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Marc Richir

Phénoménologie

en esquIsses
Nouvelles fondations

MILLON
Du même auteur Marc RICHIR
Le Sublime en politique (Payot, 1991)
Le Corps (Hatier, 1993)
Melville, les assises du monde «Hachette, 1996)
La naissance des Dieux (Hachette, 1998)

PHÉNOMÉNOLOGIE
À notre catalogue :
Phénoménologie, temps et êtres (1987)
EN ESQUISSES
Phénoménogie et institution symbolique (1988)
La crise du sens et la phénoménologie (1990) Nouvelles fondations
Méditations phénoménologiques (1992)
L'expérience du penser (1996)

Tous droits réservés

© Éditions Jérôme Millon, 2000


3 place Vaucanson
F - 38000 Grenoble
www.millon.com
ISBN: 2-84137-092-5

CATALOGUE SUR DEMANDE Éditions Jérôme Millon


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Avant-Propos

En ces temps d'indifférences et d'indifférenciations générales, il est difficile


de «se retrouver», dans le champ des productions philosophiques, pour discer-
ner ce qu'il faut entendre par phénoménologie. En ce que l'on peut reconnaître,
dès aujourd'hui, comme l'ère «post-heideggerienne», il nous a en effet été
donné d'assister à la fois à l'émergence d'un «déconstructionnisme» en fait
d'inspiration sémiotique, et à celle de diverses métaphysiques d'inspiration
plus ou moins phénoménologique, mais animées plus ou moins clairement de
motifs théologiques, quand elles ne relèvent pas tout simplement du bricolage
idéologique, cela sans compter la prolifération de travaux académiques se mou-
vant plus ou moins consciemment dans le «post-moderne» où, sous couvert
d' «herméneutique », de «relativisme» ou de «perspectivisme» en lequel toutes
les interprétations se vaudraient, à peu près tout paraît pouvoir être légitime-
ment dit à propos de n'importe quoi. La situation est telle que ce n'est pas sans
raisons que certains, dont les motivations ne sont qu'exceptionnellement
«pures », orientées clairement par le souci de la philosophie, assimilent la
«phénoménologie» en ce sens vague et diffus à la non-rigueur d'un exercice
tout métaphorique et confus du discours. De là au retrait frileux sur l'épistémo-
logie, l'histoire positive des idées (ce qui est par ailleurs nécessaire), ou sur
l'analyse scolastique du langage, il n'y a qu'un pas, que d'aucuns n'hésitent
pas à franchir comme pour «sauver les meubles» de la maison académique.
Car il n'y a que rarement, dans tout cela, un réel souci de la philosophie, et
encore moins un réel souci de la phénoménologie, dont on croit ainsi s'être
débarrassé sans même avoir tenté de la connaître - sans même avoir tenté d'af-
fronter ce paradoxe que c'est une pensée au plus haut point attentive à la
rigueur et à la clarté analytique, à savoir la pensée de Husserl, qui semble avoir
mené à ce renversement dans son contraire. On dira que cette pensée est ingrate
et trop difficile, que par surcroît elle a été très mal «gérée », de son vivant, par
son auteur, vraiment trop austère et trop à l'écart des catastrophes qui ont bou-
leversé notre siècle, et on le dira non sans raisons apparentes: la trop grande
difficulté (et subtilité) d'une pensée incite à la paresse de l'étudier, alors même
que d'autres, plus en prise, apparemment, sur les grandes questions que se pose
«l'esprit du temps», semblent bien plus séduisantes. Cette question de la
«séduction» possible du discours philosophique n'est pas nouvelle puisque
déjà, chez les Anciens, elle a été posée comme celle de sa rhétorique, au sens
PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 7
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commun du terme. Et en effet, depuis au moins trente ans, que n'a-t-on usé et encombrent le paysage, qui même, nous l'avons dit, la retournent en son
abusé de la rhétorique en philosophie! Au point même que certains en ont fait contraire. Nous avons parlé, en commençant, d'ère «post-heideggerienne». C'est
le ressort même de leurs écrits, allant jusqu'à en ébaucher la théorie - générale- que la figure symptomatique qui a sans doute le plus bloqué l'accès à la phéno-
ment connue sous le nom de théorie des «effets de sens». ménologie depuis les années trente est celle de Heidegger. Et ce, très vraisembla-
S'il nous appartient, en tant que contemporains, de dresser ce constat, il ne blement, nous allons tenter de le montrer, dans la mesure où Heidegger est le
nous appartient pas d'en rechercher les causes. Car celles-ci, à supposer qu'elles véritable inventeur d'une métaphysique phénoménologique ou d'une métaphy-
existent, relèvent de cette énigme que constitue l'Histoire, toujours collective, et sique d'inspiration phénoménologique, dont tant le déconstructionnisme que les
toujours à la fois matérielle - ce qu'on oublie de plus en plus avec le retour du autres métaphysiques auxquelles nous venons de faire allusion ne sont que des
libéralisme sous le costume du néo-libéralisme comme idéologie dominante - et surgeons, plus ou moins intelligents ou dégradés. Tel est le niveau, en tout cas,
spirituelle. Dans ce processus anonyme, qui atteint ni plus ni moins le «milieu» auquel il faut immédiatement élever le débat, si l'on veut faire l'économie de
philosophique que les autres, et qui est celui d'une «insociable socialité» de plus bien des efforts inutiles pour la cause de la phénoménologie.
en plus envahissante, il n'y a pas à chercher des «responsables», mais seulement Si Heidegger a été «grand», c'est, selon nous, comme métaphysicien, et sûre-
des «symptômes», chez ceux qui, par simple «arrivisme» social ou peut-être ment pas comme phénoménologue. Un premier sens du mot «métaphysique»
plus gravement, par simple souci narcissique de se faire admirer de leur contem- peut se dégager d'une anecdote racontée à propos de Husserl. Quand, dans ses
porains dans toute leur gloire socialement fabriquée, poussent pour ainsi dire «à travaux de séminaire, l'étudiant chargé de l'exposé se lançait dans des spécula-
la roue» qui a par ailleurs depuis longtemps commencé à tourner. Faire ici l'in- tions, Husserl l'arrêtait aussitôt en disant qu'il voulait de la «petite monnaie»
, ventaire de ces personnages que la même roue, continuant de tourner, projettera (Kleingeld) et pas de grosses coupures. C'est-à-dire, semble-t-il, des analyses
bientôt dans un oubli salutaire, serait fastidieux, compliqué, et surtout, tout à fait concrètes sur le sens précis de ce que l'étudiant était en train de dire et d'effec-
dépourvu d'intérêt philosophique. Qu'on n'attende donc pas de nous que nous en tuer, et non pas des abstractions spéculatives qui ne coûtent rien, mais s'enchaî-
proposions l'analyse ou que nous jouions le rôle de «justicier» en citant des nent selon une sorte de processus inflatoire, où l'on ne sait plus très bien de quoi
noms et en établissant les hiérarchies qui malgré tout s'imposent - disons seule- on parle tant les problèmes et questions de sens rassemblés par les concepts y
ment que, dans notre esprit, font exception à ce que nous constatons ceux qui, sont embrouillés. Or on sait combien, déjà à ce niveau encore superficiel,
issus d'une autre culture que celle de ses simulacres scolaires ou médiatiques (et Heidegger nous aura payé en «grosses coupures», en inflations verbales, enjeux
parfois les deux), en réalité d'une culture encore dans son sens véritable et non de cratylisme, en dévoiements du sens de la langue ordinaire, sans que l'on sache
plus dans un sens à la fois empirique et sociologique, ont ou ont eu du moins le jamais très bien, dans le détail, à quoi s'en tenir. On sait aussi à quelles extraordi-
souci de la vérité, quelles que soient ou quelles qu'aient été, par ailleurs et fatale- naires - presque extravagantes - créations langagières Heidegger nous fait assis-
ment, leurs errances et leurs faiblesses. Il est au reste remarquable de constater ter, nous allons y revenir, comme s'il frappait lui-même sa propre monnaie.
combien, aujourd'hui, on comprend le plus généralement mal, ou de travers, ce Enfin, on ne peut qu'être étonné, rétrospectivement, par la manière heidegge-
qu'ils tentent ou ont tenté d'accomplir. La recherche en paternité spirituelle des rienne de charrier des blocs entiers de problèmes, de décider unilatéralement du
générations conduit souvent à de bien étranges assimilations ou appropriations. sens de longues périodes historiques en mettant en épingle telle ou telle proposi-
Pour ne citer que deux exemples, on voit poindre aujourd'hui, sur ce qui n'était, tion tirée de son contexte. Bref, pour poursuivre l'anecdote husserlienne, on ne
chez Merleau-Ponty, que le chantier d'une œuvre traversée de toutes parts par peut manquer d'être frappé par l'extraordinaire rhétorique heideggerienne usant
l'inachèvement, une métaphysique de la «chair» où celle-ci joue un peu le rôle de très grosses coupures, où il n'y a finalement que fort peu d'analyses concrètes,
de ce que les biologistes avaient imaginé comme la «soupe primitive» d'où mais une sorte de «pathos» de l'authentique et de l'abîme, où est enjeu le «des-
devaient émerger les premières molécules complexes susceptibles de donner ori- tin» de l'Occident, sinon de l'humanité tout entière! .
gine à la vie. Ou, faisant fi de ce qui est toujours, chez Lévinas, enchaînement Or cela ne «fonctionne», plus profondément, que sur une sorte de parti
rigoureux - même dans la plus grande problématicité -, certains n'hésitent pas à aveuglément pris, et qui est proprement métaphysique, de rejeter dans l'erreur,
affirmer que l' originarité de l' «éthique» est le signe de sa transcendance, qui est et sans en rendre compte pour autant, tout ce qui ne s'intègre pas dans la
divine. Mais ce ne sont là que les témoins, en eux-mêmes insignifiants, de ce que démarche. Ainsi, dans Sein und Zeit, déjà, rien n'est proprement dit de la
les écrits philosophiques sont impuissants contre la paresse d'esprit ou la sottise. conscience qui est d'entrée détrônée au profit du Dasein, à tel point qU'Uh lec-
Et ce phénomène n'est pas à nouveau. teur (ou un «sectateur») naïf, ignorant par surcroît ce qu'a pu dire Husserl, par
Plus sérieusement et plus essentiellement, la question qui nous préoccupe exemple dans les Méditations cartésiennes, de la subjectivité transcendantale,
est ici celle de rouvrir un accès à la phénoménologie derrière ces dérives qui en tout comme ce que dit Heidegger de la Jemeinigkeit, pourra croire que cela
8 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES

relève de l'inauthentique ou de la «métaphysique de la subjectivité» de dire


tout simplement «je» en philosophie! Cela sans doute parce qu'il n'aura pas
r AVANT-PROPOS

«substitution ». Ces termes, détournés de leur usage courant, et donnant par


leur familiarité un semblant d'attestation phénoménologique concrète, sont les
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compris l'extraordinaire complexité, mise à jour par Husserl, de la conscience, premières «grosses coupures» mises en circulation par Heidegger - cela même
et encore moins que la soi-disant herméneutique de la facticité du Dasein n'est que par son souci analytique, Husserl ne pouvait que qualifier d'« obscur» ou
en fait que l'institution, certes grandiose, du Dasein lui-même dans son authen- d'« incompréhensible ». Mais quoi qu'il en soit du crédit que l'on pourra leur
ticité, c'est-à-dire dans la tautologie symbolique classique et réinstituée de la accorder, de la provision censée couvrir les glissements compliqués de sens
philosophie entre «l'être» et le «penser» - ou tout au moins la visée de cette qu'il y a dans ces termes, et qui permettent d'en jouer (Heidegger ne s'en prive
réinstitution qui n'aboutira que plus tard. Autrement dit, on ne s'est pas aperçu pas et il s'y montre d'un extraordinaire habileté), il reste que la dimension
que le sens du mot «herméneutique» s'est ici déplacé, parce que le Dasein métaphysique de l'entreprise est la plus manifeste là où l'inauthenticité - que
n'est pas un texte ou un corpus symbolique de textes à comprendre et à inter- tout philosophe reconnaît bien volontiers - est rejetée, sans être analysée plus
préter du sein d'une tradition, ou parce que le Dasein est tout au plus déjà sym- avant dans sa structure, comme une sorte d'erreur «ontologique» originaire
boliquement institué (dans ce que Husserl a lui-même désigné comme dont il n'y a plus à se préoccuper. De là viendra la propension, de plus en plus
structures de significativité) dans un monde lui-même déjà symboliquement affirmée chez Heidegger, à rejeter dans l'erreur (de la «métaphysique» clas-
institué, et que, au lieu d'une «herméneutique» de son ou de ses sens d'être, il sique) jusqu'aux termes mêmes de la langue philosophique transmise par la tra-
s'agit bien plutôt de leur élaboration symbolique en vue de ce sens ou de ces dition, comme si son œuvre, recommençant (dans son esprit) de zéro, en
sens que l'on ne peut proprement viser à instituer à leur tour qu'en visant à ins- interdisait l'usage, dès lors complice de cette erreur, comme si le «vrai» philo-
_ tituer la philosophie en elle-même. sophe n'avait plus le droit de parler que la langue heideggerienne. Et comme
En elle-même, c'est-à-dire dans les profondeurs méta-existentielles, existen- cette langue est littéralement truffée d'ambiguïtés, tous les «déconstruction-
tiales du Dasein, qui sont ses profondeurs transcendantales propres (remar- nismes» et toutes les «métaphysiques» sont possibles - sauf qu'il n'a appar-
quons ici, corrélativement, l'élimination du terme «transcendantal», rabattu au tenu qu'au «génie créateur» de paraître comme l'instituant ou l'instituteur
niveau secondaire d'une abstraction de l'antique). Tâche gigantesque d'une même de la philosophie. L'extraordinaire hybris ici en jeu a sans doute été dans
réinstitution de la philosophie dans l'authenticité du Dasein, presque démente la conviction qu'avait Heidegger de recommencer ou d'instituer la philosophie
parce que presque ab ovo ou se visant comme telle, hyper-cartésienne puisque dans sa totalité à lui tout seul, en instituant du même coup sa propre langue, en
la table est censée rase pour l'élaboration, et puisque toute l'entreprise est cen- échappant ou en visant à échapper aux sédimentations historiques de sens de la
trée sur une descente du Dasein dans ses propres profondeurs cachées, sans tradition, et en plaçant ses contemporains ou ses successeurs dans la fausse
souci analytique de reprendre des « expériences» censées avoir été alternative du tout ou rien, qui coupe court à toute discussion possible, à toute
«dépassées ». Sein und Zeit, en ce sens, ne cessera de fasciner, et nous parlons élaboration collective. Par cette identification en réalité fantasmatique au
aussi de nous: sorte de Phénoménologie de l'esprit du xxe siècle, mais non «nomothète» platonicien (qui était mythique), ce n'est nullement un hasard si
moins métaphysique que l' œuvre de Hegel. Dans cette perspective, en effet, ce cette pensée, par l'ampleur corrélativement déployée de sa rhétorique, a engen-
n'est ni plus ni moins que le sujet Heidegger lui-même qui vise à son institution dré des «sectes» et des «dissidences ». Extraordinaire symptôme d'une sorte
philosophique et par là, à son institution comme philosophe, ce dont témoigne de «déréliction» philosophique dans laquelle nous vivons encore - chacun,
la création langagière qui y est déjà à l'œuvre. Il n'y est plus question d'ana- nécessairement plus petit que le maître puisque l'imitant, voulant (et croyant
lyses phénoménologiques concrètes, sinon sans doute, et très partiellement, même: mais qui l'en empêche aujourd'hui?) réitérer le même «coup».
dans les analyses préliminaires de la mondanéité, de la distinction entre Cette sorte d'interdit jeté sur la langue classique de la philosophie, encore
Zuhandensein, Vorhandensein, et du mode d'être (qualifié plus tard d'inauthen- issue, quant à elle, de la langue commune, et par un travail souvent obscur, lent,
tique) du Dasein; et quand Heidegger en viendra à l'explicitation de termes tels et étendu sur des siècles, a quelque chose de «totalitaire» - on pense à une
que être-pour-la-mort, Gewissen, Sorge, angoisse, etc., ce sera pour entourer sorte de «novlangue» - dans la mesure où il fonctionne, au moins chez les sec-
d'un halo de mystère tous les registres possibles de sens, pour détourner, de tateurs, comme une sorte de terrorisme. Dire «je» dans le discours philoso-
manière abstraite, le sens des termes vers le caractère supposé (et accordé «par phique, parler de «conscience», de «représentation» ou d'«intentionnalité»,
provision») abyssal de ce qui n'est après tout qu'un «mouvement vers» sans de «sujet» ou d'«objet» devient par soi-même suspect, alors qu'on ne sait pas
terme architectoniquement défini - on retrouvera encore quelque chose de ce très bien ce que ces termes désignent, en tout cas le signe que l'on est «prison-
genre dans la «métaphysique phénoménologique» non moins cohérente de nier» de «la» métaphysique, de vieilles naïvetés censées être mises globale-
Lévinas, par exemple avec les termes de «récurrence», de «persécution» et de ment et d'un seul coup hors de leurs gonds. Comme si le remplacement de tous
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ces mots par les mots heideggeriens suffisait à conduire au remplacement de


problématiques illusionnantes et fautives par la seule qui touche vraiment à «la
r AVANT-PROPOS

Schwung, deshalb Wurf, Faktizitat, Gewoifenheit; nur weil Schwingung,


deshalb Entwuif.)>> (GA, 26, p. 268). Efforçons-nous tout d'abord de ressaisir
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chose même», comme si les mots suffisaient à créer la chose - par exemple le mouvement au terme duquel Heidegger en vient à parler de la temporalisa-
comme s'il fallait croire Heidegger sur parole quand il dit, dans Sein und Zeit, tion comme de la Schwingung libre de toute la temporalité originaire.
que sa conception de l'Augenblick est radicalement distincte de la conception Mouvement qui couvre presque toute la deuxième section du cours de 1928, et
de l'instant chez Kierkegaard, ou quand il dit, non moins dogmatiquement, que qui va du § Il au § 12 inclus. Ce mouvement est aujourd'hui bien connu, et
la conception husserlienne de l'intentionnalité est tributaire de la dualité sujet- nous nous bornerons à en résumer l'essentiel.
objet, alors même que depuis bien longtemps par rapport à 1927, c'était TI commence par la réflexion de la transcendance comme constitutive de
Husserl qui avait posé avec l'intentionnalité la problématique des différents l'être du Dasein: dire que le Dasein existe, c'est dire qu'il transgresse
«sens d'être». TI ne faut sûrement pas, en philosophie, et encore moins, pour (Ueberschreiten) tout étant, y compris l'étant factice (jeté: gewoifen) qu'il est à
ainsi dire, en phénoménologie, prêter tant d'attention aux mots qui, pris isolé- lui-même, et c'est par cette transgression seulement que l'étant peut être révélé
ment, sont toujours trompeurs, véhiculent une part indéterminée d'imaginaire. comme étant. Où est le «lieu» vers où (wohin) et en lequel (worin) s'effectue
Se réveiller de 1'« hypnose» heideggerienne (et par là de celle de ses succes- cette transgression? C'est, dit Heidegger, le monde, et c'est en raison de cette
seurs), c'est ne plus prendre les philosophes «au mot », c'est chercher à com- transgression constitutive de son être que le Dasein est être-au-monde (In-der-
prendre, vaille que vaille, ce qu'ils ont cherché à dire, vaille que vaille. C'est, Welt-Sein), non pas au monde comme totalité des étants, mais au monde comme
autrement dit, et nous allons y revenir, être conscient de la relativité des mots, tout des possibilités (des «comment», des «wie») des étants, et des articulations
et de l'extrême fluidité de leurs sens. possibles de ces possibilités. Ces dernières ne sont pas, à nouveau, des possibili-
Certes, on pourra toujours dire que la création langagière heideggerienne tés logico-éidétiques, à la manière de Leibniz ou de Husserl, mais des possibili-
n'a dû se faire que face à la radicale nouveauté, révolutionnaire, à. laquelle tés d'être ou d'exister du Dasein, donc possibilités d'exister le monde au monde,
Heidegger s'est trouvé confronté, et que nous ne parlons comme nous le fai- selon les modes d'être de la Zuhandenheit, de la Vorhandenheit et du Dasein. TI
sons que parce que «nous ne marchons pas», parce que nous nous montrons n'y a de rapport à de l'étant que le Dasein n'est pas et à de l'étant que le Dasein
rétif, frileusement, à ce qui serait une prodigieuse extension de la phénoméno- est à lui-même que par ce saut (Uerbersprung) par-dessus l'étant vers le monde,
logie, reléguant l' œuvre de Husserl à quelque signe vaguement précurseur, saut tout à fait originaire, du Dasein. Par là-même, le soi, le Selbst, n'est jamais
encore enlisé dans cela même dont elle tentait de sortir. C'est ainsi, il faut le que le résultat provisoire d'un «retour» à soi qui ne peut jamais s'égaler au
constater, qu'elle a été le plus souvent (mais pas toujours) lue par la première mouvement premier de transcendance: l'être-soi est un abîme, où le soi est indé-
génération post-husserlienne, littéralement fascinée par Heidegger, sans parler finiment à la poursuite du soi (on pense à Augustin): l'écart est infranchissable
des générations qui ont suivi, plus éprises de métaphysique (y compris dans le entre la facticité, voire même la nullité (Nichtigkeit) de la Gewoifenheit et le
déconstructionnisme qui, en réalité, en a fait l'objet principal de son souci), que mouvement toujours déjà emporté en lui-même de l'Entwuif. Cependant, nous
proprement attentives à la phénoménologie. Manifestement, il nous faut encore l'avons juste ébauché, quelque chose du monde comme «lieu transcendantal»
«parfaire» notre «démonstration», et cela, en prenant, pour un moment, la de l' Entwuif fait encontre (Widerhalt), et ce, dans la mesure où le monde nous
pensée heideggerienne radicalement au sérieux, pour en saisir le fonctionne- paraît toujours déjà déterminé dans l'articulation des modes d'être de ses étants
ment sur le vif, et montrer en quoi elle est, dès l'origine, bien plus une «méta- - ce que Heidegger nommera plus tard la Fügung et le Gefüge -: c'est dire que
physique» phénoménologique, dans la grande tradition de l'idéalisme le pro-jet transcendant(al) (existential) est «en vue de », «Umwillen », qu'il porte
allemand, qu'une phénoménologie proprement dite. Nous prendrons un les pouvoirs-être du Dasein, et qu'en tant que tel, il suppose, comme l'envers de
exemple tiré de la meilleure période de Heidegger, celle où il s'est montré le ces déterminations, quelque chose comme la liberté. Ou c'est dire (GA, 26, 247)
plus créatif, avec toute l'énergie que l'on trouve dans Sein und Zeit. que le monde comme Umwillen est «la totalité originaire de ce que le Dasein
* comme libre se donne à comprendre», mais dans l'attache, la Bindung, ce que
* * nous avons nommé l'articulation. Nous n'interrogerons pas ici la circularité
C'est dans le cours fait à Marburg durant l'été 1928, et intitulé interne de cette «auto-donation» ontologique, qui pour nous, confond sur un
Metaphysiche Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz (GA, Bd. 26, même plan (le Dasein comme sorte de «structure» ou de Wesen métaphysique)
édité par K. Held) que Heidegger écrit cette phrase, qui va faire l'objet de notre instituant symbolique et institution symbolique (il y a là, toujours, une sorte de
méditation: «Die Zeitigung ist die freie Schwingung der ursprünglichen gan- «schème», au sens ou Kant parlait de schématisme des idées, qui est onto-théo-
zen Zeitlichkeit; Zeit erschwingt und verschwingt sich selbst. (Und nur weil logique, fût-il de second degré). Nous n'interrogerons pas davantage la formule,
12 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES

en toute rigueur impossible, de la «liberté» (ibid.): compréhension originaire


(Urverstehen), pro-jet originaire (Urentwurj) de ce qu'elle-même rend possible.
"
1
AVANT-PROPOS

tique. Bornons-nous à signaler que ce que nous avons relevé comme les possibili-
tés en tant que pures possibilités vibrent en débordement, ou en débordant
13

Où va-t-elle chercher cela même qu'elle rend possible, si nous comprenons bien, comme par tremblement indéterminé les possibilités qui sont (étant? c'est-à-dire
en le projetant? Quelle différence y a-t-il entre l'Urentwuif et l'Entwuif? Y en acte?) dans le Dasein comme existant factice: celles-ci sont-elles des parties
aurait-il deux possibilités, d'une part la possibilité comme pure possibilité, et de pures possibilités ontologiques originaires, ou sont-elles de telles possibilités
d'autre part la possibilité qui est parce qu'elle a été projetée, et sert de point de entières, mais dés ancrées du tout supposé des pures possibilités d'être du
départ, dans l'Augenblick, à la compréhension? Pourquoi les possibilités comme Dasein? Il ne nous semble pas que Heidegger se soit jamais expliqué de manière
pures possibilités, en excès sur les secondes, relèveraient-elles encore d'un pro- satisfaisante sur ce qu'il entendait dans tout cela. Il est vrai qu'il faudrait intro-
jet originaire, qui ferait penser, par son excès sur le projet, à quelque chose duire ici, à la suite de Maldiney, le concept de transpossibilité, coextensif, selon
comme la «part divine», fût-elle indéterminée, du Dasein? Liberté transcendan- nous, d'une transposition architectonique des pures possibilités aux possibilités
tale, comme disait le jeune Schelling, ou existentiale? Tant la langue philoso- qui sont. La médiation échappera toujours, chez Heidegger, à l'analyse.
phique est tenace à un point redoutable. Ceci n'est déjà plus de la Nous ne sommes cependant pas loin du texte que nous nous sommes donné
phénoménologie à proprement parler. Mais nous allons voir que, selon un mou- pour tâche de méditer puisque, on le pressent si on ne le sait déjà, cette
vement très caractéristique chez Heidegger, les possibilités comme pures possi- Ueberschwingung - cette vibration en excès ou en débordement - du Dasein
bilités ne sont pas maintenues dans l'éternité a-temporelle d'un entendement résonne avec ce qui va être la Schwingung de la temporalité tout entière. Car
divin, mais, pour ainsi dire inchoativement en projet (ou en pré-projet) dans cette Ueberschwingung suppose à son tour qu'en elle le Dasein soit au-dehors
l'unité ekstématique de la temporalité originaire, ce qui est cependant encore et au-delà (Hinaussein-über), par-delà les possibilités facticement «réalisées»
une manière onto-théologique de penser, même si elle est implicitement raturée, au monde: la pointe de la transcendance est dans ce vers quoi fait signe la
puisque c'est là se les donner d'avance sans se les donner, supposer qqe les pos- vibration en débordement. Ce n'est pas un néant, c'est un rien (pour
sibilités qui sont (actualisées) sont tirées directement des possibilités comme Heidegger: rien d'étant), et en fait, nous allons le voir, un rien que phénomène,
pures possibilités, sans donc se demander, comme nous pensons qu'il faut le la temporalisation de la temporalité.
faire, s'il n'y a pas un changement de niveau architectonique et une déformation Tout d'abord, l'Ueberschwingung est corrélative d'un raptus originaire du
cohérente des pures possibilités aux possibilités qui sont. Dasein, d'une Entrückung, d'une soustraction, d'une ab-straction ou d'un éloi-
Venons-en donc à ce qui, pour nous, est ici l'essentiel. Dans la sorte de «choc gnement originaires dans ce qui est chaque fois ek-stase du temps (futur, passé,
en retour» du monde comme articulation liée des modes ou des possibilités présent). Mais les trois ek-stases du temps seraient elles-mêmes quelque chose
d'être, le monde fait encontre dans le Widerhalt qui, pour ainsi dire, concrétise de d'abstrait, au sens conceptuel, si elles n'étaient prises ensemble, comme elles
manière finie l'excès en possibilités dans lequel se tient toujours déjà le Dasein doivent toujours l'être du point de vue phénoménologique, dans ce qui n'est
comme pro-jet libre. C'est en ce point (p. 249), à propos de l'excès rien d'autre que la temporalisation de la temporalité originaire. Heidegger
(Ueberschuss) du Dasein sur tout étant, que commence à poindre la pensée de la écrit: «La temporalité est elle-même l'unité ekstatique s'unifiant dans la tem-
Schwingung: dans le passage de l' Ueberschuss à l' Ueberschwung, au «déborde- poralisation ekstatique.» (GA, 26, 266) Si, pour Heidegger, la temporalisation
ment», à «l'élan» (Schwung) par-dessus (Ueber). Heidegger écrit en effet: n'est pas uniforme en tant que, dans l'unification des trois ek-stases qui s'y
«C'est seulement dans la mesure où le Dasein en son Wesen métaphysique, produit, l'accent peut se trouver mis tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre d'entre
tenant librement en avant ifrei vorhaltend) l'en-vue-de soi-même, vibre en débor- elles, du moins en principe, car ce ne sont pas des possibilités que Heidegger
dement (überschwingt), qu'il devient, en tant que celui-ci, le possible en train de ait proprement explorées à fond - il en a seulement proposé des ébauches pour
vibrer en débordement (zum Moglichen Ueberschwingende), du point de vue le présent et, en ce qui concerne l'affectivité (Befindlichkeit, Stimmung), pour
métaphysique, l'occasion (Gelegenheit) pour que l'étant puisse s'annoncer (sich le passé 1 -, il n'empêche que, dans leur temporalisation, les ekstases, qui sous-
bekunden) en tant qu'étant.» (GA, 26, 249) Corrélativement (ibid.), «le monde traient ou arrachent au présent de l'étant (Zuhandensein, Vorhandensein), fonc-
doit (muss) être tenu-à-l'encontre (entgegengehalten) dans le débordement». Par tionnent, pour ainsi dire, comme un «élan» (Schwung) «librement ekstatique»
là, «le Dasein comme existant factice n'est rien d'autre que la possibilité qui est (cf GA, 26, 268). En quelque sorte, cet élan a toujours déjà poussé, lancé le
(die seiende Moglichkeit) de l'entrée-au-monde (Welteingang) de l'étant» (ibid.) Dasein dans l'au-dehors relevant de la temporalisation, avant tout retour
parce que c'est par là que la temporalité (Zeitlichkeit) se temporalise. Cette
entrée-au-monde de l'étant dans la temporalisation du Dasein est ce qui fait 1. Peut-être pour des raisons de principe: on déboucherait vite sur une sorte de combinatoire
Histoire (Geschichte), et nous laisserons ici de côté cet aspect de la probléma- abstraite.

,
14 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 15

réflexif sur soi (sur la question de son être) - et Heidegger de faire référence à Que se passe-t-il, ici, en effet? D'un côté, le Dasein vibre, tremble, clignote,
l' «élan» bergsonien. Vient alors le texte dont nous sommes partis, et que nous entre d'une part ce qui s'est déjà, par l'élan, «déposé» ou «jeté» comme monde
pouvons à présent traduire: «La temporalisation est la libre vibration de ses possibilités (d'être et de comprendre) - donc ce qui s'est déjà temporalisé
(Schwingung) de toute la temporalité originaire: le temps se met en vibration de ses possibilités qui dès lors sont -, et d'autre part l'excès sur ces possibilités
(erschwingt) et se prend en vibration (verschwingt) lui-même. (Et c'est seulement qui vibre, tremble, ou clignote, en débordement, et qui garde la r~ssource indéfi-
parce qu'il y a élan qu'il y a jet (WU11), facticité, être-jeté (Geworfenheit); seule- nie de projets possibles, mais seulement ou purement possibles, nous l'avons dit,
ment parce qu'il y a vibration qu'il y a projet... » (GA 26, 268) A quoi il faut ajou- puisque la vibration, le clignotement est instable, mieux, immaîtrisable. De
ter le texte suivant: «Pour la première saisie de l'unité de la temporalité il est l'autre côté, donc, ce qui tient cette vibration en débordement du Dasein est une
donc essentiel de mettre hors circuit (ausschalten) la représentation de quelque vibration, un clignotement en écho, et c'est la vibration, le clignotement de la
chose de chosal, de présent (vorhanden) qui se trouve pour ainsi dire entre l'être- temporalisation elle-même, entre ce que nous avons nommé la mise en vibration
été et le futur.» (Ibid.) Pas davantage ne doit-on partir d'un noyau de Moi, d'un (erschwingen: l'entrée en clignotement) et la prise en vibration (verschwingen:
centre personnel, car «l'être (Wesen) du temps repose dans la vibration unitaire où c'est la temporalité originaire dans son entier qui clignote dans la temporali-
ekstatique» (GA 26, 269) qui répond au caractère unitaire d'horizon des ekstases sation se faisant). Telle est en réalité la pointe ultime de la transcendance,
(cf ibid.). Ce caractère unitaire d'horizon, Heidegger le désigne comme «l'unité puisque dès lors, du premier côté, celui du Dasein, c'est bien plus que ce qui est
ekstématique de l'horizon de la temporalité» (ibid.), si bien que «l'ekstématique chosal-présent et «subjectif» qui est mis hors circuit: c'est aussi le jet toujours
se temporalise en vibrant comme un mondifier (Welten)>>, la vibration ekstatique, déjà facticement fait, l'ensemble des possibilités qui sont du Dasein, à partir
chaque fois temporalité se temporalisant, étant la possibilité de l'événement (ici desquelles le monde se tient à l'encontre (Widerhalt) comme le monde auquel le
~Geschehnis) de l'entrée-au-monde, donc de l'Histoire. Dasein est toujours déjà jeté; et puisque, de l'autre côté, celui de la temporalité,
Reprenons tous les fils car il se joue ici quelque chose de tout à fait crucial ce qui est du même coup mis hors circuit, c'est tel ou tel mode de temporalisa-
pour le statut philosophique (et architectonique) du phénomène, et donc de la tion du temps, la mise hors circuit ne laissant clignoter que la temporalité origi-
phénoménologie. Tout tient à une nuance subtile que nous allons précisément naire dans son ensemble dans le clignotement indéfini et in-fini de sa
tenter d'accentuer: l'articulation entre l' Ueberschwingung du Dasein et la temporalisation. A ce lieu, que Heidegger ne dégage cependant pas comme tel,
Schwingung de toute la temporalité dans la temporalisation. Si, d'un côté, le toute temporalisation concrète se trouve suspendue, en épochè, dans le double
Dasein, par la vibration en débordement, est poussé, par un irrésistible élan, au- jeu de l'erschwingen et du verschwingen, c'est-à-dire aussitôt disparue qu'appa-
delà de l'étant, dans l'horizon de transcendance de l'unité ekstatique-ekstéma- rue, demeurant à l'état inchoatif, apparaissant dans son disparaître, et disparais-
tique de la temporalité, il n'y est pas poussé pour n'en plus revenir, car, de son sant dans son apparaître, l'apparaître et le disparaître étant les deux pôles
côté, cette unité, qui est celle des trois ekstases du temps, ne se tient en elle- instables du clignotement comme phénoménalisation. De la même manière, à ce
même que dans la vibration unitaire ek-statique de la temporalité. Cela est phé- même lieu, le Dasein se trouve à la pointe extrême de possibilités (de temporali-
noménologique, procède même d'une épochè phénoménologique radicale, ainsi sations, donc de modes d'être) qui débordent en clignotement toute possibilité
que l'atteste l'usage, par Heidegger, du terme Ausschaltung pour toute chose reconnaissable (dans le coup d'œil de l'Augenblick), qui donc disparaissent aus-
présente et pour tout sujet (ou ego) présent. Si l'on veut comprendre cette arti- sitôt qu'elles apparaissent, et apparaissent en retour dans leur disparition même
culation autrement que comme une pure construction intellectuelle dont il n'y - apparaître et disparaître étant pareillement les deux pôles instables de la phé-
aurait plus qu'à saluer l'extrême habileté, il faut comprendre la Schwingung de noménalisation. Elles ne font que clignoter dans le clignotement même de la
façon phénoménologique comme un «tremblement», un «bougé», ou ce que temporalisation elle-même suspendue, en clignotement, de la temporalité.
nous nommons un clignotement phénoménologique où se phénoménalise, pour Il se produit donc ici un renversement, qui évoque la Kehre heideggerienne,
ainsi dire, la temporalité elle-même, le temps lui-même, c'est-à-dire où le mais qui, en réalité, est bien plus profond, si du moins l'on prend en compte le
temps lui-même devient phénomène - par clignotement, nous entendons fait qu'au lieu même du clignotement ou de la Schwingung, ce sont les pré-
quelque chose d'analogue au clignotement d'une étoile: si l'on ne savait, par misses philosophiques (les déterminations doctrinales) ayant permis d'y accé-
les dispositifs scientifiques (appareils et théories) qu'une étoile est une corps der qui se trouvent elles-mêmes suspendues, mises en épochè. Au lieu du
céleste, l'hésitation serait incessante sur la question de savoir si ce qui est vu clignotement, il n'y a plus que clignotement de l'apparaître et du disparaître,
est l'apparence d'une source lumineuse matérielle ou l'apparence d'une sans que rien n'indique, en toute rigueur phénoménologique, de quoi il y a
lumière sans support, et il faut bien entendu étendre la métaphore au-delà de ce apparaître et disparaître. Ce qui s'y phénoménalise est le phénomène comme
qui ne relève que de l'optique. rien que phénomène. Notre thèse est donc que ce suspens, cette épochè, est

.L
16 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 17

phénoménologique, et même, plus précisément, phénoménologique-hyperbo- Ce serait là, pour ainsi dire, une lecture hyper-critique, qui convertirait l'idéal
lique, et que cette propriété qu'a le clignotement phénoménologique, pris en transcendantal en idéal régulateur pour toute la pensée philosophique. A cet
lui-même, de suspendre les prémisses qui ont permis d'y accéder, correspond à idéal ne reviendrait en effet qu'un seul prédicat: pour la temporalité, qu'elle se
ce qui est la phénoménalisation du phénomène comme rien que phénomène, le temporalise, d'une manière que, cela va de soi, nous ne pourrions jamais antici-
clignotement étant le schème le plus élémentaire de la phénoménalisation, per concrètement, venant toujours déjà trop tard. b) Soit en disant, et c'est ce
comme schème, non pas de l'apparaître ou du disparaître, mais du revirement que nous proposons par ailleurs, que, les prémisses conceptuelles étant hyperbo-
incessant, instable, et réciproque, qui est la phénoménalisation elle-même, de liquement mises en suspens dans le clignotement, elles s'avèrent complètement
l'apparaître dans le disparaître et du disparaître dans l'apparaître. Il s'agit, dans relativisées, renvoyées à la relativité de la langue philosophique et de ses
le vif même de l'expérience du penser, de l'autonomisation transcendantale usages, et que, tout au moins, se phénoménalisant avec l'illusion transcendan-
radicale du phénomène comme rien que phénomène. Celui-ci comprend impli- tale, le phénomène ne se confond avec elle que s'il est pris comme phénomène
citement tout cela, mais bien d'autres choses encore. d'autre chose que lui-même, c'est-à-dire s'il est pris, non pas comme rien que
Cette thèse, qui, certes, n'est plus heideggerienne, conduit à trois types de phénomène, excédant, clignotant en sa phénoménalité, toute détermination
conséquences: 1) S'agit-il encore ici, essentiellement, de la phénoménalisation conceptuelle, mais comme phénomène de l'idéal, dans une irréductible circula-
de la temporalité, ou de la temporalité comme phénomène? 2) Celle-ci n'est- rité symbolique où l'institution symbolique de la philosophie fait retour sur elle-
elle pas, pour parler comme Kant, une illusion transcendantale, cette fois phé- même pour se fonder, ffit-ce sur l'abîme (Abgrund). C'est ce que l'on retrouve
noménologique, pas différente, en son fond, de celle de la temporalité absolue en permanence chez Heidegger, dans des formules du style «die Welt weltet»,
(la «subjectivité absolue du flux absolu») chez Husserl? Mais quel est alors le «die Sprache spricht », «Sein west », «Ereignis ereignet (sich) », etc., où la phé-
statut de l'illusion transcendantale phénoménologique, et en quoi Heidegger noménalité du phénomène s'échappe dans le retrait ou l'Enteignis, pour avoir
n'aurait-il fait que la redoubler jusque dans la pensée de l'Ereignis? 3) Ne faut- été abusivement captée, c'est-à-dire métaphysiquement, dans quelque chose
il donc pas, dès lors, revenir à l'inspiration husserlienne de la phénoménologie auquel ne revient qu'un seul «prédicat», l'idéal se diffractant, selon les angles
concrète, reprendre le tout de la phénoménologie à la base? d'approches, en autant de formules n'ayant entre elles que des rapports para-
1) Si l'on prend le clignotement phénoménologique comme clignotement en taxiques. Tel est bien, en réalité, le mouvent par lequel la pensée heideggerienne
épochè des prémisses philosophiques qui ont permis d'y accéder, et si l'on tient se déclare comme une métaphysique «phénoménologique»: dans l'illusion que
compte du fait que ces prémisses sont conceptuelles, issues de la langue philoso- la fondation, s'opérant sur l'abîme (le clignotement indéfini), en revient comme
phique, il vient que ce qui se phénoménalise dans le clignotement ne paraît institution, rechargée en sens par le clignotement lui-même, mais légitimée
comme phénomène de la transcendance du Dasein par rapport à lui-même (en absolument dans les termes où elle se donne.
abîme) au lieu de la temporalisation de la temporalité originaire tout entière, que 2) A cet égard, si on ne se laisse pas impressionner, comme ce fut le plus sou-
s'il est pris, précisément, avec ces prémisses conceptuelles comme pôles de l'ap- vent le cas jusqu'ici, par l'ampleur de la construction heideggerienne, et par sa
paraître et du disparaître au sein du clignotement, et paraît comme rien que phé- formidable création langagière, mystifiante et baroque si elle est rapportée à sa
nomène si ces prémisses sont elles-mêmes «hyperboliquement» suspendues, en relativité conceptuelle, création à laquelle elle est conduite par sa radicalité appa-
épochè, dans leur problématicité. Dès lors, c'est si le phénomène se phénoména- rente pour habiller de neuf la conceptualité philosophique, la «réponse» heideg-
lisant dans le clignotement est pris comme phénomène de qu'il joue comme illu- gerienne au problème du temps n'est pas foncièrement différente de la «réponse»
sion transcendantale phénoménologique, selon un mouvement qui, en termes husserlienne: on peut voir, dans le flux absolu husserlien, flux intemporel de la
kantiens, ferait passer du schématisme réfléchissant et régulateur des idées à sa «subjectivité absolue», l'équivalent architectonique de l'unité ekstatique/eksté-
«réalisation en existence» dans le schématisme de la phénoménalisation de ce matique de la temporalité originaire. Quand Husserl écrit (Hua XV, 585): «Fluer
phénomène, c'est-à-dire, mutadis mutandis, selon le mouvement non critique (Stromen) est se mettre en flux (Verstromen) et surgir comme flux
constitutif de l'idéal transcendantal. A cela, on ne pourrait échapper que de deux (;iufstromen) », est-ce foncièrement différent de la formule heideggerienne: «Zeit
manières. a) Soit en disant que toute l'ascension heideggerienne de la transcen- erschwingt und verschwingt sich selbst» (GA, 26, 268)? N'y a-t-il pas autant le
dance du Dasein à l'unité ekstatique/ekstématique de la temporalité est une clignotement, ouvert par l'épochè (le suspens impossible du flux dans le
construction conceptuelle, une sorte de grandiose «vision» métaphysique qui Zeitpunkt du Jezt) , dans le double jeu réCiproque du Verstromen et de
n'a à son tour de sens critique qu'en tant que régulation architectonique et sym- l'Aufstromen? Husserl n'écrit-il pas dans le même texte (une «conversation noc-
bolique de la pensée où, de façon transposée, l'unité ekstatique de la tempora- turne» de juin 1933) que le premier «ego» de la réduction ne peut s'appeler ainsi
lité prend la place de Dieu, en tant que régulateur ultime de tout mode d'être. que «faussement» parce que «pour lui un alter ego ne fait pas sens» (Hua XV,
18 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 19

586)? Certes, dira-t-on, mais le flux absolu (le tout du temps) est une illusion heideggerienne, et ce, dans la croyance que le plus abstrait, le plus souvent dési-
transcendantale, et c'en est encore une que de le situer dans une «subjectivité gné par le plus extrême baroquisme de «jeux de mots» ou de «jeux de langage»,
absolue». Mais la temporalité originaire heideggerienne ne l'est-elle pas moins, est à la fois le plus concret, et que ce «le-plus-abstrait-le-plus-concret» est quasi-
elle qui se temporalise dans sa Schwingung? D'où vient ce réflexif, que l'on ment inaccessible, parce que rechargé et légitimé par l'abîme, ce qu'il est en effet
retrouve jusque dans l'Ereignis, si ce n'est du rabattement sur lui-même (par la par les étagements multiples et complexes des créations langagières. il y aurait,
pensée) du phénomène sous la figure de l'illusion transcendantale? Dans notre en ce sens aussi, beaucoup à dire, ce que nous ne pouvons faire ici, des derniers
langage à nous, la temporalité originaire est-elle moins simulacre ontologique développements sur l'Ereignis et le «Es gibt» qui fonctionnent à nouveau, du
(apparence matrice, dans son auto-apparaître, de toutes les autres apparences) que point de vue architectonique, et même si c'est à un second, voire à un troisième
la «subjectivité absolue» ? Sauf peut-être, nous allons y venir, que la première est degré (par rapport au premier degré qui serait celui de l' onto-théologie classique),
peut-être encore plus abstraite que la seconde. comme lieu où c'est le clignotement phénoménologique qui retourne la pensée
Un passage par les Beitriige zur Philosophie (Vom Ereignis) (GA, Bd. 65), sur elle-même, et qui, par là, est censé donner existence indépendante de nous,
que Heidegger écrivit pour lui-même entre 1936 et 1938, et qui est le «chaînon donc «existence» métaphysique à toute la construction, fût-ce en abîme (mais le
manquant» entre la «première» pensée et la pensée de l' Ereignis, montrerait, Dieu des classiques n'était-il pas moins abyssal ?). «Donner existence», c'est-à-
ce que nous ne pouvons entreprendre ici, en suivant le fil de la Schwingung (cf dire aussi donner «légitimité» philosophique.
GA 65, 251, 262, 286-287, 372, 381, 383-387, 455), combien, d'un seul et On serait tenté de dire que, par tout cela, Heidegger est un extraordinaire
même mouvement, la Schwingung, la vibration, le clignotement, est à la fois, métaphysicien, puisqu'il conduit pour ainsi dire à penser l'unité ekstatique de la
d'une part lieu d'articulation du Da-sein au Sein, du Sein au Raum-Zeit (qui temporalité comme en Dieu lui-même ou comme abîme plus profond encore
correspond à l'unité ekstématique de la temporalité), de ces deux derniers à que Dieu lui-même, comme «finitude» de l'Être lui-même ou comme contin-
l'Ereignis (Wesung de l'être), donc lieu de l'entre-deux (Zwischen) où tout gence radicale, parce qu'ultime, de l' «il y a» par lequel il y a, dans l'Ereignis,
s'engloutit pour ressurgir (clignotement), et d'autre part le lieu où, dans un jeu être et temps. C'est cette régression dans l'abîme comme en ce qui doit insti-
presque diabolique de termes et de transpositions (langagières) de termes, ces tuer, et de là, fonder, qui est proprement métaphysique. A mesure, ce dont on
coordonnées de la pensée heideggerienne s'affermissent et s'affirment comme parle y devient de plus en plus insaisissable et de plus en plus abstrait, les
en une sorte d'algèbre, renforçant du même coup l'impression de la construc- «coupures », selon une inflation qui rebondit à chaque étape, deviennent de
tion philosophique et les jeux miroitants de l'illusion transcendantale, le cligno- plus en plus «grosses », la création langagière de plus en plus compliquée et de
tement étant en quelque sorte mis à profit, utilisé bien plus en vue de plus en plus aux bords de l'arbitraire. L'entreprise, et l' œuvre de Heidegger
l'institution, de la Stiftung ou de l' Einrichtung, en abîme, de la «pensée», sont bien uniques dans ce siècle, et elles sont bien modernes au sens où elles se
qu'en vue de la relativisation phénoménologique. Or c'est ce mouvement qui sont trouvées confrontées à la nécessité de «tout refaire» sur une supposée
est proprement métaphysique: il est déjà à l'œuvre chez les classiques, que ce tabula rasa. Derrière le caractère mesquin ou l'absence de caractère
soit, comme chez Kant, dans la lucidité critique, pour convertir l'illusion trans- (H. Arendt) de l'homme, il faut admirer le philosophe, mais ne pas se tromper
cendantale en horizon symbolique (idée régulatrice), ou plus proprement, que d'objet: ce philosophe est, encore une fois un grandiose métaphysicien, et sans
ce soit, comme chez Hegel, pour faire fonctionner le clignotement comme doute n'a-t-il touché à la phénoménologie que par accident. C'est en ce sens
abîme d'où s'institue inexorablement, par répétitions successives, la marche qu'il a conduit, d'une certaine façon, à l'exténuation du corpus philosophique
vers le soi absolu de l'esprit absolu2 - ou encore comme chez Fichte, qui est classique. Mais d'une certaine façon seulement, car il suffit de prendre
sans doute le plus proche de Heidegger, où le clignotement joue un rôle central conscience de la relativité phénoménologique de la construction pour se rendre
pour la fondation de la W-L, en particulier, d'une extraordinaire manière, parmi compte que le corpus classique est en fait demeuré intact, dans ce qui serait une
ses multiples expressions, dans la seconde version de la W-L de 18043 . Cela fait sorte de philosophie hyper-critique de la relativité irréductible des pensées phi-
découvrir qu'il y a quelque chose de fichtéen et d'hégélien dans la pensée losophiques, où aucune ne «dépasserait» l'autre ni ne serait «dépassée» par
une autre. Dès lors, s'il faut créditer Heidegger de quelque chose, c'est, contre
2. Nous vons tenté de le montrer dans notre étude: «Langage et langue philosophique dans lui, c'est-à-dire contre sa croyance métaphysique, bien moderne, que sa pensée
le devenir chez Hegel (Science de la logique) », inLe transcendantal et le spéculatif dans l'idéa- «dépasse» ou «abolit» toutes les autres comme en une sorte d'Aujhebung, du
lisme allemand, éd. par J.C. Goddard, Vrin, Paris, 1999, pp. 173-189. fait que le corpus classique n'est demeuré intact que dans sa relativité propre,
3. TI faudrait aussi citer Schelling, quand il recherche le passage de la philosophie négative à
la philosophie positive. Cf. pour cela notre ouvrage L'expérience du penser, Jérôme Millon, Coll. que celle-ci est désormais à reconquérir contre l'exténuation heideggerienne
«Krisis », Grenoble, 1996, IIe section. elle-même, soi-disant ultime, et que, par là, le rapport de la philosophie à son
20 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 21

Histoire a changé4 - dans cette sorte d'hyper-criticisme, tout est à reprendre, à expérience concrète - et certes, cela n'est pas allé sans lui poser les redoutables
repenser, et la phénoménologie comme telle, avec sa «petite monnaie », peut problèmes que l'on sait de la fondation dans un ego transcendantal, voire primitif
reprendre ses droits. (urtümlich), qui devait contradictoirement porter en lui-même l'Urphiinomen, la
3) Cet «hyper-criticisme», on l'aura compris, est celui de ce que nous nom- temporalité, de tous les autres phénomènes (simulacre ontologique). Mais l'essen-
merons la phénoménologie nova methodo, c'est-à-dire de la phénoménologie qui, tiel, rétrospectivement, n'est sans doute pas là: il est chez Husserl, dans l'obses-
au lieu d'utiliser le clignotement de la phénoménalisation en vue de l'institution sion quasi-constante du concret. C'est qu'il sait, d'un savoir implicite, qu'il n'y a
et de la fondation, à nouveau frais, de la métaphysique, s'y laisse «déstabiliser» de phénomènes que concrets, et qu'en ce sens, ils sont originairement pluriels. li
pour se relativiser, s'ouvre à lui comme à une instance critique incessante de la sait aussi combien il est difficile de les déployer dans la description et l'analyse, et
conceptualité, c'est-à-dire de la langue qu'elle met en jeu dans ses analyses, combien les moyens de son expression peuvent être trompeurs, combien ils
sachant finalement qu'il n'est pas de langue adéquate pour «décrire» les phéno- requièrent la plus extrême précision, du sein de leur irréductible relativité. li ne
mènes, mais seulement des tentatives de les dire plus ou moins justes. Sachant faut pas lire Husserl comme un autre philosophe: on ne le comprend pas du tout
aussi que, de ce strict point de vue phénoménologique, ce qui départage Husserl (donc même pas de façon approximative) tant que l'on n'a pas compris de quoi,
et Heidegger, c'est, chez le premier, l'insistance, sans doute insuffisamment inter- très précisément, chaque fois, il parle, et qui est toujours une Sache concrète, à la
rogée quant à sa possibilité, sur le fait que l'épochè phénoménologique est une surface de laquelle nous nous tenons tout d'abord et le plus souvent, comme à
opération méthodique que l'on peut mettre en jeu à force de concentration, et, quelque chose qui «va de soi». Car l'expérience n'est pas quelque chose auquel
chez le second, la mise en évidence de cette situation vraie que s'il y a épochè on accéderait seulement, comme n'a cessé de le croire Heidegger, par la profon-
phénoménologique (mouvement de transcendance), elle ne dépend précisément deur, fût-elle abyssale, de la Stiftung ou de l'institution philosophique, mais
pas de nous, est immaîtrisable mais aussi inopinée, ne dépendant, en elle-même, quelque chose auquel nous avons tous accès, pour peu que nous soyons attentifs
telle est l'énigme, de rien d'autre, de quelque ordre qu'il soit dans le champ de (dans l'anamnèse de l'épochè), parce que c'est cela qui fait notre expérience
l'institué. S'il y a une épochè méthodique et si elle est nécessaire à la pratique de concrète. Et, comme avec Husserl, nous ne trouvons pas là une «solution», mais
la phénoménologie, elle n'est que l'anamnèse de cette épochè plus fondamentale, un problème. Problème chaque fois de l'accès à la phénoménologie concrète, phé-
mais aussi, sans doute, plus «dévastatrice»- c'est déjà ce que Fink avait tenté de noménologie éprouvée de l'expérience concrète.
dire dans la VIe Méditation cartésienne. Que faut-il retenir, dans le cas précis analysé ici, pour la phénoménologie
Une autre conséquence, capitale, de cet «hypercriticisme» est qu'il faut désor- concrète? Tout d'abord, que la vibration en excès ou en débordement, qui cli-
mais se méfier radicalement de l'abstraction, parut-elle, de prime abord, phéno- gnote en écho à la vibration, au clignotement de la temporalisation de la tempo-
ménologique. Car, que le temps, l'être en tant qu'être, l'Ereignis en vertu duquel ralité en son horizontalité ekstématique, donc elle-même en spatialisation, n'est
il y a temps et être, etc., paraissent, chaque fois avec et dans l'illusion transcen- plus vibration en débordement d'un seul et même Dasein, mais aussi clignote-
dantale phénoménologique, comme le phénomène en sa Schwingung phénoména- ment d'un sens se faisant, chaque fois, dans sa Bildung, préalablement à ce qui
lisante, c'est le signe ou le témoin de ce que la langue philosophique n'a que très s'en instituera dans la Stiftung et à ce qui s'en sédimentera avec l'habitualité.
peu de moyens d'accès aux phénomènes comme rien que phénomènes, nécessai- La «structure» de Dasein n'est, comme telle, qu'une structure abstraite parce
rementpluriels dans leurs phénoménalisations plurielles, qu'elle les réduit en Un, qu'elle est intrinsèquement mise en jeu, chaque fois, de manière concrète,
le seul qui puisse, depuis Platon, se conjuguer avec l'être, et que, par là, les phé- quand un sens, s'étant une fois ouvert à lui-même comme à sa propre possibi-
nomènes comme rien que phénomènes étant con-fondus en Un, le risque est lité, part à la recherche de lui-même pour se faire. Nous disons «un sens» et
grand de ne les prendre qu'en abstraction. Or, il revint au génie propre de Husserl, non pas «le» sens, l'article indéfini signifiant qu'il n'y a pas, pour nous,
lui aussi inentamé quoi qu'en ait voulu presque frénétiquement Heidegger - mais hommes, un seul sens à faire (le sens ou la vérité de l'être), mais a priori une
il est désormais clair, on l'espère, que leurs rapports étaient placés sous le signe pluralité indéfinie de sens, qui nous requiert, «a besoin de» nous, pour se faire.
d'un très profond malentendu -, d'être parti de la multiplicité proliférante (indéfi- Sans aussitôt entrer dans les détails de ce que cette requête implique de nous, et
nie ou «inconsistante» au sens cantorien) des «vécus», qui étaient pour lui les de la mesure dans laquelle le sens concret se faisant met en jeu des concrétudes
phénomènes, et toujours, pour une part inassimilable, insaisissables; donc de la phénoménologiques, ajoutons que tout sens doit être pris ici dans son faire,
pluralité indéfinie des phénomènes comme pluralité concrète, éprouvée dans une dans sa Bildung, et non pas, comme c'est le plus souvent le cas chez Husserl,
quand il est tout fait, dans la Stiftung et dans l'aperception, comme «sens inten-
4. Cf pour cela le remarquable ouvrage de J. F Marquet, Singularité et événement, Jérôme tionnel». Cela suppose que soit au moins traité comme un problème, que
Millon, Coll. «Krisis», Grenoble, 1995. Husserl a posé au moins dans les années trente, le rapport de la Sinnbildung à la
22 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 23

Sinnstiftung; c'est-à-dire la question de la genèse des aperceptions, genèse en un à sa «déconstruction», non pas sur son terrain, celui de la création verbale et des
~e~s qui ~' est plus husse~lien, y compris des aperceptions apparemment les plus jeux sémiotiques de mots, mais avec les moyens mêmes de la spéculation philo-
ele~entarre,s e~ les plus s1Illples. Cela, non pas à la mariière de Heidegger, dans sophique, et en centrant la critique sur la question de la phénoménalisation - ce
~e lllte~retatlOn du transcendantal qui en fait plutôt une «Ermoglichung», une que nous venons au reste de reprendre de façon synthétique à propos du cours de
~terrog.atlo~ d~ s~le kantien des conditions de possibilité ouvrant à une régres- Heidegger de 1928. Cela, nous l'avons entrepris dès les Recherches, en mettant
SIon qUI dOIt s arreter quelque part (au «Es gibt» dans et par l'Ereignis), mais déjà en œuvre l'épochè hyperbolique au niveau même de l'être (en tant qu'être),
d'une mariière qui sans être identique est néanmoins plus proche de celle de dans la critique du simulacre ontologique - structure selon laquelle un phéno-
Husserl, qui interprète le transcendantal comme une opération ou un Fungieren mène, par exemple la temporalité originaire, parmI comme la matrice universelle
anonyme se mettant chaque fois en jeu de façon concrète en amont mais aussi de tout autre phénomène -, et dans la mise à jour corrélative de ce que la phéno-
~an~ ~es tréf~nds de ce qui a lieu dans toute Darstellung concrète. Sans qu'il y ménalisation ne se confond pas avec l'apparaître (Erscheinen), ni avec le jeu de
mt, I~I, le mOllldre espoir de «déduction» métaphysique de la Stiftung à partir de l'apparition (Erscheinung) dans l'apparaissant (Erscheinende), mais n'est rien
la Bzldung - le hiatus entre les deux est infranchissable dans cette perspective d'autre que le clignotement (Schwingung) phénoménologique entre l'apparition
hypercritique -, le clignotement phénoménologique de la Bildung résonne en et la disparition de phénomènes qui dès lors paraissent comme rien que phéno-
écho dans le clignotement réciproque de la Stiftung et de la Bildung, et ouvre par mènes, sans paraître originairement comme phénomènes d'autre chose que
là la voie d'une explicitation phénoménologique mutuelle, il est vrai infinie, des d'eux-mêmes. Cette mise en œuvre nous faisait déboucher sur le schématisme de
deux, où quelque chose de la genèse de l'aperception pourra être compris. Telle la phénoménalisation dont l'attestation phénoménologique possible était sa phé-
est déjà, selon nous, une perspective (parmi d'autres) sur le chmnp Îll1lllense et noménalisation même comme schématisme. Pareille démarche nous a mnené, il
extraordinairement complexe, parce qu'originairement pluriel, qui s'ouvre la à est vrai, à des élaborations spéculatives extrêmement complexes et paradoxales,
rec~erche phénoménologique, dans la nécessité où elle se trouve, après parce qu'il n'était plus possible de stabiliser les structures dévoilées et mises en
HeIdegger, de «recharger» pour ainsi dire de concret, ou de concrètement jeu par quelque instance métaphysique que ce fût (Être ou Dieu). Comme nous
éprouvé et éprouvable, ce qui, chez Heidegger, se suspendait toujours plus dans l'a déclaré un jour Anne-Marie Roviello, nous étions en train de faire de la
le vide abstrait de la «spéculation» métaphysique, pour peu que l'on découvre la «métaphysique-fiction». Nous avons reçu cette formule avec la confiance que
relativité de la langue philosophique mise hors de ses gonds et que l'on ne nous faisons à la justesse de sa sensibilité et à sa très grande probité intellectuelle,
cherche pas à la reconquérir dans une pseudo-absoluité retrouvée au fil d'une mais nous avons mis du temps à la comprendre: c'est qu'il s'agissait, en effet, de
sorte.d'inflation verbale. L'épochè phénoménologique, devenue hyperbolique par la seule «métaphysique» possible en régime d'épochè hyperbolique - dans les
le clignotement phénoménologique de la phénoménalisation, est de tous les termes cartésiens: en régime de doute hyperbolique, dès lors que le sujet philoso-
contextes, originairement plurielle car originairement inopinée et immaîtrisable phant, mis hors de ses gonds par l'hyperbole du doute, cherche à s'y retrouver
l'épochè phénoménologique hyperbolique méthodiquement pratiquée n' en étan~ «tout seul», en se délivrant pour ainsi dire de l'intrigue symbolique du Malin
que ~a mimèsis: ~se en jeu dans son anamnèse. Il faudra s'entraîner à penser Génie, et en s'abstenant de reconquérir aussitôt la puissance analytique du
depUIs la pluralite, et non pas, comme ce fut le cas dans la tradition classique dont concept, la seule désormais claire et distincte par rapport à la confusion du «mor-
on comprend à présent qu'elle inclut Heidegger lui-même, depuis l'Un ou l'unité. ceau de cire ». Nous retrouvions dès lors, derrière la radicalité de l'épochè husser-
* lienne, une radicalité de l'épochè que Husserl, et Fink à sa suite, y compris dans
* * la VIe Méditation cartésienne, avaient toujours manquée, faute d'avoir pris expli-
Il e~t bien bon, dira-t-on, de mettre en évidence tout ce que l'entreprise hei- citement en considération, dans le «moment» cartésien du doute, sa dimension
d~g~~ne~ne co~porte, ~errièr~ les apparences de phénoménologie, de projet en proprement hyperbolique. Et nous retrouvions, dans le même mouvement, la
realite metaphysique, qUI ne rejette «la» métaphysique que parce qu'il en met en dimension la plus cachée de l'ego transcendantal et de l'aperception transcendan-
avant une nouvelle. Mais avons-nous songé à « balayer devant notre porte» alors tale - celle que, pour la même raison, tant Husserl que Fink ont échoué à dégager
même que, depuis les Recherches phénoménologiques jusqu'aux Méditations comme telle -, comme ce qui fait l'unité du double-mouvement (du schématisme
phénoménologiques, nos travaux se sont maintenus dans la «spéculation» en transcendantal) en lequel tout phénomène, comme rien que phénomène, clignote
tout cas fort loin, en apparence, du concret que nous invoquons présentem;nt? indéfiniment et infminIent, entre sa disparition et son apparition: ce double-mou-
C'est que, à la mariière dont nous les concevons aujourd'hui, nous comprenons vement ou ce schème lui-même clignote, en écho de ce clignotement, entre son
que, sans que nous en eussions clairement conscience, il nous fallait d'abord surgissement comme unité, où l'ego transcendantal s'apparaît, et son évanouisse-
livrer bataille sur le chmnp ouvert par la métaphysique heideggerienne, conduire ment comme dispersion, où l'ego transcendantal disparaît, et le cogito transcen-
i 25
24 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS

dantal, ne conduisant à aucun «être» classiquement (ou heideggeriennement) fois, et que nous assignions, dans cette fiction, au pur périphérique dépourvu de
concevable, n'est tout entier que dans cette fuite infinie qui ne semble jamais se centre et de centration. Ce n'était dès lors que par une sorte de décision unilaté-
rattraper que pour aussitôt se manquer, c'est-à-dire tout entier seulement dans le rale, que nous avons rapportée ultérieurement à l'institution symbolique, que
mouvement, la mobilité immaîtrisable de la veille, de ce que Kant, sans doute, l'on pouvait prétendre qu'il y eût un «foyer» de ces instabilités, que ce fût dans
visait comme l'unité transcendantale de l'aperception5 . Jeux infinis, dirions-nous l'Être en tant qu'Être, dans l'Ereignis ou dans le Es gibt. L'hyperbole condui-
aujourd'hui, de l'instantané platonicien (exaiphnès) comme revirement immaîtri- sait à l'Océan, à cela même contre quoi, peut-être, s'est édifiée, jusques et y
sable entre le mouvement et le repos, la poussée unifiante et la dispersion. compris Heidegger, toute métaphysique. Si l'on admet que Descartes est sans
Ce n'est donc pas, comme on pourrait le croire naïvement, que cette «méta- doute le premier à avoir attribué un statut positif au confus, nous nous retrou-
physique-fiction», qui est une fiction de métaphysique, ne doive pas être prise vions étrangement «cartésiens» - quoique évidemment pas au sens que l'on
au sérieux - même si, plus que tout autre, nous sommes sans doute constam- confère d'habitude à ce terme.
ment exposé au risque de sombrer dans 1'« élucubration» -; le seul guide de TI ne peut être question, ici, de redéployer tous ces développements dans leur
cette fiction de métaphysique est tout à la fois la rigueur et la cohérence, ou complexité. Mais d'insister sur le fait que, sans le savoir tout à fait clairement à
tout au moins la visée de la cohérence. TI nous fallait donc tenter ce paradoxe l'époque, nous reprenions la question de la fondation de la phénoménologie à
inouï de chercher à montrer qu'il y a une certaine cohérence, qui n'est pas de la peu près au point où Husserl et Fink l'avaient laissée dans leur travail en com-
stabilité, en régime d'hyperbole, c'est-à-dire de contingence radicale. Ou plu- mun autour des Méditations cartésiennes6 dont nous avions en ce temps la faible
tôt, plus rigoureusement, de déceler une certaine cohésion, antérieure en droit à trace dans l'Avant-Propos de Merleau-Ponty à sa Phénoménologie de la percep-
tout concept, et qui ne relèverait de l'arbitraire que dans le contexte de l'in- tion. Certes, nous avons conscience de tout ce que peut avoir d'hétérodoxe notre
trigue symbolique d'un Malin Génie particulièrement pervers. Cohésion certes tentative par rapport à celle, elle aussi très problématique, de Fink et HusserL Et
inextricable, qui est celle des schématismes de phénoménalisation, parce certes, notre «reconquête» de la phénoménologie contre la métaphysique phé-
qu'elle est toujours inchoative, extraordinairement complexe et enchevêtrée, et noménologique heideggerienne a été longue et difficile. Du moins pensons-nous
toujours mobile ou instable: paradoxe de ce qui, comme phénoménalisations qu'il fallait ce long détour pour dégager le chemin, et pour libérer l'accès aux
plurielles, devrait attester ultimement de la phénoménologie, alors même qu'il analyses concrètes de Husserl, le désencombrer de ce qui n'a été sans doute, la
est insaisissable, fuyant, sans exemple clair et précis sur lequel, comme sur une plupart du temps, qu'une façon d' «enfermer» ces dernières dans «la» métaphy-
figure géométrique, on pourrait au moins le montrer, l'exhiber. Par conséquent, sique en les «prenant au mot», en oubliant l'extraordinaire et surprenante insai-
paradoxe aussi de ce que l'on ne pourra comprendre qu'il s'agit d'autre chose sissabilité des phénomènes de la phénoménologie, et corrélativement,
que d'une pure et simple fiction spéculative que si l'on a déjà compris de quoi l'irréductible relativité de la langue en laquelle les analyses s'expriment, et qui
il retourne dans la phénoménalisation, les phénomènes comme rien que phéno- seule peut faire sentir, paradoxalement, la nécessité proprement phénoménolo-
mènes et la phénoménologie. Autrement dit, si l'on a déjà compris que la méta- gique de sa précision - la conscience de cette relativité est en effet du même .
physique, y compris celle de Heidegger, n'est pas à la hauteur de la coup l'attention portée à l'extrême subtilité de la Sache qui est à dire et à
phénoménologie, à moins de se hausser en elle-même jusqu'à la «métaphy- décrire, et l'ouverture, que nous pratiquions en fait, à ce que nous désignons
sique-fiction», qui est l'hyperbole d'elle-même en régime de doute hyperbo- aujourd'hui comme le registre le plus archaïque de la phénoménologie.
lique au sens cartésien, c'est-à-dire plus profondément en régime d'épochè Cette reconquête s'est effectuée en plusieurs temps. Dans Phénomènes,
hyperbolique, quand elle ose affronter la possibilité (hyperbolique) que tout ce temps et êtres, nous traitions de l'articulation du schématisme de la phénomé-
qu'elle pense et tout ce qu'elle rencontre n'est même pas apparition ou appa- nalisation et des structures, à la fois, de proto-temporalisation/proto-spatialisa-
raître, mais apparence. Dans nos Recherches phénoménologiques, cette hyper- tion et de temporalisation/spatialisation des phénomènes comme rien que
bole, qui ne pouvait être qu'un apparent coup de force, consistait précisément à phénomènes - structures où viennent à poindre des «êtres» (Wesen) de diffé-
ne prendre «tout» que comme «apparence», et à considérer le «méta- rentes «natures», et qui ne sont pas des «étants», tout en donnant au registre le
physique» lato sensu comme procédant, en tant qu'apparence, d'une centration
censée stabiliser les apparences. Dès lors, la «métaphysique-fiction» était celle 6. Cf E. Fink, VIe Méditation cartésienne, tr. fr. par N. Depraz, Jérôme Millon, Coll.
«Krisis», Grenoble, 1994; E. Fink, Autres rédactions des Méditations cartésiennes, tr. fr. par
de l'instable et du non centré, instable pourtant pas sans cohésion, encore une F. Dastur et A. Montavont, Jérôme Millon, coll. «Krisis », Grenoble 1998; E. Husserl, Autour des
Méditations cartésiennes, tr. fr. par N. Depraz et P. Vandevelde, Jérôme Millon, Coll. «Krisis»,
5. Cf nos Recherches phénoménologiques, 2 vol. Ousia, Bruxelles, 1981, 1983, me Grenoble, 1998. Voir aussi D. Cairns, Conversations avec Husserl et Fink, tr. fr. par J. M Mouillie,
Recherche, vol. 1, pp. 265 sv. Introd. de B. Besnier, même éditeur, 1997.
AVANT-PROPOS 27
26 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES

plus archaïque de la phénoménologie ses premières concrétudes. Dans plus) tendue sur l'abîme que toute autre structure. C'est là, à proprement parler,
Phénoménologie et institution symbolique, nous abordions la question de l'arti- que s'achève notre reconquête de la phénoménologie.
culation du champ proprement phénoménologique des phénomènes comme C'est dans L'expérience du penser, cependant, que celle-ci s'est donné ses
rien que phénomènes à l'institution symbolique en tant que ce en quoi nous moyens propres, au fil de l'épreuve «exotique» que nous avons tentée de la
nous reconnaissons tout d'abord et le plus souvent comme en ce qui, pour nous, rencontre, à travers d'autres «régimes» de pensée que le nôtre, d'autres institu-
va de soi, ou échappe, au moins immédiatement, à l'interrogation. Par là, d'un tions symboliques que la nôtre. Ces moyens se condensent dans la conjugaison
côté se définissait une délimitation déjà architectonique du champ phénoméno- de l'épochè phénoménologique hyperbolique et de la méthode que nous y
logique stricto sensu (le plus archaïque), et de l'autre côté s'ouvrait la possibi- avons mise au point de la réduction architectonique, qui nous donne une liberté
lité d'étendre le sens lui aussi déjà architectonique de l'institution symbolique d'analyse phénoménologique encore plus grande que celle, chez Husserl, de la
bien au-delà de la philosophie et de la métaphysique, à d'autres institutions réduction phénoménologique. L'architectonique, en effet, dans sa rencontre des
symboliques que celle dans laquelle nous vivons. En retour, étant donné l'insé- problèmes et questions de la phénoménologie, rencontre qui ne se fait pas
parabilité concrète du phénoménologique stricto sensu et du symbolique, le n'importe comment, mais s'expose toujours selon certains ordres de nécessité
champ des phénomènes comme rien que phénomènes était en voie de se déli- qui tiennent plus à la cohérence de la pensée qu'à une supposée cohésion
vrer de l'unilatéralité apparente de ses rapports à la spéculation métaphysique intrinsèque de l'être (lui aussi mis entre parenthèses par l'hyperbole de l'épo-
(fût-elle en «fiction») qui avait permis d'y accéder: en référence à Kant, nous chè), est à concevoir comme une mise en forme systématique de ces problèmes
étions en train de découvrir que derrière la «métaphysique-fiction» se dissimu- et questions, selon des registres architectoniques qui ne sont pas des «niveaux
lait une architectonique générale de la phénoménologie dont nous n'aillions pas d'êtres» allant du plus au moins originaire, du plus au moins «plein» de l'ori-
tarder à mesurer les effets en lui donnant corps. Déjà, dans La crise du sens et gine: il n'y a plus d'instance à quoi mesurer le plus et le moins dans l'origi-
la phénoménologie, nous pouvions envisager la question de l'institution, et de naire, il n'y a plus que l'instance, chaque fois mesurable sur le cas analysé, du
la fondation des sciences au sens moderne du terme, dont sait que, pour s'ins- plus ou moins déterminé à quoi correspond le moins ou le plus archaïque; plus
crire, à l'origine, dans des «cadres» métaphysiques, elles ne sont ni institution donc on va vers l'archaïque, plus on va vers l'indéterminé, le vague, l'inchoa-
ni fondation de métaphysique - pas même dans l'idéologie qui n'est paradoxa- tif, le confus, l'enchevêtré. Qu'il y ait là des proliférations phénoménologiques
lement que la représentation imaginaire d'une métaphysique principiellement multiples et indécises ne permet cependant pas de parler d'une «plénitude» de
absente. Enfin, dans nos Méditations phénoménologiques, nous faisions un pre- l'origine, mais d'une «masse» où précisément rien n'est plein, ni non plus tout
mier point systématique du travail accompli pour découvrir, globalement, qu'à à fait vide. Quant à elle, la réduction architectonique consiste précisément, par
la «métaphysique-fiction» pouvait se substituer une démarche beaucoup plus l'usage méthodique de l'épochè hyperbolique, à référer le registre institué, et
sûre et englobante, la démarche architectonique comme mise en forme systé- qui est analysé, au registre sur lequel, à la manière de Husserl dans sa concep-
matique, non pas des êtres et des niveaux d'êtres, mais des problèmes et ques- tion de la Stiftung, qui est pour nous institution symbolique, ce registre se fonde
tions de la phénoménologie que nous étions en train de reconquérir, cette mise par.Fundierung; et à analyser les structures de déformation cohérente qu'il y a
en forme n'impliquant plus aucune décision ou prise de position métaphysique, touJours, dans la Stiftung, du registre fondateur (jundierend) par son passage,
aucune «croyance» en l'être, pour parler comme Husserl, ou aucune «antério- qui est transposition architectonique, au registre fondé (jundiert) , le registre
rité» dans l'ordre de l'originarité supposée «réelle» (sachlich) , au sens de la fondé demeurant transpassible, au sens de Maldiney, au registre fondateur qui
régression métaphysique vers l'abîme, de type ou de style heideggerien. Mais dès lors ne relève plus des possibilités propres au registre fondé, mais de ce qui,
au sens, on le verra ici, d'une régression vers le plus archaïque, étant entendu eu égard à celles-ci, est transpossible, toujours au sens de Maldiney7. Par là, où
que l'archaïque, et le plus archaïque, est toujours implicitement là, dans tout le passage du plus ou moins archaïque est réglé par des Stiftungen qui peuvent
problème et question, mais transformé ou transposé dans ce qui est sa déforma- (sans le devoir nécessairement) s'enchaîner à la manière de Husserl c01l1I1le
tion au sein même de l'explicite du problème et de la question. Par là, nous autant de Fundierungen dont l'une présuppose la précédente (les enchafne-
étions à même de retrouver la pensée husserlienne de l'implicite, du potentiel ments ne s'enchaînant pas à leur tour en une unique ou grande chaîne ayant le
(vermoglich), de la sédimentation et de l'habitus, où ce qui est plus archaïque,
continue de faire sentir ses effets: il n'y a plus à rejeter dans l'erreur, de façon 7. Cf par exemple, Penser l'homme et la folie, Jérôme Millon, Coll. «Krisis», Grenoble,
métaphysique, ce qui, comme moins archaïque paraît «dérivé» (étant entendu 1997. Que cette citation, qui sera unique tant nous utiliserons souvent ces concepts pour nous
que cette «dérivation» n'est jamais une «déduction» mais un saut en hiatus), d'un~ importance c~pitale, soit comprise comme la reconnaissance de notre dette à l'égard de H.
Maldiney; sur ce pomt, elle est immense.
mais il reste au contraire à l'analyser dans sa structure qui n'est pas moins (ou
28 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES AVANT-PROPOS 29

plus archaïque comme premier maillon «absolu»), par là s'ouvre la possibilité marche main dans la main avec le mode propre de temporalisation/ spatialisa-
d'une phénoménologie génétique, mais en un autre sens, parce que bien plus tion de la multiplicité issue de la transposition.
large, que le sens husserlien. La Stiftung est en effet toujours coextensive, on le Cela signifie en fait que tout le champ phénoménologique ouvert par les
verra ici d'abondance, de «modes» (Weisen) qui lui sont chaque fois propres, analyses husserliennes se rouvre à nous, mais autrement, et ce, de manière mul-
de temporalisation/ spatialisation de la pluralité originaire des «éléments» qui tiple. Tout d'abord en découvrant que toute Stiftung - et par suite toute sédi-
s'institue à son registre. Outre que cela suppose que la Stiftung le soit toujours mentation de sens (intentionnel pour Husserl) et tout habitus qui lui est lié - ne
de pluralités, et de pluralités originairement potentielles et jamais complète- s'effectue pas, à l'origine, dans et à partir d'une seule et même temporalité ori-
ment individuées (même dans l'actualité où comptent les potentialités elles- ginaire (ce qu'a encore cru massivement Heidegger, il est vrai en portant l'ac-
mêmes), outre donc que ces pluralités ont en commun la structuration cent sur le «présent» comme kairos), mais est chaque fois coextensive, en sa
temporalisatrice/ spatialisatrice de leurs possibles par la même transposition structure, de différentes structures de temporalisation (et de spatialisation),
architectonique avant que, comme chez Husserl, cette structuration ne soit sub- nous conservons, certes, la liaison fondamentale reconnue par Husserl entre
sumée par une commune appartenance à un même genre éidétique - point capi- Stiftung, sédimentation et habitus, mais nous sommes amené à reconnaître qu'il
tal sur lequel nous reviendrons et où un a priori structural paraît plus y a différents types ou plutôt différentes structures de Stiftung, qui doivent à
fondamental que l'a priori éidétique -, cela implique aussi, non seulement, si leur tour faire l'objet, chaque fois, de l'analyse phénoménologique. Ensuite et
l'on veut, une démultiplication (seconde) des éidétiques selon les diverses corrélativement, nous nous donnons par là le moyen de reconnaître analytique-
structures de Stiftung, mais surtout, à son tour, ce qui est rendu possible par ment que ce que nous avons nommé, dans nos travaux antérieurs, l'institution
l'épochè hyperbolique, que la temporalisation en présent muni de ses rétentions symbolique, n'est pas un « système» global homogène et auto-transparent, mais
et de ses protentions - la temporalisation en flux continu d'écoulement du pré- est fait d'une diversité de Stiftungen symboliques qui, pour être traversées du
sent vivant - ne soit plus conçue, comme chez Husserl, en tant que le mode de même «esprit» dans leur élaboration symbolique, ne sont pas nécessairement
temporalisation le plus originaire et le plus universel. On verra ici qu'il est lié à en cohérence (en général: symbolique; en particulier, dans le cadre philoso-
la structure propre à la Stiftung de l'aperception perceptive. Et l'on comprend phique: logique) les unes avec les autres. Dès lors, nous nous ouvrons à la pos-
aussitôt que, si nous avons pu prendre nos distances par rapport à la conception sibilité d'analyser phénoménologiquement la grande complexité interne d'une
husserlienne, ce n'est pas tant par l'élaboration heideggerienne que grâce à institution symbolique, sur la base d'un «fonds» phénoménologique commun à
notre périple à travers la «métaphysique-fiction» qui était déjà, en réalité mais toute institution symbolique, celui offert par l'architectonique de la phénomé-
en creux ou «en négatif », le travail de mise à jour du registre le plus archaïque nologie. Il faut donc entendre que ce qui fait l'originalité d'une institution sym-
de la phénoménologie, d'abord dans la mise en évidence des schématismes de bolique est sa manière propre, d'abord sensible dans son élaboration
phénoménalisation, et grâce à la découverte qui s'ensuit d'une «science» archi- symbolique, de porter l'accent, pour s'élaborer, sur telle ou telle Stiftung en
tectonique de la phénoménologie tout entière. L'épochè en effet, ne signifie réalité à l'œuvre dans toute institution symbolique. Ainsi, dans l'institution
plus, fondamentalement, le suspens ou l'arrêt sur le présent vivant d'un écoule- mythico-mythologique «considère»-pon pour ainsi dire, par le rôle fondateur
ment continu en flux, et par là, nous l'avons suggéré, le cogito transcendantal qui y est assigné aux récits, comme triviale et indigne d'interrogation la ques-
change de sens: mais elle signifie, en fait, le suspens du temps tout entier, tion de la «réalité», alors même que les acteurs sociaux vivant dans cette insti-
quelles que soient ses structures de temporalisation corrélatives d'un registre de tution sont bien à même de distinguer le mensonge de la vérité. De la même
pluralité institué (par Stiftung), et ce, chaque fois, dans l'instantané (exaiphnès) manière, dans l'institution philosophique «considère»-t-on par le rôle fonda-
platonicien, c'est-à-dire dans le revirement, en ce qu'il a d'immaîtrisable, à teur qui y est assigné à la «réalité», comme inessentielles les «histoires»
quelque «registre» architectonique que ce soit, du mouvement (mobilité) au (mythoi) que l'on peut rapporter sur les généalogies royales et divines, alors
repos (stabilité) et du repos au mouvement, du rassemblement (unification) à la même que ces «histoires» continuent de circuler dans la société, mais juste-
dispersion (éclatement) et de la dispersion au rassemblement; revirement ment comme n'étant que des «histoires», sans rapport, ou tout au moins sans
propre, précisément, au clignotement phénoménologique de la phénoménalisa- rapport clairement repérable, avec la réalité. Mais cette manière de porter
tion auquel il s'agit toujours d'amener, par la mise en œuvre méthodique de chaque fois l'accent est la mise en route de l'entreprise que nous nommons de
l'épochè en tant qu'anamnèse du clignotement, c'est-à-dire de l'épochè comme fondation: comme élaboration symbolique, elle procède toujours en réalité
«événement »- ou si l'on veut comme kairos phénoménologique à bien ressai- d'une institution symbolique qui lui donne l'axe et les termes propres de son
sir pour amorcer l'analyse de la structuration qui est chaque fois propre à la travail, si l'on veut, sa langue; ces termes, on peut les relever, mais du dehors
.transposition architectonique d'un registre architectonique à un autre, et qui même de l'élaboration, donc en déformation cohérente, comme la prégnance
30 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS 31

symbolique de tel ou tel «paradigme»: le «paradigme» du récit en phantasia ralement dans le champ des perceptions actuelles et potentielles, externes et
dans l'institution mythico-mythologique, le «paradigme» de «ce qui est tou- internes, même si ce champ, comme le plus évident, semble se confondre avec le
jours », de manière intangible indépendante de nous, dans l'institution philoso- monde même, il n'est peut-être pas le plus essentiel de notre vie, et sans doute
phique. Nous disons «du dehors» et «en déformation cohérente» parce que, de pas, à tout le moins, le plus immense. Il y a aussi tout le champ, que nous portons
cette manière, le «paradigme» ne paraît plus que comme un «ppvilège» arbi- en nous d'une manière souvent très subtile et très obscure, de nos «pensées» et
traire, comme une sorte d'illusion, alors même qu'il s'agit d'une institution de nos «représentations» (expressions linguistiques, souvenirs, anticipations,
symbolique qui, donnant son axe et ses termes à l'élaboration symbolique, per- phantasiai) mais aussi de toute l'affectivité. Il y a encore le champ de ce que l'on
met à celle-ci de s'effectuer et de couvrir, en droit, la mise en sens de la condi- appelle classiquement l'aperception de la conscience, qui n'est pas une percep-
tion humaine dans la problématicité de ses diverses Stiftungen symboliques tion interne, mais cette sorte très étrange de «savoir» sans objet qui fait que nous
héritées. Il ne s'agit donc ni d'une sorte d'erreur ni d'une sorte d'illusion - ce nous savons «éveillés», que tout le champ de nos «pensées», de nos «représen-
ne l'est que quand une institution tombe en déshérence au profit d'une autre, tations» et de l'affectivité nous «accompagne» (comme nous 1'« accompa-
comme on le voit par exemple à travers l'élaboration de la philosophie chez gnons») sans être pour autant actuellement présent dans telle ou telle perception.
Platon -, mais chaque fois de ce qui rend possible l'élaboration d'une sorte de «Présence à soi» de la conscience, en effet, mais dont cela a été une très fatale et
vérité plus large que la «vérité» philosophique et en réalité «partie totale» de très dommageable confusion que de l'assimiler à du présent à soi. Car c'est préci-
la vérité. Car jamais, de «la» vérité, il n'y a de vision ou de conception totale sément une présence qui n'est pas faite, contrairement à ce qu'à cru Husserl, de
et sans reste, comme s'il existait quelque part une institution symbolique pos- présents qui s'enchaînent continûment, mais de fluences, d'instabilités, d'inter-
sible homogénéisant dans une Stiftung globale et «multi-structurale» toutes les mittences, d'évolutions extraordinairement lentes et de fugacités extraordinaire-
Stiftungen qui, dans leur diversité diversement articulée selon les institutions ment rapides, bref, de ce que Descartes encore nommait, à la pointe du doute, laC
symboliques (les «cultures»), font qu'il y a chaque fois malgré tout «une» ins- « confusion» des «pensées», lesquelles étaient pour lui, il est bon de le rappeler,
titution symbolique (une «culture») - mais dont 1'« unité» ne tient sans doute inchoativement sensations, imaginations, volontés, désirs, passions autant que
qu'à ce qui fait la «cohésion» phénoménologique de toute expérience humaine. représentations rationnelles. Or il est, à l'intérieur du champ de la phénoménolo-
Que nous soyons incapables - sinon peut-être dans l'idéologie dont il faudrait à gie, un «domaine» où Husserl aborde l'analyse de ces «phénomènes» de la
cet égard interroger le statut - de concevoir une telle Stiftung globale, à moins conscience: c'est celui de laphantasia, de l'imagination (conscience d'image) et
qu'elle ne se situe, mais de manière précisément inconcevable, dans un Dieu du souvenir. Domaine immense, qui n'a pas été sans lui poser de redoutables dif-
(institution propre du monothéisme), c'est si l'on veut la «finitude» intrinsèque ficultés, mais où s'offre à nous un abord nouveau du champ phénoménologique
de l'institution symbolique, l'une des facettes de l'énigme de notre condition. qu'il a découvert, dès lors que s'effondre, pour nous, le «privilège» ou le «para-
Cela doit en tout cas nous garder d'entretenir le «rêve métaphysique» dont le digme» de la perception. En termes simples, et sans aucun doute encore trop
rôle, à l'instar du Dieu Kantien, ne peut plus être, en toute rigueur, qu'architec- simples: que devient la phénoménologie si l'on aborde l'étude et l'analyse de son
tonique. Mais l'architectonique de la phénoménologie, qui se garde méthodi- champ en relativisant, par sa situation architectonique définie avec précision, la
quement de cette projection des Stiftungen dans une Stiftung censée en détenir prégnance symbolique de la perception (<<externe» et «interne»), et en considé-
les secrets - qui laisse cette tâche à l'élaboration métaphysique -, ne peut rant, comme étant de plus longue portée architectonique, les Stiftungen, avec
apporter de réponse à aucune des grandes questions métaphysiques qui nous leurs différentes structures, qui peuvent s'instituer sur la base de la phantasia
inquiètent: elle peut tout au plus, dans la complémentarité indissociable du (distincte, on le verra, chez Husserl, de la «conscience d'image»)? Donc, que
champ phénoménologique et du champ symbolique, «sérier» les problèmes et devient la phénoménologie si l'on change, en quelque sorte, son «point d'entrée»
questions, permettre d'interroger et d'analyser chaque fois «ce qui se passe» en elle? C'est à la réponse à cette question que, d'une certaine manière, est
dans telle ou telle expérience concrète. consacré tout l'ouvrage que nous présentons ici au public, et c'est la raison pour
Enfin, sur 1'« autre manière» dont le champ phénoménologique analysé par laquelle toute sa première section est consacrée à l'étude minutieuse de la problé-
Husserl se rouvre à nous, une autre chose importante à dire est sans aucun doute matique de la phantasia chez Husserl.
aussi que, à partir du moment où nous reconnaissons la relativité de la conception Cette manière de caractériser les choses est cependant, nous venons de le
d'une temporalité originaire (celle du présent vivant en écoulement), s'effondre dire, trop simple. Car il ne fait pas de doute, d'une autre manière, que la phéno-
ce que l'on a nommé, de l'extérieur comme nous venons de le dire, le privilège ménologie de l'instabilité et de l'inchoativité que Husserl a tentée avec la phé-
(ou le «paradigme») de la perception - que celle-ci soit, au reste, «externe» ou noménologie de la phantasia - elle-même symptomatiquement absente, ou
«interne», car les deux sont liées. Même si, à l'état de veille, nous baignons litté- c'est tout comme, de la pensée heideggerienne -, est susceptible, à tout le
32 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES

moins, d'entrer en résonance avec ce qui, au terme de nos parcours dans la


«métaphysique-fiction», s'est finalement présenté, dans l'architectonique phé-
r AVANT-PROPOS

comme champ de problèmes et questions, il ne faudra jamais négliger, tout


comme d'ailleurs ce fut le cas dans l'intention de Husserl, que cette Stiftung,
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noménologique, comme le registre architectonique le plus archaïque ou le plus elle-même coextensive de ses sédimentations et de ses habitus, demeure, quant
primitif de la phénoménologie, que nous avons nommé le champ proprement à son fond, institution méthodique, sans exaltation toute rhétorique de quelque
phénoménologique ou le champ phénoménologique stricto sensu, fait lui aussi position métaphysique que ce soit, et que son habitus est habitus méthodique de
d'instabilités et d'inchoativités infinies et indéfinies. L'ambition de cet ouvrage l'épochè hyperbolique et de la réduction architectonique, c'est-à-dire habitus à
est donc aussi, nous n'avons pas à le cacher, de trouver, dans la phénoménolo- l'anamnèse du clignotement phénoménologique, en lui-même toujours inopiné
gie de la phantasia, comme l'attestation (Ausweisung) phénoménologique, et immaîtrisable. En ce sens, encore une fois, insistons sur le fait que le plus
dans notre expérience - et cette attestation fût-elle indirecte -, de ce qui se archaïque ne l'est, par rapport au moins archaïque, que par sa situation dans le
joue, sans que nous arrivions à le saisir par «intuition », au registre architecto- clignotement. Tout clignotement phénoménologique a lieu par rapport à deux
nique le plus archaïque de la phénoménologie - de ce qui s'y joue comme dans pôles, l'un dont les éléments sont plus définis - et c'est méthodiquement le
les profondeurs, certes abyssales de l'expérience, et aux limites du pensable, point d'entrée du clignotement -, et qui les fait clignoter entre l'apparition et la
mais ne cesse, depuis la distance de sa transpassibilité et de sa transpossibilité, disparition, l'autre dont les éléments le sont moins, pointant vers l'apparition
de produire ses effets, auxquels l'épochè hyperbolique et la réduction architec- quant, à l'autre pôle, les éléments sont en disparition, et pointant vers la dispa-
tonique doivent nous rendre attentifs. rition quand, à l'autre pôle, les éléments sont en voie d'apparition, ces deux cli-
Un autre élément qui nous a incités à entreprendre cette recherche a été, gnotements s'effectuant, comme nous disons, en écho, et le passage
presque factuellement, la « découverte» que nous faisions à la fin de d'apparition en disparition se faisant dans l'instantané (exaiphnès) du revire-
L'expérience du penser que, dans les récits écrits en forme de mythes, les ment de l'une à l'autre. C'est en quelque sorte par définition, parce qu'ils sont
«êtres» et «choses» mis en scène dans ces récits n'étaient pas à prendre encore plus indéfinis et insaisissables que les éléments qui ont été pris méthodi-
comme autant d'« états» présents successifs, mais, par leurs métamorphoses, quement au départ dans le clignotement, c'est donc en vertu de cette indéfini-
toujours prises dans la chaîne des récits, comme étant originairement et déjà, tion et de cette insaissabilité mêmes, que ces éléments de l'autre pôle du
sans qu'il n'y eût jamais à proprement parler de présents, en rétentions et en clignotement qui clignotent en écho du premier sont dits plus archaïques. Ils
protentions. Or, en étudiant la phantasia chez Husserl, nous découvrions qu'il reçoivent cette appellation dans la mesure où le pôle de leur clignotement
en allait de même, pour lui, des Phantasieerscheinungen, des apparitions de résonne «en profondeur» par rapport au premier pôle, «profondeur» obscure
phantasia, qui, en ce sens, relevaient d'un autre «régime» de temporalisation parce que ses éléments ne paraissent pas avoir été fixés par la Stiftung dont on
que par le présent - «régime» dont nous verrons qu'il est celui d'une présence part et dont on étudie la structure, parce qu'ils ne paraissent! disparaissent en
sans présent assignable, et qui rejoint ce que nous mettions en œuvre depuis elle que par transpassibilité, par «entre-aperceptions» instantanées de trans-
longtemps (depuis Phénomènes, temps et êtres) comme temporalisation en pré- possibilités. Et résonnant de la sorte dans les profondeurs, ils clignotent comme
sence du sens se faisant. relevant d'un autre registre architectonique plus archaïque, lui-même transposé
Dès lors, cela avait un sens de tenter l'entreprise dont nous livrons aujour- architectoniquement par la Stiftung, en déformation cohérente, c'est-à-dire
d'hui le résultat, à condition, cependant, de ne pas faire de ce qui se passe dans comme la «base» phénoménologique obscure, comme l'assise cachée de la
la phantasia un «nouveau paradigme» censé receler ultimement en lui toute la Fundierung qui a lieu, comme chez Husserl, dans la Stiftung. A ceci près, donc,
prégnance symbolique d'une phénoménologie qui serait par là instituée en doc- par rapport à Husserl, que toute Stiftung est pour nous transposition architecto-
trine métaphysique, mais de chercher, par les moyens de la réduction architec- nique et déformation cohérente de sa «base» phénoménologique, transposition
tonique, les articulations, à travers ce qui est aussi une Stiftung de la phantasia, et déformation analysables par la réduction architectonique: les «éléments» du
des instabilités et inchoativités de la phantasia aux instabilités et inchoativités registre architectonique plus ar<;:haïque se sont aveuglément transposés en étant
du registre architectonique le plus archaïque de la phénoménologie. Bien plu- remaniés et redistribués dans le registre fondé, c'est-à-dire qu'ils y
tôt, par conséquent, si, par le moyen de cette attestation phénoménologique, apparaissent! disparaissent, mais non plus tels qu'ils seraient censés
dont nous verrons cependant qu'elle n'est qu'indirecte, nous découvrons, en apparaître/disparaître «avant» ou «sans» la fondation. D'un registre à l'autre
quelque sorte, le «chaînon manquant» entre le registre architectonique le plus de la transposition, il n'y a jamais d'individuation complète de leurs
archaïque de la phénoménologie et le champ concret des problèmes et ques- «éléments », et c'est ce qui distingue la pluralité dont nous parlons ici d'une
tions analysés par Husserl, et si, de la sorte, nous nous rapprochons d'une véri- multiplicité au sens mathématique - nous reviendrons sur ce point difficile dans
table Stiftung ou institution symbolique de la phénoménologie en son entier notre IIIe section. A cet égard, par exemple, on le verra, le «sensible» ou la
34 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES

« sensation» au sens platonicien de ce qui surgit et disparaît dans la genesis, le


devenir, relèvera, architectoniquement, de la phantasia, mais pas le sensible en
tant que hylè sensible toujours déjà mise en forme par la morphè intentionnelle
r AVANT-PROPOS

lie section, nous partirons presque toujours, mais sans souci doctrinal ou histo-
rien, de la lecture de textes de Husserl, répétant les citations parfois longues
d'une manière qui ne paraîtra fastidieuse qu'au lecteur avide de «résultats»
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de la perception; il sera donc quelque chose comme le «sensible» architectoni- immédiats ou épris d'une certaine tournure, académique, de l'écriture philoso-
quement transposé au registre de la phantasia, sans cependant que, par cette phique. C'est en effet dans le détail d'articulations fines, et d'autant plus sub-
transposition, il y ait du phantaston correspondant à la phantasia: s'il y avait tiles qu'elles sont plus fines, que l'on peut saisir, à la fois la complexité de la
un tel phantaston, il serait, on le verra, tout à fait «inconsistant»; dès lors il Sache, et de quoi le phénoménologue (et le philosophe) est réellement capable
sera, pour ainsi dire, le «sensible» hyperboliquement mis en suspens, le «sen- devant la difficulté. C'est avec cet esprit que nous disposerons, de façon inhabi-
sible» clignotant pour lui-même dans les profondeurs de la perception, dans un tuelle, l'abondance de nos citations et le détail de nos commentaires. Mais si,
«avant» transcendantal par rapport à elle, mais aussi et tout à la fois, à ce chaque fois, il s'agira d'abord de comprendre tout à la fois ce que Husserl a
registre architectonique, le «sensible» comme «source» obscure de la phanta- voulu dire et ce qu'il a visé à comprendre comme Sache, comme problème et
sia - donc pas le sensible comme «reçu» ou « aperçu »8. question, ce sera,aussi, chaque fois, pour tenter de prolonger l'analyse depuis
* les possibilités que nous offre notre nouveau départ, et pour en déployer les
* * implications, et ce, toutes les fois que c'est à nos yeux nécessaire, contre
Comme on le voit, si la relativité reconnue de la langue utilisée dans les des- 1'« orthodoxie» de la pensée husserlienne elle-même. Il ne s'agira donc jamais,
criptions et les explications phénoménologiques, associée à la pratique métho- selon un «style» heideggerien qui s'est très largement répandu à sa suite, de
dique de l'épochè hyperbolique et de la réduction architectonique, permet de prétendre «comprendre» l'auteur «mieux qu'il ne s'est compris lui-même», ni
rouvrir un accès au champ phénoménologique analysé par Husserl, elle ne de le «prendre au mot» pour mieux l'enfermer dans une pseudo-logique
signifie pas pour autant un retour «doctrinal» à la pensée et à la pratique hus- «déconstructive» qui est un procès de mots soutenu par un procès en intentions
serliennes, comme si, en matière de phénoménologie, Husserl avait toujours eu ou en naïvetés cachées dont nous serions les seuls à détenir la «vérité»; il ne
la bonne réponse à tout et toujours le dernier mot, mais un retour aux pro- s'agira pas non plus de «corriger» un auteur, Husserl, qui n'est plus là pour se
blèmes et questions phénoménologiques tels qu'ils se sont posés à lui. Non seu- défendre, en supposant que, pour notre part, nous aurions «progressé» dans la
lement, en effet, Husserl est-il le fondateur de la phénoménologie auquel il faut «vérité» de la phénoménologie (qui n'appartient à personne); mais il s'agira
rendre hommage, mais encore (et surtout) ne l'est-il que dans la mesure où ses seulement de tenter de mesurer ce que la phénoménologie devient, sur ses pro-
écrits témoignent d'un extraordinaire souci analytique, d'une attention quasi blèmes et questions propres, en étant prolongée et radicalisée par l'épochè phé-
hallucinante à la précision et au détail, qui demeurent encore la meilleure école noménologique hyperbolique et la réduction architectonique. Ce devenir est
pour se pénétrer de 1'« esprit» phénoménologique et délaisser la propension devenir autre, et s'il est, nous le pensons, fidèle à l'esprit husserlien, il ne l'est
que nous avons tous plus ou moins à nous payer de «grosses coupures», d'em- sûrement pas à la lettre.
bardées métaphysiques. C'est pourquoi, dans cet ouvrage, en procédant à l'ana- Certes, et plus particulièrement dans la 1ère Section, nous aurions pu, selon
lyse de différents types de Stiftungen, dans ce qui constitue l'essentiel de notre les cas, au lieu de citer les textes de Husserl, ou bien en résumer la substance,
ou bien tirer des exemples de notre propre fonds. Mais c'eût été, d'une part,
8. Notons qu'on pourrait relire l'œuvre de Heidegger (et les autres classiques) selon cette supposer Husserl trop bien connu - alors même que, depuis près d'un demi-
méthode, puisque, nous l'avons montré, il a au moins entre-aperçu le clignotement (tout comme siècle d'activités de publication de son œuvre, dans la collection des
par exemple Platon, Aristote, Kant, Fichte, Hegel, Schelling). Mais, au lieu d'ajouter des détermi-
Husserliana, sous la direction des Archives de Louvain, le travail de Husserl,
nations de plus en plus sophistiquées à des déterminations déjà sophistiquées à mesure qu'on
passe d'un registre architectonique moins archaïque à un registre architectonique plus archaïque, dans le détail de sa précision et de sa progression analytiques, reste le plus sou-
et au lieu d'en appeler rhétoriquement à une pensée «méditative» ou «méditante» dont l'injonc- vent mal compris et mal connu (on préfère, et ce n'est pas propre à ceux qui
tion revient à abandonner la partie, nous proposons d'aller méthodiquement de registre en registre «s'intéressent» à la phénoménologie, répéter les commentateurs, même quand
(ceux-ci ne constituant pas nécessairement une chaîne unique comme la grande chaîne métaphy-
sique de l'Être), pour saisir, dans l'à-vif de l'instantané, la transposition d'une indéterrninité tou- ceux-ci, quand ils ont été probes, n'ont voulu qu'introduire à la compréhen-
jours relative à une déterrninité elle-même aussi toujours relative. No~s verro~s que ~ême à. son sion) -; et c'eût aussi été, d'autre part, produire, maladroitement sans doute,
registre architectonique le plus archaïque, l'indéterrninité n'est pas radlcale, malS relatlve, qUOlque des sortes de duplicata d'exemples par ailleurs si précisément et si judicieuse-
toujours inchoative, ne serait-ce que pour la simple raison que nous ne pouvons en dire quelque
chose que depuis la Stiftung, l'institution symbolique. Simplement, si l'on peut dire, et c'est là une
ment décrits par Husserl lui-même. Il entre donc, dans notre parti de citer, par-
manière de passer de la philosophie classique à la phénoménologie, il faut mettre hors-circuit la fois longuement, une manière de rendre hommage, de faire connaître au public
métaphysique, c'est-à-dire la conjugaison de l'Un-être obnubilante parce qu'englobante. philosophique le formidable «atelier» d'un auteur très largement méconnu,
36 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES AVANT-PROPOS
37

recouvert et occulté par les couches successives de métaphysique d'inspiration humain dans sa singularité, que nous n'abordons que par indications, notam-
phénoménologique, mais aussi un souci de reprendre la rigueur extrême des ment à propos du «processus primaire» et de l'institution de l'inconscient sym-
analyses là où le fondateur de la phénoménologie les a laissées. Nous n'avons bolique du sujet (l'inconscient mis à jour par la psychanalyse).
pas à cacher que notre ambition est d'assurer de nouvelles fondations pour la *
phénoménologie, (d'où le sous-titre de notre ouvrage) et que par là, elle * *
requiert un retour rigoureux à la pensée du fondateur. Nous en assumons le C'est finalement une chose digne d'attention et fort paradoxale que ceux
risque en notre époque qui paraît à cet égard bien frileuse ou cynique. A cet qui savent fort bien que «la vie» n'apportera jamais, par elle-même, de
égard, il y aura presque toujours, dans notre reprise, qui se veut prolongement réponses à leurs questions, attendent de la philosophie qu'elle les leur apporte,
et radicalisation par nos propres moyens, le «moment» d'un saut, que nous toutes faites, claires et simples, comme sur un plateau. C'est là se méprendre,
marquerons clairement quand c'est nécessaire: ce «saut», qui est celui que profondément, sur le sens de la philosophie qui, même dans ses versions clas-
nous nous proposons de situer, sera celui du passag~, qu'il n'y a pas chez siques, n'a jamais été qu'élaboration symbolique, et problématique, de ces
Husserl pour des raisons qui s'éclaireront (mais dont le nerf est sa conception questions. Cela pour dire que, loin de vouloir engager un débat, d'avance vain,
de la temporalité et de la temporalisation originaires), au registre architecto- avec les Bouvard et Pécuchet que presque tout le monde s'acharne à séduire
nique pour nous le plus archaïque de la phénoménologie, c'est-à-dire au aujourd'hui, la phénoménologie, qui est elle-même une certaine transforma-
registre des phénomènes comme rien que phénomènes, des schématismes de tion, méthodique, de la pratique philosophique, n'existe elle-même que
phénoménalisation comme impliquant des proto-temporalisations / proto-spatia- comme exigence, et jamais comme corpus tout fait de questions et de
lisations et des temporalisations / spatialisations. Par là, en sens inverse, ce que réponses. Mieux comprendre «ce qui se passe», certes, en sachant que ce que
nous avons nommé par ailleurs le champ proprement phénoménologique ou le l'on en a déjà dit est tout relatif et encore loin du compte, en pratiquant la
champ phénoménologique stricto sensu, s'étend tout naturellement, comme ce rigueur, elle-même relative, d'une méthode, qui doit permettre d'ordonner les
doit être le cas pour une phénoménologie bien comprise, au champ phénomé- problèmes et questions, mais cela, alors même que, de leur côté, dans leur
nologique lato sensu, en offrant la possibilité de comprendre et d'analyser dans façon d'advenir à nous, ils ne se présentent pas à nous n'importe comment:
leur structure intrinsèque toutes les Stiftungen qui s'instituent ou «ont lieu» en voilà ce qu'est, pour nous, la phénoménologie en exercice, avec la conscience
lui, et ce, en principe jusqu'aux Stiftungen ayant les structures les plus élevées devenue aiguë aujourd'hui que tout ce qui relève du «physique» et du «psy-
ou les plus raffinées supposant le plus souvent, comme pour Husserl, des chologique» au sens large ne relève plus, hormis le champ nécessaire de l'in-
enchaînements transcendantalement antérieurs d'autres Stiftungen. De la sorte terrogation épistémologique, de l'élaboration philosophique. Ce n'est
pourra mieux se mesurer - et nous n'en sommes pas, loin s'en faut, le seul juge qu'apparemment une «position de repli». Car c'est sans doute, plus profondé-
-, la fécondité de la transformation et de l'extension que nous proposons de la ment, une «contrainte à l'essentiel». Puisse au moins ce livre arriver à faire
phénoménologie. Pas plus que la phénoménologie comme telle n'appartient comprendre que la pratique de la phénoménologie ne se réduit pas à dire plus
exclusivement à Husserl (le croire serait réduire la phénoménologie à une doc- ou moins joliment (ou lourdement) n'importe quoi de n'importe quoi, et que la
trine parmi d'autres, et l'on sait combien Husserl était lui-même hostile à cette rigueur reconnue mais pas toujours pratiquée des sciences positives n'est pas
réduction «dogmatique» et «doxographique» de la philosophie), pas davan- la seule rigueur désormais possible. S'il y a une hybris dans la phénoménolo-
tage, cela va sans dire, ne nous appartient-elle exclusivement. C'est la raison gie telle que nous pensons qu'il faut la concevoir avec Husserl et au-delà de
pour laquelle nous avons aussi intitulé notre ouvrage Phénoménologie en Husserl, elle est peut-être dans cet acharnement à ne pas reconcer à com-
esquisses, en ayant conscience de ce que, pour tout ce qui fait notre «vie », et prendre, même les choses qui sont apparemment les plus simples - mais le
qui est, malgré les apparences où nous nous tenons tout d'abord et le plus sou- plus simple, quand il n'est pas trivial, est ce qui est le plus redoutable pour la
vent, d'une incroyable et d'une inouïe complexité, nous n'avons jamais eu et compréhension, ce que nous croyons tous savoir alors même que, presque tou-
n'aurons jamais les mots «adéquats». «Phénoménologie en esquisses» parce jours, les mots nous manquent pour le dire.
que, aussi, nous ne proposons dans notre IIe section que l'analyse, ou le début
d'analyse, en soi perfectible, d'un certain nombre de Stiftungen, ayant dû, pour
des raisons de place, remettre à plus tard l'analyse qui reste à faire de la
Stiftung de l'idéalité - en soi extrêmement complexe, l'œuvre de Husserl en
témoignerait déjà à elle toute seule, puisqu'il y va à la fois de l'institution de la
mathématique et de celle de la logique - et de la Stiftung même de l'individu
INTRODUCTION
De la Darstellbarkeit intuitive
dans les aperceptions

§ 1. STIFTUNG ET GENÈSE EN PHÉNOMÉNOLOGIE

Si l'on jette un regard rétrospectif global sur le champ des analyses phéno-
ménologiques tel qu'il a été ouvert par Husserl, on s'aperçoit qu'il est articulé
selon deux perspectives: la perspective statique, celle qui, au fil d'une éidé-
tique des vécus ou des actes de la conscience, étudie la structure de la corréla-
tion noético-noématique au sein du rapport intentionnel, et élucide en quelle
mesure la conscience, transcendantalement réduite, est constitutive, par ses
actes, du sens d'être et du sens d'être-ainsi (Sosein) de ses divers genres d'ob-
jets; et la perspective génétique, celle qui, reprenant les résultats des analyses
statiques, les réinscrivent dans une Histoire de la conscience. Alors que, dans la
première perspective, le Moi de la conscience est un Moi-pôle ou un Moi pur
qui n'est pas un vécu, mais le corrélat du pôle objectif, alors que le Moi concret
y est symboliquement condensé ou «idéalisé» comme le «je pense» (de
chaque fois) qui «accompagne» (chaque fois) «toutes mes représentations »,
donc comme le centre vivant (chaque fois) des rayons intentionnels, dans la
seconde perspective, le Moi de la conscience est le Moi concret, qui n'est pas le
Moi psychologique (empirique), mais le Moi qui a été engagé et qui est engagé
dans une Histoire transcendantale (Geschichte), c'est-à-dire dans des enchaîne-
ments temporels réglés en genèse où le tout de l'expérience n'est pas considéré,
même potentiellement, comme donné en une fois. Le concept-clé qui articule
les deux perspectives est celui d'aperception, c'est-à-dire, au sens le plus géné-
ral, celui de perception d'un coup, qui «donne» bien plus, au moment où elle
se produit, que ce qu'elle paraît immédiatement donner. En ce sens, comme l'a
révélé l'analyse statique de la corrélation intentionnelle noético-noématique, et
si l'on excepte le sens fluant que Husserl a parfois attribué au concept de per-
ception - notamment dans les Leçons sur la conscience intime du temps où il
lui arrive de l'assimiler à l'Empfindung de l'Urimpression -, toute
«perception», au sens large, est aperception. Il faut bien qu'elle le soit pour
qu'il y ait tout simplement intentionnalité, c'est-à-dire débordement du sens
intentionnel sur ce qui est actuellement (jetzt) perçu, ou, pour reprendre une

1
40 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 41

formule célèbre de la traduction française des Méditations cartésiennes par tions atomiques, les plus simples et les plus archaïques, mais elles sont en fait
Lévinas et Peiffer, «excès de l'intention dans l'intention elle-même ». introuvables - est historique, ou a une structure historique: une structure «en
Or, la question posée dans la perspective de la phénoménologie génétique couches» de sens intentionnels successivement sédimentés auxquelles corres-
est celle, qui sera la nôtre ici, de l'origine des aperceptions. Car la conscience pondent autant d' habitus, ces sédimentations de sens les unes sur les autres
n'a pu se trouver toute prête et tout armée pour mettre en sens (et ici, en sens ayant eu lieu au fil d'une Histoire. Par là, les Stiftungen successives constituent
intentionnels) l'expérience du monde et de la pensée. Et à cette question, autant d'événements «transcendantaux» de la vie, extrêmement complexe et
Husserl propose, on le sait une réponse: cette origine est à chercher dans une enchevêtrée, de la conscience. S'il y a un Moi concret (et non le Moi pur ou le
Urstiftung, une institution originaire, acte qui est la première institution de Moi-pôle de la phénoménologie statique) dans la phénoménologie génétique, il
l'acte d'aperception. Et cette Urstiftung est aussitôt coextensive d'un habitus, est tout dans la manière singulière dont s'est chaque fois «historicisée» en lui
qui est une sorte de disposition permanente potentielle, échappant au vicissi- l'institution symbolique, depuis la rencontre de ce «tout premier objet» qu'est
tudes du temps, à effectuer, dans la répétition, la même aperception, retrouvant l'autre, lequel, déjà, lui a transmis des pans entiers de l'institution symbolique.
le même sens intentionnel, qui est donc sens «sédimenté », lui aussi potentiel Car par ailleurs, on le comprend, et c'est au moins l'une des dimensions essen-
avant sa réactivation: je n'ai pas besoin, en effet, de me souvenir de la première tielles de son énigme, l'institution symbolique, qui a elle-même sa propre histo-
fois que j'ai effectué telle aperception pour la réeffectuer et surtout pour la ricité collective sur laquelle il nous faudra revenir, est, pour ainsi dire, «la
re-connaître avec son sens intentionnel dans une Nachstiftung. On pourra même», au moins globalement, pour tous: la singularité du Moi concret s' ins-
s'étonner, en lisant Husserl, de ne pas trouver une explicitation proprement crit sur fond d'un monde commun. L'égologie transcendantale du Moi concret
phénoménologique ou proprement génétique du «moment» même de est donc, dans la perspective génétique, indissociable de l'intersubjectivité
l'Urstiftung, et nous y reviendrons abondamment. Mais il faudra aussitôt transcendantale - problème abordé par Husserl quand il s'est efforcé de penser
remarquer que cet étonnement peut avoir quelque chose de métaphysique dans une monadologie transcendantale. C'est dans cette mesure aussi que les ana-
la mesure où l'explicitation attendue ne peut y être donnée pour des raisons de lyses génétiques ne se borneront pas à une sorte d'inventaire tout positif des
principe, qui tiennent à la nature même de la phénoménologie: l'institution ori- «événements» (Stiftungen) de la vie de la conscience: car ce qui est chaque
ginaire et la Stiftung qu'il y a dans toute Nachstiftung relèvent de ce que nous fois institué (gestiftet) dans cette vie est une aperception, pour Husserl un acte
nommons l'institution symbolique, et celle-ci, nous le savons, est sans origine d'aperception, avec sa structure intentionnelle et donc son essence. Les corréla-
proprement phénoménologique. Ce caractère est attesté, chez Husserl, par le tions éidétiques doivent s'y retrouver dans ce qui doit «motiver» phénoméno-
fait que, coextensive des «habitualités» et des sédimentations, elles-mêmes logiquement les enchaînements temporels successifs des institutions et des
indépendantes du déroulement temporel, la Stiftung est corrélative de l'acquisi- aperceptions, et des articulations éidétiques impossibles doivent impliquer des
tion, et donc de l'apprentissage et de l'éducation - ce qui n'exclut pas, dans les enchaînements impossibles. Mais cela a pour effet en retour que la genèse phé-
phases de ce que nous nommons «réélaborations symboliques », que de nou- noménologique conçue par Husserl est «rationnelle» ou philosophique, écrite
velles Stiftungen, donc des Urstiftungen ne puissent avoir lieu. en langue philosophique.
On se demandera, dans ces conditions, de quoi peut se nourrir la phénomé- Que cela soit un inconvénient n'apparaît certes pas immédiatement. Nous
nologie génétique. C'est simplement, si l'on peut dire, de la découverte, tout à avons bien dit que la Stiftung - sans aller jusqu'à l'Urstiftung dont il faut, nous
fait capitale chez Husserl, et le plus souvent négligée ou mal comprise, qu'à allons le voir, remettre en cause la notion comme notion universelle -, l'institu-
l'ordre de Fundierung (fondation) des aperceptions plus ou moins complexes tion symbolique, est sans origine proprement ou exclusivement phénoménolo-
rencontré dans l'analyse statique, doit correspondre, mais pas nécessairement gique. Dans le cadre husserlien, il n'y a, du point de vue phénoménologique,
terme à terme, un ordre génétique ou temporellement articulé des Stiftungen de rien à reprocher à Husserl. On peut même dire qu'il a eu, quoi qu'il en fût de
sens intentionnels - ainsi, si l'expérience d'autrui est rencontrée méthodologi- ses naïvetés concernant l'Histoire, la société et la politique, une «perception»
quement en dernier dans la perspective statique comme ce qui doit assurer l'in- extrêmement fine de ce qui constitue la dimension culturelle et historique de
tersubjectivité transcendantale des analyses, à savoir leur intelligibilité et leur notre vie: il est vrai que celle-ci consiste, tout d'abord le plus souvent, pour
transmission, elle est, dans l'ordre génétique, la première, celle sans laquelle il l'essentiel, en habitus (<<habitualités»), en dispositions à apercevoir, et corréla-
n'y aurait pas d'Urstiftung, donc d'aperception, parce qu'il n'y aurait tout sim- tivement, en couches de sens sédimentées, réactivées dans le passage, en sens
plement rien, concrètement, qui soit susceptible de faire du sens. Ainsi en inverse, répété selon les circonstances de la vie concrète, de l'habitus de la
découvrant, dans la première décade du siècle, la perspective génétique, puissance à l'acte d'apercevoir; il est vrai aussi que cette sédimentation a lieu,
Husserl découvre que toute aperception - à l'exception peut-être des apercep- non seulement au fil de notre Histoire individuelle, mais aussi au fil de
42 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 43

l'Histoire collective. Dans nos termes, nul, sans doute, n'a été, autant que s'apercevoir qu'il «homogénéisait» chaque fois un corpus symbolique en réa-
Husserl, à même de saisir dans toute son extrême subtilité ce qui fait la «vie» lité très complexe et protéiforme), ou bien, ce que nous avons tenté et ce que
de l'institution symbolique, à même le plus élémentaire 1. Mais cette finesse, nous tentons, élargir la phénoménologie, la refonder et la refondre. En particu-
précisément, pose une question: est-ce sûr que l'enchaînement des Stiftung en lier, en portant la question de la genèse, au-delà de cette sorte de mur concep-
soit universellement réglé par des lois éidétiques qui permettent de mettre de tuel qu'est la Stiftung (parce que l'on sait déjà de quelle aperception elle est
l'ordre, de s'y retrouver dans les divers types d'actes d'aperception, et en parti- l'institution), jusqu'au cœur de la Stiftung elle-même2 , moyennant la réduction
culier, par l'analyse des structures noético-noématiques, dans leurs manières de architectonique et la transposition architectonique du langage phénoménolo-
s' «étager», par Fundierung, les unes sur les autres? Sur ce chemin, déj à, se gique dans la langue. Problème extrêmement délicat si l'on ne veut pas, ici,
posent ce que nous pourrions nommer les aperceptions «élémentaires », dont proposer une sorte de «déduction» métaphysique des aperceptions à partir d'un
les types éidétiques sont mutuellement hétérogènes: perceptions, souvenirs, fonds plus originaire que l'on se donnerait pour les besoins de la cause.
anticipations, phantasiai, aperceptions d'autrui, etc., et nous allons y revenir. L'élargissement de la phénoménologie, nous le proposons, on le sait, d'une
En attendant, puisqu'on peut aussi bien admettre cette pluralité originaire dans part par la prise en compte du langage phénoménologique, des phénomènes de
l'unité d'une genèse ou d'une Histoire, est-ce sûr que l'historicité interne de langage et des Wesen de langage - le langage étant ici à distinguer rigoureuse-
l'institution symbolique, et notre historicité interne concrète soient dès lors ment de la langue, toujours symboliquement instituée -, c'est-à-dire de la
pour ainsi dire, ipso facto, philosophiques? On sait que, dans sa- lucidité: Sinnbildung, à distinguer rigoureusement de la Sinnstiftung, puisque la Bildung,
Husserl a bien compris que cette sorte de «postulat», très lourd, que l'on peut la formation du sens en train de se faire, n'est pas la Stiftung, l'institution du
dire «rationaliste», ne pouvait se tenir que moyennant une «téléologie univer- sens, puisque le sens qui se forme, et ne se forme que dans la temporalisation/
selle de la Raison» qui devait faire, tant sur le plan méthodologique que sur le spatialisation en présence, n'est pas le sens qui s'institue, et qui est déjà,
plan analytique, de la genèse de la conscience et de l'intersubjectivité (le col- comme sens intentionnel dans son acception husserlienne, une sorte d'éclat, de
lectif, le social), une genèse phénoménologique sans rupture ou sans accident. condensé ou de morceau, proche de la signification, du sens en train de se
Or nous savons que notre Histoire individuelle n'est pas «rationnelle», pas faire; et d'autre part par la prise en compte corrélative, mais plus lointaine, plus
plus que notre Histoire collective - même si le «rationalisme» impénitent aura difficile à mettre en évidence, des phénomènes hors-langage (hors du langage
toujours la ressource (un peu paranoïde) d'aller chercher des «ruses de la phénoménologique), des phénomènes-de-monde comme relevant d'autres
Raison». Et nous savons, l'anthropologie culturelle nous l'a montré, qu'il y a «structures» de temporalisation/ spatialisation que nous nommons proto-tem-
d'autres cultures que la nôtre, d'autres institutions symboliques que la nôtre, poralisation/ proto-spatialisation, plus «archaïques» (architectoniquement) que
que l'on ne peut malgré tout pas qualifier, au moins par la langue et la cohé- celles qui donnent lieu à la présence, puisqu'elles ouvrent aux dimensions ou
rence qui se parlent entre elles, de tout à fait «irrationnelles ». On peut par aux horizons de l'immémorial et de l'immature. Dans cette perspective, rappe-
exemple trouver, dans les formes de pensée mythique, mythico-mythologique lons que nous nommons transpositions architectonique le passage, que l'on ne
et mythologique, de tout autres formes d'enchaînements génétiques - où les peut relever qu'architectoniquement, par la réduction architectonique, et nulle-
articulations éidétiques ne jouent pratiquement aucun rôle - que dans les ment dans un présent vivant en flux, des entre-aperceptions de langage qui tis-
formes d'enchaînements génétiques mises en œuvre chez Husserl. Or, cela sent le sens se faisant en langage (en présence), aux aperceptions de langue,
signifie, si l'on garde comme juste, du point de vue phénoménologique, le c'est-à-dire aux aperceptions énonçables en langue, quelle que soit la difficulté
complexe conceptuel formé par Husserl entre Stiftung, aperception, habitus, ou la subtilité de cette énonciation, ces aperceptions étant toujours déjà codées
sédimentation et Histoire, que les aperceptions mises en jeu dans d'autres cul- par la langue, instituées par elle, ou pouvant toujours, à tout le moins, être reco-
tures (d'autres institutions symboliques) ne sont pas les mêmes, au moins jus- dées (réélaborées symboliquement) par elle. C'est dire, alors même que le
qu'à un certain point, que les aperceptions mises en jeu dans la nôtre, et qui «référent» des phénomènes de langage ne peut consister qu'en les phéno-
nous paraissent les plus évidentes. mènes-de-monde hors langage, que le «référent» de la langue ne peut, au fil de
Cette situation ouvre sur deux possibilités: ou bien nous devons renoncer la transposition architectonique, consister qu'en ce qui est là, présenté, dans
Comme phénoménologues et abandonner le terrain à l'anthropologie qui tente une Darstellung, par les aperceptions de langue, et que cette Darstellung est
d'étudier les autres institutions symboliques (les autres cultures) selon une tout d'abord à prendre, ici, au sens où elle s'exhibe dans ce que Husserl nomme
méthode plus ou moins intrinsèque (ce que le structuralisme a voulu être sans
2. Cf notre ouvrage: L'expérience du penser, Philosophie, mythologie, phénoménologie,
1. Cf par exemple, Hua Xv, texte n° 5. Nous y reviendrons longuement. Jérôme Millon, coll. «Krisis », Grenoble, 1996.
44 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 45

l'attitude (ou l'installation) naturelle3 . Si bien que, si nous y réfléchissons, approximation à l'aperception de langue, à son «remplissement intuitif», qui
nous avons une chance de saisir quelque chose de la transposition architecto- n'est jamais absolu, sinon dans l'abstraction d'un passage à la limite.
nique dans le mouvement de ce que nous nommerons la Darstellbarkeit propre En d'autres termes, le paradoxe de la phénoménologie de Husserl est que,
à l'aperception, et même, jusque dans les analyses de Husserl, dans les mouve- par la finesse de ses analyses, elle ouvre à des horizons qui portent au-delà de
ments de Darstellbarkeit intuitive propres aux divers types éidétiques d'aper- leur mise en forme conceptuelle, tributaire, il est vrai, de l'Histoire, du moment
ceptions qu'il examine et que nous avons désignés comme «élémentaires» historique où Husserl a commencé à réfléchir. En distinguant, comme il l' a fait
(perceptions, souvenirs, phantasiai, etc.) Car si, chez Husserl, toute aperception dès les Recherches logiques, fût-ce au prix de l'abstraction de la sphère du
est aperception de quelque chose, elle l'est de quelque chose qui peut être (sans logique pur, signification ou intention de signification et son «remplissement»
le devoir nécessairement) en voie de Darstellung intuitive, sans que jamais intuitif, et en distinguant, dans l'intuition, ce qui est proprement déterminé
pour autant, cette Darstellung puisse pour ainsi dire saturer d'intuition. Il reste (dargestellt) et ce qui demeure indéfiniment déterminable (et par là relative-
en effet, dans toute aperception, du vide intuitif - et nous verrons même que ment indéterminé), Husserl a posé une question qui demeure irréductiblement
sans lui il n'y aurait pas d'intentionnalité. Notre hypothèse sera en quelque phénoménologique, c'est-à-dire qui ne peut pas se re-clore dans une conceptua-
sorte que ce vide est la «mémoire» ou la «trace» de la transposition architecto- lité philosophique stable et assurée - ce que traduit la formule célèbre des
nique au niveau même de l'intuition. Et que cela a pour conséquence de chan- Méditations cartésiennes sur l'excès de l'intention dans l'intention elle-même.
ger le sens ou le statut de l'intentionnalité. Car, pour parler en termes hégéliens (dans l'Introduction à la Phénoménologie
Celle-ci est classiquement, chez Husserl, non pas, comme on le croit très de l'esprit), 1'« unité de mesure de la conscience» est à ce point changeante
stupidement aujourd'hui, rapport d'un sujet à un objet, mais visée de sens, et, qu'elle ne peut se fixer, comme chez Hegel, par un absolu, ni se recoder suc-
s'il s'agit d'un objet, visée de son sens d'être (Seinssinn) et de son sens d'être- cessivement, toujours comme chez Hegel, par des approximations de plus en
ainsi (Sosein) , par un sujet au sein duquel ce sens se constitue comme sens plus fines de l'absolu. S'il y a de telles approximations chez Husserl, elles sont
intentionnel, dans lequel l'apparition, ou plutôt les apparitions de l'objet pren- toujours méthodologiques, c'est-à-dire provisoires, fixées par le niveau archi-
nent le sens d'être précisément apparitions de l'objet. Au sein de la conscience tectonique d'analyse, et donc sujettes à révision, au fil de la démarche en zig-
(du sujet), ce qui, proprement, est chaque fois intuitionné est ce qui, chaque zag. Quant à la question qui nous préoccupe à présent de la Darstellbarkeit
fois, se donne comme apparition - toute la difficulté étant, on s'en aperçoit, le intuitive, cela signifie que les termes (philosophiques) dans lesquels s'analysent
découpage des apparitions à la mesure du sens mais aussi à la mesure de ce les structures de l'intentionnalité constituent une sorte de système d'axes de
«chaque fois». Quoi qu'il en soit, et dès la perception, ou plutôt l'aperception coordonnées qui n'est pas le seul et l'unique, ces termes ne désignant jamais,
perceptive de l'objet «externe», là ou la saturation intuitive paraît la plus évi- chez Husserl, les «entités métaphysiques» qu'on a voulu y voir jusqu'ici (à la
dente dans l'attitude naturelle, il n'y a, nous le verrons, aucune apparition qui suite de Heidegger). Avec notre hypothèse nous proposons, en quelque sorte,
sature l'intuition, et l'aperception perceptive, donc l'intentionnalité, se produit un changement de système d'axes de coordonnées, où les structures intention-
de cette non saturation même, comme si le vide intuitif appelait le sens inten- nelles doivent chaque fois être envisagées avec les structures de leur temporali-
tionnel comme un «appel d'air». C'est dire qu'il y a, dans cette Darstellung sation/ spatialisation. Cela, nous pouvons précisément nous le permettre à la
intuitive, de la Darstellbarkeit (intuitive) et que celle-ci est indissociable de mesure de l'élargissement et de la refonte que nous proposons de la phénomé-
l'aperception perceptive. Nous aurons l'occasion d'étudier de près cette indis- nologie: nous savons, à tout le moins, que la structure uniforme de la tempora-
sociabilité et la structure temporalisatrice/spatialisatrice, dans ce cas, de l'in- lisation en flux du présent vivant muni de ses rétentions et de ses protentions
tentionnalité. Mais nous pouvons déjà dire qu'elle est le témoin ou la trace de n'est pas structure universelle; nous allons voir qu'elle correspond à un certain
la structure même de la Stiftung qui y a été à l'œuvre comme Stiftung (ou type de transposition architectonique, au terme de laquelle s'institue l'apercep-
Urstiftung) à la fois de l'aperception et de sa temporalité particulière, donc le tion stable d'un objet durable, l'aperception perceptive d'un Vorhandensein au
témoin ou la trace de la transposition architectonique par laquelle une apercep- sens heideggerien.
tion de langue, dont il faudra corrélativement préciser le statut, s'est instituée L' «unité de mesure de la conscience» est changeante, cela veut dire aussi,
en aperception fixe et stable (par son habitus et son sens sédimenté) d'objet. ce qui est une découverte capitale, que les «objets» d'étude phénoménolo-
S'en trouvera éclairé autrement le passage de la «signification» (Bedeutung au gique, les Sachen selbst auprès desquelles il faut, un maximum, se tenir, sont
sens large, pas nécessairement logique), que l'on peut assimiler en première elles-mêmes changeantes, qu'elles subissent, selon l'expression de Merleau-
Ponty, des «déformations cohérentes» lors de leur passage d'un niveau archi-
3. Nous empruntons à B. Besnier l'expression judicieuse d' «installation » pour Einstellung. tectonique à un autre: ainsi lors du passage de la «signification» linguistique,
46 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 47

de l'aperception de langue, à la Darstellung intuitive de sa «référence», où la totale - un peu comme la langue est vivante chaque fois que nous parlons. Sans
«signification» n'est déjà plus ce qu'elle était censée être, et autant lors du pas- aller jusqu'à parler des phénomènes (proprement phénoménologiques) à la
sage de cette Darstellung à la mise en évidence des obscurités ou des vides de la manière quasi-métaphysique dont Heidegger parlait de l'être, on peut néan-
Darstellbarkeit, le toùt étant lui-même déformé de façon cohérente selon les moins dire que dans tout cela, si les phénomènes restent le plus souvent inaper-
termes (les axes) de référence choisis pour l'analyse. Ce même tout est aussi en çus, c'est en vertu de leur invraisemblable subtilité, qui est la subtilité
déformation cohérente, telle sera la visée principale du présent ouvrage de le immaîtrisable et inopinée du clignotement phénoménologique de la phénomé-
montrer, et en déformations cohérentes différenciées, selon que la Darstellung nalisation. Et c'est là, proprement, l'horizon dont nous parlions, et dont nous
intuitive, et sa Darstellbarkeit, est «sensible» (aperception perceptive), «imagi- disions que Husserl l'a ouvert au-delà de sa phénoménologie, c'est-à-dire de sa
native» (aperception dans la phantasia) ou «intellectuelle» (ce que nous nom- mise en forme conceptuelle de la phénoménologie. Il nous faut reprendre, au fil
merons provisoirement, par extension, aperception éidétique): car, nous le de la rigueur de ses analyses, la question de l'ouverture de l'institution ou du
verrons, la prise en compte, dans la structure de la Stiftung, des structures de champ symbolique à la dimension phénoménologique, et mesurer, à travers dif-
temporalisation/ spatialisation de l'intentionnalité montre qu'elles sont chaque férents types d'ouverture choisis sur des cas symboliquement repérés pour nous
fois différentes, qu'elles «participent» donc à différentes structures de Stiftung, - différents types d'aperceptions, et donc différents types de Stiftungen (per-
donc de transpositions architectoniques différentes - par exemple, si quelque ceptives, de souvenir, de phantasia, etc.) que nous devrons passer en revue -,
chose de laphantasia s'institue comme objet, il ne peut l'être, en tant qu'objet, l'inhomogénéité essentielle de notre institution symbolique, ce qui nous obli-
que comme objet «fictif» ou «imaginé» (<<phantasmé») et nullement comme gera à revenir sur l'inhomogénéité essentielle de toute institution symbolique,
objet «réel» ou effectivement perçu; de même, si l'eidos s'institue comme et nous donnera l'occasion de revenir, en phénoménologues, sur ce qu'il en est
objet, il ne peut l'être, en tant qu'objet, que comme «objet» trans-spatial et de la perception, du souvenir, de laphantasia ou de l'autre, etc., dans d'autres
trans-temporel, délivré du contexte pratique de sa temporalisation/ spatialisation. institutions symboliques que la nôtre, en particulier dans l'institution mythique,
On voit l'immense complexité du problème. Elle est démultipliée d'autant si mythico-mythologique ou mythologique. Nous mesurerons mieux, de la sorte,
nous remarquons que les déformations dont nous venons de parler ont toutes que si toute .institution symbolique est globale, elle n'est pas pour autant totale,
lieu dans notre institution symbolique, et plus particulièrement dans celle où à moins de pratiquer cette mise à plat qui l'homogénéiserait, comme dans le
nous nous mouvons de la philosophie. Les phantasiai mythologiques n'ont structuralisme, en un seul objet où tout est dans tout. Sous un angle plus pra-
jamais prétendu présenter des objets, et avant la philosophie, il n'a jamais été tique ou plus méthodologique, il s'agira ici de nous exercer à la réduction
question d'eidè - la question de l'eidos y était en quelque sorte cachée dans un architectonique sur différents cas typiques d'aperceptions et de Stiftungen pour
angle mort de l'institution symbolique. Sans vouloir reprendre, ici, la sorte de y montrer comme y affleure, à même l'élaboration symbolique de Husserl - sa
voyage exodique que nous avons tenté dans L'expérience du penser - il nous réélaboration symbolique de la philosophie dans ses analyses -, la dimension
suffit pour l'instant d'y avoir mis au point les concepts de transposition archi- pour nous proprement phénoménologique. Car la singularité de Husserl, ce qui
tectonique et de réduction architectonique -, il nous faut garder présent à l'es- justifie le privilège que nous lui accordons, et qui peut paraître exorbitant,
prit le regard que nous y avons affiné sur ces choses «étrangères» pour ne pas réside sans doute dans le fait, qui en a fait le fondateur de la phénoménologie,
nous précipiter sur ce qui n'est évidence que pour nous. L'essai que nous ten- qu'il semble avoir oublié un instant la philosophie au contact, extraordinaire
tons à présent est un retour de ce voyage, comme si, à l'instar d'Ulysse, nous chez lui, du concret, pour la retrouver autrement dans l'élaboration philoso-
ne reconnaissions plus tout d'abord le rivage d'Ithaque. phique (et donc symbolique) de ce même concret. Le tout est de savoir s'orien-
Il s'agit donc, cette fois, d'un voyage «au dedans». C'est-à-dire au-dedans ter dans ces analyses, de retrouver après lui la Sache selbst qui ouvre une plaie
de notre institution symbolique, de ce qui, tout d'abord et le plus souvent, nous non cicatrisable dans la conceptualité philosophique classique, bref de retrou-
traverse de part en part et nous soutient, à travers nos aperceptions, nos habitus ver la question proprement concrète et phénoménologique qui y est abordée et
et nos sens sédimentés. C'est le moment de dire aussi que, tout d'abord et le cela pour ainsi dire avant qu'il ne s'épuise, comme il l'a toujours fait sans
plus souvent, nous ne vivons pas «en régime» de phénoménologie et de phéno- jamais en être totalement satisfait, à s'efforcer de la traiter en la mettant en
ménalisation, mais à travers et soutenus par les innombrables habitus que nous forme conceptuelle.
avons acquis et que nous acquérons encore: le dit «régime» n'en est pour ainsi Dans cette perspective, nous l'avons dit, l'intentionnalité, qui est à l'œuvre
dire que la base souterraine, «active », cependant, à sa manière, dans la mesure dans toute aperception, est à prendre, en tant que visée de sens intentionnel,
où l'institution symbolique avec ses habitus et ses sens sédimentés n'est pas de comme la trace de la manière dont s'est effectuée, à l'aveugle, la transposition
part en part machinale, mais au moins vivante pour une part, qui est chaque fois architectonique du langage à la langue dans la Stiftung (ou l'Urstiftung, s'il y
48 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 49

a en a une: point sur lequel nous reviendrons) de l'aperception. A travers les chose comme ce que Husserl nomme une «indéterminité déterminable». Bien
aperceptions perceptives, les aperceptions de souvenir, les aperceptions de la sÛT, nous «savons» toujours déjà, d'un savoir que nous avons appris au cours
phantasia, les aperceptions de langue (au sens restreint de Husserl, envisagé de notre accession à l'institution symbolique d'humanité, ce que sont les
par la Bedeutung logique), et les aperceptions intersubjectives, nous allons voir choses, et ce savoir, essentiellement d'ordre pratique, a fort bien été analysé par
que cette trace, qui se repère sur le mode propre de temporalisation/spatialisa- Heidegger dans Sein und Zeit: grosso modo, choses relevant de l'usage pra-
tion de l'intentionnalité elle-même instituée dans la Stiftung de l'aperception, tique (Zuhandensein), choses dont on se sert (outils, ustensiles, objets utili-
est chaque fois différente. Il s'agira, par là, de mieux comprendre, à travers la taires), et choses qui, pour une part, y échappent (Vorhandensein), comme les
démultiplication des Stiftungen symboliques d'une même institution symbo- choses «naturelles», les premières pouvant entrer dans la «catégorie» des
lique, les divers registres architectoniques de notre institution symbolique, et ce secondes lorsqu'elles sont prises hors de leur sens d'usage. Si, en première
qui, chaque fois, en eux, «joue» de manière furtive et subtile comme dimen- approximation, les premières sont toujours «humaines» en ce qu'elles impli-
sion phénoménologique. C'est par là surtout que, encore une fois, nous serons quent un rapport pratique de l'homme au monde, les secondes, qui paraissent
en mesure de réinterroger, depuis la phénoménologie des types d'aperceptions indépendantes de nous, conduisent plutôt à un rapport théorique: rapport en
que nous avons dits «élémentaires », le statut phénoménologique qui leur Cor- lequel ces choses paraissent ne pas nous avoir attendus et ne pas devoir nous
respond dans d'autres institutions symboliques que la nôtre. En sachant que attendre pour être. Et ce rapport rejaillit sur les premières puisque si le marteau
tous ces registres sont le plus souvent enchevêtrés dans l'expérience, et de est fait pour marteler ou la table pour s'attabler, nous savons que nous rencon-
façon inextricable dans le cours de notre vie, ce que Husserl savait fort bien trerons demain le marteau ou la table que nous avons rencontrés hier. C'est
aussi, il s'agit en un sens, de réinstaller la phénoménologie dans la philosophie, cette stabilité des choses à travers les vicissitudes du temps, le Vorhandensein,
c'est-à-dire, si cela nous est permis, et dans le même sens, de poursuivre les qui paraît, déjà, constituer leur assignation précise, leur détermination dans
efforts de Husserl. Et pour cette réinstallation, il faut un minimum de repères l'ordre du monde. Quand nous percevons les choses, qu'elles relèvent du pre-
philosophiques qui nous sont tout d'abord fournis, ici, par une sorte d'éidétique mier ou du second groupe, nous croyons savoir précisément ce qu'elles sont -
des aperceptions élémentaires, quitte à nous rendre compte, chemin faisant, que même si nous ne savons pas toujours, loin s'en faut, ni pourquoi ni comment
décidément tout cela se tient ensemble dans l'expérience. Comme nous le mon- elles sont là.
trerons ici, le «type» le plus étrange et le plus «dérangeant» d'aperceptions En réinsérant l'analyse des choses dans le contexte humain et quotidien de
qui nous est fourni, dans notre institution philosophique, par la phénoménolo- l'être-au-monde - dans les structures du Dasein humain -, et en distinguant
gie husserlienne, est celui de la phantasia (dont nous verrons qu'elle n'est pas Zuhandensein et Vorhandensein, Heidegger a incontestablement apporté
«l'imagination») et des phantasiai: «type» tellement important, par tout ce quelque chose d'essentiel à l'élucidation de notre rapport aux choses du monde
qu'il implique pour la phénoménologie, que nous consacrerons toute notre extérieur, ne fût-ce qu'en montrant que le plus originel de ce rapport n'est sans
1ère section à son étude détaillée. Avant d'y venir, cependant, il nous faut, au doute pas, comme la tradition l'a plus ou moins cru jusqu'à Husserl, le rapport
moins provisoirement dans cette Introduction, délimiter le cas, auquel Husserl perceptif, mais dans nos termes, l'institution symbolique4 des réseaux symbo-
s'est toujours (naïvement ou trop précipitamment) référé, parce que, sans doute, liques de significabilité (Bedeutsamkeit) - réseaux multiples -, en lesquels se
il le considérait (par l'institution philosophique) comme le plus simple: le cas '.;
prend ce rapport, et où s'instituent, d'un seul et même mouvement, homme et
de ce que nous nommerons les aperceptions perceptives d'objets extérieurs ou monde, au sein d'une sorte de savoir, qui n'est pas science, mais qui est acquis
« transcendants». et appris par chacun depuis l'enfance, et qui est celui de l'institution symbo-
j lique elle-même, le plus souvent, pour tout un chacun, latent ou inconscient. Le
i' plus important demeure cependant aujourd'hui - après la vague structuraliste
'i.
§ 2. LES APERCEPTIONS PERCEPTIVES (EXTÉRIEURES) ~ qui a sans doute trop unilatéralement pris le symbolique pour un objet, et par là
ET LA TEMPORALISATION UNIFORME. PREMIÈRE APPROCHE. pour quelque chose qui est censé être saturé par les déterminations de ses signi-

Lorsque dans l'attitude naturelle, nous percevons les choses du monde exté-
rieur en toute clarté, lorsqu'elles nous apparaissent bien distinctes les unes des
1
1
•. ficabilités -, d'insister sur le fait qu'aucune signification symbolique n'est satu-
rée de son sens, que le «savoin symbolique est toujours un savoir partiel,

autres et bien découpées, dans une subsistance qui assure leur stabilité, il paraît ~ 4. Pour le concept d'institution symbolique, voir par exemple le Liminaire à notre ouvrage
difficile de s'imaginer qu'il y a, non pas certes en elles-mêmes (mais qui sait ce L'expérience du penser. Phénoménologie, philosophie, mythologie, Jérôme Millon, coll. «Krisis »,
qu'elles sont en elles-mêmes ?), mais dans leur perception même, quelque Grenoble, 1996.
50 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 51

ouvert à l'expérience humaine par une relative indétermination sans laquelle, thèses, que, par rapport au corps, la chose n'apparaît (erscheint) que dans des
précisément, il n'y aurait pas cette expérience, mais seulement circulation apparitions (Erscheinungen) perspectives unilatérales, et que, pourtant, c'est
machinale des signaux, comme dans le comportement des animaux sauvages. bien la chose, l'objet, qui est perçu, ou plutôt aperçu, d'un coup, et même,
En particulier, il y a dans la distinction heideggerienne du Zuhandensein et du comme étant concrètement là, leibhaft, «en chair et en os», son apparition
Vorhandensein quelque chose de tellement massif qu'elle peut donner l'impres- n'étant donc pas à mettre sur le compte d'une «représentation» subjective, et
sion que ces deux termes, apparemment bien définis, suffisent à saturer leur son être-objet sur le compte de quelque élaboration intellectuelle en sa mysté-
signification - dans le cas du Vorhandensein, celle de l'être subsistant à travers rieuse alchimie. C'est donc d'un coup, dans l'aperception, par ce que Husserl
le temps, toujours présent ou disponible (vorhanden) au regard perceptif. Or nomme une véritable institution (Stiftung) qui est ici institution de l'apercep-
c'est là, il faut le souligner, une manière de procéder fort peu phénoménolo- tion, que l'apparition, ou plutôt les apparitions de l'objet, car il n'y a jamais, de
gique, puisqu'elle coupe court à l'analyse de ce qu'est concrètement le celui-ci, apparition unique, sont en rapport avec ce qui s'institue corrélative-
Vorhandensein, spécialement dans la perception. S'il est juste de dire que la ment dans l'aperception comme le sens d'être et le sens d'être-ainsi de ce même
perception n'est pas le plus originaire ou le plus fondamental de notre rapport objet. Et c'est ce rapport qui est immédiatement rapport intentionnel (ce même
aux choses extérieures du monde, donc de dire que le primat accordé ainsi à la objet est «visé» à travers les apparitions et son sens d'être et d'être-ainsi),
perception procède de la croyance naïve que notre rapport originel ou fonda- cependant jamais saturé, mais toujours en cours de constitution - voire parfois
mental au monde est un rapport d'entrée théorétique, ce serait jeter le bébé avec de déconstitution quand l'aperception s'est trompée et que l'objet s'est avéré
l'eau du bain que de prétendre que l'analyse husserlienne de la perception et du être autre qu'il ne paraissait être au départ.
flou perceptif en est pour autant rendue caduque. Elle est au contraire toujours Deux choses, en effet, sont à comprendre dans ce rapport réciproque: d'une
propre à mettre en évidence les structures élémentaires d'un certain type de part, que la Stiftung, l'institution de l'aperception de l'objet est du même coup
Vorhandensein, de montrer en quoi il consiste, et en particulier qu'il y a du institution d'une continuité temporelle, d'un flux continu d'écoulement en
flou, de la non-saturation, dans ce que l'attitude pratique quotidienne prend lequel, depuis l'Urstiftung de l'aperception avec l'impression originaire (l'im-
pour assuré par la subsistance. Bref, il y a moyen de prendre l'analyse husser- pression sensible de l'objet, censée première), les autres impressions ou les
lienne de la perception autrement que comme une construction philosophique autres apparitions du même objet viendront s'ordonner, et ce, malgré l'interrup-
abstraite. tion éventuelle du cours temporel perceptif, ce qui suppose à son tour un cer-
La thèse fondamentale de Husserl concernant la perception des choses exté- tain habitus (hexis) à l'aperception du même objet dès lors reconnaissable et
rieures (perception externe) peut se condenser de la manière suivante. Il écrit5 : reconnu; d'autre part et corrélativement, que le vrai nom de l'apparition,
«La perception externe est une prétention permanente à effectuer quelque laquelle donne l'impression fausse d'une saturation intuitive, est plutôt
chose qu'elle est de par son essence hors d'état d'effectuer. Dans une certaine Abschattung, «esquisse», que l'on pourrait traduire par «ab-» ou «adombra-
mesure donc, une contradiction appartient à son essence.» Cela veut dire, en tian», en calque du latin adumbratio qui traduit le grec skiagraphia, littérale-
termes techniques, qui vont s'expliciter, que toute perception (Wahrnehmung) ment «peinture de l'ombre». Cela impose de saisir ce qui peut concrètement
de ce type est aperception (Apperzeption), dont le sens (intentionnel) n'est correspondre à la part d'ombre, qui n'est pas ici ombre physique par rapport à
jamais intuitivement saturé, que ce qui se constitue (indéfiniment) dans la per- une lumière physique, dans l'Abschattung.
ception (que nous considérerons toujours, ici, comme externe, sans le répéter), Commençons par cette dernière. Il appartient à l'essence de la perception
qui est aperception, c'est le sens d'être et d'être-ainsi (sens noématique) de externe que son objet n'y apparaît jamais qu'en perspective, selon un angle per-
l'objet (perçu) comme du même objet, et que ce sens d'être et d'être-ainsi est ceptif, donc que l'apparition n'y est jamais qu'unilatérale, ou qu'il y a toujours
irréductiblement en excès, sans jamais être totalement déterminé, sur toute des parties de l'objet qui sont cachées, non visibles. Et pourtant, on l'a vu, l'ap-
intuition sensible de la chose. parition à l'instant présent de la perception est bien, aussitôt, apparition de
Par rapport à la tradition, le problème s'est considérablement déplacé: il est l'objet perçu, sans que celui-ci, donc, s'y épuise selon son apparaître. Ce n'est
dans le fait qu'il n'y a pas de perception sans Leib, sans corps et sans ses kines- pas l'apparition qui, à proprement parler, est perçue, mais la chose, avec son
sens d'être objet et tel objet de perception. Par conséquent, la conscience per-
5: E. Husserl, Analyses sur de la synthèse passive, tr. fr. par B. Bégout et J. Kessler, ceptive ne l'est pas seulement de cette apparition présente dans le flux temporel
J. MIllon, Coll. «Krisis», Grenoble. 1997. Nous suivrons ici les §§ 1-3 de ce que l'éditrice alle- (institué) des autres apparitions de la même chose, mais co-conscience perma-
mande, M. Fleischer, du texte dans les Husserliana (Bd. XI) a donné comme <<Introduction» au
Haupttext (Hua XI, 3-15), ainsi que les §§ 7-11 (pp. 312-321) du texte publié par M. Fleischer
nente, précisément, de ces autres apparitions, qui ne sont pas actuellement
sous le titre «Conscience et sens - sens et noème». visibles ou intuitionnables dans le présent. Bien plus, ces autres apparitions, qui

j
52 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 53

n'apparaissent pas proprement, ne sont pas, dans la perception actuelle, «repré- à-dire au sein du sens intentionnel tenu par l'aperception instituée du même
sentées» par quelque phantasia sur la base de ce qui serait des phantasmata _ objet: ce qui fait cette aperception comme aperception du même n'est rien
et ce, même si c'est toujours, bien entendu, possible, et Husserl précise qu'il d'autre que ce réajustement lui-même, cet accord en mouvement d'un passé et
s'agit là d'une situation exceptionnelle -, mais elles sont, du sein même du rap- d'un futur vides d'apparitions ou d'intuitions. Tel est le mouvement de la
port de l'apparition actuellement intuitionnée au sens d'être et d'être-ainsi de Darstellbarkeit intuitive de l'objet au fil de sa Darstellung dans l'aperception
l'objet, visées à vide, et en ce sens co-présentes à la conscience perceptive, perceptive.
comme autant d'apparitions possibles dans le cours temporel ouvert par la Si nous en revenons à l'apparition actuelle ou présente de l'objet, nous
Stiftung de l'aperception. L'essentiel est que ces apparitions possibles, non comprenons en quoi, précisément, elle est Abschattung: en ce qu'elle renvoie,
visualisées ou représentées dans de l'intuition «phantasmée », co-présentes en son sens intentionnel d'apparition de l'objet comme du même objet, vers le
sans être intuitives de quelque façon, sont précisément prescrites quant à leur passé et le futur, vers du vide d'apparition ou d'intuition, en ce que son appa-
possibilité par le sens objectif intentionnel qui s'est institué de l'aperception, et rent plein intuitif dans le Jetzt de l'écoulement continu institué du temps, est
prescrites selon ce que Husserl nomme l' horizon interne de la perception. Cet enveloppé et traversé de non-intuitif qui, par rapport à l'éclat métaphorique-
horizon, qui est horizon intentionnel vide (d'intuitions) pour des apparitions ment lumineux de l'apparition, joue tout aussi métaphoriquement comme de
seulement possibles, Husserl le caractérise aussi comme un halo de vide (vide l'ombre (Schatten). Si l'apparition doit être apparition d'un objet, elle ne peut
d'intuition) à la mesure de l'apparition (erscheinungsmiissig), le vide étant ici elle-même saturer la perception, ce qui boucherait précisément l'horizon de
une «indéterminité déterminable», c'est-à-dire un flou perceptif qui est appelé sens intentionnel. Une apparition saturante serait une pure apparition, fantoma-
à se remplir par d'autres apparitions. C'est dire que l'horizon est aussi celui de tique puisqu'elle ne renverrait à aucun objet - et sans entrer aussitôt dans une
la pré-figuration (Vorzeichnung) des nouvelles apparitions possibles de la analyse qui serait très complexe, on peut dire qu'une telle pure apparition n'est
chose, et que les nouvelles apparitions effectives du même objet dans le cours qu'un cas-limite, «spéculatif», qui, nous le verrons, ne s'applique même pas,
temporel perceptif peuvent changer le sens d'être ou plutôt d'être ainsi de l'ob- c'est toute la difficulté, aux «représentations» de l'imagination (phantasia) ,
jet perçu du fait de leur apport en nouvelles déterminations, voire même le sup- lesquelles sont précisément, elles aussi, des aperceptions, mais d'une autre
primer (selon l'exemple célèbre de Husserl: ce n'est pas une jeune fille que je structure, où il y a au moins autant, sinon plus de flou que dans le flou de
perçois, mais une poupée de cire grandeur nature). C'est dire encore, sans aller l' aperception perceptive.
jusqu'au cas-limite de la suppression (et de la négation) par la médiation du Cela nous ramène à la question de l'institution, de la Stiftung de l'apercep-
doute perceptif, que le sens d'être-ainsi de l'objet perçu peut se changer à l'in- tion perceptive. Cette Stiftung l'est, à travers l'apparition reçue comme impres-
térieur de lui-même dans le déroulement temporel de la perception, et cela, au sion, du sens intentionnel perceptif comme constitutif du sens d'être et
fur et à mesure, selon un double mouvement complexe sur lequel nous revien- d'être-ainsi de l'objet perçu, et ouvrant aux horizons, vides, du passé et du futur
drons dans notre Ile section, à la fois orienté vers le passé et vers le futur per- pour les apparitions de l'objet. Le propre de cette Stiftung, nous l'avons dit, est
ceptif - les apparitions passées, quand elles sont tombées dans l'oubli d'ouvrir le déroulement perceptif comme flux temporel, en principe continu
(techniquement: hors du champ des rétentions immédiates), c'est-à-dire dans (même s'il peut être factuellement interrompu), des apparitions du même objet.
l'horizon vide d'intuitions (il n'y a pas ici, essentiellement en œuvre, de ressou- Sans que Husserl n'ait jamais été très explicite sur ce point difficile, où il s'est
venir), n'en continuent pas moins d'être visées à vide comme constitutives du plutôt montré embarrassé, nous pouvons interpréter en disant que la Stiftung,
sens d'être-ainsi de l'objet perçu, et les apparitions futures, appréhendées dans comme institution instantanée (symbolique), dans l'acte d'un présent instituant
leur possibilité, le sont pareillement à vide, sans intuition, qu'elle soit représen- dès lors le temps comme écoulement du même présent, est du même coup insti-
tée ou, cela va de soi, présentante. Cela signifie cette chose étonnante que le tution de la même perception du même objet, donc institution comme même du
passé perceptif, bien que vide, continue d'opérer sur le sens d'être-ainsi de sens d'être et d'être-ainsi de cet objet. Et en ajoutant que c'est par là, comme
l'objet, en une sorte d'« après coup» qui fait pour ainsi dire la «mémoire» nous l'avons dit, que la perception comme aperception réajuste en permanence
symbolique du sens d'être de l'objet, et que le futur perceptif, lui aussi vide, le passé et le futur perceptifs, même s'ils sont vides d'intuition, en un accord en
opère de quelque manière par avance sur ce même sens d'être de l'objet, en une permanence en mouvement. Nous touchons là au cœur de la doctrine husser-
sorte d'« avant coup» qui lui donne son caractère anticipatif. Chose étonnante tienne de la temporalité comme écoulement censé continu du présent vivant,
parce que, si l'on tient tout cela ensemble dans le mouvement d'écoulement ouvert sur ses rétentions tout juste passées et sur ses protentions tout juste à
temporel du cours perceptif, cela signifie aussi que l'après coup et l'avant coup venir, par le biais de ce qui est le présent vivant, et de ce qui est leibhaft da, «là
se réajustent en permanence au sein même du sens d'être-ainsi de l'objet, c'est- en chair et en os », de la chose dans la perception. La présence concrète de la
54 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES DE LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DANS LES APERCEPTIONS 55

chose dans la perception signifie en effet sa permanence - la permanence de naître immédiatement cette table comme ma table de travaiL Et c'est ce qui
son sens d'être tel objet perçu - à travers l'écoulement du temps. Mais, si rend l'autre sens du terme allemand «vorhanden»: disponible. Sans que
l'on se réfère à la doctrine husserlienne de la temporalité, en vertu de laquelle Husserl se soit jamais vraiment interrogé - tout au moins au vu de l' œuvre
l'écoulement continu du Jetztpunkt, du maintenant actuel, dans le passé réten- publiée à ce jour - sur la genèse même de l' habitus, et dès lors, de la Stiftung
tionnel, s'ajuste exactement au resurgissement continu du présent actuel, qui aperceptive, on peut néanmoins dire, en un sens, que ce qu'il présente dans son
s'effectue à mesure sur fond de protentions, cela signifie que, dans le cas de analyse de cette Stiftung dans telle phase présente de perception peut constituer
la perception, c'est le sens (intentionnel) d'être et d'être-ainsi de l'objet, une pièce, non pas certes pour la genèse de la Stiftung elle-même, mais pour ce
aperçu en un instant dans l'aperception, qui, pareillement, ajuste exactement que l'on pourrait nommer, en référence à la psychologie, le «renforcement» de
l'écoulement temporel continu des apparitions dans le passé rétentionnel et le l' habitus (ou sa destruction, si le cours ultérieur de la perception dément le sens
resurgissement continu du présent actuel de telle apparition reçue à son tour, d'être qui s'est institué un moment dans la constitution du sens). Mais l' habi-
à mesure, comme impression originaire sur fond de protentions, légèrement tus, rappelons-le, ne constitue pas une mémoire phénoménologique, il ne ren-
changée par rapport à, ou identique à celles qui se sont enfoncées dans les voie pas (nécessairement) à des réminiscences, il constitue un acquis
rétentions. Le sens d'être du Vorhandensein, qui donne le sentiment de la symbolique permanent (sauf s'il est explicitement remanié ou abandonné par la
saturation déterminée de l'intuition (ici impression) ne vient que de cet suite), qui implique le passé, mais le passé à vide, sans ressouvenirs, un passé
accord et de ce réajustement permanent qui, pour constituer un «mode» de la historique à sa manière où s'empilent, au fil de Stiftungen successives, les
temporalité, ne constitue cependant pas, phénoménologiquement, nous le couches de sens coextensives des aperceptions, en sommeil (implicites, dit
savons, la temporalité (originaire), et ce, parce que cet accord de deux Husserl) tant que l'habitus n'est pas remis en jeu par un passage de la puissance
rythmes - rythme d'écoulement rétentionnel, et rythme de resurgissement du (Vermoglichkeit en termes husserliens) à l'acte (de la Nachstiftung). Là encore,
présent actuel- ne va pas de soi6 . C'est donc comme si, par sa présence mas- l'apport de Husserl est capital: cette sorte de «mémoire symbolique» de l'habi-
sive ou son Vorhandensein en apparence saturant, l'objet perçu, ou plutôt son tus n'est précisément pas saturée; si je reconnais tel ou tel objet perceptif, cela
sens d'être perçu comblait à mesure, ce qui donne l'illusion de saturation, le ne signifie pas que je sache très précisément ce qu'il est, je puis tabler sur lui
désaccord toujours susceptible de surgir entre les deux rythmes, désaccord sans en avoir une connaissance tout à fait déterminée selon un sens d'être tout à
d'un passé et d'un futur qui seraient dès lors irréductibles à la continuité fait déterminé. On voit dès lors que l'institution, pour nous symbolique, des
d'écoulement! surgissement d'un présent. Comme si, donc, par le sens d'être objets apparemment (pour nous) les plus simples, ceux de la perception, ne
dont est porteuse l'aperception perceptive, la perception était l'ouverture dans signifie en aucun cas la détermination complète de leur sens d'être et d'être
l'objet d'une plaie qui se referme à mesure, cette refermeture constamment ainsi qui serait la saturation corrélative des apparitions, ramènerait les choses
mesurée étant dès lors, en quelque sorte, synonyme du même de l'objet porté au statut impossible de pures apparitions, et le monde à un monde de spectres -
par son sens d'être. Il n'empêche, quoi qu'on puisse en penser, que Husserl a ou de signaux où l'institution symbolique, elle-même saturée, fonctionnerait
ouvert la plaie par ses analyses. Le fait que l'apparition soit Abschattung, aveuglément.
qu'elle soit ouverte sur du vide passé et futur, qu'elle comporte en elle-même Le second point est celui où nous pouvons découvrir l'articulation de la
de l'indéterminé ou du flou, en témoigne. Et la structure complexe du perception à l'espace: nous ne saurions pas que tel aspect de l'objet perçu
Vorhandensein dans le cas perceptif s'en trouve explicitée. n'est qu'un aspect de l'objet entier si, précisément, l'intuition de l'apparition
Pour être complet, il est deux points qu'il nous faut encore relever qui était saturé par cette dernière. Autrement dit, c'est cette non-saturation énig-
concernent tout autant le statut phénoménologique du Vorhandensein en sa matique, et le plus souvent inaperçue, cette Darstellbarkeit en mouvement
Stiftung: le premier est le fait que l'institution de l'aperception perceptive coextensive du sens intentionnel, qui nous pousse, dans les horizons percep-
induit dans la conscience un habitus à percevoir telle chose comme la même tifs, à apercevoir, mais sans intuition (actuelle) que cet objet a une corporéité
chose, reconnaissable par son sens d'être et d'être-ainsi dès lors devenu «habi- (Le ibhaftigke it) , c'est-à-dire d'autres côtés, et même qui nous pousse, le cas
tuel» et «sédimenté », et que cet habitus, comme c'est effectivement le cas échéant, «à aller y voir». Plus précisément, c'est par là que l'apparition de
dans l'expérience, persiste sans altération à travers les vicissitudes du temps, l'objet n'est pas pure apparition, mais apparition qui a déjà un volume, une
sans être nécessairement l'objet d'un ressouvenir - je n'ai pas besoin de me profondeur (la pure apparition n'en aurait pas). Et c'est par là aussi que l'ap-
ressouvenir d'autres expériences passées de ma table de travail pour recon- parition, et l'objet dans son apparition, ayant une corporéité (Le ibhaftigkeit),
est en fait indissociable d'une Leiblichkeit, d'une corporéité qui est celle du
6. Cf notre ouvrage, L'expérience du penser, op. cit., IVe section. corps, du Leib percevant, à l'œuvre dans la perception par ses kinesthèses,
56 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES DE LA DARSTEUBARKEIT INTIJITlVE DANS LES APERCEPTIONS 57

actuelles et potentielles, c'est-à-dire par telles kinesthèses mises actuellement sance, les corps (Leiber) percevants des autres 7. Ou plutôt, cet «espace» ne
en jeu pour la perception de telles ou telles apparitions de l'objet présentement prend réellement consistance ou concrétude phénoménologique que par cette
perçu, et par telles kinesthèses impliquées dans tout habitus perceptif insti- cohabitation, fût-elle en puissance (non actuelle). Et si l'analyse de la corréla-
tuées avec telle ou telle autre aperception, ce qui fait du même coup une sorte tion noético-noématique, dans la phénoménologie statique, ne le dévoile pas
de système des habitus kinesthésiques du corps percevant et donc l'institution itnmédiatement, c'est que le Moi de cette corrélation est un Moi pur ou un
(symbolique) de ce dernier au cours d'une genèse phénoménologique ou d'une Moi-pôle (Ichpol) qui n'est pas un «vécu», et qui n'est pas le Moi concret des
Histoire au sens husserlien. Cela implique à son tour, nous y habitus et des aperceptions, mais n'en est, pour ainsi dire, que l'abstraction
viendrons, que ces habitus institués comme autant de potentialités (Vermog- méthodologique, ou le condensé symbolique.
lichkeiten) du corps percevant ne peuvent eux-mêmes s'enlever que d'un «Je Par cette ébauche, que nous détaillerons dans la Ile section, on voit déjà que
peux» fondamental du corps, d'une véritable Potenz trans-passible et trans- l'analyse de la Stiftung de l'aperception perceptive (d'un objet externe) consti-
possible (Maldiney) du Leib. Quoi qu'il en soit, nous le verrons, ce qui, finale- tue un enrichissement considérable et accroît de manière significative la puis-
ment, pour Husserl, distinguera toujours la perception du corps, que je puis sance analytique de la phénoménologie husserlienne. Mais ce fut à un point tel
avoir comme d'un corps-chose (Korper, Leibkorper), de la perception d'un que, peu ou prou, cette analyse, qui est liée à une certaine conception - conti-
objet (classiquement: «inanimé»), c'est que la première se fait en quelque nuiste - de la temporalité originaire, a sans doute, par ce biais, obnubilé
sorte de l'intérieur, sur des apparitions qui sont apparitions «du dedans» Husserl, en renversant la perspective, c'est-à-dire en conduisant à penser que
(Innenerscheinung) depuis un point zéro (Nullpunkt) perceptif qui est là toute Stiftung doit s'enlever, comme Urstiftung, de cette même temporalité
comme «matrice spatialisante», alors que la seconde se fait du dehors, sur des comme flux en écoulement continu d'un présent vivant muni de ses rétentions
apparitions externes (iiussere Erscheinung) qui ne peuvent se distribuer par et de ses protentions. Or l'extraordinaire est que Husserl avait suffisamment
elles-mêmes autour d'un point-zéro perceptif que par une re-présentation (une de sens phénoménologique pour s'apercevoir d'autre chose, ou tout au moins
Vergegenwiirtigung) fictive vide de toute intuition réelle ou possible - tandis le pressentir. C'est ce qu'il a fait à propos de la phantasia, de l'imagination
qu'une telle Vergegenwiirtigung vide de toute intuition réelle et possible est (qu'il ne faut pas confondre avec celle-ci) 8 et de la conscience d'image, sans
cependant bien réelle, et possible, c'est paradoxal, nous y viendrons égale- en tirer, on va le voir, toutes les conséquences, ce qui lui a sans doute interdit
ment, dans l'aperception ou l'apprésentation de la vie d'autrui. de pénétrer dans la structure intime des différents types de Stiftung. Il nous
Joue donc aussi, dans la perception de l'objet, quelque chose comme l'es- faut donc, à présent, avant d'en revenir à l'analyse détaillée de la structure
pace et quelque chose comme la dimension de l'autre et des autres (même s'ils propre à la Stiftung de l'aperception perceptive, faire le détour nécessaire de
ne sont pas actuellement là pour en témoigner). La première chose, la plus évi- l'étude, chez Husserl, de la phantasia, de l'imagination et de la conscience
dente, quoique rarement remarquée, est que toute Stiftung d'aperception, et tout d'image. Cela va nous amener à des résultats surprenants, dont le plus impor-
habitus et sens sédimenté correspondant, sont collectifs, c'est-à-dire relèvent en tant sera la mise à jour d'un autre mode primitif de temporalisation que celui
fait de ce que nous nommons l'institution symbolique, dans laquelle nous du présent vivant en flux, ce qui n'ira pas sans démultiplier d'autant les pro-
vivons et agissons et que nous apprenons à connaître au cours de notre vie, blèmes déjà très riches que nous venons juste de passer en revue, jusqu'au
depuis l'enfance, par l'éducation. En termes husserliens, la Stiftung est irréduc- point où se marquera concrètement la nécessité de la refonte de la phénoméno-
tiblement intersubjective, même si nous pouvons être capables, par l'invention logie que nous proposons.
ou la découverte, de Stiftungen qui ne sont pas immédiatement intersubjectives.
Mais la Stiftung, précisément, ne peut «fonctionner» (jungieren) que par rap-
port à la non-saturation intuitive qui seule peut servir de base à l'aperception.
C'est dire que l'obscurité (le vide intuitif) qui fait de l'apparition une
Abschattung, les horizons qui traversent et soustendent cette dernière, sont déjà
des horizons spatialisants, et déjà des horizons «intersubjectifs », non seule-
ment parce que l'aperception, avec laquelle s'institue un sens intentionnel,
recèle les autres dans sa dimension de sens, mais encore parce que le parcours
7. Cf les Cartesianische Meditationen, Hua J, hrsg. von S. Strasser, M. Nijhoff, La Haye,
perceptif, en lequel le sens intentionnel se constitue proprement, est un par- 2e éd. 1963, pp. 139-156 (§§ 50-55).
cours temporel actuel ou potentiel de 1'« espace» spatialisé par les horizons, 8. Ce pourquoi nous préférons rendre l'allemand Phantasie par le grec phantasia dont le
« espace» entre guillemets phénoménologiques, où cohabitent, même en puis- terme allemand est le calque.
·"

1ère SECTION

LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL


ET SES IMPLICATIONS
POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
§ 1. LA CONSCIENCE D'IMAGE

Contrairement à une opinion répandue, il aura appartenu, dans ce siècle, à


Husserl et à la phénoménologie, de détruire la philosophie commune de la
représentation. Déjà à propos de la perception sensible des objets externes,
Husserl a montré avec force qu'elle ne se ramène pas à ce que l'on nommerait
aujourd'hui une «élaboration mentale» d'une représentation, image (ou signal)
du sensible sur l'organe récepteur. Ce que je perçois, là-bas, ce n'est pas le
résultat construit par quelque opération, mais la chose elle-même, leibhaft da,
là «en chair et en os», avec son sens d'être et son sens d'être-ainsi. Même si,
de la chose, je n'ai, à tel ou tel moment du cours perceptif, que telle ou telle
apparition (Erscheinung) perspective et apparemment unilatérale, cette appari-
tion est toujours déjà prise à ce sens d'être et d'être-ainsi, et est ainsi toujours
déjà apparition de la chose. Ce sens, que Husserl qualifie d'intentionnel, l'est
aussi bien de la relation qu'il y a toujours déjà de l'apparition à la chose dont
elle est l'apparition que de l'acte de percevoir lui-même en lequel s'effectue la
relation, comme relation propre à l'unité temporelle de l'acte, qui institue un
cours temporel continu. C'est donc déjà en un sens impropre, et faux, que l'on
dirait de l'apparition de chose qu'elle est «représentation» de chose: l'intermé-
diaire de la représentation est d'emblée supprimé, renvoyé à son statut de
constructum métaphysique, et nous percevons les choses elles-mêmes, sans
images, fussent-elles copies des choses elles-mêmes. Il y a un abîme entre le
signal perceptif (visuel, auditif, olfactif, etc.), le «stimulus », et la perception
elle-même, qui n'est pas seulement celle d'un organe, mais celle du Leib, du
corps vivant humain tout entier - qui est plus qu'un «organisme». A cet égard,
une voie s'ouvre déjà pour comprendre ce qui est à la fois l'énigme et la mer-
veille du corps humain: il est toujours percevant, même si l'un des sens vient à
lui manquer - et certes, dans ce dernier cas, il est différemment percevant.
Ce n'est pas pour autant qu'il n'y a pas, dans la rigueur des analyses phéno-
ménologiques husserliennes, de l'image (Bild) et de la conscience d'image
(Bildbewusstsein)l. Mais celle-ci est tout d'abord étudiée dans le cadre où elle

1. Longuemènt analysée, ainsi que la Phantasie et le souvenir, dans le volume XXIll des
Husserliana, édité par E. Marbach, M. Nijhoff, La Haye, 1980. Nous citerons par Hua XXIll suivi
de l'indication de page. Nous puisons l'essentiel de nos sources dans le cours de 1904/05 publié
dans ce volume, et qui garde, pour l'essentiel, une extraordinaire force d'effraction, dont il
semble, nous le verrons, que Husserl n'ait jamais pu tout à fait s'accommoder.

l'

! i
62 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
LA CONSCIENCE D'IMAGE 63

apparaît le plus clairement: celui du tableau qui représente quelque chose (per- prit, ou mieux, phénoménologiquement, dans la conscience, aucune chose-
sonnages, choses ou paysages), ou de la photographie. Et d'emblée, un objet tel image (Bildding) n'est présente. Le cas est exactement le même pour la repré-
que le tableau (ou la photo) paraît comme paradoxal, car double: d'un côté, il sentation en image physique, où le lion peint apparaît bien, mais n'existe pas,
est objet de perception, il est chose parmi les choses, dans le présent et, dans le meilleur des cas, amène à la représentation (vorstellig macht) une
(Gegenwart) de perception, mais de l'autre côté, s'il fonctionne comme repré- chose effectivement réelle, un certain lion de la réalité effective qui de son côté
sentation (Vorstellung), il s'absente en quelque sorte de lui-même comme chose existe à présent, mais n'apparaît pas proprement.» Dans les deux cas, poursuit
pour montrer autre chose que lui-même, et qui n'est pas présent, mais seule- Husserl, les images sont un rien (ein Nichts): «véritablement, le Bildobjekt
ment présentifié. A travers le tableau, c'est comme si je percevais la chose n'existe pas, cela ne veut pas seulement dire qu'il n'a pas d'existence en dehors
«représentée», alors même qu'elle n'est pas là, en chair et en os. de ma conscience, mais aussi qu'il n'a pas d'existence à l'intérieur de ma
Voyons, avec Husserl, les choses de plus près. Il faut, selon son analyse, dis- conscience, qu'il n'a tout simplement pas d'existence.» (Hua XXIII, 22)
tinguer: «1) L'image (Bild) comme chose physique, comme cette toile peinte et C'est dire que l'image a un statut seulement intentionnel. Car ce qui existe
encadrée, comme ce papier imprimé, etc. [... ] 2) L'image comme objet-image effectivement, abstraction faite de la chose-image, c'est une certain complexion
(Bildobjekt) apparaissant ainsi et ainsi par la donation déterminée de couleur et de sensations et la visée intentionnelle qui s'édifie sur elle pour constituer
de forme. Par là nous n'entendons pas l'objet-mis en image (abgebildet) , le l'image. De même - mais il faudra y revenir, car ce cas est loin d'être aussi
sujet-image (Bildsujet), mais l'analogon exact de l'image de phantasia clair: Husserl procède ici à une première approximation -, dans le cas de
(Phantasiebild), à savoir l'objet apparaissant qui est représentant pour le sujet- l'image de phantasia, ce qui existe est une certaine complexion de phantas-
image.» (Hua XXIII, 18-19) Autrement dit, ce qui se constitue dans la mata et la visée intentionnelle qui en fait une image de phantasia. Même si
conscience d'image, ce n'est pas l'image comme chose physique (en tant que cette «doctrine» sera appelée à être modifiée dans le cas de la phantasia - et en
telle, elle n'est plus image, mais chose bariolée), ni non plus, primairement, ce retour, dans le cas où il y a, pour l'image, chose-image - notons déjà l'équiva-
que l'image «représente», mais le Bildobjekt comme apparaissant qui repré- lence, posée par Husserl, entre sensation (Empfindung, aisthèma aristotélicien)
sente le Bildsujet. C'est lui qui, à ce stade, est l'analogon de l'image de phanta- et phantasma.
sia, c'est-à-dire, dans les termes de Husserl dans ce cours, de l'image de Quoi qu'il en soit, si quelque chose est dégagé du statut purement intentionnel
l'Imagination (cf Hua XXIII, 19,1. 38). Et c'est lui qui, proprement, apparaît, de l'image, il reste à comprendre le rapport du Bildobjekt au Bildsujet. Pour cela,
encore qu'il n'apparaisse pas, telle est déjà l'énigme, comme réalité il n'est tout d'abord d'autre solution que d'admettre que l'intentionnalité de
(Wirklichkeit) de chose: il est en ce sens, mais en ce sens seulement, l'image est double, consistant en deux appréhensions (Auffassungen) édifiées
Scheinding, chose apparente oufictum déjà à l'écart de la pure et simple réalité l'une sur l'autre, la première constituant l'image comme Bildobjekt, la seconde
perceptive, non susceptible d'entrer en conflit avec celle-ci, à moins que le fic- visant le Bildsujet à travers le Bildobjekt, et ce, dans la mesure où celui-ci «repré-
tum ne soit pris lui-même, dans l'illusion perceptive, comme une chose réelle sente», «analogise» ou «figure» celui-là (dans une Darstellung). Comme l'écrit
(cf l'exemple célèbre, répété par Husserl à satiété, de la poupée de cire prise Husserl: «La phantasia (scil. qui est aussi à l'œuvre là où il y a chose-image)
illusoirement pour une jeune fille). représente (vorstellen) un objet par là qu'elle amène à l'apparition tout d'abord
Toute la difficulté, phénoménologique, est que le Bildobjekt est ce qui appa- un autre objet (scil. le Bildobjekt) qui lui est semblable et le prend comme [... ]
raît proprement, et cependant, qu'il expose (darstellen) l'objet auquel il renvoie image pour celui qui est proprement visé. Elle jette son regard sur l'image, mais
et qui y est visé en tant que Bildsujet, et qui, proprement (im eigentlichen Sinn) voit la chose (Sache) dans l'image ou saisit la chose à travers (durch) l'image.»
n'apparaît pas (cf Hua XXIII, 20, Il. 31-32). Vient donc en jeu la fonction de (Hua XXIII, 24) Et cette duplicité, ajoute Husserl (cf Hua XXIII, 25) ne procède
représentation (Reprasentation, Vorstellung). pas du concept ou de la réflexion, mais est propre à la nature (ou l'essence) même
Faut-il dire, explique Husserl (cf Hua XXIII, 21-22), que la chose perçue de l'image: «L'objet apparaissant (scil. le Bildobjekt) apparaît, mais ne vaut pas
comme image a pour fonction d'éveiller.l'image coinme «image de l'esprit» pour soi. Il vaut pour un autre et vaut donc comme représentant analogique,
(geistige Bild), et que celle-ci est propre à la représentation de phantasia comme image.» (Ibid.) Il en va ainsi tant pour la conscience d'image dans la
(Phantasievorstellung)? A cela, sur quoi il reviendra longuement, Husserl phantasia (si je «phantasme» quelque chose) que pour la conscience d'image qui
répond aussitôt: «La conception (Auffassung) naïve se trompe avant tout en se constitue à partir d'un support physique: l'apparition, par exemple du château
cela qu'elle se figure (sich denkt) l'image de l'esprit comme un objet qui est (fut-il «phantasmé» ou peint) n'est pas l'apparition de soi (Selbsterscheinung) du
réellement (reell) immanent à l'esprit. Elle se figure ainsi l'image présente château lui-même, mais l'image du château qui en lui-même n'est pas perçu,
(vorhanden) dans l'esprit, comme une chose dans la réalité effective. Dans l'es- n'apparaît pas (cf Hua XXIlI, 26)
64 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA CONSCIENCE D'IMAGE 65

Cela rend, nous le disions, très difficile de distinguer la fonction d'appari- d'autre que l'apparition ou l'intuition elle-même, en son pouvoir de
tion de la fonction d'exposition (Darstellung, Darstellbarkeit) de l'image. Darstellbarkeit, et toute la question est de savoir en quoi cette apparition est
D'autant plus, nous le comprenons, que les deux intentionnalités: celle qui.est propre, en elle-même, à constituer un objet - le cas est plus facile là où il y a
constitutive de l'image comme image (le Bildobjekt) et celle qm est constitu- chose-image quifixe bien l'apparition comme une sorte d'objet, dans une inten-
tive de l'objet mis en image (le Bildsujet), sont, comme dit Husserl «enchevê- tionnalité fondée, par Fundierung, sur les complexes de sensations données par
trées l'une dans l'autre» (Hua XXIII, 27), au point qu'elles sont indissociables: la chose-image. Husserl en viendra en effet, nous le verrons à soutenir que dans
le cas de la phantasia sans support sur une chose-image, il n'y a pas de
«Le second objet (scil. le Bildsujet) devient intentionnel d'une manière tout à fait particu- Bildobjekt.
lière. A lui ne correspond aucune apparition. Il ne se tient pas là séparé, là dans un~ intuition
propre, il n'apparaît pas comme second à côté ~e l'image. ,~l apparaît ~ans et avec l'Image par Quoi qu'il en soit, nous en sommes toujours ici dans l'hypothèse où l'exer-
l'effet de la représentation en image. Si nous disons que lImage. represente l~ ch?~e (Sache), cice de laphantasia est rapporté à la conscience d'image. Husserl enchaîne (cf
la chose n'est pas intuitive dans une nouvelle représentation, maIS seulement llltuitive dans le Hua XXIII, 30-31) en disant que par les traits qui mettent en image le Bildsujet
caractère qui rend sensible (jühlbar), en tant que r~~résentat~on. en im~ge, pour notre
conscience, pour notre ressentir (Zumutesein), l'appantion de l objet fonctionnant comme
dans le Bildobjekt, le sujet, pour ainsi dire, nous regarde (anblicken). Et ces
image. » (Hua XXIll, 28) traits se distinguent par là de ceux qui contrecarrent la mise en image, ou de
ceux qui n'y contribuent pas et qui, eu égard à la visée du Bildsujet, restent
La distinction des deux intentionnalités est tout analytique puisqu'en réalité indéterminés. Ces derniers traits permettent de différencier le Bildobjekt du
elles opèrent ensemble dans ce qui est de l'ordre de la Fühlung, du ressentir. Bildsujet puisque, faisant partie de l'apparition, ils ne renvoient pas au
On peut dès lors se demander comment il faut distinguer Erscheinung et Bildsujet, ne relevant pas de sa mise en intuition par parenté ou similitude. A
Darstellung, si cette distinction ne vient pas, finalement, du fait que, dans le l'inverse, cependant, le sens intentionnel de la visée du Bildsujet se recouvre,
cas où il y a chose-image, il y a quand même perception de l'image sur la base, par la mise en intuition, de la représentation du Bildobjekt, la pénètre et «lui
par Fundierung, de sensations qui nous sont données, encore que, et Husserl y donne dans cette pénétration le caractère du Bildobjekt» (Hua XXIII, 31), à tra-
reviendra, ces sensations n'y soient pas prises comme sensations d'une chose vers lequel et dans lequel nous regardons le sujet (cf Hua XXIII, 32), comme
(Ding) perceptive, mais déjà comme soumises à la «modification» (de «neu- «non apparaissant dans l'apparaissant» (Hua XXIII, 31). Tout est en effet
tralité») de ce qui, dans ce cas, est déjà imagination (Imagination). dans cette situation, dont Husserl radicalisera l'analyse. Par exemple dans le
Cette difficulté axiale engage Husserl, au § 14 (Hua XXIII, 28-34), à portrait, nous avons l'impression que la personne représentée est là dans l'ap-
reprendre toute la problématique. Qu'il s'agisse de la conscience d'image là où parition alors que nous savons très bien, sans raisonnement, qu'elle n'est pas là,
il y a une chose-image, ou, qu'il s'agisse, au moins provisoirement, de cette que c'est seulement comme si elle était là, et qu'en elle-même, elle n'apparaît
même conscience, dans le cas de la phantasia, là où il n'yen a pas, nous pas - on verra plus précisément qu'il faut «déconnecter» apparition et présent,
n'avons, dit Husserl, qu'une apparition, celle du Bildobjekt (Hua XXIII, 30). et qu'en toute rigueur il faudra dire, plutôt, qu'elle paraît comme non-présente.
Mais ce Bildobjekt met en image une chose (Sache) plus ou moins différente et C'est moyennant l'oubli de cette médiation, ou mieux parce que nous n'en
semblable, avec un sens d'appréhension (un sens intentionnel) qui est fondé sommes qu'aux débuts de l'analyse, que Husserl peut affirmer qu'il en va de
(jundiert) sur le sens d'appréhension du Bildobjekt, mais qui le pénètre et le même dans laphantasia, c'est-à-dire là où il n'y a pas de chose-image, tout en
prend en soi (cf ibid.). La situation phénoménologique est telle que «le anticipant déj à de manière remarquable: «L'image de phantasia s'écoule (zer-
Bildobjekt n'apparaît pas simplement, mais porte un nouveau caractère d'ap- fliesst) , elle ne garde pas longtemps sa fraîcheur, subitement s'y imposent en
préhension qui d'une certaine manière se pénètre et fusionne avec le caractèr~ s'intercalant d'autres images de phantasia, peut-être, aussi, claires, mais elles
d'origine, qui, pour ainsi dire, ne montre pas simplement [quelque chos~] a interrompent la conscience immédiate d'objet, elles ne continuent pas, elles ne
l'écart du contenu de l'apparaissant, mais montre (hineinweist in) en IUl ou constituent pas l'unité d'un présent objectif auquel il faudrait ordonner l'objet
montre (hinweist) un objet proprement visé à travers ce contenu. Ce qui fon~­ de la phantasia. Nous parlerons encore de ces discontinuités.» (Hua XXIII, 32-
tionne de façon représentative dans le contenu du Bildobjekt, [c'est que ... ] Il 33, nous soulignons). Ce sera en effet, pour nous, le point le plus important de
expose (stellt dar), présentifie (vergegenwiirtigt), met en image (:er~i~dlicht), la «découverte» husserlienne, celui où la phantasia se décrochera de la
rend intuitif (verauschaulicht).» (Ibid.) Cette Darstellung mtmtlve du conscience d'image.
Bildsujet, qui est sa présentification, n'est rien d'autre, comme int~~t!on, qu: Si nous en restons encore à celle-ci, il faut encore parler, avec Husserl, de
l'apparition même, en tant que Bildobjekt. Celui-ci, dont Husserl a deJa mo~tre quelque chose qui empêche, intrinsèquement, l'apparition (ici le Bildobjekt)
le caractère d'irréalité, de fictum, n'est donc, à ce stade de l'analyse, nen d'être apparition-de-soi (Selbsterscheinung), et qui, dédoublant l'intentionna-

j
66 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA CONSCIENCE D'IMAGE 67

lité, induit un dédoublement (Zwiespaltigkeit) de la conscience (cf Hua XXliI, Husserl analyse la situation, tout d'abord (§ 19) sur le cas où une «image
33): mais ce dédoublement n'est pas absolu puisqu'il implique un recouvre- physique» (une chose-image) est donnée à la perception.
ment (Deckung) par similitude des moments de l'apparition qui, apparaissant à Dans ce cas, <<l'apparition qui fonde du Bildobjekt prise en soi et pour soi a le caractère
même le Bildobjekt, paraissent du même coup comme moment caractéristiques d'une apparition de perception, d'une présentation (Priisentation) ordinaire. Ce n'est naturel-
du Bildsujet, et donc comme moments de sa Darstellung intuitive. Au point où lement pas une perception normale et complète, dans la mesure où l'apparaissant, par exemple
la personne en image sur la toile, n'a pas la validité de l'effectivement présent (gegenwiirtig),
nous en sommes, ce sont les autres moments, ceux qui contrecarrent ceux-ci ou elle apparaît comme présente mais n'est pas tenue comme effectivement réelle. Une
ceux qui n'y participent pas, qui permettent de distinguer Bildobjekt et conscience de croyance peut être là, mais elle ne se rapporte pas à l'objet de la saisie percep-
Bildsujet, donc Erscheinung et Darstellung. Peut-on aller jusqu'à dire que si tive, mais bien à ce qui y est vu au dedans (hineingeschaut) en image, à la personne non pré-
sente (nicht gegenwiirtig), mais qui vient dans le présent à la représentation en image
celle-ci se distingue de celle-là, c'est parce que celle-là est une Erscheinung (Bildvorstellung), précisément à la personne seulement présentifiée.» (Hua XXIII, 40)
incomplète, lacunaire, voire contestable?
Après avoir distingué le caractère d'image (Bildlichkeit) interne (immanent) On retrouve donc la situation de l'image là où il y a une chose-image: mais
du caractère d'image externe (symbolique) - «une image peut fonctionner de elle induit ici le fait que l'intentionnalité dirigée sur le Bildobjekt se dédouble
façon intrinsèquement (innerlich) représentative à la manière d'un caractère elle-même, d'une part en une perception «anormale» et «incomplète» puis-
d'image immanent (scil. la chose est en vue dans l'image par ressemblances ou qu'elle n'aboutit pas à la constitution d'un cours perceptif continu, par
similitudes); une image peut fonctionner de façon extrinsèquement (ausserlich) Abschatungen successives, de son objet, qui serait lui-même leibhaft da, pré-
représentative à la manière qui pour l'essentiel coïncide avec la conscience de sent, et d'autre part à la constitution du Bildobjekt, lui-même lié, intrinsèque-
la représentation symbolique (scil. il n'y a pas de Darstellbarkeit intuitive de la ment, au Bildsujet, lequel n'est pas présent, leibhaft da, mais seulement
chose par ressemblances ou similitudes dans le Bildobjekt, comme par exemple présentifié, dans une Vergegenwartigung - son présent, si cela a en toute
dans les signes linguistiques)>> (Hua XXIII, 35) -; et après avoir amorcé une rigueur un sens d'en parler, celui de la présentification, n'est, comme le dira de
analyse des modes d'apparition du Bildobjekt dans la conscience esthétique (§ plus en plus Husserl, qu'un présent «comme si», un quasi-présent, ou une
17, Hua XXIII, 36-38), Husserl en vient proprement à la question qui nous pré- vacillation de présent, une fiction de présent. Quoi qu'il en soit (la formulation
occupe des modes d'apparition en général du Bildobjekt, dont il amorce l'étude de Husserl est elle-même quelque peu flottante), cette double face du
au § 18 (Hua XXIII, 38-39), en expliquant qu'il faut un effort particulier d'ana- Bildobjekt en son apparition, dans le cas où il y a une image physique, est un
lyse pour porter l'attention sur les parties constituantes de l'apparition. Mais le pas en avant de l'analyse, qui précise, on le verra, le sens qu'il faut attribuer à
plus important se trouve au § 19. l'image - et à l'imagination (Imagination) par rapport à la phantasia
(Phantasie). C'est par là que, en particulier, peut s'expliquer l'exemple husser-
Husserl y écrit: «Des deux appréhensions qui se pénètrent dans la conscience du caractère lien paradigmatique de la poupée, que la perception illusionnée prend pour une
d'image de phantasia et en général dans la conscience immanente de caractère d'image, l'une
est manifestement dépendante et l'autre indépendante. L'apparition qui nous met le Bildobjekt jeune fille: alors que la poupée de cire est manifestement une image (très res-
devant les yeux pourrait aussi, de la manière dont elle surgit dans la conscience du caractère semblante) de la jeune fille, le conflit perceptif (s'agit-il d'une poupée ou d'une
d'image, être vécue sans une telle fonction imaginative. En revanche, en ce qui concerne la sai- jeune fille réelle?) n'a lieu, précisément, que si l'image physique est prise, par
sie qui modifie par laquelle seulement l'image devient image, elle est évidemment liée à une
la perception qu'il y a quand même en elle, comme un être humain réel: dès
apparition qui fonde ifundierend). Là où il n'y a pas d'apparition, là il n'y a non plus rien qui
puisse servir, en tant qu'image, à présentifier (vergegenwiirtigen) un autre ... » (Hua XXIII, 39) que nous prenons conscience de l'illusion, le conflit perceptif cesse et nous pre-
nons conscience qu'il ne s'agit que d'une image (cf Hua XXIII, 40-41).
Autrement dit, si nous nous rappelons les termes de la Ille Recherche Husserl poursuit son analyse, au § 20, sur les cas où il n'y a pas d'image
logique: les deux intentionnalités constituent un tout concret, elles ne peuvent physique, cas de la phantasia au sens habituel, y inclus les phénomènes du sou-
être séparées que par abstraction: la seconde ne peut exister pour elle-même venir (nous reviendrons sur cette «prise» du souvenir dans la phantasia).
sans la première et la première, toute seule, ne nous livrerait pas, dans l'appari- L'étude, seulement ébauchée ici, de ce cas, va conduire Husserl à une véritable
tion (qu'il pourrait éventuellement y avoir isolément), de Bildobjekt pour un révolution, qui ne cessera de faire sentir ses effets:
Bildsujet. Son indépendance signifierait son changement de nature (ou d'es-
«Devons-nous aussi dire ici, tout au moins dans les cas où est présente (vorhanden) une
sence). Son rôle de Fundierung pour la seconde, dès lors opérante, précisé- intuition claire et riche en contenu des objectités «phantasmées» (phantasiert), que l'appré-
ment, la «modifie» (c'est, on le verra, la modification de neutralité qu'il y a hension qui fonde a le caractère d'une appréhension de perception? Est-ce que tout appa-
pour Husserl, dans la phantasia: la perception de l'apparition est ici non-posi- raître proprement dit est un seul et le même, a-t-il partout le même caractère, celui de la
présentation (Priisentation)? Il se trouve aussi ici (scil. comme dans le cas de la perception)
tionnelle). qu'est supprimée la conscience de caractère d'image, et que là ou cela a lieu, là nous
68 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA CONSCIENCE D'IMAGE 69

devrons cependant admettre que le reste a simplement le caractère de la perception.» (Hua tion de phantasia et cette appréhension dans l'apparition de perception (cf Hua
XXIII, 41-42) XXIII, 42-43). C'est de là qu'il lui faut repartir, en effet, dès lors que, à la suite
Mais de quoi donc Husserl parle-t-il, pour ainsi assimiler à une perception des exemples invoqués, l'apparition de phantasia n'est pas aussitôt, immédia-
l'intuition claire d'une objectité «phantasmée »2? Il poursuit aussitôt: tement ou ipso facto, apparition de Bildobjekt renvoyant à un Bildsujet - même
si, nous le verrons, elle peut l'être, mais précisément de manière médiate.
«Je rappelle ici les passages de la phantasia à la vision (Vision). Les formations (Gebilde) de La question est dès lors aussi de savoir si, «dans le cas où entre le mode
phantasia ne flottent plus comme images devant l' œil intérieur: la perception empirique, la réalité
effective, dans laquelle le visionnaire vit avec son corps vivant (leiblich), est mise hors circuit et d'appréhension (scil. l'intentionnalité) qui constitue un Bildobjekt et celui qui
avec elle en même temps l'opposition entre cette réalité effective et le caractère d'image de la constitue une objet perceptif, nous sommes contraints de n'admettre aucune
phantasia, la fonction d'image des images de laphantasia s'annule, et le visionnaire est à présent différence, nous ne devrons pas concéder des différences essentielles dans les
dans un état de transe, le monde de la phantasia est à présent son monde effectif. TI vaut pour lui-
même comme effectif, i.e. ses intuitions sont des perceptions, pourvues aussi du caractère de
teneurs d'appréhensions [respectives].» (Hua XXIII, 43) Ce sera, nous le ver-
belief» (Ibid.) rons, la difficile et subtile différence entre sensation (Empfindung, aisthèma) et
phantasma. Et, nous le verrons pareillement, Husserl devra maintenir, dans le
Cet état n'est cependant pas réservé au visionnaire: il caractérise aussi le rêve, cas de la constitution du Bildobjekt, une différence dans les intentionnalités,
et non pas seulement, pour Husserl, le rêve fait durant le sommeil, mais aussi le donc dans les modes d'appréhension: l'intentionnalité constitutive du
rêve éveillé. Il écrit en effet: Bildobjekt, quand il y en a un (ce qui n'est pas toujours le cas, nous venons de
«Entre autres, nous nous [y1 abandonnons tant aux traits de la phantasia que nous com- le voir), sera une intentionnalité «neutralisée », sans Stellungnahme, prise d'at-
mençons à réagir dans des actions aux apparitions de phantasia tout à fait comme s'il s'agis- titude positionnelle propre - à l'exception, quand cela a lieu, de la conscience
sait de perceptions: notre poing se serre, nous tenons des dialogues à voix haute avec les esthétique.
personnes imaginées (eingebildete), etc. Certes, par là, le rêve, d'habitude, prend fin, la per-
ception effective fait fuir l'imagination (Einbildung). Mais le cas le plus fréquent est bien que Husserl poursuit, au § 21, par l'analyse des différences entre ce qui est en
le monde effectif s'engloutit presque sous nos regards alors que nous allons à la suite des jeu, malgré ce qui vient d'être dit, de la phantasia dans le cas où il y a repré-
phantasai, mais que son existence (Dasein) se fait néanmoins encore un peu sentir (jühlen), de sentation physique de l'image (physiche Bildvorstellung), et ce qui est en jeu
telle sorte qu'une légère conscience de l'apparence (Schein) continue de colorer les formations
dans le cas où il n'y a pas cette dernière, et qui est (provisoirement) le cas de la
de la phantasia. » (Ibid)
Vorstellung de phantasia (cf ibid.) que Husserl nomme encore «image» de
Autrement dit, et c'est la raison pour laquelle nous avons choisi de traduire phantasia. Le premier cas paraît plus compliqué que le second. Dans ce der-
Phantasie par le grec phantasia dont il est le calque, la chose nouvelle, révolu- nier, en effet, «tout le complexe des teneurs sensibles qui relèvent de son (scil.
tionnaire, qu'apporte ici Husserl, est que la phantasia, et les phantasiai, ne sont de la Phantasievorstellung) unité de vécu s'ordonne en une seule apparition, à
pas, tout au moins intrinsèquement (nous allons y revenir), des images, mais savoir en celle de l'image de phantasia.» (Hua XXIII, 43) Dans le premier cas,
directement, des apparitions (<<visions» dans le cas du visionnaire): apparitions en revanche, il y a deux objets: «il apparaît l'image physique, et il apparaît à
de phantasia qu'il faudra distinguer des apparitions de perception. Car si de nouveau l'image de l'esprit (scil. intentionnelle), le Bildobjekt qui expose
telles expériences, indique Husserl, inclinent à penser, abstraction faite de toute (darstellend)>> (ibid.). La question est donc de savoir (cf Hua XXIII, 44) si,
conscience d'image, qu'il n'y a pas de différence principielle entre les appari- entre l'image physique et le Bildobjekt il y a un rapport de Fundierung tout
tions de la phantasia et celles de la perception, la question est tout de même de comme il yen a un entre ce dernier et le Bildsujet, selon ce qu'incline à penser
savoir si cela ne vaut pas seulement pour les cas-limite considérés, et si, ici, la décomposition analytique. Quoi qu'il en soit, il faut admettre une modifica-
l'apparition de phantasia ne revire pas en hallucination, où il y aurait appari- tion des sensations liées à l'image physique dans les sensations (le sont-elles
tion perceptive (cf ibid.) Nous savons que ce ne peut être le cas général, tout au encore, et en quel sens?) liées au Bildobjekt. Car «ce sont les mêmes sensa-
moins, du rêve éveillé - et nous reviendrons plus tard sur le cas, très particulier, tions (scil. quant à leur teneur) qui ont le sens de l'être d'une chose en plâtre, et
de l'hallucination. Quoi qu'il en soit, Husserl réoriente son analyse en s'inter- qui ont le sens de l'être d'une figure humaine blanche.» (Hua XXIII, 45) Il
rogeant sur la différence d'essence entre l'appréhension d'image dans l'appari- s'agit donc, conclut Husserl provisoirement, de la même apparition saisie par
deux intentionnalités différentes qui ne peuvent subsister ensemble, mais peu-
vent alterner, dans ce que nous devons reconnaître comme un clignotement de
2. Nous traduisons phantasiert par «phantasmé» entre guillemets, d'une part pour éviter le
terme, qui a un autre sens, d'«imaginé», d'autre part parce que, le terme «phantasié» n'existant
l'une à l'autre: l'image comme phénomène se phénoménalise dans le clignote-
pas en français, il faut indiquer à la fois sa différence de statut par rapport au phantasma et par ment entre la chose en plâtre qui tend à l'abolir dans la choséité et la figure
rapport à ce qu'on entend par fantasme en psychanalyse. humaine blanche qui tend à l'effacer dans l'intentionnalité qui vise le Bildsujet.
70 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA CONSCIENCE D'IMAGE 71

