendre une per-
sonne responsable de l’intégralité de son action, c’est-à-dire de
toutes les conséquences rattachées à sa conduite. Dans les affaires
de négligence pénale, l’élément matériel est prouvé lorsque la
négligence représente, dans toutes les circonstances de l’affaire, un
écart marqué par rapport à une norme objective de juste
moyenne. Cet écart peut être lié à l’exercice dangereux d’une acti-
vité quelconque ou à l’exercice d’une activité devenant dange-
reuse par les circonstances. Illustrons notre propos des exemples
suivants. La course automobile pratiquée sur une autoroute un
jour de pluie, à une heure de pointe, peut être considérée comme
une conduite pénalement négligente. On peut déduire des faits
qu’il y a eu négligence de prendre en considération la prévisibilité
du risque de causer un préjudice. Le comportement de l’accusé
est évalué à l’aune d’une norme objective de vigilance. Le juge des
faits se réfère au degré de diligence d’une personne raisonnable
placée dans de semblables circonstances. Ici, les facteurs personnels
n’ont aucune pertinence, hormis pour savoir si l’accusé avait la
capacité d’apprécier le risque encouru.
En matière de possession, d’utilisation ou de manipulation
d’une arme à feu, quiconque agit de manière négligente, ou sans
prendre suffisamment de précautions pour la sécurité d’autrui,
engage sa responsabilité pénale. L’élément essentiel de l’infraction
est la conduite constituant un écart marqué par rapport à la norme
de diligence qu’observerait une personne raisonnablement pru-
dente. Autrement dit, l’accusé ne peut être déclaré coupable s’il
182 Fenêtres sur la justice

existe un doute raisonnable quant au fait que sa conduite consti-


tuait un écart marqué par rapport à cette norme de diligence et
que des précautions raisonnables ont été prises pour satisfaire à
l’obligation de diligence requise par le contexte.

L’ambiguïté de la faute pénale


Le droit pénal, par nature, est réfractaire aux notions confuses
ou variables dans le temps et l’espace. Il doit énoncer des interdits
clairs et précis. En règle générale, les infractions doivent être défi-
nies de telle manière que les citoyens, la police et les tribunaux
puissent avoir une idée claire des actes interdits. Le principe
de légalité signifie qu’une personne a le droit de savoir d’avance
si sa conduite est illégale. La conséquence de l’acte interdit par la
loi doit avoir été raisonnablement prévisible dans les circonstances
particulières du moment et du lieu. Normalement, la marge d’in-
terprétation du juge s’en trouve d’autant réduite.
De plus en plus, l’adoption de textes d’incrimination aux
contours imprécis bat en brèche ce principe de légalité. Prenant
conscience des limites de l’interdit trop précis, le législateur tend à
privilégier une logique de prudence pour discipliner le compor-
tement citoyen. On fait alors référence à des normes de conduite.
Les tribunaux ont donné leur approbatur à cette approche pourvu
qu’un débat judiciaire puisse avoir lieu sur la portée de termes
approximatifs. L’exemple classique est la définition de l’obscénité.
La loi dit qu’il s’agit notamment d’une publication dont la carac-
téristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles.
On peut discourir longtemps sur ce qui est indu ou ne l’est pas
dans l’industrie du sexe.
Par exemple, condamné comme tenancier d’une maison de
débauche, le propriétaire d’un club échangiste obtint finalement
gain de cause devant la plus haute cour du pays. Face à la difficulté
d’interpréter la notion d’indécence, la Cour suprême (affaire
Labaye) a refait la matrice juridique. Généralement, une personne,
pour être condamnée et emprisonnée, doit avoir violé des normes
définies de façon objective ; les crimes reliés à l’indécence
publique ne font pas exception. L’activité sexuelle reste une ques-
La vérité judiciaire 183

tion éminemment personnelle, étroitement liée à l’âge et aux


croyances religieuses. Désormais, le concept d’indécence échappe
à la seule perception subjective du juge, c’est-à-dire ce qu’il estime
être moralement inacceptable.
Au gré du temps, le droit a évolué vers un critère objectif
fondé sur la norme de tolérance de la société. À son tour, ce cri-
tère a été reconfiguré en fonction du risque de préjudice engen-
dré par les activités contestées. Autrement dit, en matière d’obscé-
nité et d’indécence, les sanctions pénales ne doivent viser que le
matériel ou les actes qui occasionneraient un risque appréciable
de préjudice qui serait incompatible avec le bon fonctionnement
de la société. Pour l’opinion majoritaire de la Cour, ce critère est
plus facile à prouver qu’une norme sociale instable. Par consé-
quent, faire reposer l’indécence criminelle sur le préjudice repré-
sente un progrès important dans un domaine compliqué du droit.
De plus, cette approche offre l’avantage de mettre ce domaine du
droit au diapason de la vaste majorité des infractions criminelles.
Celles-ci ont pour dénominateur commun la protection de la
société contre différentes formes de préjudices.
En cette matière, le jugement de la haute cour précise qu’un
lien de causalité entre la représentation des choses sexuelles et les
comportements antisociaux ne saurait être présumé. Les attitudes
ne sont pas en soi criminelles, si déviantes soient-elles ou si dégoû-
tantes puissent-elles paraître. Ce qui est requis, c’est la preuve d’un
lien, premièrement, entre la conduite sexuelle en cause et des atti-
tudes négatives et, deuxièmement, entre ces attitudes et le risque
réel de comportements antisociaux. On le voit bien, les juges ont
fixé très haut la barre avant qu’une accusation liée à l’indécence
puisse être portée. Précisons toutefois que la question de la tenue
d’une maison de débauche pour cause de prostitution avérée reste
entière. En effet, la Cour s’est abstenue d’aborder le sujet. Par
conséquent, un propriétaire de club échangiste qui, contre rému-
nération, utiliserait les services de femmes (ou d’hommes) pour
tenir compagnie à la clientèle risque d’être épinglé comme tenan-
cier d’une maison de débauche.
S’agissant d’interpréter les lois pénales, certaines voix s’élèvent
contre la tendance qui met l’accent sur le préjudice de nature
184 Fenêtres sur la justice

objective. Cette approche, croit-on, s’attache plus au résultat de


l’acte qu’à sa nature et tient encore moins compte de l’intention
de l’accusé. Traditionnellement, le droit pénal canadien lie la res-
ponsabilité pénale et les sanctions à la forme d’intention perti-
nente. Ainsi, pour déterminer la nature d’un homicide, notre droit
considère non seulement l’acte en lui-même, mais aussi l’existence
d’une intention criminelle et sa nature. La mort est un fait, mais
l’acte criminel (reconnu et punissable en droit) entraînant la mort
représente tout autre chose. À cet égard, note le juge LeBel de la
Cour suprême (affaires C.D. et C.D.K.), lorsqu’il y a intention ou
faute, l’homicide criminel est établi sans égard aux moyens utilisés.
Dans le cas du meurtre, la preuve de l’intention spécifique et sub-
jective requise par le droit constitue un élément clé dans la quali-
fication de l’acte. Peu importe la façon dont un meurtre est com-
mis, il est puni parce qu’il incarne la violence absolue en
détruisant la vie.
L’intention est une chose et la vérité une autre. L’intention se
rapporte à l’image que chacun se fait du monde extérieur et elle
ne correspond pas forcément à la réalité. Appréciant l’intention
coupable de l’accusé, le juge des faits ne peut prétendre avoir fixé
la vérité puisque l’état d’esprit d’une personne varie selon les indi-
vidus, l’infraction et les circonstances.

Le droit à l’oubli
Face au rappel de faits anciens, on peut se demander s’il existe
un droit à l’oubli. Ne serait-ce que par l’emploi des termes « par-
don » et « réhabilitation », nos lois renvoient à des formules de
l’oubli. À propos du concept de réhabilitation, la Cour suprême
(affaire Therrien) croit que sa reconnaissance par le législateur fédé-
ral constitue un geste de générosité, de fraternité, mais aussi de jus-
tice qui mérite d’être valorisé et encouragé.Voilà pour l’esprit de
la loi. Quant à la portée du pardon, les juges ont été moins géné-
reux. Ils ont conclu que cet acte de clémence vise seulement à
mettre un terme aux effets négatifs d’une condamnation. Bref, il
s’agit simplement d’une forme de réhabilitation administrative.
La vérité judiciaire 185

Loin de supprimer la condamnation, l’octroi d’un pardon ou


d’une réhabilitation limite l’accessibilité du casier judiciaire à cer-
tains subordonnés de l’État. La vérité judiciaire ne s’efface jamais.
Cette approche minimaliste tient au fait que la mémorisation
du passé criminel d’une personne est nécessaire à la bonne admi-
nistration de la justice. La réalité du casier judiciaire influe sur plu-
sieurs types de décisions. Les policiers s’y réfèrent aux fins d’en-
quête ; les fonctionnaires du milieu carcéral le consultent lorsqu’il
est question de libération conditionnelle ; les juges en tiennent
compte soit aux fins de mise en liberté provisoire, soit pour jauger
la crédibilité des témoins ; le cas échéant, on prend en compte les
antécédents judiciaires d’un inculpé pour déterminer la juste
peine. Parfois, la mémorisation du passé criminel sert également
de filtre dans la sphère de l’emploi. Entre l’oubli et la mémoire
d’un passé criminel, un jeu de bascule intervient. D’une part, il y a
l’idée du pardon, favorable à la réinsertion sociale ; d’autre part, il y
a l’appel à la répression, propice à la stigmatisation du condamné.
Dans un climat de chaos social ou d’insécurité publique et au
nom de la prévention, la seconde tendance s’alourdit. L’étiquetage
des abuseurs sexuels témoigne de cette tendance. L’objectif avoué
du législateur fédéral en créant un registre des délinquants sexuels
est de faciliter les enquêtes policières. Le nouvel outil, croit-on,
permettra d’identifier des suspects possibles qui habitent près du
lieu où une infraction a été commise. De surcroît, ce postulat sup-
pose naïvement que les récidivistes sexuels sévissent généralement
à proximité de leur lieu de résidence. Rien n’est moins sûr.
S’agissant de protéger le public contre les prédateurs sexuels
violents, l’État est justifié de les contraindre à l’enregistrement afin
de faciliter le travail policier. Gestionnaire d’un registre national, la
Gendarmerie royale du Canada assure le traitement des informa-
tions recueillies en vertu de la Loi sur l’enregistrement de rensei-
gnements sur les délinquants sexuels. À notre avis, le gouverne-
ment fédéral ratisse trop large en confondant les délinquants
chroniques, déviants et violents, avec les contrevenants ponctuels,
plutôt négligents ou insouciants. En effet, en l’absence de défini-
tion du concept de délinquant sexuel, la loi comporte une longue
liste d’infractions à teneur sexuelle, plus ou moins prononcée.
186 Fenêtres sur la justice

Reconnu coupable d’une infraction signalée par la loi — sous le


vocable d’« infraction désignée » —, l’accusé devient mécanique-
ment un délinquant sexuel avéré. Sans égard à la gravité et au
contexte de l’acte incriminé, dès qu’une connotation sexuelle
colore l’infraction commise, le tribunal peut, après le prononcé de
la peine, ordonner à l’accusé de se soumettre à l’enregistrement.
Selon la gravité du crime perpétré, la durée de l’enregistre-
ment peut varier entre 10 ans et toujours. Sous peine de sanction
pénale, le délinquant sexuel désigné doit renouveler son inscrip-
tion annuellement et aviser les autorités de tout éloignement de
son domicile excédant 15 jours. Parfois, les circonstances s’y prê-
tant, au lieu de condamner l’accusé (dont la culpabilité est établie
par plaidoyer ou par jugement), un juge peut l’absoudre. Le béné-
ficiaire d’une telle absolution est censé ne pas avoir été reconnu
coupable. Malgré tout, cette catégorie de justiciables n’échappe
pas à l’enregistrement obligatoire des délinquants sexuels. Il en va
de même de la personne jugée non responsable pour cause de
troubles mentaux. Curieusement, à moins d’obtenir une exemp-
tion judiciaire, la personne pardonnée ou réhabilitée reste impéra-
tivement soumise au processus d’enregistrement.
Il existe dans le Code criminel une procédure permettant au
tribunal, à certaines conditions, mais après évaluation par des
experts, d’ordonner qu’un délinquant sexuel violent soit soumis
(pour une période maximale de 10 années) à une surveillance au
sein de la collectivité. À cet égard, son statut équivaut à celui d’un
détenu sous le coup d’une libération conditionnelle. En somme, la
loi autorisait déjà le contrôle des détraqués sexuels dangereux. Un
processus d’évaluation scientifique et d’examen judiciaire contra-
dictoire précède l’étape de classification. De tels déséquilibrés
méritent sûrement d’être répertoriés par la police. Quant aux
autres contrevenants, le nouveau processus d’enregistrement
risque d’être injuste, arbitraire et humiliant. Par exemple, celui qui,
par négligence, omet de vérifier l’âge d’une travailleuse du sexe
mineure sera, après condamnation, fiché et stigmatisé comme
agresseur sexuel.
À l’évidence, cette initiative législative s’inscrit dans l’air du
temps. Ce nouvel outil de surveillance policière avive le sentiment
La vérité judiciaire 187

de sécurité dans l’opinion publique. Soufflant du sud, un fort vent


de puritanisme favorise le marquage des pestiférés que sont les
délinquants sexuels. Adoptée à l’unanimité par le Congrès améri-
cain, une loi fédérale enjoint aux autorités étatiques de mettre les
délinquants sexuels à l’index par un processus d’enregistrement
obligatoire et de notification publique.
En Californie, un disque informatique, accessible à tous les
citoyens, comporte des dizaines de milliers d’entrées, y compris
l’identification des personnes condamnées pour sodomie avant
la décriminalisation de cet acte en 1976. En Louisiane, l’ex-
délinquant doit, sous peine d’emprisonnement, révéler par écrit
son statut au propriétaire de son logement, à ses voisins ainsi
qu’aux responsables des écoles et des loisirs de son quartier. De
plus, il doit faire paraître dans un journal local un avis informant la
communauté de sa présence. La loi permet également l’affichage
public de son statut, avec photo, et de ses coordonnées par voie de
tracts ou d’autocollants. D’un État à l’autre, les modalités varient à
l’infini.
Le safari aux agresseurs sexuels comporte son lot d’injustices
et d’erreurs. Au Michigan, les autorités gouvernementales ont
reconnu qu’entre 20 et 40 % des noms et adresses figurant au
fichier étatique étaient inexacts. La stigmatisation des agresseurs
sexuels attise l’exclusion et la haine. Les justiciers de la rue n’ont
que faire des fines nuances connues des thérapeutes. Dans leur
esprit, la confusion règne entre un pédophile et un homosexuel,
entre un prédateur sexuel et un déviant ponctuel. Après tout, dira-
t-on, ce sont majoritairement des pervers, voire d’ignobles détra-
qués sexuels ! En vrai, l’agression sexuelle varie en nature, en
intensité et en gravité. Ce qui est constant, pesant et permanent,
c’est l’étiquette d’agresseur sexuel, quelle que soit la dangerosité
du délinquant.
Trop souvent, l’illusion maquille le tourment. Contrairement à
la croyance populaire, pour la victime, l’agresseur sexuel n’est pas
toujours un sinistre inconnu. Selon une étude faite pour le Service
correctionnel canadien, la victime connaît l’auteur du délit dans
75 % des cas. S’agissant d’enfants, le délinquant exécute souvent ses
basses œuvres dans le cercle familial élargi. Un mythe, largement
188 Fenêtres sur la justice

répandu, fait d’une personne coupable d’agression sexuelle un


récidiviste notoire. La réalité diffère : dans plus de 80 % des cas, il
n’y aura pas de rechute. Par contre, l’opinion publique subit un
effet de halo chaque fois qu’un battage médiatique dénonce un cas
d’horreur. Un vif sentiment d’insécurité se propage rapidement.
Au jeu de l’amour et du hasard, la méprise de l’un quant au
consentement de l’autre peut faire en sorte qu’une condamnation
pour agression sexuelle mineure aura encore des conséquences
après l’exécution de la peine. La dénonciation publique engendre
l’ostracisme. De plus, d’innocentes personnes peuvent subir des
dommages collatéraux. Ainsi, la stigmatisation d’un agresseur
incestueux rejaillit inévitablement sur le cercle familial. Pour leur
part, les parents et amis d’une personne épinglée publiquement
subiront injustement les inconvénients du processus de divulga-
tion publique.
Axé sur la prévention, le système d’enregistrement et de noti-
fication publique des délinquants sexuels connaît d’évidentes
lacunes. En effet, les agresseurs purs et durs choisissent générale-
ment le maquis et poursuivent leurs activités incognito. De plus,
rien n’empêche les personnes régulièrement fichées et traquées
dans une localité d’assouvir leurs pulsions sexuelles à distance.
Enfin, la localisation publique d’un pédophile dans un quartier
peut susciter inutilement un sentiment de panique ou d’anxiété
auprès des parents. À la réflexion, les agresseurs sexuels anonymes
et sans histoire ne seraient-ils pas plus menaçants pour la sécurité
publique ? Ces questions troubles seront-elles résolues par une loi
contraignant, sans exceptions ni nuances, tous les contrevenants
sexuels à l’enregistrement ? Rien n’est moins sûr !

La déconstruction du procès
Privée de la faculté d’exprimer de nouvelles idées et des opi-
nions sur le fonctionnement des institutions publiques, la démo-
cratie est mise à mal. Caractéristique d’une société démocratique,
le principe de la publicité des débats de justice s’applique à toutes
les procédures judiciaires. Depuis longtemps, ce principe est
La vérité judiciaire 189

reconnu comme la pierre d’assise du modèle de justice anglo-


saxon. Ne pouvant être rendue derrière des portes closes, la justice
transparente constitue la meilleure protection contre l’improbité.
L’accès du public aux tribunaux assure l’intégrité des procédures
judiciaires en démontrant que la justice est administrée de ma-
nière non arbitraire, conformément à la primauté du droit. La
règle de la publicité des débats constitue l’élément clé de la légiti-
mité du processus judiciaire et la raison du respect des décisions
tant par les parties que par le grand public. Elle renforce la
confiance des citoyens et facilite leur compréhension de l’admi-
nistration de la justice.
Invariablement, dans un procès aux assises criminelles, les par-
ties proposent tous les faits favorables à leur cause. Gardien de la
légalité, le juge doit faire le tri. Les éléments de preuve litigieux
sont examinés hors de la présence du jury, mais en audience
publique. Le contenu dévastateur d’une confession de l’accusé
peut donc être publiquement dévoilé. Malgré l’importance indé-
niable d’une telle preuve, le juge peut interdire à la poursuite d’en
saisir le jury. Ce sera le cas si les policiers ont recueilli l’aveu par
des moyens abusifs ou en violant le droit du détenu de consulter
un avocat. Pour éviter que les jurés soient contaminés par cette
reconnaissance de responsabilité, le juge émet une ordonnance de
non-publication sur toute procédure tenue en leur absence. Le
même procédé s’applique à l’égard de documents ou d’objets sai-
sis illégalement au cours de perquisitions ou de conversations pri-
vées captées sans une autorisation judiciaire valide.
Peu s’en faut pour ravaler la légitimité d’un procès. Au terme
des plaidoiries et des directives du juge, le jury est habituellement
séquestré dans un hôtel. Des gardiens filtrent les journaux et les
bulletins de nouvelles pour éviter que les jurés aient connaissance
des débats tenus en leur absence. Même les conversations télépho-
niques avec les proches font l’objet de surveillance. Selon un rituel
journalistique bien établi, au premier jour de la retraite fermée du
jury, les éléments de preuve écartés par le juge pendant le pro-
cès sont étalés en long et en large par les journalistes. Pour simpli-
fier la nouvelle, on indique généralement qu’une preuve incrimi-
nant l’inculpé a été écartée pour des motifs d’ordre juridique. La
190 Fenêtres sur la justice

compréhension qu’a le public de la logique judiciaire risque fort


de s’embrouiller. En effet, au premier degré, la vérité démontre
que l’accusé a confessé son crime. Pour quelles raisons ce misé-
rable assassin pourrait-il légitimement échapper à un juste châti-
ment pour des broutilles procédurales ?
Cette déconstruction du procès bafoue l’esprit de la loi. Ainsi,
la révélation publique d’une confession de l’accusé, illégalement
obtenue et jugée irrecevable, entretient l’idée saugrenue que la
justice est aveugle. Il en est de même pour tout élément de preuve
déclaré inadmissible en raison des violations constitutionnelles
commises par les policiers. Les juges doivent parfois soustraire à
l’attention des jurés des preuves obtenues dans des circonstances
telles que leur admission aurait pour effet d’entamer la confiance
du public dans l’administration de la justice pénale. Cette dé-
marche n’a rien à voir avec la préférence du juge ; c’est un devoir
que lui dicte la Constitution.
Illustrons ce penchant médiatique pour la vérité pure.
En 2004, un dangereux prédateur sexuel fut condamné pour le
meurtre prémédité d’une adolescente survenu en 1987. La preuve
à charge reposait uniquement sur un échantillon d’ADN établis-
sant un lien entre l’inculpé et une trace de sperme recueillie sur la
victime. Lors du procès, l’accusé était en attente d’être jugé pour
des enlèvements, des séquestrations et des agressions sexuelles sur
une dizaine d’adolescentes entre 1995 et 2000. Cette preuve d’in-
conduites semblables, survenues en d’autres circonstances, fut pro-
posée par la poursuite, hors la présence du jury. Après examen de
tous ces événements scabreux, le juge écarta cette preuve extrê-
mement nuisible pour la défense.
Dans notre système de droit pénal, une preuve de faits sem-
blables ayant simplement pour résultat de présenter l’accusé
comme une mauvaise personne est inadmissible. On juge une
personne pour ce qu’elle a fait et non pas pour qui elle est. La
preuve du penchant de quelqu’un à commettre des crimes, bien
que généralement irrecevable, peut exceptionnellement être
admise lorsque sa valeur probante est tellement grande qu’elle
l’emporte sur le préjudice grave que subira inévitablement l’ac-
cusé si l’ensemble de ses actes immoraux sont présentés au jury.
La vérité judiciaire 191

Lorsqu’une preuve, axée sur la similarité d’actes répréhensibles, se


rapporte à un acte moralement répugnant, le préjudice potentiel
est grave et, aux fins d’admissibilité, la valeur probante doit être
vraiment grande. De plus, si la preuve d’une prédisposition d’une
personne à commettre des crimes était admise machinalement,
cela pourrait inciter la police à simplement arrêter les suspects
habituels au lieu d’effectuer, comme il se doit, une enquête rigou-
reuse.
Dans un article intitulé « Des jurés chargés de juger un
homme dont ils ne savent rien » (La Presse, 14 février 2004), la
journaliste, après avoir décrit la nature et les circonstances des
accusations pendantes, soulignait brièvement que le juge avait
écarté ces informations. La raison : la valeur n’était pas assez pro-
bante au regard du caractère préjudiciable pour l’accusé. Ce fai-
sant, le juge a suivi « les enseignements des plus hauts tribunaux »,
indiqua la journaliste. Ignorant toutes les finesses d’analyses liées à
l’admissibilité d’une preuve d’inconduite semblable, le lecteur
pouvait alors penser qu’une preuve pertinente et capitale avait été
arbitrairement écartée par le juge.
La principale raison d’exclure une preuve de propension
rejoint la tendance naturelle des gens à juger les actes d’une per-
sonne en fonction de son caractère. Surtout pour les jurés, la ten-
tation serait forte de conclure qu’un voleur a volé, qu’un homme
violent a commis des agressions et qu’un pédophile a commis des
abus sexuels sur des enfants. Les principes du droit pénal sont
incompatibles avec ce type de raisonnement. Tel est le sens véri-
table de l’enseignement des tribunaux supérieurs. Bien expliqués,
ces principes ou règles de base peuvent être compris par un lec-
teur attentif. Encore faut-il que le journaliste aborde le sujet, ne
serait-ce que sommairement.
À la suite du verdict de culpabilité, la même journaliste
affirma que l’accusé pourrait difficilement alléguer l’iniquité de
son procès. En effet, « les jurés n’ont jamais su qu’ils avaient devant
eux un prédateur sexuel qui devait avoir un autre procès pour
avoir terrorisé à la pointe d’un couteau une dizaine de fillettes et
d’adolescentes ». Cette fois, insinua la reporter judiciaire, malgré
son penchant pour la clandestinité, la justice a triomphé : « Si un
192 Fenêtres sur la justice

jour les jurés prennent connaissance de toutes les données de cette


affaire, ils auront sans doute la conviction d’avoir fait pencher la
balance du bon côté. » Cependant, la justice pénale n’a rien
d’un jeu de bascule. Quelle que soit l’horreur qu’inspirent ses
actes, un criminel a le droit d’être jugé équitablement, c’est-à-dire
en conformité avec les règles de procédure en vigueur.
Dans une affaire de meurtre prémédité, dont une jeune fille
fut victime dans un contexte d’enlèvement et d’agression sexuelle,
le procès s’est terminé par un verdict de culpabilité. Au lendemain
de la séquestration du jury aux fins de délibération, le Journal de
Montréal (28 octobre 2004) coiffait le reportage de son journaliste
d’un gros titre non équivoque : « Le jury ignore ». En sous-titre, on
spécifiait la teneur de l’ignorance des jurés : « L’accusé a déjà été
condamné pour une sordide agression sexuelle » et « Le jury
ignore que Bernier a signé des aveux à la police ». Le journaliste
expliquait notamment à ses lecteurs que les aveux de l’accusé
furent écartés de la preuve parce que : « l’interrogatoire policier
était trop musclé » ; « les policiers ne respectaient pas le droit fon-
damental au silence (invoqué à maintes reprises) ; « les policiers se
montraient exagérément oppressifs » avec l’accusé, « le dénigrant,
voire même le menaçant de représailles ».
Ignorant tout de la règle des confessions, une personne raison-
nable pouvait fort bien juger l’interrogatoire policier parfaitement
acceptable. Après tout, le suspect n’était qu’une canaille (assassin et
violeur). D’ailleurs, le verdict de culpabilité en témoignait. Pour-
quoi les policiers auraient-ils dû le traiter avec les égards habituel-
lement réservés aux honorables citoyens ? Dans l’esprit des lec-
teurs, l’omission du journaliste d’évoquer, même sommairement,
une exigence fondamentale de la justice pénale (le caractère libre
et volontaire d’une confession) était susceptible de donner à l’ex-
clusion des aveux l’apparence d’une décision capricieuse et arbi-
traire. Pis encore, une juge cachait des faits pertinents au jury, pou-
vait-on croire. Dans ce malstrom journalistique, la vérité judiciaire
semblait frelatée.
Les procès fortement médiatisés suscitent parfois une impres-
sion trouble dans le public. En nous plaçant sous la juridiction de
l’émotion, les médias nous éloignent de celle du droit. Le recours
La vérité judiciaire 193

à l’humeur populaire devient pernicieux lorsqu’il accrédite l’idée


que, dans une démocratie, l’opinion publique serait le meilleur
juge. Quelle que soit la gravité des crimes reprochés à quelqu’un,
la magistrature ne peut tolérer les conduites abusives des agents de
l’État et faire fi de l’application régulière de la loi.
Avant tout, l’État a le devoir de veiller à ce que tout inculpé
soit traité équitablement. Lorsque les agents gouvernementaux
laissent la pression de l’opinion publique influencer leurs actions,
l’équité et la légitimité essentielles à notre système sont perdues.
S’ils n’étaient que des observateurs silencieux, les juges cautionne-
raient le lynchage de l’accusé. Pour leur part, les journalistes à pied
d’œuvre dans un palais de justice ne peuvent ignorer l’ABC du
procès pénal et donner l’impression que les juges rendent des
décisions selon leur humeur. Agir de la sorte, c’est déconstruire le
procès et dénuder la justice. Les professionnels de l’information
judiciaire peuvent faire beaucoup mieux.
Le gardien des juges

Qui juge les juges ? Au premier chef, ce sont des juges. À leurs
yeux, toute autre solution risquerait d’éroder l’indépendance judi-
ciaire. Selon la Cour suprême (affaire Moreau-Bérubé), les juges
sont peut-être les seuls à être en mesure d’examiner et de soupeser
efficacement l’ensemble des principes applicables. La perception
d’indépendance de la magistrature, croit-on, serait menacée si
quelqu’un d’autre effectuait cette évaluation. Curieusement,
s’agissant de l’indépendance des avocats, la Cour suprême (affaire
Ryan) trouve acceptable l’idée que des non-juristes s’occupent de
discipline. On considère que ceux-ci seraient bien placés pour
comprendre en quoi des sanctions pour certains actes dérogatoires
pourraient affecter l’image de la profession juridique dans le
public en général et la confiance de ce dernier dans l’administra-
tion de la justice.
Au Canada, en cas de destitution appréhendée d’un juge, ce
sont les parlementaires ou les gouvernements qui, selon le cas,
prononcent la sanction capitale. La nomination des juges relève de
l’exécutif. Sur le plan fédéral, la disgrâce d’un juge d’une cour
supérieure exige une résolution des parlementaires canadiens,
après enquête et recommandation du Conseil canadien de la
magistrature. Une procédure semblable s’applique en Onta-
rio. Dans les autres provinces et territoires, c’est le pouvoir exécu-
tif qui, après enquête et recommandation, procède à l’acte de des-
titution. Rejeton du fédéralisme canadien, cet ordonnancement
196 Fenêtres sur la justice

judiciaire se caractérise par une structure binaire : le Conseil cana-


dien de la magistrature s’occupe de la discipline des juges de no-
mination fédérale et des organismes correspondants font de même
pour les juges de nomination provinciale ou territoriale.
Pour y voir clair dans le système de justice interne des juges,
mieux vaut scinder l’analyse. L’opacité du processus de nomina-
tion des juges et la récurrence des allégations d’influence politique
méritent quelques observations. Quelques rares cas de destitu-
tion alimenteront notre réflexion sur la déontologie judiciaire.
C’est surtout à partir d’un certain nombre d’affaires discipli-
naires de tout genre que nous pourrons cerner les principes et les
voies d’action du gardien des juges. Nous verrons bien que, mal-
gré un effort d’ouverture au regard public, la justice privée des
juges se révèle souvent ondoyante, parfois insolite, toujours per-
fectible.

