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Les Vêpres Siciliennes
Les Vêpres Siciliennes
Guy Caria
Sous la direction du professeur Jean-Luc Nardone
LES VÊPRES SICILIENNES - 2
À Anna,
Emmanuel,
Mathys.
Rermerciements
Merci à mon ami Fabrizio Siragusa, pour l’aide précieuse qu’il m’a apportée de-
puis Palerme.
Introduction ............................................................................................................................ 5
1 Les vêpres dans leur contexte ..................................................................................... 19
1.1 La guerre de vingt ans ................................................................................................. 20
1.2 Les puissances étrangères dans l’action ................................................................ 30
1.2.1 Les États du pape ............................................................................................................ 30
1.2.2 La France ............................................................................................................................. 33
1.2.3 L’Aragon .............................................................................................................................. 34
1.2.4 L’Italie du nord ................................................................................................................. 35
1.2.5 Constantinople ................................................................................................................. 36
1.3 Le destin brisé des Anjou ........................................................................................... 38
1.4 Giovanni da Procida, diplomate ou conspirateur ? ............................................. 42
2 Les Vêpres dans les textes et dans les faits .............................................................. 45
2.1 Les Vêpres dans les textes (des origines au XVIIIe siècle) ................................. 46
2.1.1 Les textes contemporains de l’insurrection ....................................................... 46
2.1.2 Les textes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ............................................................... 50
2.2 Le souvenir des Vêpres dans les luttes ................................................................... 53
2.2.1 Les Vêpres, une référence permanente ................................................................ 53
2.2.2 Antudo, le mot d’ordre imaginaire des révoltes siciliennes........................ 60
3 Les Vêpres, une référence historique dans les lettres (XIXe-XXe siècles)........ 64
3.1 Le Risorgimento au son des Vêpres......................................................................... 64
3.2 Les textes de 1900 à nos jours .................................................................................. 74
Conclusion.............................................................................................................................. 79
Bibliographie......................................................................................................................... 83
Annexes................................................................................................................................... 93
Traductions ........................................................................................................................ 100
Alors qu’à Palerme, en cette fin d’après-midi du lundi de Pâques 1282, les habi-
tants se dirigeaient vers l’église du Saint-Esprit, des soldats français en faction devant le
lieu de culte veillaient à l’ordre. L’un deux, le soldat Drouet, s’approcha d’une jeune
dame pour procéder à une fouille visant à rechercher d’éventuelles armes sous les vête-
ments. La dame s’évanouit, son époux prit la propre épée du soldat et le tua : c’était le
début de la révolte qui allait s’étendre à toute l’île faisant plusieurs milliers de victimes
françaises2.
Pour reconnaître les Français, une légende prétend qu’on faisait prononcer le mot
« ciciri » (pois chiche) aux individus soupçonnés. Seuls les Siciliens savaient prononcer
le mot. Les Français étaient réputés incapables d’articuler « ciciri » correctement. La lé-
gende est très certainement tirée de la Bible3 :
1
Bartolomeo da NEOCASTRO, Historia Sicula, Bologna, Zanichelli, 1921, p 15. Bartolomeo da Neocastro,
contemporain des Vêpres, écrit au chapitre XIV: Incipit hic paesens guerra Siciliae contra regem Carolum,
et primo in Panormo. Anno quidem a Christo Domino nostro MCCLXXXII penultimo die martii ...
Le pénultième jour de mars, c’est-à-dire, le 30 mars. Pour plus de commodité, nous adopterons cette date
dans ce document.
2
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
Paris, Les belles Lettres, 2008, p. 205. À Palerme le nombre de morts se serait élevé au nombre de 2 000.
3
« Livre des Juges », dans La Bible, chapitre 12, 4-6.
Durant le XIIIe siècle, trois familles européennes ont régné sur la Sicile. Les Ho-
henstaufen, dynastie germanique, qui succédèrent par voie héréditaire aux rois normands
sur le trône de Sicile en 1194. Les Angevins, qui s’emparèrent du pouvoir par la force en
1266 et régnèrent avec une grande brutalité sur l’île. Enfin les Aragonais qui siégèrent
sur le trône sicilien que les Vêpres avaient rendu vacant à partir de 1282.
4
Charles d’Anjou ne se rendit jamais en voyage officiel en Sicile durant les seize ans de son règne sur l’île.
Il dut, par nécessité, y passer en 1270, de retour de Tunisie avec la dépouille de son frère, le roi de France
Louis IX. Les viscères de saint Louis furent à cette occasion transportés à Monreale, près de Palerme, où
ils furent conservés jusqu’à l’arrivée de Garibaldi, six cents ans plus tard, puis remis à la France.
Leur participation aux Vêpres semble donc logique et se confirme dans les travaux
de la chercheuse palermitaine Iris Mirazita11 :
5
« Lombardi di Sicilia » [en ligne], URL : https://it.wikipedia.org/wiki/Lombardi_di_Sicilia, consulté le
30 mars 2018. Selon l’article de Wikipedia, 200 000 Lombards au total sur la période auraient émigrés en
Sicile.
6
Fiorenzo TOSO, Le minoranze linguistiche in Italia, Bologna, Il Mulino, 2008, p. 137. Selon le linguiste
italien, les Lombards se sont installés en Sicile entre le XIe et le XIIIe siècles.
7
Henri BRESC, Geneviève BRESC-BAUTIER (éds.), Palerme 1070-1492 : mosaïque de peuples, nation re-
belle ; la naissance violente de l’identité sicilienne, Paris, Éd. Autrement, coll. « Série Mémoires » 21,
1993, p. 120.
8
Iris MIRAZITA, « I Lombardi di Corleone e Palermo : dal Vespro antiangioino al Vespro anticatalano
(1282-1348) », dans Corleone: l’identità ritrovata, Milano, F. Angeli, 2001.
9
Michele AMARI, La Guerra del Vespro Siciliano, Palermo, Flaccovio, 1969, chap. 3.
10
Leonardo SCIASCIA, La corda pazza, Scrittori e cose della Sicilia, Milano, Adelphi, 1970, p. 168.
11
Iris MIRAZITA, « I Lombardi di Corleone e Palermo : dal Vespro antiangioino al Vespro anticatalano
(1282-1348) », dans Corleone: l’identità ritrovata, op. cit., p. 26-37.
En revanche, les juifs, eux, prospérèrent encore quelques années. Arrivés dès le
Ier siècle, après la destruction de Jérusalem en 70 de notre ère, les juifs ont vu leur nombre
croître considérablement. Selon Erich Hausmann15, vers 1492, au moment de leur expul-
sion massive de l’île, la Sicile comptait environ 100 000 juifs16. Le nombre de juifs est
donc important, rapporté au nombre total d’habitants dans l’île17 et ils furent mal acceptés
à partir du règne de Frédéric II, qui les protégea néanmoins. Les juifs de Sicile ont-ils
participé au soulèvement de 1282 ? Aucun document n’en fait état à notre connaissance.
En revanche, les prêts d’argent importants aux rois de Sicile leur assuraient une certaine
protection de leurs débiteurs. Toutefois, leur situation s’est peu à peu dégradée, port d’une
12
Vincenzo D’ALESSANDRO, « Sicilia » [en ligne], 2005, URL : http://www.treccani.it/enciclopedia/sici-
lia_(Federiciana)/, consulté le 20 juin 2019. « Nel 1224 trasferì a Lucera un primo contingente di più di
quindicimila musulmani, compresi donne e bambini, costretti ad arrendersi per fame. » [En 1224 il déplaça
à Lucera un premier contingent de plus de quinze mille musulmans, y compris femmes et enfants, obligés
de se rendre à cause de la faim.
13
Michele AMARI, Storia dei Musulmani di Sicilia, vol. III, Firenze, Felice Le Monnier, 1858, p. 867.
14
Vincenzo D’ALESSANDRO, « Sicilia » [en ligne], op. cit. C’est en 1221 que commença la lutte contre les
paysans musulmans de Sicile. Pour Frédéric II, leur présence regni nostri tranquillitatem perturbat.
15
Erich A. HAUSMANN, « Les Juifs de Sicile ont dû partir aussi en 1492 » [en ligne], Hamoré, n° 139,
1993, URL : http://sefarim.fr/hamore/, consulté le 15 mai 2019.
16
Francesco RENDA, La fine del giudaismo siciliano : Ebrei marrani e Inquisizione spagnola prima du-
rante e dopo la cacciata del 1492, Palermo, Sellerio, 1993. Renda annonce un chiffre de seulement 35 000
juifs en Sicile. Pour arriver à ce résultat, il multiplie le nombre de foyers juifs (6 300) par 5,5 (un père, une
mère et 3 ou 4 enfants). Cela réduit la « masunata » aux parents et à leurs enfants. Qu’en est-il des autres
membres de la famille, grands-parents, collatéraux, etc. ?
17
Antonino MARRONE, « Sovvenzioni regie, riveli, demografa in Sicilia dal 1277 al 1398 » [en ligne],
Mediterranea ricerche storiche, n° 24, 2012, URL : http://www.storiamediterranea.it/portfolio/aprile-
2012/, consulté le 14 mars 2019. En 1286 la population totale de Sicile s’élevait à un peu moins de 550 000
habitants.
18
Le 31 mars 1492, le roi d’Aragon Ferdinand II et la reine de Castille, Isabelle Ire, décrètent l’expulsion
des juifs d’Espagne, de Sicile, d’Italie du Sud et de Sardaigne.
19
Fiorenzo TOSO, Le minoranze linguistiche in Italia, op. cit., p. 135.
20
Le seul village à parler encore grec dans ses rites religieux était Rometta, dans la province de Messine.
21
Petite île au large de Naples.
22
Jacqueline MALHERBE-GALY, Jean-Luc NARDONE, Les vêpres siciliennes : le complot de Jean de Pro-
cida, Toulouse, Anacharsis, 2012. Giovanni da Procida a eu une action déterminante, si ce n’est lors des
Vêpres, du moins lors des événements qui ont précédé et suivi le soulèvement. La nouvelle traduction d’un
auteur anonyme du XIIIe siècle nous éclaire sur Le complot de Jean de Procida.
23
Giovanni da Procida, quand il entreprit ces grands voyages diplomatiques était âgé d’environ 70 ans, si
l’on se réfère à la date de naissance approximative donnée par la plupart des chercheurs. Ce devait être un
homme de grande résistance puisqu’au Moyen-Âge, en Europe, l’espérance de vie chez les grands seigneurs
C’est surtout au XIXe siècle que Giovanni da Procida et les Vêpres siciliennes font
leur entrée dans l’histoire nationale italienne, dans un but politique très précis : galvaniser
le peuple en vue de l’unification de l’Italie et contre l’occupation du trône de Naples par
les Bourbons d’Espagne. Il fallait donner aux Italiens un sentiment d’appartenance natio-
nale, en quelque sorte Faire une nation28. Ce siècle-là, le royaume des Deux-Siciles allait
d’émeutes en révolutions, jusqu’à l’arrivée de Garibaldi à Marsala, en 1860. Quatre rois
issus des Bourbons d’Espagne, la maison des Bourbon-Siciles, se succédèrent de 1815 à
était de vingt-cinq ans (seule catégorie où nous disposons de données fiables). H. J., « Mortalité masculine
dans les familles régnantes au Moyen Age », Population, n° 6, 1972.
24
Jacqueline MALHERBE-GALY, Jean-Luc NARDONE, Les vêpres siciliennes : le complot de Jean de Pro-
cida, op. cit.
25
Francesco PETRARCA, Itinerarium Syriacum, Bâle, Heinrich Petri, 1554.
26
Giovanni BOCCACCIO, « De Carolo Siculorum rege », dans De casibus virorum illustrium, vol. 9, Paris,
Jean Petit, 1540.
27
Dante ALIGHIERI, La divine comédie. Paradis, Arles, Actes Sud, 2020, trad. de Danièle ROBERT,
chant VIII.
28
Elena MUSIANI, Faire une nation : les Italiens et l’unité, XIXe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, coll. 270,
2018.
Les Vêpres ont été, durant tout le XIXe siècle, un substrat capable de stimuler les
peuples. Giuseppe La Mantia30, professeur à l’université de Palerme, s’émerveillait de
cette permanence des Vêpres au siècle du Risorgimento :
[...] è certamente mirabil cosa il vedere come nella rivoluzione sici-
liana del 1820 [...] nelle sedizioni avvenute nel 1837 [...], indi nel
1848 [...], ed infine nel 1860 [...], si trovi costantemente nei Proclami
ufficiali di Comitati et di Governi la menzione di Giovanni da Pro-
cida come il più famoso cospiratore e fautore della rivoluzione del
1282, poeticamente e volgarmente detta del Vespro […].iii
29
Pietro Aristeo ROMEO, Cenni biografici sopra Domenico Romeo, Torino, Stamperia della Gazzetta del
Popolo, 1856.
30
G LA MANTIA, « I ricordi di Giovanni da Procida e del Vespro nei proclami rivoluzionari dal 1820 al
1860 » [en ligne], dans Rassegna storica del Risorgimento, Roma, Istituto per la storia del Risorgimento
italiano, 1931, URL : http://www.risorgimento.it/rassegna/index.php?id=16984, consulté le 17 juin 2019.
Felicia Hemans33, de l’autre côté de la Manche, sans doute excitée par le succès
du Français, y alla de sa tragédie qu’elle intitula The Vespers of Palermo, sans toutefois
rencontrer le succès. Au contraire, sa pièce fut peu jouée. Felicia Hemans comptait sur la
notoriété des Vêpres pour attirer le public. Son drame, d’abord intitulée Procida, fut re-
nommé en Vêpres de Palerme, parce qu’on craignait que le nom de « Procida » ne fût pas
assez connu pour assurer le succès de la pièce !
Pour en revenir à l’Italie, c’est à Giambattista Niccolini34 que l’on doit la première
œuvre sur le thème des Vêpres. Deux ans avant la représentation de Delavigne, il avait
écrit une pièce intitulée Giovanni da Procida, mais elle ne fut jouée qu’en 1830 avant
d’être interdite.
Plus prudent, Giuseppe Verdi 35 , modifia sa version italienne des Vêpres sici-
liennes en décembre 1855 : le titre de l’œuvre devint Giovanna di Guzman et l’action se
situait au Portugal sous domination espagnole. Le livret changea encore avant 1861, puis
prit sa forme définitive après l’unification italienne. Mais avant la version italienne, Verdi
31
Claudio MANCUSO, « Il potere del passato e il suo utilizzo politico. Il caso del sesto centenario del vespro
siciliano » [en ligne], Mediterranea ricerche storiche, n° 25, 2012, URL : http://www.storiamediterra-
nea.it/portfolio/agosto-2012/, consulté le 20 février 2019.
32
Casimir DELAVIGNE, Les Vêpres sicilienne [en ligne], Paris, Baraba, Ladvocat, 1819, URL : https://medi-
terranees.net/moyen_age/sicile/delavigne1.html, consulté le 10 octobre 2018.
33
Felicia HEMANS, The Vespers of Palermo, Londres, John Murray, 1923.
