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L'identité Culturelle de La Traduction
L'identité Culturelle de La Traduction
Palimpsestes
Revue de traduction
11 | 1998
Traduire la culture
L'identité culturelle de la
traduction
En réponse à Antoine Berman
Annie Brisset
p. 32-51
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1526
Résumés
Français English
En s'appuyant sur la notion d'intentio culturoe empruntée à la théorie esthétique, l'article remet
en question la conception essentialiste du texte et de la traduction qui sous-tend le Projet d'une
critique "productive" d'Antoine Berman. Deux aspects sont principalement considérés :
l'autonomie du sujet traduisant et l'objet de la critique traductologique. Dans la lignée de
l'idéalisme allemand relayé par le messianisme de Walter Benjamin, Antoine Berman assigne au
traducteur la tâche de faire advenir "l'être" ou encore la "vérité" du texte original et, ce faisant, il
attribue au traducteur la pleine capacité de remodeler le système symbolique du corps social. Or,
si l'on admet avec Kant qu'on ne peut atteindre les objets qu'en tant que phénomènes, c'est-à-dire
dans leur rapport avec l'univers des représentations qui structurent la "conscience connaissante"
du sujet, il faut alors substituer la notion de pertinence culturelle à celle de "vérité" du texte
original ou de la traduction. De même, la critique traductologique ne peut pas s'en tenir aux
"grandes" œuvres et aux "traductions qui font œuvre". Elle a pour objet l'ensemble des pratiques
traductives, c'est-à-dire tout ce qui fonctionne comme traduction dans une culture, quelle que soit
la réalité du texte que la culture a délégué pour cet usage.
Based on the concept of intentio culturoe borrowed from the theory of æsthetics, this paper
questions the essentialist perspective of text and translation underlying Antoine Berman's Projet
d'une critique "productive". It focuses primarily on two aspects : the autonomy of the translating
subject and the object of translation criticism. In the tradition of German idealism taken up by
Walter Benjamin's messianism, Antoine Berman assigns the translator the task of bringing forth
the "being" or "truth" of the source text. By doing so, he views the translator as fully capable to
remodel society's symbolic system. However, if one agrees with Kant that objects can only be
approached as phenomena, i.e. in their relationship to the world of representations that structure
the subject's "knowing consciousness", then we must replace the notion of "truth" of the text or
translation with that of cultural relevance. Likewise, translation criticism should not limit itself
to "master works" and translations that have become master works in their own right. It should
deal with all translation practices, i.e. anything functioning as a translation in a culture,
irrespective of the reality of the text that the culture has assigned for this purpose.
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Texte intégral
1 Il s'agira ici d'attirer l'attention sur ce qui structure le rapport entre le sujet et l'objet
de la traduction ou plutôt, sur ce qui le structure culturellement. Les considérations qui
vont suivre amorcent donc une réponse au "Projet d'une critique 'productive'" par
lequel s'ouvre de façon programmatique le dernier ouvrage d'Antoine Berman Pour une
critique des traductions : John Donne1.
