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CHAPITRE 4:

Rupture rapide, ténacité et fatigue

1. Introduction

Il ne suffit pas de dimensionner une pièce en limitant les déformations et l'écoulement


plastique qui peuvent s'y développer. Un autre phénomène connu sous le nom de rupture
rapide peut survenir et conduire à la ruine de manière catastrophique. Ce phénomène a
beaucoup été observé dans le cas des structures soudées telles que les bateaux, les ponts, les
tuyaux et enceintes pressurisés. La rupture se caractérise à chaque fois par la présence d'une
fissure qui se propage à la vitesse du son dans le milieu. La fissure initiale peut être le résultat
d'une opération de soudage imparfaitement réalisée. Au moment de la rupture, la fissure
atteint un régime instable de croissance et commence à se développer et à se propager très
rapidement. Ce phénomène est extrêmement dangereux car il se produit à des niveaux de
contraintes qui sont bien inférieures à la limite de plasticité du matériau.

2. Critère de l'énergie pour la propagation des fissures

En gonflant un ballon en caoutchouc, l'énergie est graduellement stockée sous la forme d'une
énergie de déformation due d'une part à la compression de l'air contenu dans le ballon et
d'autre part à l'extension membranaire de sa paroi.
En appliquant une aiguille sur la ballon, celui-ci explose et toute l'énergie stockée est libérée
spontanément. La membrane du ballon rentre ainsi en ruine par propagation rapide de la
fissure initiale crée par l'aiguille et ce même si la tension qui y régnait était très inférieure à la
limite d'élasticité (déformations purement élastiques de la paroi).
Si maintenant, on applique une aiguille sur un système qui contient moins d'énergie que le
ballon précédent (ballon partiellement gonflé), la fissure créée ne se propage pas et l'on se
trouve dans un domaine stable. Si on gonfle à partir de cet état le ballon, on peut
éventuellement atteindre une pression qui fait exploser à nouveau le ballon. Cette pression
définit une pression critique qui fait spontanément exploser le ballon. Elle permet à la fissure
de se propager rapidement et constitue donc la limite entre l'état stable de la fissure et son état
instable qui entraîne la ruine.

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Si l'on veut, dans le cas du ballon partiellement gonflé pour lequel la fissure se trouve dans un
état stable, faire augmenter la taille de la fissure, disons d'un mm, on doit exercer sur la paroi
du ballon une force de traction afin d'augmenter la surface globale de la fissure. Cette
opération consomme une quantité d'énergie qui est égale à l'énergie de tension par unité d'aire,
nécessaire pour la fissuration, multipliée par l'aire de la fissure créée. Si le travail effectué par
la pression dans le gaz plus l'énergie libérée par la membrane du ballon est inférieure à
l'énergie nécessaire pour la propagation de la fissure, le développement de la fissure ne peut
se produire. En gonflant davantage le ballon, on peut bien sûr augmenter la quantité d'énergie
stockée et atteindre éventuellement le point où l'énergie pouvant être libérée est bien plus
grande que l'énergie requise par la propagation de la fissure. Dans ce cas, la pression critique
est atteinte et on observe la rupture rapide (fracturation instantanée).
Beaucoup d'accidents dus au phénomène décrit précédemment se sont produits et continuent
de se produire. Dans tous les cas, la contrainte critique a été dépassée en prenant
complètement à contre pied le concepteur qui n'avait pas envisagé l'occurrence de ce
phénomène au moment où il avait dimensionné le projet.
Afin de mettre en équation le phénomène de rupture rapide, on peut exprimer la condition
d'équilibre énergétique qui doit satisfaite si l'on veut que la fissure progresse. Considérons
ainsi une fissure de longueur a dans un matériau d'épaisseur h qui progresse de a . Ceci ne
peut être possible que si le travail effectué par les charges extérieures est au moins égal à la
variation totale de l'énergie élastique et de l'énergie absorbée au niveau du pic de la fissure,
soit

Wext  Wel  G c ha (4.1)

où G c est l'énergie absorbée par unité d'aire de surface de la fissure initiale et h a est l'aire
de la nouvelle surface formée au pic de la fissure.
Le coefficient G c est une propriété du matériau qui est accessible expérimentalement. Il
représente l'énergie à fournir au matériau pour créer une surface unitaire de fissure et on
l'appelle ténacité (ou parfois énergie évacuée de déformation critique). Elle s'exprime en
J.m 2 . Une ténacité élevée signifie qu'il est difficile de faire progresser une fissure dans le
matériau comme c'est le cas par exemple du cuivre pour lequel Gc  106 J.m2 . Le verre se

fissure facilement au contraire car Gc 10 J.m2 .