La nomination des juges


Le maintien de la confiance du public dans l’administration de
la justice exige la mise en place de procédures crédibles pour
administrer la discipline des juges. Sauf le cas exceptionnel de
l’acte disciplinaire lié à l’inconduite d’un candidat à la magistra-
ture, la justice déontologique porte sur les faits et gestes d’un juge
qui sont postérieurs à son assermentation. Avant toute chose,
l’accession à la magistrature fait appel à l’exercice discrétionnaire
du pouvoir gouvernemental de nomination des personnes aptes à
exercer la fonction de juge. Il coule de source que le processus de
nomination peut sérieusement peser sur la confiance du public.
N’embrasse pas une carrière de juge qui veut. Un candidat à la
magistrature, aussi qualifié soit-il, ne peut jamais faire valoir un
droit à l’exercice de cette fonction. Autrement dit, une nomina-
tion à la magistrature relève davantage d’un privilège accordé à
une personne qui, par ailleurs, est présumée posséder les qualités
nécessaires à cette fonction. Cela dit, la perception selon laquelle
la nomination à une charge judiciaire est de nature politique mine
la confiance du public dans l’administration de la justice. Cette
Le gardien des juges 197

affirmation, maintes fois entendue, est désormais admise par la


Cour suprême (affaire Ell).
Une fois assis sur le siège du magistrat jusqu’à l’âge limite de la
retraite, les juges ont souvent tendance à occulter la piste de l’in-
fluence politique. Avec une franchise qui l’honore, Irwin Cotler,
ministre fédéral de la Justice, a reconnu devant un sous-comité
parlementaire l’existence d’une « corrélation » entre le fait d’être
nommé juge fédéral et le fait d’avoir contribué financièrement au
Parti libéral du Canada (Le Devoir, 26 octobre 2005). Néanmoins,
s’est-il empressé d’ajouter, il n’existerait aucune preuve selon
laquelle l’activité partisane joue un rôle dans les nominations à la
magistrature fédérale. Sur l’absence de preuve, le ministre Cotler
avait raison : les jeux d’influence sont rarement consignés par écrit
ou répertoriés. Non moins candide devant le même sous-comité,
le député bloquiste Marc Lemay, ancien bâtonnier de Val-d’Or, a
admis que le favoritisme politique pratiqué par des gouverne-
ments péquistes avait orienté certaines nominations de juges.
La clandestinité du phénomène assombrit sa fréquence, son
incidence et sa mise en œuvre. À l’occasion d’une réunion à
Vienne en 2003, l’Union internationale des magistrats (UIM) rap-
pelait que l’indépendance de la magistrature n’est pas un privilège
des juges, mais un droit des citoyens dans une démocratie fondée
sur un État de droit. Sur la foi de ce principe cardinal, la première
Commission d’études de l’UIM arrêta la proposition suivante :
la magistrature ou un organisme indépendant — tenant lieu de
conseil de la magistrature — doit jouer un rôle prépondérant dans
la nomination des juges.
En dépit de cette pétition de bon sens de la classe judiciaire, la
dépolitisation du procédé de nomination des juges reste pour plu-
sieurs un idéal lointain, sinon une vue de l’esprit. Ancien juge en
chef de la Cour du Québec, Pierre A. Michaud a déjà dit que la
méthode de nomination des juges (tant fédéraux que provinciaux)
fonctionnait raisonnablement bien. Il ajoutait cependant ne pas
connaître de cas où la personne nommée n’aurait pas fait l’objet
d’une recommandation favorable. Déplorant la perception popu-
laire voulant que les nominations de juges soient politiques, le
juge Michaud proposa l’explication suivante : le public ignore que
198 Fenêtres sur la justice

les candidatures sont scrutées par des comités de sélection qui s’as-
surent que seules les personnes compétentes sont recommandées.
Cette apologie ne convainc pas tout le monde. Des observateurs
avertis estiment que le système des comités consultatifs en vigueur
n’est qu’un palliatif incapable d’assurer la nomination des candi-
dats les plus qualifiés. D’aucuns estiment que les affinités poli-
tiques et les amitiés personnelles jouent un rôle clé.
Selon Michel Robert, actuel juge en chef de la Cour du Qué-
bec (Journal du Barreau, février 2003), le fonctionnement des
comités de sélection a grandement été amélioré au fil des ans, « ce
qui nous rapproche d’un système fondé principalement sur le
mérite de chaque candidat ». Quant à la composition des comités
fédéraux, le juge Robert suggère d’y « incorporer des représen-
tants du Parlement » afin d’augmenter l’autorité des comités dans
leur pouvoir de recommandation. À son avis, le système doit être
plus transparent, « tout en s’assurant de ne pas éloigner des candi-
dats valables par un mode de nomination davantage public ». L’an-
née suivante, intervenant à nouveau sur la question des nomina-
tions judiciaires (La Presse, 8 avril 2004), le juge Robert nia le fait
que « les juges nommés selon le mode actuel se retrouvent avec
des dettes politiques à la suite de leur nomination ou des critères
de moralité plus ou moins élastiques ». Toute attaque à l’intégrité
de la magistrature, devait-il ajouter, affaiblit une importante insti-
tution démocratique.
Le processus de nomination agit en trompe-l’œil. Certes, les
comités de sélection permettent d’éliminer les candidats indési-
rables. Cependant, rien n’empêche la nomination d’un candidat
recommandé, jouissant d’un soutien politique, au détriment d’un
autre candidat simplement recommandé. En pareil cas, les facteurs
déterminants n’ont rien à voir avec la compétence et le mérite
personnel des candidats. À cet égard, le « ministre politique » d’une
province exerce une influence déterminante. Lorsqu’il occupait
cette fonction stratégique au Québec, Alfonso Gagliano décrivait
naïvement le mécanisme de filtrage des candidats à la magistra-
ture : « Si j’ai à choisir entre un libéral et quelqu’un d’autre, à éga-
lité de prix, de qualité et de service, je choisirai le libéral. »
Irwin Cotler a reconnu la nécessité d’améliorer le système de
Le gardien des juges 199

nomination des juges, pour quelque juridiction que ce soit. Peu


loquace sur la portée d’une réforme souhaitable, le ministre
admettait tout de même que le procédé actuel manque de crédi-
bilité. Cherchant à améliorer le système, il annonça à l’automne
de 2005 des mesures en vue de « rehausser la transparence, l’impu-
tabilité, ainsi que la compréhension par le public du processus de
nomination à la magistrature ». On rédigea un code d’éthique
pour la gouverne des comités consultatifs. Il est désormais interdit
à tout membre d’un tel comité de participer au processus de
nomination autrement que dans le cadre des travaux du comité.
Voilà un net progrès. Dans le passé, en dépit d’un apparent conflit
d’intérêts, le conseiller politique d’un ancien ministre de la Justice
(actif au Parti libéral du Canada) siégeait au comité consultatif à
Montréal.
Le nouveau code d’éthique interdit toute forme de questions
sur les idées ou les allégeances politiques d’un candidat. On pré-
cise même qu’aucune inférence favorable ou défavorable ne peut
être tirée à ce sujet, si ce n’est qu’un candidat lié à un parti poli-
tique possède une aptitude à s’impliquer socialement. Cette dis-
position surprend. On peut fort bien expliquer le rapprochement
entre un candidat à la magistrature et une formation politique par
un simple opportunisme. En effet, il n’est pas rare qu’un avocat
souscrive à la caisse d’un parti pour signaler aux ministres influents
qu’il pratique la bonne religion politique. Ici, de déduire qu’un
candidat s’implique socialement serait précipité.
En annexe du code d’éthique, le ministre Cotler diffusa des
directives pour les membres des comités consultatifs. L’une d’elles
indique que le ministre de la Justice peut inviter un comité à
réévaluer une candidature en tout temps « lorsque les renseigne-
ments recueillis d’autres sources vont à l’encontre de l’évaluation
faite par le comité ». Exceptionnellement, précise-t-on, le comité
peut lui-même décider de réévaluer une candidature « s’il estime
posséder de nouveaux renseignements importants » qui contredi-
raient l’évaluation déjà faite. En clair, cette singulière mesure d’ex-
ception permet au ministre responsable de contourner le rejet
d’une candidature. À la suite d’une procédure en révision de pure
forme, un candidat aux solides assises politiques peut obtenir
200 Fenêtres sur la justice

la note de passage. Cette prérogative ministérielle porte ombrage à


la crédibilité du travail accompli par les membres d’un comité
consultatif. En effet, plutôt nombreuses, les nominations fondées
sur le mérite de la candidature risquent d’être assimilées à celles
qui résultent d’un ténébreux système de repêchage.
Le ministère fédéral de la Justice a déjà fait valoir que ce sont
des exigences constitutionnelles qui empêchent le gouvernement
de suivre obligatoirement les recommandations des comités
consultatifs. Nous nous devons de récuser ce faux prétexte. En
effet, la Cour suprême (affaire Moreau-Bérubé) n’a rien vu d’in-
constitutionnel dans un exercice de compétence en vertu duquel
un gouvernement délègue son pouvoir décisionnel à un conseil
de la magistrature. En somme, une mesure législative qui dicte
l’adoption impérative d’un décret de destitution est légitime et par-
faitement constitutionnelle. Ce qui est valide en matière de
déchéance devrait, à plus forte raison, l’être dans un cas de nomi-
nation où l’indépendance judiciaire n’est aucunement menacée.
Un collectif de professeurs de droit de l’université Laval (Le
Devoir, 17 mai 2005) dénonce l’adéquation entre l’excellence pré-
sumée de notre magistrature et l’actuel système de nomination.
Ces juristes soutiennent correctement que « ce n’est pas sous pré-
texte de la compétence des uns qu’il est acceptable de les favoriser
au détriment d’autres tout aussi compétents, ou peut-être plus
encore ! » Ils proposent la solution suivante : le gouvernement
fédéral devrait mettre en place « une institution véritablement
indépendante et impartiale chargée de sélectionner les meilleurs
candidats à la magistrature, qui pourraient ensuite être nommés
par l’exécutif fédéral comme le veut la Constitution ». À notre
avis, il suffirait d’une simple modification législative pour confier
cette tâche au Conseil canadien de la magistrature.
Cette démarche rendrait translucide la pratique actuelle des
juges en chef qui consiste à soumettre au ministre de la Justice
leurs préférences. L’établissement de cette liste secrète repose
sur des critères inconnus et obscurs. De plus, le jeu complexe des
relations personnelles juges-avocats peut éroder l’idéal de compé-
tence. Certes, les juges sont bien placés pour apprécier la com-
pétence des plaideurs. Cependant, ce mécanisme occulte d’éva-
Le gardien des juges 201

luation ne touche qu’une minorité de postulants. Puisque la


majorité des avocats ne fréquentent pas les salles d’audience, les
juges en chef doivent apprécier l’aptitude de plusieurs candidats à
l’aide d’un discret et sélectif réseau de renseignements. Quiconque
possède des accointances dans le milieu judiciaire peut confirmer
que l’accession à la magistrature passe généralement par un jeu
d’influence tactique. D’une époque à l’autre et quelle que puisse
être la teneur du discours des différents ministres de la Justice, le
soutien politique reste l’élément clé.
Au Canada, c’est le premier ministre qui possède la clé don-
nant accès au majestueux édifice qui abrite la plus haute cour du
pays. À ce niveau, aussi grandes soient-elles, les qualités et les ver-
tus des candidats ne suffisent pas. Plutôt que d’errer dans le brouil-
lard politique, contentons-nous de signaler la conception élitiste
que la loi consacre. En effet, les nouveaux juges de la Cour
suprême sont impérativement choisis parmi les juges d’une cour
supérieure provinciale ou les avocats inscrits au Barreau
depuis 10 ans. Par conséquent, le législateur fédéral, d’un trait de
plume, a décrété que tous les juges de nomination provinciale sont
inaptes à occuper la plus haute fonction judiciaire. Pourquoi donc
écarter les juges provinciaux, alors qu’un simple avocat peut aspi-
rer à la magistrature suprême ? Afin de rasséréner la confiance du
public envers le système judiciaire canadien, l’apparence d’égalité
(du moins théorique) de tous les candidats potentiels justifie la
réécriture de la loi.

La déontologie judiciaire
Les différents conseils de la magistrature du pays ont pour mis-
sion de veiller à l’intégrité de la fonction judiciaire. La protection
institutionnelle de la judicature justifie que l’organisme contrôleur
censure la conduite du juge qui menace cette intégrité. Le gardien
des juges doit impérativement tenir compte de la garantie constitu-
tionnelle d’indépendance comprenant l’inamovibilité, la liberté
d’expression et la faculté de juger sans pression ni influence exté-
rieures. En effet, dans l’exercice de sa fonction judiciaire, un juge ne
202 Fenêtres sur la justice

doit jamais craindre d’avoir à répondre des idées exprimées ou des


mots choisis, d’où l’immunité de poursuite civile dont il bénéficie.
Chez nous, personne n’oserait remettre en question ce prin-
cipe d’irresponsabilité civile. En France, dans la foulée d’un fiasco
judiciaire survenu en 2005, des voix proposent de lever cette
immunité. Dans la paisible petite ville d’Outreau, plusieurs inno-
cents furent détenus pendant de long mois, en attente d’un procès
en matière de pédophilie. L’enquête du juge d’instruction fut
bâclée, si bien que la plupart des inculpés furent acquittés. Embar-
rassé, le garde des Sceaux (ministre de la Justice) proposa que « les
erreurs grossières et manifestes d’appréciation [des magistrats]
soient sanctionnées, à côté des fautes disciplinaires classiques ». Un
membre du Conseil supérieur de la magistrature rétorqua qu’il
s’agit plutôt d’une responsabilité collective de l’État. En effet, c’est
le parquet, relevant du garde des Sceaux, qui avait demandé le pla-
cement en détention des innocents.
Individuelles ou institutionnelles, l’impartialité et l’indépen-
dance de la magistrature sont des éléments essentiels à la fonction
de juge et font partie intégrante du régime parlementaire de type
britannique qui est le nôtre. L’indépendance des juges comporte
une limite : en cas d’abus, portant la toge ou non, les magistrats
doivent répondre de leur conduite. Certes, la fonction judiciaire
oblige son titulaire à s’exprimer librement et franchement sur
toute question soumise à son arbitrage. Toutefois, le respect et la
confiance liés à l’impartialité du juge commandent tout naturelle-
ment que celui-ci soit à l’abri de controverses susceptibles d’enta-
cher la perception de sa droiture. En clair, sa liberté d’expres-
sion ne saurait justifier des balourdises, prenant la forme d’une
remarque grossière, d’un propos sexiste ou d’un comportement
raciste.
En somme, une restriction à l’indépendance individuelle du
juge est corrélative au besoin de protéger l’intégrité de la magis-
trature dans son ensemble. Forcément contraignante, la discipline
des juges doit néanmoins être juste et équitable. L’inévitable ten-
sion existant entre l’indépendance du juge et l’obligation de
rendre des comptes nous renvoie à la délicate question du fonc-
tionnement de la justice interne des juges. Un regard circulaire
Le gardien des juges 203

hors frontière permettra de mieux comprendre la teneur et


l’orientation de notre système. Malgré ses imperfections, le mo-
dèle canadien semble faire école à l’étranger. Un regard direct sur
la justice interne de la magistrature fera voir l’importance de la
confiance qu’elle suscite chez les citoyens, les simples observateurs
ou les sujets de droit.

Un regard circulaire à l’étranger


Phénomène mondial, la montée en puissance des juges suscite
une inquiétude. D’aucuns perçoivent un détournement du pou-
voir de la classe politique, démocratiquement élue, vers une caste
immuable de juristes non élus. Qui n’a pas déjà entendu l’an-
tienne du « gouvernement des juges » ? Ceux-là, plus que d’autres,
souhaitent un système judiciaire interne pour la magistrature qui
permettrait d’affirmer nettement la responsabilité des juges.
D’autres, soucieux de renforcer l’intégrité de la magistrature,
croient aux vertus pédagogiques de la déontologie. Ainsi, en
l’an 2000, le Comité des droits de l’homme de l’ONU a-t-il
formé un groupe de travail (Groupe judiciaire sur le renforcement
de l’intégrité judiciaire) en vue de rédiger un projet de code inter-
national. La ville de Bangalore en Inde hébergea les concepteurs
du projet.
On fit, en quelque sorte, une fusion des principales considéra-
tions trouvées dans les codes en vigueur à travers le monde ou
dans les instruments internationaux. Dans la documentation
consultée, se trouvent les Principes de déontologie pour les juges, rédi-
gés avec le concours de la Conférence canadienne des juges et
cautionnés par le Conseil canadien de la magistrature en 1998.
D’abord inspiré par une tradition de droit coutumier (common
law), le projet de Bangalore fut adapté aux autres traditions juri-
diques, notamment celle du droit civil. En raison de la connota-
tion prescriptive et du caractère d’exhaustivité que l’idée de codi-
fication implique dans les pays de droit civil, on récusa
l’appellation « Code de déontologie de la magistrature ». Dans sa
version finale, le groupe de travail a retenu le titre suivant : Les
Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire 2002.
204 Fenêtres sur la justice

Le préambule du projet de Bangalore précise que les principes


énoncés ont été conçus pour orienter les juges et fournir à l’appa-
reil judiciaire un cadre permettant de réglementer la déontolo-
gie judiciaire. Par conséquent, ces principes présupposent que les
juges sont responsables de leur conduite envers les institutions
compétentes pour faire respecter les normes judiciaires. En
somme, les rédacteurs du document international prennent acte
du croisement entre la déontologie (une invitation au mieux faire)
et la discipline (une sanction de l’inconduite).
Le projet de Bangalore énonce de grandes valeurs directrices.
Au premier chef se trouve l’indépendance de la magistrature, qua-
lifiée d’exigence préalable du principe de légalité et de garantie
fondamentale du procès équitable. Il est dit que le juge doit exer-
cer ses fonctions sans influence extérieure. De surcroît, aux yeux
d’un observateur raisonnable, il doit sembler agir de la sorte. L’exi-
gence d’indépendance vise la société en général et les pouvoirs
exécutif et législatif en particulier.
La seconde valeur énoncée est l’impartialité. Jugée essentielle
à l’exercice de la fonction judiciaire, l’impartialité concerne autant
la décision elle-même que le processus qui la sous-tend. L’applica-
tion de cette exigence suppose notamment que le juge minimise
les occasions de récusation. Cependant, il doit se récuser s’il est
incapable d’agir avec impartialité ou encore si un observateur rai-
sonnable peut considérer qu’il en est ainsi. Le juge doit également
s’abstenir de tout commentaire, pendant l’audience ou sur la place
publique, s’il est raisonnable de craindre que ce propos affecte le
résultat de l’affaire ou fasse obstacle au caractère manifestement
équitable de la procédure instruite.
La troisième valeur affirmée est l’intégrité. Considérée
comme essentielle pour donner pleine décharge à la fonction
judiciaire, cette valeur exige que, pour un observateur raisonnable,
la conduite du juge soit irréprochable. Par un jeu de miroir, cette
exigence a pour mission de réaffirmer la confiance du public dans
l’intégrité de l’institution judiciaire. À cette fin, il est rappelé que
non seulement la justice doit être rendue, mais aussi que le public
doit considérer qu’elle l’a véritablement été.
Il est essentiel que le juge, dans l’exercice de ses activités, res-
Le gardien des juges 205

pecte les convenances. Quatrième valeur déontologique, ce para-


digme obéit à une géométrie variable selon les us et les coutumes
régionaux. Alors qu’en France, on accepte fort bien qu’un magis-
trat soit temporairement rattaché à un cabinet ministériel, cette
situation prendrait chez nous l’allure d’un blasphème constitu-
tionnel, séparation des pouvoirs oblige. La réalité politique impose
au pouvoir judiciaire l’art du compromis. En effet, un législateur
a pleinement compétence pour édicter des lois, même draco-
niennes, à condition de ne pas nuire ni de faire obstacle aux rap-
ports entre les tribunaux et les autres composantes du gouverne-
ment. Extensible à souhait, la valeur de convenance concerne une
foule d’activités. Pour y voir clair, référons-nous à un avis du
Conseil consultatif des juges européens (CCJE) rédigé en 2002 à
l’attention du Comité des ministres du Conseil de l’Europe.
Les rédacteurs de ce document postulent que les juges
devraient, en toutes circonstances, adopter un comportement im-
partial pour éviter que naisse, dans l’esprit du justiciable, un légi-
time soupçon de partialité. Puisque la confiance et le respect por-
tés à la magistrature sont les garanties de l’efficacité de l’institution
judiciaire, il coule de source que la conduite du juge dans une salle
d’audience doit être irréprochable. C’est surtout à propos du
comportement extrajudiciaire que l’idée de convenance pose pro-
blème. Puisque le bon fonctionnement de la justice implique que
le juge soit en contact avec la réalité, il faut donc éviter de l’isoler
du contexte social dans lequel il évolue. De plus, comme citoyen,
le juge bénéficie des libertés d’expression, d’opinion et de culte
religieux. Bref, la convenance ne lui impose aucune obligation de
conformité sociale.
Conscient que certaines activités extrajudiciaires peuvent
affaiblir l’image d’impartialité, voire miner l’indépendance de la
magistrature, le CCJE recherche le juste équilibre entre un enga-
gement social raisonnable et la préservation des attributs de la
fonction judiciaire. À cet égard, vu la diversité culturelle et l’évo-
lution constante des mœurs, il est simplement suggéré aux juges
d’avoir un comportement digne dans leur vie privée. À cette fin,
le juge doit s’abstenir de toute activité professionnelle accessoire
susceptible d’entraver son indépendance et d’altérer son image
206 Fenêtres sur la justice

d’impartialité. Une conduite admissible dans un contexte peut ne


pas l’être en d’autres circonstances. Par conséquent, il est illusoire
d’aligner une série d’inconduites potentielles. Le projet de Banga-
lore spécifie qu’un juge ne doit pas exercer la profession d’avocat.
Au Canada, la Cour suprême (affaire Lippé) a statué que le système
québécois des juges municipaux à temps partiel, autorisés à exer-
cer le droit, ne heurte pas l’exigence d’impartialité. Afin d’encou-
rager la discussion entre les gens de robe sur la compatibilité d’une
activité privée avec la fonction de juge, le CCJE recommande la
mise en place d’organismes consultatifs distincts des organes disci-
plinaires.
Quant à la participation de la magistrature au débat public de
nature politique, le CCJE souhaite que les juges évitent de s’expo-
ser à des attaques politiques incompatibles avec la nécessaire neu-
tralité de la fonction juridictionnelle afin de protéger la confiance
du public envers l’institution judiciaire. Une réserve s’impose : le
juge devrait pouvoir participer à certains débats liés à la politique
judiciaire de l’État. De façon plus précise, il devrait pouvoir être
consulté et participer activement à l’écriture des lois concernant
son statut et, plus généralement, le fonctionnement de la justice.
Enfin, quant à l’exercice ponctuel par un juge de certaines
fonctions publiques, le CCJE y voit une occasion qu’un magistrat
élargisse sa vision sur le monde et ait une meilleure connaissance
des problèmes de la société au delà de ce que la fonction propre-
ment judiciaire lui permet. Pensons donc à la singulière expérience
qu’a vécue Louise Arbour, autrefois juge à la Cour d’appel de
l’Ontario et à la Cour suprême du Canada. Alors qu’elle fut éloi-
gnée pour un temps de la magistrature canadienne, sa participation
au système judiciaire pénal international lui a sans doute permis
d’enrichir sa réflexion sur différents aspects de la justice cana-
dienne. Il en va de même pour le juge René Dussault de la Cour
d’appel du Québec. Nul doute que sa contribution aux travaux
d’une commission d’enquête sur les populations autochtones
représente un atout pour le tribunal collégial auquel il appartient.
Le projet de Bangalore énonce une cinquième valeur : un
exercice régulier de la charge judiciaire suppose que soit garantie
l’égalité de tous devant les tribunaux. Ici, c’est un appel pressant
Le gardien des juges 207

à la conscientisation des juges à propos de la diversité culturelle


des sociétés plurielles. De l’exclusion à la discrimination, une plé-
thore de chausse-trapes guettent le juge. La rectitude politique
comporte certains pièges. D’origine américaine, ce mouvement
socioculturel prêche l’égalité pour les groupes défavorisés ou
minoritaires, principalement les femmes, les minorités visibles,
les personnes handicapées, la communauté gay et lesbienne et les
autochtones. Au Canada, le concept élargi de multiculturalisme
prône la tolérance en vue de favoriser l’intégration de groupes
communautaires. La tolérance est une vertu, mais seulement à
l’intérieur de certaines balises, sans quoi elle peut mettre en péril
les principes d’égalité et les droits individuels.
On ne doit pas assimiler à la rectitude politique un discours
judiciaire respectueux des droits à l’égalité de tous devant la loi,
au demeurant garantis par les chartes. L’effet pervers de cette ten-
dance surgit lorsque des personnes, des organisations ou des
groupes de pression cherchent à imposer leurs vues aux juges et à
influencer leur jugement. Selon le juge d’appel Jean-Louis Bau-
douin, si la justice canadienne doit avoir une sensibilité particu-
lière à l’égard des groupes minoritaires, elle ne peut refléter dans
ses jugements la perception optimale de la justice émanant d’un
groupe minoritaire quelconque. Ces dernières années, la dissec-
tion du discours judiciaire a culminé par le dépôt de nombreuses
plaintes disciplinaires. Majoritairement rejetées, quelques-unes
furent néanmoins retenues ; nous le verrons plus loin, celles-là ont
laissé des traces. Un effet refroidissant circule désormais dans les
palais de justice. L’indépendance du juge n’est plus un gage de sa
quiétude judiciaire.
La sixième valeur du projet de Bangalore porte sur la compé-
tence et la diligence, exigences préalables à l’exercice correct de la
charge judiciaire. Concrètement, cela signifie qu’un juge doit
prendre des mesures raisonnables pour améliorer ses connais-
sances, aptitudes et qualités personnelles pour un meilleur exercice
de ses fonctions. Au chapitre des droits humains, le juge doit
se tenir informé sur l’évolution du droit international. S’agissant
de diligence, il est rappelé au juge de rendre justice dans des délais
raisonnables.
208 Fenêtres sur la justice

Aux États-Unis, la fusion entre les aspects déontologique


et disciplinaire explique la prolifération des codes de conduite.
Autrement dit, la déontologie américaine est, par essence, discipli-
naire. En Grande-Bretagne, c’est le contraire. Par un jeu de
contrôles informels menant parfois à la réprimande publique, le
Grand Chancelier agit comme gardien suprême de la magistra-
ture. Contre-exemple de la séparation des pouvoirs, il est aussi
membre du cabinet et président de la Chambre des lords, au sein
de laquelle se trouve le Comité judiciaire, c’est-à-dire la plus haute
cour du pays. Un vent de réforme souffle sur le royaume d’Élisa-
beth II. Le gouvernement de Tony Blair a proposé l’abolition de la
fonction de Lord Chancellor, la création d’un organisme indépen-
dant responsable des nominations des juges et la création d’une
cour suprême à l’américaine. Le modèle canadien de déontologie
judiciaire semble intéresser le législateur britannique.