34
Giovanni Battista NICCOLINI, Giovanni da Procida, Capolago, Tipografia Elvetica, 1831.
35
Bruno MAURY, « Verdi : Vêpres Siciliennes » [en ligne], classiquenews.com, 2017, URL :
https://www.classiquenews.com/compte-rendu-critique-opera-francfort-opera-le-9-decembre-2017-verdi-
vepres-siciliennes-stefan-soltesz-jens-daniel-herzog/, consulté le 24 avril 2020.
Pour rester dans le domaine de la musique, nous citerons également l’hymne na-
tional italien, Fratelli d’Italia, écrit en 1847 par Goffredo Mameli, dans lequel deux vers
font directement référence à la révolte Sicilienne :
Il suon d’ogni squilla
I Vespri suonòv
Ainsi même dans ce chant patriotique, référence est faite à la révolte des Vêpres,
incontournable au XIXe siècle.
Les arts graphiques, dans ce siècle des révolutions, ont aussi exploité le thème des
Vêpres (voir les annexes). Francesco Hayez et ses trois peintures des Vêpres siciliennes
concentrent toute l’attention. Le style néoclassique fait penser à la peinture de Jacques-
Louis David, mais l’ensemble paraît figé, sans émotion. Si on peut rattacher les toiles au
romantisme, c’est seulement grâce au sujet traité. Dans le tableau de 1822, au premier
plan, le soldat Drouet git au sol, l’homme qui vient de le tuer est le frère de la dame
outragée, tandis qu’elle est soutenue par son mari. À l’arrière-plan, l’église Santo Spirito
ne ressemble aucunement à l’église réelle. Sur le parvis, l’émeute a commencé, des Sici-
liens tuent les soldats français. La deuxième peinture de Hayez sur le sujet, exécutée en
1826, n’offre pas beaucoup d’intérêt dans la mesure où, à quelques détails près, c’est une
copie de la première. Vingt ans plus tard, en 1846, pour sa troisième version de l’épisode
(voir Annexe page 94), Hayez se concentre davantage sur les personnages du premier
plan. Ce qui se passe derrière est plus neutre. Visiblement le peintre est ici influencé par
l’opéra où les solistes sont devant et très expressifs, tandis que les figurants sont à l’arrière
de la scène, faisant masse. L’action, cette fois, se déroule à l’arrière de l’église Santo
Spirito, qui semble même un peu éloignée.
Dans les trois peintures de Hayez, comme dans toutes les représentations pictu-
rales des Vêpres, c’est toujours le moment où le soldat Drouet est tué qui est représenté.
C’est aussi le cas chez Andrea Gastaldi, Erulo Eruli, Giuseppe Carta et Giulio Piatti, alors
que Domenico Morelli se concentre sur la femme outragée accompagnée de deux autres
femmes qui s’enfuient apeurées, pendant que la révolte commence loin derrière, à peine
perceptible.
36
Le 23 mars 1848, Charles-Albert, roi de Sardaigne déclarait la guerre à l’Autriche qui occupait une
grande partie de l’Italie du nord.
37
Pierre MILZA, Verdi et son temps, Paris, Perrin, 2004, p. 150
38
Bataille de Novare, 23 mars 1849, fin de la Première guerre d’indépendance. Le roi du Piémont Charles-
Albert abdique le soir-même en faveur de son fils Victor-Emmanuel II.
39
La salle Le Pelletier à Paris est une construction provisoire qui va se maintenir de 1821 à 1873 (fermeture
après un incendie). L’actuel Palais Garnier, inauguré en 1875, avait été décidé par Napoléon III pour rem-
placer la salle Le Pelletier au lendemain d’un attentat qui l’avait visé dans l’étroite rue Le Pelletier. L’em-
pereur voulait que le nouvel opéra fût construit dans un espace dégagé, moins propice aux attentats.
Tout d’abord, Eugène Scribe proposa plusieurs sujets à Giuseppe Verdi qui les
refusa les uns après les autres. Finalement, Scribe ressortit de ses cartons un vieux livret,
Le Duc d’Albe, proposé en 1836 à Halévy qui n’en voulut pas, puis à Donizetti qui mourut
avant d’en achever la musique. Restait à proposer le livret à Verdi, en changeant les
époques, les lieux et les personnages. Le Duc d’Albe mettait face à face des Flamands et
des Espagnols, c’est-à-dire des occupés et des occupants. Il suffisait de déplacer la scène
en Italie, à Naples ou à Palerme, d’y opposer des Italiens à leurs occupants français, de
nouer quelques intrigues privées et une destinée collective, d’ajouter un ballet et un cin-
quième acte pour que Verdi entrevît le grand opéra qu’il pourrait créer au cœur de la
capitale française. Voilà comment, de modifications en modifications, Le Duc d’Albe de-
vint Les Vêpres siciliennes ! Ce glissement ne demanda pas de gros effort d’imagination :
Scribe avait beaucoup aimé le drame de Delavigne joué en 1819 à l’Odéon et dont il avait
écrit et fait jouer une parodie la même année40.
Le livret de Scribe ne réjouit pas Verdi qui accepta mal que Giovanni da Procida
fût réduit à un conspirateur dégainant un couteau comme un vulgaire assassin. Eugène
Scribe, mécontent des reproches qu’on lui faisait, écrit dans la préface de son livret41 :
40
Eugène SCRIBES, MÉLESVILLE, Les Vêpres siciliennes [en ligne], 1819, URL : http://théâtre-documenta-
tion.com/content/les-vêpres-siciliennes-eugène-scribe-mélesville, consulté le 16 janvier 2019.
41
Eugène SCRIBES, « Les Vêpres siciliennes », dans Œuvres complètes, vol. 6, 3e série, Paris, Dentu, 1876.
Malgré les réticences de Verdi, l’opéra fut créé non pas à la fin de 1854 comme
prévu mais six mois plus tard, le 13 juin 1855. Le succès fut immense dès la première, en
présence de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie qui restèrent jusqu’au deuxième bis.
Le compositeur italien, dans la même année, fit traduire le livret pour que l’opéra fût joué
en décembre dans sa patrie et même dans son duché, Parme, occupé par les Autrichiens.
Mais la censure autrichienne veillait et dans le contexte bouillonnant du Risorgimento, il
n’était pas question que les Vêpres siciliennes et Giovanni da Procida échauffassent en-
core plus les esprits. Qu’à cela ne tienne, sur les conseils de Scribe, l’opéra changea de
nom : il devint Giovanna de Guzman, et l’action fut déplacée au XVIIIe siècle au Portugal
occupé par les Espagnols.
Verdi, en dépit de ses colères contre son librettiste, ne s’était pas trompé en faisant
jouer cet opéra à l’esprit révolutionnaire. La libération de la Sicile du « giogo francese »42
après le soulèvement des Vêpres, et les guerres entre grandes puissances pour occuper la
place dans ce XIIIe siècle qui marque la fin des croisades et une intense activité spirituelle
liée à saint François d’Assise, saint Thomas d’Aquin, saint Antoine de Padoue, est restée
dans la mémoire de l’Europe comme un événement majeur et symbolique. L’Italie du
XIXe revendiquait, bien entendu, la révolte sicilienne comme le premier acte, ou en tout
cas un acte inspirant, de l’unification de la péninsule. Le Risorgimento puisa dans la ré-
volte sicilienne du XIIIe siècle « un canovaccio ideale per quei patrioti italiani che cer-
cavano nel passato le radici dell’unità nazionale »43 [une trame idéale pour ces patriotes
italiens qui cherchaient dans le passé les racines de l’unité nationale]. Mais il n’y eut pas
que l’Italie à s’emparer des Vêpres. La France post révolutionnaire et romantique s’en
appropria ainsi que de son héros, Giovanni da Procida. Au théâtre et en littérature, deux
œuvres ont vu le jour presqu’au même moment : Les Vêpres siciliennes de Casimir
42
Michele AMARI, La Guerra del Vespro Siciliano, op. cit.
43
Sergio ROMANO, « I vespri dal risorgimento a oggi », Corriere della sera, 20 mars 2011.
Le vrai Giovanni da Procida, celui des premiers textes, celui des historiens, a
laissé dans la mémoire collective la place à son avatar des tréteaux, héros qui incarne le
soulèvement sicilien, qui libère le pays. C’est ce Procida-là dont avait besoin l’Italie du
Risorgimento, alors que la France de l’après-Révolution ne donnait pas une image flat-
teuse de lui. Dans son texte, Delavigne le traite en anti-héros devant les ennemis français.
Mais le dramaturge fit bien attention de distinguer la bonne France de saint Louis d’avec
les mauvais Français du royaume de Sicile qui l’occupaient de manière inique et barbare.
À travers les arts, la démonstration qu’un peuple soumis et brutalisé peut se ré-
volter et vaincre plaît à la France et plus encore à l’Italie. À la veille de devenir un État
moderne, celle-ci avait besoin de tirer de cet événement lointain la preuve que de tous
temps la péninsule cherchait l’unité en chassant l’occupant étranger. Peu importe le dé-
voiement de l’histoire, peu importe le rôle précis des uns et des autres : il fallait inventer
le mythe d’une nation résistante et d’un héros capable de vaincre la plus armée des tyran-
nies.
Verdi, même en transposant son opéra au Portugal occupé, porte la légende. Per-
sonne n’est dupe et le succès de Giovanna da Guzman montre bien que les esprits échauf-
fés depuis 1848 ne se s’étaient pas calmés.
La peinture de Hayez est une autre démonstration qu’à travers les Vêpres, c’est
de la nouvelle nation dont il est question. Cette Sicilienne représentée dans le tableau de
1822, évanouie, le sein découvert, ce n’est plus la dame outragée par le soldat Drouet,
c’est l’Italie, mère au sein nourricier, agressée mais déjà vengée : le soldat étranger git à
terre, mortellement touché alors que le héros tient bravement l’épée ensanglantée. L’al-
légorie est évidente, que le peintre reproduit à deux reprises encore, signe que le thème
connaît un grand succès.
44
Casimir DELAVIGNE, Les Vêpres sicilienne [en ligne], op. cit.
45
Etienne-Léon de LAMOTHE-LANGON, Jean de Procida, ou les Vêpres siciliennes, Paris, Chaumerot,
1821.
46
Pierre MILZA, Verdi et son temps, op. cit.
47
Luigi ORSINI, Giuseppe Verdi, Torino, SEI, 1965. Des graffiti ont également commencé à apparaître à
partir de 1849 sur les murs de grandes villes italiennes où l’on pouvait lire « Viva Verdi ». Mais le mot
Verdi n’aurait pas été, dans la plupart des cas, un acronyme de « Viva Vittorio Emanuele Re d’Italia ». Il
le fut à Rome, le 17 février 1859, lors de la représentation de Un ballo in maschera.
[…] l’idée de Charles que la couronne [du Saint Empire romain ger-
manique] fût offerte à son neveu, Philippe III, le nouveau roi de
France – pour que ce dernier pût ensuite le nommer vicaire impérial
en Italie – se heurta inévitablement à la claire et nette opposition, fort
48
Le 30 mai 1860, la bataille de Palerme a pris fin avec la victoire de Garibaldi activement épaulé par la
population qui ne voulut pas d’un armistice mais au contraire répondit « guerra ! guerra ! » pour que les
Bourbon fussent chassés de Sicile. Claudio MANCUSO, « Il potere del passato e il suo utilizzo politico. Il
caso del sesto centenario del vespro siciliano » [en ligne], Mediterranea ricerche storiche, op. cit.
La révolte des Siciliens qui commença sur le parvis de l’église Santo Spirito, le
30 mars 1282, s’étendit très vite au reste de l’île et, dans le dernier bastion des Angevins,
Messine, le 28 avril 1282, le massacre des Français se poursuivit et fut plus cruel encore
selon une chronique florentine des XIIIe et XIVe siècles52, mais les recherches contempo-
raines précisent que la plupart des Français, lors du soulèvement des Messinois, avaient
eu le temps de se réfugier dans le château de Mategriffon53, et ce fut uniquement la flotte
angevine qui fut incendiée et détruite :
49
AA. VV., Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle ; un destin européen, Rennes, Presses Univ. de
Rennes, coll. « Collection « Histoire » », 2003.
50
Michele AMARI, Sulla origine della denominazione Vespro Siciliano [en ligne], Palermo, Tipografia
dello Statuto, 1882, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k850173p/f1.image, consulté le 23 mars
2019, p. 11.
51
Date de la création du royaume des Deux-Siciles par les Bourbons-Sicile.
52
Ricordano MALISPINI, Giacotto MALISPINI, Giovanni MORELLI, Istoria fiorentina, Firenze, Stamperia di
S. A. R. Per Gio: Gaetano Tartini, e Santi Franchi, 1718, p. 194.
53
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
Paris, Les belles Lettres, 2008, p. 206-207.
Sire, nous vous faisons savoir que l’île de Sicile est révélée contre
nous ; laquelle chose nous pourrait tourner à grand dommage si nous
n’y mettions hâtif conseil : et pour cela, beau neveu, nous avons très
grand besoin d’avoir avec nous grande quantité de bonnes gens
d’armes [...].
Le but de Charles était de constituer une grande force afin de frapper de manière
décisive les rebelles siciliens. Cette constitution d’une armée du prince angevin peut être
considérée comme le premier acte d’une guerre de reconquête qui allait durer vingt ans.
À ce qu’il restait des navires appareillés pour une attaque contre Constantinople se
54
Marco VENDITTELLI, « Elite citadine : Rome aux XIIe-XIIIe siècles » [en ligne], dans Actes des congrès
de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, présenté à Les élites urbaines
au Moyen Âge, Roma, Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, 1996, URL
: https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1997_act_27_1_1698, consulté le 20 avril 2019. « Jusqu'en
1196, sauf exception, la Commune de Rome fut régulièrement gouvernée par un large collège de sénateurs,
puis on passa au gouvernement d'un sénateur unique, enfin à partir de 1238, la charge fut assumée par deux
magistrats. À la différence des podestats des Communes d'Italie centro-septentrionale, la charge de sénateur
était réservée aux citoyens romains et le recours à un magistrat étranger ne fut qu'exceptionnel. »
55
Lettre datée du 9 mai 1282 et conservée aux Archives nationales. Alexis Guignard (de) SAINT-PRIEST,
Histoire de la conquête de Naples par Charles d’Anjou, frère de saint Louis [en ligne], vol. 4, Paris, Amyot,
1849, URL : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31284469j, consulté le 12 janvier 2020.
Ainsi donc, au sud de Messine, une grande partie de l’armée royale empêchait le
ravitaillement de la ville depuis Catane et Syracuse, et au nord, Milazzo était occupée par
les Français, de manière à former une tenaille destinée à faire tomber la ville. Enfin, pour
compléter le dispositif, sur les hauteurs à l’ouest, des catapultes étaient installées pour la
56
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit.
