Vous êtes sur la page 1sur 14

07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction

SEARCH Tout OpenEdition

Palimpsestes
Revue de traduction

11 | 1998
Traduire la culture

L'identité culturelle de la
traduction
En réponse à Antoine Berman

Annie Brisset
p. 32-51
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1526

Résumés
Français English
En s'appuyant sur la notion d'intentio culturoe empruntée à la théorie esthétique, l'article remet
en question la conception essentialiste du texte et de la traduction qui sous-tend le Projet d'une
critique "productive" d'Antoine Berman. Deux aspects sont principalement considérés :
l'autonomie du sujet traduisant et l'objet de la critique traductologique. Dans la lignée de
l'idéalisme allemand relayé par le messianisme de Walter Benjamin, Antoine Berman assigne au
traducteur la tâche de faire advenir "l'être" ou encore la "vérité" du texte original et, ce faisant, il
attribue au traducteur la pleine capacité de remodeler le système symbolique du corps social. Or,
si l'on admet avec Kant qu'on ne peut atteindre les objets qu'en tant que phénomènes, c'est-à-dire
dans leur rapport avec l'univers des représentations qui structurent la "conscience connaissante"
du sujet, il faut alors substituer la notion de pertinence culturelle à celle de "vérité" du texte
original ou de la traduction. De même, la critique traductologique ne peut pas s'en tenir aux
"grandes" œuvres et aux "traductions qui font œuvre". Elle a pour objet l'ensemble des pratiques
traductives, c'est-à-dire tout ce qui fonctionne comme traduction dans une culture, quelle que soit
la réalité du texte que la culture a délégué pour cet usage.

Based on the concept of intentio culturoe borrowed from the theory of æsthetics, this paper
questions the essentialist perspective of text and translation underlying Antoine Berman's Projet
d'une critique "productive". It focuses primarily on two aspects : the autonomy of the translating
subject and the object of translation criticism. In the tradition of German idealism taken up by
Walter Benjamin's messianism, Antoine Berman assigns the translator the task of bringing forth
the "being" or "truth" of the source text. By doing so, he views the translator as fully capable to
remodel society's symbolic system. However, if one agrees with Kant that objects can only be
approached as phenomena, i.e. in their relationship to the world of representations that structure
the subject's "knowing consciousness", then we must replace the notion of "truth" of the text or
translation with that of cultural relevance. Likewise, translation criticism should not limit itself
to "master works" and translations that have become master works in their own right. It should
deal with all translation practices, i.e. anything functioning as a translation in a culture,
irrespective of the reality of the text that the culture has assigned for this purpose.

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 1/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction

Texte intégral
1 Il s'agira ici d'attirer l'attention sur ce qui structure le rapport entre le sujet et l'objet
de la traduction ou plutôt, sur ce qui le structure culturellement. Les considérations qui
vont suivre amorcent donc une réponse au "Projet d'une critique 'productive'" par
lequel s'ouvre de façon programmatique le dernier ouvrage d'Antoine Berman Pour une
critique des traductions : John Donne1.
2 On sait qu'en dénonçant l'idéologie de la transparence, la traductologie s'est tournée
vers la psychanalyse pour cerner la subjectivité traduisante et que, dans cette tâche, la
psychanalyse a été appuyée sinon relayée par différentes disciplines, dont la théorie de
l'énonciation2. Il fallait affirmer l'existence d'un sujet que les modèles de la traduction
omettaient de représenter ou qu'ils représentaient en creux et négativement, c'est-à-dire
comme un obstacle (voir les axiomes divers sur la "neutralité" ou la "fidélité" du
traducteur). C'est aussi dans ce paradigme qu'on peut inscrire les approches féministes
de la traduction. Dans tous ces cas, la présence du sujet est affirmée comme
individuation de l'opération traduisante et (souvent même revendiquée) comme liberté
du sujet traduisant Chez Berman, les deux termes se surdéterminent l'un l'autre :

la liberté du sujet, quelle que soit l'interprétation qu'on en donne, suppose


tout à la fois celle d'individuation (tout sujet est ce sujet-ci, unique), celle
de réflexion (tout sujet est un soi, un être qui se rapporte à "soi-même") et
celle de liberté (tout sujet est responsable). [...] C'est parce qu'il est
responsable de son travail que le traducteur peut, et doit, être jugé : une
traduction est toujours individuelle, toujours traduction-par..., parce
qu'elle procède d'une individualité, même soumise à des "normes".
Lorsqu'un traducteur se conforme entièrement à celles-ci, cela prouve
seulement qu'il a décidé de les faites siennes3.

3 Dans cette définition le traducteur apparaît comme un "sujet plein", un sujet dont la
conscience serait pleinement présente à l'acte traductif. Mais voilà bien un "sujet"
d'exception pour la psychanalyse. Dire que le traducteur peut transcender à volonté les
représentations symboliques constitutives de sa culture, cela revient par ailleurs à croire
que la traduction est une activité soustraite à l'impensé qui atteint tous les autres
domaines des productions humaines dans le moment de leur histoire. Cela revient à
minimiser, curieusement, l'historicité du sujet traduisant. N'y a-t-il pas lieu au contraire
d'explorer les limites de cette liberté d'action, de mieux comprendre la part culturelle et
donc, paradoxalement, ce qu'il y a de collectif (et de conjoncturel) dans l'acte individuel
du traduire et dans sa représentation ? La question, on le voit, met en cause une éthique
du traducteur qui tranche — a priori — entre la "bonne" et la "mauvaise" liberté :

Le travail traductif requiert donc un sujet libre, libre dans son choix
fondamental de traduction, libre dans ses choix ponctuels, libre dans la
maîtrise de cette chaîne de 'coup par coup' (J.-R. Ladmiral) qu'est le
traduire dans sa pratique à ras de texte. Cette liberté-là se confond avec la
fidélité, et il appartient à chaque traducteur, non sans risque, de délimiter
l'espace de jeu de cette liberté-fidèle. Mais la revendication de liberté a
hélas un tout autre versant : il existe une mauvaise liberté, comme il existe
une fausse fidélité, un faux respect. Ce qui arrive quand la liberté du
traducteur prend la forme de libertés [...] Cette liberté-pour-manipuler est
le refuge et l'expression de toutes les faiblesses, de toutes les paresses, de
toutes les infatuations, et elle témoigne, chez trop de traducteurs, d'une
psychè menteuse puisqu'elle trahit les principes de 'fidélité' qu'elle ne
manque jamais, en même temps, de claironner haut et fort4.