Un regard direct sur le modèle canadien


Héritier de la tradition britannique, le modèle canadien
emprunte la voie du compromis. Il a fallu un certain temps avant
que les juges de nomination fédérale acceptent l’idée d’une codi-
fication des normes déontologiques. On a longtemps cru que les
difficultés éprouvées par les juges américains expliquaient la proli-
fération des codes de déontologie aux États-Unis. Or, disait-on, les
juges anglais jouissent d’une belle réputation et ne sont assujettis à
aucun code formel de conduite. De fil en aiguille, sous l’impulsion
de la Conférence canadienne des juges, on a rédigé un document
intitulé Principes de déontologie judiciaire et on l’a soumis au Conseil
canadien de la magistrature, lequel l’approuva en 1998.
Ce guide de conduite repose sur cinq valeurs dominantes :
indépendance, intégrité, diligence, égalité et impartialité. On mit
également sur pied un comité consultatif de déontologie judi-
ciaire afin d’aider les juges qui sont devant certaines difficultés.
Cette configuration institutionnelle tend à cloisonner la déonto-
logie de la discipline en mettant l’accent sur la vertu pédagogique
des principes de bonne conduite. En pratique, cette distinction
s’effrite dans la mesure où l’inconduite d’un juge s’accompagne
Le gardien des juges 209

inévitablement d’une entorse aux principes déontologiques. Dans


l’affaire Ruffo, la Cour suprême, sous la plume du juge Gonthier, a
établi une passerelle entre la déontologie et la discipline. La règle
de déontologie est décrite comme une « ouverture vers la perfec-
tion ». Il s’agit d’« un appel à mieux faire, non par la sujétion à des
sanctions diverses mais par l’observation de contraintes personnel-
lement imposées ». Au contraire, l’adoption de règles fixes autorise
implicitement les gestes non prohibés.
Le juge Gonthier donne ensuite la fonction de l’organisme
d’enquête comme « réparatrice » à l’endroit de la magistrature. Sa
mission ne consiste pas à punir un élément déviant ; il s’agit plutôt
de veiller à l’intégrité de l’ensemble. Pour remplir son mandat,
l’organisme compétent doit enquêter sur les faits litigieux pour
décider s’il y a eu un manquement déontologique et pour recom-
mander les mesures les plus efficaces pour remédier à la situation.
Comparant la loi québécoise à celles des autres provinces et des
territoires, le juge Gonthier observa que la variété des règles
converge vers l’expression d’un même principe directeur : rester
dans les limites de la déontologie judiciaire en respectant l’équité
procédurale.
Le ministre de la Justice du Québec ayant demandé de faire
rapport au gouvernement sur la conduite de la juge Andrée
Ruffo, la Cour d’appel du Québec rappelait en décembre 2005
que, fondamentalement, les obligations des membres de la magis-
trature ne dépendent pas de l’encadrement formel du Code de
déontologie. En réalité, la dizaine de règles de ce compendium
constituent une exigence de la fonction judiciaire. Ces règles de
bonne conduite résultent tant de l’engagement pris par le juge
lors de la prestation de son serment d’exercer les devoirs de sa
charge que de l’existence d’obligations propres à la fonction judi-
ciaire. Il s’agit donc d’un code de valeurs qui omet de répertorier
les comportements susceptibles d’actualiser les valeurs fondatrices
de la pratique ou de la relation professionnelle. Pour orienter son
analyse, la Cour d’appel utilisa le document du Conseil canadien
de la magistrature, Principes de déontologie judiciaire.
Conférencier au colloque du Conseil québécois de la magis-
trature tenu en 2003, le juge Louis LeBel de la Cour suprême
210 Fenêtres sur la justice

faisait remarquer que les règles fondamentales de comportement


visent à orienter les juges plutôt qu’à les sanctionner. Elles s’effor-
cent de cultiver la sensibilité et l’intelligence dans l’exercice de la
fonction judiciaire, d’où la pertinence d’un mode de rédaction
ouvert. La généralité des concepts employés rend impérative leur
interprétation. À dire vrai, les règles déontologiques ne cherchent
pas à contenir le magistrat dans un carcan de normes rigides qu’il
serait tenu d’appliquer aveuglément. Il ne s’agit donc pas d’un
code pénal interne ayant vocation de punir les comportements
déclarés illégaux. L’éthique et la déontologie peuvent parfois
s’emmêler ; ce sont deux disciplines différentes. S’agissant d’appré-
cier la distinction entre le bien et le mal, l’éthique est une science
qui fait appel au jugement personnel. Structurée, la déontologie
fait appel à un ordre juridique doté d’une procédure permettant
de formuler, d’interpréter et de faire respecter les règles de
conduite de la magistrature.

Le thème de la confiance
S’agissant de caractériser les valeurs constitutionnelles fonda-
mentales comme l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judi-
ciaire, la Cour suprême a constamment lié leur raison d’être à la
confiance du public envers l’administration de la justice. Celle-ci
prend sa source dans la croyance selon laquelle l’arbitre judiciaire
doit non seulement juger sans partialité ni préjugé, mais égale-
ment sembler agir de la sorte. Autrement dit, la confiance du
public est un élément de première nécessité dans l’exercice indé-
pendant et impartial de la justice. Il l’est tout autant dans la mise en
œuvre par la magistrature de principes éthiques reconnus.
L’impartialité est la qualité fondamentale des juges et l’attribut
central de la fonction judiciaire. Dans un litige, son substrat
contraint le juge à faire montre d’ouverture d’esprit. L’impartialité
se présume impérativement. L’autorité du juge dépend de cette
présomption, d’où son importance considérable. La méfiance et le
manque de respect se répercutent sur l’efficacité d’un système
judiciaire, dit-on. Au contraire, l’indépendance bien affichée de la
magistrature favorise la confiance du public quant à la neutralité et
Le gardien des juges 211

à l’impartialité des juges. En somme, l’intégrité du système judi-


ciaire se répercute sur la confiance et le respect de la société envers
l’institution judiciaire.
L’acte judiciaire s’arrime à la primauté du droit. Le système
judiciaire fonctionne mieux et ses décisions inspirent confiance
lorsque tous ses acteurs respectent la règle de droit.Voilà pourquoi,
selon la plus haute cour du pays, la population requiert d’un juge
qu’il ait une conduite quasi irréprochable. À tout le moins exi-
gera-t-on qu’il paraisse avoir un tel comportement. En tout
temps, il doit projeter une image exemplaire d’impartialité, d’in-
dépendance et d’intégrité. Occupant, selon la Cour suprême
(affaire Therrien), une « place à part » dans notre société, le magis-
trat doit se plier aux exigences liées à ce statut exceptionnel.
Sans nier l’importance de l’indépendance de la magistrature,
affirmée diversement dans le dit et le non-dit des textes constitu-
tionnels canadiens, c’est l’indépendance de facto de notre système
juridique qui est véritablement source de confiance. Dans bien
des pays, l’indépendance des juges est gravée dans le bronze
constitutionnel. Cependant, le délabrement de l’économie et la
corruption peuvent aisément ébranler la croyance des citoyens en
l’indépendance des juges face à des gouvernements autocratiques.
En somme, la paix sociale, la stabilité économique et la tradition
démocratique d’un pays favorisent bien plus la croyance au respect
de la séparation des pouvoirs qu’un énoncé — souvent méconnu
du public — censé garantir cet idéal.
Nul besoin que les gens connaissent les arcanes de la fonction
judiciaire et ses ficelles. Par-delà les garanties formelles, l’autorité
d’un acte judiciaire est davantage culturelle qu’institutionnelle. Les
citoyens respectueux de l’ordre établi seront naturellement enclins
à respecter une ordonnance ostensiblement impartiale rendue par
un juge indépendant, c’est-à-dire affranchi de toute influence.
Pour cette raison, non seulement il faut que le comportement du
juge soit en accord avec l’éthique, mais cette réalité doit surtout
être d’une apparence cristalline.
La considération envers l’administration de la justice se
mesure à l’aune du jugement d’une personne raisonnable incar-
nant les valeurs communautaires. L’idée d’un observateur glacial,
212 Fenêtres sur la justice

c’est-à-dire impartial et détaché, relève de l’utopie. Le simple fait


de scruter ou d’explorer implique que l’observateur interfère avec
l’objet de son investigation et biaise les résultats. Cela dit, notre
archétype doit être bien renseigné. Son savoir n’a pas à corres-
pondre au degré d’érudition d’un juré à la suite d’un exposé d’un
juge. L’obligation de « raisonnabilité » signifie toutefois que l’ob-
servateur doit rester indifférent face à l’aboiement de la meute.

Le couloir de la destitution
Avant de recommander l’annulation du décret de nomination
d’un juge, l’organisme compétent doit déterminer si son incon-
duite porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartia-
lité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle
ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système
de justice au point de rendre le juge inapte à exercer ses fonctions.
La référence obligée à la confiance du public confère au critère
de destitution une apparence démocratique. L’opinion publique
sur les problèmes de société n’est pas indigne d’intérêt. Cepen-
dant, on ne saurait induire une norme de conduite de la réalité
observable — si tant est qu’elle le soit vraiment — au risque
d’oblitérer la dimension instituante de la loi et de la réduire à
n’être qu’un outil régulateur.
Aussi pertinente soit-elle, l’opinion publique ne peut rempla-
cer l’obligation des juges d’interpréter eux-mêmes la Constitution
et de faire respecter ses dispositions. À vrai dire, le détour consis-
tant à supputer artificiellement le degré de confiance du public
dissimule une réalité bien différente : s’agissant d’expulser un col-
lègue du corps judiciaire, les juges se réservent la portion congrue
du processus. Les pairs restent perméables à différentes influences.
À ce jour, peu de juges ont connu la froideur du couloir de la des-
titution. Pour mieux saisir la portée du critère de révocation, pro-
cédons à l’examen des rares cas où on a mis en branle cette déli-
cate opération d’exorcisme judiciaire.
Le gardien des juges 213

Une singulière affaire dans un contexte trouble


L’affaire du juge Therrien est singulière dans son traitement et
trouble dans son contexte. Ayant admis la justesse d’une recom-
mandation de destitution formulée par la Cour d’appel du Qué-
bec, la Cour suprême marqua le trait sur l’inédit de ce cas de
figure : une affaire sans précédent, née d’un contexte insolite.
Rédacteur du jugement de la Cour, le juge Gonthier rappela que
l’inconduite reprochée n’avait rien à voir avec l’exercice de la
fonction de juge. L’omission, par Richard Therrien, de révéler une
condamnation pénale avait eu lieu pendant le processus de sélec-
tion des candidats à la magistrature, alors qu’il était membre du
barreau. Son passé judiciaire remontait à la Crise d’octobre 1970.
Jeune étudiant, il fut emprisonné pour avoir enfreint une disposi-
tion réglementaire rétroactive, adoptée en vertu de la Loi sur les
mesures de guerre. Subséquemment, ayant chèrement payé sa
dette à la société, il avait obtenu un pardon.
Pour le juge Gonthier, l’examen des actes d’un juge dans
l’exercice de sa fonction comporte un risque élevé d’interven-
tion de l’exécutif dans l’accomplissement de la fonction judiciaire
et peut mettre en cause l’indépendance de la magistrature. Par
contre, devait-il ajouter, dans le dossier Therrien une étude des
circonstances entourant la nomination de Richard Therrien susci-
tait moins d’inquiétudes à cet égard. Rien n’est moins sûr, la
confiance du public quant à l’impartialité d’un juge qui, par
exemple, aurait tenu des propos racistes avant sa nomination
serait-elle moins ébranlée si l’affaire devenait connue uniquement
après son assermentation ? Par ailleurs, dans un contexte donné,
comment le gardien des juges fait-il pour mesurer le degré de
confiance du public quant à l’exigence d’indépendance, d’impar-
tialité et d’intégrité d’un juge ?
Curieusement, la formation d’enquête de la Cour d’appel du
Québec ne fit aucune référence au critère de destitution décrit pré-
cédemment. Pour les cinq juges d’appel, il fallait simplement déter-
miner si l’intimé avait eu une conduite tellement blâmable qu’elle
permettait au gouvernement de le destituer sans violer le principe
de l’indépendance judiciaire. En l’espèce, une faute de négligence
214 Fenêtres sur la justice

du juge Therrien, commise avant sa nomination, entraîna sa


déchéance. Ayant cru erronément pouvoir taire sa condamnation
devant le comité de sélection, sous réserve d’en informer le
ministre de la Justice, le principal intéressé devait, à tout le moins,
s’assurer que le Conseil des ministres était au courant de la situation
lors de l’examen de sa candidature, conclut la Cour d’appel.
Pour mémoire, rappelons le contexte. À l’Assemblée natio-
nale, en réponse au chef de l’opposition troublé par le fait qu’un
juge avait fait de la prison, le premier ministre Lucien Bouchard
s’exprima comme suit : « On peut penser que, si le ministre [de la
Justice] avait su, avait connu la question, avait connu les faits en
question, il n’aurait pas nommé cette personne. C’est évident. »
L’opinion majoritaire du Conseil de la magistrature du Québec
révèle également un sentiment trouble : « Le pardon n’efface pas le
passé, les faits demeurent toujours présents dans la mémoire popu-
laire. Les citoyens appelés à comparaître devant lui peuvent facile-
ment reconstituer ces événements. Ceux et celles qui observent le
processus judiciaire ne pourraient-ils pas douter qu’une personne
déjà condamnée à une année d’incarcération, même pardonnée,
puisse en tout temps remplir son rôle selon toutes les prescriptions
du Code de déontologie… »
Des précédents obligent à conclure que le seul fait d’avoir un
casier judiciaire n’est pas une cause d’inaptitude à la magistrature. À
la suite d’une condamnation pour conduite en état d’ivresse d’un
véhicule moteur, quelques magistrats s’en sont tirés avec une simple
réprimande de leur organisme disciplinaire. Selon le juge Gonthier,
la population exige des juges une conduite quasi irréprochable et
non pas une conduite parfaitement irréprochable. Le jugement de
la Cour suprême postule que l’unique motif de destitution du juge
Therrien est lié à l’omission de divulguer son passé judiciaire. Nous
rappelant les propos candides et translucides tant du premier
ministre que des membres majoritaires du Conseil de la magistra-
ture, un sérieux doute persiste. En vérité, l’image d’un ancien
détenu, revêtu de la toge du magistrat, était insoutenable aux yeux
de nombreux « honorables » juges. Dès lors qu’il en fut ainsi, la
nature de la plainte déontologique relevait plutôt de la sémantique.
La magistrature n’échappe pas à la tyrannie de l’apparence.
Le gardien des juges 215

Les écrits de la professeure Hélène Dumont inspirèrent la


Cour suprême quant à l’interprétation juridique du pardon. On
ignora toutefois sa réflexion suivante : « Le juge Therrien, peut-on
rétorquer, a menti au sujet de l’existence de ses condamnations
criminelles : c’est cela qui le rend indigne d’être juge. Le scandale
du mensonge fait une nouvelle tache sur sa réputation. Il y a dans
cette façon de penser une rectitude morale qui impose la vision
suivante du problème : la personne pardonnée a le devoir moral de
dire la vérité à l’opinion publique ou aux gardiens ou aux inter-
prètes de la majorité silencieuse… On ne recherche plus l’auteur
du crime, on cherche le crime de l’auteur. »

La réprimande
En principe, pour qui en fait l’objet, une réprimande devrait
constituer une sanction sérieuse. Un juge réprimandé, dit-on, est
un juge affaibli. Une réprobation publique du gardien des juges
n’est pas sans conséquence sur la carrière d’un magistrat. Théori-
quement, il devrait éprouver des difficultés à remplir sa fonction,
notamment à cause d’un manque de confiance des parties défilant
devant lui et de l’opinion publique. Pour les juges nommés par le
gouvernement du Québec, une réprimande formelle peut enta-
cher leur dossier de façon permanente. Au contraire, les juges de
nomination fédérale ne peuvent faire l’objet d’une sanction certi-
fiée. Pour obvier à cette lacune, les membres responsables du
Conseil canadien de la magistrature, s’adressant au juge visé par
une plainte, ne se gênent pas pour critiquer sa conduite et lui faire
la leçon. Concrètement, un juge fédéral subit le blâme de ses pairs.

La glose politiquement incorrecte


Le multiculturalisme est une valeur forte de la société cana-
dienne.Toute interprétation de la Charte canadienne doit concor-
der avec l’objectif de promotion du maintien et de la valorisation
du patrimoine multiculturel des Canadiens. La dualité linguis-
tique au Nouveau-Brunswick fait même l’objet de dispositions
216 Fenêtres sur la justice

spécifiques dans notre charte constitutionnelle. Dans cette pers-


pective, tout commentaire négatif fait par un juge à propos d’une
valeur fondamentale revêt une dimension politique. Prononçant
une peine dans une affaire pénale, la juge Moreau-Bérubé de la
cour provinciale a tenu des propos intempestifs qui dénigraient
l’intégrité de la collectivité acadienne. Elle affirma notamment
que « le monde honnête dans la péninsule, ils sont très peu très
rare » [sic]. Il s’agissait indubitablement d’un commentaire politi-
quement incorrect. Bien que la juge Moreau-Bérubé ait subsé-
quemment ravalé ses propos et formulé des excuses, le Conseil de
la magistrature a reçu une bordée de protestations.
À la majorité, le comité d’enquête proposa de réprimander la
juge fautive. Son inconduite manifeste, croyait-on, ne la rendait
pas inapte à exercer ses fonctions. Quant au seul membre du
comité d’enquête qui ne se rallait pas à la majorité, il n’a pu se
convaincre que la juge Moreau-Bérubé avait enfreint une norme
déontologique. Le Conseil de la magistrature retint la conclusion
d’inconduite et recommanda la révocation de la juge. Peu après, le
gouvernement adopta un décret de destitution. Le dossier fit l’ob-
jet de révision judiciaire. En première instance, la juge Moreau-
Bérubé eut gain de cause. En appel, les juges majoritaires confir-
mèrent ce jugement. Prenant appui sur l’opinion dissidente du
tribunal d’appel, le gouvernement du Nouveau-Brunswick porta
le dossier en Cour suprême.
La plus haute cour du pays s’employa à départager les respon-
sabilités des uns et des autres. On statua alors qu’en raison de sa
composition et de sa mission, un conseil de la magistrature doit
jouir d’une certaine autorité. Par conséquent, ses décisions
devraient être définitives. S’agissant pour une cour de justice de
réviser les actions et les décisions du gardien des juges, une grande
retenue s’impose. La Cour suprême rappela qu’une partie de l’ex-
pertise d’un conseil de la magistrature consiste à apprécier la dis-
tinction entre les actes contestés des juges qui sont sujets au pro-
cessus d’appel et ceux qui, susceptibles de menacer l’intégrité du
corps judiciaire dans son ensemble, doivent faire l’objet d’un exa-
men disciplinaire. Un collectif regroupant principalement des
juges, conscient de la fragilité de l’équilibre entre l’indépendance
Le gardien des juges 217

judiciaire et l’intégrité de la magistrature, mérite un degré élevé de


déférence de la part des cours de justice. En clair, un tribunal ordi-
naire ne peut réviser les conclusions d’un conseil de la magistra-
ture, à moins que celles-ci ne soient manifestement déraisonnables.
Pour la Cour suprême, la question principale était de savoir si
les commentaires formulés par la juge Moreau-Bérubé révélaient
sa partialité ou donnaient lieu à une crainte de partialité telle que
la confiance du public envers un pouvoir judiciaire équitable et
indépendant était ébranlée. La juge déchue de son titre plaidait
que l’organisme disciplinaire avait agi de façon manifestement
déraisonnable. Certaines conclusions du comité d’enquête lui
étant favorables, l’omission par le Conseil d’en tenir compte posait
problème. La Cour suprême écarta l’argument. La prérogative
d’imposer une sanction appartient au Conseil de la magistrature. Il
lui faut apprécier la nature et la gravité de l’inconduite à partir des
faits colligés par le comité d’enquête. Cela exige une délicate pon-
dération entre l’indépendance, autorisant l’expression sincère
d’opinions impopulaires, et la responsabilité, source de respect et
de confiance. Ayant fait correctement l’exercice, le Conseil avait
agi en conformité avec la loi.
On peut croire que la nature politiquement incorrecte des
propos regrettables qu’a tenus la juge Moreau-Bérubé a pesé
lourd dans la sanction. Elle a tenu ces propos publiquement, d’une
tribune judiciaire. Parmi les facteurs retenus par le Conseil de la
magistrature, il y a notamment l’atteinte à la dignité des Acadiens,
une importante communauté culturelle du pays. Or, le cas d’une
collectivité linguistique dénigrée par un membre de la magistra-
ture fait l’objet d’attention dans la Constitution canadienne. Le
Conseil considéra que le contexte dans lequel la juge Moreau-
Bérubé fit ses remarques était important aux yeux d’un observa-
teur raisonnable. Il fallait tenir compte « de la gravité extrême et
de la véhémence des propos tenus par la juge ; le fait qu’ils attei-
gnaient toute une communauté au plus profond de leur sens indi-
viduel de l’intégrité et de l’honneur ». Le multiculturalisme étant
une valeur phare de la société canadienne, les membres du corps
judiciaire risquent de s’aventurer sur une pente savonneuse en dis-
courant sur le sujet.
218 Fenêtres sur la justice

Le bonnet de l’âne
À l’occasion du prononcé de la peine d’une jeune femme
coupable de meurtre, le juge Jean Bienvenue a tenu des propos sur
les femmes reflétant, de son propre aveu, ses profondes convic-
tions : « … lorsque la femme s’élève dans l’échelle des valeurs
de vertu, elle s’élève plus haut que l’homme… lorsqu’elle décide
de s’abaisser, la femme, elle le fait hélas ! jusqu’à un niveau de bas-
sesse que l’homme le plus vil ne saurait lui-même atteindre ».
Poursuivant sur sa lancée, le magistrat ajouta que « même les nazis
n’[avaient] pas éliminé des millions de Juifs dans la douleur ou
dans le sang. Ils ont péri sans souffrance dans les chambres à gaz. »
Cet élan oratoire provoqua une onde de choc sur la place
publique. La réprobation générale fut suivie d’une avalanche de
plaintes au Conseil canadien de la magistrature.
À cause de propos stupéfiants, le juge Bienvenue, coiffé du
bonnet de l’âne, s’est retrouvé dans l’œil d’un cyclone médiatique.
Autrefois ministre sans éclat, son cursus de magistrat ne fut guère
plus reluisant. En éditorial (La Presse, 12 décembre 1995), Pierre
Gravel décrivait le personnage : « Ainsi, devant son incorrigible
lenteur à rédiger ses jugements mis en délibéré, on s’est arrangé
pour qu’il ne siège plus que lors de procès avec jury où il n’a qu’à
imposer une sentence. Ce qui ne l’a pas empêché d’encourir des
blâmes nombreux de la Cour d’appel pour sa façon fort discutable
de présider les débats. Au vu de son dossier qui constitue une
impressionnante démonstration de ce qui mine la crédibilité de la
justice, on ne peut s’étonner de sa dernière bourde. »
Insensible aux inconvénients subis par les justiciables en raison
de sa lenteur à disposer des affaires civiles, le juge fut affecté exclu-
sivement à la chambre criminelle et pénale de la Cour supérieure.
D’ailleurs, ce singulier déplacement administratif étonne : serait-ce
que la liberté du citoyen compte moins que son patrimoine ? La
rigueur et la fréquence des semonces de la Cour d’appel à son
égard font voir que le juge Bienvenue rendait mal justice, tant en
matière civile que pénale.
Un comité d’enquête statua à la majorité que la révocation du
juge Bienvenue était incontournable. Tant ses propos que ses
Le gardien des juges 219

conceptions sur les femmes mettaient légitimement en doute son


impartialité dans l’exercice de sa fonction judiciaire. Par courage
ou par insouciance, le juge Bienvenue, plutôt que de baisser
l’oreille, monta aux barricades. Il n’entendait pas modifier quoi
que ce soit à sa conduite, fit-il valoir. Cette stratégie l’a plutôt mal
servi. Selon le comité d’enquête, le cliché reléguant la femme hors
de la réalité, c’est-à-dire vers un impossible angélisme ou une
malignité démoniaque, avait pour effet d’admettre deux classes de
justiciables. Pareille vision bute sur la garantie constitutionnelle
d’égalité devant la loi.
Abordant la délicate question du droit de parole des juges dans
l’exercice de la fonction judiciaire, le comité décréta que les juges
ont droit à leurs idées et ne sont jamais tenus de suivre la mode du
jour ni de se plier aux impératifs de la rectitude politique. Par
contre, un juge ne saurait faire sien un parti pris niant le principe
de l’égalité devant la loi et qui aurait pour effet d’altérer son
impartialité. À l’examen de la conception que le juge Bienvenue
entretenait à propos de la femme, les enquêteurs prirent acte du
fait que ce dernier n’avait pas l’intention de se départir d’un pré-
jugé profondément ancré dans son esprit. Faute d’abjuration de sa
part, il ne pouvait s’agir d’un simple écart de langage. Or, les
notions de préjugé et d’impartialité sont antinomiques. Ici, la
pérennité du préjugé portait atteinte à l’impartialité du juge Bien-
venue.
C’est le moment de rappeler qu’un juge, comme tout citoyen,
entretient des croyances, des soupçons, voire des préjugés. Il est
pétri de son éducation et de sa culture. Son indépendance interne
n’est pas de l’indifférence. Elle impose seulement une vigilance
constante à l’égard de ses propres préjugés qu’il doit combattre
obstinément. Ce portrait réaliste du juge moderne n’est pourtant
pas contraire à l’exigence d’impartialité constitutionnelle. Il existe
une corrélation entre la nécessaire confiance du public dans le sys-
tème judiciaire, l’équité procédurale et l’impartialité du décideur.
Le souci d’un juge canadien de paraître équitable se trouve exa-
cerbé par le fait qu’il exerce sa délicate fonction dans une société
multiculturelle.
Cela dit, que signifie l’exigence d’impartialité ? C’est un état
220 Fenêtres sur la justice