57
L’abbaye de Roccamadore fut fondée par la famille normande De Luci (dont on trouve un site internet
qui lui est consacrée) au XIIe siècle. « Bartholomew [De Luci] founded the Cistercian Abbey of Santa Maria
di Roccamadore in Tremestieri near Messina, based on the French model of Saint Mary of Rocamadour
near Quercy. » [Bartholomew [De Luci] a fondé l'abbaye cistercienne de Santa Maria di Roccamadore à
Tremestieri près de Messine, sur le modèle français de Sainte-Marie de Rocamadour près du Quercy.]
Norman LUCEY, « The Lucey and Lucy family history web page » [en ligne], The Lucey and Lucy family
history web page, URL : https://www.rickmansworthherts.com/webpage56.htm, consulté le 17 mai 2020.
58
Alaimo da Lentini était un notable messinois. Il commence sa carrière politique en tant que conjuré
contre le roi souabe Manfred, en 1254. Exilé, il prend parti pour les Angevins et en 1268 il participe à la
répression contre les fidèles de Conradin (petit-fils de Frédéric II de Souabe). Jusqu’aux Vêpres siciliennes,
il occupe différents postes proposés par le roi Charles d’Anjou. Mais à partir de sa nomination par le peuple
de Messine, en tant que capitaine de la ville, il organise la défense messinoise avec succès.
Pendant ce siège de Messine, Pierre d’Aragon, avec des forces bien inférieures à
celles des Français, rejoignait Palerme et ordonnait, comme première mesure, le recrute-
ment d’hommes dans toute la Sicile pour la défense de la capitale sicilienne.
59
Le roi français ne voulait pas s’enliser devant les murs de Messine pendant l’hiver, fondant ses espoirs
dans une reprise de l’île au printemps suivant.
60
Il s’agit des musulmans de Sicile déportés à Lucera dans les Pouilles par Frédéric II à partir de 1223
jusqu’en 1246.
61
Les Almogavres étaient des combattants irréguliers alliés des Aragonais durant la Guerre des Vêpres.
On les retrouva par la suite à la solde de Byzance contre les Turcs. Un rituel particulièrement bruyant avant
les combats terrorisait les ennemis. Ce fut le cas en 1300, dans la bataille de Gagliano en Sicile, où trois
cents Almogavres défirent la cavalerie française.
Charles, qui ne pouvait renoncer à ce titre de roi de Sicile62 offert par le pape près
de vingt ans auparavant, organisait sa flotte avant d’envahir l’île. Cela était prévu pour
l’été 1283, profitant d’une absence de Pierre III, retourné dans son royaume aragonais.
Auparavant, le frère de saint Louis voulait traiter le problème de Malte qui s’était elle
aussi rebellée contre les Angevins au moment des Vêpres siciliennes. Une garnison fran-
çaise était toujours assiégée par la population locale dans le Castrum Maris, forteresse
qui garde l’entrée du port de Malte (Grand Harbour). La petite île méditerranéenne revê-
tait une importance stratégique puisqu’elle contrôlait la route maritime entre la Sicile et
l’Espagne. Se rendre maître de Malte pourrait gêner considérablement les Aragonais.
Charles décida donc d’envoyer une partie de sa flotte secourir la garnison fran-
çaise assiégée. Pierre III fit partir de son côté, pour contrer les Français, quelques navires
sous le commandement de Ruggiero di Lauria63, un amiral talentueux qui offrit avec cette
62
Le trône de Sicile, depuis les rois normands, comprenait la Sicile et tout le sud de la péninsule italienne,
jusqu’aux Abruzzes avec Palerme comme capitale, puis Naples en 1266 avec l’arrivée des Anjou. Ce n’est
qu’après 1282 que le royaume de Sicile fut séparé en deux, partageant le plus souvent le même nom, mais
par commodité, la partie continentale fut appelée royaume de Naples. Lors de l’unification par les Bour-
bons, on appela le territoire royaume des Deux-Siciles, de 1816 à 1861.
63
Ruggiero di Lauria, amiral d’origine italienne au service de Pierre III d’Aragon. Sa mère avait été la
nourrice de Constance de Souabe, petite-fille de l’empereur Frédéric II Hohenstaufen et reine d’Aragon.
Ruggiero di Lauria, né vers 1245, est mort en 1304 en Catalogne.
Alors que sur le continent les préparatifs se poursuivaient, le 5 juin 1284, une
nouvelle attaque surprise de la flotte siculo-aragonaise avec à leur tête l’amiral Ruggiero
di Lauria, dans le golfe de Naples, mit à mal la flotte française. Pire, dans cette bataille
navale, le prince Charles, fils de Charles Ier et futur Charles II, fut capturé, emmené à
Barcelone où il resta captif quatre ans. Son père, auquel il ne restait que six mois à vivre,
était furieux car cette capture n’était due qu’à l’imprudence du prince. Charles Ier maudit
son fils et nomma quelques temps plus tard un régent, Robert, comte d’Artois, chargé
d’assurer l’interrègne à sa mort, en attendant que son fils fût libéré ou que son petit-fils,
Charles-Martel, atteignît l’âge requis pour monter sur le trône. Cette disposition avait été
validée par le pape qui devait en surveiller la bonne exécution.
64
Filippo PAGANO, Istoria del regno di Napoli [en ligne], vol. 2, Palermo, Tipografia Stampinato, 1835,
URL : https://books.google.fr/books?id=d205AAAAcAAJ&printsec=frontco-
ver&hl=it&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false, consulté le 5 mars 2020.
65
« Charles wrote to the seneschal of Provençe from Reggio in November 1282 and ordered him to assem-
ble a fleet composed entirely of men and ships from southern France. In this letter, he orders twenty well-
armed galley and two thousand crossbowmen and spearmen to be assembled at Marseille ». [Charles écrivit
au sénéchal de Provence de Reggio en novembre 1282 et lui ordonna de constituer une flotte entièrement
composée d'hommes et de navires du sud de la France. Dans cette lettre, il ordonne de rassembler à Mar-
seille vingt galères bien armées et deux mille arbalétriers et lanciers].
Lawrence MOTT, « The battle of Malta, 1283 : prelude to a disaster » [en ligne], dans The Circle of War in
the Middle Ages: Essays on Medieval Military and Naval History, Woodbridge, The Boydell press, 1999,
URL :
https://books.google.fr/books?id=twTwgmQgdywC&printsec=frontcover&hl=it&source=gbs_ge_sum-
mary_r&cad=0#v=onepage&q=battle%20of%20malta&f=false, consulté le 30 juin 2020.
Et Amatuccio, La Guerra dei vent’anni, op. cit., p. 34
À l’aube de la quatrième année après les Vêpres, le 7 janvier 1285, dans son der-
nier souffle, Charles fit une ultime prière à Dieu, Lui demandant de lui pardonner ses
péchés car il avait « pris le royaume de Sicile pour l’amour de la Sainte-Église et non
pour [son] propre profit ou bénéfice. » Cela reflétait la réalité puisque c’était sur l’insis-
tance des papes français Urbain IV et Clément IV que le plus jeune des enfants de Blanche
de Castille, destiné à la religion, et malgré la résistance de son frère Louis IX, roi de
France, accepta le trône de Sicile. C’était une manière de barrer la route au parti gibelin
et de mettre un terme à la domination de la maison impériale souabe sur une partie de
l’Italie.
Son ennemi, Pierre III d’Aragon ne lui survécut pas beaucoup : le 11 novembre
1285, il rendit l’âme, laissant l’Aragon à son fils aîné, Alphonse III, et la Sicile au cadet
Jacques II. À la suite de ces successions, deux grandes dates sont à retenir : le 20 juin
1295, avec le traité d’Anagni et le 31 août 1302 avec la paix de Caltabellotta qui mit fin
à la « Guerre des vingt ans ».
LE TRAITÉ D’ANAGNI
Le traité d’Anagni est une sorte de marché entre les grands royaumes en guerre et
la papauté aux dépens des Siciliens. Pour comprendre cela, il faut revenir au royaume
66
Giovanni AMATUCCIO, La guerra dei vent’anni (1282-1302), gli eserciti, le flotte, le armi della Guerra
del Vespro, Salerno, Giovanni Amatuccio, 2017.
LA PAIX DE CALTABELLOTTA
En 1302, vingt ans après les Vêpres siciliennes, la paix fut enfin signée, malgré le
pape qui jusqu’au bout alimenta en deniers la levée de nouvelles armées. Il convainquit
Charles de Valois, frère du roi de France Philippe le Bel, de mener une expédition en
Sicile. Fin mai 1302, avec une armée forte de près de trente mille hommes, il débarqua
67
Avec cette licentia invadendi, Boniface VIII, entendait mettre fin aux quatre Giudicati sardi, qui chacun
gouvernait une région de Sardaigne. La guerre se serait ainsi déplacée de Sicile vers les deux autres grandes
îles de la Méditerranée, la Sardaigne et la Corse. Toutefois, l’entreprise mit plusieurs dizaines d’années
avant que le nouveau royaume fût soumis.
L’idée d’un duel entre les deux rois germa dans l’esprit de Charles Ier dès la fin
de l’année 128270. La guerre qui ne faisait que commencer avait déjà provoqué de grandes
pertes sans pourtant donner un avantage à l’un ou l’autre camp. Charles ne parvenait pas
à reconquérir la Sicile et Pierre s’épuisait à défendre sa couronne. Le roi angevin décida
en conséquence d’envoyer un émissaire, un moine, Simon de Lentini, proposer au roi
d’Aragon, un combat facie ad faciem entre les deux souverains sur un terrain neutre.
68
Un autre élément à ne pas négliger dans ce renoncement à la guerre en Sicile tenait à la politique fran-
çaise. Le désaccord de Philippe le Bel avec le pape sur une question d’autorité (bulle Unam Sanctam)
rendait difficile la présence de Charles de Valois en Sicile au nom même de ce pape. Par ailleurs, les diffi-
cultés de la France en Flandres nécessitaient que Charles rejoignît son pays pour rétablir l’ordre.
69
Selon l’accord de paix de Caltabellotta, la création du royaume de Trinacrie comprend la Sicile et toutes
les petites îles qui l’entourent. Le royaume de Sicile est quant à lui réduit au sud de l’Italie continentale
avec pour capitale Naples, mais par commodité, on dit le plus souvent royaume de Naples.
70
Charles estimait qu’il avait « gagné » le royaume de Sicile par la force et au nom du pape, et Pierre III
s’en estimait le légitime héritier (au nom de son épouse, descendante en ligne directe des rois souabes de
Sicile).
Toutefois, les deux rois firent mine de vouloir poursuivre le processus. Charles
remit à son fils la régence de ses terres italiennes et commença, très lentement, son voyage
vers Bordeaux. Il fit une visite de ses fiefs, un arrêt à Rome, un autre à Paris où son neveu
le roi de France l’accueillit en grandes pompes. De son côté, Pierre d’Aragon pensait
nécessaire de conforter sa situation militaire avant de se mettre en route et investit Reggio
de Calabre. Pour mettre en bon ordre ses affaires siciliennes, il nomma son épouse, Cons-
tance, régente du royaume de Sicile, aidée par Alaimo de Lentini, « grand justicier » (pre-
mier ministre), Giovanni da Procida, « grand chancelier » (rédaction des documents), et
Roger de Laurie, « grand amiral ». Après cela, il se mit en chemin sans négliger de visiter
la moindre de ses terres. Vers la fin mai il quitta Valence en Espagne pour se présenter
modestement sur le lieu du duel. Charles arriva également, mais accompagné du roi de
France et de nombreux chevaliers. Le 1er juin approchait. Un terrain fut trouvé, mais le
roi d’Angleterre détourna le regard et ne délivra pas de sauf-conduits aux protagonistes.
Quand le jour du combat arriva, chacun alla sur le terrain, mais comme judicieusement
on avait oublié de fixer une heure précise pour la rencontre, Pierre s’y rendit le matin, fit
71
Giovanni VILLANI, Nuova Cronica [en ligne], vol. 3, Fondazione Pietro Bembo, Parma, Ugo Guanda,
1991, URL : http://www.letteraturaitaliana.net/pdf/Volume_2/t48.pdf, consulté le 12 novembre 2018.
72
Vincenzo D’ALESSANDRO, Politica e società nella Sicilia aragonese, Palermo, U. Manfredi, 1963.
73
Giuseppe DEL RE, Cronisti e scrittori sincroni napoletani, vol. 2, Napoli, Stamperia dell’Iride, 1868. La
chronique de Bartolomeo da Neocastro, page 425, relatant l’exécution de Conradin, a des accents extrême-
ment émouvants.
74
Domenico CIAMPOLI, « Il poema di Corradino (Leggende abruzzesi) », dans Il gazzetino letterario di
Lecce, vol. 2, Lecce, Scipione Amirato, 1879.
75
Agostino PARAVICINI BAGLIANI, La cour des papes au XIIIe siècle, Paris, Hachette, 1995.
Par ailleurs, Boniface, malgré ses tentatives de rendre son trône de Sicile à
Charles II d’Anjou, dut là aussi s’incliner. Le traité d’Anagni qui semblait donner Pa-
lerme aux Angevins fut vite balayé et le pape finit par accepter ce qui devint la paix de
Caltabellotta. Non seulement la Sicile fut perdue définitivement pour les Anjou (malgré
une clause permettant leur retour après la mort de Frédéric III), mais ils perdirent égale-
ment le trône de Naples, en 1442, qui revint à Alphonse V d’Aragon.
Ce fut une fin peu glorieuse pour ce pape que Dante rangea en Enfer parmi les
simoniaques. La France se prépara quelques semaines avant la mort de Boniface à orga-
niser un concile afin de le destituer pour l’assassinat de son prédécesseur, violation du
secret confessionnel, négation de l’immortalité de l’âme, simonie, hérésie, sodomie…
76
« L’établissement d’un souverain vassal du Saint-Siège en Sicile semble mettre fin aux croisades poli-
tiques ; Grégoire X (1271-1276) manifeste un intérêt sincère pour la Terre sainte. À la mort du pape, les
projets avortent ; Charles d’Anjou obtient au contraire de Martin IV le financement d’une croisade contre
Byzance. La révolte des Vêpres siciliennes (1282) arrête, à son tour, la réalisation de ce plan en mettant fin
à la domination angevine sur l’île. Une nouvelle croisade est organisée contre le roi Pierre III d’Aragon,
auquel les rebelles ont offert la couronne de Sicile. L’Aragon est offert en fief pontifical à un fils du roi de
France, et l’expédition est financée par des décimes levées dans le Royaume. La croisade d’Aragon échoue
devant Gérone (1285). C’est la dernière des grandes croisades politiques. Dans les luttes qui vont suivre
entre le pape et le roi de France, Philippe le Bel, croisade et accusations d’hérésie ne seront plus de part et
d’autre que prétextes à levées de taxes et propagande. La politique pontificale a ainsi préparé des instru-
ments qui se retourneront contre elle et surtout privé tout au long du XIIIe siècle la Terre sainte du secours
de nombre d’hommes et quantité d’argent. » Cécile MORRISSON, « Chapitre III. Les croisades du
XIIIe siècle : déviations et impuissance » [en ligne], dans Les croisades, 12e éd., Paris, Presses Universi-
taires de France, coll. « Que sais-je ? », 2020, URL : https://www.cairn.info/les-croisades--
9782715403024-p-50.htm, consulté le 20 août 2020.