Cependant, ce qui tire le tableau ou la sculpture vers l'effectivité du monde non-présent (le Bildsujet) par un non-présent (le Bildobjekt) qui par surcroît
perçu, c'est son insertion dans le monde environnant, l'Umgebung que nous ne n'est rien. La question en retour est dès lors: un acte présent - coïncidant avec
cessons de percevoir, fût-ce en arrière plan, comme monde du présent (cf Hua ~'. un présent - de représentation (d'appréhension) en image est-il en toute rigueur
XXIII, 45-46). Dès lors, si l'image apparaît (scil. comme Bildobjekt), «elle est ( concevable? N'y a-t-il pas dans ce type de représentation, un autre type de
en conflit avec le présent effectif, elle est donc seulement "image", elle est, Stiftung, d'institution de la temporalité, qui ne serait pas celle, husserlienne, de
comme elle apparaît bien, un Rien (Nichts).» (Hua XXIII, 46) Et dans la la temporalité continue se réengendrant sans cesse de la fuite du présent dans le
mesure où l'image apparaît dans le monde avec son support physique, il faut passé par le resurgissement sans défaillance du présent avec son horizon de
parler d'un dédoublement (Zwiespaltigkeit) du monde perçu: «nous regardons futur? Mais aborder cette question ici serait prématuré. Notons pour cela, en
à travers le cadre (scil. du tableau) pour ainsi dire comme à travers une fenêtre, pierre d'attente, le rapprochement, architectoniquement en congruence avec la
dans l'espace de l'image, dans la réalité effective (scil. qui est autre) de tradition philosophique, que Husserl opère entre le Bildobjekt comme rien et le
l'image.» (Hua XXIII, 46) Mais, comme l'image, le Bildobjekt est un Rien, il fictum, l'apparence (Schein).
est «donné dans une appréhension de perception qui est modifiée par le carac- Selon le cheminement en zigzag que nous suivons depuis le début de ces
tère de l'imagination (Imagination) (Hua XXIII, 47, nous soulignons): «l'ap- analyses, Husserl revient à la situation de la phantasia. Ses contenus intention-
parition du Bildobjekt [... ] porte en soi le caractère de l'irréalité effective, du nels ne portent pas, comme là où il y a image physique, des appréhensions de
conflit avec le présent actuel» (ibid., c'est Husserl qui souligne). Cette modifi- perception ou de quasi-perception (du Bildobjekt): l'apparition de phantasia ne
cation que, encore une fois, Husserl rapportera à la modification de neutralité surgit pas là, dans un monde environnant actuellement perçu, elle n'est pas là
(non positionnelle), fait la différence des teneurs intentionnelles d'appréhension en peinture ou en sculpture (si elle paraissait là, nous aurions précisément,
ou de saisie, qui cependant, dans ce cas, se recouvrent -la saisie d'image effa- ajoutons-le, une hallucination). Tout au contraire, «le champ de la phantasia
çant, dans le recouvrement, la partie correspondante, recouverte, de la percep- est tout à fait séparé du champ de la perception» (Hua XXIII, 49), et il se pour-
tion du maintenant (Jetzt) (cf ibid.). Avec l'image, nous avons donc, et ceci est rait que «les appréhensions de phantasia fonctionnent sans aucun caractère
crucial, «l'apparition d'un non-maintenant dans le maintenant» (ibid., c'est d'image», ce qui, nous l'avons vu, les rapprocherait de la perception (ibid.).
Husserl qui souligne). Avant d'examiner plus précisément ces questions (à partir du § 26, Hua XXIII,
Autrement dit: «Dans le maintenant, dans la mesure où le Bildobjekt apparaît au milieu 54 sv.), Husserl procède à une récapitulation (§ 25. Hua XXIII, 50-54).
de la réalité effective de perception et élève pour ainsi dire la prétention d'avoir, dans ce Dans celle-ci, il relève d'abord le double conflit qui affecte le Bildobjekt
milieu, une réalité effective objective. Dans le maintenant aussi dans la mesure où l'appréhen- comme tout: «Une fois a) le conflit avec le présent actuel de perception. C'est
der de l'image est un maintenant temporel. Mais d'autre part un "non-maintenant" dans la
mesure où le conflit fait du Bildobjekt un Rien (Nichtige), qui certes apparaît, mais n'est rien
le conflit entre l'image comme apparition de Bildobjekt et l'image comme
et n'est en mesure que de servir à exposer (darstellen) un étant. Mais cela qui est exposé ne chose-image physique; b) l'autre fois le conflit entre l'apparition de Bildobjekt
peut évidemment jamais exposer le maintenant avec lequel il est en conflit, il ne peut donc . ~ et la représentation du sujet qui s'entrelace avec elle ou plutôt qui se glisse avec
exposer qu'un autre, un non-présent. Et celui-ci ne pourrait en tout cas résider, dans le champ elle (scil. par association: cf Hua XXIII, 51, l. 15) en s'y superposant (sich mit
visuel, qu'en dehors du domaine de l'image.» (Hua XXIII, 47-48)
ihr überschiebend).» (Hua XXIII, 51) Dans la mesure où Husserl souligne la
Nous verrons que, des deux «attendus» qui justifient le sens de l'expression plus ou moins grande ressemblance entre certains traits qui apparaissent dans
«dans le maintenant», le second a une signification paradoxale. Soulignons le Bildobjekt et certains traits qui sont visés, quant à leur sens intentionnel, dans
pour l'instant ce qui, pour la suite immédiate, est le plus important et le plus la représentation (Vorstellung) du Bildsujet, et donc selon la plus ou moins
novateur: 1) le fait que le Bildobjekt est un rien qui apparaît et qui, dans son grande puissance de l'association (passive) de ces traits, et indique un glisse-
apparition même de rien, expose, exhibe, stellt dar le Bildsujet. 2) Le fait que ment possible vers la conscience symbolique (notons que dans le cas du signe
ce rien qui apparaît, de par sa nihilité, n'est pas comme tel présent (pas mainte- linguistique, la ressemblance est, à l'exception des onomatopées, nulle), nous
nant «réellement»), ce qui suffit déjà à rendre très problématique le statut de sa pouvons, précisément, considérer que l'intentionnalité qui vise le Bildsujet peut
saisie ou de son appréhension intentionnelle. 3) Le fait que le Bildsujet, qui est être, a priori et en elle-même, vide de remplissement intuitif, même si stricto
lui-même en Darstellung (intuitive dans le Bildobjekt comme apparition de sensu, elle est «fondée», mais par Fundierung, et donc par «motivation», par
rien), est à son tour non présent (pas maintenant), ce qui serait trivial si ce l'apparition du Bildobjekt. La ressemblance s'établit par là entre des contenus
n'était significativement mis en rapport, par Husserl, avec le «pas-maintenant» intuitifs dans l'apparition et des contenus non intuitifs, visés quant à leur sens
du Bildobjekt. Tel est, pourrait-on dire, le paradoxe le plus évident de la phan- (intentionnel), sens que les premiers, en quelque sorte, «illustrent» ou «rem-
tasia dans la conscience d'image qu'elle représente (vergegenwiirtigen) un plissent», mais peuvent aussi contrecarrer. On comprend dès lors' que Husserl
72 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'APPARITION DE PHANTASIA 73

maintienne la distinction entre Darstellung et Erscheinung: à la mesure d'un phantasia3 (encore que celle-ci, nous le verrons, puisse aussi «phantasmer»
«remplissement» toujours partiel de l'intentionnalité qui vise le Bildsujet avec [phantasieren] des signes ou des symboles, mais cela ne fait rien à l'affaire),
son sens intentionnel, et qui, par là, mesure le caractère toujours plus ou moins Husserl en vient à la question des intentions internes, à la question de savoir
incomplet ou imparfait de ce «remplissement», l'Erscheinung comme «si effectivement leur compréhension comme intentions d'image se laisse
Darstellung implique une Darstellbarkeit du Bildsujet jamais complètement appliquer jusqu'au bout» (Hua XXIII, 55).
saturée par l'Erscheinung, donc d'autres possibilités, d'un autre type que dans Si le conflit manque entre le présent actuel et ce qui s'y interpose comme
la perception, de Darstellung intuitive. Gardons tout au moins cette interpréta- fictum, ne doit-on pas supposer, commence Husserl, un autre conflit? Il
tion comme leçon provisoire, en précisant encore, avec Husserl, que 1'« en retombe sur un problème déjà relevé: «Si rien ne contestait l'apparition, ne
même temps» des deux visées intentionnelles, celle du Bildobjekt et celle du devrait-elle pas avoir la validité d'une perception? Est-ce que l'appréhension
Bildsujet, n'est pas nécessairement un «en même temps» dans le maintenant simple directe n'est pas ce qui fait l'apparition, de telle sorte que l'apparition
(<<temporel» selon l'expression de Husserl), mais est peut-être un «en même au sens primaire et véritable signifie le même mode d'appréhension?» (Ibid.)
temps» dans une autre acception du «temps» de «l'en même temps», donc Et il en vient à la question cruciale: «Qu ' est-ce qui caractérise une apparition
dans un autre régime, une autre Stiftung de la temporalisation, englobant le rien comme apparition d'un présent (scil. cas de la perception) et une autre comme
du Bildobjekt et le non-présent du Bildsujet. apparition d'un non-présent (scil. cas de l'apparition de phantasia) 1» (Hua
XXIII, 55-56) Si, dans le cas du fictum de l'image, il y a conflit du Bildobjekt
et du Bildsujet avec la réalité, que se passe-t-il s'il n'y a pas d'image, donc pas
§ 2. L'APPARITION DE PHANTASIA de conflit? La Phantasieerecheinung est-elle une Erscheinung comme une
autre? Nous savons que non, mais comment?
Au § 26 du cours de 1904/05, Husserl commence par faire le point: S'il y a, dans la phantasia comme dans l'image (portée par un support phy-
sique), des degrés plus ou moins grands de ressemblance, d'une part entre l'ap-
«Une chose est d'avance claire: l'''image'' dans le cas physique, à savoir le Bildobjekt, est
unfictum, un objet de perception, mais une apparence d'objet (Scheinobjekt). Elle apparaît à parition de phantasia et l'objet qui est visé en elle, d'autre part entre
la manière d'une chose physique effectivement réelle, mais elle apparaît en conflit avec le pré- l'apparition du Bildobjekt et le Bildsujet qui y est visé (cf Hua XXIII, 56-57),
sent actuel se mettant en avant dans la perception sans conflit. Ce fictum, ou plutôt cette «il est d'autre part sûr que subsistent en général de grandes différences» (Hua
conscience de fiction se pénètre à présent de la conscience de la représentation
(Repriisentation). Ainsi naît ici la conscience imaginative. Et elle naît dans le nouveau conflit XXIII, 57). «L'objet de phantasia apparaissant n'apparaît pas en général de
entre fictum (scil. le Bildobjekt) et imaginatum (scil. le Bildsujet).» (Hua XXIII, 54) telle manière que, comme dans le cas des Bildobjekten physiques, nous puis-
sions dire, abstraction faite des différents caractères d'acte, qu'il n'y a princi-
Il reprend ensuite, tout aussitôt, le cas de la phantasia : piellement aucune différence avec l'apparition de perception. Ce n'est pas
«Si nous regardons d'autre part la phantasia, il manque alors le fictum. En ce sens seulement que la chose de phantasia n'apparaît pas dans le champ de vision de
l'''image'' de phantasia n'est pas une image qui s'établit au milieu de la réalité actuelle effec- la perception, mais pour ainsi dire dans un tout autre monde, tout à fait séparé
tive de présent. Elle n'apparaît pas dans la forme d'une appréhension perceptive, elle ne se
constitue pas comme un quasi-effectivement réel parmi les réalités effectives phénoménales du monde du présent actuel; c'est plutôt aussi qu'existe en soi-même normale-
du champ de vision, et elle ne se montre pas comme fictum par son conflit avec la réalité ment une différence: la chose de phantasia apparaît comme une chose formée,
effective du présent, en elle-même hors du conflit. Comment apparaît-elle donc? Apparaît-elle colorée, etc., et pourtant nous ne pouvons pas nous attendre à en trouver exac-
effectivement à la manière une image? Est-ce que se constitue effectivement dans la phanta-
sia un Bildobjekt, à travers lequel un Bildsujet est intuitionné? Je dois avouer qu'ici j'ai été
tement une de cette sorte parmi les objets perceptifs.» (Hua XXIII, 57-58, nous
toujours à nouveau saisi par de sérieux doutes.» (Hua XXIII, 54-55) t' soulignons) Y compris parmi les choses-images.
C'est donc bien la chose de phantasia, et elle relève d'un tout autre monde,
Voilà le problème posé, et bien posé, avec l'aveu, par Husserl, des difficultés le monde de la phantasia, que Husserl baptisera Phantasiewelt, qui apparaît
qu'il a éprouvées de soutenir sa nouvelle «doctrine», en effet révolutionnaire, elle-même, est un apparaissant dans ce monde, et un apparaissant qui a formes
comme nous allons le voir. Après avoir examiné un moment le caractère d'image et couleurs. Et cependant, elle n'est pas pour autant hallucination, puisque
externe, la conscience symbolique, pour répéter qu'il ne peut se comprendre que
par extension du caractère d'image interne - jusqu'au cas-limite où il n'y a plus
aucune ressemblance entre le Bildobjekt comme symbole et le Bildsujet, et nous 3. Husserl prend pour exemple, dans la phantasia, le cas où nous nous faisons l'image d'un
pays selon des récits de voyage, ou le cas où nous représentons une œuvre musicale par un thème
aurons l'occasion de revenir sur ce que cela a d'insatisfaisant -, donc après avoir, ou une petite partie de mélodie, cas où la ressemblance est plus ou moins éloignée, mais où fonc-
ce qui paraît légitime, mis hors circuit la conscience symbolique dans le cas de la tionne encore un caractère d'image «interne».
LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'APPARITION DE PHANTASIA 75
74

celle-ci a lieu dans le monde perceptif (cf Hua XXIII, 58). L'apparition de travers des objets aperçus d'abord comme différents, que nous reconnaîtrons
phantasia, telle est la nouveauté révolutionnaire de Husserl, n'est pas en elle- peut-être le même objet - on pense aux métamorphoses successives des diffé-
même une image, un Bildobjekt, bien que, nous le verrons, dans certains cas, rents «êtres» mis en scène dans un mythe.
elle puisse en prendre tous les airs. Dès lors, «appartient à l'essence de la phan- On voit, à leur simple énoncé, tout à la fois la justesse phénoménologique et
tasia la conscience de non-présent (Nichtgegenwiirtigkeit-Bewustsein). Nous l'importance de ces caractères propres aux apparitions de phantasia. Si nous ne
vivons dans un présent, nous avons un champ de vision de la perception, mais à sommes pas entré ici dans leur analyse, c'est qu'il nous faut d'abord aller jus-
côté, nous avons des apparitions qui, tout à fait en dehors de ce champ de qu'au bout de la distinction entre image et apparition de phantasia, pour déga-
vision, représentent (vorstellen) un non-présent.» (Hua XXIII, 58-59, nous ger ce qui, formellement, du point de vue intentionnel (ou structurel), la tient en
soulignons). Les apparitions de phantasia ont donc ce caractère tout à fait para- propre à l'écart de l'image - on pourrait encore dire, après tout, que les appari-
doxal - généralement recouvert, dans la tradition, issue en fait du stoïcisme, par tions de phantasia ne sont que des «images défectueuses », non stabilisées,
leur recodage comme images - d'être, en quelque sorte directement, appari- relevant d'une «fantaisie» débridée.
tions d'un non-présent - et non apparitions en image (Bildobjekt) qui «repré- Nous reprenons donc le détail des analyses husserliennes à partir du § 30
sente» un non-présent. (Hua XXIII, 63 sv.) où est reprise la question de la différence de structure entre
Toute la difficulté, autour de laquelle tournent les analyses husserliennes, est les deux intentionnalités. Husserl écrit:
de comprendre ce que peut être l'apparition d'un non préserit. Pour cela, «Dans l'imagination physique (scil. cas où il y a un support physique de l'image), nous
Husserl en dégage les caractères qui, pour être remarquables, n'ont été que avons à distinguer l'apparition primaire, celle qui porte la mise en image (Verbildlichung), de
rarement remarqués dans la tradition philosophique. Avant d'y revenir, vu leur celle-ci elle-même. Dans la première apparaît le Bildobjekt, dans la seconde, nous nous rap-
portons au Bildsujet [... ] La différence parallèle de laphantasia est entre l'apparition primaire,
extrême importance pour une compréhension phénoménologique approfondie directe, et le rapport conscient (scil. intentionnel) à l'objet "phantasmé" (phantasiert). Nous
de la phantasia, de manière circonstanciée et détaillée dans notre Ile section, avons ici aussi une différence entre apparition et chose (Sache), et une différence [... ] qu'il ne
disons seulement ici, pour résumer le texte des §§ 28-29 (Hua XXIII, 58-63), faut pas confondre avec la différence entre apparition et chose dans la perception: cette der-
nière concerne le devenir-représentation de la chose par ses différents côtés de la chose, mais
que ces caractères des apparitions de phantasia sont essentiellement: 1) leur la première appartient déjà à un seul côté.» (Hua xxm, 63, nous soulignons)
aspect protéiforme, 2) la discontinuité de leur surgissement «en éclair» (blitz-
faft) dans le cours censé être continu du temps, et 3) leur intermittence dans ce Autrement dit, l'apparition primaire de la phantasia est directe (terme que
même supposé continuum temporel. 1) Par le premier caractère, il faut entendre nous avons souligné) sans moment de Verbildlichung, mais ce n'est pas pour
que, alors que c'est le même objet qui est visé (aperçu) par la conscience, ses autant qu'elle l'est à la façon des apparitions de perception: à supposer, et
apparitions changent sans cesse, et ce, de manière discontinue, par décro- Husserl le pense, qu'il y ait des Abschattungen de la chose dans la phantasia,
chages, par exemple aussi bien de formes que de couleurs, comme quelque l'Abschattung elle-même, que Husserl dira pour cette raison appréhendée de
chose d'ombreux et de fuyant, sans donc que les apparitions s'enchaînent les façon «modifiée» (en neutralité) est transie par le rapport intentionnel propre à
unes aux autres de manière cohérente comme dans le cas de la perception. En la phantasia. Mais qu'est-ce qui peut différencier celui-ci du rapport intention-
plus, s'il y a en elles de la couleur, ce n'est pas, énigmatiquement, au même nel propre à la Bildlichkeit, d'autant plus (cf Hua XXIII, 64) qu'il y a dans les
sens que la couleur perçue: c'est comme une sorte de gris qui, sans être percep- deux la même gradation selon le plus ou moins de complétude dans la
tif, est, écrit Husserl (Hua XXIII, 59), comme un «vide indicible». C'est dire Darstellung de l'objet, aussi bien en ce qui concerne l'extension qu'en ce qui
aussi que l'apparition de phantasia est fuyante et fluctuante, insaisissable. 2) concerne la similitude des moments de l'apparition eu égard à l'objet visé.
Le caractère de discontinuité du surgissement de l'apparition de phantasia Il faut donc reprendre (en zig zag) en reconsidérant les caractères de l'appa-
signifie à son tour qu'elle jaillit en un éclair (aufblitzen) sans arriver à se stabi- rition de phantasia. Husserl commence par rappeler que, n'apparaissant pas à
liser: elle communique avec l'Einfall qui advient inopinément et qui est en jeu, l'intérieur du champ de vision de la perception, l'apparition de phantasia n'est
on le sait, dans l'association libre, comme ce qui vient subitement (<<à l'es- pas unfictum de la perception, a un tout autre caractère que l'apparition de per-
prit»). Enfin, 3) selon le troisième caractère, l'apparition de phantasia peut dis- ception, et par là, même, que toute apparition de Bildobjekt (cf Hua XXIII, 64).
paraître complètement aussi vite qu'elle a surgi, mais, dans sa fugacité même Ensuite que, en ce qui concerne les contenus qui participent à la Darstellung
elle peut tout aussi bien revenir, resurgir pour disparaître à nouveau, éventuelle- intuitive de l'objet, il y a des différences internes de vigueur (Kriiftigkeit), de
ment sous une forme tellement métamorphosée (caractère protéiforme) que vivacité et de plénitude, à quoi il faut encore ajouter, pour les contenus de la
nous pouvons tout d'abord croire apercevoir un autre objet - le cas limite étant phantasia, a) leur manque de fermeté, leur fugacité, leur variation constante
celui d'une métamorphose si complète que c'est bien après, et autrement qu'à non pas seulement en intensité mais aussi en qualité, et b) leur variabilité pro-

L
76 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE APPARlTIONS DE PHANTASIA ET CONSCIENCE D'IMAGE (SA STIFTUNO) 77

téiforme, qui va de pair avec celle des apparitions de l'objet, et qui se fait de § 3. APPARITIONS DE PHANTASIA ET CONSCIENCE D'IMAGE (SA STIFTUNG).
manière abrupte (cf ibid.). Cela fait que les apparitions de phantasia ne se
reversent pas continûment les unes dans les autres au fil d'un cours temporel Le problème serait résolu si l'apparition de phantasia apparaissait dans le
continu comme c'est le cas dans la perception (cf Hua XXIII, 65), mais que champ de vision de la perception, car alors, précisément, elle serait une image,
«l'objet s'expose (darstellen) une fois par l'avant, ensuite subitement par l'ar- un conflit, de par sa constitution, avec l'Umwelt ou l'Umgebung perceptif. Or,
rière, une fois comme il apparaissait à un temps déterminé, une autre à nouveau entre l'apparition de phantasia et l'apparition de perception, il y a, nous l'avons
comme il apparaissait à un tout autre temps, ce par quoi les deux temps sont vu, une discontinuité radicale, un saut qui est à sa façon une sorte de conflit.
largement séparés» (ibid). Telle est la discontinuité temporelle des apparitions Mais celui-ci est d'un tout autre ordre que celui qui peut surgir à l'intérieur du
de phantasia que «l'intention va bien sur le même objet, mais non pas selon la champ de vision, car c'est «tout le champ de la phantasia qui est en conflit
mesure et l'ordonnancement des connexions intentionnelles de la synthèse avec tout le champ de la perception, et cela, sans pénétration» (Hua XXIII, 67).
ordonnée (scil. de la perception)>> (ibid.). Ce qui différencie la visée de l'objet Plutôt que d'un conflit, il s'agit donc d'une tension (Spannung) (cf ibid.) entre
dans la phantasia de la visée de l'objet dans la perception, la différencie aussi les champs sensibles de la perception et les parties correspondantes du champ
de la visée de l'objet dans l'image. «Au fond, dans cet échange (Wechsel) pro- de la phantasia. On peut dès lors parler du fictum de la phantasia au sens où
téiforme, ne se constitue pas du tout continuellement un seul objet primaire au «l'image de phantasia se constitue comme apparition qui s'affirme pour un
sens où, avec le caractère d'image physique, nous avions un seul Bildobjekt temps contre le champ de vision de la perception, mais [qui] dans cette opposi-
fixe. Le Bildobjekt dans la gravure n'apparaît pas tantôt gris selon toute son tion, reçoit la caractéristique phénoménologique qui ressort dès que nous
extension, tantôt rouge dans certaines parties de sa surface, tantôt vert, etc. Il ne retournons à la perception, et d'elle à nouveau à l'image» (ibid.). C'est donc
change pas constamment sa forme, il n'apparaît pas tantôt tout entier, tantôt par la médiation du rapport à la perception que l'apparition de phantasia s'assi-
selon un morceau. » (Ibid.) mile à l'image et cela, pour autant que l'apparition de phantasia s'affirme pour
Il en va pourtant ainsi dans la phantasia: «Même dans le cas où l'intention un temps contre le champ perceptif - ce qui suppose quelque chose comme sa
objective se conserve, l'objet apparaissant primairement se change. Nous avons stabilisation au moins momentanée.
donc des doubles changements: à l'intérieur de la direction sur le même objet Plus précisément, dans la mesure où la perception «harmonique», sans
empirique, des intentions changeant abruptement, absence de connexion à l'in- conflit, constitue l'apparition du présent actuel, ce avec quoi elle est en conflit
térieur de la synthèse (scil. dirigée sur le même objet). Et pour autant que par est non présent (cf ibid.) Le conflit qui les rend incompatibles est donc celui du
partie, ce changement abrupt n'a pas lieu, un changement dans l'apparition pri- présent et du non-présent. Dès lors vient cette affirmation capitale de Husserl,
maire, donc un changement et une absence de connexion dans les objet pri- que nous soulignons: «L'apparaissant dans la phantasia est non présent.»
maires (le Bildobjekt) (scil. dans ce qui serait l'équivalent du Bildobjekt si (Hua XXIII, 68, 11.3-4)
l'apparition primaire était appréhendée comme image).» (Ibid.) On voit par là Nous aurons l'occasion d'y revenir, puisque Husserl le répétera avec
que le rapport intentionnel à l'objet «phantasmé» dans la phantasia n'est diffé- vigueur. Ce qui l'intéresse ici est le rapprochement entre l'apparition de phan-
rent du rapport intentionnel à l'objet perceptif et à l'objet représenté par tasia et l'image. Il écrit en effet aussitôt:
l'image qu'en vertu de la nature très particulière, que Husserl a bien dégagée, «Dit précisément: l'objet primaire de la phantasia est unfictum, et par là rien ne fait obs-
de l'apparition de phantasia. Il y en a bien un cependant, qui nous autorise à tacle pour saisir comme imagination normale le mode de représentation par lequel, par la
parler, par une extension de la langue husserlienne, d'une aperception de phan- médiation de cet objet, l'objet "phantasmé" vient à la conscience. » (Hua xxm, 68)
tasia - tout comme, mutatis mutandis, la perception d'un objet externe est une En d'autres termes, si, par la médiation de la perception, donc de la percep-
aperception perceptive. Ce qu'il faut encore comprendre, conclut Husserl au tion prise comme «modèle », l'objet primaire de la phantasia, apparition d'un
§ 31 (Hua XXIII, 66), c'est que les apparitions primaires de la phantasia apparaissant non-présent, paraît comme unfictum (comme s'il était Bildobjekt,
n'amènent pas avec elles «la conscience d'être et plus précisément la donc quasi-présent), le mode de représentation de l'objet «phantasmé», par la
conscience de l'être-présent.» Au contraire, «de la manière dont elles se tien- médiation des apparitions (de phantasia) de l'apparaissant, peut être saisi
nent là, elles ont pour nous la valeur de ce qui n'est pas (nichtseiend) ». comme «imagination normale», c'est-à-dire comme conscience d'image, selon
l'aller et retour par rapport à la perception qui a été indiqué. Si cela commence
à éclairer la conversion de l'apparition de phantasia en image (en quasi-
Bildobjekt), cela pose cependant un problème:

l'
L
78 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE APPARITIONS DE PHANTASIA ET CONSCIENCE D'IMAGE (SA STIFTUNG) 79

«Or lefictum peut, tout comme dans le cas du caractère d'image habituel (gewohnlich), duites par la diplopie - exemple, à nos yeux, assez peu parlant -, Husserl
représenter quelque chose qui lui est semblable par mise en image (Verbildlichung). Certes il reprend en disant que pour le cas des phantasai vagues, «on doutera tout
faudrait aussi examiner la possibilité qu'il ne représente peut-être rien de plus, mais est pris
simplement comme il est, n'exposant rien hors de soi. Si des deux côtés (scil. du côté de la d'abord que l'on doive faire valoir ces schèmes vides (scil. les phantasiai)
représentation et du côté du représenté) les mêmes contenus sensibles et la même appréhen- comme objets, donc qu'il puisse ici être question de Bildobjekten. Cependant,
sion étaient mis en jeu, il ne subsisterait aucune différence interne (scil. entre le fictum et l'ob- si nous regardons avec précision, quelque chose apparaît toujours, par exemple
jet représenté, donc aussi entre le Bildobjekt et l'apparition de phantasia). Mais des
différences externes, déterminées par la connexion phénoménologique, pourraient bien encore
un contour (Umriss) de l'objet, tout au moins un morceau de celui-ci, aperçu
être là qui rendraient possible et nécessaire la liaison de diverses caractérisations intention- (apperzipiert) de la même manière qu'un dessin, ou mieux comme les contours
nelles: tout comme considérée per se, il n'existe aucune différence entre l'apparition physique vagues et interrompus d'une double image de la perception, qui ne l'emporte
d'image et l'apparition de perception, alors que, par le conflit avec le champ de vision donné, pas complètement dans le conflit. La visée de sens (Deutung) passe au-dessus
ressort une différence de caractérisation: le Bildobjekt devientfictum.» (Ibid.)
du senti et de l'intuitif, une certaine objectivation, même si elle est incomplète,
Autrement dit, il se pourrait qu'entre l'apparition de phantasia (nous ajou- a lieu, et c'est seulement sur elle que s'édifie l'appréhension du sujet
tons: si fugace soit-elle) et le Bildobjekt comme objet intentionnel, purement (Sujetauffassung): le rapport au "phantasmé", ce qui est à vrai dire rendu ici
fictif (mais pouvant être perçu à même un support physique), il n'existe aucune intuitif de très mauvaise manière.» (Hua xxm, 71) Autrement dit, si nous
différence. Mais précisément, ce qui fait du Bildobjekt un fictum, c'est la reprenons d'Aristote l'exemple des deux doigts vus dans la diplopie, alors que
connexion phénoménologique, le conflit du Bildobjekt avec le champ de vision nous savons qu'il n'yen a qu'un seul, cela signifie que, dans ce cas, l'appari-
perceptif où, à sa manière, il apparaît aussi. Or ce n'est pas le cas de l'appari- tion de phantasia apparaît comme apparition d'un objet qui n'est pas l'objet
tion de phantasia, poursuit Husserl (cf ibid.), parce qu'elle est totalement sépa- visé dans l'aperception de phantasia, dans la mesure où l'objet primaire, appa-
rée, dans un autre monde, de l'apparition de perception. Il s'agit donc d'une raissant, paraît en conflit, non pas tant avec le champ perceptif qu'avec le
différence d'un autre genre, et en appeler aux associations (fussent-elles par champ de l'expérience. La Stiftung de l'expérience rend invraisemblable que
chiasme) des champs sensibles (optique, tactile, etc.) du monde perceptif n'ap- l'objet dont l'apparition de phantasia paraît obscurément comme apparition
porte rien à la question (cf Hua XXIII, 68-69). Il faut maintenir la différence soit l'objet qui est proprement visé dans l'aperception de phantasia et qui ne
radicale et l'incompatibilité mutuelles du champ de la sensation/perception et peut pas être en conflit ouvert avec la cohésion propre de l'expérience - avec
du champ de la phantasia: tout au plus peuvent-ils se succéder en alternance ce qui fait l'habitus de l'aperception perceptive en général. Mais, au point où
(cf Hua XXIII, 69). La question reste donc entière et peut-être ne paraît-elle nous ne sommes, cela signifie que c'est l'aperception de phantasia elle-même
intraitable que dans la mesure où, Husserl le dit, nous avons considéré jusqu'ici qui convertit l'apparition de phantasia enfictum, en Bildobjekt représentant un
les phantasiai claires, qui ont l'air d'images, dès lors qu'elles sont mises en Bildsujet, la question étant désormais de savoir ce qui constitue la cohésion
rapport avec la perception. propre de l'expérience. Décidément la différence entre apparition de phantasia
Qu'en est-il si nous considérons à présent des phantasiai non claires, qui et apparition en Bildobjekt paraît rebelle à tout traitement.
peuvent, à tout le moins, passer moins facilement pour des images? C'est à cet L'expérience est toujours, chez Husserl, l'expérience dans le temps, c'est-à-
examen que Husserl se consacre au § 33 (Hua XXIII, 70-71). La question est: dire dans la continuité d'écoulement du présent vivant, du monde, c'est-à-dire à
«Qu'est-ce qui empêche ici une conscience de perception de survenir, quel est la fois de la continuité harmonique des cours perceptifs avec leur sens inten-
ici le conflit avec le présent actuel, conflit qui caractérise l'objectif de l'appari- tionnels - et corrélativement avec leurs aperceptions, leurs habitus et sédimen-
tion immédiate comme n'étant rien pour soi et qui dès lors rend possible son tations -, et de la cohésion, pareillement, des cours perceptifs au sein d'un
utilisation comme image pour une autre?» (Hua xxm, 70) Husserl rappelle même monde, elle-même en aperception, au fil d'une histoire où se sédimente
que «le fictum à l'intérieur du présent actuel (scil. cas où il y a support phy- un sens de monde et se constitue l'habitus correspondant. C'est par rapport à ce
sique de l'image) est quelque chose d'aussi fixe, clairement délimité qu'une monde, le monde «réel», que le monde de la phantasia apparaît tout autre,
chose effectivement réelle» (ibid., nous soulignons), et que c'est cela qui fait le jamais avec lui ou en lui, mais en alternance avec lui. Husserl reprend la ques-
conflit avec l'Umwelt perceptif. Qu'en est-il dans le cas de la phantasia? Là, tion aux §§34-36 (Hua XXIII, 71-76), pour ne rien apporter de nouveau, sinon
les apparitions sont «quelque chose de vague, de fluctuant, tellement diffé- l'équivalence structurale entre sensations (et champs et sensations) et phantas-
rentes dans leur contenu et leur caractère global, des apparitions normales de mata (et champs de phantasmata), avec cette précision: «Champ sensible de la
perception, qu'elles ne peuvent advenir dans leur cercle» (ibid.). Dès lors se sensation et phantasia. Tandis que les champs sensibles de la sensation
pose la question de savoir si dans ce cas, nous avons encore le droit de distin- (Empfindung) sont constamment remplis dans le cours de la vie de la
guer Bildobjekt et Bildsujet (cf ibid.). Après avoir invoqué les illusions pro- conscience et se changent selon des lois, cela ne vaut pas des champs sensibles

L
80 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE APpARITIONS DE PHANTASIA ET CONSCIENCE D'IMAGE (SA STIFTUNG) 81

de la phantasia (sciL des champs de phantasmata). Ils viennent et disparais- (seil. comine dans le cas où un Bildobjekt a un support physique), qui placent tout d'abord les
contenus sensibles' comme du présent et ensuite les prennent comme image d'un autre, mais
sent, et les différents champs de la phantasia qui appartiennent au même sens c'est en vertu de leur plus ou moins grande similitude qu'elles fondent lfundieren) immédiate-
(sciL vision, toucher, audition, etc.) ne constituent (bilden) dans le cours du ment une conscience immanente de présentification, une conscience modifiée du voir du visé
temps aucune unité continuelle.» (Hua XXIII, 75, nous soulignons) Husserl dans ce qui est vécu, sans que pour autant ce qui est vécu de manière sensible vaille tout
fait donc rejouer, par zig zag, la nature très particulière des apparitions de d'abord pour tel pour soi, c'est-à-dire pour un présent. Mais après coup nous pouvons faire
abstraction de ce caractère de l'imagination, nous pouvons mettre en jeu (ansetzen) l'appari-
phantasia, et à travers elle, le «jeu» très particulier des phantasmata, qui, mal- tion concrète de phantasia, dans la mesure où nous la saisissons comme simultanée à une don-
gré leur parenté générique avec les aisthèmata, sont d'une autre essence: ils ne née de la perception, comme un maintenant, par exemple saisir une apparition visuelle comme
peuvent contribuer à l'unité continuelle de l'expérience, à l'écart de laquelle ils maintenant, comme simultanée à un cri que nous entendons, et ensuite nous pouvons, dans la
complexion de l'apparition de phantasia, en séparer par l'analyse le phantasma qui lui-même,
sont irréductiblement. à présent, comme partie du tout, est un présent. C'est seulement ce procès médiat qui a pour
Toute la question tient finalement à ce que la perception «est interrompue par une phanta- effet d'ordonner dans le présent qui est déjà présent objectivé par des médiatetés, [mais] n'est
sia. Dans le passage de l'une à l'autre, nous vivons une discontinuité objective. Mais pourquoi pas présent immédiatement ressenti (empfunden).» (Hua XXIII, 78)
la continuité vaut-elle au lieu de la discontinuité? Pourquoi ce qui interrompt vaut-il Comme
phantasia? Pourquoi comme non présent [... ] ?» (Hua XXIII, 77, nous soulignons) Texte crucial que, pour cette raison, nous avons cité en entier. Le passage, à
double sens, du présent au non présent s'y marque bien, et ce, par opposition au
Nous sommes au cœur de l'écart entre les deux mondes, et de ce qui, de là, cas où le Bildobjekt a un support sensible, constitutif, au moins «un moment»,
est propre à mettre en question le «privilège» de la perception. Cet écart, tel est d'impressions ou de sensations présentes. Dans le cas de l'imagination qui
le pas nouveau de Husserl, ne réside pas seulement dans l'écart entre les inten- opère sur les phantasmata de la phantasia, c'est ce «moment» qui est immé-
tionnalités, de perception et de phantasia (dans les aperceptions), mais aussi diatement court-circuité, ce pourquoi, d'entrée, la conscience de présentifica-
dans les contenus sensibles eux-mêmes: tion est immanente (elle n'a pas à passer par le support physique de l'image) et
«Les sensations seules ont la véritable réalité (Realitat), c'est-à-dire la réalité de présent, aussitôt modifiée, c'est-à-dire située d'emblée au registre de l'aperception de
et sont ce qui fonde (Begründer) la véritable réalité dans les connexions intentionnelles. En phantasia. Et ce, toujours en vertu de ce court-circuit immédiat, sans que le
revanche, les phantasmata sont comme des nihilités (Nichtigkeit). Ils sont irréels (irreal), ils
ne valent rien pour soi, mais seulement comme ce qui expose (Darsteller) pour autre «vécu» sensible, c'est-à-dire ici ce qui est ressenti dans le phantasma, soit lui-
[chose] ... » (Hua XXIII, 77) même isolé, pris en considération, constitué comme présent. Cela implique,
Husserl y viendra, que l'apparition de phantasia n'est pas en elle-même pré-
S'ensuit-il qu'il faille assimiler le phantasma à un Bildobjekt? Si c'est le
"sente, n'a pas de «réalité de présent», mais, dans l'opération de l'aperception
cas, comment, de ce qui n'est rien au départ, de ce qui est nihilité ou néant,
de phantasia, ou tout au moins dans son immédiateté, est non-présente, tout
faire une image, une autre nihilité? Cela est encore plus difficile si l'on tient
comme le phantasma qui en est pour ainsi dire la partie sensible. Ce n'est
compte des caractéristiques propres des apparitions de phantasia, et des com-
qu'après coup, c'est-à-dire, nous le verrons, en toute rigueur dans le ressouve-
plexes de phantasmata qui y sont inclus. Husserl ne cache d'ailleurs pas qu'il
nir, ou dans la rétention si nous venons juste de percevoir quelque chose tandis
s'agit ici d'une «grande difficulté» (ibid.). Elle porte précisément sur l'essence
s'opérait en nous une phantasia, que nous pouvons passer par la médiation
même du phantasma. Et il se pose la question en se référant à l'expérience,
~qu'il n'y a pas au départ) de la perception, et situer par là dans un maintenant
c'est-à-dire implicitement au «modèle perceptif»:
Jléltenll1Ilé l'apparition de phantasia, et ensuite, par abstraction, en dégager le
«L'évidence de la cogitatio (scil. prise ici au sens cartésien de l'inchoativité qui inclut la nn,anz:aSJrna comme présent, mais présent rapporté au présent déjà «objectivé»
phantasia) m'apprend pourtant que les phantasiai, et en congruence les phantasmata sont des
vécus effectivement réels. Les phantasmata sont bien en vérité un présent, des contenus sen- monde perceptif. Tout se passe donc comme si le «présent immédiatement
sibles présents, et en tant que parties de réalités (scil. les vécus de phantasia) eux-mêmes réels ;teissentl'» n'était pas vécu, ou, à tout le moins, n'était vécu qu'à l'aveugle, nous
(real).» (Hua XXIII, 77-78) inconsciemment, dans ce que Husserl nommera, bien plus tard (cf Erste
Telle est l'aporie de laphantasia qu'elle est selon Husserl un vécu présent II, leçon 44) la Selbstverlorenheit (la perte de soi) ou la
(je suis censé savoir que je «phantasme») qui constitue en lui-même, en pre- nSlvPlrrYI',ss,On.flPit (1'oubli de soi) du Moi dans la phantasia. Ou encore, tout
mière approximation, la représentation, qui est aussi Vergegenwiirtigung, pré- passe comme si la constitution d'un Bildobjekt (stable) n'avait pas le temps
sentification, d'un objet non-présent. Comme donc se fait le passage du présent s'effectuer, sinon de manière extrêmement fugitive et paradoxale quand la
"'''LUL'.II..'\"'·(J opère en recul de façon «imaginative». Donc comme si nous avions
au non-présent? Lisons l'amorce de réponse de Husserl:
à un autre régime de temporalisation dans la phantasia. Ce recul est une
«Aux phantasmata appartiennent des appréhensions imaginatives. Ces appréhensio~s
imaginatives ne sont pas fondées lfundiert) dans des appréhensions directes de genre perceptIf d'arrêt ou de suspens de l'activité, temporalisée autrement, de la phanta-
82 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DELA PHÉNOMÉNOLOGIE APPARITIONS DE PHANTASIA ET CONSCIENCE D'IMAGE (SA STIFTUNG) 83

sia, donc une sorte d'épochè qui a l'air de fixer, pour un moment présent mais des phantasmata, de telle sorte que dans le semblable elle a la conscience du semblable, et en
quoi elle n'a pas d'as-similation (Verahnlichung), c'est-à-dire pour ainsi dire une partie vide
fugitif, l'apparition de phantasia, et du même coup pour la défonner de façon de l'intention. Ici aussi est donnée la possibilité de saisir le phénomène, tel qu'il est directe-
cohérente, pour la fixer en un fictum, en un Bildobjekt fugace et fictif aussitôt ment, comme phénoménisation (Phdnomenierung) d'un Bildobjekt apparaissant présentement,
parti en rétention - si l'on admet, tout au moins, que le suspens l'est de la et qui est très différent du sujet. Mais la conscience d'un présent (eines Gegenwartig) manque
tout à fait, et par là aussi la médiation. Les moments qui mettent en image portent l'imagina-
continuité d'écoulement d'un présent vivant, que seule la réalité de présent de tion, les autres ne sont pas des moments déterminés et relevants (geltend) comme déterminés,
la sensation dans la perception peut ici fournir. Le point est d'importance cru- mais [ils sont] des "indéterrninités", et qui ne sont pas davantage en conflit avec l'intention, et
ciale et Husserl va le traiter en détails. dès lors ne donnent pas de conscience de Bildobjekt qui se détache. Dans l'autre cas une
conscience de Bildobjekt est effectivement accomplie, mais le Bildobjekt n'apparaît pas
TI est encore plus net au § 38: «Dans le cas de la phantasia nous n'avons pas de "présent" comme présent, mais lui-même déjà comme image. C'est exactement comme dans le cas de la
et en ce sens pas de Bildobjekt. Dans la phantasia claire, nous vivons phantasmata et appré- perception où fonctionne un Bildobjekt perceptif qu'ici [fonctionne] un Bildobjekt
hensions objectivantes, qui ne constituent pas [quelque chose] comme se tenant là au présent, imaginatif. » (Hua XXlll, 79-80)
lequel aurait tout d'abord à fonctionner comme support d'une conscience d'image. Le rapport
au présent manque tout à fait dans l'apparition elle-même.» (Hua xxm, 79, nous souli- Autrement dit, tout d'abord, l'intention imaginative (elle met en image) qui
gnons)
s'accomplit sur le fondement (ou la base) des phantasmata n'aboutit pas à la
On ne saurait être plus tranchant. Pas de Bildobjekt, en effet, dans la phanta- conscience du semblable par ce qui serait, en elle, la partie vide (vide d'intui-
sia, donc, en termes plus classiques, pas d'image en elle-même «mentale», qui tion, donc d'apparition) visant, pour elle-même, l'objet (ici le Bildsujet). Car
pourrait servir de support à la conscience présente, actuelle, d'image; mais bien son opération, ensuite, consiste, toujours sur cette base, à «phénoméniser» un
une apparition de phantasia immédiate, sans rapport au présent, indépendante Bildobjekt qui, par là, paraît, ou plutôt apparaît au présent. La déformation
du présent. Husserl ajoute encore, en congruence avec ce qu'il a dit à la page cohérente ou l'Ansetzen consiste ici en cette «phénoménisation» qui convertit
précédente (§ 37): «C'est immédiatement (scil. pour ainsi dire, sans stase d'un le phantasma en Bildobjekt différent du Bildsujet. Cette déformation est
présent) qu'a lieu un voir (Schauen) du visé dans l'apparaissant.» Et pour seconde, comme dans le cas de la phantasia claire, puisque, primairement, il
l'après coup qui distingue l'apparition de phantasia, et en déforme le statut de n'y a ni présent ni la médiation de cet accomplissement intentionnel de l'imagi-
manière cohérente en la mettant en jeu (ansetzen) comme un présent, il donne nation (elle n'est dès lors déjà plus phantasia), lequel «phénoménise» l'appari-
l'exemple suivant: «Nous pouvons accomplir l'appréhension après coup: tion de phantasia, elle-même non présente, en apparition au présent en
maintenant m'apparaît ceci, là, j'ai maintenant cette apparition-ci de l'hôtel de Bildobjekt, par l'arrêt ou la fixation de l'apparition de phantasia. Cela à son
ville, etc, et par elle je me rapporte à l'hôtel de ville "lui-même". Mais dans le tour est porté, pour ainsi dire, par les moments figuratifs de l'apparition de
vécu simple de phantasia, n'est pas accomplie une appréhension d'une "appari- phantasia, ceux précisément où l'imagination, qui porte bien son nom, croit
tion présente de l'hôtel de ville", d'un Bildobjekt se présentant (sich priisentie- reconnaître quelque chose. Et les autres moments de l'apparition de phantasia
rend) au présent.» (Ibid.) Le Jetzt, le maintenant, qui a été manqué (ou sont irrelevants, indéterminés pour l'intention imaginative: ils ne s'opposent
court-circuité) dans le «vécu simple de phantasia» est donc constitué après pas (par un conflit) à la mise en image, mais ne peuvent non plus se «phénomé-
coup, là où il n'était pas, par l'accomplissement d'une saisie seconde qui le niser» dans une conscience de Bildobjekt: ils demeurent en quelque sorte
pose, ou plutôt le met en jeu (ansetzen), et par là défonne de façon cohérente «insignifiants» pour elle. Enfin, la troisième étape de l'analyse husserlienne est
l'apparition de phantasia en la transposant en image présente ou plutôt quasi- toute dans le fait que si, «phénoménisé» par l'imagination, le Bildobjekt appa-
présente car fictive. C'est bien dire que, dans son essence, l'apparition de raît, il garde quelque chose de son caractère d'origine, puisque s'il apparaît au
phantasia comme telle n'est pas présente. Et cela, dans le cas apparemment le présent, il apparaît comme non présent, lui-même comme déjà une image sans
plus proche de l'image, où l'apparition de phantasia est claire. Dès lors, nous support matériel, comme fictum non pas par son conflit avec le présent percep-
allons y venir, le «régime» ou le mode de temporalisation des phantasiai, avec tif, mais du fait qu'il est tout simplement non présent: c'est ce que Husserl
leurs apparitions et leurs aperceptions est bien autre que celui qui prévaut dans dénomme le Bildobjekt «imaginatif», ou, comme on pourrait tout aussi bien
la perception, et même, nous pouvons le soutenir, intrinsèquement autre. dire, le Bildobjekt imaginaire ou doublement fictif, lui-même aperçu, dans l'in-
Cela se vérifie encore sur le cas des phantasiai non claires, indépendem- tention imaginative, comme s'il était un tableau sans support. Pour être plus
ment du fait que leur non clarté fluctuante renvoie (ou peut renvoyer) à des fixe, plus déterminée que l'apparition de phantasia, cette image, où quelque
«remplissements» qui la rendraient plus claire (cf ibid.). Husserl écrit en effet: chose se reconnaît dans l'aperception imaginative, n'en est pas moins instable
et fluctuante que l'apparition de phantasia, car si elle paraît fixée comme non-
«Cependant, dans le vécu lui-même, pris simplement, et sans les objectivations que la
réflexion accomplit après coup, s'accomplit l'intention imaginative sur le fondement (Grund) présente dans un présent, celui du recul ou de l'arrêt, celui-ci est aussitôt en
84 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA TEMPORALISATION PROPRE À LA PHANTASIA 85

fuite rétentionnelle, ne trouvant rien d'intuitif pour se «réalimenter» dans le tasia, un objet qui à présent de son côté est pourvu d'une fonction imaginative. Ainsi par
présent resurgissant aussitôt avec ses protentions, le retour de l'apparition de exemple quand un géologue, sur la base de quelques caractères disponibles par des fossiles, se
fait une représentation intuitive d'un animal préhistorique.» (Hua XXllI, 84)
phantasia ne pouvant être que discontinu et intermittent. En sélectionnant ce
qui, pour elle, est «relevant» (geltend) dans l'apparition de phantasia, l'imagi_ Ainsi, la métaphore du géologue est suffisamment claire, le matériau pri-
nation, c'est le cas de le dire, imagine un Bildobjekt (lui-même non présent et maire, sans quoi le reste ne serait pas possible, est constitué par la «représenta-
déjà fictif par essence) comme représentant (vorstellen, darstellen) un Bildsujet tian» de phantasia, dans sa simplicité, c'est-à-dire aussi dans son immédiateté.
lui aussi non-présent. Et ce Bildobjekt, quoique non présent, n'existe que dans La représentation de phantasia est à prendre ici, selon nous, comme apparition
l'imagination, son «matériau », l'apparition de phantasia, venant d'ailleurs, de phantasia qui est immédiatement apparition de son objet, de ce comme quoi
précisément de la phantasia. cet objet est immédiatement, sans stase de présent, en train d'apparaître.
Dans tout cela, donc, le phantasma, c'est-à-dire «le contenu sensible de la L'extraordinaire nouveauté de Husserl est de dire que c'est là-dessus que s'édi-
phantasia», «se donne comme non-présent», il «porte avec soi le caractère de fie (ou se fonde: par Fundierung) une conscience d'image, où l'objet, détaché
l'irréalité (Irrealitat)>>, et «c'est primairement, immédiatement qu'il a la fonc- de son apparition en phantasia par la médiation de la fixation en image, est
tion de valoir pour quelque chose d'autre» (Hua XXIII, 80-81, nous souli- «pourvu d'une fonction imaginative», en laquelle l'imagination complète en
gnons), c'est-à-dire, dans l'intentionnalité imaginative, de se transmuer (nous quelque sorte le caractère éclaté, vague, obscur, fragmentaire de l'apparition
voyons déjà que c'est une transposition architectonique) en image doublement pour constituer l'image plus claire comme Bildobjekt lui-même encore fuyant
fictive (non présente, imaginée). Telle est la structure de la Stiftung de l'image et fictif d'un Bildsujet. Encore une fois, la déformation cohérente qui fait passer
dans l'imagination. Avec Husserl (cf Hua XXIII, 81), disons un mot du souve- de l'apparition de phantasia à l'image est une transmutation qui «ajoute» à la
nir: celui-ci a en commun avec la phantasia d'être une apparition non présente première, qui «imagine» et fixe un tout, celui de l'image, à partir des frag-
(au sens strict) d'un objet non présent, et s'en différencie en ce que, en lui, le ments plus ou moins clairs ou significatifs de l'apparition. Dans la mesure où,
non-présent se pose, avec la doxa qui l'accompagne, comme ayant été, au nous le verrons, il faudra parler d'une Stiftung, d'une institution symbolique de
passé. Il s'agit encore d'un autre régime ou mode de temporalisation sur lequel l'imagination, on pourra dire, par rapport à cette dernière, que, par ses carac-
il nous faudra revenir. Cette indication est en effet importante dans la mesure tères étranges et apparemment désordonnés, la phantasia constitue sa dimen-
où elle implique qu'il est impossible de saisir pleinement l'essence du souvenir sion sauvage, primaire, échappant, en réalité, au régime de la représentation. Et
sans en passer par la phantasia. la différence réside en ce que, dans la phantasia, l'apparaissant, ce qui apparaît,
n'est pas un apparaissant au présent, n'apparaît pas au présent (cf Hua
XXIII, 84, Il. 27-29). C'est ce qui ôte primairement à la phantasia dans sa
§ 4. LA TEMPORALISATION PROPRE À LA PHANTASIA dimension sauvage tout caractère d'image (Bildlichkeit), lequel lui est médiate-
ment superposé en la déformant. Telle est la seule manière phénoménologique
Husserl revient à l'imagination comme phantasia pour dire qu'en elle «fait de répondre à la question de savoir d'où viennent le «matériau sensible », le
défaut un Bildobjekt se constituant expressément (eigens)>> (Hua XXIII, 83), et phantasma, de l'apparition, ainsi que l'apparition elle-même, le paradoxe étant
donc «un Bildobjekt apparaissant présentement» (ibid.). Dans la représentation cette fois que ni l'apparition, ni le phantasma ni l'apparaissant lui-même ne
de phantasia «nous avons bien une apparition d'un objet, mais pas d'apparition sont présents ou au présent. Ce paradoxe nous rapproche de ce qui est propre-
d'un présent, par la médiation de laquelle adviendrait l'apparition de non-pré- ment au cœur de la phantasia.
sent» (ibid.). Encore une fois, cette apparition d'un présent est court-circuitée, Husserl reprend, au § 42 (Hua XXIII, 85) :
elle n'a pas lieu dans la temporalisation propre de la phantasia. Poursuivant sa «Comment, à présent, faut-il comprendre les représentations simples de phantasia?
mise au point, Husserl écrit: Quand notre phantasia, en jouant, s'occupe d'anges et de diables, de nains et de nymphes, ou
quand notre souvenir nous transpose dans le passé qui nous passe devant l'esprit dans des for-
«Nous devons pour la clarté distinguer deux cas: 1) la représentation simple de mations intuitives, les objectités apparaissantes ne valent pas comme Bildobjekte, comme
phantasia, 2) celle-ci se médiatisant en image (bildlich). Dans cette dernière la représentation simples représentants, analoga, images pour autre chose: alors que, dans les images véritables
se rapporte médiatement à l'objet, à savoir par la médiation d'une représentation-image est possible et a lieu un voir hors (Hinausschauen), un être-renvoyé à un autre, cela n'a ici
(Bildvorstellung), de telle sorte que, ici comme dans le cas de la fonction d'image physique, exactement aucun sens. Le mot "imagination", l'expression image de phantasia etc. doivent
une conscience d'image [se] constitue. Ce n'est pas le cas dans la représentation simple de aussi peu nous tromper ici que pour la perception l'expression "images de perception". Ces
phantasia. Dans la représentation en image, deux fonctions de représentation sont édifiées expressions proviennent de la réflexion qui oppose les apparitions de la phantasia aux percep-
l'une sur l'autre et rapportées l'une à l'autre par la relation d'image (Bildlichkeitsbeziehung): tions possibles de la même objectité, [... ]»
celle qui fonde (jundierende) est une représentation de phantasia. Elle constitue, dans la phan-
86 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA TEMPORALISATION PROPRE À LA PHANTASIA 87

C'est donc le «modèle» perceptif, une extension indue de la Stiftung propre En d'autres termes, conscience d'image (avec Bildobjekt et Bildsujet) et
aux aperceptions perceptives, qui nous induit en erreur. Ce qu'il faut arriver à conscience de phantasia se confondent, au point de paraître indiscernables, tout
comprendre, c'est que «l'apparition simple de phantasia, qui n'est lestée d'au- au moins si la phantasia est claire: ce qui paraît, à même le Bildobjekt, comme
cun caractère d'image édifié sur elle, se rapporte tout aussi uniment (einfaltig) à contenus sensibles portés par son support (ce qui les suppose avec leur indice
l'objet que la perception» (ibid.). Donc que l'aperception de phantasia aperçoit de «réalité de présent»), paraît du même coup, du fait de l'irréalisation du
directement son objet, sans en passer par l'image. Ici encore, pour le montrer, Bildobjekt, qui est unfictum perceptif (du fait de ce que Husserl nommera une
Husserl va distinguer le cas des phantasiai claires du cas des phantasiai non «modification» en quasz), comme des phantasmata porteurs d'une conscience
claires, et examiner, tout d'abord, le premier cas: de phantasia. C'est dire que, si c'est le contexte perceptif (Umwelt, Umgebung)
« ... en elles s'accomplit une pure conscience de présentification (Vergegenwartigung) sur qui conduit à rendre le Bildobjekt à son statut de fictum perceptif, en conflit
la base des phantasmata et de l'appréhension qui les objective. Dans la mesure où les phan- avec le régime de la perception, ce conflit lui-même n'apparaît comme irréduc-
tasmata sont objectivés, se constitue, non pas tout d'abord un Bildobjekt qui flotte (vorschwe_ tible, et le fictum perceptif comme fictum imaginatif, que si, avec la «modifica-
ben) et qui même apparaît comme présent, mais l'apparaissant est immédiatement le
non-présent (nous soulignons). L'intention objective, dirigée sur l'objet «phantasmé», a son tion» dont Husserl parlera plus tard, la phantasia est entrée en jeu. Cela
rem~lissement dans .les phantasmata vécus, exactement comme l'intention objective de la per- explique à l'inverse que l'apparition de phantasia, si elle est fixée un moment,
ceptlO.n a son remphssement dans les sensations (Empfindungen). [... ] en soi-même, la repré- en déformation cohérente, par l'imagination, puisse fournir le «matériau» de la
sentatlOn de phantasia ne contient pas d'intention multiple, la présentification est un mode
conscience d'image, par la transmutation ou transposition architectonique de
ultime. de représentation intuitive, tout comme la représentation de perception, comme la pré-
sentatlOn (Gegenwtirtigung).» (Hua xxrn, 85-86) l'apparition de phantasia en Bildobjekt imaginaire - ce qui suppose donc, en
sus, la visée intentionnelle du Bildsujet avec son sens intentionnel d'objet visé
Le parallèle est donc rétabli, en ce qui concerne la structure du rapport par l'imagination. Dès lors, quant au contenu, mais pas quant à la structure, il y
intentionnel, entre l'aperception de phantasia et l'aperception perceptive, avec a quasi-identité de la conscience d'image et de la conscience de phantasia:
cette énigme, redoublée d'autant, que l'apparaissant de phantasia est non-pré- l'objet aperçu dans la phantasia est quasi-identique au Bildsujet, et les phantas-
sent, alors que l'apparaissant de perception est présent. Et la différence, qui, mata sont quasi-identiques aux aisthèmata, aux Empfindungen elles-mêmes
nous le savons, est irréductible, fait que la Vergegenwiirtigung est un mode de modifiées. Cela installe, entre la phantasia et l'image, une réversibilité digne
représentation intuitive tout aussi originaire que la Gegenwiirtigung perceptive. d'être signalée: je puis, sans m'en rendre compte, transmuer (encore une fois, il
Cela signifie, à nos yeux, et contrairement à ce que Husserl a sans doute tou- s'agit d'une transposition architectonique) l'apparition de phantasia en appari-
jours cherché, en particulier du côté de la conscience intime du temps, que l'un tion propre à un Bildobjekt imaginaire, donc transmuer la phantasia en imagi-
ne peut pas se dériver de l'autre, au moins dans le cas de la phantasia. En nation, tout comme, à l'inverse, mais cette fois de façon consciente (la relation
outre, ce même parallèle et cette même différence ne font qu'accroître la diffi- n'est pas tout à fait réversible), le Bildobjekt imaginaire, par le conflit qui surgit
culté de distinguer intrinsèquement phantasmata d'aisthèmata (Empfin- de son fait avec l'environnement perceptif, peut quitter le présent de la repré-
dungen). Et tout d'abord la difficulté de distinguer conscience de phantasia de sentation, et se transmuer en apparition non présente de phantasia. Si nous
conscience d'image - rappelons que nous sommes dans le cas de phantasiai appliquons cette manière de voir au cas propre du Bildobjekt qui a un support
claires, c'est-à-dire suffisamment déterminées pour êtres reconnues et confon- physique, donc à la conscience d'image qui perçoit une chose-physique-image,
dues avec l'image. En effet:
cela se produit par «fictionnalisation» du perçu en lui, et il y a bien aussi, dans
. «La conscience d'image immanente (scil. non symbolique) est conscience de phantasia, ce cas, au moins le «tremblement» ou le «bougé» d'une apparition de phanta-
1.e., considérée en soi, ne se différencie pas du tout d'une conscience de phantasia correspon- sia. Car, ajouterons-nous, il n'y a rien, dans l'apparition de phantasia prise à
d~te. Mais elle (scil. la conscience d'image) se pénètre ici d'une conscience présentative
(scil. prtisentativ, que nous prenons pour synonyme de darstellend, i.e. du Bildsujet). Les l'état natif, le «préjugé» de l'image étant en elle mis hors circuit, qui lui
mêmes contenus sensibles, les mêmes sensations sont tout à la fois appréhendées comme le confère la stabilité de l'image, fût-elle «mentale ». Tout au contraire, faut-il
Bildobjekt et servent, tout à fait comme des phantasmata, de porteurs, ou tout au moins de penser, l'image (Bild, avec Bildobjekt et Bildsujet), dans ce qu'il faut recon-
porteurs selon un noyau, d'une conscience de phantasia. Sur la perception (scil. d'un support
chosique) s'édifie une conscience de phantasia (scil. une conscience d'image, avec Bildobjekt
naître comme sa Stiftung, lui emprunte-t-elle quelque chose pour être image, et
et Bil~sujet), mais cela n'est possible qu'en vertu des conflits qui ont été discutés, lesquels cela en vue, en quelque sorte, de fixer, d'instituer ce qui demeure foncièrement
suppnment (aufheben) la fonction présentante (gegenwartigend) des sensations. Si le conflit instable (fuyant, fluctuant, intermittent, protéiforme) de la phantasia. Ce
vient à manquer, la sensation est toujours objectivée en présent et caractérisée [comme telle], «tremblement» se joue sur deux niveaux à la fois: d'un côté, le glissement (la
, :
, ,
et elle exclut par là évidemment le "non-présent" de la phantasia. » (Hua xxrn, 86)
«modification») des apparitions (et des sensations: Empfindungen) de percep-
tion portant sur le support matériel de l'image (le tableau, le portrait) vers les
88 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA TEMPORALISATION PROPRE À LA PHANTASIA
89

quasi-apparitions du Bildobjekt, vers des apparitions de phantasia, lesquelles, Le cas des phantasiai non claires est plus difficile et, de l'aveu même de
cependant, ne se mettent à jouer ou à trembler comme telles que si, corrélative- Husserl, lui a causé beaucoup de soucis (Hua XXIII, 87, Il. 32-33). Car «ici
ment, de l'autre côté et d'un coup, dans un instant qui, à vrai dire, ne relève pas 1'« image» non pas seulement fluctuante et fugace, mais aussi très inappropriée
du temps réel (en écoulement dans le parcours perceptif), la phantasia y est quant au contenu, s'écarte largement de l'objet "phantasmé".» (Ibid.) La diffi-
« accrochée» en sa fugacité et en ses fluctuations mêmes pour permettre culté s'accroît si nous considérons que dans ce cas, on l'a vu, le Bildobjekt pri-
d'apercevoir le Bildsujet qui, ainsi aperçu dans la phantasia, n'est pas non plus maire fait déjà partie d'un objet imaginé ou imaginaire qui présuppose qu'il y
présent. Ce jeu ou ce tremblement s'effectue dans une sorte d'instantané ait eu apparition primaire de phantasia que l'imagination. «phénoménise»
immaîtrisable en clignotement qui est le seul à la mesure des caractères propres après coup (cf Hua XXIII, 88).
de la phantasia, sauf que, dans ce cas, celle-ci ne peut plus «s'évader» dans Que se passe-t-il donc quand la phantasia est au moins relativement et par-
toutes les directions, mais se met à fluctuer sans cesse dans le va-et-vient entre tiellement claire? «L'intention sur l'objet a, dans les traits qui représentent
l'apparition de perception, la quasi-apparition du Bildobjket, qui «bloque» ces (correspondant aux traits de la mise en image dans la conscience médiate) un
évasions (divagations) possibles, et l'apparition de phantasia. En ce sens, et arrêt, un remplissement, les autres [traits] ne valent pas, sont un rien (Nichts).
toute considération d'ordre esthétique mise à part (il s'agit là d'autre chose), La différence entre l'objet visé de l'intention et ce qui est donné dans le phan-
l'image, pour fixer la phantasia sur une seule dimension de fluctuation, consti- tasma et qui éprouve l'objectivation, ne conduit à aucune conscience de conflit
tue un appauvrissement considérable de la phantasia - appauvrissement dont et à aucun détachement des deux objets (scil. entre l'objet visé dans l'intentioIi
nous ne cessons de ressentir les effets dévastateurs avec l'extension illimitée, imaginative et ce qui serait comme Bildobjekt «intuitif»).» (Ibid., nous souli-
aujourd'hui, du dit «audio-visuel ». On aura compris en effet que, par ailleurs, gnons) Dans la phantasia, avant la médiation (la réflexion) de la conscience
la phantasia est loin de se réduire à du «visuel », même si, pour en parler, nous d'image, l'aperception de phantasia ne prend en elle-même, dans sa visée
en sommes réduits à parler la langue du visuel, comme Husserl (il en parle objectivante, que les phantasmata, les contenus sensibles de l'apparition de
comme d'un monde crépusculaire, brumeux, fait d'air et d'ombres en sachant phantasia qui sont suffisamment clairs, et seuls ceux-là sont «relevants» pour
qu'il ne s'agit là que de métaphores: cf Hua XXIII, 59-60, nous y reviendrons la visée intentionnelle mise enjeu dans la conscience d'image, c'est-à-dire pour
dans notre Ile section). Il est finalement étonnant et digne de réflexion que, l'intentionnalité imaginative, en sorte que l'objet «phantasmé» et l'objet ima-
alors que tous les humains ont de la phantasia, nous n'ayons pas trouvé la giné se confondent. Et, malgré la différence entre traits «relevants» et traits
langue qui, proprement, lui convient. C'est ainsi, comme le dit Husserl, que «irrelevants» dans les phantasmata, le Bildobjekt ne se constitue le plus sou-
«dans la Bildlichkeit commune aussi, la phantasia fait le moment le plus essen- vent pas (cf ibid.). Mais, et nous en revenons à la difficulté signalée, dans le
tiel» (Hua XXIII, 87), et ce même si, dans la phantasia simple, le moment de cas des phantasiai non claires, la situation est la suivante:
l'image n'a pas lieu (cf ibid.). «nous n'avons pas non plus d'intuition véritable d'objets. Certes, nous n'avons pas une
Cela entraîne une importante modification terminologique: par opposition à intention seulement vide, mais d'autre part non plus pas d'intuition pleine, mais une amorce ou
la perception, qui est Gegenwiirtigung, la phantasia transposée dans l'imagina- une mise en jeu (Ansatz) d'intuition, une ombre d'intuition au lieu d'une intuition elle-même.
tion est Vergegenwiirtigung, et il faut opposer à la Vergegenwiirtigung propre- Dans les phantasiai très obscures la présentification se réduit à un reste tout à fait indigent, et si
celui-ci s'évanouit tout à fait, comme dans l'intennittence des phantasmata, alors ne subsiste
ment dite, simple, qui est celle de la phantasia ainsi transposée dans l'acte que l'intention déterminée, mais vide (c'est Husserl qui souligne), sur l'objet. Avec les restes
d'imagination, la Vergegenwiirtigung improprement dite, en image, et de là, indigents qui surgissent à nouveau, elle se renforce et se remplit selon tels ou tels moments.
symbolique ou signitive (cf ibid.). Car la mise en image de l'apparition de Mais elle ne devient intuition effective que si une image riche en contenu est donnée. Les
lacunes, les colorations fluantes qui plongent dans la poussière de lumière du champ de vision
phantasia, non présente tout comme le phantasma, a pour effet de la rendre de la phantasia, tout cela n'est objectivé que si nous le voulons, si nous voulons l'interpréter
fugitivement présente dans le fictum de l'image et dans la conscience intention- d'après l'analogie de l'objectité effectivement réelle. Autrement, cela reste simplement sans
nelle qui va avec elle. Cette conscience ne la perçoit actuellement, dans le pré- interprétation objective, et pour cette raison n'est pas en conflit et ne donne pas de double
objectivité. Mais une telle double objectivité s'installe aussitôt, dès que surgit une image claire
sent immédiatement en rétentions, que comme le fictum non présent qui
et fixe de la phantasia, laquelle se recouvre partiellement avec l'intention de phantasia, mais
accompagne la présentification du Bildsujet non présent. Dans le cas où il n'y a s'en écarte clairement selon certains points.» (Hua XXIII, 88-89, nous soulignons)
pas de support physique pour le Bildobjekt, rien, en effet, dans le flux du temps,
ne peut venir «réalimenter» la «réalité de présent» de ce qui n'est plus du tout C'est cela, sur l'exemple donné du souvenir (qui relève aussi de la phanta-
une sensation. Le «présent» est ici «intentionnel »4. sia) d'un aussi tout d'abord apparaissant avec une grande barbe noire, ensuite
corrigé, pourvu d'une grande barbe brune, qui est, selon Husserl, susceptible
4. Cf l'Appendice II, ici même.
d'expliquer les modifications intuitives internes à la phantasia.

J
LA TEMPORALISATION PROPRE À LA PHANTASIA 91
90 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Ce texte est d'une importance cruciale. Comme il fallait s'y attendre, c'est avec l'intention propre qu'il peut déjà y avoir dans l'aperception de phantasia,
dans le cas des phantasiai non claires que se vérifie au mieux que leurs appari- tout en en divergeant sur d'autres points. Les fluctuations de l'apparition de
tions, protéiformes, fugaces, fluctuantes, ombreuses, intermittentes, non seule- phantasia, par décrochages intermittents, se transposent alors en fluctuations
ment sont indépendantes, plus primitives que l'image, mais encore ne peuvent, du Bildobjekt imaginaire, corrigeant ou modifiant l'intuition elle-même obscure
le plus souvent, se transmuer, se transposer architectoniquement, se convertir et fluctuante que je puis avoir, à travers celui-ci, du Bildsujet, de l'objet fictif
en images. Elles sont trop peu claires pour cela. En retour, il n'y a pas, en elles, imaginé.
d'intuition véritable d'objet, et ce, en vertu de ces mêmes caractères des appari- Tout cela, avec le fait, relevé au passage, que l'apparition de phantasia est
tions. Dans la mesure où, cependant, l'intention objective n'est pas tout à fait apparition non présente d'un apparaissant non présent, montre de façon cohé-
vide (vide d'intuition), l'intuition de l'objet, donc ce que nous nommons aper- rente le mode ou le «régime» propre de temporalisation de la phantasia.
ception de phantasia, y est plutôt en amorce - nous allons voir que ce point est Conjugué avec le fait que, le plus souvent sauf dans le rêve fait durant le som-
tout à fait capital -, dans une ombre d'intuition. Ce n'est cependant pas pour meil, je sais, dans la conscience, que je suis en train de «phantasmer», cela
autant, par ailleurs, que cette amorce soit propre à se déployer dans un temps conduit, non pas à considérer comme absurde le résultat de l'analyse de
continu, puisque les apparitions de phantasia, et de là les phantasmata sont Husserl, ni non plus (ce qui motiverait la déclaration d'absurdité) à assimiler le
intermittents, coupent la continuité du temps. Si donc l'intention objective qui, non-présent à l'absence pure et simple, mais, tout au contraire à soutenir que la
pour Husserl - et c'est chez lui une doctrine constante, liée à son concept de temporalisation de la phantasia est une temporalisation en présence sans pré-
Stiftung, d'habitus et de sédimentation de sens intentionnel -, est ce qui seul sent assignable, donc comme nous tâcherons de le montrer dans notre Ile sec-
demeure - mais, hors temps, dans la potentialité des habitus et des sédimenta- tion, une temporalisation où les apparitions de phantasia surgissent et
tions -, elle n'a l'occasion de se renforcer, c'est-à-dire de se remplir ou de s'évanouissent originairement en rétentions et en protentions, mais en réten-
s'illustrer par de l'intuition que de manière pareillement intermittente, selon un tions et protentions qui ne le sont pas d'un présent vivant, qui se distribuent
autre «régime» ou un autre mode de temporalisation que celui de l'apercep- originairement comme telles dans la présence elle-même, c'est-à-dire qui tom-
tion perceptive, à savoir un mode de temporalisation de ce qui ne peut être, à bent au-dedans de la présence, dès lors à prendre comme phase - phase non
l'origine, que des remplissements au pluriel par des surgissements inopinés et plus d'un présent en écoulement comme chez Husserl, mais phase en laquelle
pluriels d'intuitions obscures (respectivement: d'apparitions). C'est dire, selon se fait, sans présent assignable (sinon par abstraction seconde), du temps
la belle expression de Husserl, que le champ (de vision) de la phantasia est une comme temps de la présence et de l'en-même-temps. Il faut donc, pour aller
poussière de lumière, c'est-à-dire un champ lacunaire où surgissent et s'éva- plus loin dans les paradoxes de la phantasia, concevoir une présence qui ne soit
nouissent, de manière dispersée par l'intermittence, des apparitions elles- pas présence d'un ou de présents. Présence de la conscience, présence de
mêmes fluctuantes, et plus ou moins ombreuses. l'aperception de la conscience au sens kantien, mais pas présence de ce qui
Nous avons ici le cas, dont l'importance doit être soulignée, où des appari- serait le présent vivant en écoulement -laquelle ne s'obtient que par l'interrup-
tions surgissent et s'évanouissent de manière discontinue et intermittente avec tion suspensive, un moment (assimilé au Jetzt) , de la présence qui dès lors
la mise hors circuit immédiate de toute intentionnalité objective stable. Point paraît comme flux continu en écoulement de l'instant du suspens transposé
crucial puisqu'il montre qu'il y a encore du phénomène quand l'intentionnalité architectoniquement en présent (vivant) - ce qui est tout à fait congruent à la
d'objet est mise en suspens, en épochè - ce que nous avions supposé, quant à transposition architectonique de l'apparition de phantasia en image, en
nous, dans nos Recherches phénoménologiques, où nous nommions apparence Bildobjekt, non présent et fictif mais «présent intentionnellement» dans l'acte
l'apparition considérée dans l'épochè de toute intentionnalité dirigée sur un présent du suspens, qui est l'acte propre de l'imagination6 .
objetS -, ce qui montre à son tour que de telles apparitions ne donnent pas lieu, Une autre conséquence de tout cela n'en est pas moins capitale. C'est que,
d'elles-mêmes à la «double objectivité» qui est celle de l'image (Bildobjekt et s'il y a bien, dans la conscience d'image qui s'édifie (par Fundierung) sur l'ap-
Bildsujet). Bien sûr, cela n'empêche pas, si nous le voulons, de parition de phantasia, constitution d'un acte de représentation qui présentifie,
«phénoméniser» l'apparition de phantasia en Bildobjekt imaginaire qui se rend «intentionnellement présente », pour un moment fugitif aussitôt en réten-
recouvre en certains points (ceux «utilisés» pour cette «phénoménisation») tions, l'apparition de phantasia dans l'apparition de Bildobjekt, elle-même aus-
sitôt exposition intuitive du Bildsujet demeurant quant à lui non présent, on voit
5. Cf nos Recherches phénoménologiques, I, n, Ousia, Bruxelles, 1981, 1983. Restera à
considérer que les apparitions ainsi dégagées «s'organisent» encore au fil du schématisme de la
6. Cf pour cela, encore une fois, notre Appendice IL
phénoménalisation.
92 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA « VIE» DANS LA PHANTASIA 93

bien que le surgissement (auftauchen, dit Husserl) de l'apparition de phantasia nation. Ce texte prolonge les analyses que nous allons étudier du caractère
comme telle, comme apparition simple de l'objet «phantasmé» aperçu dans paradoxal de l'acte d'imagination.
l'aperception de phantasia (mais pas toujours, on l'a vu), ne procède pas, quant
à lui, d'un acte présent de la conscience. Mais, si nous nous rapportons à ce
qu'a dit Husserl du «renforcement», par éclats dispersés, de l'aperception de § 5. LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA
phantasia, nous comprenons que ce surgissement à lieu dans l'opération de la
conscience qui consiste à faire de la présence, à se temporaliser en présence Après le § 44 où il distingue une objectivation «première» dans les actes
sans présent assignable. S'il y a acte, il est, à ce niveau, originairement intuitifs simples, mais abstraite puisque indépendante du fait que ce qui appa-
dispersé, c'est-à-dire paraît, au pluriel originaire, pour la réflexion phénoméno- raît soit présent ou non-présent, donc qu'il s'agisse de perceptions ou de phan-
logique, comme autant de «moments» abstraits d'un «agir» ou d'un «faire» tasiai, et après le passage par Brentano (§ 45) et Hume (§ 46), Husserl, qui y a
plus global, qui est celui de la temporalisation en présence, où jamais la amorcé le mouvement de son interrogation, se pose la question de la vie dans la
conscience ne coïncide avec elle-même dans le Jetzt, le maintenant temporel de phantasia, c'est-à-dire de la différence entre perception (jugement) et phanta-
l'acte. De même, l'aperception de phantasia elle-même, par différence d'avec sia (phantasia de jugement), sensation et phantasma. Question qui devient
l'aperception d'image, se fait, ou est en train de se faire, non pas au présent ni saillante si l'on se demande quelle différence il y a entre la phantasia d'un
sans jamais s'achever dans un présent, mais dans 1'« en-même-temps» de la jugement et l'accomplissement actuel d'un jugement, et comment elle est pos-
présence qui tient en lui-même les apparitions de phantasia comme rétentions et sible, alors même qu'incontestablement, elle est là (§ 47, cf Hua XXIII, 97). Si
protentions, non pas de la présence, mais dans la présence. Nous sommes au l'on considère que dans le jugement actuel il yale moment de la doxa ou du
plus loin, par là, de la «réduction» de la phantasia à la représentation, c'est-à- belief (Hume), quel en serait l'équivalent dans la phantasia du jugement (cf
dire à l'imagination. Si la Vergegenwiirtigung est Vergegenwiirtigung et non pas Hua XXIII, 99)? De même pour la colère, que je puis percevoir chez l'autre
Gegenwiirtigung, c'est qu'elle ne consiste pas, primairement, à rendre présent, sans être moi-même en colère (cf ibid.). Husserl en vient alors, au § 48, à
car cela n'a lieu, et pour un moment fugitif, que dans l'imagination de l'appari- écrire :
tion de phantasia en apparition de l'objet visé dans l'acte d'imagination, mais «La différence entre appréhension de perception et appréhension de phantasia n'est pas
essentiellement à temporaliser en présence ce qui est originairement et irréducti- une simple différence entre deux gemes ou classes de contenus et ne peut l'être. Car: tout ce
blement non présent: la Vergege,!wiirtigung est donc plurivoque et n'a donc pas qui est de l'ordre du geme et qui se différencie jusqu'à la différence ultime peut se trouver
dans le mode de la perception et de la phantasia. Ce sont des différences de la conscience.
de fin, le Gegenwart n'y advient jamais comme tel, sinon dans la transposition Mais la différence ne se trouve pas dans ce qui est bien des deux côtés objectivation commune
architectonique, sur le «modèle» de la Stiftung de l'aperception perceptive dans en laquelle l' « apparition» de l'objet s'accomplit, mais dans cette caractérisation qui constitue
l'acte d'imaginer une image dès lors fictive et imaginaire de l'objet lui-même. la différence entre présent et présentifié. Or deux cas sont pensables: [1)] La différence de
l'appréhension [ainsi] caractérisée n'a pas de rapport essentiel aux contenus per se, ce qui
Et cette transposition est véritable Stiftung, institution symbolique de l'imagina-
voudrait dire que c'est précisément le même contenu de vécu, au sens principiel, qui pourrait
tion, en tant qu'institution symbolique de ce qui y est darstellbar de façon signi- éprouver l'une et l'autre appréhension, et que l'appréhension factice ne serait déterminée par
ficative, bien que, nous le verrons plus précisément dans notre Ile section, elle aucun trait phénoménologique, mais seulement par des raisons psychologiques [... ]
soit structurellement parente de celle de l'aperception perceptive. «[2)] Ou, comme seconde possibilité: dans l'essence phénoménologique d'un vécu est
prescrite son appréhension [ainsi] caractérisée comme celle d'un présent ou d'un présentant
Il est manifeste que Husserl n'a pas tiré, de ses analyses extraordinairement
précises de la phantasia, les mêmes conséquences que nous. Il est vrai qu'elles 1 (Priisentant) d'un présent, et comme celle d'un non-présent ou présentant d'un non-présent.»
(HuaXXIll,100-101)
sont propres à entraîner une refonte en profondeur de l'intentionnalité et de la
phénoménologie. Husserl en a cependant tiré des conséquences qui, pour cer- 1 Autrement dit: la différence entre aisthèmata et phantasmata n'étant pas
une différence de genre, ni non plus une différence jusqu'à l'ultime entre enti-
taines, le conduisent à l'aporie. Ce sont celles-ci qu'il nous faut tout d'abord
examiner: elles concernent, pour l'essentiel, la «vie dans la phantasia », la tés individuelles d'un même genre (elle est donnée dans l'un et l'autre cas, ou
Selbstvergessenheit ou la Selbstverlorenheit du Moi en elle. Nous prendrons les tout au moins, ce qui suffit, peut l'être en principe), la différence entre phanta-
analyses husserliennes, toujours dans le Cours de 1904/05, dans leur état le sia et perception vient de la conscience (l'appréhension). Elle n'est pas non
plus problématique. Pour alléger notre propos, nous n'avons pas jugé bon de plus dans l'objectivation qui, elle aussi, a lieu des deux côtés, mais dans une
l'étayer chaque fois sur l'important texte n02 de Hua XXIII (170 - 193) dont caractérisation supplémentaire qui fait, d'un côté, le présent, de l'autre côté, le
nous ne reprendrons, au § 6, qu'un extrait, concernant l'éclipse du présentifié (Vergegenwiirtigt). Deux cas sont alors possibles: ou bien il n'y a
Phantasieleib dans la phantasia, et sa présentification imaginaire dans l'imagi- pas de différence phénoménologique entre contenus de perception (sensations)
94 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 95

et contenus de phantasia (phantasmata), et la différence est simplement factuelle, elle-même comme un concretum présent de la conscience par' un concretum
psychologique, ou bien il y en a une, et c'est sur elle que se différencient les antérieur relevant de la même loi de constitution, et ainsi de suite à l'infini. il
appréhensions, d'une part, la présentation, d'autre part la présentification. paraît dès lors impossible de saisir «sur le vif», c'est-à-dire dans un présent
Si l'on s'en tient au premier cas, poursuit Husserl, une conscience y donne au (déjà en rétention) la caractérisation active de la conscience comme produisant
contenu le crédit de l'actuel, et l'autre le lui enlève et lui donne le caractère du l' être-présent réel.
non actuel, du simplement présentifié (cf Hua XXIII, 101). Mais alors, par C'est un peu la même chose avec la seconde difficulté qui porte sur la coex-
exemple dans le cas du jugement il faut distinguer son être (Wesen) conceptuel tensivité des actes psychiques actuellement présents (par exemple, le juger) et
(ce qui est propre à son genre en tant qu'objectité) et sa caractérisation. S'il est leur perception interne, comme si celle-ci, seule, leur attribuait leur présent. A
actuel (et présent dans la conscience correspondante), on ne voit pas très bien nouveau, il y a un retard originel entre l'acte en droit premier et sa perception
pourquoi il se porterait au registre du non-présent en discréditant son actualité (cf en droit seconde, qui fait que sa perception ne peut elle-même se constituer
Hua XXIII, 101-102). Dès lors, Husserl conclut qu' «il appartient à la concrétion comme présente (et donc percevoir l'acte comme présent) que dans une nou-
pleine d'une conscience qui donne réalité (Realitiit) plus que l'être (Wesen) velle perception, et ainsi de suite, à l'infini, ce qui n'assure jamais que la per-
conceptuel, à savoir aussi la caractérisation de la conscience qui (scilla caractéri- ception, constitutive du présent, ait bien lieu. Qu'est-ce donc que vivre au
sation) produit l'être-présent réel (real), ou il doit exister la caractérisation modi- présent? Dans le percevoir ou le juger, etc. ?
fiante comme celle du non-présent, et l'apparaissant est alors irréel (irreal)>> (Hua Les difficultés seraient surmontées, poursuit Husserl, si nous nous décidions
XXIII, 102). il y a un lien essentiel entre la caractérisation à prendre au sens actif, à dire: «Le présent se constitue intuitivement dans le percevoir, comme présent
et ce qu'elle produit comme sens de l'apparaissant (objet). donné primairement et actuellement» (ibid., nous soulignons). Donc comme la
Ici se présente cependant une grande difficulté, qui' touche à la possibilité caractérisation même (donation primaire et actuelle) de la conscience qui serait
d'analyser par sa caractérisation la conscience et le vécu: la perception interne. Ce serait, par cette manière de concevoir la perception
«Est-ce que la caractérisation comme présent n'est pas elle-même un moment de la comme immédiatement constitutive du présent avec son intuitivité, manière de
conscience et le concretum produit par la caractérisation n'est-il pas lui-même à son tour un trancher le nœud. Mais celui-ci resurgit autrement. Husserl enchaîne aussitôt,
présent? Ainsi en viendrions-nous à une caractérisation de second degré et par là naturelle- en un propos complexe, entrecoupé d'une note (et d'une note dans la note):
ment à une régression à l'infini?» (Hua XXIII, 102)
«Mais la possibilité idéale de l'appréhension de perception s'étend loin au-delà de l'ap-
Tout le problème est que cette caractérisation, par laquelle la conscience préhension de perception effectivement réelle, elle s'étend aussi loin que la conscience. Tout
produit (herstellen) l'être-présent réel, est elle-même présente comme moment vécu concret est eo ipso présent, i.e. selon la possibilité idéale il peut être perçu. Mais selon la
de la conscience, si bien que la caractérisation de la conscience, celle qui donne possibilité idéale tout vécu concret peut aussi éprouver une modification dans une appréhen-
sion qui le saisit comme présentification. Par là il est pour ainsi dire discrédité, il ne vaut plus
réalité, serait elle-même à son tour un présent, produit de la même manière, par pour soi comme présent, mais comme présentification d'un autre. La présentification elle-
une caractérisation antérieure, et ainsi de suite, à l'infini, ce qui rendrait impos- même est alors à nouveau un présent; le vécu dans lequel un contenu reçoit le caractère modi-
sible de parler d'un «moment» présent de la conscience -la donation de réalité fiant de la présentification, devrait de son côté porter tout d'abord un caractère de
modification rapporté à soi-même, s'il doit valoir comme simplement représenté.» (Hua
procéderait d'une caractérisation non-présente, aveugle, de la conscience qui ne XXIII, 102-103)
serait plus con-science. Pour mieux comprendre encore cette difficulté, lisons
ce que dit Husserl de cette autre difficulté, proche parente de la première : Les choses se compliquent cependant avec la note (dont l'appel se situe
«Nous avons bien opposé juger actuel et phantasia du jugement. Pareillement percevoir
après la première occurrence de «modification») :
actuel et se représenter un percevoir dans la phantasia. Mais au lieu de cela, nous avons traité «Tout [vécu le] peut-il? [00'] Non. Les vécus pleins et effectivement réels ne peuvent
la différence entre une perception du jugement et une phantasia (Phantasieren) du jugement; jamais être appréhendés modifiés, la représentation effective, le jugement effectif, etc. non
nous saisissions donc. à ce qu'il semble, tacitement, les actes psychiques actuellement pré- seulement n'est pas modifié, mais ne peut pas être modifié, à moins que ce ne soit à la
sents comme perçus intérieurement. Et la perception vaut bien comme la conscience à laquelle manière d'un caractère d'image perceptif (pereptiver Bildlichkeit). Doit donc nécessairement
appartient essentiellement le [caractère] "présent". Mais les perceptions elles-mêmes sont des exister une différence originaire. Je puis donc seulement dire: selon la nécessité idéale corres-
actes, et des actes présents. Ne sont-ils donc en quelque manière présents que sur la base d'un pond à tout vécu concret une modification; "dans l'essence" (im Wesen) il est le même, mais il
percevoir de second degré? Et ainsi in infinitum.» (Ibid.) a le "caractère" de la présentification. » (Hua XXIII, 103)
Ainsi comprenons-nous mieux de quoi il s'agit dans la première difficulté: Ici s'insère la note dans la note:
du statut propre de la caractérisation de la conscience. Puisqu'elle est caractéri-
«Mais cela peut-il signifier quelque chose d'autre que: dans la réflexion le vécu n'est sai-
sation de la conscience, elle doit être vécue (et susceptible d'être perçue inté- sissable (auffassbar) que comme phantasia, comme présentification de quelque chose?»
rieurement) comme présente par la conscience, donc avoir été produite (Ibid.)
96 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 97

Et le reste de la note s'énonce comme suit: avec son horizon protentionnel, peut à œut instant (Jetzt) être interrompu dans
«Mais nous n'avons pas le "contenu" A et en plus le "caractère de la présentification"
une saisie «sur le vif» qui s'évanouit aussitôt en rétentions rapidement vides,
comme un nouveau vécu, mais "présentification de A", coïncidant dans l'''essence'' A avec la pour pouvoir alors se reprendre si elle présentifie, ici en ressouvenir ou en ima-
présentation (Gegenwiirtigung) de A. Le vécu présentification de A a lui-même le caractère gination, ce qui s'est déjà écoulé. C'est donc l'arrêt sur le présent lui-même qui
d'une présentation de présentification de A.» (Ibid.) est aussitôt en rétentions et qui, aussi, peut reprendre le présent, dans l' appré-
Ce que Husserl veut tout d'abord dire, c'est que, moyennant la manière dont il a hension intentionnelle, dans l'imagination. Le présent propre (dans l'acte inten-
tranché le nœud, le vécu de perception, lui-même (supposé) présent eo ipso, peut tionnel de perception interne) à la présentation (Gegenwiirtigung) de
aussi, idéalement être perçu (intérieurement) comme présent, sans que cette per- présentification de A est toujours déjà décalé par rapport au présent en rétention
ception interne elle-même soit la seule condition constitutive de son présent - (vécu) propre à la présentation de A.
sans quoi nous serions renvoyés à la régression à l'infini où, à la poursuite infi- La difficulté n'est donc pas si aisément évacuée que ne le pense Husserl au
nie d'elle-même (sans pouvoir d'ailleurs jamais se trouver au présent), la départ, par passage à cette possibilité idéale, puisque le présent du vécu pour-
conscience serait sans cesse en train de viser sa perception de soi, alors que cette rait aussi s'attester comme fixé autrement que dans la perception interne,
sorte de présence à elle-même de toute la conscience est sans cesse implicite comme présent déjà non présent d'une présentification en imagination ou en
dans ce qu'on a nommé classiquement l'aperception immédiate de la ressouvenir. La difficulté est donc qu'ici c'est bien encore la perception ou la
conscience. Cet implicite est une possibilité permanente de réflexion et de per- réflexion qui serait constitutive, selon l'hypothèse de Husserl, de ce qu'il sup-
ception internes, qui ne passe à l'acte que fragmentairement, et par moments. pose comme le présent propre (seulement vécu et non perçu) tant à la présenta-
C'est une possibilité idéale au sens où elle appartient à l'essence de la tion qu'à la présentification. Cette perception serait donc bien une
conscience et ne s'accomplit jamais que partiellement, par suspens instantané du caractérisation active de la conscience, au sens défini plus haut, mais ce pour-
flux en écoulement de la conscience, lequel suspens s'y temporalise aussitôt en rait être aussi une caractérisation modifiante, constitutive du présent (mis en jeu
présent immédiatement en rétentions. La possibilité de la perception interne est comme «intentionnel») de la présentification (et non de la présentation), indis-
donc intrinsèquement possibilité du suspens, et si la perception définit le présent sociable de son contenu présentifié. On ne peut échapper à ce qui serait une
de la conscience, elle ne définit pas entièrement la conscience, qui est cette pos- curieuse indifférence entre perception interne, imagination et ressouvenir -
sibilité même du suspens - cela, à la condition que la temporalité interne de la indifférence venant de ce que le vécu pourrait, sans préjudice de son essence et
conscience soit continue, c'est-à-dire instituée selon la structure de Stiftung qui de sa «réellité », subir aussi bien le caractère de la perception que le caractère
est celle de l'aperception perceptive, ce qui est communément le cas. de la présentification -, et on ne peut, encore une fois, échapper à la régression
Les choses se compliquent parce que c'est aussi une possibilité idéale que à l'infini que si l'on suppose, ce qui, nous le verrons ne va pas de soi, que le
tout vécu puisse être présentifié, dans une Vergegenwiirtigung qui est en réalité, vécu concret de présentification est lui-même toujours déjà potentiellement
soit son imagination, sa mise en image, soit son ressouvenir alors que, comme (selon la même possibilité idéale d'une nouvelle réflexion) attestable comme
le précise la note, génériquement, selon l'essence, c'est le même vécu concret, fj. présent dans la conscience mais avec sa modification, et ce, en tant qu'il est

tantôt comme présent, tantôt comme présentifié, qui est en jeu. Mais c'est le t déjà soutenu dans l'aperception immédiate de la conscience, avant d'être per-
sens de la note dans la note de souligner que, dans la mesure (pour Husserl tout ~ ceptivement constitué lui-même en présent (dans ce qui serait perception de

au moins) où le présent du vécu est toujours déjà pris dans le flux du temps, ','\, présentification). Disons déjà que ce qui ne va pas de soi, c'est que le vécu de
flux d'écoulement du présent en rétentions et rétentions de rétentions, le vécu , présentification soit de même essence ou de même type que le vécu de présen-
serait aussi saisissable en son essence dans la présentification en phantasia du tation, celle-ci fût-elle présentation de présentification, donc que la présentifi-
vécu - et ce, s'il y a bien eu interruption de l'écoulement du flux, sur laquelle cation, relevant encore de la phantasia, pour être au moins «en présence», ait
se fonde, par Fundierung, la présentification, la phantasia (l'image fictive) ou la même structure temporalisatrice de son sens intentionnel que la présentation.
le ressouvenir du vécu. Et la présence à soi du vécu de conscience, qui relève li y a toutes les chances, d'après ce que nous savons de laphantasia, qu'elle ne
de l'aperception immédiate de la conscience, pourrait aussi pour ainsi dire être l'ait pas d'abord, qu'elle se «vive» originairement dans une présence sans pré-
saisie «sur le vif», sans préjudice pour son essence, comme présent vivant en sent assignable, et que sa fixation en présent soit sa fixation en image fictive
écoulement imaginé ou remémoré. C'est là que la conscience intime du temps, d'un objet fictif, qui la déforme de façon cohérente, qui la transpose architecto-
telle qu'elle est conçue par Husserl, rejoint la «doctrine» de la mo~ification -:- niquement en présentification instituée sur le «modèle» de l'aperception per-
qui s'amorce déjà dans l'écoulement du présent vivant en rétentions: le flux qui ceptive. L'aperception immédiate de la conscience serait dès lors plutôt
accorde cet écoulement avec le ressurgissement en continu du présent vivant aperception d'une présence se réfléchissant immédiatement en elle, mais sans
98 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 99

assigner, en elle, d'autre présent perceptible possible que le présent qui peut la sentant de la conscience du jugement étant comme le Bildobjekt imaginaire
rompre, l'inter-rompre, et de là la gauchir ou la distordre par la Stiftung en (fictif) du jugement imaginé (fictif). On voit que les deux cas sont difficilement
transposition qui peut par là être caractérisation active, mais déformant, fixant discernables puisque la perte de la doxa dans l'interruption peut tout aussi bien
la présentification en une image fictive d'un objet fictif, «intentionnellement avoir lieu subitement quand une interruption, propre alors à la phantasia, se
présents» dans l'acte d'imagination mais sans Bildobjekt. La tension est très produit dans le cours supposé en écoulement du jugement. Cette difficulté coïn-
vive entre la conception husserlienne de l'intentionnalité et la structure para- cide, nous venons de le remarquer, avec cette difficulté, qui en est la version
doxale de la phantasia. Husserl recouvre ici la seconde par la première. C'est extrême, de concevoir le jugement comme un cours temporel, alors même qu'il
dire en tout cas combien est irréductible l'aperception de la conscience assimi- est plutôt une idéalité de langue, répétable comme telle, mais détachée, par son
lée par Husserl au tout du flux de l'écoulement du présent, aperception qu'il idéalité même, des conditions temporelles de son idéalisation: cela nous
faut toujours présupposer pour échapper à la régression à l'infini. Mais c'est conduit à la question, que nous n'abordons qu'en appendice, et qui est celle de
dire aussi que le risque existe constamment du retour de l'aporie: la régression la Stiftung de l'idéalité, ici celle du jugement. S'il y a une genèse de la Stiftung,
à l'infini pourrait tout aussi bien reprendre du présent de la présentification du il n'est pas sûr que, dans le cas du jugement, elle porte, comme celle de la per-
vécu, au présent de la présentification du présent de la présentification du vécu, ception' une temporalité intrinsèque, susceptible d'être interrompue ou pa§ - on
et ainsi de suite, si bien que ce serait cette fois le présent même de la présentifi- pourrait tout au plus parler d'un écho rétentionnel de la «conviction»
cation qui, à bien suivre notre analyse, serait impossible. C'est donc le statut (Ueberzeugung) qui a conduit, selon Husserl (cf en particulier Hua l, 100-101)
propre de la modification (de présentification, en phantasia ou en ressouvenir) à la Stiftung du jugement.
qui est en question. Ce qui se produit dans la phantasia du jugement, Husserl l'explique encore
Husserl poursuit: en ces termes:
«Jugeons-nous, alors une conscience de jugement se rapporte à un état-de-choses. De «En revanche, le "phantasmer" d'un jugement que nous accomplissons maintenant (jetzt)
cette conscience de jugement nous avons une perception interne, non pas en vertu d'une est à son tour un présent, c'est-à-dire un présent qui inclut une conscience de jugement comme
action rapportée à elle, mais nous pouvons avoir une telle perception, et cela se produit par phantasma; ce phantasma comme tel, comme représentant, est lui-même à son tour un pré-
exception dans la "réflexion".» sent, mais relié au caractère du discrédit. Il est présent en union avec cette conscience.» (Hua
«Nous jugeons effectivement aussi longtemps que rien de plus n'a lieu que cette simple XXIII,104)
conscience de croyance (scil. à l'état-de-choses jugé). Nous jugeons encore si, percevant, nous
regardons cette conscience: le percevoir ne modüie pas, au contraire, en lui se constitue intui- En d'autres termes, quand, dans le maintenant, nous nous imaginons juger,
tivement l' "existence" actuelle. Mais dès que nous nous y rapportons par la phantasia, dès que cette imagination comme conscience au présent du jugement inclut la
nous prenons la conscience de jugement comme représentant (Repriisentant) pour une même
conscience du jugement comme phantasma, c'est-à-dire, en toute rigueur,
conscience de jugement, dès que, au lieu d'accomplir simplement le jugement ou de le regar-
der simplement, nous le mettons en rapport avec un autre dans la ,représentation, à la manière comme base fondatrice (jundierend) du Bildobjekt imaginaire (fictif) du juge-
de la conscience simple de phantasia, le jugement n'est plus jugement "actuel", mais repré- ment, celui-ci étant visé quant à lui, dans l'intention imaginative, comme juge-
sentant (Repriisentant) de jugement. » (Ibid.) ment-Bildsujet fictif mais par là même dépourvu du «crédit» - de la croyance
Autrement dit, la thèse de Husserl est bien que si la perception n'a lieu que ou de la doxa - qu'il y a dans le jugement effectif. On peut se demander s'il
par l'interruption du flux (par suspens ou épochè) en train de fluer, sans donc s'agit encore, à proprement parler, d'un juger, c'est-à-dire si, dans ce cas, tout
que rien d'autre ne s'y immisce ou ne s'y interpose, il n'y a pas présentifica- le présent supposé de la conscience imaginative n'est pas «absorbé» par la
tion mais perception, car la doxa, la Glaube du jugement reprend aussitôt, non transmutation à l'œuvre du jugement en image du jugement, ce qui rendrait
pas seulement en direction de l'état-de-choses en train d'être jugé, mais aussi compte de l'interruption de la croyance ou de la doxa propre au jugement, et
en direction du juger lui-même, parce que celui-ci, tout autant, se remet immé- par là, de ce que Husserl appellera la modification «de neutralité» propre à la
diatement en flux après l'interruption, tout comme, dans le cas de l'aperception phantasia - la modification de neutralité en général, pratiquée dans l'ordre
perceptive d'une chose externe, des Abschattungen nouvelles viennent aussitôt méthodique, l'étant de la neutralité à l'égard de toute doxa. Dans le cas qui
s'adjoindre au cours interrompu des Abschattungen - mais cela suppose déjà nous occupe à présent, demeure encore, en effet, la doxa portant sur le vécu
que le juger soit une activité continue dans l'écoulement du temps. Néanmoins présentifié du jugement comme Bildsujet (objet fictif) correspondant au
l'aporie n'est qu'en partie surmontée parce qu'il peut se faire aussi que l'inter- Bildobjekt imaginaire (le fictif vécu de jugement). Mais ce vécu-représenté
ruption interrompe le cours même de la doxa, que la présentification n 'y parti- n'est pas présent - sinon, encore une fois, «intentionnellement», dans l'acte
cipe plus, auquel cas, dans le ressouvenir, nous pouvons avoir affaire à une d'imaginer; par l'interruption du flux qui l'a fait naître, il est définitivement
phantasia du jugement, ou plutôt, en toute rigueur, à son imagination, le repré- passé dans le passé ou dans le monde parallèle, modifié, de la phantasia.

J
100 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 101

Notons, avant de poursuivre, que Husserl va reprendre comme «modification» «La perception prend l'apparaissant comme être-soi (Selbstsein), c'est-à-dire, précisé-
ce qu'il a désigné un moment par «caractérisation modifiante». ment, qu'elle ne modifie pas, que par là elle n'imagine rien, qu'elle le prend justement comme
soi (Selbst). La même apparition peut se trouver à la base d'une conscience de présentifica-
Nous ne savons donc pas beaucoup plus sur ce qui se passe, «réellement» tion, c'est la modification. Mais cela ne doit pas être compris comme si l'apparaissant était
(reell), dans la «vie» même de la conscience, sur ce qui, en elle, différencie la tout d'abord donné non modifié et comme si alors seulement la modification surgissait, trans-
non modification de la modification. Peut-on dire en effet que nous «phantas- formant le sens du donné au présent en le sens d'image (bildlich) d'un non-donné. Cela n'irait
mons» maintenant (jetzt) au même sens que quand nous disons que nous perce- pas. C'est exclu par nos analyses de la phantasia. Le phantasma est un vécu, mais pas un vécu
tout d'abord comme présent, comme pris lui-même, et ensuite comme pris pour un autre. Si
vons maintenant? Peut-on dire, ce qui est assez surprenant au regard de ce qui nous prenons le phantasma pour un présent, nous ne le faisons que parce qu'il est partie
précède, que, si le phantasma est le «représentant» du jugement dans la consistante de la représentation de phantasia qui, de son côté, est un présent. Non modifié
conscience, il est pour autant lui-même «à son tour un présent»? Cela, parce signifie ici tout ce qui n'opère pas dans la fonction d'un phantasma dans une phantasia.»
(Hua xxm, 106-107, nous soulignons)
qu'il serait «vécu» par la conscience? Ne l'est-il pas, en tant que «vécu» dans
l'acte de l'imagination, comme l'une de ses parties dépendantes, et dès lors, On en revient donc à la nécessité de penser le phantasma (la partie «sen-
comme l'objet qui lui correspond, plutôt «quasi-présent», «pour ainsi dire sible» de l'apparition de phantasia) comme originairement non présent, et
(gleichsam) présent», puisqu'il est d'autre part fictif, c'est-à-dire rien? Mais donc le vécu lui-même, en ce qu'il est vivre (dans le) phantasma, comme non
alors, ce n'est pas la phantasia qui est proprement vécue, mais l'acte (institué) présent. En tant que tel, précisément, il ne peut être pris pour lui-même et
de l'imagination. Outre que, nous le savons à propos des remaniements ensuite pour un autre, car il porte déjà en lui la «modification»; c'est en effet
(échoués) de la VIe Recherche logique, Husserl sera forcé d'abandonner cette plutôt l'inverse qui se produit quand, par la transmutation de l'apparition de
doctrine des «représentants» dans la conscience (à propos de l'intuition caté- phantasia en apparition en image de l'objet visé, transmutation ou transposition
goriale), cela reviendrait à dire que l'aperception immédiate de la conscience se en laquelle la première est imaginée, mise en image, enfictum non présent mais
fait de son présent et non de sa présence, jusqu'à contredire, ici, certaines des «intentionnellement» présent un moment fugitif dans la représentation
analyses de la phantasia, à moins d'ajouter, comme nous le faisons contre (Vorstellung), le phantasma est à son tour transmué ou transposé en quasi-sen-
Husserl, que le présent de la conscience, qui serait en l'occurrence le présent sation, elle-même (quasi-) présente un moment fugitif, mais seulement dans
paradoxal du phantasma dans l'acte d'imagination, n'est constitué, ou plutôt l'acte global, lui-même fugitivement présent, que constitue la représentation
institué comme tel que par une Stiftung qui serait celle de l'imagination défor- (et non plus l'apparition) de phantasia. C'est pour n'avoir pas vu ce point très
mant l'aperception immédiate de la conscience de façon cohérente. Et dès lors, clairement que cette première doctrine est conduite à l'erreur, comme Husserl
encore une fois, si la perception était constitutive du présent de la modification l'indique dans une note (l'appel de note se situe tout à la fin du texte précédem-
rapportée à elle-même, la régression à l'infini ne serait pas loin, et la phantasia ment cité):
du jugement serait impossible (même si, par ailleurs, elle est difficile à com-
«Alors le phantasma serait en vérité un présent, le phantasma rouge un rouge présent, le
prendre: qu'est-ce qu'un jugement imaginaire, sinon un jugement effectif dans phantasma son un son présent, bien que dans une objectivation immanente (phénoménologi-
l'imaginaire, par exemple, 2 + 2 = 5 ou ce centaure est bienveillant), puis- quement). Le phantasma souhait, croyance, etc. serait réellement (reeZ!) là (sci!. dans la
qu'elle ne pourrait être perçue au présent, et de là, sans doute (pour Husserl), conscience), seulement pourvu d'un nouveau caractère afférent, nommé modification qui dis-
crédite. Mais quel qu'en soit le nom, la croyance, le souhait seraient réellement (reel!) donnés.
aperçue immédiatement en présence. C'est bien le signe, à nouveau, que la dif- Tout cela est manifestement faux.» (Hua xxm, 107)
ficulté de Husserl est ici de concevoir une présence sans présent assignable,
qui est décidément le seul mode possible de temporalisation de la phantasia, On en arrive donc, avec les difficultés de cette doctrine, au paradoxe du
avant sa transposition en imagination. Et que la modification de phantasia doit phantasma comme non présent (non impressionnel), et de ce que peut bien
s'ancrer dans cet autre régime de la temporalisation, quelque paradoxal qu'il vouloir dire, originairement, la modification de phantasia comme «vivre» et
puisse paraître de prime abord. Husserl effectue néanmoins un nouveau pas en vécu non-présent d'un non-présent. Présent, le phantasma ne peut l'être que
avant aux §§ 51-52 (Hua XXIII, 106-108), mais ce pas va le conduire définiti- s'il est transposé, par l'imagination, en partie sensible (visible) de l'image,
vement à l'aporie. Il présente successivement deux doctrines: la première pro- mais Husserl, dans ce cas, parlera plus prudemment de quasi-présent; car
longe celle que nous venons d'examiner en prenant son départ dans même transposé, le phantasma ne sera que quasi-sensation, nous l'avons dit,
l'opposition des caractères modifiant et non-modifiant (§ 51), la seconde (§ 52) d'une image imaginaire, c'est-à-dire d'unfictum (rien) lui-même instable, seu-
part de l'opposition originaire entre sensation (Empfindung) et phantasma. lement fixé un instant (dans l'acte d'imagination) aussitôt temporalisé (le letzt
Voyons d'abord la première. qui suspend le flux en écoulement) avant de s'écouler lui-même en rétentions:
présent à strictement parler, il ne le sera, selon ce mode imaginaire (selon cette
102 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 103

modification qui porte aussi sur les contenus «sensibles»), que dans la fugiti- ressenti, et cette sensation (Empfindung) n'est-elle pas elle-même aussitôt en
vité de l'acte lui-même (instantané, jetzt) de l'imagination comme tout global. rétentions, et ce, même si l'appréhension qu'il y a dans cet acte est originaire-
Abstrait de ce tout, soit il ne sera plus rien, soit il retournera à son statut de ment modifiée, c'est-à-dire imaginaire, transposant la phantasia en fiction? Il
non-présent à même le non-présent de l'apparition de phantasia. C'est donc en s'agit ici, à nouveau, de la constitution du présent de l'appréhension (modifiée)
étant contrainte à rechercher du phantasma comme présent que la première et de son attestation par la perception interne, ou du passage difficile de ce dont
théorie s'enferme dans l'aporie. Husserl en vient donc à la seconde doctrine ou nous avons conscience dans l'aperception immédiate à ce que nous instituons en
théorie: fait comme objet dans la perception interne. Celle-ci est-elle véritablement per-
ception, ce que l'on pourrait soutenir, avec Husserl, en supposant la continuité
«Sensation et phantasma correspondant sont, abstraction faite des différents modes d'ap-
préhension, en soi déjà caractérisés différemment, nonobstant les communautés de contenu. TI d'écoulement du présent, alors c'est une appréhension non modifiée qui saisit
appartient alors à l'essence du phantasma qu'il ne peut fonctionner que de façon représenta- une appréhension modifiée et l'Empfindung de l'acte d'imagination ne peut être
tive.» (Hua XXIII, 107, nous soulignons) un phantasma d'appréhension, mais le vécu de cet acte, à savoir de l'appréhen-
Mais il précise aussitôt dans une note: sion présente, en image, d'un phantasma non présent, c'est-à-dire de sa présenti-
«TI appartient à l'essence de la sensation, qu'elle doit (muss) être appréhendée immédiate-
fication dans le présent intentionnel dont il y a Empfindung, et le risque de
ment de façon inconditionnellement présentative (et seulement médiatement de façon repré- régression à l'infini resurgit si l'on dit que l'appréhension ressentie (empfunden)
sentative, sur le mode du caractère d'image). D'autre part il appartient à l'essence du n'est qu'un phantasma d'appréhension, puisque cela impliquerait que l'acte
phantasma qu'il ne peut immédiatement être appréhendé que de façon représentative, i.e. dans d'imagination ne pourrait être que présentifié par un nouvel acte d'imagination,
une appréhension modifiée, par exemple comme présentification du rouge, comme présentifi-
cation d'une maison rouge, etc. L'appréhension modifiée elle-même, qui a le caractère d'un la «vie» dans l'imagination ne pouvant être, radicalement, qu'imaginaire, donc
phantasma d'une appréhension, a cependant le caractère de sensation (Empfindungs- non vécue effectivement; ne l'est-elle pas, ne disposant précisément que de
charakter) ». (Ibid.) phantasmata d'appréhension, alors dans ce cas, congruent aux caractères
Notons tout ce qu'il y a de légitime de dire que l'appréhension du phan- propres de discontinuité et d'intermittence de la phantasia, il ne s'agirait aussi
tasma, si elle est immédiate, ne peut être que représentative: car elle abstrait que d'une présentification imaginaire de l'acte d'imagination, de son simulacre,
déjà le phantasma de l'apparition de phantasia pour le fixer, comme on l'a vu, dont le présent (impresionnel) dans la conscience serait impossible, c'est-à-dire
par rapport à l'apparition-image, qui est elle-même Bildobjekt imaginaire (fic- introuvable. Telle est l'aporie sous-jacente que, nous le verrons, Husserl retrou-
tif), fixé un instant fugitif, pour le et du Bildsujet, l'objet fictif visé et présenti- vera plus tard, autrement, quand il s'agira de penser l'épochè dans la phantasia
fié. Il est tout aussi légitime de dire que l'appréhension est elle-même modifiée, et l'imagination (leçon 44 de Philosophie première, il).
puisque, précisément, elle est imaginaire, ne saisit qu'un fictum déjà imaginé Autrement dit, et plus brièvement, soutenir que l'appréhension imaginaire,
sur la base de l'apparition primaire ou simple de phantasia. Les choses devien- modifiée, prend à la fois le caractère d'un phantasma et d'une Empfindung
nent plus difficiles à admettre quand Husserl conclut que l'appréhension modi- d'appréhension, c'est dire, d'une part, qu'elle est imaginaire au sens où elle
fiée, imaginaire, prend à la fois le caractère d'un phantasma d'appréhension et prendrait pour intentionnellement fixée une image fictive d'objet fictif aussitôt
celui d'une sensation (Empfindung), comme si, donc, elle était elle-même sen- enfouie dans le flux du temps - et qui serait impossible si elle n'avait encore
tie (vécue au présent avant d'être perçue). Tout le problème est en effet, encore malgré sa transposition le support du phantasma comme partie «sensible» de
une fois, de savoir si l'appréhension modifiée, imaginaire, est elle-même une l'apparition de phantasia, fluctuant de son côté de manière discontinue -, et
modification d'appréhension non-modifiée, une phantasia d'appréhension per- d'autre part qu'elle a le caractère de la sensation parce qu'il y aurait eu ce
ceptive, à laquelle correspondraient des apparitions de cette phantasia, et, dans moment fugitif, précisément, cet acte intentionnel global au présent, cette opé-
l'appréhension modifiée, des phantasmata, «représentants» de l'appréhension ration en principe vécue au présent donc ressentie (empfunden), de l'imagina-
non modifiée dans la conscience, comme «parties sensibles» ou quasi-sen- tion. Si nous comprenons bien que le phantasma originaire (tel qu'il est dans
sibles transposées de ces apparitions. Autrement dit, tout le problème est de l'apparition de phantasia), toujours déjà décalé vers le non-présent, ne peut être
savoir si l'appréhension imaginaire, tout comme l'appréhension perceptive, est vécu au présent, peut-on dire, au moins jusqu'au bout, que l'opération, ou plu-
ressentie (reçue: empfunden) au présent dans et par la conscience en son pré- tôt lefungierende Akt de l'imagination a été, quant à lui, vécu au présent, donc
sent intentionnel - alors qu'elle l'est bien, pour nous, dans son aperception susceptible d'être repris, selon la possibilité idéale, dans un présentification qui
immédiate, comme présence sans présent assignable, c'est-à-dire sans «repré- serait de l'ordre du ressouvenir? Pouvons-nous nous souvenir de nos actes
sentant» sensible repérable. Mais si l'acte d'imagination fixe en image pour un d'imagination (non positionnels) autrement qu'en réopérant, au présent, avec
instant fugitif, aussitôt temporalisé en présent en rétentions, n'est-il pas aussitôt l'intentionnalité imaginative (son sens intentionnel), la transposition d'une
104 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 105

phantasia passée, mais dont le passé est autrement défini, par le mode propre «Mais cela contredirait la théorie présente, qui exclurait bien qu'un phantasma puisse
aussi servir comme présentant (Priisentant) d'une perception. Ou bien, devons-nous dire, cela
de temporalisation de la phantasia (nous le verrons dans la Ile section), si bien ne se produit que médiatement; immédiatement, ce ne pourrait être que la sensation qui fonc-
qu'en lui-même, sans laphantasia sous-jacente, l'acte d'imagination serait sans tionne comme présentant d'une perception, mais le phantasma, immédiatement, seulement
ressouvenir propre? Peut-on soutenir jusqu'au bout le caractère «universel» de comme présentant d'une phantasia.» (Ibid.)
l'intentionnalité telle qu'elle a été pensée par Husserl dans sa structure? Le pré- En d'autres termes, si le vécu de phantasia doit être considéré lui-même
sent intentionnel est-il, hors du cas de la perception du présent, impressionnel? comme présent, le «phantasmer» lui-même devrait l'être, et laphantasia elle-
Jusqu'où la conception husserlienne de la «perception interne» tient-elle (cf même devrait comporter au moins une part de sensation. Le phantasma, équi-
notre Appendice II)? Nous sentons bien que la «vie» dans l'imagination doit valent phénoménologique de la sensation, serait indiscernable de celle-ci, et la
être foncièrement différente, d'un côté, de la «vie» dans la phantasia origi- phantasia serait à son tour indiscernable d'une perception, ce qui est contraire à
naire, de l'autre côté et surtout, de la vie dans la perception. Cet avoir-eu-lieu ce que Husserl n'a cessé de soutenir. Nous sommes donc toujours dans l'aporie,
ou ce devoir-avoir-eu-lieu de l'acte d'imagination a-t-il bien eu lieu puisqu'il qui ne peut être véritablement surmontée que si, énigmatiquement, pour expli-
ne semble pas avoir été aperçu à l'origine par la conscience, dans sa transposi- quer le rapport «présentatif» immédiat du phantasma à la phantasia, le vécu de
tion même? Question cruciale à laquelle Husserl voudra répondre par l'affirma- phantasia n'est pas présent. En fait, rendre présent ou considérer comme pré-
tive quand il étendra l'épochè jusque dans l'imagination, allant même jusqu'à sent le vécu de phantasia, consiste, nous l'avons vu, à suspendre le cours de la
parler d'une quasi-épochè dans l'épochè. Mais question qui nous tient puisque phantasia, dont la temporalisation est celle d'une présence sans présent assi-
nous y répondons en disant qu'il n 'y a pas de perception interne de la transpo- gnable, où les apparitions de phantasia sont originairement en rétentions et en
sition architectonique de la phantasia en imagination, et puisque, à tout le protentions dans la phase (au sens non husserlien) de présence, originairement
moins, elle concerne le statut phénoménologique, dans la ~~ vie» de la décalées d'un présent qui ne s'y institue (stiftet) qu'après coup, où donc il en va
conscience, de l'imagination par rapport à la perception. Ce statut ne peut être de même des phantasmata, par la fixation de l'acte lui-même fugitivement pré-
le même, c'est presque trivial, et c'est manifeste pour Husserl dès lors que la sent, toujours déjà évanescent, voire opéré à l'aveugle (transposition architecto-
modification - ce sera constant chez lui - s'étend jusqu'à la racine de l' appré- nique) de l'imagination, acte ou opération qui transmue l'apparition de
hension elle-même (au phantasma). Si une appréhension modifiée doit être per- phantasia en Bildobjekt imaginaire (quasi-présent), où il est vrai, mais par abs-
çue, elle ne peut l'être comme une appréhension non modifiée, sans quoi elle traction et après coup, le phantasma qui y est transposé peut fonctionner,
ne pourrait s'attester (aufweisen) dans la conscience. Husserl enchaîne donc: comme représentant métonymique quasi-présent et fictif, mais non présent
«Quand nous jugeons, le juger n'est pas, en général, perçu. Mais il est r~ssenti: Quand comme tel, non pas du phantasma, mais de la phantasia en question. C'est là
nous imaginons (einbilden) un jugement, le vécu de jugement n'e~t ~as s~nsation maIS p~n­ que nous aurons à repérer, dans notre Ile section, les traits et la structure de la
tasma. Sensation de jugement et phantasma de jugement se dlfferenclent dans le meme
moment essentiel qui distingue absolument sensation et phantasma. Pareillement, quand nous Stiftung, de l'institution symbolique de l'imagination - car il n'y a pas non plus
percevons, nous ne percevons pas à nouveau le percevoir. Mais le perc~voir es~ un.vécu, c'est- d'image fictive comme contenu intuitif fictif d'objet imaginé fictif sans appari-
à-dire un vécu de sensation (Empfindung, scil. sensation de percevoIT). MaIS SI nous nous tion de phantasia.
représentons un percevoir dans la phantasia, 1'« image» présente de celui-ci. est phan~asma
Devant la difficulté, Husserl en revient cependant à la première théorie:
d'un percevoir, non pas un vécu de sensation d'un percevoir. Peut-on poursUlvre ce pomt de
vue ?» (Hua XXIll, 107-108, nous soulignons) «Dans le sens de l'autre théorie, tout cela s'éclaire: le phantasma apparaît comme modi-
fié, quand c'est comme porteur d'une appréhension de phantasia. Si nous faisons abstraction
Moyennant l'équivoque sur phantasma, que Husserl ne distingue pas, ici, de de celle-ci et si nous considérons le phantasma comme partie du tout de l'appréhension de
l'image fictive du jugement fictif présente intentionnellement un instant (jetzt), phantasia, alors il est un présent. Mais comme phantasma il reste distingué parce que nous
la distinction que nous interrogeons est bien faite, avec la question de savoir pouvons bien faire abstraction de l'appréhension de phantasia, mais nous ne pouvons pas pour
autant la mettre de côté à notre gré. Et cela vaut aussi bien tout d'abord des apparitions qui se
jusqu'où elle mène. Et Husserl enchaîne à nouveau aussitôt: donnent à travers des visées de sens qui vont au-delà (transeunte) des contenus sensibles.
«Comment en va-t-il si nous prenons un vécu de phantasia lui-même comme présent? La Nous ne pouvons pas prendre arbitrairement l'apparaissant comme présent, à savoir nous ne
phantasia devrait être c~actérisée comme sensation, et par là le "phantasmer" serait obje~ pouvons pas selon notre bon vouloir poser, à la place de l'appréhension de phantasia, qui est
d'une perception possible. li y apparaîtrait comme présent. Mais est-ce q~e le phantasm~ qUl là maintenant d'un coup, une appréhension correspondante non modifiée.» (Ibid.)
y entre en scène ne peut pas non plus, cependant, être perçu, et apparaItre comme present,
quoique dans la connexion de cette apparition de phantasia ?» (Hua XXIII, 108) Autrement dit, la solution (provisoire) de l'aporie qu'il y a dans les deux
théories est celle que Husserl adoptera plus tard, en 1908 (Hua XXIII, texte
Sur ce que signifie ce «quoique» (wenn auch) qui ramènerait en toute n08, 265 sv.. ), c'est-à-dire la suppression de la distinction entre contenu (phan-
rigueur lé phantasma au non présent, Husserl s'explique dans une note: tasma) et sens d'appréhension (sens «phantastique» de la phantasia) en tant
106 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGffi LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 107

que distinction analytique concrète, suppression qui aboutit à considérer les font l'objet de la perception interne de la conscience. Mais elles sont, pour
deux comme indissociables, jusques et y compris dans la reprise de la phanta- paraphraser Aristote, «sans matière», c'est-à-dire, phénoménologiquement,
sia dans l'imagination, puisque cette indissociabilité réelle (sachlich) vaut aussi sans «impression». Nous en arrivons au paradoxe, qu'il faut soutenir avec
de la perception. Dès lors, même si la faiblesse de l'argument est ici de ne pas Husserl, que si ces actes de quasi-perception sont vécus, s'ils sont en eux-
prendre en compte l'appréhension singulière de phantasia (s'il y en a une, ce mêmes, globalement, impressionnels, il s'agit chaque fois, pour ainsi dire
qui reste à montrer bien que, comme nous le disions, il y ait aperception de d'«impressions immatérielles» (sans contenu sensible présent) (cf par exemple
phantasia, qui ne peut plus être intentionnelle au sens husserlien classique, et Hua XXIII, 322, où Husserl parle, à ce propres, d'« idée») et aussitôt évanouies
dont nous interrogerons le statut dans notre Ile section), dont la structure propre en rétentions devenant très rapidement vides. Ce qui demeure, c'est le sens
et originaire n'est pas analysée, cette même appréhension, dès lors qu'elle est intentionnel sédimenté et l'habitus correspondant.
transmuée (et architectoniquement transposée) par l'imagination, est «là» en C'est ainsi seulement que l'aporie semble résolue, sans que nous ayons pour
effet, «maintenant d'un coup », dans un instant aussitôt temporalisé en présent, autant, c'est la grande portée de ces analyses husserliennes, à rejeter purement
ce qui fait la Stiftung propre de l'imagination qui transpose la phantasia en fic- et simplement, comme c'est classiquement le cas, tout le registre de l'imagi-
tion (opposée à la réalité). Ou encore, même si demeure l'énigme de la modifi- naire hors du champ de l'investigation phénoménologique comme champ d'in-
cation originaire du phantasma, qui demeure quand celui-ci est fixé en image, vestigation philosophique. Car si, d'une part, l'imaginaire est structurellement
ou plutôt en «partie (quasi) sensible» de l'image de l'objet visé par l'imagina- pris ou repris par le modèle de la perception, par la Stiftung du présent et de son
tion, Husserl considère bien que le phantasma apparaît comme modifié (parce écoulement rétentionnel continu (rien de l'apparition de phantasia ne venant
que, dirions-nous, issu de la phantasia primaire) quand il apparaît comme por- réalimenter le ressurgissement corrélatif, censé continu, du présent avec ses
teur d'une appréhension de phantasia, fût-elle comme ici, en réalité, appréhen- protentions, comme cela a lieu avec les apparitions de perception), la percep-
sion de l'imagination, puisque l'image un instant (présent, Jetzt aussitôt fluent) tion y devient par là quasi-perception, et la vie dans l'imaginaire «vie» imagi-
fixée est imaginaire ou fictive et l'est immédiatement de l'objetfictif. Dès lors, naire ou quasi-vie en présence sans présent dans l'aperception immédiate de la
et c'est un pas de plus, le phantasma, le contenu quasi-sensible de l'image est conscience, et ne paraissant que par moments aussitôt évanouis dans la percep-
aussi modifié par ce quasi, et il n'est présent (fugitivement) que dans le tout tion interne de la conscience, où, telle était ici l'erreur initiale de Husserl, ce
concret de l'intentionnalité imaginative, comme partie abstraite du tout, qui n'est pas le phantasma qui est perçu, mais où c'est l'acte tout entier (avec « son
donc, par sa dépendance eu égard à la visée intentionnelle imaginative, n'existe contenu» et son sens) d'imagination qui est quasi-perçu (ce qui fait cet acte est
pas par elle-même, pas plus d'ailleurs que la visée imaginative, on l'a vu, une transposition architectonique auto-transparente et aveugle à elle-même);
n'existe pour elle-même en étant capable de se réalimenter d'elle-même dans la l'imaginaire est d'autre part «alimenté », dans ses profondeurs, par la phantasia
continuité du temps temporalisé en présent en écoulement, et ce, en «créant» simple, primaire, ou «sauvage», et par la «vie» dans cette phantasia, qui est
de toutes pièces de l'image. Se dégage donc, par là, la spécificité de la phanta- encore, on le pressent, d'un tout autre ordre, car se temporalisant d'une tout
sia dans son rôle imageant, derrière lequel elle continue bien de jouer son rôle autre manière, dans une présence originairement sans présent assignable, cette
primitif. En ce sens, dans ce rôle, l'imagination rend bien présent «intention- présence à laquelle sans doute, et par un certain «bout», touche aussi à sa
nellement», en le transposant tout ensemble, et pour un moment fluent, au sens manière l'aperception immédiate de la conscience, ce qui nous donne le droit
littéral de la Vergegenwiirtigung, ce qui, par essence, demeure non présent: phénoménologique d'en parler - l'autre bout étant peut-être, nous y revien-
l'objet «phantasmé» proprement, à savoir l'apparaissant en phantasia, l'appa- drons dans notre Ile section, l'équivalent phénoménologique de l'inconscient,
rition de phantasia et les phantasmata qu'il y a en cette dernière. En outre, la par là très paradoxalement individué et lié à la conscience. Le problème phéno-
«vie» de la conscience dans la phantasia, simple ou primaire, ne peut être une ménologique qui se pose est bien évidemment celui de trouver les caractères
« vie» comme celle de la perception - puisque c'est une «vie» dans la présence descriptifs, s'il yen a, qui permettent de distinguer, à même leurs contenus, les
sans présent assignable -, tout comme la «vie» dans la phantasia en son rôle apparitions primaires de phantasia de ces mêmes apparitions fixées, ne fut-ce
imageant ne peut l'être de façon stable, puisque c'est une «vie» dans l'imagi- qu'un moment fugitif, en images. Pour décrire, ne faut-il pas «fixer»? Nous
naire ou la fiction, et on serait tenté de dire, par recours aux effectuations pos- traiterons de ce problème dans notre Ile section, à propos de la structure propre
sibles pour nous depuis notre expérience, une «vie» elle-même imaginaire ou de la Stiftung de l'imagination.
fictive, aperçue aussi immédiatement par la conscience, dans la présence, mais
ne paraissant comme telle au présent que par éclipses, aussitôt évanouies dans Nous quittons là le cours de 1904/05. Mais sous peine de donner une idée
les rétentions vides, de quasi-perceptions. Ce sont celles-ci comme actes qui de la manière dont Husserl a pensé toute la problématique, nous ne pou-

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108 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASlA 109

vons laisser là cette dernière. Il y est revenu en effet, dans un texte tout à fait Après un bref passage par la conscience symbolique de signification,
remarquable, datant lui aussi de 1905, et que l'éditeur, E. Marbach, a classé Husserl conclut:
comme Beilage XIII (Hua XXIII, 166-169). Avant de conclure plus avant, il «Dans la représentation d'image, le Bildobjekt est quelque chose d'apparaissant comme
nous faut le lire de près, pas à pas: nous allons y retrouver beaucoup de ce que présent, et le Bildsujet est présentifié en lui.» (Ibid.)
nous avons déployé.
Tout cela est assez clair pour que nous ayons à y revenir. Disons simplement
A l'entrée de cette Beilage, il y a cet avertissement (sévère) de Husserl:
que, dans le cas considéré ici où le Bildbojekt est p"orté par un support phy-
«Bonne présentation de la conception ancienne qui envisage le phantasma
sique, il est constamment, pour ainsi dire, ré-entretenu, dans sa fixation, à tra-
comme un vécu (Erlebtes) qui éprouve l'aperception d'un non-lui-même-là
vers l'écoulement continu du présent, par la permanence de la sensation
(Nicht-Selbstda). Manifestement intenable quant à la chose (sachlich).» (Hua
«physique», qui se ré alimente à même le support physique avec le resurgisse-
XXIII, 166) Nous allons voir ce qu'il faut en penser.
ment du présent muni de ses protentions correspondant rigoureusement, sans
«Question: Les phantasmata sont-ils des contenus qui apparaissent comme présents? Une rupture, à l'écoulement du présent tout juste passé en rétentions et rétentions de
singulière question. ,
Peuvent-ils apparaître comme présents? Si le "phantasmé" n'apparaît pas comme présent, '. rétentions. C'est même cette perception singulière de l'image qui fixe, ici,
est-ce que le phantasma n'apparaît pas pareillement comme non présent?» (Ibid., nous souli- l'imagination, et par là, discipline les «jeux» de la phantasia en elle, alors
gnons) même que ce sont eux aussi, et pas seulement le contexte perceptif environ-
Et Husserl précise (en note): «manifestement». Nous sommes donc au cœur nant, qui, par la transposition de la phantasia en image, «irréalisent» le
de nos interrogations qui portaient sur la différence de «structure» entre la Bildobjekt en fictum. C'est donc seulement par le support perceptif que le
phantasia primaire et l'imagination. Poursuivons, car ici, Husserl revient à la Bildobjekt peut être considéré comme présent. Cela étant, Husserl passe aussi-
phantasia primaire. tôt au cas de la phantasia et de sa Vorstellung, terme ici ambigu, comme nous
allons le voir:
« Comment en va-t-il, à cet égard, dans le cas de la perception? La sensation apparaît
comme maintenant (jetzt), l'objet de perception aussi. En outre dans le cas de la représentation «Comment en va-t-il dans la représentation de phantasia? Il n'y a pas ici un présent qui
d'image: par exemple, de l'image photographique, dans laquelle un non-maintenant, une présentifie un non-présent (scil. il n'y a pas de Bildobjekt fixé sur un support physique, nous
situation antérieure est exposée (dargestellt). Ici les contenus d'appréhension sont à nouveau sommes dans le cas où la phantasia primaire est transposée en imagination), jamais nous
des sensations, ils constituent un Bildobjekt qui apparaît comme présent, et celui-ci expose le n'avons ici un apparaissant comme présent (dans la fonction du Bildobjekt), un apparaissant
non-présent, ici le passé. Il "le rappelle". Dans la phantasia ne se constitue pas de Bildobjekt comme "lui-même là" (selbstda). Ici, il n'y a rien à expliciter (nous soulignons) (tout au
présent, dans la phantasia rien n'est présent qui «rappelle» un non-présent. Naturellement moins quand nous prenons une bonne et complète image de phantasia) (Phantasiebild), car
cela vaut de la phantasia au sens le plus large, y inclus de la représentation de souvenir. Ya-t- l'explicitant serait à nouveau un rapport à une image de phantasia» (scil. on ne pourrait expli-
il dans la représentation de souvenir un présent devant les yeux (apparaît-il un présent) qui citer cette image de phantasia que par un objet fictif qui serait éventuellement corrélatif d'une
"rappelle" un non-présent?» (Hua XXTII, 166-167) autre image de phantasia, l'explicitation ne pouvant venir que dans et depuis l'après coup de
la visée imaginative, circulairement dans et depuis la transmutation déjà faite, comme transpo-
Autrement dit, si le souvenir comme «représentation» est complètement sition architectonique, de la phantasia en imagination) (Hua XXTII, 167)
repris dans la phantasia, on ne voit plus très bien par quoi il peut être souvenir,
On voit la difficulté: après avoir si lucidement, avec tant d'esprit novateur,
si quelque chose en lui, qui a lieu au présent, ne «rappelle» pas le passé. C'est
distingué les caractères propres de la phantasia simple ou primaire, Husserl
déjà un problème rencontré par Aristote dans le De memoria, 450 b20-451a2.
échoue à saisir nettement comme nous sommes conduit à le faire, la différence
Husserl reprend donc par un long développement sur la conscience d'image:
entre celle-ci et la phantasia secondaire, celle qui fonctionne dans l'imagina-
«Si j'accomplis une appréhension d'image (toujours au sens propre: image physique), je tion - même si cela requiert de nous un traitement satisfaisant du problème
[... ] vis dans la conscience d'objet sans que le Bildobjekt me «rappelle» au sens propre l'objet
(le sujet), donc sans qu'il fonctionne comme représentant de similitude, comme signe de simi-
phénoménologique posé par la possibilité de distinguer analytiquement appari-
litude. Ainsi en particulier dans la considération immanente. C'est seulement pour la réflexion tion de phantasia et image fictive d'objet fictif: les caractères dont nous dispo-
et la considération transcendante (transiente) que s'opposent Bildobjekt et Bildsujet, et celui-là sons jusqu'à présent, qui concernent l'autre mode de temporalisation de la
"rappelle" celui-ci, ou l'expose, en tant que représentant de similitude, là où il n'est pas ques- phantasia, sont encore «formels». Quant à l'analyse des contenus «sensibles»
tion de souvenir (objet étranger). En particulier quand les différences sont minimes, je vois le
sujet (schaue) dans le Bildobjekt d'après tout ce que en soi, abstraction faite des rapports (les phantasmata) de la phantasia, il semble que Husserl soit conduit à penser
externes, il offre à l'apparition, je vois la chose (Sache) à travers l'image. D'autre part je vois qu'il n'y a d'àutre ressource que de les prendre toujours déjà transposés dans
de façon imaginative, dans la conscience d'image qui est rendue possible par les différences, des images, et ce, sans qu'il y ait à penser que, par cette transposition, qui est
tout au moins les différences de l'ensemble de la connexion objective de la présence
(Gegenwartigkeit: scil. la présence du présent).» (Hua XXIII, 167)
pour nous architectonique, il y ait d'eux déformation cohérente, métamorphose
du registre propre de la phantasia au registre propre de la fiction. Cette transpo-
110 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LES CONSÉQUENCES HUSSERLIENNES : LA «VIE» DANS LA PHANTASIA 111

sition est ce que nous aurons à «décrire» génétiquement par l'analyse de la «Mais si une aperception phénoménologique a lieu, le phantasma est un ceci (Dies) tout aussi
bien qu'une sensation, un moment de la "conscience".» (Ibid.)
structure de la Stiftung imaginative. Quoi qu'il en soit, toutes ces difficultés
permettent de comprendre à présent le sévère avertissement que Husserl a Ce qu'il corrige (en note) par:
placé, pour lui-même, à l'entrée de ce texte. «C'est en ces termes qu'on est très près de parler, là est la grande tentation, mais c'est
Cependant, tout cela n'est encore qu'introductif à la question de la diffé- précisément intenable. Le ceci est présentification d'un ceci.» (Ibid.)
rence entre sensation et phantasma, et pousse Husserl à conclure, avant de
A savoir: le phantasma, dans l'aperception (qui, semble-t-il, pour Husserl,
reprendre:
est dans ce cas nécessairement imaginative) entre dans l'image (imaginaire) qui
« Le phantasma a le caractère originaire de la « reproduction» ou le caractère de la "non-
semble le mettre au présent, en elle, c'est-à-dire dans son essence
originarité", du "non-là" (Nicht-da) (comparé avec la sensation).» (Ibid.)
intentionnelle; le phantasma primaire, originairement non présent, y paraît
Remarquons à nouveau la disjonction entre «non-là» (non présent) qui donc comme présentifié dans l'acte intentionnel d'imagination, mais sans qu'il
caractérise en effet le phantasma primaire, et caractère de «reproduction» qui soit ou qu'il y ait jamais été pour lui-même présent. Et c'est par là seulement,
transpose en fait le phantasma au niveau de l'image sans que celle-ci en soit en toute rigueur, que le ceci du phantasma peut paraître comme présentification
pour autant la reduplication. Dans sa reprise, Husserl va rencontrer encore une d'un ceci. Telle serait la Stiftung de l'imagination, qui rétablirait, avec celle-ci,
fois la même aporie: une sorte d'analogon de la perception. Mais un analogon irréductible dans la
«Mais la représentation de phantasia n'est-elle pas un présent, un apparaissant comme mesure où s'ils sont distingués abstraitement par l'analyse, jamais le phan-
présent [qui serait] la représentation de phantasia comme tout, comme objet de la perception tasma dans l'image ni l'image elle-même ne pourront être considérés comme
interne? Et le phantasma n'y est-il pas bien à son tour un maintenant, un présent?» (Hua une sensation. Dans la conscience d'image, il s'agit originairement d'une
xxm,168)
quasi-perception, et la modification de l'imagination est un mode de la
A quoi Husserl ajoute, en note: «là est l'erreur» (ibid.). Donc ce n'est pas le conscience intentionnelle tout aussi originaire que la non-modification de la
cas (le phantasma n'y est qu'abstraitement, par la décomposition analytique, perception. C'est ce qui la distingue de la modification de neutralité en général,
un présent, et ce, même dans le cas de l'image qui est fictive et n'existe pas que je puis méthodiquement pratiquer par neutralisation systématique des doxai
hors de l'intentionnalité imaginative). Dès lors: intentionnelles. Bref, il ne faut pas oublier que la conscience d'image est une
«Si un phantasma est aperçu, il est nécessairement aperçu comme non-présent, non-là, Stiftung de la phantasia, et non pas une sorte d'appendice imaginaire ou neutra-
non en personne propre, mais "représenté", entièrement selon tout "ce qu'il est".» (Ibid.) lisé de la Stiftung de l'aperception perceptive, reproduction de celle-ci dans le
registre de l'imaginaire ou du neutre. Car le matériau primaire de la conscience
Ce que Husserl commente en note dans ces termes:
d'image comme telle est la phantasia, et non pas la perception, comme l'a
«L'erreur fondamentale est de prendre le "phantasma" comme un présent qui est seule- pensé toute une part de la tradition.
ment "caractérisé" comme représentant, ce contre quoi parlent pourtant déjà les élaborations Nous ne reprendrons pas la fin de cette Beilage, où Husserl revient judicieu-
de la page précédente.» (Ibid.)
sement sur l'unité globale de l'acte intentionnel de l'imagination, et sur l'abs-
Husserl est donc bien conscient de la difficulté: il faut abandonner la théorie traction seconde de ses parties. Notons seulement cette remarque (en note) :
du phantasma comme «représentant» (sensible, empfindbar) dans la «Comment une aperception peut-elle conférer (erteilen) à un vécu
conscience. La médiation qu'il faut travailler pour échapper à l'aporie est bien (Erlebtes) le caractère du non-lui-même-là (Nicht-selbst-da)?» (Hua XXIII,
la transmutation ou la transposition (architectonique) qui fait passer de l'appari- 169). On ne peut mieux, en effet, formuler le problème posé au «modèle» per-
tion primaire de phantasia à l'apparition comme image (imaginaire), et de là, ceptif de l'intentionnalité par la phantasia et l'imagination. En tout cas, cette
du phantasma proprement dit au phantasma de l'imaginaire qui peut être consi- note met fin à toute identification générique possible du phantasma et de l'ais-
déré, si l'on veut, comme «représentant» fictif, mais dans l'imaginaire, du pre- thèma, et donc à l'idée que la «modification» de phantasia ne viendrait que
mier, ce pourquoi le phantasma n'est jamais aperçu en propre mais seulement d'un caractère ou d'une caractérisation de la conscience. Cette «modification»
conçu par abstraction. Cela ne vient pas de la conscience qui y mettrait une est en effet, phénoménologiquement, l'attestation de la globalité de la transpo-
«caractérisation» propre, plus ou moins arbitrairement, mais de la nature phé- sition architectonique de la phantasia en imagination. Nous avons vu que la
noménologique même du phantasma et de sa transmutation/transposition au caractérisation de la conscience ne vient qu'après coup, après la transmutation
sein de l'image qui n'est pas son image mais celle de l'objet fictif. Husserl de la phantasia en imagination, le caractère du «non-lui-même-là», du non-
ajoute: présent du phantasma ayant toujours déjà précédé la «caractérisation», qui
112 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LA RÉFLEXION DANS LA PHANTASIA ET LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE EN ELLE 113

n'en est que la reprise appropriée et globale mais en transposition ou en défor- voir propre et véritable. Mais il faut à présent considérer: ici et maintenant je représente la
mation dans l'intentionnalité d'imagination, acte présent de quasi-perception maison en vis-à-vis. C'est sur cet acte vivant de la présentification (scil. en image) que je puis
réfléchir, l'analyser. Et j'y trouve que j'y laisse vagabonder ici et là le regard "dans laphanta-
d'une fiction inconsistante (aussitôt non présente) renvoyant à un objet non sia", que, "dans la phantasia", je voyais tantôt tel morceau, tantôt tel autre morceau, tantôt tel
présent. Acte de l'entre-deux, qui porte à son comble la tension entre les struc- caractère, tantôt tel autre caractère de la maison. Mais il s'y trouve un plus qui n'est pas
tures intentionnelles et la structure paradoxale de la phantasia. On est aux encore décrit. La maison non-présente se constitue comme présentifiée (vergegenwiirtigt),
limites du champ régi par l'intentionnalité au sens classique. Si l'on tient à l'in- comme "phantasmée", dans des actes et des appréhensions qui se donnent comme présentifi-
cations de perceptions et de présentations (Gegenwiirtigungen). La maison se tient pour ainsi
tentionnalité, peut-être devrait-on parler, tout comme Husserl parle d'une inten- dire là, elle flotte (vorschweben) dans le caractère de la phantasia. Mais si je regarde l'acte
tionnalité (double) dans la conscience intime du temps (intentionnalité constituant, je trouve aussi un flottement du voir, du percevoir ceci et cela de la maison, et
temporalisante), d'une intentionnalité propre à l'aperception de phantasia, et c'est cela qui me devient objectif dans la réflexion.» (Hua XXIII, 184-185, nous soulignons)
qui serait spatialisante. Cela peut être étayé par tout ce que nous allons exami- Et Husserl enchaîne aussitôt, en soulignant: «Je puis réfléchir "dans la
ner à propos du Phantasieleib, indéterminé sinon comme cellule de spatialisa- phantasia"!» (Ibid., c'est lui qui souligne) Mais il ajoute ceci, qui est capital:
tion (Nullpunkt). Quant à nous, nous préférerions, dans ce cas, ne plus parler
«Cela signifie non pas: si je réfléchis effectivement sur le "phantasmer" actuellement pré-
d'intentionnalité.
sent, je trouve que les moments d'acte, les appréhensions et les visées elles-mêmes possèdent
à leur tour le caractère de présentifications pour les moments actuels et les appréhensions de la
perception correspondante. Je puis réfléchir dans la phantasia et le fais normalement toujours
§ 6. LA RÉFLEXION DANS LA PHANTASIA ET LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE sans penser du tout au "phantasmer" actuel, de maintenant Qetztig), c'est-à-dire sans en faire
un objet dans une réflexion effectivement réelle.» (Hua XXIII, 185)
EN ELLE (PREMIÈRE APPROCHE).
Cela est absolument crucial, car cela implique que la réflexion sur ce qui ne
Avant d'aborder tous les paradoxes et difficultés qui, résultant de tout ceci, pourrait qu'être l'imagination qui présentifie ce qui serait censé être le «phan-
traversent le grand texte de la 44e leçon (1924) de Erste Philosophie II, où tasmer» déjà passé dans son acte global (d'imagination), est en fait, du point de
Husserl en arrive à concevoir une épochè dans la phantasia, comme «quasi- vue phénoménologique, une abstraction réflexive: voire peut-être, un construc-
épochè», il est nécessaire d'en amorcer la problématique à partir d'un texte tum bâti sur le modèle de la perception, et cela, en fait, le texte précédemment
plus proche du Cours de 1904/05, repris comme point c du texte n02 (datant de cité l'indique, parce que le voir lui-même, rut-il fixé sur l'image, un instant
1905) dans Husserliana XXIII (pp. 184-187), où Husserl se pose, en relation (letzt) présente de manière fugace, est flottant, c'est-à-dire participe de la phan-
avec la transmutation de la phantasia en imagination, la question de la tasia et de l'apparition flottante de phantasia plutôt que de ce qui serait censé
réflexion dans la phantasia, dont on a vu qu'elle lui est intimement attachée. être sa fixation par un présent suivi immédiatement de son écoulement en
On comprend d'emblée qu'à cette question est pareillement liée celle du statut rétentions et rétentions de rétentions. Autrement dit, la réflexion dans la phan-
phénoménologique, d'une part de la «vie» dans la phantasia, d'autre part de la tasia est réflexion au sein du flottement de la phantasia (car l'objet, la maison,
«vie» dans l'imagination que nous avons jusqu'ici conçue comme «vie» ima- flotte aussi), et elle n'en passe pas, normalement, par la fixation d'un mainte-
ginaire dans l'imaginaire. nant dans le flottement, qui serait celle de l'acte même d'imaginer dont elle
«Tout d'abord, regardons autour de nous dans la sphère plus générale de la phantasia. ferait son objet. Que l'image elle-même ne puisse être fixée que pour un
Quand je me présentifie la maison en face (que, naturellement, je ne vois pas maintenant) dans moment fugitif (aussitôt temporalisé en rétention et en rétention de rétention,
la phantasia, je la vois "pour ainsi dire" (gleichsam), mon regard vagabonde ici et là, je vais etc., de présent) par l'acte d'imagination visant un objet fictif, cela est dû, nous
"dans la phantasia" autour de la maison, et je la vois, de tous les côtés (scil. je suis ici, déjà,
l'avons vu, à ce que l'image faite sur laphantasia ne trouve généralement pas,
dans l'imagination, la quasi-perception, et je mimétise la Stiftung de la perception). Mais le
voir n'est pas un voir, c'est "comme si" je voyais. La maison n'est pas effectivement présente dans le resurgissement corrélatif du présent avec ses protentions, d'élément
et n'apparaît pas "effectivement" comme présente, et pourtant elle est "pour ainsi dire pré- pour alimenter sa stabilité, et cela est dû précisément au flottement (discontinu,
sente". Le pour ainsi dire présent est le présent modifié, le présentifié. Il en va aussi ainsi dans intermittent, protéiforme) de la phantasia elle-même, ou plutôt aux instabilités
une phantasia tout à fait libre (scil. dans une phantasia qui n'est pas prise à la mimèsis, sur
foncières des apparitions de phantasia. En outre, si c'est l'acte de l'imagination
laquelle il nous faudra revenir, de la perception).» (Hua XXIII, 184)
qui fixe un moment l'apparition de phantasia comme Bildobjekt fictif imagi-
Husserl en vient alors à ce qui se passe dans la «vie» de la conscience : naire, c'est enèore la phantasia qui «voit» en elle, derrière la superposition du
«Je vis dans la quasi-perception et le quasi-juger-de-perception, et cela veut dire dans Bildsujet visé, lui-même fictif et imaginaire, l'objet de phantasia, aussi confus
l'accomplissement des représentations de phantasia de la maison. Tandis que je l'ai énoncé, soit-il, dont l'apparition de phantasia est malgré tout l'apparition. Or ces der-
j'ai "phantasmé" et réfléchi sur le "phantasmer", et je l'ai comparé avec le percevoir, le perce- niers sont originairement non-présents. Il y a donc un porte-à-faux entre appari-
LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
LA RÉFLEXION DANS LAPHANTASIA ET LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE EN ELLE 115
114

parallèles (nous soulignons), et qui, pour moi, sije réfléchissais sur ces actes dans une percep-
tion de phantasia (avec son objet, celui de l'aperception de phantasia) , et tion interne non modifiée, se trouveraient actuellement devant l' œil interne.» (Hua XXIll,
image (avec son objet présentifié, celui de l'aperception intentionnelle imagina- 186)
tive ou imaginaire), dont la fugacité est comprise, du fait de la Stiftung de
l'image, comme fugacité dans le temps continu de l'écoulement du présent. C'est donc bien le voir, flottant dans la phantasia, qui échappe à la fixation
Serait-ce dans ce porte-à-faux, dans ce clignotement phénoménologique, que par l'image. Nous allons constater que, dans le cours de 1924 sur la «philoso-
s'insinue la possibilité de réfléchir dans la phantasia? Ce devrait être le. cas, phie première», ce voir est la première occurrence de ce que Husserl reconnaî-
tra comme le corps vivant, le Leib, qui n'est pas repris dans la représentation
puisque c'est précisément le flottement de la maison et le ~otte.me~t du vo~ de
la maison qui paraissent ne pas rendre nécessaire, en ce VOIT lm-meme, la fIxa- réflexive, parce que, précisément, ce n'est pas un voir perceptif, fixé par son
tion d'un présent d'acte qui serait présent présentifiant. Que dit Husserl? Il objet, mais un voir de la phantasia (plus précisément de la phantasia qu'il y a
encore dans l'imagination), qui est flottant - voir auquel, dans ce qui précède
poursuit:
de ce même texte, Husserl rapporte un Moi de laphantasia (Phantasie-Ich), et
«Mais comment faut-il comprendre ce réfléchir dans la phantasia, et cela ne menace-t-il
auquel il rapportera plus tard un corps de la phantasia (Phantasieleib), ce der-
pas d'une régression à l'infini?» (Ibid.)
nier étant précisément en lui-même indétenniné. Mais reprenons le texte point
On se trouverait en effet dans le cas où, pour s'établir comme réflexion qui par point.
fixe, la réflexion aurait besoin à son tour d'une réflexion qui la fixe, et ainsi de Ce qui est immédiatement vu dans la phantasia transposée en imagination,
suite. On retrouve le problème de la perception interne comme caractérisation dans son aperception imaginative qui prend appui sur son apparition, c'est la
active de la conscience, comme acte constitutif (et même selon nous, instituant) maison, l'objet de l'aperception, mais comme objet non présent.
de son présent. La réflexion serait à ce point abstraite, par sa Stiftung, du flotte- L'appréhension intentionnelle qu'il y a dans cette aperception est donc, eu
ment de la phantasia, que ce flottement prendrait, en elle, la forme de la régres- égard à la perception, cette appréhension paradoxale qui se saisit de l'appari-
sion à l'infini, sa fixation (en imagination) devant à son tour être fixée par un~ tion non présente de phantasia et la présentifie pour viser et voir son objet non
nouvelle fixation (en imagination), et ainsi de suite à l'infini: elle ne pournut présent. L'imagination peut pourvoir à son «défaut» en «complétant» l' appari-
tout simplement pas avoir lieu. C'est ce que Husserl dit tout d'abord: tion de phantasia dans une image qu'elle pose un moment fugitif comme inten-
«Présentification de maison, i.e. représentation de phantasia de maison. La maison est tionnellement présente (quasi-présente) mais fictive, imaginaire, et comme
objective et sur le mode de la phantasia. Or si les moments d'acte du "phantasmer" étaient en image de l'objet fictif, paraissant à même l'objet fictif. C'est dire, coguhe
ce sens présentifications, cela signifierait que l'acte de la phantasia n'~st pas se~lement un Husserl, qu'il est possible de voir, mais après coup, au dedans de la modifica-
représenter de la maison, mais en même temps un représenter du .percev~1T de la maIso~, et des
deux côtés dans le même sens, le voir y serait l'objet, le percevolT tout sImple de la maI~on. ~t tion originaire de l'intentionnalité d'image instituée sur la phantasia (modifica-
le représenter de la maison ne serait possible que par le représenter ~u perc~voir ~e la illaIson, ~l tion qui lui fait viser du non-présent à travers du non-présent fictivement
y aurait vraiment sa consistance. Mais il est clair que cette conceptIOn qUI par aIlleurs condUl- présent), une présentification (Vergegenwiirtigung) originaire de la perception
rait à une régression à l'infini, ne correspond pas aux faits.» (Hua XXIII, 185-186)
de la maison, de l'objet, comme si elle avait eu lieu, alors qu'elle peut fort bien
Autrement dit, la fixation du voir correspond à la fixation de la «représenta- ne jamais avoir eu lieu (dans la phantasia), la présentification comportant alors
tion », mais comme elle ne serait possible que par la réflexion qui représente le le Bildobjekt imaginaire fictif du percevoir comme Bildsujet (objet visé fictif)
percevoir, il faudrait à son tour fixer le voir de la réflexion, pour fixer ce non présent qui n'y est que présentifié. Que se passe-t-il dans cette opération?
qu'elle est censée voir, par une seconde réflexion, et ainsi de suite. Dès lors, Tout d'abord, il se passe, nous venons de le dire, que son résultat est l'image de
poursuit Husserl : perceptions qu'il n'y a pas eu et que peut-être il n'y a jamais eu dans la
«La maison est mon objet dans le "phantasmer" et pas le voir ~~ la. maison. ~ais le conscience, mais que j'aurais tout aussi bien pu avoir. En tant qu'elles n'ont
"phantasmer" s'accomplit comme un appréhender qui est une modIfIcatIon .d.u p'resenter pas eu lieu dans le «passé» constitutif de l'image - puisque ce «passé»,
(Gegenwartigen) (et en ce sens il l'est du percevoir), c'est-à-dire une modifIC~tIOn. telle d'ordre génétique-transcendantal, est celui des apparitions de phantasia -, ces
qu'elle autorise avec évidence de voir en son dedans (in sie ... hinein::usehen) une present.Ifica-
tion du percevoir de la maison (c'est-à-dire du corr~lat ~e la ~onnee actuel~~ de la maIs~,n).
perceptions comme touts intentionnels se présentifient après coup, comme
Mais ne l'est-elle pas effectivement (seil. une telle presentIficatIon)? Or: me phantasmant l.a Bildsujet imaginaire du Bildobjekt imaginaire, sans la moindre «base» dans la
maison, je représente (vorstellen) précisément la maison objectivement, et non pas mon vo~r phantasia, c'est-à-dire, non pas comme données encore présentes (en rétention)
de la maison (nous soulignons). Je me représente la maison, et ne me rep~ésen~e pas ~ue Je ou ayant été présentes (en ressouvenir) dans la perception interne, mais comme
vois. Et pourtant le "phantasmer" de la maison se constitue dans des apprehensIOns ~Ul sont
des modifications telles de perceptions que je puis aussitôt faire d'elles des représentatIons des quasi-données, purement imaginaires, de ce qui, à vrai dire, peut n'avoir jamais
perceptions que j'aurais si je percevais cette maison dans des actes non modifiés exactement été présent, n'ayant de statut que dans ce que Husserl va appeler, par analogie,
116 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpoCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 117

une «phantasia interne» ou une phantasia de second degré, mais déjà architec- de Hua XXIII (pp. 571-574), qui soutient la même doctrine, mais de façon
toniquement transposée par rapport à la phantasia primitive ou de premier encore inchoative.
degré, le comme si prenant ici ouvertement le statut d'une fiction, d'un simu-
lacre de perception non présente à l'origine. On comprend dès lors que la
réflexion dans la phantasia, qui transpose celle-ci en imagination, va consister § 7. ÉPOCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA :
aussi en l'imagination, dans la perception présentifiée, d'un point de vue fictif ÉTAT DELA QUESTION EN19247
du Moi imageant sur l'image, de l'imagination d'une imagination alors même, «Avant de parler des particularités caractéristiques qui appartiennent à la réduction des
précisément, que dans laphantasia, il n'y avait de tel «point de vue» que flot- actes qui copient en image (abbildend), nous allons nous intéresser à un autre groupe d'actes
et considérer à présent les actes de la phantasia reproductive, avec les formes (Gestalten) de
tant, indéterminé, infigurable (comme nous le verrons) en tant que flottement phantasia qui flottent (vorschweben) en eux dans le "phantasmer" naïf, tantôt s'installant
même du Phantasie-Ich et du Phantasieleib. Mais la faiblesse de l'exemple cité involontairement, tantôt formées selon notre bon vouloir.» (Hua VIII, 112)
ici par Husserl de la représentation (imaginaire) de la maison, est encore que le
flottement du regard y était malgré tout déjà figuré de quelque manière en étant Husserl en revient donc à la phantasia primaire, et nous entendrons ici
réglé sur le «modèle» de la perception (la maison est en vis-à-vis, le regard «reproductif» au sens de «présentifiant». Et, preuve qu'il ne l'a pas abandon-
vagabonde ici et là, je vais autour d'elle et regarde toutes ses faces, etc.). Nous née en 1924, il en revient aussi à ses analyses passées de la phantasia primaire.
allons voir qu'il sera beaucoup plus radical en 1924. Quoi qu'il en soit, ce TI écrit en effet:
même exemple montre bien, par ailleurs, qu'une fois que l'apparition est fixée «Nous avons beau parler ici d"'images" de la phantasia, il ne peut, de manière correcte,
absolument pas y être question de quelque chose comme d'une exposition (Darstellung) en
en image, elle l'est sur le modèle de la perception, et de la perception comme
image avec une distinction entre ce qui met en image-copie (Abbildend) et de ce qui est mis en
Bildsujet imaginaire de son image purement imaginaire (sans base dans la image (Abgebildete), ou entre image et sujet. Certes, dans l'un et l'autre cas est conscient,
phantasia). Cela est riche d'enseignements pour la structure de la Stiftung ima- dans un vécu présent, un non-présent. Mais dans un cas nous avons comme image une appa-
ginative qui est bien la Stiftung, l'institution d'une quasi-perception interne rence (Schein) chosale-spatiale, dans l'autre cas, en tant que soi-disant image, rien moins
qu'une apparence.» (Ibid.)
fondée (jundiert) certes sur la phantasia, mais se temporalisant selon le même
mode de temporalisation que celui de l'aperception perceptive, et dont le sujet Husserl reprend donc, à propos de l'image, sa distinction entre Bildobjekt
«quasi-percevant» est l'image comme fictum ongmaire d'une fiction (fictif) et Bildsujet, et réaffirme que dans la phantasia primaire, il n 'y a pas de
originaire. Cela a aussi pour conséquence, en toute rigueur, que la réflexion Bildobjekt, fût-il fictif. Et il poursuit dans le même sens:
s'effectue, ici, en imaginant corrélativement un Moi et un corps vivant qu'il n'y «Car une apparence est un quelque chose qui relève de la représentation et en tant que
a pas eu comme tel dans la phantasia, c'est-à-dire pour figurer fictivement un présent concrètement (leibhaft), qui cependant n'est pas pris dans la croyance comme existant
moment (évanescent, imaginaire) l'infigurable lui-même. Dès lors, dans cette (daseiend), mais apparaît seulement comme s'il était. C'est unfictum, mais pas unfictum de la
phantasia reproductive. La phantasia n'est pas elle-même une représentation qui présente
« spécularisation» imaginaire de la perception, on a des raisons d'être inquiet, (gegenwiirtigend) , mais une représentation qui présentifie (vergegenwiirtigen). En cela elle
du strict point de vue phénoménologique, quand on voit Husserl conclure: ressemble au souvenir. Mais au souvenir appartient la croyance en l'être du souvenu (scil. son
avoir-été), tandis que l'''imaginé'' (das Fingierte) n'est conscient que dans le caractère du
« Tout comme je puis "réfléchir dans la phantasia", je puis aussi réduire phénoménologi-
"comme si" il était et était ainsi. En même temps, il est clair que, quand je "phantasme", ce
quement dans la phantasia. » (Hua XXllI, 187; Husserl souligne toute la phrase)
qui me flotte [devant] dans le caractère du "comme si" ne m'est pas de quelque manière
Il se pourrait en effet que cette «réduction phénoménologique» ne le soit conscient ni ne vaut comme exposition pour un autre, en cela à son tour ressemblant au souve-
nir où ce qui [est] pour moi maintenant dans la représentation comme passé n'offre rien moins
qu'en apparence, puisqu'elle ne serait que réduction imaginaire à une percep- qu'une image dans laquelle un autre se met en image [copie]. Ce n'est pas une objection là
tion imaginaire, qui ferait perdre tous les caractères phénoménologiques contre, naturellement, que la possibilité que le souvenu lui-même, comme d'autre part l'''ima-
propres à la phantasia. Telle est donc la difficulté, qui en 1905, n'est que très giné" lui-même, puisse être une image de quelque chose, comme par exemple lorsque j'''ima-
gine" (fingiere) un bosquet sacré avec une image de la divinité.» (Hua VIII, 112-113)
partiellement maîtrisée.
Pour y voir plus clair dans cette situation qui, on le voit, va jusqu'à mettre Retenons tout d'abord la distinction implicite que fait Husserl entre phanta-
en cause, sur le cas de la phantasia et de l'imagination, la manière dont Husserl sieren et fingieren. Dans la mesure où ce dernier mot, calque du latin fingere
conçoit l'épochè et la réduction phénoménologiques, nous allons porter notre
attention sur ce que Husserl (dans la partie aujourd'hui publiée de son œuvre) a 7. Nous ne reprendrons pas la traduction d'A.L. Kelkel (Presses Universitaires de France,
le plus élaboré: la 44e leçon de la seconde partie du Cours sur la «philosophie coll. «Epiméthée», Paris, 1972), philologiquement correcte mais trop souvent imprécise du point
de vue phénoménologique, ce qui rendra nécessaires nos longues citations .. Nous citerons par le
première» (Hua VIII), qui date de 1924 - nous laissons de côté le texte n° 20 sigle Hua VIII, suivi de l'indication de page.
118 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
ÉpocHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 119

(qui donne fictum) , signifie «imaginer», «feindre», «inventer», «se figurer», Interrompons un instant pour souligner ce dernier «ensuite» qui caractérise
nous le distinguerons de phantasieren, en pensant être fidèle au sens de l'écri- l'opération seconde de l'imagination, ainsi coextensive de la modification
ture husserlienne, pour désigner la phantasia quand elle est volontaire, prati- propre du «comme si ». Le «comme si» est en effet chaque fois: comme si
quée explicitement par le sujet, selon son gré - alors que nous réserverons c'était présent, leibhaft da. Le «comme si» ou le «quasi» condense la tension
phantasieren (rappelons que nous le traduisons, bien imparfaitement du point que nous avons relevée entre le «présent intentionnellement» de l'imaginé et
de vue technique, mais en congruence avec l'usage du français, par «phantas- son non-présent effectif, qui relève de la structure propre de temporalisation de
mer» avec guillemets) pour les cas où la phantasia surgit de façon involontaire, la phantasia. Le «comme si» prend donc son sens, en sa Stiftung, depuis le
et ce, aussi pour un sujet. C'est pourquoi, dans cette page (et cela vaut de la «modèle» perceptif. Reprenons:
suite), nous avons traduitfingieren par «imaginer» avec guillemets, en gardant «Des exemples du mélange sont fournis par tous les cas d'''imaginer dans"
à l'esprit qu'il y a là de la feinte, et que, si cet «imaginer», ce texte le montre, (Hineinfingieren), dans le monde environnant qui m'est présent dans la perception ou qui
m'est conscient dans la croyance de quelque autre manière; comme quand je m'''imagine''
ne relève pas encore tout à fait de l'imagination comme mise en image, il en est que des nymphes dansent ici la ronde devant nous, ou quand je m'''imagine'' toutes sortes
cependant déjà plus proche que la phantasia proprement dite. Quand nous écri- d'aventures que je rencontre au cours d'une exploration de la forêt vierge tropicale. A l'op-
rons «imaginer» sans guillemets, cela signifiera que nous désignons le régime posé, il peut manifestement y avoir, tout comme une pure conscience de réalité effective sans
propre de l'imagination. Nous pensons que, de la sorte, ce passage est déjà plus phantasia, une pure phantasia sans conscience de réalité effective en co-action. Dans ce der-
nier cas, toute conscience de réalité effective est pour ainsi dire hors d'action. Dans cette perte
clair. C'est comme si le fingieren faisait la médiation entre la phantasia et de soi (Selbstverlorenheit), dans laquelle pas même mon corps vivant (Leib) et mon environ-
l'imagination. nant perceptif le plus proche ne reçoivent la faveur d'une attention (Beachtung), donc d'une
Ce que ce texte précise très clairement, c'est que, dans la phantasia, ce qui expérience qui saisit activement et qui pose de l'existence, je vis tout à fait dans le monde du
"comme si", et tout mon percevoir, mon représenter, penser, sentir (Fühlen), agir est lui-même
flotte (avec le caractère du comme si) ne m'est pas de quelque manière un être actif dans le "comme si": comme par exemple, complètement perdu dans mon rêve, je
conscient comme Darstellung d'un autre à travers l'image d'un autre. vis les aventures de la forêt vierge, dans tout ce que, là, je vois et entends d'étonnant, dans
Autrement dit, si nous pensons à la comparaison forte avec le souvenir (où tout ce qui m'y arrive de terrifiant. Alors les phantasiai sont de pures phantasiai, et moi-
même je ne suis dans mon champ d'objets que comme moi dans la phantasia. Par contre, dans
c'est le souvenu au passé qui apparaît comme passé, c'est-à-dire non présent),
l'autre cas, où je ne fais qu"'imaginer" (umfingieren) de la réalité effective, et où éventuelle-
cela signifie que, dans la phantasia primaire, l'apparition (non présente) est ment aussi je m'''imagine'', moi-même comme co-actif dans le monde environnant "imaginé",
immédiatement apparition de l'apparaissant (non présent), qu'il n'y a pas à dis- j'ai précisément un mixte, et dans la mesure où j'appartiens moi-même à la phantasia, je suis
tinguer, en elle, entre Erscheinung et Darstellung: il n'y a pas de Bildobjekt et moi-même un mixte, à savoir un Moi "imaginé" (umfingiert) duquel demeure intouchée une
part consistante de réalité effective.» (Hua vrn, 113-114)
c'est, on l'a vu, ce que Husserl, en 1905, a eu tant de peine à penser, puisque
cela semblait rapprocher, contre l'évidence, la phantasia de la perception. Mais Ce texte est particulièrement important en ce qu'il distingue la phantasia
c'est à cela, on l'a vu aussi, qu'il faut en arriver puisque la distinction en ques- pure (simple, dans les textes de 1905) d'une phantasia déjà «impure», déjà
tion ne vaut que là où il y a image, distinction du Bildobjekt et du Bildsujet, et mélangée de réalité effective - le terme d'umfingieren convenant, mais pas
qu'il n'y a pas de Bildobjekt dans la phantasia primaire - il n'yen a que dans rigoureusement ou absolument quand c'est une réalité qui est «imaginée».
la modification en fiction par sa transmutation en imagination. La question qui Ainsi, si j' «imagine» des nymphes dansant la ronde dans la salle de cours, ou,
se pose en retour est celle de savoir quel est, dès lors, plus précisément, le sta- autre cas de figure, si j'« imagine» mes aventures dans la forêt vierge, je ne
tut de l'apparition de phantasia comme telle, puisque je n'en suis pas de puis le faire qu'en ayant recours à de la réalité, dans le premier cas la salle de
quelque manière conscient comme Darstellung: l'élever à la conscience cours eu égard aux représentations mythologiques des nymphes, dans le
revient-il ou non, ipso facto, à la transposer architectoniquement en image, en second, moi eu égard aux récits de voyage, photos, films, etc. Dans ces cas, il y
apparition en Bildobjekt fictif, et à se poser toutes les questions de Husserl sur a déjà formation d'images, en toute rigueur, par l'imagination - et icifingieren
la «vie» dans la phantasia et le caractère paradoxal du phantasma? Laissons est souvent très proche, dans son usage, d'einbilden, sauf que par son rappel à
cette question en attente, et poursuivons la lecture. la fiction ou à la feinte, il comporte immédiatement le caractère du «comme si»
«Or l'on pourrait signaler encore que phantasia et réalité effective se séparent, mais peu- -, et par l'imagination dépendante de la réalité avec laquelle, plus ou moins, lit-
vent aussi se mélanger; ou plutôt la conscience d'acte, par laquelle pour moi vaut la réalité téralement elle compose.
effective comme perçue, souvenue, jugée, évaluée, façonnée par l'action, peut entrer en scène, A cela, Husserl oppose fermement et clairement la phantasia pure, où la réa-
séparée ou enchevêtrée avec la conscience d'acte dans laquelle de la réalité effective "imagi-
lité (la conscience de réalité) n'intervient en rien, est même mise hors d'action.
née" est là pour moi, un présent concret (leibhaft) "imaginé", un passé "imaginé", des juge-
ments "imaginés", des positions de valeur, des actions "imaginées" sont conscients, et sont Mais sans invoquer ici toutes ses analyses anciennes (nous sommes presque
ensuite conscients sur le mode changé du "comme si".» (Hua vrn, 113) vingt ans plus tard) de la phantasia et de ses apparitions, auxquelles il a cepen-
120 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpocHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 121

comm~ spec~ateur phénoménologique, comme purement intéressé au vécu et à ses compo-


dant fait allusion, Husserl reprend l'exemple des aventures dans la forêt vierge
santes mte~tlOnnelles. li en résulte ici comme [00'] pour tout acte qui présentifie, des emboîte-
pour dire que, là aussi, la phantasia peut retourner à l'état «sauvage », ments (lnemanderschachtelungen) remarquables pour la réduction phénoménologique qui est
primaire: il suffit, tout comme nous comprenons que c'était le cas pour la à effectuer.» (Hua vrn, 114)
phantasia primaire surgissant primairement (où il n'y a plus de différence entre
Avant de les considérer, rappelons brièvement que dans le cours de 1924,
Erscheinung et Darstellung), que le rêveur (éveillé) se perde dans son rêve:
l'épochè ou le suspens phénoménologiques supposent que le Moi se dédouble,
alors les apparitions de l'imagination (re) deviennent des apparitions de phan-
par Spaltung, en Moi phénoménologique désintéressé (<<phénoménologisant»
tasia, mais cela n'a lieu, corrélativement, que par une perte de soi où sortent de
dira Fink) qui a pour tâche d'observer la totalité du vécu intentionnel en ses
l'attention, mais aussi de l'expérience, le corps vivant et l'Umwelt perceptifs.
composantes (noétiques et noématiques, c'est-à-dire avec le sens d'être et
Nous aurons l'occasion, dans notre Ile section, de revenir sur cette
d'être-ainsi qui fait partie intégrante, comme doxa au sens large, du vécu inten-
«invisibilité» du Leib dans la pure phantasia, tant la question est d'importance
tionnel), et le Moi «intéressé» qui vit naïvement ce même vécu, pris qu'il est,
cruciale. Disons seulement ici, pour l'intelligibilité de la suite de nos commen-
pour ainsi dire aveuglément, à ce même sens intentionnel: l'épochè a pour effet
taires, que, dans la phantasia pure, le Leib s'indétermine, sort de la figurabilité
de susp~ndre 1: cours. de l'accomplissement naïf, cours censé être cours tempo-
(Darstellbarkeit), se désancre de son aspect chosal, c'est-à-dire du Korper.
rel contmu (present VIVant en écoulement) dans le cas de la perception. On voit
Cela est un élément de la perte de soi, de la Selbstverlorenheit dans la phanta-
déjà, ici, que la difficulté sera dans le choc produit par la discontinuité (tempo-
sia pure, mais n'est pas, nous le verrons et c'est non moins crucial, perte de
relle) et les intermittences des phantasiai ou des apparitions de phantasia, dis-
tout Leib et de toute Leiblichkeit.
continuité et intermittences qui doivent communiquer, au moins (sans parler du
Ce point est non moins crucial, parce que c'est essentiel pour comprendre ce
non présent qu'il y a à la fois dans ces apparitions et dans les phantasmata cen-
que Husserl déploie ici clairement comme «vie» dans la phantasia - celle-là
sés être «vécus» comme équivalents du «sensible»), avec le statut particulier
qui se dégageait avec tant de difficulté en 1905. «Vie» qui n'est pas tant,
de la perte de soi qui a lieu dans la phantasia. C'est dire que la difficulté est
comme nous l'avons dit, «imaginaire», que, bien plutôtphantastique, et qui est
considérab le.
celle d'un moi phantastique ou d'un moi dans laphantasia. «Vie» sur un tout
Husserl enchaîne aussitôt par un exemple:
autre registre que la vie réelle, où le Selbst se perd dans un Phantasieselbst
(Phantasie-Ich, dit Husserl), coextensif, nous allons le voir, d'un Phantasieleib. . «Par. exemple, si je m"'imagine" un paysage de centaures, la réduction phénoménolo-
gIque dOIt me donner mon pur vécu d'acte en lequel les objets intentionnels devront être saisis
Que cette vie soit sur le mode du «comme si», c'est ce que je ne fais que e~ ~enés à l.a c?~naiss~ce purement en tant que tels, et exactement tels qu'ils y sont caracté-
découvrir si j 'y réfléchis, retournant au moins indirectement à la réalité effec- nses. Cela sIgm~Ie: MOI. comme phénoménologue, je n"'imagine" pas à proprement parler,
tive. Il n'empêche, à l'inverse, que même quand j'«imagine» (umfingiere) cela, :'est le MOI réfléchi considéré phénoménologiquement qui le fait; je n'accomplis pas la
co~science d~s ~aquelle des o~jets. valent pour moi dans le "comme si". Autrement dit: je ne
quelque réalité, il y a, cachée dans les profondeurs du fingieren qui, sans cela, SUIS pas le MOI revant et le MOI qUI s'abandonne au rêvé; mais je suis le spectateur des rêves
n'opérerait pas, cette part de laphantasia qui irréalise et indétermine le moi (et et du rêvé, du "phantasmer" et du "phantasmé" en tant que tels. Ainsi, de même que, en tant
le corps) «imaginant», pour peu, en tout cas, que celui-ci s'implique lui-même que spectateur (Zuschauer) d'un acte effectivement accompli, je mets entre parenthèses l'exis-
t~~ce (r:~sein) à m~me, ce qui d~s l'acte vaut pour moi effectivement [à savoir] les objets
dans 1'« imaginé» et y vive pour une part - c'est ce qui a lieu, en particulier, sur
d etre, 1 etre-valeur a meme les objets de valeur, l'être d'action ou d'œuvre à même les forma-
la scène (réglée par un scénario tout fait) du fantasme, telle que l'a découverte ti~ns de ~:œuvrer, ~,~ même, ~ même l~,s objets "comme si", je mets à présent entre paren-
la psychanalyse (et nous y reviendrons dans notre Ile section). theses le comme SI et ce qUI, sous ce comme si" est posé comme modifié. Ce "comme si"
Quelles sont, à présent, les conséquences de tout cela pour l'épochè et la est ~aintenant pour ainsi dire un signe précurseur modifiant, une altération (scil. au sens
mUSIcal), sous l.aque!le ~e trouvent eux-mêmes à leur tour être et modalités d'être (scil. dou-
réduction phénoménologiques? De sérieuses difficultés, dont Husserl va se teux, presomptIf, negatIf, etc.), et pareillement valeurs, œuvres, actes de tout genre mis en
tirer à sa manière, manière qu'il faudra discuter du plus près. Car il y va du sort action par le Moi.» (Hua vrn, 114-115)
et du statut de la phénoménologie. Nous allons retrouver toute la problématique
La difficulté que nous relevions se trouve très clairement énoncée: si la
du non-présent, qui tend ici à être «occultée» par celle du «quasi» ou du
r~duc~on ~hénoménologique doit être ce qu'elle est, considération pure du
«comme si». Poursuivons:
vecu mtenbonnel de la conscience dans sa globalité, sans participation naïve à
«Comme tous les autres actes, les actes dans lesquels apparaissent dans le "comme si" des
ce que ce vécu met en œuvre, en jeu ou en acte, le moi phénoménologisant ne
formations de la phantasia (Phantasiegebilde), des choses, des hommes, moi-même comme
Moi de quelque manière actif (scil. sur ce mode du «comme si»), etc., sont originairement P~ut lui-même, s'agissant de laphantasia, ici du rêve, être pris dans laphanta-
accomplis naïvement, mais aussi, éventuellement, saisis par le Moi réfléchissant par division SIa, dans le rêve, ni du côté du sujet qui rêve, ni du côté de l'objet rêvé.
du Moi (Ichspaltung), après leur accomplissement partiellement durant celui-ci, et [peuvent Autrement dit, le moi phénoménologisant doit être un moi éveillé, hors du rêve,
devenir] thème de réflexion de diverses façons. Naturellement, je puis ici aussi m'établir
ÉPOCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 123
122 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

pour regarder ce qui se passe dans le rêve. On comprend déjà que c'est impos- près la manière dont cette mise entre parenthèses agit jusque dans (hineinwirkt
sible s'il s'agit du rêve fait pendant le sommeil, lequel rêve est tout au plus in) les contenus "phantasmés", les contenus intentionnels de la phantasia.»
l'objet de la remémoration, et par surcroît dans des souvenirs très infidèles , (Ibid.) S'agit-il de «retrouver» la phantasia «avant» sa transposition en acte
souvent «complétés» par des images imaginaires. TI y a donc, ici, une contra- (intentionnel) d'imagination?
diction, ou tout au moins une résistance très forte de la phantasia à pouvoir être Voyons donc ce que Husserl va faire. C'est tout à fait capital:
reprise dans la réduction. Pour le dire brutalement: je ne puis à la fois ou en «Pm;ons-~ous d.'un exemple et tentons-nous en lui de nous approprier le contenu pure-

même temps rêver et être éveillé. Parce que rêver, ou être pris dans la ment phenomenologlque, alors ressortent aussitôt certaines implications appartenant essentiel-
lement à l'intentionnalité du "comme si". Je "phantasme" par exemple un paysage avec des
phantasia, c'est être pris dans la perte de soi, et qu'effectuer la réduction, c'est ~roupes d'arbres, des hommes, des centaures, des animaux fabuleux dans un combat féroce.
s'engager dans la veille par excellence, la lucidité à son état maximal, qui Eventuellement, j'appartiens moi-même à ce monde de phantasia (Phantasiewelt), par
semble impliquer un être-soi qui, même s'il ne peut être ponctuel, ce qu'exclut exemple comme participant au combat. Mais il peut se faire aussi que je ne sois pas dans le
jeu, que je n'y compte pas. Or, vu de plus près, je suis moi-même alors d'une certaine manière
la division du Moi (Ichspaltung), est au plus près du soi et des variations qui et nécessairement co-"phantasmé"; car comment pourrais-je me représenter de façon détermi-
s'y passent. née un tel fragment d'un monde de phantasia sans le représenter dans une orientation déter-
C'est dire que la solution que propose ici Husserl est toute formelle: si ce minée? ,P~ les arbres d: phantasia, les uns sont à l'avant-plan, les autres à l'arrière plan,
qui caractérise la phantasia est, tant du côté des objets que du côté des actes les uns a drOlte, les autres a gauche. L'un des centaures arrive au galop, un dragon saute d'en
haut sur lui, etc. Tous ces mots: droite, gauche, devant, derrière, de haut en bas, etc, sont
intentionnels, le «comme si », la mise entre parenthèses doit concerner le manifestement des expressions occasionnelles et ont un rapport essentiel au Moi qui
«comme si» lui-même, qui n'est plus qu'un signe ou une sorte d'exposant indi- contemple et qui perçoit, qui porte en soi le point-zéro (Nullpunkt) de l'espace orienté et de
quant que tout ce qui tombe sous lui se passe autrement que dans le cas où nous toutes ses dimensions d'orientation - de l'espace orienté où chaque fois la partie de monde ne
vivons une expérience réelle (perceptive, axiologique, praxique). Solution for- peut apparaître que d'une manière orientée.
«Ce que je viens juste d'exposer, je ne le trouve naturellement pas en tant que moi "phan-
melle car la question ne trouvera phénoménologiquement sa réponse que si tasmant", perdu dans son rêve, en tant que ce Moi, non conscient (nicht inne) de moi-même
nous comprenons, phénoménologiquement, ce qui se cache derrière ce qui poursuis le combat des centaures et des dragons; mais je le trouve dans l'installatio~
«comme si»: une autre «vie», celle de laphantasia, dont nous savons déjà que (Einstellung) réflexive et phénoménologique du spectateur impartial (unbeteiligt) et théorique
de moi-même en tant que "phantasmant" et des contenus de laphantasia en tant que contenus
le mode ou le régime de temporalisation est tout autre que celui de la percep-
d.e .la phan~asi~. Et alors je trouve précisément que l'intentionnalité n'est pas aussi simple que
tion pris pour «modèle universel» par Husserl. SI Je n'avals nen de plus que l'acte du "phantasmer" et en lui la scène des centaures comme
La caractérisation par le «comme si» ne peut en tout cas suffire, car elle son objet intentionnel simple sur le mode du "comme si".» (Hua VIII, 115-116)
caractérise aussi ce que Husserl appelle les «deux grandes classes d'actes », les
Faisons le point avant de poursuivre. La description que Husserl donne du
actes positionnels (classiques) et les actes quasi-positionnels qui en sont les
combat de centaures est, dit-il, une description déjà en régime de réduction
répliques (ou les quasi-répliques) toujours possibles dans l'imagination. TI est
phénoménologique, en tant que, dans la phantasia, le Moi «phantasmant» est
dans la liberté du Moi de modifier les premiers dans les seconds, et cette possi-
selbstverloren, perdu pour lui-même, non conscient de lui-même, et ce, qu'il
bilité est essentielle, nous y viendrons, pour la constitution de l'éidétique. Mais
participe lui-même ou non au combat, à la scène du Phantasiewelt. Toute l'im-
il s'agit là d'un exercice réglé, et pour Husserl, méthodique, de l'imagination.
plication (intentionnelle) du Moi qu'il y a dans la scène, qui est en fait, par le
Et, au terme du passage que nous résumons (Hua VIII, 115), il conclut:
Nullpunkt, l'implication du Leib, du corps vivant (nous le montrerons plus
«Même cette effectuation (scil. méthodique de la phantasia) du Moi tout d'abord naïve-
ment "phantasmant" doit être mise entre parenthèses pour que soient dégagées les compo-
loin), est découverte, en fait, par l'installation dans la réduction, c'est-à-dire
santes phénoménologiques pures du vécu de la phantasia. » (Ibid.) tout d'abord, par l'attitude réflexive et la Spaltung du moi qu'elle implique.
Dès lors se posent deux questions corrélatives. Tout d'abord, cette non-
Autrement dit, et ce point est important, il faut pousser l'épochè jusqu'à la
conscience de soi, cette inconscience de soi, c'est-à-dire aussi du Leib, dans la
mise entre parenthèses de la modification (méthodique) de neutralité: on ne
phantasia, appartient-elle intrinsèquement au régime propre de la phantasia
peut penser neutraliser, pour ainsi dire, la doxa qu'il pourrait encore y avoir
primaire (encore active dans le fingieren de telle ou telle scène), et est-elle
dans la phantasia pour comprendre (et décrue) phénoménologiquement ce qui
coextensive de tout le «régime» du non-présent qui règne dans la phantasia,
s' y passe, puisque le «quasi» de la phantasia est bien un cas où cette modifica-
Son objet (aperçu) et le «ressentir» son vécu (le phantasma)? Ensuite, si c'est
tion, telle en tout cas que la conçoit Husserl, s'est toujours déjà produite dès
le cas, est-ce que, comme on l'a vu, l'attitude réflexive ne revient pas à opérer
lors que la phantasia est transposée en acte (vécu) qui ne peut l'être, en toute
sur une transmutation (transposition architectonique) toujours déjà aveuglé-
rigueur, que de l'imagination. Pour dépasser la mise en place jusqu'ici simple-
ment faite de la phantasia en imagination, où, il est vrai, tout paraît dès lors sur
ment formelle de la réduction, «il nous faut à présent examiner d'un peu plus
124 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpoCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 125

le mode du «comme si»? Autrement dit, cette transposition n'est-elle pas le Autrement dit: la découverte de la réduction révèle, par implication du
«Hineinwirken» de la mise entre parenthèses phénoménologique sur le contenu Phantasie-Ich dans la scène, que la «perception» de cette dernière ne peut être
(intentionnel) même de la phantasia? Ce que nous nommerions la déformation qu'une quasi-perception, modifiée par le «comme si», transposée en image,
cohérente de la phantasia par la réflexion, qui ne pourrait s'effectuer, à l'état de mieux en un acte lui-même transposé par le «comme si». Cela signifie bien
veille contraire au rêve, qu'une fois effectuée, précisément, la transposition que la modification par le «comme si» porte sur le vécu intentionnel imaginé
(déformante) de la phantasia en imagination? Le «comme si» est-il vraiment tout entier, que «phantasmer» n'a pas le même statut que percevoir, car c'est le
réduit? Alors on le voit, la phantasia simple (et «sauvage») comme telle «phantasmer» de la phantasia, ou, dans nos termes, l'aperception de phanta-
échapperait à la réduction, et il n'est dès lors même pas sûr que le Phantasie- sia, cela, parce que le «comme si» témoigne déjà de la transposition comme
Ich et le Phantasieleib découverts, par la réduction, comme impliqués dans la déjà opérée à l'aveugle (elle n'est pas un «acte» comme les autres). Notons en
spatialité de la scène, ne soient pas quant à eux mis à jour, dans la réflexion, effet, car c'est remarquable, qu'il s'agit ici par ailleurs de la découverte d'une
comme déjà déformés de façon cohérente par elle, déjà transmués et transpo- implication intentionnelle (par «emboîtement») et nullement d'une représenta-
sés, déjà adaptés à l'apparition-image qui recouvre l'apparition de phantasia. tion, ou même d'une présentification en image du «vécu» de phantasia.
Mais nous verrons plus loin que le Phantasieleib a cette exceptionnelle pro- Husserl, apparemment, a surmonté l'aporie sur laquelle il butait en 1905. C'est
priété d'être indéterminé (cf Hua XIII, texte n° 10). Par là, nous dirons que ce qu'il tente de dire dans la suite immédiate:
dans la mesure où la réflexion le situe comme centre d'orientation (ce qui est «Certes, en "phantasmant" directement (geradehin), mon regard fixe seulement le com-
déjà beaucoup plus que le Nullpunkt), nous pensons qu'en réalité elle le déter- bat. Au sens prégnant du mot celui-ci ne signifie (heisst), et en particulier dans l'''imagina-
mine, au moins pour une part, donc qu'en effet elle le transmue et le transpose tian" (Fingieren) volontaire, que le fictum; mais le fait que, en tant que mon thème au sens
propre, il est comme ce que je vise exclusivement, ce qui se tient devant (vor) mon regard,
de manière à l'adapter à l'image de l'objet fictif en laquelle s'est corrélative- cela n'est possible que par le fait que je ne suis pas seulement perdu moi-même (selbstverlo-
ment transposée la phantasia. Dans l'opération de réflexion, telle est la diffi- ren) en tant que Moi "phantasmant" maintenant, mais aussi par le fait que, en tant que sujet de
culté, et même l'aporie phénoménologique, quelque chose de la phantasia la perception du combat co-"phantasmant" nécessairement, je suis aussi perdu moi-même
comme telle semble s'y être perdu, avoir toujours déjà été manqué. dans le "comme si". Se "phantasmer dans" (sich ... hineinphantasieren in) un percevoir naïf est
un mode (Modus) de phantasia de l'état d'oubli de soi (Selbstvergessenheit). De même que
Dès lors, la dernière phrase du texte cité prend tout son relief: car par dans le regard du Moi de la phantasia se tient exclusivement son objet, qui est perçu par lui,
ailleurs, dans la mesure où, pour Husserl, la réduction phénoménologique doit de même, dans le regard du sujet accomplissant effectivement la phantasia se tient immédiate-
(mais peut-elle y prétendre ?) m'amener à me voir dans l'activité de ma phanta- ment le perçu par le Moi de laphantasia dans laphantasia; et c'est son objet "phantasmé".»
(Hua vrn, 116-117)
sia, et à voir les contenus de la phantasia purement comme tels, ce que la
réduction du «comme si» découvre comme l'implication (intentionnelle) du Arrêtons-nous à cette première version que Husserl va reprendre. Ce qu'il
Phantasie-Ich et du Phantasieleib dans la phantasia doit déjà s'y trouver, mais, commence par expliquer, c'est que le regard qu'il y a dans l'aperception propre
sans doute, sous une autre forme (indéterrnimnée) que celle du Moi et du corps de phantasia est lui-même un regard de phantasia, c'est-à-dire un regard sur un
impliqués par l'image, et la mise à jour de leur implication intentionnelle au fictum: il ne faut pas prendre ce regard comme un «regard pour rire », un
niveau de l'image réflexive de la phantasia suffit déjà pour couper court à toute «pseudo-regard» ou une fiction (inventée) de regard: perdu dans mon rêve, je
pensée qui croirait que dans la phantasia simple, le rapport intentionnel est regarde, mais perdu moi-même, le combat de centaures. C'est en ce sens que le
simple, s'il peut encore être caractérisé ainsi, entre apparition et objet de phan- regard, qui suppose des yeux, est pris lui-même à la fiction dufictum. Mais der-
tasia. Dans ce rapport complexe doit déjà se trouver implicitement le rapport au rière cette présentification en termes de relation intentionnelle, ce qui regarde,
Phantasie-Ich et Phantasieleib. Si cette implication est bien ce que découvre la c'est le Phantasie-Ich ou plutôt le Phantasieleib: telle est l'énigme, pour cha-
réduction, ce rapport s'y trouve-t-il, pour Husserl, tel que la réflexion le cun quotidienne, à laquelle il faut se résoudre. Et ce que la réflexion découvre,
découvre? Lisons la suite: c'est l'implication de ce regard - plus nette si le Fingieren se rapproche de la
«C'est bien plutôt dans une médiateté caractéristique que je trouve cet objet intentionnel mise en image, mais nous savons que c'est au risque que la netteté le perde.
(scil. la scène de centaures) conscient, à savoir tout d'abord comme objet intentionnel de mon Nous disions que Husserl semble bien surmonter ici l'aporie qui le menaçait
percevoir; non pas de mon percevoir effectif, mais de mon percevoir nécessairement co- avec la transmutation de la phantasia en imagination: nous comprenons que
"phantasmé", [et] en tant que sujet de ce percevoir je co-appartiens donc nécessairement au
monde de la phantasia. En d'autres termes, l'actus ''je phantasme une scène de centaures" c'est parce que, dans la mise à jour de l'implication ou de l'emboîtement inten-
n'est possible que dans la forme: j'accomplis sur le mode du "comme si" l'actus je perçois la tionnels, il ne considère, comme en 1905, mais de façon bien plus radicale, que
scène de centaures.» (Hua vrn, 116) le regard de la phantasia (classiquement tout intérieur, nous aurons l'occasion
d'y revenir). Ce n'est donc que ce regard énigmatique de la phantasia, évidem-
126 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpocHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 127

ment lié à ce qu'il regarde, donc ayant, disons-le tout de suite, les mêmes carac- Passage essentiel, crucial, où resurgit l'aporie que nous poursuivons, et qu'il
téristiques formelles (fluctuations, intermittences, fugacité), qui tombe sous nous faut commenter point par point. Il y va du succès de la réduction phéno-
l'attention, ou sous cet autre regard qui est celui du phénoménologue, quand il ménologique, telle du moins que la conçoit et la pratique Husserl, dans le
s'interroge sur l'implication intentionnelle de la phantasia. champ de la phantasia. Il y va donc du sens et du statut de la phénoménologie.
Husserl ajoute cependant que cela n'est possible qu'à deux conditions. La Husserl commence par reprendre brièvement l'intentionnalité supposée de
première est que l'état de perte de soi (Selbstverlorenheit) affecte le moi dans laphantasia dans l'accomplissement du Moi présent et actuel: oublieuse du soi
l'action même de la phantasia censée se produire maintenant (jetzt). Ce qui censé être à l'origine de ce qui paraît transposé comme son acte (actus dans le
signifie, et c'est tout à fait crucial, que, dans ce que nous nommons la tempora- texte, sans doute pour insister sur son actualité, son être-en-acte), elle est tout
lisation (en présence sans présent assignable) de la phantasia, le Moi n'est pas accaparée par son objet, qui apparaît (comme non présent, c'est-à-dire «modi-
présent à soi8 • La seconde est que ce même état de perte de soi, qui est aussi un fié» par la transposition dans le présent intentionnel) à même les apparitions
état d'oubli de soi (Selbstvergessenheit) l'est encore dans la modification du 1" (elles-mêmes non présentes, c'est-à-dire elles aussi «modifiées» de la même
«comme si», l'étant déjà, en toute rigueur, le «comme si» étant mis entre i façon par transposition) de phantasia. C'est par la réduction phénoménologique
parenthèses, dans laphantasia elle-même. Le Moi perdu ou oublié l'est dans le i du «comme si» que nous savons que laphantasia implique un sujet lui-même
j
Phantasie-Ich et le Phantasieleib, qui ne sont pas eux-mêmes présents (à soi), à ~. «modifié », c'est-à-dire, pour le moins, non présent à soi, perdu à lui-même, un
moins précisément d'une imagination qui, les transmuant ou les transposant, les Phantasie-Ich et un Phantasieleib (indéterminé), qui n'était pas conscient de
transforme en image, et en image, on le comprend, quasi-spéculaire (imagi- l soi dans la temporalisation en présence (sans présent assignable) de la phanta-
naire) du moi réel et du Leib réel, ancré dans un Korper - nous y reviendrons.
Dès lors, en une formule un peu compliquée, Husserl peut dire que ce que
i sia: 1'« acte» de celle-ci, lui-même «modifié» puisque transposé, c'est-à-dire
ne s'étant pas originairement exercé au présent, quoique visé dans le présent
regarde le Phantasie-Ich, c'est ce qu'il perçoit, comme son objet propre, dans intentionnel de la réflexion, ne peut donc, comme acte «présent», qu'être
la phantasia. A ce stade, Husserl n'aborde pas la délicate question des possibili- «imaginé» (<<phantasmé» dit Husserl), et seulement après coup. Et c'est là
tés offertes par la réduction d'analyser cet objet propre lui-même dans son qu'est toute la difficulté: car cet «acte» qui, en réalité, prend et fait du temps à
contenu. La suite du texte est plus problématique. Lisons-la d'un trait: travers ses «discontinuités », une présence sans présent assignable, ne peut
«Le regard du Moi à l'intérieur de la phantasia est regard "comme si", son percevoir et qu'être imaginé, par transfert du «modèle» perceptif, c'est-à-dire par une
son perçu ont la modification du "comme si". Mais tout cela dans cette validité modifiée est là Stiftung de l'imagination qui précède l'acte, n'est pas du même niveau que lui,
pour le Moi effectif qui "phantasme" maintenant (scil. pour le "Moi «éveillé" présent et actuel
et dont le style est proche de celui de la Stiftung perceptive, comme acte «pré-
qui recouvre le Phantasie-Ich, et il faudra montrer que pour celui-ci ce "maintenant" qui l'est
de l'acte intentionnel d'imaginer, est institué sur une présence sans présent, sans maintenant sent», ou plutôt quasi-présent, présent avec la modification du «comme si»
assignable comme instant). Aussi longtemps qu'il "phantasme" naïvement, ce qu'il trouve thé- puisqu'il n'a jamais eu lieu à l'origine.
matiquement, comme son fictum, n'est que l'objet de l'actus "phantasmé". Mais le Moi Tandis que je «phantasme», je puis cependant, selon Husserl, arrêter ou sus-
"phantasmant" peut à tout moment accomplir un changement d'attitude dans lequel il
retourne, dans la phantasia du combat de centaures, sur ses modes de données orientées, sur pendre, par épochè, à tout moment (jederzeit), l'oubli de soi (pour nous coexten-
ses modes d'apparition en général, sur le Moi percevant et tout son actus, et se procure ainsi, sif de la temporalisation de la présence sans présent assignable) caractéristique de
par les tournures correspondantes et réflexives du regard vers l'objet de perception dans le la phantasia, et reprendre 1'« acte» de la quasi-perception dans le «comme si» _
"comme si", l'acte de perception dans le "comme si", lequel se trouve seulement à présent à la
disposition de la considération thématique. Le procédé peut aussi être décrit de la manière sui-
reprendre pour ainsi dire l'aperception de phantasia sur le vif, par la médiation de
vante: en me "phantasmant" "naïvement", j'avais la scène du combat comme fictum, et j'y son implication dans les modes d'apparition orientés de l'apparition de
étais co-"phantasmant" comme sujet de la perception, mais de telle manière que, perdu moi- phantasia. La difficulté, ou l'aporie, est que, en toute rigueur, cet arrêt ou ce sus-
même (selbstverloren), je contemplais le combat fabuleux, donc n'effectuais aucune réflexion pens arrête ou suspend le mouvement même de temporalisation en présence sans
sur moi-même. Je procède à présent de telle manière que je transpose par l'''imagination''
(umfingiere) mon moi co-"imaginé" en un moi réfléchissant sur soi; mais cela, je l'accomplis présent assignable des apparitions de phantasia, et que, par là il opère (à
en "phantasmant" actuellement, sans modifier la réalité effective de phantasia dans son sens, l'aveugle) exactement le mouvement de transmutation ou de transposition archi-
donc sans faire de la réalité effective originaire de phantasia une autre réalité effective origi- tectonique de l'apparition de phantasia en apparition d'image imaginaire, ou
naire de phantasia; mais dans la restitution en phantasia (Phantasieherstellung) des
réflexions que j'aurais pu accomplir comme Moi de la phantasia, et par lesquelles mon acte
d'image fictive non pas de laphantasia mais de l'objet imaginé, image imaginée
précédemment latent se serait ouvert. » (Hua VIII, 117) certes sur la base de l'apparition de phantasia, mais la recouvrant et la déformant.
Donc que cette opération substitue subrepticement un moi imaginé et un Leib
8. Cela met fin au «mythe» (tout idéologique) de la «métaphysique de la présence» imaginé au Phantasie-Ich et au Phantasieleib, par rétablissement de la structure
(Heidegger, Derrida) concernant la conception husserlienne de la conscience. intentionnelle classique, censée être universelle.
128 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpoCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 129

Husserl est bien conscient de la difficulté quand il réexpose l'opération. naires sur l'imaginaire, de l'imagination d'imagination, elles n'ont jamais eu
Après avoir repris la description de la Selbstverlorenheit dans la phantasia, qui lieu et n'auraient jamais pu avoir lieu, et elles ne l'auraient été que par un Moi
n'exclut pas l'implication intentionnelle du Phantasie-Ich (et du imaginaire qui n'a pas existé et n'aurait pas pu exister, parce que, corrélative-
Phantasieleib), mais sur le mode «inconscient», en elle, donc en l'absence de ment, de même registre architectonique que l'image imaginaire (fictive) en
réflexion sur soi dans la phantasia, il ajoute bien que s'effectue l'opération de laquelle s'est aveuglément transposée l'apparition de phantasia. Tout au plus
transposition, par l'«imagination» (Umfingieren) du Phantasie-Ich co-«ima- cette image y était-elle potentiellement, tout comme le Moi réfléchissant sur
giné» dans la phantasia, impliqué (intentionnellement) en elle, comme Moi soi, mais si elle y était, elle y était avec sa transposition architectonique. On
réfléchissant sur soi: c'est bien la transmutation ou la transposition dont nous peut dire aussi, et nous y reviendrons à propos du Leib et du Phantasieleib,
parlons du Phantasie-Ich en Moi imaginé et imaginaire, et en Moi imaginé et que, dans la mesure où le Moi phénoménologisant qui opère la réflexion est un
imaginaire qu'il n 'y a pas eu dans la phantasia, tout simplement parce qu'il n'y Moi lucide et éveillé, et où le Phantasie-Ich est un Moi en sommeil, selbstver-
était pas présent, parce que la temporalisation de la phantasia est celle d'une loren, le Leib du premier n'est pas le Phantasieleib du second, mais apporte
présence sans présent assignable et parce que la Stiftung de l'imagination signi- quelque chose de sa Leiblichkeit consciente à la Leiblichkeit «inconsciente» (et
fie, quant à la temporalisation, la reprise de l'instant du suspens (épochè) dans indéterminée) du second, en s' y superposant et en la déformant: «phantasmer»
l'immédiateté de rétentions censées l'être du suspens toujours déjà transposé en (imaginer) le Moi qui «phantasme» un combat de centaures n'est pas la même
paraissant temporalisé en présent. chose que «phantasmer» un combat de centaures directement, geradehin. C'est
Il y a donc eu transposition architectonique, changement de registre archi- en effet «simuler», «feindre» ifingieren) une conscience qu'il n'y a pas eu et
tectonique avec déformation cohérente d'un registre à l'autre, dans l'opération, qu'il n'a pu y avoir en tant que conscience d'un présent en écoulement continu,
elle-même non intentionnelle mais instituant l'intentionnalité, et c'est elle que en supposant que ce mode de temporalisation est universel, valable pour toute
Husserl est en train de manquer: c'est elle qu'il nous faudra reprendre et ana- conscience. Par là, et nous y reviendrons aussi dans notre Ile section, c'est
lyser, dans notre Ile section, par ce que nous nommons épochè phénoménolo- montrer implicitement que cette structure censée universelle de la conscience
gique hyperbolique, et par notre nouvelle méthode corrélative de réduction est un simulacre ontologique, ontologique dans la mesure où il est censé être
architectonique, qui devra s'efforcer de dégager les structures de la Stiftung, de déterminant de toute conscience, réelle ou possible, et de toute détermination
l'institution (symbolique) de l'imagination avec son «comme si» ou son réelle ou possible, a priori ou transcendantale, des phénomènes. Il en résulte
«quasi ». Nous ne pouvons en effet accepter, et ce, au nom même des analyses bien en tout cas que l'épochè expliquée ici par Husserl est une quasi-épochè
husserliennes de la phantasia en 1905, la conclusion que Husserl tire ici, en puisque c'est l'épochè dans l'imaginaire (la feinte) de quelque chose qui n'a
1924, un peu hâtivement: si l'Umfingieren du Phantasie-Ich (oublieux de soi, lieu que dans l'imaginaire et comme imaginaire. Mais au lieu d'être elle-même
en perte de soi dans la phantasia elle-même) en Moi réfléchissant comporte hyperbolique comme la feinte cartésienne du Malin Génie, au lieu de mettre
bien encore en soi de la phantasia, s'il ne change donc pas de registre quant à hors circuit toute intentionnalité, cette feinte est précisément imaginaire en ce
la modification, ajoutant de la phantasia (de l'imagination) à la phantasia, qu'elle étend, de façon indue ou non critique, par une sorte d'impossibilité de
donc si, en cela, je ne fais que «phantasmer» (imaginer) de la phantasia, y penser autrement, la structure de Stiftung qui, en toute rigueur, ne porte que sur
impliquant à nouveau du Phantasie-Ich (ce qui entraîne, au rest~, ce risque de l'aperception perceptive: ce qui est en son noyau est la subreption transcendan-
régression à l'infini qui poursuivait Husserl en 1905), il est vrai de dire que la tale d'une illusion transcendantale phénoménologique.
réalité effective de phantasia n'est pas modifiée quant à son sens de modifica- Tout cela implique donc que, si l'efficience de la réduction phénoménolo-
tion (Husserl échappe aux premières formulations de l'aporie en 1905 quant au gique, telle que Husserl la pratique et la conçoit, est compromise dans le cas de
sens du vécu de phantasia: est-il présent pour lui-même ou non ?), mais il est la phantasia, elle ne peut continuer d'être soutenue que si, accompagnée de
faux de dire qu'il n'y a pas de déformation cohérente, dans le contenu de la l'épochè phénoménologique hyperbolique qui nous a fait soupçonner que
phantasia, de la «réalité effective originaire de phantasia»: c'est bien une quelque chose, ici, était manqué, elle est pratiquée en écho avec la réduction
autre réalité effective de phantasia, fixée un instant fugitif dans le présent architectonique qui révèle à elle-même l'illusion transcendantale phénoméno-
intentionnel, l'instant du suspens ou de l'épochè aussitôt temporalisé en présent logique en décelant la transposition architectonique de la phantasia en imagi-
en rétentions, dans une image fictive ou imaginaire d'un Moi fictif ou imagi- nation, et qui, par là, dans cela même que Husserl découvre cependant comme
naire, qui se substitue subrepticement à la phantasia primaire par ce que «implication intentionnelle », livre malgré tout un accès, quoique indirect, aux
Husserl appelait, en 1905, «phénoménisation». Dès lors, les réflexions que phantasiai primaires (ou «sauvages») en tant que telles. Dès lors, il faudrait à
j'aurais pu accomplir comme Phantasie-Ich ne sont que des réflexions imagi- présent mettre hyperboliquement hors circuit toute intentionnalité au sens hus-
130 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA-PHÉNOMÉNOLOGIE ÉpocHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 131

tie~e à l'unité de cette quasi-réalité effective, en tant que Moi co-"phantasmé", en tant que le
serlien classique, en particulier l'intentionnalité d'imagination, et son corrélat,
sUjet pour lequel cette "réalité effective" est ce qu'elle est, à partir (aus ... heraus) des "validités"
l'image, en même temps que la conscience de soi réflexive, pour s'ouvrir l'ac- que ses actes ont "accomplies" et "accomplissent"; ce qui est devenu visible dans notre
cès à la phantasia primaire et à la «vie» en elle du Phantasie-Ich et du exemple, vaut manifestement en général et nécessairement. "Phantasmer" est se placer soi-
Phantasieleib, avec, si l'on veut, comme nous l'avons précédemment suggéré, même comme si l'on avait une réalité effective, comme si l'on percevait, pensait, évaluait ceci
ou cela, comme si l'on agissait ainsi et ainsi, etc. Et cela vaut aussi, qu'il s'agisse de "phantas-
leur «intentionnalité» très particulière, qui ne peut être que spatialisante, et
mer" de~ réalité~ o~ ,des i~éalités, au cas où par ailleurs celles-ci sont pensables sans phantasiai
que recouvrirait ici l'expression husserlienne d'« implication intentionnelle». co-pensees de realItes (scil. au cas où il ne s'agit pas d'idéalités proprement éidétiques). - Se
Quoi qu'il en soit par ailleurs, Husserl rencontre la difficulté, ce qui montre que pl~cer "comme si",.c'est d'emblée: en "imaginant" se transposer soi-même dans l'''imaginer''

ce que nous proposons fait encore partie de la phénoménologie. Celle-ci implo- (s!ch ~elbst umfing!eren), donc s'avoir comme fictum; sauf que, précisément il co-appartient
essenuellement à la naïveté qui "imagine" que, avant que (jrüher. .. denn) lefictum du moi "ima-
serait en elle-même si, précisément, il n'y avait pas d'autre possibilité que celle giné" ne soit saisis~able ~ommefictum au sens prégnant, c'est le moi co-"imaginé" [qui l'est], en
. que pense finalement Husserl: il y aurait régression, ou emboîtement à l'infini tant q~e la teneur mtenuonnelle duquel il peut seulement être "imaginé". Revenir au phénomé-
du Phantasie-Ich à l'intérieur de lui-même puisque, pour fixer le premier, il en nologlquement pur ne veut donc d'emblée rien dire d'autre que rétablir (herstellen) tout d'abord
les p~e~ struc~res. ~e, l:obje~tivité intentionnelle qui se trouvent ici effectivement, donc que
faudrait un second, tout d'abord co-impliqué dans la phantasia du premier, revernr a la subJecuvIte mtenuonnellement emboîtée et à ses objets, et saisir ceux-ci dans leur
mais non fixé en celle-ci, ce qui exigerait à son tour sa fixation par un troi- pureté phénoménologique, avec l'exposant du "comme si".» (Hua VIII, 118)
sième, et ainsi de suite. Si la régression s'arrête, c'est bien qu'il y a change-
Dans ce passage difficile et complexe, Husserl commence par expliquer que
ment de registre et transposition architectoniques du premier au second, et
l'épochè porte à la fois, dans nos termes, sur le Moi réel qui imagine l'appari-
transposition qui fixe en imagination le premier dans le second, le transposant
tion de phantasia dès lors transposée en image, et sur l'imagination elle-même
lui-même au même registre architectonique que le second, et bloquant par là
qui, en tant que phantasia fixée fugitivement un instant (jetzt) , implique de
toute régression. Mais alors, il faut précisément dégager pour lui-même le sta-
l'apparition de phantasia, laquelle, pour nous, implique à son tour un Moi de la
tut phénoménologique architectonique hétérogène du premier: c'est-à-dire
phantasia (Phantasie-Ich) et un corps de la phantasia (Phantasieleib), un rap-
dégager le «régime» phénoménologique propre de la phantasia et de la «vie»
port, censé être intentionnel, pour Husserl, mais en un sens qu'il n'explicite
dans la phantasia - temporalisation en présence sans présent assignable, où les
pas, qu'il n'y a pas dans la conscience de soi au présent. C'est donc l'image
apparitions de phantasia sont à la fois en rétentions et en protentions origi-
elle-même qui porte l'emboîtement, et l'épochè est une quasi-épochè dans la
naires dans la présence, sans être centrées sur un «présent vivant» en écoule-
mesure où elle porte précisément sur ce rapport intentionnel qui, n'ayant pas eu
ment. Il faut aussi concevoir que l'instant du suspens ou de l'épochè
lieu, et ne devant pas avoir lieu au présent, échappe à proprement parler au sus-
phénoménologiques ne se temporalise pas ipso facto et aussitôt en présent
pens d'une «prise d'attitude» (Stellungnahme: expression que Husserl n'utilise
vivant muni de ses rétentions et de ses protentions, mais qu'il a profondément à
pas ici) se déployant à travers la continuité d'écoulement d'un présent qu'il n'y
voir avec l'instantané (exaiphnès) platonicien du Parménide, immaîtrisable et
a pas eu, qu'il n'y a pas, et qu'il n'y aura pas, mais qui est imaginé, par la
se produisant originairement, en régime phénoménologique, au pluriel. En
médiation de la fiction de l'image. Il s'agit donc d'une quasi-épochè dans la
toute rigueur, c'est à cette transformation de statut que doit conduire, nous y
mesure où c'est bien une épochè non seulement dans la phantasia, et tout en
reviendrons, l'épochè phénoménologique hyperbolique.
demeurant à son registre, mais encore et surtout en imagination, ou une épochè
Pour conclure ce paragraphe, il nous reste donc encore à examiner le texte
imaginaire, pratiquée sur une «réalité» imaginée. Ou encore, il s'agit d'une
où, à propos de l'épochè dans la phantasia, Husserl parle de quasi-épochè. Car
simulation d'épochè, d'une épochè sous l'exposant du «comme si»: comme si,
Husserl y montre en quel sens il s'agit pour lui d'une sorte defeinte d'épochè,
~ans la phantasia, alors même que le soi est perdu ou oublié pour lui-même,
et cela nous permettra d'éclaircir encore davantage le sens de ce que nous
J'avais eu (alors que je ne l'ai jamais eu) la possibilité de suspendre dans un
entendons par épochè phénoménologique hyperbolique - se rapprochant de ce
présent (qui n'y a jamais été) le cours continu d'écoulement de ce présent.
que Descartes entendait par «doute hyperbolique ».
Dans cette simulation, qui est censée ramener la vérité de ce que découvre
«li faut remarquer en particulier la manière dont l'épochè phénoménologique, en tant qu'in- l'épochè, nous reconnaissons, non pas l'épochè phénoménologique hyperbo-
hibition active de toutes les actions intéressées du Moi naïvement mis en activité, n'est pas seu-
lement accomplie à même le Moi effectivement réel de maintenant (jetztig) et à même la lique elle-même, mais l'imitation de l'épochè en image qui, par là-même, la
conscience du Moi en tant que "phantasmant", mais est aussi accomplie à l'intérieur du monde transpose architectoniquement au registre même de l'image, mais de l'image
de la phantasia, à même la subjectivité co-"phantasmée" qui leur appartient et à même sa naï- quasi -spéculaire de l' épochè que j'effectue au registre architectonique de la
veté: ou plutôt, c'est seulement par l'épochè sous l'exposant (Vorzeichen) du "comme si" que
perception - telle est, ici, la déformation cohérente, par passage de l'épochè
l'épochè à même l'action du Moi "phantasmant" est menée à terme. Rien ne peut me flotter
devant comme phantasia, comme quasi-réalité effective, sans que le Moi lui-même n'appar- hyperbolique à la quasi-épochè.
132 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ÉPOCHÈ ET RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUES DANS LA PHANTASIA 133