d’esprit désintéressé quant au résultat d’une décision à rendre de


même que la faculté d’être persuadé par la preuve et les préten-
tions des parties. A contrario, une situation de partialité dénote un
état d’esprit prédisposé à conclure dans un sens ou peu enclin à
l’écoute d’un point de vue. Pour certains, il y a partialité dans la
mesure où, dans un cas donné, les croyances, les opinions ou les
préjugés d’un juge l’empêchent d’écarter une idée préconçue et
de fonder sa décision uniquement sur la preuve admise et l’argu-
mentation soumise. Pour d’autres, un juge ne peut jamais être
neutre, c’est-à-dire parfaitement objectif. Cependant, il faut néan-
moins chercher à atteindre l’idéal d’impartialité. Ce processus
implique la mise à profit de l’expérience personnelle d’un juge.
Des stéréotypes ne doivent pas contaminer cette dernière, aussi
pertinente soit-elle. Il est essentiel pour rendre justice qu’un juge
se fasse une idée claire du contexte ou de l’historique d’une cause.
On peut même considérer ce processus d’ouverture d’esprit
comme une condition préalable à l’exercice de la fonction judi-
ciaire.
Revenons au cas du juge Bienvenue. Selon la procédure en
vigueur au Conseil canadien de la magistrature, les juges en chef
du pays devaient se prononcer sur la justesse du rapport du comité
d’enquête. Estimant que le juge Bienvenue était inapte à remplir
utilement ses fonctions, on recommanda majoritairement sa révo-
cation. En accord avec la substance des conclusions de l’opinion
dominante du comité d’enquête, les juges en chef favorables à la
destitution ajoutèrent que le juge Bienvenue comprenait mal ses
devoirs et responsabilités de magistrat. Surtout, après le dépôt d’un
rapport accablant, il avait persisté dans sa démarche et signé un acte
de défense nuisible à sa cause. Rappelant la connexité entre l’inté-
grité de l’administration de la justice et la confiance du public
envers l’impartialité de la magistrature, une pluralité de juges en
chef furent d’avis que le juge Bienvenue avait perdu la confiance
du public.
Rédacteur de l’opinion minoritaire du Conseil canadien de la
magistrature, le juge en chef Bayda de la Saskatchewan fit une
sévère critique du fonctionnement de la justice disciplinaire des
juges. Son point de vue mérite que nous nous y attardions. Nous
Le gardien des juges 221

verrons plus loin (dans l’affaire Boilard) que son argumentaire a


trouvé preneur auprès de la confrérie des juges en chef. À juste
titre, le juge Bayda observa que ce sont les paroles sur les femmes
qui ont provoqué la descente aux enfers du juge Bienvenue. Pour
les membres majoritaires du Conseil canadien de la magistrature,
ce fut le motif sous-jacent à la recommandation d’engager le pro-
cessus parlementaire de destitution.
D’entrée de jeu, le juge Bayda évoqua l’importance d’exami-
ner le discours d’un juge selon le contexte. À son avis, sous l’angle
disciplinaire, on ne doit pas juger les propos tenus au cours d’une
procédure judiciaire aussi sévèrement que ceux tenus à l’extérieur
d’une salle d’audience. Lorsqu’il siège, le juge doit pouvoir expri-
mer librement toutes les facettes de sa pensée, même de façon
outrancière. Comme bien d’autres, les magistrats ne sont pas des
eunuques intellectuels dénués de conceptions morales, d’opinions
sociales ou d’idées politiques. Idéalement, mieux vaut avoir l’im-
pression d’une absence de préjugé chez un juge. Cependant, il
importe encore plus de savoir qu’il est disposé à s’écarter d’une
idée préconçue dans l’exercice de sa fonction judiciaire, affirma le
juge Bayda.
Abordant la délicate question du critère applicable par le gar-
dien des juges, le juge Bayda fixa très haut la barre. Selon lui, il est
nécessaire d’établir qu’un juge s’est effectivement, et de façon
répétée, laissé influencer par une idée préconçue au détriment des
parties au litige. Évoquant les 20 ans de carrière du juge Bienve-
nue, il nota que son intégrité était acquise. Le juge Bayda souligna
l’absence de preuve selon laquelle, avant la tenue du procès au
cours duquel ses malheureuses paroles furent immortalisées, le
juge Bienvenue aurait été influencé par son idée préconçue sur les
femmes. Dans l’hypothèse où sa balourdise ait pu fausser la justesse
de la peine prononcée, il s’agirait alors d’un incident isolé. L’appel
étant le remède indiqué, on ne peut révoquer la commission d’un
juge pour un geste isolé, conclut l’auteur de l’opinion dissidente.
Comment faire pour inciter les juges à se départir de leurs
préjugés ? Pour mener à terme l’évolution déjà bien amorcée de la
magistrature, le juge Bayda préfère la méthode douce à la bouscu-
lade idéologique. En cela, il croit avoir le soutien de la personne
222 Fenêtres sur la justice

raisonnable. Plutôt que de brandir une menace de révocation, il


proposa de donner à son collègue Bienvenue une formation
appropriée et soutenue pour que ce dernier apprenne à se distan-
cer de ses idées préconçues. Au passage, le juge Bayda avança l’idée
que le renvoi du juge Bienvenue, une brebis expiatoire, permettait
de polir l’image de la magistrature. Cette hypothèse n’est pas far-
felue ; il n’y a qu’à voir la couverture médiatique de l’époque.
Avant même que l’affaire ne soit entendue, le juge en chef de la
Cour supérieure avait publiquement stigmatisé le juge Bienvenue.

La crédibilité entamée
Élevé à la magistrature, le juge n’en reste pas moins un sujet de
droit. Traduit en justice, il bénéficie des mêmes droits que tout
autre justiciable. Il peut donc contester une accusation pénale et
témoigner à cette fin. Jusqu’à présent, en matière d’infractions
routières pour cause d’intoxication, le gardien des juges s’est limité
à sermonner ceux qui ont reconnu leur culpabilité. Un juge
inculpé d’ivresse au volant risque gros s’il conteste l’inculpation et
choisit de témoigner à son procès. Dans l’hypothèse d’un juge-
ment de culpabilité, cela signifie que le tribunal compétent a
rejeté sa version des faits. Alors, ce n’est plus l’infraction commise
qui importe. En effet, la crédibilité entamée du juge pendant son
procès pénal prime toute autre considération.
Dans l’affaire Fortin, un juge municipal essuya les foudres d’un
comité d’enquête. Une plainte dénonçait son comportement, à la
suite de sa condamnation pour cause d’intoxication au volant. La
Cour d’appel, et surtout le juge du procès, soulignèrent la perte de
crédibilité du magistrat inculpé. Cette constatation lui fut fatale.
À propos de la sanction disciplinaire, le comité d’enquête statua
qu’un tel comportement mine la confiance du public envers le
système judiciaire. De surcroît, la faute fut commise dans un sanc-
tuaire de justice. Là plus qu’ailleurs, le juge fautif devait préserver
l’intégrité de l’institution judiciaire et défendre l’indépendance de
la magistrature dans l’intérêt supérieur de la justice et de la société.
La confiance d’un observateur raisonnable, et surtout celle du
justiciable appelé à comparaître devant un juge décrédibilisé, se
Le gardien des juges 223

trouve irrémédiablement anéantie. Cette observation du comité


enquêteur prend appui sur le rôle unique du juge dans notre
société ainsi que sur la grande vulnérabilité du citoyen forcé de
comparaître devant lui. La détermination des droits du citoyen et la
sauvegarde de sa liberté sont, pour une bonne part, à la merci du
pouvoir judiciaire. Loin de reconnaître les accusations contenues
dans son dossier disciplinaire, le juge Fortin s’est refusé à admettre sa
faute devant ses pairs. Dès lors, une réprimande n’aurait pu rétablir
la confiance de la collectivité à son endroit. On recommanda d’en-
treprendre les démarches menant à la destitution du juge Fortin.

La discipline des juges


Les concepts de déontologie et de discipline se rejoignent sans
nécessairement se superposer. Alors que la déontologie se veut
une invitation à mieux faire, la discipline s’applique lorsqu’un
écart de conduite survient au regard de normes plus ou moins
définies. L’exercice exige parfois la délicatesse de l’orfèvre. Afin d’y
voir clair, procédons à l’examen des motifs justificatifs de quelques
cas de réprimande ou de blâme.
La justice disciplinaire des juges de nomination fédérale com-
porte un mécanisme de filtre des plaintes acheminées au Conseil
canadien de la magistrature. Le président du comité sur la
conduite des juges occupe une place dominante. À la seule vue
d’un reproche manifestement mal fondé, il peut clore le dossier.
En cas de doute, il invitera le juge concerné à commenter le
grief ; il peut également solliciter l’appréciation du juge en chef.
Au besoin, on peut mandater un avocat pour élargir l’enquête. Au
terme d’un processus simplifié d’examen d’une plainte, avec l’aval
du juge en chef, on peut proposer des mesures correctives au
magistrat sous enquête.
Véritable préfet de discipline, le juge responsable de la
conduite des magistrats peut, au besoin, mettre sur pied un sous-
comité (comportant de trois à cinq membres) afin d’examiner une
plainte. Il peut également, selon le cas, clore le dossier ou le sus-
pendre en attendant l’application de mesures correctives ; il peut
224 Fenêtres sur la justice

aussi recommander la mise sur pied d’un comité d’enquête, en rai-


son de la gravité de l’affaire. Pour sa part, le juge mis en cause peut
s’adresser au Conseil pour s’opposer à la tenue d’une enquête.
Exceptionnellement, les procureurs généraux et le ministre fédé-
ral de la Justice ont la faculté de forcer la tenue d’une enquête
publique en se portant dénonciateurs.
Modulé différemment, le système disciplinaire québécois
comporte également différentes étapes dans le traitement des
plaintes. Si le Conseil de la magistrature, après l’examen d’une
plainte, constate que celle-ci n’est pas fondée ou que son caractère
et son importance ne justifient pas une enquête, il en avise le plai-
gnant et le juge et leur indique ses motifs. Le Conseil peut, après
l’examen d’une plainte, décider de faire enquête. Il est toutefois
tenu de le faire si la plainte est portée par le ministre de la Justice
ou si ce dernier lui demande de le faire au motif qu’un juge est
atteint d’une incapacité permanente, physique ou mentale.
Au terme d’une investigation menée par un comité d’en-
quête, un juge peut être réprimandé ou faire l’objet d’une recom-
mandation de destitution. En fin de compte, le gouvernement ne
peut démettre un juge que si le ministre de la Justice dépose une
requête à cette fin devant la Cour d’appel. Ensuite, menant sa
propre enquête, la plus haute cour du Québec doit faire rapport
au gouvernement. Saisi d’une recommandation de renvoi, le
Conseil des ministres peut adopter un décret à cette fin.

Le devoir de réserve
Poursuivons notre réflexion en direction d’un terrain miné
pour la magistrature : le devoir de réserve. Plusieurs dossiers exa-
minés font souvent référence à cette importante norme déontolo-
gique. Convenir de l’utilité du devoir de réserve est plus facile que
d’en tracer le pourtour. Il existe une grande diversité de points de
vue sur le sujet. Les avis diffèrent notamment selon qu’un juge
exerce sa fonction judiciaire ou affiche publiquement son opinion
comme simple citoyen. Rédacteur du jugement de la Cour
suprême (affaire Ruffo), le juge Gonthier explique le flou du
Le gardien des juges 225

devoir de réserve par l’essence même de la règle déontologique


qui, par sa nature même, peut difficilement se prêter à des défini-
tions précises. Une telle norme ne peut être plus précise que la
matière sur laquelle elle porte. Par ailleurs, il est ardu d’en arriver à
un consensus sur la définition d’un sujet politique ou d’une
controverse.
À la réflexion, tout est affaire de contexte. Que l’on soit juge
ou simple citoyen, l’avancement des idées passe inéluctablement
par leur diffusion publique. L’actuelle juge en chef de la Cour
suprême du Canada, Beverley McLachlin, et l’ancienne juge Ber-
tha Wilson ont déjà prononcé des allocutions fort remarquées
sur le thème de l’égalité dans la profession juridique. Elles ont
dénoncé la discrimination faite aux femmes. Bien que leur point
de vue n’ait pas fait l’unanimité, personne n’a saisi le Conseil
canadien de la magistrature d’une plainte pour manquement au
devoir de réserve. Toujours sur le thème de l’égalité, imaginons
qu’un juge dénonce, dans le cadre d’une conférence publique, le
traitement discriminatoire fait à certaines personnes en raison de
leur orientation sexuelle. S’agirait-il d’un manquement au devoir
de réserve ?
En 1983, l’ancien juge en chef du Manitoba, Alfred Monnin,
apposait sa signature sur une pétition contre l’avortement. À cette
époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, il s’agissait d’une question
très controversée. Sous l’angle pénal, l’avortement était encore un
crime puisque le jugement de la Cour suprême (affaire Morgenta-
ler) invalidant le texte d’infraction ne fut rendu qu’en 1988. Liant
le geste du juge Monnin à l’exercice de sa liberté de religion,
le Conseil canadien de la magistrature n’y a pas vu matière à
reproche. Transposons cette logique dans un débat sur le multi-
culturalisme. Prononçant une allocution devant un auditoire de
même confession religieuse que lui, un juge manquerait-il à son
devoir de réserve en invitant ses coreligionnaires à revendiquer
auprès d’une autorité publique une autorisation de déroger à une
norme quelconque ?
Sur un autre registre, le juge, troquant sa toge pour une tenue
de commissaire-enquêteur, pourra légitimement et en toute
quiétude déontologique analyser, commenter ou critiquer les
226 Fenêtres sur la justice

politiques et les actes gouvernementaux. En effet, le juge doit


inévitablement aborder des questions politiques afin de remplir
son mandat d’analyse et de recommandation. Alors qu’il présidait
une commission d’enquête sur des actes répréhensibles commis
par des soldats canadiens en Somalie, le juge Gilles Létourneau de
la Cour d’appel fédérale a vivement reproché au ministre de la
Défense de chercher à camoufler le rôle du gouvernement sur
certains éléments de l’enquête en raison de l’imminence d’une
élection. Ayant agi comme mandataire de l’État, il ne pouvait
certes pas violer son devoir de réserve. En théorie, le juge Létour-
neau portait deux chapeaux : bien qu’étant juge, il n’agissait pas
comme tel mais bien comme commissaire-enquêteur, c’est-à-dire
comme haut fonctionnaire. En pratique, cette distinction sibylline
échappait à l’opinion publique : on y voyait simplement une que-
relle entre un juge et un ministre.
Le passage au crible du discours judiciaire, aux fins d’examen
critique, est à la fois nécessaire et salutaire dans une société démo-
cratique. Cependant, l’appréhension d’un renvoi en discipline
pour délit d’expression peut avoir pour effet d’édulcorer la fer-
meté du propos judiciaire, souvent utile, voire essentielle. Par
exemple, bien que la Cour suprême considère la peine de mort
inconstitutionnelle, un juge devrait pouvoir soutenir le contraire
face à la folie meurtrière d’une poignée de terroristes et suggérer
au législateur d’agir en conséquence. Quoique controversée, cette
opinion ne serait tout de même pas de nature à ébranler la
confiance du public.
Sauvegarde nécessaire au fonctionnement harmonieux de la
classe judiciaire, la discipline ne devrait pas servir à corseter l’indé-
pendance d’esprit de ses membres. Dans la mesure où la magistra-
ture reflète la composition d’une société pluraliste et changeante,
le registre de l’opinion judiciaire comporte plusieurs facettes.
Lorsqu’un magistrat aborde des sujets controversés, il doit faire la
distinction entre l’observation pointue, le commentaire musclé,
l’expression candide d’un ferme parti pris ou l’affichage translu-
cide d’un préjugé révocable. La perception subjective du juge
s’entremêle alors avec la subjectivité de celui qui l’observe. Pour-
tant, l’un et l’autre peuvent parfaitement s’afficher comme per-
Le gardien des juges 227

sonne raisonnable. D’ailleurs, un juge se révèle bien plus par sa sta-


ture que par son statut officiel.
Puisque l’indépendance de la magistrature constitue le point
d’ancrage du devoir de réserve, c’est le moment de rappeler que
cette exigence fondamentale n’est pas en soi une vertu. Elle ne
sert pas la puissance du juge, son confort, sa majesté, son agrément
ou sa fierté. On ne peut réclamer l’indépendance comme une
noblesse et encore moins comme une commodité du juge. Le vrai
fondement de l’indépendance judiciaire est la garantie d’une pro-
messe de bonne justice. Un juge indépendant, donc libre, sera
forcément plus impartial et objectif. Or, la liberté de jugement
favorise indubitablement la protection des droits et libertés fonda-
mentaux. Ainsi entendue, l’indépendance, revendiquée au béné-
fice du justiciable et non pour la personne du juge, exprime un
idéal qui traque toutes les formes de soumission ou de complai-
sance.
Pour la Cour suprême, bien que le devoir de réserve soit une
contrainte à la fonction judiciaire, il s’agit néanmoins d’une garan-
tie supplémentaire de l’indépendance et de l’impartialité judi-
ciaires. Selon le juge Gonthier, la valeur d’un tel objectif s’appré-
cie pleinement lorsqu’il est rappelé que les juges demeurent les
seuls arbitres impartiaux dès lors que les autres modes de résolu-
tion de conflits se sont révélés infructueux. Le respect et la
confiance s’attachant à cette impartialité commandent donc tout
naturellement que le juge soit à l’abri de remous et de contro-
verses susceptibles d’entacher l’image d’impartialité que doit
dégager son comportement.

Le courage du pionnier
Le dossier du juge Thomas Berger fut incontestablement un
point tournant de la déontologie judiciaire canadienne. L’affaire
prit naissance en 1981, pendant le processus de rapatriement de la
Constitution. Siégeant en Colombie-Britannique, le juge Berger
avait vigoureusement critiqué dans un journal l’accord constitu-
tionnel liant les gouvernements fédéral et provinciaux, à l’exclu-
sion du gouvernement québécois. En fait, ses critiques portaient
228 Fenêtres sur la justice

sur le défaut de garantir les droits des autochtones et le refus de


reconnaître un droit de veto au Québec touchant la modification
de la Constitution. Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau lui
reprocha de faire de la politique et suggéra aux juges de s’occuper
de son cas. Bien sûr, il s’est trouvé un brave magistrat pour dépo-
ser une plainte auprès du gardien de la magistrature fédérale.
Un comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature
a conclu qu’il était peu judicieux et inopportun pour le juge Ber-
ger de se mêler d’une question très controversée sur le plan poli-
tique. Et le comité ajouta qu’un juge ne doit pas s’exprimer en
affichant sa situation de juge. L’organisme d’enquête voyait l’in-
conduite du juge Berger si grave qu’elle aurait été de nature à jus-
tifier une recommandation de destitution.Vu l’absence de précé-
dent en la matière et l’incertitude de la norme déontologique, le
comité décréta qu’il serait injuste d’établir une norme après le fait
pour appuyer une proposition de renvoi. Homme d’honneur, le
juge Berger, face au blâme, préféra démissionner.
Dans son document d’orientation, Principes de déontologie judi-
ciaire, le Conseil canadien de la magistrature aborde le thème de
l’impartialité. Il est proposé aux juges de s’abstenir d’avoir les acti-
vités suivantes : adhérer aux partis politiques et participer à des
réunions ou à des activités de financement ; contribuer aux partis
ou aux campagnes politiques ; participer publiquement à des
débats politiques, sauf sur des questions liées directement au fonc-
tionnement des tribunaux, à l’indépendance de la magistrature ou
à des éléments fondamentaux de l’administration de la justice ;
signer des pétitions visant à influencer une décision politique.
À propos de la faculté de la magistrature de s’exprimer publi-
quement sur le thème de l’indépendance judiciaire, le document
d’orientation précise que les juges peuvent discuter de leurs trai-
tements et avantages sociaux. Mal compris, ce concept peut inci-
ter à la dérive. Au Québec, la magistrature québécoise monta aux
barricades à propos d’une banale facture de stationnement. En
effet, le gouvernement avait augmenté le tarif des places mises à la
disposition des juges dans les alentours des palais de justice. Invo-
quant une atteinte à l’indépendance judiciaire, un groupe de juges
contesta l’action gouvernementale. Ce faisant, la magistrature
Le gardien des juges 229

devait juger du bien-fondé de son propre recours. Ayant choisi


d’être juge et partie, le corps judiciaire a sacrifié l’exigence fonda-
mentale d’impartialité au profit d’une conception individualisée
de l’indépendance judiciaire. Une vive désapprobation publique
força un règlement hors cour de cette affaire. Cette fois, la
confiance du public fut mise à mal par une erreur de jugement
d’un groupe de juges pénétrés de l’esprit corporatiste.

La diplomatie déontologique
Pour un magistrat, avoir la langue bien pendue comporte des
risques. S’il occupe un échelon élevé dans la hiérarchie judiciaire,
le danger de dérapage s’accélère. Le juge Bastarache a plutôt mal
vécu son franc-parler à propos de l’orientation de la Cour
suprême du Canada. On déposa deux plaintes au Conseil cana-
dien de la magistrature, à la suite d’entrevues parues dans les
journaux. La première dénonciation émanait d’une association
autochtone. Dans un article intitulé « Settle native issues with talks :
judge Bastarache speaks out » (National Post, janvier 2001), le juge
Bastarache disait sa préférence pour la négociation politique plu-
tôt que la judiciarisation des droits ancestraux des Premières
Nations. N’ayant pas participé au dossier traitant de cette délicate
question (affaire Marshall), il manifestait son désaccord avec le
jugement majoritaire de la Cour.
La seconde plainte émanait d’un collectif d’avocats crimina-
listes. À propos des droits constitutionnels des accusés en matière
pénale, le juge Bastarache avait dit que la Cour suprême était allée
trop loin : « Supreme court goes “too far” : judge Bastarache says justices
should more often defer to will of Parliament in Charter cases. » Dans les
deux cas, les plaignants alléguaient qu’en exprimant son opinion
personnelle sur le thème de l’activisme judiciaire et en critiquant
certains jugements de la Cour, le juge Bastarache s’était montré
partial ou, à tout le moins, avait fait naître une crainte raisonnable
de partialité sur d’importantes questions qu’il aurait à juger. Selon
eux, cette critique était de nature à saper la confiance du public
envers la magistrature et susceptible de nuire à l’esprit de collégia-
lité de la plus haute cour du pays.
230 Fenêtres sur la justice

L’affaire fit grand bruit. Saisissant la balle au bond, un député


de l’opposition (Vic Toews) invita la Chambre de communes à
féliciter le juge Bastarache pour avoir reconnu « les dangers de
l’anarchie juridique et constitutionnelle que reflètent les arrêts
de l’ancien juge en chef [Antonio Lamer] ». Il ajouta que « [n]os
principes et institutions démocratiques sont trop importants pour
qu’on laisse le pouvoir judiciaire non élu s’en emparer ». Pour sa
part, dans une allocution prononcée en 2001, le grand chef Mat-
thew Coon Come chercha querelle au juge Bastarache pour avoir
désapprouvé l’arrêt Marshall qui reconnaissait un droit de pêche
aux autochtones. Dénonçant l’ignorance du magistrat sur l’his-
toire autochtone, le conférencier y décela un préjugé en faveur
des droits économiques de la population non-autochtone. Selon
le grand chef, le juge Bastarache avait terni l’appareil judiciaire en
rendant une opinion dissidente après coup.
C’est au juge en chef du Manitoba, Richard J. Scott, qu’on
confia le délicat mandat de désamorcer cette crise. En sa qualité de
président du comité sur la conduite des juges, il invita le juge Bas-
tarache à se justifier. Ce dernier expliqua avoir tenté d’offrir une
opinion franche et ouverte sur les divergences des juges de la
Cour suprême. Malgré cette tourmente, il s’est dit capable de
remplir sa fonction objectivement. Le fonctionnement de la plus
haute cour du pays étant mis en cause, on invita la juge en chef
Beverley McLachlin à donner son point de vue. Évoquant la
constante impartialité manifestée par son collègue Bastarache,
la présidente du Conseil canadien de la magistrature déclara que
l’incident n’allait rien changer à sa démarche judiciaire.
Sans grande surprise, le juge Scott classa ces dossiers. S’il avait
choisi comme grille d’analyse le thème de l’apparence d’impartia-
lité, le juge Scott aurait peiné davantage. Il s’est subtilement
rabattu sur le critère de la crainte de partialité, un terrain plus
favorable. Il formula la proposition suivante : « Ce n’est que
lorsque la partialité nuit à la capacité du juge d’exercer ses fonc-
tions judiciaires que se pose la question de la conduite des juges. »
La question de confiance du public se pose donc dans les termes
suivants : « Il faut plutôt déterminer si les commentaires ont pour
effet de saper la confiance du public en la capacité du juge d’écou-
Le gardien des juges 231

ter les arguments, de délibérer sur les questions et de trancher une


affaire équitablement sans être lié par des opinions. » Le juge Scott
pouvait paisiblement deviser en rappelant la règle de prudence :
mieux vaut pour les juges s’exprimer uniquement par le biais de
leurs jugements.
Gardien de la déontologie, le juge Scott s’est efforcé de faire la
part des choses. Selon lui, les déclarations du juge Bastarache
étaient empreintes d’intégrité et de bonne foi. Ce dernier voulait
favoriser une meilleure compréhension des différentes approches
juridiques et des divergences d’opinions au sein de la Cour. En
somme, ce n’était pas un exercice de prosélytisme juridique. Sans
doute louable, cette initiative était, aux yeux du juge Scott, de
nature à susciter la controverse. Dans un tel cas, la retenue dans le
discours public du juge s’impose. Prenant appui sur le document
Principes de déontologie judiciaire, le juge Scott suggère deux ques-
tions pour un juge orateur : en premier lieu, son intervention
pourrait-elle raisonnablement mettre en cause son impartialité ?
En second lieu, son intervention serait-elle susceptible de l’expo-
ser inutilement aux attaques politiques ou serait-elle autrement
incompatible avec la dignité de la fonction judiciaire ? Toute
réponse affirmative devrait inciter le juge à pécher par excès de
prudence.