2 On sait qu'en dénonçant l'idéologie de la transparence, la traductologie s'est tournée
vers la psychanalyse pour cerner la subjectivité traduisante et que, dans cette tâche, la
psychanalyse a été appuyée sinon relayée par différentes disciplines, dont la théorie de
l'énonciation2. Il fallait affirmer l'existence d'un sujet que les modèles de la traduction
omettaient de représenter ou qu'ils représentaient en creux et négativement, c'est-à-dire
comme un obstacle (voir les axiomes divers sur la "neutralité" ou la "fidélité" du
traducteur). C'est aussi dans ce paradigme qu'on peut inscrire les approches féministes
de la traduction. Dans tous ces cas, la présence du sujet est affirmée comme
individuation de l'opération traduisante et (souvent même revendiquée) comme liberté
du sujet traduisant Chez Berman, les deux termes se surdéterminent l'un l'autre :
3 Dans cette définition le traducteur apparaît comme un "sujet plein", un sujet dont la
conscience serait pleinement présente à l'acte traductif. Mais voilà bien un "sujet"
d'exception pour la psychanalyse. Dire que le traducteur peut transcender à volonté les
représentations symboliques constitutives de sa culture, cela revient par ailleurs à croire
que la traduction est une activité soustraite à l'impensé qui atteint tous les autres
domaines des productions humaines dans le moment de leur histoire. Cela revient à
minimiser, curieusement, l'historicité du sujet traduisant. N'y a-t-il pas lieu au contraire
d'explorer les limites de cette liberté d'action, de mieux comprendre la part culturelle et
donc, paradoxalement, ce qu'il y a de collectif (et de conjoncturel) dans l'acte individuel
du traduire et dans sa représentation ? La question, on le voit, met en cause une éthique
du traducteur qui tranche — a priori — entre la "bonne" et la "mauvaise" liberté :
Le travail traductif requiert donc un sujet libre, libre dans son choix
fondamental de traduction, libre dans ses choix ponctuels, libre dans la
maîtrise de cette chaîne de 'coup par coup' (J.-R. Ladmiral) qu'est le
traduire dans sa pratique à ras de texte. Cette liberté-là se confond avec la
fidélité, et il appartient à chaque traducteur, non sans risque, de délimiter
l'espace de jeu de cette liberté-fidèle. Mais la revendication de liberté a
hélas un tout autre versant : il existe une mauvaise liberté, comme il existe
une fausse fidélité, un faux respect. Ce qui arrive quand la liberté du
traducteur prend la forme de libertés [...] Cette liberté-pour-manipuler est
le refuge et l'expression de toutes les faiblesses, de toutes les paresses, de
toutes les infatuations, et elle témoigne, chez trop de traducteurs, d'une
psychè menteuse puisqu'elle trahit les principes de 'fidélité' qu'elle ne
manque jamais, en même temps, de claironner haut et fort4.
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raisons culturelles de l'interprétation du texte original, ce qui motive dans l'ici-
maintenant de l'acte traductif les symbolisations incarnées dans la traduction. La
théorie esthétique et celle de la cognition montrent aujourd'hui, de façon convergente,
que la question posée plus haut est loin d'être sans objet pour la traduction. N'ayant pas
la prétention de croire qu'on puisse pleinement cerner une question aussi complexe, je
me bornerai à indiquer en quoi la prise en compte de la culture et de sa logique conduit
à modifier les présupposés d'une critique traductologique fondée sur une conception
essentialiste du texte (du texte littéraire privilégié) à partir de laquelle on en vient à
juger l'"éthicité du traduire". C'est sur ce terrain spécifiquement que je vais donc
répondre à certaines prises de position d'Antoine Berman qui, me semble-t-il, rejette un
peu vite le questionnement socioculturel de la traduction dans le camp proscrit du
"déterminisme"5.
5 Si l'espace-temps d'une culture constitue le cadre premier de la cognition, ce cadre à
partir duquel un texte reçoit sens et valeur, on peut poser que ce cadre informe aussi les
pratiques de traduction dans un état de société. Pratiques de traduction, cela concerne
tout d'abord la sélection des textes qui sont étrangers à la culture de la société
réceptrice, c'est-à-dire le découpage (par les traducteurs ou leurs institutions) des
représentations concrétisées dans ces textes. Pratiques de traduction, cela recouvre
ensuite et surtout l'interprétation de ces représentations, c'est-à-dire le sens qui leur est
attribué en vertu même de l'acte traductif, et que l'on peut mettre en rapport avec les
représentations déjà diffusées dans la société traduisante. Ouvrir la critique des
traductions — de toutes les formes de traduction — à cette mise en rapport constitue
sans doute aujourd'hui l'un des plus sûrs moyens d'explorer la dimension collective,
culturelle, du sujet traduisant et de ses productions. Cet aspect n'annule sûrement pas
la composante individuelle de la subjectivité traduisante, mais il la circonscrit (pour le
moins) à l'intérieur de certaines limites — de la même façon que les recherches
linguistiques (sociolinguistiques) ont considérablement relativisé la conception de la
"parole" saussurienne comme actualisation libre, purement individuée de la langue : nul
ne songerait à rejeter aujourd'hui cette rectification du modèle saussurien, ou de son
interprétation, pour cause de "déterminisme". Ainsi faut-il montrer qu'à rencontre de la
majorité des modèles qui nous représentent l'opération traduisante, le lieu premier du
sens est moins le texte à traduire que le lieu culturel qui en suscite la traduction, qui
exprime la nécessité de cette traduction et en établit donc la pertinence, une pertinence
que reflète alors la chaîne des choix ponctuels.