Cependant, Husserl ne semble pas encore satisfait de cette explication il est gessen, il y a un Phantasie-ich et un Phantasieleib de structures différentes,
vrai traversée par les équivoques que nous avons tenté de lever - équivoques intrinsèquement, du Moi éveillé conscient de soi et du Leib «éveillé» toujours
entre phantasieren et fingieren, entre acte supposé présent de la phantasia et recouvert de, et ancré dans un Korper. Cela implique encore que Phantasie-Ich
Selbstverlorenheit du Moi de la phantasia, qui n'est pas conscient de soi, et ne et Phantasieleib ne relèvent pas des possibilités qui se déclarent dans l'éveil,
peut donc être présent à soi. C'est pourquoi il reprend en caractérisant la phan- qu'ils lui sont donc transpossibles, et eu égard au Moi et au Leib éveillés, qu'ils
tasia dans la naïveté, mais en y réimportant les structures de la Stiftung percep- leur sont transpassibles - ce qui correspond au caractère surgissant, le plus sou-
tive, comme si le Phantasie-Ich se comportait intentionnellement, c'est-à-dire vent inopiné, de la phantasia quand elle n'est pas volontaire, quand elle n'est
de la même manière que le Wahmehmung-Ich, avec simplement l'indice ou pas transposée en «imagination» disposant plus ou moins librement, à son gré,
l'exposant du «comme si», dont on ne voit dès lors plus très bien d'où il peut de ses matériaux. Cela rapproche étonnamment les aperceptions de phantasia
génétiquement venir. Cela, notons-le, peut convenir pour la phantasia volon- (dont la structure non simplement intentionnelle, ou intentionnelle en un tout
taire qui est un fingieren, sauf que ne s'explique pas simplement par la libre autre sens, reste à expliquer) de ce que nous nommons les Wesen sauvages,
volonté le contenu de la phantasia, dont nous avons vu qu'il ne peut provenir, nous y reviendrons dans notre lie section, et cela peut expliquer architectoni-
en dernière instance, que des aperceptions de phantasia (ses apparitions comme quement, disons-le tout de suite, toute la distance irréductible qu'il y a, et sur
apparitions immédiates, sans constitution de Bildobjekt, de l'objet de laquelle Husserl insistait en 1905, entre le monde de la phantasia, le
phantasia). Phantasiewelt, et le monde réel de la veille.
Dès lors, dans cette version tronquée de la phantasia, «phantasmer» n'est Sur cette difficile question, Husserl écrit encore ceci:
plus différent d'«imaginer»: c'est «se placer soi-même comme si l'on avait «La réduction est effectuée par l'accomplissement de la réflexion décrite "dans" la phan-
une réalité effective, etc». Le Phantasie-Ich est remplacé par l'anonymat d'un tasia et par l' épochè phénoménologique qui est alors effectuée sous l'exposant du "comme si"
«on». Et l'exposant du «comme si» peut aussi bien affecter les idéalités, ce à même les actes qui se trouvent dans le monde de la phantasia. Et cette effectuation implique
alors une quasi-effectuation elle-même projetée en miroir (hineingespiegelte) dans le monde
qui est assez surprenant, à moins qu'il ne s'agisse, par exemple, d'« états-de-
de la phantasia, une quasi-épochè dans la phantasia.» (Hua VIll, 119)
choses» tels que 2 x 2 = 5. Quoi qu'il en soit, Husserl revient sur l'essentiel du
mouvement qui est ici en question: «se placer comme si », dans le fingieren, Interrompons un instant pour insister sur le hineinspiegeln qui assure encore
est en fait une opération complexe. C'est bien se transposer soi-même dans davantage nos commentaires. Il en va de même de la suite immédiate:
l'«imaginer» (umfingieren), donc se placer soi-même et se recevoir soi-même «Cela veut dire: toute épochè effective que j'exerce à même maphantasia en tant que ma
comme fictum (produit du fingieren), mais en deux temps: le premier, seule- phantasia flottant effectivement, et à même mon "phantasmer" en tant qu'action de ''phantas-
ment impliqué et non conscient de soi, est le moment «naïf» où le Moi est seu- mer", renferme en soi intentionnellement une quasi-épochè, comme si moi, le Moi "phan-
tasmé", réfléchissait et accomplissais une mise hors circuit phénoménologique (nous
lement comme Phantasie-Ich et Phantasieleib indéterminé - c'est le moment soulignons). Je puis dire aussi: procédant à ma réduction effective, je me place, oublieux pour
propre de la phantasia, dont la temporalisation en présence sans présent assi- un instant (Augenblick) du présent actuel (nous soulignons), sur le sol du monde de la phanta-
gnable échappe à la prise de conscience comme d'un acte intentionnel qui n'est sia, je le prends justement comme s'il était effectivement réel. Ensuite je dois prendre les actes
qu'imaginaire (la prise de conscience est ici identique à la Stiftung de l'imagi- qui en relèvent comme s'ils étaient des positions effectivement réelles, et par là, comme s'ils
avaient des objets intentionnels effectivement réels. Je dois alors mettre hors circuit ce qui
nation) -; le second est le moment où le «s'imaginer» lui-même se prend pré- appartiendrait (scil. c'est Husserl qui souligne le conditionnel) à l'être des objets eux-mêmes
cisément, sur la base du premier moment, qui y fonctionne comme teneur si précisément ceux-ci étaient effectivement réels, mettre hors circuit tout intérêt que j'aurais
intentionnelle (transposée en objet fictif ayant une image imaginaire, et sur ce sol à des objets positionnels [ ... ], et je le dois pour atteindre ce qui appartiendrait à ces
actes eux-mêmes tels qu'ils seraient, et ce qui leur reste après la mise hors circuit de toute
«fixée» un instant fugitif par l'imagination, à son registre architectonique
question de droit et de vérité que je pourrais soulever sur ce sol. [.... ]» (Ibid.)
d'image) du fictum, de l'image en laquelle le Phantasie-Ich est aussi, du fait
même, transposé, imaginé, da rgestellt, comme mis en image. Et c'est à partir Husserl touche ici au problème qui nous préoccupe de l'hétérogénéité de la
de ce fictum (image) et sur ce fictum que s'opéreront l'épochè et la réduction phantasia par rapport à la perception dans ce qu'il désigne comme le premier
phénoménologique découvrant l'implication intentionnelle, mais comme quasi- moment de l'épochè, qui est en effet presque hyperbolique: quand, «oublieux
épochè et quasi-réduction, en imitation quasi-spéculaire, encore une fois, de pour un instant (jür einen Augenblick) du présent actuel », «je me place sur le
l'épochè et de la réduction pratiquées sur la perception, recouvrant le sol du Phantasiewelt». Cet oubli ne peut avoir lieu que pour un instant qui,
Phantasieleib d'un fingierte Leib. Le tout est cependant que ce n'est que par comme le montre le terme utilisé par Husserl, à moins de circularité, ne peut
une épochè et réduction hyperboliques (et par une réduction architectonique précisément pas être lui-même déjà temporalisé en présent. Ce ne peut être,
corrélative) que l'on peut savoir que, alors qu'il est selbstverloren et selbstver- donc, qu'un instant sans présent ou un instant hors présent, qui montre l'extra-
134 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE pHANTASIE-ICH ET LE PHANTASIELEIB 135

ordinaire pouvoir d'épochè propre à la phantasia elle-même, tout au moins à l'implication du Moi (mit dabei) dans la présentification de phantasia, et plus
l'égard du présent. Mais le second moment de l'épochè, qui en fait une quasi- profondément, dans la phantasia elle-même. Poursuivons:
épochè fait ressortir d'autant plus clairement combien la quasi-épochè phéno- <<Je puis me "phantasmer" (hineinphantasieren) dans un autre monde, dans un monde de
ménologique procède, en simulacre (marqué par l'usage du conditionnel), par centaures, etc. Si je fais la mise en jeu (Ansatz) de l'être, ce monde entre en conflit avec le
monde donné de tout souvenir, respectivement de tout parcours temporel souvenu. Pour autant
imitation spéculaire de l'épochè pratiquée sur l'exemple de la perception. On qu'aucun souvenir n'est là, ni aucun motif d'expérience qui parle contre ce monde, il se tient
en comprend mieux, pour saisir l'originalité de la phantasia, la nécessité de là comme possibilité vide (nous soulignons): rien ne parle non plus pour lui. - Comment suis-
radicaliser le premier moment par l'épochè phénoménologique hyperbolique je donc là (dabei) dans ce monde de la phantasia? Comment suis-je sujet des vécus de phan-
tasia dans lesquels ce monde s'expose par des sensations, des appréhensions, etc., modifiées?
appariée ou couplée avec la réduction architectonique qui seule permettra de
Je suis alors aussi, dans la mesure où je suis sujet de ces vécus, Moi de la phantasia
différencier les différents régimes de réductions phénoménologiques qui sont à (Phantasie-Ich).» (Ibid.)
pratiquer; l'architectonique épaulant ici la phénoménologie.
Avant d'en venir à des choses si considérables, il nous faut étudier de plus Voilà le problème posé, dans des termes qui nous sont désormais familiers,
près l'implication du Phantasie-Ich et du Phantasieleib dans la phantasia. Or il avec cela de plus que telle ou telle scène (les centaures) du Phantasiewelt est
existe pour cela un texte remarquable de Husserl, où il montre l'indétermina- une possibilité vide, c'est-à-dire une possibilité qui n'est pas éidétique, ce qui,
tion foncière du Phantasieleib: c'est le texte nOlO du volume XIII des en son temps, aura toute son importance. C'est immédiatement après ce propos
introductif que Husserl commence proprement son analyse. Il écrit:
Husserliana, datant de 1914/15 (Hua XIII, 288-313).
«Il faut cependant considérer ce qui suit. Si je fais la mise en jeu de l'être effectivement
réel du monde de la phantasia, j'ai une fois la réalité effective donnée, le Moi effectivement
réel, absolument donné avec ses vécus donnés et insuppressibles dans leur écoulement
§ 8. LE PHANTASIE-IcH ET LE PHANTASIELEIB (Abfluss) actuel; j'ai aussi le monde spatio-temporel constitué en eux et avec eux; en plus j'ai
le monde de la phantasia mis en jeu qui, de son côté, du point de vue constitutif, est rapporté à
De ce texte n° 10 de Hua XllI, nous ne retiendrons ici que les passages impor- un sujet de phantasia et des vécus subjectifs de phantasia co-mis en jeu. Ces deux réalités
effectives, celle qui est donnée originairement [... ] et celle qui est mise en jeu, entrent en rap-
tants qui concernent le Phantasie-Ich et le Phantasieleib impliqués dans la port. Et de quel genre est ce rapport, c'est naturellement prescrit a priori. Si le monde mis en
phantasia, réservant au paragraphe suivant les leçons que Husserl en tire pour jeu est, alors il doit se laisser attester (aufweisen) à partir du monde posé et fondé dans l'origi-
l'analyse de l'intersubjectivité. Nous abordons donc le texte là où, après un pre- nairement donné (dans l'expérience) selon sa réalité effective: il faut que l'espace de phanta-
sia, mis en jeu, s'ordonne à l'espace effectivement réel, et à présent la question est de savoir
mier développement (Hua XllI, 288-298), Husserl reprend systématiquement comme il doit en aller des apparitions de corps de phantasia (Phantasiekorpererscheinung),
toute la problématique qu'il a déjà déployée, texte que nous allons commenter du champs de sensations de phantasia, du Moi de phantasia qui en relève, qui vient là en co-
ici, en gardant à l'esprit que la question d'autrui ne cesse, à tout le moins, de mise en jeu. » (Hua XITI, 298-299)
l'habiter, ne serait-ce que latéralement. Pour mesurer comment, lisons d'abord
A supposer, donc, que le Phantasiewelt soit pris comme étant - ce par où
ce qui suit: passera, nous l'avons vu, en 1924, le second moment de l'épochè dans la phan-
«Cela vaut-il à présent de toute présentification que j'y sois (ich dabei bin) d'une certaine tasia, celui de la quasi-épochè, où le Phantasiewelt est d'abord pris comme s'il
façon? Puis-je me présentifier d'autres vécus que des vécus "propres"? Et puis-je représenter
était réel, par sa mise en jeu (Ansatz) comme réel (quasi-réel) aussitôt mis entre
autre chose que tout simplement du propre? Comment advient à la conscience une différence
entre vécus propres et étrangers, moi propre et moi étranger? Quel que soit ce que je présenti- parenthèses, tout comme le réel -, il doit y avoir un rapport entre celui-ci et le
fie, c'est, en tant que présentifié, apparaissant dans des vécus intentionnels, [... ] et ces vécus monde réel, et rapport tel qu'il puisse se laisser attester par le monde réel, dans
sont modifiés par la reproduction. Mais lorsque je m'y abîme (hineinversenken), ne se tien- son ordonnancement à lui. Jusqu'à présent, dans ce texte, le Phantasiewelt,
nent-ils pas là comme mes vécus présentifiés? Quand je me présentifie un datum de son dans
la phantasia, l'''imaginant'' librement, ne suis-je pas là, avec (mit dabei), dans la phantasia,
objet de la présentification d'un non-présent originaire, pris comme étant, est le
est-ce que par là je n' "imagine" pas un datum de sensation dans un flux de vécu, pour lequel monde «mis en jeu», qui ne peut être que présentifié et objet de la phantasia.
je suis le sujet? J'''imagine'', et ce de telle sorte que j'entends "pour ainsi dire", et pareille- Mais la question est, nous l'avons vu, que cette phantasia est ma phantasia,
ment pour tous les vécus.» (Hua XITI, 298) que j'y suis donc impliqué, en tant que Phantasie-Ich, et que l'attribution de
C'est donc bien de l'implication du Moi dans la phantasia qu'il s'agit. l'être à ce monde de laphantasia n'est encore qu'une mise enjeu (Ansatz) que
Laissons pour l'instant de côté le problème de la présentification je fais - ou une «mise en jeu» naïve et directe (geradehin) qui a lieu quand je
(Vergegenwiirtigung) d'autrui, c'est-à-dire des vécus d'autrui, et de la parenté suis absorbé ou enfoncé, englouti (hineinsinken) dans la phantasia. On com-
de ce type de présentification avec la présentification de phantasia. prend que si ce Phantasiewelt existant peut se laisser attester dans et par le
Contentons-nous d'abord de l'analyse fine, à laquelle Husserl va procéder, de monde réel, ce ne pourra être que comme monde présentifié d'autrui, selon une
136 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LB PHANTASIE-ICH ET LE PHANTASIELEIB 137

modification qui n'est pas sans rapport avec la modification de phantasia. Mais l'événement formidable du combat naval etc., et l'aspect de phantasia n'exige-t-il pas son
sujet et le Moi avec le corps-vivant-Moi précisément dans le mode de donnée de ce qui
qu'en est-il de la mise enjeu du côté du Moi? Et ce, indépendamment de toute contemple à partir de son ici, de ce qui explicite, regardant tantôt ceci tantôt cela, le connais-
autre motivation? Husserl poursuit: sant, l'évaluant, etc.? Et tout cela en tant que "simple phantasia"? Et ce qui est complété
(Ergdnzte) n'est-il pas exactement mon Moi? Bien que non pas moi tel que je suis précisé-
«Toute mise en jeu d'un monde spatial de phantasia exige que je me transpose (mich. .. mit
ment ici, assis à ma table de travail. Je suis par exemple assis dans une barque et je regarde, ou
hineinsetze in ... ) dans ce monde. Ou bien moi, en tant que celui qui a l'apparition de ce
bien à bord d'un bateau, ou sur la rive, etc. Mais dès que je dis quelque chose d'aussi déter-
monde, je suis en lui (c'est-à-dire que l'apparition "phantasmée" exige un Moi, c'est-à-dire :0
l
miné, je remarque la difficulté.» (Hua XIII, 299-300)
directement moi). Je suis dans le monde de la phantasia, je le vois, j'ai de lui tel ou tel aspect,
etc. Ou bien j' "imagine" quelqu'un d'autre qui a tel aspect, mais alors je dois être en même Il est visible que dans ces exemples, Husserl passe de la simple imagination
temps avec l'autre dans le monde de la phantasia : je suis en lui, "trouve en lui" un autre et le
"perçois" en tant qu'ayant un aspect de ce monde de corps.» (Ibid.) au rêve éveillé, où, abandonné, je fais l'épreuve de la Selbstverlorenheit. Là, il
s'avère que ce n'est pas le Moi réel et le corps vivant réel qui sont impliqués
Dans le cas de la «mise enjeu», l'implication du moi dans le Phantasiewelt a (dans le quasi-présent de l'image avec mise enjeu de l'être), mais bien, Husserl
lieu, que je me l' «imagine» simplement ou que j'y «imagine» un autre que moi va le dire, le Phantasie-Ich et le Phantasieleib. Celui-ci n'est rien d'autre,
- situation plus proche de celle de l'intersubjectivité. Car dans ce cas, précisé- comme «centre d'orientation», que le Nullpunkt qui n'est pas un point ou un
ment, j' «imagine» un autre (moi), et c'est lui, avec le Phantasiewelt, qui me co- centre situable dans le corps réel et dans l'espace réel, mais, pour ainsi dire
implique dans le Phantasiewelt: c'est encore le Phantasie-Ich qui «trouve» l'élément d'espace ou la cellule de spatialisation à partir de laquelle il y a
l'autre dans ce monde, et le «perçoit» comme y «percevant» ce monde. L'autre orientation. Toute la difficulté surgit en effet dès que, dans la phantasia, on
«imaginé» y prend part, dans laphantasia, tout comme moi. Pour accéder à l'in- s'efforce de situer ce Nullpunkt (barque, autre bateau, rive, etc.). S'il y a donc
tersubjectivité effective, il ne manque plus que les signes effectifs - et non plus une différence entre le Leib effectivement réel et le Phantasieleib, elle est là:
«phantastiques» - de son attestation - et nous savons que c'est tout simplement dans le fait (repris, on l'a vu, en 1924) que, dépouillée de toute Korperlichkeit
l'aperception effective de son Leib, de son corps vivant. objectivement situ able parmi les choses, la Leiblichkeit apparaît, avec le
Que se passe-t-il si l'on met la mise en jeu de l'être du Phantasiewelt entre Phantasieleib, comme «réduite» au Nullpunkt qui, comme le dira Husserl bien
parenthèses si, donc, dans les tennes de 1924, l'on procède proprement à la plus tard9 , «ne peut rigoureusement être donné et ne peut jamais être déterminé
quasi-épochè? Cela pour retrouver, selon Husserl, ce qui est censé être la situa- comme "point" ou lieu se trouvant quelque part dans le Leib.» Le
tion nonnale de la phantasia ? Phantasieleib est ici à la fois l'élément spatialisant et l'élément spatialisé dans
«Si je ne fais pas de mise en jeu, alors fait défaut le rapport du monde de la phantasia et la phantasia. Et c'est pourquoi il est absurde de vouloir le fixer, ou, à tout le
du Moi de la phantasia avec le Moi actuel et sa réalité effective donnée. Il manque le «trans- moins, faux de le fixer puisqu'alors, on le recouvre du Ich-Leib, du corps-
poser-dans» de ce Moi dans le monde de laphantasia, donc l'identification du Moi mis enjeu
et du Moi originairement posé.» (Ibid.) vivant-moi réel auquel on a fait appel pour le fixer. Finalement, la démarche de
Husserl est ici de montrer que cette fixation, qui, nous l'avons vu, a lieu un ins-
Autrement dit, nous nous retrouvons avec deux mondes séparés, et avec tant (fugace) par l'image, non seulement n'est pas nécessaire à la phantasia,
deux Moi, le Phantasie-Ich et le Moi actuel, qui paraissent déconnectés. Et mais encore l'occulte dans son flottement intrinsèque, dans son Vorschweben. Il
pourtant, poursuit Husserl (cf Ibid.), il y a une certaine identification des deux enchaîne:
qui pose une grande difficulté. Reprenons avec lui:
«Tout cela je me le suis dépeint (hinzugemalt) pour ma phantasia, ce n'était pas déjà en
<<Je "phantasme"; je suis donc et j'ai l'acte de la phantasia, et dans la phantasia "appa- elle originairement présent (vorhanden), ne devait pas être présent. Je me suis représenté le
raît" l' objectité de phantasia, maintenant ce sont pour moi de gigantesques chinois aux pieds combat sans aucun corps-vivant-Moi clairement co-représenté; sans conscience d'une subjec-
desquels se trouvent de beaux petits nains et de minuscules arbrisseaux. Ils se tiennent en face tivité empirique de spectateur co-existante.» (Hua XIII, 300)
de moi, le Moi effectif, précisément sur le mode des phantasiai, si je m'inclus dans le cercle
de ma considération. Mais si je ne le fais pas? La première phrase est d'une importance capitale puisqu'elle montre que,
«Il est difficile de l'observer parce que, dès que j'ai fait appel à mon Moi, il demeure pour Husserl, s'il y a phantasia et aperception de phantasia, il n'y a pas, corré-
constamment en considération, et que, alors, a très facilement lieu une transposition du Moi
èmpirique dans le monde de la phantasia. Mais si je me suis tout à fait abandonné au "phan-
lativement de phantaston qui serait présent ou disponible (vohanden) quelque
tasmer", par exemple, maintenant vivement intéressé, en ces temps de guerre, si je m'''ima- part de manière stable lO . Même s'il y a un «être» (moyennant la mise en jeu)
gine" le combat entre un navire allemand et un navire anglais, alors j'ai, flottants, les aspects des objets aperçus dans la phantasia, cet «être» ne peut, à tout le moins, être
des objectités et des événements de phantasia, mais bien que ceux-ci renvoient à un point
d'orientation, je ne m'y trouve pas de quelque manière là (dabei). Il n'est en aucune manière
nécessaire que je me transpose, que j'y aie là (dabei) mon corps vivant effectivement réel et 9. Cf Notizen zur Raumkonstitution
mon Moi. Mais ne suis-je pas, dans la phantasia, plein d'attente tendue, excité, ébranlé par 10. Husserl rejoint en ce sens la doctrine d'Aristote.
138 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE, LE pHANTASIE-ICH ET LE PHANTASIELEIB 139

celui du Vorhandensein.Quand à la seconde phrase, elle souligne la non-impli- La suite du texte apporte encore des preCISIOns importantes, et il vaut la
cation du Moi et du corps réels, empiriques fussent-ils imaginés (représentés), peine de la lire. Husserl commence par reprendre toute la question de l'implica-
dans l'exercice même de la phantasia. Il ne faut pas me représenter, moi, en tion du Phantasieleib dans l'image à partir des kinesthèses. Kinesthèses effec-
image, pour me représenter une image de phantasia. Et Husserl va plus loin tives ou potentielles dans le cas de la perception. Mais de quel ordre, et de quel
encore puisqu'il en est ainsi, explique-t-il, jusque dans la contemplation de statut sont-elles dans le cas de la phantasia? Et tout d'abord dans le cas d'un
l'image - où, nous l'avons vu, la phantasia est encore enjeu: paysage (<<idéal») en peinture ?
«De la même manière, dans la contemplation d'une image, par exemple du bosquet sacri- «Dans la contemplation de l'image, je meus effectivement mes yeux, moi qui contemple,
ficiel de B6cklin ou de la marche des Germains, je ne trouve pas intuitivement, co-appartenant je suis effectivement là, je peux me saisir par la réflexion comme membre du monde effective-
à l'image, le sujet qui contemple. Je suis là, debout devant la peinture, mais le Moi qui appar- ment réel, et si je ne réfléchis pas, la conscience de ma propre existence empirique est un vécu
tient à l'aspect-d'image, n'est pas constitué intuitivement. Mais n'est-il pas exigé? Et n'y a-t- aperceptif, bien que non accompli sur le mode du cogito.
il pas certaines Stimmungen tout aussi bien visées par l'artiste, une scène sacrée [ne <d'ai (moi, le Moi empiriquement effectif et conscient de ma réalité effective), tout
suscite-t-elle pas] des Stimmungen religieuses, un paysage de fleurs les Stimmungen de la comme les apparitions de l'environnement perceptif, aussi l'apparition du paysage idéal.
contemplation joyeuse, etc.? li est impossible que le Moi-corrélat soit mon Moi empirique. Ce Toutes les apparitions que j'ai, qu'elles soient ici ou là, se rassemblent à tout instant de telle
serait alors un bel événement du monde des Germains ou du monde sacré, un très bel anachro- manière qu'elles font un champ visuel; les sensations visuelles remplissent le champ de sensa-
nisme etc. C'est justement un pur Moi de la phantasia, avec une corporéité vivante tion visuel. Aux apparitions appartiennent des suites kinesthétiques, des suites de sensations
(Leiblichkeit) indéterminée, une personnalité indéterminée, seulement déterminée par l'acte de qui relèvent de l'intérieur [... ] du champ kinesthétique.
la contemplation, de l'attention, par l'avoir des aspects, par le vivre des Stimmungen excitées « Or l'apparition de paysage est "image pour", et tout est concerné par cette fonction pour
par l'artiste au moyen de l'image. Le Moi est indéterminé comme le sont bien aussi les objets ce qui constitue l'apparition. L'apparition est représentant-image pour une apparition présenti-
de la phantasia seulement déterminés selon certains côtés - tellement indéterminés que l'on fiée, et il en va ainsi de tous ses constituants. Aux data visuels correspondent des data visuels
ne peut absolument pas s'interroger de plus près sur leur comment. Ainsi ne puis-je pas non semblables, aux data kinesthétiques des data kinesthétiques semblables etc. D'une certaine
façon tout est à sa manière "image pour", "représentant par similitude de". Et de là que les
plus me demander ce que celui qui contemple l'image a pour un corps vivant, etc.» (Hua XIII,
apparitions sont rapportées au moi, que les data kinesthétiques le sont aux mouvement des
300-301)
yeux, que les data qui exposent le sont aux champs sensibles et aux champs d'apparition
A quoi nous pouvons ajouter: il en va a fortiori ainsi des phantasiai pri- (champ visuel, tactile, etc.), le Moi et le corps-vivant-Moi sont co-impliqués (mit hineingezo-
gen) dans la mise-en-image (Verbildlichung).» (Hua XIII, 301-302)
maires qui ne sont pas transmuées ou transposées en images. La démonstration
de Husserl est radicale. C'est par la phantasia qui continue de jouer dans On ne saurait être plus clair. Le corps percevant l'image est comme l'imita-
l'image, par le jeu en lequel tendent à s'y confondre Erscheinung et tion en miroir du corps percevant le réel jusque dans les kinesthèses; simple-
Darstellung (du Bildsujet), que s'opère une indétermination active du Leib per- ment, faudrait-il ajouter, cette imitation, qui est aussi image spéculaire, est sur
cevant l'image. Dans la phantasia, le Phantasieleib n'est donc que le «point- le mode du «comme si». Nous savons cependant déjà que les choses ne sont
zéro», la cellule spatialisante et spatialisée de la phantasia, avec, en plus, les pas aussi simples qu'il n'y paraît, car, précisément, la modification par le
exemples précédents le montrent aussi bien que l'exemple présent, ses «comme si» implique l'entrée en jeu de la phantasia et sa transposition en
Stimmungen, qu'elles aient été induites par un artiste ou non. Mais Husserl est imagination. Husserl analyse tout d'abord la situation de la manière suivante:
ici tellement radical qu'il reconnaît la vanité de tout effort d'analyser phénomé- «Tout d'abord je suis Moi effectivement réel, avec le corps vivant effectivement réel dans
nologiquement plus avant ce qui se passe dans la phantasia. Nous avons vu le monde effectivement réel, de la manière dont tout cela est constitué dans des vécus originai-
rement donateurs; de cela relève, ensuite, que je suis sujet de la présentification en image,
qu'en 1924, il se tire de cette difficulté par une simulation d'épochè -la quasi- que, parmi mes apparitions normales de perception, j'ai aussi l'''image pour", l'apparition per-
épochè - sur le modèle (d'après la Stiftung) de l'épochè pratiquée sur le monde ceptive (perzeptive) qui n'est pas apparition de perception (Wahrnehmung), mais, [qui] bien
réel- comme si le Phantasie-/ch s'était comporté, mais à son insu ou en simu- que perception (Perzeption), [est] modification d'une telle perception. A l'apparition que j'ai,
appartiennent aussi les champs sensibles que j'ai, etc. Enfin, dans la mesure où l'image est
lacre, comme un moi effectivement réel, actuel. Cette dimension de mimèsis
"image pour", est présentifié en image un paysage, et [sont] corrélativement présentifiés une
spéculaire apparaît ici en plein jour. Et nous voyons que sa difficulté «tech- certaine suite d'apparition, un certain aspect de ce paysage, certains champs sensibles de
nique» est bien celle d'une régression à l'infini toujours vouée à se poursuivre même genre que ceux qui sont sentis (empfundene) (pareils ou semblables), un sujet qui en
dans la répétition du même échec à saisir pour eux-mêmes, au-delà de l'impli- relève, avec un corps vivant. Est-ce moi, est-ce mon corps vivant, avec mes champs sensibles,
mes apparitions, mes explications etc. ?» (Hua XIII, 302)
cation intentionnelle, le Phantasie-/ch et le Phantasieleib. A l'inverse, nous
voyons tout aussi bien que laphantasia pour elle-même ne peut jamais qu'être Nous savons que, même dans ce cas, la réponse est non. Reprenons cepen-
pré-appréhendée, en toute rigueur, par transpassibilité - transpassibilité du dant l'analyse dans des termes plus familiers. Le premier Moi ne pose pas de
Phantasie-/ch et du Phantasieleib au Moi et au Leib de l'expérience, c'est-à- problème, c'est celui, qui est bien connu, de l'expérience réelle. Le second est
dire, pour Husserl, du présent. celui qui est corrélatif du Bildobjekt et de sa perception, qui n'est pas une per-

,
140 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE PHANTASIE-ICH ET LE PHANTASIELEIB 141

ception normale, mais celle de l'apparition en quoi consiste le Bildobjekt, qui puisque c'est vrai en général des kinesthèses, avec ses kinesthèses en phantasia
est déjà distinct du tableau-chose portant traits et couleurs, et qui, sans être, du effectivement réelles ou potentielles. Non pas, donc, des kinesthèses qui le
moins en lui-même, une illusion proprement perceptive, est néanmoins déjà un seraient de mouvements réellement (effectivement) accomplis du Leib réel
fictum, un fictum qui apparaît dans cette perception très singulière qui est celle (effectif), mettant aussi en mouvement le Karper qu'il y a dans le Leib effecti-
de l'image. Avec cette apparition déjà singulière sont de la sorte co-impliqués vement réel, mais des kinesthèses qui, pour être en phantasia, n'en font pas
les champs sensibles (que j'ai), mais, on l'entrevoit déjà, de manière tout aussi moins que, d'une certaine manière, je vois, je sens, etc. - ce que Husserl
singulière. Enfin, le troisième Moi, encore plus difficile à situer, est celui qui exprime par un quasi du mouvement des yeux dans la phantasia. Dans celle-ci,
est corrélatif du Bildsujet, ici du paysage lui-même présentifié en image, avec donc, tout se passe comme si le Leib était désancré du Karper, comme si des
ses aspects, apparitions et champs sensibles: on passe, on le sait, dans l'image, kinesthèses pouvaient y avoir lieu sans mise en mouvement du Korper ou du
de l'Erscheinung à la Darstellung, lesquelles, au registre propre de la Leibkorper. C'est dans ce paradoxe, qu'il faut penser, que tient aussi l'implica-
phantasia, l'image étant mise hors circuit, se confondent dans la phantasia pri- tion du Phantasieleib (et du Phantasie-Ich) dans la phantasia. On voit ici que
maire. Dans la mesure, on l'a vu, où il y a un conflit irréductible entre s'il y a mimèsis du Phantasieleib par rapport au Leib réel (Leibkarper), elle ne
conscience d'image et conscience de réalité, il ne peut y avoir de réponse affir- peut pas du tout être originairement spéculaire, mais qu'elle doit être d'un tout
mative à la dernière question de Husserl. Mais, malgré la radicalité que nous autre ordre. Nous verrons que c'est sur cet extraordinaire chemin que sera pos-
avons précédemment reconnue quant à l'indétermination foncière, qui est aussi sible une véritable phénoménologie de l'intersubjectivité. Quant au Phantasie-
infigurab ilité, du Phantasie-Ich et du Phantasieleib, la question se pose de ce [ch, Husserl peut alors écrire:
que peut être leur structure dans le cas de l'image, de sa division entre
«Le Phantasie-Ich est aussi peu le Moi actuel que le champ visuel de la phantasia est le
Bildobjekt et Bildsujet. champ visuel actuel ( ... ) et que la chose "phantasmée" est consciente comme chose effective-
Avant d'en revenir sur ces questions, et puisqu'il faut en passer de toutes ment réelle. » (Hua xm, 303)
façons par là, Husserl examine le cas de la phantasia simple (ou primaire)
Et plus loin:
«Dans une présentification coutumière, qui ne met pas en image (nicht abbildend), j'ai
une apparition de phantasia ou de souvenir, moi, le Moi actuel et constitué comme empirique «Le sujet appartenant au monde "phantasmé", et lui appartenant nécessairement, celui
dans la perception comme Moi de la réalité effective donnée de perception. J'ai l'apparition de auquel ce monde apparaît, est unfictum de moi (ein Ich-Fiktum).» (Hua xm, 304)
phantasia au sens du vécu "phantasmant" maintenant effectif (NB : nous avons vu comment,
Fictum imaginé sur la base de l'implication intentionnelle. Cela étant, reste,
au sens strict, cette expression est intenable). Cela m'appartient comme tous mes vécus (scil.
c'est cependant bien moi qui "phantasme"). Vivant dans la phantasia, je n'ai pas le vécu de en quelque sorte en retour, la question du recouvrement (qui a déjà lieu quand
phantasia comme objet (scil. et en toute rigueur, en vertu de la Selbstverlorenheit du Moi, je l'image a un support physique) du Phantasie-Ich et du Moi actuel, pris dans
ne puis l'avoir), mais je suis dirigé sur l'objet "phantasmé", et celui-ci se constitue dans une son activité supposée de «phantasmer» - à supposer donc que c'est lui qui
apparition "phantasmée" (scil. une apparition de phantasia), avec des cours de sensation
(Empfindungsverlaüfen), des champs sensibles, etc., kinesthétiques "phantasmés" (nous souli-
dirige et maîtrise la phantasia, ce que, nous le savons, il ne fait (partiellement)
gnons: ce sont des kinesthèses, des sensations, des champs sensibles, dans la phantasia). Tout que dans l'«irnaginer» (fingieren) volontaire (n'empêche, précisément, qu'il
cela repose dans l'''intention'' (scil. ce que nous nommons l'aperception, ce que Husserl peut le faire). En d'autres termes, reste tout aussi bien la question de la «dona-
entend ici en mettant des guillemets) de la phantasia, quel que soit encore son caractère tion» du Phantasie-Ich (cf Hua XIII, note 1,304-305). On en revient aux pro-
d"'incomplétude" ou d'obscurité (nous soulignons: tout cela se joue déjà dans la phantasia
primaire). Il lui appartient donc aussi le sujet des champs sensibles, le sujet de l'orientation blèmes rencontrés plus tard par Husserl dans son traitement de la quasi-épochè :
(scil. le Nullpunkt), cela pour quoi apparaît l'objet de façon quasi perceptive (quasiperzeptiv) «Si j' "imagine" simplement (einfach) un monde de laphantasia, avec lui est nécessaire-
(scil. comme si c'était un Bildobjekt, alors que dans la phantasia primaire, il n'yen a pas), ment co-"imaginé" un analogon de mon moi, quoique non [situé] du côté de l'objet, car je ne
cela qui bouge (quasi) ses yeux, qui contemple l'objet, etc. puis percevoir des choses (Dinge) qu'extérieurement, précisément comme "me faisant face".
Le Moi dans laphantasia est ici conscient, sur le mode de laphantasia (phantasiemassig), Ou mieux: une perception de chose présuppose un sujet du hic et nunc; une phantasia de
pour le Moi actuel, il n'est pas présentifié en image (abbidlich), mais de manière reproductive chose un sujet dans le monde de la phantasia, avec un hic de phantasia, une orientation de
(scil. seulement dans la phantasia en tant que Vergegenwartigung»> (Hua xm, 302-303) phantasia, etc. (scil. notons, car c'est très remarquablement en congruence avec toutes les
analyses, que, dans le cas de la phantasia manque le nunc; signe que le Phantasieren se tem-
Le Phantasie-Ich et le Phantasieleib sont donc infigurés et infigurables. poralise autrement que le percevoir). Malgré le recouvrement, le sujet de phantasia n'est donc
Mais impliqués dans la phantasia; et ce dernier, non seulement comme pas le sujet actuel (scil. il ne peut l'être pour nous en vertu du fait qu'il n'y a en lui aucune
Nullpunkt qui n'est pas point, mais cellule insituable à la fois spatialisante et actualité présente assignable). En "phantasmant", je suis bien là (dabei) d'une certaine
spatialisée, et non seulement avec des Stimmungen, mais encore avec ses kines- manière auprès de tout ce qui est vu en phantasia : mais seulement de telle façon que, en vertu
du rapport de recouvrement du semblable par le semblable (scil. il s'agit chaque fois d'un
thèses, qui sont dès lors des kinesthèses en phantasia, et nous pouvons le dire Leib), dans le voir du "phantasmé" ( ... ) j'éprouve la trace (spüre) de mes yeux, dans le mouve-
142 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE pHANTASlE-ICH, PHANTASlELElB ET INTERSUBJECTIVITÉ: LA PHANTASIA NON SPÉCULAIRE 143

ment de vagabonder (Herumgehen) dans le paysage de phantasia, j'éprouve la trace de mes Voilà la question posée, qui, par l'expression même d' analogon, paraît nous
pieds, de mon corps vivant, etc. » (Hua XIII, 305) rapprocher de la question de l'intersubjectivité. En effet, Husserl écrit, un peu
Le paradoxe, encore une fois, est que cette épreuve de la trace du Leib, qui, plus loin:
pour Husserl a lieu par le recouvrement du Phantasieleib et du Leib, et par un «La phantasia est-elle suffisante pour rendre représentable (vorstellig zu machen) déjà
recouvrement, ajouterons-nous, qui ne met pas le Leibkorper en action, est une une pluralité de Moi, en face du Moi effectivement réel, plusieurs "autres" Moi?» (Ibid.)
épreuve bien réelle, quoique se passant entièrement, ici, au registre de la phan- A partir d'ici, toute la problématique va se reprendre sous cet horizon, et ce,
tasia. Il y a donc bien une «vie» du Phantasieleib, qui est corps vivant, dans la de manière particulièrement cruciale, puisque ce n'est plus simplement la ques-
phantasia, vie paradoxale puisqu'elle est déconnectée du Korper, celui-ci res- tion de l'épochè dans la phantasia, de l'implication en elle du Phantasie-Ich et
tant hors d'action. du Phantasieleib, et de leur hétérogénéité au Moi et au monde actuels qui sera
Cela veut-il dire que le Phantasie-Ich accompagne, comme tel, dans et par débattue, mais l'articulation de cette question à la question de l'intersubjecti-
son fonctionnement (Fungieren) anonyme, le Moi actuel et empirique (cf vité. Chose encore plus paradoxale puisque la phantasia, classiquement rappor-
ibid)? Est-il comme l'image (impliquée par l'image de l'imagination) ou tée, à l'époque moderne, à l'intériorité «privée» d'une subjectivité censée être
l'ombre portée par le Moi réel? Husserl ajoute encore : réduite au solus ipse, semble en mesure d'ouvrir, par le biais du Phantasie-Ich
«Si je suis complètement adonné (hingegeben) à l'existence de phantasia, le Moi co- et du Phantasieleib, à l'irruption d'autrui comme irruption d'une modification
"phantasmé" comme terme du rapport n'est pas objectif, n'est pas remarqué (scil. c'est la propre de l'exercice de la phantasia, où quelque chose, en elle, est bien posé
Selbstverlorenheit du Moi). Mais s'il est mon moi transposé, il est en tout cas essentiellement comme existant réellement, quoique inaccessible à l'intuition d'un présent.
modifié et, en tant que changé ainsi,jictum (scil. je me l"'imagine" comme se trouvant dans le
monde de la phantasia, et comme tel, il est déjà une image du Moi co-"phantasmé"). Enfin, si Non-présent d'autrui qui est cependant sa présence (sans présent assignable,
je représente cet encrier détruit, tordu, etc. par la chute d'un morceau de rocher, c'est une fic- sinon imaginaire). C'est donc sous cet horizon qu'il nous faut poursuivre la lec-
tion, bien qu'elle soit une modification, un changement "imaginé" d'un effectivement réel. ture de ce texte remarquable de Hua XIII.
Ainsi le Moi de la phantasia serait-il une modification fictive de mon moi empirique effecti-
vement réel. Mais que serait-ce pour une modification? Sûrement pas un changement pensé,
un changement causal. Je peux bien me figurer (mir denken) que partant en voyage j'arrive
alors dans le paysage de centaures qui dès lors s'ajuste dans l'unité de ce monde effectivement § 9. PHANTASIE-IcH, PHANTASIELEIB ET INTERSUBJECTIVITÉ:
réel. Pareillement je puis me figurer que je me change d'une façon précise, que j'adopte des LA PHANTASIA NON SPÉCULAIRE
dons, des dispositions de caractère que je n'ai pas et que, vraisemblablement, je n'adopterai
jamais. Mais si un monde de la phantasia me flotte (einfliegt) [devant], il n'a besoin d'être
supposé en aucune relation réelle (real) avec le monde donné.» (Hua XIII, 305-306) Immédiatement après le texte cité, Husserl enchaîne:
«Le Moi qui vient ici à la représentation est une image spéculaire de mon moi actuel,
Autrement dit, les recouvrements observés dans ces derniers exemples sont donc perçu par lui-même (selbstwahrgenommene), donc [de ma] corporéité vivante
«accidentels»: ils ne sont dus qu'à la «spéculation» par l'image, et ne sont pas (Leiblichkeit) et [de ma] spiritualité (Geistigkeit) vues "du dedans", non pas vues "du dehors".
essentiels. En outre, le changement ou la modification que subit le Moi actuel Qu'est-ce que cela signifie?» (Hua XIII, 306, nous soulignons)
dans son passage à la phantasia (simple, et même seconde, celle qui est encore Tel est en effet le problème, que nous avons soigneusement repéré, et dont
en jeu dans l'image), n'est pas pensé, c'est-à-dire, tout d'abord, échappe à la la portée s'est précisée dans la mise en œuvre, par Husserl, de la quasi-épochè:
pensée: il ne faut pas que me fasse une image de mon corps pour que je puisse celui de la transposition architectonique de la phantasia en imagination, et de
m'imaginer quelque chose car c'est immédiatement que mon corps vivant l'apparition de phantasia en image, avec, pour corrélat, la transposition du
comme fictum (imaginé) est co-impliqué par l'image, tout comme c'est immé- Phantasieleib indéterminé et infigurable (malgré ses caractères) en image spé-
diatement que mon Phantasieleib est co-impliqué par la phantasia simple ou culaire du Leib actuel, ou plutôt du Leibkorper impliqué par l'expérience. La
primaire - mais comme Leib objectivement insituable et infigurable. Dès lors, question est aussitôt que, dans la perception de soi-même, «n'est donné origi-
si l'on va au fond des choses, ou bien si l'on s'en tient à l'essentiel, il faut aller nairement qu'un Moi» (ibid.), si bien qu'on ne voit pas, par ce biais, comment
jusqu'au bout du paradoxe, comme le fait Husserl : ce Moi pourrait accéder à un autre Moi. Suit tout un développement, que nous
«Donc par là j'aurais véritablement deux sortes de Moi. Le Moi effectivement réel et ne reprendrons pas (cf Hua XIII, 306-308), où Husserl insiste sur la
l'autre Moi, à savoir un Phantasie-Ich possible (possible précisément au sens de la pure repré- Jemeiningkeit, non seulement de l'expérience, mais aussi de la fiction - dont le
sentabilité, non pas au sens d'un réellement [real] possible, motivé en sa possibilité par le
sujet, celui qui "phantasme", ne peut de quelque manière être un second Moi
donné, donc d'un convertible [en réel]) (scil. il ne relève pas du possible éidétique, c'est c.e
que Husserl désigne aussi par possibilité vide); il n'est pas le Moi effectivement réel; n'est-ll (cf Hua XIII, 308), étranger au Moi actuel (puisque les deux peuvent se recou-
qu'un analogon 1» (Hua XIII, 306) vrir, dans l'imagination, «par ressemblance»).
144 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE pfiANTASIE-ICH, PHANTASIELEIB ET INTERSUBJECTIVITÉ: LA PHANTASIA NON SPÉCULAIRE 145

Dès lors, la question de l'intersubjectivité se pose en des termes remarqua- «Ce que je mets en image, cela se monnaie par représentation qui pose immédiatement et
ensuite, en outre par perception. De cela, rien n'est ici possible.» (Ibid.)
blement clairs:
«Comment puis-je, moi qui me suis absolument donné, représenter un autre moi, et par Le Bildobjekt qui serait constitué par la mutation du corps vivant étranger en
suite, comment puis-je avoir donné un autre moi? Cela doit se produire d'une manière essen- image apparaîtrait en effet immédiatement comme fictum (Bildobjekt) puis dans
tiellement autre (scil. que la donation dans la Jemeiningkeit). La sphère de la subjectivité la perception, mais, pourrions-nous préciser, comme Korper (ou statue inani-
absolument donnée et le genre du penser de la subjectivité qui s'atteste dans la [subjectivité]
absolument donnée [00'] ne peut pas être l'unique. Mais du fait que tout ce qui m'est donné mée), sur lequel la Leiblichkeit du Leib serait manquée. Il n'y aurait plus de dif-
m'est donné d'une certaine manière et que tout donné en son mode de donnée, en tant qu'ap- férence entre le corps de l'autre et le corps d'une statue. Dès lors:
parition de, pensée de, etc., appartient à ma subjectivité absolue, je dois aussi pouvoir trouver,
«L'appréhension qui comprend du dedans (einverstehend) est une appréhension immé-
dans mon champ d'expérience subjectif possible, des apparitions, des représentations de sujets
diate, l'appréhension immédiate d'un "présent non présent", motivée par une perception
qui ne sont pas moi et qui sont caractérisés comme tels, et qui pourtant sont des sujets. Ou
externe.» (Ibid., nous soulignons)
plus clairement, je dois, dans mes représentations, pouvoir représenter un Moi qui en tant
qu'objet est caractérisé par là que son objectivité consiste à être Moi en face d'objets, un Moi
Voilà qui, déjà, rapproche de la phantasia, sauf que, pour Husserl, et nous
qui a sa sphère subjective, une sphère subjective qui n'est pas ma sphère subjective, comme ce
Moi n'est pas mon soi (Selbst), celui que je puis directement trouver, poser.» (Hua XIII, 308) allons y revenir, le non-présent de ce qui est «ici appréhendé» est en principe,
par ailleurs présent, et ce, en vertu de ce qui précède, seulement par le Leib, le
Et Husserl se demande aussitôt: corps vivant, il faut y insister, de l'autre. Comme si l'aperception, si elle était de
«Qu'est-ce là pour un mode de représentation? Est-ce une représentation en image, une phantasia, dans ce cas, apercevait quelque chose d'existant effectivement, car de
représentation analogique?» (Ibid.) bien vivant. Tel est, de prime abord, dans ce contexte, le paradoxe d'autrui.
Sautant la première tentative de réponse esquissée par Husserl (qu'est-ce qui Mais cela va plus loin encore, car si j'appréhende l'existence d'autrui
fait ressembler et qu'est-ce qui distingue ma main de celle de l'autre) (cf Hua comme un présent non présent, j'appréhende aussi ses vécus de la même
XIII, 308-310), nous poursuivons là où l'argumentation se reprend et se manière, et donc pareillement, toujours de manière immédiate, les champs sen-
condense: sibles qui sont les siens. Par là se joue, comme dans la phantasia, une implica-
«Le corps comme vivant (Leibkdrper), vu (scil. celui de l'autre) exige le présent des
tion (intentionnelle) de mon Leib dans l'aperception du Leib d'autrui:
champs de sensation. Mais le présent n'est pas un présent de vécu, comme c'est le cas pour « Du fait que j'ai constamment des champs sensibles, remplis, il vient que je ne puis repré-
mon corps comme vivant. Les vécus sont ici co-posés dans une appréhension, [ceux] qui ne senter des champs sensibles, sans exciter par là mes champs sensibles actuels. Un certain
sont pas mes vécus.» (Hua XIII, 310) recouvrement, empiètement (Ueberschiebung) a lieu (eintreten). Sije vois une main étrangère,
je sens ma main, si une main étrangère est en mouvement, cela me démange de mouvoir ma
L'autre, en effet, avec son Leibkorper, paraît comme présent, est même main, etc. Mais je ne déplace pas celle qui est éprouvée en moi dans l'autre corps vivant, ni
appréhendé comme tel, mais non pas à la manière de mon vécu. S'il est aperçu dans la forme de la mise en image ni sous une autre forme.» (Hua XIII, 311-312)
comme un autre, il l'est comme ayant, de son côté son vécu, avec son présent,
Ce texte (qui va contre toute théorie de l'analogisation pour la constitution
que, pourtant je ne perçois pas comme le mien, mais précisément comme le
intersubjective, ajoute Husserl en note) est aussi remarquable par sa brièveté
sien. S'agit-il bien encore d'un présent? Ne s'agit-il pas plutôt d'une présence,
que par son extraordinaire intelligence: s'il y a bien, d'un Leib à l'autre Leib,
sans présent assignable? Poursuivons:
mimèsis, celle-ci, qui ne passe pas par l'image, et donc encore moins par
«Les vécus posés (scil. de l'autre) ne peuvent pas être mes vécus: les miens sont originaire- l'image spéculaire, est une mimèsis active du Leib pris à l'aperception de
ment donnés, sont précisément effectivement mes vécus, me sont originairement propres. Sont-ils
des objets intuitifs et véritables, suis-je intuitionnant en étant tourné vers eux, alors ils sont en ori- l'autre Leib, et pour être active, elle est «du dedans». C'est de l'intérieur, et
ginal et donnés comme les miens. Les vécus co-appréhendés, ajoutés pour le corps vivant étran- activement, que mon Leib est impliqué par l'autre Leib, et ce, parce que les
ger, sont bien représentables intuitivement, mais pas, et principiellement pas en original, mouvements de celui-ci sont compris de l'intérieur, immédiatement, sans
principiellement non perceptifs (nichtperzeptiv) (autrement ils relèveraient de mon corps vivant).
constitution d'image et sans raisonnement. Telle est, pourrait-on dire, dans sa
«Est-ce que cette représentation (qui peut éventuellement être obscure et peut-être même
vide) est une représentation en image? Est-ce que j'analogise, mets en image dans mes vécus structure paradoxale, la caractéristique essentielle du Leib humain: on conçoit
des [vécus] étrangers? Est-ce que je transpose mes vécus, au lieu [qu'ils soient] dans mon aisément qu'il n'y a pas de transmission de sens possible, pas d'éducation pos-
corps vivant, dans un autre corps vivant? De cela il ne peut être question.» (Hua XIII, 311, sible, donc pas d'institution symbolique possible, donc pas d'humanité pos-
nous soulignons)
sible, sans cette mimèsis active, du dedans, et non spéculaire, du Leib humain.
Autrement dit: la «représentation» de l'autre n'est pas une représentation Aucun habitus ne pourrait se constituer sans elle.
. en image, fût-elle copie ou simple analogie qui procèderait par jeux de ressem- Après ce développement, dont l'importance cruciale saute aux yeux,
blances. Même plus: Husserl revient à la question de la phantasia pour la mettre en rapport avec la
146 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOWGIE pHANTASIE-ICH, PHANTASIELEIB ET INTERSUBJECTIVITÉ: LA PHANTASIA NON SPÉCULAIRE 147

question de l'intersubjectivité. Nous allons, en l'examinant, découvrir un texte Reprenons depuis le début. La question est celle de l'existence du Phantasie-
non moins remarquable, dont nous nous efforcerons de tirer les conséquences. !ch et du Phantasieleib, existence qui, selon Husserl, procéderait de l'Ansatz,
Husserl reprend tout d'abord: de la mise en jeu de son existence, et qui, dès lors, serait attestable. Nul doute
«Le simple sujet de phantasia, je ne puis le désigner ni comme le même, ni non plus en effet, par la Selbstverlorenheit, que, quant à eux, et sans cette mise en jeu
comme différent eu égard à mon moi effectivement réel. Tout comme aussi pour une chose de (Ansatz) d'existence, Phantasie-Ich et Phantasieleib ne soient non présents,
phantasia, par exemple une table de phantasia, je ne suis dire si elle est la même ou une autre c'est-à-dire précisément, à l'origine, non directement attestables - ils sont sim-
·que cette table effectivement réelle: nota bene, s'il s'agit d'une pure phantasia, sans rapport à
plement impliqués, mais justement par l'aperception de phantasia comme aper-
la réalité effective. C'est seulement si j'accomplis une position, fût-elle une position simple-
ment hypothétique, une simple mise enjeu (Ansatz), qu'il en va autrement. ception d'un objet non présent, et par l'apparition de phantasia, qui est
«La possibilité du sujet de phantasia en tant que pur sujet de phantasia est possibilité elle-même non présente.
vide, simple possibilité d'être intuitionné (blosse Anschaubarkeit). Ce n'est pas une possibilité Pour Husserl, l'attestation peut se produire de deux manières. Nous connais-
réelle (reai) (scil. éidétique), qui est motivée par la donnée.» (Hua XIII, 312)
sons déjà la première: c'est lorsque je me figure, c'est-à-dire lorsque je
Donc: le Phantasie-Ich et le Phantasieleib ne sont ni mêmes ni autres du m'«imagine» (fingieren) que je suis là (que j'y ai été, ou que j'y serai, ou
Moi effectivement réel et du Leib effectivement réel. C'est, souligné ici, le encore que je pourrais y être) dans le Phantasiewelt; moi qui précisément réflé-
caractère d'hétérogénéité de la phantasia, du Phantasiewelt, par rapport au chis, fais la mise en jeu, me perçois maintenant (dans un présent intentionnel)
monde réel, qui vaut pour la phantasia primaire, la constitution de l'image en train de «phantasmer». Mais alors, nous l'avons vu, Phantasie-Ich et
comme fictum étant mise entre parenthèses. Corrélativement, le Phantasie-Ich Phantasieleib n'y sont qu'en image, et par surcroît, dans une image, plus ou
et le Phantasieleib sont des possibilités vides, non éidétiques, ce qui, pour nous, moins fixée, constituée en fictum qui est reflet fictif spéculaire du moi réel,
équivaut à dire qu'ils sont des transpossibilités eu égard à toute possibilité avec son Leibkorper réel. L'attestation ne montre qu'une déformation cohé-
éidétique: simples «intuitionnabilités» dont la «réalisation» (par l'Ansatz) 1
rente, par transposition architectonique du phantasieren en fingieren, du
amène nécessairement à quelque chose d'inopiné, c'est-à-dire précisément à Phantasie-Ich et du Phantasieleib en images où ils sont intentionnellement pré-
quelque chose d'autre. sents, mais effectivement non présents. Certes, ils continuent de jouer ou de cli-
Husserl explique dès lors, en un texte capital: gnoter dans l'image, par la phantasia qu'il y a encore (en clignotement) dans
«Si je fais la mise en jeu (Ansatz) pour le Phantasie-Ich, donc si je me figure (mir. .. denke) l'image, et qui fait au reste clignoter ou vaciller l'image elle-même, mais, dans
sa réalité effective comme attestable, alors j'en viens nécessairement à ceci que le monde la mesure où ils y sont figurés, ils y sont manqués. Plutôt qu'eux-mêmes
duquel relève le Phantasie-Ich est mon monde, seulement dans une autre orientation, en tout comme tels (mais comme tels, ils sont infigurables), c'est une figuration fictive
cas, que ma perceptibilité (Wahrnehmbarkeit). Mais comment le Moi qui est "phantasmé"
librement comme corrélat de ce monde devrait-il pouvoir s'attester? Il peut s'attester, 1) si ce
de l'image spéculaire du Leibkorper réel qui y est donnée, et, à la limite, s'il
Moi est le même Moi que celui qui fait la mise enjeu, si moi, celui qui lui-même se perçoit, je n'y avait pas l'hétérogénéité de statut de la phantasia dans son opération, son
me figure précisément que je serai transposé là-bas, ou si je me figure que j'ai vécu (souvenir) Fungieren, c'est ce qui rendrait Leibkorper réel et image d'image proprement
ou que je vivrai cela (attente: en forme de l'aller-vers), ou encore que je pourrais vivre cela,
indiscernables, de même figure, quoique différents par leur statut de réalité ou
possibilité motivée du changement de ma place dans l'espace et le monde spatial, etc. 2) Dans
ces cas le Moi mis en jeu est identiquement le même que le Moi effectivement réel. Or que de fictum, ne différant finalement que par la non-modification ou la modifica-
reste-t-il encore comme possibilité: seulement celle de l'''Einfühlung'', de la "position analo- tion, le présent ou le quasi-présent.
gisante".» (Hua XIII, 312-313) li en va autrement dans le cas où l'attestation se fait par la médiation du
Mais il faut bien comprendre cette «analogisation ». Husserl enchaîne Leib aperçu d'autrui, et il faut bien comprendre l'expression «position analogi-
aussitôt: sante» qui, encore une fois, ne passe pas par une image, par le rapport du sem-
blable au semblable, et donc encore moins par une image spéculaire - cela se
«Est-ce qu'une main ne motive pas son appréhension comme main que si la main est
aperçue comme membre de mon corps vivant qui est donné dans l'orientation caractéristique fait aussi bien à même la Korperlichkeit d'une statue. li y a plus, et c'est l'ap-
(eigentümlich) autour du point-zéro? Certes oui. Je n'ai donc pas le droit de comparer sans préhension du Leib de l'autre, par exemple de sa main, depuis un point-zéro,
plus ma main et une main étrangère, comme si elles étaient des choses isolées, et de dire avec son mode d'apparition zéro que cependant je n'ai pas actuellement, mais
ensuite: de ce que l'une est aperçue avec un champ de sensation, l'autre l'est aussi. Je trouve
ma main dans la cohésion (Zusammenhang) de mon corps vivant, la main étrangère doit être
que je puis - c'est l'Einfühlung - présentifier, vergegenwartigen comme le non
trouvée dans la cohésion d'un corps (K6rper) semblable qui cependant exige nécessairement à présent qu'ils sont pour moi. Autrement dit, c'est par le Phantasie-Ich et le
son tour un genre d'apparition zéro (Nullerscheinungsweise), afin qu'il soit représentable Phantasieleib, par la mimèsis active et du dedans qu'il y a en eux, et qui ne
comme corps vivant. Et ainsi commence ici la difficulté: le caractère propre (Eigenheit) de m'oblige jamais à répéter tous les «gestes» d'autrui en mettant en action mon
l'Einfühlung en dépend. Comment est-ce que j'apporte (heranbringen) en une chose (Ding)
"externe" laforme de l'apparition-zéro, etc. ?» (Hua XIII, 313) Leibkorper pour les «comprendre», que je puis présentifier l'apparition du
148 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE pHANTASIE-ICH, PHANTASIELEIB ET INTERSUBJECTIVITÉ: LA PHANTASIA NON SPÉCULAIRE 149

dedans du Leib d'autrui et de là, le comprendre, l'apercevoir comme Leib d'au- On voit par là que la version husserlienne de la conscience est, très souvent,
trui. Cela, de manière immédiate, dans une aperception de phantasia (mais non une version déjà abstraite, car pénétrée, par sa doctrine de la temporalité - telle
pas d'imagination, car elle serait imaginaire: cas qui peut cependant tout aussi qu'elle est déployée, du moins, dans les Leçons publiées par Heidegger - tout
bien se produire), que Husserl a aussi nommée ~~apprésentation». Nous pen- empreinte de la structure de la Stiftung propre à l'aperception perceptive. Ce
sons que Husserl veut dire ici que c'est cette aperception d'autrui elle-même n'est pas que ce champ soit phénoménologiquement illégitime ou caduc, mais
qui atteste véritablement le Phantasie-Ich et le Phantasieleib: non pas que, c'est qu'un champ immense et nouveau, parce que non exploré systématique-
dans la rencontre d'autrui, ceux-ci s'apercevraient pour ainsi dire eux-mêmes et ment par Husserl, s'ouvre à la phénoménologie dès lors que, renversant, en la
par eux-mêmes, mais que la compréhension de l'intérieur (einverstehen) d'au- situant en son lieu architectonique propre, la prégnance (le «modèle») de la
trui et de son Leib, sans médiation, montre, atteste que la phantasia est «en Stiftung de l'aperception perceptive, la phénoménologie décide de partir de la
action », et par là aussi que sont «en action» Phantasie-Ich et Phantasieleib, phantasia, de son mode propre de temporalisation en présence sans présent
dans une «circulation» qui échappe au sujet actuel (et même aux sujets assignable, pour reprendre ses analyses, et les ouvertures de son champ. Il suffit
actuels), et qui les fait se rencontrer du sein même de leur infigurabilité et de déjà de constater tout ce que l'expérience intersubjective, dans son attestation
leur indétermination elles-mêmes - avant donc que je ne me figure ou que je ne du Phantasie-Ich et du Phantasieleib, peut apporter à la problématique de
m' «imagine», par représentation en un présent intentionnel, par exemple les l'épochè en «déverrouillant» l'interprétation husserlienne de la quasi-épochè,
champs sensibles possibles d'autrui avec leurs singularités possibles: cela, c'est pour s'en apercevoir. Nous y viendrons ultérieurement, plus en détails, dans
déjà de l'image, ce n'est déjà plus de la phantasia, c'est l'image d'autrui notre Ile section.
comme le même que moi, ce n'est déjà plus autrui lui-même, dans son altérité Ajoutons encore que cette attestation par l'expérience d'autrui du
précisément transpossible et transpassible. Phantasieleib comme existant paradoxalement dans le monde réel implique,
Au fond, par la compréhension d'autrui «de l'intérieur», ce n'est pas la puisqu'elle n'est pas à ma libre disposition et que la possibilité du
représentation imaginaire du monde d'autrui qui apparaît, mais c'est laphanta- Phantasieleib n'est qu'une possibilité vide, non éidétique, la transpossibilité de
sia elle-même, et celle-ci même comme existante, quoique, toujours, non pré- l'expérience d'autrui, qui est toujours plus qu'un possible éidétique, et la trans-
sente. On retrouve le paradoxe même de la phantasia dans sa temporalisation , passibilité du Phantasieleib et de ses apparitions (y.compris les apparitions
intrinsèque en présence sans présent assignable. Si le présent d'autrui «de l'intérieur», mais en phantasia, le plus souvent fluctuantes, fugaces, pro-
m'échappe irréductiblement (dans ce que Lévinas nommait la «diachronie»), téiformes, intermittentes et obscures, du Leib de l'autre) à ce qui est chaque
c'est précisément que le Leib d'autrui, avec son apparition «du dedans» qui est fois la conscience avec sa Jemeiningkeit. Si j' «habite» le corps d'autrui de l'in-
pour moi apparition de phantasia, aussi protéiforme, fugace, fluctuante et inter- térieur, ce n'est pas que j'y sois, ni que j'aie réussi littéralement à «me mettre
mittente que toute autre apparition de phantasia, se temporalise pareillement, dans sa peau», mais c'est que je l'habite par transpassibilité, parce que je suis
en tant que Leib d'autrui, dans une temporalisation en présence sans présent transpassible à son intériorité bien que celle-ci soit pour moi indéterminée et
assignable. Et la mimèsis non spéculaire, active et du dedans, n'est rien d'autre infigurable, parce que cette intériorité, vacillant ou clignotant comme
que la mimèsis de cette présence sans présent assignable, c'est-à-dire encore Nullpunkt, point cependant non-point parce que lui-même corporellement insi-
jeu de la phantasia avec son Phantasie-Ich et son Phantasieleib. Je n'ai pas tuable, est cellule de spatialisation seulement partiellement spatialisée et en
besoin d'être là-bas ou de m'y transposer en imagination pour comprendre ce expansion, comme un creux «phantastique» d'où «mon» espace (primordial,
qui s'y passe, parce que Phantasie-Ich et Phantasieleib ont toujours déjà com- selon les termes tardifs de Husserl) s'organise autrement, se spatialise aussi de
pris, parce que le Nullpunkt, délivré du Korper qui semble le contraindre, est là-bas et non plus seulement de l'ici, mais ce, pour ainsi dire comme l'espace
essentiellement nomade (ou parce que le Phantasieleib est quelque chose lui-même, en-deça ou derrière l'espace de mes vues perspectives dans les per-
comme le Leib dés ancré du Korper, nous y reviendrons encore dans notre ceptions que j'ai des choses et du monde. Et il en va de même, mutatis mutan-
Ile section), et que ce n'est que par un mouvement second, celui de l'imagina- dis, du temps: un déphasage irréductible se produit entre le temps de la
tion, que je me représente ou m'imagine Phantasie-Ich et Phantasieleib en (sans présent assignable) du moi et le temps de la présence de l'autre,
image, des deux côtés de la relation, ici, dans le mien, là-bas, dans le sien. Le déphasage ou décalage qui fait, comme l'écart d'espaces, d'intériorités, de
problème est précisément, on le sait, que, pour que la compréhension s'exerce, Leiblichkeiten dans leur Nullpunkt respectif, toute la possibilité de la mimèsis
il faut surmonter, mettre hors circuit la représentation imaginaire en image, la non spéculaire, active, et du dedans. Il faudra s'habituer à concevoir la
projection de soi (de l'image de soi) dans l'autre, créatrice de bien des malen- ,wv,,,,,\.,~vllvv dans sa structure primaire comme temporalisation en présence sans
tendus. assignable - sinon par la réflexion qui convertit ou transpose l'appari-
150 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGlE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 151

tion de phantasia en image fictive de l'objet posé intentionnellement avec elle formation volontaire de sens est suivie et poursuivie de telle manière que se constitue une
unité de sens concordant rempli, et dans l'unité de la synthèse quasi percevante, une unité du
en objet, à tout le moins, de «pensée». C'est dire aussi qu'il faudra revoir la sens concordant de l'objet d'expérience.» (Hua XXllI, 547)
doctrine husserlienne de l'intentionnalité dans ses prétentions universelles.
Il nous reste deux points à traiter pour conclure cette section: le premier est Autrement dit et brièvement: la constitution d'un objet d'expérience (de
celui de la «vie» de la conscience dans l'expression linguistique, le second quasi-expérience) sur le modèle de la Stiftung de l'aperception perceptive dans
concerne le rôle de la phantasia dans la constitution de l'éidétique. Dans la laphantasia (dans l'imagination) est une construction, et elle aboutit, non pas à
mesure où le premier est plus ou moins dépendant du second, nous envisage- un objet (quasi) perçu, ou à l'image d'un objet perçu, mais à une possibilité, à
rons d'abord celui-ci. un objet possible. Cette possibilité, Husserl va la nommer pure possibilité (cf
Hua XXIII, 547-548). Celle-ci, manifestement, n'est plus la possibilité vide de
l'objet aperçu dans la phantasia. Il y a là deux ordres de problèmes: le premier
§ 10. LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE : concerne le statut phénoménologique de cet objet possible construit (est-il tout
LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE à fait quasi-objet, c'est-à-dire encore objet de la phantasia, ou prend-il déjà
part, de par sa construction, au «réel» comme au moins possibilité de réel ?) et
Pour ce traitement, nous reviendrons à Hua XXIII, au texte n019 (pp. 546- le second concerne la reconnaissance du sens (intentionnel) qui, par sa Stiftung,
564), qui date de 1922/23. Husserl commence par écrire: sert de guide intentionnel permanent pour la construction - celle-ci ne peut en
effet s'opérer à l'aveugle.
«La conscience de phantasia est une conscience modifiée. Nous comprenons par là une
conscience dans laquelle de l'objectif est conscient comme s'il était éprouvé ou avait été Que se passe-t-il dans le rêve, tout au moins le rêve éveillé?
éprouvé etc., alors qu'il n'est pas effectivement éprouvé, n'est pas perçu, _n'est pas rappelé, «Dans le rêver, le Moi rêvant est perdu dans le rêve, il devient le Moi dans le rêve, quasi-
etc. Le "phantasmé" est conscient en tant qu' "étant comme si". sujet de la quasi-expérience. Dans la conscience éveillée le Moi éveillé est cependant éven-
«Le "phantasmé" est quasi éprouvé en tant que tel et tel, en tant qu' "étant" d'un certain tuellement en action (betiitigt) comme "phantasmant". Il ne se perd pas dans le rêve, il
sens. Ce sens peut être un sens plus ou moins déterminé et ouvert. TI peut se déterminer de accomplit en tant qu'éveillé un passage dans le rêver et accomplit une position actuelle, un
plus près "de lui-même" dans le "phantasmer" passif, selon le contenu ou sens propres, ou ego cogito actuel, dans lequel il saisit le quasi-éprouvé comme tel, et, dans une formation de
aussi selon la connexion individuelle, simultanée, précédente ou suivante. Mais il peut aussi se sens volontaire et formation de phantasia remplie d'intuitivité unitaire, il construit, dans la
faire que le "phantasmé" déchoie de son sens et tombe dans un autre sens, que les moments de forme d'une quasi-expérience unitaire, un quasi-objet individuel. Aussi longtemps que celui-ci
sens se changent les uns dans les autres, mais pas à la manière d'un changement appartenant à est "phantasmé" dans le sens identique et dans le remplissement de sens identique de la quasi-
l'unité d'un sens.» (Hua XXllI, 546) expérience, le Moi actuel a "éprouvé" une seule et même possibilité, un seul et même objet
possible comme donné originairement qui est possible.
Husserl reprend donc les caractères, qu'il illustre aussitôt par des exemples, «Une possibilité est posée si quelque chose de tel ou tel sens est posé comme quelque
de la phantasia primaire: caractère protéiforme, fugacité, fluctuations, décro- chose qui est à réaliser (realisieren) par l'intuition de phantasia comme un éprouvable concor-
chages (l'exemple pris est dans les changements subits de couleurs) et intermit- dant dans ce sens. L'expérience "dans" la phantasia est elle-même expérience possible.
tences. Pour lui, puisque nous avons toujours la liberté, dans la phantasia, de «Une pure possibilité serait une possibilité dans laquelle aucune réalité effective indivi-
duelle n'est co-posée comme réalité effective, qui donc est une objectité qui se constitue
laisser tomber tel ou tel moment de sens intentionnel qui est en conflit avec tel exclusivement par la quasi-expérience "phantasmante".» (Hua XXIII, 548)
ou tel autre moment de sens intentionnel (cf Hua XXIII, 547), cela n'empêche
pas ce qui suit: Ainsi, si nous reprenons le cas du rêve éveillé, il est manifeste, d'après ce
1

que nous avons dit, que le passage du Moi éveillé dans le rêve, et par la posi-
«D'autre part je puis saisir un "phantasmé" comme ceci-là (dieses da), l'établir identique-
ment, et, en partie par l'adoption du changement de contenu qui s'offre passivement en tant tion (la mise en jeu: Ansatz) qu'il effectue dans ce passage, signifie la transpo-
1.
que changement "éprouvé" ou en tant que surcroît de détermination éprouvé, en partie par sur- sition architectonique de la phantasia du rêve en imagination, l'image étant
croît de détermination volontaire, par des formes (Gestalten) volontaires, des transformations, fixée, dans l'exemple invoqué, comme le remplissement intuitif déjà cohérent
je puis préinscrire le "phantasmé", et la teneur de son être et [de son] devenir ainsi, à l'inté-
rieur d'une quasi-expérience en procès. Si par là je tiens des lignes telles que, par toute cette
et appelé à être cohérent d'un sens (d'une visée de sens) intentionnel d'objet
volonté dans le laisser aller passif et le former actif, il en résulte une synthèse de l'unité ou du fictif. Il s'agit donc bien, avec la fixation de l'image et la fixation du sens
recouvrement d'identité, donc qu'un seul et même objet est quasi-éprouvé dans la concor- intentionnel que l'image remplit intuitivement, d'une Stiftung coextensive de
dance du sens, alors je construis par là un "objet possible". Je puis dire aussi: si je pose un ces deux fixations, qui est Stiftung quasi-perceptive dans la phantasia, sur la
quelque chose qui surgit à vide ou de manière intuitive (plus ou moins clairement) (scil. dans
1
la phantasia) comme ceci, et comme ceci du sens que je dois volontairement continuer de for- base (ici exclusive) de la phantasia primaire. Dans la mesure où aucune réalité
1

mer ou transformer, et si je le pose sur le mode d'un quasi-éprouver, de ce qui s'atteste p~ effective individuelle n'est posée, la possibilité qui résulte de cette Stiftung
quasi-expérience, alors "je pense" une possibilité, et je la construis, je l'amène à la donnée SI n'est donc pas, du moins de prime abord, une possibilité éidétique, mais une
je constrnis une unité synthétique d'expérience sur le mode de laphantasia, en laquelle toute
pure possibilité qui est purement, en toute rigueur, possibilité de l'imagination.
, 1

1
152 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 153

Possibilité à réaliser parce qu'elle n'est pas réelle, mais possibilité qui s'arti- sur la base de la synthèse «phantasmée », de l'identité possible de deux possibi-
cule sur la Stiftung de l'image, donc qui procède cette fois d'une Stiftung lités, donc de deux possibilités pures (cf Hua XXIII, 548-549), et il pose la
seconde dans la phantasia (après la transposition de celle-ci en imagination) question du rapport entre les premières et secondes possibilités. En fait, c'est
bâtie explicitement par construction, sur le modèle de la Stiftung de l' apercep- tout le problème de la reconnaissance de la possibilité qui est en question, et,
tion perceptive. Non pas, donc, Stiftung de l'imaginaire, puisque celui-ci s'est en particulier, pour le cas de la pure possibilité, c'est le problème de ce qui a
déjà institué, mais Stiftung d'un objet imaginaire stable, avec son sens inten- été «lâché» un peu vite avec l'expression de «quasi-souvenir». Faut-il, ici,
tionnel et son remplissement intuitif, en imagination. Et cet objet est pure pos- faire intervenir le souvenir dans la construction du pur possible, souvenir dans
sibilité parce que c'est une possibilité construite dans l'imagination en la phantasia, ou plutôt l'imagination? Cela repose, dans ce cadre probléma-
court-circuit de toute réalité, sans donc que du réel (Real) puisse lui fournir la tique, la question du mode de temporalisation propre de la phantasia - en pré-
base nécessaire à une éidétique. En quoi il s'agit ici d'une Stiftung, c'est ce sence sans présent assignable - et du mode de temporalisation déjà transposé
qu'explique la suite immédiate du texte: architectoniquement de l'imagination, où l'image avec son objet visé se tempo-
«Une possibilité est un objet. Elle est répétée comme la même possibilité à reconnaître, ralise un moment fugitif (présent intentionnel) aussitôt passé en rétentions.
comme la même à éprouver. En cela repose qu'un quasi-éprouvé peut être éprouvé dans une Quel serait ici le statut du «quasi-souvenir»? Mais la question n'est pas pro-
seconde quasi-expérience comme objet quasi-étant du même sens ou de quasi le même sens, prement là, puisque, s'il y a Stiftung de la pure possibilité, elle implique un
et cela même est évidemment constatable. A cela correspond la possibilité d'une phantasia
habitus disposé à elle et une sédimentation de sens intentionnel institué par la
synthétique dans laquelle le sujet, quasi-éprouvant, dans laphantasia, ceci, et après, cela, dans
une synthèse du quasi-souvenir, se convainc du même "objet".» (Ibid.) Stiftung. S'il y a ici du souvenir, c'est secondairement, par réactivation intui-
tive, par le sujet de la construction, des images qui ont illustré ou rempli le
Qu'il s'agisse bien de Stiftung, c'est ce qu'indique l'usage par Husserl du même sens intentionnel. C'est ce que dit finalement Husserl après un long
terme «überzeugen» (convaincre) dont on sait qu'il joue, chez lui, un rôle tout développement (Hua XXIII, 549-550) où, manifestement sa pensée, butant sur
à fait fondamental dans la «constitution» (génétique) de la Stiftung. C'est la difficulté, se cherche. Il écrit en effet, en un texte capital:
ensuite que la construction de l'objet comme pure possibilité rencontre la pos-
«Comment en va-t-il avec une "quasi-perception"? La possibilité de phantasia (seil. la
sibilité d'une phantasia synthétique, déjà, à vrai dire, par la médiation de la pure possibilité) est nécessairement indéterminée, déjà eu égard à la gradualité de la clarté et
Stiftung de l'imagination, plus proche de la classique Einbidungskraft que de la de la non-clarté. Dans la clarification, c'est le sens lui-même qui se détermine de plus près.
phantasia primaire - avec cette conséquence capitale que cette «imagination», l'ai dans la phantasia en tant que présentification de différents degrés de clarté une nécessaire
distance d'avec l'objet lui-même et d'avec la quasi-perception proprement dite que je
si elle est «transcendantale», et si elle a proprement un statut chez Husserl, ne construis (aufbauen) quasi originairement, et ainsi l'objet "phantasmé" est-il indéterminé
fait pour ainsi dire que préparer des «matériaux» pour la construction d'objets selon le sens qui se quasi-construit, différent (ungleich) d'un ressouvenir qui a une intention
comme pures possibilités. C'est enfin que c'est à partir de cette Stiftung très thétique dirigée d'avance. Donc le sens intuitif lui-même est ici fluant. Il n'est fermement
déterminé comme couleur, comme rouge, etc. que selon le général, qui n'est pas ici un géné-
particulière qu'il faut comprendre la répétabilité, puisqu'il serait tout à fait ral pensé, conceptuel, mais une forme de la variabilité. Pour le quasi individuel lui-même, le
absurde de rapporter aussitôt l'objet imaginaire construit à l'idéalité, et puisque "phantasmé", aucune différence déterminée n'est fixée ni n'est fixable jusqu'à l'ultime. li est
la répétabilité implique bien plutôt l'institution d'habitus et de sens intention- ouvert, et si dans une répétition j'obtiens une clarté plus grande, avec un contenu plus riche, je
puis le faire valoir, mais j'aurais eu aussi le [quasi-individuel] si la répétition avait ajouté un
nels sédimentés, donc par là, la reconnaissabilité de l'objet comme pure possi- autre contenu. Par la répétition qui est souvenir, je ne puis cependant pas dire que c'est préci-
bilité. sément la nouvelle différence, plus déterminée, qui était visée [ ... l» (Hua XXllI, 550-551,
Qu'en est-il plus précisément de l'articulation entre la synthèse effectuée nous soulignons)

par le sujet qui construit la pure possibilité, et la sorte de quasi-synthèse opérée Le contenu intuitif de l'objet imaginé (et construit) comme pure possibilité
dans et par la phantasia? La première présuppose-t-elle (cf Ibid.) la seconde? donc indéterminé et fuyant, à l'instar de l'apparition de phantasia: l'image,
Cela, en ce que la seconde motiverait au moins la construction, l'orienterait effet, seulement fixée un instant (présent), est elle-même, quoique plus
dans ses choix (ce qu'elle retient et ce qu'elle laisse tomber des apparitions de claire» (par l'intentionnalité d'imagination) que l'apparition de phantasia
phantasia) dans cette part non volontaire et non délibérée de la Stiftung de la indéterminée et instable, reprise qu'elle est aussitôt par l'écoule-
pure possibilité, en tant que Stiftung, à lafois de son habitus, de son sens inten- du présent en rétentions (avant d'entrer dans les rétentions vides) et par la
tionnel sédimenté et, à l'origine, de ses contenus intuitifs remplissants (les !I1enlp()ralisation en présence sans présent de la phantasia. Clarifier la quasi~per­
apparitions de phantasia transposées en images pour la construction) ? Husserl c'est donc avant tout clarifier son sens intentionnel, puisque, en
enchaîne aussitôt en disant qu'il faut tout d'abord différencier le constat que sorte, la conscience n'a pas la maîtrise des images, de leur obscurité
fait le Moi actuel de l'identité effective de deux possibilités du constat qu'il fait, et de leurs fluctuations. La Stiftung de la pure possibilité s'opère en

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154 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 155

quelque manière contre le régime propre de la temporalisation en présence sans nations, de variabilités et de fluctuations, donc qu'il n'est pas pleinement indi-
présent de la phantasia et contre l'écoulement en rétentions de l'image fluente vidué. Puisqu'il procède par construction à l'intérieur de la Stiftung d'un sens
temporalisée un instant en présent: le sens intentionnel qui s'institue par elle intentionnel, Stiftung différente, mais de même style que celle de l'aperception
sert de guide à la construction, qui est construction d'un objet stable, la pure perceptive, décalée par rapport à celle-ci dans et par la phantasia, il en va a for-
possibilité, mais qui reste relativement indéterminée quant à son sens puisque, tiori de même des objets de l'imagination et des objets aperçus dans les aper-
en vertu de la manière dont elle s'effectue, pour ainsi dire par bribes et mor- ceptions de phantasia: non seulement ils ne sont pas présents (hors du présent
ceaux plus ou moins épars, elle procède toujours en même temps d'une sorte de intentionnel pour l'imagination), mais encore ils ne sont que très imparfaite-
libre choix, ne trouve pas dans le temps de quoi s'assurer. De cette manière, le ment individués. Si l'aperception aperçoit, dans la phantasia, un centaure, c'est
souvenir (ou le ressouvenir, écrit Husserl), toujours soutenu par une intention par le sens intentionnel que l'imagination y reconnaît un centaure, car celui-ci,
thétique (qui pose l'avoir été) dirigée d'avance par son sens intentionnel déter- dans son apparition, baigne littéralement dans le flou, tremble ou bouge à l'in-
miné, ne peut participer à la Stiftung de la pure possibilité. C'est au contraire térieur de certaines déterminations limitées qui laissent flotter tout le reste.
celle-ci qui, en tant que Stiftung répétable du même sens (avec le même rapport Nous y viendrons dans notre Ile section quand nous lirons les textes où Husserl
entre détermination et indétermination), le rend possible, mais sur le mode du tente de décrire les apparitions de phantasia. En ce sens aussi, encore une fois,
quasi, du comme si, qui est celui de l'imagination. Cela signifie que le sujet qui il n'y a pas proprement, pour la phantasia, de phantaston, car il y a une irré-
construit reconnaît, dans sa construction, les apparitions de phantasia (transpo- ductible indétermination de la «donation», même de l'objet fictif visé par
sées en images) comme «matériau», mais comme «matériau» originairement l'imagination.
non présent, qui n'a jamais été présent sinon pour un moment dans le fictum de . Cela est encore accru si l'on· examine, avec Husserl, la situation de la quasi-
l'image imaginaire - nous retrouvons le mode propre de la temporalisation de perception d'un quasi-individu par rapport au temps (qui est, pour Husserl, le
la phantasia avec les problèmes qu'il pose -, c'est-à-dire, pour paraphraser temps continu de l'écoulement du présent, donc celui la Stiftung de l'apercep-
Husserl, sur le mode du «quasi-avoir été-présent», d'avoir quasi-été tion perceptive).
«matériau» de la construction. Se pose, par là, la difficile question du souvenir Après avoir indiqué (cf Hua XXIII, 551) que la perception d'un objet
ou du ressouvenir dans la phantasia, étant donné qu'en tant que souvenir de implique toujours sa détermination individuelle dans le temps, c'est-à-dire une
l'avoir-été (présent), il ne pourrait yen avoir, en toute rigueur, que de l'image, place temporelle (Zeitstelle), il écrit:
temporalisée un instant fugace au présent. Quoi qu'il en soit de ce problème «Le quasi-éprouvé a aussi son horizon temporel, mais celui-ci est indéterminé et à remplir
dont nous traiterons dans la Ile section, il résulte de tout cela qu'il y a un flou à son gré (beliebig) par la phantasia. Tout remplissement de cette sorte assignerait à l'indivi-
duel une autre détermination individuelle. [... ] Deux phantasiai de même contenu ont une
essentiel dans le sens intuitif (rempli par des images fixées un instant par l'in- indétermination temporelle qui ne permet pas de déterminer si elles sont simultanées ou non
tentionnalité, donc par le sens de la construction) de l'objet comme pur pos- simultanées, si elles présentifient le même ou le différent. Elles sont analogues à des ressouve-
sible: flou coextensif d'une généralité, mais d'une généralité en dehors de tout nirs pareils, mais dont l'horizon est non explicite, et sont conformées comme des ressouvenirs
concept, donc tout d'abord non éidétique, et qui est celle d'une forme de la dont les horizons ne pourraient tout simplement pas être explicités, ce qui est certes contradic-
toire. [... ] dans le cas de phantasiai qui sont les mêmes, j'ai des présents qui éclairent comme
variabilité: le flou vient précisément de l'indétermination et des fluctuations présentifiés (scil en image), mais aucune détermination [permettant de savoir] de quel présent
des apparitions de phantasia, et par là du contenu intuitif des images, qui rend il s'agit. Tout passé et passé possible ou présent possible non présentifié (seil dans une image
impossible l'individuation de l'objet purement possible comme d'un objet de du futur) a la même apparence (aussehen) s'il a le même contenu.» (Hua XXIII, 551-552,
nous soulignons)
perception (il n'y a pas en lui la différence ultime qui permettrait de passer du
genre à l'espèce, et de l'espèce à l'individu, car il y a au moins variabilité Ce qui veut dire, très significativement: le pur possible n'a pas de place
immaîtrisable de l'individu par rapport aux espèces: c'est ce que montre temporelle, il est indéterminé, radicalement, quant au temps. De la même
l'exemple pris par Husserl de la couleur). Bien plus, aucun remplissement manière que précédemment, on peut en dire autant, a fortiori, des objets de
intuitif du sens intentionnel de l'objet ne paraît a priori adéquat à la visée l'imagination et des objets de la phantasia. Ce qui confirme et renforce encore
intentionnelle, ce qui est une autre manière de dire que ce sens intentionnel est notre interprétation du régime propre de temporalisation, en présence sans pré-
lui-même indéterminé, relativement indifférent à tel ou tel remplissement intui- sent assignable, de la phantasia. La place temporelle est en effet déterminée,
tif singulier par telle ou telle image. par Husserl, COmme présent (qui a été, est, ou sera), ou comme intervalle
Ce qui est essentiel dans ce texte, c'est que le pur possible comme quasi- d'écoulement situé par rapport à un présent. Elle est donc indéterminée et indé-
individuel, c'est-à-dire comme individu visé par construction dans la terminable si, dans la temporalisation en présence de la phantasia, aucun pré-
phantasia, est indéterminé, irréductiblement plongé dans une aire d'indétermi- sent ne se laisse situer - on pense à l'indéterminité du «moment» du passé
156 LA PHANTASlA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 157

indiquée dans les récits mythiques et mythologiques: nous y reviendrons. Et souvenirs, étant entendu (nous y viendrons dans la Ile section) qu'ils sont eux
cela pose des questions à Husserl : aussi pénétrés de phantasia, quoique tenus, nous l'avons vu, par une
conscience thétique déterminée. Ainsi pourrait-on dire, en se rapportant au
«Cela n' a-t-il pas de la signification pour la constitution originaire de la conscience du
temps? Peut-on encore dire que l'impression originaire en tant que telle institue (stiften) le
monde réel, la possibilité d'une maison ou d'un arbre est elle aussi fluente et
point temporel individuel? Ne le fait-elle pas dans la cohésion, en vertu du remplissement de indéterminée, au sens de la variabilité du général plutôt ou autant qu'au sens
la protention? Cela conduit à des difficultés. L'impression originaire institue cependant origi- conceptuel. Ce faisant, nous nous rapprochons du possible éidétique, dont l'in-
nairement: elle est la source originaire de l'individualité et elle-même originairement indivi- terrogation du statut est finalement l'axe de ce texte.
duelle. Mais elle est ce qu'elle est, quelque chose de dépendant dans le flux et seulement
pensable à sa place. Mais comment en va-t-il alors d'une phantasia comme présentification
Commençons par lire la manière dont Husserl enchaîne ici sur son propos
(d'un présent) (scil. comme image)? Elle donne un présent possible, mais aucun présent précédent:
effectif, et par là aucun présent individuel. Cela est bien proprement remarquable. Un individu «Ne devons-nous pas dire de manière plus générale: les données reproductives, les pré-
ne se laisse véritablement pas "imaginer" pleinement et totalement. Toute possibilité indivi- sentifications intuitives ont essentiellement quelque chose de fluant, et déjà, si nous prenons
duelle est radicalement indéterminée, essentiellement, et l'indéterminité n'est pas accomplie, les ressouvenirs, nous avons le problème [de savoir] comment parler, dans le fluctuer, le fluer
[elle est] quasi-déterminabilité, fût-ce aussi dans la phantasia.» (Hua XXIll, 552, nous souli- et le se-changer de l'''image de souvenir" (abstraction faite de son éparpillement, en quoi aussi
gnons) joue son rôle le changement dans la forme de l'évanouissement et de la dissipation rapides, et
à nouveau du ressortir hors de l'obscurité sous la montée de la clarté) d'un intuitionner d'un
Comment mieux dire, à nouveau, qu'il n 'y a pas, dans la phantasia, de pré- objet identique, et même par exemple de l'objet inchangé d'un souvenir.» (Ibid.)
sent assignable, parce qu'il n'y a pas en elle d'individu, donc pas en elle d'im-
pression originaire? Et pourtant, je sais, mais seulement, nous l'avons vu, par Notons ici, avant de poursuivre, que Husserl distingue fort bien le régime
l'aperception immédiate, et par la quasi-perception en imagination, que je des apparitions de phantasia qui sont la base du souvenir, de l'image en
"phantasme" ou rêve (éveillé). Je le sais donc d'une consciencé qui elle-même laquelle les premières sont transposées, image elle aussi soumise, quoique déjà
se temporalise originairement en présence sans présent assignable, où les appa- «clarifiée» et «fixée» par la visée intentionnelle d'un objet, aux fluctuations,
ritions de phantasia sont originairement en rétentions et en protentions dans la fluences et variabilités de la phantasia qui y «joue» encore. S'il n'y avait que
présence, sans l'être de quelque présent dans la présence - donc rétentions et cela, l'objet du souvenir, manifestement, ne serait qu'un pur possible imparfai-
protentions en un autre sens que celui que leur donne Husserl. Et il en va ainsi tement individué, indéterminé, et sans place temporelle. Mais précisément, il y
sur toute l'échelle, depuis la phantasia simple jusqu'à la construction de la pure aplus:
possibilité, même si l'on en passe par la présentification, en un présent seule- <<Ici, à travers la conscience d'objet dans "l'intermède conscient" donné, une intention
ment intentionnel, de laphantasia en imagination (quasi-perception). non modifiée passe, une croyance, et celle-ci passe "à travers" l'image intuitive et les
moments d'image qui "représentent" (vortreten), «surrogent» les moments objectifs corres-
Il est étonnant de voir que, très près de remarquer ce que nous découvrons, pondants (qui sont à donner reproductivement). L'intention se remplit comme un tendre (stre-
Husserl ait maintenu sa conception du temps articulée sur le présent vivant, et ben) vers le "soi" (Selbst) reproductif de l'objet, quand j'en viens à un changement d'image
corrélativement, sur la Stiftung de l'aperception perceptive. Il se contente de (ou à un moment d'image transformé), cela dans la conscience du "soi". Le moment d'image
peut, dans la conscience, exposer le soi plus ou moins complètement, il peut se faire que la
conclure en ces termes: "distance" disparaisse momentanément, qu'elle soit très petite, que j'aie la conscience de l' "à
«D'après cela, la phantasia ne peut redonner proprement aucun individu comme tel, elle peu près", du "presque exact". Mais j'ai souvent la conscience du tout à fait "autre", du "très
donne "quelque chose" qui est à former (ausgestalten) dans la forme d'un individuel (scil. différent".» (Hua XXIII, (554)
dans l'imagination), et qui ne devient intuitif que selon sa teneur de sens indéterminée eu
égard à l'individualité. li est très difficile de décrire la situation de façon tout à fait claire et de Ce texte décrit parfaitement la constitution du souvenir comme image, avec
trouver les concepts adéquats. J'atteins une possibilité individuelle si je me figure (mir denke) comme intention, une intention «non modifiée », une croyance, qui porte sur
un individu éprouvé dans la transformation (Umgestaltung) de la phantasia.» (Hua XXI1l, l'avoir-été de l'objet, et sur le «soi» de l'objet remémoré, l'objet qui a été;
552-553) c'est cette intentionnalité qui constitue le souvenir comme souvenir, et qui, des
Et il ajoute que la pure possibilité n'est jamais celle d'un individu possible apparitions de phantasia, fait de l'image, de l'Erinnerungsbild. Mais:
fermement déterminé, mais seulement la forme pour «quelque chose» de telle «Il peut se faire qu'une image de souvenir comme intuition qui rappelle surgisse confor-
1
et telle teneur intuitive. (cf ibid.). Les possibilités, prises en ce sens, sont dès mément à une intention du Moi précédemment dirigée sur elle, à un être-dirigé-vers vide à
partir du Moi; il se peut aussi que cela surgisse "passivement" comme résultat d'une motiva-
lors fluantes (fliessend) (cf ibid.)
tion passive et simplement associative, sans "participation du Moi", sans moment de tendre
Plutôt que de s'interroger sur le régime propre de temporalisation de la actif. L'image [qui surgit comme] Einfall m'affecte, je me tourne vers elle; dans l'Einfallen,
1
phantasia, Husserl va faire rebondir son propos dans l'autre sens, celui de la avant que je me tourne-vers, se trouve déjà la croyance devenue sensibilité secondaire, qui
constitution des objets, en considérant de quels possibles sont capables les res- s'active dans le fait de se tourner-vers. Une "intention" va donc sur l'objet. Mais s'il est main-

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158 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGlE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 159

tenant donné avec la conscience d'une distance - "non clair", par exemple dans le parcours constructions de possibilités pures ne puissent se produire, après coup, dans le
même comme autre que ce comme quoi il s'''expose'' ici -, l'intention peut se changer en un~ souvenir, selon ce qu'on appelle plus communément «reconstruction du passé»
intention qui tend vers, dirigée vers le soi objectif (ou le soi du moment concerné par elle),
c'est-à-dire ou bien sur une plus grande "proximité", sur une clarté simplement plus grande
_ cela par construction sélective dans les images qui associe, le plus souvent à
ou bien sur le rétablissement (Herstellung) du soi qui en cela peut encore avoir des degrés d~ l'insu de la conscience (sinon il s'agirait simplement d'un mensonge, d'un tra-
clarté.» (Hua xxrn, 554) vestissement volontaire), des images d'objet construit à des images-souvenir
Autrement dit, rien ne garantit la stabilité de l'image-souvenir. Une relative d'un ou d'objets remémorés. Insistant sur l'effectuation de la conscience non
stabilité s'installe si l'image-souvenir surgit comme remplissement intuitif de modifiée, donc de la conscience prise dans la croyance ou la doxa, comme part
l'intention vide qui vise le sens intentionnel de l'objet sédimenté dans les réten- essentielle de l'effectuation de la Raison (Hua XXIII, 558), Husserl perd un
tions vides. Mais le cas le plus inquiétant pour la stabilité de l'image-souvenir, peu de vue ce qui pour nous est le plus intéressant, à savoir les instabilités et les
car le plus radical, est celui de l'Einfall, ici quasi-freudien, du surgissement distorsions de la mémoire.
inopiné de l'image sans participation de la conscience, par association passive. Nous reprenons notre lecture là où Husserl revient sur les objets purement
Cela est dû, en effet, à ce que, nous y reviendrons dans notre Ile section, toute possibles dans leur relation à la phantasia et, ajoutons-nous, à l'imagination.
une part du souvenir (sans compter qu'il est souvenir d'un avoir-été, ce qui, «Si nous considérons la conscience modifiée "selon la phantasia", il est par opposition
pour Husserl, implique la croyance ou la doxa) se temporalise elle-même selon (scil. à la Raison), caractéristique pour elle qu'elle n'est apte à aucune effectuation constitu-
tive, tout au moins pas directement: Il n'y a pas d'objets de la phantasia - en tant qu'étant, il
le régime de la phantasia, c'est-à-dire en présence sans présent assignable, en n'y a pas de mondes de la phantasia qui soient étants.» (Hua XXIll, 558)
des apparitions de phantasia qui ne sont pas, tout au moins primairement, tra-
versées par l'intentionnalité déterminée de souvenir. Ce qui nous alerte ici, c'est l'expression: «tout au moins pas directement».
Husserl se tire de cette difficulté de manière remarquable: l'Einfall de Laphantasia y joue-t-elle quand même un rôle indirect? C'est-à-dire dans la
l'image se transpose en Einfall d'une image-souvenir (d'une apparition de constitution rationnelle du monde? N' est-on pas presque irrésistiblement
phantasia déjà transposée en image, et, de là, transposée à nouveau en image- conduit à penser à la constitution éidétique (variation imaginaire) et au flou
souvenir), quand s'y trouve déjà la croyance propre à l'intentionnalité de sou- éidétique ? L'opposition entre Raison et phantasia est-elle aussi radicale qu'il Y
venir, mais la croyance devenue sensibilité secondaire, c'est-à-dire habitus au paraît? Poursuivons:
souvenir. C'est cet habitus qui me fait reconnaître dans cet Einfall l'Einfall «Or on dira: les objets de la phantasia sont des objets possibles, les mondes de la phanta-
d'un passé (surgissant subitement), et dès lors rend possible la réactivation de sia, des mondes possibles. Mais ce que la phantasia me porte à la représentation, par exemple
à la manière d'un Einfall, a besoin d'une mise en jeu (Ansatz) libre pour avoir une direction
la croyance de souvenir dans l'activité de me tourner vers l'objet comme objet, fixe sur une "objectivité" comme une possibilité d'objet déterminée, et le remplissement de
certes non-présent, mais passé - et ce, quel que soit le degré de clarté et d'obs- cette mise en jeu dans la forme de la détermination plus précise a besoin d'un acte libre de la
curité de l'image et de l'objet qui s'y expose. L'objet du souvenir est donc détermination, du choix du remplissant par quoi alors l' objectité reçoit de la pré-inscription
(Vorzeichnung), mais avec de nouvelles indéterminités qui sont à leur tour librement remplies.
aussi, dans ce cas, un objet déjà connu (par sa Stiftung passée), et dès lors par
La liberté est liée dans la mesure où se trouvent ici des lois d'essence du possible quasi-rem-
l' habitus et le sens intentionnel sédimenté induits par la Stiftung, aussitôt plissement dans les cadres de l'unité d'une objectité possible identique comme intentionnelle
reconnu, et reconnu comme passé. Par là, le souvenir est ressouvenir et encore indéterminée.
(Wiedererinnerung). «Mais il y faut un examen plus poussé. La détermination d'essence de laphantasia est un
grand problème. [... ]» (Hua xxrn, 558)
Nous ne nous pencherons pas ici sur les possibilités d'exploration dans le
ressouvenir que Husserl découvre avec ces gradations de clarté, avec l'inten- Grand problème qui est ici, tout d'abord, pour Husserl, celui de montrer
tionnalité de souvenir comme «tendre-vers» la restitution du soi de son objet comment, dans et par la construction dans la phantasia, peut se constituer un
(cf Hua XXIII, 554-557). Retenons (cf Hua XXIII, 557-558) que ce qui sauve objet stable; cela, il nous l'a décrit et vient encore de nous le décrire. Mais le
les souvenirs (ou ressouvenirs) de la construction de pures possibilités (d'objets problème est à présent surtout de montrer quel peut bien être, en tant que pur
imaginaires purement possibles), c'est la croyance qu'il y a dans l'intentionna- possible, son statut phénoménologique, et en particulier par rapport au réel
lité de souvenir et qui, posant l'existence du passé remémoré et de l'objet visé (real) et à l'effectif (wirklich).
en lui, assigne plus ou moins précisément au souvenir une place temporelle - Husserl commence par écrire, en enchaînant immédiatement:
contrairement au cas du pur possible. Notons encore que tout cela vaut en prin- «Si je fais la "mise en jeu", la thèse volontaire de l'être d'un "phantasmé" (qui n'a pas
cipe, et que rien n'empêche, dans l'expérience effective, que plusieurs souve- besoin d'être intuitif), cette mise en jeu se réalise effectivement, se remplit dans l'entrée en
nirs associativement mis ensemble par synthèse passive, ne puissent scène d'une intuition correspondante comme dans le souvenir, et cependant tout autrement.»
(Hua xxrn, 588-559)
s'enchevêtrer ou se recouvrir en un seul souvenir apparent, ni non plus que des
160 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 161

Autrement dit, je puis faire exister dans la phantasia (en réalité dans l'ima- jeu initiale du souvenir, qui est aussi amorce (Ansatz) du souvenir, en ce que
gination, parce qu'elle vise déjà son objet, à vide) quelque chose dont je n'ai celle-ci est déjà croyance en l'avoir-été de ce qui fait l'objet de la remémora-
que le concept ou la description - par exemple un centaure. Tout comme, dans tion. Et dans ce contexte, le souvenir intuitif est ce qui est motivé par la média-
le souvenir, je puis me représenter le passé intuitivement (et librement) Sur la tion de l' habitus mis en acte par le réveil du sens sédimenté, éventuellement
base d'une simple indication abstraite, par exemple chronologique (qu'est-ce réactivé lui-même par le biais de la sensibilité. Notons enfin, car c'est remar-
que je faisais hier à la même heure ?). Mais c'est cependant tout à fait différent quable, que la réactivation des kinesthèses potentielles par la répétition du sou-
dans l'un et l'autre cas. Et Husserl examine tout d'abord celui du souvenir: venir ne signifie pas, cela va de soi, la remise en action du Leibkorper de
l'expérience perceptive remémorée: c'est l'un des signes par lesquels le souve-
«Dans le souvenir l'intention sur le soi se remplit en un soi qui est "cru", qui se donne de
soi-même comme effectivement réel, et dans la mesure où il a un sens qui n'est pas encore nir s'apparente profondément à la phantasia. En première approximation, le
rempli, l'intention va plus loin et se remplit dans une réalité effective toujours nouvelle. Làje Leib du souvenir est le Phantasieleib impliqué intentionnellement par le souve-
suis dans une connexion de la "réalité effective" que je n'''invente'' pas, que je ne m'imagine nir, et qui porte la trace du système des kinesthèses comme système des possi-
pas (en tant que réalité effective), mais que je "trouve là" (vorfinde). A la disposition de ma
liberté ne se trouve que l'aller sur le soi, les chemins possibles sont en cela pré-esquissés (var-
bilités réelles, des habitus «corporels» (leiblich) liés aux sens intentionnels
zeichnen), ainsi dans le cas des choséités (Dinglichkeit), la réalisation (Realisierung) dans le corrélativement sédimentés depuis leur Stiftung. En ce sens, on peut le vérifier,
souvenir des kinesthèses qui, ou bien prétendent être elles-mêmes "répétition" de kinesthèses on ne se souvient que de ce qui est apparu avec son sens, celui-ci fût-il tout
effectivement accomplies, donc entrent en scène dans ce mode de motivants "effectivement implicite (<<inconscient»).
réels", ou bien pas, mais ont alors le caractère de "possibilités réelles" (real). Le système
kinesthésique a, comme système de possibilités réelles (real), de potentialités (Gekonntheit) Qu'en est-il à présent de la pure phantasia?
réelles, un mode d'être, et la mise en jeu à un caractère correspondant qui lie la liberté. Nous «La pure phantasia neutralise, modifie toute croyance, elle ne la modalise pas en une nou-
sommes donc selon le motivant et le motivé dans un système de croyance, les mises en jeu velle croyance en un être modalisé.» (Ibid.)
sont elles aussi liées par des croyances ou ont le caractère de modalités-de croyance, sont donc
elles-mêmes croyance. » (Hua XXIII, 559) Voilà répétée la thèse générale concernant la phantasia. Mais Husserl ajoute
Ce qui est ici intéressant, outre la description du souvenir, que nous avons aussitôt:
relevée, comme pénétré d'une intention doxique qui tend à se remplir intuitive- «Ne doit-on cependant rien dire d'autre? Elle constitue pourtant des possibilités "idéales",
ment eu égard à son sens, est l'introduction du concept de «possibilité réelle» "pures" ». (Ibid.)

(reale Moglichkeit), déjà différente de la pure possibilité. Elle se rapporte ici au Qu'est-ce que cela veut dire, plus concrètement, quant au statut de ces pos-
Leib, au corps-vivant du sujet en lequel a lieu le souvenir, et ce, par le biais de sibilités, étant rappelé qu'elles sont construites dans la phantasia, et que, pour
ses kinesthèses. Cela rejoint les analyses de souvenir proposées, à la même autant, les apparitions de phantasia ont déjà dû se transposer en images, aussi
époque, par Husserl, dans les Analyses sur la synthèse passive (Hua XI), sur fugaces, fluctuantes et obscures soient-elles.
lesquelles nous reviendrons dans notre ne section: le réveil du souvenir, à l'état
«Dans la mesure où la croyance est encore là, l'installation dans la phantasia en "délie",
latent comme intentionnalité vide mais ayant son sens intentionnel sédimenté elle prend la croyance effective "comme si" elle était croyance, l'être effectivement réel
dans le passé, a lieu par le réveil de la sensibilité, ici des kinesthèses, et cela, devient un être-comme-si (comme s'il était réalité effective). Même la mise en jeu selon tous
puisqu'il y a cet éveil, sur le mode d'une motivation bien réelle (affective) à se les motivants devient mise en jeu comme-si. Comment est-ce que j'en viens à présent à la cla-
rification de la position de la pure possibilité, qui est pourtant une position effective, une
souvenir, à retrouver, mais dans la phantasia ou l'imagination, l'apparition ou croyance? La modification du comme si est une dimension propre des modifications qui à cet
l'image du passé. Cependant, dans la mesure où, nous l'avons vu, il ne peut y égard s'oppose à toutes les modalités de croyances (resp. modalités d'être) non modifiées
avoir (du moins pour Husserl) de souvenir que de ce qui a été institué, gestiftet (sei!. affirmation, doute, négation, etc.). Et cette modification, comme toute autre, est
conscience-de et à sa Raison constitutive. Son corrélat est la pure possibilité. Cela veut dire
comme présent, et dans la mesure où cette Stiftung induit habitus et sédimenta-
que l'''être comme si" peut lui-même être un visé et un effectivement réel, accomplir une
tion du sens intentionnel, la réactivation intuitive du présent passé, en quoi modification-comme-si est soi-même à son tour une croyance, dont le cru est le comme-si, et
consiste le souvenir, peut fort bien ne pas être complète, voire ne pas avoir lieu, celui-ci peut éventuellement être donné, c'est-à-dire venir à la donnée de soi, originaire.»
l'intention vide ne trouvant pas d'intuition pour se remplir. Cela implique que (Hua XXIII, 559-560)
le système kinesthésique est aussi, et même pour sa part la plus grande, un sys- Remarquons d'abord que cette modification de la croyance dans le «comme
tème d'habitus, c'est-à-dire de possibilités réelles, mais non nécessairement si» suppose déjà la Stiftung par laquelle la phantasia est architectoniquement
toutes ré-activées dans la répétition: ce sont elles en tout cas qui limitent transposée en imagination. C'est en effet le comme-si de la quasi-perception,
d'avance la liberté du souvenir. C'est donc l'habitus qui est ici une possibilité qui prend son objet, non présent, comme s'il était présent. Si bien que l'Ansatz
« réale», et c'est lui qui motive le «système de croyance» et donc la mise en de cette quasi-perception est lui-même quasi-Ansatz ou Ansatz comme si, une
162 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 163

«Ici aussi, j'ai la double attitude: vivant dans la pure phantasia, je suis le pur sujet de
sorte de «prise au sérieux» de la fiction construite. C'est ainsi sans doute,
phantasia et le pur Phantasia-Ich qui a donné un présent de phantasia, un passé de phantasia,
comme l'ajoute Husserl, que l'objet construit comme pure possibilité est posé etc.» (Ibid.)
comme tel. Y a-t-il donc, dans cette position, une croyance? Ce que Husserl
pense au moins implicitement ici, c'est que cette position, résultant d'une Soulignons le «a donné» qui relève, nous l'avons vu, d'un fingieren en
construction visant elle-même à dégager un objet (purement possible) stable, a, simulacre du Phantasie-Ich. Nous avons vu que présent et passé de phantasia
tout comme la construction, sa Raison constitutive. Ce n'est donc pas que l'ob- n'ont, à proprement parler, jamais existé comme tels, mais ne sont qu' «imagi-
jet purement possible soit subrepticement pris comme un objet du monde réel nés », après coup, avoir eu lieu, ou pouvoir avoir eu lieu si, à ces moments, je
(effectif), mais c'est que la croyance en sa stabilité est un élément suffisant à sa n'avais pas vécu dans la pure phantasia. C'est toute la difficulté de la quasi-
rationalité, c'est-à-dire à son effectivité, fût-ce sur le mode du comme-si qui, épochè qui surgit ici. Mais elle n'est pas essentielle pour ce qui est en débat.
par là, vient à se donner lui-même originairement. La modification de neutra- Lisons ce que dit Husserl de la seconde attitude phénoménologique, qui est
lité dans l'imagination est tout aussi originaire que la non-modification dans la nouvelle (il s'agit d'expliciter le «comme si) :
perception. Le pur possible existe comme possible de l'imagination dans l'ima- «Ou bien je suis le moi actuellement effectif qui "phantasme" l'étant présent, passé, etc.,
et l'étant tout simplement sur le mode du comme-si de phantasia, l'effectivement "phan-
gination, parce qu'il est rationnellement construit, en quelque sorte avec
tasmé", ce qui effectivement se fait passer [pour tel] dans ses modalités de phantasia, cela est
confiance, en vue de sa stabilité, dans l'imagination. C'est donc un objet très le possible, la possibilité qui est (seiende Moglichkeit), et elle est comme telle donnée de soi
particulier, à la fois différent de ce qui est aperçu dans l'aperception de phanta- (selbstgegeben) dans la phantasia intuitive et à cela appartient la donnée du soi adéquate ou
sia, et de ce que comme quoi il est aperçu moyennant la transposition architec- inadéquate, etc.» (Ibid.)
tonique de la phantasia en imagination: il y faut, pour ainsi dire, la Tout comme dans le cas du souvenir, je prends posture dans le maintenant -
persévérance rationnelle du sens intentionnel en vue de lui-même. ce qui correspond à la Stiftung du pur possible - par rapport à ce qui est le non-
Pour éclaircir la situation, Husserl propqse un parallèle: maintenant ou le non-présent de la phantasia, mais si, par surcroît, dans cette
«J'ai en toute "reproduction" (seil. présentification) une double attitude comme possibi- posture, j'imagine (<<phantasme») de l'étant présent ou passé, si, par là, je
lité: Ou bien je vis "dans" la reproduction et je perçois pour ainsi dire (gleichsam), je pense, je laisse jouer ce que Husserl a dégagé comme la «variabilité» de la phantasia et
sens (fühlen) pour ainsi dire, je vis dans le passé, dans le souvenir et suis en cela conscient
(inne) du souvenir. Je vis dans le "pour ainsi dire", dans le "comme si". Ou bien, je prends
de l'imagination, je le transpose lui aussi en régime de phantasia (et d'imagina-
posture (Posta) dans le maintenant, et je suis le sujet effectivement réel, et je me rapporte en tion), et la variabilité qui, dans le cas de la pure imagination, donnait, par la
ma conscience effective au reproduit qui, à partir du maintenant, est caractérisé comme construction «rationnelle», une pure possibilité, donne ici, par le même proces-
reproduit, comme passé (présent passé, comme présentifié, mais pas effectivement réel pré-
sus transposé, la possibilité qui est, distincte de la première. Par là, je puis la
sent, en tant que modifié).
«A toute reproduction appartient d'être "modification", et le modifié est un comme-si. viser, actuellement, comme possibilité étant purement et simplement, mais
Dans le cas de la pure phantasia le reproduit n'a pas le caractère de l'étant (en un mode affectée du comme si - par où, si elle est étant pur et simple, elle l'est en simu-
d'être) tout simplement, mais de l'''étant'' en un tout autre sens, "comme si".» (Hua XXIII, lacre, comme une sorte de ce que nous nommons simulacre ontique. Le pas
560, nous soulignons) nouveau que franchit ici Husserl consiste à envisager la possibilité depuis la
Dans le souvenir, où je puis «vivre» en «régime» de phantasia tout comme phantasia (et non simplement depuis le logico-éidétique), à la considérer,
dans laphantasia, c'est-à-dire en «régime» de gleichsam, de «pour ainsi dire» même dans le cas où, liée à l'étant (ce qui est), elle est possibilité qui est,
où je suis selbstverloren, c'est donc le sens intentionnel réveillé au présent comme construction cohérente dans la phantasia et l'imagination, le sens
dans la conscience effective qui, réactivant la visée intentionnelle en sa intentionnel actuel ou sédimenté, institué, servant de guide à la construction. En
Stiftung, la fait se rapporter au «reproduit» (dans l'image-souvenir) comme à \ tant que telle, la possibilité qui est, sur son mode «phantastique» d' étant-
.~

un passé, à ce qui a le mode de l'être qui a été, donc le fait s'y rapporter avec la ~ comme-si, est bien traversée ou soustendue par une certaine croyance qui est à
croyance que le reproduit a été. Dans l'imagination au contraire, il n'y a pas ,. la fois croyance en la fiabilité de la construction dans l'imagination et croyance
cette croyance. Il y a cette sorte de croyance (rationnelle) qui établit, par sa dérivée, selon une articulation qui reste à interroger, de la croyance qui fait par-
construction, un rapport à l'objet purement possible. Mais qu'en est-il, plus tie du sens intentionnel de l'étant porté d'abord au registre de l'imagination.
précisément encore, de la croyance «comme si» ? Il y a, pour l'expliciter, deux Car c'est elle qui fait être la possibilité comme possibilité qui est. Étant donné
attitudes phénoménologiques qu'il faut distinguer. La première nous est son mode de constitution, celle-ci n'est pas plus individuante, ni davantage
connue, Husserl la reprend quoique en des termes très approximatifs: située dans le temps que la possibilité pure. Et cette possibilité qui est n'est rien
d'autre que la possibilité éidétique, qui, on le voit, procède elle-même d'une
164 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLJ;l DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE 165

Stiftung. Celle-ci, qui a lieu dans l'imagination, ne s'opère pas sans avoir au sibles peuvent se former, mais c'est sans aucune contrainte, tout à fait libre-
moins des éléments (au sens de la Fundierung) dans le monde réel effectif de ment, au gré du Phantasie-Ich, qui choisit et admet, pour la poursuivre, la «réa-
l'expérience. Dès lors, des questions surgissent: le centaure, par exemple, peut- lité effective» (entre guillemets phénoménologiques) qui lui «tombe dessus»,
il d'une autre façon être considéré comme un possible éidétique, alors que, par Einfall. C'est, pourrait-on dire, l' ontification quasi-spontanée de la phanta-
manifestement, il est bien un pur possible, mais pas un possible qui est? sia, mais qui ne produit que de la «réalité effective-comme si », «éprouvée »,
L'imagination, à elle seule, peut-elle, par ce style de Stiftung quasi-perceptive, ou plutôt quasi-éprouvée, dans la phantasia, par le Phantasie-Ich. C'est la
«fabriquer» de l'éidétique? Est-ce qu'un individu pleinement individué doit façon qu'a la phantasia d'éprouver quelque chose, de «faire une expérience»,
servir de base à la variation éidétique, qui est bien imaginaire? Faut-il, pour mais ce quelque chose, on le comprend déjà, n'est que du pur possible, et du
guide de la variation, de tels individus dans tous les cas? Faut-il que la pur possible qui n'est pas, qui demeure pur possible, pour ainsi dire simulacre
croyance s'y accroche pour que l'éidétique puisse se penser à travers des possi- ontique d'un pur possible qui serait (étant). Ou mieux, c'est, pourrait-on dire,
bilités qui sont? En quoi la sorte de croyance qui est accrochée au pur possible une part de la vie imaginaire, celle qui '« produit» ou «fabrique» (guillemets
est-elle ou n'est-elle pas suffisante? y a-t-il une sorte d'éidétique de l'imagina- phénoménologiques), par ce style de Stiftung, des objets stables, ou, tout au
tion? On voit ici les difficultés qui menacent, dès lors que sur la Stiftung de moins, cherche à les «produire» ou à les «fabriquer». Encore une fois, on ne
l'imagination peu s'édifier la Stiftung du possible en général. peut, selon nous, mieux dire qu'il n'y a pas, pour la phantasia dans son régime
Husserl en est conscient, qui enchaîne: propre, de phantaston. Mais seulement, peut-être, de ce dernier, une ébauche
constamment ruinée par les caractères «sauvages» de la phantasia primaire -
«Admettons que les data sensibles de phantasia (les phantasmata) s'écoulent dans une
déterminité claire [ ... ], que tout soit comme "dans la réalité effective", est-ce que par là ne se caractère protéiforme, fugacité, fluctuations, décrochages, intermittences - qui
constituerait pas à nouveau un monde de choses en phantasia, et ne serait-il pas alors tout rejaillissent aussi sur l'instabilité de l'image.
simplement un monde de phantasia, cela ne serait-il pas un monde effectif et se donnant Les choses changent si l'on en passe à l'actualité de la conscience :
comme effectif? Mais n'est-ce pas un non-sens, et pourquoi est-ce un non-sens?» (Hua
xxm,560-561) «Mais si j'ai racine dans l'attitude de l'actualité dans le maintenant, une effectuation
constitutive actuelle est accomplie dans mes vécus de phantasia actuels (dans l'admettre et le
Telle est en effet la question si, sur la phantasia seule, peut se constituer de maintenir ferme actuels de l'Einfall de phantasia, dans le quasi-remplissement actuel des
la possibilité. Sautant la première analyse (Hua XXIII, 561-562) de la constitu- intentions vides, dans la quasi-détermination-de-plus-près actuelle des horizons vides); ce qui,
en tant que "réalité effective" se tient maintenant effectivement devant mes yeux, est l'objet
tion de la perception et de la quasi-perception, nous nous porterons aussitôt au "phantasmé" comme l'identique-de-phantasia de déterminations "phantasmées" qui se main-
cœur du problème où Husserl reprend la distinction entre vie dans la phantasia tiennent de façon concordante dans la phantasia. J'ai certes constamment choisi librement et
et «retour» de celle-ci à l'actualité du maintenant. Tout d'abord la première: par là produit l'unité de la concordance "dans la" phantasia, mais dans cette liberté aussi je
suis lié, j'ai constamment le choix mais c'est précisément un choix, si je me décide pour l'un,
«Comment en va-t-il donc avec l'être effectif d'une pure possibilité? Les possibilités sont de l'autre est multiplement exclu, et l'identique, la synthèse des images qui concordent en vue
des objets de phantasia "volontaires" (willkürlich: arbitraire). Le Moi "phantasmant" n'est de l'unité d'un identique à soi sans interruption (apparaissant dans des quasi-apparitions en
pas lié par la croyance en une réalité effective, il prend la "réalité effective" de phantasia qui concordance), n'est en aucune manière, en tant que synthèse, à mon gré, je suis lié par des lois
lui tombe (ihm einfallend) "comme si" c'était de la réalité effective et, admettant, il choisit, il d'essence (wesensgezetzlich), et ces lois d'essence, je les amène, dans la pensée générale, à se
se lie librement, volontairement à l'horizon appartenant au "sens" de cette "réalité effective". donner à moi sur la base de la réflexion sur les apparitions et leur unité et sur la conscience
C'est librement qu'il se choisit le remplissement de cet horizon, accomplit, dans les cadres du qui les constitue. »
sens de l'admission, des quasi-remplissements, les tenant ferme et les quasi-établissant, «L'être des objectités de phantasia est un être "éprouvable", sont éprouvables les objecti-
[comme] des particularisations déterminant de plus près, s'ébauche [à lui-même] par là libre- tés de phantasia comme telles. Dans la mesure où une intention vide est dirigée sur un tel pro-
ment un nouveau sens pour le même objet de phantasia, et l'ébauche ainsi davantage à son duit, dans une indéterminité qui fait ressortir le libre choix multiple et des intuitions de
libre gré lfreie Wilkür), le formant librement, ce par quoi la formation libre a le sens constant phantasia remplissantes multiples, un produit effectivement s'appelle une possibilité de phan-
d'un "étant en soi" (dans le comme-si), d'un "objet", comme s'il était quelque chose à partir tasia, il montre (das Erweisende) la possibilité de ce qui d'avance est visé à vide dans l'inten-
de soi que le représenter détermine, comme s'il était éprouvé, comme si l'expérience se déter- tionnalité (Intendierte). (Hua XXIII, 563)
minait de plus près, exigeait cette détermination de plus près à partir de soi, etc.
«Cette formation (Gebilde) de phantasia, se produisant dans un former librement à son Et Husserl ajoute en note: «cette possibilité est la modification commune
gré sans rupture (durchgangig), est (seil. se trouve) dans l'attitude "phantasmante" en laquelle d'une certitude de croyance.» (Ibid.) De même, en correction de la dernière
je suis englouti dans la phantasia, en laquelle, "phantasmant", en tant que Phantasie-Ich,
comme si je devait éprouver cette "réalité effective", j'''éprouve'' précisément la phantasia proposition du texte cité (note 2) :
(comprise ontiquement), la réalité effective-comme-si.» (Hua xxm, 562) «Nous nommons donc aussi tout produit de phantasia qui a mis devant les yeux intuitive-
ment l'unité d'une quasi-objectité, l'unité d'un objet de phantasia en tant qu'objet de phanta-
A ce niveau, donc, qui est celui de la vie du Phantasie-Ich, de la vie du moi sia effectif, une possibilité (possibilité qui est effectivement), une "réalité effective pensée».
perdue (c'est toujours la Selbstverlorenheit) dans la phantasia, des purs pos- (Ibid.)
166 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA CONSTITUTION ÉIDÉTIQUE: LE «FLOU» ÉIDÉTIQUE
167

Il s'agit à présent de la production consciente, dans l'actualité du mainte- duels », en effet, la conscience imagine, et elle imagine déjà, en fait, ces
nant, de l'objet stable de phantasia comme pure possibilité, et ce, encore une exemples pour les désindividuer dans son exercice même, et par là, en les
fois, depuis la Stiftung (cf Beilage LXII, Hua xxm, 565) qui a lieu, dans la ouvrants aux possibilités, déjà «imaginaires », de variations, les transmuent ou
phantasia, et sur la base de la Stiftung de l'image, d'une aperception quasi-per- les transposent (architectoniquement) déjà en possibles qui sont. Mais ceux-ci
ceptive. Stiftung d'un sens intentionnel de quasi-perception, repris dans l'actua- ne sont tels que par leur fondement (Fundament, par la Fundierung, qui n'est
lité de la Stiftung, par le moi «éveillé», qui cherche, dans les images de pas Begründung) et ils ont même structure, par leur construction comme «inva-
l'imagination, ses remplissements intuitifs, dans une continuité en droit sans riants », que les purs possibles de l'imagination, dont on vient de voir, par sur-
rupture, quasi-perceptive, et qui, par là, en cette recherche, est liée par des lois croît, qu'eux aussi peuvent acquérir quasiment de l'être, pour peu que tel ou tel
d'essence, celles qui «enveloppent» et sont «enveloppées» par le sens inten- sens intentionnel de quasi-objet (par exemple: le centaure) y soit institué. Dès
tionnel du quasi-objet quasi-perceptif, imaginé comme un objet de perception, lors, les possibilités éidétiques ne sont pas, au registre de la variabilité et de la
lesquelles lois se donnent par là-même comme telles à la conscience, c'est-à- variation dans l'imagination, sans rapport avec les purs possibles quasi-exis-
dire quasiment comme lois d'enchaînement éidétique. Ce n'est donc pas la tants de l'imagination - même si la variation éidétique rigoureusement menée
phantasia, ni non plus l'imagination, qui sont, en quelque sorte, à la base d'une doit, au fil de ses imaginations, en exclure la plus large part, elle doit précisé-
éidétique, mais c'est la réflexion actuelle de la conscience sur la constitution ment les avoir rencontrés pour les exclure. En ce sens, il y a bien, du point de
seulement ébauchée de purs possibles par les constructions pareillement ébau- vue «rationnel» de la construction du possible en général, une sorte d' éidétique
chées de ces purs possibles dans l'imagination - comme si la réflexion actuelle de l'imaginaire qui n'est pas sans rapport avec l'éidétique stricto sensu. La
«fixait» les purs possibles, multiplement possibles et proliférant dans leurs frontière est floue parce qu'il y a, dans nos termes, un flou éidétique tenant au
possibilités, pour en faire des possibles qui existent dans et pour l'imaginaire, fait que, phénoménologiquement, le possible en général, dont Husserl nous
c'est-à-dire des possibles éidétiques imaginaires. Et c'est dans ce «monde montre l'articulation à l'imagination, n'est jamais complètement individué, ni,
second», et en lui explicitement, que la croyance, la doxa est impliquée comme ce qu'on savait avant lui, complètement individuant. Même dans le cas de
quasi-ontologique. Par là même, élevés à ce rang dans ce qui est à son tour une l'étant présent individué, avec son sens intentionnel, le possible éidétique ne
seconde transposition architectonique des deux premiers registres (ceux de la s'enlève que par sa désindividuation dans et par l'imagination, et cela ouvre
phantasia et de l'imagination) à un troisième (celui de la conscience actuelle autrement la question du rapport entre particulier et universel, puisqu'il faut
qui dégage des purs possibles comme sortes imaginaires d'invariants éidé- désormais partir du singulier et de sa désindividuation. Finalement, c'est le sta-
tiques), les possibles purs qui passent ainsi à la quasi-existence font partie de tut du «penser» (le possible) et de la «pensée» (comme possibilité excédant ce
l'expérience, ils sont «éprouvés» dans et par la conscience actuelle comme au qui est) qui sont en question. Il est significatif qu'ici la «généralité» de la
fil d'une expérience «rationnelle». Reste en effet que la Stiftung du sens inten- variation soit phénoménologiquement la variabilité propre à l'imagination, ce
tionnel et de l'intention vide comme Stiftung d'une aperception quasi-percep- qui pousse à s'interroger sur son articulation avec la généralité du concept ou
tive (d'un objet stable ou, comme dit Husserl, «identique») ne relève pas de la de la signification (Bedeutung), donc avec ce qui est propre à la langue philoso-
phantasia, ni entièrement de l'imagination, mais, comme on l'a vu, de la phique. Ce que Husserl dégage en quelque sorte ici, c'est la possibilité de la
Raison, de la construction confiante, dans l'imagination, réglée et guidée par le variation éidétique du côté de l'imagination, donc son statut plus proprement
sens intentionnel qui a été institué. Et la Stiftung s'accomplit en Stiftung quasi- phénoménologique. Mais le paradoxe est que, dès lors, tout se passe comme si
perceptive si elle arrive à se remplir d'intuitions concordantes, c'est-à-dire la conscience actuelle pouvait aussi construire une éidétique du Phantasiewelt
d'images issues, par transposition, de la phantasia. La croyance qui s'y fait dans le Phantasiewelt. Ce qui implique à son tour qu'il ne pourrait pas y avoir
jour est, indique Husserl, «la modification commune de la certitude de d'éidétique du monde réel (effectif) s'il n'était habité, en filigrane, de multiples
croyance», en ce qu'elle n'est que croyance en un possible quasi-existant, et m?ndes «?hantastiques» possibles: car sans cette sorte d'habitation, il ne pour-
non pas croyance sûre de soi en un étant individué effectivement réel - celle-ci raIt y aVOIT de sédimentation des possibles éidétiques comme pivots du monde
procède, quant à elle, de la Stiftung de l'aperception perceptive. Ce qui advient réel par opposition aux mondes, «phantastiques». Le risque est bien que dans
avec le pur possible transposé architectoniquement en pur possible qui, en toute le champ de la possibilité, ils tendent à devenir mutuellement indiscernables
rigueur, a quasiment de l'être, c'est non pas la Wirklichkeit existante, mais la soit que le monde réel risque d'absorber en lui-même les mondes «phantas~
Wirklichkeit «pensée ». Cela rend à l'imagination une considérable liberté de tiques» - ce qui est plus ou moins le cas chez Husserl, comme dans la philoso-
variation, qui va bien au-delà de celle mise en jeu dans la classique variation phie classique-, soit que les mondes «phantastiques» risquent d'absorber en
éidétique, mais qui ne cesse de l'alimenter. En variant les exemples «indivi- eux le monde réel. Ce qui, chez Husserl, garde contre cette indiscernabilité,
168 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA : DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 169

c'est la nature propre de la Stiftung du réel, la prégnance, dans la conception de qu'a d'insatisfaisant la distinction classique entre face physique et face psy-
celui-ci, de la Stiftung de l'aperception perceptive - avec son temps comme chique de l'expression, Husserl déplace cette distinction en se réinterrogeant,
continuité d'écoulement du présent vivant. Mais qu'advient-il si, comme nous depuis le § 9 de la 1ère Recherche, sur ce qui se passe dans l'énonciation linguis-
pensons qu'il faut le faire, nous mettons cette prégnance en question? tique, fût-elle silencieuse, intérieure et solitaire - chose bien plus énigmatique,
Comment faut-il architectoniquement penser, en phénoménologie, le flou éidé- nous allons le voir, que ce que l'on y a d'habitude entendu, puisque dans le
tique du possible, fût-il, non plus pur possible quasi-étant de l'imagination, silence, penser et parler sans énoncer factuellement (par exemple par la
mais possible qui est? Ce sont là des questions auxquelles nous nous efforce- bouche) tendent à se confondre.
rons de répondre dans notre Ile section. Il y va du statut architectonique de la Le premier déplacement de la distinction classique consiste à considérer
phantasia, ici de la construction dans l'imagination, quasi-schématique ll , qui «l'expression elle-même, c'est-à-dire compte non tenu de son sens», et «ce
pourrait fort bien être la «base» de toute expérience possible, et dont l'enfouis- sens lui-même, la signification (Bedeutung)>> (Hua XXVI, 12). Mais Husserl
sement doit lui aussi trouver son «explication» phénoménologique. s'empresse d'ajouter que les choses ne sont pas si simples. En ce qui concerne
Lisons encore ces deux textes en guise de conclusion l'expression, «il faut distinguer phénoménologiquement l'apparition-expres-
1) «Ce qui est mis en jeu sur le mode "phantasmant" de manière non intuitive et ensuite sion (die Ausdruck-Erscheinung), et l'expression elle-même, qui apparaît.»
aussi indéterminée, cela fait des possibilités si elles sont à transférer synthétiquement dans des (Ibid.) C'est-à-dire l'expression dans son apparition momentanée et l' expres-
formes intuitives de phantasia et à justifier par des produits de phantasia choisis de manière sion en tant que cela même qui apparaît (l'apparaissant) à travers l'apparition.
appropriée.» (Hua XXIII, 563-564)
2) «Des horizons indéterminés appartiennent essentiellement à tout objet individuel, que
Plus précisément, il faut entendre par expression «le signe simplement sen-
ce soit eu égard à sa connexion temporelle, ou que ce soit eu égard à ses déterminations sible, apparaissant normalement de manière sensible », «le verbe prononcé
propres, en lesquelles il est visé. Un objet est en soi possible, dans la mesure où il est intuiti- (Wortlaut) », donc le son parlé, «ce qui y est acoustique et moteur, etc. », et
vement représentable, et un objet pensé, dans la mesure où il est possible de le "phantasmer" pareillement le signe écrit s'il s'agit d'un verbe écrit (cf Ibid.). Cela, ajoute
(phantasiebar) librement de manière intuitive.» (Hua XXIII, 564)
Husserl, apparaît, est apparition. Ici, il faut déjà comprendre, et c'est essentiel,
Restent, selon Husserl, deux questions: «Dans quelle mesure les possibilités qu'au signe sensible qui apparaît n'appartient pas seulement son apparition sen-
sont-elles des objets identifiables, et dans quelle mesure ont-elles une objecti- sible, mais aussi sa sensation et les kinesthèses qui accompagnent cette dernière
vité intersubjective?» (Ibid.) C'est que, pour lui, il faut le savoir, tout cela (acoustique ou visuelle). C'est dire, même si cela ne viendra que plus tard dans
«n'est rien moins que suffisant» (ibid.). l'œuvre de Husserl, que le Leib est partie prenante de l'expression quand elle
est prononcée et entendue, et quand elle est écrite. C'est dire aussi, pour déjà
anticiper, que, dans la mesure où nous apprenons et nous acquérons les signes
§ Il. L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA : de la langue quand nous apprenons à parler, ils procèdent d'un Stiftung origi-
DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL nale, la Stiftung de la langue, qui est pour nous institution symbolique, et que
cette Stiftung l'est aussi d' habitus linguistiques, eux-mêmes coextensifs, dans
Afin d'accéder à une première définition du statut phénoménologique du leur être-en-puissance (Vermoglichkeit), de couches sédimentées de sens inten-
signe linguistique, nous partirons des analyses que, sept ans après les tionnels - ici de sens qui font de ces signes qui apparaissent des signes linguis-
Recherches logiques, Husserl déploie dans le premier chapitre (§3) de la tiques ayant telles ou telles significations, plus ou moins fixées par la Stiftung,
Bedeutungslehre de 1908 12. Après avoir justifié (§3a), comme dans la 1ère mais adaptées et reconnaissables dans telle ou telle énonciation linguistique.
Recherche, la mise hors circuit de la fonction de l'indication empirique et de la Mais là n'est pas le tout, loin s'en faut. Husserl poursuit en effet aussitôt en
fonction de communication (qui va de pair avec celle de la Kundgabe et de la disant qu'il faut «distinguer le verbe prononcé, qui apparaît, et l'apparaître lui-
Il Kundnahme), fonctions qui ne sont pas essentielles - intrinsèques, ou absolu- même, ainsi le vécu de l'apparition de perception dans lequel a lieu (besteht) le
1

j, ment indispensables - à l'expression linguistique, et après avoir souligné ce flottement (Vorschweben) du verbe prononcé, du texte écrit sur le papier, et au
1
travers (durch) duquel [vécu] le signe est en train de flotter (Vorschwebendes)
pour celui qui parle ou écoute.» (Ibid.) Ainsi, l'apparaître du verbe prononcé,
'Ii 11. Cela fait penser à la construction mathématique chez Kant et de plus loin, à toute la part
constructive des mathématiques.
qui a lieu dans le vécu, est celui d'un «Vorschweben», d'un «flotter devant»:
il
12. E. Husserl, Vorlesungen über Bedeutungslehre Sommersemester 1908, hrsg, von U. cela signifie, et c'est capital, que c'est un apparaître fluctuant, non fixé sur ce
Panzer, Husserliana, Bd. XXVI, M. Nijhoff, 1987; trad. J. English, Vrin, Paris, 1995. Nous cite- qui serait l'apparition perceptive ponctuelle et instantanée du signe comme
III rons, dans le corps de notre texte, par Hua XXVI suivi de l'indication de page. chose (où il perdrait d'un seul coup son essence de signe), ou même comme
170 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUlSTIQUE ET LA PHANTASIA: DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 171

objet (ce ne pourrait l'être, nous le comprenons, que par une abstraction qui avant de poursuivre et pour nous référer à ce que nous avons dit du signe
isole ou, nous le verrons, par une certaine Stiftung seconde de la langue à l'inté- comme habitus, et comme habitus kinesthésique impliquant le Leib, on com-
rieur de sa Stiftung première). prend que cette implication peut être aussi celle d'un Phantasie-Leib, qui est en
Cependant, il y a plus encore: «TI faudrait ici ajouter aussitôt que cet acte jeu dans la Phantasieerscheinung du verbe prononcé, d'une manière para-
dans lequel le verbe prononcé se constitue à la mesure de la conscience, n'est doxale puisque les habitus en question n'y sont pas remis en acte comme ils le
pas complètement déterminé dans sa spécification qualitative. Peu importe si sont quand je prononce ou écris effectivement. Si nous ajoutons, comme c'est
c'est une perception ou un souvenir ou une autre intuition, et en particulier une légitime, que cette dernière mise en acte est aussi, ipso facto, la mise en mou-
représentation de phantasia (Phantasievorstellung). C'est-à-dire aussi, nous le vement du Leib et du Korper (la bouche, la main), nous comprenons que la pre-
remarquons, qu'il est indifférent que dans l'acte du phénomène de verbe pro- mière l'est seulement, dans la phantasia, du Phantasie-Leib, et par là, nous
noncé (Wortlautphiinomen) soit contenu, ou pas, une prise d'attitude sommes en mesure de saisir plus clairement ce qui se passe quand, silencieuse-
(Stellungnahme) existentielle et une prise d'attitude en général.» (Ibid.) ment, nous écoutons parler ou lisons: une sorte de mimèsis, qui n'a rien de spé-
Autrement dit, quel que soit le mode d'existence (effectif, présomptif, phantas- culaire puisque mon Korper est mis hors-circuit, du verbe prononcé (parlé ou
tique, etc.) du verbe prononcé, l'être et le non-être ne font rien à son essence. écrit) par mon Phantasie-Leib, lequel, on l'a vu, est quant à lui foncièrement
Husserl précise même: «Dans le penser et le parler internes s'accomplit un flux indéterminé. C'est ce que nous avons nommé une mimèsis active et du dedans,
de représentations de phantasia: mais pour les verbes prononcés qui y sont où mon Leib dés ancré du Korper par la phantasia vient «habiter», de façon
"phantasmés", absolument aucune place n'est indiquée dans le monde effecti- irreprésentable, l'expression. Nous avons vu qu'il en va de même, en général,
vement réel, ils apparaissent, mais ne valent ni pour étant ni pour non étant. Et de l'intersubjectivité, si souvent mal comprise.
pourtant ils sont des verbes prononcés, à savoir des sons qui portent la fonction Avant d'explorer ce qu'il en est plus proprement du verbe prononcé dans la
verbale (Wortfunktion), qui apparaissent comme signes verbaux (Wortzeichen) seule phantasia (factuellement solitaire), et par là, ce qu'il en est plus précisé-
pour des significations; et [... ] ces simples apparitions de phantasia de verbes ment du statut phénoménologique de l'expression, il nous faut prendre en
prononcés sans prise d'attitude sont aussi bien des fondements (Fundamente) compte ce qu'ajoute encore Husserl dans la mise en place de la
pour des actes donnant la signification que dans les cas du discours actuel les Bedeutungslehre de 1908, et qui n'est pas moins important. «Normalement,
apparitions de perception. » (Ibid.) écrit Husserl, nous trouvons quelques intuitions sensibles pour la face parole
Notons tout d'abord, ici, avant d'y revenir plus longuement, qu'il n'est nulle prononcée.» (Hua XXVI, 13). «Normalement», car il peut se faire aussi que
part question, dans ce texte, d'image (Bild). Et dans la phantasia, la représenta- des «représentations non intuitives », de «simples représentations vides fonc-
tion est apparition, à savoir apparition de phantasia, dont nous savons qu'elle tionnent de la même manière» (ibid.). Ce sont, explique-t-il, des représenta-
n'est pas primairement une image. Cela signifie qu'il ne s'agit pas ici primaire- tions «reliées aux expressions sur la face de signification», et elles font que la
ment, pour le phénomène de verbe prononcé, de ce que les psychologues et les liaison à des intuitions sensibles des signes ou des symboles «n'est pas essen-
linguistes entendent naïvement par «image verbale». Notons ensuite que ce tielle à l'intention vide» (ibid.). Ainsi se comprend, selon Husserl, que dans le
passage tout à fait remarquable nous fait mieux comprendre ce qui est en jeu cas du parler (muet) intérieur, «quand les "mots font défaut", les représenta-
dans le flottement du verbe prononcé: flottement entre la perception, le souve- tions de mot peuvent être présentes comme représentations vides, et sont aussi
nir (qui, on le sait, n'est pas non plus primairement «image» chez Husserl) et en fait présentes (scil. dans le vécu, dans le présent intentionnel) (ibid.).» C'est
la phantasia, et entre les Stellungnahmen corrélatives. Si le verbe prononcé l'apparition de mot (ou de verbe: Wort) qui est non-présente, mais les représen-
peut se fixer factuellement selon les circonstances (il y a aussi celles où je pro- tations vides, qui sont dirigées sur un verbe prononcé déterminé mais absent de
nonce effectivement le verbe), il ne lui est pas a priori essentiel de se fixer de l'intuition, sont liées à des actes donnant la signification (cf ibid.). De la sorte,
telle ou telle manière pour être ce qu'il est. Cela veut dire, en écho à ce que s'agissant de l'expression, on peut aller plus loin encore que les apparitions du
nous avons dit, que même quand je le perçois, m'en souviens ou le verbe (sensibles, remémorées, «phantasmées»), et parler de leurs représenta-
«phantasme» en son apparition, il ne s'agit ni d'une perception, ni d'un souve- tions (Vorstellungen) qui, vides de toute apparition, portent néanmoinS"la signi-
nir, ni d'une phantasia comme une autre, par exemple celle d'une chose ou en fication. Elles sont, pour ainsi dire, de pures intentions de signification sans
général d'un objet. C'est là ce qui fait la remarquable autonomie du verbe, aucune Darstéllung intuitive du signe et montrent que, dans leur essence, les
énigmatique, et qui doit engager notre réflexion: autonomie qui en fait, en tout significations elles-mêmes sont vides d'intuitivité. «Penser» par intentions de
cas, la non moins remarquable neutralité (cela, bien entendu, hors de tout signification vides, cela se passe aussi sans que nous sachions très bien com-
contexte factuel empirique) à l'égard de toute question ontologique. Enfin, ment, dans le monologue intérieur et silencieux. Le terme de «représentation»,
172 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA: DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 173
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en son sens classique, convient fort peu ici puisqu'une telle représentation ne ~ dangereux d'en appeler au remplissement intuitif de la signification en vue de
représente rien qui lui soit propre, n'étant rien d'autre que la visée (l'intention) fonder la connaissance, et il faut distinguer deux types de remplissement: celui
de signification elle-même, visée déterminée par la Stiftung de signification, qui rend intuitif l'objet de la référence (dans la perception, le souvenir ou la
c'est-à-dire par ce ce que nous nommons l'institution symbolique de la langue. phantasia) et celui, interne au sens, qui établit ou renforce une visée (de sens)
Finalement, pour penser, dans ce que les Grecs nommaient la dianoia, nous comme doxa ou conviction, auquel cas, si la référence objective devient intui-
n'avons pas besoin de percevoir, de nous rappeler, ni même de «phantasmer» tive (réalisée), l'objet ainsi intuitionné peut clarifier la visée de signification et
le verbe prononcé. li va nous falloir y revenir, car cela pose une question cru- même, prenant sur lui la doxa renforcée, il peut conduire la doxa à l'épistémè
ciale. (cf Hua XXVI, 16-17).
Ce faisant, nous en arrivons à la face-signification de l'expression. Dans la La situation est, on le voit, extrêmement subtile et complexe. Pour ce qui est
signification, il y a, nous le savons, la référence objective, la référence à «1'ob- de l'intuitivité, elle se partage à la fois sur le signe (verbe prononcé avec sa
jectivité (Gegenstiindlichkeit) signifiée» ou tout au moins son appel. Le verbe signification) et sur l'objet signifié, et elle peut aussi bien être perceptive, rele-
prononcé dit quelque chose de quelque chose: il est plus qu'un simple pro- ver du souvenir ou de la phantasia. Mais que ce soit du côté du verbe prononcé
noncé (perçu, remémoré, «phantasmé»). Mais, ajoute aussitôt Husserl (cf Hua ou du côté de l'objet de la référence, elle n'est pas nécessaire, il peut y avoir au
XXVI, 14), dès lors que nous prenons en compte la référence objective, nous moins intention de signification avec des représentations vides (vides d'intui-
effectuons une réflexion qui nous conduira éventuellement à des périphrases tion) de verbe prononcé tout aussi bien que d'objet signifié. Mais l'énigme
susceptibles de modifier la situation que nous visions proprement au départ. reste entière de ce que c'est que la signification, la Bedeutung ou le sens.
Car précise-t-il, il faut soigneusement distinguer: 1) «la manière dont le verbe Relèvent-ils, ne fût-ce que «quelque part», de l'intuition? Qu'est-ce que le
apparaissant, dont la chose (Sache) signifiée et dont le rapport ou le lien des , remplissement de signification à l'intérieur de celle-ci elle-même? Problème
deux se tiennent intentionnellement dans le fonctionnement normal de l'expres- " profond puisque les Anciens parlaient de noèsis et de noeton, ce qu'on a pu tra-
sion, [... ], dans le parler interne ou externe, et [2] la manière dont ils se tiennent duire par intuition intellectuelle et intelligible. Et c'est bien comme si, chez
quand nous parlons du verbe ou du signifier du verbe et du se-rapporter du Husserl, dans le passage invoqué de la doxa à l'épistémè, le noeton véritable
verbe à l'objectité signifiée, quand nous faisons des pensées (Gedanken) là-des- n'était autre que l' ontôs on.
sus [... ].» (Ibid.) Le cas le plus simple est celui où la référence objective a lieu Or, si ce passage n'est pas nécessaire, s'il procède de l'institution symbo-
de façon intuitive puisqu'il y a liaison immédiate entre apparition intuitive du lique propre à la philosophie classique, ou de l'élaboration symbolique propre
verbe prononcé et apparition intuitive de ce à quoi il se rapporte, étant entendu de cette institution (par exemple dans Le Sophiste de Platon, mais on sait com-
que l'apparition intuitive, à nouveau, peut être aussi bien sensible que remémo- bien elle est complexe), le soupçon demeurera toujours que le remplissement
rée ou relever de la phantasia. Ce peut être le cas de la nomination, qui n'est intuitif de la doxa par la Darstellung intuitive de l'objet de la référence com-
cependant pas le cas le plus général, celui où l'absence même de tout nom pos- prise dans la signification, le soit par une phantasia projetant abusivement son
sible engage à rechercher l'expression, à essayer des périphrases, à les peser, objet comme unphantaston d'un statut particulier (celui coextensif du remplis-
les mesurer et les réfléchir globalement. li vient alors que la conscience de sement de sens par renforcement intrinsèque à la signification de l'expression),
verbe prononcé, celle où ce dernier vient à flotter, n'est pas encore la c'est-à-dire par une illusion ou un fictum d' ontôs on 13 . Autrement dit, il se
conscience de signification (cf Hua XXVI, 15), qui l'excède. Mais à son tour, pourrait que l'onto-logique soit l'effet de ce que nous avons nommé ailleurs
l'objectité visée dans l'intention de signification peut être là, intuitivement, «l'ivresse du sens», d'un sens qui s'éprouve, dans la doxa, si plein de lui-
dans la perception, le souvenir ou la phantasia, ou, tout aussi bien, ne pas être même, qu'il se croit (doxazein) «objectif», émergé de cela même dont il paraît
là, sans que la signification de l'expression en soi affectée - ce qui l'est, c'est se détacher.
seulement le remplissement (Erfüllung) intuitif de la signification: la référence Tout tient donc au statut de la signification, et du signe, en l'occurrence lin-
objective, dit Husserl comme dans la 1ère Recherche, n'est pas «réalisée» (nich guistique. Quant à la signification, nous admettrons, en congruence avec
realisiert), mais l'expression est bien pleine de sens (sinnvoll) (cf Ibid.). La
saturation de sens de l'expression n'implique donc pas, ipso facto, qu'elle nous 13. Nous laissons de côté toute la complexe stratégie du Sophiste chez Platon (la reconnais-
mette «sous les yeux», dans ce quine peut être lui-même qu'un Vorschweben, sance de l'existenèe du logos faux et le combat contre lui) où il est aussi beaucoup question de
phantasia. On pourrait avoir ici ce que Husserl nomme, dans le texte que nous avons examiné au
l'objet (la Sachlage phénoménologique) auquel se réfère la Bedeutung. li peut paragraphe précédent, un pur possible différent du possible qui est. En tant que pur possible, il
même se faire, note encore Husserl, que la Darstellung intuitive de cet objet, si n'est évidemment pas ontôs on. On voit donc rejaillir la même difficulté, si l'on ajoute qu'il faut
elle a lieu, soit une pure fiction de la phantasia (Hua XXVI, 16). li est donc encore un saut pour concevoir le possible qui est comme ontôs on.
174 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Husserl, qu'elle est en elle-même vide d'intuitivité, mais qu'elle est ouverture à
une intuitivité, ouverture possible mais pas nécessaire, et indifféremment à une
r
1
L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA: DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL

dans Hua XXIII (Beilage VIlI, p. 150, Il. 10-15), Husserl utilise le terme de
Wortbild (image de verbe) visuel ou acoustique, transposition architectonique de
175

intuitivité de perception, de souvenir ou de phantasia. En outre, en vertu du la phantasia qui nous autorise à considérer provisoirement le verbe prononcé
découpage symbolique de la langue en signes, nous admettrons que cette effectivement, ici et maintenant, dans le sensible, comme une image sensible du
ouverture se fait chaque fois selon un certain angle (ou de certains angles) sur verbe prononcé. Si nous nous rappelons les analyses husserliennes de la
le champ de l'intuitivité (perceptive, de souvenir ou de phantasia) en tant que conscience d'image (Bildbewusstsein), dans le cadre où elle apparaît le plus clai-
champ élargi de l'intuitivité appelé (mais non impliqué ipso facto) comme pos- rement: celui du tableau qui représente quelque chose (personnages, cho.ses ou
sible - son impossibilité factuelle dans tel ou tel cas dût-elle se constater. Ainsi paysages), ou de la photographie, un objet tel que le tableau (ou la photo) paraît
la signification est-elle pour la part d'elle-même qui échappe à la discursivité comme paradoxal, car double: d'un côté, il est objet de perception, il est chose
(il y a quelque chose de la sémantique qui échappe à la syntaxe), dans sa visée, parmi les choses, dans le présent (Gegenwart) de perception, mais de l'autre
dans son ouverture au champ, et elle est déjà intentionnalité, ce pourquoi nous côté, s'il fonctionne comme représentation (Vorstellung), il s'absente en quelque
l'appellerons désormais aperception de langue (aperception parce qu'il y a tou- sorte de lui-même pour montrer autre chose que lui-même, et qui n'est pas pré-
jours plus dans ce qu'elle cherche à atteindre que dans ce qu'elle croit, chaque sent, mais seulement présentifié dans le présent intentionnel. A travers le
fois, avoir atteint aussi bien à l'intérieur d'elle-même que dans la quasi-extério- tableau, c'est comme si je percevais la chose, alors même qu'elle n'est pas là, en
rité référentielle de la Darstellung intuitive de son objet). Cela étant, il reste à chair et en os. En ce sens, on l'a vu, le tableau réellement perçu, qui est là, en
comprendre, d'une part, comment elle peut se tenir intrinsèquement dans la dis- chair et en os, et qui porte le Bildobjekt, est une nihilité, unfictum, une illusion
cursivité du verbe (de 1'expression), et d'autre part comment elle peut se lier, (Schein) perceptive, mais avec ce caractère irréductiblement paradoxal que cette
d'un côté, au phénomène du verbe prononcé, de l'autre côté, au phénomène de illusion n'est pas appelée à s'évanouir définitivement, dans le cours de 1'expé-
l'objet apparaissant comme objet de la référence objective. Dans la mesure où, rience, en faveur d'une «vraie» perception (celle de l'objet représenté, en chair
nous le pensons comme Husserl, c'est quand tout cela se passe, dans la discur- et en os), mais porte au contraire, dans son fonctionnement même, à la quasi-
sivité muette et intérieure, aussi en régime de phantasia, que l'allure extrême- perception du représenté, le Bildsujet, comme irréductiblement non présent.
ment paradoxale de cette situation se révèle au mieux, c'est de ce cas lui-même Il vient donc cette chose tout à fait capitale - qui précise encore davantage
que nous partirons. Or, si nous en revenons aux traits phénoménologiques ce que nous avons déjà dit - que lorsque nous percevons du verbe prononcé
caractéristiques de la phantasia, l'essentiel, nous le savons, est son mode de sensible (parlé ou écrit), nous ne le percevons pas comme une chose qui ne
temporalisation en présence sans présent assignable, différent de et autre que le serait que flatus vocis ou graphisme compliqué, mais comme fictum
mode de temporalisation par le présent vivant. (Bildobject) qui présentifie (dans une Vergegenwiirtigung) dans son présent
Bien que, nous l'avons vu, Husserl n'écrive pas, à propos de l'apparition du intentionnel le verbe prononcé, Bildsujet du verbe effectivement prononcé ou
verbe prononcé, le terme d'image (Bild), il fait bien, dans la Beilage II de Hua écrit porteur du Bildobjekt, mais aussi du verbe prononcé comme non-présent
XXVI (p.142), la distinction entre «conscience du verbe prononcé» et au monde sensible. Ce que nous «percevons» donc dans l'imagination à tra-
«conscience de verbe », et indique que le verbe prononcé sensible, qui apparml: vers l'image ou «derrière elle », c'est la Phantasieerscheinung comme l'appari-
dans le sensible, n'apparaît qu'en tant que soubassement fondateur (dans une tion de phantasia du verbe prononcé, et c'est cela qui rend compte, tout
Fundierung). Le verbe lui-même, précise-t-il, est une unité idéale, aussitôt d'abord de l'indifférence de celui-ci au statut de son apparition, aucune «prise
reconnaissable, et réutilisable chaque fois que le besoin d'exprimer se fait sen- d'attitude» (Stellungnahme) doxique (dans la perception ou le souvenir) n'ap-
tir. C'est là le côté par lequel les unités linguistiques, les signes, les apercep- portant quelque chose de plus au verbe en tant que verbe.
tions de langue, font partie intégrante, avec leurs habitus, de la Stiftung Dans tout cela, dans le jeu complexe, au sein de la phantasia, entre appari-
symbolique de la langue. 14 tion et image, on aura reconnu tout ce qui fait le caractère fuyant, insaisissable,
Avant d'arriver au problème de l'institution symbolique de la langue, il faut vague, obscur et fluctuant de la vie muette, tout intérieure, de la pensée quand
comprendre pourquoi et comment le verbe prononcé est indifférent, en lui- elle ne s'énonce pas effectivement en parole ou en écrit. C'est le verbe pro-
même, au statut de son apparition (sensible, de souvenir, de phantasia). Or, noncé lui-même qui est pris dans la «tourmente» de la phantasia, et on est au
plus loin d'une quelconque «fixation» logocentrique. C'est aussi qu'il s'agit là,
14. A la lecture de la Bedeutungslehre de 1908 et des œuvres ultérieures, il nous semble que en fait, d'un autre mode de temporalisation, on l'a vu, que de la temporalisa-
Husserl a revu la doctrine, propre aux Recherches logiques, de l'idéalité (a priori) des significa- tion à partir du Jetzt et du présent vivant. Rappelons-nous: s'agissant de l'appa-
tions. Nous pensons en tout cas qu'il faut l'abandonner hors du champ logique. rition de phantasia, Husserl a écrit en effet, au moins à trois reprises (cf Hua
176 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA : DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 177

XXIII, 68, IL 3-4; 84, 11. 27-29; 86, 11. 1-3) que c'est l'apparition d'un appa- tuent ou originairement d'un sujet présent pour viser un objet présent, dans un
raissant qui n'est pas présent. Nous savons ce que signifie ce participe présent présent chaque fois intentionnel, mais a elle-même une structure paradoxale,
appliqué à quelque chose qui n'est pas présent. Plutôt que de dire qu'il s'agit là liée à la discursivité de l'expression linguistique, parlée ou écrite, où celui qui
d'un non-sens, il faut se résoudre à admettre, et tel est en fait le régime phéno- parle ou écrit ne passe pas par les signes comme par autant de présents. Même
ménologique propre de laphantasia, qu'il s'agit d'un apparaissant, de quelque s'ils flottent dans la présence, dans la phase de présence de sens s'élaborant,
chose qui est en train d'apparaître, dans une présence sans présent assignable- parti à la recherche de lui-même dans l'expression, les signes de la langue,
dans ce que nous nommons par ailleurs une phase de présence (en un sens non lieux d'ouverture d'aperceptions de langue, ne sont pas «perçus» (rappelés,
husserlien). Les apparitions de phantasia, et le verbe prononcé comme appari- «phantasmés» ou plutôt imaginés) comme des choses présentes ou quasi-pré-
tion de phantasia (fût-elle fixée pour un moment extrêmement fugace dans le sentes (si c'est le cas, l'expression se perd), mais le sont d'emblée comme non-
présent intentionnel de l'intention imaginative qui reconnaît tel ou tel verbe), se présents, avec les «objets» possibles de leur référence «objective». S'il y a
temporalisent dans des phases de présence sans présent, sans donc que d'elles présence, dans la phase de présence, sans présent assignable, et si, par surcroît,
on puisse dire qu'elles ont été, sont ou seront présentes au présent, ne serait-ce dans la mesure où le sens se faisant est toujours susceptible de se corriger dans
qu'un moment présent, parce que jamais elles ne peuvent, sous peine de dispa- son faire en vue de ce qu'il cherche comme son expression la plus juste, cette
raître comme telles, coïncider avec un présent, qui n'est que celui de la noèse présence est réflexive (c'est la con-science), cela signifie, d'une part, mais en
censée être actuelle et liée à l'acte, laquelle, dans ce cas, comme dit fort bien un tout autre sens que chez Husserl, que les signes, qui sont en présence, sont
Husserl, ne peut que faire comme si ce qu'elle vise était présent. 15 toujours déjà, immédiatement, en rétentions et en protentions dans la phase, et
Ce que nous avons dit du verbe prononcé comme apparition de phanta- d'autre part, puisqu'en elle il y a réflexivité, que ces rétentions et protentions se
sia, apparition d'un apparaissant non-présent, vaut aussi, mutatis mutandis réfléchissent mutuellement dans la phase, sans être identiques, en vue de
puisqu'il ne s'agit pas de la même chose, de la Darstellung intuitive de l'objet s'ajuster (harmoniquement) au sein de ce qui se cherche comme le sens même
de la référence propre à la signification. Avec cela, d'une part que le verbe pro- de l'expression, c'est-à-dire comme la présence se tenant d'elle-même, mais
noncé en phantasia ne peut en aucun cas être transposé en l'image (Bild ou encore une fois, présence sans présent.
Abbild) de cet objet (en vertu de l'arbitraire du signe au sens saussurien), et Autrement dit, et contrairement aux linguistes qui fixent les expressions
d'autre part que, dès lors, ce qui fait le lien entre l'un et l'autre est seulement le douées de sens comme autant de performances réussies (et correctes) du «sys-
sens ou la signification en tant qu'aperception symboliquement instituée de tème» (de l'institution symbolique) de la langue, les signes et les références
langue. Mais ce lien, on le voit, et c'est un point d'importance tout à fait cru- objectives dont sont porteuses, au moins potentiellement, leurs aperceptions de
ciale, n'est pas, comme on l'a cru naïvement, un lien de présent (signifiant) à langue, sont immédiatement, originairement sans passage par un présent, en
présent (signifié). S'il n'était que tel, en effet, ce lien détacherait abstraitement rétentions et en protentions entrecroisées - rétentions et protentions parce que,
(comme le fait un peu le nom) le signe de toute discursivité (celle-ci fût-elle même si elles ne le sont d'aucun présent assignable (à moins que ce ne soit sur
réinjectée ensuite, mais du dehors). TI est donc lien du non-présent du verbe le mode du «comme si» arrêté un instant de l'image), elles tombent néanmoins
prononcé au non-présent de l'objet reféré (celui-ci dût-il s'«hypostasier» à l'intérieur de la phase de présence. Tel est le mode propre de leur temporali-
ensuite au fil de la même abstraction en quasi-présent de la possibilité, et de là, sation, que les signes et leurs références objectives partagent avec celui de la
en présent effectif dans la perception interne ou externe). phantasia, quand celle-ci se temporalise, au-delà du simple Einfall, et c'est la
Pour éclaircir la situation, il faut donc s'interroger sur le statut phénoméno- raison pour laquelle tant le verbe prononcé que la référence objective sont en
logique propre du verbe prononcé, de la signification, et de l'objet de la réfé- eux-mêmes indifférents au statut phénoménologique (sensible, remémoré, en
rence, dans la phase de présence sans présent. Une chose est déjà sûre: c'est phantasia) de leur apparition. C'est ainsi aussi qu'il n'y a pas, en toute rigueur,
que, à moins que la signification ne soit déjà isolée par abstraction, plus préci- de signe sans discursivité, sans renvois de signes à signes, dans leur ajustement
sément par la Stiftung symbolique seconde de la langue depuis la Stiftung réciproque en vue du sens se faisant, qui est ajustement réciproque d'eux-
logique de la prédication (S est P) ou de la nomination, situation qui fixe le mêmes en tant que rétentions et protentions dans (et non pas de) la présence. Si
verbe prononcé comme expression d'un état-de-fait ou d'un état-de-chose lui- en outre nous en revenons à la pensée silencieuse dans la «vie solitaire», cela
même fixé comme étant présent, l'intention de signification ne part pas simple- signifie bien que, tout s'y passant en régime de phantasia (et/ou de souvenir:
mais le souvenir est aussi transi de phantasia), les signes (avec leurs habitus
kinesthésiques) ne doivent pas nécessairement y apparaître clairement, ni
15. Ce qui n'exclut pas que, comme présences, les phases ne puissent avoir été présences, être
présences, ou être anticipées comme présences à venir. même nécessairement y apparaître du tout, l'aperçu des aperceptions de langue
178 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA: DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 179

(les références objectives) pouvant suffire, voire même pouvant s'éclipser, dans nous faut travailler, élaborer l'expression. Car alors nous apercevons bien
ces aperceptions elles-mêmes, derrière leur simple possibilité flottante, celle-ci quelque chose du champ élargi de l'intuitivité, et quelque chose qui nous
dût-elle ne jamais se convertir en «réalité» (intuitive, en phantasia ou autre- éveille en ce qu'il comporte (ou semble comporter) en lui-même une (ou des)
ment). Cela explique encore que tous les signes n'ont pas de référence objec- amorce (s) de sens, mais pour lequel les aperceptions de langue dont nous dis-
tive puisqu'il en est (par exemple les connecteurs purement syntactiques) qui posons en tant qu'habitus nous faut défaut. Dans cette mesure, cette amorce de
n'ont de référence qu'intra-linguistique 16 . sens - ce qui va suivre peut, en toute rigueur doit même être mis au pluriel -
Reste le problème de la référence objective du verbe entier, de l'expression qui est déjà du sens à faire, qui donc a déjà amorcé, dans un passé inassignable,
tout entière: l'expression linguistique ne parle pas que d'elle-même, elle dit son pro-jet pour un futur pareillement inassignable, c'est-à-dire qui a déjà
quelque chose, et, en général, de quelque chose. Même si le sens est bien plutôt amorcé sa temporalisation en présence, ne relève pas elle-même des apercep-
ipse qu'idem, il n'est pas seulement sens de lui-même et pour lui-même. C'est là tions de langue. Mais (pour simplifier nous continuons de n'en prendre
un point non moins difficile puisque, nous l'avons vu, et à condition de ne pas qu'une), comme elle est amorce de sens, suscitée par le champ élargi de l'intui-
privilégier l'intérêt logique (et onto-logique) pour la connaissance, l'objet de la tivité, elle est déjà, comme nous le disons, de langage, mais d'un langage qui
référence objective globale de l'expression (du verbe prononcé en son entièreté n'est pas d'emblée langue, tout ce qui est aperçu, ou entre-aperçu du champ
de présence du sens se faisant et se trouvant lui-même) est lui-même indifférent élargi de l'intuitivité, n'est pas, corrélativement, aperçu ou entre-aperçu dans
au statut phénoménologique de son apparition, voire même, peut fort bien ne pas l'angle d'une aperception de langue, ou à l'intersection d'angles de plusieurs
apparmÎre. Il serait donc absurde de dire que ce dont le sens se fait comme sens aperceptions de langue, mais c'est d'une autre manière, avec l'énigme de sens
est nécessairement un état-de-choses ou de faits réels (et présent) ou imaginaire qu'il pose, et qui, tout d'abord, le rend indicible.
(et quasi-présent). Et pourtant, il s'agit de quelque chose qui, à sa manière, n'est Pour bien comprendre la «nature», le Wesen, de ce champ élargi d'intuiti-
pas proprement intrinsèque au sens, et qui relève de ce que nous avons nommé le vité extérieur à la langue, il faut comprendre, étant donné son indifférence au
champ de l'intuitivité (perceptive, de souvenir, de phantasia) possible. statut phénoménologique de son apparition, que rien n 'y est présent (il n'y a ici
De quoi est donc fait celui-ci? Tout d'abord, c'est sur lui qu'ouvrent, fût-ce de présent qu'eu égard à la Stiftung logico-ontologique seconde de la langue),
potentiellement, les significations comme aperceptions de langue, ce qui veut ce qui veut dire que, même s'il y a du perçu en lui, il n'est pas tout d'abord
dire que, pour la part que nous en apercevons en premier lieu, il est toujours perçu (aperçu) comme présent. Tout cela est, comme le dit Husserl, «vorschwe-
déjà symboliquement découpé par la Stiftung de ces aperceptions, prêt, disposé bend », flottant, fluctuant, instable, intermittent, dominé, si l'on veut, par le
à être aperçu par leurs habitus et habité, déjà par les significations (en sommeil) mode de la phantasia, et le mode, corrélatif, de la Leiblichkeit dans la phanta-
qui y sont sédimentées; en outre, pouvant être aperçu aussi bien dans la phan- sia, qui est celui de l'indétermination. C'est dire que là, plutôt que d'apercep-
tasia que dans le souvenir ou la perception, il ne peut se réduire, a priori, au tion, il faut parler de «proto-aperception» ou, dans nos termes,
monde réel. Il couvre en fait, dans ce premier abord, le champ de ce qui appa- d'entre-aperception. Par son flottement et son instabilité, le champ élargi d'in-
raît comme toujours déjà institué par la langue, et en ce sens, l'expression lin- tuitivité est donc le champ du non-étant, «poussière de lumière» comme dit
guistique ne consisterait, pour ainsi dire, qu'à «le mettre en musique », à faire Husserl (à propos du champ de la phantasia: Hua XXIII, 88, IL 35-36), épar-
du sens, en présence, de ces aperceptions de langue dont l'extériorisation pure pillé en Wesen qui ne sont même pas en présence puisque pour y être, il leur
et simple au registre du «référent» comporterait le risque de les atomiser en au faut avoir suscité une ou des amorces de sens; Wesen qui sont donc entre ou au-
moins autant de présents possibles - comme c'est le cas dans la conception delà de la présence (Anwesen) et de l'absence (Abwesen). Il s'agit, si l'on veut,
naïve. C'est que, à prendre les choses de cette manière, on ne comprendrait pas du «monde», mais pris dans sa dimension architectonique phénoménologique
comment pourrait s'effectuer cette sorte d'« hypostase» du référent, à moins de la plus archaïque par rapport à la langue et au langage, c'est-à-dire comme
parler d'une énigmatique prégnance ontologique tout autant du monde réel <uéférent ultime ».
(effectif) que, par construction conduisant pareillement à une quasi-éidétique, Car il y a un autre référent intermédiaire entre la langue et ce «référent
du monde «phantastique». Prégnance exprimée par Husserl par le concept de ultime», et c'est précisément le langage, tel que nous l'avons entendu, et qu'il
croyance ou de doxa de la conscience actuelle. nous faut comprendre de façon strictement phénoménologique. Pour cela, il fau-
Le cas critique, celui qui peut servir de «révélateur» de la situation est, dans drait comprendre ce qu'est phénoménologiquement le sens, toute signification
ces conditions, celui qui se présente quand «les mots nous manquent», quand il symboliquement instituée étant mise entre parenthèses - ce qui se produit un
moment, nous l'avons vu, quand «les mots nous manquent». Problème extrême-
16. Cela repose autrement le statut de «l'intuition catégoriale» chez Husserl. ment difficile, pour la solution duquel nous ne pouvons proposer ici qu'un rappel.
180 LA PHANTASIA CHEZ HUSSERL ET SES CONSÉQUENCES POUR LA REFONTE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE L'EXPRESSION LINGUISTIQUE ET LA PHANTASIA: DEPUIS HUSSERL, AU-DELÀ DE HUSSERL 181

Qu'est-ce qui fait que tel Wesen, touffe, grappe ou conglomérat de Wesen devient quasi-infernale quand on pense, étant donné l'accompagnement du
paraît subitement, dans l'entre-aperception, avec l'énigme ou l'amorce de sens à mouvement du sens se faisant par le mouvement de l'expression linguistique,
faire? Qu'est-ce qui fait, autrement dit, l'émergence de la présence sur fond de que les aperceptions de langue, avec leur fixité (toute relative) instituée, s'y
non-présence? Donc l'émergence du langage? L'essentiel, dans le détail duquel mêlent irréductiblement, ne donnant de ces métamorphoses des apparitions
nous ne pouvons pas entrer, est ici dans le fait qu'il n' y a pas d'archè (principe ou fugaces, à la fois en rétentions et en protentions entretissées, que des aperçus
commencement) situable pour le langage, qu'une fois qu'il est là, il est là avec partiels et pareillement fugaces l9 . C'est dire que nous n'arrivons jamais à pen-
son passé et avec son futur (ses rétentions et ses protentions), immédiatement, ser, en parlant et en écrivant, qu'une faible part de ce qu'il y a à penser, et que,
dans un avoir-été et un avoir-à-être à l'écart, originairement, de ce qu'on pourrait si la langue nous «aide» à penser par la fermeté de sa Stiftung, tout autant elle
prendre naïvement pour son origine l7 . C'est dire qu'entre le hors-langage du nous protège contre la prolifération de ce qu'il y a à penser (protection qui
«référent ultime» et le langage, il y a un hiatus architectonique irréductible, qui tombe, dans certains cas de psychose, au moment de l' «entrée en délire»).
fait précisément que les Wesen référés par le sens qui s'amorce et se cherche à Pour reprendre les choses d'un point de vue plus concrètement phénoméno-
travers l'entretissage de ses rétentions et de ses protentions (de présence sans pré- logique, disons que les signes, et leurs significations, sont pour ainsi dire entre-
sent), ne peuvent y être présents, mais se mettent à jouer eux-mêmes (puisqu'il lardés dans les métamorphoses premières des apparitions fugaces à la fois en
n'y a encore ici rien d'autre) comme ces rétentions et ces protentions elles- rétentions et en protentions, et y sont entrelardés, eux aussi, comme non pré-
mêmes: le sens s'amorçant en langage n'est rien d'autre que cette temporalisa- sents, c'est-à-dire, eux aussi à la fois en rétentions et en protentions, donnant
tion en présence sans présent des Wesen mis en relations mutuelles comme des premières des aperçus à la fois en rétentions et en protentions, au-delà et
rétentions et protentions (sans présent) s'entre-tissant dans leur être-nan-présent entre les «mots », en eux et derrière eux, dans ce qui fait la fluidité de l'expres-
lui-même. Mouvement extrêmement fugace, qui peut aussi bien être d'une verti- sion. Et les choses se fixent enfin quand celle-ci arrive à proposer un enchaîne-
gineuse rapidité, paraissant «imploser» aussitôt, que d'une extraordinaire lenteur, ment suffisamment réglé (mais il n'y a nulle part aucun critère de cette
par rapport au temps objectif mesurable de la conscience commune. Mouvement suffisance) d'aperçus partiels sur des apparitions - pas toutes: il y en a qui n'y
qui, pour nous, énigmatiquement, n'« accrocherait» rien s'il n'était toujours apparaissent pas, qui s'éclipsent, il y a des angles morts dans la discursivité des
accompagné par le mouvement de la langue, par l'élaboration symbolique rendue aperceptions de langue - pour que ces aperçus temporalisés convergent pour
possible par la Stiftung symbolique de la langue. désigner un événement, un état de fait ou un état de choses encore très loin de
Les choses sont, à cet égard, non moins complexes. Ce que l'expression la logique, mais par là symboliquement élaboré (qu'il s'agisse de rapports de
cherche à dire, c'est le langage, et c'est par le langage, ou plutôt par tout ce pan parenté, d'une structure de pouvoir, ou d'un état de choses ontologique), dès
de lui-même où le langage met en mouvement autre chose que lui-même, que lors pourvu de son sens. Ce travail est aussi travail d'élaboration symbolique
l'expression linguistique touche aussi à ce qui, sans elle, n'aurait pas de sens ou du référent. Et c'est le propre de l'institution symbolique de la philosophie que
ne ferait pas sens. La complexité vient ici de ce que, nous l'avons vu, la langue celle-ci ait cherché à élaborer le référent comme le «double» de la langue
métamorphose complètement son référent en le peuplant des multiples apercep- qu'elle élaborait du même mouvement, réussissant presque à faire disparaître le
tions qu'elle ouvre sur lui. Mais la complexité vient aussi de ce que le langage langage derrière ce qui, comme langue, paraissait venir de l'être lui-même,
métamorphose déjà, à sa manière, les Wesen qui entrent, par lui, et par lui voire dans l'être lui-même. 2o
d'abord, en relations mutuelles comme rétentions et protentions sans présent, et C'est dire, pour conclure, tout ce que la linguistique doit à l'institution sym-
cela, du fait, encore une fois, que les Wesen ne sont rien de fixe ou stable, ne bolique de la philosophie, dans sa manière d'objectiver la langue comme sys-
sont rien de présent, mais pour ainsi dire des apparitions fugaces, entre-aper- tème, les expressions comme «performances» du système, et le référent. Toute
çues, fluctuantes et protéiformes, qui, par surcroît, ne cessent de se métamor- la difficulté est que la Stiftung symbolique première de la langue ne s'effectue
phoser par leurs entretissages à mesure que le sens se fait l8 . La situation pas à partir du présent, c'est-à-dire à partir de la corrélation entre la Stiftung du

17. Rappelons ici que les Wesen eux-mêmes sont pris à ce que nous nommons la proto-tempo- Si celle-ci a lieu dans la phantasia, il y a déjà, en elle et par elle, transposition architectonique.
i ralisation/proto-spatialisation des phénomènes de monde, et que le hiatus en question, moins Nous y reviendrons dans notre ne section.
l' absolu qu'il n'y paraît, est celui à travers lequel se produit le passage de la proto-temporalisation à 19. Ce sont ces aperçus qui, proprement, nous tenterons de le montrer, sont pris dans les aper-
,
la temporalisation en présence (sans présent). Cf pour cela notre «Ve Méditation» in Méditations ceptions de phantasia.
phénoménologiques, Jérôme Millon, Coll. «Krisis», Grenoble, 1992. 20. Le dernier signe que nous connaissons de cette disparition est la manière dont le langage
18. Elles sont donc, architectoniquement, les «mères» ou les «matrices» des apparitions de dans cette pluralité interne et inchoative est condensé, chez Heidegger, par l'Être (Seyn): cf
phantasia, d'un autre registre architectonique que celles-ci parce qu'échappant à toute aperception. Unterwegs zur Srache, Neske, Pfullingen, 1959
182

présent et la Stiftung du sens intentionnel, mais qu'elle doit avoir une autre
structure, beaucoup plus complexe, puisqu'elle ne peut être, d'emblée, que
Stiftung de pluralités de non-présents, susceptibles d'habiter, en s'y enchevê-
trant, les non-présents des apparitions fugaces à la fois en rétentions et en pro-
tentions et s' entretissant en vue du sens à faire. Cette Stiftung, qui doit être
strictement coextensive de l'institution socio-politique collective, doit passer,
d'une manière ou d'une autre, par la Stiftung de sens érigés collectivement
comme «canoniques », et elle est par là, dès l'origine, liée à l'élaboration sym-
bolique commune 21 . Mouvement extrêmement complexe, que nous laissons
pour la suite, mais qui ne va pas, on le voit, sans laisser, pour tout ce qui est
concevable et pensable, des angles morts, des régions inaccessibles à l'expres-
sion et à l'élaboration symboliques, et qui restent comme des énigmes inso-
lubles dans leurs propres termes. C'est dire qu'il n'y a pas d'institution ne SECTION
symbolique absolue, que toute institution symbolique, pour reprendre un mot
de W. von Humboldt, a son Weltansicht, y compris la philosophie. Quant à la
phénoménologie, telle que nous la proposons maintenant à la suite de Husserl, ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
elle est ouverte à une infinité bien plus inquiétante, plus «unheimlich» que DE DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
celle que, dans sa «confiance rationaliste », Husserl avait apérçue. Le concept ET DE LEUR GENÈSE ARCHITECTONIQUE
même de «finitude» s'en trouve, lui aussi, profondément transformé. Cette
PAR MISE EN ŒUVRE
voie, qui s'est ici méthodiquement imposée à nous, ne l'a été, en toute rigueur,
que par la réflexion phénoménologique sur le langage et l'expression linguis- DE LA RÉDUCTION ARCHITECTONIQUE
tique, et par l'ouverture de leurs inouïes profondeurs, que nous ne pouvions
méthodiquement, jusqu'à ce point, que pressentir. Se présente à nous désor-
mais, et grâce à la réduction architectonique que nous avons sans cesse plus ou
moins explicitement opérée, une multiplicité de Stiftungen, d'institutions sym-
boliques «élémentaires» de différentes structures, qu'il nous reste à étudier
pour elles-mêmes. On aura compris que la phantasia, avec ses caractères
propres phénoménologiques, est, de notre vie consciente ou subconsciente, la
plus proche de ce que nous nommerons la dimension phénoménologique radi-
cale ou «archaïque ». Il se pourrait que la distance, soulignée par Husserl, qui
sépare irréductiblement le Phantasiewelt du monde réel (effectif) soit un écho,
l' architectoniquement transposé, de la distance des Wesen sauvages, primor-
!

diaux, archaïques, à tout ce qui est «pris» aux réseaux de l'institution symbo-
lique, dans la complexité de ses Stiftungen. Non-présence aperçue comme écho
de ce qui, des phénomènes, reste irréductiblement insaisissable. Cela dans la
phantasia, mais déjà beaucoup moins, sinon plus du tout, dans l'imagination et
l'imaginaire.

1 !

21. Ce qui implique en retour, mais nous y reviendrons plus loin, que la phantasia, liée à l'in-
déterminité foncière de la Leiblichkeit, n'a a priori rien d'une «faculté solipsiste» (ce qu'elle a
1 tendance à être dans notre culture en crise), mais est aussi à comprendre comme circulation
«intersubjective », comme en témoignent les champs mythologiques et mythico-mythologiques.
CHAPITREI

La Stiftung de l'aperception
perceptive: sa structure et sa genèse
phénoménologiques

Pour en venir au cœur de ce que nous allons entreprendre d'étudier de près,


nous allons lire, très rigoureusement, le § 2 et une partie du § 3 du texte que
M. Fleischer a publié, dans les Analysen zur passiven Synthesis, comme
«Introduction» au texte principal 1. Relevons d'emblée que, selon une certaine
circularité de l'analyse, Husserl procède au découpage des apparitions ou des
Abschattungen selon le découpage de l'écoulement du temps en «moments» de
maintenant (Jetzt) munis de leurs rétentions et de leur protentions. Cette circu-
larité est en un sens inévitable, elle procède de la structure même de la Stiftung
de l'aperception perceptive, qui est celle d'un objet persistant, en son
Vorhandensein, à travers l'écoulement du temps. Le problème phénoménolo-
gique principal, pour nous, n'est cependant pas là: il est dans les rapports com-
plexes de remplissements et d'évidements intuitifs par rapport à ce qui est
la visée intentionnelle du sens intentionnel de l'objet externe perçu dans
l'aperception.
Au commencement du § 2, Husserl se propose d'examiner la manière dont,
dans chaque moment, qui est un Jetztmoment, un moment de maintenant du
cours temporel de la perception, plein et vide (intuitifs) se tiennent l'un par rap-
port à l'autre. En outre, dans ce cours temporel lui-même, il s'agit de voir com-
ment le «vide s'approprie du plein» et comment «le plein devient à nouveau
vide» (Hua IX, 7). Il s'agit de comprendre «la structure de connexion dans
chaque apparition», c'est-à-dire à chaque moment de maintenant perceptif, et
«la structure qui unifie toutes les suites d'apparitions» (ibid.). On peut déjà
dire que, dans le cours temporel continu de la perception, «la protention prend
la figure de pré-attentes continuelles qui se remplissent», et qui se remplissent
«constamment dans ce qui se présente (eintreten) nouvellement, sous la forme
du maintenant originellement impressionnel (urimpressional).» (ibid.) C'est de

1. Hua XI, pp. 7-10 et 11-13. Tr. fr. par B. Bégout et J. Kessler dans la collection «Krisis»,
Jérôme Millon, Grenoble, 1998.
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 187
186

cette manière qu'il y a, dans le cours perceptif institué, accord ou ajustement en ce que la conscience vide de la préfiguration (Vorzeichnung) du sens (sciL
permanent de la fuite du présent en rétentions (ici en arrière-fond) et du resur- intentionnel) reçoit une figuration après coup (Nachzeichnung) intuitive» (ibid.).
gissement permanent du présent vivant, dont le contenu (l'impression) ne peut Car, si la conscience vide, l'intention vide, vise d'avance un sens intentionnel
cependant être fourni que du dehors, par l'apparition2 . Quoi qu'il en soit, cela dans ce que Husserl nomme une Vordeutung vide, «sorte de pressentiment de ce
signifie, pour Husserl, «qu'à partir des systèmes de renvois des horizons, cer- qui vient», cette Vordeutung est pour une part indéterminée, et ne pourra se
taines lignes de renvois s'actualisent continuellement en tant qu'attentes qui se déterminer davantage que si les apparitions ultérieures sont comprises, d'em-
remplissent constamment en aspects plus précisément déterminants.» (Ibid., blée, par la visée intentionnelle, comme précisant, en le particularisant, le sens
nous soulignons) intentionnel de la visée, et comme le précisant davantage. Cela implique à son
De la sorte, nous comprenons comment le flux temporel perceptif est un tour que le processus de remplissement n'est pas seulement «une connaissance
ajointement (Gefüge) systématique d'un remplissement progressif d'intentions momentanée», mais un processus de «prise de connaissance plus précise», «un
(tout d'abord vides, c'est-à-dire sans contenu intuitif). Mais il est lié «main dans processus de l'appréhension (Aufnahme) dans la connaissance qui demeure, qui
la main», à «un évidement (Entleerung) progressif d'intentions déjà pleines de devient habituelle» (ibid.). Cela donc, pouvons-nous ajouter, depuis la Stiftung,
l'autre côté» (Hua XI, 8), c'est-à-dire au passage du présent perceptif encore en l'institution de l'aperception perceptive, qui induit son habitus à percevoir. Si
rétention «vive» (avec ce présent comme impression encore là intuitivement, l'on met cette considération, tournée vers les protentions, en rapport avec la
quoiqu'en train de s'estomper) aux rétentions vides, à leur tour sans contenu considération tournée vers les rétentions, donc le remplissement intuitif avec
intuitif. Dès lors, «chaque phase momentanée (sciL dans le Jetztmoment) de la l'évidement intuitif, avec le passage des rétentions encore remplies d'intuitions
perception est en soi-même un ajointement (sciL de la fuite rétentionnelle et du aux rétentions vides, cela signifie, de la même manière, que ce qui est dans l'in-
resurgissement, à mesure, du Jetzt) d'intentions partiellement pleines, partielle- tention vide des rétentions vides n'est pas perdu pour la «connaissance» de
ment vides» (ibid., nous soulignons). Phrase capitale, où l'on voit que si les l'objet, pour son aperception perceptive, mais en quelque manière gardé dans
apparitions (de l'objet) se reversent constamment, sans rupture de principe, en l'habitus et le sens sédimenté correspondants. C'est ainsi, selon Husserl, que
apparitions (du même objet), c'est, pour Husserl, parce qu'il y a ajointement des dans le parcours perceptif, se «crée» (schaffen) «une unité de prise de connais-
intentions, c'est-à-dire le mode spécifique de temporalisation de ce qui est pour sance originaire» (Hua XI, 9), par laquelle «l'objet deviendrait une acquisition
lui la temporalité originaire. li n'y a pas d'apparition saturant pleinement l'inten- originelle selon son contenu déterminé» (ibid.).
tion dans l'intuition, ou l'apparition est irréductiblement Abschattung, adombra- Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que «la détermination plus précise qui
tion, peinture de l'ombre ou par ombres, parce que l'apparition est indissociable, s'accomplit avec le remplissement apporte de façon nouvelle un moment de
en tant que moment abstrait du maintenant, des rétentions et des protentions, sens déterminé qui certes disparaît du champ propre de perception (sciL de ce
parce que le remplissement saturant n'a pas, pour ainsi dire, «le temps» de s'ac- qui le remplit intuitivement à tel moment), dans le progrès vers de nouvelles
complir, étant déjà estompé en rétention dans ce qui dérobe son accomplisse- perceptions, mais reste rétentionnellement conservé» (scil. dans les rétentions
ment, et déjà relayé en protention par la pré-attente de ce qui doit advenir vides, comme moment de sens intentionnel, faisant partie du sens intentionnel
comme «nouvelle» apparition, l'accomplissement, qui serait celui d'une pure institué mais enrichi en déterminations) (ibid., nous soulignons). Certes, les
apparition, d'une sorte de présent absolu où tout fusionnerait dans l'irréalité, intentions vides de ces rétentions vides ne sont pas nécessairement en acte
étant à la fois sans cesse dérobé et sans cesse différé, comme ce qui n'est que la (pour l'être, il faut qu'elles soient explicitement «réactivées», par exemple,
figure abstraite de son origine. Dans les termes de Husserl, cela signifie: dans le ressouvenir, Wiedererinnerung, qui présentifie, en Vergegenwiirtigung,
« ... dans chaque phase (sciL temporelle en son sens), nous avons proprement ce que la perception était à tel moment passé de son parcours temporel), et elles
une apparition, et cela est intention remplie, mais seulement graduellement, dans sont donc, le plus souvent, en puissance, à l'état d'habitus (de disposition
la mesure où il y a un horizon interne de non remplissement et d'une indétermi- acquise à telle ou telle perception qui devient dès lors aussi possible).
nité encore déterminable.» (Ibid.) Nous nous approchons donc de plus près de la structure temporalisatrice
Husserl reprend l'analyse en différenciant remplissement et détermination propre à la Stiftung de l'aperception perceptive. Cette situation induit en effet
plus précise (Niiherbestimmung) qui concerne, on va le voir, le sens intentionnel un étonnant choc en retour sur la temporalisation concrète du parcours percep-
et la «prise de connaissance» (Kenntnisnahme) de l'objet. Le problème est que tif. Husserl écrit: «Conformément à cela, l'horizon vide, dans lequel, grâce à la
le remplissement de l'horizon (de l'intention) vide «ne consiste pas seulement rétention (sciL qui laisse la place, à mesure, à un nouveau Jetzt), le neuf pénètre
à présent, a un autre caractère que l'horizon vide du trajet perceptif, avant que
2. Nous allons y revenir. Cf en attendant L'expérience du penser. .. , op.cit., IVe section. ce dernier ne fût entré en jeu originairement. Si j'ai vu une fois l'arrière d'un
188 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 189

a ;eçu pour moi une déterminati?n de sens qui renvoie aussi dans le vide à ce qui a été vu pré-
objet inconnu, et si j'y reviens en percevant, à l'avant, la pré-indication
cedemment. TI demeure appropné à l'objet. Le procès de perception est un procès de constante
(Vordeutung) vide de l'arrière dispose à présent d'une pré-figuration P?s~ de connais~ance 51ui tient dans le sens ce qui est pris en connaissance et crée (schaffen)
(Vorzeichnung) déterminée qu'elle n'avait pas auparavant. Dans le procès de ~nsl un sens tO~Jours ~ nouveau ch~g~ et toujours plus enrichi. Ce sens est, au cours du pro-

perception, l'objet inconnu se transforme par là en objet connu ... » (Ibid.) ces de perceptIOn qUI perdure, adjOInt à l'objet lui-même saisi en chair et en os (in
Leibhaftigkeit) dans la visée.» (Hua XI, 12, nous soulignons)
C'est-à-dire en sens sédimenté acquis, corrélatif de son habitus, étant entendu
que la Vorzeichnung déterminée ne renvoie pas à un ressouvenir ou à une pré-
Dans ce texte, la distinction entre remplissement intuitif de l'intention et
sentification «actuels» dans la perception, mais consiste, par l'intention vide
sens intentionnel est particulièrement claire, et fait apparaître plus nettement
demeurée en habitus, mais déterminée, en une Vorzeichnung du sens intention-
encore la structure de temporalisation de l'aperception perceptive. La détermi-
nel, sans intuition actuelle, donc vide. Cela signifie, nous le disions, que, par
nation plus précise qui ce produit dans l'unité de l'intention et du remplisse-
l'habitualité de l'aperception perceptive instituée en sa Stiftung, le passé per-
ment est détermination plus précise du sens intentionnel, c'est-à-dire de ce
ceptif, quoique non (nécessairement) présentifié, influe sur le futur perceptif,
comme quoi apparaît l'objet perçu. Mais cela signifie, selon Husserl, que si, à
ou même, qu'il est, à l'état potentiel, dans le présent et le futur perceptifs. Je
l'occasion du surgissement de telle nouvelle apparition, néanmoins déjà visée à
n'ai pas besoin de me rappeler toutes les apparitions passées de ma table pour
vide (pré-montrée et pré-figurée, c'est-à-dire avant toute monstration et toute
reconnaître ma table, mais ce qui fait que je reconnais' aussitôt ma table, avec
figuration), et déjà visée à vide par l'Urstiftung, par l'institution (symbolique)
ses avantages et ses inconvénients pratiques, mais aussi sa taille, sa couleur, les
de cette aperception perceptive, le sens intentionnel se détermine plus précisé-
veines de son bois, etc., donc que je l'aperçois, est aussi toute l'historicité sédi-
ment, c'est que ce surgissement, apportant quelque chose de plus que ce qui est
mentée, mais à l'état potentiel, des apparitions et de leur s~ns que j'ai pu en
pré-attendu, est coextensif d'une nouvelle impression originaire, c'est-à-dire
avoir au fil de mon commerce avec elle (cf ce que dit Husserl, à la fin de ce
d'une nouvelle Urstiftung à l'intérieur de l'Urstiftung première, et donc, de
§ 1, Hua XI, 9-10, du Wiederekennen de la reconnaissance, et ce qu'il dit, au
nouvelles habitualités à une aperception devenue plus précise. C'est en cet enri-
début du § 3, Hua XI, 10-11, de la «tradition», c'est-à-dire de l'histoire interne
chissement de sens intentionnel que consiste ce que Husserl nomme la «prise
de l'aperception perceptive, impliquée implicite en elle).
de connaissance» de l'objet. L'horizon intérieur de l'aperception perceptive est
Les choses ne s'arrêtent cependant pas là, car Husserl y revient plus en
ainsi (nous n'avons pas pris en compte, pour simplifier, l'horizon extérieur), du
détails dans le § 3 (Hua XI, 11-13). Il écrit: «Observons à présent comment,
moins en principe (car nous pouvons apercevoir le même objet toujours selon
dans le passage des apparitions (sciL les unes dans les autres, en continu) [ ... ],
la même face), horizon d'Urstiftungen répétées à l'intérieur d'une même
l'unité de recouvrement (Deckungseinheit) (sciL entre les apparitions) paraît
Urstiftung première, et cela va de pair avec la possibilité, principielle pour
(aussehen) selon le sens. La relation fondamentale dans ce passage en mouve-
Husserl, de nouvelles apparitions du même objet. Il est caractéristique, et nous
ment est celle entre l'intention et le remplissement.» (Hua XI, 11-12; nous sou-
allons y revenir, que Husserl n'envisage cette possibilité qu'à travers la struc-
lignons). Lisons de près cette page, où tout se rassemble:
ture originaire de ce qui est pour lui «la» temporalité originaire: l'institution
«La pré-monstration (Vorweisung) vide (seil. l'intention vide) se saisit du plein (scil. de l'aperception est institution d'un temps (parcours perceptif) comme écoule-
intuitif) qui lui correspond. Elle correspond à la préfiguration (Vorzeichnung) plus ou moins ment du Jetzt de sa Stiftung avec ses rétentions et ses protentions, et à chaque
riche (scil. qui anticipait le plein intuitif sans se le présentifier), mais apporte aussi, étant
donné que son essence est indéterminité déterminable, de façon une avec le remplissement,
Jetzt proprement discernable correspond une Stiftung et réciproquement. La
une détermination plus précise. Donc une nouvelle "institution originaire" (Urstiftung) est Stiftung est en effet, pour Husserl, acte (de conviction).
accomplie par là, une impression originaire [ ... ], puisqu'un moment d'originalité originaire L'important, cependant, est que cet acte n'est pas acte pur où l'intuition,
entre en jeu. Ce qui est déjà conscient de manière originairement impressionnelle pré-montre pour être saturante de l'intention, serait pareillement saturée d'elle-même. C'est
(vorweisen) par son halo de nouveaux modes d'apparition qui, en entrant en scène, le font en
partie comme confirmation, en partie comme déterminations plus précises. Grâce aux inten- l'un des aspects de la découverte de Husserl, c'est-à-dire de la découverte phé-
tions internes non remplies et se remplissant maintenant, le déjà apparaissant s'enrichit en lui- n.oménologique. Il demeure toujours un halo d'indétermination dans l'impres-
même [ ... ] La partie qui demeure non remplie de l'horizon passe (übergehen) dans l'horizon SIOn originaire, et par là, dans la perception, des intentions vides de contenu
de la nouvelle apparition, et cela continue constamment ainsi. Ce faisant, ce qui déjà de l'objet
était entré en jeu dans l'apparition se perd partiellement à nouveau, dans le procès, hors de la
intuitif, qui sont les rétentions vides, nous l'avons vu, et les protentions vides,
donnée de l'apparition, le visible redevient invisible. Mais il n'est pas perdu. TI demeure réten- celles qui anticipent, sans les intuitionner (et ce même en présentification,
tionnellement conscient, et cela sous une forme telle que l'horizon vide de l'apparition, qui est même si celle-ci est toujours, par ailleurs, possible), de nouveaux modes d'ap-
directement actuelle, reçoit à présent une nouvelle pré-figuration (Vorzeichnung) qui renvoie parition. Pour Husserl, cela a lieu même dans l'abstraction du Jetzt, puisqu'il
Il (verweisen) de façon déterminée à ce qui a déjà été donné précédemment, comme co-présent
(Mitgegenwiirtiges). Si j'ai vu l'arrière et si je suis retourné vers l'avant, l'objet de perception n'y a pas de Jetzt, pour parler comme Aristote en Physique IV, sans «avant» et
, 1

1
190 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 191

sans «après ». Cela signifie quelque chose que nous avons déjà relevé mais que intentions vides, mais partiellement remplies d'intuition à tel moment présent
Husserl répète ici: il y a toujours passage du vide de l'horizon vide en telle du parcours perceptif, que sous la forme de «moments» de sens sédimentés
apparition dans le vide de l'horizon vide en telle autre apparition, et cela, conti- et d' habitus, de potentialités, et non pas, du moins primairement dans la per-
nûment (l'apparition est irréductiblement Abschattung). Mais en plus, ce qui ception actuelle, sous la forme de remémoration ou de ressouvenir. Le rem-
était encore rétentionnellement présent dans telle phase de perception passe plissement intuitif n'est, on l'a vu, que très partiel, l'impression-apparition
aussi, dans le même mouvement, en rétention vide, et c'est ici que nous allons est irréductiblement Abschattung, ce qui veut dire qu'elle est aussi bien
retrouver une trace de la structure de temporalisation paradoxale que nous traversée qu'entourée de vide (horizons internes et externes). Ce qui paraît
avons déjà rencontrée à propos de la phantasia et de la parole, structure soute- néanmoins paradoxal, c'est le maintien, en habitus et en sédimentations, des
nue par le concept, tout à fait capital chez Husserl, d'intention vide. intentions vides dans le sens intentionnel - et cela correspond, sans nul doute,
Alors en effet que le vide (intuitif) se transmet pour ainsi dire héréditaire- à la Sache selbst -, alors même que la perception paraît toujours en train de
ment, comme une sorte de fait de structure, d'apparition en apparition, comme s'accomplir au présent: c'est le fait, déjà signalé, que l'aperception percep-
vide protentionnel de la Vorweisung et de la Vorzeichnung jamais achevées, et tive soit une Histoire, soit le dépôt, chaque fois, de sa tradition à elle, encore
de là, comme possibilité in-finie de l'enrichissement du sens intentionnel, cela ouverte sur le futur. Étonnante nouveauté, il faut le reconnaître, mais qui reste
ne peut se produire, comme téléologie du processus cumulatif du procès de à penser plus avant.
prise de connaissance, que si le vide qui se creuse «à l'arrière» du parcours Qu'est-ce qu'une intention vide? On aurait tendance, marqué sans doute par
perceptif dans les rétentions vides n'est pas perdu quant au sens. Il contribue le poids de la tradition, à dire que c'est une intention sans objet, c'est-à-dire
même, indique Husserl, à la Vorzeichnung vide des futures apparitions pos- une intention «décapitée». Mais nous utilisons le conditionnel parce que nous
sibles, celle-ci y renvoyant de façon déterminée. C'est dire que'l'intention vide savons que cette intention vise néanmoins quelque chose, à savoir le sens inten-
du futur perceptif est habitée par l'intention vide du passé perceptif, tout tionnel, et qu'elle n'est vide que d'intuition. Il s'agit donc, d'une certaine
comme, à l'inverse, quoique Husserl ne le dise pas très expressément3 , tout pré- manière, et en mettant hors circuit toute abstraction métaphysique, de la diffi-
occupé qu'il est par la «prise de connaissance», l'intention vide du passé per- cile question du statut même de la pure pensée qui, en principe, n'intuitionne-
ceptif est déjà habitée par l'intention vide du futur perceptif, ouverte sur elle, rait rien. Ici elle s'effectue sur l'intuition ou à l'occasion de l'intuition, et pour
cette habitation réciproque ou en chiasme étant cela même qui fait l'unité du Husserl, l'intuition seule, à rigoureusement parler, ne serait que Jetzt, mainte-
sens, et donc, du sens intentionnel, puisque tout se passe ici au niveau des nant, comme Urimpression, et en écho affaibli dans les rétentions vives, sortes
intentions, qui confèrent leur sens aux apparitions. d' «inerties» de l'intuition.
Nous retrouvons là, quoique déformée de façon cohérente, la structure que Si l'on y réfléchit bien, le point névralgique de l'élaboration husserlienne est
nous connaissons comme structure de temporalisation concrète en présence le maintien, sur le registre de l'intentionnalité, des rétentions vides. Car c'est
sans présent assignable, dans la phantasia et l'élaboration du sens se faisant par là qu'il y a habitation réciproque des intentions vides du passé perceptif et
(qui n'est pas, au moins primairement, sens intentionnel): le passé n'est des intentions vides du futur perceptif. Et ce maintien est coextensif de l'insti-
«vivant» que s'il est encore dans le futur, et le futur n'est «vivant» que s'il se tution originaire de l'aperception perceptive et de la réinstitution continuée de
nourrit encore du passé. C'est qu'il y a ici, chez Husserl, à propos de l'apercep- cette même institution au gré des apparitions nouvelles apparaissant dans le
tion perceptive, quelque chose comme la Bildung, en ses propres termes la cours perceptif. Toute la question cependant est que si le cours perceptif a ainsi
constitution active du sens intentionnel. Notre question est de saisir cette défor- une Histoire depuis son Urstiftung, l'Urstiftung, en tant que première, inaugu-
mation cohérente puisque c'est en elle que se joue la transposition architecto- rale, instituante de son Jetzt, ne semble pas en avoir, du moins si on la replace
nique en jeu dans la Stiftung de l'aperception perceptive. Ce faisant, nous dans le flux du temps, dont elle serait une rupture de la continuité. Acte, avons-
serons amené à préciser le statut phénoménologique-architectonique de ce que nous dit, et acte sans autre principe que lui-même. Mais faut-il nécessairement
Husserl entend par «intention vide»: chose cruciale puisqu'elle communique concevoir que, pour autant, au «moment» de l'Urstiftung, il n'y a pas encore
avec le statut de l' habitus et du sens (des «moments» de sens) sédimenté. de rétentions, et, a fortiori, pas de rétentions vides? Que donc l'institution ori-
Le passé perceptif, en effet, n'habite le futur perceptif, et cela au niveau des ginaire est tout entière orientée sur le futur? N'est-ce pas là une conception
«métaphysique», et donc fort peu phénoménologique, dans la mesure où nous
3. Il écrit néanmoins un peu plus loin que ce qui, en tout point du temps, confère l'unité, ce nous imaginerions coïncider avec l'instant ou avec l'acte (instantané) de
sont «des intentions qui s'échangent (wechselseitig) et se remplissent en même temps et récipro- l'Urstiftung? Instant, Jetztpunkt, dont Husserl dit lui-même que c'est une abs-
quement» dans «un enrichissement et un appauvrissement mouvants» (Hua XI, 13). traction? Cette conception de l'instantanéité sans passé de l'Urstiftung n'est-
192 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 193

elle pas une sorte d'effet en retour de la transposition architectonique qui y est contenu que toute l' historicité passée, et présumée à venir, du sens intentionnel,
à l'œuvre? Concrètement en effet, si l'on suit Husserl, s'il y a un instant de déposée ou sédimentée dans le sens intentionnel présentement conscient dans
l'institution originaire, il est aussitôt en rétention vive et très rapidement en l'aperception perceptive de l'objet, mais à l'état implicite, et, il est vrai, comme
rétention vide: il n'est là que comme suspens, épochè, d'un cours préalable de une sorte de puissance dans l'acte aperceptif. En ce sens, nous pouvons revenir
la temporalisation qui se retemporalise aussitôt en elle, et comme tel, il est à notre caractérisation précédente, dire que les intentions vides sont bien des
insaisissable, il «file entre les doigts». intentions décapitées, car elles sont des intentions sans contenus. Mais à cela, il
C'est en fait dans cette structure de temporalisation - encore envisagée faut aussitôt ajouter: sans contenus intrinsèques, car ne venant pas du dedans
comme universelle par Husserl - que consiste l'énigme de l'institution de de la temporalisation elle-même, mais de son dehors, si bien qu'à cet égard, il
l'aperception perceptive, et nous y avons déjà touché: c'est l'accord préalable en va ainsi depuis le début, c'est-à-dire même pour les intentions qui dès lors
de deux rythmes non nécessairement accordés, celui de la fuite en rétentions et ne peuvent que se «remplir» de contenu intuitif. Il n'y a donc pas à proprement
du resurgissement, à mesure, du présent ou du maintenant, ce qui n'est possible parler de langage, c'est-à-dire d'élaboration temporalisante de sens se faisant
que si celui-ci est ouvert d'avance, dans les protentions, à son «à venir». Car, dans la perception, le sens y est toujours «condensé» symboliquement en sens
dans cette forme d'écoulement, qui correspond à l'objet qui dure aperçu dans intentionnel, et c'est par là que, quoique indissociable de ce sens, la perception
l'aperception, et qui consiste en une forme elle-même intemporelle, auto-sub- paraît bien comme muette: par cette «condensation» symbolique, qui court-cir-
sistante d'écoulement4, aucun contenu intrinsèque à la temporalisation elle- cuite toute élaboration de langage, qui fait que toute son Histoire ne l'est que
même n'a le temps d'entrer, étant aussitôt éclipsé par le comblement de l'écart de son sens intentionnel institué, la perception rend muet, éclipse à tout
rétentionnel (qui s'ouvre sans relâche) par le présent qui tombe à son tour aus- moment par son contenu intuitif toute amorce de sens de langage qui pourrait
sitôt en rétentions. Autrement dit, rien n'a le temps d'y mûrir, demeurant «en s'y insinuer. C'est, si l'on veut, la «platitude» ou la «trivialité» du réel (Real).
souffrance» ou dans le «sommeil» de la potentialité, car de l'actuel prend aus- Ce qui reste dès lors à comprendre, c'est comment cette décapitation des
sitôt sa place pour sombrer à son tour, et lui seul, dans l'inactualité, dans la intentions en fait néanmoins des intentions du sens intentionnel institué dans la
potentialité de l'habitus et de la sédimentation. Il n'y a donc pas, dans une telle Sinnstiftung. Pour mieux saisir ce qui est ici en question, il nous faut manifeste-
structure, de potentiel de principe, de puissance (Potenz, dynamis) antérieure et ment préciser les différents sens que peut prendre le mot «intention», car c'est
indépendante de l'acte, le temps ne s'y forme pas, il ne fait que se répéter conti- selon l'un de ces sens que ce que nous nommons la décapitation des intentions
nûment en sa cellule (présent muni de ses rétentions et de ses protentions). Cela fait l'intentionnalité même en son acception husserlienne, c'est-à-dire le sens
signifie que le contenu du temps ne peut venir que du dehors du temps lui- ou la pensée même à même ou dans les phénomènes compris, comme chez
même, être reçu dans l'Urimpression qui est aussi Urempfindung, être ce à l'oc- Husserl, en tant que totalités complexes de ce qui est chaque fois le rapport
casion de quoi la cellule se distribue selon ses intentionnalités transversale et intentionnel lui-même (le rapport étant premier eu égard aux termes mis en rap-
longitudinale. Mais cela signifie aussi que quand l'impression a disparu dans port). C'est tout autre chose que l'intentionnalité au sens classique, ou même
l'horizon vide des rétentions vides, l'intentionnalité continue en quelque encore au sens qu'elle avait chez Brentano. Reprenons donc le problème de
manière de s'exercer, mais à vide, sans contenu, ou tout au moins sans autre plus près dans les structures intimes de la temporalité et de la temporalisation,
puisque c'est là que se joue la décapitation, dans l'éclipse de tout contenu
4. C'est la «subjectivité absolue» des Leçons sur la conscience intime du temps. C'est dire
intrinsèque à la temporalisation elle-même, et qui fait que l'intention peut tout
que tout ce que nous disons ici vaut aussi pour la «perception interne» husserlienne, constamment aussi bien être remplie par un contenu intuitif que vide de tels contenus.
impliquée, quoique potentiellement, dans la «perception externe». Car la «perception interne» Puisque c'est là aussi, nous le pressentons, que se joue, matriciellement, la
n'est finalement que la perception se temporalisant aussitôt, en continuité, de la conscience intime transposition architectonique du sens en train de se faire, dans sa temporalisa-
(du vécu) du temps dans sa continuité supposée. La différence entre les deux perceptions tient
finalement au fait que la première, l'»interne» ne se rapporte qu'à elle-même comme à la tempo-
tion intrinsèque en langage, au sens intentionnel toujours déjà (dans l'instant
ralisation du présent (avec ses rétentions et protentions), alors que la seconde, l'»externe», se rap- insaisissable) institué avec le cours uni-forme de sa temporalisation, mettant
porte toujours déjà, intentionnellement, à quelque chose d'autre qu'elle-même qu'elle temporalise activement en forme des contenus qui sont (relativement) extrinsèques à cette
à son tour en présent par la médiation du couple Urempfindung-Abschattung lui-même institué, temporalisation elle-même, qui sont reçus «du dehors ».
gestiftet, avec l'institution, la Stiftung, du sens (intentionnel) d'appréhension de l'objet «transcen-
dant». Pour tout cela, voir l'exposé concis de l'Appendice à la VIe Recherche logique de Husserl. Dans la Sinnbildung, formation de sens (pas intentionnel au sens de Husserl,
Nous y reviendrons dans notre Appendice n, car cela pose un étonnant problème pour la percep- quoi qu'il soit visé comme possibilité ou pro-jet de lui-même comme ipse) et
tion interne de la phantasia. du sens en train de se faire, a lieu la temporalisation en présence de ce que nous
5. Cf L'expérience du penser; op.cit., deruière section. nommons phase de présence (en une acception elle aussi non husserlienne).