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3. Propagation d'une fracture sous déplacements imposées

La figure 4.1 montre une plaque mise sous tension par une force F et encastrée sur ses deux
bords inférieur et supérieur.

Plaque
d'épaisseur h

a a

Figure 4.1: Plaque tendue à bords fixes

Du fait que les bords sont fixés, les forces extérieures agissant sur la plaque ne développent
aucun travail. Le critère de progression de la fissure prend dans ce cas la forme

Wel  G c ha (4.2)

Lorsque la fissure se propage dans plaque, le matériau au voisinage de la fissure se relaxe,


perd sa précontrainte en perdant l'énergie élastique. Wel est donc négative, de sorte que

Wel est positive.

Afin d'évaluer Wel , on peut se référer au schéma de la figure 4.2 .

Un élément de volume élémentaire d'épaisseur h et d'aire de section dA pris dans la plaque se


trouve soumis à la contrainte de traction  en se déformant de  . L'énergie élastique
emmagasinée dans cet élément est

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1 2
dWel   h dA  h dA (4.3)
2 2E

a

 a

Figure 4.2: Progression de la fissure

En présence d'une fissure de taille a, on peut supposer grossièrement que la région délimitée
par le cercle hachurée de rayon a s'est relaxé et a perdu toute l'énergie élastique qu'il
contenait. Cette énergie est donnée par

2 a 2 h
Wel   (4.4)
2E 2

Lorsque la fissure progresse de la quantité a , on peut calculer l'énergie élastique libérée par

dWel 2 2ah 2 ah


Wel  a   a   a (4.5)
da 2E 2 2E

La condition critique de progression de la fissure (4.2) devient alors en tenant compte de (4.5)

2 a
 Gc (4.6)
2E

Remarquons que la relation (4.6) donne l'ordre de grandeur seulement de la condition de


criticité car le modèle choisi ici pour évaluer l'énergie élastique libérée est très grossier. Une

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analyse mathématique plus fine du problème permet de montrer en effet que l'énergie libérée
est le double de la quantité donnée par (4.4). La nouvelle quantité pouvant aussi être
légèrement affectée par la valeur de l'épaisseur de la plaque. La condition de criticité est alors

2 a
 Gc (4.7)
E

soit

 a  K  EG c  K c (4.8)

La quantité K   a s'appelle facteur de concentration des contraintes. La constante

Kc  EGc est appelée ténacité de rupture ou facteur critique d'intensité de contrainte. K et

K c s'expriment en MN m 3/ 2
L'analyse du critère défini par (4.8) montre que la rupture rapide se produit dans un matériau
soumis à un niveau de contrainte  lorsque la fissure atteint une taille crique. De même un
matériau présentant une fissure de taille a risque de développer ce phénomène lorsque la
contrainte qui lui est appliquée atteint une intensité critique.
Les troisième et quatrième membres de la relation (4.8) ne dépendent que des propriétés du
matériau à savoir le module d'élasticité E et l'énergie requise par le matériau pour créer une
fissure d'aire élémentaire G c .
Les premiers membres de (4.8) décrivent les conditions de charge. Les derniers membres
(4.8) décrivent des propriétés matérielles intrinsèques. De ce fait la relation (4.8) est une
formule de dimensionnement à l'image de la formule   y qui sert à effectuer le

dimensionnement élastique.
Le facteur de concentration de contrainte critique K c peut être déterminé expérimentalement
en produisant une fissure de taille donnée dans le matériau et en le chargeant jusqu'à observer
la rupture. G c peut alors être déduit de K c en utilisant la relation Kc  EGc .