6 On sait qu'Umberto Eco6, cherchant à expliquer l'attribution du sens dans l'acte
herméneutique et dans l'acte critique a distingué trois éléments. C'est d'abord l'intentio
auctoris, qui correspond (approximativement) à ce que les tenants de l'Ecole
interprétative (D. Séleskovitch, M. Lederer, M. Pergnier...) appellent le "vouloir dire" de
l'auteur. C'est ensuite l'intentio operis, c'est-à-dire le projet du texte lui-même qui, en
tant que dispositif signifiant, à la fois ouvre et limite les potentialités de
l'interprétation7. Eco distingue en troisième lieu l'intentio lectoris ou intention du
lecteur qui, d'un même texte biblique, par exemple, peut faire une lecture
anthropologique, une lecture poétique ou une lecture théologique, de même qu'il peut
lire un roman pour passer le temps ou en vue d'une étude critique. Pour résumer de
façon schématique, l'attribution du sens et de la valeur apparaît alors chez Eco comme
la résultante de ces trois intentions (auteur, œuvre, lecteur).
7 Luciano Nanni, philosophe et spécialiste de l'esthétique, professeur lui aussi à
l'Université de Bologne, a observé que cette conception laisse de côté l'élément
essentiel, à savoir le lieu de l'interprétation, ce lieu social, culturel, à partir duquel
interlocuteurs, lecteurs, critiques — nous ajouterons traducteurs — assignent à un acte
discursif une identité et, partant, une signification, cela de façon non pas définitive et
absolue, mais relative et transitoire. L'objection opposée aux tenants d'une conception
essentialiste de la littérarité, ou de l'art en général, est que l'identité esthétique d'une
œuvre ne saurait venir de l'œuvre elle-même8, contrairement au point de vue accrédité
par les structuralistes. Ceux-ci ont cherché à définir la littérarité d'un texte par sa
composition (visant à opacifier le référent) et donc par son degré d'autoréférentialité.
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Cette position initialement théorisée par les formalistes russes et les structuralistes
tchèques s'est perpétuée dans le post-structuralisme, celui-ci incluant l'herméneutique
littéraire dont, précisément, Berman se réclame. L'objection tient à ceci :
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celles qu'il se réserve (les traductions des "grandes œuvres" et, idéalement, les
traductions "qui font œuvre"), il ne pourra en rendre compte autrement qu'à l'intérieur
d'un système axiologique à deux valeurs, celle de la "vérité" et celle de l'"erreur" (si ce
n'est de la "faute"). Telle est bien l'ornière dont le modèle fonctionnaliste nous aide à
sortir. Lorsque Berman reproche à Even-Zohar et à Toury, les initiateurs de ce modèle,
de brouiller les cartes en introduisant la notion de "littérature traduite", faisant valoir
que les textes traduits ne s'intègrent pas à la littérature réceptrice, il oublie que
l'intégration ne se joue pas de manière ostensible sur "les rayons des librairies", mais au
niveau des représentations symboliques, des représentations culturelles, et que celles-ci
ne sont nullement soustraites à ce qu'on nomme l'impensé (le travail critique n'a-t-il
pas aussi pour objet de rendre conscient cet inconscient collectif ?). Par ailleurs, le
fonctionnalisme a le mérite d'expliquer la coexistence de traductions différentes, sous-
tendues par des projets différents (des usages différents) à l'intérieur d'une même
culture, sans devoir trancher, depuis la position d'un Sirius, entre la vérité de l'une et
l'erreur des autres.