Il
194 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 195

Nous savons que le présent (Gegenwart) et a fortiori le maintenant (Jetzt) des aperceptions perceptives (il faut que l'objet soit «nommable» pour être
comme point du temps (Jetztpunkt) y sont insituables, le second étant abstrait et aperçu en propre, en tant que «Selbst» comme dit Husserl), elles ne se confon-
le premier ne «vivant», dans ce cas, que dans l'écart en train de s'élaborer des dent nullement avec elles. L'aperception perceptive, en son institution (symbo-
rétentions et des protentions. Cette élaboration signifie la transformation cohé- lique), suppose en effet un arrêt de toute discursivité, un isolement au moins
rente de leurs contenus, recodée, à mesure que se fait l'expression en langue, par le nom, et plus profondément, du point de vue phénoménologique, un arrêt
par des «termes» eux aussi en transformation réciproque, si bien que les réten- ou un suspens (épochè) de la fluidité temporalisatrice du sens se faisant. C'est-
tions et les protentions sont certes internes à la phase, mais, s'entretissent les. à-dire, dira-t-on, un suspens phénoménologique.
unes dans les autres, en quelque sorte coextensives (ni antérieures ni posté- Ce suspens est tout d'abord celui du sens se faisant, et par là, la sortie hors
rieures) au porte-à-faux en devenir (ouverture au sens) de la phase que l'on ne de la temporalisation en présence du sens se faisant, le clignotement de l'ins-
pourrait nommer «présent vivant» que par une extension à tout prendre équi- tant dans la temporalisation en présence, qui induit, par déformation cohérente,
voque et dangereuse. C'est là, pour nous, une véritable genèse phénoménolo_ la «recomposition» classique de la temporalité comme flux d'écoulement du
gique du sens comme ipse du sens en formation. Et cela implique que, dans la présent muni de ses protentions et de ses rétentions, la temporalisation, que
phase en train de se temporaliser en présence, l'intention est ]:?lus proche de son nous avons vue à l' œuvre à propos de la transposition architectonique de la
sens originel, puisqu'elle y ,est intention, pro-jet ou visée de ce sens encore à phantasia en image, de l'instant même de l'épochè en présent aussitôt en réten-
faire qui est tout d'abord sens de langage (phénoménologique), et non pas tions et en rétentions de rétentions. Ainsi va se révéler la parenté de structure
visée d'un objet. Dans ce cas aussi, les rétentions et protentions de la phase, entre la Stiftung de la conscience d'image et la Stiftung de l'aperception percep-
qui se recouvrent et s'enchevêtrent mutuellement dans le cours se faisant de la tive. Cette re-temporalisation signifie que l'entre-aperception de l'instant insai-
temporalisation, ne sont pas non plus, et ne portent pas non plus, proprement, sissable dans son clignotement se formalise comme entre-aperception de
des intentions qui visent un ou des objets, mais, si l'on veut, des «intentions» l'accord qui se refait à mesure dans le flux de l'écoulement du présent, en
qui sont et qui portent des «contenus », lesquels n'ont a priori rien d'objectif. court-circuitant à mesure le désaccord sans cesse imminent en tant que porte-à-
Dans nos travaux antérieurs, et en particulier dans L'expérience du penser6, faux du sens se cherchant par rapport à lui-même. Dans ce désaccord, il y a
nous avons traduit cette situation en disant que ces rétentions et protentions sans cesse des entre-aperceptions plurielles que le sens se faisant cherche à
sont des entre-aperceptions, dans la mesure où s'y entre-aperçoivent des lam- réac corder pour se faire, mais, par la déformation cohérente de la temporalisa-
l,
, ' beaux du sens se faisant, des Wesen de langage, et où ne s'y aperçoivent pas tion du sens induite par la transposition architectonique de l'instant du suspens
des objets stables, qui eux-mêmes seraient présents - et même si ces Wesen se en présent aussitôt en rétention, le clignotement ne paraît plus s'opérer entre
codent et se recodent au fil de l'expression linguistique, nous l'avons vu, et entre-aperceptions comme rétentions et protentions de la phase, mais entre la
nous y reviendrons, ils ne sont précisément pas à prendre pour des objets (pré- fuite de l'instant présent dans ses rétentions à lui et son rejaillissement comme
sents réels ou possibles) si du moins l'expression est élaborée et comprise nouvel instant présent, au sein de ce qui fait la «simultanéité» sans cesse pré-
comme recherche du sens. De même ces codages et recodages linguistiques sumée des deux flux (fuite et rejaillissement), c'est-à-dire la «spatialité» élé-
sont toujours en train, à leur tour, de se croiser et de s'entre-croiser en réten- mentaire du présent vivant en écoulement, son «épaisseur». Pour ainsi dire,
tions et protentions sans présent assignable, ils sont eux-mêmes en entre-aper- . dès lors que telle ou telle aperception de langue (symboliquement instituée) est
ceptions dans les rétentions et protentions du sens se faisant, mais ouvrent les fixée en cet arrêt ou suspens (et donc, en quelque sorte, instituée «une seconde
angles de ce que nous avons nommé aperceptions de langue, aperceptions, fois », tout comme l'image par rapport à l'apparition de phantasia), l'entre-
parce que les codes de la langue, dans leur institution symbolique, qui est un aperception de langage qui, dans le sens se faisant, lui restait transpassible
certain type de Stiftung qu'il nous faudra analyser par réduction architecto- comme son «référent», est court-circuitée, devient vide, et se transpose archi-
nique, leur donnent leur caractère de reconnaissabilité, donc aussi leur carac- tectoniquement en entre-aperception de l'accord des deux flux (fuite et rejaillis-
tère d'habitus linguistiques et de significations linguistiques sédimentées (dans sement à mesure) constitutif du présent vivant. TI n'y a plus que le temps «pur»
telle ou telle culture et dans telle ou telle langue). Sans entrer ici dans des ana- du Même, c'est-à-dire du présent vivant en écoulement, déjà très éloigné de la
lyses plus poussées que nous réservons pour la suite, nous remarquons déjà temporalité concrète du sens se faisant, puisque ce Même qui perdure à travers
que, si ces aperceptions de langue sont, par la reconnaissabilité des significa- son propre flux (accord en flux de deux flux) est déjà beaucoup plus proche de
tions sédimentées et les habitus qu'elles instituent, les conditions nécessaires l'intemporalité. Cette entre-aperception devenue formelle, où plus rien «n'a le
temps» d'être entre-aperçu puisque ce qui l'est est l'accord vide de deux flux
1
6. Op. cit., IVe section, en particulier pp. 445-448. (fuite et rejaillissement) eux-mêmes vides, est cela même que nous visions,
: 1
196 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STlFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 197

d'abord sans médiation suffisante, comme «décapitation» des intentions. Mais c'est le génie de Husserl de l'avoir remarqué, n'en demeure pas moins flux: s'il y
à ce stade, il ne s'agit encore que de ces sortes d'« intentions» qui font partie de a «gavage», c'est celui de la forme (le flux comme forme intemporelle ou «sub-
l'intention (ou du pro-jet) de sens globale, qui ne le sont donc pas au sens hus- jectivité absolue») par la forme, pas celui du contenu intuitif. Celui-ci n'est dès
serlien puisqu'il s'agit d'entre-aperceptions, mais qui s'en rapprochent à partir lors lui-même saisissable comme forme, c'est-à-dire comme unité d'une multipli-
du «moment» où ces entre-aperceptions se transposent architectoniquement cité (d'apparitions) qui demeure la même à travers l'écoulement, que dans la
(par Stiftung ou institution symbolique) en aperceptions fixées de langue, cou- forme intentionnelle qui reverse le sens intentionnel se constituant au sens inten-
pées de la mobilité du sens se faisant où elles s' entretissent comme rétentions tionnel déjà constitué et réciproquement. Mais comme les intentions qui consti-
et protentions en transformations mutuelles dans la phase de présence. tuent le sens intentionnel ne peuvent plus, par la transposition architectonique de
Or nous sommes ici dans ce que nous venons de nommer une institution la temporalité, recevoir leur contenu intuitif que du dehors, et comme l'institution
«une seconde fois» - une «seconde fois» par rapport à la «première fois» qui du présent exclut que ce contenu intuitif puisse leur venir hors de la cellule
est celle de l'institution des aperceptions de langue (dans le cas de l'image par constituée par le présent vivant avec ses rétentions vives et ses protentions vives,
rapport à l'apparition de phantasia, cette «seconde fois» sera plus complexe, ces intentions, si elles sortent du présent vivant, ne peuvent plus être que vides
fixant l'apparition de phantasia et l'aperception de langue q~i l'identifie, d'une d'intuition et néanmoins participer encore et déjà à la constitution-formation du
part, et réglant les apparitions de phantasia ainsi identifiées en vue de l'aper- sens intentionnel au présent. Elles sont bien, en ce sens, la «mémoire» ou plutôt
ception de l'objet quasi-perceptif comme «pure possibilité», d'autre part). la trace, architectoniquement transposée, des rétentions/protentions entre-aper-
Cette institution est, proprement, l'institution de l'intentionnalité au sens hus- ceptives à l' œuvre dans la formation du sens se faisant. Comme si un lambeau de
serlien. La transposition architectonique des entre-aperce~tions en entre-aper- celui-ci, déjà architectoniquement transposé par l'institution de l'aperception de
ception formelle et vide de l'accord des deux flux (fuite en rétentions et langue, poursuivait «une seconde fois» cette transposition par l'institution de
rejaillissement à mesure du maintenant) qui fait le présent vivant, en laquelle l'aperception perceptive, en tentant de retrouver, par la constitution/formation du
s'institue donc celui-ci, est coextensive, c'est cela qu'il faut comprendre, de ce sens intentionnel, le sens où il était mais qu'il a perdu, irréductiblement, au fil de
que le présent vivant est ipso facto réceptif d'un contenu, mais d'un contenu ces deux transpositions. Mais ce sens «retrouvé» et ne visant plus que sa propre
qui lui est extérieur, qui lui vient du dehors dans l'Urimpression (cela, sans la stabilisation, est fort éloigné, par les deux transpositions qui sont deux déforma-
supposition absurde de 1'« auto-affection pure» qui est une illusion transcen- tions cohérentes, du sens originaire du lambeau de sens pris au sens se faisant -
dantale phénoménologique), et qui, lui, est aperçu de façon stable. C'est donc encore que «quelque chose» de celui-ci pourra s'y trouver enfoui, mais ce sera
comme si l'intention du sens se faisant se transposait architectoniquement, par alors par l'affectivité et par ce que Husserl a nommé les synthèses passives: il est
la Stiftung de l'aperception perceptive, en intentionnalité de l'aperception per- des objets aperçus perceptivement qui exercent sur nous de véritables (mais pour
ceptive, c'est-à-dire en intention du sens intentionnel en son acception husser- une part: inexplicables) fascinations, qui évoquent ou réveillent pour nous des tas
lienne, intention qui, pour être «remplie» d'intuitions, ne l'est jamais de choses, nous y reviendrons à propos du souvenir mais aussi de la phantasia.
complètement, et dont la structure (habitation réciproque des intentions vides Car il reste, comme nous l'avons établi à propos de la transposition et de la
du passé et des intentions vides du futur) serait la trace architectoniquement réduction architectoniques7 , que si l'aperception de langue reste transpassible aux
transposée de l'habitation réciproque des rétentions et des protentions dans le rétentions/protentions entre-aperceptives du sens se faisant, il en va de même de
sens se faisant en sa temporalisation en présence sans présent assignable. l'aperception perceptive par rapport à l'aperception de langue, et de là, en
Ce qui est frappant, en effet, c'est que, pour s'instituer d'emblée, d'un coup, quelque sorte par transitivité, par rapport aux entre-aperceptions en rétentions et
en son Urstiftung, le sens intentionnel de l'aperception perceptive n'en conti- protentions dans telle ou telle phase de présence se temporalisant. TI n'empêche
nue pas moins de se faire, même si c'est au sein de sa propre temporalité, qui que cette transpassibilité ne l'est qu'eu égard à des transpossibilités, en excès
est celle du présent vivant. Et, nous l'avons vu, si tel est le cas, c'est précisé- radical sur les possibilités (éidétiques) de l'aperception perceptive, qui sont celles
ment parce que, dès le début, la Darstellung intuitive de ce qui est aperçu des intentions vides, c'est-à-dire des intentions en habitus (éidétiques)8.
comme au dehors n'est pas saturante de l'intention, de la visée intentionnelle
de l'objet. C'est donc, tel est aussi le sens des analyses husserliennes sur le 7. Cf. L'expérience du penser; op.cit.
temps, que le Jetzt demeure une abstraction analytique, et que le présent n'est 8. Nous viendrons dans notre IIIe section sur la manière dont il faut penser, selon nous, que
jamais, pour ainsi dire, «gavé» de son impressi.on originaire, qui a d'emblée toute intentionnalité, ainsi que l'a vu Husserl, a une dimension éidétique, ouverte à ses possibili-
ses horizons. Si l'on y réfléchit bien, c'est le sens même de l'accord des deux tés. On sait déjà que cette dimension s'ancre pour nous dans la structure propre à la Stiftung de tel
ou tel registre architecton,ique.
flux (l'écoulement rétentionnel et le rejaillissement en écoulement du Jetzt) qui,
198 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 199

Nous comprenons mieux, à présent, que les rétentions vides demeurent tions vides. Le second est aussi de comprendre comment et selon les mêmes
comme intentions vides qui continuent d'influer sur les intentions partiellement modalités, les sens sédimentés demeurent jusque dans le présent, et aussi pour
pleines du présent et les intentions vides du futur: ce qui demeure plus profon- le futur, à l'état potentiel tant qu'ils ne sont pas réactivés comme tels, tout
dément comme une sorte de «lieu» des intentions vides qui continuent d'habi- comme les intentions vides se gardent en habitus, selon une fonne du temps qui
ter les intentions remplies de contenus intuitifs, c'est la fonne même du temps n'est pas primairement de l'ordre du ressouvenir, mais une fonne où rien du
instituée avec l'aperception perceptive. Elles sont, à vrai dire, déracinées par sens et de la disposition (habitus) à viser le sens ne se perd, et qui constitue
rapport au registre architectonique plus archaïque et en ce sens, fondateur lfun- l'historicité propre du sens intentionnel traversant, intacte, les vicissitudes du
dierend) (encore qu'elles gardent quelque chose de la transpassibilité), puisque temps (ce qui explique que le cours perceptif puisse être réellement interrompu
coupées ou abstraites de tout «contenu» entre-aperceptif ayant son lieu dans le pour être repris par la suite comme s'il n'y avait pas eu cette interruption).
sens se faisant (<<contenus» qui ne sont saisissables que par la médiation des Autrement dit: quel est le statut propre de potentialité du sens sédimenté et de
aperceptions de langue), et décapitées, par le «haut», à leur registre architecto- l'habitus? De quel type de «mémoire» ceux-ci relèvent-ils? Qu'est-ce qui fait,
nique propre, puisque, tombées dans le passé (au premier abord indéfini), elles pour ainsi dire, leur trans-temporalité? Ces deux problèmes, on le voit, sont liés
ne sont plus là, dans la fonne (uni-fonne) du temps, que .comme intentions l, quelque part, ils tiennent à la structure même de la transposition architecto-
vides de contenu intuitif (ce qui ne veut pas dire, précisément, qu'elles aient nique de la présence (en phase de temporalisation) en présent, à une certaine
perdu toute détermination: elles ont celle de la potentialité de l'habitus et du manière de «sortir» de la présence pour aller au présent, lequel est en lui-
sens sédimenté, nous y reviendrons à propos du ressouvenir). même, dans sa fonne se reversant en sa fonne, déjà d'une certaine façon intem-
Si nous rassemblons tout cela, il vient que l'institution symbolique de l'aper- porel - ce qui, à n'en pas douter, a fasciné la philosophie classique, dans la
ception perceptive n'est rien d'autre que l'institution de la permanence du mesure où cela signifie aussi quelque chose comme la pérennité du symbo-
Vorhandensein des objets du monde (<<internes» et «externes») à travers lique, ou tout au moins celle du sens pris en ses significations symboliques. Il
l'écoulement, ou plutôt, plus généralement, les vicissitudes du temps, comme si nous faut encore nous donner cette tâche, qui sera ici tout au moins celle d'une
ce type d'aperception était l'ouverture, à même ces objets, d'une plaie qui se élaboration minimale, avant d'aborder la question du ressouvenir comme aper-
refenne ou se cicatrise à mesure, l'apport d'apparitions nouvelles étant à la fois ception - présentification du passé par réactivation effective d'une rétention (et
l'ouverture et la fenneture, la cicatrisation dela plaie comme plaie du sens gar- donc d'une intention) vide, selon Husserl.
dant néanmoins implicitement en elle toute son Histoire, sa genèse au sens hus- Pour ce qui concerne le premier problème, il suffit tout d'abord de remar-
serlien - Histoire individuelle, pour chacun d'entre nous, mais aussi Histoire quer que, si l'accord entre les deux flux, d'écoulement en rétentions et de
collective comme Histoire symbolique de l'institution. Il vient aussi, on l'a vu, rejaillissement du maintenant, se rompt, une lacune surgit dans la continuité
que cette pennanence, où constamment, au sein de l'unité de sens intentionnel d'écoulement du présent - c'est ce type de lacune qu'il nous faudra penser avec
instituée, de l'apparition se reverse dans de l'apparition dans la cellule tempo- la phantasia, mais déjà, nous allons le voir, avec le ressouvenir -, lacune où,
relle du présent vivant, nous rend muets et est muette, puisque la temporalisa- dans cette institution du temps par le présent, il n'y a plus rien comme contenu
tion du sens se faisant y est transposée architectoniquement en temporalisation parce qu'il n'y a plus de fonne pour l'accueillir. On se trouve ici dans une
du Même (le présent corrélatif du sens intentionnel qui ne vise qu'à sa stabilisa- situation qui peut être doublement interprétée. Ou bien l'on dit, comme
tion). Et c'est cela qui, sans nécessairement que nous en prenions conscience, Husserl, que tel contenu présent à telle phase (au sens husserlien) du présent
nous entoure tout d'abord et le plus souvent: cela qui confère aux choses du finit par en sortir, pour aller dans l'horizon vide (pour Husserl aussi: l'incons-
monde (<<internes» et «externes») leur indispensable stabilité, cela qui fait cient) des rétentions vides, et alors, en quelque sorte, on prend cette situation
qu'elles ne nous ont pas attendu et ne nous attendront pas pour être, au moins comme un fait, ou plutôt, puisque ce fait fait immédiatement sens, comme une
potentiellement, cela que tout le monde aperçoit, le présent de notre «âme », facticité, celle de l'écoulement du présent. Mais cela suppose que le flux tem-
des choses et de notre Umwelt de choses. On aura compris cependant que ce porel, dans son uni -formité, soit exclusif (c'est le temps originaire: telle est la
n'est pas le tout, loin s'en faut, de notre expérience. thèse de Husserl), continu et infini, donc que rien du passé ne soit perdu, en
Avant d'élargir le cercle de nos investigations, il nous reste deux problèmes tant qu'il se conserve dans les rétentions vides. Cela suppose aussi que même
à traiter, et qui n'ont été que rencontrés par Husserl. Le premier est de mieux s'il n'est pas porté explicitement à la conscience par le suspens en épochè de
comprendre encore pourquoi, au-delà du simple constat empirique, et par les l'instant - même s'il n'est pas saisi, par l'analyse, dans sa temporalisation
moyens de la transposition architectonique, les rétentions vives (ou «fraîches» «active» -, le temps lui-même, qui serait, sans contenu, une fonne abstraite,
dit aussi Husserl) deviennent, intrinsèquement, rétentions vides, et par là, inten- est toujours «rempli» au moins par du sens (intentionnel) et localement, dans

il
200 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 201

le présent vivant en écoulement, par de la hylè, que l'impression le soit comme ceptifs, nécessairement pluriels, et comment, étant institués, ces procès néan-
vécu de quelque élément extérieur à la conscience (objet, Umwelt, fragment de moins demeurent à travers le temps à l'état de sens sédimentés et d'habitus
monde) ou de quelque élément qui lui soit intérieur (affectivité, acte ou activité potentiels à les réactualiser dans tel ou tel présent? Pourquoi et comment, en
de penser), cela donc quel que soit le degré d'originarité ou d'immédiateté du fin de compte, se produit le passage des rétentions vives aux rétentions vides?
«remplissement» et le plus souvent, à l'insu de la conscience. Dans ce cadre, S'agit-il là d'une facticité irréductible, peut-être encore trop «psychologique» ?
les seules ruptures dans la continuité sont constituées par les Stiftungen succes- Cela nous reconduit à l'autre interprétation de la situation, qui est la nôtre:
sives (Ur- et Nachstiftungen) où l'activité de la conscience est censée être plei- c'est que l'accord en question des deux flux ne peut se maintenir, à tout le
nement présente et consciente, ce pourquoi Husserl parle, à leur propos, de moins à même le procès perceptif (nous verrons plus tard qu'il ne peut se main-
«conviction» (Ueberzeugung). Le flux lui-même est intemporel et le présent tenir en général), de façon durable (à moins d'un effort soutenu d'attention),
est la forme originaire de temporalisation de cet intemporel. De la sorte, la mais qu'il est conduit à se désaccorder très rapidement, et par là, à créer une
Stiftung ne peut venir que d'une Urstiftung, d'un arrêt ou d'un suspens de lacune dans la continuité, c'est-à-dire du vide. Cela, sans doute, parce que ce
l'écoulement dans un acte. Ce qui fait son caractère pour nous symbolique, type de temporalité continue n'est qu'un type très particulier de la temporalité
c'est qu'elle doit venir du dehors de la continuité de l'écoulement du temps. phénoménologique, et même, pourrait-on dire, exceptionnel, et qui n'a peut-
Mais c'est pour s'y insérer aussitôt, dès lors que l'instant de son suspens qui est être été «privilégié» dans les élaborations symboliques successives de la philo-
aussi l'instant même où elle institue est aussitôt conçu comme se temporalisant sophie que parce qu'il semblait axial pour donner accès à l'être, plus proche de
en présent, de manière telle que l'acte en rupture de la Stiftung ait aussitôt son «ce qui est toujours» pour parler comme Platon dans le Timée. Or, le passage
passé rétentionnel, et très vite, son passé rétentionnel vide, qui est le commen- en rétentions vides est déjà le signe de ce désaccord, et ce, dans la mesure où
cement aussitôt perdu dans sa vivacité de la visée intentionnelle, laquelle n'est l'accord est accord en mouvement, accord local irréductiblement lié à la cellule
plus attachée qu'à vide à ce qui paraît dès lors seulement (ou exclusivement) déjà temporelle du présent vivant. C'est comme si l'action de privilégier ce
comme son sens intentionnel. C'est presque immédiatement que la Stiftung mode très particulier de temporalisation, qui est en réalité institution (en ce
induit son habitus, et que le sens intentionnel, désormais seul en rétention sens, corrélative de l'institution symbolique de la philosophie classique), devait
(vide), se sédimente hors de la conscience actuelle du présent. Cependant, nous se payer en retour par le sacrifice des contenus rétentionnels au-delà d'un cer-
l'avons vu, il y a dans cette conception husserlienne une circularité symbo- tain moment (intrinsèquement indéterminé), alors que, du point de vue phéno-
lique, et ce, dans la mesure où son analyse de la temporalité n'est elle-même ménologique il ne s'agit que du désaccord des deux flux: il y a un moment
possible que par la Stiftung de l'instant comme présent, du Jetztpunkt, comme factice, et par essence insituable, où la fuite en rétention des rétentions vives ne
instant en fuite dans son resurgissement permanent, à mesure, c'est-à-dire peut plus être comblée, parce que, pour ainsi dire, l'écart est devenu «trop
comme s'épaississant immédiatement en présent vivant muni de ses rétentions grand» entre elles et le resurgissement du maintenant avec de nouveaux conte-
et de ses protentions. Et cette Stiftung est pour Husserl matrice de toute Stiftung nus - comme si, là, par une sorte d'empreinte de la finitude, l'accord institué
concrète, l'Urimpression est elle-même, en ses termes, moment de la Stiftung. pour et avec le présent se «détraquait». Et ce désaccord surgissant ne signifie
C'est cela qui nous a amené à dire que plus concrètement, c'est-à-dire de rien d'autre, phénoménologiquement, que« sombrer dans l'oubli».
manière plus phénoménologique, toute Stiftung, ici d'aperception perceptive, Néanmoins cet oubli n'est pas, on le sait, oubli du sens intentionnel déjà
l'est eo ipso de son déroulement temporel comme unité continue d'un parcours constitué. Il y a, dans les rétentions vides, des intentions vides qui se conser-
temporel - ou plus rigoureusement: de parcours temporels possibles - de ses vent à l'état d'habitus, et cela nous amène à notre second problème, qui est
horizons. Le parcours perceptif décrit par Husserl paraît bien tel tant que de celui de la trans-temporalité de l'habitus, de son inscription dans une sorte de
l'apparition se reverse continûment en apparition, dans ce qui est du même «mémoire» qui n'est pas primairement celle du ressouvenir puisqu'elle la rend
coup constitution d'un sens intentionnel. Car c'est le resurgissement constant possible. La version husserlienne consiste à dire que c'est la forme uni-forme
de l'apparition sur fond de l'apparition déjà rétentionnelle qui referme la plaie du temps lui-même qui, dans son intemporalité, est le «lieu» où se déposent les
dont nous avons parlé, et qui la referme à mesure pour constituer, à travers le sens sédimentés et les habitus à les viser, donc le «lieu» où se sédimentent les
sens intentionnel, l'objet dans sa durée - l'objet aperçu comme le même couches successives du sens intentionnel, et cela, de manière enveloppée en lui,
«Zeitobjekt» à travers l'écoulement. Et la question qui se pose alors et de «impliquée» ou implicite en lui. C'est donc en quelque sorte cette intempora-
savoir pourquoi ce processus ne se poursuit pas indéfiniment dans ce qui serait, lité, qui est l'intemporalité même de l'institution symbolique, qui garde les
il est vrai, un insupportable ennui, celui de la durée monotone de l'objet? habitus et les couches sédimentées du sens intentionnel à l'abri des épreuves du
Autrement dit, pourquoi et comment y a-t-il des ruptures dans les procès per- temps, si bien que, d'une certaine manière, ce n'est que rétrospectivement,
202 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LA STIFTUNG DE L'APERCEPTION PERCEPTIVE 203

quand ils sont remis en jeu au présent dans une aperception actuelle (quand ils des traces sédimentées dans les sens institués, ce qui permet de la situer et d'y
sont «réactivés») qu'ils paraissent avoir été mis «en mémoire» qui est donc revenir, même si ces traces ne sont jamais qu'implicites et le plus souvent
«mémoire» symbolique - «mémoire»: expression que Husserl n'utilise inaperçues. Dans la même ligne, il faudra comprendre aussi que, même s'il
jamais, sans doute parce qu'elle lui paraissait, à juste titre, très impropre. peut arriver aux sens institués de se défaire dans la dérive historique ou à l'oc-
Mais que faut-il dire par ailleurs si, comme nous le faisons, nous admettons casion de telle ou telle catastrophe, donc même si l'Histoire n'est pas nécessai-
qu'il y a des lacunes (du vide) dans le déroulement de la temporalité? Nous rement cumulatrice, elle comporte néanmoins quelque chose de l'irréversibilité
pouvons, dans ce cas, garder l'interprétation de Husserl, et même avec plus de tant du moins qu'elle est «vivante».
facilité que lui puisque nous ne sommes pas contraints de supposer une fonc- Enfin, avant de passer au ressouvenir, précisons qu'il ne faut pas se
tion universellement cumulative du temps et la «vision métaphysique» atte- méprendre sur le statut potentiel de l'habitus et du sens sédimenté. Dire qu'ils
nante d'une «immortalité» de toute «monade» en laquelle se temporalise le sont passés au registre intemporel de l'institution symbolique n'est pas dire
présent vivant, les rétentions vides consistant en un passé «en sommeil» qui est qu'ils sont passés à un registre idéal actuel qui nous échapperait le plus sou-
en droit sans fin (de même, quoique sous une autre apparence, pour le futur vent, comme dans une sorte de «ciel des idées», mais c'est dire au contraire,
protentionnellui aussi, en droit, infini). Husserl nous a suffisamment bien mon- comme Husserl l'a clairement vu, qu'ils sont passés au registre du potentiel, de
tré que ce qui se garde à l'état d'habitus et de sédimentation n'est pas, primaire- ce qui n'est là qu'enveloppé ou implicite, dans la mesure où il n'y a, pour eux,
ment, le déroulement intuitif des apparitions - pour réactiver celui-ci, il faudra phénoménologiquement, pas d'autre moyen d'être développés ou explicités que
toute la peine et toutes les difficultés du ressouvenir comme présentification par la remise en jeu, ici pour les aperceptions que nous venons d'examiner, de
pouvant être dotée de son intuition du ressouvenu, du passé "'"", mais, essentielle- la temporalité du présent coextensive de leur Stiftung, et cela comme
ment, le sens intentionnel tout entier lui-même, tel qu'il s'est déjà constitué à Nachstiftung. Nous verrons qu'il en va de même pour les sens pris en train de
l'intérieur de son institution, ou la part qui, depuis son institution s'en est déjà se faire, tout au moins quand eux-mêmes, en tant que tels, auront été pareille-
constituée dans cela même qui, se reprenant, est encore en train de se consti- ment institués, mais, nous tenterons de le montrer, selon un autre type de
tuer. Les intentions vides, sans contenu intuitif, sont donc les intentions passées Stiftung que celui du sens intentionnel de l'aperception perceptive. Quoi qu'il
au registre intemporel de l'institution symbolique, et ce, par la transposition en soit, Husserl avait raison de remarquer, aux registres architectoniques où il
architectonique en laquelle telle ou telle aperception de langue se transpose en se plaçait, que possibilité se conjugue avec idéal. Mais idéal est aussi à com-
s'instituant en telle ou telle aperception perceptive. Il n'est plus nécessaire, dès prendre tout autrement encore: comme venant d'une manière de se dégager des
lors, de supposer une continuité (transcendantale) de la temporalité originaire conditions concrètes de sa temporalisation spécifique. Il faut clairement
où cela «se garderait», et cela même si, comme Husserl l'a bien vu, cette prendre conscience, contre les erreurs qui ont été commises, que si toute idéa-
entrée au registre intemporel de l'institution symbolique n'exclut pas, mais lité suppose, avec sa Stiftung, sa répétabilité dans la Nachstiftung, toute répéta-
d'une certaine manière implique une «genèse» ou une «Histoire ». Dès lors, ce bilité dans la Nachstiftung ne présuppose pas l'idéalité. Ma table, dont la
que cela, en retour, nous fait découvrir, c'est que cette «Histoire» n'est pas une Stiftung aperceptive se répète dans la Nachstiftung de son aperception, n'est pas
«Histoire» qui se déroulerait dans la continuité supposée (transcendantale) du une idéalité, du moins pas dans sa réalité concrète, dans sa singularité.
temps «originaire », mais une «Histoire» symbolique s'égrenant au fil d'une
temporalité phénoménologique plus profonde, où l'enrichissement, par
exemple, du sens intentionnel aperceptif dans la perception, n'est pas d'emblée
guidé par une téléologie de la connaissance, c'est-à-dire par une téléologie
rationnelle. Par là, la genèse phénoménologique se délivre de sa «prise en
rationalité» qui, chez Husserl, la prive d'accidents ou de contingences, et elle
est susceptible d'être plus proche de ce que les hommes éprouvent dans leur
Histoire collective comme dans leur Histoire individuelle. Au lieu d'être, ou de
tendre à être un élément nécessaire à l'élaboration de la rationalité (pour
Husserl: les eidétiques), la Stiftung se rapproche de la contingence de l'événe-
ment, en tant qu'événement instituant qui, immédiatement, fait sens. Ce qui
restera à comprendre, c'est que cette historicité symbolique, irréductible à un
déroulement continu du temps comme écoulement du présent, laisse néanmoins

i i
Chapitre II

Les aperceptions de ressouvenir:


présentification du passé et phantasia.
Entrée d'un autre «régime»
de la temporalisation et de la Stiftung.

§ 1. LE CADRE GÉNÉRAL

La doctrine husserlienne du ressouvenir (Wiedererinnerung) est assez


simple pour pouvoir être rappelée, ici, schématiquement. Distinct de la réten-
tion encore vive (que Husserl nomme souvent Erinnerung) attachée au mainte-
nant qui vient juste de passer, donc se souvenant de quelque chose qui, passé
dans les rétentions vides, est séparé du présent vivant par une lacune où le
contenu intuitif a sombré dans le vide, le ressouvenir présentifie (vergegenwiir-
tigen) le ressouvenu: celui-ci s'expose en une Darstellung intuitive qui n'est
pas primairement une «représentation» (Vorstellung) ou une «image» (Bild)
du passé, mais l'apparition (ou le complexe d'apparitions) du passé lui-même,
en tant que passé, c'est-à-dire non-présent situé à un moment révolu du temps,
mais avec un affaiblissement ou des altérations intuitives qui paraissent dues,
de prime abord, aux atteintes du temps. Cependant, pour Husserl, dans la
mesure où la présentification en Darstellung intuitive est portée tout d'abord
par les intentions vides, en sommeil, qu'il y a dans les rétentions vides, le res-
·1
i: souvenir peut seulement venir, puisque tout le passé est habité par elles en vertu
de la continuité du temps originaire, d'une réactivation après coup de telle
intention vide ou de tel complexe d'intentions vides. Cette réactivation est pour
lui, les textes des Analyses sur la synthèse passive le montrent, le fait de l'af-
fectivité, excitée ou réexcitée au présent à l'occasion de telle ou telle associa-
tion, active ou passive; comme si, donc, l'intensité de l'excitation de
l'affectivité avait pour effet de «réveiller» le passé, non pas seulement quant à
son sens intentionnel (cela a toujours lieu implicitement, nous l'avons vu, à
l'occasion de telle ou telle aperception perceptive), mais surtout quant à son
contenu intuitif, ce qui en fait précisément une présentification
(Vergegenwiirtigung). Comme si, donc, l'affectivité redonnait ses couleurs au
passé (on n'est pas loin de Freud, et les parentés, nous allons le voir, ne s'arrê-
206 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 207

tent pas là), revivifiait dans l'intuition les apparitions ou complexes d'appari- § 2. LE LIEN DU RESSOUVENIR À L'APERCEPTION PERCEPTIVE
tions du passé. Le paradoxe qu'il faudra sans cesse tenir est très proche de celui
de la phantasia: pour être présente dans le présent intentionnel du ressouvenir, Tout d'abord, il est bon de relire cette page des Analyses sur la synthèse
la Darstellung du passé intuitif ne se donne pas comme présente tout simple- passive (Hua XI, 177-178) où Husserl résume très clairement ses analyses:
ment, mais comme venant du passé: le contenu intuitif du souvenir n'est pas,
«Naturellement, l'essentiel reste conservé quand l'obscurcissement rétentionnel a perdu
encore une fois, selon l'erreur commune, «représentation» présente (actuelle) son dernier reste en affectivité (scil. en cela qui donne force à l'intuition, cf Hua Xl, 176, 11.
du passé, ce qui l'assimilerait à l'image (Bild) , dont nous savons que le statut 36-38), et [quand] le procès lui-même [a perdu] le dernier reste de vivacité du flux. Je pensais
est tout autre, mais présentation (Darstellung) du passé comme passé, des intui- auparavant que ce fluer rétentionnel et que ce constituer-être au passé continuait encore sans
cesse dans la pleine obscurité. Mais il m'apparaît que l'on peut se passer de cette hypothèse.
tions du passé avec son caractère de passé, situé dans le temps passé, et nous
Le procès lui-même cesse (scil. Husserl admet lui-même des lacunes dans la constitution des
savons aussi que les apparitions intuitionnées du passé (le non-présent) sont sens intentionnels, même s'il n'en admet pas dans le temps originaire). Nous avons donc la
non présentes., l'acte seul du ressouvenir étant présent. Quant à l'affaiblisse- typique suivante qui jamais ne s'arrête: à la tête du présent vivant, le procès originairement
ment ou aux altérations de cette présentation (Darstellung) par rapport à ce qui instituant (urstiftentI) progresse sans halte pour des objets de sens (scil. de sens intentionnel)
toujours nouveaux, liés à la forme légale (scil. éidétique) de la structure globale objective
serait censé être une Darstellung fidèle et complète au présent intuitif, nous (scil. il doit y avoir des ruptures dans la continuité, des lacunes, c'est-à-dire pour nous des
verrons qu'elles sont beaucoup plus complexes qu'il n'y paraît tout d'abord. «désaccords» de l'accord constitutif du présent vivant); toujours à nouveau (scil. dans des
Cependant Husserl aura toujours cette doctrine paradoxale, liée à sa conception retemporalisations du même temps, suite aux interruptions), le procès commence avec des
de la continuité du temps originaire, et dont il nous faudra encore interroger le data irnpressionnels momentanés qui aussitôt se cristallisent et s'articulent systématiquement
en objectités coexistantes; constamment, ces formations (Bildungen) se changent rétentionnel-
statut, selon laquelle la Darstellung en question pourrait être (en droit, même si lement tandis qu'en même temps se constituent des articulations ordonnées de la succession.
jamais en fait) aussi «claire» qu'une Darstellung au présent si nous étions en Mais cette modification (Abwandlung) intentionnelle conduit toujours à nouveau dans le zéro
mesure de remonter tout le cours du temps, jusqu'au «moment» qui est ressou- (Null) un. Que veut dire ce zéro? TI est le réservoir constant des objets venus à l'institution
vivante dans le procès vivant du présent. Pour le Moi ils y sont enveloppés (verschossen),
venu, en parcourant d'abord les rétentions vives du présent tout juste passé, mais pour autant à sa disposition (scil. par l'habitus). Leur être ne consiste jusqu'ici en rien
ensuite, en réveillant les rétentions vides, de proche en proche, celles-ci y d'autre qu'en leur être-éprouvé originaire qui est originaliter devenir-conscient et demeurer-
retrouvant leur vivacité intuitive: c'est qu'ainsi, sans doute, seraient conjurés conscient dans ce procès de recouvrement d'identité synthétique se mettant en flux (verstro-
mentI). Cet être et même demeurer-conscient ne cesse pas quand le procès a atteint sa fin dans
les effets des synthèses passives, qui, en enjambant des laps entiers du temps,
le point-zéro de la ligne d'identité rétentionnelle correspondante. L'objet constitué, l'identique
mélangent les Darstellungen intuitives des ressouvenirs et les effets de rupture n'est plus vivant constitutivement; donc il n'est plus vivant affectivement, mais dans la forme
(de «désaccord» avons-nous dit) à l'œuvre dans les passages aux rétentions (Gestalt) «morte», le sens (scil. intentionnel) est encore là, implicite, il est seulement Sans vie
vides: Tout l'implicitement «rempli» (de sens intentionnels et d'impressions en train de fluer. Il est sans action (wirkungslos) pour du nouveau constituer - nota bene pour
du constituer nouveau qui fait originairement l'expérience (scil. cela suppose à nouveau l'in-
originaires avec leurs rétentions) de la «vie» de la conscience dans la tempora- terruption, la lacune, donc le désaccord local du flux constituant, pour que du nouveau, et sa
lisation continue du présent vivant, serait ainsi restitué dans l'extraordinaire Stiftung, puissent intervenir). Comment cependant il peut avoir de l'effet (wirksam) et même
complexité de son tissu intentionnel censé être d'un seul tenant. La question de façon constitutive dans une nouvelle forme, c'est le problème de l'association. Mais il faut
dire tout d'abord que toute effectuation (Leistung) vivante de présent, c'est-à-dire toute effec-
sera de savoir si la visée de cette restitution n'est pas, en fait, la visée d'une
tuation de sens ou d'objet se sédimente dans le domaine de la sphère d'horizon morte, ou plu-
reconstruction tout idéale. Cela montre au moins, à première vue et pour nous, tôt en sommeil, c'est-à-dire sur le mode d'un ordre ferme de sédimentation (scil. selon un
un enchevêtrement de même complexité entre l'institution symbolique du res- stratification sédimentaire), cela de façon permanente, tandis qu'à la tête le procès vivant
souvenir et ses dimensions proprement phénoménologiques. Doit en tout cas reçoit de la vie nouvelle, originaire, et qu'à sa queue tout ce qui est d'une certaine manière
acquis final des synthèses rétentionnelles se sédimente. »
nous guider cette idée husserlienne que le ressouvenir est présentification intui-
tive du passé soustendue par les intentions vides demeurant dans les rétentions Et Husserl ajoute aussitôt (Hua XI, 178): «Du sommeil, on ne sait [quelque
vides. TI y a encore, dans le ressouvenir ainsi conçu, quelque chose de l'aper- chose] que par l'éveil; de la même manière ici, et de façon tout à fait origi-
ception perceptive, comme si nous ne pouvions nous ressouvenir que de telles naire. L'éveil du sens sédimenté peut tout d'abord vouloir dire: il devient à
aperceptions - ce qui semble à première vue être le cas. Nous nous pencherons nouveau affectif.» TI faut prendre ici l'affectivité au sens de l'excitabilité, et si,
donc tout naturellement, dans un premier temps, sur la question de la nous venons de le voir, le réveil est aussi lié à l'association, c'est-à-dire, dans le
Darstellbarkeit intuitive dans le ressouvenir. Nous savons qu'elle ne peut être cas de la réminiscence, du ressouvenir involontaire, aux synthèses passives,
tout simplement de même nature que dans l'aperception perceptive. TI s'y mêle, cela signifie que celles-ci le sont d'abord de l'affectivité ou de l'excitabilité.
en effet, de la phantasia. Telle ou telle association dans la perception présente réveille, en l'excitant, une
perception ou une association de perception ayant eu lieu dans le passé, leur
208 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 209

rendant donc une force affective qui va contribuer à la Darstellung intuitive du les intentions vides, demeurées en sommeil dans ces rétentions vides. Notons
ressouvenir, lui «donner ses couleurs» .. qu'il s'agit ici de tout autre chose que de ce qui était mis en jeu des habitus et
TI nous faut donc en venir plus proprement au «mécanisme» de l'éveil, et des couches de sens sédimentées dans la constitution du sens intentionnel de
plus particulièrement de l'éveil de ce qui est perdu, dans les intentions vides l'objet au sein du présent de l'aperception perceptive, puisque là, les intentions
des rétentions vides, en tant que contenu intuitif des sens intentionnels sédi- vides des rétentions vides habitaient de leur potentialité les intentions partielle-
mentés, et qui relève, dans les termes de Husserl, du «lointain obscur». TI écrit: ment pleines au présent et les intentions vides des protentions vides sans avoir
«L'éveil d'un lointain obscur est tout d'abord un éveil vide. TI est rendu possible quant à
nullement besoin d'être éveillées, la tradition de l'histoire étant «déposée» à
son contenu d'après le principe qui, dans tout présent, rend possible l'unification quant au même le sens intentionnel lui-même, qui par ailleurs, la cachait, l'enveloppait,
contenu et la communication affective: la "similitude" (Ahnlichkeit) de [termes] séparés en l' «impliquait», en la rendant inaperçue. Alors qu'ici, il s'agit, à travers le
contraste et tout ce qui en relève, est la condition fondamentale. Une couleur peut éveiller une réveil des intentions vides des rétentions vides, dé réveiller non pas seulement
couleur cachée, un son un son devenu caché. Ce peut être aussi un rythme qui éveille un
rythme, par exemple le rythme de coups qui frappent un rythme semblable de signaux lumi- le sens intentionnel, qui est présent dans le présent vivant, avec son Histoire
neux [NB. nous aurons à revenir sur cette remarque très importante]. [ ... ] Le principe vague cachée, mais l'intuition (ou les intuitions) passée (s) comme passée (s). La base
d'association par similitude et par contraste reçoit par nos analyses de la structure nécessaire est la même, c'est toujours celle de l'aperception perceptive, de ses sens (ou
d'un présent vivant un sens incomparablement plus riche et plus profond. Dans cette struCture
se trouvent toutes les pré-conditions associatives du contenu. La première synthèse qui est
moments de sens) sédimentés, et de ses habitus, mais le «processus» est diffé-
rendue possible par la communication affective gagnée avec le transfert (Übertragung) de la rent puisqu'il s'agit, dans le ressouvenir, de faire revivre ce passé au présent,
force affeètive, est bien évidemment celle de la similitude actuellement devenue consciente de dans l'actuel, en le tirant de l'état d'être-en-puissance où il est demeuré comme
ce qui éveille et de ce qui est éveillé à vide (Leervorstellig), cette similitude [étant] dans le
sens sédimenté et habitus. C'est au reste parce que ce «processus» est différent
mode noématique essentiel du "se souvenir d'un autre". » (Hua IX, 179-180, nous soulignons)
qu'il doit en passer nécessairement, selon Husserl, par l'affectivité, et par la
L'association, qui structure déjà le présent vivant, c'est-à-dire le présent synthèse passive (alors que dans l'aperception perceptive, la synthèse est active
muni de ses rétentions et de ses protentions, est, pour Husserl, l'effet de l'affec- comme synthèse du sens intentionnel dans le sens intentionnel comme sens qui
tivité, c'est-à-dire de l'excitabilité, et de là, de l'excitation de la sensibilité par est le même d'un même objet). Reste à voir si, précisément, par là, le ressouve-
telle ou telle teneur, dans ce présent élargi, du contenu intuitif en Darstellung. nir ne requiert pas, pour être complètement «expliqué », compris dans son
C'est cela, notons-le déjà, qui permettra à Husserl, malgré quelques «essence», un autre type de temporalité et de temporalisation que celui qui est
hésitations l , de garder sa doctrine du temps continu originaire comme écoule- propre à la Stiftung de l'aperception perceptive. Autrement dit, et dans nos
ment sans rupture du présent vivant. Car c'est cela qui lui fera attribuer à l'af- termes, reste à voir si la Stiftung, l'institution (pour nous nécessairement sym-
fectivité, aux degrés différents de l'excitabilité et, par là, des excitations, la bolique) de l'aperception du ressouvenir est du même type, ou de même struc-
structuration interne du présent vivant. Nous verrons plus loin comment nous ture que la Stiftung de l'aperception perceptive.
serons conduits à remettre en cause cette conception, dont on voit déjà qu'elle Husserl, en tout cas, est peu satisfait de ce qu'il vient de dire: il vient de
réduit (philosophiquement) l'affectivité à ce que l'on nomme plus générale- buter sur «le mode essentiel noématique» du «se souvenir de quelque chose»,
ment la sensibilité, ici la sensibilité à des excitations venues du dehors. Quoi autrement dit sur son sens intentionnel. Et il reprend, en écho:
qu'il en soit, il est clair que, pour Husserl, c'est seulement des synthèses pas- «Bien que l'éveillé se trouve manifestement dans la direction que pré-figure
sives de la sensibilité (de l'affectivité) au sein du présent vivant lui-même que (vorzeichnen) la fuite en flux (Abfluss) du passé constitué de manière vivante comme direction
doit venir l'excitation première donnant lieu à l'éveil: ce sont là en effet les du passé, et d'une certaine manière comme objectif du passé le plus lointain, de cette façon ne
«pré-conditions associatives du contenu», c'est-à-dire du contenu qui va être serait pas encore pour longtemps constitué ce que nous rapportons évidemment au passé. De
l'objectité proprement dite comme étant identiquement toujours à nouveau à saisir elle-même
présenté (dargestellt) intuitivement dans le ressouvenir. Car, une fois éveillée et comme s'attestant, ne se constitue qu'avec le moyen du ressouvenir, comme nous l'avons
par la structure de cet enchaînement associatif, et structurée par elle, en enjam- déjà établi depuis longtemps. Aussi le passé et la synthèse en fuite des passés, qui s'accomplit
bant, s'il le faut, des parties distinctes du présent vivant avec ses rétentions et dans le cercle étroit du présent vivant, ne donne-t-elle pas encore lieu à une constitution véri-
table de l' objectité, mais seulement à l'une de ses parties fondamentales.» (Hua XI, 180)
protentions, parties qui sont mises «en communication» par cette structuration
préalable de l'affectivité, celle-ci, transmuée dès lors, puisqu'elle est excitée,
en «force affective», pourra se transférer à (émigrer vers) d'autres «régions» Autrement dit, nous avons, par l'éveil, la direction du sens intentionnel,
du temps, en particulier à telle ou telle qui est rétention vide, et éveiller d'abord direction vers le passé, mais elle ne l'est que vers le passé rétentionnel, éva-
nouissant, comme passé rétentionnel vif, dans le passé rétentionnel vide, qui
1. Cf. Hua XI, Beilage XII, p. 387. indique seulement le passé lointain, en sommeil par rapport à la veille du pré-
210 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 211

sent vivant. Dès lors, si le sens intentionnel se sédimente dans ce passé en som- «On pourrait bien énoncer avec certitude la proposition qu'il appartient tout simplement
(überhaupt) aux représentations vides qui ont éprouvé un éveil la tendance à. transférer
meil, l'éveillé, l'objectité proprement dite s'y perd, et elle n'est que fugitive (überführen) cet éveil à des intuitions donnant le soi (selbstgebend), ce par quoi (wobei) en
comme le présent. Pour la stabiliser comme telle, il y faut le ressouvenir avec tout cas conduit le chemin vers le ressouvenir.» (Hua XI, 181)
son intuition (et son apparition) de ressouvenir, qui fait l'autre partie nécessaire
à la constitution de l'objectité «proprement dite», c'est-à-dire de celle qui est Et comme s'il avait un doute, Husserl ajoute aussitôt: «Mais en tout cas
reconnaissable jusque dans le passé. Ce n'est plus seulement la perdurabilité de vaut la loi: des ressouvenirs ne peuvent surgir que par l'éveil de représentations
l' objectité avec son sens intentionnel qui est en question, mais la reconnais- vides.» (Ibid.) Le problème posé est dès lors: comment? C'est là-dessus que
Husserl va s'expliquer. Tout d'abord sur le principe:
sance explicite ou réfléchie de cette même perdurabilité. En recommençant son
cours à la séance suivante, Husserl met les choses au point: «Les ressouvenirs ne peuvent donc s'installer (sich einstellen) que comme conséquences
des représentations vides qui, de leur côté, pour pénétrer dans le présent vivant, ont surgi d'un
«Dans le dernier cours, nous nous trouvions devant un nouveau niveau et une nouvelle éveil; et, de la manière la plus immédiate, les ressouvenirs [ont1 surgi seulement par l'éveil de
effectuation de l'association. Le premier niveau, que nous avons discuté sous le titre d'asso- ces représentations vides qui, dans la nécessité fixe de l'écoulement structurel d'un présent
ciation originaire, était cet éveil systématique ou cet éveil effectif qui systématise, et qui rend vivant, émergent en lui-même. Par la monstration après coup (Nach- weisung) de cette origine
possible la structure objective du présent vivant, tous les genres de synthèses originaires de est préfigurée (vorzeichnen) toute la légalité d'essence de l'association reproductive. Elle
l'unification du multiple. dépend tout à fait du remplissement de ces légalités, celles qui rendent possible l'association
«Le second niveau, traité en dernier, était celui de l'éveil qui rayonne en retour (rücks- du niveau précédent, donc l'éveil des représentations vides, par quoi alors nous revenons natu-
trahlend), qui élucide (verdeutlichen) à nouveau des représentations vides (Leervorstellungen) rellement déjà à la stmcture de sens d'un présent vivant et aux conditions affectives qui en
obscurcies, qui amène en elles des teneurs de sens implicites au statut affectif (zu affectiver général y sont afférentes. » (Hua XI, 181 ; nous soulignons)
Geltung). De cela relève le cas particulièrement important de l'éveil des représentations
(Vorstellungen) de la sphère nulle. L'élément nouveau de ce texte est que les représentations vides sont bien,
«Le troisième niveau est celui du passage de telles représentations vides éveillées à des comme nous le disions, des «vecteurs intentionnels» sans intuition correspon-
intuitions reproductives, et cela veut dire ici des ressouvenirs.» (Hua XI, 180-181)
dante (et nous avons vu pourquoi dans notre analyse de l'aperception percep-
Le premier niveau est donc celui des synthèses passives et affectives dans le tive) , mais articulés, à même le présent vivant, par la structure de sens (en
présent vivant lui-même (qui est, rappelons-le, «étalé» avec ses rétentions et écoulement constant) qui l'habite, et qui est due à l'association (par similitude,
ses protentions). Le second niveau est celui où l'affectivité, déjà structurée et se contiguïté et contraste) (cf ibid.), donc à l'affectivité ou à la sensibilité. C'est
structurant dans le présent vivant, se transfère, du fait de son excitation structu- dire que, pour Husserl, cette structure n'est pas celle du temps lui-même dans
rée, vers un passé semblable par sa structuration, c'est-à-dire rayonne en retour son écoulement, mais de l'affectivité, comme si, dans la passivité de ses syn-
vers le passé par l'éveil de la sensibilité. La difficulté est ici dans le concept thèses s'opérant de manière passive et d'une certaine façon hors du temps se
intermédiaire de «représentation» et même de «représentations vides» qui temporalisant en présent vivant, l'affectivité avec sa structure associative était
paraît, pour ainsi dire, «transitionnel». L'élucidation (Verdeutlichung) de ces elle-même tout entière entraînée, en le structurant, par la temporalisation même
dernières ne consiste pas encore à les rendre déjà intuitives (nous serions au du présent vivant. Chose difficile à comprendre s'il faut entendre par là qu'en
troisième niveau), mais précisément à commencer à les tirer de l'obscurité en vertu de sa passivité, la synthèse de l'affectivité (de la sensibilité), comme syn-
chargeant d'affectivité et donc en éveillant certaines de leurs teneurs de sens thèse de «vecteurs intentionnels vides», paraît comme s'étant intemporelle-
intentionnelles, implicites, comme couches de sens (ou de moments de sens) ment effectuée, c'est-à-dire en dehors de toute temporalisation, quitte à se
intentionnels sédimentées, dans l' Histoire de l'aperception perceptive, celle-ci reporter dans la « structure de sens» du présent vivant. Mais chose plus facile à
ayant, en principe (mais nous allons voir que c'est beaucoup plus complexe), comprendre si l'on admet que cette structuration par les synthèses passives de
dans le présent vivant, provoqué cet éveil qui est réveil. Il faudra voir de quelle l'affectivité témoigne d'un autre mode sous-jacent de temporalisation, autre
manière Husserl va préciser le statut de ces «représentations de la sphère que celui, uniforme, de la temporalisation du présent vivant. Avant d'y venir,
nulle»: à rigoureusement parler, ce ne sont pas des représentations, puis- disons simplement, pour maintenir la rigueur et nous tenir au plus près de
qu'elles ne représentent rien, ne sont pour ainsi dire que des «vecteurs inten- l'analyse de Husserl, que, dans la mesure où l'association met enjeu une struc-
tionnels» vides d'intuition et portés par la structuration de l'affectivité. Enfin, ture qui, pour être entraînée dans la vivacité du présent, n'en est pas moins à sa
avec le troisième niveau, nous touchons à la Darstellbarkeit intuitive du ressou- manière en mouvement, c'est-à-dire dynamique, il s'agit là d'un autre rythme
venir qui, selon Husserl, s'appuie sur le second niveau. C'est ainsi qu'il va tout par rapport à l'écoulement du présent vivant, lequel est en réalité arythmique
d'abord dire : (starr, écrit Husserl) puisqu'il est le comblement continu par le maintenant, à
mesure, d'un écart (rétentionnel) qui ne cesse de se creuser. Or ce rythme est
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 213
212

bien temporel, d'un certain côté, puisqu'il est structure en écoulement, et ne sent à un présent vivant passé et passé dans la sphère nulle. Cette émigration du
l'est pas, d'un autre côté, puisque, éveillant la sensibilité, rythmant un sens rythme hors du présent est d'abord rendue possible, pour Husserl, par le fait
intentionnel à l'intérieur de lui-même, réactivant des intentions vides autrement que, dans la représentation vide, le rythme est d'abord un rythme du sens inten-
en sommeil dans tel ou tel sens intentionnel présent dans une aperception per- tionnel (avec «le caractère noématique de l'association», dans les termes de
ceptive présente, il est, comme rythme de l'affectivité, ou comme la «représen- Husserl). C'est par là que ce rythme éveille un rythme semblable dans les sens
tation vide» elle-même, prêt à émigrer à travers le temps du présent, vers tel ou intentionnels sédimentés, tombés en sommeil, mais qui ont dû, dans leur
tel moment du passé enfoui dans les rétentions vides, et même, à réveiller des Stiftung au présent (passé), s'instituer avec cette similitude rythmique.
intuitions passées, à les amener à la Darstellung intuitive. Nul doute que ne soit poursuivons:
implicitement mise en œuvre, ici, une analyse plus poussée du sens intentionnel «En outre, de même que dans la sphère originaire de toutes les associations l'éveil et la
dans sa structure dynamique, ou plutôt dans son rythme temporel intrinsèque, liaison progressent à la mesure de la force affective, et y sont toujours à nouveau déterminées
lui-même d'un autre registre architectonique que celui du temps comme conti- par des afflux de forces affectives, de même en l'afflux (Zuzug) du lointain éveillé. Une
connexion objective, bien constituée, mais entrée en sommeil, est éveillée à une place, celle
nuité d'écoulement temporalisant le présent, donc relevant d'un autre d'un présent révolu. TI faut bien considérer qu'il s'agit là très précisément des objectités, des
«régime» de temporalisation, celui des synthèses passives de l'affectivité. liaisons et des ordonancements qui ont été effectivement constitués, et qui désormais sont
Autrement dit, le renversement que nous allons proposer de la conception hus- enveloppés (beschlossen), sans pouvoir être perdus, dans la sphère nulle. Il va de soi qu'à pré-
serlienne, et qui nous paraît nécessaire, précisément, en vertu de ce caractère sent l'éveil, vivant sur la force affective de ce qui a été éveillé en premier lieu, peut progres-
ser, éventuellement aussi [être] élevée par l'excitation d'intérêts de l'esprit (Gemüt) etc., qui
intrinsèque, est de dire que ce rythme est bien celui d'une autre temporalisation croissent dans la progression. Dans le vide n'y viendront à se tenir (zur Geltung) que des
(que celle par l'écoulement uniforme), qui est du même coup temporalisation moments de sens isolés, particulièrement forts (kriiftig) du présent lointain en question, de la
de l'affectivité (de la sensibilité), et qui est déjà plus proche, sans nécessaire- même manière que des contours seulement ébauchés dans un brouillard s'éclairant un peu. Il
ment lui être identique, de la temporalisation en présence sans présent du sens en va beaucoup mieux si l'éveil passe en ressouvenir. Naturellement ce passage s'accomplit
comme synthèse d'identité, qui est effectuation du ressouvenir intuitif, de la re-constitution
en train de se faire ou de se chercher, c'est-à-dire du sens qui n'est plus inten-
répétée (Wiederkonstitution) de l'objectif, mais sur le mode du revenir à nouveau sur le connu,
tionnel en son acception husserlienne. Car cela seul nous permettra de com- du se-présentifier-à-nouveau, qui ne fait pas effectivement expérience, mais comme si on fai-
prendre, dans le même mouvement, comment le ressouvenir est aussi sait expérience. A présent (nun), le présent passé est reproduit dans la vivacité du flux noético-
re-temporalisation en présence du passé avec sa distance de passé, même si noématique avec toutes ses effectuations - avec toutes dans le cas idéal du ressouvenir
pleinement intuitif, alors qu'en vérité le ressouvenir est flottant (schwankend) en clarté et en
cela est le plus souvent dissimulé par la Stiftung du ressouvenir depuis la
distinction, donc mélangé avec des moments vides, un stade intermédiaire entre intuition pure,
Stiftung de l'aperception perceptive, comme si nous ne nous présentifions que accomplie, et représentation vide.» (Hua XI, 182, nous soulignons)
des moments de sens intentionnel et des apparitions partielles de celle-ci - ce
qui, inévitablement, entraîne les difficultés husserliennes de distinguer le res- Il est tout d'abord évident, pour Husserl, que le ressouvenir ne peut être,
souvenir de l'image. exclusivement, que celui d'une aperception perceptive passée (<<objectité
Mais reprenons notre lecture. Husserl poursuit son analyse: constituée»), qui s'est déposée, avec son habitus et sa couche de sens sédimen-
tée, dans la sphère nulle des intentions vides des rétentions vides. C'est pour-
«Examinons à présent la situation d'après le plus essentiel. Prenons un éveil du lointain quoi, en droit, en vertu de la structure même de la Stiftung de telles
(Femweckung) reconduisant d'un seul coup du présent à une couche sédimentaire de la sphère
nulle, reposant profondément, donc dans un passé enfoui, lointain. Une représentation vide, aperceptions, le ressouvenir peut être total (rien n'a été «perdu»). Quoi qu'il en
qui rend conscient un datum singulier passé ou une connexion liée singulière, est maintenant soit, et nous allons y revenir, ce n'est pas le cas, et la question est de savoir
(nun) là. Naturellement éveillée par une connexion pareille (gleich) ou très semblable dans pourquoi le ressouvenir ne peut atteindre, «en vérité», c'est-à-dire pratique-
notre présent. Donc une synthèse semblable est nécessairement donnée par là, telle qu'elle
ment jamais, le même degré de remplissement intuitif que l'aperception per-
doit s'être formée dans le présent originel lui-même d'une manière originairement associative,
et par là aussi avec le caractère noématique de l'association. L'éveillé a lui-même le caractère ceptive au présent. Serait-ce, selon notre explicitation du problème, qu'il y
noématique de ce qui a à être éveillé par ce qui éveille (caractère du se souvenir de quelque subsiste quelque chose du désaccord des deux flux (fuite rétentionnelle et
chose).» (Hua XI, 181-182) rejaillissement, à mesure, du présent) qui a donné lieu au vide, c'est-à-dire tout
Interrompons un instant la citation pour dire que le rythme de l'association, d'abord à l'interruption du parcours perceptif? Pour être apparemment ration-
en même temps rythme de l'affectivité (ou de la sensibilité) par l'éveil, doit l'explication de Husserl tourne, ici, un peu court. En premier lieu, il
être le rythme du ressouvenir encore attendu dans l'analyse. C'est donc bien ce qu'il y a une sorte de «seuil» de la sensibilité (de l'affectivité
rythme lui-même qui, d'un coup, enjambe l'écoulement temporel, non seule- i\C01TIlTle excitabilité) qui fonctionne comme une sorte de filtre ne laissant passer,

ment du présent vivant lui-même, mais d'un présent vivant actuellement pré- la représentation vide, que des moments de sens (des moments de sens
214 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE ST/FTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 215

intentionnel lié à l'aperception perceptive passée) «particulièrement forts », Dès lors, en troisième lieu, et comme par un retour à ce qui a tout d'abord
c'est-à-dire suffisamment excités pour franchir ce «seuil». On pense ici, été examiné, on ne peut pas comprendre par le seul écrêtage du rythme (aussi
immanquablement, à Freud, et on est pris du même malaise devant ce qui paraIt affectif), qui avait lieu dans le vide, par un «seuil» de sensibilité, le flottement
bien être une «construction». Comme si le rythme éveillé et éveillant devait ou les fluctuations, dues à la phantasia, du ressouvenir intuitif; autrement dit la
être «écrêté» par le «seuil », laissant dans l'ombre des intensités affectives question se pose de leur articulation. Alors que l'aperception perceptive est
investies (sur tel ou tel moment du sens) trop faibles pour être susceptibles habitée secrètement, dans le sens intentionnel de sa plénitude intuitive (qui
d'accéder à la «lumière» de l'intuition. C'est donc tout d'abord une telle n'est pas saturante, on l'a vu), par les intentions vides des rétentions et des pro-
«construction» qui, du point de vue phénoménologique, doit être remise en tentions vides, le ressouvenir est, dit Husserl, mélangé avec des moments vides
question, et ce d'autant plus que l'on comprend que la reproduction intuitive du du sens intentionnel (restés vides parce que trop faiblement chargés d'affecti-
ressouvenir est liée aux intensités affectives, comme si c'était l'affectivité qui vité, trop peu «excités»); il Y a, dans le ressouvenir, des choses vives, et par-
donnait la force de dépeindre ou de repeindre une Darstellung intuitive à fois très vives, mais elles sont, semble-t-il, indiscernablement mêlées à des
laquelle elle «rendrait ses couleurs» (on pense encore à Freud), ainsi que le choses vagues, des zones quasiment mortes et obscures. Quel est le rôle de la
donne à penser l'image des «contours seulement ébauchés dans un brouillard phantasia dans tout cela?
s'éclairant un peu» - comme si le ressouvenir vif (<<coloré») devait être «pré- La Sachlage phénoménologique est donc, comme c'est toujours le cas chez
paré» par une sortie hors de la grisaille se dissipant lentement des intentions Husserl, très clairement et très lucidement abordée. Mais on voit que son traite-
vides. ment laisse pendantes beaucoup de questions, que nous pouvons regrouper
On dira cependant, en second lieu, qu'il ne s'agit précisément là que de la ainsi: 1) la question du rythme de l'association ou de la synthèse passive, de sa
représentation vide, même si cela ne va pas de soi que le rythme éveillé, qui est liaison avec le rythme de l'affectivité éveillée, et la question de savoir si ce
rythme de la sensibilité (affectivité), doive être, comme rythme, «écrêté », et rythme n'est pas tout d'abord rythme de temporalisation qui serait, indissocia-
même s'il y a une sorte de contrainte par pauvreté, ou de tour de passe-passe- blement, celle de l'affectivité elle-même; cette question pourrait à son tour
bien philosophique car il se produit en philosophie chaque fois qu'il est ques- s'articuler à la question du nomadisme du rythme en question à travers la tem-
tion de genèse -, à parler ici, fût-ce par métaphore, de contours ébauchés dans poralité co-instituée avec l'institution de l'aperception perceptive. 2) La ques-
le brouillard, qui font penser, irrésistiblement, à une sorte de pré-intuition pré- tion du rapport entre ce rythme (peut-il être «écrêté» ou pas ?), également
parant déjà le résultat de la genèse. Le passage au ressouvenir, dit Husserl, s'ac- rythme de l'affectivité, et le pouvoir de Darstellbarkeit intuitive du ressouvenir,
complit par synthèse d'identité, c'est-à-dire par constitution qui est dans ses relations à la Darstellbarkeit intuitive de la phantasia, étant entendu
re-constitution d'un sens intentionnel d'objet: on ne voit pas tout d'abord com- que cette Darstellbarkeit, pour ainsi dire moins «accomplissable» que celle de
ment cette (re )-constitution devrait amener, comme par un remplissement la perception, est cependant d'un autre type que cette dernière. 3) La question
«spontané », à la Darstellung intuitive de cet objet remémoré, si imparfaite, si de l'intentionnalité du ressouvenir, c'est-à-dire de ce qui, en lui, ne paraît, dans
inaccomplie soit-elle. A moins de dire comme Husserl, ce qui est tout à fait sa Darstellung intuitive, que comme passé, comme ayant été.
capital, que c'est la phantasia qui intervient ici, ce qui est clairement entendu Avant d'en venir à l'examen des rapports entre ressouvenir et phantasia,
par le fait que l'expérience du présentifié en ressouvenir est quasi expérience achevons la lecture de ce beau texte des Analyses (Hua XI) qui va encore nous
ou expérience sur le mode du «comme si», et par le fait que le ressouvenir, tout apporter des précisions. Toujours sur le modèle de l'aperception perceptive,
comme la phantasia, est flottant, fluctuant (schwankend) en clarté et en distinc- dont le ressouvenir serait une re-constitution, Husserl s'explique sur ce qu'il
tion - le ressouvenir pleinement intuitif (tout comme l'aperception perceptive) appelle l'éveil continu et l'éveil discontinu. Ici doivent donc intervenir, pour
n'étant qu'un «cas idéal». Il est vrai qu'alors reste encore le problème de nous, les lacunes ou ruptures de continuité (<<désaccords» des deux flux réten-
savoir, par-delà le caractère de non-présent de la phantasia, ce qui est propre à tionnel et jaillissant).
conférer au ressouvenir le caractère de passé - de ce qui, non présent, a néan- «A la plus grande richesse en effectivité (Wirksamkeit) affective profite l'éveil qui pro-
moins été présent. Dira-t-on que c'est seulement parce qu'il s'agit ici de réveil gresse. ~ais il est clair que l'éveil n'est pas lié au présent reproductif un, mais qu'il peut pas-
de sens intentionnels déjà sédimentés dans le passé en sommeil, alors que ce ser continuellement ou par sauts dans les autres couches sédimentaires.» (Hua XI, 183)
n'est pas le cas dans la phantasia? Mais la motivation au ressouvenir intuitif Qu'est-ce à dire?
par l'éveil de l'affectivité suffit-elle pour dire que les apparitions de ressouve-
«En cela est prescrite légalement et a priori, pour le progresser possible en continuité la
nir ne sont pas purement et simplement des apparitions de phantasia, mais bien
direction sur les couches déposées supérieures, donc en avant dans le futur relatif, tandis ~ue
des apparitions qui ont été perçues au présent? Il subsiste donc une difficulté. pour le passage dans les couches sous-jacentes n'est possible que la progression par sauts de
LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 217
216 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG

l'éveil. Cela se comprend ainsi: la tendance reproductive est tendance à la re-constitution de


en aille ainsi pour Husserl, c'est sous-entendu par ce qu'il dit de la continuité
l'objectité en question. Ainsi, comme maint~nant la consti:ution originaire en t~t ~ue te~le ~st de l'éveil: la re-constitution de l' objectité suppose l'éveil continu des couches
un procès vers l'avant dirigé sur le futur, 11 en va de meme ~our la re-constJ.tu~on. L objet sédimentaires (du sens intentionnel de la même objectité) les plus proches ou
n'est pas dans le présent comme un objet figé et m?rt, , maIS 11 .est ,en d~vemr d~s ,une les plus récentes par rapport à l'instant, aussitôt temporalisé en présent qui ne
connexion constitutive vivante dans laquelle au reste 11 n est pas Isole, maIS enchevetre au
devenir et au se changer, comme membre en devenir d'un tout-objectif se formant dans la pro- peut être que celui de la Stiftung du ressouvenir ainsi conçu, où re-commence
gression. en continu le procès de re-constitution; comme si les couches relativement les
«Dès que la tendance à la re-constitution commence à se réaliser, nous sommes dans le plus proches ainsi réveillées se redéployaient comme rétentions et protentions
procès de devenir que le souvenir tendanciel ,ten~ justement à réta~lir.. ~ci se trouve donc le
champ de l'éveil continu. D'autre part, tout eve11 rayonnant vers 1 arnere e.st nam:ellement
du procès lui-même, et comme si l'intuitivité du souvenir était constituée
discontinu, qu'il aille dans le proche ou dans le lointain. Le procès repro~uctJ.f va-t-11 ~endan­ chaque fois par des Abschattungen présentifiées de l'objet.
ciellement vers l'avant, alors se répète en lui reproductivement l'appauvnssement et 1 enfon- Nous disons: comme si. Car les difficultés apparaissent quand Husserl écrit:
cement dans l'ancienne sphère nulle, sur laquelle l'éveil discret rayonnant en arrière peut de «D'autre part, tout éveil rayonnant vers l'arrière est naturellement discontinu,
nouveau regagner quelque chose, dans des tendances reproductives répétées. C'e~t.par sa~ts et
sans ordre déterminé que l'éveil peut sauter (überspringen) d'une c?uche se~~~n.tarre à qu'il aille dans le proche ou dans le lointain.» A supposer que ce soit une re-
l'autre, tantôt plus récente, tantôt plus ancienne. Ainsi naissent de multJ.ples POSs~bIhtes pour constitution qui commence, et du même type que la constitution dans l'aper-
des ressouvenirs se succédant l'un l'autre et immédiatement sans aucune conneXIOn. Chacun ception perceptive, faut-il entendre, en congruence avec la «doctrine», que
est caractérisé comme un [ressouvenir] commençant, mais à nouveau comme un parcours
(Strecke), s'enfonçant dans l'absence de force, d'une re-constitution en flux. ~ous ces .ressou-
telle ou telle intuition rappelée dans sa vivacité fonctionne comme
venirs sont à vrai dire rapportés au système de sédiments qui sont dans le cache et contJ.nuelle- Urimpression co-instituante du sens intentionnel de l'objet remémoré en re-
ment en connexion' une connexion qui ne serait cependant réalisée reproductivement que si constitution? Et que, de la même manière que l'instant de la Stiftung aussitôt
nous pouvions repr~duire toute notre vie depuis le commencement et si nous la reproduisions re-temporalisé en présent du ressouvenir, lui-même aussitôt en rétention vive,
constamment d'un trait.» (Hua XI, 183-184)
cette quasi-impression originaire passerait elle aussi aussitôt en rétention vive?
Cette dernière possibilité qui est idéale, liée à une sorte d'« hyper- Visiblement, c'est le moment même du ressouvenir qui est en question, avec
conscience» sans interruption du flux temporel, est manifestement troublée ou cette difficulté, que le ressouvenir partage avec la phantasia, qu'il ne peut y
«hachée» d'interruptions qui engagent l'éveil à procéder par sauts, à réveiller avoir en lui d'impression originaire, car ce serait une quasi-impression, à savoir
des couches de sens apparemment sans connexion. Cela ne peut se comprendre un phantasma comme «partie sensible» de la phantasia qu'il y a dans le res-
à son tour que si des parties ou des moments du sens intentionnel présentement souvenir. Et tout comme la phantasia, le phantasma est non-présent. Tout
visé de l'objet se sont autonomisées par le rythme des synthèses passives, struc- comme avec la phantasia, le danger est grand, ici, de construire une image ou
turant l'éveil de telle sorte qu'il puisse réveiller des rythmes semblables dans le un fictum du ressouvenir. C'est la raison pour laquelle, pensons-nous, Husserl
sens intentionnel du même ou d'autres objets que l'objet présentement aperçu part, non pas d'une «reproduction intuitive originaire» dans le ressouvenir,
perceptivement. Manifestement, avec le problème de la continuité et de la dis~ mais de l'éveil à vide des intentions vides dans les rétentions vides, c'est-à-dire
continuité de l'éveil, Husserl est aux prises avec deux choses qm des «représentations vides.» De la sorte, nécessairement, les supposées réten-
s'entremêlent: la re-constitution, dans le souvenir, du même objet, et l'immix- tions de ce re-commencement sont vides, et si elles contribuent, pour Husserl,
tion, en elle, de lacunes ou de vides. Car on ne voit pas comment, autrement, par leurs intentions vides, au sens intentionnel de l' objectité re-constituée, elles
des ressouvenirs peuvent naître «sans aucune connexion », puisque le sens n'en demeurent pas moins, tout d'abord, originairement vides d'intuition, toute
intentionnel du même objet devrait suffire à établir, ou à reconnaître, précisé- l'intuitivité du ressouvenir se re-constituant n'étant que promise, en quelque
ment, cette connexion. C'est comme si l'interruption de la continuité, ou de sorte, pour le futur de la re-constitution, selon l'enchaînement ou la progression
l'accord en continu du flux rétentionnel et du flux du jaillissement, à mesure, ~ de l'éveiL Mais comme cette progression est celle du ressouvenir, cet éveil ne
du maintenant, conduisait beaucoup plus loin qu'elle ne le devrait. Notre ques- 1 peut avoir lieu que des couches sédimentées de sens sous-jacentes, en sommeil
tion est: ouvre-t-elle à un autre mode de temporalisation? dans les rétentions vides, c'est-à-dire, pour Husserl, seulement par sauts dis-
Husserl commence par dire que le ressouvenir comme reproduction du continus, et sans ordre déterminé, ce qui démultiplie aussitôt le ressouvenir en
passé est re-constitution de l' objectité passée. Cela suppose, nous l'avons dit, ressouvenirs pluriels (ou en possibilités de tels ressouvenirs) se succédant sans
que le ressouvenir soit la répétition d'une aperception perceptive - ce que, aucune connexion, le sens intentionnel seul constituant leur unité ou leur ras-
éventuellement, on peut admettre -, mais dans sa structure même, ce qui est semblement comme ressouvenirs du même objet. C'est de façon multiple,
déjà plus difficile puisque cela suppose que le ressouvenir procède lui-mêm~ donc, que les ressouvenirs portent en eux la trace de l'interruption du temps,
d'une Stiftung de même structure que celle de l'aperception perceptive. Qu'tl pour nous du désaccord de l'accord temporel propre au temps continu. Et cette
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 219
218

trace non seulement fait éclater le ressouvenir en une pluralité apparemment sans ressouvenir en pluralité de ressouvenirs, que, à l'intérieur d'un ressouvenir, par
rime ni raison de ressouvenirs fluctuants, mais est essentielle à la structure même la vivacité d'intentions vides déjà en rétentions vives et mélangées aux réten-
de sa Stiftung tout à la fois sans rétentions intuitives (comme, il est vrai, dans la tions intuitives et vives propres à la re-constitution au présent du ressouvenir.
Stiftung de l'aperception perceptive) mais sur fond de rétentions vides réactivées En celui-ci, contrairement à ce qui se passe dans l'aperception perceptive, il y a
(contrairement au cas de la Stiftung de l'aperception perceptive), puisque le sens des rétentions vives, visant le passé, qui sont vides, et qui se mélangent aux
intentionnel de l'objet est déjà là, sédimenté en elles. Et s'il y a des rétentions rétentions vives ayant une teneur intuitive, en sorte que la re-constitution du
vives dans la re-constitution du ressouvenir, c'est, selon Husserl, à l'intérieur du souvenir n'est pas, dès l'origine, constitution une seconde fois du remémoré
procès de reproduction, tout comme dans l'aperception perceptive, puisque sa dans le présent, que son intuitivité est habitée, non pas seulement des rétentions
Stiftung l'est à la fois de son présent. La question se pose aussitôt de savoir si ces vides tombées en sommeil du «procès» de re-constitution et seulement là, pour
rétentions vives, qui vont à nouveau passer en rétentions vides, ne mélangent pas ainsi dire, implicitement dans le sens intentionnel «réveillé », mais des réten-
celles qui portent sur le contenu intuitif déjà «reproduit» et en train de passer, tions vides qui, à l'origine, ont pu être éveillées par l'affectivité, comme si une
avec les rétentions vides réactivées par la sensibilité, mais demeurant vides dans part seulement du sens intentionnel était éveillée, part dont à son tour une plus
la re-constitution du sens intentionnel de l'objet rappelé, les deux mêlant donc, au faible part accéderait à l'intuitivité, mais de manière indiscernable. Faut-il dire
sein du sens intentionnel de l'objet remémoré, intuitivité et non intuitivité et s'in- que c'est dans ce second partage que la phantasia joue une rôle?
différenciant donc à nouveau dans la sphère nulle de la re-constitution. Les deux Husserl est au plus près de la situation phénoménologique quand il écrit:
seraient par là propres au réveil, lui-même discontinu, venant du présent, conti- «c'est par sauts et sans ordre déterminé que l'éveil peut sauter d'une couche
sédimentaire à l'autre, tantôt plus récente, tantôt plus ancienne.» Puisque cette
nuant de se refaire à mesure, de la re-constitution.
Manifestement, la Darstellbarkeit intuitive du ressouvenir est chose extraor- absence d'ordre déterminé induit des ressouvenirs «sans aucune connexion»
dinairement complexe. Car la non-intuitivité des rétentions vides réactivées cela signifie bien sans ordre déterminé par la connexion de sens intentionnell~
contribue au sens des rétentions vives ayant un contenu intuitif. La trace de de l'objet. Et cela est dû, selon Husserl, aux synthèses passives de la sensibilité
l'interruption du temps est aussi ce qui, dans le ressouvenir, articule, en leur (affectivité) qui enjambent, pour ainsi dire, la continuité d'écoulement du pré-
sent en la structurant, et que, par là, nous avons interprétées comme rythmes -
donnant sens, l'intuitivité et la non-intuitivité. Comment, encore une fois, cela
rythmes prélevant des moments de sens à même le sens intentionnel de tel ou
s'articule-t-il à son tour avec laphantasia? Et en quoi la Stiftung du ressouve-
nir, en écho à la Stiftung de l'aperception perceptive, occulte-t-elle le rôle actif, tel objet, et faisant éventuellement d'eux d'autres sens «associés ». Si, dans la
ici, de la phantasia? En quoi l'éveil, qui se produit par l'affectivité, qui joue conception husserlienne, ceux-ci ne peuvent être qu'intentionnels, le sont-ils,
proprement, dans le ressouvenir, le rôle d'impression originaire co-instituante comme sens d'objets, c'est-à-dire dans la même acception que le sens inten-
du présent vivant du ressouvenir, et qui l'est des intentions tout d'abord (origi- tionnel de l'aperception perceptive? Quoi qu'il en soit, si le rythme, qui struc-
nairement) vides des rétentions vides, influe-t-il sur le rôle de la phantasia dans ture l'affectivité et donc l'excitabilité de l'éveil, prélève du sens sur le sens
l'intuitivité du ressouvenir? Certes, le sens intentionnel (sédimenté selon ses (intentionnel de l'objet), et émigre, nomade, à travers les couches sédimen-
diverses couches dans les rétentions vides) de l'objet remémoré est déjà insti- taires, jusqu'à ce qu'il trouve, en quelque sorte, son« bien» en le même rythme
tué (ce dont témoignent les sédimentations et les habitus), et par là, le sens ou une variation du même rythme, il peut éventuellement le trouver à même le
sens (intentionnel) d'autres objets structurés de la même manière. La consé-
intentionnel sert pour ainsi dire de <~ guide» ou de «filtre» à la phantasia, mais
quence en est que, phénoménologiquement (et pas dans l'idéal d'une concep-
il reste la discontinuité désordonnée des réveils, due aux interruptions du temps
continu, et toute la difficulté subsiste: si cette discontinuité témoigne d'un autre tion qui voudrait reconvertir tous les sens sédimentés en ressouvenirs de leur
mode de temporalisation du ressouvenir - avant qu'il ne se re-constitue -, ce Stiftung première), l'Histoire ou la genèse des aperceptions perceptives n'est
mode est-il déjà celui de la phantasia, ou est-il déjà un mode architectonique- pas convertible en la continuité temporelle d'un seul (mais gigantesque) res-
ment transposé du mode de la phantasia? Le fait que le ressouvenir se re- souvenir. Il reste, en d'autres termes, «l'association libre» des ressouvenirs, et
~ ressouvenirs pouvant porter sur différents objets de même rythmique affec-
constitue depuis l'éveil des intentions déjà là, mais vides, des rétentions vides,
semble plaider en faveur de la seconde hypothèse, car il s'agit d'une différence tive (sensible), qui se produit (et peut toujours se produire) sans ordre déter-
miné, c'est-à-dire, finalement, de façon radicalement contingente eu égard à la
à l'origine par rapport à la phantasia. Sans compter que ce même fait indique
connexion de sens intentionnel de tel ou tel objet. La connexion de l'Histoire et
que la Stiftung du ressouvenir n'a pas la même structure que celle de l'apercep-
des sédimentations reste irréductible à la Stiftung, qui est coextensive de celle
tion perceptive, étant indissociable de l'interruption du flux continu du temps,
de l'aperception perceptive, du temps comme continuité d'écoulement harmo-
laquelle se marque aussi bien dans la dispersion apparemment sans ordre du
220 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 221

nique (de l'écoulement en rétentions et du resurgissement à mesure du présent chose de l'artifice, source de nombreuses difficultés (que Husserl a bien ren-
avec ses protentions); si l'on maintient comme unique cette structure de contrées), à dire que ce qui s'expose, en Darstellung, dans l'aperception du res-
Stiftung, la connexion de l'Histoire et des sédimentations est fatalement rappor- souvenir, fonctionne à la manière d'un «Comme si» ou d'un «quasi» perceptif,
tée à une théorie phénoménologique impossible, parce qu'elle reste hétérogène, par la même transposition architectonique que celle de la phantasia en imagi-
pour une raison de principe, qui est l'interruption ou le désaccord du flux tem- nation, car ce serait là, précisément, transposer le ressouvenir en représentation
porel continu, à la temporalité propre de la Stiftung de l'aperception perceptive. (Vorstellung) ou en image (Bild) du passé, ce qu'il n'est par ailleurs précisé-
Nous avons bien repéré la difficulté chez Husserl: la Stiftung du ressouvenir ment pas pour Husserl.
ne fait que «mimétiser» après coup la Stiftung de l'aperception perceptive, Il est donc aussi plus «économique» pour la pensée, et c'est plus proche de
dans la mesure où elle s'effectue, à l'origine, sur fond de rétentions vides, et la Sachlage phénoménologique, de dire, comme nous le proposons, que le res-
donc d'intentions vides éveillées à la suite desquelles se produit la re-constitu- souvenir, en sa Stiftung (c'est-à-dire COmme ressouvenir de tel ou tel objet,
tion et éventuellement l'intuitivité. Il en résulte bien qu'il n'y a pas d'impres- situation, chose ou état de choses), comporte en lui-même un mode de tempora-
sion originaire «intuitive» dans le ressouvenir, puisqu'elle ne l'est que de lisation qui lui est propre et qui n'est pas celui de l'aperception perceptive.
l'éveil, qui n'est à son tour que celui d'une part de l'historicité enfouie d'un Cela laisse, bien entendu, à notre charge, d'exhiber et d'analyser plus précisé-
sens intentionnel d'objet. Il en résulte aussi, si nous faisons l'hypothèse que ment ce mode propre de temporalisation. Nous savons déjà qu'il est lié aux
l'éveil est «sélectif» eu égard aux apparitions de phantasia qui peuvent surgir, rythmes des synthèses passives, dont le nomadisme à travers la continuité sup-
que, l'intuitivité ne pouvant venir que de la phantasia, d'une façon complexe posée du temps indique, non pas leur «permanence» qui en ferait des idéalités
que nous allons analyser, les apparitions de ressouvenir ne peuvent, elles non - ce qu'ils ne sont manifestement pas -, mais leur hétérogénéité par rapport au
plus, ne fût-ce qu'un moment, être présentes (à moins que ce ne soit dans une seul temps continu du présent vivant. Reste à envisager si cette hétérogénéité
image fictive et fugitive), et donc «fonctionner» à leur tour comme «impres- n'est pas le signe de ce qu'il faut chercher dans les synthèses passives cet autre
sions originaires» : elles sont dès lors originairement en protentions et en réten- mode de temporalisation que l'on retrouverait, sans doute transposé, dans le
tions et le mode de temporalisation du ressouvenir est, comme celui de la mode de temporalisation du ressouvenir, puisque c'est lui, proprement, qui,
phantasia, mode de temporalisation en présence sans présent assignable. Telle éveillé, a la capacité de ranimer le ressouvenir, de lui «rendre des couleurs». Il
est, finalement, la conclusion qu'il faut tirer dès lors que s'avère impossible la nous faudra montrer, dans le même mouvement, que si ces rythmes sont tempo-
conciliation entre la continuité d'écoulement du temps et la discontinuité désor- ralisants, ils le sont aussi, du même coup, de la sensibilité (de l'affectivité).
donnée de l'éveil - à moins de l'hypothèse lourde, à vrai dire métaphysique, Avant de passer à l'étude, qui nous éclairera sur ce point, de la phantasia
d'une continuité de l'éveil allant de proche en proche vers le passé le plus loin- dans les ressouvenirs, faisons, pour conclure, le point avec ce texte remar-
tain. Il faut ici prendre toute la mesure de la thèse, soutenue par Husserl lui- quable de Husserl :
même, de la discontinuité du réveil, indifféremment pour le proche et le «L'entrée en scène des ressouvenirs enrichit particulièrement ce présent vivant. originaire-
lointain. L'hétérogénéité du ressouvenir par rapport à l'aperception perceptive ment constituant que nous pensions jusqu'ici en une abstraction nécessaire, purement comme
est donc radicale, et nul doute que la différence entre Darstellung intuitive dans un procès d'expérience immanente hylétique - d'expérience originaire. Aux intuitions isolées
liées dans la continuité interne sans rupture (durchgiingig), donc pas du tout isolables, de cette
le ressouvenir et Darstellung intuitive dans l'aperception perceptive n'en soit le expérience vivante, s'ajoutent maintenant des ressouvenirs comme des lambeaux arrachés
témoin. Au fond, le ressouvenir échoue par principe, en vertu de la disconti- d'une expérience globale antérieure vivifiée. Unifiés d'une certaine manière par l'association
nuité (du désaccord) sur lequel il s'institue, à re-constituer l'Histoire, et même, avec le présent actuel, ils n'ont cependant avec lui pas de connexion d'expérience directe, ils
si l'on tient compte de la modification du «comme si», indice infaillible de ce entrent en scène sans connexion au sens prégnant. Différents ressouvenirs sont donc entre
eux, là où il surgissent par sauts, par éveil discontinu, sans connexion interne. Cette différence
que la phantasia y joue un rôle essentiel, le ressouvenir échoue à re-constituer, entre les connexions depuis la continuité constitutive et celles par simple éveil lointain est très
ne fût-ce que pour un moment (présent: dans l'image) fugitif, aussitôt en réten- hautement siguificative. [ ... ]» (Hua XI, 184; nous soulignons)
tion, ce qui est censé avoir été le sens d'être présent de l'objet. C'est pourquoi
nous avons, quant à nous, phénoménologiquement, de sérieux doutes sur la
Sachlichkeit ou tout au moins l' originarité de ce que Husserl nomme re-consti- § 3. LE LIEN DU RESSOUVENIR À LA PHANTASIA:
tution dans le ressouvenir, c'est-à-dire sur la question de savoir si la re-tempo- LA DARSTELLBARKEIT INTUITIVE DU RESSOUVENIR
ralisation qu'il y a bien en lui a originairement même structure que la
temporalisation en continu de l'aperception perceptive: l'objet rappelé ne Pour engager cette étude, il nous faut recourir à d'autres textes de Husserl,
paraît précisément pas comme présent, mais comme passé, et il y a quelque . en particulier revenir à ceux qui sont publiés dans Hua XXIII (Phantasie,
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 223
222

"intuitivement", et cependant pas clairement, je ne vois pas clairement le motif du tapis. Un


Bildbewusstsein, Erinnerung). Parmi tous les textes rassemblés dans ce "motif géométrique", de petits carrés, certains en suite régulière et dorés, d'autres pourpres.
volume, nous choisirons l'un de ceux qui nous est apparu le plus concret - et Maintenant [j'ai] d'un autre tapis et de façon tout à fait vivante le vert, mais pas clairement
donc le plus phénoménologique -, celui qui, dans la Beilage XXXIV (Hua l'ornementation dans laquelle je sais quel rôle précis y joue le vert, un moment j'avais
XXIII, 316-320), datant du tournant 1911/1912, s'interroge sur la déterrninité l'image, mais avant que je pnisse l'analyser et la parcourir en détail point par point. Mais elle
est déjà "vivante". TI y a néanmoins continuellement dans ce fluctuer une certaine unité de
et l'indéterminité du souvenir (pp. 317-320) - à prendre ici comme ressouvenir l"'intention". Je vise des objets déterminés dans des modes d'apparition déterminés - s'impo-
-, et surtout sur ce qui, en lui, apparaît, à savoir l'apparition. sent aussi dans ce fluctuer, éventuellement de façon remarquée, différentes apparitions qui
passent l'une dans l'autre, etc. Si maintenant (nun) j'ai de multiples apparitions, unifiées dans
« ... Limitons-nous aux apparitions individuelles de choses. Quelque chose flotte devant
une visée, la question est de savoir ce que cela doit vouloir dire.
moi dans le souvenir. Mais "vu de plus près", à telle couleur déterminée n'est pas attaché un
«Comme quand je suis tourné vers le sofa et que, maintenant (nun) j'ai de toute la pièce
souvenir déterminé. Ou la couleur se change, est incommodément "indéterminée", tantôt c'est
une certaine apparition, cependant aussi fluctuante? Qu'est-ce qui, là où je suis tourné vers le
celle-ci, tantôt c'est celle-là qui surgit par éclairs (aujblitzen): mais en elle je n'ai pas
sofa avec la visée, là où je le considère et le pose, donne au fluctuant une unité d'apparition?
conscience de la "restitution", comme je l'ai eu égard à la forme. A la couleur est absolument
Est-ce que, là, parler de visée n'est pas à double sens?
(überhaupt) attachée l'actualité, mais pas à la couleur déterminée. Après quelque temps, je
«On pourrait dire: ce sont des visées qui revivent ou des visées qui ne sont pas des visées
"retrouve" la couleur déterminée, je la revois. Mais quelque chose de cette sorte est-il possible
"actuelles", non pas des actes qui posent, mais des modifications d'actes, en vertu de quoi des
sans revoir vivant? Mais d'autre part, comme on l'a dit, cela ne fait pas fout seul la clarté.
résultats de visées unifiantes surgissent (auftreten) en arrière-fond sur le mode de simple appa-
Cela advient de la manière dont le caractère de souvenir recouvre (überdecken) le phénomène,
ritions et sont maintenant (nun) éventuellement actualisées. Je me tourne vers et accomplis
l'apparition, et à quels moments il se rapporte essentiellement. Et là on dira: il peut aussi en
une position effective à travers le fluctuant.
être tout à fait ainsi avec le souvenir vide. En général règne certes une plus grande déterminité
«Quand je considère un objet, je vais autour de lui avec l'œil et le corps vivant (Leib), j'ai
du côté de la clarté. Mais qu'est-ce que cela veut dire, à nouveau: distinguer clarté et détermi-
toujours de nouvelles apparitions et l'unité de la visée. Mais l'unité de la visée se dirige néan-
nité? Qu'est-ce que c'est pour une chose étonnante que: j'ai une apparition, une apparition
moins sur l'''unité'' qui appartient aux apparitions elles-mêmes. Elles passent l'une dans
d'une certaine manière vivante, donc bien une apparition claire, et pourtant pas de
l'autre comme apparitions d'un. Donc des apparitions multiples peuvent avoir une unité conti-
déterminité 1» (Hua XXIII, 317) nuelle et peuvent aussi passer dans l'unicité sans être visées explicitement (ungemeint). En ce
Nous sommes bien au cœur de la question de ce qui se présente, en qui concerne à présent les apparitions d'arrière-fond avec leurs fluctuations, la chose serait la
même si les apparitions étaient effectivement et pareillement des apparitions en connexion,
Darstellung intuitive, en apparition, dans le souvenir: l'obscurité de certains par exemple tout à fait précisément les mêmes. Ainsi en va-t-il du voir-d'arrière-fond. Mais
de ses moments (par exemple, ici, la couleur) est très judicieusement mise, comment en va-t-il du présentifier-d'arrière-fond? Mais là il faut prendre en compte que les
par Husserl, sur le compte de l'indéterminité, dont on voit qu'elle est d'un diverses présentifications ont de l'unité en tant que présentifications. Et que là nous devons
différencier.» (Hua XXIII, 317-318)
autre ordre que dans le cas de l'aperception perceptive, et pourtant, cela n'ex-
clut pas que ce soit très clairement de tel objet que je me souvienne à tel point Ce texte, dont nous n'avons pas voulu interrompre le mouvement, est capi-
que ce souvenir peut être vide - c'est-à-dire vide d'intuition (ce qui se pro- tal, les exemples sont bien choisis, et il ne nécessite pas de longs commentaires.
duit en effet quand je me souviens de telle chose ou de tel événement, très Si l'intention qui vise l'objet dans le souvenir est déterminée, si, nous le savons
clairement, sans que se produise pour autant une Darstellung intuitive: par par ailleurs, elle l'est par l'éveil d'un sens (ou d'un moment de sens) intention-
exemple, c'est hier que j'ai fait ceci ou cela). Soulignons en outre, à propos nel sédimenté et déjà institué, avec l'habitus à le viser, et si par là, rappelons-le,
de cette distinction problématique entre la clarté de l'apparition de souvenir le ressouvenir (ici le souvenir) commence par l'éveil de «représentations
et la détenninité de son sens intentionnel, que, dans l'exemple pris par vides» (de rétentions vides avec leurs intentions vides), l'intuition qui s'expose
Husserl, l'indétenninité de la couleur est due à ses fluctuations qui se produi- en Darstellung ne l'est pas, et ce, tel est le point qu'il faut abondamment souli-
sent par éclairs: ces caractères indiquent clairement la mise en jeu de la gner, parce que, dans sa vivacité (clarté) même, elle est instable, fugace (dans
phantasia, qui, dans ce contexte, est pour ainsi dire libre et ne contribue en le présent fixé un moment de l'image), discontinue par ses surgissements en
rien, par elle-même, à la déterminité du souvenir (elle contribue seulement à éclairs, relativement obscure et fluctuante. Or tous ces caractères sont ceux des
sa clarté, prise à l'intentionnalité du souvenir). Le problème est donc impor- apparitions de phantasia. De là, il vient que les remplissements intuitifs de l'in-
tant, et Husserl va multiplier les exemples: tentionnalité de souvenir relèvent bien, comme nous en faisions l'hypothèse, de
<<Je me représente la chambre des enfants, et la descente de lit se tient devant mes y~ux, la phantasia. Ce n'est donc pas seulement parce que l'intuition du souvenir est
rouge avec un motif. Mais je ne vois pas le motif avec précision. Et un bleu profond surgIt en présentifiée en l'absence de ce qui a été présent, mais aussi et surtout par ces
un éclair. TI n'est cependant "clair" que pour un moment, et aussitôt cela veut dire qu'il ne caractères que l'intuition du souvenir a quelque chose à voir avec la phantasia.
l'est pas. C'est trop bleu. TI est aussi impossible de saisir comment il est formé, j'ai bien
comme rempli à peu près quelque chose de la forme, quelque chose d'oblong, de trapézoïdal, De là à penser que ce sont les rétentions vides du sens (des moments de sens)
mais de manière indicible. Ou je me représente le salon, les tentures bleues, le tapis pers~: sédimenté éveillées en rétentions vives, mais toujours vides, qui donnent à ces
mais le sofa est dans la représentation (vorstellig) de manière qui ne peut être dite. Deja apparitions le statut d'apparitions de souvenir, il n'y a qu'un pas.
224 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 225

Husserl se pose ici cette question de l'intentionnalité dans le souvenir, qui la phantasia. Il n'empêche que, pour fluctuants, fragmentaires, fluants et dis-
vise un objet, une configuration d'objets, ou une situation. Car il s'agit de Com- continus qu'elles apparaissent, ces apparitions de phantasia qu'il y a dans le
prendre, dans un premier temps, comment elle confère de l'unité à des apPari- souvenir sont reprises, en dépit de leur infidélité, dans l'intentionnalité (ou le
tions fluctuantes, qui surgissent (et disparaissent) en un éclair (Husserl éCrit: sens intentionnel éveillé) du souvenir, laquelle «bouche les trous» laissés
aufblitzen), donc de façon discontinue selon une autre temporalisation que béants par les apparitions censées être propres au souvenir, en y reconnaissant
celle de l'écoulement continu des apparitions au fil de l'écoulemement du pré- tel ou tel objet comme ayant été. Ce sont donc bien les rétentions vides
sent dans l'aperception perceptive. Anticipant ce qu'il expliquera (plus rigoU- éveillées et devenues rétentions vives mais vides qui confèrent à ces appari-
reusement) dans les Analyses, Husserl rattache ici les fluctuations, hors du tions de phantasia le statut d'apparitions de souvenir: il s'agit d'une transposi-
temps continu, des apparitions, à des visées «modifiées» (non «actuelles»), tion architectonique des apparitions de phantasia par la Stiftung du souvenir,
c'est-à-dire des visées en phantasia de phantasia (dont on peut présumer sur la base de l'éveil de rétentions vides tout d'abord en sommeil en rétentions
qu'elles sont, selon les termes des Analyses, liées à des «moments» fragmen- ~ vides mais vives. Corrélativement, il en résulte, encore une fois, que la tempo-
taires du sens intentionnel, affectivement éveillées et structurées par les ,. rallté intrinsèque au souvenir ne peut être la même que la temporalité intrin-
rythmes des synthèses passives), se composant, selon le sens, intentionnel et ~. sèque à l'aperception perceptive - que la temporalisation à l'œuvre dans le
éveillé, en donnant lieu, comme dans l'ombre mais immédiatement, à de ! souvenir, fût-il re-constitution, ne peut être tout simplement la répétition de la
«simples apparitions», demeurant à l' arrière-fond de ce qui est thématique- 1, temporalisation à l' œuvre dans la constitution, dans le temps du présent, du
ment (et actuellement) visé et remémoré. Husserl se rapporte donc tout d'abord : i.. sens intentionnel de l'objet aperçu perceptivement. Quoi qu'il en soit, Husserl
à l'hypothèse de l'arrière-fond, sous-entendant, comme toujoUrs, que si je fai- ; poursuit:
sais un effort de concentration suffisamment puissant de mon pouvoir de remé- «Les souvenirs passent les uns dans les autres en tant que souvenirs d'un seul et le même
moration, j'arriverais à me rappeler très précisément telle couleur, tel motif du [objet], ils ont leur unité (sei!. dans le sens intentionnel de l'objet). Pour autant qu'ils sont sou-
tapis, etc. Or nous savons que, hors de notre contexte familier, fortement impré- venirs, ils s'accordent avec des perceptions possibles correspondantes, pour autant que non, ils
tombent éventuellement tout à fait en dehors de l'unité.» (Hua xxm, 318-319)
gné d'habitus et de sens intentionnels sédimentés, cela est impossible. Car si les
apparitions fluctuantes, et fluctuant avec la vitesse de l'éclair qui m'empêche Donc selon Husserl, ce qui fait les souvenirs est leur unité de sens intention-
de m'en assurer même en image pour les examiner (<<avant que je ne puisse nel qui les fait se rapporter au même objet, et par là, qui les fait s'accorder les
l'analyser et la parcourir en détail point par point»), sont bien en arrière-fond uns aux autres et à des perceptions (des aperceptions perceptives) possibles
du temps continu de l'aperception perceptive, elles ne sont pas en arrière-fond correspondantes (possibles car déjà instituées). Mais qu'est-ce qui les différen-
du souvenir en sa teneur intuitive, parce que ces fluctuations mêmes en consti- cierait dès lors des phantasiai de la même chose? Où est ici l'intentionnalité
tuent la part essentielle, et principale, à l'intérieur de ce qui, dans le souvenir, spécifique du rapport au passé, qui confère à ce qui est présentifié le caractère
constitue son unité comme unité de son sens intentionnel. du passé? Lisons ce que dit Husserl pour s'expliquer: .
Voyons donc comment Husserl va s'en tirer avec cette «hypothèse» de l'ar-
rière-fond: qu'en est-il de la présentification d'arrière-fond par rapport au voir «La question est de savoir ce que cela doit vouloir dire. Nous avons à distinguer les modi-
fic~tions générales de non-clarté, f'être-voilé (Verschleiertsein) (ou quelque autre nom qu'on
d'arrière-fond dans l'aperception perceptive dont il rappelle la structure? pmsse leur donner) que généralement toutes les présentifications peuvent éprouver, des modi-
«Les présentifications peuvent être des souvenirs. Le tout a le caractère du souvenir, mais fications que les apparitions peuvent éprouver selon leur teneur (Gehalt) globale, en particu-
le caractère du souvenir ne recouvre pas tous les moments d'apparition.» (Hua XXIll, 318, lier selon la teneur en data sensibles. En cette dernière est à décrire comme partie principale le
nous soulignons) fait. pour le souvenir de s'imposer, le passage de souvenirs en souvenirs dans le conflit, pertur-
bahon, etc. Je me représente maintenant un magasin de chocolat dans la MÜllzstrasse à Berlin,
à l'étalage duquel (il y a à peu près 30 ans!) se trouvait un cygne en sucre. li est là de nouveau
Ici, Husserl ajoute en note:
devant moi. Le bec jaune. Ou peut-être noir? Mais là se glisse en s'interposant un cygne noir
«Le tout a le caractère du souvenir, mais "vus de plus près" tous les moments (sci!. d'ap- du jardin zoologique. Ouj'ai maintenant en souvenir: Henri en complet gris à Ischl, les chaus-
parition) n'ont pas rigoureusement ce caractère en eux, celui-ci ne leur reste pas fidèle, il ne settes noires - brunes? Les chaussures brun-noir?
leur appartient pas, il ne fait que répandre ses rayons sur eux etc. Bouche-trou.» (Ibid.) «Mais là il faut aussi mentionner le phénomène du changement arbitraire de l'image de
phantasia. Et le décrire. La forme entière demeure: je me représente noires les chaussetttes.
Cela signifie bien qu'il y a, dans le souvenir, des «moments» qui n'ont pas Cependant j'y sèns maintenant une conscience du "ne pas". Ou bien je les vois maintenant
le caractère de souvenir, qui, donc, bien que portés par ailleurs par le sens vertes. (Là se tient un tyrolien devant moi, peint sur l'enseigne avec des chaussettes vertes).
Etc. Tout ce domaine doit être décrit avec précision.
intentionnel (déterminé) du souvenir (sens sédimenté éveillé), lui échappent: ce
<dV~ais là, si ne.me rends pas clair, très clair, "comment c'était", et si éventuellement je
sont précisément, en lui, les moments d'apparition, discontinus et fluctuants, de poursms les conneX1ons de souvenir, j'ai des apparitions avec le caractère du souvenir comme
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANrASIA 227
226

caractère global, alors que des moments d'apparitions y entrent qui, "vus de plus près", ne «Que veut dire ici position? Orientation (Hinwendung) du regard? Là je puis glisser du
sont pas des souvenirs. Ou il y a, dans le passage le~ unes d:m s les .autres, recouvreme~t par dedans d'une phantasia dans une autre, sans tenir fermement de l'unité. Ou alors je mets en
des apparitions qui en tant qu'apparitions sont conscientes d .un [obJet], d~s une conSCIence jeu (ansetzen), je prends comme un seul et le même.» (Ibid.)
d'unité, alors qu'il se montre, "vu de près près", qu'elles ~rovIennent en partIe, selon des frag-
ments consistants, de suites d'apparitions de différents obJets.» (Hua XXIII, 319)
Ce qui est capital ici, c'est, outre la référence à l'orientation, c'est-à-dire,
nous le savons, au Phantasieleib, le glissement, apparemment immédiat, d'une
Ce texte est remarquable parce que. particulièrement clair. Les premières phantasia dans une autre, sans qu'il y ait d'unité à travers le glissement (à
modifications (d'obscurcissement, de non-clarté) dont parle Husserl sont moins que celle-ci soit activement remarquée et tenue). La «position» est donc,
«générales », affectent toutes les présentifications (y compris de la p,hantas.ia): en réalité, phénoménologiquement, ce que Husserl nomme ailleurs une quasi-
elles consistent en un « affaiblissement» par rapport aux presentatIOns position de l'objet, et, nous le savons une quasi-position (transposition) de l'ap-
(Gegenwiirtigungen) à l'œuvre dans l'aperception perceptive: Ce sont elles.q~i~ parition de phantasia en image, présente un moment fugace. Si le centaure est
aussi dans l'écoulement du présent, caractérisent en droIt la progressIVIté aperçu dans la phantasia, il n'est pas aperçu perceptivement: le centaure
conti~ue du passage des rétentions vives dans les ~étentions vides. Mai~ ~n aperçu quasi-perceptivement ne l'est qu'en image, mais en image non stabili-
l'occurrence ce sont les secondes modifications qm sont les plus caractens- sée, comme fictum imaginaire intentionnellement présent d'un non-présent.
tiques, parce' qu'elles affectent la teneur intuiti~e d~,s souve~s, et en particuli~r Cependant, nous en sommes ici aux fluctuations, non pas des apparitions au
leurs data sensoriels. L'exemple choisi est partlcuherement eloquent en ce qu il sein d'une même teneur de sens intentionnelle, mais au sein même des apercep-
montre où et comment se jouent les fluctuations en éclipses dans la Darstellung tions de phantasia, qui, à cet égard, constituent un type nouveau d'apercep-
intuitive du souvenir: aussitôt s'y déclenche le jeu de ce qu'on a appelé les tions, sur lequel Husserl enchaîne aussitôt:
«associations libres», c'est-à-dire, ici, dans la mesure où tout cela se joue
«Or là beaucoup de choses peuvent fluctuer, dans l'arrière-fond d'apparition, éventuelle-
inopinément, le jeu des synthèses passives, ou entrent bi~n, c~mme nous le ment comme arrière-fond complètement vide ou dans l'ombre, mais aussi à l'avant-plan. Car
disions, d'autres objets ~~ associés ». Le caractère de souvernr, qm est un carac- il peut se faire que se glissent les unes dans les autres différentes "images" (scil. différentes
tère global, lié au sens intentionnel de l'objet souvenu, n' ~xclut donc pas que aperceptions de ce type), tantôt je vois un centaure à la barbe et aux cheveux blancs, tantôt à la
des caractères n'en relevant pas, mais relevant d'autres objets, entrent dans la chevelure couleur jaune-gris de lin, tantôt corpulent et balançant les bras vers le haut, et
ensuite, sans unicité, un tout autre centaure, non pas corpulent, mais maigre, ayant mollement
«composition» de la Darstellung intuitive. Si l' o~jet, en tan~ que ra~pelé, pro- les bras pendants, etc. Et cela va de soi, les arrières-fonds changent aussi. Ou bien je tiens la
cède, comme objet, de la Stiftung de son aperceptl,o~ perce~tlve, e: SI d.onc, par visée de la première apparition, un centaure puissant à la chevelure blanche; maintenant;
là, c'est-à-dire par cette Stiftung, il garde, par la sedimentatlon ~t 1 ~~bltuS: son ensuite est tenue une apparition vide (Leererscheinung), à vrai dire sans déterminité pleine
sens intentionnel, il n'en va pas de même de sa !?arstell~ng l~tultlV~, ou ~es (scil. quant au sens intentionnel), comme donc en général dans cette sphère vagùe il y a de
l'indéterminité de l'apparition. TI peut alors se faire qu'aussitôt l'image originelle revive, ou
fluctuations instables témoignent du jeu des syntheses paSSIves, a saVOIT du Je~ que ce soit une autre image qui tienne bon en remplissant l'unité de l'objet, qu'alors se joue
d'autres rythmes qui, se superposant ou se glissant. en dessous de la t:mporali- une situation objective en cohésion dans la suite des apparitions, mais pour être ensuite à nou-
sation propre à la re-constitution dans le souvenIT, sont rythmes d un autre veau rompue par du désaccord (durch Unstimmiges) qui précisément est alors caractérisé
régime de temporalisation, proche de, sinon id~ntique a~x rythmes de tem~ora­ comme n'en relevant pas, [et] dans les apparitions qui relèvent les unes des autres (scil. dans
cette nouvelle situation) peut aussi entrer en jeu du désaccord, etc. C'est bien entendu dans
lisation de la phantasia. Comme si l'interruptlOn, le desaccord du flux re~n­ l'''unité de recouvrement", dans l'unité de l'accord en cohésion (Zusammenstimmung) que se
tionnel et du flux du jaillissement, qui a donné lieu, nous l'a:ons vu,. a la tient là un objet, au repos, se mouvant de telle ou telle maIIière.
rupture du souvenir par rapport à la continuit~ ~es rétentio~s (vIves et vldes~, «Le désaccord n'est rien, ce qui s'immisce (Hereindriingende) n'est pas dans l'unité,
ouvrait la «jarre de Pandore» par où s'introdmt 1 apparent ~esordre ~tout relatif l'unité de visée est posée.» (Hua XXIII, 319-320, nous soulignons)

au temps continu de l'aperception perceptive) des syntheses paSSIves, et du Autrement dit, c'est l'un des traits essentiels des aperceptions de la phanta-
.régime propre de la temporalisation de la phantasia. sia (avec leurs teneurs intuitives) de ne pas arriver à se stabiliser, par leurs
Que ce soit bien la phantasia qui entre ici en jeu pour la .«com~osition» des ,intu.itions incessantes fluctuations, par leurs éclipses subites d'apparitions et disparitions,
dans les souvenirs, c'est ce que sous-entend aussitôt Huss.erl, qUI. en releve les ~~acter~s . n- en rupture «désordonnée» par rapport à la continuité du temps institué par les
«Comment maintenant, s'il ne s'agit pa~ ?e s~uvemrs, maI~ ~e phan.t~szaz? Qu ~n c:n_ aperceptions perceptives. C'est l'un des traits essentiels des phantasiai de jouer
taure flotte devant moi, et j'accomplis une VIsee qUI pose, la ~oSItiOn se dirige selon 1 apPosé
A

tion, l'apparaissant est "posé", et posé comme un tel ap~araIss~t seulement peut etre p , par désaccords, qui le sont en réalité chaque fois de l'accord institué avec
comme étant dans un espace, dans un environnement spatIal.» (Ibzd.) l'aperception perceptive des deux flux rétentionnel et de jaillissement, faisant
le temps propre du présent en flux continu. Ce que Husserl pointe ici avec son
Et Husserl ajoute en note: grand sens phénoménologique, c'est que les fluctuations dans le souvenir et
228 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA
229

dans la phantasia vont ensemble avec les désaccords de la temporalité ou de la Hua XXIII, il se débat avec l'idée que le souvenir est une phantasia située dans
temporalisation en flux du présent, et que ces désaccords sont immaîtrisables le temps (continu), et en particulier dans le temps passé (d'abord phénoménolo-
depuis ces dernières, leur échappant radicalement. Mais on peut précisément giquement médiatisé par le temps continu d'écoulement des rétentions), sans
les tenir pour rien dans ce qui est la constitution ou la re-constitution du sens qu'il arrive réellement à éclaircir, sinon par un acte de position accompagné
intentionnel d'un objet. Dans la phantasia, nous l'avons vu dans notre 1ère sec- d'un acte de «foi» (Glaube), l'intentionnalité comme telle qui vise ce passé.
tion, c'est ce qui se produit dans la constitution d'un objet comme «possibilité Dans les Analyses (Hua IX), nous l'avons vu, il tente de se sortir de la difficulté
pure». Dans le ressouvenir, il en va de même, mutatis mutandis, dans la mesure en soutenant que c'est l'affectivité qui réactive ou réveille les intentions vides
où les fluctuations des apparitions y sont dues à l'action de la phantasia, «ce des rétentions vides conservées au sein des couches sédimentées de sens et des
.~
qui doit être changé» étant le fait que le sens intentionnel du ressouvenir, habitus qui en sont corrélatifs, les faisant repasser de la puissance à l'acte. Et
venant de l'éveil de rétentions vides en sommeil, est déjà institué. Mais ce c'est sur le compte de l'affectivité que sont mises les «perturbations» du res-
changement affecte aussi le «remplissement» intuitif du sens intentionnel de la souvenir, en particulier leurs infidélités, puisque l'affectivité y est structurée
visée du ressouvenir par rapport à ce qu'il est dans l'aperception perceptive: par les rythmes des synthèses passives. Mais la difficulté est alors, en fait,
car on ne peut plus dire que de l'apparition se reverse constamment dans de qu'on n'en arrive jamais proprement aux caractéristiques, bien dégagées dans
l'apparition, mais au contraire que, dans la «re-constitution», la visée inten- le texte que nous venons d'étudier, de la Darstellung intuitive, discontinue et
tionnelle, tout à la fois, «sélectionne» les apparitions congruentes parmi les fluctuante des ressouvenirs, que l'on en arrive au contraire à la difficulté d'une
apparitions en fluctuations, et dans cette sélection même, leur confère, par affectivité capable de «repeindre» ou de «dépeindre» cette Darstellung,
transposition architectonique dans sa Stiftung, le statut d'apparitions de ressou- comme si elle se remplissait d'elle-même en congruence avec le sens intention-
venir. C'est dire qu'il y a, en quelque sorte, beaucoup de «trous» à «boucher», nel éveillé. C'est ce qu'il est impossible d'admettre, même si, en termes freu-
sans que les apparitions en fluctuations qui ont été rejetées, et qui sont au diens - et on ne serait pas loin de Freud dans cette conception -, l'affectivité,
moins potentiellement en conflit - entre elles et par rapport au sens intentionnel ou plutôt, ici, l'affect distribué selon le rythme de la synthèse passive, peut
du ressouvenir -, constituent pour autant, par là, un «arrière-fond» de ce qui «fournir de l'énergie» pour cela. A moins d'admettre une sorte d' « adhérence»
est remémoré. Cet arrière-fond est plutôt celui de la phantasia, et de son mode des teneurs intuitives à l'intentionnalité de ressouvenir, ce qui conduirait à l'ab-
propre de temporalisation - en présence sans présent assignable -, concurrent, surdité que tout souvenir en serait pourvu, et qu'il n'y aurait dès lors pas de
par ses discontinuités «en éclair», du mode de temporalisation à l'œuvre dans souvenir vide d'intuition, il faut admettre que les teneurs intuitives ne peuvent
la «re-constitution». C'est par nécessité que, pour être déterminé quant à son proprement venir que de la phantasia, qui s'immisce dans le ressouvenir avec
sens intentionnel, le ressouvenir a toujours quelque chose de confus ou de non tous ses caractères. Dès lors, il se produit, dans la Darstellbarkeit intuitive du
clair. Pour ainsi dire, il re-constitue une possibilité qui a été, sans que nous souvenir, une transposition architectonique, le passage, en déformation cohé-
sachions encore proprement ce qui fait son horizon de passé. Si donc il y a rente d'un registre architectonique à un autre, des apparitions de phantasia en
Stiftung à travers l'unité du sens intentionnel de l'objet, cette Stiftung ne peut apparitions de ressouvenir, et de cette transposition, de ce passage, sont témoins
manifestement s'opérer, ni dans le cas de la phantasia ni dans le cas du ressou- les discontinuités et les fluctuations propres des teneurs intuitives des
venir, comme la Stiftung de l'aperception perceptive, car elle a dans ces deux souvenirs, c'est-à-dire les jeux en éclipses, par désaccords de la temporalité
cas une autre structure, et cela, même si, en elle, ce sont encore des objets qui continue, des aperceptions de ressouvenirs. Reste à mesurer si, avec cela, il n'y
sont visés, et donc, malgré les fluctuations, constitués. Autre type d'apercep- a pas moyen de comprendre autrement, de façon plus satisfaisante parce que,
tion, donc, et infiniment plus rapide (cas de la phantasia), ou plus complexe en quelque sorte, moins «métaphysique» (1'éternité du flux continu de tempo-
(cas du ressouvenir) que l'aperception perceptive qui a pour ainsi dire tout le ralisation du présent vivant), le rapport du ressouvenir au passé comme son
temps qu'il lui faut pour se conforter ou mieux, pour parler la langue de rapport intrinsèque au passé. Car il reste vrai qu'il y a des ressouvenirs intuitifs
Husserl, pour se constituer de moment en moment. dont la teneur intuitive, pour une part, reste stable, ne paraît pas liée aux fluc-
Ces nouveaux types d'institution (symbolique) de l'aperception ne pourront tuations de la phantasia. C'est cela, très précisément, que nous allons à présent
se dégager pleinement que quand nous en viendrons à l'étude systématique de tenter d'analyser.
la phantasia, et il nous faudra repartir de ce que nous venons de dégager. Avant
d'y entrer, il nous faut encore dire un mot de ce qui constitue proprement l'in-
tentionnalité du souvenir, et qui est le rapport au passé comme passé. A cet
égard, on ne peut pas dire que la réponse de Husserl soit satisfaisante. Dans
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 231
230

§ 4. LA MÉMOIRE2ET L'INSTITUTION DES APERCEPTIONS déformation complète en cohérence de ce qui doit être la Stiftung propre du res-
DE (RES) SOUVENIRS SUR LES RÉMINISCENCES
souvenir. Quoi qu'en veuille Husserl, le caractère du passé ne viendrait en
quelque sorte que d'un type de sens d'appréhension distinct quelque part de
La difficulté principale du souvenir est que, tout d'abord et le plus souvent, l'apparition qui dès lors ne pourrait être que l'apparition de phantasia comme
nous nous souvenons d'un objet passé, ou plus généralement d'une situation telle. Cela, avec la difficulté, dont nous avons traité dans la 1ère section, que, dès
passée avec sa configuration d'objets, et que, si nous nous efforçons de dégager lors, il faudrait une conscience réflexive de second degré pour prendre
la teneur intuitive (toujours plus ou moins vague et fluctuante) du souvenir, conscience du ressouvenir comme tel, c'est-à-dire pour le fixer dans sa diffé-
nous nous trouvons très près de la phantasia et perdons alors quelque chose de rence d'avec la phantasia pure et simple. C'est dire qu'ici aussi il faut «dépas-
l'intentionnalité propre qui vise le passé comme passé, le passé avec sa dimen- ser» la distinction (analytique) entre sens et contenu d'appréhension, et saisir
sion de passé. TI ne suffit pas de dire que celle-ci se constitue d'abord dans comme une l'intentionnalité de ressouvenir, à même sa Darstellung intuitive
l'horizon des rétentions vides, et que les intentions vides de celles-ci sont réin- elle-même. Certes, cela, Husserl le voit, mais ne 1'« explique» pas vraiment.
vesties par l'affectivité puisque, si cela rend bien compte de l'historicité intrin- Pour faire se rejoindre et se recouvrir les deux «nappes», il manque visible-
sèque des aperceptions perceptives, de la sédimentation des sens intentionnels, ment quelque chose.
cela échoue à rendre compte du fait que la Darstellung intuitive du souvenir, S'il en est ainsi, c'est que l'intentionnalité visant le passé comme tel va pui-
tout d'abord se produise, ensuite se produise comme Darstellung du passé ser sa source, non pas dans la fuite rétentionnelle continue, accordée au resur-
comme passé, et cela, sans représentation (Vorstellung), c'e.st-à-dire sans que gissement continu du présent, mais, dans l'autre régime de temporalisation que
cette Darstellung ne soit l'image (Bild) d'une Darstellung qui a été présente, nous entrevoyons, «en amont», tout autant de la Darstellung intuitive que du
comme on l'a pensé dans la conception classique courante. Pour ainsi dire, la réveil des intentions vides des rétentions vides. Tout ce que nous avons engagé
dimension de l'avoir-été est là, d'emblée, aussitôt, dans la Darstellung intuitive dans notre lecture critique de Husserl nous conduit, au-delà de Husserl, mais
du souvenir. Tout se passe comme si Husserl était aux prises avec deux selon certaines de ses indications (par exemple la Beilage XII de Hua Xl)3, à
«nappes» qui n'arrivent pas à se recouvrir: la nappe, à même la Darstellung penser que les rythmes des synthèses passives sont temporalisants, quoique
intuitive, de la dimension phantastique du souvenir (qui l'apparente au rêve d'une tout autre manière que par l'accord continu de la fuite rétentionnelle et
éveillé), et la nappe intentionnelle, celle qui réactive ou réveille les intentions du rejaillissement à mesure du maintenant. Et puisque c'est le présent passé,
vides des rétentions vides. La «reproduction» est phantastique, mais il semble comme présent passé d'une Darstellung intuitive, qui pose problème, même si
que rien d'intrinsèque en elle ne la relie aux intentionnalités réveillant et visant c'est de lui que, tout d'abord et le plus souvent, nous nous souvenons, nous
le passé. C'est en effet l'enchevêtrement complexe des apparitions de phanta- sommes conduits à penser, en premier lieu, que si les rythmes des synthèses
sia et des moments de sens intentionnels, mais vides, éveillés dans l'éveil des passives sont temporalisants, ils ne le sont pas tout d'abord d'un présent et par
rétentions vides en sommeil, qui transpose architectoniquement, au «niveau» là d'un présent passé, mais d'une présence sans présent assignable, et par là,
architectonique du ressouvenir, les apparitions de phantasia, non présentes de d'une présence passée - présence passée où «le» présent passé comme tel est
façon indéterminée (sans «place» temporelle) en apparitions de ressouvenir, d'abord introuvable -, donc d'une phase de présence à laquelle fait écho une
non présentes de façon déterminée (la «place» temporelle est celle du passe'). phase de présence passée (ou plutôt: à laquelle font écho des phases de pré-
Tel est sans doute le prix excessif payé à l'extension indue du «modèle» de sence passées); et, en second lieu, que si des objets s'y présentent intuitivement
Stiftung propre à l'aperception perceptive, qui fait passer la temporalisation en Darstellung, c'est selon un mode de Stiftung ou d'institution propre au sou-
qu'elle institue du présent pour la temporalisation originaire. TI y a ici une venir, et qui ne «re-constitue» pas à proprement parler une aperception percep-
tive avec son déroulement continu d'Abschattungen, mais institue l'aperception
2. De la mémoire, nous excluons ici ce que nous nommerons provisoirement mémoire volon- propre de souvenir avec ses fluctuations caractéristiques en éclipses - apercep-
taire (anamnèse) : celle des noms (ou des mots justes pour dire telle chose), celle des choses ~eur tion proche, nous y reviendrons, de celle qui s'institue dans la phantasia.
place dans l'un de mes espaces familiers), ou encore celle de certains événements ou de. c~rtames
Deux ordres de faits viennent renforcer notre conception. Tout d'abord, et
situations (telle promesse que j'ai faite et que je dois réaliser à tel moment). A pnon, cette
mémoire active ne doit évidemment pas s'accompagner d'une Darstellung intuitive. Le ~lus s,ou- cela indépendamment de la Stiftung des sens sédimentés et des habitus, le fait
vent, le sens sédimenté qu'elle réveille, et qui est corrélatif d'un habitus à la viser, adVIent a la que nous n'ayons aucun souvenir de notre prime enfance. Cela n'est pas dû,
conscience sans «illustration» intuitive: il suffit que je m'en souvienne, et, dans ce type de res-
"" '"t " t que la
souvenir, la recherche volontaire, quand le sens est presque oublle, n est pnon a1remen, .
recherche de l'accès à ce sens, au sein de la disposition instituée du monde. C'est cette memoue 3. «Toute la doctrine du travail sur la conscience du temps est une idéalisation conceptuelle ».
qui fait l'objet de la mnémotechnique. «Le point de départ devrait être l'empire des phénomènes concrets et discrets"» (Hua XI, 387).
232 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 233

principiellement, à quelque «débilité» primitive dans l'activation de notre sys- des synthèses passives portent la marque ou l'empreinte de rythmes schéma-
tème cortico-cérébral, mais au fait, plus précisément, que celui-ci ne peut-être tiques de temporalisations en présence sans présent a priori assignable.
«mis en marche» que moyennant l'institution d'un certain nombre d'habitus, Restent à comprendre deux choses: 1) Comment la re-temporalisation en
dont les principaux sont les habitus à la langue et à la parole, c'est-à-dire à cela présence d'une (ou de) phase(s) de présence passée(s) contient-elle l'«inten-
qui, venant de l'institution symbolique, est propre à stabiliser les rythmes de tionnalité» qui vise le passé comme passé, le passé avec sa dimension de
temporalisation en langage (au sens phénoménologique), qui sont rythmes de passé? Autrement dit: qu'est-ce qui fait le caractère de passé d'une phase de
temporalisation en présence de sens se faisant, au pluriel, et seuls susceptibles présence qui a été présence? Cela déplace la question husserlienne puisque la
de donner sens aux paroles qui, autrement, ne seraient que reproductions question ne porte plus primairement sur «le» présent, mais sur la présence, et
machinales. Or, c'est de cette époque, où nous sommes capables d'entendre et puisque, dans ce régime de temporalisation en présence sans présent assi-
de faire jouer les sens que nous avons nos premiers souvenirs: cela atteste bien gnable, seul ce qui est présence peut être ou avoir été (ou encore, mais c'est à
du fait que le souvenir est primairement re-temporalisation en présence d'une nouveau un autre problème, être comme «sera»). Par là s'expliquerait que le
(ou de) phase (s) de présence passée (s), même si de cette ou de ces phases de présent est irrémédiablement perdu dans ce que Husserl nomme la «sphère
présence ne se présentent (en Darstellung intuitive) le plus souvent que des nulle» : l'accord de la fuite rétentionnelle et du resurgissement du présent n'est,
fragments ou des éclats plus ou moins clairs ou obscurs. TI n'y a donc pas de en général, que précaire et fuyant, destiné à être perdu, sauf dans le cas husser-
souvenir sans langue, et de là, sans le langage phénoménologique, le seul sus- lien du support par un Zeitobjekt, très rapidement par le désaccord qui, à moins
ceptible, non pas seulement d'animer, de faire vivre les paroles, mais aussi des d'une sorte d'hypothèse métaphysique, ne rendra jamais le présent enfoui dans
rythmes de temporalisation en présence de gestes, de mimiques, et de situa- les rétentions vides. Par là s'expliquerait donc aussi que la «sphère nulle» est
tions. Par là, l' «intentionnalité» du passé dans le souvenir est toute dans cette en quelque sorte trop «nulle» pour permettre à la présentification du «présent
re-temporalisation en présence d'une (ou de) phase (s) de présence passée (s). passé» d'avoir une teneur intuitive qui s'expose immédiatement comme passée
C'est donc elle qu'il va nous falloir analyser. (celle-ci relevant finalement, comme chez Maine de Biran, de la phantasia). 2)
Le second ordre de faits tient à une remarque de Maine de Biran qui nous Comment, sur cette re-temporalisation en présence d'une (ou de) phase (s) de
met ici sur la voie, dans son Mémoire sur la décomposition de la pensée4 : «on présence passée (s), s'instituent les aperceptions de souvenir? Autrement dit:
se souvient bien mieux de la suite des tons, des articulations, etc., que du maté- quelle est la «structure» de leur Stiftung? Qu'est-ce qui, en celle-ci, «résonne»
riel des sons audibles, ce dernier élément qui persiste par lui-même dans l'ima- pour ainsi dire avec les fluctuations en éclipses, l'instabilité foncière de leur
gination, n'entre dans la mémoire que d'une manière subordonnée et n'est Darstellbarkeit intuitive, lesquelles sont incontestablement des caractères de la
jamais l'objet direct du rappel.» Sans parler ici du rôle, somme toute assez phantasia? Les deux questions sont liées, car nous comprenons dès lors tout
classique, que Maine de Biran assigne à l'imagination, il est caractéristique que naturellement que, si le souvenir est d'abord originairement, sans que, le plus
l'accent soit mis, par lui, très justement, sur le souvenir de «la suite des tons, souvent, nous nous en apercevions, souvenir schématique d'un rythme schéma-
des articulations, etc. », c'est-à-dire, pour nous sur le rythme de la présence se tique, temporalisant une phase de présence, les rétentions et les protentions le
faisant (en tant que sens se faisant), qui est aussi, pour nous, rythme schéma- sont de cette phase de présence sans présent assignable, et non d'un présent qui
tique. Nous retrouvons d'ailleurs par là un pont vers la mémoire volontaire: se serait retemporalisé sur le mode de l'aperception perceptive: ce «régime»
nous ne pouvons nous remémorer les détails d'un événement, mais aussi d'un autre de la temporalisation, qui est celui du langage, mais aussi celui de la
morceau de musique ou d'un raisonnement que si nous en ressaisissons le sens, phan tasia , est bien propre à «expliquer» les fluctuations en éclipses des appa-
l'articulation temporelle, son rythme avec ses «temps forts» et ses «temps ritions de souvenir, une fois que, dans le souvenir schématique, cherche à se
faibles », mais aussi ce sens rythmé dans son contexte, avec ses tenants et abou- fixer, mais moyennant une déformation cohérente, une Stiftung d'aperception
tissants. La mémoire est donc, à ce qu'il nous semble, essentiellement mémoire «ressemblant» à une Stiftung d'aperception perceptive, cette Stiftung que
schématique, mémoire des rythmes de temporalisation en présence, sans pré- Husserl a analysée dans la «re-constitution» du souvenir. De la même manière
sent assignable, à partir de quoi ce que Husserl avait relevé quant aux synthèses peut se comprendre, non moins naturellement, le rôle de 1'« association» par
passives peut jouer tout son rôle, et traverser, à son gré, dans son nomadisme synthèses passives des souvenirs, qui ne portent pas nécessairement, dans leur
essentiel, les couches sédimentaires de sens intentionnel. De ce nomadisme, éveil, sur le même objet, mais aussi éventuellement sur d'autres objets de
nous trouvons un explication, précisément si nous admettons que les rythmes même structure schématique, donc ce que Husserl nommait la discontinuité
sans organisation préalable des éveils de ce qui, pour lui, était en sommeil dans
4. Œuvres, tome III, Vrin, Paris, p. 178. les rétentions vides. TI reste donc qu'il faut expliquer autrement, dans notre
234 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 235

perspective, le «lieu» du passé «en sommeil» où se sédimentent les sens inten- fonds les plus primitifs, qui seuls, à nos yeux, sont cependant susceptibles de
tionnels .. Nous en revenons donc à notre première question, et la seconde se pouvoir «expliquer» phénoménologiquement, sans présupposition du présent
transforme en ces termes: si la mémoire schématique est première - et elle l'est OU même de la présence, la conservation, quelque part (dans la «masse» inex-
aussi dans l'analyse husserlienne puisque c'est elle qui éveille l'affectivité, tricablement enchevêtrée du schématisme, ou, si l'on préfère, des schéma-
laquelle éveille à son tour des couches sédimentées de sens intentionnels -, et tismes), des traces rythmiques schématiques, il nous suffira, ici, de rappeler que
si, par là, elle n'est plus proprement distincte des apparitions de souvenir qui la «mémoire» transcendantale dont nous venons de parler, et que nous appe-
apparaissent et qui fluctuent en elle, immédiatement avec leur Horizonthaftig- lons plus justement «réminiscence transcendantale» se montre ou s'atteste phé-
keit de passé (s'il est répondu à la première question), qu'est-ce qui, par la noménologiquement par la réminiscence, sans aperception intuitive, d'un passé
déformation cohérente de sa Stiftung, conduit le souvenir qui s'institue de tel pour toujours immémorial qui n'a jamais été présence (non repérable comme
ou tel objet, à «trier» ces apparitions en vue du sens intentionnel de cet objet? telle), et que la «prémonition transcendantale» s'atteste phénoménologique-
La question se pose puisque la structuration schématique et temporalisante de 11lent par la prémonition, pareillement sans aperception intuitive, d'un futur à
l'affectivité ne l'est manifestement pas, à l'origine, de tel ou tel sens intention- jamais immature, qui ne sera jamais présence (pour la même «raison»). Ce
nel d'objet, mais de configurations, structurées de la même manière, de tels et sont là, pour nous, les horizons les plus primitifs, disons ici pour toute tempora-
tels sens intentionnels d'objets. Il y a là une médiation que Husserl a juste évo- lisation en présence sans présent assignable, c'est-à-dire pour tous sens se fai-
quée, implicitement, mais qu'il n'a pas travaillée pour elle-même. sant en langage, de ce que nous avons nommé la proto-temporalisation/
Concernant le premier problème à traiter, nous ne pouvons ras dire, comme proto-spatialisation. Ils s'ouvrent à ce que nous avons désigné comme les
Husserl, puisqu'il s'agit ici d'un autre registre architectonique de la temporalisa- «11lassifs» séparés par un abîme (ce pourquoi il y a proto-spatialisation), du
tion, que la phase de présence elle-même serait une sorte de «grand présent» qui passé immémorial et du futur immature. Une fois qu'une phase de présence
sombrerait, par rétention, dans des rétentions vides. Le saut à faire est ici considé- s'est passée, une fois qu'elle a sombré, avec le ou les sens qui s'y faisaient,
rable, puisqu'il faut nous déshabituer à penser depuis le présent ce qui est à pen- dans l'oubli, elle ne tombe pas, comme chez Husserl, dans la «sphère nulle»,
ser, ou depuis ce qui n'en serait qu'une extension indue dans la présence, conçue 11lais elle est reprise, en tant que phase de présence qui a été, au massif du passé
comme une sorte de présent ayant son épaisseur propre, où le présent comme iroroémorial en y étant pour ainsi dire aspirée. Mais elle est aussi reprise au
Jetztpunkt serait là, partout, sans être situable autrement que par abstraction. Ce 11lassif du futur immature de la même manière avec la possibilité, qui est l'at-
saut requiert un long détour, celui que nous avons fait dans nos travaux antérieurs testation de son «avoir eu lieu », d'être répétée dans un futur a priori indéter-
et que nous pourrions, ici, résumer, avant d'y revenir, de la manière suivante. La miné, où elle se mettra à «revivre ». L'« avoir lieu», le «se passer» de la phase
phase de présence doit être conçue, nous l'avons dit à satiété, sans présent assi- de présence détermine donc chaque fois un «lieu» dans la proto-temporalisa-
gnable: cela veut dire qu'a priori, elle ne peut être repérée par un présent (que tion/proto-spatialisation (et non dans le temps continu classique), lieu qui, pour
l'on y présupposerait, comme actuel ou passé), mais seulement, c'est son para- être dérobé par son ancrage et son aspiration par cette dernière (c'est là, selon
doxe, par sa trace schématique. Or, du fait même qu'elle porte en elle l'empreinte nous, l'oubli), n'en constitue pas moins originairement une sorte d'habitation
ou la trace schématique (le rythme) de sa temporalisation, elle entre dans ce qui définie du massif du passé immémorial qui se transmue par là en massif du
est pour ainsi dire la «trame schématique» des temporalisations sans présent assi- passé, et du massif du futur immature qui se transmue pareillement en massif
gnable, c'est-à-dire dans la masse inchoative des rythmes de temporalisations en du futur, porteur de l'habitation définie comme possibilité de rappel. La phase
présence, a priori indénombrable, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit «actuelle- de présence constitue, en ce sens, si l'on veut, un habitus, mais c'est un autre
ment» infinie, mais bien qu'elle est indéterminée (aoriston) et in-finie (apeiron). type d'habitus que chez Husserl puisqu'il s'agit, pour ainsi dire, d'un habitus
Donc dans la «trame schématique» du langage phénoménologique, d'une pro- schématique qui, parce qu'il est schématique, c'est-à-dire temporalisant, ne peut
grédience schématique qui est du même coup rétrogrédience schématique, où être «réveillé» que par une retemporalisation en présence, c'est-à-dire, dans la
tout se «conserve», si l'on veut, mais pas du tout à la manière de Husserl, «mémoire», au fil de ce qui est proprement le souvenir d'un point de vue plus
puisque tout schème ou fragment autonomisé de schème porte à la fois la strictement phénoménologique. Ainsi un rythme schématique qui se temporalise
«mémoire» et la «prémonition» transcendantales de tout autre schème ou de tout en présence peut-il éveiller, par une sorte de «résonance», le même rythme sché-
autre fragment autonomisé de schème5 . Sans aller jusqu'à sauter dans ces arrière- matique ou dès rythmes schématiques qui -en sont des «variations» proches -
selon ce que Husserl a nommé les structures des synthèses passives -, et qui, le
5. Pour tout cela, voir Phénomènes, temps et êtres, Jérôme Millon, Coll. «Krisis », Grenoble, même ou proches, habitent le «massif du passé» et le «massif du futur». Il n'y
1987, et Méditations phénoménologiques, id. Grenoble, 1992. a pas, ici, de couches sédimentaires, puisque, essentiellement, c'est la même
236 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 237

temporalisation, comme celle du sens se faisant en présence, qui est éveillée Autrement dit, 1'« intentionnalité» de passé propre à la remémoration ne
plutôt que réveillée par la phase de présence en train de se faire, et cela peut se comprendre, rigoureusement, que par la proto-temporalisation du passé
explique ce qu'avait bien découvert Husserl, à savoir que cet éveil peut traver- pour toujours immémorial, en réminiscence sans aperception intuitive, et du
ser indifféremment les couches sédimentaires des sens intentionnels, lesquels futur à jamais immature, en prémonition pareillement sans aperception intui-
sont bien d'une autre nature que les sens enfouis primairementpar les apercep_ tive. C'est pensons-nous, par là qu'il faut en passer si nous voulons comprendre
tions de ressouvenir, en tant que sens se faisant dans les rythmes de temporali_ à la fois, dans le même mouvement, la Darstellung intuitive du souvenir dans
sation en présence sans présent assignable comme rythmes de temporalisation sa dimension phantastique (ses fluctuations en éclipses, et le jeu des associa-
des synthèses passives. On comprend encore, par là, ce qu'avait encore entrevu tions, c'est-à-dire des synthèses passives, en lui), et ce qui fait paraître cette
Husserl sans réussir proprement à l'expliquer, à savoir le fait que ces rythmes Darstellung, autrement que par des intentions vides réveillées (qui ne peuvent
structurent le présent vivant en écoulement de la re-constitution à l' œuvre dans d'elles-mêmes avoir des teneurs intuitives), comme ayant d'emblée, pour sa
l'aperception du ressouvenir: ils structurent les remplissements intuitifs pos- part «stable », le caractère du passé. Re-temporaliser en présence une (ou des)
sibles de son sens intentionnel, mais aussi le perturbent par les caractères phase (s) de présence passée (s), c'est donc bien, à l'occasion d'une temporali-
brusques, discontinus et fluctuants de ces remplissements, qui sont dus à l'autre sation en présence d'un ou de sens en train de se faire, re-temporaliser le ou les
régime de temporalisation des rythmes des synthèses passives. On mesure sens qui sont apparentés à celui-ci par l'empreinte schématique, et le ou les
enfin, de la sorte, que c'est originairement que les apparitions de souvenir retemporaliser comme passée (s). Enfin, chose essentielle qui n'est pas sans
apparaissent comme passées, non pas que, comme telles, elles apparaissent ouvrir des perspectives inédites, qui sont celles d'une véritable phénoménolo-
comme ayant été chacune présentes au passé - c'est cette difficulté que nous gie de l'affectivité, au lieu que ce soit une affectivité semblant a priori indiffé-
tentons ici de surmonter -, mais bien comme ayant formé une présence qui est rente qui s'investisse dans les rythmes schématiques, ce sont ceux-ci, par leur
passée et qui, en tant que telle, est encore à venir comme rappel possible. Elles . schématisme temporalisant en présence, qui le sont du même coup de l'affecti-
gardent quelque chose des réminiscences et des prémonitions transcendantales vité (de la sensibilité) elle-même. La sensibilité s'y retrouve imprégnée ou
en tant que, comme réminiscences (au sens classique), elles re-paraissent avec ,pétrie du sens, comme chaque fois que, véritablement, du sens est en train de se
plus ou moins de fraîcheur, comme si je venais juste de les vivre en leur tempo- faire (ou de se refaire). Il n'y a plus, à ce registre architectonique, à distinguer
ralisation, et que, comme prémonitions, elles re-paraissent comme encore sens et affectivité, sens et sensibilité, et il n'y a dès lors plus, comme cela a été
immatures, portant encore les promesses de la présence qui a été, mais que la fait, à lier originairement affectivité et intentionnalité - ce qui ne veut pas dire
vie n'a pas permis et ne permettra plus d'accompliÏ:C'est sur ce fond, bien plus que cette liaison ne puisse avoir lieu secondairement, une fois «éteint» le sens
que sur celui des rétentions vides de sens sédimentés, que s'articule le sens du se faisant.
passé. Husserl l'avait pensé qui avait mis au départ du ressouvenir l'éveil de Venons-en à présent au second problème laissé pendant, c'est-à-dire à celui
l'affectivité. Et ce que nous sommes en train de tenter, c'est de montrer l'extra- de l'institution de l'aperception de souvenir et de sa «structure propre ». Si
ordinaire complexité de cet éveil et surtout de tout ce qu'il implique, tient ren- nous partons de ce à quoi nous venons d'aboutir, il ne peut y avoir, d'abord,
fermé dans ses plis et replis. L'une des conséquences de notre tentative est dès dans le souvenir pris en sa dimension phénoménologique primitive, de réten-
lors qu'il n'y a pas d'historicité intrinsèque au souvenir en son sens primitif et tions et de protentions liées a priori à un présent (passé), car le présent y est
strictement phénoménologique: il y a en lui, en ce qu'il côtoie de près la proto- précisément a priori insituable, mais des rétentions et des protentions fugitives
temporalisation/proto-spatialisation, dans sa dimension double de réminis- ,t instables, sans «tête» dans un présent, en tant qu'elles le sont dans la phase
cence et de prémonition, quelque chose qui le rattache à la phantasia, au rêve, présence en train de se faire et dans la (ou les) phases de présence re-tempo-
ici éveillé, avec l'extraordinaire fraîcheur de son retour et la non moins extraor- (s) en réminiscences (prémonitions). Les rétentions et protentions ne
dinaire puissance des regrets qui l'accompagnent. La situation du souvenir «actives» ou «vivantes» que dans la temporalisation ou la re-temporalisa-
dans le temps ne vient à proprement parler que de son institution (symbolique) en présence. Nous sommes reconduits, par là, à ce qui se produit dans la
en aperception, coextensive, à sa manière, de ce qui a été institué du temps de présence en tant que temporalisation en langage le plus souvent
continu de la chronologie. Il n'y a donc de ressouvenir au sens husserlien que l"pc·nn'''",rla» par la temporalisation de la langue, c'est-à-dire, tout d'abord, de
sur le fond de réminiscences (prémonitions) le plus souvent enfouies par lui et aperceptions (cf 1ère section, § 11). Rappelons que, du point de vue phéno-
demeurant par là «inconscientes» et à l'état potentiel (le moment de leur lIPIlenOJLog;Iqlle du langage, ce qui se tisse et s' entretisse au fil de la temporalisa-
«avoir lieu» en retemporalisation en présence ayant été manqué par transposi- du sens en langage, ce sont les Wesen de langage en tant que lambeaux du
tion immédiate dans la Stiftung du ressouvenir). . se faisant et toujours déjà éclatés, depuis le commencement même de la
238 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA 239

temporalisation en présence du sens, en protentions ét rétentions dans la phase de la langue, que les aperceptions de langue, ainsi codées symboliquement,
de présence, si bien qu'avec ces Wesen de langage, ce sont aussi ces protentions acquièrent un certain type de stabilité, lui-même corrélatif de ce que nous pour-
et ces rétentions dans la phase qui se changent réciproquement au fil du tissage rons nommer les habitus et les couches sédimentaires, en un sens quasi-husser-
et de l'entretissage, ceux-ci ne vivant que dans la recherche temporalisatrice du lien, des sens et des significations déposées dans la langue.
sens comme ipse, comme «lui-même». Mais ce sens de langage, qui ne peut Dès lors se comprend mieux ce qu'il faut entendre par Stiftung des apercep-
être dégagé qu'« abstraitement» par la réflexion architectonique, est toujours tions de souvenir. C'est l'institution par laquelle, pour ainsi dire, des apercep-
concrètement «recouvert» par l'institution symbolique de la langue, c'est-à- tions de langue, en jeu dans le souvenir phénoménologique comme
dire par le codage symbolique des aperceptions de langue comme angles aper- retemporalisation en présence, cherchent à se fixer, de manière analogue mais
ceptifs ouverts potentiellement à leur «référent» qui est celui des non identique à ce qui a lieu dans l'aperception perceptive, où, nous l'avons vu,
rétentions-protentions entretissées de langage: c'est dire, comme nous l'ébau- la stabilité de l'objet perçu est là pour ré alimenter, en permanence, de présent
chions dans L'expérience du penser, que ce sont déjà les rétentions et les pro- resurgissant, ce que le présent perd en fuyant à mesure, en rétentions. C'est
tentions «sans tête» (dans un présent) de la phase de présence qui sont l'objet cette «réalimentation» qui, ici, ne se produit pas, puisque l'«accrochage» de
du codage symbolique de la langue et que les aperceptions de langue elles- tel ou tel objet ou de telle ou telle situation rappelée ne peut tenir à elle seule,
mêmes, mises en mouvement (discursif) dans la temporalisation en présence mais «décroche» aussitôt dans les fluctuations en éclipses et dans les associa-
(sans présent assignable) de la parole (de la «parole parlante» eût dit Merleau- tions -, puisque, en d'autres termes, et ce, à même la Darstellung intuitive,
Ponty) , sont elles-mêmes en rétentions-protentions entretissées de la même l'accord des deux flux, rétentionnel et de jaillissement à mesure du présent, se
phase de présence se faisant. Du langage phénoménologique à la langue sym- désaccorde aussitôt et de manière multiple, à la fois dès l'origine puisque ce qui
boliquement instituée, il y a toujours cette distance, malgré les ressources in- est d'abord en rétention dans l'éveil est rétention vide éveillée, et dans le cours
finies de la langue, telle que l' entretissage des rétentions-protentions des même de la «re-constitution» puisque les remplissements intuitifs du sens
aperceptions de langue laisse des «angles morts» par rapport à l'entretissage intentionnel réveillé sont pour ainsi dire hachés par les discontinuités et les
des rétentions-protentions de langage, ce qui s'atteste par la difficulté à dire ce fluctuations, erratiques par rapport à toute continuité possible de ces remplisse-
que l'on pense pouvoir saisir par ailleurs. li y a donc ici une première Stiftung, ments. On comprend dès lors la «logique» de la «solution» de Husserl: la
qui est l'institution symbolique de la langue, c'est-à-dire celle de ses apercep- «stabilité» du souvenir ne peut être assurée que par l'intentionnalité, l'unité
tions. Et c'est par elle que surgissent et disparaissent, en éclipses, les objets ou des sens intentionnels éveillés, qui ne peuvent venir que du sens intentionnel de
les situations identifiables remémorées dans le souvenir. Non point, donc, tel ou tel objet, d'autant plus que cela se produit, au reste, tout d'abord et le
comme l'a cru Husserl, tout d'abord par la médiation de l'aperception percep- plus souvent, comme «réinvestissement», dans la re-constitution de l'apercep-
tive, mais par celle des aperceptions de langue, qui sont aussi à la base, mais tion de souvenir par l'aperception perceptive, sans que cela puisse cependant
autrement, de l'aperception perceptive. aboutir à apercevoir l'objet ou la situation du souvenir comme l'objet ou la
Ainsi les aperceptions de langue sont-elles, elles aussi, extraordinairement situation perceptifs. La difficulté, rappelons-le était toute dans la dissociation
rapides, fluctuantes, éclipsées aussitôt qu'apparues, et ce serait une grande naï- apparente de l'intentionnalité de souvenir, éveillée par l'affectivité, et dirigée
veté que de les assimiler à des aperceptions perceptives - ce que Husserl sur le passé, et des apparitions de souvenir qui ne paraissaient comme telles, et
d'ailleurs ne fait pas, nous l'avons vu dans notre 1ère section. Elles ne sont donc pas simplement comme apparitions de phantasia, que d'être reprises, tout en
pas primitivement aperceptions d'objets, même si, nous l'avons dit, elles en étant «triées », par l'intentionnalité de souvenir - laquelle, disait Husserl, par
sont la condition de possibilité a priori, puisqu'il ne peut y avoir de Stiftung son sens intentionnel, sautait les «trous» de l'intuitivité. Or, qu'est-ce que
d'aperception perceptive sans que l'objet aperçu n'ait d'abord été reconnu notre explicitation de l'éveil de l'affectivité apporte de neuf par rapport à cette
comme connaissable et reconnaissable, comme «découpé» symboliquement description? Cela, tout d'abord, que les apparitions «stables» de souvenir
sur fond de monde. Les aperceptions de langue sont, avons-nous dit, des aper- paraissent originairement comme passées, comme faisant partie intégrante,
ceptions qui, malgré leurs «angles morts », ouvrent un accès défini, quoique avec l'affectivité, du rythme de temporalisation en présence (dans les synthèses
chaque fois limité par leurs découpages, aux entretissages de rétentions-proten- passives), éveillé, en réminiscence (prémonition), par un rythme parent de tem-
tions de langage. Cette définition et cette limitation signifie leur institution poralisation en: présence en train de se faire en présence. En ce sens, ces appari-
symbolique, où elles sont reprises comme autant de possibilités, variables et tions de souvenir sont, elles aussi, éveillées comme apparitions ayant fait partie
fluantes mais à peu près définies, du «système» de la langue. C'est une autre d'une (ou de) phase (s) de présence qui ont été, et l' «intentionnalité» du passé
manière de dire, et nous y reviendrons puisqu'il s'agit là de la Stiftung même en est donc indissociable, à condition cependant de ne pas les poser comme
240 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉREr;.!TS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA
241

apparitions de présents qui ont été (situés dans le temps continu). C'est par là sens cette Stiftung est quasi-transcendantale de cela qu'elle paraît avoir toujours
que leur re-temporalisation en présence s'apparente à la temporalisation de la déjà eu lieu, il n'en va pas de même dans la temporalité historique où la
phantasia en présence sans présent assignable. Elles ne sont pas, comme telles, Stiftung se transpose d'ailleurs enfondation, fondation quifait événement en ce
ponctuellement présentes dans le souvenir et ne l'ont, à vrai dire, jamais été, du qu'elle produit un ordre nouveau qui n'existait pas antérieurement, et qui
moins sur ce mode. Ce n'est que moyennant la Stiftung de l'aperception per- implique ses conséquences comme déroulement historique de ce qui est encore
ceptive qu'elles peuvent (sans le devoir nécessairement) paraître avoir été pré- implicite en lui, sa tradition et son élaboration symboliques comme situées dans
sentes, et l'on comprend par là que c'est seulement par la Stiftung de le temps historique. C'est donc par rapport à cette institution symbolique de
l'aperception de souvenir, c'est-à-dire de sa re-constitution, que, prélevées sur l'Histoire, qui s'étend à l'Histoire de la conscience, que prend sens la phéno-
les apparitions à la fois «stables» et originairement fluctuantes et discontinues ménologie génétique de Husserl, c'est-à-dire la dimension temporelle des sédi-
du souvenir, certaines de ces apparitions, en général celles qui paraissent mentations de sens et des habitus. Tant qu'elle n'est pas là, tant qu'elle n'a pas
«stables », peuvent être aperçues, mais seulement dans la re-constitution, eu lieu comme rupture instituante dans le champ phénoménologique, les sédi-
comme ayant été présentes. Tout le problème est donc, pour la Stiftung de mentations de sens et les habitus, échappant aux vicissitudes du temps, relèvent
l'aperception du souvenir, dans la mesure où elle paraît comme Nachstiftung de la pérennité a priori non historique de l'institution symbolique - comme
d'une Stiftung aperceptive déposée en sédimentations et habitus correspon- c'est encore le cas aujourd'hui de l'«évolution» diachronique des langues ou
dants, celui du rapport entre «passé» des sédimentations et des habitus et passé des mœurs (et non pas des «discours sur» qui, eux, sont idéologiques et rhéto-
de la réminiscence (prémonition) plus primitivement phénoIJ;lénologique, mais riques).
généralement enfoui. Peut-on dire que celui-ci est «fondateur», par De la sorte, par cette médiation, le problème s'est déplacé sur le sens et la
Fundierung, du premier? Quelle peut être, ici, la médiation? N'y a-t-il pas pré- structure de la Stiftung de l'Histoire, qui tend à émigrer, sans doute en écho au
cisément une pérennité de l'institution symbolique, de la Stiftung, qui la fait
If
, . monothéisme tant philosophique (depuis Platon et Aristote) que religieux, comme
échapper aux vicissitudes du temps? Ne savons-nous pas que nous n'avons que Stiftung faisant à elle seule une rupture, un événement unique - alors même que,
très exceptionnellement la réminiscence d'une Stiftung? Qu'est-ce qui fait nous le verrons, il n'y a en toute rigueur pas d'autre moyen de penser la Stiftung
donc, sans l'hypothèse (métaphysique) du temps en écoulement continu comme que depuis une ou des pluralités originaires. Et cette unicité de la Stiftung comme
temps originaire, l'inscription en Histoire, et donc en temps, des Stiftungen, des institution de l'Histoire consonne particulièrement bien avec ce qui est chaque
sédimentations et des habitus? Peut-on dire que c'est simplement la Stiftung du fois l'unicité de l'aperception perceptive, si bien que, comme le fait tout naturel-
temps continu comme Stiftung de l'aperception perceptive? Ce serait là, mani- lement Husserl, sa Stiftung elle-même peut être conçue, chaque fois, comme un
festement, quelque chose d'excessif. événement qui «fait Histoire» - la conséquence que nous ne pouvons suivre
Et pourtant, quelque chose de cet ordre est en jeu, si nous réfléchissons au étant, comme choc en retour de cette situation, l'extension jusqu'à l'originaire du
fait que l'Histoire elle-même est l'effet d'une institution symbolique, d'une mode de temporalisation institué par l'aperception perceptive. La situation dans
Stiftung. Sans pouvoir déjà, ici, entrer dans les détails de la structure propre à la le temps historique de telle ou telle Stiftung qui y introduit de la rupture par son
Stiftung de l'Histoire, disons simplement qu'elle ne coïncide évidemment pas événement, ne peut être, a priori, situation dans un continuum temporel (de pré-
avec la Stiftung de l'aperception perceptive, mais avec, pour ainsi dire, la sent) supposé: il s'agit là d'une substruction, celle de la continuité sous-jacente
Stiftung de la Stiftung elle-même comme événement (Ereignis) instituant sa des rétentions vides porteuses d'intentions vides.
propre tradition (sens sédimentés et habitus) et sa propre temporalité, qui n'est Il nous faut donc renvoyer à plus tard le traitement du problème posé par la
précisément pas la temporalité continue du présent en écoulement de l'apercep- Stiftung de l'Histoire, qui seule donne dimension temporelle aux sédimenta-
tion perceptive, mais ce type déjà autre de temporalité que Husserl s'est efforcé tions de sens et aux habitus, mais pas, on le voit, au même registre architecto-
de penser avec le couple Urstiftung/Nachstiftung Que ce type ne soit pas abso- nique que celui mis en jeu par les réminiscences (prémonitions). Moyennant
lument universel, c'est ce dont témoigne la différence entre «temporalité» cette médiation, on peut admettre la viabilité de l'analyse husserlienne du res-
mythologique et temporalité historique: alors que la première s'égrène, dans souvenir comme «re-constitution», en soulignant, donc, la rupture qu'il y a
les récits mythologiques, au fil d'événements qui n'ont jamais été présents, qui entre le passé de la réminiscence, qui habite déjà les apparitions de souvenir, et
se sont déroulés dans une présence censée avoir eu lieu dans un passé indéter- le passé historique des sens intentionnels, qui habite seulement la «re-constitu-
miné - ce qui les apparente à la phan tas ia, nous y reviendrons -, et qui n'abou- tion», celui-ci ne suffisant pas à «conférer», pour ainsi dire de l'extérieur d'un
tissent qu'à une Stiftung, celle de l'ordre cosmique et socio-politique, elle aussi sens d'appréhension, leur dimension de passé aux apparitions de souvenir _
située dans un passé indéterminé auquel personne n'a assisté, si bien qu'en ce sans quoi celles-ci, ne pouvant être «re-connues» comme telles, seraient indif-
242 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS DE RESSOUVENIR: PRÉSENTIFICATION DU PASSÉ ET PHANTASIA
243

féremment toutes les apparitions de phantasia qui fluctuent et transitent de fluctuations et des surgissements discontinus, en éclipses, des apparitions, dès
façon discontinue dans le souvenir: il n'y aurait pas de critique possible de sa lors que c'est le sens intentionnel d'objet qui s'y cherche et s'y «re-constitue».
«fidélité» au niveau même de ses apparitions. En ce sens, Husserl avait raison de présumer que l'ensemble instable des appa-
Revenons donc à la structure même de la Stiftung de l'aperception du souve- ritions de souvenir constituent l'arrière-fond du souvenir d'objets. Il faut sim-
nir. Cette dernière s'institue comme l'institution d'un impossible et intenable plement ajouter que cet arrière-fond est protéiforme et pour ainsi dire en
présent dans la temporalisation, qui est re-temporalisation en présence d'un incessante gésine. Dès lors, et nous avons gagné ce point par nos analyses,
rythme (ou de rythmes parents) de temporalisation en présence tombé (s) au l'énigme reste, non pas tant, comme le donnait à penser Husserl, que l'objectif
«massif» du passé phénoménologique. Ce «présent» ne peut être qu'un quasi- du souvenir s'expose en Darstellung intuitive quand il se «re-constitue» avec
présent dans la double mesure où, d'une part, cette re-temporalisation en pré- son sens intentionnel (cette opération est plus tardive), mais que la Darstellung
sence l'est sans présent assignable, les apparitions de souvenir, jouant à la fois intuitive extrêmement complexe du souvenir originaire (la réminiscence) s'ins-
en rétentions et en protentions dans la phase de re-temporalisation, n'y sont titue quand ce complexe de rétentions et de protentions de présence se trans-
nulle part présentes dans ce qui serait tel ou tel présent isolé de la re-constitu- mue ou se transpose architectoniquement dans la Darstellung elle-même, au fil
tion, et où, d'autre part, les apparitions de souvenir n'ont jamais été proprement de ce qui doit être une Darstellbarkeit comme celle d'un objet ou d'une situa-
présentes dans le rythme de temporalisation éveillé en réminiscence, par le tion (complexe d'êtres et d'objets) remémorés - comme si ceux-ci étaient à
rythme temporalisant de la synthèse passive. Par là, dans cette dimension où le nouveau là, en aperception. Que signifie cet apparent mimétisme?
souvenir paraît comme réminiscence, ses apparitions, tout à, la fois, jouent le C'est en tout cas au fil de la Darstellbarkeit intuitive primitive que se pro-
même rôle que des apparitions de phantasia, avec les mêmes caractères, mais duit la Stiftung, donc la transposition architectonique, de la réminiscence en
sont prises à leur sens d'apparitions originairement en réminiscence par là souvenir d'objet, c'est-à-dire en aperception quasi-perceptive de souvenir où
qu'elles émergent, y compris dans la part d'entre elles qui est «stable», avec le demeurent cependant les fluctuations et les surgissements brusques, en éclipses,
rythme de temporalisation éveillé par la structure en présence de la synthèse des apparitions, Comme autant de «perturbations». De la sorte s'éclaire au
passive, c'est-à-dire par la re-temporalisation en présence d'une phase de pré- moins en partie l'énigme de la teneur intuitive du souvenir: celle-ci, aperçue
sence qui a été, qui s'est reportée au «massif du passé», aspirée par l'horizon sur son mode étrange, classiquement subsumé par 1'« image» (Bild), vient elle-
proto-temporel du passé immémorial qui lui donne son caractère de réminis- même, .en sa Stiftung, de la condensation symbolique, dans l'aperception de
cence (prémonition). C'est un morceau où un «moment» de cette phase de pré- souvemr, du complexe des rétentions et des protentions de présence «arrêté»
sence qui, dans l'institution de l'aperception de souvenir, tend à se fixer ou un moment avec son codage en aperceptions de langue, et cet arrêt ne peut se
s'arrêter, réinvesti, à la manière qu'explique Husserl, par le sens intentionnel te~, car il le serait sur un accord de présent (avec sa temporalisation propre)
sédimenté, qui est une autre couche (architectonique) de sens, et par l'habitus, qm se désaccorde aussitôt et multiplement - jamais le souvenir ne pourra me
induits tous deux par tel ou tel objet déjà institué en son aperception perceptive. restituer au présent le passé, refaire du passé une continuité stable de présents
Ce sens, réveillé à son toUr par telle ou telle apparition de souvenir avec son passés en écoulement et en resurgissement accordés. Même dans la «re-consti-
caractère primitif de passé, amène à reconnaître tel ou tel objet comme passé, et tution», il y a de multiples lacunes, et Husserl n'a jamais pu penser que la pos-
telle ou telle apparition prend, un instant fugitif aussitôt temporalisé en présent sibilité tout idéale de les combler, selon une idéalité qui n'est rien d'autre que
en rétentions (c'est le présent d'image nécessaire à la «re-constitution»), les celle de sa description du temps pour lui originaire.
habits d'un présent qui paraît avoir été présent au passé (alors que, très souvent, Par là même aussi, les analyses husserliennes et les prolongements que nous
il ne l'a pas été). Ce morceau ou ce «moment» de la phase de présence qui a leur avons donnés permettent de décrocher l'aperception de souvenir, avec sa
été est donc «abstrait» (sélectionné) du cours même de la re-temporalisation en teneur intuitive, de la conception classique, ruineuse parce qu'elle bouche un
présence de la phase qui a été, et qu'il occulte au point de la rendre évanes- trou qu'elle n'arrive pas à «expliquer», de l'«image» ou de la représentation
cente, voire inconsciente, aussitôt reportée à l'état potentiel: c'est dire qu'il est (Vorstellung). Et de comprendre plus précisément ce que Husserl s'était donné
primitivement un complexe de rétentions et de protentions «sans tête» (dans un pour tâche d'expliquer: que la teneur intuitive du souvenir est immédiatement
présent) de ce qui est la présence (le sens) en train de se re-temporaliser, et u.n au passé, et non pas la représentation (Vorstellung) du passé. Au fond, la
complexe lui-même toujours déjà codé par les aperceptions de langue, m~s Stiftung de l'aperception de souvenir (d'objet) présente la difficulté d'avoir à
architectoniquement transposé (déformé de façon cohérente), dans la re-consti- s~instituer sur une inscription primitive au passé qui ne peut être, phénoménolo-
tution du souvenir, en condensé où les rétentions-protentions primitives sont glquement, que celui de la présence sans présent (du ou des rythmes des sens se
indiscernables, éclipsées ou confondues, en quelque sorte par le polissage des faisant), et par là de ne pouvoir être aperception d'objet que par éclipses, à
244

moins de la construction, qui est sans doute le fond de la «re-constitution», de


ce que nous avons nommé le possible qui a été, en parallèle avec le pur pos-
sible de la phantasia; c'est-à-dire par «accords» tout provisoires (du présent
avec lui-même) aussitôt désaccordés dans le discontinu, aucun objet ou situa-
tion remémorés n'étant en mesure, comme dans l'aperception perceptive, de
réalimenter en permanence du jaillissement de son présent (impressionnel) la
CHAPITREill
fuite en rétentions. En réalité, c'est parce que l'aperception de souvenir doit sa
teneur intuitive, non pas à quelque fabrication d'images en elle-même inexpli-
cable, mais à la condensation symbolique et à la déformation cohérente, par sa Les aperceptions
Stiftung, de teneurs intuitives issues d'un autre régime de temporalisation, que et les entre-aperceptions de la phantasia.
cette aperception a quelque chose en commun - les fluctuations, les éclipses, et La présence sans présent.
les associations - avec ce que nous allons étudier avec la phantasia. Ce n'est
pas parce que l'aperception de souvenir ne serait qu'une forme «batarde» ou
«affaiblie» de l'aperception perceptive, perturbée par «l'imagination », qu'elle
a les caractères qui sont les siens, mais c'est parce qu'elle résulte d'une tout § 1. LE CARACTÈRE PROTÉIFORME DE LA PHANTASIA
autre structure d'institution (parente de celle de l'imagination), sur la base,
pour ainsi dire (c'est le Fundament d'une Fundierung) d'un «matériau» très Selon le mouvement qui nous est ici coutumier, nous allons reprendre cer-
différent de celui des aperceptions perceptives. Ce qui demeure, Husserl l'a tains textes de Husserl, issus du cours de 1904/05 publié par E. Marbach dans
bien vu, comme leur souche commune, est la Stiftung du sens intentionnel Hua XXIII; textes que nous n'avons pas étudiés dans la 1ère section, et où
(d'objet), dans les deux cas en habitus et en sédimentations, ce qui les rendrait Husserl aborde, comme d'habitude, le problème de la phantasia avec une
précisément indiscernables s'il n'y avait la structuration de l'éveil par l'écho, grande lucidité. Cela nous permettra de dégager de plus près les caractères
dans l'affectivité de l'éveil, des synthèses passives - sans lui, le souvenir d'ob- propres de la phantasia, et le sens dans lequel, en elle, on peut parler de ses
jet serait seulement aperception d'objet affaiblie ou construction, dans la phan- «objets ». Husserl écrit, au § 27 du cours:
tasia, du même objet comme possible pur, la reconnaissance du même ne
«L'objet apparaissant de la phantasia n'apparml: pas en général de manière telle que nous
pouvant avoir lieu, dans cette hypothèse, comme celle d'un passé. Cela étant, il puissions dire, comme pour les Bildobjekte physiques, qu'il n'y a, abstraction faite des diffé-
reste un problème que nous ne pouvons que réserver pour la suite: si les réten- rents caractères d'acte, principiellement aucune différence par rapport à l'apparition de percep-
tions-protentions sans présent de la phase de présence le sont aussi, dans la tion (seil. comme s'il s'agissait, entre l'apparition de perception et l'apparition de phantasia,
temporalisation du sens en présence, d'aperceptions de langue, et si celles-ci de la même Darstellung intuitive). Ce n'est pas seu1ementque la chose de la phantasia n'appa-
rml: pas dans le champ du regard de la perception, mais [qu'elle apparaît] pour ainsi dire dans
sont la condition de possibilité des aperceptions d'objets, comment le sens un tout autre monde, qui est tout à fait séparé du monde du présent actuel; bien plus, il y a aussi
intentionnel d'objet s'institue-t-il sur fond d'aperceptions de langue? Car ce en soi normalement une différence: la chose de la phantasia apparaît comme une chose for-
n'est que par les aperceptions de langue que pourra se reconnaître, avant de s'y mée, colorée, etc., et pourtant nous ne pouvons pas nous attendre à trouver une chose de cette
sorte au milieu des objets de perception. Si nous pensons le caractère de nihilité et d'image
investir avec son sens intentionnel, dans telle ou telle apparition de souvenir, (Bildlichkeit) effacé en le Bildobjekt relevant de l'image physique, nous avons un objet de per-
l'objet qui y paraît. Nous allons y venir avec la difficile question des appari- ception aussi bien que quelque autre. Mais si nous faisons la même chose avec la'chose de
tions et des aperceptions de phantasia. Notons enfin que, par là, on comprend phantasia, nous n'avons pas ce résultat. Prise strictement comme elle apparaît dans la phanta-
sia, elle ne se trouve en aucune perception.» (Hua:xxrn, 57-58)
beaucoup mieux les «infidélités» du souvenir, qui sont irréductibles (ne pou-
vant jamais être réduites qu'en partie), les recouvrements, pour parler comme Autrement dit, et très clairement en guise de rappel: la chose aperçue dans la
Husserl, de couches venant de différents passés, et les mélanges venant phantasia n'est pas médiatisée par une image (qui serait une représentation au
d'« investissements» affectifs divers, puisque cela vient, précisément, de ce qui sens de Reprasentation), car il y a une distinction nette à faire entre la phantasia
est en jeu dans l'institution de l'aperception de souvenir, de la condensation de et la conscience d'image (Bildbewusstsein), et la différence est radicale entre le
tel ou tel complexe de rétentions/protentions de la présence passée, avec Phantasiewelt des choses de la phantasia et le monde réel de la perception (de
laquelle peuvent encore résonner d'autres présences passées dans la présence se l' aperception perceptive).
faisant, le rythme schématique de la temporalisation l'étant aussi de l'affecti- Husserl enchaîne, au § 28, sur le caractère protéiforme (Das Proteusartige)
vité (sensibilité). TI est temps, à présent, de passer à l'étude de la phantasia. de l'apparition de phantasia. Lisons de près ce texte très important:
246 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNa LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
247

«En passant, j'ai dit avec quelque prudence: en général il en va ainsi. Qu'est-ce que cette gris perçu: ~ ne manque pas tout à fait d'analoga dans le domaine de la perception: Je rappelle
généralité implique comme limitation? Nous distinguons tous entre phantasiai vivantes, les appantlOns que nous avons au crépuscule, en particulier par brouillard ou dans la
claires, fixes et phantasiai pâles, non claires, insaisissables et fuyantes, aériennes et ombrées. p~~o~bre ; les différences de remplissement que possèdent les apparitions selon le changement
«De temps en temps, chez la plupart des personnes seulement par exception, les appari- d eclarrage. Et pourtant, cela apparaît à nouveau autrement.» (Hua XXIII, 59-60)
tions de phantasia surgissent d'une manière qui se rapproche de celle de l'apparition de per-
ception, et même semble se rapprocher jusqu'à l'identité (Gleichheit) phénoménologique. Si Au terme d'une mise en rapport, sur laquelle nous ne reviendrons pas, avec
c'est effectivement et si cela peut devenir identité, c'est difficile à décider. TI est suffisant que l'image (Bild), et où la «représentation» (Repriisentation) de la phantasia s'ins-
l'on puisse avoir beaucoup de doutes sur la question de savoir si, pour certaines classes de per- titue pour un moment fugitif en image, Husserl écrit encore, soulignant ce
sonnes et de cas, il subsiste encore une différence; mais dans ces cas-limite on peut aussi Se caractère fugitif dû à la phantasia :
demander si ce n'est pas une hallucination ou une appréhension d'image (Bildauffassung) phy-
sique fondée sur elle qui relaie (ablOsen) l'appréhension proprement dite de la phantasia. Nous «M~s.l' image est ici quelque chose de flottant, de fluctuant, se changeant, apportant tantôt
devons naturellement exclure ces cas où des hallucinations s'immiscent dans le champ de per- de l~, ple~tude et de la for~~, tantôt les retirant, donc se changeant par là constamment de
ception et s'y imposent comme des apparitions de perception véritables. Alors il n'est plus du mamere Immanente dans l echelle de complétude. Mais cela appartient déjà à un second
tout question de la phantasia. » (Hua xxm, 58) point. » (Hua XXIII, 60)

Gardons donc en attente cette distinction très judicieuse entre phantasia et Ce second point, c'est que, en vertu du caractère protéiforme de l'apparition
hallucination, sur laquelle il nous faudra revenir (quand nous traiterons des rap- de phantasia, et si l'on peut parler, à son propos, d'image, l'unité de cette image
ports entre phantasia et Leib). Voyons donc, après cette mise au point préalable, n'est pas conservée dans une aperception stable, et ce, parce que d'autres objets
comment Husserl aborde la question de la phantasia : que celui qui est censé être représenté peuvent surgir de manière discontinue,
«A l'essence de la phantasia appartient la conscience de non-présence inopinément (du point de vue de l'intentionnalité qui, à tel moment, vise tel
(Nichtgegenwartigkeits-Bewusstsein) (scil. la conscience de ce que la phantasia n'est pas pré- objet). Et c'est cela que Husserl nomme «das Proteusartige» et de la
sente). Nous vivons en un présent, nous avons un champ de regard de la perception, et à côté phantasia: en celle-ci, contrairement à ce qui se passe dans l'aperception per-
nous avons des apparitions qui représentent (vorstellen) un non-présent tout à fait en dehors de
ceptive, de l'apparition ne se reverse pas continûment et constamment en appa-
ce champ de regard.» (Hua xxm, 58-59)
rition selon le même sens intentionnel d'objet. Et puisqu'il n'y a pas non plus de
Il s'agit donc de 1'« autre » monde dont Husserl a parlé. Et ce qui, en lui, est Bildobjekt dans la phantasia, et de Bildobjekt ayant un support physique stable
capital, est le fait qu'il est un «monde» du non-présent, c'est-à-dire un (comme dans le portrait), il n'y a pas non plus de Bildsujet stable. Les appari-
«monde» où, dans nos termes, le mode ou le régime de temporalisation n'est tions de phantasia changent par ruptures en discontinuité, apparemment sans
pas celui du présent (Gegenwart). A cela est lié le style des apparitions de phan- rime ni raison. Ainsi, même si telle apparition de phantasia s'institue pour un
tasia, à savoir leurs fluctuations en éclipses et leur non-clarté: moment fugitif en image:
« Quelle que soit la manière dont il puisse en aller du rapprochement à la frontière de l'éga- . «D'ha?itude, la chose est telle que l'image représentative tout d'abord donnée se change,
lité principielle de geme avec l'apparition de perception (point que nous ne discuterons pas malS aUSSI de telle manière que, à l'intérieur d'une représentation de la phantasia
ici), il Y a souvent des cas où des apparitions de phantasia se donnent comme formation (Phantasievorstellung) é~ergent divers objets représentatifs qui, dans leurs rapports réci-
(Gestaltung) nucléaire, où elles amènent à l'intuition des objets vivement dessinés, plastiques, proques: ne peu:,ent valOIT comme changements (scil. du même objet). Ainsi par exemple, je
chargés de couleurs. Dans d'innombrables cas et le plus souvent, il n'en va pas ainsi. Les objets me represente BIsmarck, en l'occurrence par un de ses portraits connus en uniforme de cuiras-
de la phantasia apparaissent comme des schèmes vides, de manière tout à fait pâle, avec des sier. Alors émerge subitement une autre image, en civil, etc. De la même manière l'unité de la
couleurs tout à fait insaturées, avec une plastique défectueuse, souvent avec des contours seule- co~science représen.tative peut subsister de telle façon que nous pouvons parler d'une représen-
ment vagues et fluctuants, remplis avec un je ne sais quoi, ou même à vrai dire remplis par talion de la phantasza avec représentation (Repriisentation) discontinue.
rien, par rien qui serait attribué (zudeuten) à l'apparaissant comme [le] délimitant, comme sur- «Si nous faisons abstraction de ces discontinuités, d'autres [caractères] entrent néanmoins
face colorée de telle et telle manière. C'est de façon protéiforme que se change l'apparition, là aus~i en ligne de compte: à savoir l'intermittence de l'image. Son caractère fuyant, son éva-
surgit comme en un éclair (aujblitzen) quelque chose comme de la couleur et de la forme plas- nom.ssement et son ;etour. E~ ce q~i concerne en outre la variabilité de l' [image] singulière qui,
tique, et déjà il est à nouveau évanoui (weg), et la couleur, aussi là où elle surgit en un éclair, a ~U~SI longtemps qu elle ne disparalt pas, ne demeure pas non plus inchangée, il faut être atten-
quelque chose de proprement vide, insaturé, sans force; et pareillement la forme [est] quelque ~f a ce que le changement de l'image qui, normalement, est à constater pendant une représenta-
chose de si vague, de si ombreux (schattunghaft) qu'il ne pourrait nous venir à l'esprit de le tion de la phantasia qui ne dure pas trop brièvement, ne doit pas du tout être confondue avec
poser dans la sphère de la perception actuelle et du caractère d'image (Bildlichkeit). Ce sont les changements de l'apparition, laquelle se meut à l'intérieur de la synthèse de la connexion
des différences que nous décrivons certes avec des expressions tirées du domaine de la percep- d'apparitions.» (Huax:xm, 62, nous soulignons la dernière phrase)
tion (scil. ce qui indique la prégnance symbolique de sa Stiftung), mais que nous ne retrouvons
pas en lui; ce sont de nouvelles différences. Des couleurs insaturées dans la perception, ce sont Interrompons la citation pour souligner encore une fois que, précisément, il
des couleurs qui se rapprochent du gris. Mais un gris peut être quelque chose d'aussi clair, fixe, n~ s'agit pas, dans la Stiftung de l'image sur la base de l'apparition de la phanta-
réel que n'importe quelle autre couleur. Et le rouge qui émerge dans la phantasia ne se rap-
proche pas seulement du gris, bien qu'il puisse bien le faire; car s'il le fait, il indique néan-
s.la, de la même Stiftung que celle qui est à l' œuvre pour l'aperception percep-
moins, comme gris de la phantasia elle-même, un vide indicible, qui s'oppose à la plénitude du tive; Husserl l'entend très clairement. Il s'en explique dans ces termes:
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRI::\NTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 249
248

«Dans le dernier cas (scil. dans le cas de la synthèse de la connexion d'apparitions au sein ser» le rythme de temporalisation de la phantasia, elle ne peut le faire, précisé-
d'une aperception perceptive), l'objet qui copie (das abbildende Objekt) (scil. le portrait, ment, que sur la base d'une temporalisation en présents éphémères qui «imite»
l'image stable) est inchangé; dans le premier cas, l'objet qui copie est changé (scil. moyennant la temporalisation de l'aperception perceptive, de nouveau là avec l'unité de son
l'institution, pour un moment pas trop bref, de l'apparition de phantasia en image). Quand
m'apparaît (scil. en phantasia) un ami cher, tout d'abord dans la vivacité de ses couleurs, et sens intentionnel, et les caractères de la phantasia lui seront nécessairement per-
qu'ensuite, par conservation de la forme (Gestalt), les couleurs s'estompent en un gris vide, ou tubateurs et surtout immaîtrisables. Cet équivalent du souvenir dans l'imagina-
quand l'apparition tout entière s'écoule, pareillement, et cependant tout autrement que les tion nous conduit donc à nous interroger plus avant sur le mode propre de
apparitions externes de perception entrant dans le crépuscule et l'obscurité; alors, ce sont des
temporalisation (en présence sans présent assignable) de la phantasia. Dans
altérations qui suppriment l'identité de l'objet qui copie. Si en revanche laphantasia se main-
tient de façon particulièrement vivante (nous [1'] admettrons pour une fois, en peine vivacité, cette ligne, il se pourrait que, si nous mettions ensemble les phases de stabilité
qui ne le cède en rien à la perception), et si l'ami apparaît dans la représentation comme par- en séquences d'images et les ruptures incessantes induites par la phantasia,
lant, comme se mouvant de multiples manières etc., ce sont là des changements qui appartien- nous puissions y voir, un peu comme nous l'a montré l'étude du souvenir, mais
nent à l'unité identique de l' objectité représentative. Dans la représentation de la phantasia se
combinent à présent deux sortes de changement. Et l'unité de la conscience représentative ne peut-être de manière plus riche, différents rythmes de temporalisation qui ne
se pose pas seulement à travers les changements d'apparitions, lesquels relèvent de l'identité sont plus centrés sur la temporalisation par le présent, et il apparaîtrait alors, par
de l'objet qui copie, mais aussi par les autres changements d'apparitions, en lesquels l'objet cette sorte d'analyse spectrale, que la temporalisation de la phantasia est extrê-
apparaissant change de manière protéiforme.» (Hua XXllI, 62-63) mement complexe, et qu'elle se distribue, peut-être, en différents «vitesses» de
Husserl en vient ici pour ainsi dire à distinguer dans la phantasia instituée en temporalisation, plus ou moins grandes, assurant, aux aperceptions en image de
image, deux possibilités. Tout d'abord, celle de la phantasia instituée en image, la phantasia, plus ou moins de stabilité, mais aussi plus ou moins de
pour un moment stabilisée, et traversée, comme dans l'aperception perceptive, Darstellbarkeit intuitive, le cas-limite de l'arrêt étant celui de l'image (Bild).
par l'unité qui peut s'y maintenir (ce moment même se temporalisant en présent Concernant les ruptures induites par les fluctuations des phantasiai, Husserl
aussitôt fuyant en rétentions, sans que l'apparition nouvelle vienne nourrir à s'exprime de manière encore plus concise:
nouveau de son «impression» le ressurgissement du présent), unité de la visée «li ressort en général:
intentionnelle d'objet, constituant son sens intentionnel (c'est l'ami cher appa- «a) Des différences internes (scil. par rapport à la perception) eu égard aux teneurs qui
présentent (darstellend) et parallèlement, aux moments qui tombent dans l'apparition de l'objet
raissant dans la vivacité de la phantasia). Ensuite, la possibilité où les appari-
apparaissant primairement. Ce sont les différences de force, de vivacité, de plénitude (Fülle)
tions de phantasia s'instituent en séquence temporelle d'images du même objet «b) Du côté de la phantasia le manque de fixité (Festigkeit), la fugacité et la variation
(l'ami qui parle, marche, etc.), à travers les fluctuations et les intermittences des constante des teneurs qui présentent, non pas seulement quant à leur plénitude, mais aussi
apparitions, cette temporalisation des images, sur le mode de celle de l'expé- quant à leur qualité, au genre propre de leur teneur.
«c) Avec cette variabilité protéiforme des teneurs qui présentent se changent parallèlement
rience quotidienne, allant de pair avec leur vivacité. C'est là, pour ainsi dire, la et eo ipso les apparitions objectives, et elles sont dans la règle non pas seulement variables,
Stiftung de la phantasia en images qui est la plus proche de la Stiftung de l'aper- mais elles changent aussi de manière abrupte. li fallait tout particulièrement montrer que cette
ception perceptive: c'est comme si, dans tel ou tel «parcours» temporel, je variabilité et ce changement (Wechsel: aussi échange) ne reconduit pas des apparitions les unes
voyais l'ami en train de parler et de bouger, le mouvement qui s'y produit « sup- dans les autres, qui se trouvent constamment en connexion à l'intérieur de la synthèse unitaire
idéelle appartenant à un objet. A cette synthèse de la connexion de perception [ ... ] correspond
pléant», en quelque sorte, à la fugacité, au caractère erratique et discontinu des bien aussi une synthèse d'une connexion intuitive possible dans la phantasia et le souvenir.
images chaque fois saisies, mais aussi à leur «pâlissement» ou à leur affaiblis- Mais d'habitude les apparitions ne se succèdent pas dans cet ordre dans laphantasia. [ ... ] Au
sement. La situation est complexe puisqu'on ne sait plus très bien de quel fond ne se constitue pas du tout dans le changement protéiforme, de manière continue, un seul
objet primaire au sens où, dans le caractère d'image physique, nous avions un seul objet
régime de temporalisation il s'agit, ou plutôt, puisque, un peu comme dans le d'image fixe.» (Hua xxm, 64-65)
souvenir, mais d'une autre manière puisque l'ami n'est pas visé comme passé,
deux régimes de temporalisation se superposent: celui de l'aperception imagi- Cela signifie donc que pour Husserl, les fluctuations brusques, par interrup-
native puisque c'est le même ami qui est visé comme objet, avec son sens inten- tion inopinées et immaîtrisables du cours continu du temps temporalisé par la
tionnel, et celui des apparitions de phantasia qui, en raison de leurs caractères, Stiftung du présent en l'aperception perceptive, fluctuations qui caractérisent les
est en réalité celui d'une présence sans présent assignable - le «compromis» Darstellungen intuitives de la phantasia, non seulement excluent que les
entre les deux pouvant être un scénario que je me construis pour imaginer l'ami «objets» aperçus (un moment en image) dans la phantasia apparaissent comme
avec plus de vivacité. Quoi qu'il en soit, ce genre d'institution de la phantasia des objets de l'aperception perceptive, mais excluent tout autant que la phanta-
en imagination ne peut lui-même être qu'instable, être finalement repris par les sia puisse être primitivement prise comme image d'un objet qui lui serait exté-
l ' décrochages, les interruptions et les fluctuations des apparitions de phantasia. . rieur. Autrement dit, le découpage des apparition de phantasia, c'est là un point
Si cette seconde institution de l'imagination cherche, pour ainsi dire, à «épou- capital, ne s'effectue pas, et ne peut s'effectuer, à moins d'une déformation qui
250 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASlA 251

les fait se perdre, selon les objets aperçus en image. Car si ce n'est pas un seul architectonique que la reconnaissabilité des sens intentionnels d'objets, quoi-
objet qui se constitue dans le changement protéiforme de la phantasia, c'est ~u' elle serve de base à cette dernière: c'est leur reconnaissabilité par des apercep-
que, à l'instar du «mélange» qui se produit dans le souvenir, plusieurs objets hons de langue. En ce sens, on peut donc parler provisoirement d'aperception de
s'y constituent, fût-ce «fantomatiquement», et cela, ajouterons-nous, n'est pos- phantasia dans la mesure où elles sont aussi aperceptions de langue, ce qui com-
sible que parce que des «associations», c'est-à-dire des synthèses passives, Sont mence à éclaircir ce que nous avons dégagé, dans notre 1ère section, comme
à l' œuvre au sein de la phantasia. C'est tout au moins ce qu'il faut admettre si l' «intentionnalité» spécifique de la phantasia: ce que la phantasia aperçoit est ce
l'on ne veut pas retomber dans une conception classique de la phantasia comme qui ~'ouvre à elle des apparitions de phantasia par les angles ouverts par les aper-
«jeu» tout à fait arbitraire en lui-même - donc cela que les «jeux» des appari- cep~ons de langue .. De la ~orte, il faut distinguer apparition de phantasia et aper-
tions de phantasia ne sont «erratiques» que par rapport à l'aperception percep- ceptIOn de phantaslQ - et 11 se peut que telle ou telle apparition, en raison de son
tive, d'une part, par rapport à la «rationalité» ou la «logique», d'autre part. extrême fugacité ou de son extrême obscurité, voire même de son extrême bizar-
Certes, cela n'est pas dit par Husserl au niveau de la phantasia (il le dit seule- rerie, ne puisse proprement être aperçue.
ment, et de façon implicite, du souvenir). Mais vu la parenté que nous avons Quoi qu'il en soit de toutes les difficultés qui résultent de ce.tte situation, il
dégagée entre le souvenir et l'imagination d'une séquence temporelle, il n'est n'e~pêche que notre manière de l'envisager nous permet de transposer architec-
pas interdit de penser que les synthèses passives, donc différents rythmes de tomque~ent,. po~r ainsi dire en s~ns inverse, ce qu'on a classiquement conçu
temporalisation en présence (sans présent), qui le sont aussi de l'affectivité (sen- comme 1 arbItraIre de la phantaslQ en sa sauvagerie. Avec les apparitions de
sibilité), jouent pareillement leur rôle dans la phantasia elle-même, s'attestant phantasia, nous sommes très près de ce que nous avons nommé, dans nos tra-
en elle par différentes vitesses de surgissements / évanouissements discontinus vaux antérieurs, les Wesen sauvages. L'enjeu est donc, pour nous, considérable.
d'apparitions, et par les parentés par association de certaines de ces apparitions Tout se passe en effet, avec les apparitions de phantasia, comme si, par leurs
avec d'autres. Mais la difficulté est que, par là, nous sortons du champ réglé par c~actères; elles, n'avaient. pas le temps par elles-mêmes de se stabiliser par
la Stiftung du présent, alors même que tout semble montrer que nous ne pouvons Stiftung d un present mum de ses rétentions et de ses protentions. Déjà com-
saisir les apparitions de phantasia que par leur transposition architectonique plexes ~e rétentions / protentions dans la phase de temporalisation en présence
en images. Tout au plus Husserl reconnaît-il plus loin (Hua XXIII, 65, Il. 32-33) s:ms ~resent, et c?mplexes quant à eux déjà «entrelardés» de complexes de
que les intentions elles-mêmes (dirigées sur un objet, donc avec le même sens ~tentlOns/protent~ons d'aperceptions de langue dans la même phase, les appari-
intentionnel) se changent abruptement et induisent de l'absence de cohésion hons de phantasla, où se mêlent inextricablement, mais confusément car
dans la synthèse des apparitions, et que, même si ces variations abruptes n'ont inchoativement, des aperceptions de langue, vacillent ou fluctuent entre leur sta-
pas lieu, pour un temps, il y a changement et absence de cohésion dans l'objet ~t d'apparitions et leur statut d'aperceptions de phantasia - par où les appari-
aperçu, et ce, par changements brusques et discontinus de l'apparition primaire t1~ns de p~antasia proprement dites sont plutôt entre-aperçues qu'aperçues.
(comme dans l'exemple cité plus haut de Bismarck). La question est donc, pour C est c~ qUI leur do~ne leur caractère «débridé» par rapport aux aperceptions
nous: y a-t-il bien de l'aperception dans laphantasia, étant donné que, dans ses percephves, et ce qUI donne à la phantasia son apparence de fantaisie de« folle
apparitions, nous reconnaissons bien quelque chose, et qu'il le faut si nous vou- du logis »'. Nous disons apparence car nous savons par ailleurs, à la fois par l' an-
lons que leur institution en images, fixées un moment fugitif, ne soit pas totale- throPOI.OgI~ ~ culturel~e e~ par les différentes versions de la psychopathologie,
ment arbitraire. qu~, 101ll d etre aUSSI «hbres» ou «arbitraires» qu'elles le paraissent, à tous le
La situation n'est pas aussi insoluble ou inextricable qu'il le semble au premier mOlllS les aperceptions de la phantasia ont entre elles des liens de nécessité qui
abord. D'une part, l'institution, dans l'imagination, de séquences temporelles ima- leur sont propres 1. Quoi qu'il en soit de ces questions sur lesquelles il nous fau-
ginées est bien, comme nous le pressentions, le révélateur, par le prisme du sens dra revenir, ce que nous avons déjà engagé quant au souvenir nous conduit à
intentionnel qui se cherche un remplissement dans les apparitions, de ce qu'il y a penser que les fluctuations ou les sauts brusques des aperceptions de phantasia
différents rythmes de temporalisation en présence (sans présent) dans la phanta- sont dus, phénoménologiquement (et architectoniquement), au fait qu'elles sont
sia. TI est donc possible, en principe, de dégager, dans les apparitions, 1'« associa- d~s r~tentions et des protentions «sans tête» dans un présent, c'est-à-dire des
tion» ou 'la superposition de différents sens intentionnels (d'objets) comme retenhons et des protentions dans la présence.
indices ou index de ces différents rythmes, et même si ceux-ci y sont déformés de Par rapport au souvenir, la difficulté est cependant - portée à son maximum
façon cohérente par la Stiftung reconnue de ces sens, ils y sont tout au moins dis- dans le cas envisagé par Husserl de la phantasia d'une séquence temporelle
cernables, ne serait-ce qu'en partie. D'autre part, la reconnaissabilité dont parlons,
1. Cf L'expérience du penser; op. cit.
de quelque chose, dans les apparitions de phantasia, est déjà d'un autre registre
252 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
253

cohérente (exemple de l'ami qui parle et qui bouge) - qu'il n'y a, ici, pas de re- pour un présent fugitif aussitôt en rétention et déformation cohérente) soit
temporalisation en présence d'une phase de présence qui a été. Mais, tout nécessairement médiatisé par les aperceptions de langue (qui seules permettent
comme d~s les aperceptions de souvenir, il faut penser que les aperceptions de de fixer l'image et de reconnaître ce qui a été fixé par l'image), que, donc, en
phantasia doivent être, irréductiblement, des complexes ou des condensés toute rigueur, il faille désormais parler de la Stiftung des aperceptions de phan-
d'aperceptions de langue, «composant », sur la base des apparitions de phanta- tasia en images et que la Stiftung de l'imagination suppose la Stiftung des aper-
sia déjà en rétentions-protentions, leur Darstellung intuitive avec ces dernières. ceptions de langue, c'est cela même qui permet, nous l'avons vu, à
Cela suffit déjà à comprendre, non seulement le saut qu'il y a entre aperceptions l'imagination de jouer un rôle discriminant eu égard aux rythmes superposés ou
perceptives et aperceptions de phantasia (cf. Hua XXIII, 67), mais encore le fait enchevêtrés de temporalisation dans la phantasia primaire, étant entendu que
que ce qui s'expose en Darstellung intuitive dans la phantasia ne soit pas pré- tout, dans l'aperception de phantasia, n'est pas réductible aux aperceptions de
sent (gegenwiirtig), et de là, ni passé ni futur, parce qu'échappant au temps langue, qu'il y reste quelque chose des apparitions de phantasia dans leur
continu institué avec le présent. La question est dès lors de savoir si cette non- dimension sauvage - que l'aperception de phantasia, précisément n'est que
inscription des aperceptions de phantasia dans le cours du temps institué rarement «claire» au sens husserlien du terme.
comme continu, mais aussi dans ce qui se temporalise eu égard au passé (re- Le langage phénoménologique, réaccomplissons le saut annoncé, en tant
temporalisation de présence passée), du fait que les phantasiai, en cela diffé- qu'il est temporalisation en présence (en sens se faisant) de ce qui ne peut être
rentes des souvenirs, ne se temporalisent pas en présence comme que phénomènes-de-monde hors langage, est «aussitôt», dès qu'il se met en
re-temporalisations de phases de présence qui ont été, peut se poursuivre jus- jeu, un schématisme de temporalisation (en présence), à la fois progrédient et
qu'au bout, jusqu'au point de signifier que de telles aperceptions ne seraient, de retrogrédient, extraordinairement et inextricablement enchevêtré, où les Wesen
par leur statut (rétentions et protentions dans la présence), que des témoins de langage, qui ne sont ni présents ni absents (comme des présents) constituent
d'éclats dispersés de temporalisations en présence qui n'ont jamais eu lieu, et une sorte de «masse», hors de toute caractérisation par le temps (et l'espace),
qui, en ce sens, relèveraient du passé transcendantal immémorial et du futur pour ainsi dire «prête» à «coloniser» de ses Wesen les Wesen sauvages de
transcendantal immature - les apparitions de phantasia étant alors quasi-iden- monde hors langage. Ces Wesen de langage sont à la fois réminiscences trans-
tiques (car rien ne permet plus d'identifier, dans ces profondeurs architecto- cendantales et prémonitions transcendantales du passé pour toujours immémo-
niques) aux Wesen sauvages, tout en n'étant «reconnaissables» que par leurs rial et du futur à jamais immature des schématismes de langage - tout comme
découpages au sein des aperceptions de langue. La phantasia primaire et les Wesen de monde hors langage le sont des schématismes de monde hors lan-
«libre », distincte de l'imagination, serait ainsi le témoin phénoménologique du gage. Même si le moment n'est pas encore venu, ici, d'étudier la Stiftung et la
champ phénoménologique en ce qu'il a, architectoniquement, de plus transposition architectonique qui transmue les Wesen sauvages de langage en
archaïque: pour ainsi dire, dans la multiplicité toujours déjà en dispersion de ses aperceptions de langue - nous avons rencontré la complexité du problème dans
apparitions, de la réminiscence/prémonition transcendantale éclatée. le paragraphe ultime de notre 1ère section, et nous y reviendrons -, nous pouvons
Pour éprouver la solidité de cette thèse, il nous faut retourner par un saut, en dire, en première approximation, que, dans la mesure où la transposition archi-
quelque sorte plus loin encore que nous ne l'avons fait avec le souvenir, dans la tectonique en question signifie par son codage la «stabilisation» des Wesen de
«masse»' du langage phénoménologique et dans son incessant schématisme. langage, relevant de l' «inconscient phénoménologique», en découpages d' aper-
Les liens dont nous avons parlé des aperceptions de phantasia, liens qui en eux- ceptions de langue, relevant de la conscience parce que celle-ci peut les recon-
mêmes n'ont rien d'éidétique, ne peuvent se comprendre que par les liens plus naître, la «masse» des Wesen de langage se transmue elle-même en la «masse»
profonds, d'ordre schématique, qui sont en jeu dans les temporalisations en pré- mutuellement découpée des aperceptions de langue, au fil anonyme et aveugle
sence de langage, dans les Wesen sauvages de langage comme lambeaux fluc- d'une transposition architectonique. Certes, celle-ci fait perdre aux premiers
tuants et instables des sens se faisant, et recodés, en tant que complexes de leur caractère de réminiscences d'un passé immémorial et de prémonitions d'un
rétentions/protentions dans la présence, par des aperceptions de langue ayant futur immature, mais confère aux aperceptions de langue leur caractère singulier
elles aussi le statut de rétentions/protentions dans la présence. Ce qu'il faut paraître échapper aux vicissitudes du temps: de n'avoir, quant elles ne sont
examiner ici, c'est le situs architectonique où se situe la Stiftung des apercep- «actualisées» dans un discours, mais par éclipses extrêmement (vertigineu-
tions de phantasia, comme condensations symboliques d'aperceptions de ;'!!p-m""H rapides, que le statut, relevé par Husserl, d'habitus (coextensif de leur
langue (qui aperçoivent de la phantasia) elles-mêmes résultats de la transposi- Stiftung), de «potentialité dormantes», prêtes, précisément, pour l'actualisation
tion architectonique du langage en langue. Que, par ailleurs, ce que nous avons significations. Et nous comprenons que ce serait une «interprétation» abu-
nommé jusqu'ici Stiftung de l'apparition de phantasia en image (avec fixation '!live - issue de l'institution symbolique de la philosophie - de leur donner le sta-
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPpS DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 255
254

tut d' «intemporalité»: elles ne l'ont pas en vertu de la dimension diachronique «participent» des aperceptions de phantasia, dont la Darstellung intuitive est
de la langue, c'est-à-dire de son historicité symbolique, qui se fait par habitus, vague et obscure, parce qu'elle n'est là que dans la mesure où elle contribue à ce
éventuellement nouveaux, et dépôts sédimentaires de couches de sens et de sens, constituant pour ainsi dire la «teneur» intuitive nécessaire aux rétentions-
significations, éventuellement nouvelles. C'est de cette manière, et de cette protentions de la présence. C'est cela aussi, le plus souvent, quoique chaque fois à
manière seulement, que la «masse» des aperceptions de langue est là, à sa sa manière, qui, dans la littérature, constitue les aperceptions de phantasia à
façon, dans toute temporalisation en présence de sens, à savoir dans toute parole l'œuvre dans les récits qui mettent en jeu des personnages: je reconnais Julien
_ du moins, comme le disait Merleau-Ponty, dans toute parole «opérante» -, Sorel ou Ulysse bien que je ne les aie jamais «vus» proprement, ni, cela va de soi,
mais aussi dans toute aperception, déterminée comme disait Husserl, en ce en chair et en os dans le présent d'une aperception perceptive, ni en portrait, dans
qu'elle vise au moins son objet. ce qui serait une «quasi-aperception perceptive». Et cependant, bien qu'ils por-
C'est dans cette «masse», originairement multiple et potentielle, instituée tent un nom, ces personnages, complexes, ne relèvent pas exclusivement d'aper-
sans temporalisation intrinsèque,2 Que va «puiser» l'aperception de phantasia ceptions de langue, mais bien d'aperceptions de phantasia, comme si celles-ci,
pour se «composer» en Darstellung intuitive, et c'est, nous nous efforcerons reprises dans la temporalisation en présence du récit, constituaient une sorte de
de le montrer, dans la mesure même où les aperceptions de langue demeurent métalangue dans la langue, une temporalisation en présence de second degré par
transpassibles aux Wesen de langage qu'elles ont entre elles des liens qui paraî- rapport aux temporalisations en présence de premier degré dans la langue.
tront, après coup, de nécessité. Laissant ce dernier point sur le côté pour le Il s'en faut, cependant, et de loin, que la phantasia se temporalise toujours de
moment, nous devons aussitôt nous poser la question: comment l'aperception cette manière en présence: cela demande toujours un effort de concentration et
de phantasia va-t-elle «puiser» dans cette «masse»? Et cette question est évi- d'élaboration. Le plus souvent, les aperceptions de phantasia surgissent en
demment celle de la «structure» de la Stiftung propre à l'aperception de phan- éclipses, de manière abrupte et apparemment désordonnée. Ce qui les suscite,
tasia, ou encore celle de la « structure génétique» de la transposition bien que Husserl ne le dise pas expressément dans les textes que nous avons lus,
architectonique qui lui donne lieu. Et puisque l'aperception de phantasia, et selon une manière que nous pouvons légitimement transférer de la «région»
quand elle n'est pas purement et simplement mésinterprétée comme représen- du souvenir à la «région» de la phantasia, ce sont les «associations », c'est-à-
tation (Vorstellung) arbitraire, apparaît au moins un moment fugitif en image, dire aussi les rythmes des synthèses passives. Cette fois cependant, il ne s'agit
quel est ici le rôle de la temporalisation, et d'une temporalisation autre que pas de ressouvenirs, c'est-à-dire des rythmes schématiques passés de phases de
celle du présent, dès lors que celui-ci, ayant eu l'air de surgir et de s'accorder, présence qui ont été, et qui sont re-temporalisées en présence (<<réveillées»)
est aussitôt éclipsé et désaccordé? avec ces rythmes, mais de phantasiai qui n'ont pas d'échos, du moins primaire-
Le fait, signalé par Husserl, qu'une phantasia puisse «mieux» se tenir, ment (car elles peuvent aussi en avoir), dans des phases de présence qui ont été.
décrocher «moins vite» dans les fluctuations en éclipses, si, en elle, se présente Les synthèses passives n'éveillent pas nécessairement tel ou tel rythme de tem-
(en Darstellung intuitive) une «séquence temporelle», c'est-à-dire, en fait, une poralisation en présence déposé au massif du passé, elles sont, dans le cas où
temporalisation en présence, si brève soit elle, montre déjà qu'il y a au moins elles n'éveillent rien, rythmes de temporalisations en quelque sorte pour eux-
des cas où la phantasia est elle-même phase de présence de langage, mais dont mêmes, et en ce sens, elles remettent en jeu - tout comme une parole qui s'in-
les rétentions-protentions ne sont pas tout simplement constituées par des aper- vente -, dans la temporalisation en présence des apparitions de phantasia, toute
ceptions de langue, mais déjà par des recompositions de celles-ci en apercep- la «masse» des aperceptions de langue en laquelle s'est architectoniquement
tions de phantasia: si, dans l'exemple de Husserl, l'ami «phantasmé» parle, transposée la «masse» des Wesen de langage et cela, pour instituer, déj à, les
l'attention ne porte pas nécessairement ni exclusivement sur sa parole, qui peut aperceptions de phantasia en cours de temporalisation en présence. Cela signi-
demeurer dans le vague, mais sur l'aperception que j'en ai ainsi que de ses fie, comme dans le rêve sur lequel nous reviendrons, que cette «mobilisation»
mimiques, gestes et mouvements, le sens se faisant dans cette phase de présenc~ des aperceptions de langue par les synthèses passives, leur sortie hors de leur
de la phantasia étant le sens de cette singularité vivante, irremplaçable, de l'arm état de «potentialités donnantes», ne peut avoir lieu, à tout le moins, comme
en sa personnalité - sens que nous avons nommé parfois «style inimitable de dans le rêve avec ce que Freud nommait si bien «la pensée du rêve», qu'à l'oc-
l'imprévisible». Dans cette phase de présence, il est caractéristique que l'ami ne casion d'un sens, encore obscur, parti à la recherche de lui-même, et amorçant
soit pas présent, en chair et en os, mais en présence selon son sens, et à ce sens sa temporalisation en présence, même dans le cas où celle-ci est immédiatement
éclipsée, est appelée, pour ainsi dire aussitôt, à se désamorcer. Car cette amorce
de sens, en ce qui est déjà sa temporalisation en présence, met elle aussi en jeu,
2. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce point capital, en particulier dans notre
me section.
eo ipso, la «masse» des Wesen de langage, et par là, par la première transposi-
256 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
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tion architectonique, la «masse» des aperceptions de langue. Il reste donc donc de ce qui est déjà conglomérat ou condensé symbolique d'aperceptions de
encore à comprendre comment, par son institution, l'aperception de phantasia langue, que peuvent surgir, par éclipses, recomposés ou rencondensés à même
apparaît aussi comme un condensé symbolique de ces dernières, selon la trans- les Wesen sauvages de langage, tel ou tel autre conglomérat ou condensé symbo-
position architectonique qui lui est propre. lique d'aperceptions de langue en rétentions-protentions, c'est-à-dire telle ou
Ce «comment» est insaisissable en général: la temporalisation en présence telle aperception de phantasia en tant qu'aperception de ce que je n'ai sans
est temporalisation de langage autant que temporalisation de langue, c'est-à-dire doute jamais aperçu et n'apercevrai sans doute jamais dans le paysage.
que les temporalisations de langage font en quelque sorte «flèche de tout bois», Dans ce cas, en quelque sorte, le point de départ de l'association en synthèse
et que ce qui joue en elles comme rétentions-protentions dans la présence n'est passive déforme, de manière cohérente - transpose architectoniquement - son
que très rarement constitué par des aperceptions simples de langue, mais en point d'arrivée, transmuant les Wesen de langage architectoniquement deux fois
général par de telles aperceptions elles-mêmes recomposées, enchevêtrées et - mais ces deux fois se donnent ici d'un coup, en une seule fois -, la première
condensées autrement en complexes de rétentions-protentions; nous l'avons vu fois à même le paysage, la seconde fois dans la phantasia. Mais nous nous
pour les personnages dans les récits littéraires, et on peut encore le dire de ces sommes donné, précisément, un point de départ. Et nous ne comprenons que la
phantasiai instituées en récits - il nous faudra y revenir - que sont les mythes et manière dont la phantasia joue dans la «contemplation» du paysage, à revers de
les mythologies, ce que nous avons nommé problématiquement, dans ce qui, en lui, est immédiatement aperceptible. Si l'exemple est parlant, quoique
L'expérience du penser, la pensée «en concrétion». Nous pouvons illustrer la très particulier, c'est qu'il montre, dans le cas qui est le plus «favorable», celui
situation par l'exemple de la rencontre d'un paysage (qui n'est panorama que où précisément le paysage est là et invite pour ainsi dire de lui-même, par sa
pour les «touristes»): mon regard peut, par son trajet, qui flotte de choses en profusion pour les regards, à l' épochè immédiate de la langue - les mots me
choses, chercher à faire du sens à même le paysage, à le temporaliser de manquent aussitôt pour «dire» tout ce qu'il y a en lui -, que décidément les
manières multiples selon les trajets temporalisants en présence du regard, qui entretissages de rétentions-protentions d'aperceptions de langue sont toujours
dansent tous ensemble, passant les uns dans les autres de manière extrêmement déjà enchevêtrés - «entrelardés» - avec les entretissages de rétentions-proten-
rapide. Cela ne passe pas primairement par la langue, sinon par ces institutions tions (Wesen) de langage, ou qu'il est impossible, de quelque manière que ce
secondes d'aperceptions de langue que sont déjà, à même le paysage, les aper- soit, d'assister à la mise en amorce de cet enchevêtrement, qui serait proprement
ceptions de choses sur lesquelles glissent les temporalisations en présence ayant l'origine de la langue - origine qu'il n'y a précisément pas puisqu'il s'agit d'une
lieu dans les trajets du regard. Ces trajets qui, dans leur mobilité qui peut être Stiftung, d'une institution symbolique. C'est en ce sens que les aperceptions de
extrême, sont des parcours schématiques temporalisant en présence (tout pré- phantasia, pour n'être pas tout à fait originaires - il y a, «derrière» elles, les
sent aperceptif n'y étant qu'anecdotique), mettent enjeu tout à la fois des Wesen apparitions de phantasia -, sont néanmoins immédiates, et cela même avant la
de langage, et des aperceptions de langue (je reconnais telle ou telle chose), Stiftung qui peut éventuellement les instituer en images. Autrement dit, la
mais aussi telle ou telle anecdote, des conglomérats symboliques d'aperceptions Stiftung des aperceptions de phantasia est strictement coextensive de la Stiftung
de langue (telle maison entourée d'arbres située dans le creux d'un vallon, telle de la langue. Cela est riche d'enseignements, et nous y reviendrons, puisque
croupe élégante de telle colline, tel chemin qui serpente au flanc de la mon- cela impose la nécessité de comprendre que cette Stiftung ne peut s'opérer sur
tagne, etc.) qui eux-mêmes se «composent» en rétentions-protentions dans la une «entité» de langue artificiellement isolée (classiquement, le nom ou le
présence au sein de telle temporalisation d'un sens pour le regard. Et ce sens lui- verbe, associés à la monstration gestuelle d'un objet, d'un mouvement ou d'une
même résonne avec les autres sens du paysage, mais aussi avec d'autres sens qui situation perceptivement aperçus), mais doit s'opérer, nécessairement, sur une
n'ont jamais été faits, et qui plongent dans le passé pour toujours immémorial et pluralité originaire, et sur une pluralité d'apparitions qui ont tous les caractères
le futur à jamais immature du monde. C'est de ces profondeurs abyssales du des apparitions de phantasia - nous rejoignons ainsi ce que nous avons tenté de
paysage, et qui confèrent à sa «contemplation» le caractère étrange d'une mobi- suggérer dans le paragraphe ultime de notre 1ère section.
lité immobile, celui du phénomène de monde clignotant hors de' la présence Cependant, dans le «jamais vu» et le «pour toujours invisible» (en chair et
dans l'immémorial et l'immature, vers d'autres phénomènes de monde jamais en os) de ce qui est aperçu dans la phantasia, nous avons pu relever la trace,
vus et pour toujours hors de toute vue, qu'émergent, en entre-aperceptions telle- moyennant la transposition architectonique qui a lieu ici dans sa Stiftung, de
ment fugaces que je ne puis les ressentir que dans la Stimmung, les Wesen sau- l'immémorial et de l'immature. La phantasia garde bien, de cette manière,
vages de mondes, mais aussi, dans les fluctuations instables qui animent les quelque chose du «plus originaire », des horizons proto-temporalisants des phé-
parcours du regard, les Wesen sauvages de langage. Et c'est dans l'association, nomènes-de-monde et des phénomènes de langage, malgré son redécoupage par
ou la synthèse passive de telle ou telle chose que je vois à même le paysage, les aperceptions de langue et leurs condensations symboliques. Dans leurs
258 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 259

désordres apparents, les aperceptions de phantasia ne se «déposent» en effet ceptions de phantasia dans leur teneur intuitive. Elle n'est pas tout à fait indé-
que très difficilement, en vertu de cette rémanence du «plus originaire» en pendante de la recherche du sens au moins dans l'amorce du sens se faisant.
elles, en habitus et en couches sédimentaires instituées de sens. C'est ce qui Qu'il nous suffise, ici, d'avoir compris la structure de la Stiftung propre à
explique aussi que la phantasia soit si essentielle à la poésie: elle permet d'ac- l'aperception de phantasia, le fait qu'elle n'institue pas de présent, qu'elle se
céder aux lisière du temps ou des temps, que ceux-ci soient ceux des dieux, des caractérise au contraire par la rupture par rapport au temps continu du présent,
héros, ou, à l'époque moderne, de ce qui semble être là depuis toujours et pour par ses surgissements brusques et inopinés, qu'elle est toujours liée au moins à
toujours dans l'expérience humaine. Paradoxe, donc, de ces apercep~ions de l'amorce, plus ou moins rapidement avortée, d'un sens se faisant, et qu'elle
phantasia, que l'on pourrait nommer aperceptions aux limite~, de .co~st1tuer, en transpose architectoniquement l'immémorial/immature des apparitions de
leur caractère obscur et instable, mais surtout, par leur non-mscnptlOn tempo- phantasia (des Wesen sauvages de langage) en de «l'aperçu jamais vu» et de
relle intrinsèque dans du présent, les témoins de l'immémorial immature archi- «l'aperçu pour toujours invisible» dans le réel, qui en portent la trace ou le
tectoniquement transposés en aperceptions. Ces aperceptions sont sans présent, témoignage. En retour, il nous faudra, à l'occasion de notre traitement de la
cela veut dire pour nous, irréductiblement, qu'elles sont originairement com- Stiftung de la langue, interroger de plus près encore l'articulation, dans les aper-
plexes de rétentions et de protentions à la fois de ~angage e~ d~ langue, et ~< san~ ceptions de phantasia, des aperceptions de langue, et nous demander si, finale-
tête» dans un présent, ne l'étant que dans une presence qUI s amorce, maiS qUI ment, les premières, dans leur Darstellung intuitive, ne sont pas, pour ainsi dire,
souvent s'éclipse par le jeu, toujours là transversalement en elle, des rythmes plus près des apparitions sauvages de phantasia, et donc des Wesen sauvages de
des synthèses passives. Il se peut, et c'est le plus souvent le, cas, que la tempora- langage, que les aperceptions de langue. Cette sorte d'irréductible «attraction»
lisation qui s'amorce soit si inchoative qu'elle échappe même à l'attention (au des aperceptions de phantasia par les apparitions de phantasia, qui fait la
sens husserlien) de la conscience, et qu'elle soit aussitôt recouverte par l'aper- dimension irréductible au réel de la phantasia, c'est-à-dire tous ses caractères
ception de phantasia, captant un instant l'attention si elle s'institue ~ son tour en rebelles aussi bien à l'aperception perceptive qu'à l'aperception par image,
image. Il n'empêche qu'elle demeure associée par synthèse passIve au com- permet en tout cas d'attester phénoménologiquement, avec toute la rigueur
plexe de rétentions-protentions non remarqué de la présence am?rç~t sa t~mpo­ nécessaire, la distinction que nous faisions, dans nos Méditations phénoméno-
ralisation, qu'en termes husserliens, elle l'implique, et que sa flxatlOn en lffiage logiques, entre deux types de synthèses passives: celles qui ont à voir immédia-
puisse, comme nous avons tenté de le montrer, servir de «prisme» ~e~ettant tement avec l'institution symbolique, à savoir celles qui jouent dans les
de distinguer plusieurs rythmes de temporalisation dans la temporahsatlOn en «repérages» de la psychanalyse, et que nous nommions de premier degré, et
question. celles qui, plus proches, en quelque sorte, des Wesen sauvages (de langage et
Pour reprendre une distinction de Freud quant au rêve, il n'y a pas de hors langage), s'entremêlent dans ce que nous nommions les synthèses passives
Darstellung intuitive dans une aperception de phantasia sans une «pensée» qui de second degré. Celles-ci n'auraient pas besoin, pour ainsi dire (idéalement),
la suscite c'est-à-dire sans au moins un sens qui se temporalise, fût-ce de la des aperceptions de langue pour s'établir, et elles ne donneraient lieu à toute une
manière l~ plus inchoative et donc la plus fugitive, pour lui-même, l'aperception part des aperceptions de phantasia que par une Stiftung seconde - Stiftung coex-
de phantasia elle-même pouvant y jouer, par substitution au gré de synthèses tensive de la Stiftung de la langue qui n'y «prendrait son bien» qu'après coup,
passives, le rôle de complexe de rétentions-protentions dans la présence, en vaille que vaille, par sa mobilisation des aperceptions de langue. Cette média-
variabilité incessante et insaisissable. C'est ce qui fera, au reste, le caractère du tion n'est en soi pas a priori (essentiellement) nécessaire, c'est-à-dire ne doit
rêve, où la phantasia, s'exerçant pour elle-même hors de toute Stiftu~g a~ pré- pas nécessairement s'établir dans tous les cas même si c'est par elle seule que
sent de l'aperception perceptive, donne lieu, dans la phase de temporallsatlOn en les apparitions sauvages de phantasia, donc les Wesen de langage, peuvent s'at-
présence (plus ou moins avortée) du rêve, à des jeux de substitutions pratique- tester dans la conscience, quoique de façon irréductiblement indirecte. Dans nos
ment généralisés d'aperceptions de phantasia au sein des complex~s de ré~en~ termes, les apparitions de phantasia ne peuvent, comme telles, qu'être entre-
tions-protentions de présence. Dans la vie éveillée, cela ne se prodUIt pour amSI aperçues, et en toute rigueur, par transpassibilité (qui caractérise bien, par
dire que «par en dessous» (de manière «inconsciente» disait Freud)3 et par ailleurs, leur caractère brusque et inopiné). A ce propos, l'étude phénoménolo-
éclipses ou éclairs: il restera à montrer d'où procède ce qui pourra apparaître gique du rêve devra nous apporter des éléments tout à fait essentiels. Mais avant
après coup comme la «nécessité» des associations, découverte à même les aper- d'engager cette étude, il nous faut tout d'abord revenir, avec Husserl, sur le rap-
port étrange, énigmatique, de la phantasia au corps (Leib).
3. Et cela pose tout autrement la question du statut de l'inconscient. Nous y revenons au § 5.
d, de ce chapitre.
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 261
260