4 Cette morale du traducteur ("faiblesses", "paresses", "infatuations", "psychè


menteuse") suppose établi ce qui reste au contraire à connaître : entre autres choses les

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 2/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
raisons culturelles de l'interprétation du texte original, ce qui motive dans l'ici-
maintenant de l'acte traductif les symbolisations incarnées dans la traduction. La
théorie esthétique et celle de la cognition montrent aujourd'hui, de façon convergente,
que la question posée plus haut est loin d'être sans objet pour la traduction. N'ayant pas
la prétention de croire qu'on puisse pleinement cerner une question aussi complexe, je
me bornerai à indiquer en quoi la prise en compte de la culture et de sa logique conduit
à modifier les présupposés d'une critique traductologique fondée sur une conception
essentialiste du texte (du texte littéraire privilégié) à partir de laquelle on en vient à
juger l'"éthicité du traduire". C'est sur ce terrain spécifiquement que je vais donc
répondre à certaines prises de position d'Antoine Berman qui, me semble-t-il, rejette un
peu vite le questionnement socioculturel de la traduction dans le camp proscrit du
"déterminisme"5.
5 Si l'espace-temps d'une culture constitue le cadre premier de la cognition, ce cadre à
partir duquel un texte reçoit sens et valeur, on peut poser que ce cadre informe aussi les
pratiques de traduction dans un état de société. Pratiques de traduction, cela concerne
tout d'abord la sélection des textes qui sont étrangers à la culture de la société
réceptrice, c'est-à-dire le découpage (par les traducteurs ou leurs institutions) des
représentations concrétisées dans ces textes. Pratiques de traduction, cela recouvre
ensuite et surtout l'interprétation de ces représentations, c'est-à-dire le sens qui leur est
attribué en vertu même de l'acte traductif, et que l'on peut mettre en rapport avec les
représentations déjà diffusées dans la société traduisante. Ouvrir la critique des
traductions — de toutes les formes de traduction — à cette mise en rapport constitue
sans doute aujourd'hui l'un des plus sûrs moyens d'explorer la dimension collective,
culturelle, du sujet traduisant et de ses productions. Cet aspect n'annule sûrement pas
la composante individuelle de la subjectivité traduisante, mais il la circonscrit (pour le
moins) à l'intérieur de certaines limites — de la même façon que les recherches
linguistiques (sociolinguistiques) ont considérablement relativisé la conception de la
"parole" saussurienne comme actualisation libre, purement individuée de la langue : nul
ne songerait à rejeter aujourd'hui cette rectification du modèle saussurien, ou de son
interprétation, pour cause de "déterminisme". Ainsi faut-il montrer qu'à rencontre de la
majorité des modèles qui nous représentent l'opération traduisante, le lieu premier du
sens est moins le texte à traduire que le lieu culturel qui en suscite la traduction, qui
exprime la nécessité de cette traduction et en établit donc la pertinence, une pertinence
que reflète alors la chaîne des choix ponctuels.
6 On sait qu'Umberto Eco6, cherchant à expliquer l'attribution du sens dans l'acte
herméneutique et dans l'acte critique a distingué trois éléments. C'est d'abord l'intentio
auctoris, qui correspond (approximativement) à ce que les tenants de l'Ecole
interprétative (D. Séleskovitch, M. Lederer, M. Pergnier...) appellent le "vouloir dire" de
l'auteur. C'est ensuite l'intentio operis, c'est-à-dire le projet du texte lui-même qui, en
tant que dispositif signifiant, à la fois ouvre et limite les potentialités de
l'interprétation7. Eco distingue en troisième lieu l'intentio lectoris ou intention du
lecteur qui, d'un même texte biblique, par exemple, peut faire une lecture
anthropologique, une lecture poétique ou une lecture théologique, de même qu'il peut
lire un roman pour passer le temps ou en vue d'une étude critique. Pour résumer de
façon schématique, l'attribution du sens et de la valeur apparaît alors chez Eco comme
la résultante de ces trois intentions (auteur, œuvre, lecteur).
7 Luciano Nanni, philosophe et spécialiste de l'esthétique, professeur lui aussi à
l'Université de Bologne, a observé que cette conception laisse de côté l'élément
essentiel, à savoir le lieu de l'interprétation, ce lieu social, culturel, à partir duquel
interlocuteurs, lecteurs, critiques — nous ajouterons traducteurs — assignent à un acte
discursif une identité et, partant, une signification, cela de façon non pas définitive et
absolue, mais relative et transitoire. L'objection opposée aux tenants d'une conception
essentialiste de la littérarité, ou de l'art en général, est que l'identité esthétique d'une
œuvre ne saurait venir de l'œuvre elle-même8, contrairement au point de vue accrédité
par les structuralistes. Ceux-ci ont cherché à définir la littérarité d'un texte par sa
composition (visant à opacifier le référent) et donc par son degré d'autoréférentialité.
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 3/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
Cette position initialement théorisée par les formalistes russes et les structuralistes
tchèques s'est perpétuée dans le post-structuralisme, celui-ci incluant l'herméneutique
littéraire dont, précisément, Berman se réclame. L'objection tient à ceci :

Avancer que les trois intentions indiquées suffisent à expliquer la


construction esthétique d'une entité quelconque et de ses mouvements,
cela revient à penser, je l'ai dit ailleurs et je le répète ici, qu'on peut
expliquer l'identité d'un "bateau" par l'intention de son constructeur, par
celle du bateau lui-même (si l'on peut s'exprimer ainsi) et par celle du
batelier qui l'utilise. C'est en oublier une autre, beaucoup plus importante,
qui ne vient pas simplement s'ajouter aux premières, mais qui les précède
toutes, car elle en est la matrice. Les trois premières intentions ne sont
que phénoménologie superficielle, promptes à disparaître devant celle-ci
de même que la neige touchant le sol se met à fondre. Il s'agit de
l'intention (de la logique) de la mer. Seule la mer, seul le "lieu-mer" et sa
logique peuvent rendre pleinement compte de l'" être-bateau" du bateau,
de son constructeur, du batelier et de ce qui unit tous ces éléments. Cela et
rien d'autre.
Cette intention [...], j'ai proposé de l'appeler intentio culturae9.

8 En introduisant la notion d'intentio culturae (intention de la culture), Nanni ne


cherche pas à compléter la liste d'Eco, un peu comme s'il s'agissait de réparer un oubli.
La notion d'intentio culturae, on le voit, déplace radicalement la perspective sur
l'attribution du sens, à la manière dont l'ellipse de Kepler a remplacé le cercle dans la
représentation du parcours des planètes. Il est indispensable, précise Nanni, de cerner
cette intention, cette logique, si l'on veut comprendre le principe constitutif de l'identité
culturelle des objets. En l'occurrence : si l'on veut comprendre la spécificité esthétique
des textes littéraires (celle des textes traduits tout aussi bien), si l'on veut à partir de là
en saisir les différents niveaux de signification. La traductologie peut tirer de ce postulat
la conséquence que voici : comprendre la logique de la culture, c'est pouvoir rendre
compte des raisons de la traduction que cette culture a suscitée.
9 L'intention de la culture peut se définir comme une structure fonctionnelle qui est
extérieure aux objets et qui en régit l'usage. Cette primauté de l'usage sur la production
revêt une importance capitale pour la critique des traductions10. Selon ce principe, la
culture circonscrit l'espace des conventions qui régissent la réception de tout acte
traductif. Aux fins de son argumentation sur l'esthétique, Nanni observe que pour
maîtriser une langue il ne suffit pas d'en connaître le vocabulaire et la grammaire. Seul
ce qu'il appelle l'a priori des institutions, des lieux où nous actualisons ce vocabulaire et
cette grammaire nous dit en quel sens nous pouvons nous en servir11. En vertu de quoi,
le lieu culturel fournit le "méta-code", c'est-à-dire l'ensemble des instructions ou des
conventions qui rendent pertinent l'acte linguistique qui s'y réalise. Et donc, si la
culture est une structure fonctionnelle, c'est bien parce qu'avant tout autre élément, elle
oriente l'interprétation du texte. En termes traductologiques : elle oriente et façonne
l'interprétation du texte original en s'interposant (par le biais d'institutions diverses
voire conflictuelles, mais non moins unificatrices dans leurs sphères respectives) entre
la subjectivité traduisante et l'objet à traduire. Dans cette optique, la production du
texte cible n'est que la "phénoménologisation" d'un usage, le "corrélat objectif d'un
projet mu par l'anticipation de cet usage. Les conséquences pour la critique sont les
suivantes :