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Notes
1 Berman, 1995.
2 Voir notamment Folkart, 1991 et Venuti, 1992 et 1995.
3 Berman, op. cit., p. 60.
4 Ibid., p. 48.
5 Ibid., p. 15. De façon non moins expéditive, Berman rejette la contribution de la sémiotique
au prétexte que son métalangage — la "langue de bois sémiotique" écrit-il — ne convient pas à la
critique des traductions pour cause d"'opacité" et d"'hermétisme". Au lecteur qui recule devant ce
qui m'apparaît comme une "épreuve de l'étranger", j e répondrai avec Kant que la clarté est
"d'abord la clarté discursive (logique), celle qui résulte des concepts" (1976, p. 34. Souligné dans
le texte). En d'autres termes, la clarté est relative à un savoir. A l'évidence, une argumentation de
Heidegger, de Ricœur, de Benjamin ou de Derrida (pour m'en tenir aux principales références de
Berman) est limpide pour l'un tandis qu'elle "ne dit rien" à l'autre. En outre, il existe un partage
du travail critique qui doit permettre à divers paradigmes explicatifs (linguistique, sémiotique,
herméneutique, esthétique, psychanalytique, anthropologique...) de coexister et même de
s'interféconder. La seule chose qu'on puisse exiger du critique, c'est une application cohérente de
son paradigme interprétatif. Le partage du travail critique engage, par ailleurs, une pluralité de
"styles" pour une pluralité de publics. Des publics multiples, ce n'est pas du tout la même chose
que le lecteur moyen visé par Berman lorsqu'il parle de publics "ni trop vastes ni réduits à une
poignée de happy few", ce qui nous ramène au (tout aussi problématique) "destinataire
universel" de la rhétorique moderne (voir Perelman), pour ne rien dire de l'"archilecteur" que
nous proposait Riffaterre. En tout état de cause, Berman confond visée cognitive de la critique
(inhérente à la critique) et visée didactique du critique (librement choisie par le critique, car l'acte
critique n'a pas forcément une fonction didactique).
6 Eco, 1986. Voir aussi 1988 : pp. 147-167 et 1992.
7 Remarquons au passage qu'on ne peut pas réduire cette intention du texte au "vouloir dire"
de l'auteur, comme le fait l'Ecole interprétative, sauf à nier la spécificité d'un texte par opposition
à la communication orale (Voir Ricœur, 1986, pp. 137-159). Sauf encore à limiter le modèle
interprétatif à la communication dite monosémique (elle-même non dépourvue d'ambiguïté. Voir
note 19).
8 Nanni montre que ce n'est pas la structure de l'œuvre qui lui confère son identité artistique,
mais bien les circonstances de son usage. Le porte-bouteilles de Duchamp possède
rigoureusement les mêmes caractéristiques que n'importe quel autre porte-bouteilles. Il s'en
distingue uniquement parce qu'il est exposé dans un musée. Autrement dit, ce n'est pas une
caractéristique commune qui réunit dans le champ de l'art les œuvres les plus diverses, y compris
les plus triviales : "Et si ce n'est pas une caractéristique matérielle qui leur serait inhérente, c'est
donc une caractéristique fonctionnelle qui leur est extérieure. On m'objectera que cela marche
bien pour l'art que l'on dit conceptuel, mais pas pour l'art en général. Je répondrai que c'est plutôt
le contraire. Je crois que dans l'art dit conceptuel se dévoile, enfin, un principe d"artisticité' qui
ne lui appartient pas en propre, mais qui est plutôt celui de l'art en général" (Nanni, 1995, pp. 32-
33).