l'espace~t le ,mond~ en image dans un tableau de Raphaël. J'ai dit que c'était possible, mais
§ 2. PHANTASIA ET LEIB (CORPS) cela reqmert 1 attenuon la plus ngoureuse. Est-ce possible?
r«Je considère
. ce cimetière grec présenté (dargestellt) en l'mage . N'~; . pas l'a une pace,
~-Je 1
C'est, nous l'avons vu au § 8 de notre 1ère section, dans un texte tout à fait U? leu .r.elauf dans le monde d~ phantasia, d'où je vois le cimetière comme je le vois?
remarquable (Hua XIII, texte na 10), datant de 1914 ou 1915, que Husserl étudie L app.anuon de ~hose ne renvOle-t-elle pas à un ici, à un point-zéro de l'orientation?
C~rta1nement. Et 11 en va exactement ainsi quand le paysage est comme on le d1't
la question du corps (Leib) dans sa relation à la phantasia, et ce, pour mieux d' 1 fi . " un paysage
«1 ea », une pure ctlOn,. et ce~ainement, dans ce cas, peut aussi émerger une représentation
comprendre ce qui, dans la rencontre intersubjective, se joue comme type (Vorste~un~) ~lus o.u moms. clarre de mon moi corporel-spirituel, et un regard réfléchissant
d'aperception avec ce qu'il est convenu d'appeler l'Einfühlung. Nous allons peut y etre Jete. Mazs le fo.!0l en tant que ce Moi contingent et empirique n 'y appartient pour-
tant pas. Le corps pourr~t se,changer comme il le veut (beliebig), l'image n'en souffrirait pas.
donc empiéter, avant d'y revenir systématiquement, sur la question de l'aper- Ne [res,te] qu.e tout.ce q~ releve de la constitution de l'apparition, et qu'il ne faut pas enlever,
ception d'autrui. et par la auss1le pomt-zero de l'orientation qui, au demeurant est susceptible de changement »
La question est tout d'abord (Hua XITI, 288-289) celle de savoir, dans la ren- (Hua Klll, 290-291) , .
contre d'autrui, ce que signifie le fait que, apercevant son corps, je puisse ,Autre~ent dit',.et ce. p~int est capital, déjà pour la compréhension phéno-
m'imaginer à sa place, ce qui en ferait le double du moi, tout en continuant de m~nologlque de 1 lmagmalre au sens qui vient d'être implicitement défini ce
l'apercevoir comme autrui. Et Husserl s'interroge une première fois sur ce qui qUI y est, pour ainsi dire spontanément, mis hors circuit, c'est le Moi con~in­
se passe dans la phantasia, tout au moins dans l'un de ses registres institués qui ~ent et emp~ique -.et avec lui, nous l'anticipons, le corps contingent et empi-
est celui du «s'imaginer» (sichfingieren) volontaire, c'est-à-dire avec la modi- n~~e -,' maIS ce qUI y demeure impliqué, l'exemple de la peinture le montre
fication du «comme si». C'est néanmoins, déjà, un point de départ suffisant ~eJa, ~ e,st le corps, le Le~b en tant que point-zéro de l'orientation, en tant que
pour mettre en évidence quelque chose d'important: heu d ou est aperçu le flctum représenté par l'image ou le tableau. C'est ce
«Si je m'imagine un pays de centaures, un monde martien, etc., si je m'imagine des corps aperce~ant l'image (le tableau), Phantasieleib, nous le savons, qui, par
choses, des événements, les formant et les transformant librement: Dans quelle mesure y suis-
son aperceptIOn «y» est ou «en» est (tout comme «y» a été ou «en» a été le
je (bin ich dabei)? J'y suis en tant que le Moi imaginant, ici et maintenant, vivant avec le corps
(Leib) dans ce monde factice, moi, la personne empirique: c'est moi (ce moi) qui imagine. Or corps d~ peintre qu~ a ?ein~ l~ tableau), et pas le corps (et le Moi) empirique(s)
on dira tout d'abord: vivant dans la fiction, je puis y imaginer (hineinfingieren) ce même Moi et co~tmgent(s), sItuees) ICI et maintenant au monde réel - du moins pas
empirique avec son corps, etc., c'est-à-dire dans ce monde de la phantasia (Phantasiewelt), essent1e~lement. Cela communique, on le voit, avec la non-inscription de la
mais je n'en ai pas besoin. Je puis imaginer les choses sans m'y imaginer (hinzufingieren), moi
~hantasza .dans le cours censé être continu du présent, propre à la Stiftung de
(le Moi empirique) comme spectateur, ou tout simplement comme participant du monde ima-
giné, vivant et agissant en lui, etc. D'autre part j'ai dans laphantasia les apparitions de choses l.apercep~on.perceptive. Ce dé~ancrage par rapport au corps et au Moi empi-
correspondantes, les choses sont quasi perçues dans certaines orientations et en aucune autre, nques, qUI :aIt le corps et le mOl dans l'imaginaire, va de pair, nous le savons,
par la médiation de certains quasi-data de sensation (Empfindung) (phantasmata sensibles) et
avec leur des ancrage par rapport à une «place» temporelle assignable dans le
de quasi-appréhensions, et des quasi-explications sont accomplies, sur la base desquelles, dans
la phantasia, j'effectue des quasi-jugements. [ ... ]» (Hua XITI, 290) cours ~es choses ré~lles: c'est cela aussi qui donne à l'imaginaire son étrange
caracte:e de «quasl ». Par ailleurs, le point-zéro étant, nous l'avons vu dans
Husserl poursuit sur les actions et les volontés pratiques de ce Moi imagi- n~tre lere section, ri?oureusement insituable comme point dans l'espace, le
naire situé au monde imaginaire: il s'agit bien de la rêverie éveillée, qui s' ima- desancr~ge en q~estIOn du Phantasieleib et du Phantasie-Ich l'est aussi par
gine un monde et des actions sur le modèle du monde réel, c'est-à-dire qui rappo~t a to~~ ~Olnt dans l'espace, et à tout lieu (défini comme «voisinage»
«réimplante», au gré de la rêverie, la Stiftung de l'aperception en image dans le du pomt) defml dans l'espace. Nous savons, pour l'avoir déjà commenté (à
«monde» ainsi imaginé à partir de la phantasia. D'où, massivement, le carac- propos de Hua XITI, 299-301), que cela aboutit à l'indéterminité foncière du
tère de «comme si », ou de «quasi» de ce monde et de ce Moi imaginaires. Phantasieleib et du Phantasie-Ich.
Dans la mesure où, lui-même imaginé, le Moi empirique et son corps sont . La fort belle page de Hua XTII, 299-301 suffit en effet à nous convaincre de
impliqués dans les scènes représentées, nous sommes plus près de ce que la psy- l'zndéterminité foncière du Leib, du corps, dans la phantasia, et même dans la
chanalyse a relevé comme la structure de fantasme. Celle-ci en effet, transit le ph~ntasia la plus org.anisée qui soit, celle de la rêverie éveillée, ou dans la phan-
plus souvent, et à l'insu du rêveur, les déroulements, les articulations et les évé- tasza la plus symbo~lquement instituée qui soit, celle de la peinture qui, si elle
nements de la rêverie éveillée. Ce n'est pas cela, cependant, qui intéresse est factuellement faIte par un peintre avec son corps-chose (Korper), et si elle
Husserl ici, cette implication n'étant pas a priori nécessaire. Il enchaîne par la est factuellement perçue p~r un spectateur avec les organes factuels (les yeux)
mise hors circuit du Moi pratique doué de volonté et écrit: de son corps-chose, est faIte, en réalité, par le corps indéterminé de l'artiste
«1'ai l'''image'' (Bild) de ce monde, et je me l'imagine, je vis dans la considération de ce avec les Stimmungen qui le traversent, et est aperçue, en réalité, par le specta~
monde: je n'y imagine pas mon corps, ma personnalité, tout comme je ne m'imagine pas dans
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 263
262
qu'une perception correspondante. Mais la correspondance peut aussi n'être pas complète (scil.
teur, avec son Corps indéterminé - il faudra comprendre, quand nous revien- ~ntre place temporelle et contenu aperceptif) et il y a ici un grand problème.» (Ibid. nous sou-
drons sur ce texte de Husserl à propos du problème de l'intersubjectivité, que, lIgnons) ,
dans le tableau peint, c'est quelque chose de la Leiblichkeit indéterminée de
Husserl ne fait donc que rappeler la non inscription temporelle de la phanta-
l'artiste qui s'expose, en Darstellung intuitive, à l'aperception du spectateur,
sia. Et c'est une médiation nécessaire pour comprendre la suite du texte toute
aperception qui ne sera précisément esthétique que sÎ elle «mobilise» elle- en glissement: '
même sa Leiblichkeit indéterminée, en court-circuit de ce qui la détermine fac-
~<Le pr~~er (sc~l. individu) e~iste, il a de l'existence (Dasein), le second n'existe pas, il
tuellement et empiriquement (c'est-à-dire de sa corporéité-chose, de sa
e~t slII~plef1ction ..De~ ~ors nous dison.s ~u'un individu imaginé n'est rien, rien d'effectivement
Korperlichkeit). r~el, n est pas ~n mdlVld.u. Car un mdiVldu au sens pur et simple est un individu effectivement
Nous pouvons donc reprendre en disant que s'il en va ainsi de la rêverie reel, et de mamere effective en tel ou tel mode de réalité effective.» (Ibid., nous soulignons)
éveillée ou du tableau peint, où est à l'œuvre l'imagination comme «mise en
La non-inscription de l'objet imaginé dans la temporalisation continue du
images» systématique, c'est-à-dire comme Stiftung ou institution symbolique
particulière de la phantasia, il en va ainsi, a fortiori, de la phantasia telle que
nouS venons de l'analyser ici, c'est-à-dire dans un «régime» plus proche, mal-
gré sa Stiftung première en aperceptions, de son «régime» phénoménologique
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présent, qui est celle de l'aperception perceptive, fait donc, du fait même sa
nihilité ou sa non-individuation. C'est même à un point tel que, plus loin CHua
~III.' 507), Husserl va jusqu'à s'interroger, en note, sur la légitimité de l'iden-
llficatlOn entre fictum et possibilité, et nous savons en effet que, même dans le
en apparitions. Laphantasia implique, de toutes les manières, l'indétermination
cas des : possibilités pures», il faut la «construction» dans l'imagination. Il en
et l'indéterminité du Leib, du corps comme «corps vivant». Ce caractère,
v.a ?~ ~eme d~~s le ~as des possibles éidétiques puisque, pour dégager les pos-
encore une fois, communique, énigmatiquement, avec celui de son absence de
si~ihtes dont ,1 lllvanant sera censé condenser l'essence, il faut toujours, circu-
fixation temporelle et spatiale. Si bien que l'on est tenté de conclure que le lieu
larrement, presupposer, comme guide de la variation, la pré-appréhension (le
phénoménologique concret des schématismes de phénoménalisation, mais aussi
concept) de l'essence. Sans quoi, précisément, la phantasia joue «librement»
de man~ère débridée (ou par associations passives) par rapport à l'aperceptio~
des Stiftungen qui y trouvent leur place, n'est peut-être rien d'autre que cette
Leiblichkeit dans son indéterminité phénoménologique première. perceptiVe et à l'essence, c'est-à-dire apparaît pour elle-même. Nous retrouvons
Avant de nous engager dans ces considérations, il nous faut revenir un
ce q~e disait Husserl quand il distinguait, dans ce qui était en réalité déjà aper-
moment sur les obscurités des Darstellungen intuitives de la phantasia sous
cepllons de phantasia, clarté de la phantasia et détermination, qui ne peut venir
l'angle de la question de l'individuation des «objets» qui y sont présentés.
que du sens intentionnel, déjà institué, et visé dans l'intentionnalité (c'est telle
Revenant encore à Husserl, nous citerons ici trois textes, tirés de Hua XXIII, où,
ou telle chose déterminée, même si elle n'apparaît que de façon obscure et fluc-
précisément, 1'« objet» de la phantasia, celle-ci instituée comme quasi-percep-
tuante). A l'aperception de phantasia - et a fortiori à son apparition - est donc
tion, comme représentation (Vorstellung) ou image, apparaît clairement comme
liée une in.détermination foncière, et une non-individuation, de son objet, qui n'a
non-individué complètement en lui-même. de place m dans le temps (du présent) ni dans l'espace (coextensif des choses du
Le premier texte, tiré du na 18 (datant de 1918) de Hua XXIII, fait partie
mon?e). C~est bien là une manière de dire que le seul élément qui transpose
d'un mouvement où Husserl s'interroge sur le rôle de laphantasia dans la varia-
architectomquement les apparitions de phantasia en aperceptions de phantasia
tion éidétique, ce qui, ici, ne nous préoccupera pas principalement. Comparant
es: l'enchevêtrement des premières, en tant que rétentions/protentions dans la
la perception à la quasi-perception, ce qui, dans leur contenu, se présente à la
~resence, avec les aperceptions de langue, elles-mêmes en rétentions/proten-
Darstellung intuitive, et ce qui, dans leur forme, leur donne, à l'une, sa réalité
bons ~ans la même présence, selon une «référencialité» complexe qui n'a rien
effective, et à l'autre sa quasi-réalité effective, Husserl écrit, entre autres, ceci:
de logique (au sens d'une référence univoque, terme à terme).
«[ ... ] Contenu et forme ne sont cependant pas simplement liés de façon indissociable, mais Ce!a nous amène au second texte, toujours tiré du na 18, où Husserl prend
le contenu d'expérience n'est ce qu'il est que dans son mode de réa1ité.et;'e~ti:e (sci~. dan~ la
perception) comme en le contenu de phantasia, dans ~on mode de q~asl-re~lte effec~:e ..L.un
son de~art ~ans l'expérience esthétique, pour saisir le passage de l'aperception
des contenus est l'individu qui par exemple est consc1ent comme present, 1 autre est 1 mdiv1du perceptiVe a la phantasia :
qui est présentement conscient comme imaginé (fingiert).» (Hua XXIII, 506) . «[ .. ~] Ainsi, quand nous considérons esthétiquement un beau paysage, et quand, pour nous,
lm et meme tous l~s hommes, maisons, villages que nous voyons en expérience en lui, ont le
Husserl a inséré ici une note qui a toute son importance : sta~t (gelten) de s1mples «figu~es>~ (Staffage: «ornement»). Nous faisons bien l'expérience,
«Cela est [ ... ] faible. Je confonds là la forme temporelle et la forme de la fiction, et c~la maiS ~ous ne s?mmes ~~s dans 1 attitude (Einstellung) de l'expérience, nous ne participons pas
vient de ce que, dans la sphère transcendante (scil. des objets transcendants de l'aperception effectIve~ent a la pos1tIon de l'expérience, la réalité effective nous devient réalité effective
perceptive) aucune phantasia n'est possible qui donne la même place temporelle absolue comme S1, elle nous devient "jeu", et les objets apparences esthétiques: purs objets de la phan-
264 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANFASIA 265

tasia, bien que perceptifs (perzeptiv) (scil. relevant du paysage conte~plé, ~n «~e~1» ou en l'aperception de phantasia, d'interminer radicalement sa Darstellung intuitive,
tableau). Ici paraît le sentiment de plaisir qu'excitent les aspects d~s obJets, ~ expe~enc~, les- de faire jouer, toujours, en celle-ci sa Darstellbarkeit comme indéterminée, et
quels, tournés vers le plaire actif, font une part de la contemplati~n e~thet~que, d aV?lr une
force motivante, ou tout au moins de faciliter l'attitude de phantaslG qUl releve elle-meme de
même intrinsèquement indéterminée. Il en résulte à son tour que si l'aperception
l'esthétique, aussi là où l'expérience est le point de départ. ..' . (dans son intentionnalité) y fixe quand même «quelque chose», ce «quelque
«Mais je pense qu'il y a aussi, et abondamment, des phantaslG! pa~s~ves, non a~complies. chose », désancré de toute fixation dans le temps du présent et dans l'espace, et
Des phantasiai nous viennent [à l'esprit] (einfallen) comm~ ?ha.ntas!~! ~eproductiv~s, :t ne de toute fixation intuitive propre, ne pourra paraître comme tel originairement
sont activées qu'après coup, sans que tout d'abord une modlflcatlOn d, ~ttitude ne SOlt n~ces­
saire, partant d'une reproduction non modifiée comme dans le cas.esthetiq~e ave~ pour depart qu'avec la modification du «quasi» ou du «comme si» - cette modification
une perception (Perzeption) non modifiée, c'est-à-dire une expénence qUl perçOlt (wa.hmeh - étant de la sorte aussi un index ou un indice de l'indéterminité foncière, de la
mencI). Je pense qu'il y a facilement de pures phantasiai ~ui ne}ont pa.s,~es reproduct~ons en non-individuation complète de l'objet en aperception dans l'aperception de
conflit (scil. avec la perception) (puissent-elles comme touJours pro.ve~ de reproductions) et
qui ont leur caractère propre (Eigenheit) originaire ~n cela q~'elles mdique~t des m.0rceaux de
phantasia: cela communique bien, nous le pressentons, avec ce qui est en jeu
concordance en connexion d'aperceptions reproductives, mms avec ,des hor:zons. q~l sont co.m- dans l'enrelacs complexe du langage et de la langue au sein de ce qui est la tem-
pIètement indéterminés et qui dès lors ne peuvent pas du tout etre ~eveloppes. Icll ap~rception
A

poralisation (en présence sans présent assignable) des aperceptions de phanta-


se tient dans l'''air'', et y aura le motif d'être d'avance accomphe dans le comme S1.» (Hua sia, à la fois entretissages complexes (en rétentions / protentions dans la phase)
XXIll,5l3-5l4)
d'apparitions de phantasia tirées vers l'immémorial/immature et entretissages
La première partie du texte nous permet de com~ren~e comment, d~s Aune complexes d'aperceptions de langue, elles aussi en rétentions/protentions dans
sorte d'épochè esthétique, les objets du paysage et Jusqu au p~ysage lm-meme la phase. C'est donc par principe que les aperceptions de phantasia sont affec-
perdent leur individuation d'objets, deviennent des figures qui jouent les unes tées d'un flou, non seulement quant à leur Darstellung intuitive, mais encore
dans les autres, «dansent» les unes et les autres dans ce qui, comme regard quant aux objets qui y sont aperçus. Dès lors, il semble tout naturel de mettre
esthétique, est déjà phantasia. Libre jeu avec ses conséquences sur le sentiment cette indétermination, qui, si elle se détermine relativement (en image), fait glis-
de plaisir, qui évoque directement la troisième Cri~ique. ~e Kant - l' ente~dement ser vers le «comme si», en corrélation avec l'indétermination du Leib dans la
reconnaissant les figures et donnant unité au libre Jeu, 1C1, de la phantasza. Dans phantasia: il y a toutes les chances pour que le Leib de phantasia soit le Leib
ce cas, cependant, nous ne sommes pas au cœur même de la phantasia, puisque phénoménologique lui-même, pour ainsi dire «parallèlement» dés ancré de tout
le point de départ est encore l'expérience, dont la considération esthétique ancrage dans un corps-chose perceptible (Korper), et perceptible, moyennant la
montre le glissement vers le «régime» de la phantasia., . Stiftung d'aperceptions perceptives, par ces dernières elles-mêmes.
C'est pourquoi Husserl reprend aussitôt la phantasia d'emblee avec sa modi- Nous avons déjà étudié, dans notre 1ère section (§ 10), le troisième texte,
fication, telle qu'elle arrive en «Einfall », subitement, brusquement, par fluctua- datant de 1922/23, tiré du n019 de Hua XXIII, et qui concerne la possibilité
tions et ruptures, sans en être préalablement passée par l' expérience d~s pure comme objet construit dans la phantasia. Rappelons tout d'abord que la
aperceptions perceptives - et nous lais~erons de. côté le fait q,~e Husserl ~~ns1- construction du pur possible dans la phantasia, 1'« édification» (Aufbauen) d'un
dère les phantasiai comme «reproducllves », pomt de vue qu 11 partage, 1C1, un sens intentionnel d'objet est une quasi-édification, parce que le sens (intention-
moment, avec la tradition. Nous disons «un moment» car il ajoute aussitôt; ce nel) intuitif, celui qui est là à même l'aperception de phantasia en sa
qui est d'importance capitale (Husserl, au reste, souligne), qu'il y a, et c~la, faci- Darstellung intuitive, est lui-même fluant et fluctuant, parce que les apparitions
lement (il suffit que se lâche la bride de la Stiftung propre aux aperceptiOns per- de phantasia ne viennent pas, à mesure qu'elles apparaîtraient en image dans un
ceptives), de pures phantasiai non reproductives, même si, pour. lui, ell~s sont présent, combler leur fuite en rétentions, mais surgissent de façon discontinue et
«composées» à partir de reproductions: c'est là, pour nous, l~ heu ar~h~te~to­ inopinée, par éclairs et par éclipses. Que, dès lors, les horizons des aperceptions
nique où les aperceptions de phantasia, dans leur Stiftung, surg1ssent ongmaire- de phantasia sont ouverts (indéterminés), selon une généralité qui n'est pas de
ment en composant ou en se composant avec des aperceptions de langu~ po.~ concept ou de pensée, mais plus profondément, selon la variabilité des fluctua-
donner des «quasi-objets» (intuitivement exposés en Darstellung). Le pomt 1C1 tions elles-mêmes, et ouverts à un point tel que leur remplissement éventuel, par
important est celui où Husserl pense cette «composition ~pontanée» ~omm~ des aperceptions de souvenirs ou de phantasia, ne peut même pas être dit rem-
celle de morceaux d'aperceptions reproductives, comme Sl la phantasza aVait plissement conforme à une intention préalable qui n'a précisément pas «eu le
toujours déjà décomposé celles-ci avant de les recomposer autrement (ce q~'on temps» de se fixer par elle-même, en vertu des caractères de la phantasia - ce
voit dans les «êtres «composites du rêve ou du mythe), et ce, avec des horzzons qui rend la temporalité intrinsèque de la constitution de l'objet comme possible
complètement indéterminés qui restent impossibles à explorer (l'indétermi~a­ pur, liée à la structure propre de sa Stiftung, irréductible à celle, stable et conti-
tion est principielle). Cela a pour effet de suspendre «dans l'air» ou dans le v1de nue, du présent vivant en écoulement avec ses protentions et ses rétentions. La
266 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 267

fluence du sens (intentionnel) intuitif des aperceptions de phantasia est propre- aperceptions de phantasia, d'apparitions de phantasia et d'aperceptions de
ment liée aux fluctuations, par désaccords de l'accord du flux temporel continu, langue, qu'il y ait, en celui-ci, des aperceptions de langue vides qui contribuent
des apparitions s'exposant (en Darstellung) comme teneurs intuitives des aper- au découpage en aperceptions de phantasia des apparitions de phantasia, sans
ceptions de phantasia. Et même la Stiftung en images des aperceptions de phan- que ces vides dans les découpages ne suffisent à déterminer et à individuer plei-
tasia n'arrive à instituer, en quelque sorte, que des éclats, rapidement éclipsés nement les objets aperçus. Et quand cette détermination a lieu par la Stiftung du
parce que fugaces, de temporalisation au présent: l'image fictive a vite fait de sens intentionnel d'un objet (purement) possible, il est certes plus ou moins clair
passer en rétentions vides, faute d'être réalimentée, en continu, par son resurgis- dans sa Darstellung intuitive, mais n'a aucune place déterminée dans le temps
sement constant. Cela signifie cette chose importante, que nous avons déjà du présent et dans l'espace des choses. Il reste en ce sens non-présent, nulle part
mesurée: l'indéterminité a priori des horizons temporels des apparitions de dans le présent parce que partout pour tout présent possible. Cela nous permettra
phantasia se transmet, certes avec la déformation cohérente des aperceptions de de tirer d'importantes conséquences pour la pensée mythique et mythologique-
langue, à travers leur Stiftung, aux aperceptions de phantasia, et de là, à travers car il ne s'agit pas de cette sorte d'omni-présent qui est celui de l'idéalité, en
la Stiftung de l'image, aux images elles-mêmes, réabsorbées par le régime particulier mathématique. Disons déjà que, contrairement à l'apparence naïve,
propre de temporalisation de la phantasia, ce qui, encore une fois, confère son le récit mythique ou mythologique ne rend pas intuitif, en utilisant chaque fois
statut propre de quasi-édification ou de quasi-construction àla définition d'un les ressources des aperceptions de phantasia, tout ce qu'il raconte, et cela, déjà,
sens intentionnel d'objet déterminé dans la phantasia et l'imagination. par-delà ce qui peut apparaître comme la «rhétorique» du récit.
Autrement dit, cela signifie, pour l'institution symbolique, la Stiftung d'aper- Il nous reste à présent à montrer comment cette indéterminité foncière des
ceptions de phantasia en vue de l'objet comme pur possible, que celui-ci est quasi-perceptions en image et aperceptions de phantasia est coextensive de l'in-
indifférent à l'écoulement temporel continu institué avec l'aperception percep- déterminité foncière du Leib, du corps, dans la phantasia. Revenons-yen repre-
tive, qu'il est, a priori, dans n'importe quel présent, cette indétermination du nant le texte nOlO de Hua XIII, en mesurant le rôle de la phantasia dans
présent (dès lors seulement possible) étant ce qui reste, par déformations cohé- l'apprésentation d'autrui, et par là, la différence entre le Leib indéterminé (de la
rentes successives liées à des Stiftungen successives, de l'indéterminité origi- phantasia) et le Leib déterminée comme corps-chose (Karper = corps) ou corps-
naire des objets aperçus en phantasia en leur non individuation dans le temps devenant-chose (Leibkarper: corps comme vivant) qui est aperçu perceptive-
(du présent) et dans l'espace (des choses), mais aussi en leur non-définition par ment dans la rencontre du monde réel. Par là, c'est le rôle du Leib dans la
l'un ou l'autre sens intentionnel. phantasia qui doit se dégager. Et de là, nous serons à pied d' œuvre pour envisa-
Au point où nous en sommes, cela nous permet de tirer cette conclusion de ger une phénoménologie du rêve.
très grande importance: si les aperceptions de phantasia recodent, par leur
Stiftung, des complexes d'apparitions de phantasia en rétentions-protentions
(<<sans tête» dans un présent) en s'enchevêtrant avec des complexes, eux- § 3. LE RÔLE DU LEIB DANS LA PHANTASIA,
mêmes en rétentions/protentions dans la présence, d'aperceptions de langue, et ET LE RÔLE DE LA PHANTASIA DANS LA RENCONTRE «INTERSUBJECTIVE».
si elles comportent encore elles-mêmes quelque chose de radicalement indéter-
miné que même la Stiftung de l'aperception de phantasia en image n'arrive pas Rappelons tout d'abord les termes de la question avant de parcourir une
à «récupérer», l'indéterminité étant elle-même une dimension essentielle du seconde fois (après le § 8 de notre 1ère section) le mouvement, remarquable, du
«quasi» ou du «comme si », c'est que, d'une part, aussi bien les apparitions que texte husserlien :
les aperceptions (qui en proviennent par Stiftung qui est aussi Fundierung) de
«[ ... ] Comment en va-t-il a présent dans le cas de la pure phantasia? Est-ce que le sujet
phantasia laissent leur objet indéterminé et non-individué, mais aussi, d'autre dans la phantasia avec son corps vivant est identique au Moi actuel? C'est un Moi de la phan-
part, que, pour être relativement définies quant à leurs angles d'ouverture à leur tasia (Phantasie-Ich) qui est aussi peu le Moi actuel que le champ de vision de la phantasia est
référent, les aperceptions de langue sont elles aussi relativement indéterminées le champ de vision actuel (respectivement constitué comme effectif maintenant ou comme
ayant déjà été ou comme en train de devenir) et que la chose "phantasmée" est consciente
- ce dont témoigne, au reste, la fluidité de la langue -, c'est-à-dire, comme nous comme effective. C'est donc un quasi-Moi, une modification du Moi par la phantasia.» (Hua
l'avons vu au § 11 de notre 1ère section, demeurent indéterminées, en elles- XIII, 303)
mêmes, quant à leur remplissement possible: elles peuvent tout aussi bien
ouvrir sur le vide intuitif de la «signification» que sur le remplissement relatif Et cependant:
par de l'Abschattung perceptive, du contenu de souvenir ou de phantasia. TI «[ ... ] Je suis bien conscient de moi en arrière-fond comme réalité effective: la phantasia
n'est donc pas exclu, mais au contraire impliqué par l'enchevêtrement, dans les n'est pas pensable sans un Moi actuel qui·"phantasme". Ainsi une réalité effective est-elle tou-
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 269
268

giné" un analogon de mon Moi, bien que non pas sur le côté objectif, car je ne puis percevoir
jours constituée (même si ce n'est pas précisément cette réalité eff~ctive de .l~ nature), un, ~o~
les choses que de l'extérieur, comme me "faisant face". Ou Inieux: une perception de chose
effectif, et pour ainsi dire regardant dans le monde de la phantasw. Une hmson d~ la realité
présuppose un sujet du hic et nunc; une phantasia de chose un sujet dans le monde de la phan-
effective et de l'irréalité effective est donc constituée. Mais le monde de la phantasw peut être
tasia, avec un hic de phantasia, une orientation de phantasia, etc. Malgré le recouvrement le
pur monde de la phantasia, sans aucune immixtion de position de réal~té effective. Le sujet qui
sujet de phantasia n'est donc pas le sujet actueL» (Hua Xlll, 305)
relève du monde "phantasmé", et qui en relève nécessairement, celm auquel ce monde appa-
raît, est un fictum-de-Moi (Ich-Fiktum).» (Hua XllI, 303-304) Il l'est d'autant moins, rappelons-le, en vertu des caractéristiques propres de
Husserl enchaîne un peu plus loin, après un détour par le monde intersub- l'objet aperçu en phantasia ou institué par la Stiftung de la phantasia en imagi-
jectif: nation: son indétermination foncière, sa non-individuation résiduelle dans sa
Darstellung intuitive, sa non localisation dans le temps du présent de l'apercep-
« Un fictum-de- Moi! Et pourtant celui -ci a un genre de recouvrement avec le Moi actuel
qui "phantasme". » (Hua XllI, 304)
tion perceptive, la transposition de son non-présent en possibilité de n'importe
quel présent, désancré de toute aperception perceptive. Mais il y a bien ici, nous
Ce sont ces recouvrements qui, pour nous, sont intéressants, et ce sont eux le savons, un hic sans nunc, spatialisant du Phantasieleib, une orientation par
que nous allons analyser à la suite de Husserl, en gardant à l'esprit que le Leib, rapport à laquelle apparaît, dans la matrice spatialisante du Phantasieleib
le corps vivant de ce Moi «phantasmant» (phantasierend) est tout à fait indéter- comme rapport «intentionnel» le plus primitif, la chose aperçue en phantasia.
miné. Cela va nous conduire au seuil de la rencontre (de l'apprésentation) inter- Husserl précise:
subjective. Tout d'abord, dit Husserl, de même que je puis transposer
«En "phantasmant", je suis certes d'une certaine manière compris (dabei) près de tout ce
(versetzen) cette table réelle que je vois en table imaginée (cf Hua XllI, 304), qui est vu dans la phantasia: mais seulement de manière telle que, en vertu du rapport de
«je puis me transposer dans le monde de la phantasia ou bien, sans transposi- recouvrement du semblable (Ahnliches) par le semblable dans le voir du "phantasmé" (respec-
tion, imaginer (jingieren) en lui un Moi analogue.» (Ibid). Husserl ajoute cepen- tivement aussi du souvenu), je sens (spüren) mes yeux, dans les parcours (Herumgehen) dans
le paysage de phantasia, je sens mes pieds, mon corps, etc.» (Ibid.)
dant en note:
«Mais il y a ici un os, dans la mesure où je dois demander: comment l'existence de deux Ce qu'il y a de remarquable c'est que le Moi et le corps vivant de phantasia
corps (Korper) et dès lors à nouveau de deux Moi peut-elle s'attester? D'un côté ?n relève sont impliqués (c'est un mode du Sein-bei) dans la teneur intuitive de la phanta-
l'unité de l'espace, l'unité du monde spatio-temporel, ou l'unité dans. la donnée pos~lbl~. et e~ sia et ce, par les kinesthèses (des yeux, des membres du corps vivant et même
connexion de la perception. Mais comment peut m'être donné le MOI de la phantasw s Il dOIt
être un Moi posé et s'il doit pouvoir s'attester? Si la simple phantasia est changée en simple du corps vivant tout entier), où jouent des synthèses passives (recouvrement du
position, j'ai le souvenir. Donc le Moi de la phantasia devient aussitôt Moi actue~, comme cela semblable par le semblable) «analogisant» l'aperception de phantasia et l'aper-
est aussi réalisé (ausgeführt) plus tard. Mais alors, il reste encore que la phantasw est phanta- ception perceptive. Mais cela, de manière très remarquable: la vision en phanta-
sia analogisante, et j'en viens ensuite à la position d'un Moi étranger, mais qui ne peut être
sia de tel ou tel objet aperçu en phantasia est prise à un rythme temporalisant en
motivée que par la position du corps vivant (Leibessetzung).» (Hua Xlll, 304-305)
présence (sans présent assignable) qui éveille, ou plutôt qui est déjà prise à
Autrement dit, et très brièvement: dans la mesure où ce Moi et ce corps l'éveil d'un rythme semblable des kinesthèses du Phantasieleib. Or, il ne peut
vivant (Leib) de la phantasia ne peuvent s'attester (se montrer) dans le monde s'agir là tout simplement d'une «actualisation» de kinesthèses potentielles, de
de l'aperception perceptive, ni tout simplement dans le monde du souvenir potentialités (Vermoglichkeiten) du Leib demeurant en lui à l'état d'habitualités,
(encore que cela pose des problèmes puisque le souvenir est «pénétré» de phan- et qui tendraient à se réinvestir aussitôt sur le Moi et le Leib actuels, c'est-à-dire
tasia), il ne peut qu'être aussitôt recouvert par le Moi (et le corps) actuel (s). Le sur le Moi et le Leib empiriques du hic et nunc. Il s'agit plus énigmatiquement
seul lieu, peut-être, où il entrera explicitement en jeu dans ce monde réel, sera d'autre chose, à mettre sur le compte propre du Moi et du corps vivant de la
celui de la rencontre intersubjective, par l'aperception du Leib d'autrui, dans la phantasia, «déconnecté» de toute actualisation dans le Leib (Leibkorper) empi-
mesure même où l' « analogisation» qui s' y produit, et dont nous aurons à déga- rique (effectif). C'est la question que Husserl se pose aussitôt d'un «fonctionne-
ger le statut, est susceptible de révéler, en écho, la phantasia elle-même comme ment» (Fungieren) anonyme, parce que sans titulaire réfléchi, du Phantasie-Ich
«analogisation», et donc, par là, le Moi et le corps vivant de la phantasia et du Phantasieleib (ibid., 11. 16-19). Plus particulièrement, la question (ibid.,
comme quelque chose qui ne part pas tout simplement du Moi actuel. Tel est le 305-306) est de savoir, quand on parle du Moi de la phantasia comme d'une
mouvement d'ensemble du texte que nous allons relire, et dont nous allons ten- modification du Moi actuel et empirique, de quelle modification il s'agit. Elle
ter d' analy ser encore plus profondément les articulations. Husserl poursuit: ne peut être modification par la pensée ou par la causalité. Car:
«Je ne puis pas m'''imaginer'' (fingieren) un [Moi] tout à fait identiq~e, mais par ~ «Si un monde de laphantasia me vient en flottant dans l'air (mir einfliegen), il n'a pas
exemple un [Moi] avec le même environnement percep~f, et avec. un aur:e en~lronne~~nt ~Oln­ besoin d'être Inis en jeu (ansetzen) dans un lien réal avec le monde donné.» (Hua Xlll, 306)
tain. Si j"'imagine" simplement un monde de phantasw, avec lm est necessarrement CO-lma-
270 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 271

Le monde de la phantasia est tout à fait distinct du monde perceptif et il faut Partant de la représentation en image, sur bois ou sur toile, d'autre chose
donc admettre un statut propre du Moi et du corps vivant de la phantasia. Corps (une feuille, un arbre) où le représenté n'apparaît qu'en vertu de son caractère
indéterminé mais néanmoins mis en jeu, énigmatiquement, par ses kinesthèses, d'image, et non en vertu du caractère de son support matériel, Husserl se pose,
qui ne sont pas mises en action dans le corps (Korper) actuel. Pour Husserl, la on s'en souvient, la question de savoir ce qui se passe dans la perception d'une
question devient dès lors la suivante: main étrangère, de la main d'un autre corps:
«Par là j'aurais donc proprement deux sortes de Moi, le Moi effectif et l'autre Moi, à «Pourquoi la main n'est-elle pas «mienne»? Ma main n'est pas seulement en train d'appa-
savoir un Moi possible de phantasia (possible précisément au sens de simple représentabilité raître comme corps (Korper), mais sur elle est originairement localisée une surface de tact: une
[VorsteUbarkeit], non pas au sens d'un possible réal, motivé, donc convertible, en sa possibi- surface originairement donnée et originairement «mienne». La main étrangère est originaire-
lité, par du donné), qui n'est pas le Moi effectif, mais seulement un analogon?» (Ibid.) ment donnée, extérieurement, comme corps (Korper). Sur elle aussi est localisée une surface
de tact (mieux: un champ de tact). Mais il est déjà disposé de "mon" champ de tact originaire-
Ce Moi (ou ce corps vivant) de phantasia est-il un pur possible 7 Il n'est pas ment donné. Essentiellement, il ne se laisse pas localiser de manière multiple. La surface de
une variante éidétique du Moi actuel, qui serait motivée par du donné et conver- tact déposée sur la main "étrangère" n'est pas la mienne, n'est pas un morceau originairement
tible en donné (dans l'expérience directe), mais il n'est pas «constructible», car donné du champ de tact qui est le mien (appartenant à ma subjectivité originaire), mais dirons-
nous, appréhendée en sus (hinzuapprehendiert) 7» (Hua XIII, 309)
il est d'un tout autre ordre, celui, précisément, de la phantasia, ou, comme le dit
Husserl ici, de la «représentabilité». Nous devons néanmoins ajouter, puisque De quel type d'appréhension s'agit-il 7 Est-ce une représentation
ce corps est indéterminé, «représentabilité» de ce qui est ultimement irrepré- (imaginaire 7) sur la main de l'autre d'une partie, d'un morceau de mon champ
sentable. Il n'est donc analogon que s'il est «VU», et par là déformé de manière tactile 7 Sûrement, et Husserl commence par préciser (cf ibid.) que mon champ
cohérente, depuis leMoi actuel et empirique. En ce sens, bien que le mot «ana- tactile est lui-même un champ kinesthésique complexe, lié aux possibilités de la
logon» soit tentant, il n'est pas susceptible de pouvoir servir à comprendre, à main, mais aussi aux possibilités de position de la main par rapport au corps tout
rendre représentabe (vorstellig) une pluralité d'autres Moi: l'analogon n'est ici entier. En plus, ces possibilités sont liées à d'autres possibilités d'autres organes
que l'image en miroir (Spiegelbild) de mon Moi actuel (cf ibid.). Et Husserl de de sens, par exemple la vue, avec leurs kinesthèses, si bien que «le corps-main
reprendre la description du monde, du corps, et du Moi comme miens (Hua XIII, (Handkorper) et ainsi le corps COmme vivant (Leibkorper) permettent un genre
306-307), dans ce qui est chaque fois leur Jememigkeit originaire. C'est dans ce de perception que ne permet aucun autre corps (Korper).» (Hua XIII, 309-310).
cadre qu'il reprend: Si nous mettons ce texte en relation avec le Sein-bei du corps indéterminé de
«Donc j'ai bien, dans la fiction, la fiction d'un être quelconque, dans la phantasia qui phantasia dans les phantasiai elles-mêmes, et ce, précisément par les kines-
"imagine" (fingieren) (représentation intuitive) une objectité quelconque, nécessairement thèses, nous commençons à comprendre que ce qui constitue ce corps comme
aussi, comprise en elle (mit dabei) un Moi "imaginé" comme le sujet nécessaire pour lequel les représentabilité possible puise dans la masse extraordinairement complexe de
objets sont les objets, pour lequel ils apparaissent ainsi et ainsi, etc.; mais ce Moi "imaginé"
n'est pas en quelque sorte un second Moi. Car le changement de la modification qualitative de ses kinesthèses potentielles (lesquelles peuvent être des habitus kinesthésiques,
la position (scil. dans la phantasia) dans la position elle-même conduit le Moi "imaginé" dans mais, nous allons le voir, pas toutes) et actuelles (à l'occasion de telle ou telle
le Moi de l"'imaginer", dans le Moi actuel, et alors la fiction devient souvenir [ ... ].» (Hua XIlI, sensation actuelle), et que c'est quelque chose comme cela qui paraît sous forme
307-308, nous soulignons)
de question dans la rencontre d'autrui (ici de la main, à la fois comme Leib et
Par là, donc, le Moi et corps vivant de la phantasia sont manqués. Ils ne sont comme Handkorper).
pas le Moi et le corps spéculaires (imaginés) de l'imagination, repris dans le Il faut ici être extrêmement attentif:
Moi et le corps empiriques si la phantasia est conçue comme appréhendée par «Le corps vivant peut être co-perçu par des données originaires de perception de data sen-
eux comme une modification qualitative, sur le mode du «comme si », de la suels, etc. TI va de soi que l'être-un du champ de tact avec le corps (Korper) vu, qui doit (soU)
position, laquelle peut être, selon la doctrine de Husserl, celle du souvenir (de être corps vivant, ne peut être qu' "unité d'expérience". Nous avons donc ici l'unité d'une aper-
ception où sont l'apparaissant unifié et le champ de tact (originairement donné). Sije vois alors
l'aperception de souvenir), mais aussi, dans le présent actuel, celle de l'apercep- la main étrangère, le champ de tact (mon champ de tact) ne peut en relever, rien de ce qui m'est
tion perceptive (et l'on aura dans ce cas l'image spéculaire du corps). La repré- originairement donné et de ce qui est perceptivement imparti à mon corps vivant.» (Hua Xm
sentabilité de l'indéterminité du Phantasieleib ne peut pas s'obtenir par cette 310, nous soulignons)
voie. Pour Husserl, et c'est cela qui rend ce texte si étonnant, elle ne peut s' obte- Le corps vivant ne peut donc être directement perçu. Il y faut la médiation

l
nir que par la représentabilité du corps et du Moi des autres, avec chaque fois des sensations, et des kinesthèses qui les accompagnent. C'est par aperception,
leur Jemeiningkeit (cf ibid.). Mais qu'est-ce que c'est là pour une représentabi- c'est-à-dire d'un coup, chaque fois (jeweils), et englobant ce qui, co-perçu, ne
lité, demande Husserl 7 Est-ce une représentation en image (Bildvo rste llung) , s'étale pas dans une Darstellung intuitive qui saturerait l'aperception, que sont
une représentation analogique (ibid.) 7 unifiés dans ]' expérience, et ici, dans l'expérience qui est la mienne, le champ
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 273
272

tactuel (de la main) avec ce qui, du corps, passe dans la Darstellung intuitive, et venons toujours après l'aperception instituée du Leibkorper, et du Leibkorper
qui, y passant, se transmue (architectoniquement) en Korper. Cette trans.position comme mien, avec sa Jemeiningkeit. Dès lors, si le corps vivant de l'autre est
architectonique est coextensive de la Stiftung, de l'institution (symbolIque) du aperçu, donc avec sa Leiblichkeit (vivant), comme corps autre (étranger), il ne
corps, à l'intérieur de laquelle le corps peut être saisi comme «apparaissant uni- peut l'être, en ce «régime» de Stiftung, que comme Leibkorper avec ses vécus.
fié », mais comme Korper dont le Leib, le corps vivant, est dès lors comme la Mais ces vécus, puisant à la source de la vie du corps (Leib) recouvert, comme
profondeur ou l'horizon à l'intérieur duquel se place le champ tactuel. Dans le LeibkOrper, par son aperception, ne sont pas les miens - je vis ma vie et pas
même mouvement, comme cette Stiftung est celle du corps mien, ce champ tac- celle de l'autre -, tout comme le champ tactile de l'autre n'est pas le mien, et
tuel est le mien (jemeiniges) et n'est pas transférable, fût-ce par analogie, au toute la question est de savoir comment je sais que l'autre vit sa vie et ses vécus,
champ tactuel de l'autre (par exemple, de l'autre main), ou par spécification, qui et comment je les appréhende. Je puis, dit Husserl, me les représenter «intuiti-
ne serait qu'idéale, de la même loi d'essence (cf ibid.). Le corps vivant dont il vement», mais si je le fais, c'est comme des vécus qui ne me sont précisément
est ici question, et dont nous allons voir qu'il est aussi le corps vivant de la pas donnés en original. Peut-on dire qu'il s'agit d'une phantasia? Husserl
phantasia, n'est donc ni le double imaginé, ni l'image spéculaire du corps actuel exclut en tout cas que cette phantasia puisse être une mise en image ou une
qui, dans la mesure où il est aperçu, est Korper plutôt que Leib: pour ainsi dire, représentation en image, ce qui ramènerait en effet à une reduplication imagi-
comme le dit parfois Husserl, Leibkorper, corps comme vivant, non pas en tant naire et spéculaire, où la vie du Leib de l'autre serait irréductiblement manquée.
que chose, mais comme une chose. li enchaîne d'ailleurs: Nous sommes ainsi conduits aux rapporù qu'il doit y avoir entre la phantasia
non imageante et l'aperception ou l'apprésentation d'autrui. Pour le dire autre-
«Le Leibkorper (scil. de l'autre) vu requiert le présent des ch:uups de se~sation. ~~s le
présent n'est pas présent de vécu comme pour mon corps comme Vivant. Les vecus sont iCI co- ment, celles-ci ne peuvent l'être, comme dans la quasi-perception, d'un
posés de façon appréhensive, et ils ne sont pas mes vécus. ., . , «comme si» où se serait déj à faite l'institution de la phantasia en imagination,
«Les vécus posés ne peuvent être mes vécus: les mi:n~ s?nt ongmarrement ~onnes, sont et où, irréductiblement, l'autre, en sa vie comme en sa corporéité, serait fictif.
précisément et effectivement mes vécus, ils me sont ongmrurement propres. ~ i~S sont des
L'autre, c'est-à-dire aussi l'autre Leibkorper, ne m'apparaît pas comme s'il était
objets intuitifs et propres, si je suis tourné vers eux en intuitionnant, ils son~ en o~gmal et don-
nés comme miens. Les vécus co-appréhendés, pris en sus pour le corps vivant etranger, sont le sien ou comme un double imaginaire (une image) du mien. Là se trouve, en
certes représentables intuitivement, mais ne sont pas perceptifs (perzeptiv), et principiellement l'occurrence, l'échec de toute analogisation insuffisamment comprise. Comme
pas en original (autrement ils relèveraient de mon corps vivant). A A '
l'écrit Husserl :
«Est-ce que cette représentation (qui peut éventuellement etre obscure et peu.t-etre aUSSi
bien vide) est une représentation en image? Est-ce que je m'analogise, me mets en image (ver- «L'appréhension qui comprend [l'autre] de l'intérieur (einverstehen) est une appréhension
bildlichen) des vécus étrangers dans les miens? Est-ce que je transpose mes vécus dans un immédiate d'un "présent non présent", motivée par une perception externe (scil. celle du
autre corps vivant plutôt que dans mon corps vivant? De cela, il ne peut pas du tout être ques- Leibkorper étranger).» (Hua XIll, 311)
tion.» (HuaXIll, 310-311) Ce «présent non présent» nous fait irrésistiblement penser à ce qui se passe,
li ne s'agit donc en rien, ici, d'une «projection» psychologique ou imagi- précisément, dans l'aperception de phantasia comme aperception d'un com-
naire, ni d'une apparition du Leib étranger comme celle d'un Bildobjekt dont le plexe (codé par les aperceptions de langue) de rétentions-protentions de pré-
vécu de l'autre serait le Bildsujet - cela rendrait absurdement le Leib et la vie de sence, sans «tête» dans un présent. Ce présent, s'il tend toujours à s'instituer
l'autre entièrement fictifs. li est caractéristique qu'ici, l'aperception du dans le moment (présent) fuyant de l'image, mais au prix de la délocalisation
Leibkorper aille de pair avec les «vécus» : le Leib est un corps vivant, et dans la radicale de son objet dans le flux du temps continu, est un présent fuyant,
mesure où par sa Stiftung en Leibkorper, il est aperçu comme mien, les vécus de instable, fluctuant, qui échoue à s'accorder en son jaillissement avec la fuite, à
cette vie du corps vivant sont appréhendés comme miens. Les vécus de cett~ mesure, de ses rétentions. li y a donc, à tout le moins, une forte parenté entre
vie, c'est-à-dire, proprement, pour Husserl, ce qui constitue les phénomènes qUl l'aperception de phantasia et l'aperception qui appréhende, en le comprenant,
plongent dès lors dans la masse inchoative des kinesthèses potentielles du Leib autrui «de l'intérieur», c'est-à-dire en ses vécus à lui. Sauf qu'ici, rien de ses
(dont seule une faible part peut à l'occasion être actualisée), par ailleurs déjà ou vécus n'accède, comme objet aperçu, à l'intuitivité pour moi. Est-ce à dire,
pas encore instituées comme habitus, c'est-à-dire dans ce qui est finalement, cependant, que des aperceptions de phantasia se produisant en moi, avec les
comme l'ont révélé la phantasia et le Phantasieleib, l'obscurité indéterminée du caractères qui sont les leurs, vont pour ainsi dire «pourvoir» ou «suppléer» à ce
Leib, laquelle, en ce sens qui est celui, husserlien, de la corrélation, fait partie manque d'intuitivité? Et ce, par résonance, en quelque sorte, du rythme de leur
intégrante du vécu ou du phénomène. C'est donc celui-ci qui amorce chaque temporalisation en présence avec ce qui, comme «présent non présent», se livre
fois sa Darstellbarkeit intuitive avec la Stiftung de l'aperception du Leibkorper. de l'autre, dans la rencontre, comme rythme de temporalisation en présence
Mais dans l'expérience, dans ce qui fait l'unité de notre expérience, nous (sans présent assignable) de sa vie à lui? Le «présent» de la «communication»
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 275
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n'y étant jamais que fluent et instable? Est-ce cela que Husserl veut dire quand revenir à propos du rêve), l'horizontalité interne du Leib fait toute la «figurabi-
il écrit que je puis me représenter intuitivement les vécus étrangers, mais princi- lité», la Darstellbarkeit, que le Leib peut prendre comme Leibkorper, mais ce
piellement pas en original? En tout cas, si elle doit échapper à l'image, qui n'est pas une «figurabilité» a priori intuitive ou figurative. C'est celle qui fait
serait fatalement spéculaire et fictive, la Stiftung de l'aperception du Leibkorper que, apercevant la main de l'autre (et par la vision, écrit Husserl), j'aperçois la
(le mien comme celui de l'autre) ne peut être du même type ou de même struc- mienne (et en sensation, ou plutôt en kinesthèse, selon Husserl), ou que, aperce-
ture que la Stiftung de l'aperception perceptive des choses externes - si elle le vant la main de l'autre en train de bouger, je me sente démangé de bouger la
devient, ce qui est toujours possible, elle ne sera plus que l'aperception du mienne. Non pas que, par là, le Leib en son Horizonthaftigkeit soit le même là-
Leibkorper en tant que chose, c'est-à-dire en tant que Korper, se représentant bas qu'ici, ni indifférent à l'ici et au là-bas, ce qui supposerait sa localisation
(en Darstellungen) par Abschattungen. Que se passe-t-il donc? Husserl y touche dans l'espace, seulement acquise par le Leibkorper, mais que, par recroisement,
en quelque lignes: recouvrement ou glissement en superposition, ce qui est Leib dans mon
Leibkorper s'accorde en s'éveillant à la «figurabilité» avec ce qui est Leib dans
«Du fait que j' ai continuellement des champs sensibles, et remplis (scil. toujours partielle-
ment), il vient que je puis représenter (vorstellen) des champs sensibles sans en cela transposer le Leibkorper de l'autre, cet «accord» étant la rencontre elle-même. Et cela,
en excitation mes champs sensibles actuels. Un certain recouvrement, empiètement en glisse- parce que, ce qui est Leib dans mon Leibkorper, échouant à jamais à se figurer
ment (Ueberschiebung) entre en scène. Si je vois une main étrangère, je sens ma main, si une comme tel, fût-ce de la manière la plus minimale, en raison de son indétermina-
main étrangère se meut, cela me démange de mouvoir ma main, etc. Mais je ne transpose pas la
[main] éprouvée en moi dans l'autre corps vivant, ni dans la forme de la mise en image
tion même par rapport à toute aperception, rencontre, avec ce qui est Leib dans
(Verbildlichung) ni dans une autre forme.» (Hua XIII, 311-312) le Leibkorper de l'autre, quelque chose de cette «figuration» impossible, et
c'est ce que nous pourrons nommer la «figuration en horizon». C'est de là que
Et Husserl ajoute en note: le Leibkorper humain tirera cet extraordinaire pouvoir, qui n'appartient qu'à lui,
«Donc je me décide ici contre toute théorie de 1'analogisation.» (Hua XllI, 312) et dont nous avons parlé dans notre 1ère section, de mimèsis interne et vivante
Ce texte (déjà commenté dans la 1ère section) est tout à fait capital. Il dit tout par rapport à tout autre Leibkorper humain - mimèsis d'un tout autre ordre que
d'abord, évoquant le Sein-bei ou le dabei-Sein du corps dans l'aperception de la mimèsis spéculaire qui n'est que projection imaginaire et fictive. Par son
phantasia (et plus précisément dans l'image ou la représentation), que la repré- Leib, le Leibkorper humain est immédiatement «intersubjectif», ou plutôt, la
sentation de champs sensibles implique le champ complexe de ses kinesthèses facticité de sa Stiftung est immédiatement interfacticité. Non pas que nous, les
actuelles, c'est-à-dire son activation (son «excitation») au moins partielle hommes, ayons toujours déjà ensemble les mêmes aperceptions (redevables
puisque cette activation n'est pas mise en jeu effectivement dans le Leibkorper, d'une éidétique, c'est-à-dire d'un a priori plus ou moins idéal), mais que, depuis
mais reste une activation dans et par la «représentation». C'est donc propre- les registres les plus élémentaires et leurs diverses Stiftungen, tout ce qui est
ment le Leib qui est ici en question, et il n'est pas, car cela a été exclu et va l'être humain est, au moins en principe, transmissible - par activation des profondeurs
encore, l'image spéculaire de mon Leibkorper, mais le Leib lui-même dans les potentielles du Leib habitant tout Leibkorper.
profondeurs de son indéterminité obscure comme champ kinesthésique potentiel L'horizon, ou plutôt les profondeurs obscures et multiples extraordinaire-
(en habitus et hors habitus) et actuel extraordinairement complexe. C'est seule- ment enchevêtrés du Leib, sont, nous l'avons dit, les horizons de phénoménalité
ment ainsi, en effet, qu'il est possible de parler de «recouvrement» ou des phénomènes déjà déformés de façon cohérente par l'institution du
d' «empiètement en glissement»: s'il y a glissement, c'est précisément tout Leibkorper et de son aperception, et occultés dès lors que, selon le mouvement
d'abord de l'actuel, et qui est aperceptible à travers les sensations actuelles, sur qui fait la «naïveté» de l'attitude naturelle, cette aperception se prend à elle-
le potentiel (en habitus et hors habitus), qui n'est pas aperceptible en raison de même comme originaire. Si le Leib échappe à toute aperception qui le transmue
sa potentialité même, mais qui «contribue», chaque fois, à la «vie» de l'actuel (le transpose architectoniquement) en Leibkorper, c'est, dans nos termes, qu'à
_ c'est proprement le Leib dans le Leibkorper. Et c'est ainsi que peut se produire ce registre architectonique, il clignote phénoménologiquement comme phéno-
la rencontre «intersubjective»: l'aperception de la main étrangère est apercep- mène, se phénoménalise entre les deux figures de l'informe infigurable et abso-
tion de la main, partie d'un Leibkorper, celui de l'autre, et non pas, sinon de lument indéterminé (où il s'évanouit) et de la forme (anatomique) stabilisée
façon «dégénérée», aperception d'une chose, d'un Korper. Cela veut dire que dans le Korper (où il s'évanouit à nouveau). Ainsi le clignotement phénoméno-
dans cette aperception, le Leib joue comme profondeur ou horizon du logique du Leib est-il la pulsation de sa «vie », c'est-à-dire aussi des «vécus»
Leibkorper, horizon sous lequel vient se poser cette main, mais aussi ma main. de cette «vie», d'ampleur plus large que celle des vécus qui, par la Stiftung de
En quelque sorte, et autrement peut-être que par la médiation de ce que l'aperception du Leibkorper (mien et tien), se partagent entre vécus propres
Merleau-Ponty entendait comme «chair» dans sa dernière œuvre (nous allons y (aperceptibles par cette Stiftung dans la «perception interne» ) et vécus étrangers
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 277
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
276
vaciller ~a Stiftung de la Jemeinigkeit et de la Jeseinigkeit, sont au plus près des
(aperceptibles, mais «à vide », sans teneur intuitive, par cette même Stiftung), la
aperceptlOns d~ phanta~ia, qui, de la sorte, ne seraient plus à prendre, comme
base phénoménologique ultime de ce partage étant pour nous, rappelons-le dans
~ou~ ~~ :ormuh,ons un mstant l'hypothèse, comme «suppléant» au manque en
les terme de notre Ve Méditation phénoménologique, le déphasage or~ginaire de
mtUItivlte des vecus d'autrui.
deux phases de présence. C'est sur ce point que Husserl conclut le texte nOIO en un passage qu'il nous
Le Leib et les «vécus» clignotent donc phénoménologiquement, comme
faut, lui aussi, relire.
phénomènes, et comme rien que phénomènes dans le Leibkor~er qui certes, le~
ancre au réel (Real), mais qui aussi, les déforme de façon coherente dans ce qUI «Je ~e ~uis pas désigne~ le pu~ sujet de phantasia comme le même, mais pas non plus
~omme d1~e~~nt de mon M01 effectif. De même que je ne puis pas non plus dire d'une chose
est chaque fois la Jeseinigkeit du Leibkorper, les occulte ou les éclipse si ce der- phantasme,: ' ~ar.ex:mple une table, qu'elle est la même ou différente de cette table effective:
nier se prend pour l'originaire, voire même les fait s'évanouir dans le Korper ~ota bene.s 11 s agit d. ~ne pu~e phantasia, sans rapport à la réalité effective. C'est seulement si
(ce qui peut advenir dans la crise schizophrénique). Et ce sont des éclats ou des J accomplIs ,~ne pos1uon, fût-elle aussi purement hypothétique, une simple mise en jeu
lambeaux de la phénoménalité de ces phénomènes qui demeurent, à l'état poten- (Ansatz), qu 11 en est autrement.
«La ~o~~i~ili,t~ d~ .sujet de phantasia comme pur sujet de phantasia est possibilité vide,
tiel, dans les champs kinesthésiques, dès ~ors prêts, en vert~ de ce q~e n?us pure pOSS1bllIt: d mtUluon (Anschaubarkeit). Ce n'est pas une possibilité réale, qui est motivée
venons de nommer la mimèsis interne et vlVante, pour les Stiftungen d habItus par de la donnee.» (Hua XIII, 312)
kinesthésiques et de champs sensibles corrélatifs. Il faudra distinguer ces deux
registres, le premier relevant, depuis la Stiftung des habitus kinesthésiques, des Après ce rappel, Husserl poursuit un peu plus loin:
transpossibilités (à l'inattendu), et le second des possi~ilités (ins~t~ées sym~oli­ «~i pour le Moi de .~han~asia, j,e fais la mise en jeu, donc si je me figure que sa réalité
effecuv~ est attestable, J en v1~ns necessairement à cela que le monde qui relève du Moi de
quement avec les habitus, c'est-à-dire avec l'apprenussage, qUI n est possIble,
phantas~a est ~on monde, malS dans une autre orientation, en tout cas, que ma possibilité de
précisément, que par la mimèsis interne et vivante). C'est par ces éclats ou lam- pe~ce;olr. MalS comme~t le Moi qui .est "phantasmé" comme corrélat de ce monde doit-il pou-
beaux de phénoménalité que le Leib prend «figure», et «figure» seulement VOlr.s a~ester?11 ~eut s attes~er, 1) SI ce Moi est le même Moi que celui qui met enjeu, si moi,
« horizontale» dans les aperceptions des Leibkorper qui y demeurent transpas- celUl qUl es.t .1Ul-me~e en tral.~ ~e ~e percevoi~, je me figure (mir denke) que je suis transposé
là-bas, ou s1Je ~e fIgure que J al vecu (souverur) ou que je vivrai (attente: en forme de mouve-
sibles. Par là, nous retrouvons ce que nous avons dit dans nos Méditations de la ment vers) ou bIen encore que je pourrai vivre cela, possibilité motivée de l'échange de ma
transpassibilité à l'œuvre dans la rencontre «intersub~ective», et nous. pouvons place dans l' e~pace et de l' e~pace de monde, etc. 2) Dans ces cas le Moi mis en jeu est identi-
ajouter qu'elle se joue le plus proprement, architectoruquement, au regIstre. de la quement le meme que le M01 effectif. Quelle possibilité subsiste-t-il à présent? Eh bien seule-
Leiblichkeit clignotant dans la Leibkorperlichkeit: c'est par là que ma mam me ment celle de l'''Einfühlung'', de la "position analogisante".» (Hua XIII, 312 - 313)
démange quand je vois l'autre bouger sa main. C'est parce que ma main et la Autrement dit, dans nos termes présents, le premier cas relève entièrement
sienne se répondent en écho dans leur Darstellung intuitive, liée à la d~ la Stiftung subjective de mon moi et de mon Leibkorper, c'est-à-dire de ma
Darstellung intuitive de nos Leibkorper en aperception, ceux-ci jouant comme VIe et de mes vécus, de ma Jemeinigkeit, qui implique bien, en effet l'identité
lambeaux apparents de phénoménalité de phénomènes en clignotement où d~ Moi ains~ trans~osé, en fait, par l'imagination (sich denken), et d~ Moi qui,
jouent à leur tour le Leib et les vécus en leurs profondeurs obsc~es, ces p~éno­ faIsant la mIse en Jeu, effectue la transposition, laquelle est en effet imaginaire
mènes étant «partagés» par l'institution des Leibkorper et par la transposes, en cor:zme telle et ne ressort pas proprement de la phantasia, mais déjà de son insti-
étant déformés de façon cohérente, dans la Darstellung intuitive elle-même; et tuuon, et de sa transposition architectonique en (acte d') imagination. Dès lors
dès lors parce que cette réponse en écho est elle-même, ou plutôt se phénoména- la s~conde possibilité ~rend un relief saisissant: l'attestation du Moi de la phan~
lise elle-même comme amorce de phase de présence, ou même comme phase de tasza, donc du corps vlVant de la phantasia, a plus proprement lieu dans la ren-
présence, où du sens s'amorce ou se fait, est en train de se faire. entr~ l'autre et contr~ intersubjective, et ce, nous sommes en train de le comprendre, parce que
moi, au sein d'un déphasage réciproque (de l'autre et de mm) qUI ouvre au le Lelb de la phantasia n'est rien d'autre que le Leib lui-même, dés ancré du
porte-à-faux qui est nécessaire pour que du sens se cherche et se fasse entre
Leibko~per. ~ais d~s la ~esure où, dans le clignotement phénoménologique
l'autre et moi. C'est dire que ce qui se joue alors entre nous, dans la rencontre,
des phenomenes, Lezb et vecus clignotent aussi vers une sorte d'insularisation
ou plutôt ce qui se laisse reconnaître, repérer ou anticiper par des aperception~,
par l'aperception du Leibkorper, le Phantasieleib paraît aussi lié au Phantasie-
ce sont des complexes de rétentions-protentions de présence de ce sens se faI-
I~h, et de la sorte paraît aussi, dans la rencontre, comme n'étant rien d'autre que
sant, sans «tête» dans un présent, mais sans «tête» aussi bien en moi que dan~
1 ouverture à l'autre du côté du même, mais celle-ci ne peut s'attester comme
l'autre. Dès lors, cela a pour effet de «désarçonner» aussi bien la Jemeinigkelt
cett.e ouverture que. s~ l~i répond en écho, pour lui donner sa «figure
que la Jeseinigkeit au lieu de cet «entre» sans présent. Les aperceptions e~ je~
honzontale» (pour aInSI dIre un statut qui se tienne de sa propre phénoména-
dans la rencontre «intersubjective», si elles sont prises comme ce qUI faIt
278 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
279

lité), l'ouverture à l'autre du côté de l'autre, de par la Leiblichkeit, qui relève ce que l'institution du Leibkorper est institution de Leibkorper pluriels, avec
aussi du Phantasieleib de son Phantasie-Selbst, en clignotement dans l'apercep- u~~ ~symétrie origi.naire - qui n'a a priori rien d' «éthique» - entre l'apercepti-
tion de son Leibkorper ayant lieu dans la rencontre «intersubjective». Comme bllite propre du mm et l'aperceptibilité de l'autre comme autre.
si, donc, l'apprésentation d'autrui avait pour effet d'ancrer concrètement la Poursuivons encore en relisant dans cette perspective le paragraphe final, où
phantasia comme phantasia dans la Leiblichkeit se répondant en écho, et ce, Husserl se veut encore plus concret:
nous le voyons, au niveau le plus élémentaire, où il n'est encore question ni de
«Est-ce qu'une main ne motive l'appréhension comme main que quand la main est aperçue
« communication» ni de «rationalité». Cela montre que les phantasiai sont co~e,m~mbre .de m~n corps ~ivant, qui est donné dans l'orientation qui lui est propre du
bien, dans leur teneur phénoménologiquement la plus radicale, tout d'abord pOInt-zer? . Eh ~le~ ou!. Je ne pUiS donc pas sans plus comparer ma main et une main étrangère
(dans un «avant» transcendantal archaïque: «avant» leur codage symbolique comme SI elles e.tment des choses isolées, et dire après: du fait que l'une est aperçue avec [un]
par les aperceptions de langue), autant d'éclats ou de lambeaux de la phénomé- challl~ d: sens~tlOns,y~utre l'est ,aussi. Je trouve ma main en cohésion avec mon corps vivant,
la m.mn ~trangere dOI~ etre ~ouvee en cohésion avec un corps (Korper) semblable, mais qui
nalité du Leib et des vécus comme rien que phénomènes, éclats ou lambeaux qui reqUiert a son .tour nece~s~rement un mode d'apparition zéro, afin qu'il soit représentable
ne sont précisément pas fixés dans, sur ou autour du Leibkorper, mais qui, spa- c~mme C?rps VIvant. Et mnSI commence ici la difficulté; le caractère propre de l' Einfühlung en
tialisés originairement dans la Leiblichkeit du Leib (selon ce qui fait 1'« inten- depend directement. Comment est-ce que je rapporte à une chose "externe" laforme de l'ap-
parition-zéro, etc. ?» (Hua XIII, 313)
tionnalité» primitive du Leib faisant des apparitions de phantasia des
apparitions de) flottent, fluctuent, dansent, surgissent, disparaissent comme cela Le problème qui nous reste en effet, une fois saisi l'ancrage de la phantasia
qui, du Leib et des vécus dans leur indétermination même, est apparent et sans dans la Leiblichkeit, est celui de l'ancrage du Leib dans le Leibkorper, lequel ne
aucun ancrage a priori par rapport au Leibkorper - ce qui les y ancre est l'insti- peut à son tour être saisi comme tel que du sein de la rencontre
tution du Leib en Leibkorper avec son image spéculaire et corrélativement l'ins- «intersubjective ». Dans la mesure où, nous le verrons, la phantasia dans le rêve
titution de la phantasia en imagination, et cela se produit dès qu'un «je» (un (celui que nous faisons pendant notre sommeil) est liée au Leib désancré de tout
moi institué dans son Leibkorper) cherche à fixer en images les apparitions de Leibkorper, et dans la mesure où c'est Merleau-Ponty qui, cette fois, nous aidera
phantasia. Celles-ci, c'est un point de première importance sur lequel nous à le pe~ser, avec les modifications qu'il a introduites par rapport à la conception
aurons à revenir, sont donc, avec l'indétermination du Leib qui y est husserhenne de la phénoménologie, il nous faut d'abord en passer, avant de
«impliquée», paradoxalement et originairement nomades, ainsi sans doute que venir au rêve, par l'analyse de l'ancrage du Leib au Leibkorper, tel que le pense
les aperceptions de phantasia, mais déjà plus les images instituées sur elles. La Husserl.
rencontre «intersubjective» y gagne une extraordinaire complexité puisque s'il Cet ancrage est, dans la Stiftung de l'aperception du Leibkorper, et comme
est vrai, Husserl y a très justement insisté, que l'aperception d'autrui ne peut on le voit dans ce texte, celui du Leib dans des apparitions, qui ne peuvent être,
avoir de remplissement intuitif par ses vécus, il ne faut pas en conclure que cette au sein de cet ancrage, que celles du Leibkorper, sur le mode ou sous la forme
aperception est une visée entièrement vide de toute «intuitivité». Elle est préci- ~e l'a~paritio~-zér~ (Nullerscheinung). Cela ne veut précisément pas dire que
sément aperception de son Leibkorper comme Leib, ou plutôt de son Leibkorper nen n apparaIt, maiS que mon Leibkorper institué apparaît autour d'un point-
en lequel clignote le Leib, c'est-à-dire aussi le Phantasieleib et les phantasiai zéro (Nullpunkt). En toute rigueur, nous avons tenté de le montrer dans notre 1ère
qu'il ne faut pas confondre avec des images. Telle est la difficulté, mais aussi la section, ce «point-zéro» n'est pas un point, mais le Leib lui-même comme hori-
chance d'une analyse phénoménologique plus précise des phantasiai (appari- zon (ou comme nous disons maintenant: comme «figurabilité horizontale»),
tions et aperceptions de phantasia avec le Leib qui y est «impliqué») puisque comme ce que nous avons nommé tout à la fois matrice de spatialisation et
l'attestation du Phantasieleib dans la rencontre permet de les délivrer de matrice elle-même spatialisée. C'est comme spatialisée, avec l'institution du
l'image, de mettre celle-ci en épochè. De ces phantasiai, en effet, une part est ~eibkorper, qu'elle joue, dans les apparitions aperçues perceptivement de celui-
chaque fois prise, aspirée dans et par la rencontre intersubjective, et par là, dans Cl, con:une une sorte de centre de référence par rapport auquel ces apparitions
le clignotement du Leib au sein des Leibkorper du moi et de l'autre, ce n'est que apparaissent comme «apparitions nulles», non pas donc, ce qui serait un contre-
secondairement, par la Stiftung du Leibkorper, que les phantasiai se partageront, sens, comme non-apparitions, mais comme apparitions du Leibkorper du
en déformation cohérente, en celles qui me sont attribuées à moi et celles qui «~edans>: même.de la profondeur obscure et indéterminée du Leib. Je n'aper-
sont attribuées à l'autre, à son vécu et son intériorité, mais sans attestation pos- ÇOIS pas, Je ne VdlS pas, je ne sens pas tout de mon corps (Leibkorper), et cepen-
sible. TI aura fallu en passer, en effet, par le «lieu» de l'entre (nous) où s' effec- d~t j.' en aperçois, j' ~n vois, j'en sens quelque chose qui, dans ses multiples
tue en réalité cette prise ou cette aspiration du sein d'une phantasia a priori VanatlOns ou fluctuatlOns d'apparitions, ne cesse d'accompagner, de prolonger,
nomade, comme l'est la Leiblichkeit elle-même. Et il faudra rendre compte de d' «adhérer» à mes aperceptions perceptives de choses du monde, et donc, plus
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 281
280

«Présentation (Darstellun~) génétique; "je dois 'tout d'abord' avoir perception


globalement, à mon aperception de monde. Ce quelque chose en apparition, le (Wahrnehmu~g), de mon c~rps Vivant, mon corps vivant comme corps vivant doit être originai-
plus proche du Leib tout en ayant déjà vis-à-vis de lui de la distance, est ce que ~ement c,?nstltue, et ,e~su!fe pe~t croître l'expérience du sujet étranger, resp. du corps vivant
Husserl nomme l'apparition-zéro, et c'est lui qui, n'étant pas en apparition-zéro etr~ger. Cette ex~e~ence, qUi se donne comme "perception", donne, sur le mode d'une per-
ception externe o~dinarre, le corps comme vivant (Leibkorper), mais elle ne donne pas originai-
pour moi, requiert d'être rapporté (heranbringenan) au Leibkorper de l'autre pour re~~nt le corps vl";ant, et en outre, pas le sujet empirique. Le spécifiquement corporel vivant et
qu'il y ait rencontre intersubjective. Pour nous, ce transfert au Leibkorper de spm.tuel ~st donne par une pure présentification (scil. et ce, ni sur le mode du souvenir ni sur
l'autre d'apparitions-zéro qui jamais ne peuvent apparaître comme telles pour celUi de 1 attente).» (Hua Xli, 333-334) ,
moi, doit avoir lieu, originairement, dans le déphasage interne du phénomène de Q~' ~st-ce à dire? Tout d'abord, que l'apparition-zéro de mon corps, qui est
la rencontre (l'entre, le porte-à-faux originaire de deux ou plusieurs phases de pré- appantion «du dedans» ou «interne» - ceci est capital- ne l'est pas de mon L el'b ,
sence), comme phénomène du sens se faisant en présence, mais de telle manière . d
malS e mon Korper: mon corps m'apparaît tout d'abord comme chose, mais
que chacune des phases déphasées dont il va falloir dégager plus précisément en comme,une ~hose très singulière; c'est dans cette mesure que je puis me l'imagi-
quoi elles consistent phénoménologiquement, est immédiatement reportée par la ner, specu~ru.re~ent, du dehors en apparition externe, comme chose parmi les
Stiftung au «siège» des deux (ou plusieurs) Leibkorper qui se rencontrent. C'est c~oses. C est a travers et par (durch) les apparitions-zéro, qui sont autant
par là, nous le pressentons, qu'une part au moins de la phantasia arrivera à« s'an- d Abschattungen du corps-chose, que «se donne» alors le Leib comme l'intério-
crer» dans «l'entre», l'autre part, dans la Stiftung des Leibkorper, étant imputée rité m~me, toute en horizon, de ces apparitions perceptives internes, cOllme Leib
aux sujets qui «phantasment», c'est-à-dire à leur «intériorité». La question est du. s~Jet, .porteur des possibilités de sensations et de leurs kinesthèses, comme
dès lors de savoir où et comment se lient Nullerscheinung et «intériorité» de la umte <~c,lignotante» d'un vivre qui est celui des vécus. Sa «donnée», la fin du
phantasia, où et comment, par la Stiftung du Leibkorper, et par son aperception texte cüe le sous-entend, n'est pas non plus originaire, même si elle est bien en un
dans la Nullerscheinung, la phantasia, tout d'abord nomade en raison de l'indéter- se~s (il s:agit de mon Leib), «donnée en original». Le Leib clignote donc ;héno-
minité du Leib (et du Phantasieleib), se partage en se réinscrivant aux registres de ~~nol~glquement comme partie intégrante du rien que phénomène dont les appa-
diverses «intériorités ». TI nous faut donc, dès maintenant, faire une incursion plus nuons lllternes du Korper constituent ici l'autre partie intégrante avec ma «vie»
profonde dans le champ problématique de la rencontre intersubjective. Ce n'est
etoomes «vécus»: .La ~tiftung du Moi est celle de mon Leibkorper en tant que
qu'ainsi que nous comprendrons plus proprement en quoi la phantasia stricto Korper en appantlOn lllterne, dont les apparitions sont portées par le Leib au sein
sensu est, dans la rencontre et comme nouS l'avons dit, ouverture du «même» à du rien que phénomène, tout ensemble avec «ma» vie et «mes» vécus.
l' «autre» du côté du «même». , Tout le problème, ensuite, est de savoir comment l'aperception du Korper
Sur cette question, Husserl a écrit, en 1914/15, des textes tout à fait remar- etranger peut se muer en l'aperception d'un Leib, ou plutôt, puisque celui-ci
quables (N° 12 et N° l3 de Hua XIII). Dans la rencontre «intersubjective»,
app~aît ~ trave~s ~~s appru.:iti?ns, tout comme une chose extérieure, en l'aper-
toute la question est de savoir comment le Leibkorper de l'autre peut paraître, en ce~tlOn d un ~elbkorper qUl n est pas le mien, mais le sien. Cela ne peut se pro-
aperception, sur le mode d'une apparition-zéro (cf Hua XIII, 329). Pour des rai-
dUITe, ~ous ~~t ~usserl, et ce sera une «doctrine» constante chez lui, que par
sons de concentration de la question, et pour des raisons d'économie, nous nous une presentificatlOn (Vergegenwiirtigung) qui n'est pas de l'ordre du souvenir
bornerons, ici, à examiner le texte N° l3 (Hua XIII, 333 - 342). ou de l'anticipation parce que celles-ci me ramèneraient à nouveau au Moi insti-
~é avec ;non.~eib~orper (c!
Hua XIII, 334). Dira-t-on pour autant qu'il s'agit
~ une pres.entlflcatlOn fondee sur la phantasia? Le problème est encore et tou-
§ 4. L'ANCRAGE DU LEIB DANS LE LEIBKORPER JOurs le SUlvant:
«Mon corps vivant donné comme corps (Korper) dans des apparitions internes (~Si je ~ai.sis un c~rps étranger comme corps vivant et avec le corps vivant un sujet étran-
(Innenerscheinungen), représentable dans des apparitions externes (Aussenerscheinungen) ger, a c~lUl-ci ap.partle~~ent de nouveaux systèmes de possibilités empiriques. Il y a dans le
non-perceptives (nicht-perzeptiv), mais imaginatives. genre d a~er~eptlo~ .qUi eprouve ce corps m'apparaissant perceptivement de façon extérieure,
«Le corps vivant en tant que corps vivant donné par (durch) des apparitions internes per- ~ela que, a.l ap~antlOn, externe est coordonnée, en co-position qui présentifie, une apparition
ceptives du corps _ modè d'apparition du corps dans l'orientation-zéro, et donné dans ce mode mtern~, malS qUl ne releve pas de mon système d'apparitions internes sur le mode du souvenir
d'apparition comme porteur des réceptivités sensibles (Empfindlichkeiten), des mobilités, et de 1. attente,du propre, etc., car ~lle relève d'un nouveau système, d'tine nouvelle cohésion de
comme corps vivant du sujet dans l'unité duquel toute la vie de conscience est insérée comme conSCience, d un 'nouveau corps Vivant et d'un nouveau Moi. » (Hua XIll, 334)
son vivre transitif (Erleben). Cette co-posi~?n ~ui présentifie est« motivée », ajoute Husserl (cf ibid.), par
«Le corps étranger, qui est appréhendé comme corps vivant, et comme corps vivant d'un
deuxième sujet empirique, et qui doit donner la "perception" d'un "compagnon" ma propre appantlOn lllterne (de mes vécus et de mon corps), et par elle s' effec-
(Nebenmensch). tue une «tra-duction» (Uebersetzung), ou plutôt une trans-position. Mais alors:
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 283
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
282

«Comment la trans-position de l'apparition externe du corps étrange~ en les systèmes de


peut venir la réponse à la question de l'autre. Il n'y a d'autre que dans et par sa
l'apparition interne peut-elle être possible?» (Hua XIll, 336; Husserl souligne tout le passage) Leiblichkeit, qui est irréductible à sa Korperlichkeit, qui peut même, dans la
vivacité de son clignotement phénoménologique, clignoter aussi, en sa phéno-
Et cette trans-position ne procède, originairement, ni d'une comparaison (ce
ménalisation, comme «vie de l'âme» ou même comme «vie de l'esprit». Nous
qui exclut l'analogisation), ni d'une interprétation (ce qui exclut tout~ «he~é­ sommes ici aux limites de ce qui est classiquement subsumé par l'âme et le
neutique»), mais est une aperception immédiate qui pourra certes, maIS toujours corps, dans la frange qui les unit et les distingue, et il faut se garder de com-
après coup, être «expliquée» par ces moyens, en réalité impropres. Car ce qui a prendre le Leib à la manière d'une psychè, comme s'il s'agissait d'un simple
lieu dans cette aperception leur est préalable: changement de nom de la même Sache. Cette frange est ici, encore une fois,
«[ ... ] je ne puis pas représenter des champs sensibles (Sinnesfeld) sans que ~es ch~ps celle du sens se faisant.
sensibles actuels ne fussent touchés, d'une certaine manière recouverts par les representatlOns.
Husserl va donc mettre en rapport le problème du corps vivant et celui de la
De la même manière, je ne puis pas représenter des mondes ~ictifs, sans que m,on monde
actuellement éprouvé ne fût touché, effacé (aufloschen), etc., et Je ~e pms pas re~resen~er par compréhension (Verstehen), ou mieux celui de ce que nous avons nommé la
interprétation le Moi étranger en le présentifiant, sans que mon MOI en cela (dabez) ne fût tou- compréhension «de l'intérieur» (Einverstehen). En quoi l'aperception dont il
ché.» (Hua XIll, 337; Husserl souligne tout le passage) est ici question est-elle une aperception qui comprend de l'intérieur? Ou, en
La recherche acquiert dès lors une singulière profondeur: d'autres termes:
«Si donc je "vois" l'autre, sije le comprends et sije suis ses ex~ressions ~Ausse~.ngen), je «Qu'est-ce qui caractérise en général une appréhension "qui comprencl' par opposition à
vis d'une certaine manière en lui. Ma vie est effacée (aufloschen), dune certame ~anler~ chan- une appréhension dans le sens de l'expérience externe? Et d'autre part, mon corps vivant, je ne
gée dans l'autre; mais seulement au sens où un genre d'.affrontement ou.de conflIt Surgl~ ~ans le "comprends" pas comme corps vivant. Comment se fait-il que la même chose, corps vivant,
le champ visuel, si je me représente (intuitivement) mamtenant une ~mson rouge ou. SI J ac- soit éprouvable par deux sortes d'appréhension, l'une originaire, l'autre compréhensive?»
complis un souvenir vivant que recouvre pour ainsi dire mon enVIronnement mmntenant (Hua XIll, 339)
perçu.» (Ibid.) Et tout d'abord:
Très clairement, la situation phénoménologique décrite ici est celle de «Comment se tient-elle (seil. cette appréhension, cette aperception compréhensive) par
l' «entre» (nous), de la phase de présence qui, dans la rencontre, est en train de rapport à la compréhension d'un signe, d'une parole, d'un discours? Est-ce qu'il y a là quelque
chose de commun ?» (Ibid.)
se temporaliser au fil d'un sens se faisant, avec l'oubli (l'effacement) dans cette
phase, de ma vie, et donc de ma subjectivité. Oubli tendanciel cependant, Nous en venons donc aux aperceptions de langue, et à ce qui se met en jeu
comm~Je montre l'exemple de l'imagination ou du souvenir, qu~ n'.empêche p~ d'elles dans la rencontre «intersubjective », dans la phase de présence se tempo-
le Leibkorper d'exister en sa Stiftung. Dès lors, Husserl peut ecrrre, en souli- ralisant du sens se faisant dans 1'« entre », le porte-à-faux originaire du sens au
gnant encore une fois tout le passage: sein du déphasage de deux phases de présence. Poursuivons:
1:
«[ ... ] il est incorrect [de penser] que le comprendre de la vie de âme €tra~gè.re,..que l'ex- «Un signe, je [le] vois, mais avec le signe je vise quelque chose, et quelque chose d'autre
périence de l'existence des corps vivants et des esprits étrangers, presuppose 1 Eznfuhlung du que le signe qui est vu.
Moi dans le corps étranger et dans les changements de son corps ("expression", etc.).» (Hua «Le corps étranger, pour lequel je comprends de l'intérieur une corporéité vivante et une
XIII, 337-338) spiritualité, co-appartient ici à l'unité réale de l'être (Wesen) animal étranger. Un signe n'appar-
tient pas au désigné.
Cette présupposition est en effet une «imaginare Vorstellung », une «repré- «Mais le sujet étranger lui-même "a" le corps vivant, mais ne l'est cependant pas, il sent
sentation imaginaire» (cf Hua XIII, 339), c'est-à-dire une représentation met- (empfinden) à même (am) et dans le corps vivant et exerce son activité en habitant les organes
de son corps vivant, mais il n'est pas lui-même quelque chose des événements (Vorkomnis) du
tant en image, transposant en image quelque chose qui doit aussi se passer en corps (korperlich).
phantasia. De la sorte (passage toujours souligné par Husserl) : «Ce qu'il y a en commun est cependant que, voyant le corps vivant comme corps, je ne
suis (resp. demeure) pas dans l'attitude en laquelle le corps est pris comme corps dans le
. «il n'y a à proprement parler pas d'Einfühlung ( ... ). Et il n'y a non plus aucune analogisa-
monde physique, mais l'appréhension du corps est transition (Durchgang): Je passe à ce qui
tion, aucune conclusion pat analogie, aucune trans-position par analogie ... [ ... ] N'est sans plus
présentifie les apparitions internes qui sont requises par l'apparition externe du corps, et c'est
accomplie que l'''aperception'' de la vie de l'âme étrangère.» (Hua XIll, 338-339)
dans cette apparition interne reproductive qu'est alors fondée (jundiert) la corporéité vivante
Par là, c'est-à-dire par l'aperception, et les horizons sous lesquels elle ~'.ef­ spécifique sur laquelle à son tour se fonde (gründen) l'aperception du sujet comme personne
empirique.» (Hua XIll, 339)
fectue, qui sont ceux de la Leiblichkeit, «le Korper étranger dans son appanuon
externe est compris comme Leib» (Hua XIII, 339). Plus f~ndamentale q~~ la Le quelque chose visé avec le signe, et qui n'est pas le signe (visible ou
question de l'autre Leibkorper et de sa vie interne (et aUSSI de son appantlOn audible) est ce que nous nommons l'aperçu (perçu, remémoré, «phantasmé»,
interne) est donc la question du Leib, parce que c'est de celle-ci seulement que visé à vide) de l'aperception de langue. Et le rapport de l'aperception de langue

.Ii
284 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
285

au signe est «immotivé», en termes saussuriens, le signe est «arbitraire», dans à l'autre et à moi. Dans la rencontre, la phantasia est certes reportée au Korper
nos termes, il relève tout entier de l'institution symbolique, celle de la langue par la Stiftung de l'aperception du Leibkorper, le mien et celui de l'autre, mais
que l'on parle. Or il n'en va pas de même du rapport du Leib au Korper: le signe ce n'est que dans la mesure où le Leib clignote dans la rencontre des Leibkorper
(visible, audible) n'est pas, nous l'avons vu dans notre 1ère section, le Korper pour .lui donner sa dimension de phénomène que la phantasia se met à jouer
dont l'aperception de langue (et son aperçu) serait constitutive et son Leib. La depms ses profondeurs, depuis son indétermination foncière, et peut opérer
Leiblichkeit du Korper de l'autre, et la vie qui l'anime, sont bien «motivés», comme phantasia mimétique, présentifiant comme non-présents, sans les
phénoménologiquement, par les apparitions externes de ce Korper, bien qu'ils «voir» et sans les avoir «vus», les vécus et les apparitions internes du
n'y soient pas réductibles. Les expressions de l'autre, à même son Korper Leibkorper de l'autre. Encore une fois, cette phantasia mimétique n'est pas
visible ou perceptible du dehors (ses gestes, ses mimiques, etc.) ne constituen( «imagination», reproduction spéculaire (qui est impossible, en vertu de l'indé-
pas des signes (arbitraires) au sens des signes de la langue. Et cependant (en terminité du Leib) de ma propre Leiblichkeit dans la Leiblichkeit de l'autre
dehors du fait que ces expressions peuvent elles aussi être symboliquement ins- puisque cela signifierait la confusion (souvent faite) de sa Leiblichkeit et de s~
tituées), le corps de l'autre, aperçu dans ses apparitions externes, ne l'est d'un Korperlichkeit, et par là l'impossibilité d'un «transit» ou d'un «transfert» autre
autre humain que si cette aperception même est passage transitif qui m'ouvre à qu'imaginaire, dans l'imagination que je pourrais me «mettre à la place» de
ses apparitions internes, non pas que je puisse les «avoir» réellement, mais que l'autre, et qui n'est que l'institution d'une fiction sur la base de la phantasia. De
je puisse les présentifier de manière reproductive, alors même que je ne les ai la sorte, c'est l'institution du soi, donc du Leibkorper, et par là du Korper, qui
jamais (ni ne les ai jamais eues ni ni les aurai jamais) en original. Qu'est-ce à fait littéralement écran à la «circulation» des aperceptions de phantasia dans la
dire sinon que nous en revenons à ce que nous avons nommé mimèsis interne, rencontre, m'insularise en mon Korper en me donnant l'image de l'autre
vivante, et active par laquelle nous «reproduisons», en nous, dans nos présenti- comme d'une autre île, définitivement inaccessible en son «dedans» - ce qui
fications, cela même qui, paradoxalement, ne nous est pas apparu, ne nous appa- donne déjà des éléments pour saisir la structure propre de la Stiftung du soi et du
raît pas et ne nous apparaîtra pas (les vécus d'autrui) de façon intuitive, dans Leibkorper, ainsi que de la déformation cohérente qu'elle implique. Car, en
quelque présent relevant d'une aperception perceptive. C'est en cela que cette allant dans l'autre sens de la déformation, on peut dire, d'une certaine manière,
mimèsis n'est pas spéculaire: il me manquera toujours le présent qui peut s'ins- à condition de ne pas individuer et insulariser le Leib par le Korper, que, dans la
tituer en l'autre de son aperception perceptive, c'est-à-dire aussi, derrière son rencontre, il y a mimèsis du Leib «par lui-même», dans le déphasage ou le
aperception interne, la perception interne de son présent vivant en écoulement. porte-à-faux originaire de la phase de présence en train de se temporaliser dans
C'est dire que ses vécus, et les apparitions internes de son Leibkorper depuis la rencontre de deux phases, c'est-à-dire, en fin de compte, dans la non-identité
son Leib sont originairement, pour moi, des non-présents, et que leur présentifi- mutuelle des rétentions et des protentions dans la phase (des aperceptions de
cation, par moi, dans la mimèsis active et du dedans qui s'accomplit en moi, est phantasia), qui ouvre à l'horizon du sens se faisant ou au sens lui-même (ipse)
présentification d'un non-présent originaire. Et dans la mesure où cette présen- comme horizon. Cette mimèsis du Leib n'est donc pas sa redupliction ou son
tification est toujours déjà en retard, si minime soit-il, sur ce que j'aperçois, en imitation, il n'y a pas de rapport d'image ou de copie entre les rétentions et les
aperception perceptive (donc dans le régime de temporalisation du présent) protentions dans la phase de présence de la rencontre, mais il y a, dans les com-
comme apparition externe du corps de l'autre, cela signifie qu'elle est elle- plexes qu'elles forment, entretissages réciproques dans un régime propre de
même, non pas au présent, mais originairement en rétention et en protention, «modification» (au sens husserlien) qui n'est déjà plus, tout à fait purement, ce
non-présente, mais en présence dans une temporalisation en présence sans pré- que Husserl a nommé la «modification» de phantasia, applicable, comme telle,
sent assignable. Rien ne la distingue donc, par sa structure, d'une aperception de on l'a vu, à l'imagination, mais qui est déjà la «modification» par autrui, par la
phantasia, et ce qui se produit en moi, dans la rencontre, c'est-à-dire dans sa rencontre, dont on voit qu'elle implique la phantasia. Il y a en effet, Husserl 1'a
temporalisation en présence, ce sont d'abord, non pas des images qui établi- dit, «effacement» (aufloschen) de ma vie dans la rencontre, c'est-à-dire, non
raient fictivement une simultanéité du présent de l'autre et de mon présent, mais pas «fictionnalisation» de mes vécus (en ce qui ne pourrait en être que des
des aperceptions de phantasia, et derrière elles, des apparitions de phantasia. images), mais pour ainsi dire «dé-réalisation» de ceux-ci par mise hors circuit
Pour nous en tenir tout d'abord aux aperceptions de phantasia, elles saisissent, de leur perception interne, à savoir de leur présent ou de leur temporalisation en
dans la phase de présence se temporalisant en sens dans l' «entre» ou le porte-à- présent, et dès lors par leur entrée en rétentions / protentions «sans tête» dans un
faux originaire de la rencontre, des complexes (codés déjà par des aperceptions présent, ce qui est précisément leur passage en aperceptions de phantasia, non
de langue) de rétentions-protentions dans cette présence, c'est-à-dire sans pas «irréelles» mais effectives. Et ce sont ces dernières qui s'entretissent, dans
«tête» dans un présent qui serait fictivement « simultané» (et donc «objectif») ~ la rencontre, avec les aperceptions de phantasia d'autrui. Par là, le Leib, et tout

IJ
286 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
287

aussi bien le Phantasieleib dans ses profondeurs obscures et son indétenninité, de la rencontre se répondait à lui-même en écho, «s'entretenait» lui-même, par
clignote phénoménologiquement, avec les vécus, pour ainsi dire «trans-paraît» cet é~ho,. dans la phénoménalisation du sens au sein de la phase de présence,
dans les Leibkorper qui s'aperçoivent dans la rencontre, et comme ancré à ceux- c'est-a-dire ~ans ~a phénoménalisatio~ d'un (ou de plusieurs) phénomène(s) de
ci, dans la mesure même où le Leib ancré ici comme Nullpunkt des apparitions langage - c est bIen en cela que conSIste, comme le pensait Husserl au moins
internes de mon Leibkorper, y clignotant phénoménologiquement, se retrouve implicitement, l'attestation phénoménologique du Phantasieleib dont on voit
du même coup, mais seulement comme Nullpunkt en clignotement dans le pl~s clairement qu'il est identique à, ou à tout le moins beaucoup plus proche du
Leibkorper aperçu là-bas, c'est-à-dire proprement dans ce qui est la phénomé- / Lezb ~ue le Leibkorper. De la sorte, les «expressions» tout d'abord assignables
nalisation de l'autre en tant qu'autre. au Korper, n~ sont pas, Husserl a vu juste, comme des signes de la langue, mais
Que l'autre en tant qu'autre, c'est-à-dire son Leib et ses vécus qui plongent elle~ sont bIen co~e des. «signes» phénoménologiques de langage, plus
dans les profondeurs obscures de la «vie» de son Leib, de son corps vivant, se anCiens et surtout ~len plus nches (et plurivoques) que les signes, ou plutôt que
phénoménalise, cela ne veut donc pas dire qu'il y a, de ces profondeurs, les seules aperceptlOns de langue. De la sorte aussi, si la phantasia et son Leib
Darstellung intuitive comme celle de leur dedans, et c'est bien là toute la diffi- indéterminé, s'inscrivent, en prenant quelque figure «horizontale»', au registre
culté propre de la phénoménologie (le plus souvent inaperçue aujourd'hui), de la rencontre, c'est que celle-ci est la plus susceptible (mais pas la seule nous
celle de ne pas confondre donation en intuition (au présent) et phénoménalisa- allons le voir à propos du rêve) de temporaliser en présence, en des phéno~ènes
tion. De 1'« intuition », il y en a bien cependant, mais ce n'est précisément que de langa?e, les aperc.e~tions de phantasia, et avec le Leib lui-même qui en est
dans la rencontre, dans les complexes de rétentions / protentions sans présent co.extenslf, les appantlOns de phantasia - ce qui ne veut pas dire, encore une
que sont les aperceptions de phantasia propres à la rencontre - le reste n'étant fOlS, que la rencontre soit «imaginaire» comme en une «fusion». De la sorte
qu'« imagination» d'autrui, confusion entre la «modification» par autrui et la enfin, il n'y a pas, à l'origine, Husserl y a insisté, Einfühlung de l'autre en moi
«modification» (en fiction irréelle) par l'imagination. La rencontre de l'autre et de mon moi dans l'autre (cela présuppose la Stiftung du «dedans»), mais,
dans la phase de présence d'un sens se faisant (commun, si fruste soit-il, pou- p~ur parler comme !'1erleau-Ponty, double intercalation du Leib et du Korper,
vant se réduire à un échange de regards, de mimiques silencieuses, etc.) signifie de?~asage en porte-a-faux du Leib, en lequel s'intercale le Korper comme terme
donc que le Leib et sa «vie» se phénoménalisent dans leur porte-à-faux vis-à- mediant et comme terme ultime: mon Leib clignote comme le Nullpunkt, au
vis d'eux-mêmes, se temporalisent mais en présence (sans «tête» dans un pré- d~dans, d'où ~mon ~orper apparaît, comme Leibkorper, dans ses apparitions-
sent) avec leurs éclats ou leurs lambeaux de phénoménalité, c'est-à-dire au ze~o, ~t c~ meme, chgnotement (et lui seul) entre en résonance (dans la phéno-
niveau le plus archaïque, avec leurs Wesen de Leiblichkeit (les apparitions de ~:nalIsa~~n d~ 1 autre) avec cet autre clignotement qui n'apparaît là-bas que
phantasia) qui, codés et redécoupés par les aperceptions de langue (au moins en d etre «epmgle », en quelque sorte, au Leibkorper, qui est aussi Korper de
partie), vont donner lieu aux aperceptions de phantasia, dès lors temporalisées l'autre; le Korper de l'autre est ce qui « singularise» ou «insularise» le Leib là-
elles-mêmes dans cette même phase de présence - et sans que, à moins d'une bas, .dans un ~utre .Nullpunkt actif par ce clignotement, en l'y ancrant, et cela
confusion fautive de l'aperception de phantasia et de l'image, il puisse être ~~phq~e ~ue Je pUlsse secondairement, de façon spéculaire, par la Stiftung de
question de leur identité ou de leur différence relative quant à leur teneur, entre 1 ~agl~atiO~ sur la base de la phantasia, «me mettre à la place de l'autre»,
celles qui auraient lieu en moi et celles qui auraient lieu en autrui: il faut m lillagmer la-bas avec mon «dedans» tout en demeurant ici à ma place _ alors
prendre les aperceptions de phantasia avec leur indéterminité d'origine. Le même que l'aperception d'autrui n'est finalement que l'aperception du
transfert aperceptif de l' «apprésentation» n'est donc rien d'autre que cette mise ~ullp~nkt où il est depuis le Nullpunkt où je suis. Mais tant que l'on prend la
à même registre architectonique (cette «mise en commun» par la «modifica- SItuation de la rencontre sous l'angle de l'imagination, comme le fait parfois
tion» qu'induit en moi la rencontre d'autrui) des aperceptions de phantasia ren- Husserl, on va inévitablement, tout comme lui, au-devant d'une irréductible
censées après coup comme les miennes et celles d'autrui, et ce, par cette ~porie. Nous reviendrons sur cette question puisqu'il arrivera à Husserl de dis-
mimèsis active et du dedans par laquelle s'effectue, en moi, la présentification tinguer Innenleib, corps vivant interne, et Aussenleib, corps vivant externe.
originaire de ce qui n'est pas apparu, n'apparaît pas et n'apparaîtra jamais en La mimèsis active, vivante, «du dedans », de la phantasia, et du Leib indéter-
intuition. C'est donc comme si, par cette mise à même registre architectonique, miné qui en est coextensif, est tout le contraire d'une copie ou d'une imitation.
par cette mimèsis qui est celle de la phantasia, et à laquelle répond, si la ren- Cela veut dire encore qu'elle n'est rien d'autre, dans ce qui fait l'énigme du
contre se temporalise bien en présence, fait du sens dans la présence, la mimèsis co~s humain (c'est par là que passe, on le comprend déjà, la transmission des
de la phantasia de l'autre (elle ne cesse de «répondre» à la «mienne»), le cli- ~~iftu~g~n, des habitus et des sens sédimentés qui font toute l'acquisition de
gnotement phénoménologique du Leib et de sa vie dans le rien que phénomène 1 mstitutlOn symbolique, et il nous faudra pareillement y revenir), que la
288 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
289

réponse, en écho légèrement décalé par le déphasage interne de deux phases de


moins ~ue ce ne soit celui, très paradoxal, que nous allons étudier, des rêves que
présence dans la phase de présence de la rencontre, à quelque chose qui, comme
nous fmsons quand nous dormons, car les rêves sont apparemment ce qui en
question jamais posée au présent, n'advient proprement à son lieu que dans la
~o~s est .le plu~ ,«privé », «insularisé» par coupure d'avec l'Umwelt. Quant à
réponse elle-même, mais en un lieu, précisément, intérieurement décalé, jamais
1 «1~tentlOnnahte» de la phantasia en ses aperceptions, on voit qu'elle est liée à
en coïncidence avec lui-même, dont le sens se faisant s'efforce de réduire le
la fOlS aux aperceptions de langue et, de façon plus archaïque, au Leib comme
décalage. Ce n'est donc pas que la mimèsis soit reduplication du sens par lui-
Nullpunkt, c'est-à-dire comme cellule de spatialisation. Il faudra encore l'ana-
même, ce qui le supposerait déjà fait quelque part, mais c'est que la mimèsis lyse du rêve pour préciser ce point davantage.
«prolonge», du sens, ce qui ne s'en est pas encore fait pour échouer elle-même Laissons à Husserl le soin de conclure:
à l'accomplissement, et se reprendre à nouveau comme mimèsis. Celle-ci est à la
poursuite d'elle-même comme de l'insaisissable qui est pourtant en train de se «1) .Sije vois l'autre, je vois son corps et l'appréhende comme homme d'une manière com-
p.réh.e~sl;e. ~e .co~~rendre n'est pas ici avoir une "image", aussi peu que voir une chose ne
saisir dans son ipséité qui n'est pas identité. Et il en va ainsi de la phantasia, et slgm:Ie 1 aVOlr llltUltlVement d~ p~i~t.~e,vue de [son] dos. Le corps n'est pas seulement appré-
du Leib, dans la temporalisation en présence de la rencontre. Ce qui paraît un hendé c.omme corps. (avec ses lllVlslbihtes), mais il est appréhendé comme corps vivant, et au
instant fixer les termes dans la singularisation des Leibkorper - sur fond de quoi corp's VIvant appartient donc un animé (Seeliches): Tout cela ne relève pas de l'intuition (nous
soulignons).
s'enlève la Stiftung de la Jemeinigkeit et de la Jeseinigkeit - se dissout aussitôt , «2) Si ~e me c~:mfie le sens de cette aperception, si j'amène à la lumière ce qui y est obscu-
dans le clignotement phénoménologique du Leib et de sa vie au sein du rement cO-lllc1~~, J ~~complis "une tournure vers le dedans" (Innenwendung), je passe au-des-
Leibkorper, mais pour se reprendre du même mouvement: Les fluctuations et ~us e~ ~ors de 1 llltu.ltlO~ .externe. Ce que j 'intuitionne: à présent je suis manifestement renvoyé
les ruptures instables des aperceptions de phantasia sont immédiatement l'écho a ~~.l, a mon a~to-llltultlOn, et celle-ci, je la transfère, comme si j'allais là-bas de l'autre côté
(~~~ube:): s~~ 1 autr~,. do~~ en accomplissant un changement dans l'intuition interne, et en
du jeu instable du clignotement phénoménologique. C'est là, pour nous, une 1 Identlflan~ avec ,11lltultlOn externe du corps, "mieux, en l'amenant au recouvrement (scil.
conséquence tout àfait capitale, puisque nous y trouverions que la phantasia est avec c,~l1e-~~). Par la, avant tout, mon auto-intuition de mon corps comme vivant se recouvre
bien, avec ses apparitions et ses aperceptions, le registre architectonique le plus avec lllltuitlon externe du corps là-bas: sous la modification qui convient. Ce n'est pas mon
corps,. pas non plus un co~s absolument le même. Le recouvrement n'est pas un recouvrement
archaïque, car le plus proche de la phénoménalisation des phénomènes, qui soit effec~vement complet, ~alS un recouvrement du semblable et du semblable (Ahnliches), dans
« attestable» phénoménologiquement au sens de Husserl. Reste évidemment, le mel~eur des cas du m;me: Da~s.la ~ature de l'aperception et de sa présentification réside
pour étayer cette conséquence, à analyser de plus près encore à la fois le statut et cela ~u el~e.ne'peut pas etre Identlflcatlon effective. Je ne puis jamais amener le co-posé à la
donnee onglllarre. » (Hua XIII, 341-342)
la teneur concrète, dans ce qu'elles ont en commun, et dans ce qui les différen-
cie, des apparitions et des aperceptions de phantasia. Déjà, nous pouvons dire Sans insister sur le fait que, comme le plus souvent, Husserl part du moi,
qu'il n'y a pas d'aperceptions de phantasia sans apparitions de phantasia relevons ~ncore deux choses. 1) L'animé (le psychique, le spirituel) qui fait,
puisque c'est par les premières que les secondes apparaissent avec des appari- dans le chgnotement phénoménologique du Leib du sein des profondeurs du
tions d'objets reconnaissables (par exemple: le centaure); par là, nous serons L;ib.kdrper d'autrui, sa vie propre, n'est pas, et ce par principe, intuitionnable. Il
tenté de dire, ce qui correspond à l'expérience et aux descriptions que Husserl ~ agl~ ~n effet d'un clignotement, et s'il Y a en lui «quelque chose», il relève
en a faites (à propos des phantasiai «obscures»), qu'il peut y avoir des appari- lillmedl~tement . du . non-,présent, c'est-à-dire aussi des aperceptions de
tions de phantasia «obscures », pour la raison qu'elles n'apparaissent pas d'em- phantasla: Cela Impl~que a son tour que les possibilités de l'autre eu égard au
blée comme des apparitions d'objet - la question demeurant de savoir s'il est sens se fmsant en presence dans la rencontre ne sont pas nécessairement ou a
possible d'y «retourner» ou de dégager les apparitions de phantasia par mise priori celles q~i se sont instituées comme les miennes (ce qui explique aussi le
hors circuit de l'intentionnalité propre aux aperceptions de phantasia. En tout recouvrement,mco~plet dont parle Husserl au second point), donc aussi que ce
cas, provisoirement, l'étude de la rencontre «intersubjective» nous a fait consi- ne s~nt pas nec~ss~~eme~t ou a priori des possibilités éidétiques (communes)
dérablement progresser en ce qu'elle est finalement un mode d'attestation phé- fondees s.u~ ~a, re~~lt:,. mms que ce peuvent être, eu égard à mes possibilités et
noménologique des aperceptions de phantasia, où elles sont en jeu dans le au~ posslblhtes eIdel1ques, des transpossibilités. Car c'est bien la «masse»
,1
clignotement «entretenu» du rien que phénomène (de la rencontre), clignotant entIère du langage phénoménologique, débordant les possibilités instituées de la
elles-mêmes en écho de ce clignotement, et donc plus aisées à analyser quant à r~n~ontre et, de l,a l~gue, qui est remise en jeu chaque fois qu'il y a rencontre
leur teneur concrète au sein de la rencontre. Et cela explique aussi qu'en retour, ventable, c est-a-drre autre chose qu'une rencontre «spéculaire» où je ne
la phantasia ait des allures si fugaces et si insaisissables quand, hors de la ren- r~trouve en l'autre que ce que j'y ai toujours mis, ou ce que l'institution symbo-
contre, le clignotement de la Leiblichkeit et de sa «vie» ne trouve plus matière à lique en laquelle nous vivons a déjà mis en chacun de nous en nous instituant
s' ~ntretenir: cas où les aperceptions perceptives reprennent tous leurs droits - à COmme tel ou tel «personnage» parlant telle ou telle langue. C'est dire que
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 291
290

l'analyse husserlienne, par ses tennes mêmes, ouvre à la, possibili~é, ,q~i est ~n Certes, dira-t-on, mais il y a quelque paradoxe à soutenir que la circulation
fait transpossibilité, de l'imprévisibilité de la rencontre, ou du sens medit se faIt. de la Leiblic.hkeit et de la «vie », de 1'« à-vif» des vécus, se fait la phantasia en
2) L'apparition interne de l'autre ne se présentera jamais, en Darstellung intui- ses ap~rc:ptlOns. Et cela, sans doute, parce que nous sommes habitués à rappor-
~er umlat~~~ement la ~hantasia à l'imagination, et parce qu'il y aurait quelque
tive, à moi, et pourtant, je puis, comme le dit Husserl, la «comprendre du
dedans», c'est-à-dire depuis un écart irréductible qui engage à la mimèsis et la mcongrmte a autonOll11ser la phantasia par rapport à l'imagination en recourant
suppose, ou plutôt, qui engage la phantasia et ses aperceptions sur la voie. de la seulement à la rencontre «intersubjective». La question est en effet finalement
mimèsis et la suppose. Je n'entends jamais la voix de l'autre qu'en écho décalé, et de savoir si, pour avoir tous deux le même régime de temporalisation en pré-
ce n'est jamais que par la phantasia ainsi engagée - et située - tout en étant sup- sence sa~s présent assignable, la phantasia et le langage phénoménologique
posée, que je puis, bien en-deçà de la quasi-perception imaginative ou imageante, peuvent etre confondus, et si, précisément, en tendant à les confondre, nous ne
non pas «me mettre à la place de l'autre », mais «épouser »: «a~compag~er» ou sommes pas victime d'une illusion.
«imiter» la proposition de sens qu'il me fait (encore une fOlS: SI fruste sOlt-elle), Le moment est donc venu d'éprouver la légitimité de cette éventuelle confu-
et à laquelle je puis répondre, en faisant moi-même ce sens du sein rr: ême de la sion, .à propos .d'un cas qui paraît à l'opposé de la rencontre «intersubjective »,
temporalisation en présence dans ce qui est dès lors la rencontr~ (~arre ce se~s et qm est celm du rêve que nous faisons quand nous donnons, cas typique où,
peut se réduire à un geste ou à une simple mimique). TI faut donc mSlster un~ fOlS retranchés du monde par le sommeil, les aperceptions - voire des apparitions -
encore sur le fait que l'entente par la phantasia ne me donne pas une «represen- de phantasia paraissent surgir «à l'état pur». Ce faisant, c'est aussi et même
tation imaginaire» de l'apparition interne de l'autre, mais, comme dit Husserl, sa pri?cipalement le rapport du rêve à la Leiblichkeit qui va s'expliciter, rapport
«compréhension du dedans» (Einverstehen), c'est-à-dire, dans le cli~otement qm va nous apparaître comme une sorte de «cas pur» pennettant de mieux dis-
des aperceptions instables de phantasia, le clignotement de celles qm ont pour cerner le rapport propre de la phantasia à la langue, comme en un régime, en
«objet» cette apparition interne, dès lors elle aussi multiple et pro~éifonne, elle quelque sorte débridé, de la phantasia. Sur ce chemin, pour une fois, Husserl ne
aussi, dans la rencontre, temporalisée en présence au gré d'aperceptlOns de phan- nous est plus d'un grand secours, mais bien, à condition de le lire en phénomé-
tasia. L'apparition interne de l'autre, ce qu'il s'agit d'entendre ou de com- nologues, Merleau-Ponty.
prendre est donc comme l'horizon de ce qui est visible mais jamais vu du
Leibkorper de l'autre, ou plutôt de sa Leiblichkeit en présence mais non présente
qui fait «vivre», dans la rencontre, les «expressions» (de tous ordres, relevant du § 5. LE DÉSANCRAGE DU LEIB PAR RAPPORT AU KORPER
ET LAPHANTASIA DU RÊVE
corps ou de mouvements plus imperceptibles et plus intimes, classiquement rap-
portés à l'âme, à la psychè, ou à la pensée, à l' « esprit») co~e «~ignes >~ phéno-
ménologiques du sens se faisant dans la rencontre. Ceux-c~, .q~ constrt~ent la a) Introduction
part des aperceptions de phantasia rapportée ou «mobllisee» au lieu de C'es~ dans une note de travail de novembre 19605, qui fait partie d'un
l' «entre» de la rencontre, sont donc cela seul qui apparaît proprement, avec sa ~roupe Important, que Merleau-Ponty aborde, en des tennes d'abord énigma-
Darstellbarkeit intuitive, de la Leiblichkeit clignotant avec le rien que phéno- liques, la question du rêve. «Scène autre» du rêve, précise-t-il en soulignant.
mène. Ce sont donc ses apparences, les seules possibles puisqu'il n'y a que la QU'es,t-ce .à dire? Lisons d'abord la note en soulignant au passage les points
phénoménalité du phénomène qui puisse être apparente, m~s. seulemen~ par la,!:: pr~blematrques. Cette «scène autre», dit-il, est «incompréhensible dans [une]
beau:x4. Et dans la mesure où ceux-ci sont, dans notre expenence, touJours deJa phIlosophie qui ajoute l'imaginaire au réel», car il resterait à comprendre com-
codés par des aperceptions de langue, ces lambeaux nouS sont apparents, dans m:nt cette a~jonction, faite depuis la tradition philosophique, «appartient à la
l'expérience, comme aperceptions de phantasia. Celles-ci sont donc, dans la ren- meme con~clence». Il faut donc, poursuit-il, «comprendre le rêve à partir du
contre, et moyennant l'institution symbolique de la langue, les apparences du corps» - blen entendu à partir du corps vivant, de ce que Husserl nommait le
rien que phénomène qui, avec les vécus mis en jeu, de façon modifiée, dans la Leib - c'est-à-dire «comme l'être au monde sans corps, sans "observation", ou
rencontre (les miens étant mêlés avec ceux de l'autre clignotant seulement dans plut?t avec un corps imaginaire sans poids. » Cela signifie, en première approxi-
la phantasia «mimétique» sans être intuitionnés au présent), implique la matron, sans corps en même temps situé, comme corps physique ou Korper
Leiblichkeit encore en clignotement dans les Leibkorper institués, mais, par ce
clignotement même, en circulation «entre» ceux-ci.
5 .. Le visible et l:invisible,. texte établi par Claude Lefort, Gallimard, Paris, 1964, p. 316.
4. Cf par exemple nos Méditations phénoménologiques, op. cit., passim. Nous citerons desormms par le SIgle VI, suivi de l'indication de page.
292 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
293

parmi les choses, et situé comme «centre de perspective» sur les choses, comme ~ême; j~squ' à se ~ontredire, comme si le sensible du rêve, le sensible dans le
«observatoire» de l'Umwelt. Comme si, délivré de cette pesanteur matérielle, le reve, etaIt un substItut du monde? Et même, comme sensible interne le double
Leib comme être au monde sans Korper, était porteur d'un être au monde «sans du «sensible externe»? Certes, mais l'expression «le rêve est du cÔté du sen-
corps », ou s'était mué en «corps imaginaire sans poids ». Nous reconnaissons le sible partout où n'est pas le monde» résiste à la déception et garde son secret:
Leib (indéterminé) de phantasia dont parlait Husserl. Et il faut entendre ici d,e q~el ~onde s'agit-il, et de quel ordre est donc la négation qui l'affecte? Il ne
l' «imaginaire» visé par Merleau-Ponty comme ce que nous entendons, à la suite s agit surement pas du monde dont il a été question plus haut dans le rêve
de Husserl, en tant que phantasia - ce pourquoi nous mettrons «imaginaire» «comme l'être au monde sans corps», et la négation n'est elle non plus, sûre-
entre guillemets phénoménologiques. Cela conduit à un retournement de toute la m~nt pas, la négation néa~tisante qui, venant trop tard par rapport à 1'« imagi-
question de 1'« imaginaire ». Merleau-Ponty enchaîne en effet aussitôt: «com- narre» du co~s, ne POUVaI~ le comprendre qu'en niant la réalité du rapport réel
prendre l'imaginaire par l'imaginaire du corps », formule absurde si on réduit le aux c~o~~s reelles. Le sensIble dans le rêve ne reconstruit pas tout simplement
Leib au Korper, ou si, comme il le dit, on comprend 1'« imaginaire» comme une :eall~e devenu~ a~sente, et ce, sous forme d'images: il est plutôt là, comme
«néantisation» (du rapport réel avec des choses réelles), c'est-à-dire seulement sensIble lllterne, la ou le sensible externe fait défaut. C'est-à-dire de manière
depuis «l'observation» où le corps (Leib et Korper tout ensemble) est situé cohérente avec la pensée de la note, là où le monde, transi p~ le sensible
parmi les choses. Mais il y a plus dans ce retournement où joue déjà la réversibi- externe, n'est pas. Ce qui ne signifie donc pas qu'il n'y aurait.plus du tout de
lité du «corps imaginaire» à «l'imaginaire du corps» puisque, dès lors, 1'« ima- monde dans le sensible interne, là où celui-ci, déjà être au monde mais d'une
ginaire », compris par 1'« imaginaire» du corps est «vraie' Stiftung de l'Etre» - autre manière, n'est plus «doublé» par le sensible externe. Mo~de, donc, et
nous traduisons: vraie institution d'un «il y a», et on va voir qu'il s'agit d'un «il monde de «choses», de sensibles, mais plus monde de choses réelles de celles
y a» sensible -, «dont l'observation et le corps articulé (scil. déjà Korper dans le qui, situent le Leib, lui do~ant de la pesanteur de Korper, comme «~orps arti-
Leib) sont [des] variantes spéciales.» Autrement dit, loin de tout réalisme, le c~le» et comme observatorre, comme Leibkorper. Le rêve, ne l'oublions pas, se
retournement pensé par Merleau-Ponty conduit à penser 1'« imaginaire» comme fait seul, hors de la présence se faisant dans la rencontre intersubjective 6 .
matriciel par rapport au lien réel avec des choses réelles - ce qui ne veut pas dire , Il y a do?c, du sensible dans le rêve, celui qui advient Comme «Stiftung de
que l'imaginaire soit à l'origine de la réalité. C'est plutôt comme si, dans le rêve, 1 Etre. » MaIS a nouveau: où est donc le sentant? C'est précisément la question
s'effectuait quasi-spontanément une épochè de la réalité et du corps (Leibkorper) qu~ Merleau-Ponty se pose aussitôt en écrivant: «Le "sujet" du rêve (et de l'an-
situé comme observatoire (et portant le Korper en lui), épochè qui laisserait gOlsse, et de toute vie), c:est on - i.e. le corps Comme enceinte _» Et il ajoute,
comme «résultat» l'être au monde avec un «corps imaginaire sans poids», un concluant la note: «Encelllte dont nous sortons puisque le corps est visible une
Leib, porteur, désormais, de son «imaginaire», de la phantasia qui y est liée. Est- "sorte de .réflexi~n". » Le «on» dont il est ici question n'est évidemment p'as le
ce à dire que nous avons par là atteint à une sorte de «pur» être au monde non «on» heIde?genen: c'est le «on» que nous caractérisons, pour notre part,
réifié, où il y aurait en effet «vraie Stiftung de l'Etre», c'est-à-dire au Leib comme celUl de l'anonymat phénoménologique. Le sentant du rêve est donc le
comme rien que phénomène, dont les sensibles ne seraient que les «lambeaux» c~rps, le Leib comme enceinte, et le Leib sans titulaire, anonyme. Dedans
de phénoménalité, les concrétions en éclatement, ou, pour reprendre les termes «I?terne »; donc, et anonyme, où la vie et le chiasme sentant/ sensible se pour-
de Merleau-Ponty, «en fission»? SUlt par d autres moyens que ceux de la veille. Dedans sans dehors ou plutôt
Le problème se complique aussitôt, car, s'il y a sensible, il y a aussi sentant, dedans qui se refend en un dedans et un dehors, sorte d' étran~e surface
et donc, dans les termes du Visible, chiasme sentant/sensible. C'est la question (en~ei?te) ~ù ~e pou~suit.le chiasme sentant/sensible, dans l'état d'apesanteur
que se pose Merleau-Ponty: «que reste-t-il du chiasme dans le rêve?» S'il y a de 1 «Imaglllarre», ou a heu la «Stiftung de l'Etre» comme cristallisations mul-
de l'«il y a» sensible dans le rêve, où est donc le sentant? C'est à nouveau le ti~les d'« il y a» multiples où il y a des sensibles - et non pas des images, qui
paradoxe de 1'« imaginaire» de paraître forger du sensible in absentia, en l'ab- n en sont, pour Merleau-Ponty, que des résidus par la néantisation «réaliste».
sence de choses sensibles, le corps comme Leib étant ici le sentant. Et c'est à ce Quand nous rêvons, nous ne pensons évidemment pas que nous ne sommes en
! 1

l'
paradoxe que s'attaque Merleau-Ponty en écrivant: «le rêve est dedans au sens rapport qu'avec des «images», et il faut beaucoup d'acrobaties, dont celles de
où est dedans le double interne du sensible externe, il est du côté du sensible Freud, pour leur redonner après coup un «indice» de réalité. Enfin, dernier élé-
'i partout où n'est pas le monde - c'est là cette "scène", ce "théâtre" dont parle
1: 6. Pour une situation architectonique de l'analyse de Merleau-Ponty par rapport à l' œuvre de
Freud, ce lieu de nos croyances oniriques -, et non pas la "conscience" et sa
'1 Husserl, on se reporter~ à l'Appendice ID, ici même. Dans ce qui suit, nous allons interpréter cette
"
folie imageante.» Dira-t-on que la réponse est décevante, et la méditation, un analyse dans le drOIt fil de nos problèmes et questions, pensant qu'il y a en elle un léger excès
1
échec? Merleau-Ponty ne parle-t-il pas de l'absence du monde? N'y va-t-il pas, auquel, au vu de ce que nous en savons, Husserl ne semble pas avoir proprement touché.
, ,
1

1 1

i:l
294 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 295

ment fondamental de la note, le corps comme enceinte est invisible, ou tout au Verborgenheit, une Urpriisentation du Nichturpriisentierbar», un «originaire de
moins invisible comme tel, si l'on admet que les sensibles dans le rêve en sont l'ailleurs, un Selbst qui est un autre, un creux». Dès lors, s'il faut parler de pen-
des concrétions, des apparences. C'est même cela, sans doute, qui constitue, sée (= esprit) ou de conscience, celles-ci sont «Offenheit d'une corporéité à
tout bien pesé, le plus fondamental pour le problème du rêve, car c'est cela qui, Monde ou Etre ».
donnant l'illusion que le rêve se déroule sur une autre scène, fait l'illocalisation Qu'est-ce à dire? Après avoir un instant médité sur l'invisible de droit (qui
du corps dans le rêve (ou la localisation seulement partielle, par vision ou tou- dépasse l'invisible de fait: mes yeux ne sont pas visibles pour moi), dans la non-
cher), le fait que, précisément, il en est absent comme un visible/tangible, coïncidence du Wahrnehmen et du Sich bewegen (l'un ne peut jamais, pour ainsi
comme un Leibkorper. De la sorte se comprendrait mieux encore que le rêve est dire assister à la naissance de l'autre, ce qui fait leur chiasme et leur achèvement
«être au monde sans corps»: sans corps parce que sans corps visible/tangible dans l'invisible, dans le Leib, par une «sorte de réflexion» mutuelle «par ek-
(sensible), mais pas sans Leib. On pourrait dire que pour Merleau-Ponty, le rêve stase»), Merleau-Ponty revient au toucher / se toucher. «Il faut comprendre le se
n'est si important que parce qu'il révèle les opérations du chiasme sentant/sen- toucher et le toucher comme l'envers l'un de l'autre». C'est-à-dire que «la
sible dans l'éclipse du corps comme d'un sensible/visible, comme d'un négativité qui habite le toucher» (l'intouchable) est «l'autre côté ou l'envers
Leibkorper institué. (ou l'autre dimensionnalité) de l'Etre sensible». Envers qui n'est pas dans le
Il reste à comprendre tout cela de plus près encore, sinon jusqu'au terme - en sensible, même s'il y a (au monde) «des points où il n'est pas». Car il est le
ces matières, il n'y a pas de terme -, du moins jusqu'au point où il serait pos- « double fond» du sensible, par où il y a contact de soi à soi, en porte à faux, du
sible de couper court à toute tentation - très grande -, de considérer malgré tout toucher et du se toucher. Et c'est ce contact énigmatique qui est «chair», Leib,
le rêve comme reconstruction plus ou moins déliée d'un terme absent (le corps où le Leib «s'accroche» ou «s'ancre» au sensible. Merleau-Ponty écrit cette
comme un sensible / visible, le monde) mais normalement présent, comme si le phrase capitale: «La chair du monde, (le "quale") est indivision de cet Etre sen-
rêve n'était là que pour combler une place vide. En ce sens, il faut aussi nous sible que je suis, et de tout le reste qui se sent en moi» (nous soulignons). La
pencher sur la signification toute nouvelle de la négativité (et de la négation) qui «chair» est donc une autre manière, toute nouvelle, d'appréhender la réflexivité
se dégage, ne fût-ce qu'en filigrane, déjà dans le texte principal du Visible, mais classiquement mise sur le compte de la conscience. Réflexivité du même ordre
aussi dans les notes de travail publiées par Claude Lefort. que celle qui est en œuvre dans la rencontre inter subjective (eine Art du
Reflexion est une expression parfois utilisée pour cela par Husserl), et que
b) Le chiasme et la négativité nouvelle? Merleau-Ponty, en quelque sorte, généralise. Réflexivité par laquelle, au lieu de
s'hypostasier dans l'esprit, la pensée ou la conscience, mais aussi bien le Leib
La question du chiasme et de la négativité est remarquablement condensée
comme l'invisible (l'insensible), est le lieu de passage, en creux ou en négatif,
dans une note de travail de mai 1960 (VI, 307-310). Le toucher et le se toucher
par où doit transiter la vision ou la sensation pour revenir sur elle-même - ce en
(= touchant-touché) ne coïncident pas dans le corps, écrit Merleau-Ponty. Car
vertu de quoi il n'est pas d'autre pensée pensante, pour Merleau-Ponty, que la
«le touchant n'est jamais exactement le touché». La coïncidence ne s'effectue
pensée incarnée, ou plutôt, puisque la pensée change de statut, ce en vertu de
pas non plus, poursuit-il, «dans l'esprit» ou dans une «conscience», car ce
quoi voir et sentir sont déjà «penser», sans que le sensible soit soutenu par un
serait selon lui se la donner d'avance en un lieu d'identification qui, extérieur à
insensible qui serait déjà idéalité ou idée.
la rencontre du touchant et du touché, serait un lieu de survol. Et cependant,
Tout tient donc à cette réflexivité (eine Art der Reflexion) d'un tout nouveau
ajoute Merleau-Ponty, «il faut quelque chose d'autre que le corps pour que la
genre, qui revient, en quelque sorte, transmuée, d'un transit dans le Leib comme
jonction se fasse: elle se fait dans l'intouchable.» Et, à l'égard de cet intou-
rien que phénomène, c'est-à-dire dans l'invisible/insensible (infigurable). Que
chable, il n'y a pas de privilège du moi (dans ce qui serait le présent vivant de la
s'y produit-il plus précisément? Merleau-Ponty tente de le penser dans une
conscience de soi) sur autrui: «ce n'est pas la conscience qui est l'intouchable»,
explication, le plus souvent mal comprise, de la «chair» comme «phénomène
car ce que je ne toucherai jamais d'autrui, autrui ne le touchera pas non plus. Il
de miroir» -l'expression, il est vrai, est équivoque, et a dû être à l'origine d'in-
ne faut pas faire de la conscience une positivité, une thèse de soi de l'intou-
terprétations qui se sont dispensées de lire. Ce «miroir» qui n'a rien de spécu-
chable qui n'expliquerait rien. Et il ne faut pas faire non plus de l'intouchable un
laire est ici une figuration du double fond, invisible/insensible, du
touchable «en fait inaccessible ». L'intouchable est plutôt de l'ordre de
visible / sensible. Il est donc le lieu même du soi qui «se» sent à travers moi.
l' «inconscient », c'est-à-dire du «vrai négatif»: «une Unverborgenheit de la
Mais ce «soi» n'est précisément pas le soi déjà institué du Leibkorper et de la
conscience de soi: ce qui en revient n'est précisément pas l'image du corps
7. Cf aussi notre Appendice III. (Leibkorper) comme un. Ce qui s'y fait est tout au contraire, écrit Merleau-
296 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFFUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
297

Ponty, «réalisation d'un Bild de la chose» et Bild ne peut précisément pas se Stiftung du LeibkOrper, en «sens de monde» et «sens de sujet» (que le sujet
traduire ici par «image», mais le doit, si l'on veut, par «figure», «apparence» paraît faire) à la poursuite l'un de l'autre; cette division, nous la reconnaissons
(Husserl), ce en quoi «quelque chose» d'indéterminé et d'encore inchoatif va comme celle des rétentions et des protentions da11S la présence (sans «tête»
devenir chose - ce en quoi l'Etwas va devenir Sache ou Ding. Loin donc de se dans un présent), et c'est une division qui les relie les unes aux autres, dans ce
voir ou de se sentir purement et simplement lui-même dans le «miroir» qui est que Merleau-Ponty appelle le chiasme, en des complexes de rétentions-proten-
«double fond», le Leib, achevant sa réflexivité par le rebroussement dans le tions de présence toujours provisoires, car toujours instables et fluctuants
«double fond», ne voit ou ne sent, le plus souvent, que son ombre, pour ainsi comme lambeaux de sens qui, codés par les aperceptions de langue, ne sont rien
dire son ombre portée au monde même, et le Bild de la chose est par là aussi d'autre que ce que nous avons repéré comme aperceptions de phantasia - diffé-
Wesen (au sens verbal), «essence» au sens actif (et non pas idéalité, ni, originai- rentes, rappelons-le, de quasi-perceptions. C'est donc bien ici, toujours dans nos
rement, substrat ou hypokeimenon), qui s'extrait du visible/sensible, comme termes, le Leib qui s'aperçoit dans ces lambeaux aperçus comme ses appa-
«pellicule de l'Etre» (sciL du monde) «ou de son "Apparence"». Autrement rences, et celles-ci sont reportées, ou plutôt ancrées au monde si celui-ci est ren-
dit, le Leib ne fait «ester» du monde que cela même qui, du monde, «se» voit contré, dans une phase de présence, comme un autre, ou comme habité toujours
ou «se» sent à travers lui, et c'est en ce sens que Merleau-Ponty parle d'«har- déjà par l'autre. Dans la seconde note de travail de juin 1960 (VI, 312-314),
manie préétablie» (VI, 315). Sorte d'«idéalisme» du corps-Leib, pourrait-on Merleau-Ponty écrit que «l'essentiel est le réfléchi en bougé, où le touchant est
dire, à condition de transposer comme il se doit le concept d' «idéalisme», et qui toujours sur le point de se saisir comme tangible, manque sa saisie, et ne
n'a rien à voir, en tout cas, avec un quelconque «réalisme», ontologique ou s'achève que dans un il y a». Et conclut qu'«il n'y a que des rayonnements
autre, en vertu duquel la perception, ou la sensation, se feraient toutes seules, d'essences (verbales)>> et pas «d'insécables spatio-temporels». Ces Wesen,
dans une chair diffuse et profuse, en l'absence de cette réflexivité du Leib - autre expression, sont des «invariants du silence»: dans nos termes, des
réflexivité, nous l'avons vu, qu'il y a même dans le rêve. «êtres» (Wesen) déjà de langage, et pas du tout encore de langue, mais fixés
Autrement dit, le Leib semble se perdre au monde pour se retrouver dans les comme «il y a», de manière instable et fluctuante, par la Stiftung des apercep-
Wesen des choses. Le Wesen ou le Bild est bien la «présentation» ou la tions de phantasia, et ce par la médiation de la Stiftung des aperceptions de
Darstellung intuitive, toujours déjà figurée, du «non présentable originaire» langue. Il n'y a donc de Bild (sensible, visible), de Wesen, comme Wesen «qui
(undarstellbar), la figuration ou la Darstellbarkeit de l'infigurable, la plastique rayonne», d'il y a, de soi, que dans l'imminence jamais réalisée, dans le
de ce qui, vraie négativité, n'en a pas - ce que nous appelions la «figurabilité visible/sensible, d'un achèvement de la réflexion qui n'est jamais là que
horizontale ». Les «Wesen» sont autant d'« extraits spéculaires» du Leibkorper, comme horizon, l'horizon, précisément, du Leib en clignotement dans le cligno-
car précisément, pris en lui-même, dés ancré du Korper où il «vit» (clignote) tement du rien que phénomène où se rencontrent Leib et monde. Cet horizon est
incorporé, le Leib lui-même n'a pas de figure ou de visage - il ne s'obtient horizon de sens se faisant en présence: il est ce qui fait plonger le voir et le sen-
qu'illusoirement dans la «folie» spéculaire de Narcisse, où le Leib, précisé- tir dans le «double fond» de l'invisible et de l'insensible, et l'en fait revenir par
ment, est capté par son image, s'y désincarne, s'anéantit en imminence dans le le travail de figuration. On peut s'expliquer par là qu'en supposant la réflexivité
caractère visuel du Korper. Dès lors, tous les Wesen de monde, qui ne sont pas achevée, la philosophie classique se soit trouvée réduite à ne se trouver que trop
encore des «étants», qui sont autant de figures du vrai négatif, sont autant de tard, dans le toujours déjà figuré, par rapport au travail de figuration. Le trop
points d'articulation (soi, Selbst) où le corps (Leib) et le monde achèvent, mais tard, c'est-à-dire, en un sens, le déjà mort, ce qui est passé au fil de la «néantisa-
toujours dans l'imminence, leur réflexivité, en chiasme l'un sur l'autre, donc en tion» du «réel», de la «modification» de l'imaginaire (de l'image au sens hus-
porte à faux, en non-coïncidence. Le Wesen est «être» en son acception active serlien).
ou verbale au sens strict où ce qui «s'achève» du Leib au monde dans un soi du Que signifie plus proprement cette «plongée» dans le «vrai négatif», et
Leib ne coïncide pas avec ce qui s'achève du monde au Leib dans un soi de la qu'en est-il plus précisément de celui-ci? Le chiasme, nous venons de le dire,
chose du monde: si l'expression est possible, les deux «soi», qui n'existent que est, dans la phase de présence du sens se faisant (dans le phénomène de lan-
par abstraction, sont en harmonie, se poursuivent l'un l'autre, et c'est ce mouve- gage), cette situation de double empiètement (du Leib sur le monde, et du
ment même qui est constitutif du soi, du Bild ou du Wesen. En ce sens aucun de monde sur le Leib), où les Wesen ou les «soi» (invisibles, insensibles), comme
ces «soi» n'est proprement présent: chez Merleau-Ponty la rencontre du monde complexes de rétentions-protentions dans la présence institués en aperceptions
est comme la rencontre d'autrui: elle se fait, dans nos termes, toujours tout de phantasia, jouent Comme axes, pivots ou horizons du visible ou du sensible.
d'abord dans une phase de présence, dans le porte-à-faux du sens se faisant par Cela ne doit pas nous faire oublier, Comme trop souvent, la situation concrète:
rapport à lui-même où c'est le même «soi» (ipse) du sens qui se divise, selon la non seulement les visibles et les sensibles le sont à la fois, au monde, du Leib et
298 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 299

du monde, puisque le Leib, en étant ancré au Korper, est aussi reporté aux ménologique, que celui des profondeurs obscures du Leib au rien que phéno-
choses du monde, mais encore, par là, leur «double fond» l'est aussi, dans la mène, clignotement immaîtrisable qui est le «moteur» du suspens ou de l'épo-
temporalisation du monde en présence (en phénomène de langage), à la fois du chè, qui met donc, par là, irréductiblement à distance de la surface où dedans et
Leib et du monde: l'invisible / insensible de principe l'est tout autant du Leib dehors du Leibkorper se recroisent en chiasme, le chiasme sentant/ sensible - le
que du monde, le monde étant indiscernable du Leib, c'est~à-dire lui aussi indé- senti, en son soi chargé de sens dans son Wesen, étant comme son écho réper-
terminé et infigurable, darstellbar seulement par la médiation de ses lambeaux cuté sur la surface et appelé au dehors, la figuration de l'infigurable qui fait du
de phénoménalité qui sont aussi originairement apparitions de phantasia. Cela Leibkorper un corps vivant sentant. Le monde, ou plutôt les choses du monde,
conduit, en un sens, à leur in-différence, ou à ce que Merleau-Ponty nomme par- ont donc elles aussi, par leur Wesen de rayonnement à l'autre pôle du clignote-
fois leur non-différence. Mais il faut se garder de l'illusion qui, retournant la ment phénoménologique, un dedans d'où elles paraissent émerger en s'exhi-
situation, ferait croire que le monde est un Leib, c'est-à-dire un Leibkorper, et bant, dans le sensible, au Leibkorper comme «mesurant universel «-
qu'il «se sent lui-même sentant en moi», prenant en quelque sorte mon corps «mesurant» il l'est par les axes ou les horizons selon lesquels le Leib est ancré
comme organe de sensations. Car le «lui-même» ne vient, précisément, que du au Leibkorper, et par cet ancrage, ces axes ou horizons sont d'abord, mais pas
Leib ancré au Korper, la seule «chose» qui ait pouvoir de se voir, de se toucher. exclusivement, nous l'avons vu, ceux des membres et des organes de sens en
Concevoir le monde comme un Leib, c'est se proposer un oxymore, ou c'est, Innenerscheinungen.
imaginairement, appréhender le monde comme un autre humain ou comme De cette situation résultent deux conséquences capitales. La première est
l'impossible reduplication spéculaire du Leib - impossible puisque le Leib est qu'il y a «double inscription dehors et dedans» (VI, 315, novembre 1960),
précisément indéterminé et infigurable comme tel, et il en irait de même si, par c'est-à-dire double intercalation du dedans et du dehors: le dehors (les choses)
l'absurde, j'apercevais telle ou telle chose comme un double spéculaire de mon s'inscrit une première fois comme sensible sur la «surface» du Leibkorper où a
Leibkorper. Nous serions là dans une sorte très étrange d'animisme ou d'hylo- lieu le chiasme du senstant/ sensible (il faut que les choses «se» sentent là où
zoïsme, qui est l'horizon d'absurdité contre lequel, nous le pensons, Merleau- elles se tiennent par l'ouverture du Leib à elles), et une seconde fois, par leur
Ponty a dû aussi constamment se battre. Et c'est même là, sans doute, qu'il a «soi» insensible, au dedans du Leib comme le «soi» lui-même insensible du
perçu ce qu'était pour lui le néant. Leibkorper, lequel Leib retrouve, dans le «soi» ou le Wesen des choses, comme
La relation Leib-monde n'est donc pas entièrement symétrique ou réversible des figurations de l'infigurable qu'il est pour lui-même. Entre le «soi» du Leib
_ sinon, d'ailleurs, il n'y aurait pas de porte-à-faux dans le chiasme. Ou plutôt, et le «soi» des choses se trouve donc intercalé le chiasme sentant/ sensible, le
cette relation n'est jamais qu'en imminence d'être tout à fait symétrique. Il ne mouvement de temporalisation en langage (présence) du corps (Leibkorper) et
faut donc pas confondre réversibilité et symétrie. Dans la seconde note de tra- des choses. A l'inverse, mais toujours dans l'imminence, c'est-à-dire toujours
vail de juin 1960, Merle au -Ponty explique: «ce qu'on sent = la chose sensible, dans le clignotement phénoménologique, c'est comme si, à travers les figura-
le monde sensible = le corrélat de mon corps actif, ce qui lui "répond" - Ce qui tions en Wesen du «soi» des choses, c'était le «soi» lui-même insensible du
sent = je ne puis poser un seul sensible sans le poser comme arraché à ma chair, monde comme Leib (ou, si l'on veut, de l'Etre, expressions souvent quasi-syno-
prélevé sur ma chair et ma chair est elle-même un des sensibles en lequel se fait nymes pour Merleau-Ponty) qui, en se sentant, sur le chiasme sentant/sensible,
une inscription de tous les autres, sensible pivot auquel participent tous les dans le Leib, sentait le Leib lui-même, déportant du fait même les sensibles vers
autres, sensible dimensionnel.» (VI, 313) «Tandis que les choses ne deviennent le monde, et leur donnant l'apparence, qui est apparence de «réalisme», que le
dimensions qu'autant qu'elles sont reçues dans un champ, mon corps est ce Leib est du même coup là, ancré mais éclaté au monde, fragment singulier de la
champ même, i.e. un sensible qui est dimensionnel de soi-même, mesurant uni- ~~ chair» ou du Leib du monde. Le chiasme, le mouvement de temporalisation en
versel.» (Ibid.) Et son soi, qui est dans le mouvement du chiasme entre se-mou- présence, est donc à nouveau intercalé entre «soi» des choses (du monde) et
voir et se-percevoir, est «un soi qui a un entourage », «qui est l'envers de cet «soi» du Leibkorper. Mais l'illusion, qui est ici illusion transcendantale au sens
entourage» (ibid.) - terme par lequel Merleau-Ponty entend sans doute Umwelt. kantien, est de croire que ces deux intercalations coïncident en une intercalation
Le corps, le Leib ne passe donc jamais entièrement au monde, au point qu'il simple. Cette coïncidence, en effet, ferait aussitôt s'évanouir le chiasme, trans-
soit, comme Leib, un simple lieu de la chair ou de ce qui serait le Leib du formerait choses et Leib en «étants» (positifs), serait une régression de la phé-
monde. C'est ce qui fait la différence entre la chair (Leib) du corps (Leibkorper) noménologie dans l'ontologie au sens classique: le phénomène, donc la
et la chair (Leib) du monde, et qu'il faut distinguer, dans le Leibkorper lui- phénoménologie, sont encore une fois dans la réflexion «en bougé », dans le cli-
même, un dedans et un dehors. Ce dedans est le dedans abyssal de l'ipséité, du gnotement entre les figurations de l'infigurable du Leib en lesquelles le phéno-
soi propre au Leib qui n'est rien d'autre, pour nous, dans le clignotement phéno- mène se concrétise ou se condense en lambeaux apparents, et ces mêmes
300 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
301

figurations comme figurations de l'infigurable du monde, entre les sensibles Cet entrecroisement ou cet entretissage, qui est celui de rétentions et de pro-
comme sensibles du corps (Leibkorper) et les sensibles comme sensibles du tentions dans la présence, fait la réversibilité du chiasme, et ce qui va nous
monde, dans leur non coïncidence et leur échappement mutuels. Il y a entre eux conduire à la compréhension de ce que Merleau-Ponty entend par «vraie négati-
un «genre de réflexion» qui relève, encore une fois, de l'entretissage des réten- vité». Lisons pour cela la note de travail du 16 novembre 1690 (VI, 316-317).
tions et des protentions en présence, au sein du porte-à-faux qui constitue l'ou- Merleau-Ponty y commence par une réflexion sur l'émergence de la parole chez
verture originaire à l'ipséité du sens se faisant dans la temporalisation du monde l'enfant: «il faut bien que la parole entre chez l'enfant comme silence - perce
(de tel phénomène de monde) en présence, au sein de la rencontre du monde. jusqu'à lui à travers le silence et comme silence (i.e. comme chose simplement
Nous sommes là à un lieu architectonique plus primitif - c'est celui de la phéno- perçue - différence du mot sinnvoll et du mot-perçu) - silence = absence de
ménalisation des phénomènes de monde en langage - que celui de la Stiftung de parole due ». Il faut bien, autrement dit, que la parole ait un sens en elle-même,
l'aperception perceptive. Car ce qui est ici institué ou «gestiftet» a tous les dans le silence du sens se faisant, avant que l'enfant, qui ne fait d'abord que per-
caractères (fugacité, fluctuations) des aperceptions de phantasia, en tant cevoir des sons muets (qui ne parlent pas), prenne l'initiative de la parole. Ce
qu'aperceptions qui ne prennent pas leur départ dans un présent (dans la Stiftung travail silencieux se fait au dedans avant qu'il ne puisse se proférer au-dehors,
d'un présent). La phantasia n'a donc, a priori, que peu à voir avec la dans la «parole due». Entre les deux, il y a, poursuit Merleau-Ponty, le
«fantaisie », l'« imagination» ou la «fiction» 8. «négatif», le «néant» qui les articule l'un à l'autre, alors même que, classique-
La seconde conséquence capitale est que, dans cette structure, «le dedans ment, ils paraissent in-différents, identiques, c'est-à-dire relever de la tautolo-
reçoit sans chair: non "état psychique", mais intra-corporel, envers du dehors gie. Mais c'est, on le voit, un néant pour ainsi dire «actif».
que mon corps montre aux choses.» (VI, 315). C'est donc, quant au statut du Pour comprendre la réversibilité du chiasme, Merleau-Ponty utilise la méta-
«vécu» husserlien, l'épochè de toute psychè étant accomplie, la mise en évi- phore (difficile, comme toute métaphore) du «doigt de gant qui se retourne». Il
dence de sa véritable nature, qui est d'être invisible, intangible, insensible (ce écrit: «Il n'est pas besoin d'un spectateur qui soit des deux côtés. Il suffit que,
qui ne veut pas dire sans affectivité, puisqu'il «reçoit », qu'il est donc d'un côté, je voie l'envers du gant qui s'applique sur l'endroit, que je touche
« affecté»). Tel est ce que signifie le phénomène comme rien que phénomène, l'un par l'autre (double «représentation» du point ou plan du champ), le
les vécus avec leurs profondeurs obscures dans le Leib. Et ce que Merleau- chiasme est cela: la réversibilité.» Autrement dit: il n'est pas besoin d'un spec-
Ponty veut dire dans cette expression paradoxale, car d'allure quasi-classique tateur pour comprendre le mouvement du chiasme que nous avons analysé, car
(on pense au De Anima d'Aristote, mais il s'agissait de la psyché), c'est que le il y a application mutuelle, en lui, de l'envers et de l'endroit, double inscription
«vécu» est le dedans (relevant du Leib) insensible (de principe) du mutuelle du dehors au dedans et du dedans au dehors, sans coïncidence de ces
Leibkorper, «de la chair », écrit-il, l'envers interne du dehors externe, d'où le deux inscriptions qui se répondent en écho (harmonique) dans le chiasme de
« soi» insensible (le Leib) du Leibkorper sent les «soi» - Wesen des choses, langage - alors que, encore une fois, classiquement, les deux inscriptions sont
mais seulement par la médiation du chiasme sentant! sensible où les deux se ontologiquement identiques. C'est ce qui rend d'ailleurs l'image du gant diffi-
mettent en langage. Ainsi le chiasme entrecroise-t-il, tisse-t-ill'un dans l'autre cile, voire caduque. Merleau-Ponty conclut: «L'axe seul est donné -le bout du
dedans interne et dehors externe comme son envers et son endroit, mais son doigt du gant est néant, mais néant qu'on peut retourner, et où l'on voit alors des
envers et son endroit insensibles en eux-mêmes, et à la poursuite l'un de choses -le seul "lieu" où le négatif soit vraiment, c'est le pli, l'application l'un
l'autre, par-delà leurs fixations toujours provisoires en rapports «soi» du à l'autre du dedans et du dehors, le point de retournement -» Qu'est-ce à dire?
Leib / « soi» ou Wesen des choses, fixations qui constituent autant de «points» Sinon, pour poursuivre la métaphore, que le doigt du gant est «troué », que, dans
de ce tissage indéfini. Et cela ne veut pas dire, encore une fois, que les «ipséi- , la mesure où seul l'axe est donné, ce bout est un horizon, ouvre à cela où l'im-
tés» dont il est ici question soient déjà des idéalités: ce sont plutôt des lam- ,1 minence, par impossible, se réaliserait, pour faire surgir, enfin, pour ainsi dire,
ii
beaux ou des éclats de sens, dans nos termes, des «êtres» (Wesen) silencieux les choses elles-mêmes et le Leibkorper comme chose parmi les choses, par un
de langage, recodés en aperceptions de phantasia en deça des significations passage entier de l'autre côté, du dedans dans le dehors et du dehors dans le
linguistiquement articulées. Le «vécu» est muet avant que d'être parlé, c'est dedans. Néant en effet, puisque, par là, le monde serait devenu Leib, et le Leib,
même, en un sens, la «découverte» de la phénoménologie depuis Husserl, et chose et monde. Mais ce néant n'est pas le «vrai négatif» pour Merleau-Ponty:
Merleau-Ponty s'est plu à le souligner. la réification totale du Leib, qui serait sa mort (sa transformation en corpus, eh
Korper, en cadavre) ou qui n'est là, dans son imminence, que comme état de
i: 8. Les sensibles «dont il est ici question correspondent architectoniquement à ce que Husserl «psychose transcendantale», n'est précisément qu'en imminence (le bout du
;1 nommait «phantômes» ou «apparences ». Cf ~otre Appendice TIl. doigt est néant ou est troué), et la vraie négativité est ce qui retourne cette

ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 303
302

imminence en l'autre imminence où le Leib ne rencontrerait de lui-même que tion phénoménologique de Wesen (au sens actif ou verbal) de choses. Mais cela
des figurations fantomatiques de lui-même (autre figure, identique en fait à la signifie, ensuite, que ces concrétions comme concrétions d'« il y a» sensibles,
précédente, de la même «psychose transcendantale»). Et ce retournement est ne peuvent se «disposer» qu'à l'occasion de sensibles, qui sont sensibles du
un pli, mais dont la pliure est elle-même néant. La pliure du pli n'a donc pas rêve ou sensibles dans le rêve. La difficulté, sur laquelle nous revenons, est de.
d'existence, est insituable, et son opération, en aval de la pliure, c'est-à-dire la bien comprendre l'expression qui dit de ces sensibles qu'ils sont «partout où
réversibilité, est «vraie négativité », ouverte sur l'abîme. La situation phéno- n'est pas le monde»: comment comprendre cette négation autrement que
ménologique est donc que le chiasme n'est précisément chiasme que tant qu'il comme néantisation à partir d'un supposé réel? Donc autrement que comme un
est chiasme de langage opérant, qu'il tient, dans son porte-à-faux, les deux passage au registre «imageant», comme si les «images» du rêve étaient les sub-
côtés à la fois, empêchant l'un des deux côtés de basculer entièrement de stituts du monde, devenu absent par le sommeil? Sans compter que cela serait
l'autre côté. contradictoire avec ce que nous a dit Merleau-Ponty du rêve comme «être-au-
Il n'y a donc pas de principe (archè) qui articule dedans et dehors, et si la monde sans corps» - c'est-à-dire sans Leibkorper et, a fortiori, sans Korper.
«chair» est la réversibilité même, la «chair» n'est pas un principe, car, conçue Il ne reste manifestement pas d'autre possibilité que de comprendre cette
comme telle selon l'illusion transcendantale, elle serait néant. Et pourtant, négation à partir de ce que Merleau-Ponty entend par «vraie négativité». Si le
réversibilité sans principe, la chair, anarchique, est vraie négativité, de celle qui, corps, dans le rêve, est devenu «sans poids », c'est précisément que, dans le rêve,
ne pouvant être disciplinée par aucune langue, n'est ni la négativité hégélienne, le Leib s'est désancré du Korper, et que «l'imaginaire du corps» n'est rien
ni la négativité sartrienne. Pensée inouïe, extraordinairement difficile d'un pli d'autre que l'infigurable du Leib, qui dans le rêve, se figure quand même, mais
sans pliure, dont la pliure est horizon infini ou abîme. Pas plus qu'il n'y a de par éclats ou lambeaux. Corrélativement, le monde dont il s'agit, et qui est nié
«soi» positif (fût-ce comme néant hypostasié, c'est-à-dire, identifié à l'être) du par la négation, n'est pas le monde des phénomènes-de-monde, mais le monde
Leib, il n'y a pas de «soi» positif des choses et du monde. Merleau-Ponty, comme unité, ou plutôt comme Un des choses, corrélat, dans le chiasme à
mieux que bien d'autres, a compris que la phénoménologie avait à voir avec la l'œuvre dans la veille, du Leibkorper comme Un, comme un sensible (visible).
non-positivité fondamentale de tout ce qui est, de tout ce qui se pratique et de L'éclipse du corps sensible (visible) (du Leibkorper) est l'éclipse de son unité
tout ce qui peut se penser (cf VI, 309-310 sur la phénoménologie)9. comme «mesurant universel», et ce qui lui fait pendant, dans la négation, c'est
l'éclipse du monde comme unité corrélative qui rassemble les «soi» des choses.
1.
c) Le sensible dans le rêve Cela explique que le sensible dans le rêve soit «composé» autrement que dans la
veille (selon le «processus primaire», sur lequel nous allons revenir), mais aussi
Qu'en est-il, à présent, si nous retournons au rêve? Dans le rêve, avons-nous que ce soit bien du sensible (visible), où il y a du Leib et où il y a du monde (du
dit, le chiasme est encore à l' œuvre, mais dans l'éclipse du corps comme d'un phénomène-de-monde) toujours en chiasme. Et le chiasme s'effectue toujours sur
sensible/visible, c'est-à-dire comme d'un Leibkorper qui ancrerait le Leib une surface, quelque étrange qu'elle soit, qui est, pour reprendre les termes de
quelque part - tel est le rêve comme «l'être au monde sans corps». Mais il reste Merleau-Pon):y, l'enceinte du Leib, à savoir le côté, seulement interne, du
encore à comprendre de plus près, dans la note de travail dont nous sommes par- chiasme qui est à l'œuvre dans l'état de veille. Elle est, en elle-même infigurable,
tis, la réponse énigmatique de Merleau-Ponty à la question: «que reste-t-il du parce que sans limite ou sans dehors où le dedans pourrait s'entrecroiser ou s'en-
1

chiasme dans le rêve?» Relisons-la: «le rêve est dedans au sens où est dedans tretisser. Elle est donc apeiron, mais elle est aussi monde, phénomène-de-monde,
1

le double interne du sensible externe, il est du côté du sensible partout où n'est dans l'indistinction (qui n'est pas identité) du Leib au rien que phénomène et du
l,
pas le monde». Telle est la scène autre du rêve. monde au rien que phénomène. C'est en ce sens que dans le rêve s'opère «la
Remise dans le contexte des pensées de Merleau-Ponty (les notes de l'au- vraie Stiftung de l'Etre», c'est-à-dire la «condensation» en quelque sorte
tomne 1960 où se reprennent les réflexions du printemps de la même année), «pure», par l'épochè du rêve, de l'«il y a» sensible dans le Wesen: là, le Leib
cette phrase signifie tout d'abord qu'il y a un insensible (invisible) - un s'aperçoit pour ainsi dire plus purement, mais en phantasia, dans les lambeaux
«inconscient» - du rêve tout comme il y a un insensible (invisible) dans l'état ou les éclats apparents de sa phénoménalité, lesquels, toujours repris par ce que
de veille. Par là se comprend qu'il y ait dans le rêve, comme dans la veille, tra- Freud nommait bien la «pensée» du rêve, apparaissent réellement comme aper-
vail de figuration de l'infigurable du Leib, c'est-à-dire condensation ou concré- ceptions de phantasia. Et celles-ci, c'est tout à fait capital, ne sont pas des aper-
ceptions en phantasia des « apparitions nulles» (internes) du Leibkorper
9. Pour une situation architectonique de ce <<néant» comme le clignotement phénoménolo- (<<quasi-percevant») qui y est totalement éclipsé, mais précisément des apercep-
gique dans l'instantané (exaiphnès) platonicien, voir notre Appendice ill. tions de phantasia ou paraissent des choses, des êtres et des situations de monde.
304 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFrUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
305

Avec le rêve, nous sommes donc presque «au bout du doigt du gant» qui dans un Leibkorper, il serait sans doute abusif de suivre Merleau-Ponty jusqu'au
«est néant», et c'est de là que le rêve tire sa négativité par rapport à la veille. bout en attribuant au Leib une sorte de .«réflexivité» sur un «soi» , celui-ci fût-il
«Presque», parce qu'il y a encore chiasme, donc réversibilité du Leib et du anon~me - s~s compter que cela va de pair avec une figure de la négativité qui,
monde au rêve comme rien que phénomène - en fragments éclatés et recompo- pour etre subtIle et cohérente, pourrait fort bien n'être qu'une figure construite
sés autrement sur «la» scène du rêve qui est à la fois et indistinctement scène de pour assurer la cohérence du propos. Rappelons que pour Husserl, le «soi»
Leib-phénomène et scène de monde-phénomène -, et presque «dans le néant» (Selbst) l'est toujours de quelque chose qui peut être «donné en original », c'est-
de la pliure du pli, qui serait le subjectivisme absolu, tant du Leib que du monde, à-dire dans une aperception perceptive. Or nous sommes ici à un autre registre
du Leib sans monde ou aussi bien du monde sans Leib, d'un sentir / se sentir qui architectonique où le soi n'est, en toute rigueur phénoménologique, que le soi
ne serait que d'un seul côté (au dedans), dans l'effondrement corrélatif du du sens se faisant en présence - l'ipséité du sens. Parler d'un «soi» du Leib et
chiasme dedans/dehors. Avec le rêve, donc, nous sommes un peu plus loin que d'~n «.soi» des. «choses» (ou du monde) prête donc à équivoque, puisque ni le
dans la veille sous l'horizon du «vrai négatif», et c'est en ce sens, comme le L:~~ fil les sensI~les ne sont aperceptibles comme tels, si ce n'est dans ce qui est
suggère Merleau-Ponty, que le rêve est, non pas plus «originel», mais plus ori- deJ.a u~e abstractIOn. En outre, on ne peut pas prétendre, non plus, selon la géné-
ginaire que la veille. Pour parler vite, il fait spontanément l'épochè de toute ralIsatIOn de Merleau-Ponty - mais sans doute n'en était-il, au moment de sa
objectivité et de tout réification du Leib en Korper figuré. Il dévoile la compli- mort, qu'à éprouver toutes les conséquences d'une «idée» -, que le rapport du
cité originaire, à travers les aperceptions de phantasia, du Leib et du monde au Leib au monde soit de même structure que le rapport du Leib à un autre Leib,
rien que phénomène. C'est comme si, dans le rêve, laphantasia se libérait avec quasi-intersubjectif, car ce rapport ne peut-être, nous l'avons vu, que rapport
le Leib de tout ancrage dans le Leibkorper et dans les choses du Inonde. Dans le d'un Leibkorper à un Leibkorper, du moins en toute rigueur - que Husserl, il est
rêve, au rien que phénomène, le Leib clignote phénoménologiquement, pour vrai n'a pas toujours suivie, sans doute parce que Leib a en allemand une signifi-
ainsi dire, à l'état pur: comme Nullpunkt, matrice de spatialisation toujours elle- cation très concrète, qui inclut aussi la Jemeinigkeit du Leib. On peut dire, en ce
même en cours de spatialisation; lien «intentionnel» le plus primitif, dans sens, que le concept merleau-pontien de «chair» brouille un peu plus les cartes
l'aperception de phantasia, entre l'apparition de phantasia et 1'« objet» de dans le jeu du Leib, de la Leiblichkeit et du Leibkorper - sans compter les autres
phantasia - car c'est en ce sens seulement que le Leib «est» dans laphantasia. variantes husserliennes du doublet Leib / Korper.
Ou encore, dans la mesure où l'on ne parle du Leib Un que par rapport à Dire que le Leib est doté d'une réflexivité anonyme ancrée par rapport à une
l'unicité du Korper où il habite, et dans la mesure où l'on ne parle du monde Un ipséité anonyme nous paraît donc problématique, d'autant plus que, dans nos
que dans sa corrélation avec ce Leibkorper Un, le rêve en ses phantasiai dévoile Méditations phénoménologiques lO , nous avons distingué rigoureusement la
la pluralité originaire de ce que nous nommons les phénomènes-de-monde. y réflexivité phénoménologique, anonyme, des phénomènes (comme rien que
aurait-il donc plusieurs Leiber et plusieurs mondes? le Leib, et le monde ne phénomènes) en leur phénoménalité, de la réflexivité au sens courant dont la
sont-ils pas toujours les mêmes? A cette objection, il faut répondre, comme conscience est le siège, et qui, en général, a un ipse pour titulaire. C'est évidem-
Merleau-Ponty, que la mêmeté du Leib, et du monde, n'est pas l'identité abs- ment de la première, donc d'une réflexivité sans ipséité, que relève la réflexivité
traite et unique d'une même «entité», d'un même «étant». D'un Leib à l'autre, du Leib. Mais alors, ce n'est pas seulement le Leib qui, dans les aperceptions de
d'un monde à l'autre, mais aussi d'un chiasme Leib-monde à un autre chiasme phantasia du rêve, s'aperçoit comme en autant de lambeaux éclatés de lui-
Leib-monde, il y a «lien profond par non-différence» (VI, 315), et cette non-dif- même, mais c'est plutôt le «tout» du phénomène comme rien que phénomène
férence n'est pas identité, mais pluralité, «éclatement d'Etre» (VI, 318), «bord (donc aussi le monde) qui s'y réfléchit, se rapporte à «lui-même» dans le cli-
de l'être» ou «zéro d'Etre». Qu'il y ait du sensible dans le rêve, cela signifie gnotement de sa phénoménalisation (ce «lui-même» n'étant que l'abstraction
que ce sensible, pour être vraiment du sensible, c'est-à-dire autre chose que du r~~ouvrant une pluralité indéfinie de phénomènes); et ce, tout d'abord en appa-
pur et simple fictif, n'est pas pour autant du réel, ce serait folie de le prétendre. rztlOns de phantasia, le Leib constituant ce que nous avons nommé les «profon-
Car le réel (Real), ce qui relève de la res, de la chose, est cela qui, ré ancrant la deurs obscures» de leur «vie» ou de 1'« à-vif» des vécus en leur Leiblichkeit.
phantasia au monde de la veille et au LeibkOrper, non seulement prélève un part C'est pourquoi les vécus ne sont pas situés dans le Korper, sont, comme nous le
de la phantasia, mais occulte ou éclipse l'autre part qui, en sommeil dans la disions à la suite de Merleau-Ponty, invisibles, intangibles et insensibles, aussi
veille, resurgit ici ou là, en éphémères fluctuations, en ce que l'on repère le plus bien pour moi qUe pour autrui -la «perception interne »11 n'étant que la percep-
1

souvent comme ses aperceptions erratiques.


10. Op. cit. me Méditation, § 3.
1

Au terme de ces analyses, où les aperceptions de phantasia du rêve parais-


1 ! 1

I, sent en continuité avec la Leibklicheit d'un Leib désancré de son insularisation 11. Voir l'Appendice il à la fin de ce volume.
1

l'I
306 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA
307

tian de l'écoulement continu du temps temporalisé en présent, arrêté un instant réussit à l'accrocher continuellement à elle-même, avec le secours de
(Zeitpunkt) sur l'impression originaire, et l' «être-dans », dans l'int~riorité ou l'Empfindung ainsi ouverte - une apparition qui, loin de fluctuer, se reverse en
l'intimité de la conscience étant, sans la cohésion supposée du temps mteme, au apparitions dans le cours temporel continu et se nourrissant sans cesse à nou-
plus haut point problématique (pour paraphraser Aristote, le vécu n'est pas dans veau de l'aperception perceptive portant sur le même «Wesen» (au sens de
ma conscience ou mon Leibkorper comme le vin est dans l'amphore). Et c'est Merleau-Ponty) architectoniquement transposé en chose perçue, et en chose
cela même, cette nuance ou cette différence de réflexivités que nous introdui- dont le mode d'être est le Vorhandensein.
sons par rapport à la recherche de Merleau-Ponty, qui va nous permettre de pen- Certes, dira-t-on. Mais comment le phénomène-de-monde (nous utilisons le
ser et d'analyser ce paradoxe du rêve d'être tout à la fois anonyme, comme singulier pour simplifier, car pour nous le monde se phénoménalise toujours
Merleau-Ponty l'a bien vu, c'est-à-dire d'échapper à la maîtrise d'un ipse cher- comme un enchevêtrement schématique de phénomènes pluriels de mondes) peut-
chant lucidement à temporaliser en présence un sens comme ipse, et la chose la il se rencontrer, non pas tout simplement comme autrui (ce peut l'être: autrui avec
plus «privée» ou la plus «intime» qui soit, la plus «in~omm~nicable» par~e « son» monde que, pour parler Husserl, je «comprends de l'intérieur» sans l' intui-
que la plus difficile à mettre en langage et à transmettre a autrUl. Il se pourraIt, tionner «en original»), mais aussi, plus généralement, comme autre? Ici, il nous
au moins en première approximation, que ce qu'il y a de plus anonyme soit faut réeffectuer le «saut» dont nous avons déjà évoqué la perspective, pour com-
constitué, précisément, par les apparitions de phantasia, et que ce qu'il y a de prendre les structures du langage phénoménologique et par là, ce qu'on peut
plus ancré dans l'ipse singulier le soit par les aperceptions de phantasia, par le ente~dre par ce que Freud nommait «pensée du rêve» en laquelle, précisément,
«travail intentionnel» que nous ne cessons d'accomplir, dans le 'rêve, et donc surgIssent et s'éclipsent les apparitions et les aperceptions de phantasia. Cette
aussi dans le sommeil, au fil de ce que Freud nommait bien la «pensée» du rêve altérité, nous l'avons montré depuis Phénomènes, temps et êtres jusque dans nos
_ l'aperception suppose en effet toujours, pour peu qu'elle ne soi~ pas plus ?ri- Méditations phénoménologiques, consiste en ce que le phénomène-de-monde est
mitive (comme avec le Leib), un ipse pour lequel il y a aperceptIOn, ce qUl ne tout d'abord (transcendantalement) radicalement muet, c'est-à-dire hors langage.
veut pas dire que celle-ci soit déjà interprétation puisqu'elle est immédiate, en Cela signifie qu'il n'est pas toujours déjà temporalisé en phase de présence de lan-
termes husserliens «donation» d'un sens intentionnel d'objet, et puisque l'ipse gage, et qu'il se phénoménalise comme phase avec ses horizons de proto-tempo-
lui-même relève d'une Stiftung, coextensive de celle du Leibkorper. Ce faisant, ralisation/proto-spatialisation, c'est-à-dire avec des Wesen sauvages portant en
ce sera la difficile question de l' «intentionnalité» de phantasia qui s'éclaircira eux les caractères d'un passé à jamais immémorial et d'un futur pour toujours
davantage, par le commencement d'une analyse de l'aperception de phantasia. immature. Ces caractères se recouvrent ou s'entrecroisent dans les Wesen, ce qui
Il nous faut donc, à présent, poursuivre nos analyses de ce que le rêve peut veut dire qu'en ceux-ci le passé immémorial, en réminiscence transcendantale, est
révéler, par-delà lui-même, de la phénoménologie de la phantasia, de ses appa- le passé qui n'a jamais été au futur (pour une présence passée sans présent) dans le
ritions et des aperceptions. passé, et le futur immature, en prémonition transcendantale, est le futur qui ne sera
jamais au passé (pour une présence future sans présent) dans le futur. La phase de
d) Structures de phantasia et structures de langage phénoménologique (la
monde, qui n'est pas phase de présence, qui la déborde de toutes parts, qui,
signification du «processus primaire»). comme phase de devenir, est l'abîme où le temps (de la présence) s'abolit, est cela
Il reste donc en fin de compte, dans la conception de Merleau-Ponty, quelque où, dans ses Wesen sauvages, le passé qui n'a jamais été au futur dans le passé se
chose d'ininterrogé, et qui est propre à susciter la perplexité: c'est la rencontre recroise avec le futur qui ne sera jamais au passé dans le futur, le «manque» de
du monde comme d'un autre, que nous avons interprétée, de manière cohérente, temps (de présence) au passé se reportant dans le manque de temps (de présence)
comme temporalisation (phénoménalisation) en langage des phénomènes-de- au futur, comme cela qui est «imprépensable» (Schelling) ou transpossible
mande. C'est cela seul qui, à nos yeux, et d'un point de vue architectonique, (Maldiney) pour la présence (de langage), ou comme cela à quoi la présence (de
permet jusqu'à un certain point de justifier ou de comprendre la langage) demeure, énigmatiquement, transpassible. Il faut reconnaître que cette
«généralisation», par Merleau-Ponty, du chiasme sentant/sensible, voyant/ altérité du phénomène-de-monde hors langage est encore bien plus radicale que
visible, qui, autrement, pourrait paraître indue. Et c'est par là seulement que celle de tout autrui, et que cette phénoménalisation, elle aussi en clignotement,
l'on peut comprendre - autrement que par ce qui serait le «réalisme ~aïf» du avec ses Wesen. sauvages (lambeaux apparents de la phénoménalité des phéno-
1
signal reçu dans l'impression originaire - que la Stiftung de l'apercept1~n per- mènes-de-monde) seulement en entre-aperceptions, est encore plus
1 ceptive ne l'est pas seulement du présent, mais aussi de son contenu qUl, dans «inaccessible» que celle de l'autre comme autre.
III
I! nos termes, est tout d'abord un certain type particulier d'aperception de phanta- Pour y « accéder », il n'y a que l'épochè phénoménologique hyperbolique, et
Il sia aussitôt recouverte par sa temporalisation en présent qui, pour ainsi dire, son correspondant, la réduction architectonique. Il pourrait y avoir, dans le
Il
,1
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 309
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
308
s~cte o~, par cette opération, c'est le même (l'amorce) qui est entre-aperçu, par
«saut» que nous sommes en train d'effectuer, quelque apparence de spéculation «1 a,ttentlOn, de la ~ensé~»: co~e le même (l'avorton), comme,justement, le
_ ce le serait en effet si l'on pensait qu'il s'agit, avec les phénomènes-de-monde, «Fre-~atur~»: phenomenologlquement et architectoniquement, ce «même»
de quelque «être» ou «réalité », alors même que l'abîme de leur altérité radicale n est nen ~ autre ~ue le Wesen de monde déjà fissuré ou divisé en amorce et en
a été, dans notre tradition, recodée par un instituant symbolique ou Dieu insti- avorton; des lors, 11 peut se «reconnaître» comme le même, se réfléchir comme
tuant l'abîme en un monde, d'où l'intérêt de tout ce que notre tradition a pu pen- tel sans .concept donné d' ava~~e: et le faire du sens, dans la présence sans pré-
ser comme la «vie divine» ad intra 12 . Ce n'est pas le lieu, ici, de revenir sur se~~ a~~lg~able, comme. «ac11vIte» de la «pensée», ne consiste en rien d'autre
toute l'inextricable complexité de cette problématique. Contentons-nous de rap- qu a s lllSllluer dans la fIssure pour l'élargir, pour en faire l'ouverture du sens
peler que le lieu architectonique d'expérience où s'effectue la rencontre des dl. ~ (. en
vue. e. m.-me~e. lp~e) comme de sa propre possibilité. Ce faisant, l'écart (la
phénomènes-de-monde hors langage est l'expérience phénoménologique du spa11ahsatlOn mtnnseque) entre.l'amorce et l'avorton s'agrandl·t ' 1es prot o-pro-
. ,.
sublime, où s'amorce précisément, dans sa traversée, leur phénoménalisation en t~ntlO~s et les ~roto-reten~l~ns, qm sont originaires, se muent en protentions et
langage. C'est là proprement que, dans l'expérience, s'effectue la rencontre du retentlO~s pare~l~m~nt onglllaires dans la présence qui se met à se temporaliser
monde, non pas simplement comme «autrui» (même si la rencontre d'autrui sans pre~e~t onglllmre; l'amo~ce s'ouvre aux protentions de sa promesse de
peut y conduire), mais comme autre, etmême comme radicalement autre, dont fu~r n:a;s 1 avor:on garde son nsque d'évanouissement sans retour en ce qui, en
les autres peuvent être, bien qu'ils le soient très rarement, comme autant de lm, a ,ete ~anque du passé; tout aussi bien que, à l'inverse, l'avorton s'ouvre
«versions» singulières ou singularisées - et surtout pas particulières ou particu- au~ reten11~ns de ~e qui, en lui, est enfoui de son passé, alors que l'amorce est
larisées, ce qui ferait du monde l'illusion transcendantale d'un uni-vers el. C'est tO,ujou;s pnse au n,sque ?e s'évanouir sans retour en ce qui, en elle, s'est déjà
ainsi que le monde peut aussi prendre l'apparence de l'informe, de l'infigurable d~robe du. futur. C es~ drre que la présence sans présent assignable ne peut se
et de l'indéterminé, tout comme, nous l'avons vu, le Leib. Et c'est ainsi égale- farre que SI ces deux nsques sont conjurés ensemble par l'accord en mouvement
ment que le monde pris au rien que phénomène en les phénomènes-de-monde et sans arrêt dans un présent, des protentions et des rétentions, c'est-à-dire par 1;
le Leib pris au rien que phénomène sont, comme disait Merleau-Ponty, non-dif- report. sans interruption des unes dans les autres que nous avons nommé leur
férents quoique non identiques. e?tre11ssage. ~ous décrivons là l'expérience que nous faisons, dans la recherche
Que se passe-t-il donc dans la rencontre, c'est-à-dire dans la temporalisation d un se~s q~1 ~ous échappe encore, bien que nous l'ayons déjà «accroché», de
en phénomènes de langage des phénomènes-de-monde? Qu'advient-il comme ce q~e, l~sprres. par Husserl, nous pourrions nommer les oscillations, qui peu-
transformation dans le passage de la phase de monde avec ses horizons proto- ve~t etr~ lllterrm~entes, d'u~ se~s encore précaire que nous ne faisons qu'entre-
temporels à la phase de présence de langage avec ses complexes de rétentions- ~01r, q~1 ne releve pas lm-meme, en son ipséité, de l'apparition, mais de
protentions internes? Du point de vue phénoménologique, la phase de présence 1 enchmne~ent temporalisant d'apparitions, et que nous ne «verrons» comme
de langage s'ouvre à elle-même par l'amorce de sens, avec son projet de sens sens que SI ~ous nous mettons à le faire en le cherchant. Il faut souligner cette
qui ouvre le sens à lui-même comme à son ipse. Et cela ne se peut que si, dans le c.hose es~en11elle qu~ ce n'est pas simplement l'amorce qui ouvre aux proten-
recroisement, au sein des Wesen de monde, du passé qui n'a jamais été au futur 110ns et 1 avorton qm ouvre aux rétentions, mais que protentions et rétentions
dans le passé et du futur qui ne sera jamais au passé dans le futur, s'effectue une s:ouv~ent en ~~~r <~mê~eté>~ du sein du Wesen déjà en proto-protentions/proto-
fissure, qui est celle de l'ouverture, en vertu de laquelle le futur manqué du r:ten~ons, deja lm-meme fIssuré, et que ce sont ces proto-protentions/proto-
passé se reverse en le passé manqué du futur, comme le même (l'amorce du reten~lOns. elles-~ême~ qui seront mêlées dans l'entretissage des protentions et
sens) dans le même (l'avorton du sens), c'est-à-dire comme le «pré-maturé» des ~etentlOns. SIle fmre du sens temporalise en présence, s'il lui faut, comme
qui, de lui-même, attend encore sa maturation en retournant dans son passé o~ dIt, du temps pour se faire - et ce temps est celui de la présence -, c'est préci-
manqué, à savoir amorce sa temporalisation. De la sorte en attente amorcée semen~ parc~ que c'est en fait le même revirement mutuel de l'amorce en avor-
mais dérobée d'eux-mêmes, les Wesen de monde clignotent au moins phénomé- t~n qm est dlf-féré d~s l'entretissage incessant des rétentions et des protentio~s
nologiquement, à la lisière de ce qui est hors langage et de ce qui est en langage, (mce~sant quant au fmre du sens, mais procédant par sauts discontinus à travers
comme entre-aperceptions, entre-aperceptions de l'amorce qui revire en avor- ce qm, nous le verrons, est en aperceptions de phantasia en elles). Cela explique
ton, le sens ouvert en clignotement s'évanouissant, de manière immaîtrisable et que l~ sens supposé fait (stabilisé dans la présence) en gardera toujours les
1 1

discontinue, aussitôt que surgi. C'est ce que nouS avons nommé, dans noS caracteres, celle de la promesse d'une clarification du sens encore plus grande
;~ celle de la d~ceptio~ d~e à ce que qu~lque cho:e du sens temporalisé et appa~
1 l' Méditations, les proto_protentions/proto-rétentions: elles le sont dans la mesure
1 l'
1 l'
1 l'
mment sature (de lm-meme) peut toujours parmtre avoir avorté. Ce sens n'est
l' 12. Cf L'expérience du penser, op. cit.
l'
l',
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 311
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
310
fait, non seule~ent pour mieux saisir la situation architectonique du rêve, mais
évidemment pas un sens intentionnel d'objet; à son phénomène, qui est phéno- enc~re pour rrueux comprendre ce que Freud nomme, à juste titre, la «pensée»
mène de langage comme temporalisation en présence, ne correspond aucune d~ reve. Tout d' ~bord, en ce qui concerne la situation architectonique, nous sai-
aperception d'objet, c'est-à-dire aussi aucune apparition d'objet: ce ne sont pas, SIssons plus clarrement, par la médiation du statut d'altérité du monde en ses
comme dans l'aperception perceptive, des apparitions qui se reversent en appa- phénom~nes, .en, quoi le rê~e ~'est pas une sorte de machinerie déréglée (par la
ritions selon le même sens du même objet, mais c'est, au fil de l'entretissage des phantasza qm s y donnerait lIbre cours) de la subjectivité solitaire (car dor-
rétentions et des protentions, du sens qui se reverse dans le sens, en charriant, mante, retranchée, par le sommeil, dans son idios cosmos), mais un lieu de ren-
nouS le verrons, des aperceptions de phantasia a priori tout à fait hétérogènes cO~tre, ,archit~ctoniquement privilégié par sa Sachlage, sa situation
entre elles. Pour paraphraser une formule de Hegel dans l'Introduction à la phenomenologique, du Leib au rien que phénomène (il est libéré, comme l'a vu
Phénoménologie de l'esprit, il n'y a pas d'« unité de mesure» du sens se faisant. Merleau~~onty, de tout ancrage au Korper, il clignote, sans qu'il soit lui-même
Le faire du sens est donc toujours une manière de conjurer, par le temps se tem- en appant1?n, dans 1'« à-vif» des vécus) et du monde au rien que phénomène (s)
poralisant de la présence, les menaces de retour à la proto-temporalisation/ (~e somm~ll me coupe de toute aperception perceptive et de toute temporalisa-
proto-spatialisation de l'amorce de sens et de l'avorton de sens. Donc une tlO~ en present). En ce lieu de rencontre, en effet, fût-ce de manière avortée du
manière de conjurer leur éclipse dans ce qui serait leur implosion l'un dans ~01~t de vue p~énoménologique, ou fût-ce de manière recouverte par des
l'autre, d'entretenir, en quelque sorte, leur revirement réciproque qui ne peut mtngues symbolIques qui préoccupent le rêveur (souvent à son insu) et qui font
avoir lieu que s'ils sont déj à èt encore à l'écart l'un de l'autre, ce qui ne peut se le «récit» du rêve, quelque chose de la rencontre entre les «profondeurs obs-
faire, pour un temps qui est celui de la présence (une quelconque fixation ou ins- cures» d~ Leib (du Phantasieleib) et les profondeurs abyssales des mondes se
titution en présent s'évanouirait ici aussitôt, sans reste), que si le revirement se temp?ralise ~n présen~e, mais en présence sans aucun présent qui relèverait de
mue en revirement réciproque des rétentions et des protentions dans la la Stiftung d aperc~ptlOns perceptives. Le rêveur, nous l'avons vu, sent, voit,
présence, donc de rétentions qui ne sont passées que de porter encore en elles- ~ntend, touche, ~~s ne p:rçoit pas, ou plutôt n'aperçoit pas de manière percep-
mêmes la promesse du futur, et de protentions qui ne sont futures que de porter t1v~: la tem~orallte du reve est celle de la présence où le rêveur est pris tout
déjà en elles-mêmes ce que le passé implique encore en lui de non déployé ou en~ler, elle ~ est pas celle du présent d'Abschattungen perceptives (de mêmes
de caché. Tel est le point difficile des rétentions et des protentions sans «tête» objets) en deroulement constant. Puisqu'il y a cette temporalisation en présence
dans un présent: le reversement du sens dans le sens croît ou mûrit dans le et que ,celle-ci ~e peut être que celle d'un (ou de sens) se faisant, il y a bien un~
temps de la présence, se temporalise en présence dans la mesure même où il est «pensee» du reve, et Freud avait raison de souligner, sur ce point, que, comme
du même coup revirement incessant et réciproque des rétentions dans les pro- telle, elle n'est pas essentiellement différente de la «pensée» de la veille. Elle
tentions. Le processus s'arrête quand les rétentions, saturées, ne portent plus de peut aussi bien être fugace, insaisissable, que tenace, lancinante, et gardant tout
promesse de futur et quand les protentions, devenues vides, n'ont pas de «déjà» autant son énigme - dont le dévoilement, avec un peu de chance et d'entraîne-
anticipatif qui les rapporterait aux rétentions: le sens paraît fait, c'est-à-dire ment, n'appartiendra qu'à la veille, mais moyennant l'oubli de bien des
avec l'illusion d'être saturé de lui-même, illusion qui est ce que nous avons bap- nu~ances, dans ce qu~ es~ déjà le souvenir du rêve, qui peut éventuellement (et
tisé son «ivresse». Alors, peut-on dire, le sens, avec l'illusion de sa saturation, meme s~uvent) se redurre au souvenir de telle ou telle de ses aperceptions de
est institué, gestiftet, on est passé de la Sinnbildung à la Sinnstiftung. Le phantasza.
meilleur moyen d'attester phénoménologiquement cette différence est que, tant Reste l'irréductible, c'est-à-dire ce qui paraît comme l'extraordinaire contin-
que le sens n'est pas «suffisamment» assuré de lui-même, tant que, «ac~o­ ~ence des Darst~llun~en intuitives qui paraissent dans le rêve, de ses apercep-
a
ché », il risque encore de se perdre en se dissolvant dans la proto-temporalis - tions de phantasza, qm en font chaque fois une sorte de rébus. Freud a réduit une
tion/proto-spatialisation, il n'induit aucun habitus et aucune sédimentation.
Ceux-ci sont donc les témoins irrécusables de la Stiftung, en ce que celle-ci est
P:rt de ce~te contingence en y voyant deux choses essentielles: d'une part, le
r~ve traVaille avec des «identités de perception» et non des «identités de pen-
coextensive de sa réactivation, qui suppose sa re-connaissance. Par là, de see» ou «de langage» (c'est-à-dire pour nous: des unités de sens clairement
manière tout à fait générale, et à la suite de Husserl, la «mémoire symbolique» formulés en langue, les mots qui surviennent dans le rêve étant pris aussi en tant
de la Stiftung n'est pas identique à la re-temporalisation en présence, dans le ~ue «mots perçus» et non pas seulement en tant que mots faisant de la significa-
souvenir, du passé comme passé (de la présence qui a été). Entrevoir un sens
ti~n, ~omme dans : état de veille); d'autre part, ce qui constitue les «êtres» par-
encore vacillant n'est pas encore en acquérir l'habitus, sans que cela exclue que :o~s bIscornus du reve est le «processus primaire», c'est-à-dire un mode des lois
je ne puisse retrouver, mais de façon immaîtrisable, cette «entre-vision». elementaires de l'association reprises sous les termes de «condensation» et de
Il nous fallait tout ce redéploiement du «saut» qui nouS paraît devoir être
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 313
312

«déplacement», et qui assemblent, disjoignent ou relient les «identités de per- Méditations) surdéterminant ou recodant une seconde fois la temporalisation
des aperceptions de phantasia - y induisant des court-circuits, des identifica-
ception». . tions, ou des transferts à distance -; car des enjeux et des significations symbo-
Le terme d' «identité de perception» est bien évidemment très ambIgu. Sont-
ce des «identités» découpées à même la perception à l'état de veille, et qui se liques issus de l'intrigue symbolique du sujet rêvant sont toujours en train de se
«reproduisent» en rêve, par morceaux, mais recomposés autrement, dans le remettre en œuvre, avec le sens du rêve, dans le rêve (si ce sens se cherche, c'est
rêve, par le processus primaire, ou sont-ce les «êtres» aperçus dans le rêve lui- souvent comme l'une des illustrations ou l'une des issues possibles d'une
même, et ce plus ou moins clairement ou obscurément, et redécoupés selon la intrigue dans laquelle le sujet qui rêve se débat).
perception après coup, dans le souvenir (intentionnel) du rêve? On. voit qu~ s~ Tentons de démêler quelque peu cette situation qui, phénoménologiquement,
l'on choisit l'une ou l'autre« solution», le statut du processus pnmaIre (celUI-Cl est extrêmement complexe. Rappelons que toute la difficulté qui nous intéresse
restant le même) change du tout au tout: dans le premier cas, il a le rôle synthé- est dans la reconnaissance propre des aperceptions de phantasia, aussi intennit-
tentes et fluctuantes, en général, dans le rêve que dans la veille. Ici aussi le réac-
tique de «composition» des «êtres» du rêve, à partir d'une sort~ d' al~~abet, qui
est toujours pour une part propre au rêveur, constitué par des «IdentItes de per- complissement du «saut» par lequel nous avons commencé n'aura pas été
ception». Dans le second cas, il n'a pas ce rôle car il n'y a pas de tel alphabet, inutile. Nous sommes en fait dans une situation analogue à celle du souvenir
sinon pour celui qui, dans l'état de veille (dans le souvenir), prétend analyser le comme re-temporalisation en présence, où des synthèses passives, c'est-à-dire
rêve. Cela ne veut pas dire que le processus primaire n'est pas à l' œuvre dans le des rythmes schématiques de temporalisation en présence qui rythment aussi
rêve, mais qu'il va puiser sa source plus loin, dans le travail même de la tempo- l'affectivité (la sensibilité), regroupent ou articulent déjà des aperceptions de
ralisation en présence de la «pensée» du rêve, c'est-à-dire dans les complexes phantasia. Il y a, dans le rêve, une part obscure de souvenir, obscure parce que
le souvenir, en quelque sorte, n'y accède pas à la maturité de sa re-temporalisa-
de rétentions-protentions dans la présence du sens que constitue cette «pen-
sée», à savoir, médiatisées et codées par les aperceptions de langue qui nous tion en présence. C'est donc pour ainsi dire la «partie» du souvenir qui relève
permettent de les reconnaître ou de les apercevoir,. dans les aperception~ de proprement de la phantasia qui est remise en jeu dans le rêve, le rythme tempo-
phantasia. Cette seconde voie, qui fait l'éconoffile de la fantasmagonque ralisant en synthèses passives des aperceptions de phantasia, rythme qui, le plus
«machine» (1'« appareil psychique» freudien) actionnant tout le processus, est souvent à l'insu du rêveur, s'est implicitement réveillé dans ce que Freud
nomme 1'« élément diurne» - qu'il est toujours indispensable de retrouver pour
bien entendu la voie qui est la nôtre.
Il nous faut donc interpréter le processus primaire autrement. Comme cela «interpréter» le rêve, c'est-à-dire pour en retrouver la «pensée» ou le sens: il y
même qui donne quand même un certain type de nécessité a~x enchaînemen~s, a entre le rêve et lui une sorte de résonance où les deux se comprennent l'un par
qui ne paraissent jamais mieux que dans le rêve, des aperceptIOns .de phantasza. l'autre. Mais au lieu que ce réveil donne lieu au ressouvenir re-temporalisant en
présence l'élément diurne, il reste pour ainsi dire latent pour se remettre en jeu,
La phantasia, encore une fois, n'a rien de la «folle ?U IO~IS)~ o~ ,de l.a
«fantaisie» jouant des jeux «arbitraires» - cela, c'est le heu qUI lUI a ete aSSI- sous forme «travestie», dans la temporalisation en présence du rêve, car c'est
bien d'une temporalisation et non d'un objet qu'il s'agit. Certes, la
gné depuis l'institution de la Raison, c'est-à-dire de l~ phil?~op~e. Mais ~ci, l~
difficulté est qu'il y a pour ainsi dire deux ordres de necesslte qUI ~e recrOIsent. «motivation» du réveil, qui est «affective» chez Freud comme chez Husserl,
d'une part l'ordre phénoménologique, en vertu duquel les aperceptIOns de phan- trouve le plus souvent (mais pas toujours) ses racines dans les «motifs» symbo-
tasia se relient et se recroisent plus ou moins, au fil de ce qui est déjà synthèses liques de l'intrigue symbolique où vit le sujet (c'est ce qui rapproche le rêve du
passives, dans la temporalisation en présence sans présent ~ssign~ble, les aper- fantasme au sens psychanalytique), mais ce qui est caractéristique, c'est que ces
ceptions de phantasia surgissant de manière discontinue et mtefffilttente, en vue «motifs» n'apparaissent pas pour eux-mêmes dans le rêve, qu'ils s'accrochent
du sens (la «pensée» du rêve) qui se fraie obscurément sa voie, et qui le fait, au contraire aux rythmes de synthèses passives de second degré en surd!Stenni-
Freud avait vu juste, hors de la langue (ce qui ne veut pas dire, t:l est le ~ara­ nant ou en recodant, une seconde fois, les aperceptions de phantasia au gré des
doxe à comprendre, sans aucune aperception de langue); ces syntheses paSSIves, synthèses passives de premier degré, selon la condensation et le déplacement du
ou qui paraissent telles eu égard aux aperceptions de phantasia, portent donc processus primaire.
l'empreinte schématique de la temporalisation en présence - elles relèvent dans On le voit, toute la difficulté est de distinguer, par l'analyse phénoménolo-
les termes de nos Méditations phénoménologiques, du second degré -; et gique, ces deux «ordres» de synthèses passives. Une première approximation
d'autre part l'ordre symbolique, en vertu duquel s'effectuent en sus, entre aper~ serait de distinguer, dans le rêve, le ou les sens qui s'y cherchent, et ce qui, en
ceptions de phantasia, des condensations et des déplacements, c'est-à-dire aUSSI quelque sorte, «parasite» cette recherche, s' y «greffe» comme un élément per-
des synthèses passives (de premier degré, toujours dans les termes de nos turbateur' recoupe et mélange les aperceptions de phantasia: le danger serait
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 315
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG
314
se~s intentionnels - ce qui n'empêche pas qu'après coup, la réminiscence ne
cependant d'assimiler simplement le sens qui s'y cherche avec un sens mani- p~Isse fonder, par Fundierung, une Stiftung. C'est dire que la réminiscence est
feste, et de distinguer les recoupements et mélanges par des aperceptions de tres proche du rêve sans lui être identique. Et c'est dire aussi que le rêve est
langue simplement issues de l'explicitation linguistique de sens latents - ce que enco:e, en quelque sorte,. plus archaïque que la réminiscence, puisqu'il n'a pas
Freud a plus ou moins fait, et ce qui est inévitable dès lors que l'on se livre à un beso,m ,d~ report .au massIf du passé d'une phase de présence qui a été, puisque,
travail d'interprétation. De la sorte, toute la difficulté est de repérer plus précisé- de 1 <~ element dI~me» au rêve, il n'y a aucune phase de présence dans une
ment la base phénoménologique de cette distinction entre manifeste et latent au conscIence (en tram de se réfléchir dans le faire du sens).
niveau même des rythmes temporalisant les aperceptions de phantasia en pré- Cela nous permet d,éjà de comprendre plus précisément l'analogie par laquelle
sence sans présent, et des condensations/déplacements enjeu entre ces apercep- nous avons. commence entre le souvenir et le rêve . De la meAme maruere ., que 1e
tions de phantasia elles-mêmes. Elle est, en ce sens, la difficulté de pratiquer, souve~, tel que nous l'avons analysé en modifiant progressivement la
dans le rêve, la mise hors circuit ou l' épochè des «motifs» symboliques du rêve. «~oc~ne» de H~sserl,. s'enlève d'une réminiscence restant tout implicite, mais
Dans un premier temps, dès lors, il n'est d'autre moyen que d'analyser la struc- ~m lm donne sa ~en~IOn de passé, en «réinvestissant» sur telle ou telle apercep-
ture phénoménologique de la condensation et du déplacement. Si l'on y prête tIon ~e p'ha~tasw s~rgls~ant sans présent en lui, du sens intentionnel sédimenté
attention, et si l'on remarque qu'elles jouent déjà toutes deux à la fois dans par reaCtlvatIO~ de ~ ha~Itus qui lui correspond, donc en redécoupant et en reco-
l' «élément diurne» et dans rêve, quoique pas nécessairement de la même ~t, par s~=determmatlons, ces aperceptions de phantasia elles-mêmes, et de la
manière, la condensation consiste en ce que l'une des aperceptions de phantasia me~e ,maruere que le processus primaire, comme Freud l'a montré avec le «sou-
mises passivement en synthèse (de second degré) par un rythme suffit à «évo- vemr e~ran» et comme Husserl l'a pensé aussi dans ses Analysen zur passiven
quer» implicitement des autres du même rythme, et le déplacement consiste dans Synt~esls (Hu~ XI, 192-200!, peut ~ussi intervenir dans ces réinvestissements, de
le transfert d'un rythme entier à d'autres aperceptions de phantasia l~ meme ~~~re, dans le reve, maIS cette fois au seul gré des «motifs» symbo-
«semblables », les deux s'entremêlant et se recroisant le plus généralement, liques de 1 .mtngue symbolique en laquelle se débat le rêveur, ces réinvestisse-
constituant le «rébus» qu'est le rêve. Certes, l'on peut se demander ce qui assure m~nts. ont lieu sur les a~erceptio,ns de phantasia du rêve, selon le seul processus
ainsi la «rémanence» des rythmes à travers les différents «matériaux» intuitifs, pnmarre, fi'
'di par condensatlons et deplacements" court-circuitant identifilant
,transe-
les aperceptions de phantasia soumises, semble-t-il, aux «hasards» de telles rant a stance des aperceptions ou des complexes d'aperceptions de phantasia
transformations. Ces rythmes, rappelons-le, sont rythmes de temporalisation en rendant, po~r parler comme Husserl, les unes plus ou moins claires et les autre~
présence et ils ne se livrent pas, ici comme re-temporalisations en présence, ~lus?~ mom~ obscur~s. Et dans ce cas, encore une fois, la réminiscence n'est pas
comme ressouvenirs: ils ne doivent leur «rémanence» qu'au fait qu'ils sont ~phcI~e, maIS, tout slffiplement, n'a absolument pas eu lieu: le rêve n'a pas d
rythmes schématiques, en réminiscence transcendantale et en prémonition trans- dImensIOn ?'avoir-été (p~ésenc~), même si, le plus souvent, des personnage~
cendantale dans tout rythme schématique de temporalisation en présence, sans ~onnus ~u re~e~r: et parfOIS des sItes connus pareillement de lui, y jouent un rôle -
donc avoir besoin d'être re-temporalisés en présence, et même sans avoir besoin ils sont la, precIsement, en présence (mais pas au présent).
d'avoir été une fois temporalisés en présence - cette dernière condition ne joue , Il est .donc t~mps ~'~n venir à ce que nous nommons l'intrigue symbolique
que pour la réminiscence (involontaire comme la réminiscence transcendantale, o~ est p~s le sUjet qUI reve. Celle-ci est nécessairement coextensive d'une cer-
mais accédant à la conscience) qui est, elle aussi, schématique, ramenant, dans la tame Stiftung symbolique, qui est l'institution symbolique du sujet qui rêve et
re-temporalisation en présence, tout un complexe d'aperceptions qui ne peuvent ~n l~q~elle ,se nouent symboliquement les fils de l'intrigue symbolique, t~ut
être, par leur non-présent de toujours (y compris dans le passé qui a été), que des ~ph~It~, ou quelque cho~e du sujet lui paraît toujours déjà décidé, .dans ce qui
aperceptions de phantasia. C'est pourquoi nous disons que la masse (indéfinie et faIt, SI 1 o~ veu;, son. destm ou son style de vie. Stiftung qui ne relève pas de lui
in-finie) schématique inchoative est constitutive de l'inconscient phénoménolo- ~~ d~ sa hbert~, m~s dont,. au contrarre, il relève, y compris dans sa thanière
gique, et, nous le voyons par le rêve, elle est aussi bien, comme telle, constitutive
d'.artIculer
. . sa hberte. La Stiftung symbolique du sUJ·et est don c b·len aUSSI. 1·leu
de la Leiblichkeit du Leib dans son indéterminité - sans qu'elle y soit réductible, I?StltutIOn ~e son. inconscient symbolique, celui dont parle la psychanalyse, et
ce qui nous amènerait à une sorte très étrange de « subjectivisme» du Leib: nous ~Ul marque 1 msertIOn concrète et singulière du sujet dans l'institution symb -
reviendrons plus loin sur cette difficile question d'architectonique. C'est pour- liqu~ g~néral,
en c'est-à-dire, grosso modo, dans la «culture ». A ce nive~u
quoi aussi, par définition, puisqu'elle resurgit de manière inattendue, brusque, a:chItectomque, ?onc, les synthèses passives qui «surdéterrninent» les apercep-
inopinée, la réminiscence ne procè~e pas, comme le souvenir (du moins dans so~ tions d~, phantasw, sont de «premier degré» : ce qui est en jeu en elles procède
acception husserlienne, qui couvre presque tous les souvenirs), de la Stiftung, Dl «prelllierement» de l'habitus symbolique à «se situer» symboliquement par
de la Stiftung du sens en réminiscence, ni, a fortiori, de la Stiftung d'un ou de
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 317
316