Tout n’est certes pas conséquences des Vêpres siciliennes, mais celles-ci ont con-
tribué fortement à ce nouvel état dans lequel était plongé la papauté qui perdit pas mal
d’autorité sur les monarchies européennes après l’épuisante « Guerre des vingt ans ».
Runciman, dans la préface de son livre Les Vêpres siciliennes77, écrit :
1.2.2 La France
Par solidarité avec les Anjou, par fidélité au pape, la France des Capétiens, de
Louis IX à Philippe IV fut d’un soutien constant à la politique des rois français de Sicile.
Dès la période de conquête du sud de l’Italie, des Français contribuèrent à grossir l’armée
angevine. Nous ne parlons ici que des sujets du roi de France ; l’autre partie de cette
armée était composée de Provençaux, d’Angevins et de Mainiots, sujets de Charles d’An-
jou.
L’action de la France se manifesta à nouveau après les Vêpres. Nous l’avons écrit
plus avant, un courrier de Charles à son neveu, Philippe III, dès le mois d’avril 1282, soit
quelques jours après la révolution de Palerme, l’informait que des mesures allaient être
prises contre les rebelles. Une deuxième missive, plus alarmante, fut envoyée au roi de
France, après la révolte de la dernière ville sicilienne, Messine, cette fois pour supplier
qu’on envoie argent et forces militaires afin de constituer une grande armée de reconquête
77
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit.
78
Des recherches récentes permettent de douter de cette version des faits, sans toutefois pouvoir les dé-
mentir. Charles LONGNON, « Charles d’Anjou et la croisade de Tunis », Journal des savants, 1974.
Si, lors de la révolte des Siciliens, Charles était enclin à penser qu’il s’agissait-là
d’un mouvement local, Philippe III était persuadé, à juste titre, que dernière tout cela il y
avait l’Aragon. Une ambassade partie de Paris s’était rendue auprès de Pierre III d’Ara-
gon pour le prévenir qu’une action contre Naples déclencherait une guerre franco-arago-
naise. Cette guerre eut lieu, mais en 1284. La France la voulait et le pape Martin IV la
justifia : il déclara la guerre « sainte » (le roi d’Aragon était déjà excommunié depuis
1282), retira sa couronne à Pierre III, son vassal, et la remit à Charles de Valois, fils de
Philippe III et d’Isabelle d’Aragon.
Après les premières conquêtes en Roussillon, l’armée du roi de France mit le siège,
en 1285, devant Gérone. Mais le harcèlement de petites unités terrestres contre les Fran-
çais, la puissante flotte aragonaise et l’épidémie de dysenterie eurent raison de l’expédi-
tion française. Philippe le Hardi, lui-même touché par la maladie, ordonna la retraite, et
mourut à Perpignan le 5 octobre 1285.
1.2.3 L’Aragon
Pierre III, mourut peu de temps après le roi français, le 11 novembre 1285. La
succession redistribua les cartes, mais pour quelques mois seulement. Cette année 1285
vit mourir les principaux acteurs du conflit sicilien : les rois Philippe III, Charles Ier, Pierre
III et le pape Martin IV.
Pour l’Aragon, l’entrée dans le jeu date d’avant la révolte de Palerme. Pierre III,
bien que feudataire du pape, n’était pas disposé à laisser la couronne de Sicile à Charles
d’Anjou, comme l’avait décidé son suzerain. Il avait de bonnes raisons à cela : son épouse,
la reine Constance était une Hohenstaufen, petite-fille de l’empereur Frédéric II, donc, du
point de vue aragonais, héritière du trône de Sicile. À la cour d’Aragon, dès 1269, au
temps du règne de Jacques Ier, on cherchait des alliés du côté des gibelins de Lombardie
Conscient des forces en présence, Pierre III n’était pas convaincu qu’une action
directe et franche fût d’une grande efficacité. Il agit donc secrètement. Certes, la forma-
tion d’une gigantesque flotte ne pouvait passer inaperçue aux yeux des autres monarques.
Le roi d’Aragon jura, chaque fois que la question lui était posée, que cette flotte était
destinée à la guerre contre les Maures, en Afrique. Le pape restait méfiant et le roi de
France soupçonneux. Seul Charles d’Anjou, tout à ses préparatifs de guerre contre Cons-
tantinople80, ne voyait pas le danger venir.
Les événements d’avril 1282 en Sicile surprirent toutefois les Aragonais. S’ils
comptaient sur la révolte des Siciliens pour agir (ce qui tend par ailleurs à prouver qu’un
complot, au moins au niveau diplomatique, avait été décidé), ils ne s’attendaient pas
qu’elle explose si tôt. Pierre III envisageait plutôt de laisser partir la flotte ainsi que l’ar-
mée angevine vers Constantinople pour ensuite attaquer le royaume de Sicile. Pris de
court, il attendit la fin des Vêpres puis accosta, le 31 août 1282, à Trapani. Ainsi put-il
poser sur sa tête la couronne que les Siciliens lui proposaient.
L’Aragon resta du côté des Siciliens jusqu’en 1295. Elle eut à lutter non seulement
sur les terres du Mezzogiorno italien, mais également sur son sol contre l’armée française
à laquelle s’était allié le propre frère du roi aragonais, Jacques II, roi de Majorque. Après
1295 et une nouvelle succession à Barcelone (en 1291), l’Aragon passa dans le camp
adverse et mena la guerre aux côtés des Anjou contre le roi que s’étaient choisis les Sici-
liens, Frédéric III, frère du roi d’Aragon.
79
Salvatore TRAMONTANA, Gli anni del Vespro : l’immaginario, la cronaca, la storia, Bari, Edizioni De-
dalo, coll. « Storia e civiltà » 25, 1989.
80
Aude RAPATOUT, « Charles Ier d’Anjou, roi d’Albanie. L’aventure balkanique des Angevins de Naples
au XIIIe siècle » [en ligne], Hypothèses, vol. 9, n° 1, 2006, URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-
2006-1-page-261.htm, consulté le 12 juin 2020.
Au cours du XIIIe siècle, les villes du nord connurent plusieurs revirements, bas-
culant alternativement aux mains des factions guelfes ou gibelines. Lors de la prise de
pouvoir de Charles d’Anjou, de nombreux gibelins formèrent une sorte de diaspora et,
plus tard, vinrent tout naturellement renforcer l’armée de Pierre III dans ses batailles pour
garder la Sicile.
Les Vêpres siciliennes ne firent qu’empirer une situation que l’ensemble des villes
d’Italie connaissait depuis des décennies.
1.2.5 Constantinople
L’empire byzantin, bien malgré lui, fut contraint de participer à sa manière à la
révolte des vêpres. Victime depuis plus d’un siècle des attaques occidentales, Constanti-
nople était devenue une proie facile, et c’est cette faiblesse causée par l’Europe qui signa
la fin de l’empire romain d’orient en 1453 devant les Ottomans. Mais au XIIIe siècle, le
dernier grand empereur byzantin Michel VIII Paléologue avait repris Constantinople aux
Francs, défait l’éphémère Empire latin d’Orient (1204-1261) pour reconstituer l’Empire
romain d’Orient. Il s’était fait couronner empereur à Sainte-Sophie. La capitale, après ces
81
Avec « l’invention » du purgatoire, les indulgences deviennent plus nombreuses à partir du XIIIe siècle.
L’indulgence permettait d’éviter une pénitence terrestre après un péché, sans pour autant l’expier au pur-
gatoire. Cette assurance pour le paradis avait un coût dont les papes fixaient le montant à leur convenance.
Ce coût pouvait aller jusqu’à la mort au combat, mais au Moyen-Âge, la peur du purgatoire était plus forte
que la peur de la guerre.
Charles Marie de LA RONCIÈRE, « Les concessions pontificales d’indulgences d’Honorius IV à Urbain V
(1285-1370) : leur portée pastorale. Jalons pour une enquête » [en ligne], dans Religion et mentalités au
Moyen Âge : mélanges en l’honneur d’Hervé Martin, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, 2015, URL:
https://books.openedition.org/pur/19837?lang=it, consulté le 15 avril 2020.
82
Michele AMARI, La Guerra del Vespro Siciliano, Palermo, Flaccovio, 1969, p. 151.
La conspiration du lundi de Pâques 1282 n’était pas que le fait des Siciliens. Nous
verrons plus loin le rôle qu’a pu y jouer Giovanni da Procida, qui traitait d’une part avec
l’Aragon pour une action militaire, mais aussi avec Constantinople qui fournit les deniers
83
Jacques HEERS, Chute et mort de Constantinople (1204-1453), Paris, Perrin, 2005.
84
Aude RAPATOUT, « Charles Ier d’Anjou, roi d’Albanie. L’aventure balkanique des Angevins de Naples
au XIIIe siècle » [en ligne], Hypothèses, op. cit.
85
Florence SAMPSONIS, « La place de la Morée franque dans la politique de Charles Ier d’Anjou (1267-
1285) », Revue des études byzantines, n° 69, 2011.
Le premier des Anjou, Charles, frère de saint Louis, était destiné à la religion.
Dernier né de la fratrie, son destin ecclésiastique s’évanouit après la mort de deux de ses
frères : il fallait bien répartir les domaines de la maison royale. Ainsi Louis devint roi de
France ; Robert prit l’Artois ; à Alphonse revint Poitiers, la Saintonge, l’Auvergne et Tou-
louse ; enfin Charles réunit sous son autorité le Maine et l’Anjou, deux comtés qui n’au-
raient pas permis d’envisager un destin européen, qu’il reçut en cadeau de noce lors de
son mariage avec Béatrice de Provence. Grâce à cette union, il put ajouter les comtats de
Provence, avec ses villes libres de Marseille, Arles, Avignon…, et de Forcalquier. Ce
comté de Provence était riche de promesses. Encore fallait-il mettre au pas les grandes
villes presque indépendantes. Charles avec persévérance mit en place une administration
solide. Les villes de Provence, d’abord hostiles, devinrent avec le temps un réservoir
bienveillant en hommes et en argent86.
86
AA. VV., Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle ; un destin européen, op. cit.
87
Patrick GILLI, « L’intégration manquée des Angevins en Italie : le témoignage des historiens », dans
L’État angevin. Pouvoir, culture et société entre XIIIe et XIVe siècle, vol. 245, Roma, École Française de
Rome, 1995.
88
Dans son Purgatoire, Dante rencontre Manfred qui lui raconte comment, avec l’accord du pape, l’évêque
de Cosenza a violé son tombeau, s’est emparé de sa dépouille pour l’ensevelir hors du royaume, dans un
lieu toujours inconnu. Dante ALIGHIERI, La Divine Comédie. Purgatoire, Arles, Actes Sud, 2018, bilingue,
trad. de Danièle ROBERT, chant III, v. 103-145.
Après la Sicile, Charles tourna son regard vers l’Orient. Il se proclama roi de l’Al-
banie qui était sur le chemin de Constantinople ; puis prince de Morée (ou Achaïe, c’est-
à-dire du Péloponnèse)92. L’idée du comte d’Anjou était de se tailler un grand empire
méditerranéen. Mais auparavant, il avait besoin de consolider ses possessions italiennes,
et notamment la Sicile. Dès le départ l’île s’était montrée rebelle. On aurait tort de penser
89
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit. page 118. Le traducteur de Runciman commet une erreur de date : Dante n’a pas écrit un siècle plus
tard son Purgatoire, mais en 1314, soit à peine quarante-six ans après l’exécution de Conradin. L’auteur
avait écrit : « To Dante, writing half a century later, Conradin was an innocent… »
90
Jules MICHELET, Histoire de France, vol. 3, Livre V, chapitre I, Paris, A. Lacroix & G, 1876.
91
Adam de la HALLE, « Le roi de Sicile » [en ligne], dans Œuvres complètes, Paris-Genève, E. De Cous-
semaker, 1872, URL : https://openmlol.it/media/adam-de-la-halle/oeuvres-complètes-poésies-et-musique-
reproduction-en-fac-similé-adam-de-la-halle-publ-par-e-de-coussemaker/1369422, consulté le 22 février
2018.
92
Dans sa titulature il faut également ajouter : sénateur de Rome, vicaire impérial de Toscane. Il contrôle
indirectement la Lombardie, il fait élire son fils roi de Sardaigne et une union matrimoniale lui confère une
autorité sur la Hongrie.
Le origini del Vespro, per quel che riguarda almeno le sue motiva-
zioni di carattere interno, […] debbono essere quindi individuate più
indietro nel tempo : nelle epoca di Federico II, la cui inflessibile lotta
contro le prepotenze scompaginò poteri già fortemente radicati nel
regno e, con maggiore pertinenza, negli anni di Manfredi, quando ad
un baronaggio nuovamente in espansione, fu opposta la rapace poli-
tica di ‘esproprio’ da parte di nobili ‘lombardi’ (i Lancia ed i loro
seguaci), che con la loro azione alienarono da Manfredi le simpatie,
che pur in un primo momento avevano mostrato i ceti nobiliari regni-
coli nei confronti del giovane svevo.xii
Cette première révolte est destinée à laisser des traces profondes dans
l’île ; les Français ont dû assiéger Caltanissetta et Sciacca, la répres-
sion est sévère, suivie de larges confiscations ; de plus, la famine a
frappé les Siciliens de 1269 à 1272. Appauvrie, privée de ses archives
fiscales, l’île souffre de l’arbitraire lors de la levée de la subvention
générale de 1271-1272. Mais les confiscations se sont étendues aussi
à tous les partisans qui ont rejoint les forces de Conradin dans le nord
du royaume.96
93
Enrico PISPISA, « Il problema storico del Vespro », dans Archivio Storico messinese, vol. XXXI, 3e série,
Messina, Società messinese di storia patria, 1980.
94
Giuseppe GALASSO, « Carlo I d’Angiò e la scelta della capitale », dans Napoli capitale identità politica
e identità cittadina studi e ricerche 1266-1860, Napoli, Electra Napoli, 2003.
95
Il est à noter que les champs siciliens sont restés le grenier à blé de l’entier royaume jusqu’en 1282.
Michel de BOÜARD, « Problèmes de subsistances dans un État médiéval : le marché et les prix des céréales
au royaume angevin de Sicile (1266-1282) », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 10, n° 54,
1938, consulté le 12 décembre 2019.
96
AA. VV., Les Princes angevins du XIIIe au XVe siècle ; un destin européen, op. cit.
La Sicile perdue, c’est tout le rêve d’un empire méditerranéen qui s’évanouissait.
La strophe de Dante à valeur de prémonition, puisque jamais la Sicile ne retourna aux
Anjou :
97
Par la voix de Charles Martel, petit-fils de Charles Ier et roi de Hongrie (mort en 1295), Dante décrit la
situation présente en Sicile (vers 1300). Plus loin Dante ajoute une supplique de Charles Martel à son frère
(encore prisonnier des Aragonais au moment de l’écriture de La Divine Comédie) dans laquelle il l’enjoint
de se méfier des avides Catalans, afin de mieux régner sur Naples. Dante ALIGHIERI, La Divine Comédie,
Paris, Bordas, 1993.