Le critique ne peut pas dire, à propos de l'œuvre, ce qu'il veut, en exerçant


un vouloir absolu et non conditionné (cette idéologie de la liberté sur fond
d'idéalisme semble bien enracinée elle aussi), mais il dit ce qu'il veut selon
un vouloir historiquement déterminé, ce qui signifie, à proprement parler,
que le critique dit ce qu'il peut. Son vouloir absolu est conditionné
(limité), d'un côté, par l'historicité (la partialité) de la culture qui le
constitue et, de l'autre, par la réalité de l'œuvre [...]12.
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 4/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
10 Cette conception de la culture vient donc appuyer le postulat du modèle
fonctionnaliste initié par Even-Zohar et Toury, à savoir que dans l'acte traductif — et
l'on peut ajouter : dans l'acte critique du traductologue —, l'attribution du sens est une
opération contrainte. Autrement dit, la culture est un lieu collectif qui, tout complexe et
diversifié qu'il soit, impose ses propres critères de pertinence et, corrélativement, ses
résistances et ses censures à l'interprétation des sens potentiels aussi bien qu'à
l'interprétation des sens explicites. L'histoire littéraire nous en fournirait maints
exemples13. Mais la traductologie n'a pas encore attaché toute l'importance qu'il
faudrait à ce phénomène. Ou plutôt, elle n'en tire pas toujours les conséquences. A cet
égard, le protocole de lecture des textes que propose Antoine Berman relève, toutes
proportions gardées, de l'"illusion objectiviste" dont parle Habermas à propos du
discours de la science14. Berman demande au critique de sélectionner et de découper
dans le texte original ce qu'il appelle "les zones signifiantes où une œuvre atteint sa
propre visée". Ce sont "les lieux où l'œuvre se condense, se représente, se signifie ou se
symbolise". L'écriture y possède, dit-il, "un très haut degré de nécessité" :
11 [Ces passages] d'un seul coup, nous disent le sens de toute l'œuvre de manière précise
et aveuglante. [...] Toutes les autres parties de l'œuvre sont marquées à des degrés
divers et quelle que soit leur apparente perfection formelle, par un caractère aléatoire,
en ce sens que, n'ayant pas cette nécessité scripturaire absolue, elles pourraient toujours
avoir été écrites autrement15.
12 Berman a beau souligner que le découpage de ces "zones signifiantes" résulte le plus
souvent d'une "interprétation", il est clair que, pour lui, seule peut varier cette
interprétation (elle "va varier selon les analystes") en tant qu'elle est fonction d'une
subjectivité. Les "zones signifiantes", elles, ne varient pas. Et donc, à l'image d'une
crypte que le critique serait plus ou moins habile à ouvrir, ces passages recèleraient en
soi la vérité du texte, une vérité stable parce qu'elle serait immanente, consubstantielle
au texte. Berman ne prend-il pas ici les énoncés pour des "états de choses" en faisant
abstraction du cadre au sein duquel apparaît tel niveau de réalité du texte et non tel
autre, où tel énoncé peut signifier mais non tel autre ? Ce cadre, c'est le lieu et donc
aussi le moment de l'interprétation, la culture du traducteur (y compris les
représentations symboliques qui constituent son "bagage cognitif" et la "mémoire
discursive" du champ où s'inscrit son travail)16, et c'est aussi le paradigme du critique.
J'en appelle encore à Habermas rapprochant, sur le point de l'illusion objectiviste, les
sciences empirico-analytiques et celles qui relèvent de l'herméneutique : "les faits ne se
constituent qu'en relation avec les critères qui permettent de les constater". Ils ne sont
pas donnés dans l'évidence. Autrement dit, l'interprétation des textes s'accompagne
nécessairement d'une "compréhension préalable" dont l'interprète dispose dès le
départ, un "système de références"17. Celui-ci permet ou empêche de percevoir les
représentations dont les textes étrangers sont porteurs.
13 Constitué de ce que la théorie cognitive appelle des "croyances réflexives", ce cadre
référentiel sert à valider l'interprétation de toute nouvelle représentation perçue ou
inférée. Suivant ce point de vue, toute représentation communiquée est susceptible de
déclencher une attitude, ou croyance, c'est-à-dire "une disposition à exprimer une
proposition, ou à l'accepter ou encore à agir en accord avec elle"18. La plupart des
croyances découlent non pas d'une perception directe des objets, mais de ce qui est
communiqué à propos d'elles. Dès lors, on ne peut pas dissocier la subjectivité
traduisante du lieu collectif où se déploie la communication qui entoure la diffusion des
représentations et des attitudes qu'elles engendrent. On ne peut pas abstraire la
subjectivité traduisante du lieu discursif où cognition et communication se conjoignent.
Dans un état de société, les croyances réflexives (les interprétations de représentations)
ainsi que les attitudes qui les suscitent se trouvent distribuées soit à l'échelle de toute la
société, soit seulement de façon hégémonique, soit encore à l'échelle d'un groupe ou
d'une institution. On peut conjecturer que, dans chacun de ces lieux, elles servent de
"contexte validant" pour la saisie et la transmission, au moyen de la traduction, des
représentations dont les textes étrangers sont porteurs. Autrement dit, ces croyances
forment le cadre référentiel auquel le sujet rapporte l'interprétation de toute nouvelle
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 5/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
représentation perçue ou inférée et donc l'intègre (même partiellement) ou bien la
rejette. Constitué en bonne part de représentations réitérées et partagées, ce cadre
cognitif n'est pas un cadre neutre : c'est un cadre axiologique, un lieu d'assignation de la
valeur en même temps qu'il est un lieu d'assignation du sens.
14 La théorie cognitive et la théorie esthétique rejoignent ici l'herméneutique. Si l'on
admet que toute représentation communiquée est une interprétation non seulement
"de" (quelque chose), mais "pour" (autrui), cela veut dire que cette interprétation
possède une dimension rhétorique. Elle argumente quelque chose pour le destinataire
(n'est-ce pas la même idée que souligne Benveniste lorsqu'il définit le discours comme
une prise de parole animée par l'intention d'"influencer" l'interlocuteur "en quelque
manière" ?). Vue sous cet angle, l'interprétation est donc sous-tendue par un intérêt19.
Compte tenu de cette position d'une herméneutique qui vaut pour tous les textes
(littéraires et non littéraires), la critique traductologique est conduite à s'interroger sur
ce qui rend telle traduction-interprétation conjoncturellement pertinente. Comment ne
pas voir en effet que la conjoncture (le lieu, le moment, le destinataire, en bref l'usage —
certains diront la fonction) est ce qui détermine la représentation, dans le texte
interprétant, du sens configuré dans le texte interprété ?
15 Le paradigme fonctionnaliste a sans aucun doute conduit Berman à intégrer ce qu'il
appelle "l'horizon traductif à sa méthode critique (ce qui n'apparaît pas dans ses
premiers travaux). Cette notion d'horizon (que les fonctionnalistes, par affinité
naturelle, si j'ose dire, avaient déjà empruntée à la théorie de la réception) est définie
par lui comme "l'ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et
historiques qui 'déterminent' le sentir, l'agir et le penser d'un traducteur". Cette notion