Freud, c'est la Stiftung inconsciente qui «met en scène» le rêve ou si cette


rapport aux autres et au monde. Il y a, si l'on veut, p.:rr la. Stift~ng sy~boliqu~ du
Stiftung vient seulement se greffer, en la perturbant, sur la temporalisation en
sujet, «sélection» ou «filtration» de la masse schematIque ~choatIve, qm .est
présence d'aperceptions de phantasia dans le rêve, comme si la Stiftung «chif-
architectoniquement transposée, et défonnée de !açon coherent~, .e~ h~blt~s
fonnait» la présence en la repliant en tous sens.
kinesthésiques, valables aussi bien pour la phantasza que pour ~a realIte, c est-a-
C'est ici que vient en jeu l'importante question du «travail» du rêve, qui
dire tout autant en potentialités (Vennoglichkeiten) de la conscIence.
Nous rencontrons aussitôt le paradoxe de ces habitus, par rapport à ceux que concerne principalement sa Darstellbarkeit, c'est-à-dire la figurabilité des
aperceptions de phantasia. Lui-même, dit Freud, «ne pense pas». Cela s'en-
Husserl a pris en considération: les sens qui s'y sont insti~és, et q~, font le sens
' de l'intrigue symbolique qui ancre le sujet en sa smgulante, ne se sont tend bien si c' es t en effet la Stiftung inconsciente qui «met en scène» le rêve.
cach e .' r Mais il faut aller jusqu'au bout de cette thèse et admettre que ce n'est pas cette
jamais déployés pour eux-mêmes en présence et ne le feront pmm.~ comp ~te-
'est ce qu'il est nécessaire de penser pour comprendre llllCOnSClent Stiftung qui produit ou crée de toutes pièces les aperceptions de phantasia sur-
men.t C 'do gissant et s'éclipsant dans le rêve. Il faut donc admettre, avec celles-ci, une
symbolique, et de là, le processus primaire: les «couches» .de ces se~s se Imen-
tés, pour parler comme Husserl, et coextensives ch~que.f~Is de la Stif!un g et de sorte d'hétérogénéité du matériau par rapport à ce que Freud considère comme
l'habitus ont été, dès l'origine, inconscientes ou ImplIcItes (potentIelles). Tel la «figurabilité» et qui est pour lui celle des pensées du rêve, c'est-à-dire de ce
est le p~adoxe de l'inconscient symbolique: comme le disait à p~u près Lacan, que nous venons de nommer les sens amorcés et aussitôt avortés, sédimentés
il induit dans le sujet concret (<<réel») des effets concrets (<<ree~s») de cela par la Stiftung inconsciente. Il y a donc toujours au moins une part de la
même qui, en lui, ne s'est pas concrètement «réal~s~» ou acco~plI. Le sen~ de Darstellbarkeit «intuitive» des aperceptions de phantasia du rêve qui échappe
l'intrigue symbolique du sujet implosé dans l'implIcIte de la Stiftung elle-meme à la «figurabilité» au sens freudien. De cette part, nous avons pu dire, dans nos
inconsciente, est une sorte de «prématuré» ou d'« avorton» de sens, .un com- travaux antérieurs, qu'elle est «créatrice». Nous serions appelé à nuancer
'habitus et de sens sédimentés qui n'ont jamais été, ni ne sont vIsés pour aujourd'hui ce propos, car ce qui est «créateur», c'est proprement le sens qui,
p1exe d . d l" obscurément, se cherche, dans la temporalisation en présence du rêve, au sein
eux-mêmes et qui ne sont pas des sens intentionnels d'objets. Le sens e lll-
de laquelle les aperceptions de phantasia sont des complexes, en surgissements
tri gue symbolique du sujet est donc celui d'une Histoire qUi: à.pro~re~~n~ par-
ler, n'a jamais «eu lieu» dans un quelconque présence, et ~u~ ~~ste llldeflmment et éclipses discontinus, de rétentions/protentions dans la présence. La part du
à élaborer, alors même qu'elle ne cesse de but~r sur la r~petItI?n de so~ ~om­ rêve qui «ne pense pas» est donc bien celle de la Stiftung inconsciente, avec
plexe énigmatique, toujours apparemment aUSSI fatal et lllsense. Cette ~m~e ses amorces/avortons de sens sédimentés et ses habitus qui viennent de l'insti-
est en termes husserliens, celle d'une Stiftung à laquelle ne peut, par pnnclpe, tution symbolique du sujet en sa singularité. L'autre part, celle qui «pense », est
co~espondre aucune Urstiftung, ni aucune temporalisation en présence (et a for- proprement celle de la «pensée» du rêve, c'est-à-dire du sens qui, s' y tempora-
tiori, en présent) qui en réveillerait ou en réactiverait ~e se.ns. Le complexe d'ha- lisant en présence, se cherche obscurément, et n'est pas pour autant identifiable
bitus et de sens (non intentionnels) sédimentés qm lm correspond de~eure au sens manifeste, mais est le plus souvent, nous l'avons vu, un sens qui s'est
comme ce noyau de singularité qui enchevêtre, en nouant l'intrigue symbolique, cherché, mais est resté suspendu, en son amorce, dans l'état de veille, ce pour-
ce qui ne peut être, du point de vue phénoménologique, que des amo;.ces de s.ens quoi il est important de retrouver l'élément diurne auquel le rêve répond
aussitôt avortées, mais néanmoins, telle est l'énigme à penser de.l lll~onscI~nt comme en écho.
symbolique, sédimentées avec leurs habitus par la Stif!un g ~ui n: a JamaIs ~u heu De la sorte, la Stiftung inconsciente du sujet en sa singularité symbolique est,
depuis une temporalisation en présence - comme SI la Smnstif!un g ava~t t?~­ par les habitus et les amorces/avortons de sens sédimentés qui en sont coexten-
jours déjà précédé, transcendantalement, la Sinnbildung, celle-cl re~~ant llldefI- sifs, déjà «prise d'attitude» (Stellungnahme, en termes husserliens) par rapport
niment à faire. Nul doute que nous n'ayons là un nouveau type, d Import~ce au champ phénoménologique des aperceptions de phantasia: mettant en œuvre
capitale de Stiftung 13 . Du point de vue phénoménologique, ce sont les habItus des «investissement» affectifs qui sont sélectifs, elle y induit des condensations
qui en s~nt coextensifs qui sont responsables des condensations et déplacemen~s et des déplacements, des «déformations» par les habitus à apercevoir, des
relevant du processus primaire. Reste la question de savoir si, comme le pensaIt «intensifications» (qui rendent les aperceptions plus claires) ou des «affaiblis-
sements» (qui les rendent plus obscures) selon le degré d'habitation, en les
aperceptions, de «réactivations », par 1'« investissement» affectif, des
13. Pour la question de la radicalité de la singularité, voir l' ouvrage re~arAquable .de RO~:~ amorces / avortons de sens sédimentés. La Stiftung inconsciente du sujet a donc
Breeur: Singularité et sujet. Une lecture phénoménol?gique de Proust, Jerome Mlllon,. De~ pour effet d'ouvrir, dans le champ phénoménologique des aperceptions de phan-
«Krisis», Grenoble, 1999. Voir aussi l'ouvrage non mOlfiS remarquable de Laszlo TengelYl,
ZwitterbegriffLebensgeschichte, W. Fink, Ubergang, Bd. 33, München, 1998. tasia, des sortes d' «angles morts », et cette ouverture serait fatale pour le sujet -
318 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 319

irréversible et irrémédiable - si la part qui lui reste de ce champ phénoménolo- signifie pas, en principe, une perte totale de leur transpassibilité aux appari-
gique n'était précisément partie totale. Cela veut dire plus concrètement que tions de phantasia qui constituent leur «référent» phénoménologique, cela
tout ce que le sujet envisage, aussi bien enphantasia qu'au réel, de lui-même et signifie que les aperceptions de phantasia sont elles aussi, pour une part,
du monde, est plus ou moins pénétré et déformé par l'intrigue symbolique qui mutuellement transpassibles, tout autant dans leur «masse» phénoménolo-
s'est nouée dans sa Stiftung symbolique, et que c'est cela qui, en un sens, consti- gique inchoative que quand elles sont mises en jeu dans la temporalisation en
tue sa singularité, mais, pour l'essentiel, à l'insu de lui-même. Puisqu'il y a tou- présence du sens se faisant. A ce niveau architectonique, cette transpassibilité
jours déjà eu cette Stiftung, qui n'a proprement jamais eu lieu en présence constitue, non pas la «surdétermination» des aperceptions de phantasia, mais
comme Urstiftung, la «genèse» ou l'Histoire qui lui correspond est originaire- leur surdéterminabilité, en vertu de laquelle il n'y a pas de sens se faisant qui
ment historicité symbolique du sujet qui lui paraît parfois consciemment, dans ne fasse «résonner», comme en autant d'échos transpossibles pour lui, la
les pathologies, comme un enchaînement de fatalités, le retranchant plus ou masse phénoménologique de «tous» (ce «tous» est bien entendu in-fini et
moins du monde et des autres. indéterminé) les sens. C'est au reste cela même qui rend si difficile la
Reste à comprendre, de plus près, la structure propre et très paradoxale de «conquête» du sens pour lui-même et par lui-même, au fil de son aventure:
cette Stiftung inconsciente, qui est institution symbolique du sujet. Et tout l'imprévu, l'inattendu, l'inopiné, l'accident, c'est-à-dire le transpossible (au fil
d'abord, puisque cette question seule nous permettra de distinguer analytique- des apparitions de phantasia) eu égard à sa propre possibilité le menace tou-
ment les synthèses passives du premier degré (le processus primaire) des syn- jours; la frontière entre possible et transpossible n'est tracée que quand la pos-
thèses passives de second degré (les enchaînements d'aperceptions de phantasia sibilité est «possédée», mais c'est alors au risque de l'ivresse, et de l'illusion,
dans la temporalisation en présence), quel est, plus précisément, le «mode d'ac- coextensive de cette «possession»: en général, celle-ci s'institue avec son
tion» de la Stiftung inconsciente sur les rythmes de temporalisation? Comment habitualité et sa sédimentation dans un réseau d'institutions avec leur habituali-
une amorce aussitôt avortée de sens peut-elle s'insinuer, en tant que sédimentée tés et leurs sédimentations, et c'est là ce qui est l'une des dimensions géné-
avec son habitualité instituée, dans la temporalisation en présence, pour, en tiques de l'institution symbolique, ce qui fait son historicité intrinsèque. Dans
quelque sorte, la «parasiter» ? Le comprendre est sans doute comprendre phé- ce cas, la Stiftung n'est pas, soulignons-le, Stiftung inconsciente.
noménologiquement le processus primaire. Il nous faut, ici encore, réaccomplir Or, c'est sur cette surdéterminabilité, qui est phénoménologique, que vient se
notre «saut». Si nous reprenons ce que nous avons avancé et rappelé sur la tem- greffer la surdétermination, qui est symbolique. Quelle que soit la «pensée» ou
poralisation en présence du sens se faisant, il vient que, en celle-ci, des Wesen le sens se faisant du rêve, cette «pensée» est inchoative, «faiblement concen-
sauvages de monde, déjà «accrochés» (mais sans Stiftung) comme proto-pro- trée», hésitante, plus que toute autre à la recherche d'elle-même, c'est-à-dire
tentions/proto-rétentions, se mettent eux-mêmes en mouvement dans l'entretis- plus que toute autre exposée au jeux phénoménologiques de la transpassibilité,
sage qui les fissure en protentions et rétentions dans la présence, et qui aux surgissements et aux éclipses inopinés des apparitions de phantasia - qui
transforme mutuellement ces dernières tout au long de la phase, au fil de relais contribuent au caractère obscur ou biscornu du rêve. Il y a bien, en ce sens, dans
tout provisoires et fluctuants qui sont les apparitions de phantasia comme le rêve, une sorte de «processus primaire» phénoménologique, qui se marque
«lambeaux» de phénoménalité du sens se faisant, du phénomène de langage. Ce par un irréductible caractère de contingence (l'accident, l'imprévu, l'inopiné: le
qu'il faut à présent préciser eu égard à ce que nous avions pris en compte, préci- transpossible) des aperceptions de phantasia qui y paraissent, comme si leur
sément, pour «expliquer» les aperceptions de phantasia, c'est que, en vertu de «choix», mais ce n'est pas le cas, se faisait au hasard, ou, pour utiliser une
sa nature schématique, tout phénomène de langage est une partie totale de la métaphore plus fidèle, selon la bonne fortune des rencontres (pour une part
~~masse» inchoative du langage, c'est-à-dire met en jeu, de manière a priori inopinées), des surgissements et des éclipses tout provisoires et fluctuants, sans
indéfinie, la «masse» pareillement inchoative des Wesen de langage co~e lien d'essence entre eux, des aperceptions de phantasia. Freud lui-même a
réminiscences transcendantales du passé immémorial du langage et comme pre- reconnu que tout rêve recèle en lui une part d'inexplicable et d'ininterprétable
monitions transcendantales de son futur immature: tout phénomène de langage (1' «ombilic» du rêve). Car la part qui s'interprète, et tout particulièrement dans
est transpassible, dans sa possibilité propre qui est celle de son ipse, à la masse le cadre de la cure psychanalytique qui remet, par la «magie» de son institution,
transpossible pour lui des Wesen de langage. Dans la problématique qui est ici ~a l'intrigue symbolique du sujet sur le tapis, est précisément la part qui relève
nôtre, puisque les «signes» phénoménologiques du sens se faisant, les app~­ exclusivement de cette dernière, et qui est proprement décelable par le proces-
tions de phantasia sont des complexes de rétentions-protentions dans la pre- sus primaire stricto sensu, en son sens psychanalytique donc symbolique. Il est
sence, mais le plus souvent déjà codés par les aperceptions de langue en vrai que, le plus souvent, le sens ou la «pensée» du rêve échappe totalement s'il
aperceptions de phantasia, et puisque, nous aurons à le montrer, ce codage ne n'est pas rapporté à quelque intrigue symbolique. L'erreur, communément com-
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 321
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTVNG
320
c'est-à-dire en surdéterminant les aperceptions de phantasia, en les recodant
mise, serait cependant de croire que c'est celle-ci, et elle seule, qui se reformule
une nouvelle fois au gré même de ces sédimentations et de ces habitualités.
(en supposant bien des «miracles») en «rébus» dans le rêve - cela n'est à peu
Pe~t-on dire, puisque cette Stiftung l'est aussi de l'inconscient symbolique du
près vrai, encore une fois, que dans le cadre de la cure, où l'intrigue symbolique
sUJet, que la conscience de celui-ci, ce qui, en lui, fait du sens, est de la sorte
est le principal souci. toujour~ ~r~nspassible à son inconscient symbolique? Mais alors, quel est ici,
Parmi «tous» les sens, amorces ou avortons de sens, ou plus primitivement
plus ~reclsement le statut potentiel de la sédimentation et de l'habitualité? Telle
Wesen de langage architectoniquement transposés ou transposables en apercep-
est bIen une manière d'exprimer le paradoxe de la Stiftung inconsciente la parti-
tions de phantasia, se trouvent ceux, amorces avortées, en lesquels s'est nouée
cularité de sa structure. '
l'intrigue symbolique où s'est toujours déjà jouée (sans avoir jamais eu lieu en
Il faut cependant s'en tenir, ici, à la leçon de Husserl, et se garder de dire que
présence) la Stiftung inconsciente du sujet14 . Le paradoxe de cette Stiftung est
que les amorces avortées de sens ont été instituées selon un temps de l'institu-
1: amorce avort.ée de sens qui est sédimentée et son habitualité sont «trans-poten-
lielles», ce qUlles détruirait, précisément, en tant que sédimentation et habitua-
tion qui n'est issu ni de la temporalisation en présence, ni de la temporalisation
lité. Tout porte en fait, Husserl l' avait compris, sur le réveil de l'habitualité et du
en présent en écoulement, mais qui, pour ainsi dire, est issu d'une sorte de kai-
sens sédimenté. Et c'est ce réveil lui-même qui est à la fois transpassible et
ros manqué, inaccessible, comme tel, au sujet, c'est-à-dire sédimentées à l'ori-
transpossible: c'est-à-dire inattendu, inopiné, imprévisible, imprépensable. C'est
gine avec leurs habitualités, étant susceptibles, comme potentialités, d'être
ce réveil que ~en, a ~riori, ne prépare dans la temporalisation en présence, qui
réveillées comme telles. De cette manière, il est vrai, les habitus et les amorces
transpo~e. ~:hIt~cto~lq~ement la transpossibilité de l'inconscient symbolique
avortées (de sens) sédimentées constituent bien une sorte de «système symbo-
en pos~lbIl~te, c est-a-dire e~ possibilité «parasite» par rapport à la possibilité
lique» en voie de sécession par rapport à toute conscience comme con-science
~our lUl-~eme du sens en tram de se chercher obscurément dans la temporalisa-
du sens se faisant en présence. Mais cette sécession ferait de ce «système» une
lion. MaIS comme cette possibilité «parasite» n'est pas, le plus souvent, visée
sorte de machinerie, de Gestel! symbolique radicalement extérieur ou incons-
pour elle-même, comme cette transpossibilité transposée se répète, en son insis-
cient s'il n'y avait, précisément, la possibilité de le reprendre pour l'élaborer
tance, c~mme amorce avortée (de sens) sédimentée avec son habitus, elle joue,
symboliquement, pour faire que notre condition de sujets institués ait à tout le
par son maccomplissement même en sens, comme une sorte de phase de pré-
moins quelque sens. C'est dire qu'il y a, correspondant à cette possibilité d'éla-
sence amorcée/ avortée, déphasée par rapport à la phase de présence du sens se
boration symbolique, et malgré leur Stiftung inconsciente, leurs sédimentations
cherchant, et «circule» dans les complexes de rétentions / protentions de cette
et leurs habitualités, une autre dimension, phénoménologique, dans les amorces
demi,ère co~~e ~es p~ssibilités. in~perçues ~~s ~éanmoins agissantes, depuis
avortées de sens, qui les tient ouvertes à leur reprise et à leur élaboration. Même
leur ecart ongmarre. C est ce qUl faIt, pour aInSI dire, la «polysémie» du rêve-
si leur Stiftung paradoxale fait leur insistance, elles demeurent, en principe, phé-
mais tou~ a~:si bien. de ce:tains comportements «éveillés». Tout se passe
noménologiquement, transpossibles, et non pas simplement extérieures, à toute
~o~e SI, d. etre a:chItectomquement transposée en possibilité, la transpossibi-
présence possible, et aux aperceptions de phantasia de tel ou t~l sens éve~tue~le­
lite des confIguratIOns de l'inconscient symbolique devait demeurer possibilité
ment en train de se faire. Transpossibles: donc aussi transpasslbles. La sItuatIOn
amorcée/ avortée, ne donnant lieu à aucune aperception de phantasia, mais sans
a dès lors aussi cela de paradoxal, à l'inverse, en vertu de la réversibilité de la
d?ute à des apparitions de phantasia aussitôt éclipsées qu'apparues, et par là
relation de transpossibilité 15 , que tout se passe comme si, en vertu de la valeur
tres obscures, et le plus souvent inconscientes, qui «polarisent» en les défor-
axiale de ce qui a institué symboliquement le sujet, avec ses sédimentations et
mant de façon cohérente, en les redistribuant et en les redécoupant «par en-des-
ses habitualités symboliques propres, la transpossibilité des amorces avortées eu
sous», les apercepti~ns de phantasia du rêve, et ce, d'autant plus qu'elles
égard à tel ou tel sens se faisant devait jouer par son surgissement inopiné un
portent en elles, du faIt de leur amorce aussitôt avortée, des «éclats », déjà codés
rôle privilégié en induisant ses effets dans la temporalisation même des sens,
~ar elles, de l'affectivité la plus archaïque qui donnent du plus ou moins d'atten-
tion, et donc de clarté, à telle ou telle aperception de phantasia du rêve. Ce n'est
14. Du point de vue de l'enchaînement des générations, l'intrigue symbolique précède la pas ~eulement le sens se cherchant dans le rêve qui est inaccompli, mais c'est
Stiftung inconsciente, et, pour une part a priori imprévisible, en procède. a~ssl, encore davantage, le sens des «allusions» multiples qui accentuent ou
15. Si le transpossible l'est toujours à l'égard de telle constellation i~stituée de ~ossibles, son
accomplissement inattendu et inopiné en possible (en amorce de sens) f:nt que, ~epU1s c~t accom-
laissent dans l' o~bre telle ou telle aperception de phantasia, ou tel ou tel groupe
p~ur
plissement, la constellation de possibles à l'égard de laquelle il était transpossible deVient, atlOn de tel~es aperceplions, et qui, par là, influent sur le rythme de la temporalisation
lui-même en tant que possible, transpossible. C'est-à-dire qu'il ne la reprend, comme constell
. . . l d'f ant de en .pre~ence, en le pourvoyant pour ainsi dire de scansions. Revenir à la tempo-
de possibles, qu'en la transposant architectomquement en retour son registre, en a e orm rallsalion phénoménologique du rêve, c'est donc, si c'est possible, procéder au
façon cohérente. C'est ce qui se produit avec le processus primaire.
322
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG

rebours de Freud, et pratiquer l'épochè phénoménologique de ces scansions. La


temporalisation en présence, qui distribue les aperceptions de phantasia comme
1 LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA

sont elles~mêmes ~ansposées architectoniquement (déformées de façon cohé-


323

rente) en. etant. ~epn~~s et remaniées par le processus primaire, se structurant en


c,~ntr~polllts d l~plicltes ou de possibles qui sont autant d'allusions cachées à
autant de complexes de rétentions / protentions dans la présence, met en effet en 1 lll~gue symbohque et donc à la Stiftung inconsciente du sujet, où les synthèses
œuvre, entre celles-ci, des synthèses passives de second degré, alors que les passIves de second degré sont méconnaissables. Dans ces deux cas celui de
scansions mises en œuvre par le processus primaire proprement dit mettent en l'~veil d'un sens amorcé ~ais ~uspendu et encore en attente (il n'y a p~s alors de
œuvre des synthèses passives de premier degré. Une autre version du paradoxe Stitn:ng d~ ,ce .sen~, en fmt touJours en temporalisation selon un rythme lent), ou
que nous cherchons à comprendre est que ce sont les secondes qui sont les plus ~elUl d~ 1 eveil d,~ ~ens amorcé mais déjà avorté (il y a alors Stiftung, mais
manifestes, les plus aisément décelables. ~conscl~nte), e~ 1 evell est de second degré puisqu'il consiste en une transposi-
Autrement dit, il peut toujours se faire, sans que l'on ne s'y soit attendu, que hon ar~hitectomque du transpossible en possible, celui de l'habitus et de la sédi-
tel rythme de temporalisation en telle aperception isolée et subite de phantasia ment~tion d: l'amorce avortée, et il est, à défaut d'élaboration symbolique
paraisse soudain, en réveillant le sens amorcé / avorté de l'énigme (symbolique co~sclente, eventuellement propre à demeurer à jamais possible, c'est-à-dire en
du sujet), en faire rejouer la clé, mais le plus souvent, comme «à l'origine », pour P,~ISS~ce, d~s ces deux cas, donc, et contrairement à ce qu'a pensé Husserl,
dérober à nouveau ce sur quoi elle est censée ouvrir. C'est par là que l'énigme, se 1 evezl ne sult a~cune rè~le éidétique, car il n'y a pas, a priori, de rapport d'es-
transposant au registre de la potentialité encore et toujours en sommeil, entre, en senced(par. les dites «I01S» de l'association) entre l'éveillant et l'e've·ll'
l e. B·len
principe, et comme telle, dans la temporalisation en présence, et particulièrement enten u, 11 ~eut se faire que, s'étant frayée la voie de son réveil sur tel ou tel
dans le rêve, «sélectionne» et «déforme» des aperceptions de phantasia, prélève ryth~e pamel de ~empor~sation, en y induisant en les déformant des synthèses
un ou des rythmes de telles aperceptions dans le rythme plus ou moins lent ou pas~IVes. ~e preffiler degre, la Stiftung du sujet, avec ses sédimentations et ses
rapide de la temporalisation en présence, et opère les synthèses passives de pre- h~bltualltes, se <~ ren~o~ce », aille jusqu'à inclure ces rythmes redécoupés et reco-
mier degré propres au processus primaire. Ce n'est donc pas, comme Freud l'a des dans les habltualites et les «charges» de sédimentations qui s'y trouvent. Ce
cru naïvement, une «scène originaire» (une séquence temporalisée de gestes, sont. alors ces.« fragments errants» de sens ou de phénomènes de langage qui
d'actes et de paroles, censée détenir l'énigme du sujet) qui se répète, mais c'est p~mssent, ~ms après c~up, porter l'empreinte de l'énigme, sur une «scène» qui
bien l'énigme de la Stiftung symbolique inconsciente du sujet qui, de sa puis- s elabore «mlleurs», qUl s'autonomise, mais cette fois comme un éclat de sens
sance même, «parasite» en le surdéterminant, en s'y réinscrivant, en le contre- enc~re dérobé parce qu'encore avorté malgré son amorce de déploiement. Cel~
pointant et en le déformant, le rythme phénoménologique de la temporalisation exphque .plus préc~sément le déplacement. Ailleurs complexe, dont l'ipse est
en présence. Cela seul permet en réalité de bien comprendre le sens de 1'« élé- ~ansposs~ble, ~t qUl ne se tran~pose en possible qu'en réinscrivant, en superposi-
ment diurne» du rêve: s'il peut lui-même (premier cas) être tout simplement une ~on surdetermlllante, se~ habitus et ses sédimentations irréductiblement poten-
amorce de sens au sein de la veille, suspendue encore en son avenir, mais pas helles, s~s acte reconnmssable, sur les temporalisations en sens qui se font dans
déjà avortée, et donc une amorce de sens qui poursuit sa temporalisation dans le la .con-sclence et par elle, dans le rêve, mais aussi, quoique autrement, dans la
rêve, il peut aussi (second cas), alors que dans la veille il paraissait être insigni- veille. Le paradoxe. de .cet. «ailleurs », si l'on veut de l'inconscient symbolique,
fiant ou banal, être ce que le rêve n'a été «chercher», à un moment ou à un autre est une so~e de radIcalIsatiOn de ce que dit Husserl, puisqu'il est originairement
de son déroulement, que parce qu'il enveloppait déjà, la «réveillant» en son être en so~ell, à l'état. de potentialités irréductibles de sédimentations et d'habitus
en puissance qui ne procède d'aucun acte, l'énigme ou l'un de ses éclats, et ce, de ne partICIpant pas directement de l'activité temporalisante de la conscience - ce
manière précisément tout implicite; dans ce second cas, il apparaît rétrospective- so~t des «habi~s i~con~c.ients ». A quoi il faut encore une fois ajouter que cet
ment que ce qui paraissait relever explicitement des aperceptions de la veille «m~eu~s» contient Implicitement la Stiftung symbolique inconsciente du sujet et
appelait déjà, comme de la transpossibilité transmuée en potentialités, telles ou ses llltngues, selon un mode de l'implication qui n'a rien d'intentionnel au sens
telles aperceptions de phantasia, cependant encore transpossibles, en leur impr~­ ~u~se~lien, q~~ n'e~t d?nc pas directement celui du Phantasieleib, ce pourquoi le
visibilité ou imprépensabilité, dans la veille où l'éveil à la possibilité de l'habl- <revell ~~ de.l l~pl~que ~e pe,ut se prod~ire que sur la base de la transpassibilité,
tualité et de la sédimentation n'a pas encore eu lieu. Dans ce dernier cas, donc, de mam~re llloplllee et lmprepensable, lllattendue et soudaine. Et ce réveil n'est
l'éveil de la constellation symbolique de l'institution symbolique du sujet a bien p~s ~elUl. d'un ~essouvenir, il ne re-temporalise pas en présence une présence qui
eu lieu, quoique de manière inconsciente, et c'est lui qui, transposant architecto- fi a Jamms :u li:u, ce qui ?'empêche pas, à l'inverse, le ressouvenir de pouvoir,
niquement la transpossibilité de l'inconscient symbolique en possibilité ~n som- co~e le reve, etre affecte par le processus primaire, dans ce que Freud nommait
meil, l'ouvre à un autre registre de possibilités pour les aperceptiOns de fort bIen le souvenir-écran.
phantasia du rêve, celui où, de leur transpossibilité eu égard à ce registre, elles
LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 325
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
324
malgré les apparences de son «durcissement», l'amorce avortée de sens
Au tenue de ces analyses complexes, il est temps de faire le point tout ~emeure transpa~sible à la conscience, tout comme l' «inconscient» qui est son
d'abord sur la structure et la base phénoménologique de la Stiftung inconsciente lie~: elle ~st touJours susceptible, moyennant les élaborations symboliques du
du sujet; ensuite sur la possibilité de distinguer concrètement et analytiquement sUJet, de lIvre~ ,qu~lque chose de son secret. Mais cette «susceptibilité », à son
synthèses passives du second et du premier degré; ensuite encore, et corrélative- tour, ne p~~t.s ,evell!e~ que p~ une transposition architectonique qui transpose la
ment, sur les «motifs» proprement phénoménologiques du découpage, selon U:~~P~SsI~IlIte d: 1 «mconSCIent» pour les possibilités de la conscience en pos-
des discontinuités manifestes, des aperceptions de phantasia; enfin, et toujours SIbIlIte, qUl est des lors possibilité de sens, et qui remanie ou déforme à nouveau
dans la même ligne, sur le caractère intrinsèquement lacunaire de la phantasia, de façon cohérente ce qui jusque là était possibilités pour la conscience - c'est
qui favorise, sans aucun doute, l'arrêt momentané, dans une temporalisation en l~ ~évélati~n subit.e d'une part du sens de mon destin. Et en réalité, cette transpo-
présent aussitôt fuyant en rétentions, sur l'image qui s'institue, on l'a vu, sur s~tIOn archItectomque est le r~tour inverse de celle qui se produit déjà, mais à
l'aperception de phantasia. Tel est ce qu'il nouS faut reprendre et rassembler le 1 aveu.gle,. sans porter la questIOn du sens de ce qui s'y transpose, dans le proces-
plus clairement possible avant d'étudier le régime, qui semble propre, de la sus pnmarre, dans les synthèses passives de premier degré.
phantasia, dès lors qu'elle est mise en jeu avec l'expression et la communica- TI n'y a dès lors plus de paradoxe à concevoir que les amorces avortées de
tion proprement linguistiques. Régime aux antipodes duquel semblent nous s:~s soient sé~mentée~ avec leurs habitus, puisque, toujours déjà susceptibles
avoir conduit nos analyses du rêve. d etre transposees architectoniquement en potentialités, elles n'entrent dans le
Pour comprendre la structure et la base phénoménologique de la Stiftung p~ocessus primaire que comme possibilités et moyennant cette transposition.
inconsciente du sujet, il faut partir de ce qui l'oppose à la Stiftung «consciente », C est. donc proprement la conceptualité husserlienne qui, en l'occurrence, nous
non pas seulement au sens où l'entend Husserl, où le sens recouvre finalement rendaIt le paradoxe apparemment irréductible. Et pourtant, quelque chose du
le sens intentionnel d'un objet ou d'un état-de-choses, mais aussi au sens où pa:adoxe demeure .puisque, dès lors, la Stiftung symbolique inconsciente du sujet
nous l'entendons d'un sens en train de se faire en présence et qui, paraissant lUl reste transpossible et transpassible, puisqu'elle a lieu au niveau architecto-
saturé de lui-même, s'institue. On peut dire, en première approximation, que la nique même du langage, pour ainsi dire avant que celui-ci ne «s'entremêle» à la
Stiftung «consciente» relève d'une activité (ou éventuellement d'un acte) de la langue, pou~ «marquer» sur les Wesen de langage, donc déjà sur les apparitions
conscience, que celle-ci soit novatrice dans le cadre de l'institution symbolique de phantasza, ce que Lacan nommait les «signifiants» - mais ceux-ci sont
ou qu'elle procède, comme le plus souvent, d'un apprentissage et d'une acquisi- labiles, mobiles, nomades et surtout sujets à des métamorphoses.
tion. Cela ne veut pas dire, on l'a vu, que l'habitus et le sens sédimenté corres-
. ~~oi qu:il en soit, no~~ compr~nons au moins ceci: puisque la Stiftung
pondants soient conscients, puisqu'ils sont à l'état potentiel, mais cela veut dire sIgmfIe touJ.ours tran~pOSItIOn archItectonique d'un registre architectonique à
qu'ils sont implicitement à l'œuvre dans la conscience et peuvent éventuelle- un autre regIstre arc~Itectonique, ~t défonuation cohérente du premier registre
ment être réactivés comme tels dans la conscience -, ils y demeurent précisé- dans le second, la Stiftung symbolIque inconsciente du sujet a bien lieu dans la
ment à l'état potentiel, et font partie du champ de ses possibilités. On ne peut «masse» phénoménologique inchoative du langage, qui est transpossible à
dès lors concevoir la Stiftung inconsciente sur le modèle de la Stiftung tout sens se faisant en présence et en langage, mais, précisément, elle n'y
«consciente» en disant qu'elle s'opère de la même manière, mais pour un « demeure» pas, ou plutôt elle a pour elle de transposer architectoniquement
«inconscient» comme «double» de la conscience, comme si son sens s'y sédi- . les Wesen de langage «marqués» symboliquement, qui, en tant que Wesen de
mentait avec ses habitus, après avoir été en acte dans 1'« inconscient », à l'insu langage, demeurent transpossibles, en potentialités (amorces avortées de sens
de la conscience. Car cela impliquerait le paradoxe d'un sens qui se serait tem- sédimentées et habitus correspondants) originaires de la conscience sans
poralisé dans une présence qui n'a pas eu lieu (ou qui aurait eu lieu en un lieu qu'il y ait jamais eu, de ces potentialités, de déploiement au registre 'd'une
radicalement autre). C'est la raison pour laquelle nous avons introduit la notion quelco~que P?~se ~e. présence. En ce sens, le processus primaire présente
d'amorce avortée de sens, en décalant le paradoxe d'un cran puisqu'il s'agit cette smgulante, preCIeuse pour l'analyse phénoménologique, d'être, du fait
alors de savoir en quoi cette amorce, court-circuitée de son avenir par son avor- du «marquage» symbolique, comme la trace directe, visible par ce «mar-
tement, se sédimente avec son habitualité, sans avoir jamais été en présence, et quage.~> même, .de .la transposition architectonique sans doute la plus
donc sans pouvoir, par principe, relever du souvenir. On a vu que ce qui la archazque du sUJet, msistante du fait de cet archaïsme même et de sa non-
sauve, pour ainsi dire, de son enkystage définitif, et de l'inexorabilité sans congruence avec d'autres transpositions architectoniques, en particulier celle
recours de la répétition (comme la mouche qui se heurte sans cesse à la fenêtre), *

j
du lang~ge à la.langue. Certes, il reste à penser que ce qui fait ces marquages
c'est le fait que, pour autant, elle relève encore de la «masse» phénoménolo- symbolIques faIt aussi partie de 1'« intersubjectivité» et de l'historicité sym-
1 1 gique inchoative du langage à laquelle elle demeure transpassible. Si bien que,
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS ET LES ENTRE-APERCEPTIONS DE LA PHANTASIA 327
326

bolique d'une institution symbolique 16 , qu'il y a do~c, en dehor~ ~e ~~ qui fait


tés affectives, des Stimmungen, qui vont ensemble avec ses redécoupages et ses
consciemment une culture et une institution symbolIque, une he-:edlte symbo- recodages, il est extrêmement difficile de saisir, par l'épochè de ceux-ci, les
«motifs» plus proprement phénoménologiques des découpages en discontinu
lique «inconsciente» qui se transmet d~ gén~ration en génératIOn s.ans pou-
voir faire l'objet d'un projet réfléchi d'educatIOn - et ce, ~ous y reVIendrons, des aperceptions de phantasia, et derrière elles, des apparitions de phantasia
qui, comme telles, semblent vouées à la plus complète obscurité. C'est, on l'a
déjà à propos de la Stiftung symbolique de la l~gue. li? est en to~t ca~ pas
nécessaire de penser que la Stiftung symbolique mconscIen~e du sUjet SOlt un vu, qu'il n'y a pas d'aperceptions de phantasia sans aperceptions de langue. li
, 'nement ou une suite d'événements qui auraient eu lIeu quelque part: nouS faut donc passer au problème de la Stiftung symbolique de la langue, pour
eve , . 1 d S;/', b tenter de saisir la déformation cohérente qu'elle imprime à la phantasia et à ses
même, il en va sans doute ainsi de toute une fam11 e e tlJtungen sym 0-
apparitions, et donc à l' «intentionnalité» de phantasia, en réalité extrêmement
liques, et probablement, en particulier, d~ ~~ll~ de l~ l~ngue. ,
Si nous en venons à présent à la pOSSIbIlIte de dlstmguer les ~y~th~ses pas- complexe. De ces apparitions, nous avons saisi quelque chose avec le rêve, et
sives de premier degré et les synthèses passives de second degre, 11 Vient t,out notamment le jeu de la Leiblichkeit indéterminée en elle. Mais ce fut pour
d'abord que les premières ne sont pas possibles sans les secondes. Ce n est découvrir que la phantasia y subissait un autre type de découpage et de défor-
.' -I+et qu'à l'occasion d'une temporalisation en présence dans la mation cohérente, celui qui vient de la transposition architectonique coextensive
Jamms, en eu' , h b'
phantasia, que les amorces avortées de sens sédimentées et leur.s ~ !tus so~t de la Stiftung symbolique inconsciente du rêve, découpage qui n'est certes pas
«éveillés» de leur transpossibilité pour passer, non pas par «r~actlvatIOn», mms lié, à l'origine, à celui de la langue, qui explique en partie le caractère lacunaire
par transposition architectonique, du trans-potentiel au poten~el. Cela: donc, en des aperceptions de phantasia, incongru par rapport à ce que la langue peut dire
toute rigueur nous pouvons à présent le soutenir, par «parasltage» dune tem- dès lors qu'elle se mêle au langage, qui autonomise donc architectoniquement la
poralisation ~n présence à laquelle le process~s pri~aire n' est p~s ~ongruent. En phantasia par rapport à la langue, mais qui rend tout aussi difficile de saisir pro-
outre, les sédimentations et les habitus relllS en Je~ d~s celUl-Cl ~ortent tou- prement comment la phantasia se découpe elle-même en apparitions et en aper-
jours l'empreinte de la singularité symbolique du. sUJet: .11s sont ce qUl, du «~ar­ ceptions dans le cours même de sa temporalisation en présence. En ce sens, tant
quage» symbolique primitif au niveau archltecto~lque du lan~age, s es~ que nous n'aurons pas tenté la voie ouverte par la question de la Stiftung de la
architectoniquement transposé en potentialités origin~res, et elles-me~es .so~t a langue, on pourrait toujours douter qu'il y ait une attestation phénoménologique
leur tour impliquées dans le «matériau» même fournI par la phantasza, .SI b~en, possible, fût-elle indirecte (si elle est possible, elle ne peut d'ailleurs être qu'in-
au reste, qu'il ne faut pas ipso facto prendre les aperceptions de pha~t~sl~ lllses directe), des apparitions de phantasia, et en particulier, que ces apparitions
en évidence par le processus primaire pour les ~esen d~ langage ong~narrement soient bien des Wesen de langage et la phantasia elle-même, en sa temporalisa-
marqués symboliquement par la Stiftung mc?nsc~ente du sUjet - }es tion en présence, une temporalisation de sens de langage - si elle l'est, l'est-elle
eta
«signifiants» avons-nous dit, sont nomades et sUjets a toute~ sortes de - m. d'autre chose que d'ombres, de nuages et d'obscurités?
li
morphoses. n'empêche que, par le processus pri,:naire, certames aperceptIOn~ Une autre voie encore sera de tenter d'analyser ce qui, de l'affectivité, d'une
de phantasia se découpent clairement, peuven~ m~m~, dans ce que Freud no~ part se temporalise en présence dans la phase, et d'autre part se «fixe» en
mait l' «élaboration secondaire» du rêve, être mstltuees ~our. ~n ,moment ~g tif «affects» dans la sédimentation et l'habitus qui, sous la forme rythmique de
images dans la mesure où les investissements affectifs lies a notre Stiftung synthèses passives de premier degré, contrepointent de leur rythme d'allusions
en , . M . l' u cette tout implicites le rythme de la phase de présence se faisant, et comment cette
symbolique inconsciente nous les rendent plus clarres. ms, on a v ,
accentuation est coextensive d'angles morts qui rendent obscures les autres «division» de l'affectivité s'effectue. Mais dans la mesure où l'intrigue et l'ins-
aperceptions de phantasia du rêve, et accentuent même, plus. généralement, de titution symbolique du sujet met en jeu les «affects» et ne peut se faire que dans
la phantasia, son caractère ou son allure profondément lacun~e. li faut la p:.~~ la rencontre intersubjective, nous devons reporter ces analyses au chapitre où
picacité et la concentration analytique de Husser~ pour discern:r les. tr nous examinerons celle-ci de plus près - il nous faudra montrer plus précisé-
propres de la phantasia à même son déploiement, qUl est par surcrOlt celUl de la ment que nous l'avons fait jusqu'ici, et du point de vue phénoménologique, en
quoi par exemple les aperceptions du despote ou du tyran, comme aperceptions
présence sans présent a s s i g n a b l e . . . .e
C'est dire qu'en dehors des traits reconnmssables ~u, pro~essus pnman: de phantasia, se distribuent et s'organisent en phantasiai dans les mythoi de
(condensation et déplacement) et en dehors de la singulante radIcale des tonali- «fondation», c'est-à-dire dans les récits mythico-mythologiques et mytholo-
giques. Venons-en donc à la question capitale des aperceptions de langue.
16. Nous en avons déjà traité dans Phénoménologie et institution symbolique, Jérôme Millan,
Coll. «Krisis », Grenoble, 1988.
CHAPITRE IV

Les aperceptions de langue

§ 1. LES APERCEPTIONS DE LA LANGUE «LOGIQUE» SELON HUSSERL

a) La « logique pure» de Husserl comme théorie de la connaissance


Même si la langue logique procède d'une institution symbolique très particu-
lière à l'intérieur de la langue commune, puisqu'elle est pour ainsi dire la reprise
à revers de cette dernière depuis l'unicité, à conquérir par la réorganisation sym-
bolique de la langue commune, de sa référence objective à des objets qui sont
censés être (= des étants), même si donc, par là, cette langue qui vise à la clarté
et à la distinction, mais aussi à l'apodicticité de ce qui s'y montre, est très éloi-
gnée de la langue commune, de ses confusions, plurivocités et enchevêtrements,
elle garde tout au moins, moyennant la déformation cohérente qu'elle subit dans
la transposition architectonique coextensive de sa Stiftung, quelque chose de son
caractère d'origine, qui est son pouvoir de signifier. La langue logique, c'est-à-
dire l'institution symbolique, redoublée, des aperceptions de langue, doit nous
donner l'occasion, progressivement, d'opérer la réduction architectonique pour
préciser le statut de ces aperceptions. Pour cela, il nous faut préalablement
mesurer à nouveau frais en quoi consiste proprement l'institution de la langue
logique selon Husserl, et en quoi cette institution est eo ipso celle de la connais-
sance et d'une théorie de la connaissance. Et nous retournerons tout d'abord aux
Recherches logiques 1, reprenant ab ovo ce que nous avons ébauché dans notre
Ière section.
La logique pure comme théorie générale de la connaissance a pour tâche
«d'assurer et d'élucider les concepts et les lois qui confèrent à toute connais-
sance signification objective (objecktive Bedeutung) et unité théorique» (LU, II,
1, 3). Le chemin phénoménologique pour accomplir cette tâche est, selon
l'expression de Husserl, «une phénoménologie pure des vécus de la pensée et
de la connaissance». Mais, dans la mesure où celle-ci doit elle-même s'expri-

1. Logische Untersuchungen, Niemeyer, Tübingen, 2. Auflage, 1913 (trad. par H. Elie,


L. Kelke1 et R. Schérer, P. D.F., coll. «Épiméthée», Paris, 1959-1963). Nous citerons, dans le
cours de notre texte par le sigle LU, suivi de l'indication de volume, de tome et de page dans l'édi-
1
tion Niemeyer. Nous suivrons toujours le texte de la seconde édition de 1913.
,1 1

l '
l '
330
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNa

mer dans une langue assurée de connaître, elle doit tout d'abord en passer par
1 LES APERCEPTIONS DE LANGUE 331

part dans les actes qui lui donnent la signification et éventuellement la plénitude
une analyse stricte des expressions, au terme de laquelle doivent pouvoir se intuitive, et en lesquels se constitue le rapport (Beziehung) à une objectité
dégager les statuts phénoménologiques respectifs de la connaissance obje~tive (Gegenstiindlichkeit) exprimée» (LU, Il, l, 37). C'est par ces actes que
et de la langue logique cognitive censée lui convenir. Il y a là une sorte de CIrCU- l'expression, visant (meinen) quelque chose (etwas), la signification, se rapporte
larité, qui est proprement la circularité symbolique de la Stiftung à clarifier de la à de l'objectif qui, ou bien apparaît (erscheint: en Darstellung intuitive), auquel
langue logique. Cette Stiftung ne peut faire autrement que, en quelque sorte, se cas la référence objective est réalisée, ou bien n'apparaît pas, auquel cas, certes,
présupposer elle-même. Ainsi, quand Husserl écrit: «les objets vers lesquels la référence objective n'est pas réalisée, mais dans la mesure même où elle est
s'oriente la recherche de la logique pure [ ... ] sont données comme enrobées impliquée, enveloppée (beschlossen) dans la simple intention de signification
pour ainsi dire (sozusagen ais Einbettungen) dans des vécus psychiques (cf ibid.). Cela conduit Husserl à distinguer les actes conférant la signification
concrets, qui, dans leur fonction d'intention de signification (Bedeutungs- (intentions de signification), qui sont essentiels à l'expression (cf LU, Il, 1,38),
intention) ou de remplissement de signification (à ce dernier point de vue des actes remplissant la signification (= remplissements de signification), qui ne
comme intuition Anschauung - qui illustre ou qui rend évident), relèvent de cer- le sont pas, mais se trouvent avec elle dans ce rapport logiquement fondamental
tains expressions (Ausdrücken) linguistiques et forment avec elles une unité d'être susceptibles d'actualiser la référence objective de la signification (cf
phénoménologique» (LU, Il, 1,4) Il y a là, déjà, la structure à la fois linguistique ibid.). Et nous savons, rappelons-le en passant, que le remplissement est lui-
et cognitive, susceptible d'être sélectionnée parmi les vécus «concrets », et qu'il même complexe, puisqu'il peut être remplissement «à vide» ou remplissement
ère intuitif, indifféremment, par de la perception, du souvenir ou de la phantasia.
faudra analyser de plus près. Il s'agira donc, en particulier dans la 1
Recherche, de dégager, et de libérer du «psychologisme», les expressions ayant Bornons-nous pour l'instant à constater, avec Husserl, que l'analyse noétique de
véritablement valeur cognitive, et, par l'analyse éidétique des vécus de cette ces actes (§ 10) montre leur intime unité phénoménologique: avec les premiers
sorte (des «actes» d'expression et de connaissance) enjeu dans ces expressions, sont souvent fusionnés les seconds, de telle manière que l'objet intuitionné dans
par l'analyse des rapports entre intention et remplissement de signification, de le remplissement qui actualise la référence objective «apparaît (erscheint)
mettre en évidence le statut de la connaissance objective, de ce qui, a priori, lui comme étant celui qui est signifié (bedeutet) dans la signification, ou encore, qui
confère sa validité (sa référence) objective. est nommé au moyen de la signification» (LU, Il, 1,41, nous soulignons).
Sans pouvoir entrer, ici, dans l'analyse détaillée du mouvement par lequel, . Est-ce à dire que la teneur de sens sera la même, et si c'est le cas, qu'il faudra
dans la 1ère Recherche, Husserl dégage la pure logique de l'expression dans néanmoins la diviser selon qu'il s'agit de la teneur de sens de la signification ou
l'unité qu'elle constitue avec la signification, la Bedeutung, disons simplement de la teneur de sens intuitive, en Darstellung intuitive? Ce fut un problème diffi-
_ avant de revenir au fameux § 8 consacré aux expressions dans la vie solitaire cile pour Husserl, comme en témoignent encore les Leçons de 1908 sur la
de l'âme - que la mise hors circuit de la fonction d'indication (Anzeige) et de la «théorie de la signification» (nous y reviendrons encore, au moins partielle-
fonction de manifestation (Kundgabe) dans le discours vise essentiellement ment). Reprenons-en tout d'abord les traits dans les Recherches logiques.
l'énigme d'un discours purement logique, c'est-à-dire purement cognitif qui, Toujours dans le 1ère Recherche, Husserl écrit: «[ ... ] tous les objets et toutes les
comme tel, Husserl le sait fort bien, n'existe pas originairement dans la «vie références objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont, que par les actes de viser
psychique», mais n'existe que par sa Stiftung, elle-même non «psychi~ue», (vermeinen) essentiellement différents d'eux, dans lesquels ils passent à la repré-
comme le sens même de la connaissance, cela même qu'elle vise à attemdre sentation (vorstellig worden), dans lesquels ils se tiennent en face de nous
dans le champ délimité par son institution symbolique. C'est une autre expres- (gegenüberstiehen) justement en tant qu'unités visées (gemeint)>> (LU, Il, 1,42,
sion de la circularité symbolique de l'institution de la logique (que l'on retrouve nous soulignons) On reconnaît ici l'intentionnalité par laquelle, sur les objets, se
au demeurant, quoique tout autrement, chez Frege), où la logique ne pourra tirer constitue leur sens intentionnel en lequel ils entrent dans la Darstellung intui-
son sens que d'expressions censées ne rien faire d'autre qu'exprimer, en trans- tive, elle-même chargée de ce sens. Toute la question est bien évidemment celle
parence, à travers leur «phénomène physique» et «psychique», leur significa- du rapport de ce sens au sens contenu dans la signification. S'il est désormais
tion, celle-ci impliquant sa référence objective. clair que «l'objet ne coïncide jamais avec la signification» (LU, Il, 1,46), il ne
C'est de là, selon Husserl, qu'il faut partir pour comprendre que toute peut néanmoins être visé qu'en elle et exprimé grâce à elle (cf ibid.). Autrement
expression logique, c'est-à-dire cognitive, veut dire (bedeuten) quelque chose dit, toute la question est celle du rapport entre remplissement de signification,
sur ou de quelque chose. En ses termes à lui: «le phénomène concret de sur lequel Husserl insiste et sans lequel il n'y aurait ni non-sens, ni contre-sens
l'expression animée d'un sens (sinnbelelbt) s'articule, d'une part, dans le phé- ni «granrrnaire pure logique» - et nous pourrions déjà y voir l'aperception de
nomène physique où l'expression se constitue selon sa face physique, et d'autre langue logique comme telle -, et remplissement intuitif de ce remplissement, qui
332 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
y,
1 i LES APERCEPTIONS DE LANGUE
333

est l'actualisation de la référence objective de la signification, appelée logique- encrier». Il s'agit de «la relation d'unité en repos» en vertu de laquelle «la pen-
ment (c'est-à-dire par sa Stiftung symbolique), nous l'avons vu, par cette der- sée ~onférant la signification est fondée (gegründet) sur l'intuition (scil. la per-
nière. Ou encore, pour reprendre les termes de notre 1ère section, la question est ceptIon) et se rapporte par ce moyen à son objet» (LU, II, 2, 24). Dans
de savoir si une consistance suffisante de la signification, assurée par son rem- l'exemple choisi, «le nom mon encrier vient en quelque sorte "se poser sur"
plissement propre, fût-il vide d'intuition pour nous, peut être considérée, du fait l'objet perçu, il lui appartient pour ainsi dire de manière sensible ifiihlbar)>>
même, comme constitutive d'une connaissance «objective», de l'ontôs on, du (ibid.). Ici, il faut être particulièrement attentif et lire de près. Husserl enchaîne
réellement étant, donc d'une connaissance ontologique. Et ce, alors même que immédiatement:
s'insinue le soupçon que cette consistance sans remplissement intuitif pourrait
. «Mais cette, appart~nance (scil. de l'expression et de l'objet perçu) est d'un genre particu-
n'être qu'une cohérence purement logique (formelle) de la signification, déta- lier. .r--es m~ts n ,apPartienne~t certes pas. à la connexion objective, ici physique-chosale, qu'ils
chée de tout «réel» car sans attestation intuitive, fût-elle de l'ordre de laphanta- expnment, Ils n ont pas de lieu en elle, Ils ne sont pas visés comme quelque chose dans ou à
sia. C'est le problème bien connu de l'existence en mathématique: par exemple, même les cho~es qu'.i~s nomment. Si nous en revenons aux vécus, nous trouvons d'un côté [ ... ]
les actes de 1 appantlOn verbale (Worterscheinung), de l'autre côté les actes semblables de
le transfini cantorien existe-t-il réellement, est-ce que, quand je le «phantasme» l:apparition de la chose (Sacherscheinung). A ce dernier point de vue, c'est l'encrier qui se
ou l'imagine, je «phantasme» ou j'imagine réellement quelque chose? Ou tlent en face de nous dans la perception. [ ... ] Cela ne veut rien dire d'autre, phénoménologi-
n'est-ce qu'une illusion transcendantale, c'est-à-dire une illusion nécessaire à la quement, que cela que nous avons une certaine somme de vécus de la classe des sensations
unifiés de façon sensible dans leur mise en succession détenninée de telle ou telle manière e~
théorie des nombres 2 .
transis d'esprit (du.rch?eistigt) par un certain caractère d'acte, celui de la "saisie" qui l~ur
Quel est donc plus proprement, dans cette institution symbolique de la con~re un sens obJectIf. Ce caractère d'acte fait que nous apparaît un objet, précisément cet
langue, le statut de la signification, et, pour peu que l'on admette celle-ci bien encner, sur le mode de la perception. Et c'est de manière semblable (iihnlich) que se constitue
découpée, le statut de l'aperception de langue (logique) qui y est liée? Au § 14 naturellement le mot apparaissant dans un acte de la perception ou de la représentation de
phantasia (Phantasievorstellung).» (LU, TI, 2,24-25)
de la 1ère Recherche, Husserl écrit que, «dans le rapport réalisé à l'objet, deux
choses peuvent encore être désignées comme exprimées: d'une part l'objet Autrement dit, c'est l'évidence, quand je perçois la chose que je reconnais
(Gegenstand) lui-même, et comme étant visé de telle manière. D'autre part, et comme mon encrier, avec son sens intentionnel d'aperception perceptive que
dans un sens plus propre, son corrélat idéal dans l'acte qui le constitue du rem- Husserl dégage ici soigneusement, je ne perçois pas, à même ou dans la chose
plissement de signification, à savoir le sens (Sinn) remplissant» (LU, n, 1, 50) .. l'apparition verbale «mon encrier». Il n'y a pas sur lui quelque étiquette plus o~
En sorte que, «quand l'intention de signification se remplit sur la base d'une ~oins s~btile susceptible d'y apparaître. Et pourtant, c'est bien mon encrier que
intuition correspondante, [ ... ] l'objet se constitue comme "donné" dans certains Je perçOIS, et pas une chose qui n'aurait pas de nom. Il faut donc bien que le mot
actes [ ... ] de la même manière qu'il est visé par la signification» (ibid., 51-52). apparaisse quelque part, mais pour ainsi dire parallèlement, soit que je le per-
La distinction étant faite entre sens intentionnel de l'objet et sens remplissant la çoive, mais dans ce cas on ne voit pas très bien où, soit que j'en «phantasme» la
signification, l'actualisation de la référence objective de la signification, c'est-à- «représentation». Nous voyons donc pointer ici, et nous allons y revenir, la
dire la vérité de la connaissance, a lieu quand les deux sens se recouvrent au phantasia. Et la phantasia, il est important de le souligner, comme lieu d'appa-
point que le sens de la donnée s'ajointe au sens de la visée (par la signification), rition. Husserl poursuit:
quand le premier est pour ainsi dire dans le prolongement du second. Mais cela
. «Ce ne ~ont donc pas le ~ot et l'encrier, mais les vécus d'acte décrits, en lesquels ils appa-
suppose, pour qu'il y ait connaissance objective, que les deux s'ouvrent mutuel- raIssent, qill entrent en relatlon, tandis qu'ils ne sont absolument rien "en" eux. Mais com-
lement l'un à l'autre, voire se confondent, que, en quelque sorte, le sens rem.- ment? Qu'est-ce qui amène les actes à l'unité? La réponse semble claire. Cette relation est en
plissant la signification laisse transparaître le sens intentionnel de l'objet et que tant que dénominative, est médiatisée par des actes, non pas seulement du signifier mais du
connaître, c:est-à-dire que ce sont ici des actes de classification. L'objet perçu ~st connu
celui-ci appelle de lui-même le sens remplissant la signification - ce pourquoi, co~e ~ncner, et ?ans la mesu~e oùyexpression signifiante est une, de manière particulière-
sautant cette médiation pourtant nécessaire, on pourra dire aussi que le sens ment mtlme, avec 1 acte de classlficatlOn, et où celui-ci, à nouveau, comme connaître de l'objet
intentionnel de l'objet paraît «exprimé» par la signification. perçu, est un avec l'acte de perception, l'expression apparaît pour ainsi dire comme déposée
(aufgelegt) sur la chose, et comme son vêtement.» (LU, TI, 2, 25)
Pour analyser plus finement la situation ici en cause, considérons l'exemple,
étudié par Husserl aux paragraphes 6,7 et 8 de la 1ère section de la Tout d'abord, et c'est déjà important, dans le cas présent, l'acte intentionnel
VIe Recherche, de ce qui se passe dans la signification et la perception de «mon de visée de l'objet, l'aperception perceptive, et l'acte, lui aussi intentionnel,
d'expressio~, qui vise la signification, ne seraient rien l'un sans l'autre. Il n'y a
2. Nous avons abordé cette question entre autres dans la IVe de nos Recherches phénoméno- pas le prenner sans le second, même si, nous le savons, il peut y avoir le second
logiques (éd. Ousia, Bruxelles, 1983). sans le premier (il peut y avoir de la signification sans actualisation ou sans réa-
LES APERCEPTIONS DE LANGUE 335
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
334

Détaillons ce mouvement, dont l'essentiel, après le rejet de tout association-


lisation intuitive de sa référence objective). Ensuite, tout tient dans la médiation
nisme (psychologique pour Husserl à cette époque), tient dans la dernière
assez subtile que Husserl introduit entre les deux actes, pour expliquer la déno-
phrase, qui souligne le caractère, unique en son genre, de la relation intention-
mination, ou la reconnaissance immédiate de cette chose comme de mon
nelle en jeu dans la nomination. Il y a ici, à nouveau, les deux mouvements que
encrier, en vertu de laquelle l'expression paraît (et même apparaît), avec son
nous avons repérés: 1) La nomination du rouge comme rouge, c'est-à-dire la
sens remplissant (et non pas, cela va de soi, comme sa «face physique»),
signification avec son intention, qui comporte en elle, qu'elle soit réalisée ou
comme son «vêtement», «déposé» sur elle. Médiation subtile parce que nous
pas,. s~ référenc~ objective. C'est donc «le rouge» de celle-ci qui est visé, thé-
sommes ici au cœur de la tautologie symbolique de la langue en sa dimension
matIse, «ab-straJt» de la chose globale, quand le nom, avec sa signification, le
logique et que, les actes du signifier comme les actes du connaître étant tous
v~se. Et 2) inversement, dès lors, le «moment» rouge de l'objet apparaît immé-
deux des actes de classification, ils sont quasiment indiscernables (ce qui est
diatement comme rouge, comme si le nom lui appartenait par son sens remplis-
bien l'expression de la tautologie symbolique). C'est que la classification de
sant, comme si celui-ci y adhérait. Ici, le sens intentionnel objectif «rouge» et le
l'un est intimement liée, et ce particulièrement, écrit Husserl, avec la classifica-
sens remplissant l'intention de signification «rouge» semblent coïncider. Un
tion de l'autre: la première l'est dans la sphère objective, ce qui fait de l'aper-
peu plus loin, Husserl reprend la description de cette situation en ces termes:
ception perceptive un acte de connaissance, la seconde l'est dans la sphère des
significations, et les deux s'ajustent l'une à l'autre. Par là, la première est, pour- «Le nom rouge nomme rouge l'objet rouge, tout autant que l'objet rouge est connu comme
rait-on dire, éidétique, alors que la seconde est logique. Et la question qui nous rouge, et nommé rouge au moyen de ce connaftre. Nommer rouge - au sens actuel de nommer
qui présuppose l'intuition sous-jacente du nommé - et connaftre comme rouge sont au fond'
préoccupe est déplacée dans cette tautologie symbolique de ce que nous avons des ~x~ressi~ns de signifi~ation identique; sauf que la dernière exprime plus claire~ent cel~
nommé le logico-éidétique, ou le logique est la condition nécessaire, mais pas q~e, ICI, c,e n est ~~s ~n~ ~lmple dualité qui est donnée, mais une unité produite par un caractère
suffisante, de l'éidétique, et l'analyse ici engagée est aussi valable, comme ~ ac~e: C est en l mtnmte de la fusion, comme nous devons bien l'admettre, queles moments
lmpl.lcltes de cette unité -1' app~ition physique du mot avec le moment qui l'anime de la signi-
l'indique Husserl, pour les cas où, au lieu de partir d'une aperception perceptive ficatlOn, le moment de la connaissance et l'intuition du nommé - ne se détachent pas claire-
d'un objet, on part d'une quasi-perception (Bildvorstellung, Phantasiebild, d'un ment l'un de l'autre.» (LU, II, 2, 28)
objet connu et nommé, par exemple, comme tel encrier «imaginaire»: cf LU n,
La première phrase, soulignée par Husserl, exprime bien la circularité sym-
2,26) bolique qui est à l'œuvre dans la tautologie symbolique quand un objet (une
Plus apte à distinguer le sens remplissant la signification et le sens intention-
réfé~enc~ obj~cti~e), et ce qu'il soit en aperception perceptive ou en quasi-per-
nel de tel ou tel objet perçu (en principe individué, et dans l'exemple choisi, par
le «mon» de «mon encrier») est l'introduction de «la généralité des significa- ceptIon (ImagmatIon), est présent (ou quasi-présent): il est nommé rouge par la
signification nominative rouge, tout autant qu'il est connu comme rouge (par la
tions des mots» (§7, LU, n, 26). Par ce trait, qui est l'un des traits constitutifs de
perception ou l'imagination), et par là, nommé rouge par la signification nomi-
la langue logique, on veut dire, le plus souvent, que «le mot n'est pas lié à
native. Si bien que nommer et connaître sont identiques quant à leur sens ou à
l'intuition isolée, mais appartient à une multiplicité infinie d'intuitions
1
leur signification. Ici doit en effet être prise en compte, comme Husserl le sou-
possibles» (ibid.). Husserl s'interroge aussitôt sur cette appartenance.
!
ligne aussitôt (cf ibid.), l'essence de signification du nom, ce qui met hors cir-
«Considérons un exemple des plus simples: soit le nom rouge. En nommant rouge un objet cuit ce que les linguistes appellent «l'arbitraire du signe»; en première
apparaissant, ce nom appartient à cet objet en vertu du moment rouge apparaissant en lui. Et
tout objet qui porte en soi un moment du même genre autorise à la même dénomination, ce
approximation, qui ne vaut que pour la langue logique où la référence est censée
même nom appartient à chacun de ces objets, et il leur appartient en vertu du sens identique. objective et univoque, nous nommerons aperception de langue (logique) cette
«Or en quoi consiste à son tour cette dénomination en vertu d'un sens identique? essence de signification du mot, et il nous faudra voir ce que cette aperception
«Nous remarquons tout d'abord: le mot ne tient pas extérieurement, simplement sur le «aperçoit» proprement quand la référence objective n'est pas réalisée dans une
fond (Grund) de mécanismes psychiques cachés, aux traits singuliers de même genre des intui-
tions. Avant tout, il ne suffit pas de [nous en tenir] au simple fait que, partout où un tel trait sin- intuition (perception, souvenir, phantasia). Mais ici, où, encore une fois, la réfé-
gulier surgit dans l'intuition, le mot comme simple formation phonique vient s'y associer rence objective est réalisée, on peut détailler l'analyse de Husserl de la manière
(zugesellen). Le simple assemblage, purement extérieur, l'un avec l'autre ou l'un à l'autre de suivante. 1) Le nom rouge, c'est-à-dire la signification rouge attribue, par la
ces deux apparitions ne crée entre eux aucune relation intrinsèque et sûrement pas une relation
intentionnelle. Et une telle relation se trouve bien, manifestement, comme une relation tout à
nomination, cette signification à l'objet qui n'est lui-même rouge, dans sa teneur
fait propre (eigenartig) du point de vue phénoménologique. Le nom nomme le rouge comme ~e s~ns objective ~éidétique) que par sa connaissance. C'est l'attribution qui,
rouge. Le rouge apparaissant est ce qui est visé par le nom, et visé comme rouge. C'est sur l~ IdentIfiant symbohquement (tautologie symbolique) la teneur de sens de la
mode de la visée nominative que le nom apparaît comme appartenant au nommé et un avec lm. signification et la teneur de sens d'être (objective), transmue la première en la
» (LU, 2, 26-27)
seconde. Mais 2) ce mouvement n'est à son tour possible que si l'objet est déjà
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
LES APERCEPTIONS DE LANGUE 337
336

«connu» comme rouge, c'est-à-dire si la teneur de sens d'être rouge est connue connaissance de la Darstellung intuitive de l'objet en tant que tel ou tel (par
à même la Darstellung intuitive de l'objet, et par là, si cette teneur de sens d'être exemple: rouge), ou bien celle d'une connaissance possible, et dans ce cas il
est transmuée, en sens inverse, en teneur de sens de signification, dans la nomi- faut aller chercher ou présumer des Darstellungen intuitives possibles d'objets
nation. Si bien que, et tel est le sens de la tautologie symbolique, deux teneurs susceptibles d'être connues comme telles ou telles, ou bien encore celle d'une
de sens d'origine différente (dans la signification et dans l'intuition) en devien- connaissance impossible, parce que la signification, en contresens, ne peut se
nent symboliquement indiscernables. Et c'est ce double mouvement qui se pro- remplir pour elle-même d'un sens non contradictoire, et donc ne peut ouvrir à
duit dans et par l'aperception de langue logique, pour peu précisément que la une intuition susceptible de connaître. TI va de soi que cela suppose que la
logique pure soit, par sa purification, identique à la connaissance. On retrouve le logique pure, comme «système» d'aperceptions de langue logique, puisse faire
sens aristotélicien de la logique apophantique.
1. l'objet d'une «grammaire pure logique», qu'elle constitue donc une langue de
«sigrIifications identiques», dégagée de tout «arbitraire du signe», et urIiver-
Or cela communique, selon Husserl, avec la généralité du mot:
selle, structurant en principe toute langue empirique: on comprend que les
«La généralité du mot signifie dès lors qu'un seul et même mot englobe (?u .q~~.d ~l est Recherches logiques de Husserl n'aient pas été sans stimuler l'élaboration, dans
contresens [widersinnig], "prétend" englober), par son sens unitaire, une mul~pli.c~te idee.lle-
les premières décennies de ce siècle, de la «linguistique générale».
ment bien délimitée d'intuitions possibles, de telle manière que chacune de ces mtUluons pUisse
fonctionner (jungieren) comme assise d'un acte de connaissance nominal de même sens.» TI n'empêche que ce sont là des rapports difficiles. Husserl continue de les
(LU, II, 2, 29) approfondir au § 8 de la VIe Recherche, passant de la coïncidence statique des
teneurs de sens à laquelle il s'est tenu jusqu'ici, à leur coïncidence
Cela signifie bien que le mot effectue, selon sa significa~ion, un dé~oup.age
«dynamique». TI va distinguer plus nettement l'acte du pur signifier que, sans
symbolique de la réalité (perçue ou imaginée, comm~ objet ou q~asl-obJet!,
remplissement intuitif immédiat, il va désigner comme «symbolique», et l'acte
c'est-à-dire que la signification s'applique, a priori, à divers cas posszbles, malS
qui rend intuitif (veranschaulichen). Considérant tout d'abord leur réunion dans
surtout qu'elle rend par là possible que l'intuition, désormais pote~tiel~ement
un «vécu de transition», il écrit:
plurielle pour la pensée (<<idéellement»), se transmue,. ~ar cette ap~h.c~t~on, en
acte de connaissance. Le logique est par là la conditIOn de possIbIlIte de la «Nous vivons (erleben) comment dans l'intuition la même objectité est présentifiée inmiti-
vement, laquelle, dans l'acte symbolique (scil. de signifier) était "simplement pensée" (scil.
connaissance objective, en particulier de l'éidétique, en ce que, la signification dans la signification), et qu'elle devient inmitive précisément en tant que tel et tel déterminé
est ce qui ouvre ou oriente la connaissance objective; elle est donc écar: q~Ii y comme ce qu'elle était auparavant [en tant que] simplement pensée (simplement signifiée). Ce
permet à l'intuition, autrement aveugle, de connaître (pour cela, VOIr, aUSSI Iere qu'on ne fait qu'exprimer autrement en disant: l'essence intentionnelle de l'acte d'intuition
s'adapte (plus ou moins complètement) à l'essence de signification de l'acte d'expression.»
Recherche, ch. II, § 23: LU, II, 1, 74-75). Cela parce que, depuis le début,
(LU, II, 2, 32)
la référence objective est comprise (beschlossen) dans la signification. On com-
prend, de la sorte, que c'est parce que le logique est pris dans la tautologie s!,m- Même si ce texte procède en un sens d'une abstraction qui consiste à isoler
bolique avec l'éidétique que la signification, dont la teneur de sens est logIque deux actes qui, en général, au niveau logique, ne font qu'un, cette abstraction est
au sens husserlien, se détache ou s'abstrait de sa référence concrète hic et nunc, néanmoins féconde du point de vue phénoménologique puisqu'elle consiste,
dans tel ou tel contexte précis d'expérience, et que sa référence devient géné- précisément, à «réduire» l'abstraction logique, et par là, à s'ouvrir aux cas où
rale, c'est-à-dire, non pas indéterminée quant à sa teneur de sens, elle-m~m~ ~~ les expressions - plus généralement linguistiques - ne se ramènent pas à
contraire bien précise, mais indéterminée quant à son extension: la mUltlp~ICI~e l'énoncé apophantique immédiat d'un état-de-choses éidétique. La sphère de la
des intuitions possibles n'est pas bien délimitée réellement. En ce sens, la slgm- signification est, c'est caractéristique, assimilée à la sphère de la pensée, la
fication logique, en sa Stiftung symbolique, est coextensive d'un habitus à sphère de l'intuition demeurant inchangée. Ou plutôt, par cette rupture relative
l, de la tautologie symbolique, Husserl peut enfin se poser la question du rapport
1 "

connaître, à transmuer telle ou telle intuition en acte de connaissance - et tel ou


Il
1

tel sens intentionnel d'objet intuitionné comme connu en sens intentionnel sédi- qui s'établit entre teneurs de sens de signification (de pensée) et teneurs de sens
l'
1 l' menté dès lors re-connaissable avec l'intuition de connaissance. Cette transmu- d'intuition (d'être, d'objet). C'est donc le rapport entre pensée et intuition qui
Il, "

tation 'est transposition architectonique, coextensive de la Stiftung symbolique est au cœur du débat, et par là peut venir plus clairement à se dégager ce qui,
!
de l'aperception de langue logique, et par laquelle tant le champ de la langue proprement, est aperçu, en Darstellung intuitive dans le remplissement intuitif,
que le champ de l'intuitivité (au sens large: perceptive, en souvenir, en phanta- par les aperceptions de langue logique. Or, pour Husserl, et n'oublions pas que
sia) sont déformés de façon cohérente en champ unique du connaissable, au nous sommes toujours dans la sphère logique, donc aussi dans celle de la
sein du logique pur. Car l'aperception de langue logique est ou bien celle d'une connaissance objective, l'essence intentionnelle, c'est-à-dire la teneur de sens
connaissance réelle, et dans ce cas elle se confond avec l'aperception comme intentionnelle de l'acte d'intuition s'adapte à la teneur de sens de la significa-
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 339
338

tion portée par l'acte d'expression - c'est cette a~a~~ati~n qui transmue en e.rte~ découpé en sens intentionnel (signification) par l'aperception de langue logique.
l'intuition en connaissance, ou si l'on veut qUI 1 mstltue comme telle, amSI Comme telle, celle-ci n'aperçoit donc rien de façon proprement intuitive, et c'est
qu'on l'a vu dans la considération statique, par découpa~e symboli~u~, à ~ême seulement quand il y a connaissance objective, à savoir «réalisation» de la réfé-
les Darstellungen intuitives, et selon les découpages logIques ~es slgmficatI?ns, rence objective dans l'unité pour elle-même de la connaissance, que le pensé
de ce qui est dès lors pour ainsi dire «relevant» pour la connaissance, et qUI est comme signification ou concept s'annonce, dans cette unité de l'intention et du
remplissement intuitif (plus ou moins adéquat), comme l'intuition de ce qui est
d'abord éidétique. . '
Après avoir rappelé les termes de la considération statique, Husserl poursmt: visé et ce, à même la Darstellung intuitive, en tant précisément, que son sens
intentionnel. Cela, parce que, comme l'explique Husserl dans le deuxième alinéa
« [ ... ] Dans le rapport dynamique, les membres du rapport et l' ac~e de co~nai~sance qui les
cité, la connaissance, en son unité, est une identité nouvelle correspondant à un
met en rapport sont temporellement distingué~ les ~lllS ~es autres, ~ls se de~I01ent dans une
forme temporelle. Dans le rapport statique, qm se tient la comme result~t qm ~emeure de ce acte nouveau, autonome, ou intention et remplissement intuitif coïncident. Cette
processus temporel, ils sont en recouvrement te~porel ~t matéri~l (sac~l!ch). ~, ~ous .avons, nouveauté est proprement celle de la Stiftung de la connaissance qui, par le
dans la première étape, le "simple penser" (= le SImple c.onc.ept ~ la SImple slgm~catio~) en fusionnement qu'elle opère entre teneur de sens (intentionnelle) de pensée et
tant qu'intention de signification tout simplement insatisf.alte qm, d~S la deu~leme etape
s , appropne . ('
SIC
h zue!gnen
. ) un remplissement plus ou mOlllS adéquat,
. ,les
. ,pensees reposent
d I"~ teneur de sens (intentionnelle) d'être, transpose les deux, en les déformant de
façon cohérente, à son registre architectonique. Et c'est quelque chose de cette
pour alnSI . . dire saus al es dans l'intuition (Anschauung) du pensé qm, preCIsement .en vertu
.; f't
cette conscience d'unité, s'annonce comme le pensé de cette pe~sée, comme ce qm est ~Ise en
elle comme le but de la pensée plus ou moins complètement attelllt. Dans le rapp~rt statique en
. , e
1 transposition architectonique que Husserl s'efforce ici de penser. Autrement dit,
du côté l'intention et du remplissement propre de signification, il manque encore
rev~che, nous avons seulement cette conscience d'unité, éven.tuellement s~s qu ~n st~de net-
tement délimité d'intention non remplie ait précédé. Le remphssement de l llltentiO~ n es~ pas la «réalisation» de la référence objective, c'est-à-dire le remplissement intuitif
ici un processus de se remplir, mais un être rempli en repos, non pas un se recouvnr, malS un du côté de l'objet. Dans le second alinéa, Husserl commence par dire que l'objet
être en recouvrement. , b' dl" tu' ti tl de la pensée (son but, son pensé censé la remplir) ne se remplit que dans l'intui-
« [ ... ] Nous disions, et nous pouvions le dire avec évidence, que l 0 Jet e, III 1 on es. e
même que l'objet de la pensée qui se remplit en elle, et même, dans le cas d un~. adaptatio~ tion de l'objet, en fait transmuée, dans cette intuition transposée par la significa-
exacte, que l'objet est intuitionné exactement ~omme ~e même q;re c~ comme qUO.I Il est p:~se tion qui la vise, en connaissance. L'identité de l'objet de l'intuition et de l'objet
[ ... ] Il est clair que l'identité n'est pas d'abord llltrodmte par la re~exlO~ com~arative ~t me?ia- de la pensée est là, précise encore Husserl, d'emblée ou d'avance (von vornhe-
tisée par la pensée, mais qu'elle est là d'emblée, qu'elle est vecu., .vecu qu~ ne r:leve ~ de
rein), d'une manière caractéristique, pour nous, propre à la tautologie symbo-
l'expression, ni du concept. En d'autres tennes: ce que nous caracten~ons phenome~o~ogl~ue­
ment, eu égard aux actes, comme remplissement, est, eu égard ~ux objets des dez:x cot:~, d ~n: lique de la Stiftung de la connaissance, inexprimable et inconceptualisable (toute
part l'objet intuitionné, d'autre part l'objet pensé, à expn~er co~e vec~ d.ld~ntite: expression et tout concept logiques en procèdent). Et cette identité des deux
conscience d'identité, acte d'identification. L'identité plus ou m?lllS, compl,et~ ~st l objectif, qUi «objets», intuitionné et pensé, est dans la connaissance (logique), l'objet lui-
correspond à l'acte de remplissement, ou qui "apparaît" en lm. C est p~ec~sem~nt pou~.cett.e
raison que nous pouvons désigner comme un ~c~, non pas. seulement la slgm,ficatlOn ou l 1ll~U1-
même, cela même qui ressort de sa Darstellung intuitive comme l'objet connu, et
tion, mais aussi l'adéquation, c'est-à-dire l'umte de remphssement, parce ~u. ~ll: ~,son correlat apparaissant dans la connaissance, apparaissant donc par la Stiftung de la
intentionnel propre, un objectal (Gegenstandliches) su~ le~u.el .elle est dingee,' Une autre connaissance qui «découpe» la Darstellung intuitive, attire l'attention sur tel ou
manière [d'envisager] la même situation, d'après ce qm a ete dit plus haut, est a nouveau de
tel de ses «moments» (par exemple, le rouge), laissant les autres dans l'ombre,
l'exprimer dans les tennes du connaître.» (LU, TI, 2, 34-35)
voire même dans la «nuit» de ses angles morts. TI en résulte que, dans le cas de
TI fallait adjoindre la citation du second alinéa à celle du premier pour lever la connaissance, l'aperception de langue (logique) semble ne se laisser propre-
l'équivoque possible d'un simple remplissement «intuitif»,. au~o-suffis~t, de la ment découper que par l'aperception complète de la connaissance, avec les trois
pensée, par le pensé du penser, comme si la pensée pOUVait s aper~ev?rr p~e­ cas que nous avons relevés de la connaissance réelle, possible ou impossible. Elle
ment en intuition (Anschauung) - quoiqu'imparfaitement - dans la sl.gmficatIon. est toujours, en d'autres termes, réellement ou potentiellement, aperception
Ce n'est que par cette adjonction que l'on comprend que l' auto-remphsse~e~t ~ d'objet ou de moment d'objets, qu'il faut soigneusement distinguer, on l'aura
la pensée est «plus ou moins» adéquat, que «les pensées reposent p~ur azn~z dzre compris, de l'aperception perceptive. TI s'agit ici d'une autre Stiftung, même si
(gleichsam) satisfaites dans l'intuition du pensé», et que ce pe~se ~e fait que elle entretient avec celle de cette dernière une certaine complicité qui relève, en
«s'annoncer» comme le pensé de cette pensée, le but de la pensee (l auto-rem- un sens (par le privilège qui lui est accordé d'être seule à même de donner, dans
plissement) étant «plus ou moins complètement atteint». TI n'y a ~onc pas satura~ la Stiftung du présent, un «indice de réalité»), de l'institution symbolique plus
tion du penser par l'intuition, qui serait intellectuel~e, .du p~~se de ~~ ~ens,er. globale de la philosophie, avec son architectonique.
mais il y a en lui intention de signification, c'est-a-dire VIsee stabzlzsee d un Quoi qu'il en soit, ces analyses de Husserl nous laissent entrevoir un léger
sens (à la ~anièr; dont nous l'entendons: sens de langage) symboliquement écart ou un léger décalage entre la sphère des significations et la sphère des
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 341
340

intuitions, propre à mieux nous faire ressaisir ce qui est en jeu, plus générale- «significations» arrive, dans son entier, à se rapporter, dans une référence qui
ment, dans les aperceptions de langue. Il faut seulement remarquer, au préa- n'est pas à son tour univoque, à la situation ou l'état~de-choses à dire en langue.
lable, ce qu'il y a d'exceptionnel dans le cas logico-éidétique étudié ici par Dans ce cas, le plus commun, mais aussi le plus général, et qui est extrêmement
Husserl: c'est le cas où un syntagme linguistique - peu importe qu'il soit consti- complexe, il n'y a pas une aperception de langue qui soit isolable pour elle-
tué de syllabes (<<rouge») ou de mots (<<mon encrier», etc.) - se referme en nom même, mais il y en a toujours plusieurs, qui se renvoient les unes aux autres, et
(et pour Husserl, toute proposition logique du type «S est P» est nominalisable 1
surtout, qui se complètent les unes les autres en s 'harmonisant mutuellement en
!
en «le S qui est P») «porteur» d'une signification qui implique ou comprend sa 1
vue du sens à dire. Cela implique, dans le même mouvement, que les apercep-
1

tions de langue, en perpétuelle mouvance ou transformations mutuelles, n'en


référence objective, et ce, sans décalage, puisque la teneur de sens de la signifi- ~
cation, qui est un «être de langue» institué par son découpage, est symbolique- ..
:~
ont pas moins des références entrecroisées à ce qui est chaque fois, de manière
ment indiscernable (tautologie symbolique) de la teneur de sens d'être extraordinairement fugitive, à dire de la Darstellung intuitive de la situation ou
objective, à même la Darstellung intuitive de l'objet. Il en résulte qu'à l'inverse, de l'état de choses, et pour leur part, ceux-ci n'ont plus dès lors le statut du
comme le montrent les textes que nous venons d'étudier, la teneur de sens d'être «logique-objectif» isolable, mais en un sens le statut d'extra-linguistique, de ce
dans le remplissement intuitif n'est aussi rien d'autre que 1'« être de langue» qui défie les pouvoirs d'expression linguistique. Plus brièvement, le décalage de
découpé symboliquement à même l'objet en sa Darstellung intuitive, et mêm~ la signification par rapport à l'intuition, et qui nous invite à sortir du champ de la
cet «être de langue» «accompli» ou «complété» par ce découpage, que ce SOlt connaissance objective, tend à les faire, pour ainsi dire, s'autonomiser l'une par
dans le réel (par ce qui est l'un des éléments, le contenu institué par la Stiftung rapport à l'autre, à complexifier les aperceptions de langue en aperceptions «de
de la connaissance à même ce qui relève de la Stiftung propre à l'aperception pensée» en relations mutuelles et en aperceptions «intuitives», mêlées aux pre-
perceptive), ou dans le possible (par un processus analog~e, à mê~e l'i~a~e qui mières sans pour autant les remplir nécessairement, et elles aussi en relations
relève de la Stiftung de l'imagination). La langue logIque, qm est d mlleurs mutuelles. Les découpages des aperceptions de langue ne s'accomplissent plus
extrêmement appauvrie par rapport à la langue commune, a donc cette pro- - ou ne semblent plus devoir s'accomplir - dans les découpages corrélatifs des
priété, qui en fait le caractère apophantique, de pouvoir se. renco~tr~r ~lle~ aperceptions intuitives (nous justifierons ce terme plus tard). Les aperceptions
même, en ses «êtres de langue», à même le réel et le pOSSIble (mnsl defim de langue ne se «complètent» plus nécessairement par des aperceptions intui-
comme le possible logico-éidétique). Dans ce cas, l'aperception de langue, dans tives, car elles ne sont plus à prendre tout simplement à même un objet qu'il n'y
son contenu intuitif, n'est rien d'autre que l'aperception de sa teneur de sens de a plus, mais elles glissent en quelque sorte sur la situation ou l' «état de choses»
signification telle qu'elle apparaît à même la Darstellung intuit~ve d~ l'ob~e~, à dire. Cela, quitte à ce que, au terme du travail d'expression, celle-ci s'érige à
comme «être de langue». La signification, on l'a vu, n'est pas dissociable, ICI, son tour, par la Stiftung de son sens propre, en «être de langue» plus complexe-
de l'intuition architectoniquement transposée en connaissance, par l'institution l'expression devenant «classique» ou «canonique», tout comme l'exprimé, en
logico-éidétique. Celle-ci, on le voit, n'épuise pas tout le réel.ou t~ut l~ possible, tant que ce qui est advenu de neuf dans la réélaboration symbolique, ici, de
en leurs Darstellungen intuitives réelles ou possibles (dans 1'ImagmatlOn), elle y langue, de l'institution symbolique où cette réélaboration prend naissance.
laisse des «restes» qui ne sont pas pour autant vides de sens. Comme on le voit, l'essentiel du décalage ou de l'écart entre significations et
Pour le comprendre, Husserl aura dû en passer, pour un moment, au cas où la intuitions se ramène à cette sorte de glissement général des unes sur les autres
tautologie symbolique du logico-éidétique n'est pas immédiatem:nt réal~sé~, qui supprime ipso facto l'univocité logique des références des premières aux
c'est-à-dire précisément au cas où, entre les teneurs de sens de pensee (de slgm- secondes - ou qui brouille ces références au point qu'il devient tout à fait stérile
fication) et les teneurs de sens d'être, il y a un léger décalage ou écart. Or c'est d'encore analyser le brouillage dans les termes ou selon le modèle de la réfé-
le cas le plus général de l'expression linguistique, quand il s'agit de ~re en rence au sens logique. Car la Stiftung logique de la langue comme langue de la
langue une situation ou un état de choses tant soit peu complexe .. AI?rs 11. faut, connaissance étant seconde, présupposant la Stiftung même de la langue, il
pour ainsi dire, des syntagmes plus ou moins complexes de «slglllficatlO~s» s'agit en réalité d'autre chose que d'un brouillage. On peut l'envisager, provi-
pour arriver à cerner la situation ou l'état de choses - nous. m~tton~ des gmlle- soirement, sous l'angle de ce que l'on a l'habitude de nommer polysémie de la
mets phénoménologiques parce qu'il ne s'agit déjà plus de slglllficatlOns au sens langue: mais, on l'aura compris, cette polysémie, dans sa conception même,
logique-apophantique, parce que la référence objective ~ é~laté, .d'une p~ en Suppose déjà que la langue ait été analysée en termes de significations, en cher-
références intra-linguistiques de «significations» en «slglllficatlons », d autre chant à «débrouiller» les différents sens pouvant être assignés, par l'usage, aux
part en références «objectives» qui n'ont plus rien d'univoqu~, puisqu'il faut diverses «unités linguistiques», et c'est précisément cette autonomisation, voire
tout le travail de l'expression pour que le syntagme plus ou moms complexe de cette «hypostasiation» savante de la langue que l'on ne peut présupposer du
LES APERCEPTIONS DE LANGUE 343
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
342
Relisons ce second texte déjà étudié dans notre 1ère section. Parlant, au § 3b
point de vue phénoménologique. La «polysémie» ne vaut donc que si on (Hua XXVI, 11-13), du son parlé ou du signe écrit, Husserl précise:
l'envisage comme originaire, et surtout si l'on entend, du même coup, qu'elle
n'est pas seulement dans les teneurs de sens de «signification», mais aussi l' «Ce:i app~aî~. Et n~us.devo~s distin,guer c~~e parole prononcée (Wortlaut) qui apparaît et
apparaItre Im-meme, aInSI le vecu de 1 appantIOn de perception en lequel consiste le flotte-
dans leurs «références» à ce qui, les «complétant» aussi d'une manière com- ment (Vorschweben). de la parole prononcée, du signe d'écriture sur le papier, et par lequel il
plexe et malgré tout, paraît venir de leur dehors, dehors si l'on veut «intuitif», e.st qu~lque chose qm flotte devant celui qui parle et devant celui qui écoute. Il faudrait ici aus-
A

quoique dans un tout autre sens que celui où un objet de connaissance peut SItot aJout~r que cet ~cte d~,s lequel la parole prononcée se constitue dans la conscience n'est
p~s completemen~ detenmne dans s.a spécification qualificative. Il ne s'agit pas de savoir si
paraître en sa Darstellung intuitive. Pour la commodité de l'exposé, nous nom-
c es: une ~erceptIOn, ou un souverur, ou une intuition d'une autre sorte et parmi cela une
merons ce dehors référent phénoménologique. En première approximation, representa~on de la p,hant~sia. C'est-à-dire que nous remarquons aussi 'qU'il est indifÙrent
nous savons que celui-ci est constitué par les phénomènes de langage, par les ~ue, dans 1 acte du phenomene de parole prononcée, soit contenue une prise d'attitude existen-
tIe~e, ~t en général un prise d'attitude. Pour parler corrélativement: la parole prononcée peut se
temporalisations en présence de sens pluriels se faisant. Le problème du déca-
terur la ~n tant qu'existant effectivement, en tant qu'existant présomptivement, etc.' mais elle
ne le d?It p~s; ce n'es; pas du tout d'être et de non-être qu'il s'agit ici. Dans la p~nsée et la
lage entre signification et intuition, et donc celui des aperceptions de langue
devient ainsi celui de savoir comment l'énonciation linguistique (l'énoncé parole I~teneu~es, Il s accomplit un flux de représentations de phantasia' mais aux paroles
étant un «être de langue») met ses pas, en décalage, dans les pas du phéno- prononcees qm. y sont "phan~asmées", ~l n'y a pas de place du tout qui s~it assignée dans le
mène de langage. C'est donc aussi le problème difficile des rapports entre monde, effectIf, elles apparaIssent, maIS ne valent ni comme étant ni comme n'étant pas.
Malgre ce~a, ce s~nt des paroles 'prononcées, à savoir des sons qui portent une fonction de
langue et langage, de la Stiftung de la langue, et de la transposition architecto- parol~,. qm apparaIssent comm~ SIgnes de parole pour les significations; et [ ... ] ces simples
nique qui a lieu en cette dernière. La reprise de la Stiftung de la connaissance appantIOns de paroles prononcees dans laphantasia, sans prise d'attitude, sont aussi bien des
comme institution symbolique de la langue logique nous aura permis, par fondeme~~s pour des actes donateurs de signification que le sont, dans le cas du discours actuel
les appantIons de perception.» (Hua XXVI, 12) ,
contrecoup, d'effectuer sa réduction architectonique, c'est-à-dire de nous
ouvrir à la Stiftung de la langue comme telle sans y immiscer des éléments, . Et Husserl d'ajouter que ce peuvent tout aussi bien être des «représentations
déjà déformés de façon cohérente par la transposition architectonique, issus de Vldes» (Hu~ XXVI, 13) qui jouent ce rôle, dans la parole intérieure, quand «les
la Stiftung logique. Ce faisant, c'est un champ tout nouveau et extrêmement mots fon.t defaut», ~n. tant qU'elle.s y sont présentes sans que le mot apparaisse à
complexe qui s'ouvre à nous. la ~on.s~len.ce .(c~ zbzd.). Plus lom, Husserl dira encore que «nous visons les
b) Les aperceptions de langue et la mise hors circuit des signes
obJectltes slgmfiees», que «nous «vivons» dans la conscience de signification»
(Hua XXVI, 18).
Avant de pénétrer davantage dans l'étude des «structures» de la Stiftung de Plusieurs choses sont à rappeler ici. Tout d'abord, le mode d'apparition du
la langue à travers la transposition architectonique qui s'effectue à l'aveugle, en Wortlaut, de la parole prononcée (mais aussi bien du signe écrit) qui est celui du
elle, des Wesen de langage, avant donc de déployer ce qu'implique le décalage flotte~~nt (V~r~chwe~en), et du flottement qui ne permet pas de savoir, en géné-
ou l'écart entre l'énonciation linguistique et le phénomène de langage, il faut r~, SI 1 appanti~n relev~ de la perception, du souvenir, ou même de l'apercep-
apporter un certain nombre de précisions et s'entourer d'un certain nombre de tion de phantasza. Ensmte, que cela est lié au fait que l'apparition en question,
précautions. La première d'entre elles consiste à bien comprendre ce qui est en flott~te o~ flu~tuan~e, n'a~paraît que dans une mise hors circuit, un suspens ou
jeu dans la mise hors circuit, qui est en général «spontanée» pour le sujet par- une epoche phenomenologlque «spontanée» de toute question ontologique. Dès
lant, écoutant ou lisant, des signes linguistiques (<<arbitraires» comme l'a mon- lors, et cela nous ramène à l'une de nos questions axiales, Husserl peut parler de
tré Saussure, ce qui est une manière naïve de désigner leur institution la pensée et de la parole intérieures comme d'un flux de «représentations»
symbolique), pris dans leur matérialité. Il est tout à fait évident que si je ne fais (?our nous, ~es aperceptions) d~ phantasia, dont «les mots» peuvent faire par-
que percevoir (acoustiquement ou visuellement) les mots (ou les idéogrammes: he. Ils fonctlOnnent alors, dermer point à souligner, comme autant de «fonde-
etc.), je n'entends rien du sens qui est en train de s'énoncer, et que, pourtant, SI ~ents» . po~r ~es «actes donateurs de signification», sans que cela ne soit
je n'entends pas les mots (ce qui est autre chose que de les percevoir), je neanmoms .1~dispensable, puis des «représentations vides», à savoir vides de
n'entends rien, non plus, de ce même sens. Cela confère aux mots, ou plus géné- toute appantlOn, portées par des intentions vides, peuvent aussi jouer ce rôle en
ralement aux signes linguistiques, un caractère très particulier que Husserl a fort tant que, pour être vides d'apparitions, et donc d'intuition, ces intentions n'en
bien relevé, au moins, par deux fois, dans la 1ère Recherche logique, là où il parle seront pas moins des intentions de signification. Outre que nous sommes à nou-
de ce qui se passe dans «la vie solitaire de l'âme», et dans la Théorie de la veau très près d~ la phantasia et de la temporalisation en présence sans présent
signification quand il reprend, pour la critiquer, la distinction qu'il a faite dans la de ses aperceptlOns, nous sommes pareillement tout près de la situation sur
1ère Recherche entre la face «physique» et la face «psychique» de l'expression.
344 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
l LES APERCEPTIONS DE LANGUE 345

laquelle nous avons débouché du glissement généralisé, jusqu'au registre de la comme tel, pour ainsi dire la représentation «en image» de sa matérialité, car,
phantasia, des aperceptions de langue, pas nécessairement remplies, et des aper- dans l'expression interne, tout comme d'ailleurs dans l'expression externe, le
ceptions intuitives (qui englobent tout autant les aperceptions, de p~antasia). signe dans sa matérialité (qui serait ici la matérialité intuitive de son «image»)
Enfin, étant donné l'indifférence des aperceptions de langue eu egard a la «qua- est mis hors circuit. Pour penser intérieurement et silencieusement, je n'ai pas
lité sensible» (perception, souvenir, phantasia)- qui peut être nulle - de ce à besoin, tout d'abord, de me «représenter» les signes en des images
quoi elles paraissent liées, tant en leur apparition « sensible» dans le si~ne qu'en (Bildobjekte) dont les signes eux-mêmes avec leur signification seraient chaque
leur référence qui, éventuellement, les remplissent intuitivement, le heu archi- fois de Bildsujet. En ce sens, le signe matériel «n'existe pas du tout». Ce qui est
tectonique propre des aperceptions de langue paraît pouvoir être dégagé plus là, dans la «vie solitaire», c'est donc l'aperception de langue elle-même en tant
aisément, et par là, la structure propre de cette Stiftung singulière qui est celle de qu'aperception de phantasia (<<représentation» ici, dans le texte de Husserl),
la langue. distincte de l'objet «phantasmé». Et en parlant des «contenus de phantasia»
Avant de nous engager dans cette problématique difficile, retournons encore qui sont «à la base» des représentations de phantasia, Husserl fait même allu-
à ce que dit Husserl au § 8 de la 1ère Recherche (généralement mécompris) sion, non pas aux phantasmata correspondants, mais aux apparitions de phanta-
consacré aux «expressions dans la vie solitaire de l'âme», c'est-à-dire à ce qui sia (qui «se trouvent à la base» des aperceptions de phantasia). Ce qui nous fait
se passe quand nous pensons silencieusement, dans le «monologue intérieur» interpréter ainsi est la mise en rapport, par Husserl, de cette situation avec la dis-
que, quoi que nous en disent toutes sortes de protestations toutes rhétoriques tinction du centaure «phantasmé» (l'objet de l'aperception de phantasia) et de
triomphant aujourd'hui, nous poursuivons néanmoins sans relâche, de manière sa «représentation en phantasia» (son aperception de phantasia, fixée dans son
plus ou moins décousue. Que s'y passe-t-il, phénoménologiquement? Lisons image). Pour ainsi dire, les «signes», qui n'existent pas, me viennent à l'esprit
attentivement: dans l'aperception de phantasia sans que j'aie préalablement à les intuitionner,
«[ ... ] Ici nous nous contentons normalement de mots représenté~ au lieu ~e mots effectifs. fût-ce dans une «image», et cela, faut-il ajouter, sans que leur «référence» elle-
Dans notre phantasia flotte devant nous (uns vorschweben) un SIgne (Zezchen), verb~ ou même doive pour autant nécessairement paraître, fût-ce en phantasia, dans une
imprimé, en vérité il n'existepas du tout. Car nous n'allons pas confondre les representat1?ns Darstellung intuitive. Ce qui «flotte» donc en réalité devant nous dans le mono-
de phantasia ou même les contenus de phantasia qui se tro~ve~t à leur ~ase. ave~ l~s"obJets logue intérieur, ce sont les aperceptions de langue, «remplies» ou vides, en tant
n.
"phantasmés". Ce n'est pas la parole prononcée "phantasmée .' I le caractere I~pnm~ phan-
qu'aperceptions de phantasia qui font précisément que les signes, quand ils sont
tasmé", qui existe, mais leur représentation de phantasia. La differ~nce est la meme qu entre le
centaure "phantasmé" et sa représentation de phantasia. La non-eXIstence du mot ne nous p.er- vus ou entendus, sont des signes. Leur «flottement» dans la phantasia les
mrbe pas. Mais elle ne nous intéresse pas non plus. Car cela n'importe pa~ du tout à l~ fonc~on «réduit» donc à leur essence d'aperceptions de langue, en tant qu'aperceptions
de l'expression comme expression. Mais là ou cela importe,. la . fonc~lOn de man.ifestat1o~
(kundgebende Funktion) se lie précisément encore à celle de sIgmficatlO~:A la pensee n~ d~It
de la signification et de son remplissement, ce dernier à la fois comme remplis-
pas simplement être exprimée à la manière d'une significat~on, mais aUSSI etre comm~,mquee sement propre à la signification (ce qui la «stabilise» en elle-même) et remplis-
par le moyen de la manifestation: ce qui, certes, n'est possIble que dans le parler et l ecouter sement plus ou moins accompli, réel ou possible, de la teneur de sens de
effectifs. signification par une teneur de sens intuitive, ici à même une aperception de
«En un certain sens, on parle aussi, il est vrai, dans le discours solitaire, et il est sûrement
possible, dans ce cas, de se saisir soi-même comme parlant e~, éven~el~em~nt'Amê~e comme phantasia, à même la Darstellung intuitive d'un (ou de plusieurs) objet (s)
se parlant à soi-même. Comme, par exemple, lorsque quelqu un se dit a SOl-meme. m as mal «phantasmé (s). Autrement dit, le grand avantage de la «réduction» (en réalité
agi, m ne peux continuer à te conduire ainsi. Mais, dans de .tels cas, on ~e parle pas, ~u sens phénoménologique) à la «vie solitaire de l'âme» est de montrer les conditions
propre, celui de la communication, on ne se communique nen, on ne fait que se represent~r
comme parlant et communiquant. Dans le monologue les mots ne peuv~nt en eff~t n~us serVIT minimales d'exercice de la parole (exprimée en langue, et non en gestes,
dans la fonction d'indices (Anzeichen) pour l'existence d'actes psychiques, pmsqu une telle mimiques, etc.) Le monologue intérieur, la pensée silencieuse montre que ce qui
indication serait tout à fait sans objet (zwecklos). Les actes en question sont bien vécus par y subsiste, du signe, ce qui en constitue le «cœur» est le découpage (et le
nous-mêmes dans le même instant.» (LU, II, 1,36-37) codage) symbolique des significations, et le fait que la signification n'est finale-
Certes, dans ce texte extrêmement subtil dans sa concision, et antérieur d'au ment rien d'autre qu'aperception de langue, ouverture d'un «angle de vue» sta-
moins sept ans au texte de la Bedeutungslehre - et antérieur aussi, au cours de bilisé et différencié dans lequel quelque chose peut venir à paraître, en le
1904/05 dont nous avons étudié des extraits -, Husserl n'a peut-être pas encore remplissant, avec sa Darstellung intuitive - en vertu de quoi, dans le cas de la
fixé toute la problématique, en particulier celle de la phantasia. Il n' empê~he connaissance ou de la logique, ce qui est ainsi aperçu intuitivement sera ipso
que le signe, qui «flotte devant nous» peut être assimilé, par ce flottement qU1 le facto reconnu comme connaissance (réelle ou possible).
fait fluctuer, à une aperception de phantasia. Mais il faut s'entendre, en l'oc~ur­ Dans la vie solitaire de l'âme, donc, le signe est pour ainsi dire à l'œuvre,
1
rence, sur le sens de cette dernière: ce n'est pas une aperception du sIgne pour parler comme les linguistes, par son adhérence immédiate au «signifié»
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'I
346 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
347

(intuitionné OU non), laquelle met hors circuit sa reconnaissance ou son autono- langue, en tant qu'aperception de phantasia, éventuellement vide. Déjà, le fait
mie comme «signifiant»: mais c'est encore du signe qu'il s'agit, en vertu même que, en tant qu'aperception de phantasia, ayant le caractère flottant intermit-
de ce que Saussure pensait comme l'indissociabilité, dans le signe, du signifiant tent, disc?ntinu et fluctuant des aperceptions de phantasia, elle puiss~ être vide
et du signifié. Par là, la pensée solitaire et silencieuse est encore bien un mono- de remp~ssements intuitifs en phantasia, signifie cette propriété essentielle des
logue, mais où, comme l'indique la seconde partie du texte, la part matérielle aperceptIOns de langue qu'elles ne peuvent, contrairement aux aperceptions de
(signifiante) du signe vient après coup, dans la reprise réflexive qui, ici repré- phantasia en général, se transposer en images par la Stiftung de l'imagination.
sente en imagination celui qui pense silencieusement comme parlant et se par- Cette transposition les fait éclater précisément en l'image du «signifiant»
lant. Puisque le sens adhère à lui-même en se faisant au fil de syntagmes de (l'image du signe en sa matérialité intuitive phonique ou visuelle) et/ou en
significations (d'aperceptions de langue), il n'a pas besoin, pour se penser, de se l:image d~ «signifié» (l'image de ce sur quoi, en sa Darstellung intuitive,
relire ou de se réécouter lui-même à travers ce qui serait, à nouveau, des signes 1 .apercep~IOn de langue est censée avoir ouvert). La transposition architecto-
matériels «phantasmés» ou imaginés. Mais il va de soi que cette adhérence à soi mque en Image par Stiftung de l'imagination fait donc se perdre les aperceptions
n'est pas une coïncidence avec soi: la présence à soi, sur laquelle on a tant glosé de langue comme aperceptions de langue. Celles-ci sont donc, littéralement
sans très bien savoir ce qu'elle est, est, comme présence à soi sans présent assi- irreprésentables, puisque leur représentation en image les fait éclater ou se dis~
gnable du sens se faisant, présence à soi du porte-à-faux ou de l'écart originel soudre. Or cette «propriété» est aussi, on l'a vu, tant celle de la Leiblichkeit du
du sens se faisant, le soi l'étant d'une ipséité du sens qui n'est jamais au Leib que celle de la «vie» dans la phantasia, c'est-à-dire de la temporalisation
présent, mais qui se cherche au fil de l'entretissage des rétentions et des proten- de la phantasia en présence sans présent assignable. Par analogie, nous serions
tions. Et dans le monologue intérieur, où il yale même glissement des apercep- tenté de dire que l'arrêt sur un présent aussitôt fuyant en rétentions, dans la
tions de langue, en phantasia, et des aperceptions de phantasia où quelque phase de présence où le sens s'exprime aussi en langue, arrêt qui serait donc
chose s'expose du référent en Darstellung intuitive, les rétentions et protentions ~êt sur une aperception de langue, la fracture et la dissout aussitôt, par la
sont déjà codées et découpées par les signes comme aperceptions de langue. Le S:iJ'tu. ng que, cela si~.ni.fie, en l'image dédoublée du signe, que l'on ne pourrait
problème ou l'énigme qui en ressort est alors de savoir pourquoi et comment, reumfier qu en y relllJectant après coup l'aperception de langue: en quelque
dans l'institution symbolique de la langue, c'est-à-dire autrement que par un sorte, la langue comme «système» de signes acoustiques et visuels ne serait
«besoin» ou un «désir» de «communication» qui n'est inventé que pour les qu'une représentation imaginaire de la langue, instituée depuis la Stiftung du
" 1
besoins de la cause, les aperceptions de langue se redoublent en quelque sorte, p.résent dans l'imagination, comme si parler ou écrire étaient passer de signe en
comme pour se conforter ou s'assurer d'elles-mêmes, des signes pris dans leur SIgne comme d'un présent à un autre présent - ce qui ne peut éventuellement
matérialité phonique ou visuelle. Redoublement qui est aussi un décalage être le cas que pour la langue logique, où c'est un «être de langue» qui se ren-
puisque le découpage en signes linguistiques ne correspond pas terme à terme, c,ontre identiquement lui-même. C'est dire, nous l'avons déjà montré dans notre
ere
ce serait naïf de le croire, ou ce serait ériger abusivement la Stiftung de la langue 1 section, que les aperceptions de langue se temporalisent elles-mêmes dans
logique en modèle universel de toute Stiftung linguistique, au découpage en une présence sans présent assignable, et qu'elles partagent ce «sort» avec les
aperceptions de langue. Mais aussi, en retour, puisque le redoublement n'est pas aperceptions de phantasia en général - ce pourquoi, au reste, elles entrent si
sans «réagir» sur les «significations», sans être du même coup, à sa manière, aisément, dans le monologue intérieur ou la pensée solitaire muette, au registre
constitutif des «significations» qu'il ne faudrait pas à nouveau «hypostasier» mê.me d~ l~ pha~tasia. Mais le problème, ou le paradoxe qui leur est propre, et
ou trop fixer - ce que Husserl fait, il est vrai, en un sens, dans la 1ère Recherche, qUl le~ differ~nCle des aperceptions de phantasia en général, est que leur repré-
mais seulement dans le champ de la logique pure, et dans la mesure où il pensait sentatlon en Image, finalement, rencontre la question de l'arbitraire du signe:
tenir, avec elle, la clé d'une connaissance objective universelle, l'éidétique. En dans sa matérialité, celui-ci, fût-il représenté en image, n'a aucun rapport de res-
première approximation, c'est comme si les signes, avec leur teneur semblance avec la teneur de sens intuitive (le «signifié») qui est censée le
«matérielle» (phonique ou visuelle) n'étaient là que pour assurer la stabilité des «~emplir». L'image du «signifiant» sera toujours l'image du «signifiant» et
découpages symboliques des «significations», c'est-à-dire, à travers eux, la sta- l'Image du «signifié» toujours l'image du «signifié». Alors que, dans le cas
bilité des aperceptions de langue: et l'on sait que la stabilité (au moins relative, général de l'aperception de phantasia, celle-ci, pour peu qu'elle soit saisie à
car il y a aussi l'historicité symbolique) est l'un des caractères de l'institution travers ses variations et fluctuations, peut toujours, en effet, être «fixée» et ê~e
symbolique. instituée en image (Bild) , image qui peut fonctionner comme apparition de la
Avant d'y venir, il est un demier point qu'il nous faut préciser: qu'est-ce que quasi-perception d'un objet, et ce, sans que l'on sorte de rapports intrinsèques
le signe, pour ainsi dire phénoménologiquement réduit à son aperception de entre l'image et l'objet, malgré la déformation cohérente ou la transposition
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNa LES APERCEPTIONS DE LANGUE 349
348

architectonique que l'aperception de phantasia a subie. Plus trivialement, la Cette transformation du «paysage» phénoménologique correspond bien à un
langue qui fonctionne dans le monologue n'est pas une langue fictive ou «ima- changement de «registre» ou de «situs» architectonique, mais elle n'est pas une
ginaire»: elle fonctionne bien tout entière. Et c'est pour cela même que, par transposition architectonique puisqu'elle s'effectue sans Stiftung, sans institu-
ailleurs, les aperceptions de phantasia, complexes, nous l'avons dit, de réten- tion symbolique, ou, ce qui revient au même, puisque les phénomènes de lan-
tions-protentions dans la présence (sans «tête» dans un présent), apparaissent gage sont, d'un point de vue phénoménologique, tout aussi originaires que les
comme toujours déjà codées par des aperceptions de langue: ce qui, d'elles, phénomènes-de-monde hors langage, et encore habités, à leur manière, dans
nous apparaît, ne nous apparaît précisément, avec son sens, que toujours déjà, leurs Wesen sauvages (Wesen de langage), par l'immémorialité et l'immaturité
pour ainsi dire, «filtré» par la langue, «colonisé» par elle, dans la mesure où ce (qui viennent du schématisme) des phénomènes de langage comme phéno-
n'est qu'à travers elle que nous pouvons reconnaître, c'est-à-dire apercevoir en mènes-de-monde: en eux, ce sont bien des phénomènes-de-monde hors langage
phantasia. Mais cela n'exclut pas pour autant, et c'est un point tout à fait crucial qui, pour une part (a priori indéterminée), se temporalisent en présence, et eux-
qu'il ne faut pas négliger, qu'il demeure, à même la teneur de sa Darstellung mêmes sont bien, encore, des phénomènes-de-monde au sens phénoménolo-
intuitive, quelque chose qui échappe aux découpages de langue, et où nous gique. Cela se traduit par le fait que, tant qu'il ne s'est pas «suffisamment» (il
reconnaissons aussi, mais par contraste, le vague, l'obscur, l'indéfini, le bizarre, n'y a pas de critère pour déterminer ce terme, ce pourquoi nous mettons des
l'étrange ou le biscornu - comme par exemple dans les aperceptions du rêve -, guillemets phénoménologiques) temporalisé en présence, le sens se faisant est
et c'est là que se révèle la transpassibilité des aperceptions codées de phantasia insaisissable, fluent, fluctuant, intermittent, tout comme l'aperception de phanta-
à tout autre chose que, proprement, elles n'aperçoivent pas. C'est cette essence sia. Pour nous hommes, ce «suffisamment» passe par l'insertion, dans la tempo-
propre des aperceptions de langue qu'il va nous falloir interroger de plus près. ralisation en présence, d'aperceptions de langue - étant entendu que cette
nécessité «anthropologique» n'a rien, ici, d'ontologique, mais est architecto-
nique, par rapport à une «figure» de la «pensée» que l'on peut «projeter» sans
§ 2. LES APERCEPTIONS DE LANGUE DANS LEUR STRUCTURE : langue, sans avoir à s'assurer de sa «réalité» effective ou possible. La tempora-
LES DÉCALAGES MULTIPLES DE LA PAROLE, LES APERCEPTIONS lisation en langage, plus «archaïque» (architectoniquement) que la Stiftung de
ET LES APPARITIONS DE PHANTASIA
la langue, n'implique donc pas d'habitus et de sédimentations - c'est ce qui dis-
1 tingue en général la réminiscence, plus proche de la réminiscence/prémonition
transcendantale, du souvenir de quelque chose, plus proche de ce que Husserl a
Ce qui, on l'a vu, empêche de concevoir, naïvement, la pensée silencieuse et
solitaire, le monologue, comme une pensée strictement autonome, immanente, analysé. La réminiscence en effet, souvenir «involontaire», rappelons-le, surgit
auto-adhérente et pour ainsi dire jaillissant de soi, c'est le fait, tout d'abord, inopinément, comme «rappel» du passé avec toute sa fraîcheur encore inenta-
qu'étant déjà tout entière codée en aperceptions de langue, elle est déjà décalée, mée d'avenir: c'est une re-temporalisation en présence, mais évidemment tou-
d'un écart, par rapport au phénomène de langage qui cherche, en son sens se fai- jours déjà «réinvestie» d'aperceptions de langue, et éventuellement par le
sant, à se dire (ou «s'exprimer», dirait Husserl) avec elle; le fait, ensuite, processus primaire. Qu'il n'y ait donc pas de Stiftung dans le passage du proto-
qu'elle est aussi décalée, d'un écart, de l'exercice normal de la parole où elle temporel au temporel (temps de la présence, ou plutôt temps dans la présence)
s'écrirait ou s'énoncerait à voix haute, avec les signes pris dans leur face «signi- est un point tout à fait capital, lié à l'instabilité essentielle du passage, ou au fait
fiante». Et si l'on nous objecte que, de cette manière, les phénomènes de lan- corrélatif que les phases de présence reportées au «massif» du passé demeurent,
gage sont eux-mêmes décalés, par un écart, des phénomènes-de-monde hors non pas comme possibilités pour la présence se faisant, mais, en elle, comme
langage, et que, par là, ceux-ci pourraient fort bien, pour nous, jouer le rôle transpossibilités auxquelles toute phase de présence se faisant demeure, quant à
d'une «pensée» strictemen~ immanente et sans signes, nous répondrons qu'il elle, transpassible. L'écart est ici tout dans ce «trans-» de la transpossibilité et
n'en va pas du tout ainsi puisque le passage du langage phénoménologique au de la transpassibilité.
hors langage s'accompagne d'une très profonde transformation du «paysage» Les décalages en écart qui nous intéressent ici sont d'une autre nature: ce
phénoménologique, celle qui conduit aux horizons de proto-temporalisation sont ceux qui sont «induits» par la Stiftung symbolique de la langue, c'est-à-
(proto-spatialisation) en passé immémorial et en futur immature des phéno- dire par la Stiftung symbolique, sans aucune origine phénoménologique (au sens
mènes-de-monde hors langage, depuis la disparition des horizons de temporali- que nous venons d'entendre), de ses aperceptions. Nous aurons donc à considé-
sation en présence (et de spatialisation de présence dans l' «en même temps» qui rer le décalage en écart de la langue par rapport au langage - sans avoir à aller
est le «temps» de la présence en train de se temporaliser), avec ses protentions au-delà, sinon pour y retrouver, par la médiation de la transpossibilité, ce qui y
et ses rétentions, futur et passé dans la présence, dans le sens en train de se faire. demeure de concrétudes phénoménologiques déformées de façon cohérente par
."..

350 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
351

la transposition architectonique de la Stiftung -, et, comme en écho à ce premier Enfin. "[ ... ] l'articulation proprement dite dépend entièrement de la fonction orale et dans
décalage, le décalage en écart des aperceptions de langue, dont nous avons déjà cette parti~ du p~énomène ~e l~ ~arole, toutes les parties mobiles de la bouche, la la~gue, les
ébauché le caractère complexe, tant par rapport aux signes «matériels» de la dents, les l:vres.Jou~nt un role eIIllnemment actif. La volonté a dû s'appliquer dans l'origine, et
langue que par rapport aux aperceptions de phantasia en général. Or, pOur par une detennmat:J.on expresse, à mouvoir en détail chacune de ces parties, de la manière
propre à fo~er ~l son articulé. Aussi ces sons, quoique devenus profondément habituels,
mieux apprécier encore ce décalage en écart, et pour ne pas donner dans la naï- ~o~servent-ils t~uJours leu~ P?~cipa,I c~actère originel, pe~dant que les voix, passivement
veté de devoir en passer, pour «assurer», comme nous l'avons dit, la «stabilité» eIIllses, v?nt ~xclter la senSibilite de IOUle, ou mettre sympathiquement en jeu d'autres organes
de l'institution symbolique, par la «positivité matérielle» et instituée par l'ima- d,ans celm q~lles ent~~d. Les articulations doivent être écoutées volontairement pour être imi-
tees de la meme manJere, et ce n'est qu'en vertu de cette imitation qu'elles sont distinctement
gination des signes - nous avons déjà vu qu'elle est déjà mise hors circuit par le perç~es. Remarquons aussi que dans l'action régulière de la pensée, qui se fond sur une sorte
sujet qui parle ou qui écrit effectivement -, il nous faut examiner à présent Ce d~ dlsco~rs que nous nous adressons tout bas à nous-mêmes, la fonction vocale est sans exer-
qui se passe dans le dialogue effectif, dans l'écoute, ou plutôt l'entente, d'une ~lce; mms le~,touc~es orales sont frappées et mises enjeu. C'est par ce moyen que l'organe
mtellectuel s electrlse, que l'attention se fixe, et que par la pensée trouve pour ainsi dire un
parole autre. Il n'y a pas moins de mise hors circuit de la soi-disant positivité point d'appui pour réagir sur elle-même." (0, 111,181) , ,
des signes phoniques dans ce cas que dans celui du monologue intérieur, et
même, cette situation permet de mieux comprendre encore ce qui est en jeu dans Ces textes sont suffisamment clairs et n'ont pas besoin d'explications. Ce
la pensée silencieuse. que Maine de Biran dégage de manière tout à fait remarquable, c'est que le
Sur ce point, nous ne suivrons pas principalement Husserl, mais Maine de signe phonique émis, qu'il le soit par un autre ou par moi-même, n'est pas
Biran qui, dans le Mémoire sur la décomposition de la pensée 3 , nous apporte entendu s'il n'e~t pas redoublé, en mimèsis, dans des kinesthèses, non pas
des éléments essentiels. Les «organes de l'ouïe et de la voix», dit Maine de actuelles - ce qUI donnerait la répétition simple du même flatus vocis -, mais
Biran, sont modelés l'un sur l'autre (cf 0, III, 172). Et il écrit (ibid.): «La per- potentielles, c'est-à-dire dans des kinesthèses qui ont été instituées en habitus,
ceptibilité auditive se rapporte bien plus à l'organe actif (scil. la voix) qui répète et cela, depuis l'enfance, depuis que j'ai appris à parler. Ce redoublement du
intérieurement et imite d'abord, comme par une sorte d'instinct sympathique, signe est cela seul par quoi finalement le signe se tient comme signe: c' est-à-
les sons qui viennent frapper l'ouïe, qu'au sens passif qui reçoit les impressions dire essentiellement un habitus, à la fois un habitus kinesthésique, et un habitus
immédiates.» Plus loin: «A l'instant où l'ébranlement sonore est communiqué qui est celui de l'aperception de langue. Si bien que dans le monologue de la vie
à l'ouïe, outre la réalité motrice simultanée et inaperçue qui complète la sensa- solitaire de l'âme, ce sont ces habitus qui sont mis en jeu (sans exercice de la
tion, il y a de plus une détermination du même ordre, qui va mettre enjeu l'ins- ~ fonction vocale, sans passage à l'acte dans l'organe qui reste hors circuit, mais
trument vocal: celui-ci répète le son extérieur et lui fait écho: l'ouïe est frappée ~' par mise enjeu des «touches orales», c'est-à-dire, si nous comprenons bien, des
de deux impressions, l'une directe, l'autre réfléchie intérieure; ce sont deux habitus kinesthésiques). On arrive donc, du point de vue philosophique, à ce
empreintes qui s'ajoutent, ou plutôt la même qui se redouble.» (0, III, 172-173) paradoxe de puissances ou de potentialités (Vermoglichkeiten, dans les termes
Plus loin encore (cf 0, III, 176), Maine de Biran nomme son intérieur celui qui ~u~serli~ns) q~i sont a~issantes tout en demeurant en puissance pour une part
est «activement» répété (ou «imité») en écho au son extérieur: c'est dans sa emgmauque d elles-memes: car la mimèsis dont il s'agit ici ne consiste nulle-
réflexion que consiste proprement l'attention, et par là, l'attention au sens qui ment à se répéter intérieurement en image (dans les «sons intérieurs»), les sons
est communiqué par la parole entendue. En effet: «[ ... ] lorsqu'on a été vérita- qu'on entend, mais en ce que, dans l'attention qui écoute la voix qui profère la
blement attentif, on se souvient bien mieux de la suite des tons (scil. les accents, parole, les sons extérieurs sont pour ainsi dire accompagnés immédiatement des
les mesures, en fait les rythmes), des articulations, etc., que du matériel des sons «sons intérieurs», ceux-ci n'étant pas prononcés «en imagination», mais trans-
audibles, ce dernier élément. .. n'entre dans la mémoire (scil. ici: celle du sens) posés à l'état d'habitus kinesthésiques, qui permettent d'identifier et de recon-
que d'une manière subordonnée et n'est jamais l'objet direct du rappel.» (0, III, naître les sons proférés. Ces habitus kinesthésiques ne passent pas de la
178) Bref, il y a dans les fonctions mêmes de la voix une partie active et une puissance à l'acte du côté de la mise en action effective de la parole prononcée
partie passive: «l'une imite toujours les sons reçus du dehors, ou s'imite sciem- en ce qui serait la pure répétition physique de celle qui est entendue, ni du côté
ment elle-même (scil. comme chez l'enfant qui apprend à parler), tandis que de la mise en action «imaginaire» de cette même parole dans ce qui serait sa
l'autre n'imite rien et n'est. .. que le signe involontaire et inaperçu de quelque rép~tition en moi, mais en image, sans quoi je me mettrais moi-même à proférer,
affection qui la détermine d'une manière immédiate.» (0, III, 180) ou Je me mettrais à imaginer les images successives des sons prononcés succes-
sifs, ce qui serait absurde. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les habitus kines-
3. In Tome III des Œuvres, Vrin, Paris, 1988. Nous citerons, dans le cours de notre texte, thésiques sont remis en jeu, et en ce sens, en action, et en action où tant la
par 0, III, suivi de l'indication de page. corporéité organique que l'imagination sont mises hors circuit, mais non pas,
352 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 353

pour ainsi dire, terme à terme, de signe perçu à habitus correspondant comme de mesure (paradoxale) où elle ne l'est pas dans le présent d'un acte, mais dans la
présent à présent. Tout au contraire, cette «mise en action» est manière, pour présence d'une action qui se temporalise sans présent assignable.
ces habitus, d'accompagner les sons proférés, mais en ce léger décalage qui fait Il y a donc ici un double décalage en écart: entre l'habitus activé dans la pro-
précisément toute la mimèsis, dont on voit qu'elle a tous les caractères de ce que fération et l'habitus activé en présence dans l'écoute (de soi-même, de l'autre),
nous avons analysé comme mimèsis active et «du dedans», non spéculaire -la et entre celui-ci et le sens se faisant. Ce serait une grossière erreur de croire que
Leiblichkeit du Leib est ici en question, et c'est elle qui fait toute l'intériorité de l'habitus activé au présent dans la profération du son (mais on pourrait tout
la mimèsis. Or, court-circuités de toute mise en action de la corporéité organique aussi bien dire: dans le «signe» visuel écrit) est le signe de l'habitus activé en
(la Korperlichkeit) et de l'imagination (qui serait spéculaire), les habitus kines- présence, car il s'agit, en réalité, du même habitus décalé par rapport à lui-même
thésiques remis en action ne le sont que des aperceptions de langue qui sont, des entre sa temporalisation en perception ou en image et sa temporalisation en
signes, le seul «élément» remis en jeu ou en action. C'est par là que ces habitus régime de phantasia; cet habitus ne peut d'ailleurs être le même, Maine de
«re-mobilisés» me font reconnaître les sons proférés comme signes, et, pour Biran y a insisté, que s'il a été acquis, dans une imitation originaire constitutive
ainsi dire, dans ce décalage, <<imitent» les discours entendu. Autrement dit, le du signe comme signe, en tant qu 'habitus: encore une fois nous retrouverons là
sens de cette mimèsis n'est pas de reproduire l'image des sons entendus, de ce que nous avions dégagé, avec Husserl, à propos de l'intersubjectivité, comme
manière quasi-spéculaire, mais, comme l'indique Maine de Biran dans le pas- la mimèsis active, et du dedans, c'est-à-dire non spéculaire, du Leib par le Leib,
sage qui concerne la mémoire, de «reproduire» la suite des tons, des accents, du corps vivant d'autrui par le mien, et c'est ici encore une mimèsis qui est aussi
des mesures, des articulations, c'est-à-dire les rythmes. Et ces rythmes, qui pour kinesthésique. Tant que je n'ai pas acquis la possibilité d' «imiter» kinesthési-
nous sont schématiques, sont précisément les rythmes de la temporalisation en quement les sons entendus, plus ou moins bien, tout autant dans l'actualité phy-
présence du sens se faisant dans le discours entendu: ces rythmes sont tout sique de la profération que dans l'imagination puis, ces dernières étant mises
d'abord, ici, ceux des habitus et des aperceptions de langue (des hors circuit, dans la phantasia de plain pied avec l'aperception de langue qui
«significations» sédimentées) qui y sont liées, si bien que ni les habitus kines- constitue le cœur du signe, ces sons demeurent tout extérieurs et ne s'instituent
thésiques ni les aperceptions de langue ne sont des présents successifs, mais pas comme signes. Si les signes sont immédiatement «intersubjectifs», c'est
s'entretissent eux-mêmes, comme rétentions et protentions, dans la phase de pré- qu'ils s'instituent aussi dans cette sorte de mimèsis kinesthésique qui est active,
sence du sens se faisant, ce qui les reporte eo ipso, moyennant leur caractéris- et du dedans, du Leib singularisé là-bas dans un Leibkorper qui profère, et qui
tique propre que nous avons décelée de ne pouvoir être transposés dans profère des sons comme des corps (Korper) déjà «immatériels», ou mieux
l'imagination sans y être disloqués et dissous, au registre de la phantasia. C'est comme des corps déjà devenus vivants (Leibkorper), par un Leib du même coup
dire que la remise en action des habitus kinesthésiques liés aux aperceptions de singularisé ici dans un Leibkorper qui est le mien. Je n'entends les sons comme
langue n'est pas leur remise en des actes qui seraient successivement présents, signes que s'il y a précisément cet accompagnement par des kinesthèses se tem-
mais leur remise en action dans la présence (sans présent) se faisant - ce qui poralisant en présence et qui ne s'actualisent pas au présent, ce qui n'a lieu que
explique leur décalage par rapport à ce qui serait un habitus à percevoir ou à par la Stiftung perceptive ou imaginative qui fait perdre aussitôt le sens de la
imaginer au présent, et par là, la mise hors circuit immédiate des signes dans parole énoncée (ou écrite). C'est de cette manière caractéristique que la langue,
leur «positivité» sensible ou imaginée. Tout comme celui qui parle n'active pas comme tout ce qui relève de l'institution symbolique, s'acquiert et s'apprend.
ses habitus kinesthésiques à parler en vue simplement de prononcer des sons, Pour mieux cerner encore la situation, on peut la considérer par rapport à ce
mais en vue de «communiquer» un sens qu'il cherche à faire, ce qui pour lui qui la différencie du psittacisme: dans ce cas, précisément, le dressage du perro-
met hors circuit la matérialité sonore des sons émis - et la mise hors circuit n'est quet induit en lui les habitus a prononcer ou à proférer seulement les sons qu'on
pas, rappelons-le, anéantissement -, celui qui entend, s'il est attentif au sens et lui apprend: sa mimèsis est spéculaire, ne prenant en compte que la profération
non auflatus vocis, met pareillement hors circuit toute activation possible de ses physique comme telle, sans qu'il y ait le décalage interne propre à la mimèsis
habitus par profération réelle ou imaginaire, alors qu'ils sont néanmoins en jeu active et «du dedans», sans qu'il y ait accompagnement de la profération par
ou en action silencieuse, depuis leur puissance (Vermoglichkeit) réactivée seule- cette dernière - ce qu'on entend trivialement en disant que le perroquet ne com-
ment dans la présence, dans l'entente du sens - ce qui explique, comme l'avait prend pas ce qu'il profère. Cela signifie que l'écart de cette mimèsis propre à
vu Husserl, que le plus souvent, la «représentation» du signe puisse aussi être l'homme, si l'on veut l'écho de sens que rencontre en moi la parole prononcée
dans ce cas une «représentation vide», l'aperception de langue étant immédiate- par autrui, va de pair avec la capacité de mettre hors circuit, dans la mise en
ment liée à l'habitus. La «réactivation» de l'habitus (et de l'aperception de action des habitus, la mise en action du corps physique (Korper) ou de l'imagi-
langue) n'est, comme nous l'avons dit tout d'abord, «partielle», que dans la nation. Autrement dit, que l'habitus kinesthésique à prononcer (à écrire) et à
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 355
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entendre (à voir) le signe ne l'est que s'il est plus fondamentalement habitus à éventuellement rien ne s'aperçoit, dans la phantasia. L'habitus kinesthésique du
l'aperception de langue qui, éventuellement, n'a même pas besoin d'être «illus- signe est tout à la fois (ce qui en fait justement un signe) habitus à le (re) pro-
trée» par l'aperception intuitive d'un signe (en effectivité ou en imagination). duire indépendamment des vicissitudes du temps, et habitus, disposition corré-
Le décalage par rapport au sensible perçu ou imaginé l'est donc bien de l'habi- lative à l'aperception de langue qui en constitue le cœur. Dans le faire du sens
tus à proférer (à écrire) à l'habitus à l'aperception de langue, et c'est aussi celui (et son entente), l'attention porte essentiellement sur cette dernière, mais aussi,
du présent fuyant aussitôt en rétentions de l'aperception perceptive ou de et en fait surtout, sur les rythmes du sens se faisant, qui sont aussi rythmes de
l'image, au non-présent de la temporalisation en présence sans présent des habi- temporalisation en présence sans présent des kinesthèses et des aperceptions de
tus liés aux aperceptions de langue et des aperceptions de langue elles-mêmes. langue dans la phantasia.
Comme tel, en son cœur, et sa représentation imaginaire (en deux faces liées Si les signes en leur cœur d'aperceptions sédimentées de langue sont immé-
arbitrairement, la face signifiante et la face signifiée) étant mise hors circuit, le diatement lié aux habitus correspondants, et, nous venons de le voir avec Maine
signe est donc comme un «condensé» de sens, une sédimentation d'apercep- de Biran, à des habitus kinesthésiques qui déterminent toute une part du Leib
tions de langue (plurielles, en vertu de la polysémie originaire de la langue) comme indéterminité principielle, il reste à voir de quoi, phénoménologique-
immédiatement liée à un habitus par ce qui est la Stiftung symbolique de la ment, l'institution de l'imagination étant mise hors circuit, les «signes» sont
langue. Celle-ci, on le voit par la mimèsis active et «du dedans» qu'elle sup- signes. En fait, et en court-circuit de l'hypostase linguistique de l'imagination
pose, et qui va de pair avec la mise hors circuit de l'actualisation unilatérale de de la langue en «système» symbolique de signes, les signes le sont toujours du
l'habitus linguistique dans la profération (l'écriture) réelle ou dans la proféra- sens qui est en train de se faire (à moins de quoi ils sont devenus des «êtres de
tion représentée en imagination, est contemporaine, co-originaire de l'institution langue» logiques impliquant quelque part leur tautologie symbolique avec des
intersubjective, à savoir celle de mon Leib avec sa Jemeinigkeit et du Leib «êtres» du référent de la langue eux aussi logiques, fussent-ils réels ou imagi-
d'autrui, des autres, avec chaque fois, leur Jeseinigkeit. Cela, donc, indépen- naires, en perception possible ou en imagination). Les signes mobilisent leurs
damment de quelque «besoin» que l'on n'imagine que parce qu'il n'y a plus habitus en les activant dans la présence, en tant que dispositions à des apercep-
d'autre solution dans une problématique mal posée parce que imaginaire. Le tions de langue, c'est-à-dire à autant d'ouvertures à ce qui y est susceptible
décalage en écart est donc, ici, interne à l'habitus, entre l'activation «totale», en d'être aperçu, et ce, en général, non pas sur le mode (très restreint) de la langue
présent et en présence, et l'activation seulement en présence des kinesthèses, logique ou de la connaissance. Par là, il y aussi mouvement de temporalisation
c'est-à-dire aussi entre l'ancrage du Leib au Leibkorper et son désancrage. C'est du sens en langue: le sens s'y cherche tout autant comme temporalisation du
pour ainsi dire ma Leiblichkeit, et non ma Leibkorperlichkeit, qui est «mobilisée sens en présence, et ce ne peut être à son tour que, par une mimèsis active, et du
» (les «touches orales» dont parle Maine de Biran) dans l'écoute des sons profé- dedans, du sens lui-même en train de se temporaliser, car c'est par là seulement
rés, et cela, dans le moment même où le passage de l'une à l'autre est mis hors que, sans l'avoir préalablement à l'esprit, je puis reconnaître, dans mon expres-
circuit. Dès lors, ce serait une erreur de croire que les kinesthèses réactivées sion linguistique, «le mot juste ». Nous sommes dès lors conduit tout naturelle-
seulement avec les aperceptions de langue qui leur sont liées seraient pour ment à penser que le cœur même de la mimèsis, qui, encore une fois, n'est pas
autant des kinesthèses imaginées ou imaginaires: elles sont bien remises en jeu, reduplication imitative en miroir, est dans cette mimèsis, par l'énonciation en
avec les signes (entendus ou vus), non pas comme kinesthèses, nécessairement, langue, de la temporalisation en présence du sens au sein du phénomène de lan-
à les produire (comme quand je parle ou écris) ou à les reproduire (si je m'ima- gage. C'est depuis cette mimèsis, seulement, que pourra se déployer la mimèsis
gine une parole que j'aurais à dire en telle circonstance), mais pour ainsi dire, de la langue propre à son apprentissage et à sa compréhension. Ou encore, la
comme kinesthèses directement «branchées» sur les aperceptions de langue. langue ne peut échapper au psittacisme que depuis ses aperceptions (condensés
Comme telles, encore une fois, elle ne sont pas présentes (ou représentées en de sens de langage sédimentés) et les habitus qui y sont liés par la Stiftung de la
image), mais non présentes, et partagent ce sort avec les aperceptions de phan- langue, c'est-à-dire les habitus kinesthésiques dont la simple remise en jeu en
tasia: elles sont en jeu ou en action dans la phantasia. Elles ne sont cependant présence sans présent peut faire de la «représentation» du signe ce que Husserl
pas elles-mêmes des aperceptions de phantasia au sens strict, car elles son~ pr~­ nommait si bien une «représentation vide».
cisément, en même temps ou du même coup, a priori déterminées, fixées, lllstl- Ce qu'il s'agit donc de comprendre, encore une fois, n'est rien d'autre que la
tuées en habitus, sans qu'aucune aperception propre d'elles-mêmes comme manière dont, par un décalage en écart, l'énonciation linguistique arrive, pour
kinesthèses ne les accompagne. Bien plutôt, les aperceptions qui les accompa- ainsi dire, avec ses aperceptions de langue, à mettre ses pas dans les pas du sens
gnent et qui ne font que les impliquer sont précisément les aperceptions de en train de se faire. S'il Y a, nous l'avons dit, un porte-à-faux originaire du sens
langue par la médiation desquelles précisément quelque chose s'aperçoit, ou se faisant à la poursuite de lui-même comme ipse, il y a également un porte-à-
356
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG

faux de l'énonciation linguistique par rapport au phénomène du sens se faisant.


Cela implique déjà qu'il ne peut y avoir tout simplement coïncidence terme à
terme des aperceptions de langue et des complexes de rétentions-protentions
l LES APERCEPTIONS DE LANGUE

linguistique ou de la chaîne verbale, donc, en quelque manière, qu'elles


~'ou:rent et s'aperçoivent les unes les autres, en ce que l'une appelle ou
ImplI~ue l'autre, ce qu~ montre déjà, un peu comme les linguistes l'ont compris,
357

~ue 1 on ne ~eut tout slffiplement se satisfaire du découpage qui nous est fami-
(aperceptions de phantasia proprement dites) en train de s'entretisser dans le
lIer de la chame verbale en mots - découpage qui procède, en réalité de l'insti-
tution sym~olique de l'écriture alphabétique. Autrement dit, pris' isolément,
sens se faisant, donc qu'il y a entre eux cet écart nécessaire, à l'origine, pour
que dans les aperceptions de langue s'aperçoive «quelque chose », et ce, même
donc abstraIteme~t ~oyennant la Stiftung de l'imagination, les signes sont pour
si ce «quelque chose» n'y apparaîtra jamais, en DarstellU1ig intuitive (percep-
la plupart polyseffilques, et cette polysémie qui paraît d'abord arbitraire se
tion, souvenir, phantasia), qu'à la mesure de ces dernières. Cela ne veut évi-
réduit, au moins relativement, par leurs enchaînements dans la chaîne verbale
demment pas dire que le «référent» phénoménologique sur lequel ce «quelque
qu~ ~x~lut, à n:esure, certaines lignes de sens possibles, parce qu'elle enchaîne,
chose» aperçu est «prélevé» ne le déborde ou ne l'excède pas: cet excès est
preCIsement, lIgnes de sens à lignes de sens, pour épouser au mieux, ou «imi-
aussi le témoin de l'écart dont nouS parlons, qu'il va nouS falloir interroger de
te;» d~s la mimèsis ici en question, le sens en train de se faire dans son ipse.
plus près. Et c'est cette attestation phénoménologique de l'écart à l'origine entre
C est dire que, pour peu que les signes soient phénoménologiquement réduits au
aperceptions de langue et complexes de rétentions-protentions qui rend à notre
statut de «signes» (entre guillemets phénoménologiques) du sens se faisant les
expression «mettre ses pas dans les pas» quelque chose de légitime. aperceptions de langue qu'ils condensent ou sédimentent sont des aperceptions
Quelque chose de légitime, mais aussi de métaphorique, puisque, si nous
complexes de lambeaux du sens en train de se faire, c'est-à-dire à lafois du sens
pouvons, par l'analyse du sens dans la dynamique de son faire, déceler ce qui,
lui-même et des complexes de rétentions-protentions en présence qui s'aperçoi-
des rythmes de sa temporalisation, rythme proprement, articule en mouvements
vent;n ell:s. ~ès lors l'~rrê~, tout moment~né, sur ces complexes, n'est dû qu'à
les signes ou groupes de signes en tant qu'aperceptions de langue, si leur insti-
l~ ~eterml~atwn avec 1 habItus, par la Stiftung symbolique de la langue, des
tution, et donc leur fixation en sédimentations corrélatives d'habitus, permet de
sed;mentatwns des aperceptions de langue elles-mêmes. Or si l'on prend cet
les reconnaître et de les regrouper en sortes de blocs rythmiques, cette analyse
arret autrement que comme l'arrêt qui est immédiatement coextensif de la
touche assez vite à son terme (comme, par exemple, l'analyse musicale) parce
~~iftung du. prés:nt en écoulement rétentionnel, c'est-à-dire de la Stiftung de
que, nous le sentons, les rythmes du sens se faisant courent aussi, insaisis-
1 Image .qUI .represente pour un moment fuyant telle ou telle aperception de la
sables, entre et derrière les «lignes et les mots ». Cela indique, en retour, que
phantasza, SI donc on le prend (nous y reviendrons) comme un arrêt instantané
les Wesen propres de langage, en l'occurrence les complexes de rétentions-pro-
au sens platonicien de l' exaiphnès, c'est-à-dire comme un arrêt qui revire
tentions de la phase, en transformations réciproques incessantes, en entretis-
aussitôt, de manière immaîtrisable, en mouvement, qui est ici mouvement de la
sage inlassable, sont en eux-mêmes insaisissables car foncièrement instables.
temp~ralisation en présence sans présent, il vient que le «signe» phénomé-
S'ils «marchent» selon certains rythmes, leurs pas, pour ainsi dire, s'effacent à
n~logique, pris .dans sa fluidité, sa fugacité, son intermittence, son caractère pro-
mesure, comme s'ils ne pouvaient se fixer, mais tout en creux, qu'à partir du
teiforme, ne fait, dans cette temporalisation même, qu'« activer» certaines des
«moment» où, mettant ses pas dans ces «pas-là», les aperceptions de langue
aperceptions de langue condensées ou sédimentées en lui, et par là, à son tour
que. réve~ller c~~ains habitus à apercevoir en langue, les deux, aperceptions e~
en auraient au moins aperçu quelque chose on ne sait comment. Pour peu,
d'ailleurs, que ce «quelque chose» s'autonomise, quoique lui-même de façon
habItus, e:ant lies, dans ce qui est nécessairement leur pluralité originaire, par
instable et fluctuante, il en devient la teneur intuitive d'une aperception de
les enchaInements de la chaîne verbale (à prendre ici comme chaîne de
phantasia, découpée, comme aperception, par des aperceptions de langue. La
«signes» ,ph~no.~énolo~iquement réduits). Il en résulte que la Stiftung de la
situation est donc extrêmement complexe. S'il y a bien un lien, qui peut, à tout
langue, des 1 ongme Stiftung d'une pluralité liée de «signes», induit dans les
le moins, être interrogé dans sa structure, entre aperceptions de langue et aper-
com~lexes de rétentions/protentions s'entretissant dans la phase, et eux-mêmes
ceptions de phantasia, les premières doivent être précisément prises, avec leurs
pareIllement en un pluriel qui est originaire, une déformation cohérente une
transposition architectonique par laquelle nous apparaissent les aperceptio~s de
habitus, dans le mouvement même du sens se faisant, c'est-à-dire dans une
temporalisation en présence sans présent où s'entretissent à la fois les com-
phantasi~ en Darstellun~ intuitive, toujours déjà codées et découpées par les
plexes de rétentions/protentions de langage et les complexes de
aperceptIOns de langue, SI l'on veut, «colonisées» (et donc «apprivoisées») par
rétentions / protentions de langue, c'est-à-dire les «signes» comme sédimenta-
elles. A un registre architectonique déjà plus éloigné, si l'on prend les «signes»
tions d'aperceptions de langue plurielles, avec leurs habitus. comme tels (sans pour autant les représenter dans l'imagination), à savoir
Cela implique aussi que les aperceptions de langue condensées (sédimen-
comme sédimentations (elles aussi plurielles) d'aperceptions de langue, et en
tées) en «signes» se renvoient les unes aux autres à l'intérieur de l'énonciation

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-~ LES APERCEPTIONS DE LANGUE
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quelque sorte comme sédimentations globalement potentielles pour leur usage, Qu'en est-il donc, le plus concrètement possible? Pour le comprendre, il faut
c'est-à-dire pour leur éveil, on s'aperçoit qu'ils constituent plus proprement la tout d'abord préciser que l'aperception en langue du sens lui-même encore en
1
Stiftung de la langue comme Stiftung de ses découpages symboliques propres. attente est elle-même mobile puisque le sens lui-même déjà fait ne l'est jamais
Mais ils sont eux-mêmes, à leur tour, subtils et fuyants - non fixés a priori sinon que fragmentairement, partiellement, est donc lui-même déjà (ou encore) en
dans une institution pour ainsi dire seconde de cette institution, comme l'est par attente de lui-même (la saturation du sens par lui-même n'est qu'illusion):
exemple celle d'une écriture ou celle de la logique et de la philosophie -, et ils l'aperception de langue légèrement décalée, par un écart à l'origine, par rapport
fixent, tant bien que mal (expression qu'il faut prendre ici au sens littéral), les aux complexes de rétentions-protentions de langage, comprend en elle aussi
«signes» proprement phénoménologiques dans leur capacité de mimèsis par bien le passé que le futur de la chaîne verbale, qui sont son passé rétentionnel et
rapport au sens se faisant, c'est-à-dire aussi par rapport aux complexes de réten- son futur protentionnel, qui constituent donc, dans la chaîne verbale comme
tions-protentions de la phase de présence. Par là, cette mimèsis ne peut jamais phase de présence «mimétique» de la présence du phénomène de langage, des
être intégrale, elle est précisément déformante, et ce, de façon cohérente, dans complexes non présents de protentions-rétentions de la chaîne verbale: ce sont
ce qui est la transposition architectonique du langage dans la langue par la ces complexes propres à la chaîne verbale qui sont, à rigoureusement parler, les
Stiftung de la langue. Du moins cette mimèsis, passée au filtre de la transposition « signes» phénoménologiquement réduits du sens. En toute rigueur, ce sont les
architectonique, donne-t-elle à la langue son référent, aux aperceptions de sédimentations d'aperceptions de langue condensées dans les «signes », et cor-
langue quelque chose à apercevoir, le danger étant que la fixation, si elle est trop rélatives de leurs habitus, et plus rigoureusement encore, ce sont, à l'intérieur de
rigide, ne donne lieu à la «spécularisation» de la langue dans son «référent» ces sédimentations, les aperceptions de langue qui ont été (et qui seront, par
phénoménologique, comme s'il n'y avait rien d'autre à apercevoir ou à penser l'appel des protentions dans les rétentions de la phase) éveillées, avec leurs
que ce qu'une langue rigidifiée donne à apercevoir ou à penser. habitus, par la temporalisation en présence de la chaîne verbale. C'est donc la
Mais ce quelque chose à apercevoir, nous venons de le voir, est aussi (pas visée ou l'aperception du sens encore (ou déjà) en attente, et encore à faire (ou
exclusivement) tout à la fois complexe de rétentions-protentions du sens en train déjà partiellement fait) qui joue comme l' «opérateur» de cet éveil, et qui fait du
de se faire en présence, et ce sens lui-même, mais encore à la recherche de lui- même coup que les «signes» sont «signes» du sens se faisant. Cela veut dire
même. Ce qui fait la relative autonomie du langage est ce qui doit relier du que. les aperceptions de langue, éveillées dans les «signes» comme «signes» du
dedans le complexe aperçu de rétentions-protentions (comme tel, détaché du sens sont elles-mêmes, dans la temporalisation en présence, structurées par les
sens en train de se faire, il serait une aperception de phantasia) au sens lui-même aperceptions de langue passées, en rétention, et par les aperceptions de langue
aperçu en train de se faire, c'est-à-dire le lien entre ce qui paraît de façon future, en protention, dans la présence de la chaîne verbale. Cela donne une
instable et intermittente en aperception de phantasia et ce qui, du sens lui-même idée, avant même que l'on en vienne à une «hypostase» de la langue comme
se faisant, est aperçu comme en attente, tout étant dans ce «lui-même» puisque « système» symbolique, de la structuration intrinsèque, par la langue, des aper-
ce qui, du sens, est en attente, l'est déjà réellement dans les complexes de réten- ceptions de langue: simplement, cette structuration extraordinairement com-
tions-protentions. Si donc nous voulons, par réduction architectonique, saisir plexe a lieu «chaque fois» (jeweils) que la «pensée», pour se dire ou faire du
quelque chose de la déformation cohérente du registre architectonique du lan- sens, en passe, comme c'est toujours le cas, par l'énonciation en langue. Tout
gage par sa transposition architectonique au registre architectonique de la comme, dans les phénomènes de langage, la masse phénoménologique inchoa-
langue, un moyen possible de cette saisie est d'analyser la manière dont, dans tive du langage, des Wesen de langage, est là dans toute temporalisation en pré-
l'enchaînement déjà amorcé des «signes» (sédimentations d'aperceptions de sence des sens, la masse de la langue, constituée, on l'a vu, par des
langue), est déjà aperçu en langue le sens lui-même en attente, corrélativement à sédimentation et des habitus, est là, de façon non moins énigmatique, dans toute
la manière dont cette aperception, qui l'est de langue, peut à son tour structurer, énonciation linguistique découpant et redécoupant les aperceptions de langue
de l'intérieur, les aperceptions, pareillement de langue, qui font se transposer les condensées dans les sédimentations, au fil de leurs éveils et réveils dans les
complexes de rétentions-protentions, primitivement apparitions de phantasia, « signes» fonctionnant comme «signes» du sens se faisant - il se peut même
en aperceptions de phantasia. Cela requiert l'épochè phénoménologique hyper- que des aperceptions de langue inédites y surgissent. Autrement dit, l'énigme
bolique, c'est-à-dire, non pas le suspens dans l'arrêt du présent vivant, mais le est que, avec un nombre fini d'habitus et de sédimentations plus ou moins com-
suspens dans l'exaiphnès platonicien, dans l'instantané aussitôt éclipsé, de plexes, la langue offre la possibilité d'énonciations a priori in-finies, dans la
façon immaîtrisable, en mobilité. Il ne s'agit de rien de moins que du clignote- souplesse extraordinaire de la langue qui permet, en principe, de dire, fût-ce
ment phénoménologique réciproque de la langue et du langage. C'est par là que entre les lignes et les mots, toutes les nuances in-finies de la pensée - non pas
doit passer, en effet, la réduction architectonique. nécessairement de les énoncer «en transparence», mais en tout cas de les faire
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pressentir et ressentir au-delà des mots, quand ceux-ci, précisément, «font avons nommé «pensée en concrétion» et il est remarquable que les découpages
défaut». d'aperceptions de phantasia se fassent souvent au gré de «jeux de mots» ou de
C'est que les aperceptions de langue, prises qu'elles sont en rétentions-pro- jeux de «cratylisme», l'enchaînement du sens en sens de langue n'étant pas
tentions dans la chaîne verbale, et ouvrant par là aux aperceptions passées (en poursuivi pour lui-même comme ce sera le cas avec la philosophie. Dès lors,
rétention) et futures (en protention) dans la chaîne, ne cessent de la sorte de s'y avant même le souci de «représenter», coextensif de la Stiftung de l'imagina-
réinscrire et de s'y pré-inscrire comme aperceptions de langue, dans un mouve- tion, et déjà à l'œuvre, dans l'aire grecque, chez Homère et chez Hésiode, les
ment de revirements réciproques des rétentions dans les protentiohs, mais dont aperceptions de phantasia sont reprises dans les métamorphoses aussitôt que
l'institution symbolique des «signes», en eux-mêmes discontinus et diacri- surgies, et ce, selon une «vitesse de pensée» qui peut être vertigineuse - à l'ins-
tiques, fournit le découpage. Cependant, les aperceptions de langue aperçoivent tar des Gegeneis, nés de la terre, qui s'entretuent aussitôt que surgis. Il en va à
tout de même quelque chose (le «référent» de la langue) qui ne relève pas tout peu près de même dans le rêve, sauf qu'en lui il n'y aucune concertation du sens
simplement d'elles: ce quelque chose, à l'écart duquel elles sont par institution en vue de lui-même et que la «pensée», en relatif sommeil, donc latente, peut
(d'elles-mêmes comme sédimentations et habitus), ce sont les complexes de s'attarder suffisamment sur les sédimentations d'aperceptions de langue pour
rétentions-protentions de langage en transformation incessante par entretissage que celles-ci, dans le processus primaire mais aussi à son revers, puissent, par
mutuel, du sens se faisant aussi en présence de langage, et sur lesquels les aper- grappes, se «remplir» en aperception de phantasia complexes, avec leur
ceptions de langue se greffent ou s'accrochent par Stiftung, en les découpant. Darstellbarkeit intuitive polymorphe, biscornue et protéiforme, indiquant le
Tout le problème vient de ce que cette «découpe aperceptive» paraît «décon- recouvrement et la sédimentation de plusieurs aperceptions de langue non
necter», en s'y superposant, le complexe phénoménologique de rétentions-pro- déployées en discursivité. Et cela peut d'ailleurs aussi se produire dans le
tentions de sa mobilité intrinsèque, ou, en d'autres termes, de ce qu'elle amène mythe, ce qui montre leur parenté profonde depuis deux points d'entrée très dif-
celui-ci à sa Darstellbarkeit intuitive, amenant du même coup les aperceptions férents -le rêve n'est qu'exceptionnellement fondateur, alors que le mythe l'est
de langue à leurs «remplissements intuitifs» dans ce qui ne peut être tout tout naturellement dans la concertation qu'il cherche explicitement du sens.
d'abord que les aperceptions de phantasia. Certes, en vertu du glissement l'une Structurées aussi par les aperceptions de langue en rétention et en protention
sur l'autre, de par leur écart à l'origine, de la chaîne verbale sur la chaîne de dans la chaîne verbale, aperceptions qui y sont post-inscrites et pré-inscrites, les
temporalisation en présence de la phantasia, ou en vertu du fait qu'il n'y a de aperceptions de langue éveillées dans la chaîne aperçoivent, nous l'avons dit,
présent ni dans l'une ni dans l'autre, ce «remplissement» n'est pas celui, direct quelque chose des complexes de rétentions-protentions qui se font en langage
ou droit (geradehin) de la signification par l'intuition comme dans la langue en s'entretissant au sein de la temporalisation en présence du sens se faisant. Or
logique, mais pour ainsi dire un, ou plutôt des remplissements indirects, par ceux-ci ne sont, dans leur concrétude, rien d'autre que des Wesen de mondes
latéralités multiples, des aperceptions de langue découpées ou sélectionnées en déjà fissurés en amorces de sens ouvrant, par là, à leur temporalisation en pré-
leur mise en action par l'activation en présence des «signes» comme «signes» sence, à moins qu'ils ne se soient aussitôt éclipsés, dans un revirement instan-
du sens se faisant, et ce par des aperceptions de phantasia de la sorte aussi tané, en avortons de sens repris dans la Stiftung inconsciente du sujet. Ce sont
fugaces et instables que les aperceptions de langue. Par là, toute la question ces Wesen de mondes, transformés par là (sans Stiftung) en Wesen de langage,
rebondit de savoir s'il y a des découpages phénoménologiques intrinsèques des qui, pour ainsi dire, fournissent la «matière» ou le «matériau» de la
complexes de rétentions-protentions de langage, c'est-à-dire, non pas des aper- Darstellbarkeit intuitive des aperceptions de langue. En ce sens ils sont, par la
ceptions, mais des apparitions de phantasia, et, s'il y en a, comment ils peuvent, dimension qui, en eux, déborde l'aperception de langue, et, en fait, toute aper-
phénoménologiquement, être attestables (ausweisbar). ception possible, les apparitions de phantasia elles-mêmes, dans un «archaïsme
A cet égard tout au moins, la pensée mythique et le rêve donnent l'occasion architectonique» bien antérieur, transcendantalement, à la distinction entre
d'attester un exercice de la langue quasi-immédiatement en prise sur les aper- phantasia et réalité. Ce sont donc eux qui sont latéralement «touchés», même
ceptions de phantasia. Pour la première, dans la chaîne verbale de son récit, les s'ils ne sont pas «vus» en transparence par les aperceptions de langue. Tout
aperceptions de phantasia n'ont pour ainsi dire ni le temps ni l'occasion de s'y comme dans le cas de la langue logique et de la connaissance, mais de manière
déployer, parce qu'elles sont, les unes par rapport aux autres, en incessantes infiniment plus complexe parce que enchevêtrée, ce qui est aperçu des Wesen de
langage dans les aperceptions de langue n'est, en quelque sorte, que ce qui est
métamorphoses elles-mêmes codées et découpées par rapport au sens (de fonda-
tion) qui se cherche dans le récit, c'est-à-dire par les aperceptions de langue
1! «relevant» ou «signifiant» pour celles-ci. Mais il y a plus, sans quoi, encore une
éveillées et sélectionnées par les «signes» comme «signes» de ce sens. Leur fois, l'énonciation linguistique ne dirait qu'elle-même fût-ce à un registre trans-
emprise sur les aperceptions de phantasia leur confère l'allure de ce que nous posé, si complexe soit-il: il y a que, dans le même «moment», l'aperçu dans

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362 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
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l'aperception de langue garde son extériorité ou son altérité, et ce, préclsément, justes». Et s'il n'y avait pas cette sorte de transpassibilité du sens au sens, celui-
parce que le «remplissement» de l'aperception de langue, elle-même non pré- ci paraîtrait toujours déjà tout fait d'ailleurs,'soit dans une actualité (divine) qui
sente, mais temporalisée en présence, dans la chaîne verbale, ne peut se faire nous échappe mais qui peut aussi bien «fondre» sur nous à tout moment soit
dans ce qui serait imaginairement le présent de l'aperception de phantasia, elle- de manière moins «psychotique», dans des potentialités en sommeil (des' sédi~
même non présente, mais temporalisée en présence. Cette extériorité est donc mentation et des habitus) qui ne demandent qu'à être éveillées, selon les cir-
celle de l'écart interne à la phase de présence dont nous parlons, celle du porte- constances. Mais alors, l'institution symbolique, donnée d'un coup, ne serait
à-faux du sens par rapport à lui-même, qui est aussi cela qui fait glisser l'une sur plus susceptible de l'historicité, c'est-à-dire de transformations et de réélabora-
l'autre, en non-coïncidence principielle et définitive, la chaîne verbale et la tions internes: c'est le piège dans lequel est tombé le structuralisme.
chaîne de langage. Mais à un autre égard (du moins en apparence), cette extério- Il est des cas où, en outre, s'atteste la rupture de transpassibilité du sens au
rité est aussi celle qui, pour ainsi dire, «trans-paraît» par transpassibilité, et ce, sens, des aperceptions de langue aux aperceptions de phantasia: ce sont, dans
dans la mesure où elle recèle, par rapport aux possibles de la langue qui sont les psychoses, les cas d'hallucinations, où la différence est court-circuitée entre
d'autres aperceptions possibles de langue, de la transpossibilité, de l'inopiné ou monde de la phantasia et monde de la réalité, où l'indifférence originaire des
de l'imprépensable pour la langue qui constituent le caractère aventureux du apparitions de phantasia eu égard à cette différence «passe» immédiatement
sens parti à la recherche de lui-même, l'obscurité irréductible (pour la langue) comme telle dans la transposition architectonique, due à la Stiftung de la langue,
tant de son passé (originaire) que de son avenir (d'avance aventureux). C'est en des apparitions de phantasia en aperceptions de phantasia; celles-ci paraissent
ce sens que s'il y a mimèsis du temps (de présence) de la chaîne verbale tendue immédiatement découpées, sans recul possible, par les aperceptions de langue,
vers le sens par rapport au temps (de présence) du même sens se faisant «en son dans une sorte d'implosion réciproque des unes dans les autres, soit que la
avant» et «en son arrière» (perdus pour elle), cette mimèsis, qui se traduit par «parole prononcée» y soit directement «entendue» (entendre des voix), soit que
les échos dans la première du second, s'effectue par transpassibilité réciproque les aperceptions de phantasia y soient directement aperçues - les deux ne pou-
de la première et du second, de la chaîne verbale et du phénomène de langage. vant plus advenir en même temps, c'est-à-dire dans le «même temps» de la pré-
Si donc les apparitions de phantasia existent, elles n'existent que comme trans- sence sans présent du sens se faisant. C'est dire aussi que le sens ne paraît plus
possibles par rapport aux possibilités des aperceptions de langue et de leurs s'y faire depuis son ipséité, en laquelle vient se loger l'ipséité du sujet, mais
sédimentations en «signes», qui, par là, leur demeurent transpassibles: elles ne depuis une ipséité en quelque sorte anonyme, car extérieure au sujet. En ce sens,
peuvent donc être aperçues comme telles, même en phantasia, mais seulement, le court-circuit de la transpassibilité dans l'hallucination atteste, au moins de
comme nous disons, entre-aperçues, dans l'instantané lui-même du revirement manière négative, que le cœur même de la différence entre phantasia et réalité,
de l'éclipse (le clignotement phénoménologique), paraissant toujours obscures mais aussi entre aperceptions de langue et aperceptions de phantasia, est leur
et nébuleuses, ainsi que le disait à peu près Husserl, pour l'aperception. Dire trans-passibilité mutuelle, le fait que l'une constitue un champ de transpossibili-
qu'elles se découpent intrinsèquement, ce serait dire, de la sorte, que l'obscurité tés pour l'autre, tout au moins dans sa dimension d'altérité: la phantasia est
ou la nébulosité elles-mêmes se découpent, pour offrir de la prise à l'apercep- transpossible pour la réalité, c'est-à-dire qu'elle n'a en elle-même rien d'éidé-
tion - un peu comme un nuage dans lequel j'aperçois la figure d'un dragon. Par tique, de même que la réalité, l'éidétique, est transpossible pour la phantasia (sa
ailleurs, si, par leur structuration interne, les aperceptions de langue comportent «construction» en «pures possibilités» ne l'est pas de possibilités éidétiques);
des angles ouverts et des angles morts par rapport aux complexes phénoménolo- pareillement, les apparitions de phantasia sont transpossibles pour les apercep-
giques infiniment labiles de rétentions-protentions des phénomènes de langage, tions de phantasia, et c'est parce que celles-ci gardent, en transpassibilité,
leur «prise» dans le sens se faisant fait qu'elles demeurent transpassibles à ce quelque chose de ces transpossibilités, qu'elles ne s'identifient pas purement et
qui, de ces complexes, n'apparaît pas en Darstellung intuitive (en aperception simplement à, -ou n'implosent pas directement dans les aperceptions de langue,
de phantasia), et par là, pour ainsi dire, fait qu'elles «se savent» avoir des donc que l'écart dont nous parlions entre les unes et les autres est l'écho, archi-
angles morts, même si, par elles-mêmes, elles sont incapables de les répertorier tectoniquement transposé, de cette transpassibilité. Cet écho est encore écho en
et de les mesurer. Mais c'est cela qui permettra tout au moins à la «pensée» du transpassibilité puisque le «remplissement» de telle ou telle aperception de
sujet qui énonce en langue de se reprendre, de se corriger ou de s'améliorer pour langue par telle ou telle aperception de phantasia n'est pas, pour ainsi dire,
reprendre autrement, par d'autres aperceptions de langue, ce qui ne paraissait nécessaire ou immédiat, ipso facto accompli (il y a des aperceptions de langue
pas, parce que ne le pouvant pas, dans la Darstellung intuitive des premières. vides), et parce que, à l'inverse, telle ou telle aperception de phantasia
C'est ce qui se produit chaque fois que nous cherchons à faire le sens - et non n'implique pas, selon la même nécessité immédiate ou directe, comme sa partie
pas à «communiquer» du sens déjà tout fait - et à trouver pour cela les «mots dont elle serait le tout, telle ou telle aperception de langue. Encore une fois, des
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unes aux autres, les références sont entrecroisées et se font par latéralité - elles des sens dans les sens se faisant. Cette hylè est donc toujours déjà formée, et
sont «indirectes» - et la chaîne verbale se temporalisant en présence glisse, pour sa part la plus importante, toujours déjà passée au fil de temporalisations en
d'un léger écart, sur la temporalisation en présence des aperceptions de phanta- présence sans présent. Mais tant qu'on en reste à ce «stade», abstrait par rapport
sia qu'elles découpent par ces entrecroisements d'angles vifs et d'angles morts. à l'expérience qui se produit tout d'abord et le plus souvent, cette hylè, toute
La langue ne «vit» donc que dans ce que Merleau-Ponty nommait la «praxis dans l'enchaînement et l'articulation des Wesen phénoménologiques des appari-
de parole», c'est-à-dire par la dimension sauvage du sens, inopinée et impré- tions de phantasia, reste «inconsciente» du point du vue phénoménologique,
pensable, qu'il y a dans tout sens en train de se chercher et de se dire en langue: car inaperçue: il faut toute l'épochè phénoménologique hyperbolique pour
c'est par là que faire le sens, partir à sa recherche, relève proprement de l'aven- l'entre-apercevoir, par transpassibilité. Elle n'accède à la conscience, c'est-à-
ture, du risque de le manquer, par excès ou par défaut, mais aussi, parfois, de la dire à l'énonciation en langue, que si elle est architectoniquement transposée par
surprise, puisque, tout en sachant ce qu'il est, en l'ayant reconnu dans Son la langue au même registre que les aperceptions de langue: mais nous venons de
amorce, on ne sait jamais très clairement, au départ, ce qu'il est. Le sens se fai- comprendre que s'il y a, dans cette transposition, déformation cohérente de la
sant échappe pour une part à l'essence, mais aussi, plus profondément, pour une hylè, elle est toute dans la structuration de sa Darstellbarkeit intuitive au sein
part à la langue: au fond, la mimèsis de la chaîne verbale à l'égard du sens se des aperceptions de langue. Cette Darstellbarkeit fait remarquer certains de ses
faisant revient à faire, de la langue, de la distribution temporalisante de ses aper- traits, dès lors rendus intuitifs, en aperception, alors que bien d'autres, non
ceptions, un rythme susceptible d'être transpassible au rythme schématique remarqués, demeurent dans le vague, le flou, l'indéterminé, l'obscur, le nébu-
(phénoménologique) du sens se faisant, à l'écart ou «par derrière» le rythme de leux, et cela, c'est capital, sans que l'on puisse dire, d'aucune manière, que ces
la chaîne verbale, dans ce que l'on ne fait, sujet parlant, que «pressentir» dans traits non remarqués préexisteraient quelque part pour d'autres aperceptions
les protentions et «postsentir» dans les rétentions; l'écart entre les aperceptions possibles: le mode d'être des complexes de rétentions-protentions de langage
de langue, quelque structurées qu'elles soient à l'intérieur d'elles-mêmes par les phénoménologique (du sens) n'est précisément pas le Vorhandensein, et la
revirements réciproques de leurs rétentions et protentions propres, et les com- mimèsis ici en cause n'est pas, encore une fois, «en miroir». On ne peut savoir,
plexes de rétentions-protentions du sens se faisant «par derrière en langage», a priori, dans ce qui s'atteste phénoménologiquement comme l'obscurité ou la
est irréductible et infranchissable: l'altérité des seconds est irréductible, et c'est nébulosité non-présente se temporalisant déjà en présence, ce qui va s'offrir
par là seulement que les aperceptions de langue, par leurs structurations internes comme «prises» pour les aperceptions. On ne peut l'attester qu'a posteriori,
(leurs découpages symboliques) façonnent, à même le «matériau» phénoméno- dans ce qui se distingue comme réminiscence (qui garde encore, par sa «jeu-
logique, la Darstellbarkeit intuitive de ce qu'elles aperçoivent. Cela, encore une nesse», quelque chose de la prémonition), et plus profondément, en elle, dans ce
fois, elles peuvent le faire dans la mesure, non pas où ce qu'elles aperçoivent qui se distingue comme réminiscence/prémonition transcendantale, pour tou-
aurait déjà été fixé comme une fois pour toutes (ce serait le cas de l'hallucina- jours immémoriale et à jamais immature. Les Wesen de langage «estent», ils ne
tion, ou en philosophie, celui d'une conception «idéaliste» de la langue), mais sont ni ne sont pas (des étants). S'il fallait parler de leur «mode d'être», ce
dans la mesure où elles ont été fixées, par l'institution symbolique de la langue, serait dans cette sorte de contradiction dans les termes qui s'exprimerait dans la
avec l' habitus à apercevoir: cette «disposition à» apercevoir ne préjuge pas, formule: «pré-ontologique». C'est comme tels qu'ils relèvent de l'inchoatif, de
dans chaque cas, dans la Jeweiligkeit de l'énonciation linguistique, de ce qui, en l'immémorial et de l'immature, de ce qui ne paraît plus, déjà, que comme un
cette aperception, sera proprement aperçu: c'est seulement la Darstellbarkeit extraordinaire caractère «affectif», une Stimmung qui semble n'être «déposée»
intuitive, et non pas sa Darstellung qui est «structurée» (découpée symbolique- que par une pure contingence sur telle ou telle aperception, en réalité encore de
ment) par l'aperception de langue et son habitus - tout comme en toute Stiftung phantasia, car faisant passer, même si elle est aperception d'une réalité, de
et en tout habitus: celui de l'aperception perceptive me rend apte à percevoir celle-ci au rêve - «irréalisation» qui est de second degré par rapport à celle qu'a
tout objet du monde extérieur. analysée Husserl dans le fictum perceptif du Bildobjekt puisque c'est ici le
Il en résulte que, pour nous, s'il fallait encore parler, à la manière de Husserl, Bildsujet lui-même qui est comme un rêve: cas assez fréquent dans la peinture
de hylè phénoménologique, celle-ci ne serait pas du tout constituée, primaire- de paysage, où celui-ci ne paraît pas un instant comme réalité possible, repré-
ment, par un «sensible» vécu (Urimpression) en écoulement avec le présent sentée en imagination, où l'anecdote des aperceptions de phantasia est mise
vivant, et découpé, tout à la fois, par les objets et les «investissements» affec- hors circuit par le clignotement d'invisibles apparitions de phantasia.
tifs, mais bien par les Wesen de mondes et les Wesen de langage qui, déjà, rema- Tout autrement et de manière complexe, la pensée mythique a compris cette
nient ou trans-forment les premiers en amorces de sens, et ce, dans une Bildung sorte de tangence de certains instants (au sens fort, platonicien) de notre expé-
phénoménologique qui tient essentiellement à la Sinnbildung, à la «formation» rience à l'immémorial et à l'immature, et a cru bon la relever au registre de
366 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
367

l'enchaînement temporalisant en présence des aperceptions de phantasia, § 3. APERCEPTIONS DE LANGUE ET CORPS (LEIB)
comme si, par là, sa langue fonctionnant au second degré d'une présence en
laquelle il n'y a aucun présent possible, elle pouvait fonctionner, dans le temps C'est dans un texte de 1924 que nous avons déjà commenté ailleurs4 le texte
d'un passé immémorial n'ayant jamais fait l'objet d'une expérience, même en n ~ 16. de Hua XN qu.e, curieusement, à propos de 1'« apparition» s~pposée
présence, comme dimension «transcendantale» de fondation en vue de l'ordre ~ espnts .sans corps (lezblos), Husserl se pose, de manière aiguë, la question de
symbolique institué dans toute présence possible. Portée, comme toute pensée, 1 ,expreSSIOn d~s le contexte concret de l'intersubjectivité. Il s'agit tout
par l'énigme du surgissement du sens, elle a cru, dans sa Stiftung, saisir cette d ab~rd, pour lm, de comprendre comment les «expressions», envisagées, on va
énigme à même ce qui se sédimentait de sa langue, mais dans les aperceptions l~ VOIT, de m~ière très générale et plus englobante que les expressions linguis-
de phantasia, et elle a pensé, toujours en cette même Stiftung, qu'en remettant tIques: ~onctIonnent «normalement» - et dans la Beilage XLII, il envisagera
celles-ci en langue, c'est-à-dire, ce qui n'est pas indifférent, en récit d'origine, ~lus sen~usement, à propos d'une objection d'Oskar Becker, le cas des psycho-
en les distribuant au fil de sens se cherchant et se faisant, un peu comme le fait le tIques qm entendent des voix.
rêve, quoique d'une tout autre manière, elle allait rendre, au fil de ce récit, Nous prenons le texte là où Husserl écrit:
quelque chose de leur énigme qui est leur transpassibilité à l'immémorial!
«Nous, [~.tr~s]. normaux, .av?ns p.our nous un premier champ d'expression originaire dans
immature, délivrer le sens même en son amorce naissante dans la fission des notre corporelte vI.vante (Lezbhchkezt) phénoménale, intersubjectivement constituée. Fondés
Wesen de langage, donc dans un «état plus archaïque» que celui qui se repère la-dessus se constituent des champs d'expression secondaires (dans nos champs d'action
depuis l'institution symbolique: le mythe procède de la sorte au second degré [Wzr~ungsfeld] e~ternes, constitués par le premier agir [Wirken], purement corporel vivant _ à
saVOIT comme agIT en [an] la corporéité vivante phénoménale).
par rapport au premier degré de l'énonciation linguistique <<normale», il donne
<<Plus ~xactement: mon corps vivant lui-même comme corps vivant est constitué avec les
l'impression que la chaîne verbale «se replie» sur elle-même pour chercher à se f?rm~s d'~coul~ment ph,~no~én~l~s d'une extériorité (Ausserlichkeit) chosale, en laquelle
réajuster à elle-même dans l'ajustement d'aperceptions de phantasia - et là, s mdique (zndzzzeren~de 1 mtenonté (Innerlichkeit) propre dans des formes d'écoulement corres-
certes, à sa manière, la pensée mythique «réussit» à se donner un sens et à le pond~~e~, l~ corps. VIVant externe (Aussenleib) porte une intériorité aperçue et en (unter) elle une
co~orelte VIvante mterne (Inne.nleiblichkeit), un champ originaire du "je meus", porteur origi-
donner à l'expérience -, mais l'«échec», qu'il partage avec bien d'autres types narre pour des champs de sensation, etc., pour des sensations localisées.» (Hua XIV, 327)
d'expériences de la pensée, est dans le fait que ce repliement se traduit aussitôt
en surdéterminations des aperceptions de phantasia, qui, en quelque sorte, Autrement dit, les champs de sensation, les sensations localisées en ces
l'engorgent ou le saturent en lui-même, en recoupant (en analysant) mais aussi champs, se constituent, comme formes d'écoulement phénoménales liées à une
en recroisant ces dernières comme à mesure, et que par là quelque chose de la ~xt~riorité chosale, non pas tout simplement à partir du corps (Korper) «objec-
transpassibilité du sens à lui-même semble devoir finalement lui échapper - ce ~ve» co~e chose. parmi les choses, mais plus profondément à partir de
qui donne l'impression que le mythe ne raconte une aventure que pour conjurer 1 ~ussenlezb, ~orps vI~ant externe (ici quasi-équivalent du Leibkorper), c'est-à-
l'aventure, pour assurer l'ordre (ou l'institution) symbolique de sa stabilité. dire de ce qm, parmI les choses, se révèle comme immédiatement lié à des
Nous y reviendrons, à propos des récits mythico-mythologiques et mytholo- kinesthèses, lesquelles renvoient, par indication, au corps vivant interne comme
giques, quand nous réexaminerons la question de l'intersubjectivité, de l'aper- ch~mp originaire de ces mêmes kinesthèses, ou comme champ du «premier
ception (apprésentation) d'autrui. a~Ir», «pure~ent, c?ll?o,rel vivant>:. En ce sens, l'Aussenleib est déjà l' «expres-
Il nous reste, pour achever l'étude phénoménologique des aperceptions de SIOn», dans 1 ~xten0n.te ~e ce qm apparaît, de l' lnnenleib, et c'est à partir de
langue, à réinsérer celle-ci dans la problématique de l'intersubjectivité. La cette «expreSSIOn» pnmarre, dans des kinesthèses qui peuvent être relevées à
Stiftung de la langue est en effet, nous l'avons dit, immédiatement intersubjec- ~ê~e cela qui apparaît, c'est-à-dire le corps vivant externe, que se constituent,
tive, et c'est ce qu'on peut déjà pressentir par ce que nous avons dit des déca- a ~eme les choses, des champs d' «expression» secondaires: les champs de sen-
lages en écart et de la mimèsis non spéculaire et par transpassibilité de la langue satI~n comme lieux ~'insertion des sensations localisées. Ces champs sont coex-
par rapport au langage. La proche parenté des aperceptions de langue et des tenSIfs, .cela :a de SOI, des organes des sens, mais aussi, il ne faut pas l'oublier,
aperceptions de phantasia nous incite, elle aussi, à mettre nos analyses en pers- de~ ha~Itus ,kinesthési~ues (déjà habitus liés à des aperceptions de langue en tant
pective par rapport à la problématique du Leib, du corps vivant, et du qu habItus a aperceVOIr selon la langue), qui se sont institués dans chacun de ces
Leibkorper, du corps comme vivant. Pour cela, il nous faut, à nouveau, revenir à or~anes, mais aussi, pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty, dans les
Husserl. chIasmes entre ces organes. Le passage de l'lnnenleib à l'Aussenleib, qui, c'est

4. Cf nos Méditations phénoménologiques, op. cit., ne Méditation, pp. 35-40.


ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG
LES APERCEPTIONS DE LANGUE 369
368

remarquable dans ce texte que nous lisons pour cette raison, est encore un Leib, En d'autres termes, toute la question se joue entre l'immédiateté et la média-
détient donc une part de l'énigme de la langue, de sa Stiftung. Husserl y vient tion de la communication. Et l'on comprend que l'on ne peut pas dire tout sim-
plement que l'Aussenleib fonctionne, tout simplement, comme une expression,
d'ailleurs aussitôt:
qui serait déjà de langue, de l'lnnenleib. Dira-t-on, plus subtilement, qu'entre
«Les extériorisations sonores (Lautiiusserungen), ensuite le discours parlé avec intention, l'un et l'autre, les rapports sont de langage? C'est-à-dire plus proprement phé-
"appartiennent" à la corporéité vivante externe, tout comme le son aux choses sonores.» (Ibid.)
noménologiques?
Husserl en passe tout d'abord par «la constitution de la corporéité vivante en
Elles y appartiennent: cela veut dire qu'il y a de la Leiblichkeit en elles,
soi», c'est-à-dire par la constitution de l'unité de la corporéité vivante interne et
qu'elles ne se réduisent donc pas, comme Maine de Biran l'avait déjà remarqué,
de la corporéité vivante externe (cf Hua, XIV, 328 - 329). Il envisage successi-
à des «signaux» passivement reçus ou enregistrés, qu'elles sont donc encore
vement la constitution des champs sensibles, de leurs localisations et de leurs
des échos de la corporéité interne. C'est là-dessus que poursuit Husserl :
recroisements, des outils comme prolongements du corps vivant, de l'Umwelt
«Cependant cela peut aussi déjà être aperçu comme action extérieure. Mais comme exté- correspondant, et enfin, de l'affectivité et de ses expressions (cf Hua XIV, 329-
riorisations, elles expriment de l'intériorité et relèvent de la corporéité vivante interne, respec-
tivement du domaine du "je produis", "je meus", "j'agis". Mon écriture est, considérée du 331). Il s'y mêle, nous l'avons relevé, les kinesthèses et leurs fixations en habi-
point du vue du corps vivant externe, une action extérieure, tout comme une roue de voiture qui tus, quoique Husserl n'insiste pas sur ce dernier point. Il conclut simplement:
laisse une trace sur le sable. Mais c'est mon écriture et mon faire agi dans le corps vivant
«C' ~st en g~néral un thème important de savoir comment j'obtiens pour moi des couches
interne et dans l'âme interne [ ... ]» (Ibid.) aperceptIves (scll. correspondant chaque fois à des habitus), qui pour moi ne peuvent croître
Donc: l'expression (extériorisation) ne se réduit pas à sa trace matérielle qui que ~ur le chemin ~~ l'Einfühlung. Donc pour la formation (Bildung) d'associations et d'aper-
ceptIons se trouve ICI un problème propre important.» (Hua XIV, 331)
peut éventuellement être perçue comme chose. Et il ne faut pas se laisser abuser
ici par le «mon» qui n'est dû qu'à l'exemple choisi: il pourrait tout aussi bien Notons en passant q~e c'est pour répondre à cette question, et pour nulle
s'agir de «son» (expression, extériorisation). Encore une fois: autre raison «métaphysique», que Husserl en est méthodologiquement passé à
«Chacune des actions causales qui ne sont pas simplement physiques de mon corps vivant, la «sphère primordiale» et à la «réduction primordiale», étant entendu que, fac-
mais [aussi] chaque événement (Gescheben) corporel-vivant-subjectif (comme spécifiquement tuellement, mais aussi transcendantalement, nous sommes aussi toujours déjà
corporel vivant et égoïque dans le monde environnant) renvoie à moi et à mon faire et à mes dans la «sphère intersubjective». Venons-en donc au traitement que Husserl va
motifs dans la cohésion de vie subjective et les exprime. Un champ d'expression médiat fermé
en soi est celui de la langue, des [expressions] acoustiques et tactuelles-optiques, de manière
proposer de l'expression, après une tentative d'explication qui, ici, à nos yeux,
systématique. Produite à un degré plus élevé et formant (bildend) systématiquement siguifica- n'est pas concluante. Il nous met en garde:
tion et désignation, elle exprime tout en détail ou se propose la tâche possible de le faire. [ ... ]» «TI faut tâtonner avec prudence pour éclairer et résoudre le problème de l'expression dans
(Hua XIV, 328) son sens divers.» (Ibid)
Et tout cela n'est amené que pour comprendre ce qui suit: Et reprend:
«La question est alors de savoir combien, depuis son enracinement corporel vivant, il lui faut a
. «Expé~ence de soi: pe~ception de soi: TI y a (Es ist) par avance (pour moi) Moi-corps-
priori pour qu'elle doive pouvoir fonctionner comme expression intersubjective, respective-
VlVant (Lezb-Ich) et MOl plem autour de ce noyau et éprouvé, perçu en un (in eins), et ce natu-
ment combien peut être ab-strait de la corporéité humaine vivante normalement constituée rellement en rapport avec un monde environnant et en sa stratification (scil. selon les Stiftungen
pour que soit encore possible un monde environnant commun et un se-comprendre commun et leurs sédimentations).
par la langue en rapport avec le IIKlnde environnant.» (Ibid.) «Idéativement: Moi en rapport avec un monde environnant. Si celui-ci doit être monde de
l' expé~ience externe, monde de perception, il doit être monde en rapport à une couche
nu~léalfe centrale, [le] corps vivant interne, qui s'extériorise pour moi-même. Cette extériori-
Autrement dit:
sa~on est un ~oncept de l'expression, et voir un autre en chair et en os (leiblich), comme il est
«La première manifestation (Kundgabe), originaire: Le "je meus" à double face (à face trait. p~ur trait,. c'est com~endre cette "expression", c'est «accomplir" l'apprésentation ici
externe et interne) indique l'intériorité par l'extériorité. Si par là l"'autre" est originairement m?tIvee: ~~ q~l est aperc.ephon, et non pas un accomplissement d'acte de juger qui présentifie-
éprouvé et si la communication est produite, alors la production avec intention (absichtig) de rait ce qm mdique et qm conclurait de celui-ci à l'indiqué. TI n'y a pas ici d' <<indication" au
mouvements subjectifs proprement corporels vivants peut servir à la manifestation avec inten- sens d'une indication objective (un objectif indique un autre), ici où je ne saisis pas d'abord la
tion d'intériorités. Comment cela? Le mouvement proprement corporel vivant est "compris" chose "corps vivant" et la pose pour soi, et où je ne pose pas ensuite l'autre homme. L'homme
de l'autre sans plus, originairement éprouvé. Comment est-ce que j'en viens à commuuiquer étrl~nger n'est certe~ pas une "âme" .séparée d'un corps vivant, mais il est homme et est là pour
avec l'autre (Mitteilung machen) sur du représenter, du penser, du vouloir propres etc., et sur mOl dans la perception, dans son eXistence en chair et en os (leibhaft), et c'est ici son existence
un fait extérieur, comme une requête expresse qui lui est adressée etc. ?» (Ibid.) corporelle vivante effective, sans que je l'aie dans un mode de donnée originaire en lequel ne
m'est "proprement" donnée dans la perception que sa corporéité vivante externe et que son
intériorité n'est qu' apprésentative. [ ... ] ,

1
370 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 371

«Comment en vient-on à présent à l'expression dans un autre sens, qui désigne un faire pour nous, en mouvement de temporalisation en présence. Le paradoxe est que
finalisé (zweckvoll) et une activité, une effectuation finalisée? L'extériorisation originaire d'un
intérieur qui relève de la constitution d'un sujet-Moi animal et humain, est un événement sub- le sens de la perception - qui est aperception - change dans le cas de la ren-
jectif qui comme tout événement de ce genre se trouve à la base de la volonté possible, donc contre d'autrui: c'est bien lui que je perçois, trait pour trait, tel qu'il existe, qu'il
peut être enchevêtré dans des activités finalisées (Zwecktiitigkeiten). Les motifs pour cela: une est là, en chair et en os, alors même que, dans l'aperception ne s'expose (dars-
répétition ou un renforcement de l'extériorisation peut amener avec soi une décharge des
tellen) intuitivement que quelque chose de sa corporéité vivante externe, ses
affects subjectifs qui rend plus léger et être comme telle être produite volontairement. Le cri
involontaire de l'animal ou de l'homme malades devient cri volontaire. Ce n'est évidemment «expressions », et que sa corporéité vivante interne, apprésentée, y échappe par
pas une communication, mais une extériorisation finalisée.» (Hua XIV, 331-332) principe. Nous comprenons que ce n'est pas parce que celle-ci échappe à la
Darstellung intuitive en aperception, qu'elle n'est pas là, dans l'existence
Husserl commence par reprendre la distinction entre Corps vivant intérieur (Dasein) aperçue d'autrui - pour nous: en présence. Elle est là, dirons-nous,
(Leib-Ich) comme noyau - bien entendu non matériel et non spatial - et corps comme le langage phénoménologique qui s'amorce ou qui se fait sens en pré-
vivant extérieur, perçu et éprouvé d'un seul coup, dans son rapport à l'Umwelt. sence, dans la présence (sans présent fixé et fixable) de la rencontre, dont
Dès lors, «idéativement», c'est-à-dire d'un point de vue structural-éidétique, le l'expression dans l'Aussenleib est l'expression, mais expression encore vivante,
corps vivant externe et l' Umwelt sont stratifés par résonance harmonique de l'un leiblich, corporelle vivante, recodée par les aperceptions de langue, sans que
à l'autre - les habitus kinesthétisques étant des habitus d'aperception, avec leurs celles-ci, nécessairement, ne s'enchaînent dans une chaîne verbale, dans une
sens sédimentés, enchaînés les uns aux autres selon l'Histoire ou la genèse (au énonciation linguistique.
sens husserlien) des Stiftungen correspondantes -, mais le rapport à l'Umwelt Pour passer à quelque chose qui ouvre la voie à celle-ci, il faut en passer,
n'est «vivant», c'est-à-dire constituant, que s'il va jusqu'à la «couche nucléaire comme le dit Husserl, à l'expression d'une activité finalisée. Dans nos termes,
centrale », à savoir le corps vivant interne. En ce sens, et pour ainsi dire «avant» cela signifie qu'il faut que le sens se fasse en se reprenant en vue de lui-même,
leur fixation en habitus, les kinesthèses, qui ouvrent aux aperceptions de qu'il soit traversé d'une intention (Absicht). C'est tout le passage, dont parle
l' Umwe lt, sont les «extériorisations» ou les «expressions », dans le corps vivant Husserl, du cri involontaire au cri volontaire, c'est-à-dire de la Stiftung du cri
externe, du corps vivant interne comme ressource inépuisable du «je peux» - comme moyen d'expression, comme moyen, non seulement d'organiser la «vie
nous sommes déjà, ici, dans le champ de la Stiftung, en réalité intersubjective, du psychique» (répétition du cri comme décharge de l'affect: on est très près de
Leib avec sa Jemeiniglœit. Et, au sens où nous en avons parlé, les kinesthèses Freud), de «sédimenter» le sens du cri comme sens lié à l'habitus de la
fixées par la Stiftung de la langue en habitus kinesthésiques sont déjà liées aux décharche, mais aussi, de fixer, en ce dernier, par ce qui est déjà une mimèsis
aperceptions de langue en tant qu'elles sont habitus à apercevoir telle ou telle active et «du dedans», une aperception susceptible d'être immédiatement
«chose» (Sache). La sphère de l'expression se fixe donc sur l'Aussenleib, mais, «comprise» par autrui. Il faut comprendre ici que par cette extériorisation de
comme telle, elle «participe» encore de la Leiblichkeit, c'est-à-dire ne «vit» l'affectivité dans l'Aussenleib, l' lnnenleib se décharge d'une affection qui,
comme expression que par son rapport interne à!' lnnenleib. autrement, l'encombrerait en tant qu'« événement subjectif», parce que, dans
Par là, comprendre une expression comme expression, c'est «comprendre», nos termes, il n'aurait pas, à lui tout seul, la possibilité de se faire sens, d'entrer
à travers sa corporéité vivante externe, son rapport à une corporéité vivante dans la mimèsis de lui-même, donc de se temporaliser en présence - si «brève»
interne. Mais, comme il fallait s'y attendre, cette corporéité vivante interne n'est que celle-ci puisse être. La finalisation, qui est ici reprise et réflexion constitu-
l'objet d'aucune Darstellung intuitive - elle est, nous le savons, infigurable car tives du sens pour lui-même, procède donc, souvent (toujours au niveau archi-
indéterminée pour l'intuition. Néanmoins, avant de passer à l'expression tectonique le plus élémentaire de l'extériorisation de l'affectivité), d'une mise à
comme énonciation linguistique, il faut considérer, dans la rencontre d'autrui, le distance de l'Aussenleib «expressif» par rapport à l'lnnenleib, et corrélative-
corps vivant externe de l'autre comme «expression» de son corps vivant ment, de l'ouverture de l'un à l'autre, non pas par une «transcription» qui aurait
interne, ce qui, en un sens, est plus immédiat: il n'y a pas ici, répète Husserl (ce lieu «en miroir», mais précisément par une mimèsis non spéculaire, en quelque
sera sa doctrine constante, souvent incomprise), de «raisonnement» en sorte originaire, qui, mettant originairement l' lnnenleib à distance de l'Aussen-
«étapes», l'apprésentation (qui n'est pas tout d'abord présentification du corps leib, préserve la transpassibilité de l'Aussenleib par rapport à l' lnnenleib, en
vivant interne) d'autrui est immédiate, elle se joue toute dans l'aperception de la sorte que quelque chose de la Leiblichkeit dans son indéterminité foncière
Leiblichkeit d'autrui dans son Aussenleib, ou dans l'aperception de l'Aussenleib «passe» de l'un à l'autre, même à travers la transposition architectonique corré-
comme Leib: ce qu'on appelle psychologiquement son «âme» n'est rien lative de la Stiftung de la langue. Il ne faut donc pas concevoir (c'est l'erreur
d'autre, en fait, que le jeu de l' lnnenleib dans l'Aussenleib, ou ce qui fait de leur commune) un lnnenleib qui serait par lui-même déjà constitué (ou institué) dans
enchevêtrement un enchevêtrement «dynamique», en mouvement, c'est-à-dire, sa stricte autonomie (ou immanence) et qui, par la suite, éprouverait le «besoin»
"

1
372 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
373

de s'extérioriser dans un Aussenleib, comme pour se décharger des vécus originaires. Or, est-ce que des suites pareilles de sons, surgissant sans cet accompa-
«<physiquement») de lui-même, ou de sa propre auto-saturation: c'est la mimè- gnement original, ne peuvent pas indiquer comme là-avec, précisément de tels vécus qui ne
sont pas les miens 7 On dira peut-être oui, et c'est précisément pour cela qu'elles "rappellent"
sis active et «du dedans», qui, d'elle-même, fait énigmatiquement la division des "paroles" propres; mais elles ne sont justement pas miennes effectivement, et sont biffées.
entre Innenleib et Aussenleib, si bien que les deux demeurent inséparables et Mais les paroles, c'est [quelque chose] à double face, une fois une suite de sons "étrangère au
indissociables, même au plus élémentaire de l'affectivité, où se joue, nous moi" et une seconde fois un quelque chose qui s'écoule (ein Ablaufendes) "intérieurement",
allons y revenir, leur transpassibilité réciproque. Dès lors, cela implique aussi, kinesthésiquement, de manière corporelle vivante interne (innenleiblich), et, dans cette cohé-
sion, motivée de manière interne. Ce cours (Verlauj) concret à deux faces du "parler", de ce qui
précisément, qu'ils sont, l'un par rapport à l'autre, en décalag'e réciproque, et s'écoule "subjectivement" et éventuellement de ce qui s'écoule sous les traits de la tendance
par un écart (de transpassibilité) à la fois infranchissable et irréductible. C'est (Streben) et de la production, est ici l'essentiel. Et plus encore [l'est], non seulement le cours
cet écart, et lui seul, qui peut donner à l'expression son sens d'expression. Et comme cours dans le faire subjectif (parole, chant), mais [comme cours] de l'expression d'un
mouvement de l'esprit, d'une pensée sous-jacente qui s'y trouve, etc., état d'adhérence
c'est sur la Leiblichkeit de l'Aussenleib que viennent, pour ainsi dire, s'inscrire (Verwachsenheit) de l'expression et de l'exprimé selon toutes les tournures, articulations,
les «signes» (phénoménologiquement réduits) de la langue, c'est-à-dire aussi formes (de l'expression sensible et de l'exprimé).
les condensés ou sédimentations d'aperceptions de langue avec leurs habitus. «Quelles sont les conditions de possibilité pour que l'indication soit ici existentielle, donc
pour qu'elle co-pose concrètement l'exprimé comme visé, et ensuite pour qu'elle co-pose, dans
Après les développements précédents, Husserl en vient à l'expression lin- une cohésion subjective d'une vie egoïque s'étendant évidemment plus loin de façon associa-
guistique: tive, [cette vie egoïque elle-même] 7» (Hua XIV, 337)
«Communications aux autres. Je remarque que je reconnais, en tel et tel extérieur, un inté-
rieur de l'autre. Je produis du pareil (Ahnliches) (seil. de l'intérieur) même avec le but de le lui Arrêtons-nous un moment avant de poursuivre, pour bien dégager le sens et
faire remarquer et dès lors de le lui rendre frappant. Ici prend naissance la langue (die la portée de la situation phénoménologique que Husserl est en train de décrire. Il
Sprache). L'expression volontaire n'est pas encore langue, bien que la langue soit expression. part de la production des paroles dans le corps vivant interne, c'est-à-dire,
Ici vient en question l'intentionnalité multiplement articulée, dans laquelle se constituent des
comme dans la vie solitaire, sans énonciation effective. Il s'agit bien de la «pen-
états-de-choses, des états-de-souhait, des états-de-volonté (des états pratiques, des actions en
leurs articulations intentionnelles), c'est-à-dire selon les côtés des données noématiques et sée» dans ce qui était, pour la 1ère Recherche logique, «la vie solitaire de
ontiques, et rapportées au monde environnant commun à tous. Unités à double face de l'indi- l'âme»: il ne s'agit donc pas non plus d'une énonciation représentée en imagi-
quer et de l'indiqué. nation, mais, s'il s'agit ici d'une suite de sons, ceux-ci sont à prendre depuis les
«Sans aller ici plus loin: Que présuppose, telle est la question, la possibilité d'une expres-
sion linguistique, qui peut effectivement avoir ce statut et être lue comme linguistique, qui donc
habitus kinesthésiques à énoncer, à prononcer les «signes », et surtout, depuis
co-pose effectivement quelqu'un qui s'exprime, et cela pour celui qui comprend comme pour les mêmes habitus comme liés aux aperceptions de langue qui y sont sédimen-
celui qui est co-posé, et qu'est-ce qui est ici la condition de possibilité d'une apprésentation de tées. Car ces habitus linguistiques liés essentiellement aux condensés ou aux
celui qui s'exprime? fi est bien clair que moi en tant que celui qui m'exprime, je ne puis man- sédimentations des aperceptions de langue dans les «signes» (avec guillemets
quer de mon corps vivant, et donc que par là je ne puis apprésenter l'autre que comme sujet
corporel vivant» (Hua XIV, 332-333) phénoménologiques), sont également liés, mais pour ainsi dire accidentellement
(arbitraire du signe) à la perception, le souvenir ou la phantasia des signes (sans
Pour trouver une ébauche de réponse à ces questions, il faut lire de près la guillemets phénoménologiques), c'est-à-dire, pour Husserl, de manière «asso-
Beilage XLII (Hua XIV, 336-338), où Husserl les envisage à partir de la ques- ciative», comme habitus à les apercevoir (et donc à les reconnaître), étant
tion de la psychose: entendu, on l'a vu, qu'il n'y a pas de signe linguistique sans «signe» comme
«L'Einfühlung présuppose la corporéité vivante. Là contre l'objection qu'a répétée sédimentation d'aperceptions de langue, et que l'habitus linguistique est double,
Becker: les malades mentaux qui disent qu'ils portent en eux encore un autre Moi. fis enten- sans que sa double face ne doive être remise en jeu, du côté des signes, pour
dent des voix, des paroles en eux et non pas du dehors. qu'il y ait temporalisation de sens en présence. Ce qui se fait là comme sens,
«J'ai répondu à cette objection avec mon ancienne distinction entre corporéité vivante
dans cette temporalisation silencieuse, est censé être, dit Husserl, constitué par «
interne et corporéité vivante externe. Je pensais depuis longtemps que ce n'est que par l'enche-_
, vêtrement avec l'externe qu'un interne peut être posé objectivement, donc qu'un alter ego peut certains vécus psychiques propres», c'est-à-dire vécus comme miens, donnés
1
"exister" pour moi.» (Hua XIV, 336) «en original», dans l'accompagnement en décalage qui fait du monologue
1 1 l'expression la moins médiate (ce qui ne veut pas dire qu'elle est immédiate) de
1
Cela étant, qu'est-ce que cela implique pour l'expression linguistique? la «vie» de ma «pensée». Nous SOmmes donc déjà, en toute rigueur, dans la
Husserl enchaîne aussitôt: sphère de l'expression, et ce, par la Stiftung de la langue et de ses «signes» (les
«L'Einfühlung s'accomplit par indication (Indizierung) analogisante. C'est sur le mode du habitus kinesthésiques et les sédimentations qui y sont liées). Il s'agit donc,
"corps vivant interne" (Innenleiblich) que je produis originairement des «paroles» (Reden), pour ainsi dire, d'une expression interne, qu'il ne faut pas confondre avec le lan-
des suites de sons qui, de manière originairement associative, amènent avec eux (et [les] ont
liés en tant que "là-avec" [mit da]) certains vécus psychiques propres. Ceux-ci sont comme tels gage phénoménologique par rapport auquel elle est déjà à l'écart - de cet écart
374 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 375

même qui en fait précisément une expression. Husserl le souligne d'ailleurs par Mais poursuivons la lecture, en nous rappelant que Husserl vient justement
la suite, quand, en en parlant, il dit de la suite de sons qu'elle s'écoule «intérieu- de se poser la question des conditions de possibilité de la compréhension du
rement» (silencieusement), kinesthésiquement (les habitus kinesthésiques sont sens autre porté par l'expression autre actuellement entendue. Et en nous rappe-
touchés «successivement» sans passer à l'acte de profération ou d'écriture), lant, suite à ce que nous avons commenté de Maine de Biran, que les signes
dans le corps vivant interne, dont on voit qu'il est déjà, à son tour dédoublé, si entendus (ou lus) ne sont reconnaissables comme signes qu'en tant qu'ils sont
l'on peut dire, en un corps vivant interne (le Leib phénoménologique dans son institués avec leurs habitus kinesthésiques, la reconnaissance des signes n'étant
indéterminité foncière) et en un corps vivant interne externe (ce qui, du corps pas encore, loin s'en faut, la compréhension du sens.
interne, a été fixé, par Stiftung, en habitus kinesthésiques: ils sont internes, pour- «En général, ceci rend possible pour notre Einfühlung normale l'enchevêtrement de la cor-
rait-on dire, en tant qu'ils demeurent en puissance du côté de leur aperception poréité vivante interne et de la corporéité vivante externe, en quoi le Moi qui exprime a, consti-
des signes, qui n'est pas nécessaire). Enfin la motivation, qui est ici pour le sens tué dans sa vie constituante, un monde spatial et en lui un corps comme vivant (Leibkorper)
visé et à faire, est elle aussi interne: c'est ma pensée qui se cherche, qui est en spatial, etc. Le corps vivant physique est là, objectivement, éprouvé et continûment (jortge-
hem!) éprouvable, et en co-position, dans la constitution concomitante d'une co-existence
mouvement, à travers, explique Husserl, la tendance, l'effort (Streben) de dire- (Mitdasein), une corporéité vivante interne. Un corps vivant étranger est pour moi là comme
on pense à Maine de Biran - autant qu'à travers la production, non pas aussitôt chose physique, et la co-position d'un corps vivant interne et d'une subjectivité a son séjour
de signes prononcés ou écrits, mais des signes avec leurs habitus kinesthésiques (Hait) en l'''être-en-soi'' de cette chose comme corps vivant (Leibding) (aussi quand elle n'est
pas éprouvée) et en l'écoulement (Abliiufen) qui se remplit de l'expression étrangère, qui se
réveillant des aperceptions de langue qui y sont liées par leurs tournures et arti-
remplit sous la co-position de l'animé (Seelisches) étranger.
culations. Cela pose la question de l'adhérence, jamais réalisée en fait, de «Une telle effectuation est-elle pensable sans objectivation transcendante?» (Hua XIV,
l'expression par signes et de ce qui est pour elle l'exprimé en « signes». De cette 337)
sorte de parole intérieure, la parole proférée (ou écrite) n'est pas la simple redu-
plication en miroir, mais elle aussi mimèsis active et «du dedans» puisque la Tout d'abord (<<ceci rend possible pour»), l'expérience de l'expression est
profération, mettant en acte les habitus kinesthésiques du côté de leur capacité à fondatrice (par Fundierung) de la distinction, dans l'Einfühlung «normale»,
apercevoir et à produire les signes (parlés ou écrits), se fait déjà, nous le com- entre Innenleiblichkeit et Aussenleiblichkeit. Mais, comme on le voit, cette dis-
prenons, à un autre rythme, plus lent, que celui de la «parole silencieuse», plus tinction introduit une nouvelle médiation dans l'expérience de l' Einfühlung
lent quoique en mimèsis non spéculaire de ce dernier, car lié aux contraintes elle-même: une nuance distingue l'Aussenleib du Leibkorper, qui est l'objecti-
(prononciation, écriture) de l'Aussenleib. C'est cette temporalisation, elle aussi vation propre du corps vivant (Leib) comme chose, comme corps physique
en présence, de l'Aussenleib, qui se produit lorsque je profère ou écris effective- (Korper) , anatomique, situé dans l'espace constitué du monde. La parole est
ment, et qui fait de l'expression «physique», en vertu de l'association instituée alors proférée par la bouche, ou écrite par la main, dans l'actualisation en kines-
des signes aux «signes », l'indication qui lui est propre. Il doit donc se produire thèses effectives des habitus kinesthésiques tournés vers les signes. C'est ce
le mouvement inverse quand j'entends ou je lis: passer de l'expression «phy- corps, mais comme vivant, qui est aperçu dans l'Einfühlung «normale», c'est-à-
sique», par et sur l'Aussenleib de l'autre, à l'exprimé (en langue), c'est-à-dire à dire, avec, en co-position, la coexistence d'une corporéité vivante interne,
sa pensée que je ne produis pas, mais que je reçois ou entends, moyennant le cachée, en quelque sorte, par le corps vivant physique, ou par la chose comme
même décalage de rythme. Ainsi y a-t-il de la Leiblichkeit - de corps vivant. S'il n'y avait plus que la chose ou le corps (Korper), elle ne serait
l'Aussenleiblichkeit - dans l'expression «physique », et par là, c'est-à-dire par la plus expressive, mais se contenterait de persister comme chose aperçue dans
double face de l'habitus linguistique, la «parole intérieure est au moins poten- une aperception perceptive, comme Vorhandensein. Le corps vivant interne (et
tiellement liée, de manière intime, à la «parole extérieure», comme par une la subjectivité qui en est un autre nom) réside dans son «être-en-soi» (<<aussi
sorte de mise en écho «retardé», potentielle ou actuelle. De la sorte, la «parole quand la chose comme corps vivant n'est pas éprouvée», parce qu'elle est atta-
extérieure» introduit, à sa manière, de l'extériorité de l'Aussenleib dans l'inté- chée au Vorhandensein du corps comme Korper ou Ding), comme cela même
riorité de l'lnnenleib, mais c'est, dans la «parole intérieure», une extériorité que la chose comme corps vivant recèle, et recèle indépendamment de moi:
tout en puissance. C'est par cette mise en écho «retardé», on va le voir, et c'est l'âme (Seele) de cette chose comme corps vivant, apparemment séparé
«retardé» par mise en puissance dans la «parole intérieure», que peut d'elle, et qui est aussi recelée dans l'expression étrangère en tant que corps phy-
s'entendre, au sens fort du terme, la suite de sons ~~ étrangère» comme parole sique des signes: il faut la «réanimer» pour qu'elle puisse rendre son sens.
proférée par un autre. Car c'est cet écho qui, dans la rencontre de la parole L' «âme» est en ce sens le résultat, en déformation cohérente, de la transposition
étrangère, va se mettre à jour, en quelque sorte en sens inverse, dans la même architectonique, qui a lieu par la Stiftung de l'aperception perceptive (ici celle
mimèsis. de l'Aussenleib comme Leibkorper puis comme Korper distinct de la Seele), des
376 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNa

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LES APERCEPTIONS DE LANGUE
377

potentialités (habitus) et des actualités (habitus remis en jeu dans la rencontre)


tudes du temps, que, précisément, par l'acte, lui-même sans origine proprement
kinesthésiques, mais aussi de ce à quoi ces habitus restent transpassibles dans la
phénoménologique, de la Stiftung. Mais faut-il, pour autant, en passer par
«liberté» du «je peux» indéfini, tout cela étant la «vie» de la Leiblichkeit dans
l'«objectivité», c'est-à-dire par le Vorhandensein? Lisons la réponse de
le phénomène de la rencontre d'autrui. En cè qui concerne l'expression étran- Husserl:
gère, il s'agit des habitus liés aux signes, des habitus aux aperceptions de langue
sédimentées dans les «signes», des habitus à apercevoir «quelque chose» dans «Aussi longtemps que je n'ai pas constitué d'objectivité, je n'ai que de l'immanent, et dans
l'immanence, que de l'étranger au Moi en tant que suites de data de sensation dans la forme
les aperceptions de langue, et de là, de la transpassibilité à l'égard de ce temporelle immanente, et éventuellement faisant irruption de manière immotivée. Toute moti-
«quelque chose» autre que les aperceptions de langue - les habitus étant les vation et indication y sont seulement immanents, et l"'exprimé", l'indiqué ne peut être que
mêmes, puisque les signes (sans guillemets phénoménologiques) sont «les dans ma cohésion; comme présent là-bas avec, ce serait un présent là-avec (Mitda) du vécu de
mêmes» que les «signes» (avec guillemets phénoménologiques) sauf que, tem- soi (Selbsterlebte), et il devrait être, s'il était indiqué, susceptible d'être trouvé (vorfindbar)
dans la cohésion propre. Sinon, nous aurions conflit et rature. Je puis enrichir le champ tempo-
poralisés en présence sans présent, les signes changent de statut, repassant dans rel rempli en y logeant de la pensée (durch Hineindenken), mais loger simplement de la pensée
l'autre sens la transposition architectonique liée à leur Stiftung comme signes. est en conflit avec ce qui est vécu.» (Hua XIV, 337-338).
C'est dire que l'écho «retardé» dont nous parlions l'est doublement: une fois
Et il ajoute en note:
dans l'expression comme Aussenleib, comme corps vivant interne externe, une
seconde fois dans l'expression comme signe, corps physique, que l'on pourrait «L'interne a en effet sa motivation déterminée. Ce qui est là co-indiqué est éveillé contre la
motivation effective. Le problème de ce conflit! » (Hua XIV, 338)
nommer corps vivant externe externe, et en lequel la Leiblichkeit apparaît
comme 1'« animé» ou le psychique. La division de l'âme et du corps apparaît Husserl examine ici, en fait, le cas du psychotique qui entend des voix. Cela
comme intrinsèquement liée à la Stiftung de l'aperception perceptive avec sa se passe avant la constitution de l'objectivité, c'est-à-dire au cœur de ce qu'il
structure d'écoulement continu, dans le présent en écoulement, des apparitions désignera plus tard comme la «sphère primordiale». Ce qui est reçu du dehors
de la chose perçue dans les apparitions: le présent de l'âme n'est que le présent l'est, c'est caractéristique, passivement, dans ce que Husserl pense comme la
de l'acte d'aperception perceptive. Cette division, qui est aussi celle du «signi- temporalité uniforme de l'écoulement du présent, caractéristique, pour nous, de
fiant» et du «signifié» ne pourra être «comblée» qu'après coup, par la transpo- la Stiftung de l'aperception perceptive. Mais du sens peut s'y faire, dans la vie
sition de la «vie» de la Leiblichkeit dans l'écoulement temporel continu des solitaire, en silence - ce qui néanmoins, nous l'avons vu, Suppose déjà une autre
vécus chaque fois présents. C'est donc en s'ancrant à l'extériorité d'un forme de temporalisation, celle de la temporalisation en présence. Là, il peut y
Leibkorper (qui parle ou entend, qui écrit ou lit actuellement) en instance de avoir «motivation» (par le sens se faisant et à faire) et «indication» (du même
s'objectiver en Leibding que le corps interne externe passe à 1'« objectivité », et sens), mais de manière, pour ainsi dire, strictement immanente à cette pensée
de là, que peut être saisie, à l'inverse, l'altérité de l'expression que je ne fais silencieuse: c'est l'expression comme corporéité interne externe. Si, par impos-
pas, mais qui me vient d'un autre. Tout comme, au niveau de l'énonciation lin- sible - mais cet impossible est justement celui de la psychose -, du sens s'indi-
guistique, c'est en ancrant l'expression à la choséité objective, en actualisant les quait dans cette expression comme n'étant pas du sens fait par moi, ce sens
kinesthèses des habitus kinesthésiques liés aux signes, que je puis «communi- entrerait en conflit, ce qui est le cas, avec le sens de mon vécu, que peu ou prou,
quer» le sens de mon expression à un autre; de la même manière, en sens je suis toujours en train de faire, et ferait éclater, se diviser la subjectivité, c'est-
inverse, c'est en réveillant les kinesthèses des habitus kinesthésiques liés aux à-dire l'lnnenleib. Ce sens «étranger interne», je puis certes, si j'en ai le pou-
signes que j'entends ou vois ceux-ci ancrés à une choséité objective, et passe, de voir, le «raturer», mais le plus souvent, dans la psychose, il est si
là, par le réveil de ces habitus, aux aperceptions de langue qui leur sont aussi dangereusement insistant que c'est impossible. J'aurai beau y «loger de la pen-
liées, enchaînées qu'elles sont dans la parole (ou l'écriture) d'autrui, c'est-à-dire sée» comme pour rattraper ou intégrer ce sens étranger en mon sens propre, le
au sens de ce qu'il exprime. La question est à présent: pourrais-je même «pen- conflit avec le vécu propre n'en persistera pas moins, car, précisément, ce sens
ser» mon expression, dans ma corporéité interne externe, sans au moins la pos- étranger paraît de manière «immotivée», non motivée par l'interne ou le
sibilité de son expression physique, c'est-à-dire de l'écho doublement retardé du dedans. Dès lors, la voix «entendue» est, par son étrangèreté, reçue passive-
sens qui s 'y cherche, en vertu duquel, précisément, les habitus kinesthésiques ment, dans sa corporéité de chose, en court-circuit de la transpassibilité qui
liés 'au signes, en puissance dans la «pensée» ou l'expression silencieuse, seule, par la mimèsis active et «du dedans» permettrait de l'attribuer à un autre
n'auraient ce statut d'être-en-puissance que par rapport à l'acte de cette puis- Innenleib: voix et sens sans dedans, qui, pour autant, paraissent venir du dedans
sance, ce qui nous ramènerait fort près d'Aristote? En un sens, il faut le penser lui-même, mais d'un dedans qui, dans ce cas, ne paraît plus enchevêtré, en
puisque l'habitus n'est in situé comme durable, comme échappant aux vicissi- chiasme, avec un dehors corporel vivant interne. Dans le court-circuit de la

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378 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
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transpassibilité, l'expression ne paraît se tenir qu'en passant immédiatement, corporéité vivante externe interne, en retrait par rapport à la corporéité vivante
sans écart, avec son sens, dans une Korperlichkeit qui est sa Korperlichkeit externe externe, celle du corps vivant comme chose. C'est là le premier écart, le
concrète effectivement hallucinée: l'absence de mimèsis active et «du dedans» premier «écho retardé» de l' Innenleiblichkeit, de la corporéité vivante interne
du corps vivant externe de l'autre par le mien fait de ce cas le cas d'un autre interne. «Retardé» parce que c'est lui qui permet la parole silencieuse qui se
sans Leib, sans corps vivant, sans dedans, donc d'un Autre «désincarné» qui déroule dans la vie solitaire, déjà en mimèsis, on l'a vu, par rapport au sens se
insiste et entre en conflit avec mes «motivations» de sens. Les voix entendues faisant en langage, «avant» que je ne trouve «les mots». Le second écho
arrivent avec leur sens tout à fait, en réalité de nulle part, comme si un autre moi «retardé», qui l'est du même sens, consiste en ce que, à leur tour, les habitus
que moi-même leur avait toujours déjà prêté sens. Corps fantomatique de linguistiques et les «signes» qui leur sont liés, ne peuvent se fixer comme puis-
l'expression, parce que lui manque ce que Husserl nommerait son inscription sances que par rapport à la mise en acte partielle de ces puissances mises en jeu
«objective», c'est-à-dire ce que nous avons nommé l'écho doublement comme kinesthèses effectives, dans la profération (l'écriture) ou l'écoute (la
«retardé» du sens: le retour du sens au vécu du Moi se fait en quelque sorte en lecture), non pas comme autant de présents fugitifs accumulant leurs rétentions
court-circuitant ce qu'il y a encore de Leib dans l'Aussenleib interne, comme si respectives et successives, mais comme non-présents dans la temporalisation en
les habitus kinesthésiques liés aux «signes» s'actualisaient immédiatement, présence sans présent de la parole ou de l'écriture: ramenés à autant de présents
sans réflexivité dans l'écoute des «voix» qui en paraissent comme des «voix» successifs, les signes ne feraient entendre qu'un flatus vocis ou fluxus scripti,
réellement prononcées. Telle est donc l' hallucination de la voix qu'en elle, par des bruits ou des graphismes. La Stiftung de la langue s'opère, encore une fois,
le court-circuit de la transpassibilité et de la mimèsis active et «du dedans », le dans son apprentissage puis dans sa réactivation, au fil du passage des signes,
monologue s'entend réellement, mais comme venu de l'Autre, et de l'Autre originairement multiples (l'imitation de ceux-ci par l'enfant), aux «signes », eux
sans corps vivant, par actualisation immédiate des habitus kinesthésiques audi- aussi originairement multiples (la mimèsis active et «du dedans» du sens à faire
tifs. Avec celle-ci, les signes ne flottent pas dans des aperceptions de phantasia, et à dire). En ce sens, le lieu d'inscription des signes ne peut être que celui, très
intermittentes, fluctuantes et floues (jusqu'à pouvoir êtres vides), mais, en proche du lieu de l'aperception perceptive, du corps vivant externe externe, de
s'actualisant immédiatement sans recul ou décalage, les kinesthèses font réelle- la chose comme corps vivant, vivant dans la mesure même où la temporalisation
ment entendre les voix qui s'entendent, faisant sortir les sons du silence, et cela, des signes est encore temporalisation en présence sans présent, et non pas tem-
de façon entièrement passive pour le sujet psychotique qui en est littéralement poralisation en présent (même si celle-ci peut s'instituer sur sa base). La diffé-
assailli. rence entre les deux écarts, ou échos, est que du second au premier, le passage
Le court-circuit de la transpassibilité consiste donc en le court-circuit de ce s'opère à travers l'habitus par «association» ou «indication» (arbitraire du
que nous avons nommé le double écho «retardé» du sens par rapport à lui- signe). On s'aperçoit maintenant que dans la psychose qui, comme Maldiney l'a
même, donc de la mimèsis active et «du dedans», et nous permet d'en mieux montré, est rupture ou court-circuit de la transpassibilité, c'est ce double écho
comprendre la structure. Le premier écho «retardé» consistait en ce que les «retardé» qui est littéralement «sauté» (court-circuité), comme si les choses
aperceptions de langue ne pouvaient se fixer, avec leurs habitus, qu'en se sédi- allaient trop vite, trop immédiatement, pour que les signes et les «signes» aient
mentant dans les «signes», de telle sorte que les habitus linguistiques sont à la le temps, pour ainsi dire, d'être suspendus en leur puissance, dans le double
fois habitus à apercevoir les signes (en perception, souvenir ou phantasia) et écart de la double mimèsis (active et du dedans) qui est à faire. Il en résulte en
habitus à mettre en jeu les aperceptions de langue sédimentées dans les retour cette conséquence tout à fait capitale, en «attestation» phénoménolo-
«signes ». Dans leur pluralité originaire, instituée avec la Stiftung de la langue, gique pour ainsi dire négative, que ce qui maintient cette puissance comme puis-
ce sont des habitus individués, relativement, les uns par rapport aux autres, et ils sance n'est rien d'autre que la transpassibilité de la langue à tout autre chose
sont chaque fois complexes (c'est leur «nature» ou leur «essence») en ce que la qu'elle-même, c'est-à-dire à la masse (ici tout à fait inchoative) des trans-possi-
réactivation, la remise en jeu, de ce qu'ils sont comme potentialités, n'a pas bilités imprévisibles et imprépensables pour les potentialités (les puissances, les
besoin, en général, de l'être de toutes leurs «composantes» - les seuls cas où sédimentations et les habitus) de la langue, mais auxquelles, précisément, la
cela a lieu sont ceux, on l'a vu, où je profère ou écris, ou bien ceux où j'entends langue (ses habitus complexes et ses aperceptions sédimentées) reste transpas-
(hallucine) des «voix», comme en un soliloque décalé par rapport à ma sible. Or cette masse phénoménologique inchoative est celle du langage phéno-
Il
Jemeinigkeit. Il en ressort qu'en général, les habitus linguistiques gardent, dans ménologique, et par les profondeurs de son indéterminité, elle plonge dans les
, 1
leur remise en jeu, une sorte de «réserve» d'être-en-puissance, réserve qui ne profondeurs de l'indéterminité du Leib, du corps vivant, en tant que champ in-
peut relever que de la Leiblichkeit comme ressource in-finie de potentialités. fini du «je peux», de transpossibilités qui excèdent originairement les potentia-
Autrement dit, leur lieu d'inscription ne peut être que l'Aussenleiblichkeit, la lités des habitus et des sens sédimentés, et qui gardent ces dernières de leur
1 1