Une balourdise
Sur demande du ministre de la Justice du Canada ou du pro-
cureur général d’une province ou d’un territoire, le Conseil cana-
dien de la magistrature doit impérativement tenir une enquête
publique sur la conduite d’un juge de nomination fédérale.
En 2002, le procureur général du Québec s’est prévalu de cette
prérogative dans les circonstances suivantes. Impliqué personnelle-
ment dans un litige concernant la vente et le transfert des actifs
d’une ville aux habitants locaux, le juge Flynn de la Cour supé-
rieure s’était publiquement exprimé sur le sujet dans une entrevue
journalistique. À l’origine, le quotidien Le Devoir avait publié un
article intitulé « Un maire et ses voisins achètent l’Île-Dorval avant
la fusion ». Peu après, le procureur général du Québec intentait
232 Fenêtres sur la justice

une action en nullité des actes de vente. L’épouse du juge Flynn


fut mise en cause dans cette procédure judiciaire.
Ayant rappelé les principes structurels de la déontologie judi-
ciaire, le comité d’enquête formula la proposition suivante : l’obli-
gation de réserve ainsi que l’image d’impartialité et d’intégrité
que la magistrature doit projeter exigent que les juges s’abstien-
nent d’entrer dans l’arène des controverses d’ordre politique. Par
conséquent, un juge ne doit jamais traiter de questions suscep-
tibles d’être soumises aux tribunaux et, à plus forte raison, au tri-
bunal auquel il appartient. Toute dérogation à cette règle alimen-
terait une suspicion raisonnable des justiciables selon laquelle
l’affaire ne serait pas éventuellement jugée en toute impartialité.
Pour sa défense, le juge Flynn fit valoir qu’il avait conversé
privément avec une journaliste. À bon droit, le comité récusa ce
moyen : « Un juge ne saurait en effet se dissocier de son statut de
magistrat en faisant aux médias des commentaires hors cour non
protégés sur une question d’intérêt public qui se trouve de surcroît
au centre de l’actualité. » Du même souffle, le comité écarta l’ar-
gument d’une affaire personnelle ayant trait à la vie privée du
couple Flynn : « On ne saurait qualifier d’affaire privée une opéra-
tion immobilière qui a eu et possède encore un tel retentissement
public. »
Le comité rappela utilement que le caractère désintéressé des
propos tenus publiquement par un juge est un facteur détermi-
nant pour évaluer une atteinte au devoir de réserve. Puisque le
juge Flynn et son épouse avaient un intérêt personnel à propos du
débat public dans lequel le juge était intervenu, on considéra ses
propos comme déplacés et inacceptables. Par conséquent, le juge
Flynn, ayant manqué à un devoir de sa charge, avait contrevenu à
ses obligations déontologiques. Les membres du comité n’eurent
aucun mal à rejeter l’idée de destitution : la carrière du juge Flynn
était irréprochable ; l’incident isolé n’allait pas se reproduire ; le
procureur du juge admit l’erreur de son client. Pour ces motifs, les
signataires du rapport furent convaincus que « le juge en cause
[conservait] son indépendance et son entière impartialité pour
continuer à décider des affaires dont il [serait] saisi ».
Le gardien des juges 233

Un parfum de discrimination
Les choses se compliquent lorsqu’un juge commet un écart de
conduite dans l’exercice de ses fonctions. L’affaire Marshall fait voir
la prudence des mandataires du Conseil canadien de la magistra-
ture en pareil cas. Donald Marshall fut injustement privé de liberté
pendant plus de 10 ans, au terme d’un procès de meurtre vicié par
une tragique erreur judiciaire. Après un nouvel examen de son
dossier, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse le remit en liberté.
Jean Chrétien, alors ministre de la Justice, ordonna le renvoi du
dossier au tribunal d’appel. Après être convenus d’annuler la
condamnation et d’y substituer un verdict d’acquittement, les cinq
juges d’appel firent des observations controversées. Selon eux, l’er-
reur judiciaire était plus apparente que réelle puisque Marshall
avait reconnu s’être parjuré. En mentant, il avait contribué à sa
déveine. Et les juges ajoutèrent que si Marshall n’avait pas menti à
la police ainsi qu’à ses propres procureurs, la vérité aurait pu être
découverte.
Une commission gouvernementale d’enquête, chargée d’exa-
miner les ratés du système judiciaire pénal dont Marshall fit les
frais, critiqua vertement les propos tenus par la Cour d’appel.
Qualifiant d’erreur grave et fondamentale le blâme sévère des
juges d’appel envers une victime d’une erreur judiciaire, les com-
missaires enquêteurs leur reprochèrent d’avoir apprécié la preuve
sélectivement et d’avoir considéré des renseignements externes
au dossier. On dénonça aussi le silence de la formation d’appel
sur certaines atteintes à l’équité du procès. Par exemple, l’omission
de la Couronne de divulguer d’importants renseignements aux
procureurs de l’accusé ; la restriction abusive du droit au contre-
interrogatoire de la défense. Bref, les commissaires enquêteurs
furent d’avis que, malgré une preuve contraire écrasante, le juge-
ment d’appel se portait à la défense du système judiciaire pénal
aux dépens de Marshall.
Cette drôle de justice fut lourde de conséquences pour la suite
des événements. Selon la commission d’enquête, les commentaires
injustifiés de la Cour d’appel ont fragilisé la position de Marshall
dans ses négociations avec le gouvernement pour l’obtention
234 Fenêtres sur la justice

d’une indemnité et terni son image comme victime d’erreur judi-


ciaire. Le procureur général de la Nouvelle-Écosse jugea oppor-
tun de saisir le Conseil canadien de la magistrature du dossier. Il
justifia sa demande d’enquête déontologique par la nécessité de
rétablir la confiance des citoyens de sa province envers la Cour
d’appel. L’impartialité des juges d’appel ayant été sérieusement
mise à mal, un comité d’enquête disciplinaire (trois juges et deux
avocats) devait donc vérifier s’il y avait matière à destituer les trois
juges encore actifs, les deux autres étant retraités.
Procédant à l’exégèse d’un arrêt de la Cour suprême (affaire
MacKeigan c. Hickman), le comité d’enquête déclara que le dossier
ne révélait aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait le
témoignage forcé des magistrats. Personne n’ayant prétendu que
les juges d’appel étaient animés de mauvaises intentions, le comité
jugea l’interrogatoire inopportun. L’exercice aurait porté sur des
délibérations de nature privée ayant eu lieu en cours de rédaction
des motifs de jugement, ajouta le comité. On fit grand cas de la
sagesse qui sous-tend la règle contraignant les juges à ne parler
qu’une seule fois, c’est-à-dire dans leur jugement. Face à l’État, la
Cour suprême avait qualifié d’attribut essentiel à son indépen-
dance le droit au silence d’un magistrat sur sa façon de juger.
La découverte incessante, ces dernières années, d’erreurs judi-
ciaires dans des affaires de meurtre illustre tragiquement la faillibi-
lité du système judiciaire, et ce malgré l’existence de garanties
étendues visant à protéger les innocents. L’historique de certaines
erreurs judiciaires médiatisées au Canada fait voir qu’un procès
équitable ne garantit pas toujours un verdict sûr. L’une des préoc-
cupations dominantes de la justice pénale, voire son premier souci,
est d’éviter qu’une personne innocente soit déclarée coupable. La
règle décrétant qu’un innocent ne doit pas être condamné consti-
tue un principe de justice fondamentale que garantit la Charte
canadienne. Les cinq juges d’appel avaient devant eux la preuve
irréfutable de l’innocence de Marshall. Comment donc ont-ils pu,
après mûre réflexion, écrire cette énormité : « Toute erreur judi-
ciaire est maintenant plus apparente que réelle » ?
Les membres du comité d’enquête signalèrent l’incongruité
de cette affirmation : « On ne peut certainement pas prétendre
Le gardien des juges 235

sérieusement que la condamnation d’une personne innocente, qui


était, du reste, adolescente à ce moment, et qui a ensuite été injus-
tement emprisonnée pendant plus de 10 ans, n’était pas une erreur
judiciaire flagrante. » Bref, c’était une véritable méprise judiciaire
et surtout pas une erreur plus apparente que réelle. Manifestant
une compassion de bon aloi envers Donald Marshall, le comité
décréta qu’aucune réparation ne pouvait effacer une privation
injustifiée de liberté et refléter fidèlement le drame vécu par un
innocent. Supputant la réaction d’une personne raisonnable face
au dossier, l’organisme d’enquête fut d’avis qu’elle « trouverait
certaines paroles des juges pour le moins exagérées » !
Ici, le gardien des juges a subtilement pratiqué le mélange des
genres. Estimant être devant une simple erreur de droit, c’est-à-
dire une mauvaise qualification de la preuve, les membres du
comité d’enquête conclurent qu’on ne devait pas révoquer les
juges d’appel pour avoir commis une erreur de droit. Ce faisant, ils
évitèrent de répondre à la véritable question : les juges d’appel
ont-ils manqué à l’honneur et à la dignité de leur fonction ? Dans
l’affirmative, les juges disciplinaires devaient prononcer la destitu-
tion en affirmant que la conduite reprochée portait si manifeste-
ment atteinte aux notions d’impartialité, d’intégrité et d’indépen-
dance de la justice qu’elle ébranlait suffisamment la confiance
de la population pour rendre les juges incapables de s’acquitter de
leur fonction.
Ayant admis qu’il ne s’agissait que d’une simple erreur de
droit, les signataires du rapport n’eurent aucun mal à conclure que
l’inconduite des juges d’appel ne justifiait pas leur destitution.
Conscients d’avoir bâclé leur travail, les membres du comité d’en-
quête se sont rabattus sur un faux-fuyant : les trois juges encore
actifs totalisaient 79 années d’expérience ! De plus, ces juges expé-
rimentés ont tout de même acquitté Donald Marshall ! Deux
remarques s’imposent devant pareille ineptie : plus la sottise vient
de haut, moins elle est excusable ; lorsque la preuve crève les yeux,
l’acquittement d’un innocent n’a rien à voir avec la délicatesse et
l’empathie, et encore moins avec le dossier antérieur d’un juge.
Le mépris bien senti des cinq juges de la Cour d’appel en-
vers Donald Marshall, un autochtone, portait insidieusement
236 Fenêtres sur la justice

l’empreinte d’un préjugé raciste. Du moins, un observateur rai-


sonnable pouvait aisément avoir cette impression. Le choix des
mots, la tournure des phrases et le consensus révélaient que ces
propos étaient délibérés. Cette fois, un comportement tristement
discriminatoire ébranla la valeur culte de la justice qu’est l’appa-
rence d’impartialité. S’il est un cas extrême où le comité d’en-
quête était tenu de forcer des juges à s’expliquer, c’est bien le
dossier Marshall. Quelles pourraient bien être, en d’autres circons-
tances, les conditions d’ouverture d’un franc dialogue au sein de la
magistrature entre l’examinateur et l’examiné ?
Risquons une explication. L’affaire Marshall se passait en 1990.
Il n’était pas de bon ton, à cette époque, d’admettre que certains
juges pouvaient être bouffis de préjugés sexistes ou racistes. Une
chape de plomb pesait sur les épaules du gardien de la magistra-
ture. Dès sa création en 1971, le Conseil canadien de la magistra-
ture affichait un esprit corporatiste. John Turner, ministre fédéral
de la Justice du temps, déclarait qu’il était préférable que la magis-
trature assure sa propre discipline, plutôt que de recourir à la Loi
sur les enquêtes pour destituer un juge. Il arguait qu’« [u]ne foule
de dossiers pourraient être traités plus discrètement à un stade
moins avancé par les juges mêmes, par l’entremise du [Conseil],
avant que la situation ne se détériore et devienne publique par
application de la Loi sur les enquêtes ». D’autres dossiers permet-
tent de voir comment l’esprit corporatiste et la mesure confrater-
nelle peuvent teinter la justice disciplinaire des juges.

L’insouciance culturelle
Valeur phare de la société canadienne, l’égalité oblige la
magistrature à aseptiser son langage. Le juge Barakett de la Cour
supérieure s’est retrouvé dans une situation délicate avec la justice
disciplinaire pour avoir manqué de respect envers la culture
autochtone. Résultat : il a dû faire amende honorable, confesser ses
erreurs et parfaire son éducation. Pour ces motifs, malgré le bien-
fondé de plusieurs plaintes, un sous-comité du Conseil canadien
de la magistrature classa le dossier puisque la révocation du juge
Barakett n’était pas souhaitable.
Le gardien des juges 237

À l’occasion d’un jugement sur la garde d’enfants, différents


représentants des Premières Nations reprochèrent au juge Bara-
kett d’avoir fait preuve d’un préjugé défavorable envers les popu-
lations autochtones. L’organisme disciplinaire récusa certains
reproches au motif que la plainte « constitu[ait] une question de
droit et [relevait] de [son] pouvoir discrétionnaire ». Cette décision
sommaire ressemblait à une voie d’évitement. En effet, le juge
Barakett avait décrit le père comme un bon citoyen n’ayant pas eu
de démêlés avec la justice. Pourtant, celui-ci avait déjà été
condamné pour voies de fait. Sous prétexte que cette inexactitude
s’inscrivait dans un contexte précis, le sous-comité rejeta la plainte
en qualifiant cette appréciation des faits de question de droit rele-
vant de la discrétion judiciaire. Raisonnement curieux, car quelle
que soit la nature juridique de l’erreur, il fallait plutôt évaluer les
répercussions du propos sous l’angle déontologique.
Dans un premier temps, l’organisme disciplinaire dressa un
bilan négatif : tant à l’audience que dans son jugement, le juge
Barakett fit plusieurs commentaires répréhensibles. Selon les
membres du sous-comité, certaines remarques dénotaient « une
absence de sensibilité » et étaient « offensantes à l’égard de la cul-
ture autochtone ». Craignant que cette inconduite révèle « un
parti pris contre la culture autochtone » susceptible de porter
atteinte à l’exigence constitutionnelle d’égalité, les mandataires du
Conseil canadien de la magistrature demandèrent à un avocat
indépendant de mener une enquête supplémentaire. Ce dernier
découvrit un autre dossier dans lequel le juge Barakett avait tenu
des propos désobligeants à l’égard des allocataires d’aide sociale.
L’enquêteur indépendant et le juge en chef associé de la Cour
supérieure furent convaincus de la sincérité des excuses formulées
par le juge Barakett et de son ferme propos d’amender sa
conduite. À cette fin, il s’était engagé à parfaire ses connaissances
sur la culture autochtone. Sur la foi de nouveaux éléments, le
sous-comité devait conclure à l’absence de « malveillance ». Les
propos litigieux auraient résulté de « l’ignorance de la culture
autochtone plutôt que [du] mépris pour celle-ci ».
L’organisme disciplinaire estima que l’opinion publique avait
sans doute cru que le juge Barakett avait « tiré la leçon de cette
238 Fenêtres sur la justice

expérience ». À propos du critère de la confiance publique,


l’observation suivante fait voir l’importance de l’autocritique d’un
juge sous le coup d’une procédure disciplinaire : « Lorsque l’on
applique le critère de la confiance de la population, il peut être
important de tenir compte non seulement de la conduite repro-
chée mais aussi de la réaction subséquente du juge à l’égard de la
conduite en question. » Cette proposition prend appui sur la fina-
lité de la déontologie judiciaire favorisant des mesures correctives
plutôt que le châtiment du juge déviant. Lorsque la confiance du
public quant au traitement des plaintes est raffermie, on doit
exclure la révocation d’un juge.

L’immunité disciplinaire
Dans l’affaire Bienvenue, l’opinion minoritaire du Conseil
canadien de la magistrature fit grand cas de la nécessité d’aborder
avec prudence et retenue l’examen de la conduite d’un juge dans
l’exercice de sa fonction judiciaire. L’affaire Boilard marque un
tournant dans l’évolution de la justice disciplinaire des juges de
nomination fédérale. À l’unanimité, le Conseil a clairement déli-
mité son pré carré. Dorénavant, quelle que soit la substance d’une
recommandation formulée par un comité d’enquête, le collectif
des juges en chef reste seul maître à bord.
Le dossier Boilard s’est joué en trois actes. Dans un premier
temps, un avocat déposa une plainte au Conseil canadien de la
magistrature. Il reprochait au magistrat son attitude méprisante et
blessante à son égard. On créa un sous-comité d’enquête pour
étudier l’affaire. Il classa le dossier, non sans avoir sévèrement
blâmé le juge Boilard. On dénonça ses marques d’impatience et
ses remarques immodérées envers un officier de la Cour. Le sous-
comité écrivait notamment que le fait de « [d]ispenser justice en
insultant gratuitement l’avocat ne sied ni au juge ni à la magistra-
ture ». De tels commentaires révélaient un mépris bien affiché
d’un juge envers un avocat, sur les plans tant individuel que pro-
fessionnel. L’organisme disciplinaire nota que la Cour d’appel du
Québec avait, plus d’une fois, rabroué le juge Boilard.
À la reprise de l’important procès qu’il présidait depuis un
Le gardien des juges 239

certain temps, le magistrat se récusa. Il estimait que l’autorité dis-


ciplinaire de la magistrature l’avait jugé « inapte à exercer sa fonc-
tion et que son comportement discrédit[ait] sa profession ». S’in-
terrogeant sur son avenir professionnel, le juge Boilard déclara
songer à la retraite. Anéanti par l’événement, il croyait ne plus
avoir l’autorité morale, et peut-être l’aptitude requise, pour conti-
nuer son rôle d’arbitre dans le procès en cours. Ce magistrat expé-
rimenté croyait que, à la suite des remarques du sous-comité, son
impartialité était fragilisée. L’affaire fit grand bruit. Plus d’une cen-
taine de témoins avaient déjà déposé pendant plusieurs mois.
L’obligation de reprendre l’exercice se révélait cauchemardesque.
D’aucuns déploraient le coût financier de ce gâchis, d’autres
manifestèrent leur scepticisme face à l’efficacité de notre justice
pénale.
Le deuxième acte de l’affaire Boilard nous ramène à une
enquête que mena un comité du Conseil canadien de la magistra-
ture, à la suite d’une plainte déposée par le procureur général du
Québec après l’interruption du procès. Fondée sur des préoccu-
pations d’ordre personnel ou administratif, l’autorécusation d’un
juge est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.
En effet, on peut lier l’inconduite déontologique aux inconvé-
nients majeurs susceptibles d’affecter les parties, sans oublier les
témoins et l’administration de la justice en général. De surcroît, on
peut ainsi porter atteinte au droit de l’inculpé d’être jugé dans un
délai raisonnable. Comment savoir si le retrait d’un juge repose
uniquement sur l’exercice judicieux de sa discrétion judiciaire ou
relève de préoccupations personnelles ?
Prenant appui sur les motifs qu’évoqua publiquement le juge
Boilard, l’organisme d’enquête observa que l’avortement du pro-
cès faisait suite au blâme prononcé à son encontre pour son
inconduite envers un avocat. À bon droit, les membres du comité
d’enquête postulèrent qu’une décision judiciaire, discrétionnaire
ou non, n’échappe pas à l’examen déontologique. En effet, sous
l’angle déontologique, pareille décision peut connoter une
conduite fautive ou établir l’incapacité d’un juge d’accomplir sa
charge correctement. Il est acquis que l’autorité disciplinaire n’a
pas à réviser la légalité des décisions judiciaires. Cette fonction
240 Fenêtres sur la justice

relève exclusivement des tribunaux d’appel. Cependant, l’orga-


nisme enquêteur doit examiner la conduite d’un juge dans toute
situation où celui-ci exerce un pouvoir dans le cadre de ses fonc-
tions judiciaires, si cette conduite est susceptible de porter raison-
nablement atteinte à la confiance du public envers le titulaire de la
charge.
Selon le comité d’enquête, le juge Boilard s’était récusé pour
une raison étrangère au procès qu’il présidait. Ses examinateurs lui
reprochaient une lecture erronée de la lettre expédiée par l’orga-
nisme disciplinaire pendant le déroulement du procès qu’il prési-
dait. Cet acte de désapprobation, selon eux, ne mettait aucune-
ment en cause l’aptitude du juge Boilard à remplir utilement ses
fonctions. C’était plutôt une incitation à modifier sa conduite
dans ses rapports avec les avocats. Cet arrêt de fonction, conclut le
comité d’enquête, était de nature à miner la confiance du public.
Soyons juste envers le juge Boilard : il croyait qu’un collègue
pourrait prendre le relais et poursuivre le procès. Dans l’hypothèse
où une faute déontologique s’apprécie à l’aune de l’insouciance,
on se devait de prendre en compte l’état d’esprit du magistrat.
Rappelant la longue carrière du juge et le fait qu’il avait repris
l’exercice de ses fonctions sans que quiconque proteste, le comité
d’enquête fut d’avis que le juge Boilard ne méritait pas la destitu-
tion, bien qu’il ait manqué aux devoirs de sa charge.
Le troisième acte de la saga Boilard relève du Conseil canadien
de la magistrature. Il comporte un cinglant désaveu du rapport
rédigé par les trois juristes tenus de faire enquête. S’agissant de
sanctionner les abus de la magistrature, craignait-on des excès
de censure de la part du gardien des juges ? Brandissant l’étendard
de l’indépendance de la magistrature, les juges en chef du pays ont
étendu la portée de l’immunité judiciaire. On rendit cette déci-
sion : « À moins qu’un juge n’ait fait preuve de mauvaise foi ou
commis un abus dans l’exercice de sa charge, une décision judi-
ciaire discrétionnaire ou encore les circonstances à l’origine de
cette décision ne sauraient servir de fondement » à une conclusion
d’inconduite déontologique. Voici le pivot de ce joli coup de
plume : « L’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire est au
cœur de l’indépendance judiciaire. » Cette phrase est trompeuse.
Le gardien des juges 241

Le maintien de la confiance du public dans l’administration de


la justice requiert l’existence de procédures crédibles pour contrô-
ler la discipline des juges. Sous l’angle constitutionnel, la garantie
d’inamovibilité de la magistrature — un attribut du principe d’in-
dépendance — comporte deux exigences en matière discipli-
naire : d’abord, on ne peut révoquer un juge que pour un motif
déterminé lié à sa capacité d’exercer ses fonctions judiciaires ;
ensuite, on doit prévoir une enquête judiciaire pour établir l’exis-
tence de ce motif, dans le cadre de laquelle le juge doit avoir l’oc-
casion de se faire entendre. Un tel organisme d’enquête ne relève
pas du gouvernement, à qui un juge peut refuser de dire comment
et pourquoi il a pris une décision judiciaire. Par conséquent,
devant le Conseil canadien de la magistrature et ses mandataires,
on ne devrait jamais évoquer l’immunité judiciaire.
Gardons-nous de confondre l’exercice d’un pouvoir discré-
tionnaire et la revendication de l’immunité judiciaire. Il est acquis
que le pouvoir discrétionnaire du juge, aussi large soit-il, n’est
pas illimité ; il ne peut jamais faire l’objet d’un exercice arbitraire.
Un pouvoir discrétionnaire est arbitraire s’il n’y a pas de critères,
exprimés ou tacites, qui en régissent l’exercice. Alors que l’arbi-
traire désigne le pouvoir exercé à sa guise, selon son bon vouloir, la
discrétion est assujettie à certaines règles, même si elle écarte
l’obligation stricte d’agir. Sous un angle de pure légalité, une cour
d’appel peut intervenir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire
d’un magistrat uniquement lorsque ce dernier s’est fondé sur des
considérations erronées en droit ou si sa décision est erronée au
point de créer une injustice. Outre les conséquences juridiques
d’une erreur de droit, l’abus de discrétion, sous l’angle déontolo-
gique, peut révéler une inconduite judiciaire. L’un n’empêche pas
l’autre.
Dans le passé, le gardien des juges a déjà dénoncé l’usage abu-
sif de la discrétion judiciaire. Dans l’affaire Marshall, le comité
d’enquête désapprouva la conduite d’une formation de la Cour
d’appel de la Nouvelle-Écosse, sans toutefois conclure formelle-
ment à un manquement déontologique. Pourtant, le choix des
mots relevait de la discrétion judiciaire des juges d’appel. Dans
l’affaire Bienvenue, le magistrat concerné avait si mal choisi ses
242 Fenêtres sur la justice

mots dans l’exercice de sa discrétion judiciaire que cet abus lui


valut une recommandation de destitution.
Depuis l’affaire Boilard, sauf preuve du contraire, un juge en
exercice est présumé agir de bonne foi. Selon le Conseil canadien
de la magistrature, en l’absence d’allégation formelle de mauvaise
foi ou d’abus, le gardien des juges doit refuser d’examiner une
plainte au motif que la nature de la demande d’enquête et la
preuve au dossier indiquent l’absence d’un manquement à l’hon-
neur et à la dignité. Cette approche rigide ignore l’enseignement
de la Cour suprême. Dans l’affaire Therrien, on jugea qu’un orga-
nisme d’enquête était maître de sa procédure. La déontologie de
la magistrature favorise l’autonomie de la procédure plutôt que la
judiciarisation du processus d’enquête.
Sur la question de récusation, le Conseil statua qu’il incombe
à chaque juge de déterminer en toute bonne foi s’il existe des cir-
constances le rendant inapte à siéger dans une affaire. Dans le cas
du juge Boilard, tous les juges en chef présents déclarèrent que
rien ne permettait de réfuter les présomptions de bonne conduite
déontologique. Au contraire, fit-on valoir, la preuve indiquait l’ab-
sence de mauvaise foi et de considérations inappropriées.

Le tango d’un couple mal assorti


D’aucuns perçoivent la juge L’Heureux-Dubé comme un
parangon de féminisme judiciaire. Pour d’autres, le juge McLung
de la Cour d’appel d’Alberta incarne le prototype du machiste
judiciaire. En 1999, une collision frontale impliqua ces deux
membres de la haute magistrature canadienne. La Cour suprême
(affaire Ewanchuk) avait statué que le consentement tacite en
matière d’agression sexuelle n’était pas une défense. Sur la place
publique, ce jugement consacra l’adage « non, c’est non ! ». Ayant
souscrit à l’opinion majoritaire, la juge L’Heureux-Dubé ajouta
des remarques de son cru. Le juge McLung en fit les frais.
Condamnant les stéréotypes en matière de violence faite aux
femmes, la juge (maintenant retraitée) de la Cour suprême épingla
durement le juge d’appel pour avoir utilisé des propos machistes et
tenu des raisonnements défaillants. La juge L’Heureux-Dubé cita
Le gardien des juges 243

notamment l’affirmation suivante du juge McLung : « [L]a plai-


gnante n’était pas vêtue d’une crinoline et d’un bonnet lorsqu’elle
s’est présentée devant Ewanchuk. » Il avait, en outre, décrit
les gestes de l’accusé comme des « intentions romantiques ». Pour
la juge de la haute cour, cette description du comportement
d’Ewanchuk revenait à banaliser les agressions sexuelles dont
les femmes sont victimes. Du haut de sa tribune judiciaire, elle
dénonça certains stéréotypes incompatibles, selon elle, avec les
valeurs protégées par la Charte canadienne. Dans ses références, la
juge L’Heureux-Dubé cita un ouvrage (Toward a Feminist Theory of
the State) de Catharine MacKinnon, papesse du féminisme
extrême. Rien pour apaiser les esprits qui abhorrent cette mou-
vance idéologique.
Fait rare et inusité, le juge McLung exposa ses états d’âme dans
une lettre au quotidien National Post. Ses propos tenaient du
délire. Selon lui, le féminisme ne serait pas étranger au taux élevé
de suicide chez les hommes du Québec. Et, devait-il préciser, la
juge L’Heureux-Dubé est féministe. Cette balourdise provoqua
un déluge de plaintes au Conseil canadien de la magistrature. L’ar-
roseur devint l’arrosé. Disant tout ignorer du décès tragique (par
suicide) du conjoint de la juge L’Heureux-Dubé, le juge McLung
lui envoya une lettre d’excuses. Ténor du Barreau, Me Edward L.
Greenspan emprunta la voie médiatique pour expliquer, dans des
termes forts, les raisons pour lesquelles le juge McLung avait polé-
miqué publiquement : « By labeling Judge McLung, in effect, the male
chauvinist pig of the century, the chief yahoo from Alberta, the stupid, igno-
rant, ultimate sexist male jerk, Judge L’Heureux-Dubé did an unneces-
sary and mean-spirited thing. It was undignified and very wrong. I am not
surprised that Judge McClung reacted angrily by writing a letter and
giving an interview to the National Post. »
Ironiquement, les deux acteurs de ce psychodrame judiciaire
se sont retrouvés devant l’autorité disciplinaire de la magistrature
puisque l’organisme REAL Women of Canada déposa une plainte
à l’encontre de la juge L’Heureux-Dubé. Le président du comité
sur la conduite des juges rejeta sommairement ce reproche. D’en-
trée de jeu, le juge McEachern rappela que le principe de l’indé-
pendance judiciaire garantit aux juges la liberté d’expression dans
244 Fenêtres sur la justice

