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Laurent-Yaroslav KERMET www.clubdelarbitrage.

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Club de l’arbitrage, clubdelarbitrage@gmail.com
Aix-Marseille Université, 13100 Aix-en-Provence

JUSTICE ARBITRALE ET JUSTICE


ÉTATIQUE

De remarquables commentaires ne manquant pas à ce sujet1, notre propos


consistera seulement à vulgariser quelques idées fortes.

Étudier la justice étatique et la justice arbitrale, c’est déjà constater un point


commun flagrant : l’une et l’autre ont pour objet la justice. Si la justice peut désigner
une vertu, une sagesse ou l’équilibre des intérêts concurrents, elle est aussi un
pouvoir2. Ce pouvoir a longtemps été considéré comme un attribut de la
souveraineté d’un État, ayant pour rôle de pacifier les rapports sociaux3. L’État
organise sa justice grâce à ses juridictions avec comme principale mission de
trancher des contestations. L’arbitrage s’est constitué historiquement comme une
dérogation à ce monopole étatique de la justice4 , grâce à un long processus de
maturation.

1 OPPETIT Bruno, « Justice étatique et justice arbitrale », in Études offertes à Pierre Bellet, Litec, 1991 p. 415 et s. ;
TERRÉ François, Discours, in Compte-rendu du colloque du 24 septembre 1997 à la CCI de Paris « Justice arbitrale et
justice étatique », Association française d’arbitrage, 1997, p. 11. ; GAILLARD Emmanuel, « L’ordre juridique arbitral :
réalité, utilité, spécificité », 55 McGill L.J., 2010, p. 891.
2PERROT Roger, BEIGNIER Bernard et MINIATO Lionel, Institutions judiciaires, 2018, LGDJ, Lextenso éditions, p. 73,
no61.
3 Ibid., p. 37, no22.
4 Ibid., p. 76-77, no65.

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L’arbitrage serait-il donc un moyen de rendre la justice ? Nous pouvons définir


l’arbitrage comme le « jugement d’une contestation par des particuliers choisis, en
principe, par d’autres particuliers au moyen d’une convention5 ». Des différentes
théories expliquant la nature de l’arbitrage 6, retenons celle du caractère mixte :
l’arbitrage, d’origine normalement conventionnelle, est une justice privée7. De nos
jours, l’arbitrage apparaît comme le mode usuel de résolution des différends dans le
commerce international8. Il désigne aussi un ordre juridique, car il constituerait un
ensemble effectif, structuré de normes, possédant des sujets et des organes, et
capable de concevoir ses sources9. L’arbitrage serait une institution à l’origine d’un
ordre juridique autonome.

Aussi en quoi l’arbitrage se distinguerait-t-il de la justice étatique ? La réflexion


que nous proposons est construite autour de trois notions, qui ont comme utilité de
présenter, à la fois, les points de divergence et les similitudes entre les deux justices.
Le propos consistera donc à vérifier si l’arbitre est bel et bien un juge (I), qui rend
une décision tranchant un litige (II) selon un raisonnement juridique (III).

I. L’arbitre, un juge ?

Le juge est une figure d’autorité chargé de résoudre une contestation. Il ne peut se
confondre avec les intérêts de l’une ou l’autre des parties. En cela, il peut être défini
comme un tiers neutre, impartial et désintéressé10. Le juge naturel de l’ordre juridique
étatique est le magistrat. Tous les magistrats sont-ils des juges ? Le magistrat juge
lorsqu’il siège, mais il requière l’application de la loi quand il est au parquet11. Le
magistrat exerce une fonction publique, bien que son statut soit distinct de celui des
fonctionnaires ; les magistrats forment un corps judiciaire au sein de l’État.

5 MOTULSKY, Henri, Écrits, t.II, 1974, éditions Dalloz p. 5, no1.


6 Ibid., p. 7-11.
7 Ibid., p. 6, no2.
8TERCIER, Pierre, « La banalisation de l’arbitrage », in Liber amicorum en l’honneur de Serge Lazareff, 2011, éditions
A. Pedone, p. 580 et s. ; CLAY, Thomas, « L’arbitre, juge de l’économie mondiale », in À qui profite la mondialisation ?
Regards croisés sur l’économie, 2017, Paris, La Découverte, p. 141-152.
9 GAILLARD, Emmanuel, op. cit., p. 896. Sur la nature et les caractéristiques d’un ordre juridique, v. LEBEN, Charles,
« De quelques doctrines de l’ordre juridique », Revue française de théorie, de philosophie et de cultures juridiques,
2001, no33, PUF, p. 20 et s.
10 TERRÉ François, « Légitimité du politique », in LUSSY Florence (de) (dir.), Hommage à Alexandre Kojève : acte de la
« Journée Kojève » du 28 janvier 2003, 2007, Paris, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, p. 45.
11GUINCHARD, Serge, DEBARD, Thierry, Lexique des termes juridiques, éditions 2019-2020, Dalloz, collection
Lexiques, p. 663.