1 i,
380 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS. TYPES DE STlFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
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passage entier à l'acte, passage par lequel toute pensée se temporalisant en pré- ~éce~sairement be~oin de proférer ou d'écrire immédiatement pour penser, que
sence serait immédiatement «anémiée». Dès lors, le Leib lui-même en tant que Je pUIS penser en sIlence (sans entendre des voix), parce que, par là, non seule-
cœur de l' lnnenleiblichkeit, est aussi trans-passible en chacune de ses expres- me~t les habitus de la langue peuvent se maintenir partiellement en puissance,
sions, y compris dans son expression linguistique, la temporalisation en pré- maIS encore parce que l'être-en-puissance est encore là, dans leur mise enjeu,
sence de langage du sens se faisant est aussi temporalisation de la Leiblichkeit pe~ettant justement l'enchaînement syntagmatique des «signes» et des aper-
du Leib, c'est-à-dire, puisque le Leib est matrice de spatialisation, est aussi tem- ceptIons de langue au fil de la temporalisation en présence du sens se faisant. Il
poralisation-spatialisation. Et il en ira de même dans la mimèsis active et «du n'y aurait donc pas non plus de parole (entendue, écrite) intelligible sans sa
dedans» dans les «signes» et les signes: ce sera chaque fois transpassibilité au Leib et au langage, c'est-à-dire, ce qui est encore plus clair à
temporalisation/spatialisation, d'abord, dans les «signes», pour constituer un présent, sans la transpassibilité au Leib et au langage des habitus liés à la fois
«espace» tout intérieur, ensuite, dans les signes, pour constituer un «espace» aux signes et aux «signes». C'est cela même, tout compte fait, qui fait l'inépui-
déjà plus près de celui des choses (mais pas identique à ce dernier puisque sable souplesse, les merveilleux et infinis pouvoirs d'adaptation (aux sens) de la
l'espace des choses est «muet»). C'est donc un point tout à fait capital, pour langue. Non seulement, donc, les aperceptions de langue aperçoivent-elles
l'architectonique de la phénoménologie, que cette «corrélation», de prime q~elque chos,e des com~lexes de rétentions-protentions du sens de langage se
abord énigmatique, entre masse phénoménologique inchoative du langage et faIsant en presence, maIS elles demeurent transpassibles à ce qui, de ces com-
Leiblichkeit du Leib. plexes, n'y est pas aperçu, et c'est même par cette transpassibilité qu'elles peu-
Nous rejoignons par là ce que nous avons mis à jour à propos de laphantasia vent s'~nchaîner l~s unes aux autres, malgré leur sédimentation et fixation par
et du rêve, quand nous analysions les codages des aperceptions de phantasia par les habItus, pour «epouser» au mieux le sens qui se cherche aussi à travers elles.
les aperceptions de langue. Quoique parents mais de nature ou d'essence diffé- Cela est d'importance capitale pour mieux saisir la structure même de la
rente, ces deux types d'aperceptions sont bien au même registre architectonique, Stift~n~ ~e, la ~~gu~ conu:ne Stiftung sans Urstiftung, ou comme Stiftung d'une
et nous venons de comprendre que c'est celui de l'Aussenleiblichkeit, d'une multIphcIte ongmmre maIS a priori indéfinie, par surcroît intérieurement com-
Leiblichkeit déjà, pour ainsi dire, en extériorité, sauf que la base des apercep- ~lexe dès l' origine. ~es habitus linguistiques et les sédimentations d'apercep-
tions de phantasia, les apparitions de phantasia, relève, en tous ses caractères tIons de langue en «slgnes» n'ont pas besoin, contrairement à ce que l'on croit
étranges (flou, indéterminé, protéiforme, schématique, intermittent) de parfois, d'être. institués un à un, comme en ce qui est chaque fois un présent.
l' lnnenleiblichkeit, de la racine obscure, abyssale, indéterminée, en la Tout au contraIre sont-ils institués originairement dans leur pluralité, au sein de
Leiblichkeit, des phénomènes comme rien que phénomènes. Que, par là, le phases, d~ ~r~sence multiple~, c'est-à-dire de «chaînes verbales» multiples,
schématisme proprement phénoménologique de la phénoménalisation aille pui- ~vec, a 1 orzgzne, leur potentwlité non entièrement fixée, susceptible de varia-
ser aux mêmes sources, c'est un point non moins important dont nous traiterons tIons nouvelles et a priori insoupçonnées (<<créativité» de la parole) rendues
dans la suite. possibles par la transpassibilité du langage phénoménologique. Autrement dit,
Contentons-nous pour l'instant de tirer d'autres conséquences dont le carac- les. habitus linguistiques et les sédimentations d'aperceptions de langue en
tère fondamental n'échappera pas. En vertu de la transpassibilité de la langue au «slgnes» s'instituent originairement dans des temporalisations en présence sans
langage, dont nous venons de voir qu'elle est aussi transpassibilité de présent: ils ne sont pas présents à l'origine, même s'ils peuvent le devenir, après
l'Aussenleib à l'lnnenleib comme cœur même de la Leiblichkeit du Leib, les coup, ,~ans ~a r~prése~tation~imaginaire de la langue, c'est-à-dire par sa Stiftung
habitus linguistiques (liés aux signes et aux «signes») ne sont pas seulement dans llmagmatlOn qUI peut etre, par exemple, celle de l'écriture et de sa logique
déterminés depuis l'acte de la langue (l'énonciation effective, proférée ou (par exemple l'analyse de la parole en mots dans l'écriture alphabétique),
écrite), à la manière dont la puissance est conçue depuis Aristote, mais indéfini- laquelle n'est pas sans rejaillir sur les découpages de la parole (mais alors les
ment déterminables par la Potenz, au sens de Schelling, en tant que «puissance» mots s'effacent à leur tour dans leur matérialité qui n'est qu'imaginaire en
qui n'est que puissance, et échappe à sa définition par l'acte, puissance trans- ~ehors. de c~ qui les rend «perzeptiv» au sens de Husserl, le mot écrit ou parlé
passible à tout être-en-puissance (habitus) défini depuis l'acte, mais aussi trans- etant blen Bzldobjekt du mot non présent). Dire que les habitus linguistiques et
passible par rapport à l'acte, et qui va donc jusqu'à se loger dans l'acte les. «signes» s'instituent à l'origine comme non-présents, avec leur potentialité
lui-même pour le retenir de l'actualisation pure (contrairement au psychotique qUI, par la transpàssibilité qu'ils gardent aulangage, conserve quelque chose de
1 pl qui entend directement ou immédiatement des «voix»). C'est donc le Leib et la foncièr~ment indéterminé (lié à la Leiblichkeit de l'Aussenleib), c'est dire qu'à
masse du langage phénoménologique qui retiennent l'Aussenleib de basculer leur Stiftung ne correspond pas d'Urstiftung (dans un présent vivant) au sens
immédiatement dans le Leibding; c'est par leur transpassibilité que je n'ai pas husserlien. C'est donc dire que leur multiplicité originaire, pour une part irré-
382 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
383

ductiblement potentielle, n'est pas «créée» de toutes pièces dans le présent d'un voir, pro~uir~ avec lui de l'?bjectif à même lui-même (comme externe) et à même d'autres
choses objectives par des aclions subjectives etc.
instituant symbolique, mais s'institue, pour ainsi dire par «propagation» en
«s'accrochant» à une multiplicité encore plus originaire et archaïque (du point «~i je vois un analogon de corps viv~t, je n'ai cependant pas un corps vivant qui est
do~~ dans les modes d'apparitions internes de mon corps vivant il n'est pas donné dans les
de vue architectonique), qui ne peut être que la multiplicité des complexes de coheSiOns en lesquelles l'unité "ce corps vivant-ci" à c~t' d '. i d '
. .., ' 0 e e ce qUi a ren analogue a une
rétentions/protentions de langage (les apparitions de phantasia) dans la phase autre chose, a ~ne n;ulli~licité de caractères subjectifs qui la déterminent essentiellement, qui
ne peuvent en etre s~pares. Toute autre chose apparaît aussi, mais son apparition ne fonctionne
de présence du sens se faisant et se cherchant. Certes, la Stiftung de la langue
qu:. cor:;ne perceplion-de; et ce qu'est une chose, ce l'est indépendamment de tous les modes
rend ceux-ci méconnaissables par la transposition architectonique qu'elle leur su ~ec~l s de donnée. qui ne la. déterrui~en~ pas elle-même. Le corps vivant étranger dans son
fait subir dans les aperceptions de phantasia. Mais précisément, ce que celles-ci ~nalogle d~ corps v~vant (Lel?analogle) mdique un système d'apparitions comme système
aperçoivent n'est pas de l'ordre de la choséité corporelle, objet de l'aperception mterne, q~l est ~ne hIDl;e que je ne puis pas atteindre effectivement, ce que mon co s vivant
pro'pre (Elgenlelb) empec~e: Ici se trouve la tâche difficile de clarifier effectivementies moti-
perceptive, mais comme l'indique la phénoménologie du rêve, de l'ordre de la vali.o~s et. de les rendre Vl~lbl~s. d,ans leur nécessité, de manière à ce que soient évidentes la
Leiblichkeit du Leib, où «tremblent», «en bougé» ou en clignotement phéno- pOSlti~n ~ une sec.?nde subjectivite et l'impossibilité du conflit du psychique ainsi motivé avec
ménologique, par transpassibilité, les apparitions de phantasia. C'est en ce sens le m)otive comme proprement psychique" (eigenpsychisch) (dans la cohésion du temps ÏInnla-
nent .» (Hua XIV, 338)
que celles-ci, quoique de manière indirecte, sont «prises» par et dans les aper-
ceptions de langue elles-mêmes comme aperceptions de phantasia, la distance Husse~l ~on~lut donc par une difficulté, en forme d'aporie (en quoi n'y a-t-il
des unes aux autres, le «trans» de la transpassibilité, demeurant irréductible. A p~s de. l Hl~eznden~~n, de 1'« y loger de la pensée» dans l'apprésentation
cet égard d'ailleurs, si les aperceptions de phantasia (jusque dans le rêve) sont d autl1~l1), ma~s ce qu ~l no~~ en a dit par ailleurs, et ce que nous avons avancé,
des sortes de «moments» éclatés, par Darstellung intuitive médiatisée par les a~-del~ d~ lm, avec l expenence de la psychose, nous permet à tout le moins
aperceptions de langue, de complexes de rétentions-protentions de langage dans d. e~ demeler les .fils et de la traiter - il faut ici entendre par «analogie» la mimè-
des phases de présence (sans «tête» dans un présent), cet «éclatement» venant SlS, I~t~rne et actlVe dont nous avons parlé, et nous allons la voir se répercuter,
donc de leur découpage et codage par des aperceptions de langue, cela ne signi- prec~s~~~nt, dan. s le double écho «retardé», dont on a vu qu'il suppose la trans-
fie pas pour autant, ce que montrent la phantasia et le rêve, que ce découpage et passIbll1te du Lelb et du langage phénoménologique.
codage de leurs aperceptions soit nécessairement uniforme et congruent au ,Nou~ disions .que la structure en double écho «retardé» joue, dans la com-
découpage reconnu comme explicite des aperceptions de langue. En général, ~rehensl~n du dIscours ou de la parole d'autrui, en sens inverse de celui de
d'ailleurs, les aperceptions de phantasia ont ce caractère «incongru» qui les l ~xpresslOn par mo~ d'une parole dans la profération. Cela veut dire tout
rend étranges, presque sauvages, inopinées, et cela, jusque dans la pensée d ab~~d, ~omm~ MaIne de Biran nous invitait à le comprendre, que la parole
mythique qui, pour ainsi dire, fait fond sur elles pour les «discipliner» au sein prof~ree d autruI (ou un texte écrit par autrui) n'est pas reçue de façon purement
d'une langue qui y cherche sa fondation. Cela atteste phénoménologiquement paSSIve co~e une suite de sons (de «data» de sensation), mais qu'elle est
de ce que la chaîne verbale «glisse» sur la temporalisation en présence de lan- «a~compagnee», selon un léger décalage en écart, par la «reconnaissance» des
gage, de ce que les découpages des aperceptions de phantasia résultent aussi de «slgnes~>, c'e.st-à-dire par l'enchaînement, en mon corps vivant interne externe
l'entretissage en rétentions et protentions (dans la présence) des «signes» et des ~es habItus ki?~sthésiqu~s liés aux signes qui, en moi, demeurent hors activa~
aperceptions de langue, par lui entrecroisées, qui y sont mises en jeu ou en t10~ (sans qUOl Je ne ~eraI~ que proférer mimétiquement à mon tour), à savoir en
action, entremêlant, au fil de la discursivité, leurs angles vifs et leurs angles pu~ss.ance, e~ tant qu ha~l~s .. Mais ceux-ci ne sont qu'une part des habitus lin-
morts. ~I~tlques,.l autr~ part, IC~ ffilse en activité, étant celle liée aux «signes », aux
Avec tout cela, nous pouvons à présent lire la fin du texte de la Beilage qui sedlmentatlOns d aperceptlOns de langue qui s'enchaînent dans la chaîne verbale
nous occupe, où Husserl envisage ce qui se passe dans l'écoute de la parole entendue, et d~nt les en:haînements en elle éveillent en écho des aperceptions
d'autrui. d~ langue par la concert~es dans les «signes» convertis en «signes» du sens se
faIsant. Cela veut ~onc dire ensuite, et à son tour, que le sens se faisant n'est pas
«Mais si j'ai déjà constitué l'objectivité, alors la corporéité vivante objective fait indica-
tion, et font indication les suites des événements objectifs à même la corporéité vivante, les non. plus 'reÇU ~a~slVement par le sujet qui, précisément, «entend» le sens: les
jeux de physionomie, les gestes, la parole parlée et écrite, qui ne SIgnifie pas une simple suc- habl~~s kinest~esiques liés aux signes demeurant en puissance, les mêmes habi-
cession de sensations, mais est une parole prononcée objective, de l'acoustique du même genre tus l~es aux «sIgnes»,l~ dem~urent également pour une part, laissant aux aper-
que le son des cloches, etc., qui sont en soi, même si on ne les entends pas.
cephons de langue sedimentees dans les «signes» la possibilité de s'éveiller
«Et l'indication est liée à un analogon de mon corps vivant externe qui pour moi recèle un
corps vivant interne, ou plutôt il (scil. mon corps vivant externe) est pour moi apparaissant et, ~utuell~ment, dans leurs enchaînements, au fil des rétentions/protentions
dans la cohésion subjective, enchevêtré en motivations à la mesure desquelles je puis le mou- s entretlssant dans la temporalisation en présence (sans présent) de la parole,
384 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG

c'est-à-dire au fil de la mimèsis active, et du dedans, du sens que l'autre est en


train de dire, en mettant en action les habitus liés aux signes en même temps que
les mêmes habitus liés aux «signes», pour ouvrir ceux-ci au sens. Cela suppose
1 LES APERCEPTIONS DE LANGUE

son tour en présence, on voit combien s'atteste aussi, ici, phénoménologique-


ment, l'articulation de la transpassibilité et de la mimèsis acte et du dedans.
J'assiste, légèrement décalé ou déphasé par rapport à la phase de présence
385

donc, dans ce retour inverse, d'abord que la parole proférée d'autrui, pour être qui se temporalise en autrui, à la naissance d'un sens qui se fait là-bas, dans
comprise, éveille sans les mettre en action les habitus kinesthésiques liés aux cette phase-là, qui est comme son intériorité, ce que Husserl nomme son
signes, et, dans le même mouvement éveille sans les mettre totalement en Innenleib. L'« analogie», dont on va vu qu'il est arrivé à Husserl de la récuser en
action, les mêmes habitus liés aux «signes», la partie de ceux-ci qui est mise en raison de son ambiguïté, n'est rien d'autre que la mimèsis, non spéculaire parce
action étant celle qui est liée aux aperceptions de langue qui, en sommeil dans qu'il n'y a pas de «figure» à imiter ou à redoubler, par laquelle, dans l'entente,
les «signes» comme leurs sédimentations, s'éveillent mutuellement par les revi- j'accompagne ou j'épouse le mouvement en train de se faire, de se temporaliser
rements réciproques, en entretissage, des rétentions et des protentions dans la en présence, du sens que je ne fais pas, mais qui est en train de se faire par un
phase. Cela indique bien, à nouveau, que les habitus linguistiques peuvent autre (ou par des autres, peu importe: la situation peut alors être plus complexe).
(paradoxalement) être actifs tout en demeurant pour une part en puissance, Or, si je le puis, c'est que, on l'a vu, ma pensée articulée en langue, qu'elle soit
tant dans ce qui les lie aux signes que dans ce qui les lie aux «signes» comme proférée, écrite ou silencieuse, est elle-même transpassible à la Leiblichkeit du
sédimentations, puisque c'est précisément le demeurer «en puissance» d'une Leib (de l' Innenleib) et à la masse phénoménologique inchoative du langage qui
part des aperceptions de langue sédimentées qui ouvre les «signes» à leur statut y est liée, la mimèsis active et du dedans ne jouant pas moins en moi quand je
de «signes» du sens se faisant, lequel se cherche, mais reste, dans sa profération pense seul qu'en moi quand j'entends autrui - quoique en sens inverse. Dès lors,
venant du dehors, encore inconnu, et pour autant qu'il s'agisse d'une véritable c'est par cette mimèsis d'un genre tout à fait singulier que le Leib, et la masse
rencontre de l'altérité, encore plus inconnu, pour ainsi dire, que si c'était moi phénoménologique de langage, qui sont transpassibles ici, dans mon
qui étais parti à sa recherche. On retrouve ici l'articulation de la mimèsis active Leibkorper situé ici comme le mien avec la Stiftung du moi, sont aussi transpas-
et du dedans et de la transpassibilité, et ce, même si Husserl, dans le texte dont sibles là-bas (en «co-position», dit Husserl): là-bas, c'est-à-dire au-delà du
nous partons, rabat l'altérité sur le Vorhandensein (pour lui en aperception per- Leibkorper situé là-bas de l'autre (cet «au-delà» qui est le «trans-» n'étant pas
ceptive d'un objet, ce pourquoi l'objectivité doit être déjà constituée) de la dans l'espace mais «matrice» de spatialisation). Par là même, en raison de
parole entendue (comme le son des cloches) ou de l'écriture lue. Car ce qui l'indéterminité du Leib, c'est-à-dire du fait que, comme la masse phénoménolo-
constitue précisément l'altérité comme altérité de la parole entendue n'est pas gique du langage, il échappe comme tel à toute Darstellbarkeit intuitive-aper-
tant sa sonorité (les cloches ne parlent pas) que précisément le fait que son sens ceptive directe par la langue, cet «être transpassible là-bas », qui est existence
m'est a priori inconnu, au moins relativement imprévisible et imprépensable, (Dasein), échappe à toute Darstellung intuitive, du moins directe, par la langue,
c'est-à-dire transpassible. Il se peut toujours que l'autre me révèle de lui-même ce qui signifie, en termes husserliens, que je ne puis qu'« apprésenter» la «vie»
(de ce qui est pour lui son sens) et du sens quelque chose à quoi je ne m'atten- d'autrui, ou seulement la présentifier (mais alors c'est imaginairement, dans
dais pas - sans quoi on en resterait toujours à la simple «communication» l'illusion de la mimèsis spéculaire): dès lors que l'ego est institué avec sa
d'états-de-choses ou d'états-de-faits tout aussi bien possibles pour moi, car pré- Jemeinigkeit, et l'alter ego, avec sa Jeseinigkeit, celles-ci insularisent chaque
cisément vorhanden pour tous, toute subjectivité, toute Innenleiblichkeit étant fois le Leib en Eigenleib avec sa division en Innenleib et Aussenleib, et
élidée parce que interchangeable. Or, dans le cas de la véritable rencontre, il ne l'Eigenleib mien fait obstacle à l'accès direct à l'Eigenleib de l'autre, je vis ma
s'agit pas simplement de possibles mais de trans-possibles, de «possibilités» de vie et non pas celle de l'autre. Mais il faut ici s'entendre: l'Eigenleib est encore
sens qui m'excèdent parce que je n'en dispose pas et que je ne les ai pas déjà un Leib (tout comme l'Aussenleib), le sens que je fais tout comme le sens que
faits, mais qui ne me sont pas pour autant radicalement inaccessibles. J'y l'autre fait sont encore du sens pour moi et pour l'autre, bien que, par cette
demeure donc transpassible, et ici s'atteste phénoménologiquement, de manière Stiftung, ils n'aient pas le même commencement (tout en ayant la même ori-
très concrète, combien c'est cette transpassibilité qui maintient en puissance gine: la Leiblichkeit du Leib et la masse phénoménologique du langage). De la
l'être presque totalement en puissance des habitus linguistiques et des apercep- sorte, si je vis ma vie et pas celle de l'autre, nous pouvons néanmoins nous ren-
tions de langue sédimentées dans les «signes». Et dans la mesure où c'est cette contrer par transpassibilité au «registre» architectonique du sens se faisant,
retenue elle-même qui rend possible la mimèsis active et du dedans, qui n'est c'est-à-dire aussi des phénomènes de langage, dans le déphasage originaire de
pas reproduction spéculaire des signes et des «signes », mais deux ou plusieurs phases de présence en cours de temporalisation en présence.
«accompagnement» légèrement décalé en moi, du sens fait par autrui dans la Ce que l'autre fait comme sens m'agrandit, enrichit mon «univers» de sens, et
temporalisation de sa parole, par le sens que j'entends, à mesure, en le faisant à par là les possibilités, inhérentes aux sens, de mes accès au monde. Mais pour
386 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
f LES APERCEPTIONS DE LANGUE
387

cela, il faut que je sois transpassible à ce sens, susceptible de l'accueillir en ce complexes de rétentions-protentions s'entretissant mutuellement à distance sans
qu'il a d'inopiné, d'inattendu, d'imprépensable, ce qui est tout autre chose que jamais coïncider en un présent. C'est cet écart même qui fait, bien au-delà d'une
le fantasme spéculaire de la «fusion» avec autrui. Cela, on le comprend par les mythique aperception perceptive commune des signes dans leur soi-disant posi-
cas de psychose où il y a précisément rupture de transpassibilité, où tel ou tel tivité, que la Stiftung de la langue, de ses habitus et de ses sédimentations, est
habitus et sédimentation linguistiques peuvent être reçus de manière totale et tout à la fois immédiatement Stiftung de ceux-ci comme originairement mul-
sans distance, passive, tout comme, au reste, par la même rupture, le sens lui- tiples, tenus à distance de leur épuisement dans l'acte pur par la transpassibilité
même qui peut être «entendu» au sens où «les voix» sont entendues dans un en eux du Leib et du langage, et immédiatement Stiftung «intersubjective ». Cela
dedans sans apparent dehors - de même que, dans le retour inverse, le dehors est suppose, pour être compris, que l'on ne rapporte plus exclusivement les
sans apparent dedans, un dehors «pur» qui fait éclater le dedans de l' Innenleib: « signes» aux aperceptions de langue sédimentées en eux par Stiftung, mais
le psychotique «entend au pied de la lettre», et sa mimèsis, qui échoue, faute aussi qu'on les considère comme «signes» phénoménologiques de sens se fai-
d' Innenleib, devient «maniérisme», reproduction caricaturale d'un Leib en sant, c'est-à-dire comme multiplement ouverts, en les aperceptions de langue
imminence de disparition et recomposé comme un artefact, vaille que vaille, éveillées en eux et déjà en rétentions-protentions à d'autre aperceptions de
dans ce cas-limite de dégénérescence architectonique (implosion des registres langue qu'elles éveillent à leur tour, et déjà elles-mêmes, aussi, en rétentions-
architectoniques à un seul niveau: la dégénérescence est à entendre ici au même protentions dans la phase (sans passer par un présent qui serait celui de l'imagi-
sens qu'en mathématiques). nation). Si nous nommons singularisations facticielles (et non pas factuelles:
Toute cela revient, bien considéré, à ce que nous disions précédemment de la nous sommes hors de la positivité des faits) ces éveils et réveils d'aperceptions
rencontre avec autrui: la temporalisation en une présence «commune», c'est-à- de langue depuis leur sédimentation dans les «signes», il vient que les «signes»
dire en un ou des sens «communs», de phases de présence déjà en train de se comme singularisations facticielles sont multiplement ouverts aux «signes»
temporaliser en présence, mais légèrement déphasées l'une par rapport à l'autre. comme singularisations facticielles, selon la même propagation en écho des
D'une part, cela implique qu'il n'y a jamais, dans cette rencontre en déphasage décalages qui n'est que la propagation en écho des déphasages originaires du
originel, sinon dans l'abstraction du temps comme continuité du présent (qui est sens se cherchant par rapport à lui-même dans le phénomène complexe de la
le temps de l'aperception perceptive), de «présent simultané» aux deux phases rencontre. Le sens se faisant, comme nous l'avons éprouvé dans nos
- parler ici de simultanéité au sens strict du présent est en toute rigueur une Méditations, en ressort comme quelque chose d'extrêmement complexe: son
absurdité: elle supposerait que je puisse apercevoir de façon perceptive l'à-vif ipséité, pourrait-on dire, et ce, par rapport à la Stiftung de l'egoïté, ne peut avoir
du «vécu» d'autrui. D'autre part, on l'a vu, il n'y a pas de langage sans langue - pour fonction d'unifier l'expérience du moi et des autres sous ce qui serait
la langue devant être prise ici au sens large, comme y invite Husserl, c'est-à-dire l'identité d'une mêmeté, mais a seulement la fonction de faire se reconnaître les
prendre en compte les gestes, les jeux de physionomie, et ajouterons-nous, les hommes autour de lui comme énigme et tâche à accomplir, comme question
silences et les accentuations etc. -: il y a donc toujours de· l'extériorité dont le sens est à retrouver dès lors que, dans son instabilité et son insaisissabi-
(Aussenleib) dans l'intériorité du Leib, par les habitus liés aux signes et aux lité, il s'est perdu, et cela, quelle que soit l'institution symbolique de culture où
«signes» et pour ainsi dire «inscrits» sur l'Aussenleiblichkeit, et c'est en cela de telles questions, toujours, se posent - nous y reviendrons encore à propos de
que consiste dans la phase de présence, le décalage en écart de la langue au lan- la problématique de l'intersubjectivité.
gage; mais celui-ci n'est à son tour possible que s'il est déjà l'écho du porte-à- Ce qui introduit ici la facticité dont nous parlons n'est rien d'autre que la
faux ou du décalage plus originaire en écart du langage s'initiant en sens par singularité, chaque fois propre et contingente de l'institution symbolique, en
rapport à lui-même: comme nous l'avons montré dans nos Méditations phéno- particulier de celle de la langue avec ses habitus et sédimentations, qui ouvrent
ménologiques, la phase de présence est toujours déjà déphasée par rapport à des angles aperceptifs sur le sens en train de se faire, découpent à leur manière
elle-même, et c'est par ces décalages en écho articulés en quelque sorte «en cas- ses complexes phénoménologiques de rétentions-protentions, et, par là, compor-
cades», que ce déphase ultime et originaire peut déjà «entrer en résonance» tent, eu égard à ceux-ci, des angles morts. Mais la transpassibilité des apercep-
avec son déphasage par rapport à une autre phase de présence, et que, par là, la tions de langue aux concrétudes phénoménologiques de ces complexes ne les
phase de présence peut à son tour, en son déphasage interne, «entrer en réso- fait pas perdre irrémédiablement et irréductiblement: la langue peut toujours se
nance» avec le déphasage interne d'une autre phase de présence, ces «entrées raffiner pour arriver à en faire passer quelque chose dans ce qui est l'élaboration
en résonance» étant une sorte de formulation phénoménologique radicale de ce symbolique d'une institution symbolique. Et ce, d'autant plus, nous l'avons dit,
que Husserl entendait par Einfühlung. C'est l'écart par rapport à soi du sens qui que les découpages des aperceptions de langue ne sont pas forcément
fait précisément sens, qui fissure, dès l'amorce de sens, les Wesen de langage en congruents aux découpages des aperceptions de phantasia, qu'il n'y a jamais
388 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE
389

«saturation» des unes par les autres, qu'il y a glissement de la chaîne des aper- Leib et du langage qui débordent ou excèdent les «pouvoirs» du même Leib
ceptions de langue, éveillées et mises en action par la chaîne des «signes », sur déplacé en Aussenleib par l' «inscription» en celui-ci des habitus et des sédi-
les complexes de rétentions/protentions se temporalisant dans le même temps mentations de la langue: le rêve n'en demeure pas moins énigmatique pour le
de la présence comme complexes de langage (apparitions de phantasia). Ce rêveur, et le mythe, énigmatique pour le conteur et les auditeurs. Le caractère
glissement, cette mise des pas (des aperceptions de langue éveillées) dans les composite et complexe des «êtres» aperçus en phantasia, la condensation (et la
pas (des apparitions de phantasia) est extrêmement complexe, nous venons de fragmentation) en eux des aperceptions de langue, est aussi le témoin d'une
le rappeler, et cela a tout autant pour résultat le surgissement en éclipses d'aper- sorte d'attraction des «signes» par les apparitions de phantasia qui ne sont pas
ceptions de phantasia elles-mêmes fluctuantes et protéiformes, et lui-même inertes ou indifférentes, qui, d'une certaine façon, «épaississent» la langue,
contingent, que, selon la même contingence, l'éveil d'aperceptions de langue l'empêchent de se déployer purement pour elle-même dans ce qui serait la pure
qui demeurent vides de' toute aperception de phantasia, sans pour autant transparence de la pensée par rapport à elle-même.
qu'elles y soient des angles morts puisqu'elles peuvent contribuer à l'éveil Par là se trouve beaucoup plus clairement située la différence que nous inter-
d'aperceptions de langue où quelque chose s'aperçoit enphantasia. C'est pour- rogions entre temporalisation en langage et temporalisation en phantasia. La
quoi les aperceptions de phantasia «contiennent» le plus souvent des condensés première n'est la seconde que si, par temporalisation en phantasia, nous enten-
mis en action d'aperceptions de langue (ce ne sont donc pas, du moins primaire- dons temporalisation des apparitions de phantasia: mais celles-ci, précisément,
ment, des sédimentations, dont une part est précisément éveillée en eux), sous la ne se laissent attester phénoménologiquement que de manière indirecte, tant
forme de complexes de rétentions-protentions d'aperceptions de langue entretis- elles demeurent, comme telles, floues, obscures, brumeuses, nébuleuses, échap-
sées et s'entremêlant dans la Darstellung intuitive en phantasia. Les apercep- pant à l'aperception qui re-connaît; et de manière indirecte, surtout, comme
tions de phantasia sont donc comme la crête, précaire, instable, intermittente et nous venons de le voir, par leurs effets de condensation et de fragmentation des
protéiforme, des apparitions de phantasia transposées architectoniquement aperceptions de langue à même les aperceptions de phantasia. Ce qui différen-
dans la Darstellung intuitive (aperceptive) en phantasia par la Stiftung originai- cie cependant les deux temporalisations, c'est le fait, qui relève de la facticité
rement multiple et «intersubjective» de la langue. Crête parce que, du anthropologique, qui donc fait lui-même et par lui-même sens, qu'il n'y a pas de
«référent» phénoménologique ultime constitué par les apparitions de phantasia, langage sans langue, de temporalisation en langage sans temporalisation en
très peu de choses résistent au «passage» de la transposition architectonique, et langue. Autrement dit, c'est la Stiftung de la langue, avec ses habitus et sédi-
ce qui a passé l'épreuve est par surcroît déformé de façon cohérente, «pris» aux mentations, qui reporte les apparitions de phantasia à son registre propre de
aperceptions de langue, fragmenté et condensé selon la temporalisation en pré- temporalisation, décalé, par mimèsis active et «du dedans» par rapport au
sence de ces dernières, enphantasiai qui peuvent être «biscornues», mais où la registre de temporalisation en langage. L'effet de ce décalage est la transposition
langue se reconnaît parce que s'y reconnaît tel ou tel objet. Ce qui fait la non- architectonique des apparitions de phantasia en aperceptions de phantasia, déjà
congruence du découpage des aperceptions de phantasia aux aperceptions de à distance (trans-passible) des premières, mais.aussi, on le comprend, déjà en
langue est donc le fait, phénoménologiquement attestable, à la fois de la parci- mimèsis active et «du dedans», non spéculaire (elles n' «imitent» pas de l'aper-
monie avec laquelle les aperceptions de phantasia se manifestent, et, corrélati- ception), par rapport à elles. Cette mimèsis, où est déjà à l'œuvre la Leiblichkeit
vement à celle-ci, de la condensation, en elles, d'aperceptions de langue qui s'y du Leib entre Innenleib et Aussenleib n'est donc pas improductive, simple redu-
emmêlent pour faire, le plus souvent, de l'aperçu en phantasia, un «être» com- plication en image, mais «productive» car transformatrice, quoique, cOmme
posite, étrange, embrouillé - cela même dont l'étrangeté surprend à un point tel toute transposition architectonique, aveugle à elle-même dans son opération _
que la surprise peut interrompre la temporalisation en présence et offrir la prise ce qui est aussi une autre manière de dire que c'est bien la Leiblichkeit qui est ici
à l'imagination par Stiftung de cette interruption comme d'un présent immédia- en jeu, dans son «anonymat phénoménologique». A strictement parler, donc, la
tement en rétentions: la plupart des aperceptions de phantasia ne nous sont temporalisation en langage, du fait même temporalisation en langue, ne se
connues que par cette représentation en image. Mais par ailleurs, et dans l'autre confond avec la temporalisation en phantasia que dans la mesure où, par sa
sens, si les aperceptions de phantasia sont à leur manière codées par des aper- mimèsis originaire, elle transpose à son registre dès lors propre de temporalisa-
ceptions de langue, elles n'en sont pas moins, dans leur «incongruité» même, tion les apparitions de phantasia transformées en aperceptions de phantasia,
encore proches, par transpassibilité, des complexes phénoménologiques de celles-ci n'étant que le «reste», en elle, d'une temporalisation plus archaïque
rétentions-protentions de langage dans la présence, auxquels elles répondent qui l'a initiée à elle-même, qu'elle ne peut «rattraper», et qu'elle n'a d'autre
comme en écho, de manière précisément instable, dans l'intermittence, le vague ressource que de cherche à «épouser» ou «accompagner» au mieux, vaille que
et les fluctuations. «Pouvoirs», ou plutôt trans-pouvoirs (trans-possibles) du vaille, dans ce qui est la recherche du sens pour lui-même; cela sans qu'il puisse
390 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
P LES APERCEPTIONS DE LANGUE
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jamais y avoir «saturation» des aperceptions de langue, éveillées, par des aper- comme matériaux de l'élaboration symbolique fondatrice: de cette manière,
ceptions de phantasia, donc sans que, jamais, ces dernières puissent être iden- certes, ils les codent, mais ces codages, qui le sont aussi de langue, sont en per-
tiques aux premières (ce qui leur donne leur apparence de «référence» pétuelle transformation ou métamorphose, et ils en arrivent, du même mouve-
objective) - contrairement au cas de la langue logique, qui relève d'une Stiftung ment, à fonder la langue elle-même, à la fixer en son institution (ce dont
seconde de la langue sur la base de la langue déjà instituée, et qui est Stiftung de profitera le monothéisme), à «éduquer» d'un même mouvement les hommes et
l'idéalités. les rois, dans une sorte de «discipline» de la phantasia. Pour aborder tous ces
Par là aussi se montre qu'il subsiste une différence entre la Leiblichkeit du problèmes, il nous faudra cependant, préalablement, revenir à l'intersubjectivité
Leib et la masse phénoménologique inchoative du langage. Cela, parce que c'est en ce qu'elle a de plus concret. Pour cela, fort heureusement, et encore une fois,
encore le Leib qui est impliqué dans les rapports mutuels de la langue au lan- un texte tout à fait remarquable de Husserl pourra nous aider à trouver notre
gage, ou, si l'on veut, parce que c'est encore lui qui, en sa «vie», l'«à-vif» de point de départ.
son tremblement en son indétermination, donne «vie», fait l' «à-vif» de la pen-
sée qui se pense en langue. Ou encore, parce que, comme le pensait Husserl,
l'Aussenleib est encore un Leib, de même que le Leibding aperçu du dehors (ou
pour mon corps propre: aperçu comme une chose, mais du dedans) est encore,
malgré tout, un Leib. Cela, finalement, parce que c'est le Leib seul - telle est
l'énigme du corps humain - qui peut accomplir, dans son anonymité liée son
indéterminité, la mimèsis active et «du dedans» sans laquelle il n'y aurait tout
simplement pas d'humain: d'un côté, en effet, il n'y aurait que la contingence
chaotique des temporalisations en présence de langage et de leurs rémminis-
cences-prémonitions, et de l'autre côté, il n'y aurait rien pour ancrer les habitus
et les sédimentations, c'est-à-dire pour constituer la base phénoménologique de
la Stiftung symbolique (celle-ci serait une sorte d'engramme et de programme
purement automatique).
De la sorte enfin, si nous avons bien compris la différence entre le complexe
langue-langage et phantasia, et si nous avons bien saisi l' «intersubjectivité»
constitutive du complexe langue-langage, il nous reste à nous interroger sur
l' «intersubjectivité» de la phantasia. Cette «intersubjectivité» semble déniée
dans notre tradition - issue, sur ce point, de l'institution de la philosophie-, pour
être tout entière reportée au registre du logos ou de la Raison, et il s'agit là d'une
disposition architectonique de cette même institution symbolique6. Mais la diffi-
culté est d'autant plus grande de penser une «circulation intersubjective» pos-
sible des aperceptions de phantasia. Le ressort nous en sera fourni par la pensée
mythique, mythico-mythologique et mythologique7 , puisqu'il s'y agit, en
quelque sorte, d'une «fiction partagée», élaborée en fait dans la recherche de
fondation de la société (et de la royauté) légitime (s). li s'agit d'un type très par-
ticulier de pensée, tendant à humaniser le roi, où s'analyse la «figure» du corps
du tyran, aperçue, par éclairs, en autant d'aperceptions de phantasia. Tout
comme dans le mythe, mais d'une autre manière, les récits mythico-mytholo-
giques et mythologiques de fondation prennent les aperceptions de phantasia

S. Voir encore, pour cela, notre Appendice l en fin de volume.


6. Cf notre ouvrage, L'expérience du penser, op. cit.
7. Pour ces distinctions, cf ibid.
CHAPITRE V

Les aperceptions intersubjectives (la «culture»)


et la «circulation intersubjective»
des aperceptions de phantasia

§ 1. STIFTUNG ET INTERSUBJECTIVITÉ CHEZ HUSSERL:


LE SENS PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE L'INSTITUTION SYMBOLIQUE.

C'est dans le texte n° 4 de Hua XV (datant de mars 1930) que l'on peut avoir
une idée de la manière dont Husserl concevait le monde quotidien environnant
concret, qui, pour lui est aussi un monde de personnes - monde quotidien qui
doit précisément faire l'objet de l'analyse phénoménologique, et dont on va voir
qu'il est pénétré de Stiftungen, d'habitualités (habitus), de sens sédimentés et
d'Histoire.
«Le monde environnant (Umwelt) s' articule, pour toute personne éveillée, conformément à
la différence des cogitationes de sa vie, dans "les affections et les actions de l'éveil spécifique"
(de celles qui ont la forme caractéristique du je suis affecté, j'éprouve, je pense, je fais, etc.),
d'autre part des vécus d'arrière-fond non éveillés, 1) dans l'environnement (das Umweltliche)
qui "concerne" directement la personne, qui est pour elle en considération, qui l'occupe, la per-
turbe, l'excite, etc. 2) d'autre part [dans] l'environnement qui est arrière-fond mort.
«Toutes les cogitationes éveillées ont leur unité par centration dans le Moi personnel, et
non pas seulement de cette manière formelle. Le Moi a chaque fois, à partir de l'unité de son
habitualité, l'unité d'un intérêt actuel, et du fait qu'il a de multiples intérêts persistants, la
sphère de l'éveil peut elle-même à son tour s'articuler a) en ce qui a une unité particulière par
un intérêt actuel, par exemple ce qui relève des activités de l'intérêt professionnel actuel direc-
tement vivant [ ... ] b) D'autre part, une affection peut surgir depuis l'arrière-fond, qui éveille le
Moi comme personne d'un autre de ses intérêts habituels, ce qui est important, significatif
(bedeutsam) pour lui, par exemple en tant que père, en tant que citoyen. Et enfin c) l'affection
peut aussi avoir lieu comme simple perturbation la plus brute, en dehors de toute relation à un
quelconque intérêt, comme une explosion, avant encore qu'une aperception la rende "significa-
tive". » (Hua XV, 54-55)

Husserl ajoute en note:


«Ce qui intéresse dans une habitualité fixe et est aperçu comme intéressant: le significatif,
avec les caractères qui lui appartiennent de la significativité.» (Hua XV, 55)

Autrement dit: il faut comprendre «l'intéressant», ce qui suscite l'intérêt,


par le biais de la significativité, et celle-ci par le biais de l'habitualité, de l'habi-
394 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET« CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 395

tus acquis, qui est habitus à l'aperception, et qui procède, toujours, de la en considération dans des connexions et des situations connues d'intérêts, et portent en eux des
vues (Hinsichten) de cette entrée-en-considération, de cette manière d'être pratiquement, au
Stiftung, c'est-à-dire de l'institution, pour nous symbolique. De cela, et ce n'a sens le plus large.» (Ibid.)
pas toujours été remarqué à sa juste mesure, il faut distinguer l'analyse inten-
tionnelle statique, noético-noématique, des aperceptions, laquelle l'est toujours Donc: à l'habitualité des intérêts, c'est-à-dire des aperceptions, correspond,
d'aperceptions instituées avec leur significativité, donc présuppose toujours leur selon la corrélation intentionnelle de celles-ci, l'habitualité des significativités,
institution symbolique et leurs enchaînements historico-génétiques, qui y restent et de ce qui, par là-même, est aperçu «passivement après coup» (selon l'habitus
enfouis. La centration sur le Moi, qui est un Moi pur (ou pôle) non vécu, est qui est une «passivité secondaire», pour Husserl) à même l'Umwelt. Tout cela
purement formelle en tant qu'elle dégage la structure intentionnelle, noético- est d'ordre essentiellement pratique, relève de la quotidienneté pratique de
noématique, de l'aperception analysée, par ailleurs toujours déjà instituée. En l'Umwelt. Et la personne elle-même, dans sa «réalité» concrète pratique, dans
tant que notre vie concrète est tissée de significativités, elle est littéralement tra- sa concrétude immédiate, a une histoire ou une genèse, c'est-à-dire relève elle-
versée d' habitus aperceptifs et de significativités (sens sédimentés), et détermi- même de l'habitualité. Husserl l'entend bien, puisqu'il poursuit:
née par une multitude de Stiftungen, déterminant aussi et orientant nos «A la personne habituelle, la personne qui, chaque fois, "est" (et n'est pas simplement pôle
«intérêts», c'est-à-dire nos «prises» dans et sur l' Umwelt. On se trouve ici dans de centration), correspond comme corrélat le monde environnant de la personne, c'est-à-dire
celui qui est actuellement éprouvé.» (Ibid.)
une compréhension de la quotidienneté de l'expérience qui est beaucoup plus
large et englobante que celle dont l'analyse heideggerienne dans Sein und Zeit Une note précise ici:
donne l'idée. Husserl poursuit: «li faut considérer comment personne et acte (corrélativement ce qui "concerne" le Moi) et
«Les caractères de significativité sont les caractères intentionnels qui correspondent à ces intérêt ont été posés en rapport. Le sujet-Moi, la personne, est Moi intéressé, et ainsi le corrélat
de la personne est-il le monde environnant "intéressant", significatif.» (Ibid.)
différences.» (Hua XV, 55)

Cela indique bien, comme nous le disions, que l'analyse intentionnelle sta- S'il en est ainsi, c'est que:
tique des aperceptions n'est rien d'autre que l'explicitation des significativités «"L'aperception en général" est une habitualité qui a sa première actualisation dans un
habituelles qui sont instituées en elles. Ce qui fait écrire à Husserl : comprendre qui éprouve en un coup d'œil, donc [est] bien expérience, mais avec un horizon
vide et cependant particulier. Cela ne concerne donc pas seulement le "connu", ce qui fait la
«Cette articulation du monde environnant concerne aussi bien les simples choses qui y sont chose comme chose, la chose comme chose du type cheval etc., mais aussi ce pourquoi elle
que le monde environnant animal et le reste du monde environnant qui a toujours déjà le carac- entre en considération, pour moi (et aussi pour les autres qui ne sont eux-mêmes là intention-
tère de significativité habituel.» (Ibid., nous soulignons). nellement que de manière vide).» (Ibid.)

Ainsi l'Umwelt a-t-il toujours déjà sa forme (Gestalt) typique subsistante, Autrement dit, les découpages symboliques, qui le sont à la fois des habitus
«saisie de façon aperceptive» (ibid.). Cette forme, elle-même résultant d'une aperceptifs, des intérêts correspondants, et des significativités de l'Umwelt, se
Stiftung liée à de multiples Stiftungen, donc elle-même corrélative d'habitus mettent en jeu chaque fois que le sujet entre dans la vie éveillée, et ce, sans que,
persistant à travers les vicissitudes du temps - c'est l'un des traits caractéris- nécessairement, l'autre soit actuellement présent (ce qui est l'évidence), parce
tiques de l'institution symbolique -, a donc une genèse ou une Histoire - c'est à que, par ailleurs, il est toujours là, mais, par ce «toujours», il peut l'être de
la fois l'historicité symbolique de l'institution symbolique et l'histoire de manière vide, dans une intentionnalité vide. Et si, dans son actualisation, l'aper-
l'apprentissage du symbolique au fil de l'acquisition, par le sujet (la personne), ception aperçoit quelque chose (de respectivement «significatif»), cette aper-
en son éducation, des Stiftungen plurielles en lesquelles se diffracte l'institution ception implique intentionnellement des horizons vides (vides de Darstellung
symbolique. Cela suppose que l'institution symbolique n'est pas elle-mêm~ intuitive) de significativité (horizons de sens sédimentés non éveillés) auxquels
absolument homogène, qu'elle est extrêmement complexe, et c'est cela qm correspondent des habitus demeurant à l'état potentiel. L'aperception actualisée
pousse Husserl à écrire: implique donc toujours en elle des intentions vides qui participent ou contri-
«L'articulation n'a pas toujours la même originarité génétique. Les situations se répètent buent au découpage symbolique de l'aperçu en Darstellung intuitive et de sa
dans le pareil (in Ahnlichkeit), à l'habitualité des intér~ts correspo~d l~ mo~de .envi~o~~ant significativité. L'«angle de vue» de l'aperception actualisée est déjà un recroi-
aperçu passivement après coup, comme un monde enVIronnant artIcule en SlgmficaUVItes.» sement, par les implications intentionnelles, de l'actuel et du potentiel - dans
(Ibid.)
nos termes: d'aperceptions de langue explicites Ci' aperçois un cheval et non pas
A quoi est adjointe la note en bas de page: un chien) et implicites, celles mises en action de manière à se recouper sur
«Sens caractéristique de ce qui est propre (Eigenheiten) à la significativité: c~actères l'aperçu, et celles qui demeurent en puissance, tout en contribuant, depuis leur
Il
Il aperceptifs habituels à même les objets, qui, subsistant, sont aperçus comme ceux qUI entrent être-en-puissance, à ce recoupement. C'est dire que l'on entre ici dans le champ
, Il
l'
Il
396 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 397

potentiel des habitualités comme Vermoglichkeiten liées à des significativités En d'autres termes, et ce n'est pas moins important que ce qui précède,
sédimentées, et que, même si elles ne sont pas, à chaque fois, toutes actualisées l'Umwelt, qui pourrait être conçu comme le strict corrélat du sujet (de la per-
(très loin s'en faut 1), les aperceptions comme liées à des habitus en puissance sonne), comme le cercle (un peu comme dans l'éthologie animale) où se rencon-
jouent, par leur être-en-puissance, dans l'acte des aperceptions actualisées: c'est treraient, pour se saturer mutuellement, chaque fois, l'actualité éveillée de
même cela, que nous avons principalement repéré jusqu'ici pour les apercep- l'intérêt, et les habitus aperceptifs du sujet avec les significativités de l' Umwelt,
tions de langue, qui constitue le tissu symbolique de l'institution symbolique. n'est précisément pas clos comme sur un cercle (celui de l'institution positive
Mais nous sommes ici à un registre architectonique qui n'est déjà plus, originai- de l'universalité de la vie), mais ouvert, fût-ce de manière négative, comme à
rement, celui de la temporalisation en langage-langue, puisqu'il est celui de l'inutile. Mais l'inutile (comme l'utile) n'est jamais que relatif: il peut changer
l'aperception perceptive et de sa significativité, théorico-pratique, qui en dérive de valeur dans d'autres contextes, et il est, en ce sens, comme le témoin impli-
moyennant une autre Stiftung que celle de la langue, celle du sens intentionnel, cite d'une sorte d'«aperceptibilité» comme possibilité d'étendre et d'enrichir
dans toute sa complexité, et en son acception husserlienne. Ce tissu symbolique l'Umwelt. D'où vient donc, plus précisément, cette ouverture? Nous l'avons
n'est donc pas nécessairement constitué de par sa genèse ou son Histoire, dit: de ce que l'institution symbolique, extrêmement complexe, si elle est en
comme l'est celui de la langue - contrairement aux «modèles» structuralistes cohésion avec elle-même, n'en constitue pas pour autant un tout cohérent: c'est
qui ont pris la linguistique comme paradigme. Cela nous rend attentif au fait que celui-ci qui serait clos sur lui-même. Or c'est cette question que, dans ses
l'institution symbolique, toute institution symbolique, a une structure architec- termes, Husserl pense tout d'abord:
tonique, à différents «registres»: les renvois symboliques d'aperceptions en
«Le "monde environnant" concret est dès lors complètement "significatif', "intéressant",
habitus (ou en acte) à aperceptions en habitus (ou en acte) s'effectuent selon des typisé et articulé à la mesure des intérêts personnels, donc corrélat de la personne elle-même
modalités propres, qui ne sont pas les mêmes que celles selon lesquelles s'effec- (qui est en train d'être comme l'identique de ses habitualités chaque fois fondées). Mais ici il
tuent les renvois symboliques de signes (de la langue) à «signes» dans les ne faut pas seulement parler d'articulation, mais aussi de stratification. Ce qui a toujours déjà
paroles (ou écritures), et cela même si, comme nous l'avons reconnu, la mise en de la significativité en regard de certains intérêts entre en considération pour d'autres intérêts et
en reçoit des significativités d'une dimension éventuellement nouvelle, en sorte que les signifi-
jeu des aperceptions de langue est la condition nécessaire de possibilité pour la cativités ne sont pas en quelque sorte juxtaposées et [ne] se rattachent ainsi à l'unité que par
mise en jeu des premières. Ce point est d'une extrême importance, si nous vou- l'unité d'un intérêt, mais font partie de diverses dimensions.» (Hua XV, 56, nous soulignons)
lons comprendre que les renvois symboliques d'aperceptions perceptives (théo-
rico-pratiques) ne s'effectuent pas de la même manière que les renvois Les significativités de l'Umwelt, qui sont des couches de sens intentionnels
symboliques d'aperceptions de phantasia, ceux-ci n'étant pas, à leur tour, on l'a sédimentées dans les aperceptions, et sédimentées au fil de diverses Stiftungen,
vu, entièrement réductibles, en raison de la condensation et de la fragmentation selon les enchevêtrements et enchaînements de la genèse ou de l'Histoire, se
des aperceptions de phantasia (en écho transpassible aux apparitions de phan- renvoient donc symboliquement (par la Stiftung qui fait la sédimentation et
tasia), aux renvois symboliques d'aperceptions de langue. Encore une fois, l' habitus) les unes aux autres, de telle manière que les «intérêts» qui y sont liés
l'institution symbolique, qui a sa cohésion, son Histoire, sa tradition, n'est pas sont pris dans les mêmes renvois, qui sont pareillement multiples. Or ces ren-
pour autant un tout cohérent - la cohérence, logico-ontologique ou même struc- vois ne sont pas à ce point déterminés (comme dans l'idéologie structuraliste)
turale n'étant que cela qu'a cherché la philosophie, depuis son institution sym- qu'ils constituent un tout fermé sur lui-même. Du neuf peut éventuellement en
bolique, à travers ses réélaborations symboliques. surgir, car l'unité d'un «intérêt» ne suffit pas à ramener les significativités à une
Mais poursuivons la lecture: seule dimension. Tout comme il y a «stratification» des Stiftungen de divers
types selon l'enchaînement génétique, il y a stratification des habitualités et des
«On peut peut-être dire: pour nous comme hommes à maturité (entwickelte), tout a déjà sa
significativité, tout relève de l'intérêt, y compris les arrière-fonds "complètement inintéres- significativités correspondantes, donc aussi stratification des intérêts. Cette stra-
sants" qui ne sont que relativement inintéressants, qui ne se tiennent qu'en dehors de l'intérêt tification est, pour nous, non pas celle de «niveaux d'être», mais avant tout
particulier, régnant, et peut-être professionnel, qui ne relèvent d'aucune façon d'''intérêts celle de «registres» architectoniques, chaque passage d'un registre à un autre ne
vitaux" positifs, lesquels relèvent de l'universalité de la vie à la manière d'une institution posi-
s'effectuant que par une Stiftung (qui suppose la Stiftung du registre que l'on
tive. Et néanmoins, tout en détail peut à l'occasion devenir intéressant, être utilisable, être de
valeur, et éventuellement, sur cette base, être envisagé eu égard à la manière dont et au fait quitte) qui induit, dans le niveau précédent, une déformation cohérente. Ainsi,
qu'il puisse entrer en considération, et par là être placé en opposition à l'utile et l'inutile, lequel ici, le registre des aperceptions dont parle Husserl ne serait pas possible sans le
est un caractère négatif de la significativité et peut aussi devenir aperceptif comme [étant] tel; registre des «signes» et des aperceptions de langue. Et, on l'a vu à propos de la
et en fait tout ce qui est environnant joue son rôle, fût-il négatif, pour l'homme "à maturité".»
(Hua XV, 55-56) langue, la déformation cohérente est trans-formation du registre précédent,
c'est-à-dire ouverture à la nouveauté. Les registres ne sont donc pas sans com-
398 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 399

munication entre eux. Cela est de première importance puisque cela implique, à par «associations» personnelles «localisées» (de la même façon, sur le même
tout le moins (ce que Husserl veut dire par la juxtaposition des significativités), fonds). Il est caractéristique que, dans les actes de l' «association», Husserl
qu'il n'y a pas, contrairement à l'apparence qui a pu en être donnée, de corres- comprenne à la fois les actes individuels «qui s'unifient chaque fois dans leur
pondance biunivoque mutuellement saturée entre les «intérêts» et les significa- fonction communicative», qui tendent donc, ensemble, aux mêmes sens, et ces
tivités. L'intérêt se centre, rencontre éventuellement, dans l'aperception, de la mêmes actes en tant qu'« ils s'enchevêtrent avec le résultat de l'effectuation
significativité, mais celle-ci, qui peut paraître unique dans l'actualité thématique communautaire» des individus, c'est-à-dire en tant qu'ils se reconnaissent et se
de l'intérêt, est ouverte à des multiples dimensions d'autres significativités, pour distinguent les uns des autres au sein de ces mêmes sens. Ces sens sont com-
une part importante en sommeil (en puissance) au sein de cette actualité théma- muns, et l'Umwelt corrélatif est commun, c'est-à-dire qu'ils sont un en plu-
tique. Et c'est par là que pénètre l'arrière-fond obscur, mais mondain, de sieurs, ou plusieurs en un, ce qui est la caractéristique de l'institution et de
l' Umwelt actuellement thématique. l'élaboration symboliques où le plusieurs s'enchevêtre en un (monde de sens) et
Mais il y a plus encore, sur quoi Husserl insiste aussitôt: où l'un (l'institution symbolique des significativités) se diffracte aussitôt en plu-
«Nous avons jusqu'ici parlé comme si le monde environnant d'une personne n'avait sa sieurs. Par là se dégage le statut proprement phénoménologique de l'institution
structure de significativité qu'à partir d'elle, une personne singulière. Mais c'est la double symbolique, qui a une existence elle-même umweltlich, relevant de l' Umwelt en
situation remarquable des personnes que d'être d'un côté objets du monde environnant pré- tant que commun, habité ou «colonisé» par des significativités (et corrélative-
donné, et, en tant que cela, de porter en soi des significativités, et d'autre part d'être des per-
sonnes, de se rassembler (sich vergemeinschaften) comme telles, et d'instituer (stiften) des ment: des habitus aperceptifs) qui sont communes, qui renvoient à la pluralité
significativités, non pas simplement au singulier, mais en communauté (Gemeinschaft). Les ouverte des individus (lesquels ne sont pas pour autant institués socialement
prédicats de signification des objets du monde environnant, de ceux qui sont communs (allge- comme tels, mais le sont toujours, d'une manière au moins implicite, comme
meinsam) aux sujets d'une humanité qui communique, renvoient en leur sens lui-même aux
sujets connus ou inconnus des actes personnels desquels proviennent ces significativités. Le
pluralité plus ou moins définie). Cette «umweltliche Existenz» n'est évidem-
sujet singulier n'a pas seulement tout simplement ses actes qui lui sont propres, mais des actes ment pas, tout simplement, bien qu'elle l'englobe, l'existence brute des choses
privés par opposition à d'autres actes, communicatifs, avec lesquels il fonctionne communica- communes de l'Umwelt, car c'est celle, qui a son «mode» caractéristique, des
tivement. Aussi une association de personnes a, de manière analogue à une personne singu- significativités et des habitus aperceptifs, de l'institution symbolique elle-même,
lière, des actes en tant qu'association, actes parmi lesquels nous comprenons les actes des
personnes en question, actes qui s'unifient chaque fois dans leur fonction communicative et qui des différents registres architectoniques qui correspondent aux significativités.
s'enchevêtrent avec le résultat unitaire de l'effectuation communautaire de ces personnes. Par Pour notre question, celle de la «circulation intersubjective» des apercep-
là cette effectuation a comme telle une existence relevant du monde environnant, et en tant que tions de phantasia, cela signifie qu'elles ne peuvent précisément circuler comme
fait relevant du monde environnant, un caractère de significativité qui renvoie aux personnes en
question et à leurs actes communicatifs.» (Hua XV, 56-57)
telles que dans une relative stabilité qui en fait, pour ainsi dire, des «significati-
vités» pour elles-mêmes, et non pas seulement des aperceptions flottantes, fluc-
Autrement dit, il n'y a jamais, en fait, de sujet (personne) singulier et isolé, tuantes, intermittentes et protéiformes. Si elles relèvent déjà, nous l'avons vu,
mais toujours déjà communauté de sujets (personnes), où s'instituent des signi- de la Stiftung en tant que Stiftung de la langue, celle-ci n'assure précisément
ficativités, ou plutôt les significativités. Celles-ci sont donc toujours déjà collec- pas, dans la facticité des paroles qui font du sens, de leur stabilité, c'est-à-dire
tives (ce qui n'exclut pas, le cas échéant, leur reprise individuelle), et surtout, en autant de celle de ce qui s'y montre en Darstellung intuitive que de celle des
leur sens, «renvoient aux sujets connus et inconnus» qui ont participé à l'insti- aperceptions de langue qui s'y condensent et s'y fragmentent. Il y manque
tution des significativités: la référence à un sujet singulier clairement reconnais- encore, pour cela, la Stiftung d'une parole, le récit mythique, mythico-mytholo-
sable (ou identifiable) n'est donc pas nécessaire à 1'« existence» de la gique ou mythologique, qui les reprend, en sa Stiftung, comme porteuse de
significativité. Cela veut dire, pour nous, qu'il y a toujours déjà un fonds com- significativité au sens husserlien. Il faut donc, dans cette Stiftung redoublée de la
mun de significativité qui relève de l'institution symbolique, et que c'est sur ce phantasia qui n'est pas encore celle de l'imagination, un second découpage
fonds commun, coextensif d'un Umwelt commun, que s'élaborent symbolique- symbolique, un redoublement par rapport au premier, des aperceptions de phan-
ment des significativités individuelles ou «communautaires» (selon tel ou tel tasia, et ce, dans la mesure où le récit se pense comme élaboration symbolique
groupe qui se constitue à l'intérieur de la société, avec telle ou telle visée d'éla- du fondement de telles ou telles significativités déjà collectives, eu égard à la
boration symbolique). Il y a donc Stiftung collective, et, dans la mesure où les problématicité, qui cherche à se résoudre, de ces significativités. En ce sens, la
personnes, les sujets, sont toujours déjà pluriels, il n 'y a ici de Stiftung que col- phantasia, dans ses aperceptions «désordonnées» joue comme une sorte de
lective, ce qui n'exclut précisément pas, éventuellement, qu'il puisse y avoir de «réservoir transcendantal» pour la «déduction transcendantale» au sens kantien
la Stiftung individuelle (mais c'est toujours sur le fonds de la Stiftung collec- que tente le mythe. C'est dire que la Stiftung redoublée des aperceptions de
tive), que Husserl rapporte ici au «privé», ni, de la même manière, de la Stiftung phantasia en leur stabilité recoupée par des significativités collectives, est elle-
400 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE »D' APERCEPTIONS 401

même collective. Le paradoxe du mythe, que Husserl n'a pu penser, lié qu'il l'effectuation typique corrélative (famille, peuple), ou bien elle a surgi à un degré plus élevé de
était à son époque, est donc que même des aperceptions de phantasia peuvent se l'institution volontaire à son gré (aus willkürlicher Stiftung), une volonté à son gré (Wilkür) qui
a elle-même le se~s d'une volonté à son gré communautisée des personnes qui instituent (insti-
charger de significativité, ou plutôt être instituées, elles aussi, avec leurs signifi- tution d'union, d'Etat). Cela donne aussi des différences possibles et importantes: une commu-
cativités, d'emblée collectives, Mondes (Umwelten) où, comme on l'a dit, le nauté fondée naturellement ou par institution peut ou bien être limitée à des personnes
«réel» semble communiquer sans véritable solution de continuité avec le individuelles déterminées, ou bien être selon son sens une communauté ouverte, une commu-
«phantastique» . nauté avec échange de personnes, mais pour cela non pas rapportée à des personnes quel-
conques, mais à celles qui sont prescrites par le sens d'horizon déjà co-institué de l'ouverture
Tout l'intérêt phénoménologique des analyses husserliennes est de montrer selon ce qui est commun à toutes (dem Allgemeinen nach).» (Hua XV, 57)
que 1'« umweltliche Existenz» de l'institution symbolique, n'est simplement ni
l'existence brute des choses, ni celle de l'Umwelt comme cercle environnant Il ne faut pas se méprendre ici, par abstraction du contexte, sur le sens de
rassemblant les choses, ni celle du monde comme extension universelle de ce que nous dit Husserl: il ne s'agit pas d'une «déduction», fût-elle «trans-
l'Umwelt, n'est donc pas simplement l'existence «objective» (ou ontologique) cendantale», de la société politique à partir de la société «naturelle»: rien
posée par la connaissance (rationnelle) - celle-ci n'en est qu'un redoublement n'est plus contraire à l'esprit de la phénoménologie que l'idée d'une telle
dans l'architectonique propre de l'institution de la philosophie, comme nous «déduction», et cela est bien marqué dans le texte par la conjonction <wu
avons tenté de le montrer, en particulier dans L'expérience du penser. Car cette bien» qui lie les deux types de communauté - la naïveté de Husserl est aussi
«existence» est faite en particulier de significativités (de couches sédimentées due qu'à ce qu'il a observé lui-même dans la société où il a vécu, à savoir les
de sens intentionnels) et d'habitus aperceptifs correspondants qui peuvent aller di;ers modes de découpage de la société civile (famille, peuple) par rapport à
jusque dans la phantasia. «Transie» par sa transpassibilité aux registres archi- l'Etat. Mais plus profondément, elle vient évidemment de la croyance que de
tectoniques qui la rendent possible (ceux de la langue-langage, du langage et des tels groupements puissent être «naturels» (de sources instinctives). En tout
mondes), maintenue par là à l'écart de la positivité stricte ou brute, cette «exis- cas, et par ailleurs, ceux-ci s'instituent aussi, puisqu'ils sont le lieu d' habitua-
tence» sédimente en elle-même, dans les significativités et les habitus qui en lités de manières de penser (et peut-on ajouter: d'agir) qui procèdent elles-
résultent, une genèse ou une Histoire comme genèse ou Histoire de Stiftungen mêmes de Stiftungen avec des significativités sédimentées au fil d'une
ainsi stratifiées sans qu'elles aient pour autant constitué, nous l'avons vu, autant Histoire symbolique. Quoi qu'il en soit, le point important est que la Stiftung,
d'événements ayant été au présent. Depuis la première Stiftung, celle de la éminemment politique, de l'État, est elle-même «willkürlich», c'est-à-dire
langue, cette genèse ou Histoire est collective, enfouie, en sommeil dans la procède d'une volonté «à son gré» coextensive, d'elle-même, de ses signifi-
langue et jusque dans les significativités et les habitus aperceptifs, c'est-à-dire, cativités et de ses habitus, qui ne trouvent pas leurs sources dans les significa-
dans nos termes, genèse ou Histoire symbolique, et rien, jusques et y compris tivités et les habitus «naturels». C'est, si l'on veut, 1'« arbitraire» (Willkür) de
notre Umwelt, n'y échappe, même si celui-ci est toujours ouvert par transpassi- l'institution politique en tant que Stiftung symbolique, et la naïveté de Husserl
bilité à ce qu'il y a d'inopiné, d'inattendu, d'imprépensable, en particulier dans est dès lors tout à la fois dans la croyance qu'un tel «arbitraire» est dû à une
la rencontre de l'autre et des autres: les sédimentations de significations et de «volonté» consciente (Will-kür), et dans la croyance corrélative qu'il peut y
significativités ne sont saturantes que dans une institution symbolique en train avoir des motifs phénoménologiques, issus du «registre» architectonique pré-
de dégénérer en Gestell symbolique, en dispositif de signaux (pour ce que cédent, pour certaines Stiftungen, et ne pas y en avoir pour la Stiftung poli-
Husserl aurait nommé «les intérêts») qui feraient de l'homme une sorte d'équi- tique de l'État. Alors que, pour nous, c'est précisément l'absence de motifs
valent de l'animal sauvage, c'est-à-dire un «pur» animal symbolique du symbo- proprement phénoménologiques qui caractérise toute institution symbolique.
lique où la langue et l'Umwelt seraient clos en un cercle articulant ces signaux La recherche de motifs, qui n'est certes pas exclue, procède de l'élaboration
aux comportements - et cela pèse toujours comme une menace, ainsi qu'on s'en symbolique qui ne reprend le «registre» architectonique précédent sur la base
aperçoit massivement aujourd'hui. duquel a lieu la Stiftung symbolique que moyennant la déformation cohérente,
Avant d'en venir plus précisément à notre question de la Stiftung (collective) la transposition architectonique, aveugle à elle-même, qu'elle y induit, c'est-
de la phantasia, il nous reste à envisager la question du sens politique de l'insti- à-dire dans les termes mêmes de la Stiftung symbolique en question (ainsi des
tution communautaire, ce pour quoi nous aide encore le texte suivant de notions de «besoin» ou d' «instinct»). Ce n'est donc qu'indirectement, et par
Husserl: transpassibilité, que l'élaboration symbolique remet en jeu, comme élabora-
tion de sens, la dimension phénoménologique du langage. En d'autres termes
«La communautisation (Vergemeinschaftung) des personnes en une communauté subsis-
tante peut avoir procédé (geworden sein aus) de la vie naturelle l'un avec l'autre et de sources encore, s'il y a ici, comme on l'a souvent dit à juste titre, un aveuglement de
originairement instinctives, comme une habitualité des manières de penser (Gesinnung) et de Husserl à la question du politique, c'est bien plutôt, à la fois dans l'appréhen-
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sion que le politique ne peut se jouer que dans l'institution de l'Etat, et dans manière propre, qui lui est singulière. L'élaboration symbolique de la question
l'appréhension corrélative, qui n'est pas sans être pénétrée d'une «fibre de la royauté, telle qu'elle a été effectuée par les Grecs - donc, d'une certaine
démocratique», de ce que cette institution est «volontaire», procède d'une façon, avec la question de la démocratie -, conduit à penser que cette institution
sorte de «libre arbitre». Cela a pour conséquence que, pour Husserl, il est est d'abord institution barbare du tyran à «civiliser» en roi, c'est-à-dire à élabo-
vrai, le politique échappe à toute réélaboration symbolique mettant en jeu par rer et à fonder symboliquement en roi humain: nous allons reprendre dans cette
sa question la dimension phénoménologique de l'expérience - comme si la perspective ce que nous avons déjà ébauché dans L'expérience du penser I , pour
société civile seule pouvait faire l'objet de telles réélaborations, et donc d'ini- montrer que, par l'institution symbolique redoublée de la phantasia dans les
tiatives en quelque sorte marginales par rapport à l'É.tat (ce qui, au reste, tend récits de fondation de la royauté, c'est la Leiblichkeit même du Leib du tyran,
massivement à se manifester aujourd'hui, tant l'Etat paraît dégénérer en d'abord monstrueuse, qu'il s'agit de métamorphoser en Leiblichkeit du Leib
d'un roi humain, où tant la Leiblichkeit du social que celle des hommes pourront
«machinerie» impuissante).
C'est seulement moyennant tout cela, qu'il faut concevoir avec ses nuances, se réfléchir dans une forme enfin humaine, dans des significativités collectives
que l'on peut dire, non pas simplement que toute institution symbolique est poli- «vivantes» et non pas «machinales ».
tique, mais que toute institution symbolique, comme celle du politique, est sans Cette Leiblichkeit fait aussi partie de l'«umweltliche Existenz» de l'institu-
motif phénoménologique dans le «registre» architectonique sur la base duquel tion symbolique. Mais qu'elle ne soit pas, ipso facto, Leiblichkeit proprement
elle s'institue et qu'elle transpose architectoniquement dans son «registre» humaine, c'est finalement ce que n'a pas vu Husserl, et en un sens à bon droit au
architectonique propre en le codant en ses propres termes. Toute institution registre architectonique d'analyse phénoménologique où il se situait dans le
symbolique porte en elle son énigme ou ses énigmes, par là qu'elle ne peut départ qu'il a pris pour la phénoménologie de l'intersubjectivité, où tout Leib est
jamais entièrement se légitimer elle-même, tout comme l'institution du poli- d'emblée proprement humain, ce qui est envisagé dans les «sociétés démocra-
tique, de son champ propre de significativités (théorico-pratiques) et de ses tiques» modernes, c'est-à-dire précisément dans ce que Husserl a observé de la
habitus, porte en elle son énigme ou ses énigmes. A l'inverse, on pourrait dire société civile de son temps. Le texte suivant, encore, en témoigne, comme de la
que l'énigme de l'institution du politique, qui fait partie intégrante, partie totale, circularité symbolique de l'humanité par rapport à elle-même:
de l'institution symbolique globale, est en un sens un point d'entrée possible en «La constitution du monde communautaire par l'expérience d'autrui fonde cela que cha-
l'énigme de cette dernière, parce que ces deux énigmes sont «en résonance» cun (chacun qui entre par son corps dans son champ d'expérience, exerçant immédiatement
l'aperception d'autrui) peut eo ipso, sans plus, comprendre en l'autre toutes les aperceptions
sans être identiques. S'il est vrai qu'il n'y a pas de société humaine qui ne soit privées, respectivement la typique objective, que lui-même a déjà formée (ausbilden). Il en va
politique, Cl. Lefort et P. Clastres l'ont montré, il est faux de dire que l'institu- tout d'abord ainsi que je puis comprendre l'autre, dans le cas de l'expérience qui progresse
tion symbolique globale, qui n'est pas, encore une fois, un tout achevé, puisse dans la forme d'une épreuve du temps (Bewiihrung) continuellement concordante, en cela qu'il
y a ce corps, là, comme corps vivant (dans une structure de signification de la corporéité
être rabattue entièrement sur l'institution politique qui, corrélativement, serait
vivante, la même que celle où j'éprouve déjà mon corps comme corps vivant), que le monde
d'ailleurs prise comme un tout achevé. Pour le comprendre, il faut en venir à spatial commun qui se constitue peut alors avoir les mêmes "objets culturels" privés, rapportés
l'institution, et à la fondation comme élaboration symbolique de cette institu- à l'autre (objets par effectuation active et avec les prédicats d'effectuation, de signification cor-
tion, de l'État, c'est-à-dire, historiquement, de la royauté. Or cette élaboration respondants) que ceux que je connais de par mon effectuation, donc de façon tout à fait origi-
naire. Les nouvelles formations (Gebilde) qui surgissent de la communautisation, c'est-à-dire
symbolique, se faisant dans les récits mythico-mythologiques et mythologiques, de la mienne et de celle d'autres indéterminés, donnent alors à leur tour la possibilité de saisir
est coextensive, on le sait, d'une institution redoublée de la phantasia, qui en des objets environnants (umweltlich) semblables comme formations significatives, spirituelles
fait circuler les aperceptions dans la société comme aperceptions (dès lors en en dehors de ce cercle-ci de personnes qui sont là (stehend), dans la mesure où elles sont préci-
sément des formations qui n'ont pas été formées par moi dans mon expérience, ni en commun
habitus) collectives de significativité. Et comme le Leib, dans son indéterrninité
par mes contemporains connus. Du reste, on peut, en quelque sorte de manière concertée, voir,
phénoménologique foncière, est le «lieu» obscur et spatialisant (sans lieu spa- le regardant (Zuschauend), le devenir d'une communautisation, et [par là] sera vu l'agir com-
tial a priori) où s'articulent langage-langue et phantasia, comme les apercep- mun avec ses résultats communautaires, dans la mesure où parler, discuter ensemble, travailler
tions de phantasia renvoient dans leurs profondeurs obscures à la Leiblichkeit à une œuvre commune, etc. a aussi son extériorité qui se fait comprendre aperceptivement
selon le sens interne, tout d'abord extérieurement aperceptif, donc sans compréhension propre-
du Leib, tout doit se jouer, dans cette affaire, depuis la Leiblichkeit du Leib et ment intuitive de cette intériorité, ensuite dans une telle réalisation effective propre du com-
des Leiber circulant dans la société. Cependant, celle-ci doit bien se présupposer prendre.» (Hua XV, 57-58)
elle-même puisqu'elle procède elle-même de l'institution symbolique et de la
transposition architectonique qui s'opère aveuglément en elle. Dans le cas q~i
nous occupe de la Stiftung symbolique de la royauté en tant qu'institution poli- 1. Cf op. cit., Ille partie, ch. I, § 2 (pp. 283 - 297). Voir aussi notre ouvrage: La naissance
tique, cela signifie que la transposition architectonique en jeu s'opère d'une des dieux, Hachette, Livre de poche, Paris, 1998 (2eédition).
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Tout, dans ce texte, indique que Husserl décrit en fait la communauté démo- «incarne» en quelque sorte la société, et qui est le roi. Ou plutôt, précisément,
cratique, instituée avec l'institution symbolique de tout autre comme pareille- dans la mesure où le roi est toujours accompagné des dieux et des héros (en
ment humain. Simplement, Husserl ne l'a pas «vu» parce que, issu d'une principe les ascendants mythico-mythologiques de sa lignée) qui sont censés
génération qui n'a pu réfléchir les catastrophes du siècle, il n'a pas «vu», préci- légitimer son pouvoir, ce personnage est aussi, secrètement, le tyran auquel
sément, que l'humanité de l'homme ne va pas de soi. Or, que la Leiblichkeit du manquerait encore et toujours quelque chose de cette légitimité. Et les initiatives
Leib de l'homme soit partout la même, c'est ce que dément la Leiblichkeit du paraissent centrées sur lui dans la mesure où les autres acteurs socio-politiques
corps du tyran. Pour la discipliner, il n'en faut pas moins que la Stiftung redou- paraissent n'avoir d'autre choix que de devenir personnages «de cour», courti-
blée de la phantasia comme Stiftung collective ou «intersubjective» de signifi- sans du tyran, ou opposants plus ou moins groupés et menaçants, ou dispersés.
cativités. Quoi qu'il en soit, l'irruption du tyran n'est jamais tout à fait pure, elle
s'accompagne toujours plus ou moins d'un discours de légitimation, qui sert à
ourdir le complot de l'usurpation du pouvoir (existât-il auparavant ou pas), mais
§ 2. L'INSTITUTION SYMBOLIQUE REDOUBLÉE DE LA PHANTASIA qui n'empêcpe précisément pas l'irruption de paraître comme une irruption bru-
DANS LA «MYTHOLOGIE» tale: celle-ci ne remue, dans les profondeurs, que dans la mesure où elle remue
quelque chose comme un «événement» pur, insituable au présent; donc, par
De la tyrannie, interprétée, comme nous le faisons, depuis les Grecs et en rapport à la réalité sociale, politique et historique, quelque chose comme un
particulier depuis Platon, on ne peut proposer d'analyse phénoménologique que «événement transcendantal»: la brutalité de l'usurpation et de l'irruption fait
comme d'un événement «transcendantal», même s'il est arrivé, de multiples référence à une irréductible barbarie, le plus souvent traduite dans la cruauté
fois dans l'Histoire, qu'elle soit bien réelle, soit par usurpation d'un pouvoir des faits, qui n'est pas sans bouleverser l'ordre symbolique pré-existant.
légitime, soit par dégénérescence de celui-ci. C'est qu'on ne peut, à moins Barbarie dont nous avons tenté de montrer, ailleurs 2 , qu'elle ne peut tirer toute
d'ethnocentrisme - celui-là même que P. Clastres a dénoncé -, supposer que la sa puissance significative que de retourner, à sa manière, le «sauvage» phéno-
tyrannie soit en quelque sorte tout simplement l'instituant du social - il y a des ménologique en le mettant pour ainsi dire «au service» du pouvoir d'initiative
sociétés «sans État», ou plutôt «contre l'État» -, parce qu'il n'y aurait pas de du tyran, de son pouvoir apparent d'instituer un «ordre nouveau».
société «avant» l'institution du Despote, ou parce qu'il n'y aurait de telle Or, comme on l'a vu avec Husserl et à sa suite, l'institution symbolique du
société que «naturelle». Ni supposer d'ailleurs, du moins en principe, que les social (de son «ordre»), qui l'est aussi du politique, est du même coup institu-
sociétés «contre l'État» précéderaient, en droit, les sociétés soumises à la coer- tion symbolique de l'humanité, c'est-à-dire, toujours dans le même mouvement,
cition d'un Pouvoir. Comme toute société procède de l'institution symbolique, celle, à sa manière, de la Leiblichkeit «intersubjective» ou «communautaire»
et comme celle-ci est toujours aussi, pour une part essentielle et intégrante, ins- du Leib des hommes - par «inscription», en quelque sorte d'un Aussenleib sur
titution symbolique du politique, la société et le politique se présupposent tou- le Leib qui en devient Innenleib: inscriptions de Stiftungen collectives, de
jours déjà eux-mêmes, comme toute institution symbolique, sans que cela couches sédimentées de significativités et des habitus aperceptifs correspon-
implique, nous l'avons vu, que l'institution symbolique soit donnée une fois dants, qui font, chaque fois, l'éducation à l'humanité qu'il y a dans toute
pour toutes, de façon immuable, comme un tout achevé. Cette dernière est société; et qui font, corrélativement, que toute société, si petite soit-elle par sa
«ouverte» en ce qu'elle comporte en elle-même ses indétenninations, qui font taille, a tendance à se considérer, ethnocentriquement, comme la seule humaine
son historicité symbolique, la sédimentation historique, pour parler comme à l'exception des autres. C'est dire que l'irruption du tyran, dans sa dimension
Husserl, de ses «significativités », mais aussi les possibilités de ses remanie- «transcendantale », est du même coup une atteinte portée à la Leiblichkeit en jeu
ments et de ses réélaborations symboliques. Bref, il n'y a pas d'institution sym- dans les relations sociales, la menace d'une destruction du Leib institué en sa
bolique qui ne soit ouverte aux pouvoirs d'initiative des hommes. Penser le division (en interne et externe) par retour à ce que le Leib a d'indéterminé fon-
contraire est une absurdité «ethnocentriste», qui revient à penser que toutes les cièrement du point de vue phénoménologique. Mais au lieu que ce «retour» se
sociétés qui ne relèvent pas, peu ou prou, de la «démocratie» entendue en un fasse normalement, par transpassibilité, pour faire du sens qui ranime en
sens fatalement très vague, sont des sociétés de «founnis» - à commencer par quelque sorte le corpus symbolique existant en le réélaborant de l'intérieur, ce
les sociétés archaïques. qui a anormalemènt lieu dans l'excès ou l' hybris de l'événement transcendantal
Simplement, pourrait-on dire, le propre des sociétés despotiques - où l'État de la tyrannie, dans ce qui le fait précisément paraître comme sans légitimité _
est institué au lieu du pouvoir d'un roi - est que l'initiative paraît ne devoir et ne
pouvoir venir que par rapport à un personnage ou d'un personnage, qui 2. Cf op. cit.
l
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ou comme ne tirant sa légitimité que de sa propre violence-, est tout d'abord un comme architectonique, à savoir comme Stiftung, demandons-nous, à partir de
bouleversement tel du corpus symbolique existant (une «révolution») qu'il sa «perturbation» d'un état de socialité normale, ce que peut signifier, dans la
paraît coextensif, par son hybris, de l'impossibilité d'en faire du sens, de la stu- communauté des hommes, l'irruption d'un Leib dont la Leiblichkeit paraît
peur muette, de la frayeur ou de la terreur entièrement subies qui accompagnent informe et monstrueuse à la manière du tyran. Il faut ici envisager trois dimen-
l' «événement». Il y a là un court-circuit ou une rupture de la transpassibilité sions: celle du Leib du tyran par rapport aux Leiber des autres, ou à la
proche de la psychose: la tyrannie est d'autant plus violente qu'elle en est Leiblichkeit de la communauté; celle-ci, en retour, par rapport au Leib du tyran,
proche, et cela tant dans le chef du tyran que dans celui de ceux qui ont à endu- car la relation est asymétrique et non réversible; enfin celle des Leiber des
rer ses apparents caprices. Le tyran ne s'impose le plus généralement comme tel membres de la communauté les uns par rapport aux autres, ce que la Leiblichkeit
que par la guerre, extérieure et/ ou intérieure (civile), et ce qui en fait un tyran du corps du tyran induit comme perturbations au sein de la Leiblichkeit du
est justement que, par son hybris, ses «intentions», ce qui doit «motiver» ses groupe.
initiatives, sont fort loin d'être claires quant à leur sens. Si bien que le «retour» Tout d'abord, n'est pas tyran qui veut, et surtout tyran qui s'impose. Il y faut,
au Leib phénoménologique, indéterminé et sauvage (car échappant, par cette comme on dit du «caractère», c'est-à-dire certains traits qui, hors de ce qui est,
indéterrninité phénoménologique, à toute institution symbolique qu'il fait préci- en général, trivialement relevé (type autoritaire, autocratique, violent, séduisant
sément «vivre»), se retourne en «retour» barbare à l'informe, au chaotique, à la et repoussant, obstiné, rusé, pervers, etc.), sont difficiles à repérer tant c'est sur-
monstruosité. Par son hybris constitutive, le tyran a un Leib tel qu'il en paraît tout leur combinaison subtile qui fait l'efficacité de la tyrannie. A tout le moins,
tout d'abord monstrueux: la rupture de la transpassibilité en lui met pour ainsi le tyran a cette intelligence «instinctive» (c'est-à-dire: leiblich, dans le passage
dire sa Leiblichkeit, et avec elle, toute Leiblichkeit à ciel ouvert, et elle ne paraît, de l'lnnenleib à l'Aussenleib), extrêmement mobile de la sensibilité. C'est elle
comme en autant d'éclats erratiques et débridés, qu'à travers les déformations qui le fait jouer avec toute la palette des impressions et des passions (les siennes
cohérentes (les transpositions architectoniques) devenues locales de l'ordre et celles des autres), et qui lui donne, parce qu'il arrive plus ou moins à se situer
symbolique ancien «dé-composé» par 1'« événement». C'est donc une sur le passage instable de l' Innenleib à l'Aussenleib, un étonnant pouvoir de
Leiblichkeit polymorphe et protéiforme, déjà proche, par là, de ce qui fait les pénétration de l' Innenleib des autres: mais ce pouvoir, qui est pouvoir de fasci-
aperceptions de phantasia. Dès lors, dans ce contexte, la légitimation (la fonda- nation sur les autres, et où s'ancre déjà le pouvoir de contraindre, est un pouvoir
tion) du tyran en roi n'est rien d'autre, selon l'une de ses dimensions essen- tel, en ce qui fait son excès, qu'il ne paraît axé, précisément, que par et pour la
tielles, que la transformation réglée, au fil du récit mythico-mythologique de manipulation et la contrainte. Et cela, parce que, précisément, ce pouvoir de
fondation de la royauté, de cette monstruosité en humanité. Mais, nous avons pénétration est coextensif, pour lui, d'une perte tendancielle de sa Leiblichkeit
tenté de le montrer dans L'expérience du penser, cette transformation est extrê- propre, de l'imminence, en lui, de ce que nous avons nommé, dans L'expérience
mement complexe, puisqu'elle met enjeu les dieux et les héros des récits légen- du penser, la «psychose transcendantale», la rupture ou le court-circuit tendan-
daires. Ce que nous voudrions montrer ici, c'est en quel sens en ceux-ci, en leurs ciels de la transpassibilité du Leib à son Aussenleib. Cette intelligence fasci-
actes et leurs intrigues, se met en jeu une véritable Stiftung (collective) redou- nante du tyran n'est pas tant la sienne propre que celle de sa «pathologie»,
blée de la phantasia où ses aperceptions sont architectoniquement transposées véritablement «démonique», qui ne tend à refaire sa propre Leiblichkeit qu'au
selon des découpages où elles se chargent en significativités ayant une portée détriment de celle des autres, par une sorte d'effet de «pompage» de la
collective, c'est-à-dire fondatrice de la communauté politique. Leiblichkeit des autres dans une Leiblichkeit qui n'est jamais tout à fait sienne:
Avant tout, il faut mettre en évidence ce que signifie l' «événement transcen- si le tyran «en fin de carrière» ne tend plus à rencontrer dans les autres qui
dantal» de la tyrannie comme irruption catastrophique, en elle-même, insistons- constituent sa cour que des images caricaturales de lui-même, que de la mimèsis
y d'entrée, non présente, mais bien en présence, et dont les effets dans le réel spéculaire qui se précipite servilement au devant de ses désirs, le tyran dans ce
peuvent seuls êtres comptés au présent. Cela montre déjà que, comme tel, qui le fait vivre trouve en les autres la mimèsis active et «du dedans» qui tend à
l' «événement», en sa dimension transcendantale elle-même, ne pourra relever, lui manquer: les autres sont comme les affects, les gestes et les voix qui le ren-
concrètement, que de la phantasia, et son récit, d'une articulation en phantasia, dent à son ipséité évanescente, mais les sens qui, par là, cherchent à se faire en
au sein de la temporalisation en présence d'un sens se cherchant dans une phase eux ne sont pas ceux où leur propre vie chercherait à s'élaborer en vue d'elle-
de langage-langue (le «récit» de l'événement); cela, sans qu'aucune des péripé- même, mais ceux où cherche à s'élaborer, vaille que vaille, le sens même de la
ties du récit ne soit proprement présente par lui et en lui, ou n'ait été présente tyrannie. Figure classique, depuis Hegel, de l' «aliénation», où la mimèsis active
comme rapportée par lui. Mais, avant d'y revenir, et puisque la phénoménologie et «du dedans» apportée par les autres, avant de dégénérer en mimèsis spécu-
nous offre la possibilité de «situer» 1'« événement» comme «transcendantal» et laire, permet au tyran de «fouiller» les autres jusqu'aux tréfonds et les met, par
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là hors de leurs gonds, cela pouvant aller, les exemples historiques abondent, vement par les «besoins», les «désirs» et les «passions» qui y sont codés des
ju'squ'à la pathologie bien réelle - bien des tyrans étaient ou sont devenus ~es hommes. «Vérité» de la machinerie actionnée par la tyrannie, et dont, peut-être,
psychopathes entourés de marionnettes, mais leur fin est alors plus ou moms le théâtre d'Euripide constitue la plus complète dérision.
En retour donc, pour avoir été ou pour pouvoir toujours être «percée à jour»
proche.
Plus précisément encore, le danger du Leib du t~an est que: Pa: la rupture par la rupture de transpassibilité au Leib du tyran, l' lnnenleiblichkeit des autres
tendancielle de transpassibilité en lui qui le rend a la barbane, a une sorte paraît elle-même exposée au même danger, devoir se vider tendanciellement
d'éventration immédiate de son lnnenleiblichkeit mettant celle-ci à ciel ouvert dans une Aussenleiblichkeit offerte aux menées et aux désirs tyranniques. Il
dans son Aussenleiblichkeit immédiatement aperceptive, son Leib s'expose n'est pas jusqu'au plus intime qui ne soit susceptible d'être pris, observé et
paradoxalement en Darstellungen intuitives indifféremment de l'ordre du réel déjoué par l' œil perçant et omniprésent du tyran, lequel, par la sorte d'hypersen-
ou de l'ordre de la phantasia, avec leurs structures propres et confondues ~e sibilité de sa «pathologie», «fouille les consciences », découvre ou prévient les
significativité (et de leurs habitus correspondants) qui sont celles de la tyran~e, pensées les plus secrètes. Cette désarticulation de la Leiblichkeit des autres est,
liées aux désirs du tyran. Car ces Darstellugen intuitives, sans «recul» (ou deca- par-delà les atrocités réelles commises, ce que signifie proprement la terreur du
lage) transpassible par rapport à la Leiblichkeit du tyran, e~ qui, par ~à, sont. pro- tyran; mais à l'inverse aussi, paradoxalement, son «amour», puisque c'est lui,
prement barbares, irrécupérables dans l' ordre symbo~Ique anCIen qUI., est précisément, qui tend, ayant emprunté aux autres la Leiblichkeit qui lui manque
bouleversé ou «révolutionné», tendent à s'inscrire passIvement, sans arnere- pour rechercher l'ipséité qui lui manque, à paraître dans son ambivalence dési-
fond transpassible, sur l'Aussenleiblichkeit des autres: la mimèsis active et «du rer la Leiblichkeit et l'ipséité des autres. Sorte d'hypnose transcendantale et col-
dedans», si elle ne s'élabore pas au fil de transformations qui tendent à «négo- lective, où pointent déjà les dieux, comme autant de figurations analysées du
cier» le passage ou la fondation du tyran en roi, à l~i «redonner:) de la Leib éclaté du tyran, et où l'ordre symbolique ancien tombé en déshérence cher-
Leiblichkeit et du sens - ce que tentent les récits mythico-mythologiques et chera à se reconstituer avec son sens en reconstituant le Leib éclaté du tyran
mythologiques-, ne peut, en réalité, qu'échouer rapidement, e; porte~, c~~e comme Leib humain du roi. A cette Leiblichkeit, les autres ne seront censés pou-
des bribes ou des morceaux du sens qui s'est vainement cherche, des sIgmficatI- voir accéder que par l'entrée en harmonie avec elle, avec sa sensibilité, ses
vités et des habitus, certes chaotiques tant qu'on en. reste à ce ~egistre ~~hitecto­ désirs et ses passions. «Servitude volontaire» qui procède du malencontre, celui
nique, mais qui sont eo ipso significativités et habItus collectIfs pol~ses .par la de la Leiblichkeit transpassible mais réinscrite dans l'ordre symbolique pour le «
tyrannie, structurés par elle, et en lesquelles le tyran n'est pas moms pns que faire vivre», pour en faire du sens dans son élaboration. La «servitude volon-
ceux qu'il tyrannise. C'est donc la mimèsis active.et «~u dedans» d~ langage- taire» n'est «amour» du roi que sur le fond de la terreur ancestrale du tyran qui
langue par le langage-langue, et du Leib par le Lezb, qUI est profond~ment per- ne cesse de jouer, comme son dérèglement toujours possible par hybris, dans la
turbée par le «charisme» du tyran, en une sorte de Stiftung du collectIf, donc du figure royale elle-même. Sorte de «névrose» collective et transcendantale qui
politique, qui est, en quelque manière, originairement «dé-natur~e» pui~que la n'est là que pour protéger contre une «psychose» pareillement collective et
Leiblichkeit communautaire, l'une des dimensions de l' «umweltlzche Exzstenz» transcendantale, la «servitude volontaire» est aussi censée lier le roi dans les
husserlienne tend à être vidée de son «dedans» pour éclater dans le chaos des fonctions qui ont été définies par son institution. Tout roi peut devenir ou rede-
manifestatio~s (Dartellungen) tyranniques sans arrière-fond transp~ssible. C'est venir tyran, mais il en faut beaucoup, chaque fois, pour le détrôner.
depuis son Leib, saisi au plus près de ce qu'il a d'informe, de mobIle, de fiuan~, Enfin, les répercussions de l' «événement transcendantal» de la tyrannie pour
d'imprévisible, que le tyran donne aux autres à la fois l:impress~o~ d~ ~es aVOIr la Leiblichkeit réciproque des autres entre eux sont immédiates: elle est désor-
«compris », mieux qu'eux-mêmes n' auraient p~ le fa:r e :. d,e 1 «mter~eur», et mais, en principe, médiatisée par la Leiblichkeit tendanciellement évanescente
l'illusion d'avoir le pouvoir de donner un sens a leur IpseIte, alors meme que, et éclatée du tyran, celui-ci la leur dérobe tout en donnant l'illusion d'avoir le
par son hybris, le tyran paraît par ailleurs sans ipséité st.able, sans projet, c'es~-à­ pouvoir de la leur rendre; mais c'est au gré des circonstances, et depuis ses
dire insensé, sans projet de sens socialement reconnaIssable. Ou encore, c est «manifestations» et ses «expressions» tyranniques éclatées: l'homme devien-
par la remise en jeu, incessante et menaçante, de s~ Leibl~chkeit informe,éc~atée dra ainsi tendanciellement l'ennemi, le rival ou le dominateur de l'homme, dans
dans ses Darstellungen erratiques, c'est au fil des mtermIttences et des echpses la tendance à la «machinerie» sociale où il n'y aurait plus, nous l'avons dit, que
de ses «expressions», qui sont ses actes, ses intrigues, sa légende, et ses paro~es, «besoins», «désirs» ou «passions». Chaque homme, dans la positivité immi-
que le tyran paraît en mesure, mais toujours imminente, de «donner corps» a la nente de son Korper, tend à son tour à se comprendre, du fond d'une solitude
société. Mais ce corps paraît aussitôt en imminence de n'être qu'un corps quasi-radicale, comme une «machinerie» corporelle arbitraire et impérieuse,
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(Korper), une sorte de machinerie dépourvue de sens et mise seulement en mou- sans arrière-fond de sens possibles. Il faudra précisément toute l'entreprise de
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~,
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,

légi timation de ce pouvoir pour que la Leiblichkeit se «stabilise», dans les récits est introuvable, impossible à «accrocher», les amorces de sens s'éclipsent en
de la geste des dieux et des héros, les récits mythico-mythologiques et mytholo- avortons de sens, en significativités et habitus inconscients qui «investissent»
giques, au travers de l' analyse/recomposition de la Leiblichkeit des dieux et des en les découpant certaines des aperceptions de phantasia remises enjeu dans les
héros, désormais à distance de la Leiblichkeit reconstituée du tyran par là et cor- revirements instantanés des amorces de sens en avortons de sens. Et celles-ci en
rélativement transformé en roi humain - humain par son Leib humain analyti- deviennent indiscernables, dans cet effondrement de la Leiblichkeit et de sa
quement distingué, dans ces récits, du Leib inhumain du tyran. Cependant, la transpassibilité (la seule à pouvoir assurer la différence radicale entre la phanta-
médiatisation demeure en ce que les autres restent sujets anonymes, et trouvent sia et la réalité), des «manifestations» supposées «expressives» du tyran dans
désormais seulement à s'ancrer, dans leur «vie», donc dans leur Leiblichkeit, à un réel lui-même en effondrement, cela, donc, à un «registre» architectonique
la fois au corpus symbolique ainsi élaboré comme collectif, et à la servitude où tant les aperceptions de phantasia de la sorte re-déterminées ou sur-détermi-
volontaire due au roi institué comme à celui qui est censé protéger la société nées, que les manifestations «physiques» du tyran, paraissent comme les appa-
contre l'irruption toujours rémanente et tendancielle de la tyrannie. C'est un roi rences mêmes du corps du tyran (Leib tendant à se chosifier en Korper).
humain, c'est-à-dire sage dans son appréhension des équilibres symboliques à Apparences monstrueuses où se donneront pour ainsi dire libre cours les phan-
travers les circonstances et les vicissitudes de l'Histoire, qui est censé rendre la tasiai de monstres, chargées de significativités liées à la Stiftung tyrannique, et
société humaine pacifiée et prospère, mais la situation reste instable puisque les dont la monstruosité, liée à ce qui reste d'infigurable en elles, devra être pro-
équilibres symboliques, extrêmement subtils et précaires, peuvent se rompre gressivement réduite, par transformations successives, au fil du récit de fonda-
d'eux-mêmes, affecter la «sagesse» du roi, ou parce que le roi, issu de la tyran- tion (mythico-mythologique et mythologique).
nie, peut être repris par l' hybris qui rompt ces équilibres: les jeux des uns à Telle est, en première approximation, et dans sa structure, la Stiftung seconde
l'autre sont toujours réciproques, dans ce type de fondation «archaïque» où il de la phantasia dans le mythico-mythologique et le mythologique: elle a pour
n'y a pas de psychologie, où la psychologie est toujours «absorbée» par la effet de mettre l'accent, par les significativités plurielles et d'abord incons-
mythologie. cientes qu'elle charrie - mais originairement, en quelque sorte, sans ordre - sur
La fondation de la royauté ne peut se faire à partir de rien, mais suppose la la monstruosité (figure de l'infigurabilité dans ce champ de significativités
réélaboration symbolique, dans le cadre nouveau imposé par l'irruption du propre à la tyrannie), et, dans la mesure où la fondation de la royauté doit la
tyran, des matériaux symboliques anciens et préexistants «réemployés» autre- réduire, sur ce qui peut la contrecarrer par l'harmonie ou la proportion des
ment. La Stiftung symbolique du nouveau pouvoir dans sa violence implique formes: opposition, si l'on veut, du dionysiaque et de l'apollinien qui polarise
aussi une transposition architectonique de l'ordre symbolique ancien, c' est-à- dès lors l'ordre symbolique ancien à remanier, qui fait le partage des dieux et
dire la redéfinition ou le redécoupage de ses significativités (et de ses habitus) des héros, ainsi que de leurs générations, dans les récits 3, selon une articulation
en des significativités et habitus nouveaux, à valeur immédiatement collective, qu'il serait trop long de reprendre ici. Bornons-nous à souligner ce point impor-
comme en autant de «termes» symboliques qui constituent la base de la rééla- tant que ces récits font circuler des aperceptions de phantasia dans la société à
boration symbolique. Par ailleurs mais dans le même mouvement, dans la la mesure des significativités qui leur sont immédiatement attachées, et que la
mesure où, avec l' «événement transcendantal» de la tyrannie, la Leiblichkeit, figuration intuitive de ces aperceptions est toujours très fugitive et incomplète,
qui est l'une des dimensions de l' «umweltliche Existenz» avec ses significativi- distincte, en tout cas, d'une figuration en image. Celle-ci n'adviendra que plus
tés et ses habitus, est menacée de dislocation par son passage entier, en rupture tard, avec la Stiftung collective (sociale et historique) de l'imagination quand, le
de transpassibilité, dans une Aussenleiblichkeit sans dedans, donc à la limite roi ayant définitivement pris forme humaine, les dieux et les héros la prendront
indiscernable d'une Korperlichkeit, dans cette mesure, la mimèsis active et «du également - ce qu'on a taxé d'anthropomorphisme en le généralisant maladroi-
dedans» mise en action par les autres, plus ou moins en vain, pour saisir malgré tement - dans ce qui sera en réalité la fin du «monde» mythico-mythologique et
tout du sens, ou des bribes de sens «derrière» (à distance) les manifestations mythologique, et le passage de celui-ci à la littérature (poésie épique, lyrique et
«expressives» du tyran, sera prise au jeu de n'y voir que des figurations impos- tragique) et aux arts plastiques. A l'inverse, cela doit nous rendre au moins
sibles de la Leiblichkeit (du tyran et du groupe social), c'est-à-dire des figura- attentif à une question: parmi les aperceptions de phantasia mises en jeu, par
tions elles-mêmes monstrueuses, inhumaines, de ce qui, en soi-même leur surdétermination, dans la Stiftung de la tyrannie, il y a, à supposer que le
infigurable et sans forme, ne paraît prendre figure ou forme que par une sorte passage puisse s'èffectuer de «sociétés contre l'État «à des» sociétés à État»
d'éventration qui le met à ciel ouvert par fragments éclatés. Autrement dit, dans les aperceptions de phantasia rencontrées dans les mythes constituant le maté~
ces mouvements d'abord erratiques et désordonnés, où la mimèsis active et «du
dedans» s'éclipse toujours à nouveau parce que le «dedans» (la Leiblichkett) 3. Cf L'expérience du penser, op. cit., et La naissance des dieux, op. cit.
412 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 413

riau symbolique préexistant, et qui subissent la transposition architectonique. paroles, ses «expressions », ne pouvaient trouver sens que par et dans les autres.
Or, les mythes, à condition de les prendre par la catégorie anthropologique des Pour ainsi dire, 1'« effet» de tyrannie est dans cette sorte de «capture» de trans-
«histoires» (mythoi) qui «se racontent» dans les sociétés «contre l'État», ne passibilité des autres, dans la sorte de mise en demeure, d'une certaine façon
peuvent mettre en jeu la Leiblichkeit de la même manière que les récits mythico- transcendantale, qui leur est adressée, d'effectuer, pour le compte du tyran, la
mythologiques qui ont à affronter la question de la tyrannie. Il n'y a pas, en mimèsis active et «du dedans» de l'imprépensable (imprévisible et inopiné)
effet, de monstres dans les :mythes au sens où nous les entendons, alors qu'ils vers quoi fait signe l'irruption violente de ses «expressions». Cette «capture»
abondent dans les récits mythico-mythologiques et mythologiques, et pourtant, de transpassibilité est effraction dans le plus intime de l' lnnenleiblichkeit des
par eux, des aperceptions de phantasia chargées de significativité sont égale- autres, et les «expressions» en question ne sont plus compréhensibles dans
ment mises en circulation. Signe que l'institution de la tyrannie n'est pas la l'ordre symbolique où elles adviennent cependant, rendent même ce dernier
seule institution sociale possible. Mais question aussi: comme cela se fait-il? quasiment muet, sans prise sur elles, dans la mesure où elles semblent le boule-
Certes, la figure de la tyrannie offre l'avantage de fixer la monstruosité, et donc verser, le dépasser, le prendre à revers, le réduire au non-sens. Si bien que, en
l'inhumanité menaçant toute société humaine (y compris «démocratique»), et retour, si les «expressions» du Leib tyrannique dans l'Aussenleiblichkeit parais-
dans sa fondation en royauté, de montrer sur le vif comment peut s'effectuer le sent, par la mimèsis active et «du dedans» qui s'épuise à s'opérer, devoir porter
travail de sa réduction (comme on réduit une fracture), qui est le travail symbo- du sens, celui-ci paraît en énigme, comme sens que seul le tyran paraît pouvoir
lique de fixation de la frontière entre l'inhumain (recelé par les dieux, et les rois détenir. Usurpant un «lieu» qui est censé relativement déterminé dans l'ordre
qui échouent à gagner leur légitimité) et l'humain, attestant ainsi, par le fait, le symbolique préexistant - fût-ce de manière secrète ou cachée, «en creux»-, sans
travail propre de civilisation (d'hominisation) inscrit dans toute élaboration quoi le tyran paraîtrait comme un simple «fou» dont il serait aisé de se débar-
symbolique de l'institution symbolique. Et c'est en raison de cet avantage que rasser, le tyran pose une question sans réponse stable pour les autres, ou une
nous avons pris notre départ en réfléchissant sur la tyrannie et sa fondation en question inédite dont il paraît seul détenir la réponse, ce qui rend précisément
royauté. Mais, si toute élaboration symbolique, fût-elle celle des mythes, est tra- ses «intentions» insondables et effrayantes: il ne paraît surgir de la société que
vail de civilisation, la question demeure, que nous laissons ici en suspens, de pour «prendre le pouvoir», l' «hypnotiser» (ce que nous avons nommé «hyp-
savoir quelle peut être la figure de l'inhumain dans les mythes. C'est donc avec nose transcendantale») par la fascination qu'il exerce sur elle, comme s'il lui
cette sorte de «clé», au sens musical, qu'il nous faut reprendre l'analyse phéno- révélait sa vérité à elle-même cachée et qu'elle aurait à prononcer comme dans
ménologique du Leib du tyran en sa problématicité, et de l'articulation fine entre un état de somnambule, ce qui seul explique les possibilités réelles dont dispose
Leiblichkeit, phantasia et langage-langue. le tyran d'imposer et d'exercer sa force terrifiante de coercition sur les autres.
Essayons donc de comprendre davantage le paradoxe du Leib du tyran - Cette fascination vient-elle à manquer, se révèle-t-elle comme une imposture, le
paradoxe qui est son ex-ception relative de la Leiblichkeit sociale, menaçant groupe social se libérera facilement de cette force rendue à l'arbitraire - ce qui
celle-ci de ses «figurations» monstrueuses et erratiques -, depuis la Leiblichkeit est aussi arrivé de multiples fois dans l'Histoire. Car l'autre face de l'hypnose
du Leib phénoménologique, indéterminé, coextensif, comme «cellule» spatiali- ou de la fascination est que, dans le même moment, par la «capture» de leur
sante au cœur de la temporalisation, de la masse phénoménologique du langage transpassibilité à la Leiblichkeit, les autres «voient», dans le corps (Aussenleib
mise en jeu dans tout phénomène de langage et se concrétisant, à la fois, dans tendanciellement Korper) et les «expressions» du tyran, comme le «lieu»
les Wesen de langage (les apparitions de phantasia) et dans ce qui, de ceux-ci, même, exclusif, de la transpassibilité, comme cela seul, précisément, qui est
est «pris en aperception» dans l'entretissage des aperceptions de langue et des susceptible, dans sa nouveauté imprévisible, de faire sens, c'est-à-dire aussi de
aperceptions de phantasia (demeurant transpassibles aux Wesen de langage). faire ipséité. Les autres ne sont donc pas moins «en défaut» de transpassibilité
C'est par cette «sensibilité» toute «spirituelle» du double décalage réversible par rapport à eux-mêmes que le tyran par rapport à lui-même, quoique chacun
que, avec les sens qui se font moyennant la Stiftung de la langue, la Leiblichkeit des termes (tyran, autres) ignore cette réciprocité ou cette réversibilité du
circule déjà au sein de la société. Dans ce contexte, l'ex-ception du Leib du «transvasement» de sa transpassibilité dans l'autre. Si le tyran ignore que sa
tyran vient de ce que sa Leiblichkeit est en défaut par rapport à elle-même et est transpassibilité en défaut pour lui-même est ressentie par les autres comme le
en excès par rapport aux autres, de cela qui fait son hybris: ses propres «expres- lieu de leur transpassibilité, les autres ignorent pareillement que leur transpassi-
sions» paraissent violentes d'emprunter ou de «parasiter» quelque chose de la bilité en défaut pour eux-mêmes est ressentie par le tyran comme lieu de sa
Leiblichkeit des autres comme pour la dérober, tendant à retrouver la transpassi- transpassibilité. L'Aussenleib du tyran est encore Leib par les autres, et
bilité qui tend à lui manquer par rapport à la Leiblichkeit du Leib dans cette l'Aussenleib des autres est encore Leib par le tyran: tel est le cercle infernal qui
même transpassibilité des autres à la Leiblichkeit du Leib, comme si ses actes et lie le tyran et la société, dans une sorte de fuite en avant, de course folle qu'il
414 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 415

s'agira précisément, dans la fondation, de discipliner et de civiliser. Chacun des symbolique en général, mais que le cadre ou la structure de sa Stiftung le soit
termes y perd son intimité (celle de son lnnenleib) dans l'autre parce qu'il va l'y d'un inconscient symbolique qui lui est propre, qui est collectif, et où les avor-
chercher. Là se trouve la matrice phénoménologique de ce qui va constituer tons de sens, comme condensations de sens, sont des significativités incons-
l'inconscient symbolique (collectif) de la tyrannie. cientes et collectives qui, en re-marquant, en redécoupant, condensant et
Cercle infernal, venons-nous de dire. C'est qu'en effet, il s'agit d'un malen- fragmentant des aperceptions de phantasia, vont les faire circuler dans le corps
contre symbolique, où le moment de la rencontre, du sublime phénoménolo- social qui est aussi le corps du tyran. Il y aura aussi, en ce sens, une sorte de pro-
gique, est manqué: moment où de la Leiblichkeit, dans son caractère infigurable, cessus primaire dans l'agencement des aperceptions de phantasia mises en jeu
entre en écho ou en résonance avec de la Leiblichkeit, dans son caractère infigu- dans les récits mythico-mythologiques et mythologiques.
rable, dans l'amorce d'un ou de sens amorcés et appelés à se faire, dans le porte- Cette situation permet de comprendre, et d'analyser phénoménologiquement
à-faux ou les déphasages de ce qui est chaque fois phase de présence. Dans ce une dimension fondamentale de l'élaboration symbolique de la fondation, et qui
porte-à-faux et ces déphasages, la mimèsis active et «du dedans» peut s'effec- est pour ainsi dire sa dimension transcendantale: la Stiftung de l'inconscient
tuer, nous l'avons vu, dans les deux sens, pour ainsi dire de la pensée à l'expres- symbolique dans le cadre de la tyrannie est la Stiftung d'une «transcendance»
sion et de l'expression à la pensée, la Leiblichkeit du Leib transitant, avec le tant pour le tyran que pour les autres, dans une sorte de recroisement où cette
langage, de l'une à l'autre, selon la réversibilité de la transpassibilité. Il n'en va «transcendance» est en quelque sorte hantée ou habitée par les autres, mais sans
pas de même dans le cas de la tyrannie, et ce, pour deux raisons dont nous com- s'y réduire, et pareillement, en quelque sorte hantée ou habitée par le tyran sans
mençons à comprendre la connexion. La première est dans la «capture» de la s'y réduire: c'est la «société» mythico-mythologique des dieux et des héros
transpassibilité qui, si elle est réciproque, est telle que, ignorée dans cette réci- (premiers rois, déjà plus divins, pas encore humains). Celle-ci n'est donc pas
procité, elle est menacée d'irréversibilité par l'effet de «capture» lui-même, le «anthropomorphique» au sens trivial, le plus souvent retenu, mais, sur la base
tyran étant menacé de ne pouvoir «se reprendre» lui-même en son de matériaux symboliques anciens tombés en déshérence, rebrassés et remaniés,
lnnenleiblichkeit sans l'Aussenleiblichkeit des autres, et les autres étant menacés cette sorte de «médium» phantastique-transcendantal où, le sens cherchant à se
de ne pouvoir «se reprendre» eux-mêmes dans leur lnnenleiblichkeit sans réaccorder avec lui-même, la Leiblichkeit des deux termes (tyran, autres)
l'Aussenleiblichkeit du tyran. Or cette «capture» réciproque est aussi, on l'a vu, cherche à se «refaire» dans l'équilibre de l' lnnenleiblichkeit et de l'Aussen-
celle des deux termes (le tyran, les autres), par l'exposition, la Darstellung leiblichkeit, comme Leiblichkeit transpassible en ce lieu neutre, illocalisé entre
monstrueuse et inhumaine, dans les «expressions» du tyran, de l'infigurabilité les deux termes, où le tyran sera censé être roi humain d'une société humaine,
même du Leib, et ce, par le défaut de transpassibilité qui affecte chacun des pour ainsi dire à égale distance de la tyrannie censée être équilibrée entre les
termes et qui va chercher à se compenser dans la transpassibilité «capturée» par dieux, et du resurgissement empirique, immanent, et menaçant parce que erra-
l'autre terme. Ces figurations, barbares (étrangères, unheimlich) et chaotiques tique, du tyran (illégitime) parmi les hommes. En ce sens, le récit mythico-
(fluentes, fugaces, instables), échouent tout d'abord à faire du sens, les amorces mythologique, la légende royale de fondation, est l'élaboration symbolique de
de sens s'éclipsent instantanément en avortons, mais qui n'en cessent pas moins l'inconscient symbolique de la tyrannie, mais avec le réamorçage, en ce «lieu»
de produire leurs effets dans la mesure où la clé qui permettrait d'accéder à leur désormais le seul possible, du sens, par le complexe langue-langage et les aper-
sens, de redéployer l'avorton en amorce pour le sens, paraît recelée par l'autre ceptions de phantasia qui y sont liées.
terme. Les autres «pensent» que le tyran détient la vérité du monde (de la Le «génie» ou 1'« esprit» de la fondation du tyran en roi, dans le mythico-
société) et le tyran «pense» que les autres détiennent sa vérité dans cela même mythologique et, de façon déjà abstraite, dans le mythologique, est non seule-
qui assurerait sa légitimation comme roi. Ce mouvement a cela de remarquable ment de tenter de fixer la frontière fluente entre l'humain et l'inhumain, mais
que la «capture» de transpassibilité, pour chacun des termes, en l'autre terme, encore et surtout, dans ce contexte, de penser (et de fixer) les moyens par les-
coïncide précisément avec l'impression (affective) que le sens même de ce qui quels le Leib du tyran, rendu plus acceptable parce que plus humain par sa dis-
paraît insensé (de ce qui demeure avorton de sens pour chacun des termes) est tance d'avec les dieux et les héros, pourra restituer de son Leib ainsi recomposé
détenu et dérobé par l'autre: donc que le lieu de «capture» de la transpassibilité aux autres, pour contribuer à faire la Leiblichkeit de la communauté. Pour cela,
est eo ipso, ce qui se comprend de soi dans notre analyse, lieu de «capture» des nous l'avons dit, la pensée en viendra à la Stiftung redoublée d'aperceptions de
sens mêmes de l'insensé. C'est là proprement ce qui fait l'inconscient symbo- phantasia dont le «matériau >~ rebrassé et redécoupé se trouve soit dans les
lique, comme lieu d'institution symbolique inconscient des ipse, où les sens de mythes, soit dans les légendes mythico-mythologiques de fondation préexis-
l'insensé paraissent en sommeil, dans un être-en-puissance paradoxalement tants, soit dans les deux, soit encore dans de nouvelles aperceptions de phanta-
agissant. Non pas que la tyrannie soit le lieu d'institution de tout inconscient sia chargées, comme les autres, de condensés de sens. Cela selon ce qui sera
416 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG

dans le même mouvement une sorte de «décomposition analytique» du Leib du


tyran et une «recomposition synthétique» du Leib du roi, au fil d'un récit
l APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSU13JECTIVE » D'APERCEPTIONS

ment la Leiblichkeit, le langage-langue, et par là, la phantasia. Quoi qu'il en


soit, nous nommerons fantasme cette structure originairement intersubjective
417

«légendaire» qui va puiser dans l'inconscient symbolique son «efficacité» sym- de significativités inconscientes qui met en scène, en les sélectionnant, des aper-
bolique. Et ce mouvement est en même temps, par la remise en jeu de la ceptions de phantasia, et en laquelle se «piège» en quelque sorte la «capture»
Leiblichkeit en son infigurabilité, une épreuve phénoménologique du sublime, la de transpassibilité. Nous choisissons cette désignation en reprenant à notre
traversée pour elle-même de son «moment négatif» initial en vue de son compte, mais pour le transposer, le terme dans son acception psychanalytique -
«moment positif» où la Leiblichkeit du Leib humain pourra se retrouver à à charge pour nous d'avoir à montrer que le fantasme, au sens où l'entend la
l'écart de la Leiblichkeit plus ou moins éventrée et éclatée des héros et des psychanalyse, procède toujours d'une Stiftung symbolique redoublée de la
dieux. phantasia, où les aperceptions de celle-ci sont prises dans une «structure» origi-
Plus précisément, le propre de cette Stiftung, qui, en les condensant et en les nairement intersubjective qui n'est pas nécessairement celle de la tyrannie. Du
fragmentant, fera effectivement «circuler» les aperceptions de phantasia, est moins, de cette manière, on comprend que ce qui, des aperceptions de phanta-
qu'elle s'opère par la mise en scène, au sein d'un sens qui se cherche en lan- sia, va se fixer dans la «circulation intersubjective», ne le fera, dans le champ
gage-langue, de la Leiblichkeit et de la phantasia: mise en scène qui n'est certes ouvert par l' «événement transcendantal» de la tyrannie, que déjà pris par trans-
pas celle d'un présent qui aurait été, mais celle d'une présence position architectonique dans le fantasme de la tyrannie: ce qui circule tout
«transcendantale», sans présent tout comme celle de 1'« événement transcen- d'abord est cette structure de fantasme, qui accroche aussi l'affectivité en désirs
dantal» de la tyrannie: sorte de «scène primitive» en élaboration d'un corps qui et passions, et c'est à l'intérieur d'elle que les significativités inconscientes se
est à ce point informe ou protéiforme (monstrueux) qu'il rejoue toute la drama- fixeront sur les aperceptions de phantasia comme «représentations» mythico-
tique de la tyrannie mais au registre de la «société primitive» redoublée ou mythologiques et mythologiques à enchaîner au fil du récit.
recodée comme «société primitive» des dieux et du héros fondateur primitive- Comme «significatives» ou «signifiantes », les aperceptions de phantasia,
ment tyran, c'est-à-dire toujours, au moins relativement, usurpateur, la société de la sorte «fixées» comme «condensés symboliques», condensent et fragmen-
«réelle» étant là, en creux, comme le destinataire du récit. Ce qui se joue entre tent, à l'instar du processus primaire, d'autres aperceptions de phantasia, et
le tyran et les autres se rejoue entre le tyran et les dieux (et éventuellement, dans le récit, ce seront ces condensés qui, à la manière des «signes» de la
d'autres héros). Autrement dit, tant les autres que ce qui constitue un corpus langue, mais au second degré par rapport à eux, joueront comme rétentions et
symbolique avec ses aperceptions de phantasia déjà recodées et surdéterminées, protentions du sens en train de se faire au sein de ce qui sera dès lors la
se voient architectoniquement transposés, par la Stiftung, en «société transcen- «langue» mythologique. De la même façon que dans'~les «signes» de la langue,
dantale» où c'est la même structure de base, la dramatique de la tyrannie, qui mais à ce second degré, les condensés symboliques de la «langue» mythico-
s'élabore dans ses transformations successives. Cette structure mise en scène et mythologique, mis en activité, en jeu ou en mouvement par le complexe lan-
soumise aux élaborations du récit, qui donne donc en quelque sorte les termes et gage-langue dans le sens se cherchant de la fondation, c'est-à-dire mis en
le «système de coordonnées» coextensives, par leur définition, de la Stiftung activité dans de la temporalisation en présence sans présent assignable, vont, par
redoublée, est originairement une structure «intersubjective», et comme telle, leurs enchaînements au sein de cette dernière, sortir de leur fixation, s'ouvrir à
elle pourvoit déjà, en les faisant circuler, certaines aperceptions de phantasia de des rétentions-protentions du sens, être éveillés à certaines liaisons de sens
ces significativités qui les sélectionnent en les distribuant selon un scénario enfouies car avortées en eux, et par là permettre l'élaboration symbolique des
d'échanges réciproques. Mais ces significativités, on l'a vu à propos de la «cap- significativités. Encore une fois, rien n'est par là présent, représenté au présent
ture» de transpassibilité, sont très largement inconscientes - elles structurent ou remémoré comme ayant été présent, car tout se passe, non pas seulement sur
l'inconscient symbolique du social -, même dans la transposition architecto- l'«autre scène» du fantasme, puisque c'est celle-ci qui est élaborée dans la
nique au registre de la «société primitive» divine et héroïque (cette transposi- recherche du sens se faisant, mais encore, précisément, dans la présence,
tion est aveugle à elle-même, comme toute transposition architectonique), et l'entrée en présence ou l'élaboration en présence d'un sens qui, venant d'une
leur «fixation» sur telle ou telle aperception de phantasia est très largement structure originairement «intersubjective», ne peut être que collectif, où le roi
contingente, liée au contexte local de la fondation. Nous disons «très légitime est censé protéger non seulement contre les dieux mais encore contre le
largement» et pas totalement, parce que précisément la structure va être sou- tyran. Le propre de la «langue» mythico-mythologique (et mythologique) est
mise à l'élaboration de la fondation, qui est elle-même consciente, et qui ne peut donc de travailler, pour ainsi dire, un peu comme le rêve, mais autrement que
se concerter que si quelque chose de la «scène primitive» est au moins porteur lui, directement sur des aperceptions de phantasia ,Ç4)mme condensés symbo-
de l'amorce du sens de la fondation, est donc susceptible de remettre en mouve- liques de sens, de ruser directement avec la sorte de processus primaire qui tend
418 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 419

à se figer dans la structure du fantasme. Et c'est cela qui donne l'impression de la littérature, et peut-être aussi, d'une tout autre manière, dans la philosophie.
ce que nous avons nommé, dans L'expérience du penser, une «pensée en Mais pour apprécier comment cela fut possible, tout au moins dans notre tradition,
concrétion», où les «signes» de la langue ne paraissent s'entrecroiser et s'entre- il faudra reprendre à nouveau frais la question du statut architectonique, en phé-
tisser que pour laisser seulement paraître, comme leur référent, des aperceptions noménologie (qui est aussi philosophie), de la phantasia. Nous avons compris que
de phantasia, où les «êtres» sont composites et en incessantes métamorphoses, ce ne peut être qu'au fil d'une dégénérescence symbolique presque accomplie que
sans être pour autant très clairement définis ou représentés en imagination (ce l'on a pu assimiler la phantasia à la «fantaisie,» au caractère apparemment arbi-
qui ne viendra que plus tard, avec la poésie et la plastique). traire et débridé de l' «imagination». En tant qu'elle est enjeu directement avec le
Nous ne reprendrons pas, ici, le processus très complexe au cours duquel, Leib en son indéterminité phénoménologique foncière, comme l'avait bien vu
dans la pensée mythico-mythologique, puis mythologique, le Leib du tyran est Husserl, la phantasia reste pour nous un point d'entrée privilégié dans la phéno-
analytiquement dé-composé en dieux et héros mis à distance (sublime) du roi et ménologie en même temps que, par là, elle est sans doute aussi ce qui permet au
de la société, et dans une distance telle qu'ils condensent l'inhumanité de ce mieux de dégager le statut toujours étrange et paradoxal, extrêmement subtil, du
Leib cependant désamorcée par la pluralité et les rivalités qui les équilibrent symbolique - ni être, ni non être, ni tout à fait apparent (sinon dans sa dégénéres-
mutuellement, et telle que, dans le même moment, ils tiennent en respect les cence en «machinerie» de symboles ou de signaux) ni tout à fait inapparent (ce
débordements toujours possibles du roi rendu plus humain vers l'hybris de la qui le ferait paraître comme tellement «naturel» qu'il paraîtrait se confondre avec
tyrannie. La scène est certes devenue plus humaine, mais elle ne demeure opé- tout ce qui est susceptible d'apparaître).
rante, à travers ses transformations dans le récit, comme scène de la fondation Gardant tout cela pour notre Ille section, nous nous devons à présent de trai-
royale, que si, moins barbare, elle garde néanmoins quelque chose de la scène ter de l'affectivité, dans la mesure où elle est en lien profond avec la Leiblichkeit
originaire du fantasme de la tyrannie, comme cela même qui fait l'énigme et de là, avec laphantasia. Le moment est venu d'élargir, au-delà de la tyrannie,
insondable, mais aussi la fatalité (Hésiode) de la royauté. Car, quand cet «autre ce que nous avons dit du fantasme comme mise en scène, dans des aperceptions
monde», celui de la société des dieux et des héros, sera rendu à l'imagination de phantasia, d'une structure demeurant largement inconsciente de significati-
quasi-spéculaire d'un «double» de la société des hommes, cet «autre monde» vité. n nous faut donc repartir, de manière moins focalisée, de l'affectivité en ce
s'effondrera dans la «convention», soit pour amener à son remaniement symbo- qu'elle entre directement enjeu dans la communauté de Leiblichkeit de l' «inter-
lique au fil d'une nouvelle aventure tyrannique, soit pour s'effondrer définitive- subjectivité». Ce faisant, c'est quelque chose de crucial pour la question de
ment, ce qui, à son tour, nécessitera une autre fondation, voire une tout autre «l'intersubjectivité transcendantale» que nous allons retrouver.
institution - celle de la démocratie chez les Grecs -, soit encore pour conduire
au retour renforcé de la tyrannie (comme Platon l'a décrit pour l'Athènes du
IVe siècle), renforcé car n'ayant plus les moyens «classiques» de se légitimer, § 3. AFFECTIVITÉ ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS
la mythologie ayant dégénéré en idéologie, c'est-à-dire ici en redoublement
imaginaire de la phantasia. Nul n'a sans doute mieux vu que Maine de Biran, bien avant Heidegger, que
Qu'il nous suffise donc d'avoir montré que, par l'institution mythico-mytho- la Stimmung ne pouvait être l'objet d'une aperception en intuition. n écrit, dans
logique et mythologique, ce sont bien des aperceptions de phantasia, comme le Mémoire sur la décomposition de la pensée4 :
figurations impossibles, éclatées et chaotiques, de l'infigurabilité de la «[ ... ] Nous devenons, sans autre caUSe étrangère à de simples dispositions affectives sur
Leiblichkeit du Leib, menaçant par là l'obscurité du Leib comme profondeur lesquelles tout retour nous est interdit, alternativement tristes ou enjoués, agités ou calmes,
chaque fois insondable des phénomènes, qui sont prises dans une Stiftung froids ou ardents, timides, craintifs ou courageux et pleins d'espérances. Chaque âge de la vie,
redoublée (collective), et qui, comme telles, se mettent bien à circuler entre les chaque saison de l'année, quelque fois chacune des heures du jour voient contraster ces modes
intimes de notre être sensitif: ils ressortent pour l'observateur qui les saisit à certains signes
hommes, comme en une sorte de rêve élaboré collectivement, mais dans un sympathiques; mais placés, par leur nature et leur intimité même, hors du champ de la
cadre de significativité coextensif de l'institution symbolique (et politique) d'un conscience, ils échappent au sujet par l'effort même qu'il fait pour les fixer; [ ... ].»
pouvoir coercitif sur les hommes. Cadre de significativité qui est une structure
Et encore:
de fantasme, le fantasme de la tyrannie qui, depuis qu'il opère, ne cesse, encore
aujourd'hui, d'opérer sous d'autres formes, tant la Leiblichkeit de l'humanité ne «Ce sont ces dispositions affectives qui, associant toujours leurs produits inaperçus à
va pas de soi. l'exercice des sens et de la pensée, imprègnent les choses ou les images de couleurs qui sem-
n n'empêche que cette «sorte de rêve élaboré collectivement» s'est poursuivi,
tout au long de l'Histoire, et le plus souvent en marge des pouvoirs, dans les arts et 4. Op. cit., p. 92.
420 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
J
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APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE » D'APERCEPTIONS 421

blent leur être propres. C'est ainsi qu'elles nous montrent la nature tantôt sous un aspect riant «choses» et aux «images» pour reprendre les termes de Maine de B'Iran. Ilsne
ou gracieux, tantôt couverte d'un voile funèbre; qu'elles nous représentent partout et dans les ! .
mêmes objets, tantôt des motifs d'espérance et d'amour, tantôt des sujets de haïr et de craindre. contnbuent d'ailleurs pas à forger un «destin» (sinon dans les troubles de la
Ainsi se trouve cachée, dans ces affections secrètes, la source de presque tout le charme ou le Stimmung en Verstimmung au sein des pathologies «psychiques»), contraire-
dégoût attaché aux divers instants de notre vie: nous la portons en nous-mêmes, cette source la m~nt ~ux apparenc~s, ~~:e qu'ils échappent à la prise du kairos, parce que ce
plus réelle de biens et de maux, et nous accusons le sort ou nous élevons des autels à la for-
tune!. .. Eh! qu'importe en effet que cette puissance inconnue soit en nous ou hors de nous?
qUI artIcule leur vanabIhte, les fluctuations de l'humeur, procède du revirement
N'est-ce pas toujours lefatum qui nous entraîne? Osons le dire, il n'est point au pouvoir de la sans cause que personne n'est en mesure de maîtriser.
philosophie, de la vertu même, toute-puissante qu'elle est sur les actions et les pensées de . Il n 'y a~~t ~a~ ~r~d chose de plus à dire si, tout aussi énigmatiquement, la
l'homme de bien, de créer aucune de ces affections aimables qui rendent si doux le sentiment Stlmmung.n etaIt hee a la Leiblichkeit du Leib de telle manière qu'elle est aussi
immédiat de l'existence, ni de changer ces dispositions funestes qui la rendent pénible et
quelque fois insupportable.» «commumcable», qu'elle est aussi «intersubjective». Husserl l'a très simple-
ment p,ens~: not~ent dans un passage du texte n° 16 de Hua XIV que nous
Relevons les caractères qui sont repérés au passage par Maine de Biran: tout avons etudie, mms que, à ce moment-là, nous n'avons pas cité:
retour est interdit, les Stimmungen sont sans commencement assignable dans la
«Sont, aussi importantes (scil. pour la Leiblichkeit et l'intersubjectivité) les affections telles
conscience, elles sont repérables à certains signes «sympathiques », c'est-à-dire que ~a colere, ,la hon.t~, l'angoisse, etc., qui dans leur type multiple d'évolution, dans leur struc-
embrassent toute l'intimité, mais demeurent impossibles à fixer et à maîtriser; ture,~~ter:ne d a~pantlon, appartiennent, pour la part fondamentale la plus essentielle, à la cor-
elles ne sont jamais elles-mêmes en Darstellung intuitive comme «objets», porel~e VIvante mterne (Innenleiblichkeit), mais ont aussi, d'autre part, des côtés externes' non
pas slffiplement, dans la colère, les formes d'évolution externes des mouvements violent~ mis
mais elles imprègnent «les choses ou les images» de ce que l'on a appelé depuis
en ca~se des ~emb~es corporels et du corps vivant tout entier dans le 'je meus" (tout d'abord
«coloration d'atmosphère», «tonalité affective» ; quelque intimes qu'elles puis- ce ~Ul y ~st egol~glquement caractéristique, visible, et indirectement présenté [prdsentiert])
sent paraître, elles n'en semblent pas moins venir du dehors, d'une sorte de maiS aUSSI ce ~Ul, dans l'affection spécifique de la colère, renvoie, par ses sensations com~
«fatum» ; elles échappent enfin à toute discipline (philosophique ou morale) et à mu~es, ses ~ent1ments communs, etc., à la corporéité vivante comme extériorité. Dans la honte
"CUlS ante", j'éprouve , aussi le feu sur les joues. Je ne vois pas le rougissement, m'
aiS SI",.
J ai d'"
toute volonté. . eJa
une ap~r~~p~o,~ ~e 1 autre en t~t qu'autre et d'autre part dans une situation indiquant de la
Comme l'a montré Heidegger dans Sein und Zeit, la Stimmung est ce dans honte, J.e V01S egalement en IUlla honte "cuisante", et indirectement s'associent pour le moi
quoi, toujours déjà, «baigne» le monde qui m'apparaît avec sa Jemeinigkeit: il le rougIssement et ce "feu".
n'y a pas d'accès au monde sans Stimmung. Celle-ci est l'attestation existen- . ~<C~t exemple montre que la formation d'associations médiates, qui ne peuvent pas être
~n~m~ement formées égologiquement, peut encore se former justement par le détour de
tielle (ontique) d'une temporalisation qui, pour Heidegger, a toujours déjà eu l Eznfühlung.» (Hua XIV, 330-331)
lieu, au passé, celui de la Befindlichkeit, de l'affectivité, qui, échappant aux
prises de la temporalisation en présence, relève de ce que nous nommons un ~ertes, ici, Husserl confond (ce qui n'est pas toujours le cas) Stimmung et
passé «transcendantal», c'est-à-dire d'un passé qui ne s'est jamais lui-même se~timent (comme. l~ honte). Mais l'on sait combien la première, comme ce
temporalisé en présence. Ce passé est donc un passé immémorial, et ce, pour qu on appelle aussI 1 humeur, peut être «communicative». C'est que, pour être
toujours. Il relève par là de ce que nous nommons, quant à nous, la proto-tempo- r~pportée, co~e dans ce. te:te, à l' Innenleiblichkeit, l'humeur ou la Stimmung
ralisation (proto-spatialisation) des phénomènes-de-monde, et pour nous, il est n ~n est pas moms «expnmee» dans l'Aussenleiblichkeit, et ce, comme on le
dès lors irréductiblement coextensif d'un futur lui-même «transcendantal», qui smt, sans parole~, s~s langue, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit pas précisé-
ne se temporalisera jamais en présence, donc d'un futur à jamais immature. ment «commumquee» par une sorte de contagion, comme tonalité ou couleur
Jamais je ne pourrai devancer la Stimmung pour l'assister en ce qui serait sa d'~tmosphère du rapport «intersubjectif», et ce, par la mimèsis interne du Leib
temporalisation en présence. La Stimmung paraît toujours aussi «irraisonnée» qUI paraît, à un certain degré, passive - à un certain degré: c'est-à-dire précisé-
ou «immotivée» qu'énigmatique dans son inaltérable «fraîcheur». Les traits de ment Pm: rapP?rt à la conscience et à ce sur quoi la conscience a prise. Cela pose
la Stimmung sont donc pour nous extraordinairement «archaïques», ils sont, la questIon, Importante, du rapport entre la Stimmung comme témoin de
dans notre vie et dans notre expérience, dans la présence même, les témoins l'arc~aïsme proto-temporel du champ phénoménologique en ses profondeurs les
immédiatement attestables, qui sont parvenus jusqu'à nous, de l'immémorial et plus msondables, et la Stimmung comme «expression» dans la Leiblichkeit et
de l'immature qu'il y a dans les profondeurs enfouies des phénomènes-de- de la ~eibl~chkeit. Celle-ci ne doit pas être tout à fait réduite, on le voit, à celle
monde. Mais ces témoins sont apparemment coupés de leurs origines phénomé- du Lelb qUI est institué comme Leibkorper, avec sa corporéité vivante interne et
nologiques, si ce n'est, précisément, tel est aussi leur témoignage, qu'ils e~terne, a;ec sa J~meinigkeit et sa Jeseinigkeit: si la Stimmung est «conta-
«baignent» tout accès au monde, indifférents à toute Stiftung, à toute sédimenta- gIeus~»~ C es.t aUSSI ~n p~ss~t par le n~veau architectonique le plus profond de
tion de sens, à tout habitus qu'ils ne sorit manifestement pas - indifférents aux la Lelbhchkelt, que 1 mshtuhon seule fmt se singulariser (ce qui ne veut pas dire
422 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET« CIRCULATION INTERSUBJECTIVE »D' APERCEPTIONS 423

nécessairement s'individuer) ici et là-bas - cela est nécessaire pour que, muette, phénomènes-de-monde, comme si elle seule avait «survécu», telle quelle, aux
la Stimmung «émigre» comme Stimmung de l'ici au là-bas et inversement: si la enchaînements génético-historiques de Stiftungen dans l'institution symbolique,
mimèsis active et «du dedans», dans un Innenleib, se produit sur la base de ou comme si elle seule était demeurée, tout au long, essentiellement sauvage et
l'«expressivité» de l'Aussenleib de l'autre, cette «expressivité» (jeux de phy- essentiellement nomade.
sionomie, allure du comportement, ton de la parole, etc.) ne doit pas être celle A la première question, celle de la «contagion» de la Stimmung par passage
du «signe» (et encore moins du signe linguistique), mais un transit ho~s langue de Leiblichkeit à Leiblichkeit, les cas de psychose nous pennettent de répondre,
et hors langage, de quelque chose qui «baigne» la rencontre, y compns le sens au moins par un traitement «en négatif»: on a souvent caractérisé les psychoses
se faisant en langue-langage. Comme si la Stimmung comme telle était aussi comme «troubles» de la Stimmung, par passage de celle-ci en Verstimmung,
infigurable que le Leib lui-même. Nous allons y revenir. qui, par exemple, dans le cas des mélancolies, se fixe par rapport à un passé irré-
Certes, la Stimmung passe à sa manière, sans rupture, de l' Innenleiblichkeit à médiable, dont il n'y a plus à faire de sens, et qui est «vécu» comme tel dans la
l'Aussenleiblichkeit, et de là, «remarquée» (mais comment?) par l'Aussen- plainte mélancolique. Alors, il est vrai, la Stimmung est «vécue» tout à fait pas-
leiblichkeit d'autrui, dans son Innenleiblichkeit. Mais si l'on passe outre aux sivement, c'est-à-dire sans transpassibilité à quelque «événement» que ce soit
sentiments (comme la colère) que je n'éprouve pas nécessairement comme les (Maldiney). Tout comme, corrélativement, dans les schizophrénies, les
miens (j'ai peur devant la colère de l'autre, etc.), et si l'on s'en tient à la «conta- Stimmungen, qui peuvent éventuellement demeurer plurielles (encore qu'il y ait
gion» de la Stimmung, ce schéma de «communication», qui paraît ~vident, est- en elles la «perte de l'évidence naturelle» dont a fort bien parlé Blankenburg),
il encore valable? Peut-on tenir «l'expressivité», si énigmatique sOIt-elle, de la sont, elles aussi, reçues passivement, sans transpassibilité. C'est cette situation
Stimmung dans l'Aussenleib, pour une sorte de figuration de l'infigurable? par rapport à la transpassibilité ou à son court-circuit, qu'il nous faut exaJllÏner
N'est-ce pas cela aussi qui s'exerce, à la manière singulière que nous avons ana- de plus près, en nous rappelant que tant le Leib comme «masse» phénoménolo-
lysée, dans l'irruption de la tyrannie? Et par là, la considération propre d~ la gique que le challlp phénoménologique en général demeurent transpassibles, en
Stimmung ne nous pennet-elle pas de sortir de ce que nos analyses aVaIent principe, au challlp symbolique des significativités et des habitus.
encore de limité? N'y a-t-il pas un étonnant pouvoir d'effraction de la Toute la question est en effet celle de la passivité de la conscience eu égard à
Stimmung, une sorte de passage, par transparence de l'Aussenleiblichkeit, de la Stimmung, et le problème de la psychose est que cette passivité est au moins
Leiblichkeit à Leiblichkeit, remettant en cause l'institution du sujet avec son tendanciellement totale, ne laissant tendanciellement plus aucun recul à la
corps interne et son corps externe? Ce qui n'est certes pas l~ cas d~s a~ercep­ conscience, c'est-à-dire, à tout le moins, à la possibilité de faire du sens. Dans le
tions de phantasia, dont on a vu qu'il y faut des structures mtersUbjectlves de cas de la psychose, pourrait-on dire dans ces tennes, la passivité du Leib est telle
significativité pour qu'elles se mettent à circuler? Est-ce à dire que la Stimmung que celui-ci paraît passé tout entier dans un Aussenleib, alors que l' Innenleib qui
peut circuler sans de telles structures? Ou à l'inverse: de telles structures ont- devrait lui correspondre est en imminence de disparition, ou, dans le cas des
elles prise sur les Stimmungen, quitte à ce que, par leur Stiftung, elles les défor- schizophrénies, paraît se recomposer ailleurs, co~e Innenleib errant au
ment de façon cohérente, conduisant, par exemple, de la Stimmung au Gefühl, dehors, et apparemment singularité dans les autres, voire dans l'Autre - se
au sentiment? Étant donné, enfin, leur proximité commune eu égard au Leib, le «recomposer» d'une maJ1Ïère plus ou moins «mécanique» puisque l'immi-
rapport de la Stimmung à l'aperception de phantasia est-il tout simplement un nence de la disparition de l' Innenleib du sujet schizophrène le prive de la capa-
rapport d'indifférence (<<choses et images» disait Maine de Bi~an), à tel ~oi~t,
A
cité de mimèsis interne et active du Leib par le Leib et mue plus ou moins
par exemple, que telle ou telle aperception de phantasia pourraIt paraItre, mdlf- celle-ci en une «imitation» quasi-spéculaire, caricaturale ou «maniérée»
féremment, joyeuse ou sinistre? Il suffit de poser la question pour voir que ce ne (Binswanger). Cela montre, a contrario, que la «contagion» de la Stimmung, si
peut être tout simplement le cas. Ces aperceptions, comme le disent les psycho- elle ne dégénère pas en «influence» psychotique, par rupture ou court-circuit de
logues (et aussi la psychanalyse) sont chargées d'«affects». Quel est donc le la transpassibilité, suppose que la distance ou l'écart soient maintenus entre
rapport entre l'affect, la Stimmung et l'affectivité? Celle-ci se partage-t-elle to~t l'lnnenleib et l'Aussenleib, donc que la Stimmung, attestable dans l'expérience
simplement en «affects» «distribués» sur les apercep~ons (F~eud) ~ ?~ V?l~ par l'«expressivité» (problématique) de l'Aussenleib, soit transpassible, par
jusqu'où tout cela peut mener: très loin, et c'est peu de dITe que 1 affechvlte a e~e cette médiation qui reste à interroger, à l' Innenleib de l'autre, la confusion des
insuffisamment pensée par les philosophes (et aussi par les psychologues): M~s deùx étant précisément l'une des caractéristiques essentielles de la psychose,
il nous faut traiter ces questions en procédant de façon ordonnée, sans jalllaIS puisqu'elle engendre l'effondrement de l'intériorité et la transposition de la
perdre de vue que la Stimmung est, de prime abord, le seul témoin,. at~estable Stimmung en Verstimmung. Cela correspond bien aux caractères de la Stimmung
dans l'expérience, qui nous reste de l'archaïsme de la proto-temporalisahon des qui sont d'échapper aux prévisibilités et aux possibilités de significativités ins-
ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS. TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE »D' APERCEPTIONS 425
424

crites sur l'Aussenleib, de relever toujours de l'inopiné, de l'inattendu et de paraît donc ni dans et par les aperceptions de langue, ni dans et par les apercep-
l'imprépensable. La «contagion» de la Stimmung s'effectue donc par transpas- tions de phantasia, mais en constitue, chaque fois, la couleur d'atmosphère,
sibilité, ce qui signifie que, tel sujet étant transpassible à telle Stimmung de tel l'élément au sens de l'aérien ou de l'aquatique, de l'igné ou du terrestre, du
autre sujet, cette Stimmung transite ou émigre en lui par la mimèsis active immé- joyeux ou du triste, etc. Cas unique d'une circulation sans langage ou hors lan-
diate et interne du Leib par le Leib. Mais il faut entendre ici, plus que jamais, le gage, avant toute rhétorique qui ne viendra que des désirs et des passions, de la
Leib avec son caractère phénoménologique d'indéterminité et d'infigurabilité. Il Leiblichkeit dans son indéterminité et son infigurabilité, ce pourquoi nous avons
s'agit donc de la mimèsis de l'infigurable, c'est en un sens très particulier que ce parlé précédemment, un moment, de «transparence» de l'Aussenleiblichkeit. Ce
qui est apprésenté d'autrui sans être aperçu intuitivement (Husserl) est aussi la qui tient celle-ci ne peut donc, décidément, être que le champ symbolique insti-
Stimmung d'autrui. Cela permet d'approcher de plus près l' «expressivité» de la tué des significativités (intersubjectives) et des habitus, et dans cette perspec-
Stimmung par et sur l' Aussenleib. Si la Stimmung était réduite à son «expression tive, tout paraît comme si la Stiftung symbolique de l'Aussenleib était là pour
» par et sur l'Aussenleib, elle serait fictive (l'autre me jouerait habilement la nous «protéger» du pouvoir d'effraction anarchique de la Stimmung, et des
comédie, ce que ma sensibilité, depuis mon Innenleib transpassible pour une «troubles» de la Stimmung toujours susceptibles de faire revirer celle-ci en
part, pourrait toujours déjouer), ou bien plus gravement (dans le cas des psy- Verstimmung et de rendre captive la transpassibilité en la dérobant à elle-même.
choses), elle me viderait de mon Innenleib pour me paraître comme une Si, entrant par effraction dans l' Innenleiblichkeit pour la figer sur sa
«expression mécanique» contraignante sans dedans, sans corps vivant, ou plu- «figuration» de l'infigurable, c'est-à-dire sur une «expressivité» qui prend
tôt dont le corps vivant, en imminence d'être perdu, serait tout au dehors. Si la figure aperceptive (un geste, un regard, une scène, un événement), la Stimmung
Stimmung, en sa transpassibilité, demeure par là irréductiblement à distance de perd par là sa transpassibilité (psychose) en amenant avec elle l'imminence de
son «expressivité» par et sur l'Aussenleib, celle-ci, qui fait aussi la circulation la perte en Leiblichkeit, elle s'institue corrélativement d'une sorte d'effondre-
«intersubjective» de la Stimmung, en devient encore plus caractéristique: elle ment de l'Aussenleiblichkeit, et par là, de l'institution symbolique elle-même, ce
ne donne précisément rien à apercevoir, ce qu'elle «figure» est par principe qui, dans la «rupture de communication» (d'«intersubjectivité») qui en résulte,
hors aperception, est lui-même infigurable, et n'est pas pour autant rien. On fait précisément paraître le psychotique comme «fou», et, en retour, l'institution
n'est pas loin du cas de la tyrannie, sauf que nous nous trouvons ici dans un symbolique comme une sorte de «sagesse implicite» habitée par de la
cadre plus général, où n'est plus en cause que la circulation de la Stimmung, et Leiblichkeit, et qui est là pour «protéger» contre la «folie». On peut même,
où celle-ci ne «s'exprime» pas nécessairement de manière violente et mons- sous cet angle, envisager la névrose (et la perversion) elles-mêmes comme pro-
trueuse, mise au service d'un désir d'emprise sur les autres (si tout tyran est ten- cédant d'une institution symbolique singulière du sujet, singulière parce que
danciellement aspIre par la psychose, tout psychotique n'est pas «parasitée», à sa manière, du dedans, au lieu même de sa Leiblichkeit, par la
tendanciellement aspiré par la tyrannie). Il n'y a donc pas, ici, originairement, psychose contre laquelle elle s'est aveuglément instituée et contre laquelle elle
«capture» de la transpassibilité, mais tout au contraire, son ouverture, qui l'est à ne cesse de lutter, vaille que vaille: sorte de psychose partielle ou locale plus ou
la surprise de la Stimmung. Cette surprise ne devient sur-prise, prise redoublée, moins «neutralisée» parce que plus ou moins mise à distance, mais comme cela
avec rupture de transpassibilité, que dans le cas de la psychose: mais c'est alors même à quoi la névrose (et la perversion), en tant que figure elle aussi patholo-
le sujet psychotique qui la subit, pour ainsi dire absolument. gique, reste transpassible, comme si le seul horizon qui demeurait de la trans-
Il faut donc s'entendre sur le pouvoir d'effraction de la Stimmung: il l'est par passibilité dans ce genre de pathologie était, non pas celui du champ
rapport au champ des possibilités pré-esquisé sur l'Aussenleib, comme champ phénoménologique et de la Leiblichkeit, mais celui de la psychose, dès lors,
des significativités et des habitus (champ symbolique), c'est-à-dire qu'il l'est en pour ainsi dire, «transcendantale». En ce sens, par cette sorte de substitution, il
tant que témoin du champ phénoménologique de la Leiblichkeit, qui, avec lui, y a bien aussi, dans la névrose (la perversion), «capture» de transpassibilité,
demeure transpassible et transpossible par rapport au symbolique, y survient comme dans le cas de la tyrannie. Et cette «capture» de transpassibilité est du
sans règle ou anarchiquement, en le «baignant» ou en l'imprégnant de sa cou- même coup «capture» de Stimmung, non pas précisément au sens où elle a lieu
leur d'atmosphère. C'est précisément le caractère muet de la Stimmung, le fait par son «expressivité» dans la psychose, mais au sens où elle est architectoni-
que son «expression» est «figuration», en un sens très particulier, hors apercep- quement transposée comme ayant sa source, non plus dans l'archaïsme primor-
tion, de l'infigurable, ici le Leib lui-même, qui met la Stimmung hors langage, dial, immémorial et immature, du champ phénoménologique et de la
hors de tout sens se faisant en présence, et qui, par là, témoigne de son Leiblichkeit, mais dans les tréfonds inconnus et inconnaissables d'une machina-
archaïsme phénoménologique et architectonique. Tonalité, elle donne sa couleur tion inconsciente contre laquelle il faut se protéger par toutes sortes de ruses,
au sens qui se cherche mais ne le fait pas ou ne contribue pas à le faire: elle ne elles-mêmes conscientes et inconscientes. Autrement dit, le «lieu» de
426 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 427

«capture» de la transpassibilité (de la Stimmung) est celui de l'inconscient sym- au moins une part de leur «expressivité» hors aperception dans une «expressi-
bolique du sujet, «lieu» caché ou dérobé des intrigues symboliques par les- vité» en «figuration» en aperceptions, parmi lesquelles se trouvent des apercep-
quelles il s'est institué. Comme dans le cas de la tyrannie, mais tout autrement, tions de phantasia. La question est donc, du point de vue phénoménologique:
c'est le champ symbolique des significativités et des habitus (collectifs) qui est comment s'opère cette dissociation? Et quel est le statut phénoménologique de
repris (remanié et rebrassé) par le sujet pour «réduire», «réactivement», tout ce cette «capture» de la Stimmung qui a lieu avec la «capture» de transpassibilité
qu'a d'imprévisible (et dangereux par sa transposition au lieu de la «psychose au lieu de l'inconscient symbolique? Car si notre phénoménologie n'est pas
transcendantale») et d'imprépensable le pouvoir d'effraction de la Stimmung- complètement absurde, il doit y avoir un lieu architectonique où Stimmung et
avec cela que cette réduction, qui peut se faire par la transpassibilité subsistante concrétudes, Wesen phénoménologiques, lambeaux de phénoménalité des phé-
à la «psychose transcendantale», ne peut jamais réussir tout à fait. Du moins le nomènes-de-monde (qu'ils soient «hors langage» ou «en langage») doivent
caractère énigmatique de la Stimmung a-t-il émigré dans le caractère énigma- être un ou confondus. Déceler ce lieu architectonique devrait nous permettre de
tique de l'affect, incompréhensiblement attaché à telle ou telle «expressivité» comprendre, du même coup, que certaines Stimmungen, étant attachées à cer-
de la Stimmung, elle-même transposée en telle ou telle figuration aperceptive au tains Wesen phénoménologiques, le seront encore à certaines aperceptions de
sein d'une structure de fantasme. Par là, nous sommes sur le chemin qui permet- phantasia moyennant une transposition architectonique corrélative de leur
tra d'étendre, bien au-delà de ce que nous avons dégagé, la structure architecto- Stiftung symbolique - déjà à l'écart de l'indifférence, qui paraît initiale, mais
nique à l'œuvre dans le fantasme de la tyrannie, et l'articulation architectonique forcée si elle est maintenue uniformément jusqu'au bout, de la Stimmung par
que nous avons décrite ailleurs 4 entre «psychose transcendantale» et «hypnose rapport aux «choses et images», selon l'expression de Maine de Biran. Ici, à
transcendantale» . nouveau, il nous faut faire un «saut» jusqu'aux registres architectoniques les
Une importante question demeure cependant: comment les Stimmungen pas- plus archaïques de la phénoménologie.
sent-elles dans la structure de significativité du fantasme, en s'attachant à des Dans ce contexte, dire, déjà, que la Stimmung ne peut être l'objet d'aucune
figurations aperceptives (dont des aperceptions de phantasia), avec la question aperception, fût-elle de langue, n'est légitime que si la Stimmung est prise
de savoir de quel type est dès lors leur Stiftung, leur déformation cohérente par comme telle, pour ainsi dire en abstraction: le rapport des noms «joie» ou
transposition architectonique. Cela, étant donné que la Stimmung n'a pas, par «angoisse» à l'égard de ce qu'ils désignent n'est après tout pas plus abstrait que
elle-même, de structure de significativité, et qu'elle n'est pas un habitus, si ce le même rapport des noms «arbre», «montagne» ou «maison». Sauf que je ne
n'est dans le cas paradoxal de la psychose réelle, où la Stimmung peut s'être pourrai jamais «voir» une joie comme je verrai une maison (comme un objet).
reversée et fixée en Verstimmung pathologique, qui est Be-stimmung passive- Et pourtant, je puis ressentir la joie ou l'angoisse, et le savoir en aperception
ment inscrite et reçue, de manière catastrophique. immédiate, mais il faut précisément changer de registre, la joie ou l'angoisse
A la deuxième question que nous posions: la Stimmung peut-elle «circuler» baignant la phase de présence tout entière sans s'y temporaliser elle-même en
sans structures intersubjectives de significativité, nous répondons donc par complexes entre-tissés de rétentions-protentions, et sans se condenser en sens
l'affirmative. Mais il s'en faut pour autant pour que la Stimmung soit pour ainsi intentionnel d'un objet perçu: il ne suffit pas (hélas!) de viser la joie pour être
dire la matrice transcendantale de ces structures: rappelons que la Stimmung est joyeux et la joie elle-même ne vise rien. Une belle matinée de printemps ne
en elle-même muette, que ce n'est pas elle, qui est le témoin ultime des mondes paraîtra triste qu'à un sujet mélancolique ou déprimé, et la grisaille d'un après-
(phénomènes-de-monde) hors langage, qui va se mettre en langage, mais les midi d'hiver ne paraîtra joyeuse qu'à un sujet maniaque. Mais, les poètes le
phénomènes-de-monde tout entiers. Ce qu'il faut dès lors comprendre, c'est savent, la Stimmung peut elle-même faire sens, se décrire en langage et par des
comment les structures intersubjectives de significativité peuvent avoir prise sur aperceptions de langue, si, précisément, elle est prise comme la tonalité d'un
les Stimmungen et quelle déformation cohérente cette prise peut leur faire subir. monde, comme sa couleur d'atmosphère, et c'est bien un autre signe, attestable
Apparemment, il n'yen a pas, étant donné l'origine phénoménologique très dans l'expérience, que la Stimmung paraît «à fleur de monde», ou qu'elle ne
archaïque des Stimmungen, ce dont elles portent témoignage. Par ailleurs cepen- peut paraître, phénoménologiquement, sans monde - comme Heidegger l'avait
dant, il doit bien y en avoir une puisque le témoignage est «altéré» par le fait bien compris -, donc qu'elle «fusionne» bien, à quelque lieu architectonique,
que, en passant dans la structure de significativité du fantasme, les Stimmungen avec des lambeaux apparents de phénoménalité de monde. Mais il faut pour
sont dissociées du champ phénoménologique immémorial et immature dont cela, et hors de la visée de la connaissance (ce qui n'arrive, il est vrai, que fort
elles témoignent, et par le fait que cette dissociation a pour effet de transposer rarement à Husserl), prendre les mondes au pluriel: même s'il s'agit objective-
ment de la «même chose», du même paysage, celui-ci, au printemps, dans un
4. Cf L'expérience du penser, op. cit. matin ensoleillé, n'est pas le même monde, phénoménologiquement, que s'il est
- 1

428 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 429

vu dans la grisaille d'un après-midi d'hiver. Si la Stimmung est une «expressi- Wesen de monde(s), les fissurant en proto-rétentions/proto-protentions qui, par
vité» de la Leiblichkeit, et si, par la Stiftung du sujet, elle semble provenir des la temporalisation, élargissent leurs fissures en complexes de rétentions-proten-
profondeurs inassignables de l' Innenleib, et ce, avec son indice de Jemeinigkeit, tions de langage, en apparitions de phantasia relayant le sens se faisant par rap-
cela ne veut pas dire qu'elle soit primitivement «subjective», ou simplement port à lui-même; la seconde est celle qui, dans le même mouvement de
«état psychique». Pour être vécue, c'est-à-dire attestable dans l'expérience, elle temporalisation, éveille dans les «signes» de la langue (sédimentations d'aper-
est aussi, nous venons de le voir, «intersubjective », et elle est par surcroît, plu- ceptions de langue) les aperceptions de langue dont l'entretissage ouvre des
tôt qu'un «état psychique», un «état de monde», pour ainsi dire une Wetlage angles (de «vue») sur ce qui surgit, en lui, comme aperceptions de phantasia.
plutôt qu'une Sachlage, dans la stricte coextensivité du Leib et de la Le problème qui se pose dès lors est de savoir, pour ainsi dire, à quelle «étape»
Leiblichkeit, d'une part, du monde et de la mondanéité, d'autre part. Au registre de ce processus (que nous ne décomposons qu'analytiquement) a lieu ou prend
phénoménologique et architectonique le plus archaïque, il n'y a pas de phéno- naissance la dissociation de la Stimmung par rapport aux Wesen de monde(s),
mène-de-monde qui ne soit habité par les profondeurs obscures de la étant entendu, énigmatiquement, que cette dernière se conserve tout entière dans
Leiblichkeit du Leib, tout comme il n'y a pas de phénomène de Leib (Nullpunkt le processus pour flotter dans la présence (sans présent) comme sa couleur
comme cellule de spatialisation, Stimmung) sans qu'il ne soit habité par les pro- d'atmosphère, pour la baigner dans son élément. Cette conservation peut
fondeurs obscures de la Weltlichkeit - d'une mondanéité qui n'est pas la totalité s'expliquer par le fait que ce sont les «mêmes» Wesen de monde(s) qui sont
du monde ou des mondes, mais horizons multiples, entrecroisés, inexplorés de rebrassés en complexes de rétentions-protentions dans la phase de présence se
fragments de phénoménalité du monde et des mondes. Le Nullpunkt (qui n'est temporalisant, et que la Stimmung continue de leur être attachée (gestimmt) bien
pas un point, répétons-le, au niveau le plus originaire) l'est tout autant du Leib, que, dans la phase, ils soient comme tels méconnaissables, et par là, de leur être
du monde et des mondes, tout comme la Stimmung, en ce qui est son pouvoir attachée globalement, donnant à la phase sa tonalité, mais apparaissant, du
d'effraction à travers le champ symbolique. Entre la phénoménalisation en cli- même coup, comme la réminiscence/prémonition transcendantale de son
gnotement du Leib et la phénoménalisation en clignotement des mondes, il y a, archaïsme phénoménologique, effacé par ailleurs par sa temporalisation en pré-
par le schématisme transcendantal de la phénoménalisation, une sorte de «réso- sence, qui «décompose» et «recompose» les Wesen de monde(s) en complexes
nance transcendantale», où la Stimmung (tout comme le Nullpunkt: nous de rétentions-protentions. La Stimmung est en ce sens le «témoin» de la «phase
l'avons vu à propos de l'intersubjectivité) comme lambeau apparent de la phé- de monde» (proto-temporalisée/proto-spatialisée) dans la phase de présence,
noménalité du Leib est aussi Stimmung comme lambeau apparent de la phéno- et elle y apparaît à la fois immémoriale et immature, comme la tonalité (qui
ménalité du monde ou des mondes, et ce, encore une fois, «avant» la peut, comme en musique, subir des variations, c'est-à-dire des revirements) du
temporalisation en langage (-langue) où elle pénètre tout entière (puisqu'il n'y a sens se faisant.
pas, rappelons-le, de telle temporalisation sans Leib et sans mondes). A ce La question est dès lors: qu'est-ce qui fait, dans la Stimmung, qu'elle
niveau architectonique ultime, il ne peut y avoir, manifestement, de dissociation échappe au redécoupage en rétentions-protentions, et de là, au recodage en aper-
entre Wesen de mondes (corps) et Stimmungen: l'énigme pour nous, depuis ceptions de langue activées par la mise en jeu temporalisante des «signes », et
notre expérience, est dès lors que celles-ci font partie intégrante des lambeaux ouvrant, par leurs entrecroisements, à des aperceptions de phantasia?
de phénoménalité des mondes, c'est-à-dire qu'elles sont elles-mêmes phénomé- Autrement dit et plus brièvement: qu'est-ce qui fait, dans la Stimmung, qu'elle
nales, mais en un sens élargi de la phénoménalité, celui, précisément, qui excède échappe à la temporalisation en langage, qu'elle n'est pas, comme le sens, en
a priori la Darstellbarkeit intuitive ou ses possibilités (comme dans et par les train de se faire et de se chercher parce que, semble-t-il, à sa manière énigma-
aperceptions de langue), qui porte, comme nous l'avons dit, hors aperception (si tique, elle s'est toujours déjà «trouvée» dans son immémorialité et son immatu-
l'aperception est comprise, à moins que nous ne le signalions expressément, rité comme l'une des «expressions» de la Leiblichkeit et l'une des dimensions
comme aperception d'un objet). de la phénoménalité des phénomènes-de-monde? Si nous réfléchissons au fait
Cela nous montre en retour cette chose de première importance, que c'est que son «expressivité» est tout à fait singulière, qu'elle n'est pas «expressivité»
seulement depuis l'entrée en scène de la Darstellbarkeit intuitive ou de ses pos- en langage-langue, mais «expressivité» par transpassibilité à la Leiblichkeit et à
sibilités, c'est-à-dire de ce que nous appelons en général les aperceptions, que la phénoménalité, il vient que c'est dans cette singularité de son «expressivité»
s'opère la dissociation entre la Stimmung et les Wesen de monde(s). Or ceux-ci, qu'il faut phénoménologiquement chercher la source de sa non-temporalisation
pour entrer dans les aperceptions, subissent deux transformations, l'une sans en langage, son caractère immédiatement muet.
Stiftung, l'autre avec Stiftung, bien que la première soit liée de manière cohé- Ici encore, la rupture de cette transpassibilité peut nous apporter quelque
rente à la seconde: la première est en effet celle qui temporalise en présence les éclaircissement. Non pas la rupture, en imminence d'être totale, comme dans le
430 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 431

cas de la psychose, mais la rupture qui fait passer de la mimèsis active et «du Or, il suffit de réfléchir à ce qu'est une aperception de phantasia pour ébau-
dedans» de la Stimmung en sa contagion ou son pouvoir d'effraction à la mimè- cher cette réponse. Elle est, avons-nous dit, la Darstellung intuitive, en apercep-
sis quasi-spéculaire de son expressivité - chose, précisément, que connaissent tion, de complexes de rétentions-protentions en présence d'un sens se faisant: ces
les poètes et les comédiens: on peut «mimer» la Stimmung sans en être pour complexes de rétentions-protentions dans la présence (sans «tête» dans un pré-
autant totalement affecté, et par là, la «suggérer» à ceux qui voudront bien s'y sent) sont eux-mêmes, dans la temporalisation du sens, à la fois amorces de ce
laisser prendre. Ce pouvoir de simulation suppose qu'au moins un certain sens et ce sens lui-même toujours exposé au risque d'avorter, donc Wesen phéno-
nombre de Stimmungen aient pu s'instituer symboliquement en registres de ménologiques de langage du phénomène-de-langage qu'est le sens se faisant,
«tonalités pathétiques », et corrélativement en habitus à les retrouver et à les sortes de «parties totales» de celui-ci. Phénoménologiquement, à revers des
reconnaître, dans certaines tournures de la langue, de la mimique et de la ges- aperceptions de phantasia découpées par les aperceptions de langue qui, parmi
tuelle, donc dans certaines figures de 1'« expressivité» instituées comme cano- celles qui sont sédimentées dans les «signes», sont éveillées par leurs enchaîne-
niques dans la rhétorique. Le problème de celle-ci est aussitôt qu'elle est plus ments au fil de la temporalisation, ces «parties totales» du sens se faisant, en les-
ou moins «sincère», c'est-à-dire plus ou moins en prise sur la Stimmung en son quelles nous avons situé les apparitions de phantasia, n'ont de statut
caractère phénoménologique archaïque. Il dépendra du «génie» du poète (ou du phénoménologique qu'en tant qu'elles portent du même coup (ou «en même
comédien) de l'évoquer dans sa «vérité» (l'archaïsme, avec toute son énigme) temps», le «même temps» étant celui de la présence), les promesses du sens
ou de tomber à côté par une feinte poussée si loin qu'elle aboutit à l'emphase, à encore à accomplir (protentions) et les exigences du sens demeurant insatisfaites
une imitation tellement spéculaire de l '«expressivité» qu'elle en devient carica- (rétentions). La question est, on le sait, de savoir ce qui, proprement, «découpe»
turale, triviale ou «de mauvais goût». C'est dire que le «génie» du poète (ou du de tels Wesen (les apparitions de phantasia). Ceux-ci se découpent-ils phénomé-
comédien) est aussi celui de la Leiblichkeit, la seule propre à faire passer de nologiquement d'eux-mêmes, comme lambeaux apparents de phénoménalité du
l'imitation à la mimèsis active et «du dedans», et cela, explicitement, par la phénomène de langage susceptibles à leur tour de Darstellbarkeit intuitive, ou
médiation de l' «expressivité» de la Stimmung. Il y a donc bien aussi, dans cette sont-ce les aperceptions de langue qui, d'elles-mêmes et à elles seules, les décou-
sorte de théâtralité instituée de l' «expressivité» de la Stimmung, une sorte de pent en aperceptions de phantasia? On serait tenté de dire, par sécurité, que ce
«capture» de la transpassibilité qui institue et transpose architectoniquement la dernier cas est le seul viable, s'il n'y avait des cas où les découpages des apercep-
Stimmung en ce que nous nommerons pathos, ce terme devant être entendu sur tions de langue ne sont pas congruents aux découpages baroques ou composites
tout le spectre qui s'étend de la passion réellement ressentie à la pose que l'on des aperceptions de phantasia, et ce, même si celles-ci, en tant que «reconn~s­
prend pour en faire accroire aux autres. Déjà, nous pouvons dire que le pathos sables», sont toujours déjà pour ainsi dire «colonisées» ou «habitées» par des
est plus lié à l'«expressivité» que ne peut l'être la Stimmung, puisque cette aperceptions de langue. Ce qui témoigne aussi de cette non-congruence, ce sont
«expressivité» a été symboliquement instituée, et n'a pu l'être qu'avec et dans les fluctuations et les instabilités (de divers types) des aperceptions
le cadre de la mise en place d'une structure intersubjective de significativité, de phantasia par rapport à la remarquable stabilité, qui n'exclut pas leur ductilité,
c'est-à-dire de ce que nous avons nommé, par généralisation au-delà de la tyran- des aperceptions de langue. Il faut donc conclure que les Wesen phénoménolo-
nie, une structure de fantasme. Il doit y avoir un lien, à explorer, entre l'institu- giques de langage, comme lambeaux apparents de la phénoménalité des phéno-
tion de l'inconscient symbolique comme substitut (encore transpassible dans la mènes de langage, se «découpent» bien, d'eux-mêmes, phénoménologiquement,
névrose et la perversion) de l' Innenleiblichkeit (et par là, de la Leiblichkeit) et sans que, bien entendu, nous ne puissions jamais en apercevoir le comment,
l'institution, dans les figures de l' «expressivité» de la Stimmung, de pathè pou- sinon par les distorsions, qui en sont la trace indirecte, quant à elle aperceptible,
vant être plus ou moins réellement ressentis: les deux doivent se rejoindre dans que subissent les découpages des aperceptions de phantasia par rapport aux
la structure de fantasme comme structure propre de significativités collectives découpages des aperceptions de langue. Il y a, dans la phantasia, quelque chose
(intersubjectives) mettant en scène des pathè et des aperceptions de phantasia. qui «résiste» à la langue, et qui n'est pas non plus entièrement réductible au pro-
Ce lien, nous l'interrogerons tout d'abord à travers le traitement de deux ques- cessus primaire dans la mesure où il y a, dans la Darstellbarkeit intuitive de la
tions: comment la Stimmung peut-elle s'attacher, non plus seulement au monde, phantasia, quelque chose d'irréductiblement contingent avec quoi, «faisant
ou au sens, mais, en s'en dissociant, à certaines aperceptions de phantasia, et flèche de tout bois », le processus primaire, qui ne pense pas (ne temporalise pas
comment, dès lors qu'elle est symboliquement instituée en pathos, avec l'habi- en présence), travaille, par surdéterminations, condensations et fragmentations.
tus correspondant, peut-elle paraître fixée , comme «affect», à telle ou telle aper- En ce sens, les apparitions de phantasia sont une sorte de hylè phénoménolo-
ception de phantasia? On s'aperçoit facilement que la réponse à la deuxième gique, ce qui, dans une transpossibilité irréductible (et «trans-aperceptive») est
question dépend de la réponse que l'on peut donner à la première. principiellement en puissance, et qui est seulement susceptible de Darstellbarkeit
, APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 433
432 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG

intuitive dans les aperceptions de phantasia. Dès lors, les apparitions de phanta- tion et être instituée comme l'une des figures possibles de 1'« expressivité», non
sia, les Wesen phénoménologiques de langage ne sont jamais aperçus comme tels plus de telle ou telle Stimmung - il Y a eu transposition architectonique-, mais de
dans la phantasia: ils subissent la transposition architectonique qui les rend sai- tel ou tel pathos.
sissables et reconnaissables dans les aperceptions de phantasia, qui les rend ana- Si cela se fait de manière immédiatement collective, et donc de façon plus ou
lysables/ décomposables par la médiation des aperceptions de langue, quel que moins consciente et concertée dans la pensée mythique au sens large, cela se fait
soit par ailleurs leur caractère bizarre ou biscornu. Pour être relativement «trans- de manière singulière et de façon inconsciente pour le sujet névrosé (pervers).
cendantes» par rapport aux aperceptions de langue, les aperceptions de phanta- Reprenons les choses. Du fait de leur origine phénoménologique, les apercep-
sia n'en sont pas moins mises à leur «registre» (architectonique) dans cela même tions de phantasia, quels que soient la faiblesse, le vague, le flou de leur saisie
qui constitue leur Darstellbarkeit intuitive. D'un côté, elles n'ont pas totalement aperceptive en intuition, sont accompagnées, «à fleur de» ce qui y est intuitif,
«oublié» leur origine phénoménologique dont elles gardent les traces, qui sont de la Stimmung, ou des Stimmungen qui font partie intégrante de la phénoména-
en tant que traces des apparitions de phantasia, traces des complexes de réten- lité apparente des Wesen de langage en tant que complexes de rétentions/proten-
tions-protentions de langage du sens en train de se faire, et de l'autre côté, tions, issus des Wesen de monde (s), et «parties totales» du sens se faisant
comme le sens ne peut se faire sans «signes », elles portent aussi l'empreinte des précisément comme sens de monde (s) «avec» sa ou ses Stimmungen. Il n'y a
aperceptions de langue dont l'entre-découpage et l'entretissage fait qu'en elles donc pas non plus, à proprement parler, d'aperception de phantasia sans
quelque chose peut (sans le devoir nécessairement) être aperçu, si bizarre soit-il Stimmung, ce qui ne veut pas dire, car cela relève de la Stiftung de la Stimmung
par rapport aux aperceptions de langue sédimentées dans les «signes». Dans la en pathos, que les aperceptions de phantasia la «fixent». Elles ne peuvent pas la
temporalisation en présence du sens se faisant, il peut donc y avoir une ou des «fixer» comme telle, mais relativement, seulement moyennant sa transposition
parts des Wesen phénoménologiques de langage qui ne sont pas «reprises» en architectonique ou sa déformation cohérente en tel ou tel pathos: c'est ce qui a
congruence par les aperceptions de langue, mais qui peuvent éclater, y échappant lieu quand, prises elles-mêmes comme «matériaux», certaines aperceptions de
en partie, dans des aperceptions de phantasia qui en paraîtront composites ou phantasia, proéminentes en raison de leur incongruité manifeste qui les fait
condensées, incongrues en tous les sens du terme. Pourra-t-on dire que pour résister au sens, sont articulées à d'autres de même nature dans les récits rele-
autant, par cette incongruité manifeste, qui ressort de la contingence, qui donc ne vant du mythe ou de la mythologie, et dans ce cas, le pathos est encore relative-
peut être accueillie comme telle que par pré-ouverture transpassible, ce genre ment nomade, au gré des aperceptions de phantasia articulées l'une à l'autre.
d'aperceptions de phantasia «accroche» la sensibilité, c'est-à-dire l'affectivité, Mais quand, dans les processus patho-Iogiques, celles-ci sont prises, avec
et par là tend à «attirer» la Stimmung sur elle? Nul doute que leur incongruité ne d'autres, dans une structure de significativité qui est celle du fantasme, néan-
les rende, en quelque sorte, plus ouvertement transpassibles aux apparitions de moins de manière inconsciente puisque à la Leiblichkeit s'est substitué l' incons-
phantasia que les autres aperceptions de phantasia, qu'en ce sens, elles ouvrent, cient symbolique comme «capture» de transpassibilité à laquelle cependant,
hors aperception, aux obscurités de la Leiblichkeit et aux lambeaux jamais aper- dans le cas des névroses (perversions), la conscience reste transpassible, alors,
çus comme tels de la phénoménalité des phénomènes. Nul doute, donc, qu'elles perdant leurs attaches avec un sens qui, en s'amorçant, a aussitôt reviré en avor-
ne soient pour ainsi dire plus proches parentes de la Stimmung que les apercep- ton, elles en deviennent comme le signe ou le témoin, ce en quoi le sens a litté-
tions de phantasia plus ou moins congruentes aux aperceptions de langue. ralement implosé, et le pathos s'est à son tour architectoniquement transposé
Comme si, elles aussi, portaient la Stimmung comme en son «expressivité», ou (institué) en «affect», fixé à telle ou telle aperception de phantasia, selon une
comme s'il s'agissait là d'une «expressivité» inédite de la Stimmung - comme ce «chaîne associative» plus ou moins rigide. Mais comme, nous l'avons vu, il n'y
semble être le cas dans les figurations de la pensée s'exerçant en forme de mythe a pas de structure de fantasme, de structure de significativité qui ne soit «inter-
(mythes, récits mythico-mythologiques et mythologiques). Nous disons «comme subjective», comme, malgré son paradoxe apparent, il n'y a pas de structure de
si» parce qu'une chose nous retient encore: on ne peut assimiler sans plus une fantasme qui soit pour ainsi dire absolument singulière (même si nous n'avons
aperception de phantasia, prise, de manière plus ou moins explicite, à une tem- pas tous, ipso facto, les mêmes fantasmes, même si la prégnance des fantasmes
poralisation en présence, à une «expressivité» de la Leiblichkeit, qui l'est, dans paraît rompre la «communication intersubjective») ainsi qu'en témoigne la
le cas de la Stimmung, de quelque chose qui, précisément, ne se temporalise pas, remarquable constance structurale des formes patho-Iogiques diversement par-
mais baigne la temporalisation tout entière. Mais cela nous fait comprendre, du tagées entre les hommes, cette structure de fantasme, comme structure de signi-
même coup, que, de l'intérieur de la Stiftung de l'affectivité en pathè pris dans ficativité collective est aussi coextensive d'une intrigue symbolique, celle de la
des structures collectives de significativité, telle ou telle aperception de phanta- Stiftung inconsciente du sujet, qui met toujours en jeu plusieurs acteurs qui se
sia, particulièrement incongrue, puisse être détachée de sa chaîne de temporalisa- rencontrent sans jamais vraiment se rencontrer.
434 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STlFTUNG

Nous savons que la première Stiftung symbolique de l'affectivité est celle


l APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS

ment les aperceptions de langue sédimentées dans les «signes» qui s'y rappor-
435

qui, transposant la Stimmung en pathos, institue, en fixant le registre architecto- tent, la nécessité d'en passer par des méta-morphoses qui gardent une partie de
nique des pathè, les «expressivités» plurielles de la Stimmung dans la leur secret en différenciant pour lui-même le registre architectonique de la phan-
Leiblichkeit, comme «expressivités» sur l'Aussenleiblichkeit, qui vont des tasia, témoignent, alors que la pensée demeure, dans le mythe, transpassible à la
mimiques et des gestes jusqu'aux tons dans lesquels le sens, chaque fois, se fait. Leiblichkeit et à l'affectivité qui s'y figurent en quelque sorte par impossible, de
La circulation de la Stimmung par «contagion», à travers une sorte de transit, leur parenté originelle avec la Stimmung, de ce que c'est bien celle-ci qui y est
chaque fois, par la transpassibilité à la Leiblichkeit, se transpose dès lors archi- architectoniquement transposée en pathos, et même en pluralité de pathè dont le
tectoniquement en circulation, déjà plus proche du langage-langue, quoique au conglomérat, à même ces aperceptions de phantasia, est comme la réminiscence
second degré par rapport à lui, de structures collectives (intersubjectives) de (et la prémonition) transcendantale de telle ou telle Stimmung, comme si le
significativités, structures que nous disons déjà de fantasme, dans la mesure où, conglomérat de pathè condensé en aperceptions de phantasia de ce type, était,
instituée surI' «expressivité », l'affectivité, transposée en pathè, y prend figures, dans son jeu inchoatif, l'écho de la Stimmung déjà perdue par la transposition
qui sont pour ainsi dire les ancêtres des figures de rhétorique: 1'« expressivité» architectonique. C'est cela qui, avant la systématisation toujours savante de la
instituée, dont la dégénérescence est l'imitation spéculaire, consiste à prendre mythologie, rend infini et interminable le travail de la pensée mythique et de la
comme des touts des «lieux communs» d'«expressivité», c'est-à-dire à diffé- pensée mythico-mythologique.
rencier, par accentuation, les tournures de langue et les tournures d'aperceptions C'est cela aussi qui, on le voit, fait toute la difficulté de l'affectivité, extraor-
de phantasia qui adviennent dans les sens se faisant, et qui se reconnaissent par dinairement complexe dans ses transformations et ses transpositions. Ce champ,
cette Stiftung elle-même (à elle-même originaire). Le fait est que, dans ces tour- très largement perdu pour la philosophie (quoique encore là, à sa manière, chez
nures elles-mêmes, les «reliefs» relatifs des «mots» et des aperceptions de Platon, ce qui en rend la lecture si difficile), s'est conservé comme champ infini
phantasia tendent à se différencier à leur tour, à s' autonomiser, donc, comme dans la littérature. Mais il ne nous a par ailleurs jamais quitté, même au sein de
nous le suggérions, sont susceptibles de se porter à la rencontre de telles ou l'institution symbolique où nous vivons, dans ce que nous révèlent les patholo-
telles aperceptions de phantasia qui, dans tel ou tel sens se faisant avec telle ou gies psychiques, sur lesquelles, précisément, la «rationalité» n'a pas de prises.
telle tournure semblable, paraissent aussi particulièrement proéminentes en rai- Mais les choses se jouent, ici, pour ainsi dire de manière antisymétrique par rap-
son de leur incongruité à la phase de langue-langage, comme si, par là, elles port à la manière dont elles sont mises en jeu dans le mythe lato sensu. En réac-
détenaient le secret du sens qui se cherche, ou plutôt de sa difficulté à se cher- tion contre la psychose, où la Stimmung, pénétrant par effraction dans
cher. S'il y a toujours, nous l'avons dit, de la contingence irréductible dans le l' Innenleiblichkeit, épuiserait la transpassibilité à elle de l'Aussenleiblichkeit, la
surgissement de telle ou telle aperception de phantasia, cette contingence est névrose (la perversion) garde quelque chose de la transpassibilité, mais, en
précisément contingence, et non hasard, c'est-à-dire est toujours susceptible de s'instituant (c'est la Stiftung symbolique inconsciente du sujet), elle est corréla-
faire sens, d'être rencontrée. Or elle ne peut l'être comme amorce de sens que tive de la transposition architectonique, en «partie totale», de l' Innenleiblichkeit
par ouverture transpassible, de celle-là même qui fait paraître telle ou telle aper- dans l'inconscient symbolique: c'est à ce dernier que la conscience névrotique
ception de phantasia comme «expressivité» du pathos, ou comme en faisant (perverse) reste transpassible, même si, en lui s'opère, mais partiellement et
partie intégrante. De la sorte «mise en évidence» ou «en relief», telle ou telle localement, une «capture» de la Leiblichkeit et de la transpassibilité. Cette
aperception de phantasia a un double statut: à la fois d'être Darstellung intui- «capture» est double: d'une part elle l'est par l'institution symbolique de
tive en phantasia, aperceptible par la médiation des aperceptions de langue, l'affectivité où le sujet advient, et où, déjà, les figures (par impossible) de son
donc toujours déjà prise en temporalisation (en présence sans présent), et d'être, «expressivité» ont été fixées - mais c'est aussi le cas pour la pensée mythique
par son incongruité relative qui résiste au sens, une sorte de condensé de tempo- «avant» son départ. D'autre part, et c'est cela qui lui est propre, elle l'est par la
ralisation qui, comme tel, à l'instar de la Stimmung, ne se temporalise pas, mais manière singulière qu'a tout sujet de s'inscrire à l'ordre symbolique, c'est-à-dire
domine, par sa proéminence et son énigme, toute la phase. Or ce type d'apercep- autant par sa manière de le recevoir que par sa manière d'y réagir. Or celle-ci
tions ne pourra, dans le mythe (au sens large), se temporaliser qu'en se méta- passe primordialement par l'affectivité, le fond des troubles de la psychè est
morphosant en d'autres aperceptions du même type dominant d'autres phases dans les troubles premiers de l'affectivité, dans la singularité de ses tribulations,
(épisodes), comme en une dé-composition/re-composition, corrélative d'une au fil des transpositions architectoniques, de la Stimmung au pathos, et de celui-
institution des pathè, c'est-à-dire d'une «civilisation» et d'une «éducation» à ci à l'affect. Et ces troubles premiers sont, pourrait-on dire, des perturbations de
l'affectivité. L'impossibilité d'analyser de telles aperceptions au fil d'un sens la transpassibilité (et non l'imminence de sa disparition par court-circuit comme
qui en délivre les significations, c'est-à-dire qui décompose seulement ou pure- dans le cas des psychoses). Certaines des «expressivités» instituées, avec la
436 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG LES APERCEPTIONS DE LANGUE 437

structure (intersubjective) des significativités qui en sont coextensives, mais pas phantasia paraissent énigmatiquement et inexplicablement chargés d'un affect
toutes, sont prises sans recul transpassible, et par là, dérobent aussitôt leur trans- particulier, de manière, cette fois, radicalement incongrue. S'il n'y avait cette
passibilité à la Stimmung et à la Leiblichkeit pour s'instituer, avec leurs habitus, dernière, qui est rencontrée dans notre expérience comme quelque chose que
comme pathè, au sens de ce qui est immédiatement subi, sans distance. TI en l'on ne peut s'expliquer, on douterait de la fiabilité phénoménologique de notre
résulte que la structure intersubjective de significativités est immédiatement, par description - quand bien même on peut toujours douter, et à bon droit, de la fia-
le côté où elle est prise de cette manière, structure «pathétique» dont le sens bilité de la construction théorique en psychanalyse. Précisons enfin que c'est
intersubjectif échappe, et qui «fige» des pans entiers de l'affectivité dans de tels dans la mesure même où le fantasme est à la fois la compénétration de l'affecti-
pathè paraissant dès lors sans origine, sans réminiscence (prémonition) trans- vité et de la significativité, et donc une structure intersubjective sans autrui,
cendantale à la Stimmung. Par cette sorte de «glaciation» de l'affectivité, ces qu'il est du même coup mise en scène du désir du sujet (le désir est le désir de
pans entiers échappent à toute possibilité de leur remise enjeu dans les tempora- l'autre, disait Hegel, mais l'autre, autrui, est ici toujours déjà perdu), comme
lisations en sens, et se «figeant» dans la structure, ce sont eux qui donnent pro- désir qui ne peut s'assouvir, précisément, d'aucune rencontre «empirique»: non
prement à celle-ci le statut de structure de fantasme. C'est par celle-ci, se jouant pas donc, comme on le croit souvent assez stupidement, que ce soit le désir qui
pour ainsi dire aveuglément elle-même au fil du processus primaire, que les mette en scène le désir, car c'est la structure même du fantasme qui oriente le
aperceptions de phantasia sont prises comme «matériaux», au gré de leur désir sur lui-même, et ce, au gré de mises en scènes réelles ou en phantasia qui
incongruité qui ne paraîtra due, pour autant, puisqu'elles seront quand même constituent autant de variantes de la même mise en scène fondamentale de
accueillies, le cas échéant, par ce qui reste de pré-ouverture transpassible, l'affectivité, dans la conscience (explicitement) ou le «subconscient» (implici-
qu'aux jeux des significativités sédimentées dans ce qui paraît à son tour comme tement).
l'inconscient symbolique. Autrement dit, la Stiftung du sujet ne paraît incons- A l'écart de la psychose, tout le drame ou la «pathétique» de la «maladie»
ciente qu'à la mesure de ces fragments de transpassibilité à la Leiblichkeit (et à du sujet vient de sa difficulté à «s'y retrouver» parce qu'une part de sa Stiftung
la Stimmung) qui ont été «capturés» en quelque sorte de manière trop passive, singulière, qui lui échappe et qu'il ne peut élaborer, semble être en lutte contre
dans une transposition architectonique en quelque manière totale (sans reste l'autre, où il aimerait à se reconnaître. Par là, il est aussi dans la séparation appa-
apparent), ayant perdu la réminiscence (prémonition) transcendantale de son rente de l' «affect» et de l'affectivité, c'est-à-dire, eu égard aux rapports intimes
origine, de la Leiblichkeit et de la Stimmung, «absorbées» sur une de la Leiblichkeit avec l'affectivité et la phantasia, dans la séparation apparente
Aussenleiblichkeit dérobée parce que localement effondrée et par des pathè sans d'éclats de la Leiblichkeit condensés en «corps étrangers internes» (Freud) par
profondeur parce que sans «dedans» transpassible. Aussenleiblichkeit et pathè rapport à la Leiblichkeit du Leib lui-même. C'est en fait depuis cette séparation,
sont par là devenus partiellement errants ou nomades, ils font penser à ce que qui lie tel ou tel affect à telles ou telles aperceptions de phantasia, qui est donc
Freud nommait «l'énergie libre», libre de se reprendre n'importe où, et en parti- coextensive d'habitus «affectifs-aperceptifs », d'habitus inconscients comme
culier sur des aperceptions de phantasia. Intrigue de l'institution du sujet parce dispositions à l'aperception et à l'affect, que, à l'inverse, par son archaïsme phé-
que intrigue de la Stiftung inconsciente de son affectivité, de ses souffrances et noménologique, la Stimmung peut paraître imprégner indifféremment tout
de ses manques, endurés par cette errance ou ce nomadisme même. (<<choses et images»), tout en échappant à la modalité intuitive de la phénomé-
De la structure du fantasme où le sujet est toujours impliqué, pour une part nalité - car la «capture» de la transpossibilité n'étant pas totale, il reste en
de lui-même, «corps et biens », nous pouvons donc dire qu'elle est une structure quelque sorte «de la place» pour l'irruption de la Stimmung 5 .
intersubjective de significativités sans autrui: à l'intérieur de ce qu'elle met en Tout cela a pour important résultat phénoménologique, en ce qui concerne
place, il n'y a plus d'ouverture transpassible à la Leiblichkeit et à son «expressi- les pouvoirs analytiques de la phénoménologie, de nous mettre en mesure de
vité» (y compris dans et par la Stimmung), et par conséquent à autrui dont l'alté- mieux discerner les caractères de l'archaïsme phénoménologique propre à la
rité ne peut précisément se révéler que par la Leiblichkeit à laquelle je suis Stimmung, en ce qui les distingue des caractères sans doute déjà plus familiers
transpassible. S'il y a du sens dans le fantasme, puisqu'il est mise en scène, il est du pathos. Tout d'abord, on l'a vu, pour porter les caractères de l'archaïsme
cependant toujours déjà condensé (ou avorté) dans les aperceptions de phanta- phénoménologique, à savoir l'immémorialité et l'immaturité, la Stimmung
sia dont il fait flèche selon les circonstances, en tant que celles-ci, comme
«expressivités» prises de la Leiblichkeit, semblent condenser la présence d'un 5. En ce sens, on pourrait dire que les troubles psychotiques ne paraissent, comme troubles de
sens se faisant alors que celui-ci ne s'est jamais fait et que la Stimmung n'a la Stimmung, si fondamentaux, que parce qu'ils touchent à la Leiblichkeit et aux mondes, c'est-à-
dire ne mettent «à ciel ouvert» l'inconscient symbolique que dans la mesure où ils portent atteinte
jamais pu le baigner. Le retournement, ou la dernière transposition architecto- à l'inconscient phénoménologique. C'est peut-être de cela que Binswanger eut très tôt
nique, celle du pathos en affect est alors là, quand tel rêve, telle situation, telle «l'intuition» .
,
438 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG
APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 439

n'accompagne pas moins à sa façon la temporalisation en présence - elle est en royale (récits mythico-mythologiques et mythologiques), et paraissent, par leur
présence et jamais convertible dans un présent, elle imprègne elle-même toute rôle axial, comme de véritables «créations» de la phantasia par rapport aux
la phase, le sens même, sans se diviser dans ses «signes », ses aperceptions, récits proprement mythiques. Elles font écho à ce que nous avons analysé
qu'elle traverse de part en part, fût-ce au gré de l'une ou l'autre de ses varia- comme l'irruption monstrueuse, littéralement pathogène, de la tyrannie, qui n'a
tions. La Stimmung n'est pas «nomade» parce qu'elle est déjà partout et donc, à être fondée (légitimée) que si elle est instituée (sans quoi le tyran serait aussi-
d'une certaine manière, nulle part, tout comme le Leib phénoménologique. Si tôt mis à mort). L' «invention» n'est donc pas tant celle de ce genre d'apercep-
c'est bien elle qui se transpose, par la ·première Stiftung de l'affectivité, en tions, qu'il doit y avoir au moins de façon latente dans toutes les cultures, mais
pathos, le pathos partage bien avec elle ce caractère d'insituabilité qui le rend, dans le rôle que la pensée de la légitimation royale leur fait jouer, et qui est en
par l'usage rhétorique, si trompeur et si insinuant. De là à la «situation» des résonance avec l' «événement transcendantal» de la tyrannie, avec tout ce que
«affects» par leur liaison dans des structures de fantasme proprement dites, il y celui-ci, en sa nouveauté, institue violemment comme structures sociales de
a encore le pas d'une seconde Stiftung, celle, inconsciente, du sujet singulier, significativité. Aussi déformées de façon cohérente, les Stimmungen un instant
qui peut d'ailleurs entrer en écho avec la première, dans une manière d'être éveillées, comme Stimmungen sombres, par le bouleversement ou la révolution
«touché» plus ou moins excessive que l'on qualifierait trop rapidement de impliquées par l'irruption de l' «événement» de la tyrannie, se transposent
« subjective». architectoniquement en pathè dans les structures du fantasme de la tyrannie: la
Pour en finir (provisoirement) sur ces points difficiles, reprenons, pour le palette complexe des Stimmungen éveillées, qui ont toutes un caractère sublime
résumer, ce que nous venons de tenter quant à la mise en rapport entre la pensée (répulsif et attractif) en raison de leur «nature» immémoriale et immature, se
mythique/mythologique et le processus que Freud qualifiait d'inconscient dans voit codée par deux groupes de pathè opposés, qui sont ceux regroupés par la
les pathologies «psychiques». Dans le premier cas, les récits mythiques/mytho- terreur ou l'angoisse (sublime négatif) et ceux regroupés par l'amour et l'exalta-
logiques travaillent à une fondation de l'ordre symbolique dans le cadre d'une tion (sublime positif), jouant tous deux comme deux axes tendanciels. Et par
institution symbolique qui lui donne les termes initiaux de son élaboration, ailleurs, prises qu'elles sont comme «parties totales» de sens, comme amorces
c'est-à-dire dans le cadre de structures intersubjectives de significativité (struc- de sens en train de se désamorcer et donc de requérir de nouvelles amorces du
tures de fantasme: par exemple, celle de la tyrannie) qui instituent les même sens, les aperceptions de phantasia, qui sont mises en relief avec leurs
Stimmungen en pathè, et corrélativement la langue commune en tournures rhé- condensés en conglomérat de pathè, sont institués comme condensés provi-
toriques avec leurs habitus de langue susceptibles de garder, pour les réveiller soires du sens en train de se chercher, comme relais d'un épisode ou d'un nou-
(chez les auditeurs du récit: cette «littérature» est essentiellement orale), ces vel épisode, donc comme «quasi-signes» de second degré par rapport aux
pathè eux-mêmes. Dans ce premier cas, donc, l'institution rhétorique des pathè «signes» de la langue, et «quasi-signes» immédiatement en rétentions et en pro-
par et dans la langue commune, qui va de pair avec l'institution d'habitus aper- tentions dans la présence, quasi -présents seulement si vient à s'opérer la Stiftung
ceptifs pour des aperceptions de phantasia mises en relief dans le même mouve- de l'imagination. Car les métamorphoses de l'un à l'autre de ces «quasi-signes»
ment, procède à la fois des structures de fantasme déjà instituées comme n'ont jamais lieu dans un présent, qui serait l'arrêt du récit. Comme celui-ci
structures intersubjectives (sociales) de significativité, et du travail d'élabora- n'est jamais amené qu'à se répéter dans son entier, ou dans des fragments de lui-
tion symbolique de la langue commune, travail de pensée dont le «résultat» est même qui constituent chaque fois un récit entier, à ces aperceptions mises en
tout à la fois une fondation de la langue et de l'affectivité, une «éducation» à relief sont liés des habitus qui sont à la fois dispositions à apercevoir ces «quasi-
l'humanité où, par l'élaboration symbolique, la Stiftung première des structures signes» et à rééprouver de ce qui dès lors les imprègne comme pathè. Ainsi se
sociales de significativité est à la recherche de sa légitimité, c'est-à-dire de son constitue, sur ce que nous avons nommé la Stiftung redoublée de la phantasia
sens, qui est sens du monde et de l'expérience. En effectuant ce travail, qui, qui est institution des aperceptions de phantasia mises en relief comme «quasi-
encore une fois, est travail de pensée, la pensée mythique/mythologique, déjà signes, ce que nous pouvons nommer la langue mythico-mythologique, qui est
structurée par les structures sociales de significativité, met en relief les apercep- une sorte de «méta-langue» par rapport à la langue ordinaire. Cette constitution
tions de phantasia (à l'origine instables, vagues et fluctuantes), avec leurs procède de l'institution en vertu de laquelle la pensée, pour s'élaborer, doit par-
conglomérats de pathè, qui lui paraissent précisément «utilisables», c'est-à-dire tir de telles aperceptions de phantasia, par là instituées, et pas d'autre chose. Et
«relevantes» pour «négocier» le travail de légitimation-fondation des nouvelles le récit sera lui-même institué si l'enchaînement qu'il en propose paraît, comme
structures de significativité mises en place, c'est-à-dire instituées. C'est ainsi une construction mathématique, s'être engendré d'ailleurs (le «méta» de la
que les aperceptions de phantasia monstrueuses, avec les pathè qui s'y enchevê- «méta-langue») selon sa propre nécessité, quasiment apodictique. C'est ce qui
trent de façon ambiguë, font leur apparition dans les récits de légitimation fait proprement la dimension que nous avons dite transcendantale de ces récits:
441
440 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS

ils ne racontent rien de ce qui s'est passé, mais cherchent à dire ce qui a dû tifs toujours déjà disposés, potentiellement, à saisir (et à être saisis par) des
nécessairement se passer, dans un passé transcendantal lui-même inassignable, aperceptions de phantasia «investies» par des affects qui y paraissent liés. Par
dont les effets seulement font «l'événement» du monde, son ordre présent. là, quelque chose de la phantasia et de l'affectivité entre en sécession «barbare»
C'est alors seulement que la fondation, principiellement à la recherche d'elle- par rapport à ce que le sujet peut élaborer symboliquement (<<humaniser»), sans
même, légitime et assure l'institution, n'est donc pas sans rejaillir, en la péné- que cette possibilité signifie pour autant que les structures sociales de significa-
trant, sur l'usage de la langue commune, et même sur tous les usages qui tivité (les structures de fantasme) aient été mises hors-circuit. Bien plutôt, en
définissent les pratiques et les mœurs d'une société. Quoi qu'il en soit, on voit quelque sorte, l'étape de transposition architectonique des Stimmung:~ en pat~è
que l'élaboration symbolique, dans son travail même, des récits mythico- ayant été court-circuitée par son passage immédiat dans la transposItIon archI-
mythologiques, l'enchaînement réglé des aperceptions de phantasia mises en tectonique des pathè en affects, et ce, par des ruptures (et des «captures»)
relief, est extrêmement complexe, en réalité pluriel: il se fait au fil de l'intrigue, locales de transpassibilité, les aperceptions de phantasia et l'affectivité qui y
de répétitions en déformations cohérentes, de métamorphoses des aperceptions paraît liée se mettent en relief, se détachent des temporalisations (plutôt: des
de phantasia mises en relief, tout au long du récit. Et les transformations qui y amorces de temporalisation) où elles ont pu surgir, semblent par là venir de
sont en jeu peuvent, après coup, être mises sur le compte d'une rhétorique, si, «nulle part», ne peuvent plus paraître comme émergeant de complexes de réten-
cette fois, l'on entend par là les processus «métaphoro-métonymiques» qui tions-protentions de sens, mais seulement comme «représentations» énigmati-
paraissent les régler, pour nous qui n'en comprenons plus la quasi-apodicticité. quement porteuses d'affects, sans que ceux-ci puissent se comprendr~. Et c'e~t
Or, cette «rhétorique» est apparemment la même que celle qui règle les pro- là sans doute l'une des origines phénoménologiques de la transmutatIon archI-
cessus pathologiques, du moins ceux des névroses et des perversions. Que s'y tectonique des aperceptions de phantasia en imaginations: car c'est l'affect, qui
passe-t-il donc pour qu'il y ait cette apparence, alors même que, à moins de sup- en paraît détachable en raison de son inexplicabilité, qui, entretenant la fascina-
poser, absurdement, que l'inconscient ait élaboré des mythes, voire une mytho- tion pour l'aperception, fait paraître celle-ci comme si elle était présente, comme
logie, la pathologie paraît, selon sa «nature», s'être dérobée et devoir échapper si elle pouvait se re-nourrir elle-même de sa propre énigme malgré la fuite du
à toute élaboration de pensée, ou, si l'on veut, à la conscience? C'est que, s'il y présent. Mais, dans le même mouvement, l'aperception ainsi fixée par la
a inconscient, il ne faut pas précisément le «reboucher» en en faisant, un peu Stiftung inconsciente (qui est celle de l'inconscient symbolique) du sujet, l'est
comme l'a fait Freud, une sorte de «machine à penser» (un «appareil immédiatement, avec sa perte de sens, au sein des structures de fantasme
psychique»). Il faut donc affronter ce paradoxe que, alors que les structures de comme structures intersubjectives de significativité sans autrui, structures
fantasme comme structures sociales (ou intersubjectives) de significativité sont d'emblée paradoxales du fait qu'a été manquée l' «éducation» aux formes inter-
déjà là, toutes faites, et opérantes pour le sujet, celui-ci, pris individuellement subjectives (et sociales) des pathè. Dans notre analyse, le pathos est la forme
(ce qui est le cas dans notre société et pour la psychopathologie comme disci- sociale instituée de l'affectivité, alors que l'affect, qui se rapproche plutôt de ce
pline), ne paraît malade que dans la mesure où il semble échouer, justement, à que l'on entend par ~~passion», en serait la forme «subjective». Si bien que
élaborer quelque chose comme des mythes ou une mythologie pour s'expliquer toute la «rhétorique» qui paraissait (après coup) régler l'institution sociale des
en sens l'institution symbolique qui l'a institué comme sujet pourvu de sa pathè et des aperceptions de phantasia, paraît à présent, mais toujours apr~s
Jemeinigkeit. Alors que tout récit mythique ou mythico-mythologique est coup, en y passant pour une part immédiatement sans distance (sans trans-pas SI-
d'emblée collectif, et élaboré par et pour la collectivité, la pathologie semble au bilité), régler a priori (sans autrui) les affects et les «représentations» aux-
contraire procéder d'une absence de récit, ou, pour ainsi dire, d'un récit des ori- quelles ils «s'attachent». Le «processus primaire», puisque c'est de lui qu'il
gines qui aurait été dérobé à l'origine, et dont le mode de dérobement ne serait s'agit, ne travaille donc pas avec les mêmes matériaux que l'institution sociale
pas sans effet sur la spécificité de la pathologie. Comme si, donc, l'institution du de l'affectivité à travers les structures de significativité: lambeaux de sens se
pathos ayant été manquée, celui-ci avait immédiatement implosé en affect ren- faisant, «quasi-signes» en phantasia pris dans les structures sociales de signifi-
contré par la conscience avec son énigme. Et c'est bien ce qui, d'une certaine cativité et se mettant en langage-langue dans les récits, dans le cas de la pensée
manière, se passe, si l'on réfléchit à ce que signifie le dérobement du «récit»: mythique/mythologique, condensés d'affects et de sens avortés, enclos sur eux-
quelque chose de l'articulation symbolique, de ce qui pourrait résulter de mêmes et perdus, et pris dans les mêmes structures sans autrui, dans le cas des
l'intrigue symbolique comme intrigue intersubjective au fil de laquelle le sujet pathologies.
aurait été institué, n'a pas été institué, dans cette intrigue, comme habitus aux Mais il est encore plus évident, si c'est possible, que dans ce dernier cas la
aperceptions et aux pathè (c'est, si l'on veut, un déficit en «éducation à l'huma- «rhétorique» des affects et des «représentations» est reconstruite après coup,
nité»), mais l'a été pour ainsi dire immédiatement en habitus affectifs-apercep- puisqu'il n'y a pas ici de composition «concertée» au sein d'une pensé (de fon-
442 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 443

dation) des pathè et des aperceptions de phantasia. Ce qui se passe en effet ici toujours beaucoup plus que ce que toute «théorie» en peut imaginer. De la sorte,
est que les condensés d'affects et de sens avortés, et dont l'avortement dissocie, il n'y a pas non plus d'«économie» des affects: ce n'est là qu'une représenta-
tout en les tenant ensemble de façon incompréhensible, «représentations» et tion scientiste de la situation, qui aboutit rapidement à la tautologie logique de
affects, n'empêchent certes pas le sujet de vivre et de penser, mais «parasitent» l'explication, et qui est au reste en résonance avec la construction, pareillement
sa vie et sa pensée. Non pas justement qu'il puisse en partir pour les élaborer en scientiste, de 1'« appareil psychique». Tout cela, comme l'a dit une fois
vue d'un sens (il ferait à lui tout seul la mythologie cohérente de lui-même) Merleau-Ponty, est du «bric-à-brac». D'autant plus qu'une «représentation»
mais ~u'il ~'efforc~,vaille que vail~e d'élaborer un sens à sa vie, alors même qu~ dissociée de son affect paraît, par sa Stiftung en image, pouvoir exister par elle-
des dimensIOns enheres de celle-cl se sont toujours déjà dérobées en se conden- même, et par là, pouvoir susciter sa considération pour elle-même, indépendam-
sant (en avortant), prises en l'affect qui, pour sa part, est reçu tout à fait passive- ment de tout affect, dans ce qui serait dès lors la «théorie» dissociant
ment, selon une rupture ou un court-circuit local de la transpassibilité. Or l'imaginaire de l'affectivité. Et si l'on ajoute que, en effet, la «théorie» doit être
comme celui-ci l'est aussi de la transpassibilité à la Leiblichkeit, c'est avec l~ libérée de tout affect, cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas une Stimmung théo-
«vie» même, l'«a-vif» de l'expérience de l'affectivité, quelque chose de la rique, ou, à tout le moins, puisque l'attitude théorétique est une attitude symbo-
Leiblichkeit qui s'est dérobé, en «alourdissant» pour ainsi dire le Leib en un liquement instituée, un pathos théorétique, pour nous, tout dans le suspens ou
Korper (Freud: un «corps étranger interne»), y créant ce que nous avons l'épochè phénoménologique, qui n'est désintéressement qu'à l'égard de l'affect,
nommé des «lacunes en phénoménalité»6, ou quelque chose d'apparenté au ou, comme nous l'avons dit, de la passion.
corps physique comme «corps obscur et rebelle». Et c'est en vivant et en pen- Ce que nous avons voulu faire ici n'est rien d'autre qu'une tentative de situa-
sant malgré tout que le sujet réintègre d'une certaine manière, latérale, les tion architectonique de l'affectivité eu égard aux aperceptions de phantasia, à ce
condensés d'affects et de sens avortés dans la pensée, accède à la conscience qui est susceptible, dans la phantasia, de Darstellung intuitive. Et cela nous a
relative de sa pathologie. Tout comme, dans le rêve, la «pensée» du rêve, ainsi conduit, du point de vue phénoménologique, à élargir le champ de la phénomé-
que l'a vu Freud, est une pensée comme une autre, simplement «affaiblie» par nalité à l'affectivité qui se sent de façon indivise, mais qui ne se figure pas en
le ~ommeil, la pensée du sujet malade est une pensée comme une autre, mais qui intuition7 . Dès lors, il faut penser que l'intuitivité (pas nécessairement ni seule-
dOIt «composer» avec ses lacunes, avec ces puits d'affectivité que sont les ment pour la vision) n'est qu'une partie, certes intégrante, d'une phénoménalité
affects et ces «représentations» apparemment aberrantes auxquelles les affects plus englobante. Et au registre de celle-ci, pour peu que nous arrivions à le
so.nt <:attachés» : il en résulte des «distorsions », qui paraissent étranges au sujet retrouver par la réduction architectonique, la Darstellbarkeit intuitive en appa-
lUI-meme, et qUI paraissent s'organiser comme par une mythologie absente, en ritions de phantasia (qui n'est pas la Darstellung intuitive en aperceptions de
réalité implicitement induite depuis le sens que le sujet tente de donner à sa vie phantasia) n'est pas moins archaïque, en ce dont elle témoigne, que la
et à ses actions en «se racontant des histoires» (mythoi). Mythologie absente qui Stimmung. Mais c'est aussi à condition d'arriver à penser que la phantasia n'a,
n'est donc pas concertée (avec autrui) dans et par la phantasia et l'affectivité, en elle-même, phénoménologiquement, rien d'imaginaire ou defictif, ce qui est,
mais qui s'esquisse en creux des rationalisations et ratiocinations du sujet, il est vrai, contraire à nos habitudes de penser (nos habitus à penser) depuis plus
comme cela même qu'il ne peut pas atteindre, et qui serait comme son histoire de deux mille ans de philosophie. Car il ne faut pas non plus croire, en ce qui ne
«véridique», c'est-à-dire «transcendantale» au sens où peut l'être, en sa quasi- serait qu'une inversion, que la phantasia «produit» du réel, est <<ontologique».
apodicticité, le récit (mythique ou mytico-mythologique) fondateur. Par là, il Erreur qui, effaçant la phantasia par l'Einbildungskraft, fut encore celle de
n'y a donc pas de «langue» des affects et des «représentations»: c'est là une Heidegger, et que l'on peut déjouer à partir du moment où, ayant pris en consi-
reconstruction du structuralisme. Les affects et les «représentations» sont bien dération l'institution symbolique de la phantasia, on s'aperçoit que celle-ci
liés à des habitus hors sens, ils ne peuvent pas eux-mêmes être repris comme entre aussi dans le champ symbolique, dont ce serait une extraordinaire confu-
«signes» ou «quasi-signes de sens, c'est-à-dire être pris comme points de sion de croire qu'il coïncide avec une «ontologie fondamentale» ou avec un
départ ou relais à un sens qui se ferait à partir d'eux et en eux. Pour désamorcer champ quelconque de l'ontologie. TI nous faudra y revenir à propos de la ques-
leurs prises, il n'en faudra pas moins, dans la «cure analytique», qu'une remise tion de la situation architectonique de la phantasia dans la phénoménologie.
en jeu ou remise en scène de toute l'affectivité, son réapprentissage plus ou Nous savons tout au moins que par sa Stiftung redoublée dans la pensée relevant
moins réglé ou maîtrisé au sein du «transfert», «plus ou moins» car il s'y passe du mythe, la phantasia, prise dans la temporalisation en sens des récits, peut