désigne à la fois "l'espace ouvert de cet agir" et "ce qui enferme le traducteur dans un
cercle de possibilités limitées". Il ajoute : "Avec le concept d'horizon, je veux échapper
au fonctionnalisme ou au 'structuralisme' qui réduisent le traducteur au rôle d'un 'relais'
entièrement déterminé socio-idéologiquement et qui, en outre, ramènent le réel à des
enchaînements de lois et de systèmes"20. Fort bien, et passons sur la modalisation
réductrice de la critique adressée au fonctionnalisme ("entièrement déterminé..."). Mais
la position de Berman me paraît ambiguë. Je vois une première contradiction entre,
d'une part, le parti pris historico-fonctionnel d'interroger l'"horizon" du traducteur et,
d'autre part, l'affirmation d'une subjectivité traduisante qui, comme on l'a vu au début,
échappe à toute "détermination" et, sinon, "décide" librement d'y souscrire. Le
programme critique de Berman ne cesse d'osciller entre ces deux pôles antagonistes
dont la primauté est tour à tour affirmée avec une égale vigueur. Je vois une seconde
contradiction, dans le prolongement de la première, mais plus profonde, entre ce parti
pris historico-fonctionnaliste et les présupposés essentialistes de la méthode que
Berman esquisse pour conduire une critique des traductions. La contradiction réside en
ceci que cette méthode ne tient pas compte de ce qui structure culturellement l'identité
du texte (original ou traduit) et donc de ce qui structure aussi le rapport herméneutique
(ou critique) à ce texte. La méthode de Berman est intimement liée à une conception de
l'œuvre qui était celle du romantisme allemand (son champ d'étude privilégié) et qui
s'est transmise dans la critique de Walter Benjamin (le modèle par excellence dont
Berman se réclame)21. Déjà, en associant la "critique des traductions" avec un cas
emprunté à la poésie (John Donne), la réflexion de Berman s'inscrit dans un paradigme
dominant de la traductologie qui, partant de Schleiermacher, Goethe et surtout Novalis,
et passant par Benjamin, conduit jusqu'à Meschonnic et Derrida22. Comme eux,
Berman identifie l'objet de la traduction avec la littérature, non sans privilégier la poésie
qui se trouve donc implicitement considérée comme l'incarnation la plus élevée de l'art
littéraire. Benjamin est au nœud de cette réflexion : l'"unique et violent pouvoir de la
traduction", écrit-il, est de "restaurer le pur langage qui a pris forme dans le mouvement
des langues". Autrement dit, observe Moser, en confiant à la traduction la même tâche
qu'à la création poétique, celle de délivrer les œuvres "d'un sens venu de l'extérieur", de
"faire du symbolisant le symbolisé"23, Benjamin met en jeu une conception
autoréférentielle et autotélique de la littérature qui débouche sur une sacralisation du
texte et sur un messianisme de la traduction. Cette théorie restera en jeu "tant que nous
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 6/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
faisons de Walter Benjamin la figure de proue de la théorie de la traduction. La question
pour nous est de savoir si nous voulons l'assumer avec sa trajectoire ouverte sur le texte
sacré"24. Contrairement à Meschonnic, Berman ne suit pas cette trajectoire. Ou plutôt, il
la fait dévier sur le sujet. Lorsqu'il récuse le "rôle paradigmatique" que Ladmiral
attribue à la traduction biblique et qu'il s'inscrit en faux contre l'existence d'un
"impensé théologique" de la traduction (pourtant à l'œuvre chez Benjamin), de quoi
parle-t-il sinon du "cœur religieux" qui serait le propre du traducteur : "toute traduction
d'une œuvre (quelle qu'elle soit : Pindare, Platon ou la Bible) suppose un esprit, un
"cœur" pénétré de religio [...] Religieux, ici, n'est d'ailleurs pas pensable sans éthique et
poétique. Le cœur traductif est poétique, éthique, religieux"25. C'est donc la tâche même
du traducteur qui est sacralisée. La trajectoire de Berman recroise alors celle de
Benjamin, puisque la traduction se confond encore une fois avec le poétique et que le
traducteur est investi d'une mission : faire advenir le "pur langage" chez Benjamin, faire
advenir la "vérité de l'œuvre" chez Berman. Dans les deux cas, la tâche assignée au
traducteur ou au poète (les deux se confondent) est sous-tendue par une conception
idéaliste du sujet qui est ancrée dans le romantisme allemand, mais que la théorie (et la
pratique) postmoderne de la littérature ne soutient plus. Elle est idéaliste en ceci qu'elle
attribue à la subjectivité individuelle du traducteur (comme à celle du poète) la pleine
capacité de faire œuvre originale et, ce faisant, elle lui attribue le pouvoir de remodeler
la langue réceptrice, à savoir le système symbolique d'un corps social, au besoin en lui
faisant violence. Cette subjectivité agissante n'est pas agie. L'ancrage idéaliste de la
méthode critique de Berman entre en conflit avec la prise en compte de l'intentio
culturae du modèle fonctionnaliste, mais cet ancrage peut en revanche très bien
s'accommoder d'une herméneutique littéraire26 qui continue à définir le sens et la
valeur de l'œuvre à partir du couple intentio lectoris intentio operis, c'est-à-dire dans la
dialectique du texte et de sa lecture, comme si l'interprétation du texte était seulement
tributaire de sa production, c'est-à-dire de sa configuration, sans égard pour la fonction
culturelle déléguée à ce texte27.
16 L'approche critique de Berman pose un autre problème qui découle de ce qui précède,
celui du domaine des objets auxquels cette approche entend s'appliquer. Ce problème,
je le formulerai ainsi : une méthode qui repose sur les principes évoqués plus haut peut-
elle rendre compte de toutes les pratiques traductives ? Peut-elle même rendre compte
de toutes les pratiques traductives qui relèvent du champ de l'esthétique ? Voilà bien la
question. Cette méthode n'incite-t-elle pas à ne s'occuper, comme naguère la théorie
littéraire, que des œuvres de "qualité" (Schlegel cité par Berman28), à ne s'occuper
autrement dit que des œuvres du canon ? N'incite-t-elle pas encore à ne considérer que
les traductions qui relèvent de ce que Berman appelle, significativement, "l'Idée" de la
traduction ou ce que le xvie siècle appelait une loi de traduction, "une Loi au sens le
plus fort du terme et que là il [le traducteur] n'est pas libre de modifier"29. L'idée de la
traduction, la Loi de la traduction, ce sont là des notions qui référent à une essence de la
traduction, à une "vérité" intransitive du traduire (le terme "vérité" est omniprésent
chez Berman). Ne faudrait-il pas plutôt considérer que l'"idée" de la traduction est ce
qu'une conscience collective se représente comme telle et qu'on ne découvre qu'à partir
des attitudes collectives qui manifestent implicitement cette Idée ou cette Loi, c'est-à-
dire un ensemble de normes productrices de pratiques. Y a-t-il vraiment "autant de
positions traductives que de traducteurs" au sein d'une même culture ?30 Et, pour
prendre un exemple emprunté aux arts visuels, qu'advient-il de l'"essence" artistique
contenue dans le porte-bouteilles de Duchamp ou dans les boîtes de soupe de Warhol ?
Où est dans ces œuvres la "vérité autonome de leur tâche" d'artistes ?31 La conception
essentialiste de la création artistique qui survalorise l'autonomie du sujet est
aujourd'hui battue en brèche par la critique esthétique de même que par la théorie