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Mais si le magistrat peut être un juge, l’arbitre l’est-il également ? Un critère


matériel est déterminant : le juge est celui qui tranche des litiges au moyen d’une
décision selon des règles de droit. Comme le magistrat du siège, l’arbitre est un juge
lorsqu’il rend une sentence qui tranche le différend conformément au droit
applicable12. L’arbitre n’est pas limité par la règle de droit : il peut trancher un litige
selon l’équité quand il est investi comme amiable compositeur13. Les magistrats du
siège et les arbitres apparaissent ainsi comme des juges. Quelles différences entre
l’arbitre-juge et le juge-magistrat ? L’arbitre n’est pas un magistrat puisqu’il
n’appartient pas à l’ordre judiciaire de l’État. L’arbitre ne relève pas de l’immunité
prévue par le statut de la Magistrature14 ; sa responsabilité relève du régime
contractuel. Enfin, le magistrat bénéficie d’une investiture générale, tandis que
l’arbitre est investi par la volonté des parties ; la qualité d’arbitre cesse lorsque sa
mission s’achève15. Magistrats du siège et arbitres exercent donc une même
fonction, car ils peuvent prononcer un acte juridictionnel.

II. La sentence arbitrale, un acte juridictionnel ?

Un acte juridictionnel est une décision qui tranche un litige selon la règle de droit
ou en vertu de l’équité. Pour être qualifié de juridictionnel, l’acte doit émaner d’une
juridiction, c’est-à-dire un organe investi régulièrement par la loi du pouvoir de
juger16. Pour savoir si une décision constitue un acte juridictionnel, il convient de
vérifier si le juge statue sur un litige, entre deux ou plusieurs adversaires, en faisant
application d’une règle de droit.

Quels sont les principaux effets d’un acte juridictionnel ? D’abord, le dessaisissement
du juge qui a rendu l’acte ; il ne pourra ni modifier l’acte, ni réexaminer l’affaire.
Ensuite, l’autorité de la chose jugée empêche le renouvellement de l’affaire. Un acte
juridictionnel se caractérise par la force exécutoire lorsqu’il est revêtu de la formule
dite exécutoire, permettant le recours à la force publique 17.

12 CPC, art. 1484.


13 CPC, art. 1478.
14 STOFFEL-MUNCK, Philippe, « La responsabilité de l’arbitre », Rev. arb., 2017, no4, p. 1127 ; v. également
SERAGLINI, Christophe, ORTSCHEIDT, Jérôme, Droit de l’arbitrage interne et international, 2013, LGDJ, p. 681,
no750.
15 ANCEL, Jean-Pierre, « L’arbitre-juge », Rev. arb., 2012, p. 720, no4.
16 PERROT Roger, BEIGNIER, Bernard, MINIATO Lionel, op. cit., no594.
17 CPC, art. 502.

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La sentence arbitrale constitue-t-elle un acte juridictionnel ? Le droit positif répond


par l’affirmative18. La sentence est un acte juridictionnel impliquant les mêmes
effets qu’un jugement sous réserve d’une exception : la sentence est dépourvue de
la force exécutoire. Pour être susceptible d’exécution forcée, il sera nécessaire de
requérir une ordonnance d’exequatur. L’absence de la force exécutoire paraît
logique : l’arbitre n’est pas un fonctionnaire du corps judiciaire, il n’a pas une
délégation de l’État lui permettant de disposer de la force publique19. Notons que les
sentences arbitrales contiennent, en règle générale, un degré élevé de motivation,
qui est sans commune mesure avec les jugements rendus par les magistrats. C’est
justement la vocation de l’arbitrage, car la sentence est l’expression d’une justice
privée et « personnalisée ».

III. Le raisonnement de l’arbitre, un raisonnement sur les faits ou sur le droit


?