98
Alfredo ORIANI, La lotta politica in Italia, vol. 1, Firenze, Libreria della voce, 1921. L’historien ne cite
qu’une seule fois Giovanni da Procida et le qualifie de « il grande cospiratore ».
99
Francesco Paolo TOCCO, « Ideologia e propaganda nell’età del Vespro : lo scambio epistolare tra Pa-
lermo e Messina secondo Bartolomeo di Neocastro », dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-
XIII, Messina, présenté à Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII, Messina, Roma, Viella, 2007.
100
Dans un échange épistolaire que nous avons eu avec l’historien sicilien Pasquale Hamel, celui-ci écri-
vit : « la congiura è indipendente da Pietro d’Aragona. Essa è ordita dai nobili [siciliani] e dai bizantini,
quest’ultimi vogliono evitare che Carlo prenda il mare per raggiungere Bisanzio. »
101
À la fin de sa vie, il aurait écrit un essai philosophique, le Liber philosophorum moralium antiquorum,
qui ne fait aucune référence aux Vêpres siciliennes. Traduit en français autour de 1400 par Guillaume de
TIGNONVILLE, Les dits moraux des philosophes [en ligne], URL : https://gal-
lica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90616700.image, consulté le 12 juin 2020. Texte manuscrit.
Il écrivit également des ouvrages de médecine, dont le Utilissima Practica Medica ; Salvatore DE RENZI,
Storia della medicina in Italia, vol. II, Napoli, Tipografia del Filiatre-Sebezio, 1845, p. 128.
102
Ermolao RUBIERI, Apologia di Giovanni di Procida, Firenze, Tipografia Barbera, Bianchi e C., 1856.
103
Ibid.
Ce que l’on sait de manière certaine, c’est que Procida rejoignit Palerme après les
Vêpres, au service de Pierre III. Celui-ci le nomma le 4 mai 1283 chancelier du royaume
de Sicile, et confirma cette nomination le 31 janvier 1284107 :
104
Salvatore FODALE, article « Giovanni da Procida » [en ligne], dans Treccani, coll. « Dizionario Biogra-
fico degli Italiani », URL : http://www.treccani.it/enciclopedia/giovanni-da-procida_%28Dizionario-Bio-
grafico%29/, consulté le 20 juin 2019.
105
C’est le cas de Niccolò Speciale, de Bartolomeo da Neocastro ou de Dante Alighieri. Salvatore TRA-
MONTANA, Gli anni del Vespro : l’immaginario, la cronaca, la storia, op. cit.
106
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit. page 276.
107
Antonino MARRONE, « Repertorio degli atti della Cancelleria del Regno di Sicilia dal 1282 al 1390 »
[en ligne], Mediterranea ricerche storiche, Fonti e documenti, 2012, URL : www.mediterranearicerchesto-
riche.it, consulté le 21 janvier 2019.
108
« Archivio di Stato di Napoli » [en ligne], URL : https://www.san.beniculturali.it/web/san/dettaglio-
soggetto-conservatore?codiSan=san.cat.sogC.4929&id=4929, consulté le 10 août 2019.
On mesure la perte pour les historiens car Naples concentrait une somme de do-
cuments considérable venant de l’ensemble du royaume, Sicile comprise. Heureusement,
des historiens du XIXe siècle, dans leur appétit de revenir aux sources de l’histoire des
Vêpres, avaient pu documenter et reproduire un certain nombre de documents. On sait
que les périodes souabes puis angevines disposaient de greffes très structurés 109 qui
avaient permis la collecte d’innombrable écrits administratifs110. Beaucoup, dont certains
encore inexploités, auront été réduits en cendre pendant ces bombardements de 1943.
109
Stefano PALMIERI, « La chancellerie angevine de Sicile au temps de Charles Ier », Rives nord- méditer-
ranéennes, n° 28, 2007, trad. de Jean-Paul BOYER.
110
Andreas KIESEWETTER, « La cancelleria angioina », dans L’État angevin. Pouvoir, culture et société
entre XIIIe et XIVe siècle, vol. 245, Roma, Ecole française de Rome, 1995.
111
Michele AMARI, Sulla origine della denominazione Vespro Siciliano [en ligne], op. cit.
112
Jacqueline MALHERBE-GALY, Jean-Luc NARDONE, Les vêpres siciliennes : le complot de Jean de Pro-
cida, op. cit. Traduction en français enrichie de notes historiques. Selon les textes, on trouve l’orthographe
Rubellamentu ou Rebellamentu.
113
Ibid. P 23. « S’agissant d’une copie de la fin du XIVe – voire pour certains du début du XVe –, le débat
qui occupe les philologues est de savoir si c’est une copie de l’original sicilien, ou une traduction en sicilien
L’autre auteur de référence, c’est Bartolomeo da Neocastro qui écrivit une Histo-
ria sicula, en latin, qui couvre la période allant de 1250 à 1293, destinée à l’érudition de
son fils. L’intérêt de cette chronique c’est que son auteur est un homme proche du pouvoir,
aussi bien souabe, angevin, qu’aragonais ; Neocastro avait été envoyé en ambassade au-
près du pape, ce qui montre la confiance que lui témoignaient les souverains même s’il
passait au service d’une maison à une autre sans trop de scrupules. Il a terminé sa vie sur
le continent, sous le règne des Anjou. Dans une note bibliographique116, l’historien tou-
lousain Auguste Molinier présente la chronique de Neocastro ainsi :
Les fautes que relève Molinier se situent dans la partie du livre qui traite des an-
nées cinquante du XIIIe siècle. Bartolomeo da Neocastro était un tout jeune enfant à cette
époque ; lorsqu’il écrit cette partie-là des années plus tard, ce n’est pas en tant que témoin
direct, d’où quelques erreurs de date ou de filiation chez Frédéric II Hohenstaufen. Par
ailleurs, bien que « gibelin violent », il a servi la maison angevine de 1266 à 1282, sans
se compromettre, et continua sa charge officielle sous la dynastie aragonaise.
Dans une note préliminaire, Giuseppe Del Re, auteur et compilateur de Cronisti e
scrittori sincroni napoletani117, prévient que :
d’une autre version, par exemple en langue toscane : le vif débat entre guelfes et gibelins, on l’a vu, a en
effet donné lieu très vite à un texte en toscan. »
114
Ibid.
115
Ibid.
116
Auguste MOLINIER, « Bartholomeus de Neocastro, Historia Sicula », dans Les Sources de l’Histoire de
France : des origines aux guerres d’Italie, 1494. III. Les Capétiens, 1180-1328, vol. 3, Paris, Alphonse
Picard & Fils, 1903. Note 2776.
117
Giuseppe DEL RE, Cronisti e scrittori sincroni napoletani, op. cit., p. 411.
Le texte de cette première journée de révolution à Palerme décrit une scène con-
forme à celle que nous avons pu lire chez les chroniqueurs de l’époque : le parvis de
l’église Santo Spirito, le peuple venu à vêpres le lundi de Pâques comme c’est la coutume,
la jeune femme indécemment fouillée par le soldat français « Droghetto »118, et finale-
ment la révolte :
Pour ne s’en tenir qu’aux quatre chroniques de références, telles que les a définies
Pietro Colletta, enseignant à l’université de Palerme120, outre celle de Bartolomeo da Neo-
castro, il faut citer comme sources fiables de l’époque : La Chronica Sicilie (auteur ano-
nyme), L’Historia Sicula de Nicolò Speciale et L’Historia Sicula de Michele Da Piazza121.
118
Ibid. p. 429.
119
Francesco Paolo TOCCO, « Ideologia e propaganda nell’età del Vespro : lo scambio epistolare tra Pa-
lermo e Messina secondo Bartolomeo di Neocastro », dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-
XIII, Messina, op. cit.
120
Pietro COLLETTA, « Sull’edizione della Cronica Sicilie di anonimo del trecento » [en ligne], Mediter-
ranea ricerche storiche, n° 5, 2005, URL : http://www.storiamediterranea.it/portfolio/n-5-dicembre-2005/,
consulté le 23 décembre 2019.
121
Pietro COLLETTA, « Memoria di famiglia e storia del regno in un codice di casa Speciale conservato a
Besançon », Reti Medievali, n° 14-2, 2013. Dans une note de bas de page, Pietro Colletta précise : Michele
da Piazza, Cronaca 1336-1361, a cura di A. Giuffrida, Palermo 1980. Di recente Marcello Moscone ha
dimostrato che Michele da Piazza è in realtà solo il nome di uno dei copisti dell’opera, mentre Laura Scia-
scia ha proposto con argomentazioni convincenti l’identificazione dell’autore con Giacomo de Soris, abate
del monastero benedettino di S. Nicola l’Arena: si vedano M. Moscone, L’Historia Sicula del cosiddetto
Michele da Piazza (1337-1361), tesi di dottorato di ricerca in Storia medievale (coordinatore prof. Pietro
Corrao), Università degli Studi di Palermo, XVII ciclo (2002-2005), p. XXVII-XXXI; Acta Curie Felicis
Urbis Panormi, 7 (1340-42/1347-48), a cura di L. Sciascia, Palermo 2007, p. XXVIII-XXIX.
Au XIVe siècle, les « Tre Corone » italiens, Dante, Pétrarque et Boccace ont éga-
lement écrit sur les Vêpres. Dante avait dix-sept ans au moment de l’émeute palermitaine.
Dans La Divine comédie 124, s’il décrit le mauvais gouvernement de Charles Ier, jamais il
ne cite Giovanni da Procida. Toute son attention est centrée sur le roi angevin, sa mal-
honnêteté au combat125 ou sur sa cruauté126:
Vicina huic Prochita est, parva insula, sed unde super magnus quidam
vir surrexit, Iohannes ille qui formidatum Karoli diadema non veritus,
et gravis memor iniurie, et maiora, si licuisset, ausurus, ultionis loco
habuit regi Siciliam abstulisse.xix
122
Ibid.
123
Marcello MOSCONE, L’historia sicula del cosiddetto Michele da Piazza, Università degli Studi, Pa-
lermo, 2005.
124
Dante ALIGHIERI, La Divine Comédie, op. cit.
125
Enfer, chant XXVIII, vv. 16-18
126
Purgatoire, chant XX, vv. 67-69
127
Francesco PETRARCA, Itinerarium Syriacum, op. cit.
128
Giovanni BOCCACCIO, « De Carolo Siculorum rege », dans De casibus virorum illustrium, vol. 9, Paris,
Jean Petit, avant 1540.
Vedete un altro Carlo, che a’ conforti / del buon Pastor fuoco in Italia
ha messo; / e in due fiere battaglie ha duo re morti, / Manfredi prima,
e Coradino appresso. / Poi la sua gente, che con mille torti / sembra
tenere il nuovo regno oppresso, / di qua e di lá per le cittá divisa, /
vedete a un suon di vespro tutta uccisa.xxi
129
Ludovico ARIOSTO, Orlando furioso, Milano, Garzanti, 1994, chant XXXIII, strophe 20.
130
Nicolas MACHIAVEL, Istorie fiorentine, Firenze, Felice Le Monnier, 1843.
On peut dire que de toutes les guerres de ce siècle, la plus juste était
celle que faisait Conradin ; elle fut la plus infortunée.
Tout en faisant porter la faute de son exécution sur le pape, ce qui n’est pas attesté
et relève certainement de la légende :
Mais Voltaire, a un jugement sévère pour Charles Ier auquel il ne trouve pas énor-
mément de qualités :
Puis fait entrer en scène Giovanni da Procida, en émettant, comme le fit Runciman
en 2008, un sérieux doute sur une émeute organisée, tout en admettant que le seigneur de
Procida avait « préparé les esprits » :
131
VOLTAIRE, « Charles d’Anjou, Mainfroi et Conradin », dans Essais sur les Mœurs et l’esprit des na-
tions, vol. 2, Paris, Lefèvre, 1829.
À côté de cette littérature, des auteurs siciliens proposaient les premiers livres
d’histoire sur la Sicile. Le premier dans l’ordre chronologique est le De rebus siculis de-
cades duae, du dominicain Tommaso Fazello132, publié pour la première fois en 1558.
Cet ouvrage, a été commenté dans une note de lecture d’Henri Fauser133, laquelle précise
que le livre est « un sec résumé, où ne manquent pas les erreurs sur tout ce qui n’est pas
sicilien. ». La note de lecture porte uniquement sur le tome X de la série. Dans le chapitre
sur les Vêpres, Fazello penche pour le complot de Procida, comme le précise Amelia
Crisantino dans un article paru dans La Repubblica134 :
Près de cent ans plus tard, en 1645, Filadelfo Mugnos publia I raguagli historici
del vespro siciliano136, un ouvrage qui ne manque pas de détails, mais, relèvent Malherbe-
132
Tommaso FAZELLO, De rebus siculis decades duae, Palermo, Maida, 1560.
133
Henri HAUSER, Les Sources de l’histoire de France - Seizième siècle (1494-1610), Paris, Picard et fils,
1906.
134
Amelia CRISANTINO, « L’eroe del Vespro che passò al nemico » [en ligne], La Repubblica, Palermo,
2007, URL : https://palermo.repubblica.it/dettaglio/leroe-del-vespro-che-passo-al-nemico/1374839/1, con-
sulté le 19 février 2019.
135
M. KOCH, Tableau des révolutions de l’Europe dans le Moyen Âge, vol. II, Paris, Onfroy, 1790.
136
Filadelfo MUGNOS, I raguagli historici del vespro siciliano, Palermo, Pietro Coppola, 1645.
137
Jacqueline MALHERBE-GALY, Jean-Luc NARDONE, Les vêpres siciliennes : le complot de Jean de Pro-
cida, op. cit.
138
Le titre complet : I Ragguagli historici del Vespro siciliano del Signor Don Filadelfo Mugnos nei quali
si mostrano i felici reggimenti c’han fatto i serenissimi e catolici regi aragonesi ed austriaci nel lor regno
fidelissimo di Sicilia, e ‘l mal governo di Carlo d’Angiò re primo di Napoli [Notices historiques des Vêpres
siciliennes de don Filadelfo Mugnos dans lesquelles on montre comment les très sérénissimes et catholiques
majestés aragonaises et autrichiennes ont heureusement régné sur leur très fidèle royaume de Sicile ainsi
que le mauvais gouvernement de Charles Ier d’Anjou, roi de Naples]
139
Michele AMARI, Sulla origine della denominazione Vespro Siciliano [en ligne], op. cit. Dans son intro-
duction, Amari déclare ce qui a motivé toute sa carrière d’historien, et son œuvre doit être lue à l’aune de
Il est vrai que lorsque l’on rencontre ce terme pour évoquer un événement histo-
rique avant le XVIe siècle, c’est qu’il a été ajouté à une époque récente. Ainsi, quand
Antonino Marrone cite Salvatore Fodale, le mot de « Vêpres » (en tant que métonymie)
qu’emploie ce dernier est anachronique140 :
Nul doute que le parlement du XIIIe siècle n’aurait pas utilisé le mot de « Vespro »
pour parler de la révolte de 1282. De la même manière que lorsqu’Iris Mirazita parle de
cette déclaration : «Le prose di Manzoni, d’Azeglio, Guerrazzi, facevan furore dalle Alpi al Lilibeo, risve-
gliavano i sentimenti della patria e della libertà; onde a me parve che uno scritto simile di argomento sici-
liano avrebbe potuto gittare un altro tizzone nell’Isola del foco. Mi provai e mi accorsi subito che la natura
non mi aveva destinato alle opere di immaginazione.» De son propre aveu, l’œuvre de l’historien doit être
analysée comme celle d’un patriote désireux de réveiller « les sentiments de la patrie et de la liberté ».