leur jugement. Pourvu qu’ils respectent les paramètres généraux


du cas dont ils sont saisis, les juges peuvent s’exprimer sans crainte
de sanctions et de représailles. La bonne administration de la jus-
tice exige que les juges ne soient pas gênés de prendre des déci-
sions difficiles, voire impopulaires. Cela dit, le juge enquêteur
reconnaît que la juge L’Heureux-Dubé a tenu des propos costauds
pour critiquer le point de vue du juge McLung. Bien que forts, on
jugea de tels commentaires pertinents à l’objet du pourvoi. Ils res-
pectaient les limites d’une conduite judiciaire convenable.
Plus long et sinueux fut le traitement des plaintes relatives à la
conduite du juge McLung. Un sous-comité d’enquête scruta,
outre son élan rageur contre la juge L’Heureux-Dubé, d’autres
dossiers du juge McLung. Les membres de ce comité récusèrent
sans mal la justification qu’avançait le juge McLung, selon laquelle
il était légitime de repousser une attaque personnelle. Selon l’or-
ganisme d’enquête, l’avis rédigé par la juge L’Heureux-Dubé
rejoignait celui de la Cour suprême pour critiquer le raisonne-
ment articulé par le juge McLung dans un dossier, et n’était pas un
règlement de comptes personnel.
Étrangement, le sous-comité d’enquête a fini par passer
l’éponge sur les nombreuses frasques du juge McLung. Ce dernier
ayant admis que l’envoi d’une lettre à un journal, et surtout le ton
employé, étaient inconvenants, cet « incident isolé » et cette
« conduite impulsive » ne justifiaient pas un examen plus appro-
fondi. Au passage, l’organisme d’enquête devait néanmoins
conclure que les propos regrettables du juge McLung excédaient
la limite de l’expression judiciaire permise. Il s’agissait d’une
conduite inacceptable. Cette inconduite étant celle d’un juge
expérimenté d’une cour d’appel, le reproche pesait lourdement
sur la confiance que pouvait avoir un observateur raisonnable.
Traitant de la libre expression des juges, le sous-comité rappela
quelques poncifs. Loin d’être absolu, le concept d’indépendance
de la magistrature s’accommode d’une restriction du droit de
parole des juges afin de préserver la confiance du public envers le
corps judiciaire. L’expression, fit-on valoir, se traduit par une
forme de conduite. Celle-ci peut refléter un comportement inso-
lent envers une partie ou un procureur. Elle peut aussi dissimuler
Le gardien des juges 245

une attitude teintée de racisme, d’intolérance religieuse ou de


sexisme. Les justiciables étant avant toute chose des êtres humains,
le pouvoir de les juger constitue un privilège pour le juge. Voilà
pourquoi le public s’attend à ce que les juges fassent montre de
modération, d’équité et de sagesse dans leurs propos.
Dans un autre dossier (affaire Vriend), le juge McLung avait
tenu des propos équivoques. L’inclusion de l’orientation sexuelle
dans la loi albertaine sur les droits de la personne risquait, selon lui,
d’entraîner la reconnaissance de la sodomie, une pratique sexuelle
contraire à des principes moraux bien établis. Pour l’organisme
d’enquête, on pouvait percevoir cette remarque comme une alléga-
tion selon laquelle les homosexuels étaient des gens foncièrement
immoraux. En outre, la mention d’affaires criminelles scabreuses
concernant des prédateurs sexuels insinuait que l’homosexualité
était une déviance sexuelle dont les enfants étaient parfois victimes.
Le sous-comité estima que cette allusion perpétuait un stéréotype
porteur de violence envers la communauté gay. Dans l’un et l’autre
cas, il s’agissait de commentaires excédant la grande latitude dont
bénéficient les juges dans l’élaboration d’un jugement. Sans lien
logique avec les questions en litige, ces digressions inappropriées
portaient atteinte au droit à l’égalité d’un segment de la population.
Après avoir sévèrement tancé le juge McLung, le sous-comité
d’enquête aurait dû logiquement refiler le dossier à un comité
chargé d’établir s’il y avait matière à destitution. Défiant toute
logique, après avoir reconnu que l’inconduite du juge McLung était
grave, les trois membres examinateurs ont statué qu’une enquête
officielle n’était pas justifiée.Au nom de ses collègues, la juge Glube
donna les facteurs ayant motivé cette étonnante décision : la Cour
suprême a infirmé les deux jugements à l’occasion desquels le juge
McLung avait bafoué la déontologie judiciaire ; ce dernier a connu
une longue et brillante carrière comme avocat et juge ; l’absence
d’intention malveillante chez celui-ci ; l’espoir que, pour l’avenir, le
magistrat bavard saurait tirer profit de sa mésaventure.
Loin de justifier la clôture du dossier, les motifs mis de l’avant
font ressortir la faiblesse de cette insolite décision. La confiance du
public est un matériau friable. Pour la raffermir, il faut un proces-
sus d’enquête transparent et crédible au cours duquel il faut que le
246 Fenêtres sur la justice

juge intéressé puisse non seulement, mais doive s’expliquer. Là et


alors, le gardien de la magistrature peut raisonnablement subodo-
rer les bonnes intentions du délinquant. Si l’affaire doit se conclure
par une simple réprimande, cette sanction n’a de sens que si le
juge concerné l’accepte en reconnaissant publiquement son
inconduite et, surtout, en manifestant un sincère désir de s’amen-
der. Sinon, le recours à la réprimande devient un exercice de pure
forme dont l’effet est de ravaler la crédibilité du système discipli-
naire des juges. Au final, c’est la confiance du public envers la
magistrature qui se trouve ébranlée.
À la réflexion, pourquoi faudrait-il nous satisfaire d’un acte de
foi envers un mécanisme d’enquête tenu derrière des portes closes ?
Dans le cas ténébreux du juge McLung, une enquête publique
aurait justement permis de clarifier la situation. Faute d’un débat
contradictoire crédible, il y a danger que le juge McLung traîne
avec lui dans l’opinion publique une image de partialité. Les
femmes en général et les communautés gay et lesbienne en parti-
culier sont concernées. Ça fait tout de même beaucoup de monde.
Rappelons-nous l’affaire du juge Bienvenue : on démontra son
inaptitude à exercer ses fonctions par la tenue d’une enquête
publique. Dans l’affaire de la juge Moreau-Bérubé, le Conseil de la
magistrature du Nouveau-Brunswick a recommandé sa destitu-
tion. Encore là, ce n’est qu’après que toutes les étapes d’enquête et
d’examen du dossier eurent été franchies publiquement que la
sanction capitale est tombée. Même chose dans le cas du juge Ther-
rien : au moment de procéder publiquement à sa propre enquête, la
Cour d’appel a pu bénéficier de toute la preuve recueillie en
audience publique par le Conseil de la magistrature. Un débat
contradictoire eut lieu. Un membre du comité d’enquête ayant
donné un avis dissident, la Cour d’appel et, plus tard, la Cour
suprême ont bénéficié d’une grande diversité de points de vue.

Une juge atypique


De façon récursive, la juge Andrée Ruffo a suscité l’attention
médiatique. Personnage controversé, elle se bagarre bec et ongles
avec ses pairs. Au besoin, elle n’hésite pas à judiciariser son com-
Le gardien des juges 247

bat. Cette juge atypique incarne la volonté de ne jamais s’incliner ;


ni devant ses juges, ni devant les principes, ni devant les faits.Vu de
l’extérieur, son cheminement chaotique provoque agacement et
questionnement. Ponctuée de coups de gueule, sa carrière annon-
çait une destitution programmée.
Une éditorialiste (La Presse, 6 mars 2004) a sèchement mis en
doute son combat pour la cause des enfants en détresse : il s’agirait
plutôt d’un prétexte servant à promouvoir son image publique. À
propos de l’exigence de confiance du public envers la magistra-
ture, Katia Gagnon observa que cette question était « délicate dans
le cas d’Andrée Ruffo, parce qu’elle est perçue comme une défen-
seure acharnée de la cause des enfants en détresse. Cependant, les
faits montrent que cet activisme, de toute façon inapproprié pour
un juge, vise bien davantage à promouvoir la personne d’Andrée
Ruffo. » Quelles que soient les opinions déjà exprimées, l’examen
de trois dossiers disciplinaires impliquant la juge Ruffo peut nous
renseigner.

Le devoir de réserve: prise un


Au risque de devenir un être falot ou désincarné, le juge ne
saurait s’abstraire de son milieu social. Cette remarque du Conseil
de la magistrature du Québec se trouve consignée dans le rapport
du comité d’enquête qui a traité la première affaire Ruffo en 1990.
Les signataires du rapport ont approuvé l’opinion du sociologue
Léon Dion, selon qui « le silence des juges apparaît à plusieurs
comme une manifestation de partialité, une preuve de conserva-
tisme ; une option en faveur des idéologies dominantes et un aveu
de complicité avec les régimes politiques en place ». En clair, si le
juge ne devait être que la bouche de la loi, la fonction judiciaire
serait ravalée à celle d’un tampon encreur. Pour Léon Dion, mieux
vaut pour le juge la participation active au mouvement des idées
que l’isolement et le silence.
Les membres enquêteurs se sont également inspirés de la
réflexion faite par Jules Deschêne (autrefois juge en chef de la Cour
supérieure) sur la place de la magistrature dans notre société. Selon
cet éminent juriste, nous nous rendrions un bien mauvais service
248 Fenêtres sur la justice

en imposant le bâillon aux juges. Ceux-ci peuvent contribuer, dans


d’autres domaines que la jurisprudence, au mûrissement de la pen-
sée sociale dans un esprit de total désintéressement. Dans une salle
de cour, les juges se retrouvent en quelque sorte dans un observa-
toire. Le juge Deschêne dit magnifiquement que nous nous muti-
lons nous-mêmes en prétendant imposer à ceux qui président les
tribunaux un silence contraignant sur tous les sujets dont ils sont
les témoins privilégiés et qui touchent souvent la fibre la plus
intime de la vie individuelle et sociale.
À la recherche d’un point d’équilibre, le comité enquêteur
déclara qu’un juge, dans ses interventions publiques, doit agir avec
une extrême prudence. Cette contrainte, liée au devoir de réserve,
vise à préserver l’impartialité du juge, tant dans son essence que
dans ses manifestations. Les signataires du rapport ajoutèrent que
de trop nombreuses interventions publiques faites par les juges, à
temps et à contretemps, risqueraient d’aboutir à une cacophonie
d’opinions aussi diverses que contradictoires. Sur des questions
épineuses, l’intervention d’un juge en chef ou d’une association
de juges pourrait suffire.
En résumé, au Québec, la coutume et le code de déontologie
limitent la liberté d’expression des juges de nomination provin-
ciale. Par conséquent, la séduction exercée par les médias auprès de
certains juges peut leur valoir des ennuis disciplinaires. L’activisme
judiciaire, inspiré par la défense ou par la promotion d’une noble
cause, comporte en soi un haut risque d’atteinte à l’obligation de
réserve. La faveur de l’opinion publique ou d’un segment de celle-
ci ne saurait être un facteur pertinent. En effet, la popularité d’un
juge dans la collectivité ou l’agacement qu’il suscite se répercutent
invariablement sur la perception publique de son impartialité.

Le devoir de réserve: prise deux


Malgré la réprobation manifeste de ses pairs quant à ses écarts
de conduite à propos de son obligation de réserve, la juge Ruffo
maintint ses activités publiques. Celles-ci prirent notamment la
forme de conférences, d’entrevues dans les médias, de soirées
bénéfices, de sollicitation de fonds et d’utilisation de son nom à
Le gardien des juges 249

l’occasion d’événements publics. Citée devant un comité de disci-


pline, la juge Ruffo fit valoir pour sa défense qu’un juge du Tribu-
nal de la jeunesse remplit une mission différente de celle qui est
dévolue au juge siégeant dans un tribunal civil ou pénal. Selon
elle, la protection de l’enfant justifiait son action publique. Le
comité d’enquête récusa l’argument. Comme tous ses collègues, la
juge Ruffo devait rendre justice selon les règles de l’art.
L’organisme enquêteur décréta qu’il était contre-indiqué
pour un juge d’entreprendre sur la place publique une campagne
pour dénoncer des abus ou critiquer les politiques existantes.
Comme arbitre des litiges, un magistrat ne peut afficher ses cou-
leurs et ses préférences personnelles.Toute perception raisonnable
de partialité d’un juge atteint l’ensemble du corps judiciaire. Selon
le comité d’enquête, la juge Ruffo a sciemment ignoré son devoir
de réserve. Bref, par son comportement clairement et continû-
ment affiché, elle a violé son obligation d’objectivité judiciaire.
On ajouta un nouveau blâme à la série de réprimandes faites à la
juge Ruffo.

L’arrosé arroseur
Un juge blâmé par son organisme disciplinaire peut-il ouver-
tement commenter ou critiquer la décision rendue par ses pairs à
son encontre ? Au détour d’une révision judiciaire annoncée, le
juge concerné peut-il manifester son désaccord ? Le Conseil qué-
bécois de la magistrature s’est penché sur cette délicate question.
À l’occasion d’un point de presse tenu au cabinet de son procu-
reur, la juge Ruffo avait commenté quatre réprimandes consi-
gnées dans un dossier disciplinaire antérieur. Elle disait notam-
ment vouloir continuer à se battre et s’être sentie blessée et
humiliée par les plaintes portées contre elle. Cela lui valut une
nouvelle plainte.
Le comité d’enquête saisi de l’affaire formula le principe sui-
vant : le refus d’accepter une sanction déontologique constitue en
soi un acte d’indiscipline susceptible de miner la confiance du
public dans le processus de justice interne de la magistrature. Par
conséquent, un juge pour qui la déontologie pèse trop lourd doit
250 Fenêtres sur la justice

quitter les rangs du corps judiciaire. Un juge doit accepter avec


dignité que ses pairs le réprimandent, sans quoi cette mesure dis-
ciplinaire risque de n’avoir aucune crédibilité auprès de la popula-
tion. La réputation de la magistrature est en cause.
Rien n’empêche un juge réprimandé par ses pairs d’exercer
ses recours, ajouta le comité examinateur. En l’espèce, on écarta le
reproche déontologique au motif que la juge Ruffo avait agi de
bonne foi. Conseillée par son procureur, elle avait jugé opportun
de faire valoir publiquement son point de vue en faisant l’annonce
d’une contestation judiciaire de la sanction qui l’accablait.

L’activité lucrative
Il faut savoir gré à la juge Ruffo de contribuer au développe-
ment de la déontologie judiciaire. Ses activités de conférencière
ont forcé la réflexion de ses collègues. Une affaire de causerie
donnée contre rémunération a sérieusement embêté le Conseil
québécois de la magistrature. Au terme d’une enquête menée par
quatre membres (le cinquième s’étant récusé), deux juges ont
rejeté la plainte qui comportait plusieurs volets et les deux autres
l’ont partiellement accueillie. Ces derniers auraient recommandé
au Conseil qu’on fasse une réprimande à la juge Ruffo.
Rappelons les règles du jeu. Son investigation terminée, le
comité enquêteur remet son rapport et ses recommandations au
Conseil. Si le rapport conclut que la plainte est sans fondement, le
Conseil doit transmettre un avis motivé au ministre de la Justice,
au juge concerné et au plaignant. Si la plainte est jugée fondée,
le Conseil, suivant les recommandations du rapport, réprimande le
juge ou recommande au ministre de la Justice de saisir la Cour
d’appel d’une requête. L’objet de cette procédure exceptionnelle
d’enquête concerne la destitution du juge. En l’espèce, le Conseil
québécois de la magistrature s’est retrouvé dans un cul-de-sac. Ses
membres se sont limités à prendre acte des opinions contradic-
toires du comité d’enquête et de les communiquer à qui de droit.
Sous l’angle juridique, il n’y a pas eu de réprimande formelle par
l’autorité compétente.
La juge Ruffo avait donné une conférence au Salon de la
Le gardien des juges 251

médecine douce. Pourquoi les quatre juges du comité d’enquête


ont-ils différé d’opinion dans cette affaire jugée en 2000 ? Il leur
fallait déterminer si la participation rémunérée de la juge Ruffo à
une conférence publique était une activité incompatible avec la
fonction judiciaire. Le juge en chef adjoint l’avait convoquée, mais
il s’était abstenu de lui conseiller de remettre aux organisateurs de
l’événement le chèque de 1 500 $ qu’elle avait reçu pour sa pres-
tation. Dans le contexte particulier de l’affaire, deux des membres
du comité n’ont pas vu là de manquement déontologique. Pour
eux, la juge Ruffo avait pu croire que son supérieur hiérarchique
avait accepté ses explications et qu’elle pouvait encaisser le
chèque. Ce qu’elle avait donc fait.
Pour un autre membre, la fonction judiciaire oblige les juges à
la prudence. La bonne foi d’un magistrat ne peut suppléer au
devoir de précaution. L’ambiguïté née du « rôle plutôt passif pour
ne pas dire complaisant » du juge en chef adjoint ne pouvait excu-
ser l’inconduite de la juge Ruffo. En acceptant d’être rémunérée
pour donner une conférence, celle-ci s’était livrée à une activité
incompatible avec ses fonctions judiciaires.
Un quatrième membre en vint à la même conclusion. La juge
Ruffo avait déjà contrevenu à la déontologie lorsqu’elle avait été
convoquée par le juge en chef adjoint. Dès le départ, elle savait
que sa participation serait très bien rémunérée. Par conséquent,
l’absence de directive de son supérieur hiérarchique n’annulait
aucunement son écart de conduite. En acceptant d’être la confé-
rencière vedette d’une foire commerciale, la juge Ruffo avait
« permis que soit utilisé le prestige lié à sa fonction » contre rému-
nération. Il s’agissait là d’une activité incompatible avec la fonc-
tion judiciaire.
Maladroitement, la juge Ruffo s’est récemment aventurée
dans le monde de la publicité. Sans être rémunérée ni avantagée,
elle participa comme figurante à un message télévisuel qui faisait
la publicité d’une entreprise de chemin de fer. Cette fois, saisis
d’une plainte, les cinq membres du comité d’enquête ont unani-
mement conclu à une violation déontologique. À la suite de cette
décision déposée en 2001, la collection de réprimandes de la juge
Ruffo s’est enrichie. Deux dispositions déontologiques étaient en
252 Fenêtres sur la justice

cause : l’obligation de ne pas avoir une activité incompatible avec


la fonction judiciaire ; l’obligation de préserver l’intégrité et de
défendre l’indépendance de la magistrature dans l’intérêt supé-
rieur de la justice et de la société.
Décortiquant la preuve, le comité d’enquête souligna une cer-
taine ambiguïté du message publicitaire : le juge Ruffo vantait un
produit qu’elle n’était pas en mesure de critiquer ou d’apprécier
concrètement à sa juste valeur. Par ailleurs, l’objectif avoué de
l’entreprise concernée par la publicité était d’augmenter sa clien-
tèle. En somme, la juge Ruffo accepta que son nom, son titre de
juge et la mention du tribunal auquel elle appartient soient utilisés
à des fins purement commerciales. Dans cette perspective, l’ab-
sence de rémunération ne pouvait constituer un facteur atténuant.
En termes d’avantage ou de contrepartie à sa prestation publici-
taire, la juge Ruffo pouvait accroître sa notoriété personnelle,
ajouta le comité d’enquête. De plus, elle s’était comportée comme
si le titre de juge était sa chose personnelle, sans se soucier des
répercussions négatives de son insouciance sur l’indépendance de
la magistrature.

L’amitié du juge et d’un témoin


Pour avoir omis d’aviser les parties d’un lien d’amitié avec un
témoin expert dans un dossier, un comité d’enquête prit à partie
la juge Ruffo et conclut qu’elle avait violé plusieurs obligations
déontologiques. Son silence portait atteinte à l’intégrité, à la
dignité et à l’honneur de la charge de juge ainsi qu’à l’image de
l’impartialité de la magistrature. Agissant ainsi, la juge Ruffo s’était
mise en conflit d’intérêts. De plus, à l’insu des parties, elle avait
rencontré privément le témoin ami dans son cabinet. Un tel geste
porte atteinte à l’image d’impartialité du juge saisi d’une affaire.
Ce faisant, la juge Ruffo s’était placée dans une situation l’empê-
chant de disposer du cas. Après sa récusation, on reprit l’affaire de
novo devant un autre magistrat.
De l’avis des membres du comité d’enquête, la juge Ruffo a
révélé, par son inconduite, une méconnaissance profonde de ses
obligations de juge. Manifestement, le comité enquêteur prit
Le gardien des juges 253

ombrage du fait qu’elle prétexta des raisons personnelles et des


raisons de santé pour ne pas assister à son enquête. Pis encore, à
l’occasion d’un point de presse tenu à l’extérieur de la salle d’au-
dience, elle commenta le contenu de l’enquête déontologique.
À propos de la sanction, la comité d’enquête n’allait pas man-
quer de rappeler le dossier disciplinaire de la juge Ruffo. Déjà
réprimandée à 12 reprises pour autant de manquements au code
de déontologie, la juge délinquante voyait son bilan s’alourdir de
6 autres écarts de conduite. Rappelant l’importance des fautes
antérieures, la sévérité des reproches et les invitations pressantes à
réformer son comportement, le comité enquêteur devait consta-
ter que les nouvelles infractions allaient au cœur de la fonction
judiciaire. Sa conclusion fut péremptoire : la juge Ruffo n’était
plus apte à exercer ses fonctions. Lié par cette conclusion, le
Conseil québécois de la magistrature achemina le dossier au
ministre de la Justice afin que ce dernier s’adresse à la Cour d’ap-
pel. Le plus haut tribunal du Québec, après enquête, doit faire rap-
port au gouvernement.
Une formation élargie de la Cour d’appel (trois femmes et
deux hommes) a minutieusement scruté toutes les plaintes rete-
nues contre la juge Ruffo. Étalées sur 20 ans de carrière, ses dérives
déontologiques ont mené à des conclusions ravageuses. L’ensei-
gnement de la Cour suprême (affaires Ruffo et Therrien) a servi de
filtre pour examiner la conduite globale d’une juge atypique. Ce
cadre juridique comprend quatre éléments fondamentaux : 1) l’en-
gagement du juge envers le droit ; 2) son adhésion aux modes de
fonctionnement et de pensée caractéristiques de la fonction judi-
ciaire ; 3) la préservation de son impartialité ; 4) l’interdiction de
détourner le prestige de la fonction judiciaire à des fins autres que
celles qu’elle doit servir.
Contre vents et marées, la juge Ruffo a fait preuve de
constance : son combat contre la maltraitance des enfants expli-
querait, pour une bonne part, ses tourments disciplinaires. À ses
yeux, l’éthique importe davantage que la déontologie. La Cour
d’appel dénonce cette confusion des genres : un juge ne peut
usurper la fonction politique et se méprendre sur la portée de ses
interventions. Prétextant soutenir une noble cause, il ne peut
254 Fenêtres sur la justice

guère refuser de juger selon la loi et choisir de rendre des décisions


d’humeur. Dans la mesure où les lacunes du système de protection
de la jeunesse entachaient l’administration efficace de la loi ou
l’exécution de ses décisions judiciaires, la juge Ruffo pouvait les
dénoncer. Elle devait toutefois agir avec retenue et impartialité,
retint la Cour d’appel. Le respect et la confiance envers la fonction
judiciaire justifient le devoir de réserve.
Autre grief retenu par la Cour d’appel : la désinvolture de la
juge Ruffo envers le processus disciplinaire. Tout fut prétexte à
contestation. Cette attitude de confrontation débordait largement
le droit légitime d’un juge de contester une plainte déontolo-
gique. Ici, la Cour d’appel ne fait pas dans la dentelle : « Les argu-
ties juridiques ont souvent pris le pas sur la recherche de la
vérité. » Si le reproche concerne au premier chef la juge Ruffo, ses
procureurs doivent également assumer une part du blâme. Les
délais pour enquêter sur la justesse des plaintes furent déraison-
nables. Cette dérive a provoqué des abus dans la gestion des res-
sources matérielles de l’État, notamment quant aux honoraires
d’avocats payés par les citoyens. La somme des réprimandes faites à
la juge Ruffo démontre que la juge ne compte pas se conformer
aux règles de la fonction judiciaire. La révocation s’impose,
conclut la Cour d’appel.

Un coup fumant
Le gardien des juges semble éprouver un malaise à répriman-
der les juges de la haute magistrature. Dans le cas de la juge Mary
F. Southin, un avocat prétendait qu’en incitant le gouvernement
provincial à subvenir aux frais d’installation d’un mécanisme de
ventilation dans son cabinet, la juge Southin avait jeté le discrédit
sur l’administration de la justice.
L’affaire fit tout un tabac à Vancouver. La réglementation en
vigueur oblige les adeptes du tabagisme à sortir du palais de jus-
tice pour griller une cigarette. Âgée de 71 ans, la juge Southin
fit acte de désobéissance civile. Son cabinet lui servant de fumoir,
elle a brandi la menace d’une retraite précipitée. En Colombie-
Britannique, le Règlement sur la santé et la sécurité au travail
Le gardien des juges 255

oblige le procureur général à faire en sorte que les gens ne soient


pas exposés à la fumée de cigarette en milieu de travail. Pour ce
faire, il peut agir par interdiction, restriction ou tout autre moyen
également efficace. Le ministre manifesta une sollicitude teintée
de délicatesse envers la juge rebelle. Aux frais des contribuables
(une facture de 18 919,00 $), il fit installer un mécanisme de ven-
tilation dans le cabinet de la juge Southin.
Ce geste suscita un certain tohu-bohu dans l’opinion
publique. À l’époque, le gouvernement provincial avait réduit le
budget du ministère de la Justice et particulièrement les sommes
allouées à l’aide juridique. Des voix se sont élevées pour dénoncer
le favoritisme et l’arrogance judiciaires. Une juge, fit-on valoir,
devrait respecter la loi dont elle a l’obligation d’assurer la mise en
œuvre. Pour justifier la dépense, le procureur général utilisa un
subterfuge. Selon lui, dans l’hypothèse où la juge Southin aurait
choisi de prendre sa retraite, le gouvernement aurait été obligé de
lui verser une pension totalisant un demi-million de dollars avant
l’âge de la retraite obligatoire. Bref, pour les contribuables, la
dépense devenait une économie. Le ministre a tout faux dans son
raisonnement. En effet, le traitement salarial des juges de nomina-
tion fédérale incombe au gouvernement canadien. Ce sont donc
tous les contribuables du pays qui supportent les émoluments de
la juge Southin et non pas seulement les citoyens de la Colombie-
Britannique. Déconfit, le procureur général s’est emmêlé. Cher-
chant une branche où s’accrocher, il a même brandi l’épouvantail
de l’indépendance de la magistrature pour justifier sa fadaise et
voiler l’arrogance de la juge Southin.
Pour sa part, le Conseil canadien de la magistrature s’est com-
porté comme le procurateur romain Ponce Pilate. Mandataire de
l’organisme, la juge Glube statua que la pratique du tabagisme en
cabinet, grâce à l’installation d’un système de ventilation (sur ordre
du procureur général), ne constitue pas un cas d’inconduite tom-
bant sous le coup de la Loi sur les juges. Cependant, lorsqu’un
magistrat contourne l’application d’une loi d’intérêt public en
obtenant un traitement de faveur aux frais des contribuables, cela
s’appelle un acte dérogatoire. Et lorsque le gardien des juges fait
preuve de cécité volontaire, il pratique une justice disciplinaire qui
256 Fenêtres sur la justice

va à contre-pente. On reste interdit devant pareille attitude et la


crédibilité de la justice interne des juges en souffre.