littéraire ; elle n'est pas tenable davantage pour la traductologie. L'Idée de la traduction,
son essence, dit Berman, n'est pas définissable. Comment sur ce point ne pas lui donner
raison ? Mais il s'ensuit qu'on ne peut pas circonscrire l'objet-traduction sans passer
par la culture qui le désigne comme tel. A partir du moment où une culture assigne à un
texte une identité-de-traduction, il faut reconnaître à ce texte le statut d'objet légitime
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 7/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
d'interprétation pour la critique traductologique. J'insiste sur ce point en songeant tout
particulièrement à ceux qui voudraient (et croient pouvoir) tracer une ligne de partage
entre la "traduction" et l'"adaptation" dans le but plus ou moins avoué d'éliminer celle-
ci du champ de la traductologie. On peut rétorquer que la traduction est adaptatrice par
nature puisqu'elle opère entre des langues et des représentations culturelles qui ne sont
pas isomorphes. Cela même la rend nécessaire. On peut faire valoir aussi que
l'adaptation se manifeste sous des formes très diverses dans les textes traduits, et qu'elle
s'y manifeste souvent par intermittence sans entamer forcément le texte en bloc. Le
critique qui ne veut pour objet que la "vraie" traduction doit-il faire l'impasse sur ce qui
lui paraît intempestif, passer outre aux passages qui lui paraissent "non traduits" ? Ou
bien doit-il au contraire interroger la logique de ces intermittences, interroger ce qui s'y
représente symboliquement, culturellement ? On peut argumenter enfin que ce qui
passe pour une "équivalence dynamique", une adaptation jugée nécessaire à partir de
tel paradigme critique sera pris pour de l'"impur" à partir de tel autre paradigme. Mais
prendre ce biais, c'est foncer tout droit dans une mauvaise querelle d'étiquetage.
Mauvaise, car elle est aporétique si l'on cherche à définir par l'essence d'un texte ce qui
en fait "plus" ou "moins" une traduction digne d'accéder comme telle à la critique ou
indigne d'y accéder : d'un côté les traductions qui reflètent "l'être du texte traduit" et de
l'autre celles qui reflètent "la doxa ambiante", pour reprendre l'opposition de Berman32.
Si l'on veut définir l'objet de la critique traductologique autrement que sur la base d'une
idéologie du traduire, il faut plutôt convenir que la traduction est ce qui fonctionne
comme traduction dans une culture, quelle que soit la réalité du texte que la culture a
délégué pour cet usage. C'est ainsi que la littérature, et plus généralement la théorie
esthétique, délimite aujourd'hui son champ critique. Tel est aussi le postulat premier du
modèle fonctionnaliste. Cette conception heurte de plein fouet celle du modèle de
Berman héritée du romantisme allemand : rappelons encore l'attribut "de qualité"
réservé par Schlegel pour les œuvres dignes d'accéder à la critique ; songeons à Goethe
imaginant la Weltliteratur comme le panthéon des "chefs-d'œuvres" du monde. Mais à
l'époque où n'importe quelle œuvre d'art peut être reproduite (voir Benjamin) et,
s'agissant de littérature, où n'importe quelle œuvre peut être intertextuellement
amplifiée (par les appareils médiatiques, ceux du savoir...) et atteindre de vastes
publics, la notion même de chef-d'œuvre est mise en cause, et avec elle l'établissement
du canon. De plus, la prolifération des formes artistiques rend tout aussi problématique
une hiérarchisation qui fonde la valeur esthétique des œuvres sur leur structure
matérielle plutôt que sur leurs causes culturelles.
17 A ce qu'il perçoit comme le positivisme du modèle fonctionnaliste, à ce qu'il dénonce
comme la critique négative de Meschonnic, Berman oppose une critique "positive" de la
traduction. Elle est positive en ceci qu'elle vise à "(dé)montrer l'excellence et les raisons
de l'excellence de la traduction. Le pouvoir fécondant de l'analyse réside alors dans la
(dé)monstration au lecteur du faire-œuvre positif du traducteur, et dans l'exemplarité
de la traduction même". Elle est positive encore parce qu'elle cherche à "éclairer le
pourquoi de l'échec traductif'33. L'"excellence" et l'"échec", le "bien" et le "mal" traduire
sont des valeurs qui, chez Berman, s'indexent de façon explicite sur la "vérité", l'essence
de l'œuvre originale. La "vraie traduction" est sans ambiguïté celle qui révèle "l'œuvre
étrangère dans son être propre à la culture réceptrice" ou encore "l'être du texte
traduit", "celle qui est source-oriented", les autres n'étant que des "modes réducteurs",
des traductions "sans intérêt" qui reflètent la "doxa ambiante"34. Il est frappant de voir
que Berman, si prompt à dénoncer la critique négative de Meschonnic, emploie lui-
même une pléthore d'attributs négatifs pour caractériser les traductions qui n'entrent
pas dans son modèle. La "vraie" traduction s'oppose chez lui à la traduction qu'une
critique intuitive qualifie de "moyenne", "insuffisante", "laide", "gauche", "mauvaise",
"exécrable", "fausse", "erronée", "aberrante". Même s'il prend ses distances envers le
caractère impressionniste de ces jugements, il ne les intègre pas moins en affirmant que
tous ces prédicats "ont leur vérité et que l'analyse [les] vérifie généralement". Il emploie
lui-même de semblables prédicats pour caractériser les traductions qui ne reflètent pas
"l'être du texte traduit". Elles constituent pour lui des "échos affaiblis des originaux",
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 8/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
des "traductions défectueuses" et, introduisant une dimension morale, il les qualifie
même de "traductions pernicieuses". Cette dimension morale prend du relief au
moment d'expliquer pourquoi il a choisi d'analyser en priorité la traduction de John
Donne par Denis et Fuzier qui, dit-il, "échouent pitoyablement". Cette traduction
qualifiée de "désastre" servira d'exergue, car "elle représente une tendance que nous
estimons erronée et dangereuse de la traduction des œuvres poétiques
traditionnelles"35. Pour se démarquer de Meschonnic, Berman fait valoir que ses
propres analyses n'ont pas pour but de "démolir les traductions jugées 'mauvaises' ou
'insuffisantes' [...] il s'agit, non de 'mauvaises' traductions, mais de versions gravement
défectueuses, poétiquement insuffisantes, fondées sur un projet erroné"36. Outre que la
nuance entre le "mauvais" et le "gravement défectueux" est ténue, les trois catégories
proposées à titre de principe explicatif ont uniquement pour foyer le texte original, son
essence et sa vérité. Ces catégories qui fondent le "pourquoi" de l'échec traductif
soulignent sans ambiguïté le négatif. Elles aboutissent à un blâme de même nature que
chez Meschonnic. En dernière analyse, la positivité de la critique de Berman réside en
ceci qu'il faut "fermer ce chemin de mauvaise répétition"37. A côté de cet aspect moral,
la critique de Berman comporte un élément de messianisme. Les traducteurs ont en
effet pour mission de "révéler" l'être du texte original, mais la "vérité" de l'œuvre
originale ne peut advenir dans la culture traduisante qu'au terme d'un cheminement
progressif, d'une "translation". La première traduction ne saurait être au mieux qu'une
"introduction", jamais un texte à part entière. Chaque retraduction marquera
subséquemment un progrès ou un recul par rapport au "moment central" où la
traduction idéale, la traduction tout court, sera elle-même une œuvre d'art :