140
Antonino MARRONE, « I Parlamenti siciliani dal 1282 al 1377 », Quaderni – Mediterranea. Ricerche
storiche, n° 17, Memoria, storia e identità. Scritti per Laura Sciascia, 2011.
Tout au long de l’histoire, jusqu’à nos jours, dans le monde entier, des mouve-
ments de révolte, des guerres, des actions politiques ont fait directement référence à l’in-
surrection sicilienne. La liste est longue et nous prenons le parti de n’en exposer que
quelques-uns afin de montrer la variété des actions.
Le premier exemple que nous citons, dans l’ordre chronologique, fait une analogie
pour le moins saugrenue puisqu’est comparé un événement de l’Antiquité avec les Vêpres
médiévales, sans se soucier de l’anachronisme engendré. On doit ce parallèle à Pierre
Lévêque, historien spécialiste de la Grèce. Dans son livre Nous partons pour la Grèce
(chapitre sur Délos)142, il retrace la guerre de 88 av. J.-C. et d’une seule phrase il réduit
le massacre d’Italiens civils par une armée aux Vêpres siciliennes :
Autre époque, autre lieu, c’est en Bretagne qu’un mémorialiste, Jean Moreau, fit
une analogie entre révolte bretonne et insurrection sicilienne. Jean Moreau, chanoine de
la cathédrale de Quimper, écrivit ses mémoires au tout début du XVIIe siècle, dans les-
quelles il décrit la révolte bretonne de 1490. Philippe Hamon, dans un récent article143
révèle l’opinion du chanoine, notamment sur la paysannerie en lutte :
141
Iris MIRAZITA, « I Lombardi di Corleone e Palermo : dal Vespro antiangioino al Vespro anticatalano
(1282-1348) », dans Corleone: l’identità ritrovata, op. cit.
142
Pierre LÉVÊQUE, Nous partons pour la Grèce, Paris, P.U.F., 1979.
143
Philippe HAMON, « Travailler la mémoire d’une révolte au XVIIe siècle : le chanoine Moreau et le sou-
lèvement bas-breton de 1490 », Dix-septième siècle, vol. 275, n° 2, 2017.
Trois cents ans plus tard, ce fut en Italie, à Vérone, que la référence aux « Vêpres »
fit sa réapparition. C’était le 17 avril 1797 quand la population se souleva contre une
garnison française à l’appel du Grand conseil de Venise. Quatre cents soldats français
furent massacrés et cet acte donna un prétexte à Bonaparte d’envahir la Sérénissime. Ce
jour resta dans la mémoire comme les « Pasque veronesi »145 bien qu’on fût le lundi de
Pâques. Les Véronais étaient tombés dans un piège tendu par les Français, qui consistait
à leur faire croire, par voie d’affichage que l’ordre de la révolte leur était donné par le
Grand conseil. Bonaparte qui n’avait jusqu’alors aucune raison d’occuper Venise, répu-
blique qui se tint à l’écart de tout conflit, prit comme prétexte l’agression des Véronais
pour envahir son territoire. Ce que ne savaient pas les Vénitiens, c’est que dans cette
affaire ils faisaient l’objet d’un marché entre la France et l’Autriche. Napoléon donnerait
la Vénétie aux Autrichiens, à condition que ceux-ci reconnussent l’annexion par la France
de la rive gauche du Rhin et de la Belgique. Ce qui fut fait.
144
Ibid.
145
Francesco Mario AGNOLI, Le Pasque veronesi : quando Verona insorse contro Napoleone : 17-25
aprile 1797, Rimini, Il cerchio, coll. « Gli Archi », 1998.
146
Bruno ÉTIENNE, « La France et l’Émir Abdelkader, histoire d’un malentendu », dans Le choc colonial
et l’islam, Paris, La Découverte, coll. « TAP/HIST Contemporaine », 2006.
Vingt ans plus tard, c’est à Marseille que le terme fût employé pour désigner une
émeute. C’était en 1881 quand des Français pourchassèrent dans la ville des immigrés
italiens. La ville de Marseille comptait beaucoup d’Italiens puisqu’un habitant sur six
était d’origine transalpine, accentuant « mécaniquement » la xénophobie. Le 17 mai de
cette année-là, alors que la population de Marseille acclamait les soldats français revenus
victorieux de Tunisie, des Italiens furent accusés d’avoir sifflé ces soldats. Immédiate-
ment la foule prit en chasse les immigrés outre-alpins. Cela dura quatre jours. La presse
italienne qualifia l’événement de « Vêpres marseillaises », alors que dans le même temps,
en Sicile, des manifestants excités par les événements de Marseille criaient « Vive les
Vêpres Siciliennes »147.
147
Georges LIENS, « Les « Vêpres marseillaises » (juin 1881), ou la crise franco-italienne au lendemain du
traité du Bardo », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 14, 1967.
148
George STEINMETZ, « Le champ de l’État colonial. Le cas des colonies allemandes (Afrique du Sud-
Ouest, Qingdao, Samoa) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 171-172, n° 1-2, Le Seuil, 2008.
149
Pierre-Frédéric CHARPENTIER, « Textes et Témoignages retrouvés » [en ligne], Aden, vol. 12, n° 1,
2013, URL : https://www.cairn.info/revue-aden-2013-1-page-103.htm, consulté le 12 juillet 2019.
Plus récemment, en Sicile, l’État italien avait organisé une opération contre la
mafia. Il s’agissait de l’opération « Vespri Siciliani », consécutive à l’assassinat des deux
juges palermitains, Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, en mai et juillet 1992. Dès la
150
Konrad HEIDEN, Les Vêpres hitlériennes, Paris, Sorlot, 1939.
151
Galeazzo CIANO, Journal, Toulouse, Presses universitaires de Toulouse, 2015.
152
Stein TØNNESSON, 1946 : déclenchement de la guerre d’Indochine : les vêpres tonkinoises du 19 dé-
cembre, Paris, L’Harmattan, coll. « Collection recherches asiatiques », 1987.
Pour clore cette section, il nous a paru digne d’intérêt de citer une expérience
algérienne, qui se servant des Vêpres comme d’une allégorie, voulut exorciser le passé
récent du pays. C’est à travers la bande dessinée que Nawel Louerrad tenta une approche
de la violence, celle de la Guerre d’indépendance et la tragédie des années « quatre-vingt-
dix ». Le titre de son album Les Vêpres algériennes nous montre, comme nous l’avons
vu dans d’autres exemples, à quel point le mot de « Vêpres » est aujourd’hui galvaudé au
point de devenir synonyme de n’importe quelle violence, même si l’autrice s’en défend
en déclarant que « Les vêpres algériennes, en référence aux Vêpres siciliennes, évoque la
révolte ou le refus, et ce, au sens le plus intime et le moins guerrier du terme. »155
153
« Operazione “Vespri Siciliani” » [en ligne], Esercito Italiano, URL : http://www.esercito.difesa.it/ope-
razioni/operazioni_nazionali/Pagine/vespri-siciliani.aspx, consulté le 1 mai 2020.
154
Raffaele LAUDANI, « Une droite italienne respectable », Le Monde diplomatique - Manière de voir, n°
134, 2014.
155
« Les Vêpres algériennes » [en ligne], URL : https://www.theatre-contemporain.net/textes/Les-Vepres-
algeriennes-Collectif-20637/, consulté le 13 janvier 2019.
156
« Le courage est ton Seigneur », traduction de Régis Courtray, enseignant de latin à l’université de
Toulouse Jean-Jaurès (qui relève que le « Tuus » peut porter à confusion puisqu’il pourrait se rapporter
aussi bien à « courage » qu’à « seigneur »). Ce qui correspond à la traduction de Santi Correnti, historien
et latiniste sicilien, « il coraggio è il tuo Signore ».
Il est à noter que certains blogs sur internet font référence à une autre signification de Antudo. Le mot serait
dérivé du français « entendu ». Toutefois, en raison du manque de références historiques, nous nous en
tiendrons là.
157
Agata ADA MIDIRI, « L’ora dei Vespri, al grido ribelle di “Antudo” » [en ligne], Messina, 2017, URL :
https://www.youtube.com/watch?v=xauh3StDMZI, consulté le 23 mars 2019. Conférence-débat organisée
par l’Associazione Dirigenti Scolatici e Territorio le 10 novembre 2017.
158
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit.
159
Salvatore TRAMONTANA, Gli anni del Vespro : l’immaginario, la cronaca, la storia, op. cit.
160
Nous avons pu recenser une occurrence du mot Antudo dans I manoscritti datati del Fondo Conventi
soppressi della Biblioteca nazionale centrale di Firenze, Volume 5 di Manoscritti datati d'Italia, Florence,
SISMEL, 2002. Toutefois, n’ayant pu consulter l’ouvrage, il nous est impossible d’estimer la valeur de
l’information.
On trouve pour la première fois après les Vêpres le mot Antudo dans la révolte de
1647, mais tous les textes que nous avons consultés manquent de références bibliogra-
phiques. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat, Antonello Battaglia, écrit dès les
premières lignes161 :
Le document doctoral, dans les chapitres suivants, fait à nouveau référence parci-
monieusement au mot d’ordre, mais sans jamais citer les sources historiques, comme si
la chose allait de soi. La reprise du mot aujourd’hui par une quantité appréciable de per-
sonnes convaincues de sa vraisemblance historique est en soi une intéressante piste d’in-
vestigation. L’historicité du mot est, pour ce que nous en savons au moment de la rédac-
tion de ce mémoire, douteuse, et ce que nous écrivons en suivant doit être lu avec cir-
conspection.
Pour en revenir à ce mois de mai 1647, un printemps trop sec, en Sicile, consécutif
à une crise agraire tenace, incita le vice-roi à inaugurer quinze jours de pèlerinages et de
prières afin d’invoquer la pluie. Ces « mesures » n’étaient pas à la hauteur de ce qu’at-
tendaient les Palermitains qui voyaient la famine arriver à grands pas dans une ville su-
rendettée où la pression fiscale pesait trop. Le jour même où apparut un pain au poids
diminué, le 20 mai 1647, éclata la révolte aux cris de « pan grande e quita gavelas » [grand
pain et gabelle supprimée]162. Un slogan différent, mais tout aussi peu référencé que le
161
Antonello BATTAGLIA, Il separatismo siciliano, dalle carte del servizio informazioni militare, La Sa-
pienza, Roma, 2013.
162
Daniele PALERMO, « Un viceré e la crisi. Il marchese di Los Veles nella rivolta palermitana del 1647. »
[en ligne], Libros de la corte, n° 4, 2012, URL : https://revistas.uam.es/librosdelacorte/article/view/8284,
consulté le 25 juin 2020. Ni dans cet article, ni dans l’article « Sicilia in rivolta », Daniele Palermo ne fait
Plus tard, la révolution de 1820 à Palerme, pour laquelle on peut recenser nombre
de documents d’époque, est réputée avoir eu aussi comme mot d’ordre Antudo. Mais en-
core une fois, les recherches que nous avons effectuées ne nous permettent pas d’en vé-
rifier la véracité. Comme précédemment, ce sont des écrits du XXe siècle qui attestent de
cela sans donner de sources. Une recherche sur l’encyclopédie collaborative en ligne
Wikipédia164 sur le mot Antudo ouvre un article qui énumère les moments de crise à Pa-
lerme où le mot d’ordre était repris par la foule, mais le site prévient :
référence à Antudo. Du même auteur, « Sicilia in rivolta » [en ligne], dans La Sicilia del ’600. Nuove linee
di ricerca, Mediterranea. Ricerche storiche, 2012, URL : www.mediterranearicerchestoriche.it, consulté le
25 juin 2020.
163
Daniele PALERMO, Sicilia 1647 : voci, esempi, modelli di rivolta, Palermo, Mediterranea, Ricerche sto-
riche, coll. « Quaderni » 9, 2009.
164
AA. VV., article « Antudo » [en ligne], dans Wikipédia, URL : https://it.wikipedia.org/wiki/Antudo,
consulté le 16 janvier 2020.
165
Antonello BATTAGLIA, Il separatismo siciliano, dalle carte del servizio informazioni militare, La Sa-
pienza, op. cit.
166
Santi CORRENTI, « La parola segreta del Vespro siciliano », L’Isola, anno IX, 1, 2007.
167
Nous n’avons pas pu accéder au texte du discours de Finocchiari Aprile afin de vérifier l’assertion de
Santi Correnti.
168
Francesco PATERNÒ CASTELLO, Il movimento per l’indipendenza della Sicilia : memorie, Palermo, Flac-
covio, 1977, p. 37.
Même s’il ne fut pas le premier à exploiter la révolte de Palerme, la première place
doit quand même revenir à l’historien Michele Amari, parce qu’à lui seul il va occuper
une grande partie de la scène des spécialistes de la Sicile médiévale. Il aurait, affirme-t-
il, voulu être le Manzoni des Vêpres, mais son talent le portait plutôt à la recherche his-
torique. Toutefois, il garda quelque chose de Manzoni, celle de vouloir inciter les peuples
d’Italie à s’unir et à chasser leurs souverains, du moins au royaume des Deux-Siciles. Il
fut accusé, à cause de cela, d’avoir « manipulé » l’histoire, ou tout au moins de l’avoir
instrumentalisée169, et notamment d’avoir écarté malhonnêtement Giovanni da Procida
de la révolte palermitaine170. Giovanni Battista Niccolini fut au nombre des détracteurs
de Michele Amari. Il déteste, dans un courrier du 9 avril 1843171, qu’Amari
169
« Amari politico, riuscì a prendere un periodo della storia siciliana per farne un libro di battaglia »
[« Amari politique réussit à prendre une période de l’histoire sicilienne pour en faire un livre de bataille »]
selon Francesco Giunta, rapporté par Pasquale HAMEL, « Amari... storico », La nuova Fenice, 2019.
170
Ermolao RUBIERI, Apologia di Giovanni di Procida, op. cit.
171
Atto VANNUCCI, Ricordi della vita e delle opere di G. B. Niccolini, Firenze, Felice Le Monnier, 1866,
p. 302.