Les valeurs K c et G c sont très faibles dans le cas des matériaux peu tenaces comme les
verres, la glace ou les céramiques. Ces valeurs sont grandes dans le cas des métaux réputés
pour être très tenaces. Les polymères ont une ténacité intermédiaire, mais K c est faible à
cause du faite que pour ces matériaux E est petit. En renforçant les polymères, on fabriques
des composites qui eux ont une ténacité bien supérieure à celle des polymères vierges

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Table 4.1: Valeurs de G c et K c à température ambiante

G c ( kJ.m2 ) K c ( MN.m3/ 2 )
Métaux pures (Cu, Al,...) 100  1000 100  350
Acier HY130 (norme BS) 150 170

Acier doux 100 140


Fonte 0.2  3 6  20
Polyéthylène 67 1 2
Polystyrène 2 2
Alumine Al 2 O3 0.02 35
Verre (Soude) 0.01 0.7  0.8

Signalons que les métaux sont tenaces à la température ambiante, en les refroidissant, ils
peuvent devenir fragiles.
Remarquons enfin que la formule (4.8) a été établie sous l'hypothèse de déplacements
imposés nuls. Si l'on considère le cas d'une plaque chargée par des forces imposées, la
situation est plus compliquée car sous l'action de la fissuration la contrainte  augmente.

4. Mécanismes de propagation des fissures

Dans le cas d'un métal ductile, de grandes déformations élastoplastiques se développent


localement par suite de concentration des contraintes. On peut démontrer que cette
concentration suit dans le cas d'une fissure à pic aigu la relation

a
local     (4.9)
2r

où r représente la distance qui sépare la pointe de la fissure du point où est évaluée la


contrainte et a la taille actuelle de la fissure.

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local

y

ry r
a

Figure 4.3: Zone plastique au voisinage de la pointe de la fissure

On trouvera ainsi une position ry qui constitue la frontière entre le domaine élastique et

plastique définie par

K2
local   y  ry  (4.10)
22y

La fissure se propage de manière incontrôlée lorsque K  K c . Lorsque K  K c , plus y est

grande, plus la zone plastique est réduite. Les céramiques, contrairement aux métaux, voient
donc se développer une très petite zone plastique au niveau du pic de la fissure.
A l'opposée, plus la zone plastique est grande, plus de l'énergie peut être absorbée par
déformations plastiques. Ce qui signifie dans ce cas que K c et G c sont grands. C'est pour
cette raison que les matériaux ductiles sont très tenaces.
Dans le cas des céramiques qui sont fragiles, on a la relation (4.9) qui reste valable tant que la
pointe de la fissure ne s'arrondit pas. Des niveaux de contraintes élevées entraînent dans ce
cas la rupture sans qu'une zone plastique notable ne se soit développée. C'est ce qu'on appelle
de mécanisme de clivage.
Remarquons enfin, que le clivage peut aussi apparaître dans le cas des métaux admettant la
structure cfc (bcc) et hpc (hcp) car ils deviennent fragiles à faibles températures. Certains
aciers le deviennent même au voisinage de la température de 0°C. Cette remarque explique,
les ruptures par fracturation instantanée qui ont été observées de manière plus fréquente en
hiver qu'en été.

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5. Rupture par fatigue

Même en assurant la condition K  K c , les fissures peuvent continuer à croître lentement à


des charges qui sont très inférieures à la charge critique de rupture rapide. Deux processus
peuvent conduire à cette situation: la fatigue et la corrosion.
Lorsqu'un composant mécanique est soumis à un chargement cyclique comme c'est le cas de
la bielle d'un moteur à pétrole ou bien les ailes d'un avion, il peut se rompre à des niveaux de
contraintes qui sont bien inférieures à la contrainte de résistance ultime  ult et souvent même

inférieures à la limite d'élasticité y . Le processus qui conduit à cette rupture s'appelle

fatigue.
On distingue dans la pratique trois types de fatigues:
- fatigue de composants non fissurés à grands nombre de cycles  104 ;
- fatigue de composants non fissurés à petits nombre de cycles  104 ;
- fatigue de composants fissurées.