Une tempête politique


Au printemps de 2005, la crédibilité du premier magistrat du
Québe fut mise à mal dans la foulée d’une déclaration publique
controversée. Insouciance ou profession de foi : peu importe, le
juge Robert a bel et bien dit que l’occupation d’une fonction
dans la magistrature fédérale exige un préalable : « on ne doit pas
être souverainiste » ! Quiconque, selon lui, veut « changer le sys-
tème canadien » ne devrait pas exercer des fonctions judiciaires.
Logiquement, cette proposition devrait aussi s’appliquer aux juges
de nomination provinciale. Jaillissant de toute part, la réprobation
fut générale et massive. Fait inusité, les élus de la Chambre des
communes ont majoritairement voté une résolution dénonçant
« les récents propos du juge Michel Robert selon lesquels une dis-
crimination basée sur l’opinion politique est acceptable dans la
nomination des candidats à la magistrature fédérale ».
Au lendemain des propos litigieux tenus par le juge en chef
du Québec, le Bloc québécois fit une plainte au Conseil canadien
de la magistrature. Dans son réquisitoire, le député Richard Mar-
ceau alléguait que le juge Robert avait fait montre d’un « mépris
flagrant de la liberté d’opinion d’un individu, notamment en ce
qui concerne son allégeance politique ». Sur le plan fédéral, seul le
Parlement peut révoquer un juge, à la suite d’un processus d’en-
quête à l’occasion duquel le juge concerné peut s’expliquer. Si on
avait saisi les parlementaires canadiens d’une recommandation de
destitution, l’apparence d’impartialité aurait certes fait défaut. En
effet, la majorité d’entre eux s’étaient déjà commis sur la foi d’une
simple allégation.
Le bâtonnier du Québec a réagi promptement. Me Denis
Mondor fit valoir que « les opinions politiques et personnelles des
juges ne sont censées altérer en rien leur impartialité ». Il devait
ajouter que « la fonction de juge comporte intrinsèquement
la capacité de faire la distinction entre les opinions personnelles et
le droit ». Précisons qu’une présomption de base veut que tous les
Le gardien des juges 257

juges respectent leur serment professionnel. C’est un engagement


solennel et lourd de conséquences qu’un magistrat ne saurait
rompre à la légère. D’ailleurs, la Cour suprême (affaire Tobiass) a
déjà statué qu’en l’absence d’éléments qui prouveraient que l’in-
dépendance d’un juge a pu être compromise, l’idée que ce dernier
ne serait pas entièrement fidèle à son serment professionnel relève
de la conjecture.
Côté médiatique, la réaction fut sévère et sans appel. Ainsi, le
chroniqueur Yves Boisvert (La Presse, 29 avril 2005) a conclu qu’il
vaudrait mieux que Michel Robert « ne soit plus le juge en chef
du Québec ». Le motif : « [A]u moment où on se penche sur le
côté sombre des nominations, en quelques phrases, le juge Robert
a miné la crédibilité de l’institution judiciaire au Québec. C’est
une faute de jugement grave pour un homme qui symbolise une
justice qui se veut indépendante. » Pour l’éditorialiste Josée Boi-
leau (Le Devoir, 28 avril 2005), les propos tenus par le juge Robert
« démontrent en fait à quel point il ne s’est pas, lui, dégagé de la
gangue militante ». Rappelant le plaidoyer antérieur du juge
Robert en faveur de la transparence du système de nominations, la
journaliste ajoute que c’est l’attitude du juge en chef, empreinte
« d’arrogance et de partisannerie, qui témoigne de l’urgence de
dépoussiérer le système ».
Pour sa part, le chroniqueur Alain Dubuc (La Presse,
29 avril 2005) estima que les propos malheureux du juge Robert
avaient confirmé « les pires soupçons sur le processus de nomina-
tion des juges, et accrédité la thèse qu’il voulait réfuter ». À l’occa-
sion des travaux de la commission Gomery, un ancien directeur
du Parti libéral du Canada pour le Québec avait affirmé qu’on
avait récompensé des avocats bénévoles par une nomination judi-
ciaire. Outre le fait que les propos controversés du juge Robert
étaient indéfendables, Alain Dubuc les jugea nuisibles. « D’abord
pour l’image de la magistrature et la confiance que peut inspirer
le processus de nomination des juges. Mais surtout pour la cause
du fédéralisme, en reflétant une arrogance qui a fait, au fil des ans,
un tort énorme à la perception que les Québécois peuvent avoir
de la fédération canadienne. »
Un autre chroniqueur, Jean-Claude Leclerc (Le Devoir,
258 Fenêtres sur la justice

2 mai 2005), contesta l’énoncé du juge Robert. Il lui fit reproche


d’« ignorer que, depuis la décision de la Cour suprême sur la séces-
sion d’une province, l’option souverainiste fait partie des libertés
publiques au Canada ». Suggérant au juge Robert de « tirer sa
révérence », le journaliste proposa ensuite de réviser le système de
nomination des juges. À son avis, « [l]es critères de sélection ne
donnent pas priorité aux meilleures candidatures. Et chaque
nomination reste finalement politique. » L’éditorialiste André
Pratte (La Presse, 5 mai 2005) fit valoir un point de vue différent.
On ne peut totalement « dépolitiser » la nomination des juges,
croit-il. « La décision finale, parmi les candidats qualifiés, doit
appartenir aux élus, qui seuls sont imputables de leurs décisions
auprès du peuple. »
Sans tambour ni trompette, le Conseil canadien de la magis-
trature a classé le dossier de plainte. Seul document rendu public,
une lettre du gestionnaire de l’organisme disciplinaire (adressée au
député Marceau) résume les motifs de cette décision finale.
Curieusement, on constate que le directeur exécutif de l’orga-
nisme paraphrase l’analyse qu’a faite John Richard, juge en chef
de la Cour d’appel fédérale et vice-président du comité sur la
conduite des juges. Fait important, ce document de synthèse
révèle qu’« un montage a été créé [par Radio-Canada] à partir de
déclarations du juge en chef Robert lors de cette entrevue ».
Invité à s’expliquer devant le préfet de discipline des juges fédé-
raux, le juge en chef du Québec déclara que l’extrait litigieux de
sa déclaration avait été pris hors contexte. Il ajouta que ses propos
« étaient imprécis et incomplets et qu’ils ne reflétaient pas sa pen-
sée en ce qui a trait au processus de nomination des juges ».
Appelé à juger sommairement la conduite d’un collègue au
Conseil de la magistrature, le juge en chef Richard prit acte que le
juge Robert avait admis que ses propos « étaient imprécis et
incomplets ». Il nota également qu’il avait « fait des efforts précis
pour clarifier son point de vue sur la question des convictions
politiques, lors d’entrevues subséquentes et dans les commen-
taires » acheminés au Conseil de la magistrature. Voilà pour les
faits. Quant à la délicate question de savoir si le juge Robert avait
commis une faute déontologique, le préfet de discipline concluait
Le gardien des juges 259

que « l’intervention du juge en chef Robert, étant donné l’en-


semble du contexte, ne constituait pas un manquement à son
devoir de réserve ». Cette opinion, aussi valable soit-elle, contredi-
sait brutalement le point de vue contraire professé par de nom-
breuses voix.
Le respect et la confiance en l’institution judiciaire comman-
daient que le juge Robert soit à l’abri des remous pouvant enta-
cher l’image d’impartialité que doit dégager son comportement
de premier magistrat du Québec. Le juge en chef Richard en
convint : « [L]es entrevues à caractère spontané présentent des
défis particuliers aux juges qui interviennent publiquement sur
des questions touchant l’administration de la justice. » Selon lui,
« il est nettement préférable que les juges fassent preuve de retenue
au moment de s’exprimer publiquement ».
Dans le traitement de la plainte contre le juge Robert, ce n’est
pas tant la conclusion du Conseil de la magistrature qui posait
problème, que la voie procédurale empruntée pour y parvenir.
Puisque la plainte du député Marceau visait un membre du
Conseil de la magistrature, elle fut examinée par un avocat
externe, Me Pierre-Marc Johnson, qui donna son accord au classe-
ment du dossier. Il n’y avait pas eu de véritable enquête. Bien sûr,
la validité de la plainte fut jugée sur pièces : le juge Robert fit par-
venir ses commentaires au Conseil. Mieux, il produisit une chro-
nologie des événements, incluant notamment la preuve du mon-
tage de séquences d’une entrevue radiophonique jamais diffusée
intégralement. Ce contexte renforçait l’excuse d’avoir été cité
hors contexte.
Sous l’angle de la transparence, sans accès à l’entièreté des
explications du juge Robert non plus qu’à l’avis de l’avocat John-
son, le public doit faire un acte de foi. Dans certains cas, un avocat
agit comme enquêteur, vérifie le sérieux de la plainte et passe au
crible les explications du juge concerné. Ici, Me Johnson a simple-
ment révisé et approuvé l’opinion du juge Richard, lequel agissait
comme enquêteur et ordonnateur. En tant que décideur, il n’a pas
bénéficié de l’éclairage d’un véritable débat. Plutôt que de proje-
ter un faisceau de lumière crue sur une affaire controversée, on a
préféré l’enrober d’un voile pudique.
260 Fenêtres sur la justice

Il vient un temps où la défense des principes doit l’emporter


sur des considérations opportunes. Nul doute qu’une enquête
publique, de nature contradictoire, devant une formation de juges
non membres du Conseil de la magistrature, aurait constitué une
rude épreuve pour le juge Robert. Tout bien pensé — simple
question de crédibilité —, un rejet de la plainte lié à un examen
complet et transparent du dossier ne valait-il pas mieux qu’un
non-lieu décidé dans l’antichambre d’un organisme disciplinaire ?

En conclusion
Sur le plan pénal, un juge ne bénéficie d’aucune protection
ou immunité. Qu’elle advienne dans l’exercice de sa fonction ou
hors de celle-ci, l’infraction pénale qu’il viendrait à commettre
fera l’objet d’une poursuite et sera jugée selon les procédures
de droit commun. Sa responsabilité n’est pas fictive. Les exemples
de condamnations de juges (pour des infractions routières) sont
connus ; la grâce policière appartient à l’histoire ancienne.
L’époque est révolue où des agents de la paix, plutôt bonnes pâtes,
ramenaient à domicile un magistrat interpellé pour ivresse au
volant. Conséquence d’une condamnation pénale, une ancienne
juge en chef de la Cour supérieure a vu sa carrière brutalement
interrompue. En effet, ayant conduit sa voiture avec des facultés
affaiblies, elle préféra démissionner.
Sur le plan civil, les juges bénéficient d’une immunité absolue
de poursuite pour les paroles prononcées et les actes accomplis
dans l’exercice de leurs fonctions. Cette protection est liée à l’exi-
gence d’indépendance de la magistrature. Parce qu’il rend justice,
un magistrat ne doit jamais craindre d’être civilement poursuivi
par l’une ou l’autre des parties au dossier ou par un tiers qui vou-
drait ainsi influencer son jugement.
Lorsqu’une décision de justice est rendue et que les voies de
recours sont épuisées, celle-ci revêt une autorité particulière. En
effet, l’autorité de la chose jugée rend le jugement de la Cour
incontestable. Les élus, les dirigeants gouvernementaux et leurs
agents devraient s’abstenir de le critiquer. Cette retenue n’a pas
Le gardien des juges 261

pour dessein de protéger les juges. Il s’agit plutôt d’assurer dans


l’opinion publique le respect de la justice, une valeur indispensable
dans un État de droit.
Pour être correctement rendue, la justice a besoin de sérénité.
Les jugements ne peuvent être prononcés ni sur les instructions du
pouvoir politique ni sous la pression de l’opinion publique. Les
juges ont à l’égard des citoyens un devoir de transparence, de
sérieux, de diligence et d’impartialité. Chaque citoyen qui perçoit
un manquement à ces obligations peut le dénoncer au gardien des
juges.
Une longue carrière judiciaire peut être ponctuée d’incidents
et de péripéties. Les justiciables en particulier et les citoyens en
général ne doivent pas percevoir la déontologie et la discipline
comme l’affaire d’une coterie. Cette justice interne doit être suffi-
samment rigoureuse pour emporter les bastions du corporatisme
et résister aux crispations de certains magistrats. Parmi les dossiers
examinés dans le présent chapitre, le traitement réservé à quelques
juges laisse songeur. Surgit alors la question suivante : le gardien
des juges — surtout celui de la magistrature fédérale — peut-il
remplir sa délicate fonction et mériter l’entière confiance de la
collectivité ?
Selon le régime actuel, un juge de nomination fédérale cité
devant un comité de discipline fait face à deux possibilités : la des-
titution ou rien. En effet, la loi ne prévoit même pas l’inscription
à son dossier d’une réprimande formelle. En apparence, dans l’un
et l’autre cas, le magistrat concerné n’est pas amené à méditer sur
sa faute pour s’amender. En fait, les juges en chef ont élaboré une
pratique — maintenant réglementée par le Conseil canadien de la
magistrature — qui consiste à supputer la validité d’une plainte.
Cette forme d’intervention permet au gardien des juges, dans la
plupart des cas, de justifier, d’excuser ou de critiquer la conduite
d’un juge… sans jamais avoir l’odieux de prononcer une véritable
sanction.
On l’a vu, certains juges s’en tirent à bon compte dans l’atmo-
sphère feutrée d’une justice disciplinaire intimiste. D’autres
membres de la magistrature, irrités par l’approche moralisatrice
d’un juge en chef jouant au directeur de conscience, souhaitent
262 Fenêtres sur la justice

vivement que le gardien des juges respecte le principe de légalité.


En matière disciplinaire, cela signifie qu’on doit définir clairement
les règles du jeu et que la fourchette de sanctions doit être en har-
monie avec le principe de proportionnalité de la faute commise. À
l’heure actuelle, un juge « blâmé » par le Conseil canadien de la
magistrature ne peut se pourvoir en appel. Cependant, dans l’hy-
pothèse où le blâme émane d’un comité enquêteur, le juge
concerné peut se tourner vers le collectif des juges en chef pour
faire réviser son dossier.
En matière de sanction, la loi ontarienne permet une certaine
flexibilité dans un système bien cadré. Il est prévu que l’organisme
disciplinaire peut servir un avertissement au juge, le réprimander
ou lui intimer l’ordre de présenter des excuses au plaignant ou à
toute autre personne ; le juge peut également se voir imposer des
obligations de formation ou d’encadrement ; on peut aussi lui
imposer une suspension de ses fonctions de 30 jours au maxi-
mum ; enfin, dans les cas extrêmes, on peut acheminer une recom-
mandation de destitution à l’autorité compétente. Au quotidien,
les juges nommés par le gouvernement de l’Ontario ne sont pas
moins indépendants que leurs collègues de nomination fédérale.
Ce qui prévaut pour les premiers ne pourrait-il pas convenir pour
les seconds ?
Le jury

Typiquement américain, le procès de Michael Jackson fut


cependant hors norme. D’abord par le format : 4 mois d’audience,
140 témoins, plusieurs centaines de pièces et plus d’une trentaine
d’heures de délibéré. Ensuite, par la démesure de la couverture
médiatique : environ 2 000 journalistes, dont plusieurs venus de
l’étranger. Les enjeux étaient importants. Le regard des parents
américains, surtout de ceux dont des enfants ont été victimes
d’abus sexuels, s’est braqué sur une pop star soupçonnée de pédo-
philie. Au pays de George W. Bush, on remuait des valeurs
sociales : l’homosexualité (confondue avec la pédophilie), la cellule
familiale et l’égalité de tous devant la loi. D’ailleurs, on ne badine
pas avec les agresseurs sexuels là-bas : l’invention du registre des
délinquants sexuels est américaine.
Instinctivement nous vient à l’esprit la comparaison avec l’ac-
quittement d’une autre célébrité, O. J. Simpson, encore par un
jury californien. Certains diront sans doute qu’il s’agissait d’un
autre verdict arbitraire, capricieux ou coupé de la réalité. D’autres
ne manqueront pas de vilipender l’institution du jury. Ce n’est pas
le jury qui est responsable d’un fiasco, en l’occurrence entière-
ment imputable à la poursuite. L’accusation avait placé la barre très
haut en reprochant à Jackson la séquestration d’enfants à des fins
d’abus sexuels. La puissance de l’acte accusateur expose à l’excès.
Un parfum d’argent enveloppait tout le procès. Plusieurs témoins
clés avaient déjà tenté de monnayer leur silence auprès de l’accusé.
264 Fenêtres sur la justice

En plaidant l’arnaque, la défense avait beau jeu de piétiner la cré-


dibilité de témoins cupides.
Au delà de ces procès atypiques, et de façon générale, le jury
mérite-t-il la confiance du public ? L’actualité judiciaire nous ras-
sure quant à la santé de cette vénérable institution. Malgré
quelques rides, le procès par jury se porte plutôt bien, et n’a rien
du canard boiteux que se plaisent à évoquer les sceptiques.

Les fonctions du jury


Selon la Cour suprême du Canada, la plupart des raisons his-
toriques mises de l’avant pour justifier le procès par jury se révè-
lent aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient durant les
siècles passés. Cependant, la modernité a fait naître d’autres justifi-
cations. Comme juge des faits, le jury serait parfois un meilleur
arbitre judiciaire que la magistrature. Sa propension à juger en
équité en ferait la conscience de la collectivité. De plus, le jury
serait une garantie de démocratie ou une sorte de rempart contre
l’oppression des lois. Ces trois fonctions méritent un instant de
réflexion.

Le juge des faits


En général, affirme-t-on, la diversité des membres d’un jury
et de leur expérience de vie font de cet arbitre communautaire
un meilleur juge des faits que le magistrat seul. Cette proposition
est certainement vraie quant à l’appréciation de la crédibilité des
témoins. Puisque la plupart des procès portent sur l’examen des in-
férences étayées par la preuve, la mémoire collective du jury lui
confère un net avantage dans le processus d’examen de la responsa-
bilité pénale de l’inculpé. Enfin, la délibération en groupe garantit
un examen du dossier sous toutes ses coutures. Le débat oral neu-
tralise la tendance à tenir pour avérées certaines affirmations liti-
gieuses. La Cour suprême (affaires Pann et Sawyer) a redit les avan-
tages de la délibération collective propre au jury et rappelé le
caractère essentiel de cet organe judiciaire dans le processus pénal.
Le jury 265

Sans nier les vertus reconnues au jury comme juge des faits,
certaines remarques doivent moduler l’observation qui précède.
Curieusement, ce n’est qu’après avoir entendu l’ensemble de la
preuve que les jurés sont informés des éléments juridiques enca-
drant leur fonction de juge des faits. Connaisseur du droit, le juge
dispose parfois d’un certain avantage sur le jury pour soupeser les
témoignages puisqu’il peut focaliser son attention sur les passages
importants de la preuve dès leur insertion dans le dossier. Mal ren-
seigné sur les concepts juridiques pertinents, le jury peut éprouver
des difficultés à capter l’intelligence d’une preuve administrée en
pièces détachées, au bon vouloir des parties.
D’aucuns estiment qu’un magistrat serait plus compétent
qu’un jury pour évaluer certains types de preuve. Les questions
d’identification et les débats d’ordre scientifique seraient mieux
compris par un juge professionnel. C’est possible, mais cette
lacune peut être atténuée par le recours aux témoins experts. Pré-
cisons toutefois que la pertinence ou la simple utilité d’une preuve
d’expert ne suffit pas à la rendre admissible ; elle doit être essen-
tielle à l’évaluation des faits. À défaut d’une telle exigence, il y a
risque que certains jurés, subjugués par le discours d’un témoin
savant, soient plus enclins à suivre son opinion. Pour faire bonne
mesure, reconnaissons que bien des juges réagissent de la même
façon au témoignage d’un expert.

Le promoteur d’équité
Sans écorner la vocation de la loi pénale, les jurés peuvent
apprécier avec plus de flexibilité qu’un juge seul l’écart de
conduite reproché à l’accusé dans un contexte bien précis. Impu-
table devant la société, le juge fonde son analyse sur les concepts et
standards juridiques. Au contraire, incarnant la collectivité, le jury
peut mettre l’accent sur certaines valeurs communautaires dans
l’exercice de sa fonction. Sous réserve de rendre un verdict raison-
nable, les jurés n’ont de compte à rendre à personne.
Gardons-nous d’en conclure que la rectitude du jugement
prononcé par un magistrat serait supérieure à celle du verdict
rendu par un jury. Afin de ratisser large, la loi pénale s’exprime
266 Fenêtres sur la justice

souvent en termes généraux. Devant des cas individuels, son appli-


cation exige souplesse et nuance afin de garantir à l’inculpé, au
plaignant et aux témoins l’équité du processus judiciaire, comme
le veut la Constitution. En l’absence d’un véritable préjudice, par
exemple, les jurés peuvent fort bien rendre un verdict favorable à
l’inculpé du fait que l’infraction alléguée semble plus virtuelle que
réelle. Face au même dossier, un juge aurait davantage tendance à
privilégier une application mécanique de la loi.
Contrairement à la magistrature, les jurés ne sont pas distraits
par le vernis d’uniformité des jugements antérieurs chaque fois
que l’analyse de la culpabilité passe par le prisme d’une norme
d’appréciation. Dans la lorgnette d’un jury, l’acte raisonnable,
l’écart marqué d’une inconduite, la moralité d’un geste, la
connaissance coupable (et son excroissance qu’est la cécité volon-
taire), la tolérance, l’insouciance et l’intention criminelle sont
autant d’éléments faisant appel à des valeurs communautaires sus-
ceptibles de déborder les balises étroites observées par la magistra-
ture. Principe de justice fondamentale, le droit à un procès équi-
table est celui qui permet au juge des faits de découvrir la vérité et
de rendre une décision équitable. Pour ce faire, le jury jouit indu-
bitablement d’une large discrétion judiciaire. La pesée de diffé-
rents impératifs oblige le juge des faits à s’assurer que l’équilibre
recherché soit en phase avec le but ultime de sa mission, soit la
tenue d’un procès parfaitement équitable.

Le garant de la démocratie
Le jury constitue indubitablement une garantie de démocra-
tie.Voilà pourquoi la société respecte grandement les verdicts ren-
dus par ses représentants communautaires. Cette forme de justice
en direct semble plus légitime que l’intervention du magistrat
rendant jugement au nom de la collectivité. Le jury incite les tri-
bunaux d’appel à l’exercice d’une prudente retenue devant l’allé-
gation de verdict déraisonnable. L’indépendance de la magistrature
reste un concept mal compris par la société civile. Cette avancée
dans l’affirmation du principe cardinal de la séparation des pou-
voirs laisse plutôt froide et sceptique l’opinion publique, laquelle
Le jury 267

perçoit fréquemment le juge comme un joueur gouvernemental.


Au contraire, les jurés jouissent d’une image d’absolue indépen-
dance face à l’État. Cette perception alimente un sentiment favo-
rable au jury, notamment lorsqu’il s’agit de passer en jugement des
personnes accusées de crimes graves.
En somme, l’avantage du procès par jury ne réside pas telle-
ment dans la capacité des jurés de toujours mieux apprécier les
faits. Il réside surtout dans une situation, tout aussi réelle qu’appa-
rente, d’indépendance du tribunal face à l’État accusateur. En son
temps, Tocqueville fut d’avis que le jury était porté à percevoir le
juge comme l’instrument passif du pouvoir social et, dans une cer-
taine mesure, à se méfier de ses avis. De nos jours, ce germe
de méfiance existe toujours. Il pourrait même trouver un terreau
fertile dans les cas de poursuites teintées d’abus de pouvoir ou
fondées sur des incriminations impopulaires. Dans un conflit de
travail, des jurés pourraient fort bien contester l’autorité gouver-
nementale en rejetant des accusations d’attroupement illégal
déposées par le procureur général contre des fonctionnaires. Dans
un tout autre contexte, cette méfiance du corps des jurés pourrait
s’aviver dans l’hypothèse où des subordonnés de l’État feraient un
usage oblique des pouvoirs d’exception prévus en matière de cri-
minalité organisée et de terrorisme.
En décembre 2005, l’administration Bush a subi un cuisant
revers à l’occasion du procès intenté à Sami Al-Arian, un ancien
professeur en génie informatique. Détenu depuis 3 ans et inculpé
en vertu du Patriot Act, ce défenseur de la cause palestinienne avait
été acquitté par un jury pour 8 des 17 chefs d’accusation portés à
son encontre, notamment celui de complot pour assassiner des
gens à l’extérieur des États-Unis. Comme le jury n’avait pu s’en-
tendre quant au verdict à rendre sur tous les chefs, un nouveau
procès fut ordonné sur le résidu de l’acte d’accusation. Entre-
temps, l’accusé resta détenu. Étalé sur 5 mois (dont 13 jours de
délibéré), ce procès fut considéré comme un test crucial pour la
justice américaine en matière de lutte au terrorisme. Face aux
80 témoins à charge et à une gigantesque preuve documentaire,
Al-Arian resta silencieux. Brandissant le premier amendement de
la Constitution, ses procureurs firent valoir que l’accusé pouvait
268 Fenêtres sur la justice

légalement soutenir la cause des Palestiniens et dénoncer les abus


du gouvernement israélien. Ce faisant, il n’aurait fait qu’exercer sa
liberté d’expression. À l’évidence, le jury fut réceptif à cette
défense, malgré le fait qu’il s’agissait d’importantes accusations
liées au terrorisme.
Le jury est rien moins qu’un organe judiciaire du processus
pénal. Dans une large mesure, il exerce le même rôle que les
magistrats siégeant sans jury. Dans un procès aux assises crimi-
nelles, le juge et le jury produisent le jugement de la Cour. Afin de
parvenir à un verdict, les jurés appliquent le droit aux faits. Depuis
l’enchâssement de la Charte canadienne dans la Constitution, le
pouvoir judiciaire doit exercer un nouveau rôle : la défense des
libertés individuelles fondamentales et des droits de la personne
contre les ingérences de l’État. En procédant à l’application du
droit aux faits, le jury peut légitimement et légalement sanction-
ner les abus de l’État. Ici, le concept de droit vise la définition
d’une infraction, la description d’une norme de preuve, l’applica-
tion d’une règle de procédure et le respect d’un droit fondamen-
tal garanti par la Constitution. En gardant à l’esprit les observa-
tions qui précèdent, voyons brièvement l’état du droit canadien
sur la délicate question du pouvoir d’un jury d’annuler la portée
d’une loi par le biais du verdict rendu.
En 1976, la Cour suprême aborda le sujet (affaire Morgentaler)
à propos d’un médecin accusé d’avoir illégalement pratiqué des
avortements. Dans sa plaidoirie, le procureur de la défense avait
appelé le jury à ne pas appliquer la loi s’il la considérait mauvaise.
Dans une opinion conjointe, approuvée par leurs collègues, les
juges Dickson et Lamer ont vigoureusement désapprouvé l’initia-
tive du procureur de la défense. Cette singulière démarche serait
de nature à générer de graves iniquités. La Cour disait craindre
une justice d’humeur et la disparité des verdicts. De surcroît, dans
une société pluraliste, l’action débridée du jury pourrait donner
ouverture à un verdict orienté par des passions racistes.
Cela dit, la Cour suprême élabora une solution de compro-
mis : bien qu’aucun droit n’autorise le jury à le faire, il possède
néanmoins le pouvoir d’ignorer l’enseignement du droit donné
par le juge. Puisqu’il ne s’agit pas d’un droit, le procureur de la
Le jury 269

défense ne peut en faire état dans sa plaidoirie. La faiblesse évi-


dente de cette approche réside dans le fait que le jury ignore
l’existence d’un important pouvoir et ne dispose d’aucune balise
pour l’exercer. Ironiquement, en acquittant le docteur Morgenta-
ler parce qu’il réprouvait la loi, le jury a devancé un important
jugement de la Cour suprême. En effet, en 1988, la plus haute
cour du pays prononça l’inconstitutionnalité du texte d’incrimi-
nation de l’avortement.
En 2001, la question du pouvoir d’annulation d’un jury refit
surface dans l’affaire Latimer. Dans un contexte d’homicide par
compassion, un fermier sans histoire fut accusé du meurtre de son
enfant lourdement handicapée. L’arrêt unanime de la Cour
suprême précise d’abord le sens de l’expression « annulation par le
jury ». Il s’agit d’une situation rare où le jury choisit, en connais-
sance de cause, de ne pas appliquer la loi et acquitte l’inculpé sans
égard au poids de la preuve. Pour la Cour, ce concept d’usage
rarissime pourrait s’expliquer par l’oppression découlant d’une loi
sévère ou de son application stricte. À l’examen de la légitimité de
ce pouvoir du jury sous l’angle de la logique et des principes, la
haute cour affirme péremptoirement que l’annulation de l’effet
d’une loi est contraire au droit. En fait, ce pouvoir ne serait rien
d’autre qu’un fait, c’est-à-dire un acte d’insoumission ou de pro-
testation. Et, ajouta la Cour, la tolérance d’un fait ne peut aucune-
ment justifier l’encouragement à la désobéissance civile par un
plaideur ou par un juge dans son exposé au jury.
Le procureur de Latimer plaidait que le pouvoir d’annulation
du jury avait été anéanti par le magistrat de première instance du
fait que les jurés avaient été avisés que l’imposition de la peine
n’était pas de leur ressort. Il alléguait une atteinte au droit de son
client d’avoir un procès équitable. Autrement dit, l’avocat soute-
nait que si les jurés avaient su qu’un verdict de culpabilité entraî-
nait une peine minimale de 10 ans de prison, ils auraient peut-être
refusé de condamner Latimer. On écarta sèchement cet argu-
ment. Pour la Cour, l’appelant ne pouvait légitimement invoquer
un droit général à l’annulation par le jury : il ne s’agissait pas d’un
élément valable. Par conséquent, le procès ne pouvait être inéqui-
table du seul fait que le juge du procès aurait stérilisé le pouvoir
270 Fenêtres sur la justice