On voit aisément que le sens de cette translation est la "révélation" d'une


œuvre étrangère dans son être propre à la culture réceptrice. La
"révélation" pleine et entière de cette œuvre est elle-même l'œuvre de la
traduction, et d'elle seule. Et elle n'est possible que si la traduction est
"vraie". Avant, il n'y a pas de "révélation", il n'y a que les étapes menant
(ou non) à celle-ci.
[...]
Toute première traduction, comme le suggère Derrida [...], est imparfaite
et, pour ainsi dire impure : imparfaite parce que la défectivité traductive et
l'impact des "normes" s'y manifestent souvent massivement, impure parce
qu'elle est à la fois traduction et introduction. C'est dans la retraduction,
et mieux, dans les retraductions, successives ou simultanées, que se joue
la traduction38.

18 La critique de Berman a pour centre de gravité la "vérité" du texte original. Notre


détour par la théorie esthétique aurait dû montrer pourquoi cette vérité, prétendument
stable, presque métaphysique, est sujette à caution. L'histoire de la littérature (et plus
généralement l'histoire de l'art) suffirait par ailleurs à démontrer l'instabilité de
l'identité esthétique des œuvres. Passons vite sur le rappel d'une réalité aussi banale. Il
est plus important de voir que le modèle critique de Berman s'appuie sur des entités
inconnaissables en soi. Kant nous rappelle qu'on ne peut atteindre les objets qu'en tant
que phénomènes, c'est-à-dire dans leur rapport au sujet, à la "conscience
connaissante" du sujet. Autrement dit : en relation avec l'univers des représentations
qui structurent cette conscience connaissante. C'est pourquoi, il me paraît préférable de
substituer la notion de pertinence (culturelle) à celle de vérité (de l'œuvre originale ou
de la traduction) tant et aussi longtemps que "le dégagement de la vérité de l'œuvre"
n'offre d'autre solution que de mesurer la "réussite" ou l'"échec traductif" à l'aune d'un
objet en soi inconnaissable39. Une critique "positive" ne doit-elle pas s'efforcer
d'expliquer et donc de comprendre la pertinence d'une traduction en s interrogeant sur
les représentations qui la rattachent aussi bien à l'œuvre originale qu'à la culture qui
l'appelle ? A défaut de quoi, un modèle critique comme celui de Berman restera
impuissant à rendre compte de la grande majorité des pratiques traductives. Quant à

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 9/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
celles qu'il se réserve (les traductions des "grandes œuvres" et, idéalement, les
traductions "qui font œuvre"), il ne pourra en rendre compte autrement qu'à l'intérieur
d'un système axiologique à deux valeurs, celle de la "vérité" et celle de l'"erreur" (si ce
n'est de la "faute"). Telle est bien l'ornière dont le modèle fonctionnaliste nous aide à
sortir. Lorsque Berman reproche à Even-Zohar et à Toury, les initiateurs de ce modèle,
de brouiller les cartes en introduisant la notion de "littérature traduite", faisant valoir
que les textes traduits ne s'intègrent pas à la littérature réceptrice, il oublie que
l'intégration ne se joue pas de manière ostensible sur "les rayons des librairies", mais au
niveau des représentations symboliques, des représentations culturelles, et que celles-ci
ne sont nullement soustraites à ce qu'on nomme l'impensé (le travail critique n'a-t-il
pas aussi pour objet de rendre conscient cet inconscient collectif ?). Par ailleurs, le
fonctionnalisme a le mérite d'expliquer la coexistence de traductions différentes, sous-
tendues par des projets différents (des usages différents) à l'intérieur d'une même
culture, sans devoir trancher, depuis la position d'un Sirius, entre la vérité de l'une et
l'erreur des autres.

Bibliographie
BARBÉRIS, Pierre. "Littérature et société. Entretien avec Georges Duby". Ed. Roger Pillaudin.
Ecrire... pour quoi ? pour qui ? Presses universitaires de Grenoble, 1974.
BENJAMIN, Walter."La tâche du traducteur". Œuvres choisies. Paris : Julliard, 1959.
BERMAN, Antoine, Pour une critique des traductions : John Donne. Paris : Gallimard, 1995.
ECO, Umberto. "Appunti sulla semiotica della ricezione". Carte semiotiche 2, 1986.
ECO, Umberto. "Intentio Lectoris. The State of the Art". Differentia 2,1988.
ECO, Umberto. Les Limites de l'interprétation. Tr. M. Bouzaher. Paris : Grasset, 1992.
FOLKART, Barbara. Le conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté, Montréal :
Balzac-Le Préambule, 1991.
HABERMAS, Jürgen. La Technique et la science comme "idéologie". Paris : Gallimard, 1973.
ISER, Wolfgang. "La Fiction en effet". Poétique 39,1979.
ISER, Wolfgang. The Act of Reading. Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 1976.
DOI : 10.56021/9780801821011
KANT, Emmanuel. Critique de la raison pure. Tr. J. Barni et P. Archambault. Paris : Garnier-
Flammarion, 1976.
MAINGUENEAU, Dominique. Genèses du discours. Bruxelles : Mardaga, 1984.
MAILLOUX, Steven. "Rhetorical Hermeneutics". Critical Inquiry 11,1985.
DOI : 10.1086/448310
MAILLOUX, Steven. "Interpretation". Ed. F. Lentricchia et T. McLaughlin. Critical Ternis for
Literary Study. Chicago - Londres : The Université of Chicago Press, 1995.
MOSER, Walter. "Les pulsations de la traduction". Meta 30/1,1985.
DOI : 10.7202/003672ar
NANNI, Luciano. Per una nuova semiologia dell'arte. Milan : Garzanti, 1980.
NANNI, Luciano. Contra dogmaticos. Bologne : Cappelli, 1987.
NANNI, Luciano. "Art et critique : la liberté en tant que pertinence". Cahiers Ferdinand de
Saussure 45,1991.
NANNI, Luciano. "Estetica e semiotica : il ribaltone post-strutturalista". Paroi 12, Bologne, 1995.
RICŒUR, Paul. "Qu'est-ce qu'un texte ?" Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II. Paris :
Gallimard, 1986.
RICŒUR, Paul. "Entre herméneutique et sémiotique". Nouveaux actes sémiotiquesl, 1990.
SCHLEIERMACHER, Friedrich. "Des différentes manières du traduire". Tr. A. Berman. Les
Tours de Babel. Mauvezin : Trans-Europ-Repress, 1985.
SPERBER, Dan. La Contagion des idées, Paris : Editions Odile Jacob, 1996.
VENUTI, Lawrence (Ed.). Rethinking Translation : Discourse, Subjectivity, Ideology. Londres -
New-York : Routledge, 1992.
VENUTI, Lawrence (Ed.). The Translator's Invisibility. A History of Translation, Londres - New-
York : Routledge, 1995.
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 10/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction

Notes
1 Berman, 1995.
2 Voir notamment Folkart, 1991 et Venuti, 1992 et 1995.
3 Berman, op. cit., p. 60.
4 Ibid., p. 48.
5 Ibid., p. 15. De façon non moins expéditive, Berman rejette la contribution de la sémiotique
au prétexte que son métalangage — la "langue de bois sémiotique" écrit-il — ne convient pas à la
critique des traductions pour cause d"'opacité" et d"'hermétisme". Au lecteur qui recule devant ce
qui m'apparaît comme une "épreuve de l'étranger", j e répondrai avec Kant que la clarté est
"d'abord la clarté discursive (logique), celle qui résulte des concepts" (1976, p. 34. Souligné dans
le texte). En d'autres termes, la clarté est relative à un savoir. A l'évidence, une argumentation de
Heidegger, de Ricœur, de Benjamin ou de Derrida (pour m'en tenir aux principales références de
Berman) est limpide pour l'un tandis qu'elle "ne dit rien" à l'autre. En outre, il existe un partage
du travail critique qui doit permettre à divers paradigmes explicatifs (linguistique, sémiotique,
herméneutique, esthétique, psychanalytique, anthropologique...) de coexister et même de
s'interféconder. La seule chose qu'on puisse exiger du critique, c'est une application cohérente de
son paradigme interprétatif. Le partage du travail critique engage, par ailleurs, une pluralité de
"styles" pour une pluralité de publics. Des publics multiples, ce n'est pas du tout la même chose
que le lecteur moyen visé par Berman lorsqu'il parle de publics "ni trop vastes ni réduits à une
poignée de happy few", ce qui nous ramène au (tout aussi problématique) "destinataire
universel" de la rhétorique moderne (voir Perelman), pour ne rien dire de l'"archilecteur" que
nous proposait Riffaterre. En tout état de cause, Berman confond visée cognitive de la critique
(inhérente à la critique) et visée didactique du critique (librement choisie par le critique, car l'acte
critique n'a pas forcément une fonction didactique).
6 Eco, 1986. Voir aussi 1988 : pp. 147-167 et 1992.
7 Remarquons au passage qu'on ne peut pas réduire cette intention du texte au "vouloir dire"
de l'auteur, comme le fait l'Ecole interprétative, sauf à nier la spécificité d'un texte par opposition
à la communication orale (Voir Ricœur, 1986, pp. 137-159). Sauf encore à limiter le modèle
interprétatif à la communication dite monosémique (elle-même non dépourvue d'ambiguïté. Voir
note 19).
8 Nanni montre que ce n'est pas la structure de l'œuvre qui lui confère son identité artistique,
mais bien les circonstances de son usage. Le porte-bouteilles de Duchamp possède
rigoureusement les mêmes caractéristiques que n'importe quel autre porte-bouteilles. Il s'en
distingue uniquement parce qu'il est exposé dans un musée. Autrement dit, ce n'est pas une
caractéristique commune qui réunit dans le champ de l'art les œuvres les plus diverses, y compris
les plus triviales : "Et si ce n'est pas une caractéristique matérielle qui leur serait inhérente, c'est
donc une caractéristique fonctionnelle qui leur est extérieure. On m'objectera que cela marche
bien pour l'art que l'on dit conceptuel, mais pas pour l'art en général. Je répondrai que c'est plutôt
le contraire. Je crois que dans l'art dit conceptuel se dévoile, enfin, un principe d"artisticité' qui
ne lui appartient pas en propre, mais qui est plutôt celui de l'art en général" (Nanni, 1995, pp. 32-
33).
9 Ibid., p. 37-38. Voir aussi Nanni, 1980 et 1987
10 Pour une explication de ce principe déjà présent chez Platon, voir Nanni, 1987, 153- 205. La
primauté de l'usage, de la fonction, sur la production est communément admise dans le champ de
la traduction dite pragmatique (ce qui englobe la traduction orale). Daniel Gouadec est sans doute
celui qui va le plus loin dans l'application de cette approche. Cela dit, il est bien rare que la
didactique de la traduction ou que les grilles et les critères d'évaluation, sans parler de la
modélisation même du traduire, portent les traces d'un principe qui semble faire l'unanimité. Il y
a donc là un impensé qui touche toux le champ traductologique, et pas seulement le secteur de la
traduction littéraire.
11 "Par exemple, la phrase 'Vous m'apportez un apéro ?' est, en elle-même, une entité à
plusieurs niveaux de réalité, tous différents : le physique, le chimique, le mental, etc. Et c'est
précisément en vertu d'une convention d'usage que le 'café' ne fait accéder à la signification que
son niveau conceptuel, dénotatif, laissant tous les autres non activés. Par contre le 'théâtre', en
supposant que cette phrase soit prononcée sur une scène, ou la 'galerie', en supposant qu'elle [la
phrase] soit exposée en ce lieu comme une œuvre d'art, activeraient tous ses niveaux de réalité, y
compris ses niveaux symboliques" (Nanni, 1991, pp. 251-252).
12 Ibid., p. 253. Souligné dans le texte.
13 En voici une illustration parmi de multiples autres, mais d'autant plus instructive qu'elle
apparaît dans un débat sur les rapports entre littérature et société : à propos d'Armance de
Stendhal, Pierre Barbéris fait observer à son interlocuteur, Georges Duby, que le héros du roman,
polytechnicien, refuse de se mettre au service des propriétaires des biens de production. Barbéris
ajoute ce commentaire : "il y a des résistances à cette lecture dans notre société, des résistances
qui ne sont pas d'ordre intellectuel abstrait, mais plutôt politiques et extrêmement concrètes [...]

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 11/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
il y a des phrases explicites dans Armance, qu'on ne relève jamais. C'est donc un phénomène de
censure qui joue [...] il n'y a pas de lecture neutre" (Barbéris, 1974, p. 47).
14 "Avec Husserl, nous appellerons objectiviste une attitude qui renvoie naïvement les énoncés
théoriques à des états de choses (Sachverhalt). Pour elle, les relations entre les grandeurs
empiriques représentées dans les énoncés théoriques sont en-soi ; du même coup, elle escamote
le cadre transcendantal au sein duquel de tels énoncés prennent leur sens" (Habermas, 1973, p.
145).
15 Berman, op. cit., pp. 70-71.
16 J'emprunte la notion de "mémoire discursive" à Maingueneau (1984) qui montre comment
cette mémoire contribue à structurer la production discursive à l'intérieur d'un champ.
17 Habermas, op. cit., pp. 147-148. C'est sur ce même postulat que Wolfgang Iser développe sa
conception de l'"acte de lecture" : "Le texte, en tant qu'il est une chose, n'est jamais donné comme
tel, mais toujours selon le mode déterminé du système de référence qui a été choisi en vue de sa
saisie". (W. Iser, 1979, p. 275. Je souligne). Ce système qui sert de référence pour la saisie du texte
correspond chez Iser à ce qui est ici désigné comme le paradigme du critique.
18 Sperber, 1996, p. 119. Plus loin, il ajoute : "En dépit de la diversité des croyances culturelles,
qu'elles soient intuitives ou réflexives, et, dans le cas des croyances réflexives, qu'elles soient à
demi-comprises ou pleinement comprises, il faut pour les expliquer prendre en considération
deux genres de facteurs : le type de traitement cognitif qu'elles reçoivent de la part des individus,
et la façon dont elles sont communiquées dans un groupe. Ou pour résumer sous forme de
slogan : la culture est le précipité de la communication et de la cognition dans une population
humaine " (p. 135).
19 Cela vaut tout autant pour la communication prétendument monosémique. Je renvoie sur ce
point à l'analyse des interprétations successives du traité sur les missiles anti-ballistiques signé en
1972 entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. Voir Mailloux, 1995, pp. 128-134.
20 Berman, op. cit., pp. 79-81.
21 "Mais mon analyse des traductions, étant et se voulant une critique, se fonde également sur
Walter Benjamin, car c'est chez lui qu'on trouve le concept le plus élevé et le plus radical de la
critique 'littéraire' — et de la critique tout court. Non seulement Benjamin est indépassable, mais
il est encore en avant de nous" (Ibid., p. 15). Rappelons que la thèse de doctorat de Berman
(L'Epreuve de l'étranger) portait, comme celle de Benjamin, sur le romantisme allemand. Sur la
conception de la littérature, l'affinité entre Berman et Benjamin relève d'une véritable filiation.
Que, par ailleurs. Benjamin soit indépassable, cela reste à établir. Les voies empruntées
aujourd'hui par la critique littéraire tendraient plutôt à invalider ce que Berman, dans le style
assertif qui le caractérise, présente comme une évidence.
22 Sur les caractéristiques de ce paradigme, voir Moser, 1985.
23 Benjamin, 1959, p. 71. En soulignant ce qui différencie sur ce point les romantiques de
Benjamin et de ceux qui ont épousé par la suite sa conception autoréférentielle de la littérature,
Moser (1985, pp. 12-13) prend l'exemple de Schleiermacher qui ne rejette aucun mode de
traduction, même s'il établit une hiérarchie surplombée par la poésie. Chez lui, la traduction
inclut l'oral et l'écrit, les "échanges pratiques" au même titre que la littérature. Contrairement à la
visée utopique du traduire d'un Benjamin, la théorisation de Schleiermacher a partie liée avec la
communication ordinaire, avec le contexte économique et politique.
24 Ibid., p. 11.
25 Berman, op. cit., p. 21.
26 "Mon propre projet critique [...] se réclame, lui, de l'herméneutique telle que l'ont
développée Paul Ricœur et Hans Robert Jauss à partir de l'Etre et le Temps de Heidegger. [...] Je
me base, moi, sur l'herméneutique moderne. C'est mon choix. L'herméneutique moderne, sous la
forme sobre qu'elle revêt chez Ricœur et Jauss, me permet d'éclairer mon expérience de
traducteur, de lecteur de traductions et, même, d'historien de la traduction" (Berman, ibid., p.
15). Ce choix de paradigme rend assez peu compréhensible le rejet de la sémiotique par Berman.
Chez Ricœur, l'herméneutique inclut la sémiotique. Toutes deux relèvent d'une même paire
épistémologique, comprendre et expliquer : "je veux montrer, sur la base précisément des travaux
conduits dans le champ de la narratologie, la fécondité d'une dialectique fine entre expliquer et
comprendre. Je ne définirai pas alors l'herméneutique comme une variante de la compréhension
à l'exclusion de l'explication, selon le modèle diltheylien [...], mais comme une des mises en
œuvre du rapport expliquer-comprendre, où le comprendre garde la primauté et maintient
l'explication au plan des médiations requises, mais secondaires. El je définirai la sémiotique
structurale comme une autre mise en œuvre du même rapport entre expliquer et comprendre,
mais sous la condition d'un renversement méthodologique qui donne le primat à l'explication et
cantonne la compréhension au plan des effets de surface" (Ricœur, 1990, p. 4. Je souligne).
Ricœur montre qu'entre l'herméneutique textuelle et la sémiotique textuelle, il existe une
communauté d'objet : la temporalité comme principe constitutif de l'organisation du sens. En
reconnaissant la dialectique entre comprendre et expliquer (contre la dichotomie traditionnelle
promue par Dilthey), Ricœur montre que l'herméneutique et la sémiotique sont deux modes
cognitifs interdépendants. Il en vient à dire que le parcours du sujet épistémologique de la