9 Ibid., p. 37-38. Voir aussi Nanni, 1980 et 1987
10 Pour une explication de ce principe déjà présent chez Platon, voir Nanni, 1987, 153- 205. La
primauté de l'usage, de la fonction, sur la production est communément admise dans le champ de
la traduction dite pragmatique (ce qui englobe la traduction orale). Daniel Gouadec est sans doute
celui qui va le plus loin dans l'application de cette approche. Cela dit, il est bien rare que la
didactique de la traduction ou que les grilles et les critères d'évaluation, sans parler de la
modélisation même du traduire, portent les traces d'un principe qui semble faire l'unanimité. Il y
a donc là un impensé qui touche toux le champ traductologique, et pas seulement le secteur de la
traduction littéraire.
11 "Par exemple, la phrase 'Vous m'apportez un apéro ?' est, en elle-même, une entité à
plusieurs niveaux de réalité, tous différents : le physique, le chimique, le mental, etc. Et c'est
précisément en vertu d'une convention d'usage que le 'café' ne fait accéder à la signification que
son niveau conceptuel, dénotatif, laissant tous les autres non activés. Par contre le 'théâtre', en
supposant que cette phrase soit prononcée sur une scène, ou la 'galerie', en supposant qu'elle [la
phrase] soit exposée en ce lieu comme une œuvre d'art, activeraient tous ses niveaux de réalité, y
compris ses niveaux symboliques" (Nanni, 1991, pp. 251-252).
12 Ibid., p. 253. Souligné dans le texte.
13 En voici une illustration parmi de multiples autres, mais d'autant plus instructive qu'elle
apparaît dans un débat sur les rapports entre littérature et société : à propos d'Armance de
Stendhal, Pierre Barbéris fait observer à son interlocuteur, Georges Duby, que le héros du roman,
polytechnicien, refuse de se mettre au service des propriétaires des biens de production. Barbéris
ajoute ce commentaire : "il y a des résistances à cette lecture dans notre société, des résistances
qui ne sont pas d'ordre intellectuel abstrait, mais plutôt politiques et extrêmement concrètes [...]
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il y a des phrases explicites dans Armance, qu'on ne relève jamais. C'est donc un phénomène de
censure qui joue [...] il n'y a pas de lecture neutre" (Barbéris, 1974, p. 47).
14 "Avec Husserl, nous appellerons objectiviste une attitude qui renvoie naïvement les énoncés
théoriques à des états de choses (Sachverhalt). Pour elle, les relations entre les grandeurs
empiriques représentées dans les énoncés théoriques sont en-soi ; du même coup, elle escamote
le cadre transcendantal au sein duquel de tels énoncés prennent leur sens" (Habermas, 1973, p.
145).
15 Berman, op. cit., pp. 70-71.
16 J'emprunte la notion de "mémoire discursive" à Maingueneau (1984) qui montre comment
cette mémoire contribue à structurer la production discursive à l'intérieur d'un champ.
17 Habermas, op. cit., pp. 147-148. C'est sur ce même postulat que Wolfgang Iser développe sa
conception de l'"acte de lecture" : "Le texte, en tant qu'il est une chose, n'est jamais donné comme
tel, mais toujours selon le mode déterminé du système de référence qui a été choisi en vue de sa
saisie". (W. Iser, 1979, p. 275. Je souligne). Ce système qui sert de référence pour la saisie du texte
correspond chez Iser à ce qui est ici désigné comme le paradigme du critique.
18 Sperber, 1996, p. 119. Plus loin, il ajoute : "En dépit de la diversité des croyances culturelles,
qu'elles soient intuitives ou réflexives, et, dans le cas des croyances réflexives, qu'elles soient à
demi-comprises ou pleinement comprises, il faut pour les expliquer prendre en considération
deux genres de facteurs : le type de traitement cognitif qu'elles reçoivent de la part des individus,
et la façon dont elles sont communiquées dans un groupe. Ou pour résumer sous forme de
slogan : la culture est le précipité de la communication et de la cognition dans une population
humaine " (p. 135).