5.1 Composants non fissurés

Durant un cycle de chargement, la contrainte varie entre deux limites  min et max . On pose

  max  min

max  min
m  (4.11)
2
max  min
a 
2

On note N le nombre de cycles de fatigue et Nf le nombre de cycles entraînant la ruine.

Dans le cas où m  0 , les résultats expérimentaux, lorsque le nombre de cycles est grand

 104 , ont montré que la rupture suit la loi de Basquin

 Nf  C1 (4.12)

où pour la plupart des matériaux   1/15;1/ 8 est une constante au même titre que C1 .

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Lorsque le nombre de cycles entraînant la fatigue est faible  104 , c'est la loi de Coffin -
Manson qui s'applique

 p Nf  C2 (4.13)

où pour la plupart des matériaux   0.5; 0.6 est une constante au même titre que C 2 .  p

est l'amplitude de la déformation plastique sur un cycle.


Lorsque m  0 , on doit réduire  dans (4.12) conformément à la règle de Goodman

  
   1  m  (4.14)
  ult 

qui ne s'applique pas de manière universelle quelque soit le matériau choisi. Des essais à
différents niveaux de m sont donc souvent nécessaires.

5.2 Composants fissurés

Dans le cas des composants fissurés, on pose

K max  K min K max  K min


K  K max  K min , Km  , Ka  (4.15)
2 2

Durant le régime de croissance stationnaire des fissures, on montre expérimentalement que la


taille augmente en accord avec la relation

da
 (K)  (4.16)
dN

où  et  sont des constantes matérielles.


L'intégration de (4.16) conduit à

af da af da
Nf   
 (4.17)
a0 (K) a 0 ()  (a)  / 2

où a f est la taille critique de rupture.

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6. Exercices

4.1 Une épaisse plaque d'acier examinée par des radiations X ne présente aucune fissure
détectable. L'équipement utilisé peut détecter toute fissure de taille a  1 mm ou plus. L'acier a

une ténacité d'endommagement de rupture Kc  53 MN.m3/ 2 et une limite

d’élasticité  y  950 MN.m 2 .

- En supposant que la plaque contient des fissures à la limite de détectabilité, dire si la plaque
peut subir l'écoulement plastique ou bien se rompre par rupture rapide avant que l'écoulement
plastique ne se produise.
- Quelle est la contrainte avec laquelle la rupture rapide surviendrait?

4.2 Un composant est fabriqué en acier avec Kc  54 MN.m3/ 2 . Un test non destructif par
une méthode à ultrasons a montré que le composant contient des fissures atteignant la taille
a  2a  0.2 mm . Les essais de laboratoire ont montré que la vitesse de progression sous
chargement cyclique est donnée par

da
 (K)4
dN

où   4 103 (MN.m 2 ) 4 .m 1 .

- Le composant est soumis à une contrainte alternative d'amplitude   180 MN.m 2 autour

de la valeur moyenne m   / 2 . Sachant que K   a , calculer le nombre de cycles


amenant à la rupture.

4.3 Un réservoir cylindrique de diamètre D  7.5 m et d'épaisseur e  40 mm est destinée à

opérer sous une pression nominale p  5.1 MN.m 2 .


Lors de la conception on envisage que la rupture peut avoir lieu par rupture rapide à cause de
la présence éventuelle d'une fissure qui progresserait le long du réservoir par fatigue. Afin
d'éviter l'endommagement rapide, le nombre total de cycles de charge à partir de zéro jusqu'à
la pression nominale et en revenant à nouveau à zéro, ne doit pas dépasser 3000.
La progression de la fissure par fatigue peut être représentée par

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da
 (K)4
dN

où   2.44 1014 (MN.m 2 ) 4 .m 1 .


Calculer la pression minimale à laquelle le réservoir doit être testé avant usage si l'on veut
garantir que la rupture n'interviendra pas avant 3000 cycles de charge.
On rappelle que la contrainte de traction circonférentielle qui se développe dans la paroi du
réservoir est donnée par la relation:

pD

2e

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