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 12/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction
sémiotique est en fait celui de l'herméneutique générale. Ce rapport repose sur sa conception du
texte comme "inscription", c'est-à-dire comme système de signes qui, détaché de sa source de
signification, devient sémantiquement autonome. Le texte ne peut donc être objectivé que par la
saisie des relations internes qui le constituent. Or, à quelle discipline revient cette tâche sinon à la
sémiotique ? Celle-ci apparaît donc comme une "variante" de l'herméneutique où "l'explication
est tenue pour une médiation obligée de la compréhension" (p. 6).
27 Dans une herméneutique du texte qui s'appuie, comme chez Ricœur, sur la sémiotique
structurale, l'historicité est prise en compte sous la forme d'une intertextualité génétique.
Autrement dit, l'historicité est ce qui situe la configuration du texte par rapport à une tradition.
Identifier la novation, dit Ricœur (1990, p. 12), c'est "identifier sur quel fond institué elle se
détache". Berman s'inscrit dans ce modèle. Mais il existe une autre dimension de l'historicité,
celle de l'interdiscours qui s'apparente à la notion d'épistémè de Foucault. C'est elle que le modèle
fonctionnaliste tend à privilégier comme principe explicatif.
28 "Friedrich Schlegel, le père fondateur de la critique moderne — pas seulement allemande —
réserve le mot de 'critique' à l'analyse des œuvres de 'qualité', et emploie celui de 'caractéristique'
pour l'étude et l'évaluation des œuvres médiocres ou mauvaises" (Berman, op. cit., p. 38. Je
souligne). Il se trouve que la critique littéraire, de plus en plus tournée vers la fonction cognitive
de la littérature et vers son articulation à l'ensemble des représentations socio-culturelles qui lui
sont contemporaines, préfère ne plus définir son objet sur la base de cette opposition.
29 Berman, op. cit., p. 43. et pp. 60-61.
30 Ibid., p. 75.
31 Ibid., p. 59.
32 Ibid., p. 17.
33 Ibid., p. 97 et p. 17.
34 Ibid., pp. 17, 57, 59.
35 Ibid., pp. 22, 23, 26, 27, 59.
36 Ibid., p. 37.
37 Ibid., p. 23. Je souligne.
38 Ibid., p. 57 et p. 84. Souligné dans le texte.
39 Il existe des traductions, des corpus entiers de traductions pour lesquelles la notion d'échec
traductif n'est pas pertinente. Ces traductions s'articulent moins au texte original qu'à des gestes
discursifs qui informent les rapports entre le réel et le symbolique dans le moment de leur
histoire. Ce qui déplace ipso facto l'objet de la critique traductologique du côté de la culture.

Pour citer cet article


Référence papier
Annie Brisset, « L'identité culturelle de la traduction », Palimpsestes, 11 | 1998, 32-51.

Référence électronique
Annie Brisset, « L'identité culturelle de la traduction », Palimpsestes [En ligne], 11 | 1998, mis en
ligne le 30 septembre 2013, consulté le 05 avril 2024. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.1526

Cet article est cité par


Hewson, Lance. (2016) Les incertitudes du traduire. Meta, 61. DOI:
10.7202/1036980ar

Brownlie, Siobhan. (2004) Berman and Toury: The Translating and


Translatability of Research Frameworks. TTR : traduction, terminologie,
rédaction, 16. DOI: 10.7202/008558ar

El Qasem, Fayza. Plassard, Freddie. (2016) Présentation. TTR : traduction,


terminologie, rédaction, 29. DOI: 10.7202/1050705ar

Godard, Barbara. (2003) L’Éthique du traduire : Antoine Berman et le « virage


éthique » en traduction. TTR : traduction, terminologie, rédaction, 14. DOI:
10.7202/000569ar
https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 13/14
07/04/2024, 22:43 L'identité culturelle de la traduction

Auteur
Annie Brisset
Annie BRISSET est professeur à l'Ecole de traduction et d'interprétation de l'Université d'Ottawa.
Ses principaux domaines de recherche sont le théâtre et la traduction. Elle a obtenu en 1987 le
"Prix canadien de la critique théâtrale d'expression française". Elle a dirigé le numéro spécial de
la revue 777 ? intitulé "Carrefours de la traduction" en 1989, et publié de nombreux articles sur
les problèmes de la traduction théâtrale. Elle est également l'auteur de l'ouvrage Sociocritique de
la traduction : théâtre et altérité au Québec (Montréal : Balzac/Le Préambule, 1990), pour lequel
elle a reçu le Prix Ann- Saddlemyer, et qui a été traduit sous le titre A Sociocritique of Translation.
Theatre and Alterity in Québec.
Université d'Ottawa - Ecole de traduction et d'interprétation 52, rue de l'Université CP 450 Succ.
A - OTTAWA ONTARIO KIN 6N5 CANADA

Articles du même auteur


Les mots qui s'imposent : l'autorité du discours social dans la traduction [Texte intégral]
Paru dans Palimpsestes, 7 | 1993

Traduire la « création pure »


Altazor de Huidobro et la (dé)raison transformationniste [Texte intégral]
Paru dans Palimpsestes, Hors série | 2006

Retraduire ou le corps changeant de la connaissance Sur l’historicité de la traduction


[Texte intégral]
Paru dans Palimpsestes, 15 | 2004

Droits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits
réservés », sauf mention contraire.

https://journals.openedition.org/palimpsestes/1526 14/14

Vous aimerez peut-être aussi