19 Cela vaut tout autant pour la communication prétendument monosémique. Je renvoie sur ce
point à l'analyse des interprétations successives du traité sur les missiles anti-ballistiques signé en
1972 entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Voir Mailloux, 1995, pp. 128-134.
20 Berman, op. cit., pp. 79-81.
21 "Mais mon analyse des traductions, étant et se voulant une critique, se fonde également sur
Walter Benjamin, car c'est chez lui qu'on trouve le concept le plus élevé et le plus radical de la
critique 'littéraire' — et de la critique tout court. Non seulement Benjamin est indépassable, mais
il est encore en avant de nous" (Ibid., p. 15). Rappelons que la thèse de doctorat de Berman
(L'Epreuve de l'étranger) portait, comme celle de Benjamin, sur le romantisme allemand. Sur la
conception de la littérature, l'affinité entre Berman et Benjamin relève d'une véritable filiation.
Que, par ailleurs. Benjamin soit indépassable, cela reste à établir. Les voies empruntées
aujourd'hui par la critique littéraire tendraient plutôt à invalider ce que Berman, dans le style
assertif qui le caractérise, présente comme une évidence.
22 Sur les caractéristiques de ce paradigme, voir Moser, 1985.
23 Benjamin, 1959, p. 71. En soulignant ce qui différencie sur ce point les romantiques de
Benjamin et de ceux qui ont épousé par la suite sa conception autoréférentielle de la littérature,
Moser (1985, pp. 12-13) prend l'exemple de Schleiermacher qui ne rejette aucun mode de
traduction, même s'il établit une hiérarchie surplombée par la poésie. Chez lui, la traduction
inclut l'oral et l'écrit, les "échanges pratiques" au même titre que la littérature. Contrairement à la
visée utopique du traduire d'un Benjamin, la théorisation de Schleiermacher a partie liée avec la
communication ordinaire, avec le contexte économique et politique.
24 Ibid., p. 11.
25 Berman, op. cit., p. 21.
26 "Mon propre projet critique [...] se réclame, lui, de l'herméneutique telle que l'ont
développée Paul Ricœur et Hans Robert Jauss à partir de l'Etre et le Temps de Heidegger. [...] Je
me base, moi, sur l'herméneutique moderne. C'est mon choix. L'herméneutique moderne, sous la
forme sobre qu'elle revêt chez Ricœur et Jauss, me permet d'éclairer mon expérience de
traducteur, de lecteur de traductions et, même, d'historien de la traduction" (Berman, ibid., p.
15). Ce choix de paradigme rend assez peu compréhensible le rejet de la sémiotique par Berman.
Chez Ricœur, l'herméneutique inclut la sémiotique. Toutes deux relèvent d'une même paire
épistémologique, comprendre et expliquer : "je veux montrer, sur la base précisément des travaux
conduits dans le champ de la narratologie, la fécondité d'une dialectique fine entre expliquer et
comprendre. Je ne définirai pas alors l'herméneutique comme une variante de la compréhension
à l'exclusion de l'explication, selon le modèle diltheylien [...], mais comme une des mises en
œuvre du rapport expliquer-comprendre, où le comprendre garde la primauté et maintient
l'explication au plan des médiations requises, mais secondaires. El je définirai la sémiotique
structurale comme une autre mise en œuvre du même rapport entre expliquer et comprendre,
mais sous la condition d'un renversement méthodologique qui donne le primat à l'explication et
cantonne la compréhension au plan des effets de surface" (Ricœur, 1990, p. 4. Je souligne).