d’annulation du jury. Poussant plus avant la réflexion, la Cour sta-


tua qu’il est légitime et souhaitable qu’un magistrat empêche l’an-
nulation par le jury.
Pour l’heure, le pouvoir d’annulation du jury semble bien cir-
conscrit dans le droit canadien. D’une part, la magistrature doit
s’évertuer à convaincre le jury d’appliquer la loi dans toute sa
rigueur. D’autre part, les plaideurs ne peuvent inviter le jury à pro-
tester contre l’adoption et l’application des lois en acquittant l’in-
culpé. Ce jugement sonne le glas de la théorie faisant du jury le
« rempart » contre l’oppression des lois. La tolérance judiciaire
pour l’annulation d’une loi nous oblige désormais à considérer
le jury comme un « muret » protecteur contre la servitude des lois.
Rappelons pour mémoire que c’est ce rôle de champion de la
liberté et de protecteur ultime des citoyens contre l’application
arbitraire de la loi ou l’oppression étatique qui a mérité à l’institu-
tion du jury les plus vibrants éloges.
D’utilisation rarissime, le pouvoir d’annulation et sa résonance
médiatique contraignent inévitablement les autorités publiques à
prendre en compte la dénonciation de la conduite abusive des
agents de l’État ou l’annulation des effets d’une loi par le verdict
unanime de 12 citoyens. Ceci n’exclut pas le risque qu’un jury
s’égare. Cependant, l’expérience montre que, dans la plupart des
cas, les jurés se font un devoir d’appliquer la loi conformément à
l’enseignement du juge. Dans une perspective d’équilibre, les
avantages de l’insubordination du jury pour la société l’emportent
substantiellement sur ses dangers potentiels.
Si l’appel à la mutinerie contre la loi se conçoit plutôt mal
dans une cour de justice, la contestation de son application nous
est familière. Nous savons d’ores et déjà que la magistrature s’est
autoproclamée défenseur des droits et libertés, d’abord par la
reconnaissance de l’abus de procédure, ensuite par l’élargissement
de sa mission constitutionnelle. En cette matière, un débat judi-
ciaire se tient en toute transparence. À l’opposé, s’agissant du
« fait » ou du « pouvoir » d’annulation reconnu au jury, la Cour
suprême privilégie l’opacité du non-dit. Ainsi, des jurés, renseignés
(par les médias) sur leur compétence, pourraient désapprouver la
teneur d’une disposition législative ou censurer l’iniquité d’une
Le jury 271

poursuite. En revanche, d’autres jurés, ignorant leur capacité


d’action, risquent de comprendre trop tardivement le retentisse-
ment social d’un verdict. Dans l’affaire Latimer, un juré déclara
publiquement qu’il aurait voté pour l’acquittement (d’un père
en détresse convaincu de meurtre par compassion) s’il avait su que
l’inculpé encourait l’emprisonnement à perpétuité, avec une
peine minimale de 10 ans.
Cette double norme remue le sens de justice et rappelle le
bandeau sur les yeux de Thémis. Martin Luther King disait d’un
citoyen — brisant une loi injuste afin d’éveiller la conscience col-
lective — qu’il manifeste en vérité un grand respect pour la loi. À
dire vrai, le rôle des jurés n’est pas d’appliquer mécaniquement la
loi, mais plutôt de rendre justice dans un environnement où règne
la primauté du droit. Au terme d’un examen de la preuve effectué
sous l’éclairage du droit, dire ce qui est juste ou injuste oblige le
juge des faits à prendre en compte les valeurs communautaires et
l’appel de sa conscience. Le magistrat présidant un procès aux
assises criminelles peut, dans l’exercice de sa vaste discrétion judi-
ciaire, assouplir les règles de preuve afin de permettre à l’accusé
d’enrichir le fondement factuel de son argumentation contre
l’oppression de la loi ou l’iniquité d’une poursuite. Un juge peut
donc, en toute légalité, permettre au jury d’être mieux renseigné
quant aux répercussions sociales de son verdict.
Sans encourager explicitement l’exercice du pouvoir d’annu-
lation du jury, un juge peut tout de même éviter de le masquer au
point de favoriser son éradication. Sous le regard scrutateur de
l’opinion publique d’une société démocratique, le corps judiciaire
doit être en harmonie avec le corps social.

Les caractéristiques du jury


L’impartialité, la représentativité et la compétence du jury sont
les principales caractéristiques mises de l’avant par plusieurs opi-
nions judiciaires ou doctrinales. L’exigence d’impartialité ne souf-
frant d’aucune discussion, le débat porte plutôt sur la façon d’at-
teindre cet objectif. La question de la représentativité pose avec
272 Fenêtres sur la justice

acuité le problème de la définition de cette exigence. Enfin, s’agis-


sant de la compétence des jurés, cette caractéristique revêt une
dimension particulière dans des procès de longue durée portant
sur des matières complexes.

L’impartialité
Toutes les personnes appelées comme jurés ne sont pas auto-
matiquement choisies pour siéger. La loi permet aux parties d’en
récuser un certain nombre, pour cause de partialité. Lorsqu’un
juré est sur le point de prêter serment, l’importance du méca-
nisme de récusation motivée prend tout son relief puisqu’il per-
met de vérifier son état d’esprit. Par conséquent, le juge du procès
ne saurait user de son pouvoir discrétionnaire pour restreindre ce
droit. En cas de doute, le juge doit pécher par excès de prudence
et permettre la demande de récusation pour empêcher que le jury
soit composé de membres partiaux. Par contre, l’exercice de ce
droit bascule dans l’illégitimité dès lors qu’on l’utilise pour fausser
la représentativité du jury ou pour obtenir abusivement des ren-
seignements personnels sur un candidat.Tel serait le cas si la pour-
suite évaluait le profil des candidats jurés en ayant recours à des
renseignements policiers confidentiels.
L’accusé peut vouloir récuser un candidat face à une possibi-
lité réaliste que celui-ci entretienne un préjugé quelconque. L’in-
terrogatoire sert à décider si la personne choisie au hasard sera
capable d’agir impartialement. La Cour suprême (affaire Williams)
a signalé que l’inclination à la partialité d’un candidat peut prove-
nir de différentes sources. Il y a d’abord le préjugé fondé sur un
intérêt direct dans l’affaire ; c’est le cas d’un candidat ayant un lien
avec l’un des intervenants dans le procès. En second lieu, il y a le
préjugé spécifique lié à des attitudes ou des croyances concernant
la cause ; ces comportements peuvent découler d’une connais-
sance personnelle de l’affaire, de la publicité dans les médias ou de
la discussion publique et de rumeurs.Troisièmement, il peut exis-
ter un préjugé générique prenant appui sur des attitudes stéréoty-
pées à propos de l’accusé, des plaignants, des témoins ou en raison
de la nature du crime reproché ; les préjugés raciaux ou ethniques,
Le jury 273

ou les préjugés contre les personnes accusées d’abus sexuels, sont


des exemples de préjugé générique. Enfin, un préjugé inspiré par
le conformisme peut intervenir ; une pression sociale suscite alors
une attente quant à l’issue de la cause.
La plus haute cour du pays (affaire Find) devait subséquem-
ment préciser que deux conditions sont exigées pour établir un
potentiel réaliste de partialité au sein des jurés. L’une a trait à la
réalité sociale, c’est-à-dire à l’existence d’un préjugé largement
répandu au sein de la collectivité ; l’autre concerne le comporte-
ment : malgré des garanties procédurales, certains jurés pourraient
bien être incapables de surmonter un préjugé quelconque. Le but
n’est pas d’immuniser le jury contre toute forme de préjugé. Au
contraire, notre système de justice pénale lui impose même d’avoir
un préjugé favorable : la présomption d’innocence.
La personne appelée à remplir la fonction de juré est présu-
mée apte à s’en acquitter sans parti pris ni partialité. Cette pré-
somption ne peut être réfutée que s’il existe un potentiel réaliste
de partialité pour un motif suffisamment exposé dans une
demande, auquel cas la procédure de récusation pourra suivre son
cours. Lorsque l’existence d’un préjugé racial largement répandu
est établie, celle d’un potentiel réaliste de partialité peut être infé-
rée et ne doit pas nécessairement être établie par des rapports ni
des études. La Cour suprême (affaire Spence) a reconnu que, dans
une affaire de crime interracial, cette circonstance peut accen-
tuer les préjugés d’un membre de la majorité blanche contre un
membre d’une minorité visible. Cependant, dans tout procès où
l’accusé, le plaignant, les principaux témoins et les jurés ne sont
pas de la même race, il n’y a pas lieu de conclure à l’existence
généralisée d’une sympathie naturelle fondée sur l’appartenance
raciale.
En résumé, l’aboutissement d’une récusation motivée n’est
pas automatique. Le juge du procès doit décider de la vraisem-
blance de la récusation compte tenu des circonstances particu-
lières de chaque cas. Un préjugé étant un parti pris à l’égard d’une
personne ou d’un groupe, ce biais se manifeste de façon injuste.
Dans le contexte de la récusation motivée d’un candidat juré,
l’idée de préjugé s’entend d’une attitude susceptible d’inciter
274 Fenêtres sur la justice

quelqu’un à juger l’accusé de façon qui lui est préjudiciable. Ce ne


sont pas toutes les attitudes émotives ou stéréotypées qui sont ten-
dancieuses. Le préjugé doit pouvoir influer injustement sur l’issue
d’une cause. Le contexte du procès importe et le préjugé doit être
largement répandu dans la collectivité. Sous l’angle du comporte-
ment, l’impartialité du jury n’est pas synonyme de neutralité. Un
juré n’a pas à faire abstraction de ses opinions, croyances, connais-
sances et de son bagage d’expérience. L’habitude de vie des jurés
éclaire leur délibération. La diversité est essentielle à leur mission
de décideur collectif et de représentant de la communauté.
Chaque partie peut, sans rien dire, récuser un certain nombre
de candidats jurés. Dans une certaine mesure, ce mécanisme de
récusation péremptoire permet aux parties de façonner le profil
du jury. À certains égards, ce mécanisme arbitraire d’élimination
de candidats peut, à la limite, améliorer le caractère représentatif
d’un jury. La Cour suprême (affaire Cloutier) a reconnu l’aspect
entièrement subjectif d’une récusation péremptoire. À vrai dire, il
s’agit bel et bien d’une contribution partisane à la recherche d’un
jury impartial. La participation active de l’accusé (par son procu-
reur) au choix du jury est de nature à lui donner confiance quant
à l’impartialité du tribunal.
Les différents filtres prévus par la loi pour sélectionner des
candidats jurés impartiaux ne sont pas totalement sûrs. Par consé-
quent, des personnes choisies peuvent ressentir, plus ou moins
secrètement, des élans de partialité. Le procès équitable devant un
tribunal impartial signifie que l’accusé ne peut revendiquer le
droit à un procès devant 12 jurés affichant tous le même degré
d’impartialité. La somme d’impartialité du jury peut être plus
grande que l’objectivité de certains de ses membres. Les juges
étant censés respecter leur serment, cette présomption vaut égale-
ment pour les jurés.
En principe, la procédure encadrant le procès pénal permet de
neutraliser l’effet pervers des préjugés ou des opinions hâtives des
jurés. Il est constant que l’exposé du juge et les plaidoiries des pro-
cureurs soulignent aux membres du jury le sérieux de leur tâche
et leur enjoint de faire montre d’objectivité. De plus, les règles de
preuve et de procédure incitent le jury à mettre l’accent sur l’ap-
Le jury 275

préciation et l’analyse des questions essentielles. Cet encadrement


juridique constitue un remède contre l’émotivité, les idées pré-
conçues et les préjugés, et l’équité du procès s’en trouve favorisée.
L’indépendance d’un tribunal peut être conçue sous forme de
continuum, alors que la notion d’impartialité repose sur une dicho-
tomie entre deux états d’esprit : la partialité et la non-partialité.
Idéalement, l’impartialité d’une cour de justice devrait être irrépro-
chable, telle est du moins la théorie juridique. En pratique, l’impar-
tialité reste un idéal vers lequel tendre. Transposé dans un cas de
figure, ce concept devient relatif. Sous l’angle de la discussion, ce
n’est pas nier l’idéal d’impartialité que d’admettre, selon les circons-
tances, l’existence d’une certaine variabilité d’opinion.

La représentativité
Un juge peut dispenser un candidat d’exercer la fonction de
juré pour toute raison qu’il considère acceptable, y compris un
inconvénient personnel sérieux. Appelé à présider un long procès
de meurtre impliquant plusieurs accusés, un juge s’est dit prêt à
utiliser ce pouvoir discrétionnaire pour éviter à certaines gens
d’encourir un préjudice financier. Cette manifestation de bonne
intention signifie qu’on peut dispenser un important segment de
la société du devoir civique de rendre justice. Dans la mesure où
des professionnels, des gens d’affaires ou des travailleurs auto-
nomes sont exclus d’un jury dans un procès de longue durée,
l’institution risque fortement de subir une carence. L’hypothèse,
bien réelle, qu’un jury puisse majoritairement être composé de
retraités, de chômeurs ou d’assistés sociaux peut soulever l’inquié-
tude.
À ce sujet, la Cour suprême (affaire Sherratt) indiqua que la
garantie constitutionnelle du droit au procès par jury repose sur
deux fondements importants : l’impartialité et la représentation
maximale de la société. L’importance accordée au caractère repré-
sentatif du jury résulte non seulement de l’exigence d’un procès
équitable pour le citoyen inculpé mais aussi du droit ou du devoir
de ses concitoyens d’être membres du jury. Certains juges voient
parfois une adéquation entre la capacité des jurés de prendre en
276 Fenêtres sur la justice

considération les valeurs communautaires et leur diversité d’ori-


gine, d’où la nécessité pour le jury de représenter toutes les
couches de la société.
Pour certains, la représentativité serait une caractéristique qui,
sans la garantir complètement, favorise l’impartialité. Bien qu’il ne
s’agisse pas d’une qualité essentielle d’un jury, il faudrait néan-
moins la rechercher. La véritable garantie d’impartialité du jury
dépend du croisement de deux exigences : la représentativité et
l’unanimité du verdict. Conséquemment, toute tentative de
modifier la composition du jury en diluant sa représentativité
constitue une atteinte à son impartialité. Selon un autre point de
vue, si un jury doit être impartial et compétent, la loi n’exige pas
qu’il soit représentatif. Cette thèse prend notamment appui sur un
argument historique : l’impossibilité de conclure rétroactivement
à l’impartialité des jurys qui, pendant des siècles, furent composés
exclusivement d’hommes.
Si la représentativité du jury est souhaitable, il ne s’agirait pas
d’une finalité de la loi. Cette norme semble impossible à atteindre.
L’atomisation de la société en classes et en sous-classes par le jeu
de caractéristiques comme le sexe, la race, l’instruction et la pro-
fession rend utopique l’atteinte d’une représentativité idéale.
Celle-ci ne serait donc qu’un moyen d’atteindre l’impartialité et la
compétence du jury. Ce dernier argument nous semble plus
convaincant que la référence historique à la discrimination faite
aux femmes. En effet, peut-on gommer une erreur ancienne par
l’acceptation d’une représentativité qui serait désormais orientée
selon le sexe des jurés ?
Pour la composition d’un jury, notre système de justice pénale
recherche la diversité de points de vue et d’opinions. Un brassage
d’idées par des jurés venant de milieux différents devrait favoriser
un débat énergique et complet. Il ne faut pas confondre diversité
et géographie. La répartition de groupes culturels dans différentes
localités ne garantit aucunement la diversité de points de vue.
Curieusement, l’objectif d’impartialité du jury sera mieux servi
par l’acceptation des préjugés caractérisant certains groupes
sociaux. L’affichage des idées préconçues de l’un permet à l’autre
de les répudier et vice-versa. Après la mise à l’écart des stéréotypes
Le jury 277

et des visions dogmatiques, la dynamique de groupe permet l’at-


teinte de valeurs communautaires facilitant l’analyse du cas d’es-
pèce qui fait l’objet du procès.

La compétence
Le jury mérite la confiance du public. Depuis des siècles, il
applique les règles de droit en fonction d’une saine logique reflé-
tant les perceptions collectives. Celles-ci sont largement considé-
rées comme des faits par les citoyens. À ce titre, elles font partie de
nos valeurs. Une forte présomption de compétence caractérise
l’institution du jury. Contrairement aux consommateurs de nou-
velles, les jurés occupent une place privilégiée pour mesurer la
crédibilité des témoins. Outre le contenu d’une déposition, ils
peuvent également jauger la sincérité d’un témoin à partir de son
comportement dans la salle d’audience. Parfois, le geste, le regard,
l’impatience, la froideur ou le cynisme du propos imprègnent dans
l’esprit des jurés un degré de méfiance tel qu’un faisceau de
preuves confirmatives n’arrivera jamais à dissiper celle-ci. Comme
juges des faits, les 12 concitoyens de l’accusé mettent en commun
leur bagage de connaissances et d’expériences personnelles. Grâce
à ce processus décisionnel collectif, on peut examiner de façon
exhaustive toutes les facettes du procès.
La force de l’institution du jury réside dans le fait que la culpa-
bilité ou l’innocence d’un accusé est tranchée par des citoyens
ordinaires apportant au processus judiciaire une approche pragma-
tique. Disposant de directives claires et précises, les jurés sont ordi-
nairement en mesure de bien remplir leur mission, d’où le prin-
cipe d’inclusion de la preuve. Mieux vaut s’en remettre au bon
sens des jurés et leur donner tous les renseignements pertinents.
Cette assertion vaut également pour les cas où le procès porte sur
une matière confuse.
Même si les questions de fait relèvent de la compétence
exclusive du jury, alors que le juge dispose de toutes les questions
de droit, les règles actuelles permettent au magistrat d’exprimer
son opinion sur une question de fait. Il peut le faire aussi ferme-
ment que le permettent les circonstances, pourvu que le jury soit
278 Fenêtres sur la justice

avisé que c’est un conseil et non une directive. Il faut déplorer ce


mélange des genres puisque l’expérience démontre que certains
juges abusent de cette faculté. Le juste procès n’a pas pour seule
fin d’éviter aux innocents d’être condamnés. Un procès équitable
signifie qu’un vrai coupable ne doit pas être traité injustement.
L’opinion du juge clairement affichée devant le jury n’affecte
pas dans tous les cas l’équité du procès, tout dépend des circons-
tances de l’affaire. Cependant, selon l’enseignement des tribunaux
supérieurs, il est intolérable qu’un juge, dans ses directives au jury,
exprime sa conviction personnelle quant à la culpabilité ou à l’in-
nocence de l’accusé, même si les jurés savent qu’ils ne sont pas liés
par l’opinion du juge. En résumé, le procès est vicié lorsque, consi-
dérées dans l’ensemble des directives, les opinions du juge sont
formulées avec vigueur, auquel cas il y a risque que le jury soit
influencé par celles-ci. Il en va de même lorsque les opinions du
magistrat sont imposées au jury ou comportent un effet dominant
dans le contexte des directives ou font pencher la balance en
faveur d’une partie.
Il est fréquent qu’un procès soulève des questions de preuve
complexes. Bien que la simplicité ait ses vertus, il est impératif
qu’un jury dispose de toute l’information utile à l’exercice de son
mandat. L’exposé du magistrat doit permettre aux jurés de com-
prendre leur rôle comme juges des faits et de saisir les éléments
essentiels de l’acte d’accusation. Postulons qu’un juge peut com-
prendre une preuve volumineuse et embrouillée. Avec l’aide des
procureurs, il devrait pouvoir l’expliquer au jury. D’ailleurs, notre
système de justice pénale accorde une très grande confiance à la
capacité des jurés de suivre les directives du juge, même si plu-
sieurs intervenants de la classe juridique restent sceptiques quant à
leur capacité de rendre justice dans certaines affaires.
L’idée que la complexité d’un procès pourrait justifier une
entorse au mécanisme de sélection au hasard d’un jury, afin d’as-
surer une aptitude minimale de compréhension de la preuve et
des questions en litige, a déjà été avancée. Cette étonnante propo-
sition met en cause le degré de compétence requis pour être juré.
Le sens commun d’une personne ne se mesure pas selon la durée
ou la qualité de sa scolarité. Tolérer qu’un juge puisse user de son
Le jury 279

pouvoir discrétionnaire pour débusquer les ignares porterait


atteinte à la dignité de candidats jurés sélectionnés au hasard. Il
revient aux parties, par le biais de la récusation, d’écarter les candi-
dats jurés dont ils appréhendent l’incompétence.
Les abolitionnistes du jury invoquent l’argument de la com-
plexité. Ainsi, les questions économiques et financières seraient à
ce point compliquées que des jurés risqueraient d’en être confon-
dus. Cette thèse élitiste ignore la capacité d’une personne raison-
nable de comprendre la malhonnêteté d’une conduite. Pour ce
faire, nul besoin que le jury soit versé dans le domaine des transac-
tions financières. Une gestion efficace du procès en général et de
l’administration de la preuve en particulier peut grandement faci-
liter la compréhension des jurés, et la durée d’un procès n’est pas
un facteur d’incompréhension.

En conclusion
À l’exception des procès de meurtre, lesquels doivent impéra-
tivement se tenir devant jury, ce sont les parties qui choisissent le
mode de procès, la plupart du temps selon des motifs purement
stratégiques. Selon la nature de l’inculpation, la qualité de la
preuve et le contexte social, une partie peut croire que ses chances
de succès sont meilleures devant le verdict d’un jury plutôt que
d’un juge seul.
Que certains grands procès se soient tenus devant jury n’est
certainement pas le fruit du hasard. Les procureurs de la Cou-
ronne savent pertinemment que la sale réputation des motards
complique singulièrement la présentation d’une défense pleine et
entière. Puisque la loi permet à l’accusateur de forcer l’inculpé à
subir son procès devant ses pairs, la poursuite utilise à son avantage
cette prérogative. Il en va de même pour les personnes qui, dans la
foulée du scandale des commandites, furent accusées de malversa-
tion criminelle. Comme ils s’étaient déroulés devant un vaste
auditoire, les travaux de la commission Gomery avaient fatalement
infecté l’esprit des citoyens mobilisés comme jurés.
Malgré la mauvaise humeur populaire, un juge seul peut et
280 Fenêtres sur la justice

(parfois doit), en se conformant aux strictes règles du droit pénal,


rejeter certains chefs d’accusation pour cause d’insuffisance de
preuve. Tel fut le cas à Vancouver lorsque, au printemps de 2005,
un magistrat acquitta deux accusés (Malik et Bagri) de plusieurs
chefs d’accusation liés à la pire tragédie aérienne du Canada. Long
et complexe, ce procès fut le plus coûteux et le plus difficile de
l’histoire judiciaire du pays.Voici en quels termes le juge Joseph-
son de Colombie-Britannique s’est exprimé : « J’ai commencé par
décrire la nature horrible de ces actes cruels de terrorisme, à
l’égard desquels justice doit absolument être faite.Toutefois, justice
n’est pas rendue si les accusés sont condamnés pour des motifs
autres que la norme requise de la preuve au-delà de tout doute
raisonnable. Même s’il semble que la police et la Couronne aient
déployé des efforts très louables en l’espèce, la preuve s’est avérée
très loin de cette norme. »
Selon une croyance largement répandue chez les procureurs
de la défense, dans certains cas, les jurés seraient plus enclins qu’un
juge seul à faire bénéficier l’accusé du doute raisonnable. Pour
certains avocats, l’exigence d’un verdict unanime constituerait un
avantage procédural. Comment mesurer la justesse de ces présup-
posés vu la rareté des études canadiennes sur le fonctionnement
du jury ? En effet, notre loi interdit à quiconque de briser le
serment de confidentialité des jurés. Aux États-Unis, cette restric-
tion n’existant pas, la méthodologie analytique des jurés est passée
au crible. Selon une récente étude concernant les tribunaux fédé-
raux américains, 84 % des accusés étaient déclarés coupables dans
un procès par jury et seulement 55 % des inculpés l’étaient par un
juge seul.
Comment expliquer cette nouvelle tendance de la justice
pénale américaine ? En fait, ce n’est pas la moyenne des acquitte-
ments devant jury qui a changé ; c’est plutôt la tendance à l’ac-
quittement par des magistrats qui s’est radicalement inversée.
Depuis que le gouvernement fédéral a largement réduit le pou-
voir discrétionnaire des juges en leur imposant une grille de
peines plutôt sévères, la magistrature a réagi en adoptant une atti-
tude formaliste et pointilleuse face à la poursuite. Au Canada,
le législateur s’en remet à l’appréciation discrétionnaire du juge
Le jury 281

de première instance pour l’imposition d’une peine. Les cor-


rections de peines inadéquates ou déraisonnables passent par le
mécanisme d’appel. On ne peut donc y transposer l’explication
proposée aux États-Unis quant à la tendance observée en matière
d’acquittement.
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Table des matières

Avant-propos 

Le poids politique des juges 

L’opinion publique 

La vérité judiciaire 

Le gardien des juges 

Le jury 

Documentation consultée 


MISE EN PAGES ET TYPOGRAPHIE :
LES ÉDITIONS DU BORÉAL

ACHEVÉ D,IMPRIMER EN AVRIL 


SUR LES PRESSES DE MARQUIS IMPRIMEUR
À CAP-SAINT-IGNACE (QUÉBEC).
JEAN-CLAUDE HÉBERT

JEAN-CLAUDE HÉBERT
FENÊTRES SUR LA JUSTICE
Avocat pénaliste de renom, Jean-Claude Hébert propose ici une réflexion
inspirée par cinq thèmes reliés à la justice. Chacun des cinq chapitres JEAN-CLAUDE HÉBERT
correspond à un angle d’analyse précis. Ils portent respectivement sur
la vérité judiciaire, le poids politique des juges, l’opinion publique, le
gardien des juges et l’institution du jury.

Loin d’être un manuel de droit ou un recueil d’anecdotes judiciaires,


ce livre et un essai au sens fort du terme. Tout en s’inspirant de sa pratique
et en citant de nombreux exemples concrets, l’auteur prend le recul
FenÊTRES
nécessaire pour proposer une réflexion en profondeur sur notre système
sUR LA JUSTICE

FENÊTRES SUR LA JUSTICE


judiciaire et sur la notion de Justice même. Quelle est l’importance de
la recherche de la vérité dans le travail des tribunaux ? Notre système
judiciaire est-il vraiment indépendant du politique, surtout en cette ère de
Charte des droits et de contrôle judiciaire ? Les médias exercent-ils une
influence sur le travail des tribunaux ? Jusqu’à quel point peut-on faire
confiance à la compétence d’un jury dans des causes complexes ? Un juge
a-t-il le droit de se prononcer hors cour sur une question d’intérêt public ?
Le principe de l’indépendance judiciaire permet-il aux juges d’exprimer
des opinions hors cours ou sont-ils restreints à le faire uniquement dans
leurs jugements ?

Trop rarement les praticiens du droit nous proposent une réflexion de cette
envergure sur la justice, réflexion qui s’adresse à nous tous, car l’adminis-
tration de la justice est indissociable de l’exercice de la démocratie.

Jean-Claude Hébert est criminaliste.


Il est l’auteur de livres de référence sur la justice.
Imprimé au Canada

25,95 $
ISBN 2 - 7646-
21 e boréal boréal
0456-4

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