La thèse d’Amari, selon laquelle les Vêpres furent un bienfait pour la Sicile et
pour l’Italie toute entière, s’opposait à celle de Benedetto Croce176, pour qui
172
Michele AMARI, Un periodo delle istorie siciliane del secolo XIII, Palermo, Poligrafia Empedocle,
1842.
173
Michele AMARI, La guerra del Vespro Siciliano o Un periodo delle istorie siciliane del secolo XIII, 2
vol., Paris, Baudry, 1843.
174
Michele AMARI, Bruno CARUSO, Racconto popolare del Vespro siciliano, Palermo, Epos, coll. « Tali-
smani » 20, 2006.
175
Michele AMARI, Altre narrazioni del Vespro Siciliano, Milano, Ulrico Hoepli, 1887.
176
Benedetto CROCE, Storia del regno di Napoli, Bari, Laterza, 1953, p. 11.
Un débat qui semble bien futile, puisque personne ne peut imaginer ce que la Si-
cile, l’Italie et même l’Europe seraient devenues si les Vêpres n’avaient pas sonné.
Mais au siècle du Risorgimento, il n’y eut pas que des études universitaires autour
de l’émeute sicilienne. Dans le premier quart du siècle, deux auteurs, Giovanni Battista
Niccolini179 et Casimir Delavigne180, écrivaient chacun une œuvre dramatique pour le
théâtre181. L’Italien en 1817, le Français en 1819. Niccolini et Delavigne n’eurent pas la
même fortune. Alors que l’auteur français connaissait un grand succès au Second Théâtre
français (Odéon) pour son inauguration, le 23 octobre 1819, Niccolini en Italie dut at-
tendre le 29 janvier 1830 pour une première représentation à Florence, mais la tragédie
177
Elio VITTORINI, « Di Vandea in Vandea, il Vespro siciliano », Letteratura, n° 4, 1937.
178
Roberto ALAJMO, « Au comptoir de l’ailleurs », La pensée de midi, vol. 26, n° 4, 2008.
179
Giovanni Battista NICCOLINI, Giovanni da Procida, op. cit.
180
Casimir DELAVIGNE, Les Vêpres sicilienne [en ligne], op. cit.
181
Selon Walter Zidaric, enseignant : « À la base du succès de ce mythe qui s’impose au XIXe siècle est
l’Histoire des républiques italiennes du Moyen Âge (1809-1818) de Jean-Charles-Léonard Sismondi, tra-
duite en italien entre 1817 et 1819, et dont Hayez tire son inspiration pour le tableau qu’il expose à Brera
en 1822, le premier d’une série de tableaux sur le même sujet. » (Cours donné à l’université d’Aix-Mar-
seille, 2016-2017.)
Puis ajoutait, dans une lettre à l’actrice Maddalena Pelzet183, prima donna, le 15
août 1830, après la représentation censurée :
En revanche, pour Delavigne, sa pièce eut un tel impact qu’un mois plus tard, le
17 novembre 1819, Eugène Scribe, son ami de lycée, faisait jouer une parodie en un acte,
au Théâtre du Vaudeville184. Ce même Eugène Scribe qui trente ans plus tard commença
l’écriture du livret des Vêpres Siciliennes 185 pour Verdi. Deux autres parodies furent
jouées à Paris : celle de Simonin et Armand d’Artois, Les vêpres odéoniennes, aux Va-
riétés, le 22 novembre 1819, puis celle de Dupin et Carmouche, Cadet Roussel-Procida
ou la Cloche du dîner, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 23 novembre.
Dans le drame de Delavigne, Giovanni da Procida est un noble sicilien qui, avec
des accents de colère, clame dès les premiers vers :
Procida dans l’œuvre de Delavigne est un conspirateur qui a passé deux ans à
intriguer auprès du pape pour obtenir la nomination d’un nouveau roi pour la Sicile, au-
près du roi « Pedre » d’Aragon auquel est destinée la couronne, et de l’empereur d’Orient,
182
Atto VANNUCCI, Ricordi della vita e delle opere di G. B. Niccolini, op. cit. p. 425.
183
Ibid, p. 142.
184
Eugène SCRIBES, MÉLESVILLE, Les Vêpres siciliennes [en ligne], op. cit.
185
Eugène SCRIBES, « Les Vêpres siciliennes », dans Œuvres complètes, op. cit.
186
Casimir DELAVIGNE, Les Vêpres sicilienne [en ligne], op. cit., acte I, scène I.
L’intrigue se joue entre un père, Giovanni da Procida, son fils, Loredan, ami de
l’ennemi Montfort, gouverneur de la Sicile, et la fiancée de Loredan, Amélie, descendante
souabe, et dont Montfort est également amoureux. L’acte II annonce la réconciliation de
Procida et de son fils afin de venger l’honneur bafoué. Tous les Français et leurs alliés
doivent périr :
Ô ma patrie ! ô France !
Fais que ces étrangers admirent ta vengeance !
Ne les imite pas ; il est plus glorieux
De tomber comme nous que de vaincre comme eux.
À fin de l’acte, plein de reproches pour son père, Loredan s’immole sur le corps
de son ami. Procida, pleure son fils, puis se reprend et demande aux conjurés de se pré-
parer « à combattre au retour de l’aurore. » On comprend le succès à l’Odéon de ce drame
où Procida, les conjurés et le peuple de Palerme vainquent sans honneur. Et c’est le propre
fils de Procida qui, mourant, réduit l’héroïsme du combat à un vulgaire assassinat :
Mais n’en déplaise à Niccolini, les auteurs français continuèrent dans cette veine.
Le livret de Scribe, Les Vêpres siciliennes, ne rendit pas son honneur à Procida. Verdi
s’en plaignit dans une lettre au directeur de l’Opéra de Paris188 :
187
Atto VANNUCCI, Ricordi della vita e delle opere di G. B. Niccolini, op. cit. p. 93.
188
Julian BUDDEN, Le opere di Verdi, Torino, EDT, 2013, p. 197.
189
Etienne-Léon de LAMOTHE-LANGON, Jean de Procida, ou les Vêpres siciliennes, op. cit.
190
Roger MUSNIK, « Étienne de Lamothe-Langon (1786-1864) » [en ligne], 2018, URL : https://gal-
lica.bnf.fr/blog/19052018/etienne-de-lamothe-langon-1786-1864?mode=desktop, consulté le 14 mai 2020.
Quoi ! pour satisfaire votre haine, faut-il faire disparaître toute une
nation ? N’est-il point d’innocent parmi les Français ? Oserez-vous
dire qu’ils sont tous coupables ? Les femmes, les enfans, ces tendres
victimes épargnées des peuples les plus féroces, vous allez froide-
ment les égorger !
Le roman se finit de manière pathétique : devant Procida, qui consent par son si-
lence au sacrifice de sa fille et se couvre les yeux de son manteau, la foule trucide Eulalia
et de Brienne.193
[…] as the dramatist had predicted, it was not welcomed by the audi-
ence and the critics and was immediately withdrawn.xxxvi
Cet échec, William M. Rossetti, l’explique ainsi, en 1873, dans son avertissement
à The Poetical Works of Mrs Felicia Hemans195 :
191
Etienne-Léon de LAMOTHE-LANGON, Jean de Procida, ou les Vêpres siciliennes, op. cit. p. 179.
192
Ibid.
193
Ibid. p. 190.
194
Lilla Maria CRISAFULLI, « Felicia Hemans’s History in Drama : Gender Subjectivities Revisited in
The Vespers of Palermo » [en ligne], SKENÈ Journal of Theatre and Drama Studies, 4:1, 2018, URL :
https://skenejournal.skeneproject.it/index.php/JTDS/article/view/148/136, consulté le 23 juin 2019, p. 127.
195
Ibid. p. 126.
Hemans and Landon [une autre écrivaine], to be sure, paid a price for
their celebrity… For the bourgeois public of the 1820s and 1830s,
their names were synonymous with the notion of a poetess, celebrat-
ing hearth and home, God and country in mellifluous verse that rel-
ished the sentimental and seldom teased anyone into thought. There
are other and darker strains in their voluminous production – a focus
on exile and failure, a celebration of female genius frustrated, a
haunting omnipresence of death – that seem to subvert the role they
claimed and invite a sophisticated reconsideration of their work.xxxviii
En Italie, en dehors de Michele Amari, qui dès le départ est considéré comme
« le » spécialiste incontournable de la Sicile du XIIIe siècle, d’autres historiens ont tra-
vaillé sur le sujet. Comme nous l’avons évoqué plus avant, il y a Rubieri, en 1856199, qui
voulut insister sur les « qualche dubbio intorno alle cose ivi narrate del Procida »xxxix.
196
Ibid. p. 123.
197
H. POSSIEN, Joseph CHANTREL, Les vêpres Siciliennes ou histoire de l’Italie au XIIIe, Paris, Debécourt,
1845.
198
Ibib., p. 140.
199
Ermolao RUBIERI, Apologia di Giovanni di Procida, op. cit.
Pour en revenir à Niccolini, dont on sait avec quelles difficultés il a pu enfin faire
jouer son drame Giovanni da Procida200, en 1848, il utilisa pour bâtir sa trame la chro-
nique de Giovanni Villani, un toscan, contemporain des Vêpres. Le choix de Villani
comme base historique n’est pas surprenant : l’auteur du XIXe et celui du XIVe sont issus
de la même province, mais surtout Villani est considéré comme un des plus grands histo-
riens de son temps. Il faut tempérer cela au fait que Villani était guelfe et que ses textes
ont été écrits de manière partisane. Niccolini puise également dans les textes de Boccace
et de Pétrarque. Cela lui suffit. Il l’écrit dans la préface de son livret201 :
Dès l’ouverture du Ier acte du drame de Niccolini, Imelda campe la situation : elle
est la fille de Procida et la femme d’un Français, Tancredi. Une situation impossible pour
le meneur de révolte, Procida, qui se résout à agir à la fin de l’acte III :
L’acte IV est consacré au plan des conjurés autour de Procida pour tuer les Fran-
çais. Mais à la scène VIII, Niccolini fait monter la tension par une révélation extraordi-
naire : Tancredi, le mari d’Imelda dont elle a eu un enfant est en fait son demi-frère.
L’inceste s’ajoute au drame. Enfin, l’acte V efface le crime des époux incestueux : Gual-
tiero transperce Tancredi et fait un mensonge public, pour sauver la face d’Imelda : il
200
Giovanni Battista NICCOLINI, Giovanni da Procida, op. cit.
201
Ibid. p. 4.
Niccolini, s’étonna de cette dureté de la censure à son égard202, « per altri indul-
gentissima ed a me severa » [« pour les autres très indulgentes et pour moi sévère »]. Son
Procida est un appel à l’unité de l’Italie, ce qui devait être insupportable à l’administra-
tion bourbon. Procida, dans l’œuvre de Niccolini, s’oppose aux Français parce que ceux-
ci, avec la complicité du pape, ont ruiné l’espoir des Souabes d’unifier la péninsule. Et la
main tendue au roi d’Aragon ne vise que cela : continuer l’œuvre unificatrice des Ho-
henstaufen203.
Procida n’est pas le vulgaire assassin que lui ont assigné comme rôle Delavigne
et Scribe, mais un idéaliste qui, imaginant la révolution commencée en Sicile, l’étend à
l’Italie pour l’unir. Comme un avant-goût de l’expédition de Garibaldi.
202
Atto VANNUCCI, Ricordi della vita e delle opere di G. B. Niccolini, op. cit. p. 354.
203
Giovanni Battista NICCOLINI, Giovanni da Procida, op. cit., acte III, scène II.
204
Giuseppe PONIATOWSKI, Giovanni da Procida, dramma tragico, Firenze, Galetti, 1840.
Tramontana, en 1989, exploite et confronte toutes les sources afin d’en dégager
un récit le plus proche possible de la vérité historique. Henri Bresc lui reproche tout de
même deux erreurs207 : la première, d’avoir, dans une analyse gramscienne, fait l’hypo-
thèse d’une récupération baronniale du mouvement populaire ; la seconde, de penser qu’il
y a eu « catalanisation » de l’île lors de l’installation des Aragonais. Sur le premier point,
Bresc précise qu’avant les Vêpres les barons étaient français et qu’après, il a fallu créer
une nouvelle classe baronniale, il ne pouvait donc pas y avoir de conjuration de barons
siciliens, puisqu’ils avaient été sortis de la scène sicilienne. Sur le deuxième point, l’his-
torien français assure que les Aragonais se sont rapidement « sicilianisés », et non l’in-
verse.
Dans son ouvrage, Tramontana donne beaucoup d’indications sur ses sources. Les
notes de bas de page sont extrêmement nombreuses comparées à celles du livre de Steven
Runciman qui les renvoie en fin de livre. Les styles entre les deux historiens universitaires
sont aussi très différents : Tramontana écrit dans un registre plutôt savant et difficile, par
thème, alors que Runciman s’efforce d’écrire pour un public plus large, de manière chro-
nologique et fluide. L’un s’apparente à un essai, l’autre à un récit historique.
205
Salvatore TRAMONTANA, Gli anni del Vespro : l’immaginario, la cronaca, la storia, op. cit.
206
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit.
207
Henri BRESC, « Salvatore Tramontana, Gli anni del Vespro. L’immaginario, la cronica, la storia », An-
nales. Économies, sociétés, civilisations, n° 6, 1992.
Il est certain que des agents aragonais travaillèrent dans l’île. Il est
certain que des armes y furent introduites clandestinement. Il est éga-
lement certain que les conspirateurs furent en contact étroit avec
Constantinople, dont ils reçurent de l’argent et la promesse d’en re-
cevoir davantage si tout se passait selon le plan établi.
Ce point de vue le rapproche d’Amari qui ne considère pas comme fiables, à l’in-
verse de Runciman, les affirmations dans le Rebellamentu210, l’Itinerarum211 ou le De
casibus virorum illustrium212.
Le XXe siècle, comme par le passé, a aussi eu ses auteurs de romans historiques
qui ont trouvé dans les Vêpres un gisement facile. Dans le style « cape et épée », le Sici-
lien Luigi Natoli213, auteur de nombreux romans de ce style, écrivit Il Vespro siciliano,
roman populaire mais qui n’eût pas l’énorme succès des Beati Paoli parus peu auparavant.
Le roman fut publié en feuilleton sous le pseudonyme de William Galt, en 1911, sur le
Giornale di Sicilia, puis imprimé en 1915 par la maison d’édition La Gutenberg, à
208
Steven RUNCIMAN, Les vêpres siciliennes : une histoire du monde méditerranéen à la fin du XIIIe siècle,
op. cit. p. 200-201
209
Salvatore TRAMONTANA, Gli anni del Vespro : l’immaginario, la cronaca, la storia, op. cit. p. 118-119
210
ANONYME, Il Vespro Siciliano : Cronaca siciliana anonima intitolata Lu Rebellamentu di Sichilia, Ca-
tania, Giacomo Pastore, 1882, trad. de Pasquale CASTORINA.
211
Francesco PETRARCA, Itinerarium Syriacum, op. cit.