Ricœur montre qu'entre l'herméneutique textuelle et la sémiotique textuelle, il existe une
communauté d'objet : la temporalité comme principe constitutif de l'organisation du sens. En
reconnaissant la dialectique entre comprendre et expliquer (contre la dichotomie traditionnelle
promue par Dilthey), Ricœur montre que l'herméneutique et la sémiotique sont deux modes
cognitifs interdépendants. Il en vient à dire que le parcours du sujet épistémologique de la
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sémiotique est en fait celui de l'herméneutique générale. Ce rapport repose sur sa conception du
texte comme "inscription", c'est-à-dire comme système de signes qui, détaché de sa source de
signification, devient sémantiquement autonome. Le texte ne peut donc être objectivé que par la
saisie des relations internes qui le constituent. Or, à quelle discipline revient cette tâche sinon à la
sémiotique ? Celle-ci apparaît donc comme une "variante" de l'herméneutique où "l'explication
est tenue pour une médiation obligée de la compréhension" (p. 6).
27 Dans une herméneutique du texte qui s'appuie, comme chez Ricœur, sur la sémiotique
structurale, l'historicité est prise en compte sous la forme d'une intertextualité génétique.
Autrement dit, l'historicité est ce qui situe la configuration du texte par rapport à une tradition.
Identifier la novation, dit Ricœur (1990, p. 12), c'est "identifier sur quel fond institué elle se
détache". Berman s'inscrit dans ce modèle. Mais il existe une autre dimension de l'historicité,
celle de l'interdiscours qui s'apparente à la notion d'épistémè de Foucault. C'est elle que le modèle
fonctionnaliste tend à privilégier comme principe explicatif.
28 "Friedrich Schlegel, le père fondateur de la critique moderne — pas seulement allemande —
réserve le mot de 'critique' à l'analyse des œuvres de 'qualité', et emploie celui de 'caractéristique'
pour l'étude et l'évaluation des œuvres médiocres ou mauvaises" (Berman, op. cit., p. 38. Je
souligne). Il se trouve que la critique littéraire, de plus en plus tournée vers la fonction cognitive
de la littérature et vers son articulation à l'ensemble des représentations socio-culturelles qui lui
sont contemporaines, préfère ne plus définir son objet sur la base de cette opposition.
29 Berman, op. cit., p. 43. et pp. 60-61.
30 Ibid., p. 75.
31 Ibid., p. 59.
32 Ibid., p. 17.
33 Ibid., p. 97 et p. 17.
34 Ibid., pp. 17, 57, 59.
35 Ibid., pp. 22, 23, 26, 27, 59.
36 Ibid., p. 37.
37 Ibid., p. 23. Je souligne.
38 Ibid., p. 57 et p. 84. Souligné dans le texte.
39 Il existe des traductions, des corpus entiers de traductions pour lesquelles la notion d'échec
traductif n'est pas pertinente. Ces traductions s'articulent moins au texte original qu'à des gestes
discursifs qui informent les rapports entre le réel et le symbolique dans le moment de leur
histoire. Ce qui déplace ipso facto l'objet de la critique traductologique du côté de la culture.
Référence électronique
Annie Brisset, « L'identité culturelle de la traduction », Palimpsestes [En ligne], 11 | 1998, mis en
ligne le 30 septembre 2013, consulté le 05 avril 2024. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1526
Auteur
Annie Brisset
Annie BRISSET est professeur à l'Ecole de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa.
Ses principaux domaines de recherche sont le théâtre et la traduction. Elle a obtenu en 1987 le
"Prix canadien de la critique théâtrale d'expression française". Elle a dirigé le numéro spécial de
la revue 777 ? intitulé "Carrefours de la traduction" en 1989, et publié de nombreux articles sur
les problèmes de la traduction théâtrale. Elle est également l'auteur de l'ouvrage Sociocritique de
la traduction : théâtre et altérité au Québec (Montréal : Balzac/Le Préambule, 1990), pour lequel
elle a reçu le Prix Ann- Saddlemyer, et qui a été traduit sous le titre A Sociocritique of Translation.
Theatre and Alterity in Québec.
Université d'Ottawa - Ecole de traduction et d'interprétation 52, rue de l'Université CP 450 Succ.
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