Confronté au litige, le juge doit pouvoir discerner plusieurs propositions et choisir


la meilleure solution à partir d’arguments juridiques. L’interprétation joue un rôle
fondamental dans le raisonnement juridique ; c’est une opération qui consiste à
discerner le sens d’un texte et la réalité des faits. De nombreuses théories existent
sur la nature de l’interprétation, retenons que celle-ci procède, à la fois, d’un acte de
connaissance et d’un acte de volonté20. Le juge, dit-on, doit se tourner vers la loi,
mais il ne peut ignorer la jurisprudence. Que cela soit dans un système de common
law ou en droit romano-germanique, la jurisprudence a une influence majeure : elle
constitue ce réservoir de solutions et d’arguments dont la reproductibilité assure
unité et cohérence de l’ordre juridique. L’autorité de la jurisprudence est le fondement
de son influence sur le raisonnement des juges21.

Doit-on en déduire que le juge tranche selon le droit, tandis que l’arbitre juge en
fonction des faits ? Cela serait une erreur, même lorsque l’arbitre agit en amiable
compositeur, car le droit demeure. Certes, il y a une interrogation : l’arbitre est-il, lui
aussi, lié par une jurisprudence, celle d’un ordre juridique arbitral ? La question est
complexe22. Quelques éléments de réponse peuvent être apportés. L’intérêt de

18 CPC, art. 1478.


19 PERROT Roger, BEIGNIER, Bernard, MINIATO Lionel, op. cit., no65.
20HAID, Franck, Les notions indéterminées dans la loi : essai sur l’indétermination des notions légales en droit civil et
pénal, thèse, 2005, Aix-Marseille Université, no142-143.
21 JACQUET, Jean-Michel, « Avons-nous besoin d’une jurisprudence arbitrale ? », Rev. arb., 2010, No3, p. 450 et s.
22Ibid, p. 456. Les méthodes d’interprétation peuvent différer en fonction du type d’arbitrage, voir à ce sujet LÉVY,
Laurent, ROBERT-TISSOT, Fabrice « L’interprétation arbitrale », Rev. arb., 2013, no4.

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l’arbitrage réside dans la latitude de décision lorsqu’il est fait application du droit
désigné23. La justice arbitrale étant décentralisée et autonome, l’arbitre est libre de
reproduire ou non des solutions données par d’autres arbitres, puisque aucun organe
n’est en charge d’une unité d’application du droit ou de l’interprétation des faits. Les
choses peuvent être encore nuancées, car une jurisprudence arbitrale a une
influence dans la pratique. Mais le fondement de cette influence n’est pas son
autorité, mais serait plutôt son acceptabilité24. Donc, l’arbitre n’envisage pas la
jurisprudence de manière a priori contraignante dans son raisonnement juridique.

Autre point important, l’erreur de droit n’est pas sanctionnée par le juge de
l’annulation. En d’autres termes, une sentence ne peut être annulée parce que
l’arbitre n’aurait pas dit le droit applicable de la même manière que le juge étatique
l’aurait fait. La conséquence pratique est notable : l’arbitre dispose d’une liberté dans
l’appréciation des faits et du droit. Le juge, lui, est lié par une double contrainte dans
l’appréciation des faits : le droit positif applicable, et l’autorité de la jurisprudence25.
L’arbitre est libéré de ces contraintes, comme nous l’avons vu, et c’est sans doute un
des traits les plus distinctifs de l’arbitrage.

Nous aboutissons à la conclusion de cette trop brève réflexion : l’arbitre est un


juge, qui rend une décision ayant valeur d’acte juridictionnel. Mais l’arbitre se
distingue du juge par une « liberté supérieure », notamment dans l’appréciation des
faits, le choix de la solution. Ceci n’est en rien troublant, c’est la fonction naturelle de
l’arbitrage : être une justice partageant indiscutablement des traits avec la justice
étatique, mais gardant une nature privée, voire autonome, qui la distingue
clairement.

23Ibid, p. 456. Les méthodes d’interprétation peuvent différer en fonction du type d’arbitrage, voir à ce sujet LÉVY,
Laurent, ROBERT-TISSOT, Fabrice « L’interprétation arbitrale », Rev. arb., 2013, no4.
24 JACQUET, Jean-Michel, op. cit., p. 457.
25 IVAINER, Théodore, L’interprétation des faits en droit, LGDJ, Paris, 1988, no54.

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