212
Giovanni BOCCACCIO, « De Carolo Siculorum rege », dans De casibus virorum illustrium, op. cit.
213
Luigi NATOLI, Il Vespro siciliano, Palermo, La Madonnina, 1951.
Natoli, dans ce roman d’aventure, marche sur les pas de Michele Amari : Gio-
vanni da Procida est écarté de la distribution. Le style narratif est vif : beaucoup de dia-
logue, des paragraphes courts, de manière à maintenir une tension forte. Les descriptions
sont minutieuses sans être ennuyeuses : Natoli s’ingénie à revenir à l’étymologie des
noms de lieux, sans être professoral, si bien qu’on s’habitue à cette Palerme de 1282 aux
balate luisantes et glissantes.
L’autre écrivain qui reprend totalement la thèse d’Amari est Oreste Lo Valvo216
qui publia en 1939 Il Vespro siciliano. Oresto Lo Valvo était un avocat palermitain, qui
ne cachait pas son patriotisme virulent que l’on retrouve dans le titre complet du livre de
1939 : Il vespro siciliano: guerra di redenzione contro l'aborrita dominazione francese,
214
Interview de Salvatore FERLITA, « Natoli, uno scrittore prolifico e sconosciuto », La Repubblica, 2012.
215
Francesco GIUNTA, « Introduction », dans I Vespri Siciliani, Palermo, Flaccovio, 2010. Francesco
Giunta (1924-1994) était un historien sicilien spécialiste du Moyen Âge.
216
Oreste LO VALVO, Il vespro siciliano, Palermo, Industrie riunite editoriali siciliane, 1939.
Plus loin, dans une deuxième introduction intitulée « but du livre », Lo Valvo pré-
cise qu’en temps de guerre, ceux qui n’ont plus l’âge de prendre les armes, doivent spiri-
tuellement se mobiliser pour combattre, autrement dit, que les événements à venir
Les Vêpres de Michele Amari avaient l’objectif de forger une conscience natio-
nale à des peuples italiens jamais réunis en nation, celles d’Oreste Lo Valvo de puiser
dans la révolte de 1282 un modèle pour combattre les ennemis de 1939, dont faisait partie
la
Francia di oggi che, dopo circa sette secoli, conserva e adotta i me-
desimi sistemi di oppressione, di prepotenza e di crudeltà nel gover-
nare i popoli soggetti, con accresciuta sete di denaro, con maggiore
forsennato senso di avarizia, con assoluta incomprensione di ogni
senso di equità, di umana e civile giustizia sociale.xlvii
Pour le reste, son récit des Vêpres siciliennes est une copie de l’œuvre d’Amari,
dans un langage plus abordable et clair, à travers lequel il insiste sur « la mala signoria ».
Mais cela n’était pas nouveau. Pour les empereurs allemands, et avant eux les rois
normands, la Sicile représentait cette terre à partir de laquelle tout pouvait se conquérir.
Y compris le reste de l’Italie. Débarquant à Palerme, Goethe affirmait que l’île est « la
chiave di ogni cose » [la clef de toute chose]217.
Le soulèvement des Vêpres ne fut pas sans conséquences. Il entraîna un long con-
flit, vingt ans, et des batailles qui durèrent au-delà, jusqu’à ce qu’un souverain prenne les
deux trônes pour n’en faire qu’un.
Ces Vêpres, encore aujourd’hui questionnent les chercheurs. Que s’est-il vraiment
passé ? Comment est-ce arrivé ? Pour l’heure, en l’absence de nouvelles sources, chacun
s’oblige à émettre des hypothèses, ou des certitudes ! Pour les uns, il fallait un organisa-
teur, ils en sont certains et s’appuient sur les sources qui le confirment. Pour les autres,
c’est un mouvement spontané, et eux aussi ont les fonds documentaires qui conviennent
pour l’affirmer. Il en est qui pensent savoir, parce que, Siciliens eux-mêmes, ils « savent »
les emportements de leur peuple218. Pourquoi pas ? Peut-être la réponse se cachait-elle au
milieu des centaines de milliers de documents de l’administration angevine brulés à
Naples pendant les bombardements de la deuxième guerre mondiale ?
Les Vêpres, avec toutes ces incertitudes, ont servi de modèle. Le nom fut un ca-
deau offert à bien des combats. Des historiens siciliens l’ont porté en étendard dans leur
217
Giuseppe BARONE (éd.), Storia mondiale della Sicilia, Bari, Laterza, 2018, introduction de Giuseppe
Barone.
218
Leonardo SCIASCIA, Mots croisés, Paris, Fayard, 1985, p. 23. « […] parmi toutes les raisons qu'il
[Amari] produit pour repousser l'existence d'une conjuration […], la plus convaincante reste à mes yeux
celle qu’il donne en tant que Sicilien connaissant les Siciliens. C’est-à-dire que rien de préparé, rien qui ne
requière l’accord de plusieurs personnes, ne peut réussir en Sicile. »
Mais les Vêpres c’est aussi une certaine idée de la liberté. Quand les Palermitains,
et juste après les Corléonais se soulevèrent, ils n’étaient certainement pas dans leur inten-
tion de fonder une grande nation italienne. L’idée même d’une Italie en tant que pays
n’avait aucun sens à ce moment-là.
La première intention qui leur vînt était de créer une commune libre. Ce qu’ils
firent. « Avec une vivacité et une violence qu’on ne revit jamais, ils tentèrent de boule-
verser leur destin, de se rendre leur dignité. »220 Et cela même fait douter qu’un plan con-
certé au bénéfice du roi d’Aragon fût exécuté ce 30 mars 1282 à vêpres. Cette commune
libre de Palerme a existé. Elle s’est associée à la commune libre de Corleone, et de cette
union serait né le drapeau sicilien que nous connaissons aujourd’hui. Deux triangles rouge
et jaune, aux couleurs des deux villes, superposés de manière à former un rectangle ; au
centre la triscèle formée de trois jambes, et au milieu d’elle, la tête de gorgone. Comme
pour le mot « Antudo », les sources manquent, mais la légende est belle qui offre à ce
drapeau une date de naissance que ne confirme aucun chercheur sérieux, mais que tout le
monde reprend.
219
Leonardo SCIASCIA, Mots croisés, ibid., p. 23.
220
Ibid. p. 31.
221
Jean-Louis GAULIN (éd.), Villes d’Italie : Textes et documents des XIIe, XIIIe, XIVe siècles, Lyon,
Presses universitaire de Lyon, 2005.
Ce qui enthousiasma les Messinois, dit encore le chroniqueur médiéval, qui à leur
tour chassèrent les Français.
La guerre que se firent les monarques pour reprendre la Sicile, les lourds manteaux
royaux qui couvrirent l’île de leur magnificence, occultèrent cette courte période de li-
berté. Ce moment de folle liberté où les citadins des villes créèrent une fédération, si-
gnaient devant notaire leurs engagements à s’entraider.
Par la suite, en 1647 puis en 1848, Palerme se libéra de ses tutelles et s’offrit
quelques temps de liberté. Ces révolutions n’eurent pas l’heur de la Révolution française.
Constamment, Palerme retombait sous une domination étrangère, plus ou moins détes-
table.
Nous n’avons pas, dans ce mémoire, étudié cette période où Palerme s’est consti-
tuée en commune libre. C’est une piste de recherche qui, en soi, mérite un travail spéci-
fique. Cette courte période va du lendemain de la révolte, dans les tout premiers jours
d’avril 1282, jusqu’à l’arrivée de Pierre d’Aragon le 30 août, qui met fin à l’expérience
républicaine. Cinq mois pendant lesquels les villes libres fédérées voulurent, en vain, se
mettre sous la protection du pape Martin IV. Lors de sa légation en France, avant de
monter sur le trône pontifical, le futur pape avait mené les négociations pour donner la
couronne de Sicile à Charles d’Anjou. Il n’allait pas, maintenant qu’il était à la tête de la
Chrétienté, reconnaître une république qui avait refoulé son protégé. D’autant plus qu’il
était assis sur le siège de saint Pierre grâce à un coup de force de Charles Ier. Ces
Ces cinq mois perdus dans les limbes de l’histoire ont peu intéressé les historiens.
Probablement parce que peu de sources sont à notre disposition pour en retracer les évé-
nements au quotidien. On connaît, à travers les chroniques des contemporains, les faits
les plus importants. En les analysant on pourra écrire l’histoire de ces cinq mois de répu-
bliques fédérées autour de Palerme.
Le présent travail s’est surtout concentré sur les conséquences des Vêpres sici-
liennes, à la fois politiques, littéraires et artistiques. Si dans l’introduction nous nous
sommes attachés à présenter la Sicile et ses composantes au XIIIe siècle, le premier cha-
pitre nous a permis de mesurer l’impact de la « Guerre des Vêpres » sur l’Italie et les
États voisins, de constater qu’elles ont engendré l’effondrement d’une dynastie et ren-
forcé une autre.
L’étude des textes, depuis les contemporains des Vêpres jusqu’au XVIIIe siècle,
nous a montré cette permanence de l’événement dans l’histoire devenu une référence pour
de nombreuses luttes partout dans le monde. La lecture des sources a, par ailleurs, permis
de constater que, lors de la révolte des Vêpres, le mot « Antudo », semble n’avoir jamais
été prononcé. Il est pourtant beaucoup utilisé aujourd’hui par des groupuscules indépen-
dantistes ou autonomistes siciliens, il est le titre d’une pièce de théâtre, un journal sur le
web s’appelle Antudo, et même des travaux de chercheurs parlent de son historicité, sans
jamais, toutefois, donner de références.
La fin de notre travail a porté sur le siècle du Risorgimento où, avec force, en
Italie, les Vêpres siciliennes sont devenues une sorte d’étendard derrière lequel mar-
chaient toutes les forces qui combattaient pour la constitution de la nation italienne. Nous
avons ainsi vu comment l’historien Michele Amari a fait de l’émeute sicilienne une arme
de guerre pour les tenants d’une Italie unifiée. Les deux siècles derniers ont transformé la
révolution médiévale en un combat universel contre l’injustice et l’absolutisme que ré-
sume parfaitement Luigi Natoli dans son roman de cape et d’épée Les Vêpres siciliennes.
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222
Liste non exhaustive.
Dessin de Roberto
Focosi pour le livret des
Vêpres Siciliennes de
Verdi. Sans beaucoup
d’originalité, l’artiste re-
présente une scène de
l’opéra : le gouverneur
Montfort, Arrigo, la du-
chesse Hélène et le mé-
decin Giovanni da Pro-
cida, dans l’acte IV où
Arrigo demande la main
de la duchesse.
Cette gravure de B.
Console est tout en
mouvement. Ce sont les
épées qui donnent la di-
rection et dessinent
comme une ligne d’hori-
zon qui descend sur le
soldat Drouet déjà à
terre. La jeune fille ou-
tragée est évanouie dans
les bras de son mari qui
tient l’épée vengeresse.
i
… la Lombardie sicilienne, villages lombards de la Sicile… De belles villes comme Aidone, Piazza Ar-
merina, Nicosia : ce sont celles où s’est formé un caillot de groupes ethniques lombards. Mais belles sont
aussi Enna, Caltagirone, Scicli : Enna avec son château de Lombardie, Caltagirone qui marque son hôtel
de ville d’un écusson de Gênes ; Scicli qui vénère saint Guillaume, villes, en somme, dont l’histoire s’en-
richit de la contribution des hommes du nord…
ii
L’événement phare qui marqua définitivement l’histoire de Corleone et qui lia indissolublement le destin
des Lombards de Corleone aux autres habitants de l’île, en particulier de Palerme, fut leur adhésion immé-
diate et spontanée à la révolte des Vêpres.
iii
[…] c’est certainement une chose admirable de voir comment la révolution sicilienne de 1820 […] les
séditions advenues en 1837 […], puis en 1848 […] et enfin en 1860 […] se trouve constamment dans les
proclamations officielles des comités et des gouvernements la mention de Giovanni da Procida comme le
plus fameux conspirateur et partisan de la révolution de 1282, dite poétiquement et populairement révolu-
tion des Vêpres […].
iv
l’importance du sujet est ensuite prouvée par l’intérêt qu’il a suscité dans le champ artistique, et en par-
ticulier dans la peinture et la musique.
v
Le son de chaque cloche sonne les Vêpres
vi
Moi et mes compagnons sommes joyeux de combattre aux côtés des fils des Vêpres.
vii
Ils firent pire aux Français que les Palermitains, et les Français trouvèrent la mort en très grand nombre.
viii
Mais avec les Vêpres, la question sicilienne devenait un problème international dont la résolution sem-
blait subitement intéresser les États de tout l’Occident méditerranéen, directement ou indirectement remis
en question par l’antagonisme arago-angevin.
ix
Les champs étaient plein de morts et on combattait encore. Conradin était au premier rang : on aurait dit
un archange qui foudroyait ses ennemis. Mais on ne percevait pas l’espoir d’une victoire, sauf en mourant ;
et le jeune roi voulait mourir.
x
C’est l’histoire du lent suicide de la plus grande idée du Moyen-Âge : la monarchie universelle de la
papauté.
xi
S’y ajoute mille sarrasins de Lucera, avec fantassins et chevaux de Florence et d’autres cités guelfes de
Lombardie et de Toscane ; les Français, entre vassaux et engagés, furent le nerf de l’armée. Gênes et Pise
envoyèrent des galées.
xii
Les origines des Vêpres, au moins pour ce qui est de ses motivations internes, […] doivent donc se situer
plus avant dans le temps : à l’époque de Frédéric II, dont l’inflexible lutte contre les abus bouleversa les
pouvoirs déjà fortement enracinés dans le royaume et, avec encore plus de bien-fondé, durant les années de
Manfred, quand à un baronnage de nouveau en expansion fut opposé l’avide politique ‘d’expropriation’ de
la part des nobles ‘lombards’ (les Lancia et leurs partisans), qui avec leur action éloignèrent les sympathies
de Manfred, alors que dans un premier temps ils avaient montré leur classe nobiliaire régnicole à l’égard
du jeune souabe.
xiii
En considération des grands mérites de Giovanni da Procida…, je le nomme Chancelier du royaume de
Sicile, durant toute sa vie.
xiv
[Les fonds de Naples] ont subi des pertes lors du dernier conflit mondial, dans des lieux et à des moments
différents. Au siège central, près du port, tombèrent des bombes et des engins incendiaires et même, après
l’explosion d’un bateau de munitions, des tôles enflammées, qui provoquèrent l’incendie et la totale des-
truction des dépôts du dernier étage d’une aile du bâtiment. Le bombardement du 4 août 1943 détruisit à
moitié l’édifice de Pizzofalcone et emporta dans ce ravage toutes les écritures. Le dernier et plus grave
désastre se produisit au dépôt de sécurité de la villa Montesano, dans le Nolano, près de San Paolo Bel Sito,
où avait été transportées les séries les plus précieuses, quand on ne supposait pas que la guerre se serait
transportée sur le territoire national : en septembre 1943 les troupes allemandes en retraite mirent le feu qui