6. Cf notre ouvrage: Phénoménologie et institution symbolique, Jérôme Millon, Coll. «Krisis», 7. Pour le reste, l'explicitation architectonique de la pensée mythico-mythologique, nous ne
Grenoble; 1988. De même que pour le développement qui suit. pourrions que répéter ce que nous avons avancé dans L'expérience du penser, op. cit.
444 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 445

jouer un rôle transcendantal de fondation, ce qui n'est pas le cas des «patholo- transposition architectonique (de leur déformation cohérente) par rapport aux
gies psychiques».
apparitions de phantasia ou aux Wesen de langage, jouent, dans leur mise en
jeu, en écho aux Wesen de langage; ce qui rend pensables leurs métamorphoses,
ce qui, malgré la relative contingence de celles-ci, les fait échapper au total arbi-
§ 4. L'ACCÈS AU SAUVAGE PAR LA PHANTASIA
traire ou au déterminisme sans reste d'un méta-système inconscient (Lévi-
ET LE STATUT PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SYMBOLIQUE
Strauss), c'est que, non seulement, elles restent transpassibles au langage, mais
encore demeurent mutuellement transpassibles, constituent une part obscure, en
Il reste pour nous cette chose tout à fait extraordinaire que, dans la non Wesen, de la masse de langage réinscrite dans telle phase de présence de langage
congruence de leurs découpages avec ceux des aperceptions de langue, et en tant que schématisation phénoménologique de temporalisation en présence.
quelles que soient leurs prises dans des structures intersubjectives de significati- En ce sens, prises dans ce que nous avons nommé, dans nos Méditations, les
vité, les aperceptions de phantasia, avec leurs flous, leurs instabilités et leurs «synthèses passives de second degré», elles gardent par leur transpassibilité
fluctuations, demeurent en écho avec les apparitions de phantasia, les Wesen de quelque ehose de l'immémorialité et de l'immaturité des Wesen sauvages de lan-
langage, c'est-à-dire avec les Wesen de monde(s) fissurés en complexes de gage, et de là, des Wesen sauvages de mondes. Le passé indéterminé mis en
rétentions-protentions dans la présence. A condition de ne pas être interprétée scène par les récits s'ouvre au futur indéterminé de leur remise en scène, sans
comme «fantaisie» arbitraire de quasi-perceptions, comme «imagination» que, dans la répétition, le raconté ne soit institué en «idéalité». Autrement dit, si
(mise en images) de fieta, la phantasia, dans son caractère incongru, atteste de les aperceptions de phantasia instituées (par le redoublement de la Stiftung de la
sa manière de «reprendre», jusque dans certaines de ses aperceptions, les Wesen phantasia) en quasi-signes sont fissurées en rétentions/protentions par leur tem-
de langage «derrière» les aperceptions de langue qui, certes, les découpent, per- poralisation en présence dans le récit, leur fissure, qui tend à les décomposer /
mettent de les reconnaître, mais sans les déterminer entièrement. Qu'elles puis- recomposer en d'autres aperceptions de phantasia du même type, paraît du
sent être prises tout entières en aperceptions dans les récits relevant du mythe, et même coup comme plurielle, comme ouvertures transpassibles multiples à des
ce, comme «quasi-signes» dans une «langue» de second degré en laquelle directions de sens multiples, mais transpossibles par rapport à la possibilité
s'opèrent, en gardant leur secret, leurs métamorphoses, cela ne signifie pas qu'est le sens en son ipse pour lui-même. Cela signifie en retour qu'à son état
qu'elles y soient «épuisées» mais précisément, car cela seul explique finale- «natif» ou originaire, dans ses flous, ses instabilités et ses fluctuations, l'aper-
m~nt la cohésion intrinsèque du registre architectonique des métamorphoses, ception de phantasia, si elle paraît avec telle Darstellung intuitive et avec tel
qu en gardant leur secret, elles gardent en elles quelque chose de leur dimension conglomérat de pathè qui «évoque» telle Stimmung, n'en est pas moins trans-
phénoménologique sauvage, ou qu'elles y demeurent transpassibles, ouvertes à passible à d'autres Darstellbarkeiten intuitives et à d'autres conglomérats de
des transpossibilités qui paraîtront irréductiblement contingentes (<<mer- pathè «évocateurs» à leur tour d'autres Stimmungen. Pour peu qu'elle ne soit
veilleuses») dans le récit, la métamorphose d'une apparition de phantasia mise pas entièrement fixée en son institution par sa prise «canonique» et dès lors déjà
en relief dans une autre devant être, par son codage, harmonique tout à la fois au morte (le récit «officiel» de fondation) au sein de structures intersubjectives de
langage (à la temporalisation du sens qui se cherche), travaillant «par en des- significativité, qu'elle ne soit pas de la sorte inscrite entièrement dans des struc-
sous» ou «par derrière», et aux «quasi-signes» mis en jeu par la langue du tures de «fantasme», l'aperception de phantasia garde donc en elle quelque
récit. Il y a ici, au niveau architectoniquement transposé de la «méta-langue» du chose de la sauvagerie des origines.
mythe, les mêmes décalages que ceux que nous avons relevés dans la temporali- Bien que celle-ci, qui est aussi l'archaïsme de son registre architectonique,
sation en présence dans le complexe «normal» langage-langue, sauf que c'est la ne soit qu'indirectement attestable, et de manière qui s'avère ultimement indé-
phantasia elle-même qui, par ces aperceptions incongrues et mises en relief, terminable, dans l'incongruité de telle ou telle aperception de phantasia, cette
p.araît à présent, dans sa circulation collective, comme pourvoyeuse de «quasi- incongruité témoigne donc, puisqu'elle est prise comme point de départ ou
sIgnes». Comme nous l'avons dit, les découpages des aperceptions de phantasia comme relais du sens se faisant et se cherchant du récit, de la réinscription trans-
dans leur non-congruence avec les découpages des aperceptions de langue, passible de la masse du langage dans la phase schématique du langage, du jeu
même si ces aperceptions sont le plus souvent toujours déjà «colonisées» par extraordinairement rapide des transpossibilités dans la possibilité même en train
des aperception de langue qui permettent de les «reconnaître,» procèdent, au de se faire et de se conquérir du sens. Elle témoigne aussi, dans le même mouve-
moins pour une part qui reste non mesurable, des découpages phénoménolo- ment, de la transpassibilité au sauvage ou à l'archaïque par ce que son surgisse-
giques en apparitions de phantasia, en Wesen de langage de la phase de pré- ment a toujours d'inattendu et d'inopiné, d'imprépensable dans le découpage
sence de langage: les aperceptions de phantasia, quoi qu'il en soit de leur des aperceptions de langue en train de se faire. Et si cela est, c'est parce que,
l
i
446 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 447

plus originairement, avant la Stiftung redoublée de la phantasia, le caractère quand nous apercevons telle ou telle chose dans un nuage ou dans un chaos
indiscipliné, et ultimement indisciplinable des aperceptions de phantasia est ori- rocheux, «chose» qui, en général, est plus ou moins biscornue et où nous sen-
ginaire, de même que leur caractère apparemment et relativement arbitraire, tons bien qu'est mise en mouvement notre phantasia. Ici, ce sont en fait les
même quand elles sont reprises, et recodées symboliquement (Stiftung redou- apparitions de phantasia, aux bords du non-être, qui sont, par la Stiftung de la
blée), dans des structures intersubjectives de significativité. Cela signifie qu'en langue, prises en aperceptions de phantasia. Dans ces apparitions jamais aper-
plus des synthèses actives qui sont en jeu dans la temporalisation en présence du çues comme telles, et mises en mouvement par la temporalisation en présence
sens, synthèses qui jouent sur les deux niveaux des «signes» et des habitus de la de langage-langue, sont mis mouvement les Wesen de langage comme lam-
langue et des «quasi-signes» et des habitus de la «méta-langue» mythico- beaux de sens, c'est-à-dire comme sens en amorce et trop vite désamorcés; cela
mythologique, il y a, par derrière, des synthèses passives qui n'apparaissent ne les ancre précisément pas tout à fait au sens recherché (visé) en eux, mais les
telles qu'eu égard aux premières parce qu'elles se jouent, de manière active fait «flotter» de manière confuse pour la conscience. Le vague ou le flou leur est
mais anonyme et inconsciente (phénoménologiquement), au niveau architecto- donc «essentiel «, car c'est par là qu'ils font secrètement résonner ensemble la
nique des transpossibilités par rapport aux possibilités qui se font activement masse du langage et d'autres apparitions de phantasia comme étant transpos-
du sens. Si les aperceptions de phantasia sont des «quasi-signes» phénoméno- sibles eu égard à la possibilité du sens, et ce, des deux côtés, celui de l'apercep-
logiques, ceux-ci sont toujours extraordinairement plurivoques, tant en eux- tion en elle-même, et celui de ce qui peut la faire se relayer avec d'autres au fil
mêmes en tant que faisant écho à la masse du langage, que les uns par rapport de métamorphoses en vue d'un sens qui se cherche. Selon cette voie, qui rap-
aux autres, en tant que faisant «relais» (<<quasi-signes» du sens se faisant) pour porte les aperceptions de phantasia aux Wesen de langage qu'elles «prennent»
le sens en train de se chercher. Plus originairement et plus généralement, il n'est en aperceptions, celles-ci, de par les caractères d'immémorialité et d'immaturité
pas, de la sorte, d'aperception de phantasia qui ne fasse «écho» (transpossible) qui demeurent en elles, et ce, en congruence avec d'autres apparitions de phan-
à d'autres, en masse, et c'est cette sorte de prolifération sauvage, toute en puis- tasia transpossibles (pas encore transposées en aperceptions), paraissent bien
sance, mais d'une puissance qui se tient en elle-même (hors de tout acte) et, n'être d'aucun temps (présence) déterminé, surgies apparemment de nulle part
paradoxalement, «agit» à distance, que le sens se faisant doit s'efforcer de pour y retourner - à moins qu'elles ne soient prises dans une phase de présence
maintenir à distance pour se frayer son chemin propre, alors même que cette qu'elles «évoquent» et qui se re-temporalise en présence avec elles, auquel cas,
«polysémie» phénoménologique lui est en même temps indispensable nous l'avons vu, elles sont aperceptions de phantasia dans le souvenir. Il ne faut
puisqu'elle l'aide, par son extraordinaire souplesse, à se conquérir dans sa nou- donc pas confondre ces ouvertures transpassibles des aperceptions de phantasia
veauté - à réélaborer symboliquement les «termes» pour une part tombés en avec cela même qu'elles rendent possible, 1'« association» libre ou «spontanée»
déshérence de l'institution symbolique. La surdétermination de la phantasia à qui ne se fait (ou ne se refait, dans le souvenir) que comme «association»
l'œuvre dans sa Stiftung redoublée n'est possible que sur la base de sa surdéter- d'aperceptions de phantasia, dans le cadre, donc, où la Stiftung de la langue a
minabilité sans limites. C'est pourquoi le récit mythique ou mythico-mytholo- déjà opéré, a déjà transposé architectoniquement les apparitions transpossibles
gique, dans sa dimension transcendantale, ne paraîtra jamais proprement de phantasia en aperceptions possibles à leur registre et «trouvées », reliées
apodictique, comme une construction mathématique, mais, nous l'avons dit, entre elles selon une ligne de sens qui se cherche, souvent en concurrence ou sur
quasi-apodictique. les marges du sens qui se cherche explicitement lui-même, en «pleine»
Nous pouvons dès lors considérer de plus près ce que signifie, du point de conscience. Cette sorte d'ouverture latérale d'aperception de phantasia à aper-
vue phénoménologique, le caractère vague, instable et fluctuant des apercep- ception de phantasia est donc à son tour l'attestation de la transpassibilité de
tions de phantasia. Le premier indique que leur Darstellbarkeit intuitive n'étant celles-ci à quelque chose du sens qui reste de son côté transpassible, et non
jamais achevée, jamais saturée et jamais saturante, elle reste ouverte à son «accompagné» par la temporalisation des «signes» de la langue, au sens se
vague comme à ce quoi elle demeure transpassible, les transpossibilités mul- cherchant explicitement pour lui-même dans la phase de présence: mais ce
tiples d'autres Wesen de langage (d'autres apparitions de phantasia) dans telles «quelque chose du sens», qui relève des Wesen de langage, des apparitions de
apparitions de phantasia prises en aperception, donc d'autres «directions» de phantasia, est architectoniquement transposé en aperception de phantasia
sens originairement ensommeillées, car originairement en puissance, mais en «associée» par une sorte de «propagation» des aperceptions de langue qui habi-
puissance paradoxalement «active» quoique à distance transpassible, dans telle tent la première dans celles qui transposent la seconde en aperception associée:
aperception de phantasia. Les aperceptions de phantasia surgissent de l'obscur le lien entre les aperceptions associées n'est plus seulement transpossible, il est
et du nébuleux qui continue de les «baigner», ou plutôt, elles prennent forme aussi transposé dans le potentiel-actuel de son registre architectonique, mais
dans l'obscur et le nébuleux, dans le chaotique apparent de l'informe, comme évidemment pas, en général, éidétique. C'est précisément le lieu d'une ligne de
448 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 449

sens qui s'ébauche ou s'amorce seulement par l'association, en contrepoint, ment stable, ce sont eux qui nous offrent des chances pour l'entre-aperception,
pour ainsi dire, à la ligne que suit activement la conscience. Et c'est ainsi seule- pour la remise en jeu de la puissance (transpassible) comme puissance para-
ment qu'il peut se faire, dans l'association, que d'autres aperceptions de phanta- doxalement active en tant que puissance dans l'acte (Schelling) d'apercevoir. Et
sia surgissent inopinément dans ce mouvement, ce qui leur donne leur caractère rendre compréhensible l'incompréhensible, c'est précisément faire du sens, et
d'Einfall «libre» ou «spontané». Pour qu'il y ait «association libre», il faut, en pénétrer plus avant l'analyse.
autrement dit, que s'opère la transposition architectonique de l'apparition en Telle est donc la manière dont peut s'ouvrir, pour l'analyse phénoménolo-
aperception de phantasia, du transpossible, dans sa puissance (Potenz au sens gique, l'accès au sauvage: pour peu que, sur le lieu privilégié de la phantasia,
du dernier Schelling) à l'écart quoique «agissante» depuis cet écart, en la possi- nous effectuions, non seulement l'épochè phénoménologique hyperbolique des
bilité mise en jeu de l'aperception, en un registre où la possibilité est définie, structures intersubjectives de significativité qui, déjà, redoublent les apercep-
comme chez Aristote, comme possibilité de la mise en acte. En retour, on com- tions de phantasia en les instituant dans leur circulation collective - et cela sup-
prend que quelque chose de ce genre se produit aussi dans le faire du sens, où pose la même épochè de ce qui est en jeu tout autant dans les récits relevant du
les aperceptions de langue codent ou découpent les apparitions de phantasia, les mythe que dans les «productions» artistiques et littéraires -, mais encore l'épo-
Wesen de langage en aperceptions de phantasia, et peuvent retrouver ce qui leur chè phénoménologique hyperbolique de ce qui paraît déjà par trop «figuré», et
échappe sous forme d'aperceptions de phantasia paraissant, depuis la langue, donc déjà surdéterminé par l'institution symbolique, dans les aperceptions de
comme conglomérats incongrus et inextricables d'aperceptions de langue. phantasia elles-mêmes. Finalement, nous l'avons vu, la non congruence de
Mais, et c'est là leur second caractère, à vrai dire, méthodologiquement le leurs découpages par rapport à ceux des aperceptions de langue n'est pas un
plus important pour l'analyse, les aperceptions de phantasia paraissent aussi inconvénient, mais une chance, un avantage. Et le fait que, pour passer au statut
comme fluctuantes, instables, insaisissables, en dehors de leur institution sym- d'aperceptions, les Wesen de langage, les apparitions de phantasia, soient
bolique au sein de structures intersubjectives de significativité. Tout bien consi- «colonisés» par des aperceptions de langue, n'est pas non plus un inconvénient
déré, cela signifie qu'elles clignotent phénoménologiquement, non pas en grave, à condition de retenir que cette «colonisation», qui transpose les appari-
elles-mêmes puisqu'elles apparaissent en Darstellung intuitive, mais en écho tions de phantasia, n'est pas intégrale au point de déterminer entièrement les
aux apparitions de phantasia et donc aux phénomènes de langage où elles se aperceptions de phantasia, de supprimer ou d'effacer dans le «nulle part» leur
trouvent prises ou reprises dans leur dimension sauvage, leur Stiftung en aper- dimension sauvage, qui est à la fois leur immémorialité et leur immaturité, res-
ceptions ayant précisément pour effet d'effacer cette dernière, qui est celle du sentie aussi, de manière multiple, dans des Stimmungen multiples «évoquées»
langage, de les désancrer de la phénoménalisation, et de leur donner l'apparence par transpassibilité dans les conglomérats de pathè attachés plus ou moins forte-
de surgir de nulle part pour retourner nulle part. Pour accéder à leur dimension ment à telles ou telles aperceptions de phantasia.
proprement phénoménologique, il faut donc, à leur égard non moins qu'à Le problème qui demeure est dans le paradoxe apparent que la phantasia,
l'égard de toute autre aperception, effectuer l'épochè phénoménologique, et dont il reste à situer les coordonnées architectoniques, semble constituer, pour
même l'épochè phénoménologique hyperbolique. Mais ici, où nous sommes au nous, dans notre expérience, ce qui nous est le plus vaste et le plus accessible du
plus près du registre architectonique le plus archaïque de la phénoménologie, champ immense ou de l'inépuisable fonds, abyssal, en proliférations poten-
leurs fluctuations, leurs instabilités et leurs intermittences opèrent pour ainsi tielles infinies, de ce qui est le plus proprement phénoménologique. Cela ne veut
dire déjà spontanément cette épochè hyperbolique, et par là nous y invitent. pas dire que celui-ci soit «fictif» ou «fantaisiste», on l'aura compris si l'on a
Dans la mesure même où ces caractères de la phantasia, déjà bien relevés par consenti à l'épochè hyperbolique de l'institution de la philosophie. Cela ne veut
Husserl, paraissent «aberrants» ou «irritants» du point de vue de la conscience, pas dire non plus que tout ce qui relève des différents types de Stiftungen relève
ils sont déjà, par un côté, celui qui, précisément, nous échappe, l'opération de pour autant, en quelque sorte, d'une sorte d' «illusion» phénoménologique, mais
cette même épochè que nous, phénoménologues, avons à reprendre, dans une tout au contraire que ce qui y est mis en jeu ne peut être compris et analysé, de
mimèsis active et du dedans (depuis notre Leiblichkeit), à notre compte. Au lieu manière phénoménologique, sans la prise en considération des registres archi-
que ces caractères soient un obstacle à la phénoménologie et au sauvage, ils en tectoniques les plus archaïques de la phénoménologie, la seule propre à faire
sont un accès privilégié. L'incompréhensible (pour la conscience) surgissant à comprendre la vie ou 1'« à-vif» toujours à l'œuvre dans les registres architecto-
l'état natif en la surprenant, c'est lui qu'il s'agit de comprendre avec elle dans niques définis par la Stiftung symbolique, à faire échapper l'interprétation du
une phénoménologie élargie à l'analyse architectonique de ce qui s'y passe, sur symbolique au jeu machinal d'agencements anonymes de structures. Mais nous
la base des attestations indirectes de la conscience. Les caractères de la phanta- nous trouvons dès lors face à un redoutable problème: celui de savoir ce que
sia rendant difficile la fixation de l'aperception sur quelque chose d'intuitive- veut dire, et pour la philosophie dont nous parlons toujours la langue, même en
450 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET « CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 451
1
tant que phénoménologues, ce qu'est, du point de vue plus proprement phéno- Leiblichkeit, on l'a vu, est Leiblichkeit décomposée/recomposée du Leib du
ménologique, la phantasia elle-même. Le paradoxe est en tout cas que, loin tyran: il y a dans la colère ou le bras de Zeus quelque chose que la Leiblichkeit
d'être «subjective» comme on le croit généralement, la phantasia est aussi cos- permet de reconnaître comme tels, mais aussi autre chose, où la sauvagerie phé-
mique par ses sources phénoménologiques. La phantasia ne nous paraît sans noménologique se transpose en barbarie tyrannique, qui en font une colère ou
doute «subjective» et comme telle «incommunicable» (hors de sa Stiftung un bras non reconnaissables dans le spéculaire, une colère ou un bras qui, par et
redoublée) que dans la mesure où il y a toujours, précisément, en elle, de la radi- dans leur vague lui-même, sont leiblich sans être korperlich. L'anthropomor-
cale contingence, de la précarité, de l'instabilité, de l'intermittence et du protéi- phisme ne vient qu'à la fin comme imaginaire: il n'est pas là au début du travail
forme qui, dans leur singularité irréductible, paraissent liés à la singularité du de fondation mythico-méthodologique, qui reste dans un très remarquable flou
«sujet phantasmant» - alors même que si l'on passe à la circulation intersubjec- quant aux figurations intuitives.
tive de certaines aperceptions de phantasia, on s'aperçoit que, malgré leur De même, à l'autre bout de la chaîne, pourrait-on dire, un personnage roma-
Stiftung redoublée, elles restent pour partie irréductibles à leurs codages symbo- nesque n'est pas l'imitation, en simulacre, d'un personnage «réel» existant sur
liques, dans les pensées relevant du mythe. Quelque chose des aperceptions de le mode de la fiction, car ainsi, il ne «vivrait» pas sa vie quasi-indépendante, qui
phantasia qui se forment en nous quand nous parlons ou écrivons «passe» bien, l'est même, c'est commun, pour le romancier. Un tel personnage «vit» de son
plus originairement, dans les autres qui nous écoutent et qui nous lisent, mais flou lui-même, de ce qui, en lui, échappe à la représentation spéculaire, autre-
sans que, précisément, en raison de leurs caractères que nous venons de rappe- ment dit de ce qui, en lui, reste infigurable, c'est-à-dire leiblich. Nous savons
ler, nous ne sachions jamais précisément quoi. li faut se résoudre à admettre leur très bien que ce personnage ne vit pas une existence «dans le réel», et pourtant,
indéterminité foncière, qui fait écho à l'indéterminité foncière de la Leiblichkeit, à sa manière, il «existe», et autrement que dans une «fiction» en images plus ou
et à admettre, corrélativement, que la déterminité qu'elles acquièrent par leur moins cohérentes, dans un «cinéma intérieur». Nous pouvons parler de Julien
mise en relief est due à leur Stiftung redoublée, soit dans leur circulation collec- Sorel, de la Sanseverina ou de Swann comme de personnages que nous avons
tive au sein des mythes, soit dans la Stiftung inconsciente du sujet dans sa singu- rencontrés. Et c'est effectivement le cas puisque, eux aussi, existent par leur
larité. Par ailleurs, la situation paraîtra peut-être moins paradoxale si, envisagées Leiblichkeit, par une mimèsis active et «du dedans», du Leib par le Leib.
dans les structures intersubjectives de significativité, les aperceptions de phan- Simplement, ils n'ont pas de Leibkorper en dehors de l'imagination, et le
tasia paraissent précisément ne pas avoir besoin de l'être (du réel ou de déter- romancier le sait qui, pour les mettre en scène, n'a pas besoin de les décrire de
minations ontologiques du réel) pour .exister à leur manière, c'est-à-dire eu manière minutieuse et détaillée, ce qui, précisément, les «spéculariserait» en
égard à une Leiblichkeit infigurable, qui n'est pas l'être parce qu'elle est origi- «quasi-perceptions», leur ferait perdre leur Leiblichkeit - on peut au reste voir
nairement multiple et originairement diversifiée et diversifiable. Et dans le cas là ce qui fait inéluctablement l'échec, inscrit par essence, des adaptations ciné-
de leur Stiftung redoublée qui les fait circuler collectivement dans les pensées matographiques de la littérature: les personnages étant «incarnés par des
relevant du mythe, et qui par là, semble leur conférer une existence, une certaine acteurs, ils sont immédiatement figurés et spécularisés, et l'intrigue romanesque
stabilité reconnaissable (condensés de sens et habitus correspondants des se réduit nécessairement à l'anecdote, à la banalité du quotidien, où les horizons
«quasi-signes»), cette existence intersubjective, qui n'est pas celle d'«objets» phénoménologiques de Leiblichkeit, ceux des personnages et de leurs rapports
au sens moderne, paraît paradoxale, puisqu'elle n'est pas celle de l'étant ou au fil de l'intrigue symbolique sont perdus. Nous n'avons plus à mettre en jeu
d'un étant, de quelque modalité qu'il soit, mais aussi et plutôt, du fait de la notre phantasia pour remettre en jeu la mimèsis active et «du dedans» du Leib
Stiftung, pour ainsi dire explicitement (pour nous) celle du symbolique. Les par le Leib. Et bien évidemment, on l'aura compris, ces considérations peuvent
dieux, le dieu ou Dieu, par exemple, contrairement à ce qui dit souvent s'étendre à tout le spectre de ce qui est compris entre les récits mythiques,
Heidegger en une grande erreur, ne sont pas des «étants», et ils n'ont pas besoin mythico-mythologiques et mythologiques et les récits romanesques: les diffé-
non plus d'être «représentés» - cela vient plus tard, quand leur institution sym- rents «genres» poétiques, les arts musicaux et les arts plastiques, la Leiblichkeit
bolique tombe en déshérence, quand leur humanisation atteint un point d'abou- ou le caractère sauvage des aperceptions de phantasia ne se limitant pas, loin
tissement - pour «exister», car cette existence est celle d'une ou d'aperceptions s'en faut, aux aperceptions de «personnages». On voit aussi, par là, en quoi,
de phantasia qui ne vivent, dans la circulation collective, que de la mimèsis pour ainsi dire, Platon avait raison, mais aussi tort, dans sa stigmatisation de la
active et «du dedans» du Leib par le Leib: mimèsis non spéculaire (quand elle poésie (pour lui: d'inspiration mythologique, c'est-à-dire épique, lyrique et tra-
devient spéculaire, le dieu n'existe plus que comme représentation «anthropo- gique): raison de dire que cette mimèsis ne sait pas «ce qu' «elle «imite»,
morphique») de la Leiblichkeit qui laisse à l'aperçu sa dimension transcendan- puisqu'il s'agit du Leib par principe infigurable, c'est-à-dire instituable comme
tale et sa dimension de sauvagerie. Dans le cas des dieux ou du dieu, cette «étance» (ousia) ou «essence» (eidos), ce qui, pour lui, fait dériver inéluctable-
452 ANALYSE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DES DIFFÉRENTS TYPES DE STIFTUNG APERCEPTIONS INTERSUBJECTIVES ET «CIRCULATION INTERSUBJECTIVE» D'APERCEPTIONS 453

ment l' eikon vers l' eidôlon, mais tort de rejeter cette mimèsis pour cette raison, lique - dont l'existence «réelle» n'est qu'un cas particulier, érigé en axe de pen-
puisque c'est la seule à prêter vie à ce que nous pensons. Il faudrait d'ailleurs sée dans l'institution symbolique de la philosophie. Existence où la Leiblichkeit,
s'interroger sur ce qui fait la «bonne» mimèsis platonicienne, où les «idées », en écho à la phantasia dans son archaïsme phénoménologique, est en jeu sans
précisément, ne sont pas figurables comme telles - contrairement à ce que la qu'elle soit assimilable à l'étant (ce qui est) ou à l'être - cela n'étant, encore une
vulgate croit généralement -: il y a là, plutôt, dans la complexité des textes, fois, que dans et depuis l'institution de la philosophie. Il y a donc aussi, pour
détournement de la mimèsis non spéculaire au profit de cette nouvelle institution ainsi dire à l'état manifeste dans la phantasia, cette connivence immédiate, du
symbolique, qui est celle de la philosophie. Détournement complexe, qu'il nous point de vue architectonique, entre la Leiblichkeit et ce qu'elle fait vivre sans
faudra étudier en consonance avec la situation architectonique de la phantasia, l'engendrer, à savoir le symbolique, en soi beaucoup plus large et englobant que
et qui ne s'accomplit que dans le mouvement où l'institution symbolique de la l'être (ce qui relativise complètement la pensée de Heidegger). Là il n'est plus
philosophie se pense elle-même comme la fin de l'ère mythologique du penser. question non plus de «vérité» ou de «fausseté» puisque c'est depuis cette
Mais cette fin était déjà à l'œuvre, la trajectoire de la poésie tragique à travers connivence elle-même que peut éventuellement se définir la démarcation entre «
Eschyle, Sophocle et Euripide le montre, dans la spécularisation de plus en plus le vrai» et «le faux», mais seulement au sein de l'élaboration symbolique, et
grande du monde mythologique, dans la sorte d'hypostase des dieux et des sans «ontologie» sous-jacente. Il n'y a pas d'institution symbolique vivante,
héros en quasi-perceptions, en «représentations en image» (Bildvorstellung) où pas non plus de structures intersubjectives de significativité qui soient vivantes
ils ne pouvaient plus paraître que comme des ficta, leur dimension transcendan- sans Leiblichkeit, sans mimèsis active et «du dedans», non spéculaire, du Leib
tale et leur sauvagerie phénoménologique s'étant dissociée, d'une part, en figu- par le Leib (autrui étant un Leib qui prend figure de Korper, et de même, en
rations anthropomorphes (la poésie, les arts plastiques grecs), et d'autre part en retour, moi-même). Tout comme, en réalité, c'est-à-dire dans l'expérience, il n'y
barbarie pure et irrationnelle (Euripide), elle-même suffisamment située pour a pas de Leiblichkeit analysée, c'est-à-dire décomposée/recomposée, sans pas-
être l'objet d'horreur et de rejet. sage par le Korper, sans l'institution symbolique du Leibkorper dans des struc-
C'est donc dans la mesure même où il y a, dans les aperceptions de phanta- tures intersubjectives de significativité, donc plus profondément comme plus
sia, quelque chose qui résiste à l'omnipotence apparente de la langue, des largement, sans la Stiftung de ces dernières qui l'est en réalité de ce que l'on
découpages symboliques des habitus kinesthésiques et aperceptifs dè la langue, entend généralement par «culture». En ce sens, s'il y a un Geist, un «esprit»
- lesquels sans cette résistance, rendraient la langue immédiatement transpa- dans une «culture», il est insaisissable, indissociablement leiblich, cette
rente à elle-même -, que, d'un seul et même mouvement, la phantasia, dans la Leiblichkeit n'étant figurable que par éclats se détachant d'un fond infigurable
non-congruence de ses découpages avec ceux de la langue, et ses caractères par principe (le Leib) et circulant comme tel dans l' «à-vif» de l'intersubjectivité
d'indéterrninité principielle et de fluctuations immaîtrisables, atteste de ses ori- (sauf dans le cas des «pathologies» qui le sont pour cette raison). Encore une
gines proprement phénoménologiques, de sa sauvagerie comme étant aussi pro- fois, le Leib n'est pas être ou source exclusive d'être, c'est ce qu'a vu Husserl
prement cosmique en tant qu'elle constitue pour chacun de nous le fond obscur, avec son génie en y attachant la phantasia, et c'est ce qu'a mesuré Heidegger à
nébuleux, abyssal et immense de toute expérience, et qui ne passe d'expérience ses dépens, puisque la question de l'être l'a rendu incapable de considérer la
à expérience, à l'intérieur du même sujet ou d'un sujet à un autre sujet, que question du Leib, comme le montre toute son œuvre: même l'affectivité n'y est
comme ce fond obscur, nébuleux, abyssal et immense. Ce fond résonne en écho pas liée concrètement au Leib et à la Leiblichkeit, et ce, sans doute, parce que le
à la Leiblichkeit, dès lors cosmique, par transpassibilité, tout comme son pas- Dasein est pour lui originairement une stucture universelle et abstraite de signi-
sage d'expérience à expérience se fait par transpassibilité, en ne s'actualisant ficativité, ouverte seulement par ses possibilités qui, pour n'avoir pas d'ancrage
que par éclats ou fragments en figurations elles-mêmes floues, instables et fluc- phénoménologique concret dans l'ordre de la Stiftung (ce qui ne veut pas dire
tuantes. La «non-communicabilité» de ces dernières vient essentiellement de qu'elles n'ont pas de «fonctions» phénoménologiques), restent des possibilités
ces caractères, mais ceux-ci font aussi, en quelque sorte, leur remarquable «duc- «métaphysiques» d'une structure d'emblée «métaphysique». Rabattant entière-
tilité», leur souplesse ou leur adaptabilité à la Stiftung et à la transposition archi- ment l'institution symbolique sur l'ontologie fondamentale du Dasein,
tectonique qui s'opère en elle. Dans la mesure où quelque chose de ces Heidegger aura manqué ce que nous pointons ici, dans l'écho réciproque de la
fragments ou figurations se transpose selon différents ordres de la Stiftung, en y Leiblichkeit et de la phantasia, comme le statut phénoménologique, étrange
étant déformé de façon cohérente, mais sans en être absolument aboli ou effacé pour la philosophie, de l' «existence» symbolique du symbolique. Mais celle-ci
pour autant, ce quelque chose demeure, par sa transpassibilité au registre archi- nous laisse, en retour, avec la difficulté de penser le statut phénoménologique de
tectonique mis en place par la Stiftung, dans l' «à-vif» ou «la vie» de ce dernier, la phantasia comme phantasia de mondes, non plus cantonnée à la dimension
contribuant à faire la «nature» étrange de l'existence symbolique du symbo- «subjective», mais ouverte à la dimension cosmique. On comprend pourquoi,

l
454

tout au long, nous nous sommes obstinément tenu à ne pas traduire le terme
grec. Le monde dont nous parlons couramment n'est que le monde institué au
registre des aperceptions perceptives, et il est déjà une toute petite partie de ce
qui constitue le monde dans et pour une culture, où la plupart des «objets» qui
s'y rencontrent ne relèvent déjà plus de la simple aperception perceptive. Ce
dernier monde n'est à son tour qu'une toute petite partie du monde, ou des
mondes qui, par transpassibilité aux aperceptions de phantasia reportées à son
registre, remuent dans les profondeurs obscures, abyssales et nébuleuses de la
phantasia, par apparitions insaisissables, et tellement insaisissables, tellement
au-delà de toute aperception possible, que nous croyons, chaque fois que nous
en entre-apercevons une, que nous sommes les seuls à le faire, n'ayant pas le
temps, dans ce qui ne pourrait être qu'une temporalisation en présence, d'en
faire quelque chose, pour nous et pour autrui. Mais précisément, sans ces pro-
fondeurs obscures, nous ne ferions rien, nous ne ne serions que des «animaux
symboliques du symbolique», et quand nous faisons quelque chose, nous les Ille SECTION
emportons avec nous, énigmatiquement collées à nos semelles, au fil de nos tri-
bulations à travers les divers types de Stiftungen.
PHÉNOMÉNOLOGIE
C'est à cela qu'il nous faut, à présent, donner cohérence à travers un exposé
systématique de la phénoménologie telle que nous en proposons, après Husserl,
et au-delà de lui, la refonte. Cela, en nous gardant de toute spéculation métaphy-
sique sur l'« être» du Leib et l'être du monde, ou sur l' être-au-monde (ek-sta-
tique) du Leib.
r

§ 1. LES DIFFÉRENTS REGISTRES ARCHITECTONIQUES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

La reprise ou la refonte de la phénoménologie à partir de la prise en compte


des analyses de la phantasia, de ce que celles-ci mettent en question quant à la
prégnance de la Stiftung de l'aperception perceptive, et à partir de ce que, en
écho, nous avons nous-même mis en œuvre pour une phénoménologie élargie,
en particulier en ce qui concerne l'épochè phénoménologique hyperbolilque et
la réduction architectonique, cette reprise ou cette refonte, que nous avons
amorcée dans nos deux précédentes sections, nous conduit d'abord à distinguer
deux registres architectoniques, le premier où n'a pas lieu de Stiftung, et le
second où s'enchaînent plus ou moins, mais pas en une chaîne unique, et selon
la médiation husserlienne de la Fundierung, différents types de Stiftungen. Il n'y
a pas en effet de Stiftung, d'institution (symbolique), sans qu'il n'y ait, préala-
blement, un registre architectonique antérieur qui lui serve de base ou de fonde-
ment (Fundament pour la Fundierung) , ou, si l'on veut, de «matériau». La
Stiftung, dont c'est là l'origine, mais non le principe phénoménologique, est
cependant toujours coextensive d'une transposition architectonique en tant que
ce «matériau» subit, dans l'aveuglement à soi de la transposition, une déforma-
tion cohérente qui redéfinit, code ou recode le matériau du précédent registre
architectonique dans les termes du nouveau registre architectonique qui est ins-
titué. Ainsi la Stiftung n'est-elle jamais, à proprement parler, Stiftung d'un seul
élément, ou Stiftung d'éléments un à un réels et/ ou possibles, mais proprement
Stiftung d'une pluralité originaire d'éléments relevant de son registre architec-
tonique. Et ces éléments originairement pluriels sont improprement appelés
«éléments» du fait que leur «définition», toute structurale, n'est pas a priori tri-
butaire de l'actualisation d'au moins l'un d'entre eux en «mode originaire»
(Husserl), c'est-à-dire pas a priori tributaire de la Darstellung intuitive de
l'exemplaire individuel comme variante de l'eidos dans un «moment présent»
de la conscience - cette variante est déjà un «moment» (éidétique) postérieur à
la Stiftung et fondé (jundiert) sur elle -; ils sont en effet originairement poten-
tiels et a priori non complètement individués dans leur pluralité, et il leur cor-
respond, comme chez Husserl, des habitus qui, n'ayant pas dû non plus être
actualisés à l'origine, sont plus proches de ce qu'Aristote pensait par là - à
condition de préciser qu'ils ne relèvent pas de la physis, mais de l'institution
symbolique en ce qu'elle a d'irréductiblement énigmatique. Il faut distinguer,
selon nous, la Stiftung comme institution symbolique anonyme et sa reprise plus
458 PHÉNOMÉNOLOGIE LES DIFFÉRENTS REGISTRES ARCIDTECTONIQUES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE 459

OU moins consciente, en l'actualisation plus ou moins accomplie de tel ou tel «objet» ou une configuration d'objets, mais «quelque chose» du monde ou des
possible, au sein de ce que Husserl nommait la «conviction» (Ueberzeugung) mondes dans leur opacité, dans leur incongruence originaire aux sens. Cela est
de tel ou tel sujet individué dans ce qui n'est en fait Urstiftung que pour lui. Si la au reste phénoménologiquement attesté par l'institution symbolique du sujet
première a quelque chose d'irréductiblement énigmatique, si pour nous la dans sa radicale singularité, de laquelle ressort l'institution de l'inconscient
Stiftung est paradoxalement plus originaire que l'Urstiftung husserlienne, la symbolique. Nous avons tenté de montrer, à propos du «processus primaire»
phénoménologie a du moins quelque chose à y dire puisque, si le principe, qui dans le rêve, en quoi les «contenus» mis en jeu avec l'inconscient symbolique
ne peut être que «métaphysique», de la Stiftung, nous échappe - il définirait sont des amorces/avortons de sens transpossibles par rapport au niveau archi-
notre condition d'hommes -, il n'en va pas de même, par la Fundierung, de son tectonique de la conscience, mais sont aussi, par la Stiftung de cet inconscient,
origine phénoménologique, que la Stiftung reprend en déformation cohérente: transposés architectoniquement en possibles qui, comme tels, dans le «proces-
cette origine, «illisible» dans tel ou tel registre architectonique institué, lui reste sus primaire», fixent et redécoupent implicitement les aperceptions de phanta-
cependant transpassible et transpossible, et comme telle, elle est nécessaire à sa sia du rêve. Les amorces/ avortons de sens, qui sont comme autant de témoins
«vie» ou à son «à-vif», c'est-à-dire aussi à l'historicité symbolique qui peut se d'un «état» encore inchoatif de langage proche du hors-langage (et où la
dégager des élaborations symboliques dans le cadre de telle ou telle Stiftung langue est elle-même, pour ainsi dire a fortiori, en l'«état inchoatif») sont
symbolique et de son registre architectonique dégagé par transposition. La donc, pour parler de Husserl, «attestables» par l'analyse des multiples «impli-
réduction architectonique permet de saisir des éléments de la déformation cohé- cations intentionnelles» du rêve - si l'on veut, des multiples allusions tout
rente, de sa structure, opérée avec la transposition, et celle-ci, on l'a vu, est aussi implicites à une intrigue symbolique (du sujet rêvant) qui est en train de se
structure de temporalisation, étant entendu que, pour autant, les «éléments» jouer et de se re-jouer. Quoi qu'il en soit, et fût-il encore inchoatif, le langage-
transposés du précédent registre architectonique ne sont pas comme tels repé- les phénomènes de langage - n'est pour nous (hommes) pensable que depuis la
rables depuis le nouveau registre architectonique institué. Cela poserait une apo- Stiftung de la langue.
rie définitive si la réduction architectonique ne permettait pas de «circuler», C'est donc la Stiftung symbolique de la langue qui nous permet de distinguer
avec grande liberté, à travers le champ phénoménologique, c'est-à-dire à travers entre phénomènes hors langage et phénomènes de langage, mais c'est aussi, à
les différents types et structures de Stiftungen, jusqu'à l'ultime registre architec- l'inverse, la prise en considération de cette distinction qui, par épochè hyperbo-
tonique où, il est vrai, il n'y a plus de Stiftung et donc plus de circulation lique et réduction architectonique, nous a ouvert de nouveaux horizons analy-
réglable ou repérable. tiques pour la phénoménologie de l'expression, horizons dégagés de l'emprise
Cet ultime, que nous avons parfois nommé le «proprement phénoménolo- de la Stiftung logique. Car, en ce nouveau sens, l'institution de la langue appa-
gique», et nous allons encore nous en expliquer, est aussi ce que nous avons raît bien comme Stiftung avec sa transposition architectonique, dont nous
désigné comme le «sauvage», le registre architectonique le plus archaïque - où savons que, pour transposer les Wesen de langage à son registre d'aperceptions
il ne faut pas entendre le terme comme comprenant une archè ou un principe, de langue, elle ne les annule pas par ailleurs avec leur registre architectonique,
mais une primordialité ou une «ancienneté» transcendantale dont il est impos- puisque, à moins de verser dans le psittacisme, elle leur reste transpassible. Pour
sible, en toute rigueur phénoménologique, de se passer. Cet archaïque, nous nous, la temporalisation en présence du sens en train de se faire l'est toujours
allons encore y revenir, est celui des phénomènes comme rien que phénomènes, dans ce que nous avons nommé le complexe langage-langue. Et cela nous per-
phénomènes-de-monde hors langage (hors temporalisation en présence) et phé- met en outre d'expliquer, d'une part, la temporalisation en présence sans présent
nomènes-de-monde en langage (se temporalisant en présence). Des uns aux assignable des aperceptions de phantasia, qui sont les apparitions de phantasia,
autres, il n'y a pas de Stiftung, sinon, pour ainsi dire, de manière indirecte, parce les Wesen concrets de langage, découpés ou codés par les aperceptions de
que nous ne pouvons pas mettre en jeu le langage sans mettre en jeu, ipso facto, langue, d'autre part qu'il n'y a pas proprement de présent dans l'expression, que
la langue. Mais il faut admettre, comme base ou matériau de la langue, des celui-ci y est une abstraction qui, brisant le mouvement du sens, le fait éclater en
«signes» et des aperceptions de langue qu'ils sédimentent, le langage phénomé- non-sens, et donc qu'il faut concevoir une temporalisation en présence sans
nologique qui est le seul à même de pouvoir donner à l'expression linguistique temporalisation en présent, plus originaire ou plus archaïque que cette dernière.
la réflexivité consciente qui lui permet de mesurer sa justesse par rapport au Les conséquences en sont considérables puisqu'on ne peut plus, dès lors, conce-
sens qu'elle vise. Et le langage, à son tour, ne peut se créer ex nihilo si, dans sa voir (a priorî) le passé et le futur, à l'instar de Husserl, depuis le mode censé ori-
temporalisation en présence, ce n'est pas seulement, pour ainsi dire, du pur et ginaire du présent, mais depuis la présence sans présent elle-même. Or cela
simple sens qui se vise pour lui-même, mais aussi, et surtout, du sens de quelque implique que la présence sans présent est déjà articulée, en elle-même, en passés
chose ce «quelque chose», Etwas, n'étant pas, cela va de soi, à ce registre, un rétentionnels et en futurs protentionnels qui, ne pouvant tirer un sens de l'écou-
460 PHÉNOMÉNOLOGIE

lement d'un présent vivant, ne peuvent le faire que sous des horizons encore
plus archaïques d'un passé etd'ùn futur originaires. Ces horizons ne pouvant
comme tels faire partie de la phase de présence puisque c'est par eux que les
l LES DIFFÉRENTS REGISTRES ARCHITECTONIQUES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

l'absence de Stiftung au registre architectonique le plus archaïque. Comme nous


461

l'avons dit, il n'est qu'indirectement attestable, et nous reviendrons, en finale,


sur la nécessité et les moyens de le penser en phénoménologie. Sorte de hylè
rétentions et les protentions dans la phase de présence trouvent leur sen:s de phénoménologique, si l'on veut, mais infiniment plus complexe que ne le soup-
passé et leur sens de futur, ils tombent hors d'elle comme les horizons en les- çonnait Husserl, encore latéralement marqué par quelque sensualisme, coexten-
quels elle se fait et s'inscrit, et ce sont dès lors des horizons plus archaïques· sif de sa doctrine de la temporalité originaire, de la Stiftung du présent par
qu'elle, ceux de ce que nous avons nommé la proto-temporalisation. Dans la l'Urimpression. En tout cas, ce genre de considérations nous conduit à penser
mesure où, par là, ils sont du même coup ceux de ce «quelque chose» dont le que la temporalisation en langage, qui l'est de Wesen de langage, repose à son
sens se cherche à travers la temporalisation en présence comme sens de monde tour sur des Wesen de monde(s) encore plus archaïques, à même lesquels
ou de mondes, ces horizons proto-temporels le sont du monde ou des mondes. affleure l'immémorial et l'immature, et avec eux, on l'a vu, la Stimmung qui en
Mais le monde ou les mondes n'ayant pas nécessairement déjà été temporalisés est, le plus souvent, le seul «élément» à «passer» dans toute la temporalisation
en présence (toute temporalisation en présence n'est pas réminiscence, même en présence, avec son mutisme d'origine.
inconsciente, d'une temporalisation en présence qui aurait déjà eu lieu, et la Enfin, nous trouvons, sur ce chemin, la seule réponse possible à la question
même chose vaudrait pour la prémonition), ce passé et ce futur, qui sont trans- de l'origine concrète, et phénoménologique, de ce qui est mis en aperception-
cendantaux et originaires, le sont, en général, de ce qui n'a jamais été présence, en général: de phantasia, car ici, il n'y a plus aucun critère, qui ne pourrait venir
et de ce qui ne le sera jamais. Ils sont donc passé pour toujours immémorial et que d'autres Stiftungen, permettant de distinguer entre phantasia et «réalité»
futur à jamais immature, l'un est transpassible à la présence comme réminis- (de la sensation), voire même, nous allons y venir, entre phantasia et souvenir -,
cence transcendantale, l'autre comme prémonition transcendantale, et les deux ou de ce qui est susceptible de Darstellung intuitive. La difficulté est en effet
se rencontrent dans la présence parce qu'elle ne se temporalise que sous l'hori- que la phantasia, même en ses apparitions, ne peut, elle non plus, créer, son
zon des deux. Il en résulte que les deux, réminiscence et prémonition transcen- «matériau» concret ex nihilo, de toutes pièces. Son «contenu concret» doit bien
dantales, se recroisent dans les complexes de rétentions-protentions au sein de la venir de quelque part, non pas qu'elle le prenne en vue pour elle-même comme
phase de présence, et que le fond de transpassibilité qui est en elle l'est à ce qui un phantaston qui serait son objet, puisque ce «contenu» est lui-même «tra-
proprement n'a pas eu de temps et n'en aura pas, sans que cela veuille dire que vaillé», issu des profondeurs obscures et abyssales des mondes, comme Wesen
ce hors-temps soit tout simplement l'intemporel (classiquement: l'éternel), de monde(s), eux-mêmes fissurés et redistribués en rétentions-protentions
puisqu'il est à son tour toujours déjà pris dans la proto-temporalisation. Mais comme Wesen de langage, comme apparitions de phantasia à leur tour architec-
cela veut bien dire, en revanche, que la phase de présence, comme phase de tem- toniquement transposées en aperceptions de phantasia, non pas par la phantasia
poralisation en langage, est appelée à y retourner et à s'y ré-engloutir, ne pou- elle-même, mais par la Stiftung de la langue. Ou si l'on veut, en sens inverse, les
vant éventuellement en resurgir qu'en se re-temporalisant en présence sous la aperceptions de phantasia ne sont pas créées par celle-ci, mais découpées sur
forme de la réminiscence (qui garde, par sa fraîcheur, quelque chose de la pré- des apparitions de phantasia, déjà hors aperception, mais auxquelles les aper-
monition); ou plutôt elle y serait sans cesse appelée, quelle que soit l'ampleur ceptions restent transpassibles, et les apparitions de phantasia, juste entre-aper-
ou la précision de l'ipséité du sens qui s'y fait, s'il n'y avait, précisément, la ceptibles, nous y viendrons, sont elles-mêmes des fragments de Wesen de
Stiftung de la langue, la sédimentation des sens faits et à faire (dès lors: poten- monde(s) s'entre-tissant en rétentions-protentions qui font écho, par transpassi-
tiels) à travers ses «signes» qui sont du même coup «signes» des sens et bilité, aux rétentions-protentions des aperceptions de langue mises en activité
«signes» des aperceptions de langue (et éventuellement des aperceptions de dans la temporalisation en présence sans présent des «signes» de la langue.
phantasia) en lesquelles les sens se sont trouvés saisis. Autrement dit, et nous y Comme pour Aristote, mais autrement, la phantasia ri' est pas pour nous une
reviendrons encore, l'épochè phénoménologique hyperbolique de la langue «faculté» ou un pouvoir originaire. La dimension «phantastique» de l'expé-
nous laisse démunis dans un champ phénoménologique pour toujours et à rience atteste seulement, pour nous, nous l'avons dit, de l'immensité propre-
jamais inchoatif, sans traces repérables, parce que tout y est pour toujours et à ment inouïe du champ phénoménologique. Dans le champ de la phantasia, il
jamais, en quelque sorte, «remis à zéro », dans des phases de présence erratiques faudrait encore ajouter les deux types de Stiftungen qui, redoublant la Stiftung
ouvertes aussi à leurs horizons comme à un massif du passé et à un massif du première de la phantasia en aperceptions, l'inscrivent, en le faisant circuler,
futur, indistincts tant qu'une réminiscence (associée à une prémonition) ne vient dans des structures intersubjectives de significativité: la Stiftung de la pensée en
pas, par sa contingence, rappeler que qu~lque chose du monde a été en présence régime mythique (lato sensu) où des aperceptions de phantasia sont instituées
avec la possibilité de l'être encore. C'est cela, proprement, que signifie en «quasi-signes» pour le groupe social entier, et la Stiftung du fantasme
462 PHÉNOMÉNOLOGIE LES DIFFÉRENTS REGISTRES ARCHITECTONIQUES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE 463

comme structure intersubjective sans autrui qui peut se fixer, selon les circons- ceux-ci ne se tiennent que d'être «adossés» aux horizons du passé transcendan-
tances, sur telle ou telle aperception de phantasia, et ce, sans que le sujet tal et du futur transcendantal. La réminiscence n'est cependant pas le souvenir
conscient en soit maître. Que dans ces deux cas que nous avons nommés antisy- en général. A cet égard, il faut rigoureusement distinguer, comme Husserl, la
métriques, la phantasia en vienne à jouer un rôle transcendantal constitutif, ne sédimentation du sens intentionnel, avec l'habitus correspondant, du souvenir
signifie précisément pas qu'elle se crée ce rôle pour elle-même, mais qu'elle y du passé. Ce qui relève de la première est une sorte de «mémoire symbolique»,
est prise. Et, pour être complet, ajoutons encore que cela vaut a fortiori encore inscrite au champ de l'institution symbolique, et nous en disposons un peu
plus pour l'imagination que l'on ne peut dire «créatrice» que par un abus de comme des oiseaux de la volière du Théétète de Platon (197 b-200 a): nous
langage: il s'agit d'une autre Stiftung de laphantasia où l'aperception est saisie savons que nous les avons, mais nous pouvons échouer à «attraper» le bon,
pour être arrêtée un moment présent aussitôt en rétention, et saisie comme celui que nous cherchons, voire même, nous pouvons oublier momentanément
image (intuition fictive) plus ou moins claire de quelque chose, qui est ici un le moyen de le capturer - un peu comme quand, ayant perdu un objet utilitaire,
objet visé. Par cette Stiftung, qui est comme la reprise manquée de la Stiftung de nous le recherchons. Ce n'est pas la mémoire du passé qui nous aide, dans ce
l'aperception perceptive, et qui, par là, est toujours corrélative de l'institution cas, à le retrouver, mais ce sont les enchaînements symboliques, à reconstituer,
sociale, à travers la littérature et les arts, de ce qui est représentable et de la qui donnent accès à lui. Il n'y a là, en général, sinon, en quelque sorte, par acci-
manière dont ce l'est, l'intentionnalité à l'œuvre dans les aperceptions de phan- dent, nulle Darstellung intuitive du souvenir, mais simplement remise en jeu des
tasia est architectoniquement transposée en intentionnalité quasi-perceptive, sens intentionnels sédimentés et réactivation des habitus correspondants.
centrée sur l'objet qui paraît dès lors en image. Ici entre enjeu une mimèsis spé- L'oubli n'est pas ici oubli dans le passé, mais oubli dans la potentialité, potentia-
culaire ou quasi-spéculaire (dans le champ post-mythologique: l'anthropomor- lité qui est précisément définie comme celle du sens sédimenté et de l'habitus.
phisme), axée sur la Korperlichkeit, et se pose sans doute, de manière cruciale, Et s'il y a une historicité dans la stratification des sédimentations, elle est préci-
la difficile question des rapports en eikon et eidôlon, entre «copie» plus ou sément là, tout entière, mais implicitement, dans l'actualité de la conscience
moins fidèle mais encore suffisamment suggestive de son objet (en fait: sugges- intentionnelle, et ne peut être que «reconstituée» par les enchaînements de
tive de Leiblichkeit) et pure et simple illusion d'objet. Ce qui fait en effet, au Fundierungen, objets de la phénoménologie génétique au sens husserlien, sans
registre archaïque propre de la phantasia, que l'apparition de phantasia est que, cela va de soi, de ces Fundierungen, qui sont chaque fois Stiftungen, nous
(<<intentionnellement») apparition d'un «objet», est le Leib comme matrice elle- ayons, en général le souvenir.
même spatialisée (dans une présence se temporalisant sans présent) de spatiali- A cet égard, donc, la description et l'explication husserliennes du souvenir
sation. L'image de l'imagination a quelque chose de l'eikon si en elle joue sa sont remarquablement cohérentes, et nous pouvons, pour l'essentiel, les conser-
transpassibilité à!' apparition de phantasia, et tend à s'identifier à l'eidôlon si, ver. Le réveil du passé passe bien par l'éveil de l'affectivité et par ses synthèses
paraissant saturée d'elle-même dans une sorte de fascination, elle tend à perdre passives, avec toutes les distorsions du passé que celles-ci impliquent. Tel ou tel
cette transpassibilité et à se substituer à l'apparition -le tout se compliquant du souvenir, plus ou moins volontaire en ce qu'il est dirigé sur tel ou tel objet ou
fait qu'en général les apparitions de phantasia sont «reprises» en aperceptions telle ou telle situation du passé, et en ce qu'il est susceptible, sous cet horizon,
de phantasia en étant entremêlées avec, et redécoupées par les aperceptions de de se préciser ou de s'approfondir, est en effet indissociablement lié à tel ou tel
langue. Quoi qu'il en soit, le «matériau» de base est encore, ici, manifestement, sens intentionnel sédimenté et à tel ou tel habitus. Mais ce que nous avons
l'aperception de phantasia, dont on voit combien il est difficile, déjà, de dégager dégagé dans nos analyses est que cela ne suffit pas à donner au souvenir ses cou-
la spécificité par rapport à l'image - mais Husserl s'est fort bien acquitté de leurs, sa Darstellung intuitive, en phantasia (1'aperçu du souvenir n'est pas pré-
cette tâche. sent, il est passé même s'il est «réveillé» au présent), comme si l'affectivité
Il reste deux types de Stiftungen que nous avons étudiés. Celui de la Stiftung éveillée ou excitée suffisait à elle seule à dépeindre le souvenir. Il ne faut pas
de l'aperception perceptive qui est suffisamment simple (et connu) pour que confondre le passé symbolique de l'historicité symbolique déposée dans les
nous le reprenions, et celui du souvenir, sur lequel il nous faut encore revenir sédimentations et les habitus, avec l'horizon de passé sous lequel le souvenir
pour en préciser le rôle crucial du point de vue de l'architectonique phénoméno- apparaît en aperception de phantasia, comme au passé. Si c'est le sens inten-
logique. Nous venons de rappeler rapidement comment, dès lors que le passé et tionnel sédimenté qui guide, en quelque sorte, la teneur de sens du souvenir, le
le futur ne peuvent plus simplement être pensés depuis la Stiftung du présent, ils fait qu'il soit souvenir de telle ou telle chose ou situation, c'est autre chose qui
se dégagent, à l'intérieur de la phase de présence, dans ses rétentions et proten- inscrit cette chose ou cette situation aperçue en phantasia, au passé. C'est pour-
tions qui renvoient aux .massifs du passé et du futur, attestés par les réminis- quoi nous avons dit que si le souvenir n'est pas la réminiscence, il s'inscrit au
cences (toujours aussi, pour la part de leur fraîcheur, prémonitions), et comment passé sous l'horizon de la réminiscence, à tel point que les deux ne sont pas tou-
T'

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PHÉNOMÉNOLOGIE LES DIFFÉRENTS REGISTRES ARCIDTECTONIQUES DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE 465

jours discernables dans le concret de l'expérience. Et si c'est le cas, nous com- criptions, il Y a tant d'hésitations possibles quant à la détermination des conte-
prenons que la Darstellbarkeit intuitive du souvenir ne peut venir que de celle nus intuitifs possibles des souvenirs.
de la réminiscence, c'est-à-dire d'une re-temporalisation en présence, tout Dans cette mesure, donc, pris lui-même à la Stiftung des aperceptions per-
implicite, d'une phase de présence qui a été et qui s'est inscrite au massif du ceptives, et ce, par le biais des sens intentionnels sédimentés et des habitus cor-
passé. Cette re-temporalisation en présence sans présent assignable est, comme respondants, le souvenir s'institue lui-même comme tel en opérant la
toute temporalisation en présence, mise en jeu de la phantasia, à travers ses transposition architectonique des réminiscences en aperceptions de souvenir, à
aperceptions, et de plus loin, à travers ses apparitions. Mais, on l'a vu, ce genre son registre architectonique propre. Le caractère d'aperceptions de phantasia, et
de temporalisation ne laisse pas de traces visibles ou tangibles dans l'inchoati- d'aperceptions de phantasia au passé, des aperceptions de souvenir, leur vient
vité du champ proprement phénoménologique, où, pour ainsi dire, elles «n'exis- donc de leur transpassibilité aux multiples réminiscences qui n'ont pas eu lieu,
tent» que comme rythmes schématiques. Or, ce sont ceux-ci qui éveillent ou mais, dans le même mouvement, le fait que ces aperceptions le soient d'objets
réveillent l'affectivité au sens husserlien, et nous comprenons à présent que ou de situations détenninées vient des sédimentations et des habitus coextensifs
celle-ci n'est rien d'autre que la Leiblichkeit dans son «expression» kinesthé- de l'historicité symbolique. En ce sens, la Stiftung du souvenir - qui va de pair
sique (nous allons y revenir). La «reconnaissance» qui a lieu dans la réminis- avec la Stiftung d'un certain type de «mémoire», en réalité très sélective: nous
cence est donc bien, d'une certaine manière, «reconnaissance» schématique ou nous attachons à nos souvenirs presque autant qu'à nos perceptions - est une
kinesthésique, mais sans que, pour autant, il y ait eu Stiftung d'habitus kinesthé- sorte de Stiftung «intermédiaire», ou «rétro-active», qui obnubile les réminis-
siques. Tel est donc le paradoxe de la réminiscence que, dans le même moment, cences en les transposant architectoniquement au registre des possibilités sym-
la «reconnaissance «schématique ou kinesthésique n'est pas une re-connais- boliques de la conscience. Par là, d'une certaine façon, le souvenir est plus
sance, mais, en quelque sorte, une «réactivation» schématique ou kinesthésique proche de l'imagination (avec son «présent intentionnel») que de l'aperception
qui ne se «reconnaît» comme telle que depuis son résultat, qui est la re-tempo- de phantasia proprement dite. Et ce n'est pas sans raison que, partant de la
ralisation en présence d'une présence qui a été, mais qui ne se refait précisément rétention et du souvenir, Husserl a été amené, conjuguant ce dernier avec les
pas exactement telle qu'elle est censée avoir été (je n'ai pour cela aucune «unité sédimentations et les habitus, à concevoir l'infinité du flux temporel et l'immor-
de mesure», aucun «critère»). Il s'agit donc d'un écho transpassible, dans la talité de la conscience monadique dans le sommeil éternel du passé et du futur
présence se faisant en présence, de la présence en absence qui a été et qui reste à transcendantaux: cette immortalité est une version possible de ce qu'il y a de
distance, au massif du passé. C'est pourquoi la réminiscence surgit de manière paradoxal dans l'historicité symbolique, dans le fait qu'elle ne peut, en toute
inattendue, inopinée et imprépensable, avec la prémonition qui lui est attachée rigueur (contrairement à ce qu'a souvent pensé Husserl), se temporaliser en pré-
que, de la même manière, elle peut encore resurgir. En demeurant inscrites au sents (Husserl a été contraint par là de penser qu'à toute Stiftung correspond une
massif du passé, et en y étant reprises aux horizons de la proto-temporalisation Urstiftung) , et le manque phénoménologique a été dans l'absence d'interroga-
(passé et futur transcendantaux), les phases de présence qui ont été sont donc, tion quant à l'origine de ce qui se figure intuitivement dans le souvenir - l'affec-
potentiellement, sans qu'il y ait eu de Stiftung, autant de «possibilités» de rémi- tivité ne pouvant, encore une fois, suffire à «dépeindre» le souvenir à elle seule,
niscences, et cette «potentialité», qui se définit indépendamment de l'acte ou du à moins de supposer, comme le fait au moins tacitement Husserl, une inscription
moment de la réminiscence, est celle de la transpossibilité qui maintient quasi-sensualiste des impressions (Empfindungen, Impressionen) dans la hylè de
ouvertes, dans le champ des horizons proto-temporels, les trans-possibilités, en la conscience, elle-même intemporelle comme le flux entier du temps. C'est dire
réalité innombrables, de réminiscences qui nous accompagnent. C'est dire que, que, pour nous, si la description husserlienne du souvenir est remarquablement
le plus souvent, sinon presque toujours, les réminiscences ne se produisent pas, précise et juste, il n'en va pas de même de son explication, qui ne peut éviter la
mais fournissent l'horizon transcendantal de passé des souvenirs, et les «maté- difficulté d'une saturation et d'un engorgement de la conscience par la hylè sen-
riaux» (apparitions et aperceptions de phantasia) de leur Darstellung intuitive: sible. Pour nous, il n'y a pas de tel engorgement parce que, au registre architec-
c'est sur leur fonds in-fini et inchoatif que va pour ainsi dire puiser le sens inten- tonique de ce qui est la hylè relativement au registre architectonique du
tionnel sédimenté, puis éveillé par l'activation de la sensibilité (schématique et souvenir, tout est pour ainsi dire «remis constamment à zéro» dans l'inchoati-
kinesthésique), mais se fixant lui-même par réactivation de son habitus, pour vité toute «potentielle» des réminiscences, elles-mêmes reprises, dans leurs
«reconvertir» ce fonds en aperceptions intuitives, de phantasia et au passé, de transpossibilités eu égard aux possibilités des souvenirs, dans cette sorte
l'objet ou de la situation correspondante. Tout est donc bien, comme nous d'oubli, ou d'absence de la présence, sous les horizons du passé transcendantal
l'avons dit, «remis à zéro» au registre architectonique des réminiscences, et et du futur transcendantal. Dès lors, il n'y a d'immortalité, et dans un sens corré-
c'est pourquoi, ainsi que Husserl s'en est très clairement aperçu dans ses des- latif, d'éternité, que symbolique, et s'il y a une «éternité» phénoménologique,
466 PHÉNOMÉNOLOGIE
l SCHÉMATISME, LEIBLICHKEIT ET PHANTASIA: LA CHORA PLATONICIENNE 467

nous y reviendrons, c'est en un autre sens: en tout cas, ici, au sens d'un passé (kinoumenon) et découpé en figures (diaschèmatizoumenon) par ce qui y entre
pour toujours immémorial et d'un futur à jamais immature, où ce n'est pas le (hypo tôn eisiotôn), et elle apparaît (phainetai) tantôt sous un aspect, tantôt sous
temps en général, mais la présence, qui s'oublie ou s'efface, sans que, pour un autre (50 c 2-4). TI ne faut cependant pas se méprendre: ce qui y entre
autant, elle s'anéantisse - telle est l'énigme, mais moins intraitable qu'il n'y (eisionta) et ce qui en sort (exionta) sont des mimèmata des étants de toujours
paraît grâce à la circulation à travers les registres architectoniques à laquelle (tôn ontôn aei), des empreintes (typôthenta) provenant d'eux d'une manière dif-
nous autorise la réduction architectonique. ficile et étonnante (50 c 4-5).
Nous sommes donc reconduits à ce que nous désignons par le registre archi- TI faut être très attentif à la médiation ici introduite. D'une part, il est frap-
tectonique le plus archaïque et le plus proprement phénoménologique. Avant pant de constater que l'instabilité du devenir, impossible à saisir, est, sans
d'en venir à une forme systématiquement méthodique d'un chemin d'accès l'action du démiurge, étroitement apparentée à l'instabilité et aux fluctuations
rigoureux à lui, il nous faut encore envisager la question du statut architecto- de la phantasia: le changement y est incessant, et les figures y sont insaisis-
nique de la phantasia, de son rapport systématique à la Leiblichkeit et au sché- sables, aussitôt disparues, dans l'instant, qu'apparues. Cela communique avec
matisme. Pour cela, puisqu'il est question de l'origine phénoménologique du les formes verbales utilisées, et qui sont associées à la phantasia autant sinon
monde et des mondes, et puisque la phénoménologie, à sa manière, est encore plus qu'au phainesthai. Le problème que se pose ici Platon, d'autre part, est
philosophie, un grand texte de la tradition s'offre à nous où ce genre de pro- celui du «support» ou du «réceptacle» de ce devenir instable et incessant: dans
blèmes est traité: il s'agit du Timée de Platon, dans tout le passage, célèbre, qui nos termes, c'est précisément, sinon celui de la phantasia elle-même, celui de
s'occupe de la chôra. son «support», en sa situation architectonique. Or celui-ci est, si possible, et tel
est le paradoxe puisque, comme l'or, nous pouvons le désigner, encore plus
insaisissable. La ductilité infinie du support ne l'est pas, en effet, à ce qui est
§ 2. SCHÉMATISME, LEIBLICHKEIT ET PHANTASIA : LA CHORA PLATONICIENNE toujours, mais à ses mimèmata qui sont les empreintes (typothenta) qu'il reçoit,
et, par la métaphore de l'or, les schemata de ce qui est toujours: le support est
Prenons le texte du Timée en 48e, là où Platon introduit un troisième genre «mis en mouvement et découpé en figures», c'est-à-dire schématisé, lieu du
(genos) en plus des deux premiers, à savoir, d'une part, l'espèce (eidos) du para- schématisme sans que, ici, le temps intervienne. Mais surtout, et ce point est
digme, intelligible (noeton) et étant toujours (aei) identique, et d'autre part capital, ce sont les empreintes schématiques elles-mêmes qui sont instables et
l'imitation (mimèma) du paradigme, ayant le devenir (genesis) et visible (ho ra- fluctuantes, prises dans ce qui ne peut être que les revirements incessants du
ton). A ce troisième genre, d'un eidos difficile et indistinct, quelle propriété devenir. Or, cela nous ne pouvons le nommer autrement que comme l'inchoati-
(dynamis: aussi puissance, pouvoir) faut-il lui supposer selon la nature (phy- vité toujours en revirement des schèmes, de tous les schèmes de ce qui est tou-
sis) ? La première réponse est (49 a 6-7): «réceptacle de tout devenir, et comme jours (cela reviendra plus tard avec l'image du van). Quant aux schèmes
sa nourrice». On en vient ainsi tout d'abord aux éléments (eau, air, terre, feu), eux-mêmes, qui sont des mimèmata, ils ne peuvent paradoxalement résulter,
mais (49 d 1-2) «nul d'entre eux n'apparaît (phantazomenon) jamais comme le dans nos termes, que d'une mimèsis active et «du dedans» de ce qui est tou-
même» (sous la même forme): toujours en devenir, tantôt ceci, tantôt cela, mar- jours: car c'est seulement de cette façon que l'on peut expliquer que ce n'est pas
quant des qualités. Dès lors (49 e8 - 50 al): «Ce en quoi chacune de ces [quali- directement ce dernier qui entre dans le réceptacle, ni non plus sa copie (eikon)
tés] en devenir vient, apparaît (phantazeitai) pour disparaître (apollutai) ensuite, conforme qui deviendrait visible (horaton) dans le devenir, mais, dans nos
c'est cela seul qu'il faut dénommer en s'accompagnant des noms ceci ou cela. » termes, sa transposition architectonique, à lui qui est seulement pensé (noeton),
Pour expliquer ce dont il s'agit, Platon prend l'exemple de l'or qui reçoit des dans le mimèma qu'est le schème ou l'empreinte. Et déjà, d'ailleurs, la mise en
figures (schema ta) comme empreintes. De celles-ci, il dit (50 b 4-5) qu'«on ne mouvement du support et son découpage différenciant (dia-schematizoumenon)
peut jamais dire qu'elles sont (onta) puisqu'elles changent dans l'instant même en schèmes implique quelque chose comme une spatialisation. Mais n'antici-
qu'on les pose.» On peut dire la même chose de la physis qui reçoit tous les pons pas sur ce qui va être problématisé avec la chôra. Disons seulement, pour
corps (sômata) (50 b 7-8), car de son pouvoir (dynamis) propre (de les recevoir), nous guider, que mimèsis active et «du dedans» tout comme spatialisation, font
jamais elle ne se désiste (existatai): tout comme de l'or qui peut recevoir toutes signe vers ce que nous avons repéré comme la Leiblichkeit.
les empreintes, nous pouvons dire «c'est de l'or», au réceptacle universel nous En 50dl-8, Platon reprend pour l'approfondir encore la distinction des trois
pouvons attribuer le même nom (59 b 8-9). Mais sa physis ne prend en rien une genres: ce qui devient (to gignomenon), ce en quoi il devient (to d'en ô
forme (morphè) semblable à celles qui entrent en elle (50 b-c): telle une cire gignetai), et ce à la ressemblance de quoi se développe (phuetai) ce qui devient.
molle, elle est prête pour toute empreinte, elle est ce qui est mis en mouvement Et il compare le réceptacle à la mère, l'original au père, et la physis entre les
,
468 PHÉNOMÉNOLOGIE SCHÉMATISME, LEIBLlCHKEITET PHANTASIA: LA CHORA PLATONICIENNE 469

deux à l'enfant. Il en ressort que ce en quoi est reçue l'empreinte, elle-même termes, toute aperception qui a ces caractères est aperception de phantasia
variable, fluctuante, ondoyante et multiple (poikilos) , est lui-même exempt de quelle que soit par ailleurs la «réalité» ou 1'« irréalité» de son «objet»: c'est
toute empreinte et est donc amorphe (amorphon). Dès lors (51 a 8 - 51 b 1), le ce que nous retiendrons comme une définition architectonique de la phantasia.
réceptacle est un certain eidos invisible (anoraton) et amorphe qui participe Le troisième genre est celui de la chôra aei, de la chôra toujours ou infini-
(metalambanon) de façon très embarrassante au noeton (puisqu'il ne peut être ment: il ne peut subir la destruction (phtôra) et fournit un siège à toutes les
lui-même un noeton, un être de toujours selon le même). Est-ce à dire qu'il est choses qui ont devenir. Lui-même n'est saisissable qu'en dehors de toute sensa-
seulement «pensé», par une sorte d'abus de langage, et tout compte fait, par des tion (met' anaisthèsias), par une sorte de raisonnement (logismos) bâtard, à
métaphores qui pourraient être indues? N'oublions pas qu'il ne s'agit ici que peine en créance (magis piston) (52 a 8 - 52 b 3). La chôra, en effet, reprise du
d'une «doctrine vraisemblable» (cf 48 d), Platon nous en a répété l'avertisse- réceptacle, de la mère et de la nourrice, participe du noeton de manière embar-
ment en commençant. Cela ne l'empêche pas de conclure (provisoirement) que, rassante, n'étant pas elle-même un noeton, mais n'étant pas non plus saisissable
des éléments (terre, air, eau, feu), le réceptacle n'est pas constitué, mais en par la sensation fût-ce de manière aussi fugace que les schèmes, empreintes ou
reçoit, chaque fois, selon ce qui apparaît, des mimèmata, paraissant lui-même, mimèmata qui y entrent et en sortent. De quoi relève donc la chôra en nous,
selon telle partie, enflammé, liquide, terrestre ou aérien (nous laisserons ici de puisque ce n'est ni de la noèsis ni de la phantasia (doxa accompagnée de sensa-
côté cette question des éléments, de savoir s'ils sont en soi). tion) en accord avec les instabilités du devenir? La suite du texte est aussi diffi-
Le texte reprend les choses depuis la différence qu'il faut établir entre noûs cile que capitale:
et doxa, et depuis l'interrogation du statut de l' eidos. «Or si le noûs et la doxa «C'est elle précisément aussi que nous rêvons quand nous sommes tournés vers elle (onei-
vraie sont deux genres, ces [choses invisibles] sont tout à fait en soi (kath 'auta), ropoloûmen blepontes), et quand nous affirmons comme une nécessité que tout ce qui est est en
ce sont des eidè que nous ne pouvons percevoir par les sens (anaisthêta hyph' quelque lieu (en tini topô) et occupe quelque place (chôran tina), et que ce qui n'est ni sur terre
hemon), seulement des pensées (noumena). Mais si [en revanche], comme il ni quelque part dans le ciel n'est pas du tout. Mais toutes ces choses, et d'autres, leurs sœurs, se
rapportent à la veille et à la physis [qui est] vraiment; aussi, tant que nous sommes sous
apparaît à certains, la doxa vraie ne diffère en rien du noûs, nous devons l'emprise de ce rêve, nous ne sommes pas capables de nous éveiller pour les distinguer et de
admettre que tout ce que nous sentons par le corps est ce qu'il y a de plus assuré. dire ce qui est vrai; car l'image (eikon), du moment que cela même qu'elle reproduit, pas
Or nous devons dire qu'il y là deux genres distincts (chôris) par leur origine et même cela ne lui est propre, mais de quelque autre toujours elle est le phantasma qui transite
(pheretai), pour cela, c'est en quelque chose d'autre qu'il lui convient de se produire (gignes-
dissemblables par leurs caractères: l'un d'eux, en effet, naît (eggignetai) en
thaï), s'attachant vaille que vaille à l'existence (ousia), ou alors de n'être rien du tout; quant au
nous par l'enseignement (dia didachès) , l'autre sous l'effet de la persuasion réellement étant (ontôs on), il tire secours du logos vrai par l' acribie.» (52 b 3 - 52 c 6)
(hypo peithoûs), l'un s'accompagne toujours de logos vrai, l'autre est alogon,
l'un est inébranlé (akineton) par la persuasion, l'autre se laisse retourner par Il n'y a donc que dans le rêve que nous avons quelque accès à la chôra, non
elle; à l'un, enfin, c'est tout homme qui participe, il faut le dire; au noûs, au pas que nous l'y apercevions, mais que l'instabilité et les fluctuations de ce que
contraire, ce sont les dieux, et parmi les hommes une toute petite classe.» (51 d nous y apercevons, et qui est le phantasma toujours en transit, ne peut se pro-
3-e) Cette reprise de la doctrine résonne en écho à la reprise, pour la troisième duire qu'en elle - il n'a rien en propre, pas même cela dont il est l'image ou le
fois, du problème des trois genres. mimèma, et il ne peut se tenir que dans (ou sur) la chôra insensible (donc invi-
Le premier genre est celui de ce qui a un eidos immuable (kata tauta), de ce sible). Cela veut dire aussi, en outre, que c'est par la chôra que les phantasmata
qui ne naît pas et ne périt pas, dont nul [d'entre eux] n'accueille en soi un autre d'abord, ce qui est (on) ensuite, ont, quoique de manière très différente, quelque
venant d'ailleurs, ni ne se rend lui-même en un autre, qui est invisible et insen- lieu et quelque place: donc que la chôra est cela même que nous avons relevé
sible à quelque autre sens, ce qu'il est donné à la seule noèsis d'examiner (epis- comme la cellule de spatialisation, dans les termes phénoménologiques, la
kopein). Le second genre, semblable au premier, mais tombant sous les sens Leiblichkeit du Leib, ce que Husserl a un peu improprement nommé le
(aistheton), est constitué par ce qui est sujet au devenir (ou à la naissance: gen- Nullpunkt. Cette assimilation est bien en concordance avec ce qui est dit par
nèton), toujours en transit (pephorèmenon aei), ce qui est né (devenu) en Platon puisque, d'une part, la Leiblichkeit est bien, désancrée du Korper,
quelque lieu (en tini topô) pour en disparaître (apollumenon) à nouveau, acces- comme «l'enceinte» sur laquelle se «découpent» les aperceptions de phantasia
sible (perilèpton) à la doxa accompagnée de sensation (52 a 2-8). C'est-à-dire, du rêve, et puisque, d'autre part, cette Leiblichkeit elle-même se trouve toujours
selon la doctrine platonicienne, et c'est capital, que le second genre est acces- hors aperception. Enfin, puisque la chôra est aussi le réceptacle des schemata
sible à la phantasia. Celle-ci est donc bien aussi, pour Platon, ce qui donne qui sont empreintes et mimèmata (du noeton), elle est bien le «lieu» du schéma-
accès à l'instabilité, aux revirements incessants, aux éclipses et aux fluctuations tisme et vu l'équivalence architectonique entre elle et la Leiblichkeit du Leib,
du devenir: elle n'est pas primairement «fabrique» d'images, et, dans nos cette dernière est bien, aussi, le «lieu» du schématisme. En termes phénoméno-
470 PHÉNOMÉNOLOGIE SCHÉMATISME, LEIBLICHKEIT ET PHANTASIA: LA CHORA PLATONICIENNE 471

logiques, cela veut dire que le schématisme peut s'assimiler aux kinesthèses du ment l'invisible (le noeton) se schématise-t-il selon son habitus en son phan-
Leib potentiellement désancré de tout Korper. Mais la différence de la phéno- tasma (qui est schema, empreinte et mimèma) dans l'invisibilité de la chôra,
ménologie par rapport à la doctrine platonicienne étant, entre autres, que l'on ne c'est-à-dire de la Leiblichkeit du Leib? Autrement dit: quels habitus kinesthé-
peut y supposer de l'être qui est toujours selon l'identique - celui-ci relevant siques correspondent-ils à l'aperception - fût-elle de langue, et non remplie par
d'une certaine Stiftung symbolique qui est celle de l'idéalité -, le schématisme de l'intuition - de l'idéalité, quel est le rapport entre idéalité et phénoménalité?
en question se laisse différencier selon les deux registres architectoniques fon- Suffit-il de parler d'une «chair» ou d'une Leiblichkeit de l'idée et de l'idéalité,
damentaux (sans Stiftung et avec Stiftung) que nous avons distingués: il y a dès lors que n'a pas été éclairci, à même les idéalités et leur Stiftung symbo-
d'abord le schématisme qui se remet en jeu, à travers la réactivation des habitus lique, le rapport entre leur teneur de sens «significative» (Husserl), c'est-à-dire
kinesthésiques liés à tel ou tel sens intentionnel sédimenté, c'est-à-dire à travers leur teneur de sens venant des «signes» de la langue comme sédimentations
ce que nous pouvons dès lors nommer des habitus schématiques, mimèmata, d'aperceptions de langue, et leur Darstellbarkeit intuitive, qui ne peut leur venir
dans la Leiblichkeit instituée du Leib ou de son côté institué en Leibkorper, des que d'ailleurs, à travers les transpositions architectoniques des Wesen de monde
sens intentionnels sédimentés et qui eux-mêmes sont des «pensées» (nou- (s) issus des schématismes de phénoménalisation, dont nous avons vu qu'elles
mènes) donnant sens (noématique) aux aperceptions d'objets (ce sont les choses passent tout d'abord par les aperceptions de phantasia? En d'autres termes
qui sont sur terre, dans le ciel, etc.) ; mais il y a ensuite, plus profondément, les encore: la chôra étant invisible et insensible, échappant même à la phantasia
schématismes qui ne sont pas institués en habitus, ceux du registre architecto- puisqu'elle en constitue le «lieu», qu'est-ce qui est aperceptible (visible, sen-
nique le plus archaïque, et qui sont le plus proprement phénoménologiques, sible, fût-ce de façon transposée) dans les schèmes, empreintes ou mimèmata du
comme masse indéfinie et inchoative, mais aussi principiellement potentielle, noeton qui y entrent et en sortent sans mesure? Ici encore, comme dans nos
trans-possible par rapport aux premiers schématismes qui leur demeurent trans- Recherches phénoménologiques2 , il faut distinguer entre les schèmes eux-
passibles, des kinesthèses de la Leiblichkeit du Leib désancré de tout Korper. mêmes comme phénomènes (ce qui ne veut précisément pas dire comme aper-
C'est ce que nous avons nommé, dans nos Recherches phénoménologiques, le ceptibles) et ce qu'ils mettent en place concrètement par leur opération, et qui
Leib comme schème-organe de phénoménalisation 1, étant entendu, nous allons lui, d'une certaine manière, est aperceptible par lambeaux. Par extension, mais a
y revenir, que ces schématismes les plus archaïques le sont de la phénoménalisa- fortiori puisqu'il n'y a plus là ni Stiftung ni habitus schématique, il en va de
tion des phénomènes comme rien que phénomènes, et que ceux-ci ne peuvent même, mutatis mutandis, des schèmes «libres» (non fixés en habitus) de phéno-
s'assimiler aux lambeaux apparents de phénoménalité qui fournissent la hylè ménalisation, et nous savons (nous y reviendrons encore) que ce qui s'y met en
phénoménologique concrète et originaire pour la Darstellbarkeit intuitive des place est constitué par les lambeaux de phénoménalité comme la hylè phénomé-
aperceptions. Dans la mesure, par surcroît, où la Leiblichkeit du Leib désancrée nologique la plus archaïque. Quelle est la part proprement hylétique (en ce sens)
de tout Korper n'est plus, à ce registre architectonique le plus archaïque, dans l'aperceptibilité de l'intelligible dès lors que nous ne pouvons plus, phéno-
Leiblichkeit d'un Leibkorper institué avec son «titulaire», cette Leiblichkeit, ménologiquement, présupposer celui-ci? C'est une question dont nous réser-
tout comme la chôra, a une dimension cosmique, et celle-ci reste cachée dans vons la réponse à plus tard, quand il nous faudra étudier la seule Stiftung dont
les profondeurs obscures de chacun de nous, sans que n'ayons jamais le pouvoir nous n'avons pas systématiquement traité ici, à savoir la Stiftung de l'idéalité 3 .
de l'apercevoir comme telle. Le problème qui, pour l'instant, nous préoccupe, est celui du rapport, que
On se retrouve par là, en apparence, très près de la phénoménologie du der- nous avons laissé en suspens, entre Leiblichkeit (ou chôra) et phantasia. Le
nier Merleau-Ponty. En apparence, car, d'une part, ce schématisme, qui l'est de Timée nous dit que si nous nous tournons vers la chôra, nous entrons dans une
la phénoménalisation, ne l'est pas, du moins primairement, des lambeaux appa- sorte de rêve, mais ce rêve a cela de particulier que, certes, nous y apercevons
rents de phénoménalité, de ce que Merleau-Ponty nommait les Wesen (au sens des phantasiai, mais pas la chôra elle-même qui les spatialise. Un peu comme
verbal) - et qui étaient l'objet de ses préoccupations -; et d'autre part, le sché- chez Aristote, les phantasmata eux-mêmes ne sont pas, dans ce contexte, des
matisme n'ayant pas été pensé par lui, la distinction lui a fatalement manqué aperceptions de phantasia au sens où nous l'entendons (celles-ci relèvent de la
entre ce que nous nommons les habitus schématiques et le schématisme «libre» doxa accompagnée de sensation: pensons à ce que nous avons dégagé comme le
de la phénoménalisation. En particulier, il n'a pu se poser la question qui surgit, sensible dans le rêve), mais des schèmes ou empreintes de l'intelligible, du noe-
de façon cruciale, de la prise en considération architectonique du texte du ton comme «objet» de penser (comme «objet visé» en term~s husserliens), et
Timée, à propos des habitus schématiques liés à la Stiftung des idéalités: com-
2., Loc. cit., pp. 256 sv.
1. Recherches phénoménologiques, op. cit., Ve Recherche, vol. 2, pp. 240 sv. 3. Cf cependant, ici même, l'Appendice I.
,
472 PHÉNOMÉNOLOGIE SCHÉMATISME, LEIBUCHKEIT ET PHANTASIA: LA CHORA PLATONICIENNE 473

qui en sont les mimèmata, extrêmement fugaces, et le plus souvent à l'état phantasia. Le danger de la doctrine platonicienne est que, par transposition
potentiel et inchoatif. Ces schèmes ne sont évidemment pas des schèmes de phé- architectonique, l'aisthèton devienne un phantaston, et Platon ne l'évite, dans le
noménalisation, mais ce que nous avons nommé, en termes phénoménolo- Timée, qu'en conférant au phantasma un statut schématique, sans aborder
giques, des habitus schématiques qui, dans les mêmes termes, sont des habitus d'ailleurs en ce point la question de la genèse de ce qui est toujours quelque
kinesthésiques, fixés dans leur potentialité sur la masse qui leur est transpassible part, en quelque lieu, sur la terre ou dans le ciel - et quand il y viendra, ce sera
des schématismes «libres» de phénoménalisation - le noeton ayant été symboli- dans la dualité d'origine du schématisme (cf 53 b 4-5) et des éléments (feu,
quement institué. Il faut, encore dans les mêmes termes, cette transpassibilité terre, eau, air) comme corps (somâta) (cf 53 c 5), secoués en tous sens en
pour que la Leiblichkeit du Leib puisse, par mimèsis active et du «dedans», être l'absence du démiurge. Or nous ne pouvons évidemment pas retrouver, en phé-
«mise en mouvement» et produire l'imitation du noeton invisible par et dans noménologie, l'équivalent architectonique des éléments comme corps. Comme
l'invisibilité de la chôra (de la Leiblichkeit), pour la reconnaître par réactivation équivalent architectonique, nous ne trouvons, dans leur obscurité et leur nébulo-
(Nachstiftung) du sens sédimenté du noeton et de l'habitus correspondant. Dans sité, que les apparitions de phantasia, et ce serait sans doute de la poésie méta-
ce cas, donc, comme chez Aristote4, le phantasma est schématique, et la phan- physique que d'y ajouter à ce qui serait ainsi terre et air de la fluidité (eau) et de
tasia est schématisation, avec cela que le phantasma schématique ainsi produit l'incandescence (feu).
et reproduit, ne l'étant que du noeton dans la phantasia, est instable, fluctuant, Plus importante est la nécessité où nous sommes conduit de dire que, dans son
quasi-insaisissable (sinon dans l'instantané, l'exaiphnès, qui est le pendant essence, la phantasia telle que nous l'avons analysée n'est pas schématique
«temporel» de la chôra), lui-même en état d'inchoàtivité tant qu'il n'est pas parce que ce qu'elle prend en aperception, et dont Husserl a bien relevé les
fixé par telle ou telle pensée (visée intentionnelle). En ce sens, on peut donc par- caractères (bien qu'il dise une fois «schèmes», on l'a vu), qui sont l'instabilité
ler de phantasia schématique ou d' «imagination transcendantale au sens kan- et les fluctuations, ne relève pas du même registre architectonique que ce qui
tien», et l'énigme est qu'elle trouve son ancrage par et dans la chôra ou la relève proprement du schématisme de la phénoménalisation - donc quand il ne
Leiblichkeit du Leib comme Korperleib (dont une part des kinesthèses est insti- s'agit pas d'habitus schématiques. Et cela, parce que ce que la phantasia prend
tuée en habitus kinesthésiques). Par là se pose l'énigme corrélative de ce qui, en aperception vient, comme apparitions de phantasia, de ce que le schéma-
dans les habitus kinesthésiques ou schématiques, relève tout d'abord de la phé- tisme de phénoménalisation met en place, comme hylè phénoménologique déjà
noménalité, ensuite de la Darstellbarkeit intuitive: c'est la difficile question, différenciée et articulée, mais hors de l'aperception comme telle parce que
abordée par Husserl (et par Kant, d'une manière plus proche de la question du l'intentionnalité de l'aperception (la doxa platonicienne) ne l'a pas encore
schématisme), de ce qui différencie tel triangle dessiné sur le papier du triangle «mise en forme» dans l'unité indissociable de la forme et du contenu; cela,
en général, mais elle est déjà infiniment plus complexe si l'on envisage le pro- dans la mesure même où l'instabilité et les fluctuations des schèmes de phéno-
blème du nombre - sans parler du schématisme kantien des catégories où Kant a ménalisation viennent précisément de ce que, le plus souvent, pour faire partie
fait l'épreuve de l'impossibilité d'une Darstellung intuitive qui soit satisfai- intégrante de la phénoménalité de ce qui se phénoménalise en eux par leur opé-
sante. ration, ils ne se phénoménalisent pas eux-mêmes comme schèmes, mais passent
Quoi qu'il en soit, il y a un autre sens, selon nous plus propre, de la phanta- pour ainsi dire comme tels dans ce que leur opération met en place. Point diffi-
sia, en tout cas plus proche de ce que nous entendons quand nous parlons cile sur lequel nous allons revenir, mais que l'on peut encore expliciter autre-
d'aperception de phantasia: c'est celui que Platon entend quand il en parle ment: alors que les instabilités et fluctuations des schèmes de
comme de la doxa (dans nos termes: aperception) accompagnée de sensation. phénoménalisations viennent des instabilités et fluctuations de la phénoménali-
Certes, il ne faut plus entendre, ici, aisthèsis au sens de l'aisthèsis d'un aisthè- sation elle-même, de ce que nous nommons son clignotement phénoménolo-
ton, mais au sens où nous avons parlé du sensible dans le rêve, ou au sens où ce gique, les instabilités et fluctuations des aperceptions de phantasia en sont
qui constitue la hylè phénoménologique de l'aperception de phantasia ne lui comme les effets ou les échos, à travers la Stiftung première de la phantasia en
vient pas d'elle, ne vient pas non plus directement du schématisme, mais de cela aperceptions, dans la mesure où les concrétudes phénoménologiques, les lam-
même que les schématismes de phénoménalisation mettent en place comme beaux apparents de phénoménalité ou les apparitions de phantasia ne sont pas
concrétudes phénoménologiques, comme lambeaux de phénoménalité des phé- «crées» de toutes pièces par le schématisme, mais mises en place par lui en son
nomènes en tant que rien que phénomènes, c'est-à-dire comme apparitions de opération, ce pourquoi précisément le schème peut s' «oublier» dans son opéra-
tion, ne plus clignoter phénoménologiquement dans la phénoménalisation de
4. Cf M. Wedin, Mind and Imagination in Aristotle, Yale University Press, New Haven and lui-même, mais en quelque sorte clignoter phénoménologiquement depuis les
London, 1988. Nous devons à Bernard Besnier de nous avoir signalé cet ouvrage important. concrétudes qui se mettent en place. Cette «autre origine» de la teneur concrète
474
PHÉNOMÉNOWGIE L' ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 475

des apparitions de phantasia, qu'il faut admettre sous peine d'une sorte absurde toujours caché ou voilé comme le sens d'être (perçu, remémoré, phantasmé,
d'idéalisme phénoménologique absolu, où le schématisme se créerait à lui- pensé, etc.) et la teneur (Gehalt) de sens d'être-ainsi de tel ou tel objet. On sait
même ses «contenus» appelés à passer en aperceptions, est l'équivalent archi- que c'est la mise entre parenthèses, le suspens ou l'épochè de la positivité des
tectonique de ce que Platon nommait «sensations» dans le devenir instable. objets et de l'engagement aveugle des types de doxa qui y sont attachés, qui per-
«Teneurs concrètes» qui sont, en effet, aussi instables, fluctuantes, apparais- met de découvrir, ou de dévoiler (enthüllen), tout à la fois, les visées (noèses)
santes / évanouissantes par éclairs discontinus et instantanés que ce que, bien à qui les visent comme tels ou tels et les sens d'être et d'être-ainsi (sens intention-
l'écart de ce que nous entendons par «sensations» dans la tradition moderne nels, noématiques) qui font le visé en tant que visé, en tant qu'objet intentionnel,
(mais aussi depuis Aristote), Platon entendait par tous les caractères, pour nous objet toujours pourvu de son sens. Par là se révèle ou se dévoile, dans la corréla-
paradoxaux, de ce qui est pris dans le devenir ou la genesis. Et ses rejetons loin- tion statique, noético-noématique, ce qui constitue chaque fois la structure com-
tains s'en retrouvent dans toute hylè intentionnelle d'aperception, que celle-ci plexe du rapport intentionnel entre visée et visé, mais aussi, de plus loin,
soit perceptive, de souvenir ou de phantasia. lis sont en rapport avec la l'étagement et l'enchevêtrement (implications intentionnelles) encore plus com-
Leiblichkeit du Leib, avec ses kinesthèses comme schématismes de phénoména- plexe des actes de visée et des couches de sens intentionnels dans la conscience.
lisation, mais même dans leurs profondeurs les plus archaïques, ils ne se confon- La phénoménologie statique montre déjà que celle-ci, globalement, n'a pas de
dent pas avec elle (ni avec eux). Tout n'est donc pas chair ou Leiblichkeit structure simple, mais est, dans l'expérience qu'elle fait des choses et du monde,
différenciée comme on entend parfois le dire dans la métaphysique trop rapide- un tissu extraordinairement entremêlé de tels rapports.
ment tirée de la dernière œuvre de Merleau-Ponty 5. Cette «autre origine» Si nous parlons ainsi, d'entrée, de la doxa aux structures différenciées plutôt
demeure cependant énigmatique, et il faut être extrêmement circonspect si l'on que du rapport intentionnel, c'est, d'une part, pour souligner l'étonnante
entend qu'elle vient du «monde» (car le Leib en est partie totale). On ne peut Selbstverlorenheit ou Selbstvergessenheit qui a lieu dans l'attitude naturelle
pas soutenir non plus, un peu à l'instar de Platon (les éléments comme sômata), (quotidienne), et en vertu de laquelle nous sommes toujours déjà pris, à notre
qu'elle soit dans la «matière», encore que cela puisse métaphysiquement se corps défendant, à ce avec quoi nous sommes en rapport, donc partie prise
soutenir. Laissons donc là, pour l'instant, la question. li est temps de remettre en autant que prenante au rapport; et, d'autre part, pour indiquer qu'il y a dans
forme tout ceci dans la rigueur de la méthode phénoménologique, c'est-à-dire à cette prise qui, chaque fois, nous engage, bien plus que ne pourrait l'indiquer
partir de l'articulation nouvelle qui se dégage entre épochè phénoménologique une référence, de type classique, à la structure sujet-objet-représentation
hyperbolique et réduction phénoménologique au phénomène comme rien que (Vorstellung). C'est l'idéalisme, autant que le réalisme, qui se trouvent suspen-
phénomène.
dus à ce premier niveau, et Husserl s'est rapidement montré très attentif à tout
ce que les structures noético-noématiques impliquent, en ses propres termes, de
Stellungnahmen, y compris dans la phantasia. Le sens intentionnel d'être et
§ 3. L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION d'être-ainsi n'est pas, en général, celui de l'idéalité et de la theôria, car la
PHÉNOMÉNOLOGIQUE: LE REGISTRE ARCHITECTONIQUE LE PLUS ARCHAÏQUE Stiftung qui institue, dans son acte, ce sens qui se sédimente avec ses habitus,
DE LA PHÉNOMÉNOLOGlli
n'est pas, en général (elle ne l'est que dans certains cas, là où il y a idéalisation),
Stiftung de l'idéalité. Ce sera même un grand problème, pour Husserl, parti
a) L'épochè phénoménologique husserlienne et son implicite. d'une entreprise de critique de la connaissance, de débrouiller, dans l'étagement
Peut-être, avec le recul du temps, sommes-nous en mesure de dire que l'un (par voie de Fundierung) et l'enchevêtrement des intentionnalités, ce qui est
des apports les plus originaux de la phénoménologie de Husserl à la philosophie susceptible de conduire à la science. Et il faudra finalement, pour cela, en passer
a été de mettre en évidence le rôle et les différents types de doxa (en son sens par la phénoménologie génétique, c'est-à-dire par l'Histoire (individuelle et col-
grec plutôt qu'husserlien, c'est-à-dire au sens où elle est toujours impliquée lective) des Stiftungen et de leurs enchaînements.
dans toute aperception de quelque chose), types par lesquels nous nous rappor- Remis ainsi en contexte, le mouvement sans doute le plus original (et révolu-
tons aux objets: objets présents de perception, objets passés du souvenir, objets tionnaire) de la phénoménologie de Husserl a été de mettre à jour les différents
non présents de la phantasia, objets omnitemporels de la visée idéalisatrice, etc. types de structures de la doxa par l'épochè de la doxa: on ne peut comprendre
Et de les mettre en évidence avec ce qui, dans la dite «attitude naturelle», reste ce qu'il dit tant et plus de ce qui «reste» dans les parenthèses une fois que la
mise entre parenthèses a été effectuée, que si l'on comprend que le suspens
«réveille» d'une sorte de sommeil ou d'oubli originaires, constitutifs de l'atti-
5. Cf ici même, notre Appendice III.
tude naturelle, et par là dévoile comment, dans le rapport, la conscience était
476 PHÉNOMÉNOLOGIE L' ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 477

naïvement en train de dormir ou d'oublier, c'est-à-dire précisément la manière réflexion transcendantale, ouverte par ce suspens qui surprend et se surprend, se
dont elle était prise à ce qu'elle croyait prendre, du sein même de la structure et distingue de la réflexion naturelle, où les différentes structures de la doxa sont
du sens du rapport. Rien n'a changé au monde par l'épochè qui n'est pas une remises aveuglément en jeu.
opération «magique», sinon que, ~ffectuant l'épochè je me découvre engagé, Or, à y regarder de près, la «substruction» vient de ce que, chez Husserl le
impliqué, et tout d'abord activement, quoique à mon insu, dans la constitution plus souvent (mais pas toujours), la continuité temporelle du cours de l'expé-
même de ce que je crois trouver (vorfinden) tout fait, comme de ce avec quoi je rience, dont la description convient parfaitement à ce type de Stiftung qui est
me trouve en rapport, quand je suis selbstverloren. Et, on le sait, le moi qui se celui de l'aperception perceptive (externe et interne), est indûment généralisé et
dévoile actif dans l'implication intentionnelle n'est déjà plus le moi qui croit étendu à toute la vivacité de la conscience, fût-ce même pour préciser, ce qui
trouver naïvement. C'est le moi transcendantal constituant caché derrière le moi excède déjà la dite (sogenannte) «métaphysique de la présence», que le flux
mondain qui ne fait que se trouver (vorfinden) parmi les choses (et en général, temporel est infini vers le passé et le futur, c'est-à-dire, aussi, «inconscient»,
les objets), et ultimement, c'est même le moi comme substrat concret, fait de non présent pour sa plus large part. En d'autres termes, la «substruction» est
sédimentations de sens et d'habitus, du moi pur, abstrait car seulement structu- toute dans l'extension indue du «modèle» perceptif, selon une prégnance sym-
ral, pôle des premières analyses, statiques et noético-noématiques. bolique non critiquée de la Stiftung de l'aperception perceptive, censée régler
On ne trouve pas encore dans tout cela, à moins de vouloir, comme Heidegger, toute expérience, quelle qu'elle soit.
l'y trouver de vive force, quelque chose d'une structure «spéculative» relevant Ce qui nous pousse à cette objection, mais aussi à maintenir que le sort de la
d'une «métaphysique de la subjectivité», d'une «philosophie de la repré- phénoménologie ne dépend pas de sa pertinence, c'est l'examen attentif auquel
sentation» dont Husserl est, contrairement à l'opinion reçue, l'un des premiers se livre Husserl de la phantasia (Phantasie) et de l'apprésentation intersubjec-
destructeurs: pris en lui-même, le noème n'est déjà plus «représentation», mais tive. Dans notre 1ère section, nous avons vu comment, pour étendre l'épochè
précisément sens qui renvoie à des connexions complexes de noèses, et pas néces- jusque dans la phantasia, Husserl fabrique, en quelque sorte, un simulacre: il
sairement «rempli» en général pa,!, des Darstellungen intuitives. TI n'empêche imagine (jingiert) une fiction de Phantasie-Ich, qui serait ce moi, lequel n'a
qu'il y a bien, dans sa conception de F épochè, telle du moins que nous la connais- jamais été ni ne,sera jamais présent (à soi), qui aurait vécu, s'il n'y avait pas eu
sons depuis la publication des Husserliana par les Archives Husserl, quelque la Selbstverlorenheit dans la phantasia, l'activité de phantasia comme un acte
chose comme une «substruction», mais qui n'est pas essentiel à la phénoménolo- perceptif (une quasi-perception: perception de l'«objetphantasmé» comme s'il
gie ou vital pour elle. En fin de compte, l'épochè husserlienne, point de départ avait été présent), dont il aurait pu (ce qu'il n'a pu faire, étant donné la tempora-
méthodique, consiste à suspendre pour un moment le cours de l'expérience (des lisation propre de la phantasia) interrompre, par l'épochè, le cours continu
choses, du monde) pour en ressaisir, sur le vif, le déroulement temporel, aussi bien (qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais): c'est donc une quasi-épochè,
du côté des visées noétiques que du côté du sens noématique en train de se consti- non plus, enphantasia puisque rien n'y apparaît, mais en «imagination» (jingie-
tuer, et cette ressaisie qui «réveille» et dévoile, s'effectue dans les rétentions du ren) ou en fiction, en simulacre. Et ce simulacre, véritable eidôlon de la
moment présent déjà tout juste pass~ du suspens. Cela suppose, d'une part, que le conscience «phantasmante», est ontologique dans la mesure où il pré-détermine
cours de l'expérience se déroule en général (überhaupt) dans l'écoulement celle-ci en la déformant, et transpose la phantasia en quasi-perception, la pré-
continu du présent vivant muni de ses rétentions et de ses protentions, dans le flux détermine en la déformant à son tour sur le modèle de l'aperception perceptive,
continu du temps (c'est lui qui est, à proprement parler, «subjectivité absolue»), et devenu modèle prégnant et universel, matrice de tout phénomène et de toute
d'autre part que ce cours est à chaque fois institué (gestiftet) par une Ur-Stiftung phénoménalisation par l'épochè ou la quasi-épochè. Contrairement à ce que dit
qui l'est à chaque fois et du même coup de la continuité de son déroulement tem- Husserl, il n'est pas vrai que cette fiction, qui ajoute de l'imaginaire à du «phan-
porel, depuis une Urimpression ou une Urempfindung, et de l'unité de temps, cen- tastique », ne déforme pas celui-ci par une autre structure de rapport intention-
trée sur un présent vivant, constitutive d'un sens intentionnel, par la suite nel. Et la «substruction» devient aporie tant que l'ont pense que la Darstellung
sédimentée dans la conscience ave,c les habitus correspondants - les dispositions husserlienne de l'épochè est la seule possible.
de celle-ci à «réactiver» le sens intentionnel en question par Nach-Stiftung. C'est Or il n'en est rien si l'on pense que les analyses de la phantasia, et celles de
par ce pouvoir de suspens du cours continu de l'expérience que la l'implication intentionnelle, en elle, du Phantasieleib et du Phantasie-Ich sont
Selbstverlorenheit ou la Selbstvergéssenheit du «soi» transcendantal peut à tout de remarquables analyses phénoménologiques - parmi les plus remarquables
moment (jederzeit) être reprise dans ce qui advient de la sorte comme un cogito que Husserl nous ait données - et qui ne passent pas, manifestement, par cette
transcendantal, où la conscience se surprend dans ce qui lui fait accorder, pour «simulation», mais par un véritable suspens de toute structure intentionnelle
parler comme Descartes, «créance» en l'expérience, et c'est par là que la perceptive, ce qui lui pose d'ailleurs d'énormes difficultés et tend à le plonger
478
r
PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 479

dans l'équivoque de la quasi-perception (comme si l'objet «phantasmé» était 1) Considérer que toutes les apparitions qui, chez Husserl, sont toujours déjà
présent, le «comme si» ayant dès lors l'opacité d'une «modification», fût-elle prises dans des rapports, structures et sens intentionnels (perception, souvenir,
aussi originaire que la non-modification dans la perception). Où est donc passée anticipation, aperception de phantasia, Einfühlung, etc.) sont équivalentes si
l'épochè dans ces analyses? Quel est, à tout le moins, son statut phénoménolo- elles sont transposées à leur niveau architectoniquement le plus primitif, où elles
gique implicite? Si l'on pense que, précisément, elle permet au sens phénomé- ne paraissent plus, dès lors, a priori, comme apparitions de tel ou tel apparais-
nologique de se dégager de l'empreinte marquée par la Stiftung de l'aperception sant, mais comme apparences et rien qu'apparences, comme en une sorte de
perceptive et de sa structure, jusqu'à plonger dans une aporie au moins appa- hylè phénoménologique archaïque, non pas a priori continue, mais éclatée origi-
rente, il faut dire que l'épochè n'en dépend pas mais qu'elle l'excède, et ce, dans nairement, et qui ne renvoie en soi à rien d'autre qu'à elle-même. Il s'agit d'une
la mesure où elle permet de s'ouvrir à d'autres types de Stiftung, c'est-à-dire à épochè hyperbolique, en référence au doute hyperbolique cartésien (fort peu
d'autres types de structures intentionnelles, avec d'autres types de temporalisa- pris en considération par Husserl), qui, suspendant tout ce qui paraît aller de soi,
tian. Et s'il en est ainsi, c'est que l'épochè ainsi dégagée de cette empreinte _ considère, par une sorte de feinte originaire, tout ce qui paraît comme une sorte
celle, finalement, du flux absolu du temps comme subjectivité absolue, qui est de rêve plus ou moins cohérent, proche du «régime» de la phantasia «sau-
celle d'un simulacre ontologique matrice transcendantale de toute apparition et vage», c'est-à-dire «débridée,» à la fois de l'aperception de phantasia et de la
de tout phénomène -, peut porter aussi, en réalité, sur le rapport intentionnel lui _ conscience d'image, qui relèvent déjà d'un type de Stiftung. Apparemment,
même, pour considérer les apparitions et les apparaissants comme pouvant être nous aboutissons par cette feinte qui n'est pas celle de l'anéantissement husser-
pris dans divers types de Stiftungen, c'est-à-dire de sens et de structures inten- lien du monde (où cependant la feinte est côtoyée) à l'inconsistance, à l'ombre
tionnelles. Mais cela implique dès lors que la réduction phénoménologique du non-être. Le Fingieren est ici plutôt pris comme feinte que comme «imagina-
prend tout son sens: réduction au phénomène comme rien que phénomène, à tion», et il est à l'opposé du Fingieren husserlien.
charge, pour nous, de préciser encore une fois ce qu'il faut entendre par là. 2) Considérer, dans le même moment, que, dans toutes ces apparences, il n'y
en a aucune qui, a priori, relève proprement de moi-même, de nous-mêmes, du
b) L'épochè phénoménologique hyperbolique et les clignotements phénomé- monde perçu, remémoré, anticipé, phantasmé, etc., donc que rapporter les appa-
nologiques des phénomènes rences à un sujet transcendantal (Husserl) ou à un Dasein (Heidegger), c'est
Alors que l'épochè phénoménologique classique (ou «standard») de Husserl entrer dans la structure propre d'un simulacre ontologique qui paraît, de par sa
consiste à suspendre et à surprendre, comme ils se donnent avec les objets, les structure de simulacre (illusion transcendantale) attribuer, par les structures
différents types de doxa pour en analyser les structures, l'épochè phénoménolo- intentionnelles ou, à un second degré, par les structures du souci, de l'être (ou
gique (<<non-standard») que nous proposons, c'est-à-dire r épochè phénoméno- du non-être) aux apparences et tout d'abord s'attribuer à soi-même de l'être (ou
logique hyperbolique, consiste à suspendre et à surprendre, à même les se situer, dans sa différence d'avec soi, comme ouverture ek-statique à l'être).
apparitions et les apparaissants, les structures intentionnelles elles-mêmes, à la C'est donc considérer que toute ontologie, fût-elle «fondamentale» au sens de
fois pour dégager, chaque fois, ce qui est le type propre de leur Stiftung, et pour Heidegger, est, à ce niveau architectonique de «primitivité» phénoménolo-
accéder à ce que nous nommons le phénomène comme rien que phénomène. Ce gique, un «effet» de simulacre, sur lequel joue, en quelque sorte, la Stiftung du
faisant, nous avons conscience de proposer une véritable refonte de la pensée sujet comme individué, et ici, comme sujet individuel philosophant.
husserlienne, mais qui demeure toujours phénoménologie, poussant plus radica- On dira que cette sorte de feinte originaire, hyperbolique, ne produit que de
lement que Husserl lui-même les implications de ses analyses et de sa mise en la fiction - et chez Descartes, c'est la fiction du Malin Génie contre laquelle,
œuvre de l' épochè phénoménologique. Comme Husserl 1' a toujours revendiqué, cependant, la feinte se reprend dans un cogito assurant la certitude factice
il faut prendre la phénoménologie non pas comme doctrine, mais comme un d'exister pour celui qui feint (ce que, le plus souvent, on n'a pas vu). Mais outre
ensemble de problèmes et questions dont il faut poursuivre avec méthode que, comme chez Descartes, cela assure le cogito du sujet phénoménologisant et
l'interrogation. le lieu dans la facticité sans contenu de son existence à l'écart de la pure fiction,
Pratiquer, étendre l'épochè phénoménologique sur les rapports et les struc- cela fait flotter (schweben) les apparences entre leur statut d'apparitions poten-
tures intentionnels eux-mêmes6 , c'est à la fois: tielles pouvant être prises dans telle ou telle structure intentionnelle par la
médiation de telle ou telle Stiftung de sens intentionnel, et leur statut d'appa-
rences pouvant se disposer autrement, selon d'autres «règles» (en principe,
6. Nous avons accompli ce mouvement dans nos Recherches phénoménologiques, op. cit.," on celles de la synthèse passive), comme apparences d'autres mondes que le
peut le reprendre à condition d'entendre Stiftung derrière «centration». monde réel institué, ou plutôt, de phénomènes comme riens, et comme rien que
480 PHÉNOMÉNOLOGIE 1 L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 481

phénomènes, qui ne sont donc pas phénomènes d'autre chose que d'eux- nous connaissons tous, sans avoir besoin pour cela d'être phénoménologues,
mêmes, de choses, d'objets ou d'ordres déjà mis en place, qui donc transcen- mais moments dont, par une anamnèse (volontaire) propre, la phénoménolo-
dent le réel, le phantastique, l'effectif, etc., alors même qu'ils paraissent du gie telle que nous l'entrevoyons doit faire un usage méthodique.
même coup comme tout cela tout à la fois, mais inchoativement (à l'instar des C'est dire, malgré le vertige qui pourrait nous prendre, en particulier par
cogitationes cartésiennes), et ce dans une «sauvagerie» ou un «archaïsme» rapport à la référence faite au Parménide de Platon, que, immaîtrisable et
qui précède, architectoniquement, toute Stiftung de sens, et de sens intention- donc insaisissable, le revirement dont nous parlons ne peut pas être unique,
nel. Cette situation, sur laquelle ouvre l'épochè phénoménologique hyperbo- mais originairement pluriel, et qu'en conséquence, le clignotement habité par
lique, est celle de ce que nous nommons le clignotement phénoménologique lui ne se conjugue pas non plus au singulier mais au pluriel. Donc pareille-
en quoi consiste proprement, pour nous, la réduction phénoménologique: ment le clignotement des apparences vers leur statut d'apparences et ce même
réduction au phénomène comme rien que phénomène qui clignote entre son clignotement vers leur statut d'apparitions. Or si les apparences clignotent
apparition et sa disparition. Dès lors en effet que les apparences se mettent à toujours, dispersées «en poussières », de façon multiple vers leur statut
se nouer entre elles, à revers de toute Stiftung déterminée de temporalisation d'apparences, c'est que le phénomène dont elles paraissent comme les lam-
et de spatialisation de sens intentionnel, elles tendent à se reporter, mais dans beaux de phénoménalité est lui aussi - ce que nous venons de présupposer
l'obscurité, la nébulosité, l'instabilité, la fugacité et les fluctuations de leurs tacitement - nécessairement à l'origine, pluralité inchoative et véritable de
revirements, au champ proprement dit des phénomènes comme rien que phé- phénomènes et non pas Un, et que les «jeux» en revirements instantanés de
nomènes dont elles apparaissent, chaque fois dans une pluralité originaire, rassemblements/ dispersions éphémères d'apparences qui se font au gré des
comme les lambeaux apparents de phénoménalité: alors, les apparences phénoménalisations, se font de manière encore plus archaïque (du point de
paraissent, si l'on se réfère métaphoriquement au clignotement d'une étoile, vue architectonique), au gré de schématismes proto-spatialisants et proto-tem-
comme une sorte de lumière sans support existant; mais d'autre part et corré- poralisants de phénoménalisations qui font «s'associer» les apparences de
lativement, à la mesure même de cette instabilité, les apparences sont toujours manière non congruente à la manière dont sont disciplinées et découpées les
en instance d'être reprises dans l'une ou l'autre structure intentionnelle et, par apparitions par la Stiftung intentionnelle. Mais ces «associations », ces «syn-
là, d'être découpées en apparitions, comme apparitions remplissant intuitive- thèses passives» d'une profondeur insoupçonnée par Husserl, parce que cette
ment tel ou tel sens intentionnel déjà institué (gestiftet), lequel reste bien dans «passivité» ne l'est que pour la conscience instituée (gestiftet), donc est, littéra-
les parenthèses de la mise entre parenthèses: alors, passant au statut d'appari- lement, in-consciente, tout au moins pour sa plus large part, sont le fruit, tou-
tions, et toujours en référence métaphorique au clignotement d'une étoile, la jours éphémère, instable, et fluctuant de la mobilité (pouvant revirer
«lumière» des apparences-apparitions paraît comme émise par une source instantanément en arrêt pour «repartir» tout aussi instantanément), des schéma-
existante - celle de la Stiftung en laquelle elles prennent leur sens. Cependant, tismes de phénoménalisation, pour eux-mêmes intrinsèquement phénoménolo-
en régime d'épochè hyperbolique, ce mouvement paraît aussi instable que le giques, parce que déliés, en principe, de toute Stiftung. A l'autre pôle du
premier, et c'est pourquoi précisément il s'agit d'un clignotement entre deux clignotement, celui des apparences vers leur statut d'apparitions prises dans
pôles extrêmes, habité en son cœur par le revirement immaîtrisable d'un pôle des structures intentionnelles, clignotent pareillement, comme autant de possi-
à l'autre que tout apparente à l'exaiphnès, l'instantané platonicien du bilités, ces structures elles-mêmes, mais cette fois prises comme structures a
Parménide, qui chez Platon fait revirer l'Un de façon instable entre le mouve- priori diverses de Stiftungen de sens intentionnels. De la sorte s'ouvre par là
ment et le repos. Par où il vient aussi que c'est ce revirement instantané, sans la possibilité d'envisager, cette fois par la réduction architectonique, en pous-
temps de présent, donc a priori décroché d'un présent vivant se temporalisant sant plus loin ce que Husserl entendait par phénoménologie génétique, donc
avec ses rétentions et ses protentions (telle était la présupposition ou la «sub- plus loin que l'enchaînement fondationnel (par Fundierung) à la fois éidé-
struction» husserlienne), qui est le cœur même de l'épochè hyperbolique, tique et historique des Stiftungen, la genèse même des différents types de
celui où tout bascule, où plus rien ne va de soi, où les apparitions se désan- Stiftung intentionnelle, comme genèse de modes fixés, telle est l'énigme de la
crent de toute réalité pré-conçue (déjà instituée), mais où il y a néanmoins Stiftung ou de ce que nous entendons par institution symbolique, de temporali-
encore quelque chose: par exemple, le tremblement des feuilles dans les sation et de spatialisation de sens intentionnels qui nous mettent en rapport
arbres sous un souffle printanier, ce que Rimbaud appelait «la mer allée avec intentionnel avec des «objets» stables: on comprend que le passage, du
le soleil», mais aussi l'éternité, qui n'est pas métaphysique, mais le hors- niveau architectonique des apparences tendant à se rapporter, dans le clignote-
temps de présent et le hors-anecdote de la représentation, du clignotement ment, aux phénomènes comme rien que phénomènes, au niveau architecto-
phénoménologique comme phénoménalisation des phénomènes. Moment que nique des apparitions rapportées à du sens intentionnel par un type de Stiftung,
482 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 483

est un passage en déformation, ce que nous nommons une transposition archi- enchaînements schématiques, il n'y a pas de «topologie» possible parce qu'il
tectonique, dans la mesure où il est aussi passage en hiatus, où, d'un registre à n'y a en eux ni point (centre) ni voisinage 8, quoique ce qui s'ouvre chaque fois
l'autre, il n'y a aucune «déduction» logico-éidétique ou aucune dérivation en eux, dans leur phénoménalisation, est chaque fois l'imminence d'un monde,
possible en continu de la Stiftung et de ses structures. Cette transposition mais d'un autre monde que le monde où nous sommes toujours déjà.
architectonique, toujours aveugle à elle-même, anonyme ou, pour parler On pourra dès lors se demander, à bon droit, dans quelle mesure cette phéno-
comme Husserl, fungierend, requiert, pour être saisie, la réduction architecto- ménologie en est encore une, puisque l'effectuation par l'expérience,
nique: celle-ci consiste à rechercher, pour ainsi dire, 1'« aliment» proprement l'Ausweisung chère à Husserl, et la méthode qui lui est non moins chère devien-
phénoménologique de laStiftung, c'est-à-dire ce qui, selon les termes de nent problématiques - tout au moins au pôle proprement phénoménologique du
Husserl, dans la relation intentionnelle, est toujours en excès, et en excès indé- clignotement. S'il y a Ausweisung, «attestation», dans cette conception en refonte
fini sur elle, et qui, de la sorte, à travers la transposition, comme par derrière de la phénoménologie, elle ne peut être qu'indirecte, et nous voudrions, en les arti-
ou par en dessous, fait la part toujours obscure du sens, lui confère (par trans- culant sur une méthode, en indiquer la possibilité dans deux directions.
passibilité) encore quelque chose de l'à-vif ou de la vivacité des phénomènes. 1) La première est celle qui nous ramène, par un détour, à la phénoménologie
V épochè phénoménologique hyperbolique est telle, en effet, que jamais, de la phantasia. Tout d'abord, l'épochè hyperbolique dont le cœur est le suspens
sinon dans l'abstraction, un pôle du clignotement ne s'abolit dans l'autre, instantané, hors temps, de toute relation intentionnelle habituelle, outre qu'elle
parce que toujours, ils battent ensemble, l'un dans l'autre et l'un hors de permet de désancrer l'épochè husserlienne de sa conception continuiste de la
l'autre. Certes, comme pour Husserl, l'analyse phénoménologique se doit, temporalité, est elle-même en clignotement, et par là, pour ainsi dire, «réveille»
jusqu'à un certain point, de procéder par fixation en abstraction, mais elle le clignotement des apparences dans les phénomènes, c'est-à-dire les revire-
n'est précisément phénoménologique que si cet arrêt, qui l'est non plus sur un ments instantanés et pluriels, dans l' exaiphnès, des apparences aux phénomènes
présent vivant, mais sur l'instantané hors temps de présent du revirement, est et des phénomènes aux apparences en tant que concrétudes apparentes de leur
aussitôt remis en mouvement dans la pluralité des clignotements, avec leurs phénoménalité: les apparences se décrochent des apparitions, et leurs clignote-
différents styles de temporalisation et de spatialisation, amorcés inchoative- ments multiples, en poussières, constituent, dans la phénoménalisation où ceux-
ment, a priori hors logique et hors éidétique, par les proto-temporalisations/ ci se schématisent, en se regroupant de façon éphémère et fugace, le
proto-spatialisations les plus archaïques des phénomènes. chatoiement des phénomènes en leur phénoménalité. Dès lors, l'épochè hyper-
De tout cela, il résulte que les phénomènes comme rien que phénomènes bolique est elle-même instable, mêmè si, en anamnèse d'une épochè hyperbo-
paraissent inaccessibles à nos sens et à notre pensée pris dans leur acception lique immaîtrisable (et, elle, en réminiscence) comme ayant toujours déjà eu
commune - ce pourquoi nous les avons parfois nommés 7 «phénomènes en lieu de façon phénoménologique primordiale, elle est pratiquée avec méthode:
blanc»: au sens courant, ils sont invisibles, insensibles et impensables, en un cette méthode ne nous permet pas de nous y «installer» de façon durable pour
mot inapparents comme tels, et la phénoméno-logie, stricto sensu, comme sché- «voir» (theôrein) ce qui se passe, mais vise à instituer (stiften) un habitus pour
matisation phénoménalisante des phénomènes, semble tourner, comme chez un certain regard flottant, le regard phénoménologique qui laisser flotter (schwe-
Heidegger, à une phénoménologie de l'inapparent. Sauf que, dans cette concep- ben) les apparences derrière les apparitions sans pouvoir les fixer -leur fixation
tion, il n'y a, contrairement au «monisme» heideggerien de l'Etre, rien qui les transposerait immédiatement et aveuglément en apparitions prises en aper-
puisse condenser, a priori, les phénomènes, en un Un-être: non seulement rien ceptions (sensibles, phantastiques, pensables, etc.). Quoi qu'il en soit, c'est bien
de déterminant dans l'Etre - la Stiftung s'enlève d'elle-même, sans fondement quelque chose de ces «jeux» immaîtrisables et inopinés des apparences entre
(Grund) mais pas sans origine (Ur-sprung pour la Fundierung) phénoménolo- elles qui flotte, quelque part, en arrière-fond, des jeux apparemment débridées
giques -, mais encore rien de déterminé a priori dans ce qui est toujours la plura- de la phantasia et du rêve, c'est-à-dire des «associations» qui y paraissent
lité indéfinie et inchoative des phénomènes, proliférant indéfiniment à libres, dans l'Einfall, de toute visée intentionnelle. Certes, il y a toujours de la
l'intérieur d'elle-même comme le fonds obscur, inconscient, indéterminé, nébu-
leux mais aussi occulté et recouvert par ce qui institue (stiftet) la conscience au 8. Cette remarque importante nous a été faite par J.T. Desanti. C'est ce que, dans nos
fil de la genèse en discontinu ou per hiatum de ses différents types de Stiftungen. Recherches phénoménologiques (op. cit.), nous entendions maladroitement par pure périphérie
En ce sens, les phénomènes sont «utopiques», car d'eux-mêmes, il n'y a pas, infinie et non centrée. C'est si l'on veut, la chôra platonicienne, où les phénomènes comme rien
que phénomènes joueraient architectoniquement le rôle des «éléments» platoniciens, du moins
par rapport aux lieux du monde où nous sommes, de «lieu» assignable: de leurs «en creux» (décalés d'un cran) puisqu'ils n'ont en eux-mêmes rien de «matériel», mettent en
place les concrétudes dont une part (énigmatique) vient de ce que nous avons nommé une «autre
7. Dans Phénomènes, temps et êtres, Jérôme Millon, Coll. «Krisis», Grenoble, 1987. origine».
484 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 485

doxa dans la phantasia qui croit précisément toujours apercevoir quelque chose fois». Cela signifie que, dans leur pluralité originaire, les phénomènes comme rien
de plus ou moins défini. Mais outre que cette «définition» est toujours problé- que phénomènes s'enchaînent, mais aussi se recouvrent par leur indistinction -
matique étant donné les caractères protéiforme, fugace, fluctuant, blitzhaft et leur distinction n'étant jamais qu'instantanée et seulement apparente pour nous,
intermittent de la phantasia - qui rendent pratiquement impossible le repérage dans tel ou tel chatoiement instantané, aussi vertigineusement rapide que terrible-
précis de ce qui y est en Darstellung intuitive-, et outre le fait que les «synthèses» ment fugace -, et que, par ce recouvrement indéfini, il n'y a jamais un phénomène
qui s'y effectuent, par exemple dans le rêve, ne sont pas congruentes aux syn- qui se réfléchisse, dans sa phénoménalité propre, pour faire paraître «ses» lam-
thèses de la veille, il y a cette distance irréductible, sur laquelle Husserl a sans beaux de phénoménalité comme «ses» apparences propres; donc qu'il n'y a pas
cesse insisté, du Phantasiewelt au monde réel (real), qui tire le Phantasiewelt du d'individu (atome) phénomène comme support ou hypokeimenon de «ses» pro-
côte de l'irréalité (Irrealitiit) des apparences clignotant aux phénomènes. Nous priétés phénoménales. Cette situation hautement paradoxale fait que toute appa-
interprétons cette distance comme l'écho dans la conscience de la distance plus rence, tout lambeau apparent de phénoménalité, porte indistinctement la trace
profonde encore qu'il y a entre le pôle proprement phénoménologique du cli- d'une pluralité de phénomènes enchevêtrés dans leurs proto-temporalisations/
gnotement et son pôle habité par la Stiftung. Le Phantasiewelt est pour ainsi dire proto-spatialisations, sans que, pour autant, nous l'avons dit, cette pluralité ait dû
ce qui est au plus près du champ des apparences et des phénomènes comme rien nécessairement être repérée ou reconnue comme telle dans ce qui aurait été la pré-
que phénomènes, dont il atteste l'effectivité (Wirklichkeit) phénoménologique. sence d'une conscience, et qui, par là, serait susceptible d'être remémorée en
Par là, le Phantasiewelt est une attestation indirecte de ce que nous nommons le réminiscence (l'instantané est sans passé), et sans que, parallèlement, cette même
champ phénoménologique sauvage ou archaïque, d'avant la Stiftung, qui est pluralité, en elle-même unvordenklich selon le mot de Schelling, ou transpassible
tout d'abord, ici, celle de l'aperception de phantasia qui, précisément, fixe, dans et transpossible selon le mot de Maldiney, puisse être anticipée comme telle dans
un instant qui peut se mettre en flux comme présent de l'image, l'apparition pri- ce qui devrait être la présence d'une conscience au sein d'un futur prévisible
maire de phantasia en apparition de quelque chose (d'un «objet» visé recon- (l'instantané est sans futur). Et cependant, puisque, à ce registre architectonique,
naissable). Et l'épochè hyperbolique devrait, ici, laisser jouer et flotter dans leur où il ne peut être question que de la proto-temporalisation/proto-spatialisation de
indéterminité foncière les apparences avant qu'elles ne soient fixées, redécou- l'instantané en lui-même hors temps de présent des revirements, le recours au pré-
pées et déterminées comme aperceptions porteuses de la structure intentionnelle sent husserlien muni de ses protentions et de ses rétentions nous est interdit, il faut
de la conscience. Tout comme, dans un nuage, nous croyons aussitôt reconnaître bien que la proto-temporalisation le soit d'horizons transcendantaux de temps
la figure d'un dragon, il faut laisser flotter le nuage comme rien que nuage, avec, sans présupposition de présent, et même de présence comme comportant toujours
en lui, le clignotement d'autres formes et d'autres agencements. C'est dire que, déjà en elle-même, mais sans présent assignable, son passé et son futur. Il faut
par leurs jeux rapides, mobiles, fugaces, fluctuants, subits et intermittents, les donc des horizons de temps de même niveau architectonique que l'instantané,
phantasiai et les rêves constituent une Ausweisung indirecte, mais privilégiée, c'est-à-dire qui ne peuvent être conçus ou appréhendés comme ses propriétés mais
du champ phénoménologie dans sa dimension architectoniquement la plus comme des horizons qui lui sont pour ainsi dire co-extensifs: ce ne peuvent être,
archaïque. Là réside toute leur extrême importance et la raison de toutes nos on l'a vu, que ceux d'un passé transcendantal, de toujours et pour toujours immé-
analyses. Mais c'est dire aussi que c'est bien plus par une mise enjeu implicite morial, de phénomènes qui n'ont jamais été, du moins a priori, en présence, et
de l'épochè hyperbolique que par une quasi-épochè sur le simulacre ou l'eidô- d'un futur transcendantal, à jamais immature, de phénomènes qui ne doivent
Ion de la conscience phantasmante, que Husserl s'est ouvert à sa très étonnante jamais être, du moins a priori, en présence. Dès lors, le caractère phénoménolo-
et très fine phénoménologie de la phantasia. gique propre des apparences comme rien qu'apparences, comme lambeaux appa-
2) La seconde direction paraît plus insolite, car elle se réfère à ce qui est pro- rents de phénoménalité d'une pluralité a priori indéfinie de phénomènes toujours
prement en jeu dans les schématismes de phénoménalisation. Ceux-ci ne font déjà pris dans leurs schématisations proto-temporalisantes et proto-spatialisantes,
membrure ou armature schématique des phénomènes comme rien que phéno- est de paraître à la fois comme réminiscences transcendantales de ce passé trans-
mènes qu'en faisant, nous y avons fait allusion, du proto-temps et du proto-espace cendantal et comme prémonitions transcendantales de ce futur transcendantal,
comme «temps» pluriels d'avant le temps et «espaces «pluriels d'avant l'espace, c'est-à-dire à la fois comme immémoriales, pour toujours, venant de plus loin que
dans la schématisation en clignotement des revirements instantanés au sein des toute réminiscence, et immatures à jamais, allant plus loin que toute prémonition.
clignotements, c'est-à-dire sans qu'il y ait pour autant déjà, préalablement, de la Telle est, pour nous, à fleur d'expérience, la version proto-temporalisée de l'instan-
présence (du temps se temporalisant en présence, d'abord sans présent assi- tané qui paraît comme l'étertrité rimbaldienne, ici phénoménologique transcendan-
gnable), et de l'Umwelt en tant que simul de tout ce qui est là, dans l'en même tale: c'est elle qui fait parfois que telle couleur - à l'instar du j aune de Bergotte -,
temps ou le même temps de la présence qui est coextensif de l'espace du «tout à la telle Stimmung (qui a toujours ces caractères), tel paysage, etc., nous paraît surgir
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r
1
L'ÉPOCHÈ HYPERBOLlQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 487

de nulle part en vue de nulle part, nous retourne énigmatiquement jusque dans nos apparences ne sont apparences, du point de vue proprement phénoménologique,
profondeurs les plus intimes, nous émeut comme dans une «divine surprise», que parce qu'elles clignotent phénoménologiquement entre leur «report» aux
nous arrache à notre âge et aux contingences de la vie, nous donnant l'impression phénomènes comme rien que phénomènes et leurs redécoupages en apparitions
que nous n'avons jamais vieilli et ne devrions jamais vieillir, comme en une sorte coextensives d'un sens d'appréhension intentionnel- à cet égard, nous devrions
de nostalgie (Sehnsucht) de l'inaccessible, d'où la mort, mais aussi la naissance et parler, en toute rigueur architectonique, d'apparences de phantasia plutôt que
la vie ressortent avec tout leur relief, comme si, par là, nous n'étions encore et tou- d'apparitions de phantasia, et nous comprenons que chez Husserl, ces deux
jours qu'aux lisières du monde ou des mondes pluriels que nous ne faisons registres architectoniques restent confondus dans l'indistinction, qui est en par-
qu'entrevoir. Expérience privilégiée de certains artistes, certes, mais qui n'est pas ticulier celle de la phantasia claire et de la phantasia non claire dont les limites
sans avoir un statut proprement phénoménologique, celui d'attester de la proto- sont elles-mêmes floues. De la sorte, c'est en vertu du clignotement, qui est le
temporalisation/proto-spatialisation des phénomènes, de ce que celle-ci n'est pas schème le plus simple de la phénoménalisation, que les apparences, qui sont à
une simple construction spéculative, ce que Husserl et Fink nommaient si bien ce registre apparences de phantasia quelle que soit la diversité possible de leur
une «reconstruction phénoménologique». « autre origine», rapportable, si l'on veut, au physique, paraissent comme appa-
Quant au suspens, hors temps de présent, dans l'instantané et non plus dans rences dans leur «désancrage» par rapport aux apparitions prises au sens inten-
le présent, de l'épochè, et de l'épochè que nous nommons phénoménologique tionnel de telle ou telle aperception, selon tel ou tel type de Stiftung -
hyperbolique, c'est sans doute l'une des énigmes les plus insondables de notre l' «intentionnalité» archaïque, spatialisante, du Leib dans la phantasia, faisant
condition que nous en soyons capables: cette manière de pouvoir prendre du partie de ce que nous nommons ici apparences de phantasia. Le tout est que,
recul, ne seraÎt-ce que par instants, et de plus loin que du temps ou de la tempo- malgré leur obscurité, leur nébulosité, leur caractère protéiforme et discontinu
ralisation originaire, par rapport au monde, aux choses et au temps, cette façon (par rapport au temps du présent: elles ne surgissent et ne s'évanouissent préci-
de ne pas y être totalement pris, est sans doute ce qui nous différencie le plus sément que dans l'instantané des revirements), les apparences puissent se mettre
profondément des animaux, et aucune nécessité, de quelque ordre ou de quelque à «jouer» entre elles, en quelque sorte par enjambements instantanés des dis-
force qu'elle soit, ne pourra ni l'expliquer ni l'abolir. L'installer dans l'être, fût- continuités, en tant qu'elles se «reportent», dans le clignotement même, aux
ce l'être en tant qu'être, ce serait irrémédiablement la figer. phénomènes comme rien que phénomènes. Cela suppose, nous avons tenté de le
montrer dans nos Méditations phénoménologiques, un changement de régime de
c) La structure architectonique du registre le plus archaïque de la phénomé- la réflexivité qui correspond au passage de l'épochè phénoménologique au sens
nologie. husserlien à l'épochè phénoménologique hyperbolique: la réflexivité, qui est
transcendantale dans les deux cas, n'est plus rapportée, dans une téléologie plus
Expliquons-nous tout d'abord sur l'expression que nous avons utilisée de
ou moins explicite, à la constitution d'un sens intentionnel d'objet (aperçu en
«lambeaux apparents de phénoménalité» des phénomènes comme rien que phé-
général) qui suppose sa Stiftung, car elle s'opère «avant» (avant transcendantal-
nomènes. Ce sont eux qui, en effet, dans l'attestation indirecte du plus
architectonique) toute Stiftung, donc avant tout sens intentionnel, avant tout
archaïque, s'offrent pour ainsi dire les premiers - encore que ce ne soit pas dans
concept et toute constitution au sens husserlien, comme réflexivité «sans
une «donation» directe -, puisque ils ne sont rien d'autre, en termes architecto-
concept» (Kant) intrinsèquement phénoménologique, intrinsèque aux phéno-
niques, que les apparences qui se'mettent à flotter, depuis l'épochè phénoméno-
mènes comme rien que phénomènes. Et cela suppose, concrètement, que la
logique hyperbolique, non plus comme apparitions prises à une relation
réflexion du sujet qui s'engage lui-même dans la phénoménologie, qui doit bien
intentionnelle, mais aux phénomènes comme rien que phénomènes. Même si la
être là pour la déployer, ne peut en quelque sorte «se glisser» dans cette réflexi-
question reste ouverte de leur «autre origine» par rapport aux schématismes
vité que s'il s'abandonne lui-même comme sujet «psychologique», que s'il
phénoménologiques - même si l'on peut y voir les «sensations» au sens plato-
s'institue lui-même, avec l'habitus correspondant, comme le revirement instan-
nicien du Timée ou du Théètète, ou y chercher, dans cette ligne, quelque chose
tané et donc insaisissable seul susceptible de résonner comme en écho aux revi-
de «physique», mais cela ne relève plus, dès lors, de la phénoménologie9 -, les
rements instantanés des clignotements phénoménologiques: c'est le lieu
véritable du véritable cogito transcendantal, tout méthodique, mais qui est sans
9. Sans parler de la «psychologie cognitive» dont la naïveté est de prendre des signaux doute la pointe ultime de l' «esprit», l'énigme de ce qui nous fait hommes et pas
(objectifs) déjà tout faits, de prendre la relation de cognition comme première et de penser que simplement animaux - fût-ce animaux symboliques du symbolique -; c'est à ce
celle-ci s'établit sur la base d'un «réalisme» et d'une «optimisation» des résultats de l'expérience,
orientée par le critère de l'efficacité de l'adaptation au réel. On y retrouve tous les préjugés de lieu qu'a touché Descartes avec le doute hyperbolique et le Malin Génie: lieu
l'idéologie libérale. d'une facticité vide en elle-même de contenu, facticité nue de l'existence
488 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 489

ouverte indifféremment à l'inchoativité et à la «confusion» des «pensées» qui dès nos Recherches phénoménologiques, que les schèmes pouvaient se phéno-
ne sont, précisément, à ce registre, que des apparences1O. ménaliser eux-mêmes comme schèmes dans ce qui est dès lors la phénoménali-
Autrement dit, pour peu que cette radicalité de l'épochè hyperbolique soit sation des schèmes de la phénoménalisation où ceux-ci accèdent au rang de
atteinte, c'est-à-dire pour peu que clignote avec suffisamment de vivacité le pôle phénomènes comme rien que phénomènes. Mais nous avons dit aussi, au même
proprement phénoménologique du clignotement, c'est le clignotement des appa- lieu, et nous en retrouvons à présent la nécessité, que les schèmes pouvaient être
rences entre elles, c'est-à-dire au champ toujours déjà pluriel des phénomènes aveugles à leur propre opération (c'est le plus souvent, sinon presque toujours le
comme rien que phénomènes, qui constitue la réflexivité intrinsèque à ceux-ci. cas) qui est de phénoménaliser les phénomènes comme rien que phénomènes, se
Or la réflexivité intrinsèque des phénomènes comme rien que phénomènes ne réfléchissant intrinsèquement dans leur apparences dont nous avons montré, ici,
peut être que celle de ces derniers en leur phénoménalité. C'est donc bien qu'elles ont une «autre origine» que l'origine simplement schématique. Il nous
quelque chose de leur phénoménalité qui se réfléchit dans les apparences: mais faut donc rechercher, pour accomplir notre mouvement dans le registre architec-
quelque chose d'a priori indéfini, indéterminé, vague, ou si l'on veut obscur et tonique le plus archaïque de la phénoménologie, tout d'abord comment quelque
nébuleux, donc ce que nous nommons des lambeaux indéfinis de leur phénomé- chose du schématisme peut s'attester dans l'«agencement» des apparences au
nalité, étant entendu que rien, sinon la figure architectonique, abusivement registre des phénomènes comme rien que phénomènes, et ensuite quelles appa-
transposée ici, d'une sorte de dieu de second degré, ne peut conduire, jamais, à rences, nécessairement paradoxales, peuvent surgir et s'évanouir dans le cas où
une phénoménalisation intégrale qui serait réflexion intégrale des phénomènes c'est quelque chose des schématismes de phénoménalisation qui se phénoména-
dans leur phénoménalité. S'y opposent, en effet, les schématismes de la phéno- lise dans ce qui est dès lors la phénoménalisation de la phénoménalisation.
ménalisation, qui sont originaires, et le fait qu'il ne peut y avoir concrètement Examinons d'abord le premier problème, même s'il n'est pas possible, ici, de
de tels schématismes sans l'in-finie transpassibilité de la Leiblichkeit infiniment revenir sur toute sa complexité. ll Le caractère propre du clignotement phéno-
kinesthésique d'un Leib toujours en voie, par sa transpassibilité, de se désancrer ménologique est qu'il n'a jamais lieu à propos d'une seule apparence (il n'y a
de tout Korper. C'est dire qu'ici, l'énigme, qui est peut-être le condensé des d'ailleurs jamais, même au registre husserlien, une seule apparition), mais à pro-
grandes énigmes métaphysiques traditionnelles, n'est pas tant celle d'un Dieu, pos d'une multiplicité originaire d'apparences, qui ne se mettent à clignoter vers
mais celle de la Leiblichkeit de notre Leib, infiniment «plastique», par toute la le pôle proprement phénoménologique du clignotement que si, dans leur disper-
mimèsis active et «du dedans» dont elle est capable, mais dont elle n'est sion apparente, elles se mettent à se rassembler entre elles: c' est pourrait-on dire
capable, on l'a vu, que sur le fond d'une infinité (apeiron) et d'une indéfinité leur chatoiement (<<la mer allée avec le soleil» de Rimbaud) comme chatoie-
(aoriston) inépuisablement transpassible. ment les uns dans les autres des lambeaux apparents de phénoménalité des phé-
Derrière la réflexivité intrinsèque des phénomènes comme rien que phéno- nomènes comme rien que phénomènes. Mais ces rassemblements sont
mènes dans les apparences comme lambeaux apparents de leur phénoménalité, instantanés et en incessants revirements dans l'instantané, protéiformes car ne
nous découvrons donc le «second étage» de la structure architectonique du donnant lieu à aucune forme stable: c'est le cas classiquement repéré, depuis
registre phénoménologique le plus archaïque: les schématismes phénoménolo- Kant, comme celui du sublime, ici sublime phénoménologique. Et si l'on
giques de la phénoménalisation qui ne procèdent quant à eux d'aucun «être qui «arrête» les incessants revirements dans l'instantané sur un instantané qui dès
est toujours », qui ne schématisent rien de déterminé, et même, directement, rien lors se transpose architectoniquement en présent aussitôt en rétentions, on fige
d'apparent, qui ne sont donc pas des mimèmata, encore qu'ils puissent faire le chatoiement en l'une de ses images possibles, et l'on perd ce qui fait l'«à-
l'objet de mimèsis (active et «du dedans»), dont il n'y a dès lors pas d'inven- vif» de la phénoménalité des phénomènes (on n'a plus dans l'exemple rimbal-
taire possible, et qui sont au plus près de l'invisibilité (insensibilité) paradoxale dien que l'image d'un coucher de soleil sur la mer). Ce qu'il est donc essentiel
parce que non noétique de la chôra ou de la Leiblichkeit. Peut-être même, dira-t- de comprendre, c'est que, dans ce cas où il n'y a pas encore de temporalisations
on, ne sont-ils que la chôra elle-même, ou de ses «parties» indéfinies, tout au en présence de langage, mais pour ainsi dire, «incessamment», des amorces de
moins dans sa mise en mouvement et sa schématisation, dans l'instantanéité de ces dernières qui se neutralisent réciproquement, qui revirent aussitôt en revi-
ses revirements inopinés. Mais il convient, ici, d'être extrêmement attentif, et de rant instantanément dans la pulvérulence des chatoiements, nous ne «sommes»
chercher, tout d'abord, si quelque chose peut différencier les schèmes de phéno- pas dans la présence (même comprise sans présent assignable), mais dans la
ménalisation et les phénomènes comme rien que phénomènes. Nous avons dit, proto-présence, dans ce que nous avons nommé, dans Phénomènes, temps et

10. Cf notre étude: «Doute hyperbolique et machiavélisme», Archives de Philosophie, Tome 11. Dont nous avons déjà traité dans nos Méditations phénoménologiques: c'est celui de l'arti-
60. Cahier 1, Paris, 1997 culation des synthèses passives de second degré aux synthèses passives de troisième degré.
490 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 491

êtres, phase de monde, et ce qui s'y proto-temporalise, c'est l' «éternité» rimbal- l'objection en ne voyant dans le choix de cette expression qu'une sorte de pis-
dienne, sous les horizons proto-temporels du passé transcendantal et du futur aller. Ajoutons cependant que ce n'est que par là que l'on peut comprendre
transcendantal. Le paradoxe est évidemment que, dans l'épochè hyperbolique, comment, en un sens certes transposé par rapport au sens classique - et il
nous puissions, non pas apercevoir au sens propre, mais entre-apercevoir, dans le s'agit, ici aussi, d'une transposition architectonique, mais vers le plus
clignotement, tous les chatoiements ensemble, dans un instantané qui ne fait pas archaïque-, les phénomènes comme rien que phénomènes peuvent prendre
temps dans la mesure où il est celui des revirements des apparences, de leurs sur- «figure», dans l'éphémère aussitôt éclipsé par l'exaiphnès, au sein des disper-
gissements à leurs évanouissements, revirements qui ne cessent de s'effacer les sions/rassemblements en clignotement des apparences. L' «étage» ultime du
uns les autres sans rien laisser prévoir de ceux qui vont venir - dans ce que nous registre architectonique le plus archaïque de la phénoménologie est «atteint»
avons nommé une incessante «remise à zéro» des apparences qui, à tel ou tel ins- quand nous comprenons qu'au pôle proprement phénoménologique du cligno-
tant, ont pu surgir sans avoir eu le temps d'être aperçues comme telles. Toujours tement, ce qui clignote en creux des clignotements in-finis et indéfinis des
en régime d'épochè phénoménologique hyperbolique, où les chatoiements ne sont apparences n'est rien d'autre que les phénomènes comme rien que phéno-
plus les variabilités d'apparitions du même objet ou de la même configuration mènes, lesquels, par ces clignotements mêmes, se phénoménalisent du même
d'objets (<<ce ne sont que» les vaguelettes de la mer qui reflètent le soleil cou- coup. Et ce, certes, comme «invisibles» et «inapparents», mais pas comme
chant: telles sont les anecdotes de la conscience intentionnelle perceptive où nous «vides»: en tant que les assises ultimement les plus archaïques de la phéno-
vivons le plus souvent), mais les chatoiement de la phénoménalité, les désordres ménologie, et en tant que les apparences sont des lambeaux apparents de leur
apparents de ceux-ci nous plongent ailleurs, par une sorte d'ek-stase qui n'a rien phénoménalité, leur «teneur» invisible et inapparente ne peut être que celle
de «mystique» (du moins au sens courant), car c'est là un ailleurs sans présence, du monde, ou plutôt, puisqu'ils sont originairement pluriels, des mondes.
un ailleurs dérobé et flottant entre le passé transcendantal et le futur transcendan- Mondes pour ainsi dire seulement «rêvés », mais à travers les «rêves» de
tal, donc un ailleurs «u-topique» par rapport à tout topos du monde simplement leurs apparences, au «lieu» sans lieu de la chôra ou de la Leiblichkeit (il n'y a
reconnu par nous; par là, ces désordres apparents, dès lors rapportés à eux-mêmes de lieu qu'en elles). Entre la chôra et le noeton, mais aussi entre la chôra et le
dans l'instantané sans mémoire et sans anticipation, ne se rapportent pas à eux- monde que nous connaissons éveillés, dans ce rêve que nous faisons de la
mêmes comme au même phénomène (en tant que rien que phénomène) qui se phé- chôra sans la voir, il y a encore, des deux côtés à la fois, comme médiation
noménaliserait en eux, et qui serait de la sorte identifiable comme quelque chose dédoublée, les rêves que nous faisons des mondes sans les voir.
(le coucher de soleil sur la mer), mais en réalité à une pluralité originaire de phé- Qu'en est-il à présent si nous passons au statut des apparences dans les cas
nomènes comme rien que phénomènes, cette pluralité, indéfinie et inidentifiable, où les phénomènes comme rien que phénomènes se phénoménalisent en lan-
ne pouvant être que schématique, puisque rien d'autre que le schématisme ne peut gage, c'est-à-dire en se temporalisant en présence? Ce qui se passe dans cette
la démultiplier originairement dans sa surabondance proliférante et infiniment temporalisation n'est rien d'autre que la temporalisation des revirements ins-
évanescente. Par là se donnent, par surcroît, les deux «concepts» (réfléchis) pro- tantanés eux-mêmes des apparences en chatoiements, c'est-à-dire leurs entre-
prement phénoménologiques coextensifs des schématismes phénoménologiques: tissages comme revirements réciproques de rétentions en protentions dans la
la déterminabilité en ce que les phénomènes schématisés, comme rien que phéno- présence, et qui se «relient» les uns aux autres au fil de la présence, c'est-à-
mènes, sont indéfiniment et infiniment déterminables, ce qui rend possible l'infi- dire du sens se faisant, sans que ces revirements ne soient maîtrisables, plus
nité de leurs chatoiements dans l'instantané qui les fait incessamment revirer hors ou moins, autrement que par la temporalisation en présence que nous faisons
de toute donation possible et pensable, et la quantitabilité en ce qu'il n'y a pas, des «signes» de la langue. C'est comme si, dans la «masse» phénoménolo-
originairement, un phénomène (ce qu'on pourrait croire, dans le meilleur des cas, gique pour toujours et à jamais inchoative (et confuse) des chatoiements, en
en lui assimilant l'Etre au sens de Heidegger), mais «une» ou plutôt des pluralités les apparences des phénomènes hors langage comme rien que phénomènes, se
de phénomènes comme rien que phénomènes, pluralités innombrables, inchoa- traçaient l'un et l'autre parcours temporalisant à la recherche d'un sens, lui-
tives, indéfinies, inconsistantes (au sens cantorien), c'est-à-dire indémontrables même d'abord en amorce dans telle ou telle «distribution» instantanée
par le moyen des mathématiques car indéfiniment, comme les phénomènes en tant d'apparences, que nous avons nommées dans ce qui précède Wesen de
que rien que phénomènes, transpassibles et transpossibles - leur dénombrabilité monde(s). Mais ce tracement est lui-même schématique, en ce qu'il est lui-
impliquerait leur transposition architectonique au registre du possible mathéma- même, en quelque sorte, réinscription du schématisme dans le schématisme,
tique, c'est-à-dire d'une définition au moins opératoire. ce qui le différencie de la schématisation «simple» des mondes, et cette réins-
On pourrait dire, dès lors, que le terme «schématisme» convient assez mal cription se fait selon les mêmes «concepts» de déterminabilité et de quantita-
puisqu'il contient le mot schème qui signifie «figure». Nous acceptons bilité, de manière a priori transpossible puisqu'il n'y a, dans le schématisme
492 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 493

de la phénoménalisation, rien d'un paradigme qui pourrait imposer sa n'implose pas immédiatement en un acte qui éclipserait l'amorce de sens en
«figure» ou son schème. Autrement dit, le schématisme de langage, par lequel avorton de sens 12. C'est dire que dans les apparences qui se temporalisent en
se phénoménalise un sens de monde et de présence, est originairement mimè- présence au fil du sens se faisant, e(qui, par là, s'entretissent comme complexes
sis active et «du dedans» de telle «disposition» schématique d'apparences de rétentions-protentions dans la présence, clignotent encore des étincelles de
qui, dans l'instantané, et ce comme pluralité de Wesen de monde (s), s'est seu- sens, c'est-à-dire d'autres «possibilités» de sens, seulement en instantané, et à
lement ébauchée en amorce, dans ce que nous nommons un complexe de cet égard transpossibles par rapport à la possibilité du sens se faisant pour lui-
proto-rétentions/ proto-protentions, comme «étincelle» de sens requérant même. C'est là ce qui fait ce que nous nommons la «polysémie phénoménolo-
d'elle-même son déploiement en présence - mais «adressant» pour ainsi dire gique» du langage, ce qui fait aussi que le sens à la recherche duquel nous
cette requête à nous. A priori, et à supposer, ce qui n'est qu'un horizon archi- sommes partis peut se perdre ou se dévoyer, que nous n'avons aucun critère
tectonique, que nous soyons capable de nous «installer» dans l'épochè phéno- décisif pour reconnaître, en le sens que nous faisons, le sens qui nous avait
ménologique hyperbolique, c'est-à-dire au pôle proprement requis pour se faire, avec son exigence et sa promesse. Les sens ne s'épuisent
phénoménologique du clignotement, les «étincelles» de sens fourmillent jamais, ne sont jamais saturés d'eux-mêmes, sinon dans l'illusion qu'ils peuvent
comme une sorte de «poussière de lumière» dans la proto-présence sans lan- produire, en se faisant, de l'ivresse de les posséder. Les apparences qui chatoient
gage de telle ou telle phase de monde. Le fait, qui relève de notre facticité, et en eux ne le font pas seulement par leurs revirements instantanés et réciproques
donc de notre finitude, est que, dans le cogito de cette facticité d'où nous reve- de rétentions en protentions dont les complexes sont entretissés en vue d'eux-
nons comme phénoménologues, nous ne sommes «attentifs» qu'à un petit mêmes, mais aussi parce que, dans ces revirements instantanés, jouent, en trans-
nombre de ces «étincelles», parce que celles-ci, amorces d'ipséités de sens, passibilité, des étincelles d'autres sens, qui n'en contribuent pas moins, mais à
ne peuvent pour la plupart que s'effacer dans la mise en œuvre de notre ipséité distance (celle de la transpassibilité), en la menaçant, mais aussi en l'enrichis-
requise pour accomplir le déploiement en ipséité du sens. Le problème, autre- sant, à la concrétude de langage du sens se faisant.
ment dit, est que notre ipséité, qui est celle de notre facticité transpassible à Tel est donc le double statut des apparences en chatoiement dans les phéno-
toute ipséité en amorce de sens, est une ipséité unique et non pas originaire- mènes de langage comme rien que phénomènes (comme temporalisations en
ment plurielle, qu'elle ne peut accomplir la temporalisation en présence que présence). Si nous nous rappelons que ces apparences ne sont rien d'autre que
d'un ou d'un nombre fini de sens à la fois, sous peine de se dissoudre et de se ce que nous avons poursuivi comme les apparitions de phantasia - nous trou-
disperser dans une «polysémie» phénoménologique qui serait infinie. A cette vons une raison de plus de les nommer, en toute rigueur architectonique, appa-
condition, qui est celle de notre finitude, correspond d'ailleurs la langue dans rences de phantasia -, nous comprenons plus clairement comment, du point de
sa Stiftung, dont les «signes» ne sédimentent chaque fois qu'un «nombre», vue proprement phénoménologique, elles peuvent surgir pour aussitôt s'éclipser
lui aussi a priori fini, d'aperceptions de langue. Et l'explication de cette fini- dans l'instantané, d'une part comme détachées, dans ce surgissement, comme
tude factice, à moins de se borner à l'étude phénoménologique, que nous étincelles de sens, amorces de sens instantanément suspendues, de telle ou telle
réservons. pour plus tard, de la structure propre de la Stiftung symbolique du temporalisation en langage plus ou moins définie, mais d'autre part aussi, tou-
«sujet» dans sa radicale singularité, dépasse généralement le cadre de la phé- jours dans l'instantané, comme complexes de rétentions-protentions de langage,
noménologie, elle relève proprement de la métaphysique (car nulle physique pris dans cette temporalisation en langage, mais suspendues dans l'arrêt de
ne pourra non plus en rendre compte). l'instant, c'est-à-dire dans le suspens de l'épochè phénoménologique hyperbo-
La mimèsis active et «du dedans» du schématisme de langage l'est donc lique pour se reprendre aussitôt en vue de ce sens dans l'entretissage qui les
dans la mesure où le schème qu'elle «imite» n'est pas «donné» en figuration métamorphose - l'un n'ayant jamais proprement lieu sans l'autre, puisque les
intuitive ou en aperception (dans ce cas, la mimèsis serait spéculaire), mais deux se conditionnent réciproquement. Et il en ira de même après la transposi-
requiert de nous sa schématisation active, dans un faire, sans que nous l'ayons tion architectonique des apparences de phantasia en aperceptions de phantasia
reconnu. Situation paradoxale où nous retrouvons toute l'énigme de la puisque, tout comme les complexes de rétentions-protentions, les étincelles de
Leiblichkeit du Leib qui est le nôtre, pour ainsi dire à son registre architecto- sens sont, comme étincelles de sens, au moins partiellement codées ou «coloni-
nique le plus archaïque ou le plus primitif. Il s'agit d'une mimèsis schématique, sées» par des aperceptions de langue. Peut-être peut-on présumer que ces der-
schématisant elle-même à la poursuite du sens qui s'est seulement amorcé «en nières seront plus vagues, plus nébuleuses, plus obscures qu'il n'y paraît, du
étincelle», et qui reprend une part des chatoiements des apparences t~)Ut en res- moins tant qu'elles ne seront pas prises, comme d'ailleurs peuvent aussi l'être
tant transpassible, in-finiment et indéfiniment, aux autres parts - ce qu'il faut
supposer pour que la possibilité du sens demeure comme possibilité et 12. Cf pour cela L'expérience du penser, op. cit., nos commentaires sur Schelling.
494 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 495

les premières, aux «mécanismes» de l'inconscient symbolique. En tout cas, même (comme si la phénoménalisation de la phénoménalisation était «l'idéal
nous nous expliquons mieux, par là, les discontinuités erratiques des surgisse- transcendantal»), mais à poser, au situs architectonique qui est le sien, la
ments et des éclipses des aperceptions de phantasia que Husserl a si finement question de la phénoménalisation de la phénoménalisation. C'est dire com-
analysées. bien cette question est difficile et requiert des nouvelles ressources, peut-être
Reste le paradoxe de la phénoménalisation de la phénoménalisation où, si au-dessus de nos forces: comment le schématisme phénoménologique de la
c'est tel ou tel schème (a priori indéterminé) de la phénoménalisation qui se phénoménalisation peut-il s'attester lui-même phénoménologiquement en se
phénoménalise comme tel, il ne peut, de lui-même, produire les apparences - phénoménalisant lui-même?
selon ce que nous avons qualifié d' «idéalisme phénoménologique absurde» - Réflexion faite, la question n'est insoluble que si, selon les habitus de la
qui seraient apparences du schématisme lui-même, n'opérant rien d'autre, en tradition, nous abstrayons le schématisme de ce qu'il schématise, c'est-à-dire
quelque sorte, que sa «propre» phénoménalisation. Nous retrouvons le pro- si nous oublions qu'il n'y a pas de schématisme phénoménologique de phéno-
blème kantien de l'impossibilité à présenter (ou exposer: darstellen) les ménalisation sans qu'il n'y ait, du même coup, phénoménalisation de phéno-
schèmes, mais aussi, plus près de ce que nous tentons, celui de la difficulté à mènes comme rien que phénomènes, avec leurs apparences. Ce qui change
concevoir, dans la mimèsis active et «du dedans» du Leib par le Leib, des donc dans la phénoménalisation du schématisme comme phénomène (et rien
kinesthèses qui ne sont pas pour ainsi dire «branchées », fût-ce potentielle- que phénomène) de la phénoménalisation, c'est, encore une fois, le «statut»
ment, sur la mise en mouvement du Korper qu'il y a dans le Le ibkorper, phénoménologique-architectonique des apparences. Pour que la phénoménali-
d'autant plus qu'il s'agit ici d'un registre architectonique encore plus sation se phénoménalise comme phénomène de la phénoménalisation, il suffit
archaïque que celui des habitus kinesthésiques. La question pourrait sembler d'un infime changement d'accent qui fait toute la différence. Et ce change-
être celle de savoir s'il y a des phénomènes comme rien que phénomènes sans ment d'accent ne peut porter que dans ce qui clignote au pôle proprement phé-
apparences, c'est-à-dire sans lambeaux apparents de leur phénoménalité: noménologique du clignotement, c'est-à-dire dans le clignotement même des
question qui semble apparentée à celle de savoir s'il y a quelque chose comme phénomènes comme rien que phénomènes, d'une part vers ce qui, en eux,
de la «pensée pure» sans aucune concrétude apparente, ou tout au moins sans désancre les apparitions de leur statut d'apparitions vers le statut d'apparences
autre concrétude apparente que celle qu'elle aurait purement (et problémati- en dispersions/rassemblements au fil des revirements instantanés, donc dis-
quement) pour elle-même. Classiquement, dans l'architectonique classique de continus, de leurs chatoiements, et d'autre part vers ce qui, en eux, de manière
la philosophie, cela n'est rien d'autre, précisément, que le noeton et s'il y a là invisible et inouïe, paraît malgré tout, malgré le fantastique désordre apparent,
de l'apparence, c'est précisément celle duphantasma - schème, empreinte ou disposer (schématiquement), à travers les discontinuités et comme en les
mimèma, non pas de la phantasia mais du noeton. Le noeton, que ce soit chez enjambant, ces dispersions/rassemblements eux-mêmes, offrir tout au moins,
Platon ou chez Aristote, n'est pas schématique, il met en branle le schéma- depuis une transpassibilité elle-même clignotante, des possibilités multiples
tisme. A l'autre bout de la chaîne, peut-être Kant a-t-il dû penser quelque en étincelles d'en faire du sens ou des sens (des amorces/avortons de sens).
chose comme un schématisme de la pure pensée (sans objet) avec le schéma- Mais accentuer ce dernier pôle dans le pôle proprement phénoménologique du
tisme des idées, mais celui-ci est pour lui d'ordre pour ainsi dire purement clignotement pour dégager le schématisme phénoménologique de la phénomé-
architectonique, mis en jeu pour la mise en place des axes symboliques du nalisation, pour l'attester phénoménologiquement, cela ne peut se faire, au
«système» critique dans sa cohésion régulatrice, alors même que le problème moins, que par l'amorce de sa mimèsis active et «du dedans», à la frontière
que nous nous posons advient déjà, dans le cadre d'une architectonique, non instable entre schématismes hors langage et schématismes en langage, dans
pas comme celui de son unification où elle serait en accord avec elle-même en cette sorte de redoublement du schématisme se réinscrivant en lui-même,
tant qu'élaboration symbolique, mais, depuis l'architectonique elle-même, parce que c'est cela seul qui peut faire se rapporter celui-ci à lui-même dans
comme celui de la structure architectonique de son registre le plus archaïque - son clignotement même, et faire paraître, du même coup, les apparences
étant entendu que l'architectonique de la phénoménologie est celle des pro- comme ayant une «autre origine» que schématique, comme radicalement
blèmes et questions qu'elle rencontre, et non pas celle d'une Raison qu'il faut contingentes, par leur origine, eu égard au schématisme comme tel. Le sché-
élaborer symboliquement en vue de la mettre d'accord avec elle-même (ce qui matisme de la phénoménalisation clignote - c'est-à-dire se phénoménalise -
était la visée kantienne). La mise à jour de la structure architectonique du alors comme rythmes et rythmes de rythmes, multiplicités rythmiques origi-
registre le plus archaïque de la phénoménologie ne doit précisément pas ame- naires d'instantanés en dispersions/rassemblements et «occupés» par les
ner à «unifier» symboliquement (régulativement) la phénoménologie comme apparences en chatoiements mais radicalement contingentes. Tellement,
~~ système», à mettre la «Raison» phénoménologique en accord avec elle- d'ailleurs, que la pensée abstraite (ou «symbolique» au sens de Leibniz et de
496 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 497

Husserl) pourra y situer des «moments» abstraits quelconques, accents du traces schématiques qui, si elles se mettent à y clignoter, phénoménalisent la
rythme, qui seront les matrices phénoménologiques (les bases d'une phénoménalisation elle-même, et du même coup, font paraître les phénomènes
Fundierung) de la Stiftung symbolique (en notre sens) des mathématiques et comme rien d'autre que phénomènes d'eux-mêmes, invisibles et inapparents, en
de la musique 13 . tant que schèmes de phénoménalisation eux-mêmes. A ce registre architecto-
Dès lors, le schématisme de la phénoménalisation se phénoménalise comme nique le plus archaïque de la phénoménologie, nous sommes au plus près de la
phénomène - et rien que phénomène - de la phénoménalisation dans le chôra aei ou de la Leiblichkeit pure, mais pas en elles, qui restent à distance
«creux », lui-même en clignotement, des phénomènes comme rien que phéno- transpassible, et il n'y a donc pas, là, d' «être (étant) qui est toujours» comme le
mènes avec leurs apparences. Ce ne sont plus celles-ci qui paraissent comme les pur noeton, car il n'y a pas là de noeton et pas d'être, ce qui à son tour, nous
lambeaux apparents de la phénoménalité du (en réalité des) phénomène de la espérons l'avoir montré, ne veut pas dire qu'il n'y a rien. Il y a rien, c'est-à-dire
phénoménalisation, mais ce sont pour ainsi dire les places qu'elles «occupent», «quelque chose», et toujours déjà sous les horizons de la proto-temporalisation
non pas donc la chôra elle-même ou la Leiblichkeit elle-même, mais ce qui se transcendantale (en passé et futur transcendantaux) et de la proto-spatialisation
dispose en elle, en tant que chôra infinie (chôra aei) ou que Leiblichkeit infinie, transcendantale mises en jeu par les schématismes de la phénoménalisation.
comme mise en mouvements ou en schèmes, pouvant elle-même être suspendue Entre un passé à jamais immémorial et un futur pour toujours immature: telle
dans l'instantané, ou comme kinesthèses du Leib sans Korper accompagnant en est sans doute la «figure» phénoménologique de l'éternité, et de la «contrée»
secret les apparences. Par conséquent aussi, la chôra ou la Leiblichkeit (dés an- (chôra) où advient tout monde -les mondes étant, à ce registre architectonique
crée de tout Korper) ne s'attestent phénoménologiquement, par l' épochè phéno- le plus archaïque, mutuellement transpassibles et transpossibles.
ménologique hyperbolique, que par les schématismes de phénoménalisation
dans leurs clignotements phénoménalisants au sein des clignotements des phé- d) Stiftung et pluralité originaire de l'institué.
nomènes comme rien que phénomènes avec leurs apparences, et l'une ou l'autre
n'a pas d'autre Sachlichkeit phénoménologique. La supposition de la chôra Certes, il demeure, au terme de tout ce que nous avons entrepris ici, la ques-
comme support qui en est distinct, ou de la Leiblichkeit pure comme siège des tion, qui en phénoménologie n'est pas tant celle de savoir si le noeton de la tra-
schématismes phénoménologiques, est avant tout une supposition purement dition existe effectivement comme tel, mais plutôt de savoir comment et sur
architectonique, à ce titre peut-être travaillée par une substruction issue des quelle base phénoménologique s'institue le noeton, qui n'est pas une pure et
habitus induits par l'institution symbolique de la philosophie (que nous parlons simple erreur ou une pure et simple «invention» de philosophe: c'est, en termes
toujours), mais en tout cas non arbitraire. Car la chôra aei ou la Leiblichkeit husserliens, la question de la Stiftung de l'idéalité, que nous n'avons pas abor-
pure sont les «lieux» architectoniques de la transpassibilité pure et de la trans- dée, et dont il faut remettre le traitement, sans nul doute très complexe, à plus
possibilité pure. Phénoménologiquement, «lieu» d'oubli radical et originaire, tard. Il faudra y rendre compte, dans la structure même de la Stiftung, de ce qui «
par sa permanente remise à zéro au gré des «secousses» erratiques de l'instan- libère» l'idéalité des conditions concrètes de son institution, pour lui donner les
tané qui est seul congruent à son registre architectonique, mais d'un oubli qui apparences de l'intemporalité ou de l'a-temporalité, en même temps que ses
est nécessaire, et qui peut donc indirectement s'attester, pour comprendre que caractères apparents d'invisibilité et d'insensibilité, qui l'affranchissent de la
toute phénoménalisation de phénomènes comme rien que phénomènes, avec Darstellbarkeit intuitive, au-delà de son schématisme qui classiquement semble
leurs apparences, est du même coup, mais en creux, phénoménalisation et phé- lui conférer l'apparence en laquelle semble pouvoir se réfléchir quelque chose
nomène de phénoménalisation, à la lisière tremblante ou clignotante entre proto- de sa phénoménalité. Elle est en effet très proche du schématisme comme le
présences de mondes et présences sans présent de langage. C'est parce qu'elles montre déj à le Timée, mais sans s' y identifier, et cela montre jusqu'à quelle pro-
occupent ces «places» et pas d'autres (quelconques) que les apparences parais- fondeur archaïque peut avoir lieu sa Stiftung.
sent comme lambeaux apparents de phénoménalité des phénomènes comme rien Plutôt que d'ouvrir un nouveau chapitre pour ce genre d'analyses, il nous
que phénomènes, et c'est parce que ceux-ci sont susceptibles de faire basculer, faut revenir, au moins brièvement, sur un point d'importance cruciale que nous
dans les clignotements, les apparitions en apparences, qu'ils portent en eux des avons rencontré plusieurs fois sans suffisamment y insister: le champ de ce qui
est symboliquement institué par une Stiftung, de quelque type et de quelque
structure qu'elle soit, est un champ originairement pluriel, dont la plus grande
13. Nous avons abordé ce problème à propos du nombre, dans la Ive de nos Recherches phé-
noménologiques (op. cit., vol. 2). TI va sans dire qu'il faudrait réexaminer toute la «base» phéno- part reste pour ainsi dire instituée «en puissance», sans qu'il n'y ait jamais de
ménologique de la Stiftung mathématique, en particulier chez Husserl, depuis la Philosophie de Stiftung (à l'exception de celle de l'aperception perceptive) dans un présent
l'arithmétique. Nous remettons cette tâche à plus tard. Cf cependant, ici même notre Appendice 1. vivant (en «mode originaire», selon l'expression de Husserl) de l'un des «élé-
,
498 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 499

ments» OU des «éléments» du champ symbolique «un à un» et «de proche en à un «signe» suppose donc que la langue, avec ses «signes» comme sédimenta-
proche»; sans donc que la Stiftung doive en passer, pour s'accomplir, par une tions d'aperceptions de langue, soit déjà instituée, car cela suppose déjà que l'on
Urstiftung explicite de l'un ou de chacun de ses éléments, s'accompagnant puisse découper la chaîne verbale, par exemple en noms, et y sélectionner telle
chaque fois, comme l'a cru Husserl, d'une ~~conviction» actuelle ou présente de ou telle aperception de langue comme pouvant être «remplie» par telle ou telle
la conscience. Autrement dit, la Stiftung l'est toujours d'un champ originaire- aperception perceptive, ce pouvoir relevant précisément du champ de possibili-
ment pluriel, et originairement potentiel pour sa plus grande part, d'« éléments» tés plurielles ouvertes par la langue. TI n'y a là non plus, comme on l'a cru non
non complètement individués a priori, et elle ne se repère éventuellement à moins naïvement, nul «besoin» de «communication» dont la base ne serait
l'occasion d'une rencontre qui fait exemple que dans la mesure où, en elle, qu'une conception métaphysique de l'homme, ni, pour la même raison, telle ou
s'opère la transposition architectonique d'une pluralité elle-même originaire, telle «passion» de se faire comprendre. TI y a seulement l'énigme de la Stiftung
véritable Fundament phénoménologique, à une autre pluralité, celle des «élé- dont il y a certes l'analyse phénoménologique possible, mais pas «l'explic-
ments» institués du champ symbolique institué qui est pluralité potentielle ou ation» par des causes ou des motifs qui, elle, ne relève pas de la phénoménolo-
pluralité de possibilités non indivuées a priori mais impliquées dans l'actualité gie, mais au mieux de la métaphysique, au pire, comme c'est le plus souvent le
de tel ou tel exemple (rencontré ou recherché) de telle ou telle Stiftung. TI n'y a cas aujourd'hui, de l'idéologie - d'une extension métaphorique incontrôlée, où
donc pas «propagation» de la Stiftung par processus associatif de proche en tout est supposé d'avance résolu, des «résultats» de telle ou telle démarche
proche (<<par analogon» comme le dit parfois Husserl) ou par reconnaissance scientifique.
d'un même genre éidétique puisque, ici, le champ institué des possibilités non La conséquence la plus importante, pour la phénoménologie, de ce que la
individuées a priori précède, transcendantalement, ce qui est censé être le Stiftung en général est en fait la transposition architectonique d'un champ plu-
«mode originaire», dans le présent vivant, de l' Urstiftung; puisque, autrement riel antérieur dans un champ pluriel coextensif de la transposition, est que, dès
dit, ce qui s'atteste dans l'expérience comme Urstiftung n'est jamais que la lors, encore une fois et autrement, on ne peut plus, en général, parler
reconnaissance après coup et par elle-mêmes de la Stiftung, et de la transposi- d'Urstiftung en un sens rigoureusement husserlien (au sens d'une «conviction»
tion architectonique, qui se sont toujours déjà aveuglément opérées. L'abandon consciente que l'on acquiert dans le présent: cela existe, mais le cas est trivial),
de la structure de temporalisation par le présent vivant comme de la structure puisque l'Urstiftung n'est que l'effectuation de la Stiftung par et dans la
universelle et la plus originaire de la temporalisation va de pair avec l'abandon conscience, sur le fond de sa plus grande part qui est potentielle, c'est-à-dire, si
du «mode originaire» de l'expérience, au sens husserlien, par rapport auquel les l'on veut, «inconsciente» et non pas consciente. Cela nous conduit donc à pen-
autres «modes» seraient des «modifications»: il n'y a plus que différents ser non pas, comme Husserl, des possibilités éidétiques en horizons, ouvertes en
«modes», sans hiérarchie «ontologique» entre eux, articulés chaque fois les uns leur a priori par une Urstiftung qui aurait eu lieu dans un présent, mais des
aux autres selon le registre et l'architectonique de la phénoménologie. Par sur- champs (registres) de possibilités non complètement individuées parce qu'elles
croît, après l'opération, aveugle à elle-même, de la transposition architectonique demeurent ouvertes par la Stiftung à leur (s) registre (s) fondateurs qui leur res-
ayant lieu avec la Stiftung, le champ ouvert de ces possibilités inchoatives tent transpassibles, et ce sans nécessairement avoir été actualisées par une
demeure transpassible au champ qui lui a servi de base, dont la pluralité d' «élé- Urstiftung. TI faut dès lors penser des sédimentations qui se sédimentent sans
ments» constitue, eu égard à ces possibilités, des trans-possibilités, pareillement jamais avoir été actuelles ou actualisées, et des habitus originairement poten-
inchoatives, non individuées a priori. tiels. En ce sens, s'il y a bien un moment, dans l'histoire de la conscience, pour
Ainsi en va-t-il par exemple de la Stiftung de la langue sur la hylè phénomé- la prise de conscience de la Stiftung, cela même que Husserl relève comme étant
nologique du langage. La langue ne s'institue pas d'un coup sur tel ou tel «signe l'Urstiftung, il n'y a pas de moment assignable à la Stiftung dans ce qui serait
» ni sur des «signes» pris un à un, comme on le croit souvent naïvement, dans la une «première fois»: je ne puis dire, et personne ne peut dire quand j'ai vrai-
représentation, en fait imaginaire, de la référence objective de chacun des mots ment commencé à parler, ni quand j'ai vraiment commencé à faire de la philoso-
à chacune des choses, en accompagnant la profération du mot de la monstration phie. Car commencer à parler, à varier à l'infini les paroles selon les
gestuelle de la chose: il s'agit là, plutôt, d'une sorte d'apprentissage déjà très circonstances, c'est aussi commencer à entendre, à entendre à l'infini ce que
médiatisé de la perception. La langue s'institue en «signes» originairement plu- disent les autres dans les contextes les plus variés, et cela suppose une mimèsis
riels, mais dont la plupart restent potentiels, comme des possibilités qui ne sont active et «du dedans» du Leib par le Leib, laquelle est le plus souvent précédée,
pas a priori éidétiques (relevant du genre et de l'espèce) et que révélera peu à ou tout au moins accompagnée d'une mimèsis plutôt spéculaire, «sans com-
peu l'apprentissage de la langue au fil de ce qui fait chaque fois les exigences et prendre», donc «passive» (le babil enfantin, qui reproduit des sons). De même,
la spontanéité relative de la parole. Et montrer telle ou telle chose en l'associant commencer à faire de la philosophie, à l'entendre chez les autres (les «auteurs»)
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et à la travailler (à saisir la nécessité des enchaînements problématiques tels architectoniques, au rôle que joue chaque fois la transpassibilité 15 . Et cette
qu'ils se posent dans tel ou tel texte) suppose aussi une mimèsis active et «du transpassibilité est celle de la Leiblichkeit, c'est-à-dire encore celle qui rend
dedans» qui est, elle aussi, précédée (ou tout au moins accompagnée) d'une possible la mimèsis active et «du dedans».
mimèsis plutôt spéculaire et «passive», où la possession simplement «technique» Il faut donc se garder de concevoir la Stiftung comme une sorte d'« acte
du vocabulaire, des possibilités de sa combinatoire, donnent l'illusion de la pos- pur», celui d'un instituant créateur créant de toutes pièces un «ordre» qui
session de la chose, de la Sache dont il est question - phénomène de psittacisme «informe» la hylè phénoménologique (supposée plus ou moins amorphe) du
très répandu dans tous les milieux, y compris le «milieu académique», tout à la registre architectonique antérieur. C'est pourquoi notre expression de «propaga-
rhétorique de sa «reproduction sociale». tion instantanée» n'était, en un sens, qu'une métaphore. Car, même si on ne
Or, s'il n'y a pas de moment assignable à la Stiftung dans ce qui serait une peut y repérer aucune temporalité intrinsèque et analysable en «moments»
«prémière fois», c'est qu'il n'y a pas, en toute rigueur, d'Urstiftung, parce que (comme chez Husserl, avec le «mode originaire» du présent et ses modifica-
la Stiftung se «propage», pour ainsi dire «instantanément», à tout le champ ori- tions), la Stiftung, énigmatiquement «prend du temps» pour s'opérer. Mais ce
ginairement pluriel de ses possibilités - encore une fois: possibilités définies «prendre du temps» n'est vu que de l'extérieur, le «temps» qui est «pris» est
seulement par la même structure de Stiftung et a priori non complètement indi- tout extérieur à l'opération de la Stiftung. On peut donc parler d' «instant» dans
viduées, donc in-finies; champ dont on ne pourra donc jamais dire qu'il sera la «propagation instantanée» à condition de voir dans l'instant quelque chose de
épuisé - même s'il est des cas, ceux de sa dégénérescence, où il pourra paraître non-temporel, qui ne se temporalise pas non plus ni en présent ni en présence,
saturé de lui-même, mais ce paraître ne sera jamais que celui d'une apparence-, dans un suspens du temps, suspens dans lequel s'opère la «propagation». Et
donc dont une part a priori indéterminée restera à jamais en puissance. Or cette tout compte fait, il en va ici comme dans le registre architectonique le plus
puissance, originaire, ne peut se maintenir comme telle que par la transpassibi- archaïque de la phénoménologie, puisque c'est celui-ci, ou une partie totale de
lité, qui demeure, au registre architectonique institué, par rapport au registre celui-ci qui se trouve globalement transposé au registre ouvert par la Stiftung,
plus primitif dont il est la transposition. C'est dire qu'il n'y a pas de «calcul» puisque, par exemple, c'est la masse phénoménologique inchoative du langage
possible de ces possibilités et c'est particulièrement frappant pour les possibili- qui se trouve globalement transposée dans les «signes» de la langue comme
tés de la langue - sinon dans les cas, drastiquement restreints pour les besoins de sédimentations originaires d'aperceptions de langue, la transposition architecto-
la cause, définis à l'intérieur de tel ou tel champ mathématique et alors ce que nique signifiant l'ouverture d'un registre de possibles symboliques (les pos-
nous nommons ici même la pluralité (relativement indéfinie) des «éléments» 1
sibles de la langue, c'est-à-dire les paroles) au sein de la masse de langage à
d'un registre architectonique se transpose architectoniquement, par la Stiftung laquelle ce registre reste transpassible: cela signifie que ces possibles sont en
mathématique, en «multiplicité» au sens où Husserl en parle dans Logique for- masse non moins inchoative que la masse phénoménologique du langage, et
melle et transcendantale, cette Stiftung passant par celle de l'Etwas überhaupt.
Laissant ici cela de côté, répétons qu'un champ symbolique pluriel institué ne
peut «vivre» dans son «a-vif» que par le jeu, en lui, de la transpassibilité aux
1 15. Dès lors, on peut conserver ce que dit Husserl, par exemple au § 98 de Logiqueformelle et
transcendantale, à propos de l'a priori de la constitution dans le champ de la phénoménologie
transpossibilités du champ fondateur qui lui a été sa hylè phénoménologique transcendantale, à condition de considérer que, avant d'être éidétiques, les invariants de la constitu-
chaque fois·déjà différenciée, transpassibilité qui seule peut maintenir ses possi- tion intentionnelle sont, comme invariants structuraux, ceux des diverses Stiftungen et de leurs
registres architectoniques correspondants. On échappe ainsi, tout d'abord, à!' «ontologisatioll» des
bilités comme possibilités infinies dans leur indéfinition et leur indétermination registres architectoniques par l' eidos censé «subsumer» les «éléments» qui en relèvent, ensuite au
- ces dernières faisant tout ce que nous avons nommé le «flou éidétique »14, et cercle qui semble enfermer la variation éidétique (il faut déjà savoir ce qu'est l'eidos pour varier
faisant du même coup que l'éidétique (les genres éidétiques: perception, souve- les exemples et dégager l'invariant), car le «guide» de la variation qui doit dégager l'eidos n'est
pas celui-ci, qui vient après coup, mais la structure intrinsèque de la Stiftung qui distribue, a
nir, phantasia, etc.) ne reste jamais qu'une manière approximative, mais com- priori, de manière potentielle, les « éléments» pluriels de son registre architectonique -l'être et ses
mode, dont on ne peut certes pas se passer au départ des analyses, de désigner ce modalisations faisant partie de cette structure. L'invariant est structural avant d'être éidétique:
qui se définit plus rigoureusement comme registres architectoniques (nous en c'est ce qui explique que son exploration, dans la variation, s'effectue par l'exercice de la libre
phantasia plutôt que par une Wesensschau qu'il faudrait présupposer au départ. Pour reprendre les
avons vu un dernier exemple dans les définitions respectives de la sensation et développements de Hua XXIII sur la possibilité que nous avons analysés dans notre 1ère section,
de laphantasia). Un autre type de rapport, plus structural, que celui du genre et c'est seulement, en effet, la rencontre d'un a priori structural (une Stiftung d'intentionnalité) et de
des espèces, est ici en question. Tout tient donc, dans l'articulation des registres la phantasia qui permet de «construire» une forme stable comme possibilité qui est, rassemblant,
présomptivement, des possibilités d'exemplification à l'infini. La trace de ce que nous proposons
ici, au-delà de toute ontologie, dans l'œuvre de Husserl, est le rôle actif qu'il attribue aux potentia-
14. Cf L'expérience du penser, op. cit., en particulier nos commentaires de la Potenz chez lités dans les «implications intentionnelles». Nous reviendrons ailleurs sur ces questions, quand
Schelling. nous aborderons le problème de la Stiftung de l'idéalité. .
502 PHÉNOMÉNOLOGIE L'ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 503

qu'ils sont sans cesse «remis à zéro» par cette inchoativité même, sans qu'il registre architectonique (archaïque) que le passé transcendantal immémorial et
faille pour autant les hypostasier quelque part dans une sorte d'« entendement le futur transcendantal immature. Cet instantané n'a à priori rien à voir avec
linguistique», qui ne pourrait être, comme «entendement» éidétique, que divin. l'intemporalité ou l'atemporalité de l'idéalité, et c'est, en ce sens, mais aussi au
Simplement, sans cesse «remis à zéro», tels ou tels d'entre ces possibles sont sens husserlien, une grossière erreur phénoménologique que de croire que toute
mis en action (qui n'est pas une succession d'actes) dès qu'un sens se cherchant Stiftung l'est, eo ipso, de l'idéalité. C'est une erreur moins grave, quoique com-
les mobilise pour se dire en paroles. Et le paradoxe de la langue est qu'avec un munément répandue, de confondre Stiftung et élaboration symbolique, puisque,
nombre fini de signes et de règles de leurs usages, elle garde ces possibilités infi- si elles sont inséparables, il faut cependant les distinguer, la première définissant
nies. Mais le paradoxe est moins insondable qu'il n'y paraît si nous ajoutons que le registre architectonique du champ symbolique pluriel de ses éléments, la
les signes et les règles de leurs usages sont déjà une «abstraction» seconde par seconde s'élaborant à partir de ceux-ci et des contraintes propres (structurelles)
rapport à la Stiftung de la langue, puisque les «signes », au sens phénoménolo- de leurs enchaînements possibles, fût-ce en vue de leur fondation (qui n'est pas
gique, ne sont jamais que les «signes» du sens ou des sens se faisant dans les Fundierung, laquelle suppose le registre architectonique antérieur, mais si l'on
paroles, et que, dans cette acception, il sont aussi infinis que celles-ci et ne se veut, Begründung), car ce sera toujours dans les tennes mêmes du registre archi-
découpent pas, par exemple en mots, lesquels ne viennent que de la Stiftung de tectonique transposé. La première est «instantanée» au sens que nous venons
l'écriture alphabétique, mais en de certaines sédimentations, elles aussi origi- de dire. La seconde «prend du temps», car elle en fait. En ce sens, il y a une cer-
naires (sans qu'il doive nécessairement y avoir eu d'actualité), d'aperceptions taine légitimité dans la méthode husserlienne qui consiste à (re) partir de
de langue, elles aussi à l'état originairement potentiel, avec leurs habitus, donc l' U rstiftung: mais c'est à la condition de considérer que, par là, elle procède en
elles aussi, pour une part, indéterminées dans leur possibilités, car transpassibles réalité non pas à un «retour aux sources» ou «à l'origine», mais à une élabora-
aux transpossibilités pour elles du langage. Et cela implique, à nouveau, que tant tion symbolique du problème qu'elle envisage (ainsi par exemple dans Logique
ces possibilités que ces transpossibilités ne sont pas individuées a priori, mais fonnelle et transcendantale ou dans la Krisis), élaboration qui est d'abord celle
ne le sont jamais qu'a posteriori, et de façon limitée, par la «mise en action» ou de son point de départ (par exemple, en logique, la proposition et le jugement
l'opération de la Stiftung. prédicatifs), inaugurant un parcours du champ institué, mais pas son «épuise-
Par là, c'est-à-dire par la globalité de la transposition architectonique, on ment» exhaustif. Enfin, ce n'est pas que l'élaboration symbolique elle-même ne
comprend que la Stiftung symbolique soit dès l'origine inséparable de son éla- puisse donner lieu à de la Stiftung en un sens second; c'est un peu comme si, en
boration symbolique, c'est-à-dire du parcours, cette fois de proche en proche, tirant vers le haut tel ou tel point de la nappe de son champ symbolique pluriel,
en y faisant du sens, du champ symbolique pluriel qui s'est ouvert. C'est cette elle lui donnait un relief permettant de mieux la «voir» ou de mieux s'en assurer:
élaboration qui prend, ou plutôt quifait dutemps, et en général, dans des tempo- c'est la Stiftung de formules, de gestes, d'histoires (mythoi), de théories, de pra-
ralisations en présence qui peuplent rapidement le massif du passé. Car d'autre tiques comme «canoniques», - dans le cas de la langue, c'est par exemple l'ins-
part, la langue, pas plus que sa Stiftung, n'est en présence dans le champ qu'elle titution des mots, c'est-à-dire de l'écriture alphabétique, qui nous la fait
institue: constamment «remise à zéro» comme champ de ses possibilités origi- concevoir autrement -, comme autant de points de fixation de ce qui est aussi,
nairement inactuelles, car incessamment éclipsée avec ces dernières, elle «n'est dès lors, déjà structures de significativités collectives, implicites ou explicites,
là», en quelque sorte, quand de la présence se fait en faisant du sens, qu'origi- ou le plus souvent des deux, et reconnues le plus souvent comme institution
nairement éclatée entre son passé transcendantal et son futur transcendantal, dans l'Histoire (ce pourquoi sans doute ce sont de telles Stiftungen, les plus
immémoriale et immature, et ce, derrière ou en arrière-fond des souvenirs ou manifestes, que Husserl a explicitement reconnues). Ce type de Stiftungen, que
des anticipations des paroles entendues ou à entendre (ce que Merleau-Ponty nous disons secondes, «prend» pareillement «du temps», mais c'est en fait
entendait par «les choses dites»), mais aussi derrière ou en arrière-fond des sens celui de l'élaboration symbolique; et comme jamais rien, a priori, ne décide de
ou des structures de sens qui se sont instituées explicitement (si l'on veut: par ce qui sera, dans l'Histoire, institué comme «canonique», sinon, comme on dit,
Urstiftung) comme sens ou structures de sens «canoniques», avec leurs sédi- le «jugement de l'Histoire», et comme celui-ci, qui n'est prononcé par personne
mentations et leurs habitus en leur acception husserlienne. Cette acception vaut en particulier - quoi qu'en pensent ceux qui, de tout temps, n'ont travaillé de
donc d'être conservée, mais, on le voit, à un registre architectonique restreint - leur vivant qu'à leur propre gloire -, est donc collectif, c'est encore la Stiftung
restreint en fait par la «conviction» consciente, qui suppose bien d'autres qui est en jeu à travers l'élaboration symbolique qui travaille à sa transforma-
choses, c'est-à-dire par la mise en action consciente (et réfléchie) de la Stiftung. tion. On peut en général lui rapporter une époque historique et une ou plusieurs
Il y a donc bien, dans la Stiftung au sens où nous l'entendons, quelque chose générations dans le cours de l'Histoire. Par là, s'il y a bien de la Stiftung
d'instantané, mais c'est au sens où l'instantané est cela seul qui soit de même seconde (une sorte de Nachstiftung) à l'intérieur de la Stiftung première, et fût-
504 PHÉNOMÉNOLOGIE
L' ÉPOCHÈ HYPERBOLIQUE ET LA NOUVELLE RÉDUCTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 505

elle le fait d'un seul individu (ce qui est rarement le cas), elle a la même «ins-
sophie encore plus difficile que dans le passé, ou mieux, ce qui revient au même,
tantanéité» insituable dans le temps (du présent, de la présence) que la Stiftung
qu'il ne nous incite à mieux comprendre, par une «lecture» architectonique, ce
première. Elle est seulement préparée, et en aucun cas «déductible», par tout le qui était en j eu, classiquement, dans la Stiftung et l'élaboration symbolique de la
travail d'élaboration symbolique qui la précède. Et quand elle a lieu, on la rap-
philosophie. Recommencement, en ce sens, pour qui en accepte le prix et s'en sent
porte d'ordinaire, malgré la crispation des dénégations contemporaines, au le courage (en supposant qu'il l'ait «entendu»): mais par recommencement ab
«génie». Elle a en tout cas pour conséquence une réélaboration symbolique,
ovo, depuis une tabula rasa qui ne peut être qu'imaginaire et illusoire. Double
par pans entiers, du champ symbolique hérité de la Stiftung première, c'est-à-
reprise, au contraire, des problèmes et questions de la phénoménologie, et, en zig-
dire qu'elle donne lieu, à sa manière, à sa déformation cohérente et à sa transpo-
zag, de ces mêmes problèmes et questions tels qu'ils sont au moins «touchés»,
sition architectonique qu'il faut à son tour élaborer. C'est sans doute ainsi qu'a fût-ce pour y être enfouis, dans le corpus classique de la philosophie.
eu lieu, en Grèce, la Stiftung première de la philosophie, accompagnée du travail
symbolique de son élaboration. C'est sans doute encore de la même manière
qu'a eu lieu, depuis le début du siècle, l'institution, avec Husserl, de la phéno-
ménologie, à l'intérieur du champ symbolique institué de la philosophie, institu-
tion dont, pour notre part, nous pensons poursuivre et prolonger l'élaboration.
C'est en tout cas ce que nous pensons faire, avec l'articulation de l'épochè
phénoménologique hyperbolique et de la réduction architectonique, mais en ayant
compris, à l'encontre du fantasme moderne de l'auto-institution radicale car maî-
trisée de part en part, que ce soit par un individu ou par une société, à l'encontre
donc de toute fantasmagorie de la «fin», du «dépassement» ou de la «clôture»,
que la phénoménologie, si elle institue une autre pratique de la philosophie,
n'annule cependant pas plus de deux mille ans de philosophie, mais incite à rééla-
borer autrement son corpus symbolique irremplaçable, à la relire, ainsi que nous y
invitait d'ailleurs Husserl, non pas comme ensemble de doctrines étalées en
tableaux dans le musée de l'Histoire, mais comme écheveau complexe de pro-
blèmes et questions. Car jamais l'institution symbolique, quelle qu'elle soit, ne
peut être amenée dans un «savoir» à une «auto-transparence» où elle se révélerait
dans son absoluité (Hegel) ou dans sa relativité métaphysique (Heidegger): cela
relèverait d'un entendement divin, dont la seule légitimité, Kant l'a montré à suffi-
sance, est architectonique. En ce sens, la phénoménologie est encore un type de
parcours, ayant sa rigueur propre, et parmi d'autres possibles, à l'intérieur de
l'institution de la philosophie. Si elle ouvre à celle-ci des horizons entièrement
nouveaux car insoupçonnés, elle y induit, comme élaboration et Stiftung d'une
«attitude» philosophique, ses déformations cohérentes à elle, et sans épuiser ce
qui, énigmatiquement, au moins depuis Platon, nous pousse à philosopher. Car il
n'y a pas une seule chose (Sache) dont elle traite qui ne demeure, indéfiniment,
problème et question, et cela, parce que toute chose (Sache) porte inéluctablement
en elle la mise en doute d' «explications» qui, pour être, dans le meilleur des cas,
«rationnelles», prennent l'allure de « constructions» du fait qu'elles sont
contraintes, pour se déployer dans leur cohérence, de se présupposer tautologique-
ment dans cela même qu'elles visent à «expliquer» - ce qui est une autre manière
de dire que l' «explication» n'est jamais que le dépliement et l'élaboration des
possibles de son propre registre architectonique institué. Nul doute que par là, la
phénoménologie ne conduise, si l'expression a un sens, à un exercice de la philo-
APPENDICEI

Quelques remarques en guise de programme


pour l'analyse phénoménologique de la Stiftung de l'idéalité

1) L'inversion des rapports architectoniques, rendue inévitable en phénoménolo-


gie, entre chôra et pur noeton, signifie que ce n'est plus la chôra qui «participe de
manière embarrassante» au noeton, mais que c'est en retour, le noeton, invisible
(insensible), qui partage, de manière non moins embarrassante, ces caractères avec la
chôra, comme s'il les avait à un degré encore plus «éminent» que la chôra, elle-
même. Or, dans l'architectonique de la phénoménologie telle que nous la proposons,
s'est le schématisme phénoménologique de la phénoménalisation qui, sans paradigme
purement intelligible (noeton), est architectoniquement premier. Mais en lui ne se phé-
noménalise aucun phénomène (comme rien que phénomène) ou plutôt aucune pluralité
de phénomènes qui soit «stable», tout y étant, par l' «action corrosive» de l'instantané
(exaiphnès), incessamment «remis à zéro», et tout ce qui peut y être intrinsèquement
«réfléchi», dans la phénoménalisation de la phénoménalisation, ne pouvant se phéno-
ménaliser, en clignotement, que comme pluralités indéfinies d'« éléments» (en réalité
«quasi-éléments) inchoatifs et instables, jamais complètement individués a priori, en
incessantes métamorphoses. Rien n'y est a priori discernable, si ce n'est, dans le cli-
gnotement phénoménologique, des rassemblements éphémères d'apparences pris aux
clignotements des phénomènes, rassemblements tels que les apparences y paraissent
du même coup aussi en émiettement, au fil de ce que nous avons nommé la détermina-
bilité et la quantitabilité in-finies des phénomènes. il n'y a donc aucun espoir de
remonter phénoménologiquement des schématismes de phénoménalisation à la stabi-
lité de quelque noeton. Pour qu'il y ait du noeton, autrement dit, il faut une Stiftung qui
lui soit propre, et qui comporte en elle-même sa structure, qui est aussi structure de
temporalisation, coextensive d'un registre architectonique propre.
2) L'époque moderne, dont on ne peut tout simplement faire abstraction - sinon dans
une fiction arbitraire l'envisageant comme une sorte d'erreur (<<métaphysique») -, a
pensé et élaboré le pur noeton à travers l'idéalité, logique et mathématique. Husserl a
sans doute repéré quelque chose de très profond en pensant qu'une dimension essen-
tielle de la Stiftung de l'idéalité est la Stiftung du «quelque chose en général» (Etwas
überhaup). Cette Stiftung est celle d'une individuation indéterminée quant à son
contenu, potentielle, mais en principe effectuable dans la position de telle ou telle indi-
vidualité idéale. De manière cohérente, si l'on se reporte à son maître-ouvrage pour ses
conceptions logico-mathématiques, Logique formelle et transcendantale, ces indivi-
dualités idéales peuvent être des objectités mathématiques toujours déjà catégoriale-
ment formées, des formations catégoriales de significations mutuellement compatibles
dans leurs enchaînements (selon la logique de la non-contradiction) et en cela ouvertes
potentiellement à des références objectives possibles, ou encore des formations caté-
goriales de significations simplement enchaînées selon leur pure forme de constitution
(grammaire pure logique) et dont certaines peuvent exclure une référence possible à
une objectité potentielle. Cette stratification de la logique pure permet de distinguer
508 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES QUELQUES REMARQUES POUR L'ANALYSE DE LA STIFrUNG DE L'IDÉALITÉ 509

entre les catégories purement logiques de signification et leurs enchaînements pos- indifférent aux différentes structures de temporalisation mises en jeu, chaque fois, par
sibles, les catégories logiques de signification et leurs enchaînements ouvrant à la réfé- la structure de leur Stiftung, propres aux différents registres architectoniques traver-
rence objective possible, c'est-à-dire à la visée (à vide) ou au sens de l' Etwas sés, donc que la structure de temporalisation propre au registre de l'idéalité - et que
überhaupt, et les remplissements possibles des visées (la «vérité») par la rencontre l'on a classiquement relevée comme celle de l'intemporalité ou de l'atemporalité -lui
effective de l'Etwas überhaupt lui-même, avec sa formation catégoriale (ou leurs est précisément propre, intrinsèquement liée à la structure propre de sa Stiftung.
enchaînements dans un Sachverhalt überhaupt). Comme le «quelque chose objectif en 4) Dès lors, et sur ce point, nous rejoignons encore les analyses de J. T Desanti déjà
général» est indissociable de sa mise en forme catégoriale, comme il est lui-même for- citées, il faut aussi abandonner, pour l'analyse de la Stiftung de l'idéalité, le
mel avec cette dernière, et formel a priori, il est, en tant que coextensif des catégories «privilège» ou le «modèle» massivement à l'œuvre chez Husserl, du présent, et de
logiques de signification et de leurs enchaînements ouvrant à la référence objective plus loin, le caractère «originaire» de la temporalisation husserlienne par et dans le
possible (mais non nécessaire), ou plutôt en tant que leur corrélat objectif «vérifiable» présent. C'est d'un coup que, dans et par la Stiftung de la logique, s'ouvre le champ
dans l'expérience de la «vérité», constitutif d'une ontologie formelle. Il est chaque des formes et des catégories logiques de signification en général, tout comme aussi
fois caractéristique qu'avec la Stiftung de l'Etwas überhaupt (simple objectité catégo- c'est d'un coup que s'ouvre le champ de ces formes, de ces catégories et de leur
riale de signification, sa référence objective fût-elle impossible, objectité catégoriale enchaînements susceptibles de s'ouvrir intrinsèquement à des références objectives
de signification comportant en elle-même la possibilité ou le sens de sa référence possibles (à des sens possibles de l'Etwas überhaupt), tout comme, encore, c'est d'un
objective, objectité catégoriale d'objets ou d'état-de-choses mathématiques) a lieu, coup que s'ouvre le champ des objectités (mathématiques) idéales constitutives, par
nous l'avons dit, non seulement la Stiftung d'une individuation potentielle mais effec- leurs formes catégoriales et les formes d'enchaînement de ces dernières, de l'ontologie
tuable dans un acte explicite de position, mais encore, et peut-être surtout, l'ouverture formelle. L'objet de la «logique pure» au sens husserlien (de théorie de la connais-
du registre architectonique où toute pluralité indéterminée se transpose architectoni- sance) est l'étude de la structure toujours déjà là de ces champs, et des structures de
quement, par déformation cohérente, en multiplicité, dont l'individuation effectuée de leurs articulations mutuelles (ce qu'a entrepris, déjà largement et rigoureusement,
l'un de ses éléments implique (intentionnellement, selon la formule de Husserl) l'indi- J.T. Desanti dans l'ouvrage cité), et c'est bien entendu par là que s'éclairera, en prin-
viduation potentielle de ce qui est dès lors transposé, de la pluralité, comme élément cipe, phénoménologiquement, la structure complexe de la Stiftung de l'idéalité. Mais
potentiel de la multiplicité. Nous rejoignons ainsi les analyses remarquables de cela veut dire qu'il n'y a pas, conformément à ce que nous avons avancé dans cet
J.T. Desanti (in Les idéalités mathématiques, Seuil, Paris, 1968) sur l'idéalité: il n'y a ouvrage, d'Urstiftung de l'idéalité en «mode originaire», et que la prédication (S et p)
pas de position actuelle d'idéalité sans horizon d'idéalités potentielles, potentiellement ne peut plus être considérée, comme elle l'a été chez Husserl, comme la matrice uni-
effectuables. Cela implique à son tour deux caractéristiques, pareillement importantes. verselle de l'idéalité, coextensive de cette Urstiftung. Ce qui paraît comme
3) Tout d'abord que la Stiftung du registre architectonique de l'idéalité est pour ainsi l'Urstiftung, par exemple dans la proposition prédicative, n'est jamais que la reprise
dire transversale par rapport à la Stiftung des autres registres architectoniques en tant consciente, dans la réflexivité propre à l'acte de position, de la Stiftung qui s'est tou-
qu'en ceux-ci s'instituent des aperceptions - à l'exception, donc, de ce que nous avons jours déjà opérée. La Stiftung est chaque fois, ici, transposition architectonique d'une
nommé le registre architectonique le plus archaïque de la phénoménologie. C'est cela pluralité indéfinie de formes en multiplicité au moins relativement définie, de formes
qui, d'une part, confère à l'idéalité, «quelque chose en général», son statut à la fois toutes potentiellement effectuables au même titre, du moins a priori (car il y a toujours
formel et universel, et fait, d'autre part, que l'idéalité est <dndifférente» aux registres et déjà, dès lors qu'il y a position explicite ou actuelle de l'une ou l'autre de ces
de la phantasia, du souvenir, de la perception (cf notre 1ère section, § 11), mais aussi formes, stratification des horizons de l'idéalité et distribution en couches de potentiali-
de la langue courante instituée, même si, nous allons y revenir, la Stiftung de la logique tés d'individuations). Cela veut dire, par exemple pour le cas des formes ou des caté-
formelle (qui comprend apophantique formelle et ontologie formelle) institue certaines gories de signification en général, que celles-ci sont intentionnellement impliquées,
catégories de langue (par exemple la prédication) comme catégories proprement d'entrée, dans l'actualisation par position explicite de l'une ou l'autre d'entre elles,
logiques - cette Stiftung n'est en effet, ultimement, que celle de la référence objective mais que cette actualisation «déforme» de façon cohérente les potentialités du registre
univoque possible. Mais cela n'implique pas que les différents registres architecto- architectonique en les distribuant en «couches» réglées de potentialités. Donc que
niques ainsi traversés par le registre de l'idéalité soient eux-mêmes a priori organisés faire comme Husserl (et toute une part de la tradition), de la forme prédicative la
selon ce dernier, on l'a vu à suffisance ici. Cela implique au contraire que toute illus- «matrice» révélatrice des autres, c'est procéder à une élaboration symbolique de l'ins-
tration d'un fait (formel) de structure de l'idéalité par un «exemple», tout «remplisse- titution symbolique qui déforme à son tour le registre architectonique qui s'est institué
ment» de visée (vide d'intuition) de signification, catégorialement formée, peut aller avec elle de façon cohérente, et que, si cette manière de procéder est prise comme
puiser indifféremment aux différents registres architectoniques que traverse le registre canonique, comme elle l'a été longtemps dans l'Histoire, il s'agit là, du même coup,
de l'idéalité. Il n'y a donc, de ceux-là à celui-ci, aucun processus d'abstraction, mais, d'une certaine institution de la logique, qui n'est pas a priori la plus générale - même
si l'on veut, un processus d'extraction, depuis la Stiftung du «quelque chose en général», si, au sens philosophique, elle est apparemment la plus manifeste pour distinguer le
qui a, pour ainsi dire, dans sa structure propre, sa propre indépendance et sa propre logos vrai du logos faux (cf la fin du Sophiste de Platon). Par ailleurs, dire que, tou-
autonomie. Cela implique enfin que le registre architectonique de l'idéalité est aussi jours dans le même exemple, les formes ou catégories logiques de signification en
510 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES QUELQUES REMARQUES POUR L'ANALYSE DE LA STIFTUNG DE L'IDÉALITÉ 511

général sont toutes là, potentiellement, au registre architectonique qui s'ouvre en elles, aussi que ce type de possible, par les régulations qui permettent de déterminer poten-
c'est dire qu'elles sont déjà là, mais comme pluralité inchoative et indéfinie, dans la tiellement son individuation, n'est plus transpassible au transpossible. Ainsi par
langue commune parlée, sans avoir été définies dans une multiplicité, pareillement exemple, la puissance du continu arithmétique n'est-elle pas transpossible par rapport
potentielle, mais en principe potentiellement individuable, d'objectités idéales de à la puissance des entiers naturels, puisque, par le raisonnement cantorien de la diago-
signification, elles-mêmes définies par rapport à la possibilité ou à l'impossibilité du nale, il y a au moins l'un de ses éléments (l'élément diagonal) qui est potentiellement
sens de leur référence univoque à une idéalité objective possible en tant qu' «objet» en individuable (constructible) par les moyens de l'ensemble des entiers naturels.
général (individu, état de choses individué) de la visée de signification. En ce sens, la Ce statut déjà particulier de la possibilité (et de la potentialité), lié à l'actualité de la
Stiftung de la logique est, comme nous l'avons dit, une Stiftung seconde, qui présup- position explicite de l'idéalité, est coextensif, d'une façon énigmatique qui reste à
pose la Stiftung de la langue en tant que la langue lui offre la base de sa Fundierung, explorer, de la structure propre à la Stiftung de l'idéalité comme structure propre de
mais aussi la Stiftung de la réalité, qui est philosophique, cela, en tant que la réalité temporalisation (de la pensée). Autrement dit, et pour poursuivre sur l'exemple cité, le
inchoative instituée lui fournit la base de sa Fundierung en vue de son référent propre. fait que nous ne pouvons pas exhiber actuellement l'élément diagonal dans un acte pur
De la sorte, les idéalités logiques sont des êtres de langue «prélevés» sur la langue ou d'intuition (schématique) au présent (à la manière dont nous pouvons exhiber dans un
«extraits» de son registre, et les idéalités auxquelles ces êtres de langue se rapportent présent intentionnelle résultat d'une opération arithmétique effectuée sur des entiers
sont finalement des êtres d'aperception ou, si l'on veut, des étants - pour peu que ce naturels), signifie bien que l'idéalité n'est pas a priori ponctuellement présente dans
rapport soit possible, et a fortiori, actualisé par un remplissement au sein d'une l'intuition comme le serait une chose perçue par aperception perceptive, ni non plus
Darstellung intuitive singulière (indifféremment au fait que celle-ci se produise dans la présente à la manière d'un objet aperçu dans le souvenir ou dans la phantasia (ce
phantasia, le souvenir ou la perception en vue d'un «quelque chose en général»: on qu'exclut par ailleurs la «transversabilité» qui la rend universelle de son registre archi-
peut dire par exemple que la «puissance du continu arithmétique» est un objet ima- tectonique), mais qu'elle est pourtant bien, à sa façon, en présence, dans ce que J.T.
giné). De la sorte aussi, le «monde réel», aux deux sens de la Wirklichkeit et de la Desanti appelle «champ de conscience», dont ses analyses montrent qu'il est très com-
Realitiit, perd toute portée fondatrice privilégiée eu égard à la Stiftung de l'idéalité. Car plexe. Or il doit être possible de reprendre ces analyses, c'est un programme, depuis ce
le «réel» (Real) ou l' «ontique» touché par l'ontologie formelle ne peut jouer comme que nous avons nommé temporalisation en présence du sens se faisant. Avec ceci que,
couche fondatrice, dans la Fundierung, que s'il est pris comme horizon, inchoatif, et contrairement aux apparences que donnent les linguistes à la langue qu'il leur faut bien
indifférent, encore une fois, aux différents registres architectoniques (perception, «hypostasier» en synchronie pour l'étudier, la Stiftung de l'idéalité, comme Stiftung
phantasia, etc.) que traverse le registre de l'idéalité. Par surcroît, étant donné ce que logico-mathématique, est sans doute la seule institution symbolique capable de régler
nous venons de dire des idéalités logiques comme êtres de langue, il faut étendre à d'elle-même, de façon stricte, ses propres élaborations, voire, si l'on pense à ce que
l'institution de la langue ce que nous disons de l'institution de l'idéalité: même si les Cantor nommait «multiplicités inconsistantes» et à ce qui en a résulté, capable de
signes de la langue ne sont que secondairement, depuis l'institution de la logique, des régler d'elle-même de façon stricte ses propres proliférations. Cette auto-régulation
idéalités, donc même si les «signes» doivent être pris, en réduction phénoménolo- stricte sans laquelle il n'y aurait ni logique ni mathématique, donc pas d'idéalité pro-
gique-architectonique, comme «signes» des sens (déjà faits, se faisant ou à faire), il prement dite, va de pair, énigmatiquement, avec la Stiftung de l'Etwas überhaupt et
n'empêche que leur Stiftung comme condensés sédimentés d'aperceptions de langue avec la structure de temporalisation intrinsèque à cette Stiftung - dont l'intemporalité
(avec leurs habitus) est elle aussi transversale par rapport aux autres registres architec- ou l'atemporalité de l'idéalité n'est, avec son itérabilité, que la manifestation la plus
toniques, et c'est cela qui rend à la langue son extraordinaire fluidité tout en rendant extérieure et la plus évidente qui ouvre avant qu'elle la ferme la «vie» propre de
possible le prélèvement d'êtres de langue qui les transpose architectoniquement en l'idéalité.
idéalités logiques. 6) La tâche qui s'ouvre par là permettra d'élucider encore davantage, en quelque
5) Par là, les êtres de langue institués par la logique sont eux-mêmes, contrairement sorte par contraste, la «nature» de l'institution symbolique, et en particulier de cette
à ce qu'a pu croire Husserl, inanalysables dans les termes de la temporalité propre, on institution symbolique, poursuivie pour ainsi dire jusqu'à son extrême le plus «impos-
l'a vu, à l'aperception perceptive, comme si, par exemple, de la temporalité en ce sens sible» avec l'idéalité, qui est celle de la Raison. Et comme cette institution ne peut
se déployait dans la proposition «S est p». Restent les problèmes liés, d'une part à la s'étendre jusqu'au registre architectonique le plus archaïque de la phénoménologie que
position explicite et actuelle individuant telle ou telle idéalité, d'autre part à l'enchaî- nous avons dégagé (puisqu'il n'y a pas, par principe, d'individuation définie, même
nement itératif de telles positions dans l'actualisation d'une procédure de démonstra- potentiellement, des phénomènes comme rien que phénomènes et des lambeaux appa-
tion ou de construction, mais aussi à l'enchaînement supposé être effectué, car rents de leur phénoménalité), on comprend que celui-ci, s'il permet d'analyser la
potentiellement effectuable de façon définie, de telle ou telle position actuelle avec genèse architectonique de l'idéalité, c'est-à-dire la structure temporalisatrice propre à
telle ou telle position potentielle (par exemple, lors du passage à l'infini, transfini, sa Stiftung, est du même coup, pour celle-ci, une limite infranchissable. Du même
dénombrable). Logique et mathématique travaillent toujours avec des individuations coup, cela veut dire que le champ phénoménologique stricto sensu joue, par rapport à
réelles et possibles, cela fait partie de la structure de leur Stiftung, ce qui signifie qu'ici la «Raison», le rôle d'une instance critique, et le projet husserlien (et plus loin: kan-
le possible est toujours possible individuable au registre a priori possible. Cela signifie tien) d'une «critique de la Raison logique» (sous-titre, moyennant le bémol de
512

l' «Essai », de Logique formelle et transcendantale) reprend sens, mais tout autrement, APPENDICE II
puisque le registre architectonique de l'idéalité n'a plus a être repris, pour être analysé,
par le seul «point» de la proposition prédicative et du présent comme Urmodus. Mais
il va de soi que par cette «critique», qui doit expliciter la Raison en elle-même, celle-
Perception interne
ci, si elle demeure universelle en vertu de la transversalité de son registre par rapport à et «vie» dans la phantasia
tous les autres registres architectoniques où il y a aperception, donc non pas par rap-
port au registre architectonique le plus archaïque, ne peut pas constituer l'armature
apriorique de la phénoménologie tout entière, pour ainsi dire sa théorie - la Raison
1) Dans le long examen critique de la conception de Brentano placé en Appendice à
logico-mathématique est limitée en elle-même, comme «théorie pure» ou «absolue»
en son propre champ par les «théorèmes de limitation des formalismes» (principale- la VIe Recherche logique (<<Perception externe et perception interne. Phénomènes phy-
ment ceux de Godel et de Lowenheim-Skolem). On passera peut-être, s'agissant de la siques et phénomènes psychiques»), Husserl explique que la perception interne effec-
phénoménologie, à une sorte de «critique de la Raison pure» si, un peu à la manière de tuée dans l'attitude naturelle - la perception des «états psychiques» - est en fait
Kant mais tout autrement, on passe de la Raison logico-mathématique à la «Raison aperception: «Je perçois que la peur me serre la gorge, que la douleur fore ma dent,
architectonique». Car on l'a vu ici tout au long, celle-ci a ses «raisons propres» et ne que le chagrin me ronge le coeur dans le même sens que je perçois que le vent secoue
nous laisse pas tout à fait démunis devant la difficile tâche de penser, et en l'occur- les arbres, que cette boîte est carrée et peinte en brun, etc.» (LU, II, 2, 232) Cela veut
rence, de penser en phénoménologie: il y a, plus profondément ou «derrière» les a dire que les phénomènes psychiques peuvent être perçus comme des transcendances,
priori éidétiques husserliens, les a priori architectoniques (les registres et leurs
sont objet d'une aperception transcendante, et que, pour passer au vécu dans sa pureté,
Stiftungen respectives) qui sont chaque fois structuraux en leurs configurations intrin- l'attitude phénoménologique est exigée, c'est-à-dire la mise en suspens, l'épochè de
toute position transcendante. Ce qui devient dès lors l'objet de l'analyse phénoménolo-
sèques.
gique, ce n'est plus l'objet de l'aperception, mais l'aperception elle-même avec son
objet, à savoir l'acte ou le vécu d'aperception, avec sa thèse d'existence ou la structure
de sa doxa, et son corrélat objectif; autrement dit: les contenus réels (reel!) du vécu, et
qui relèvent de l'unité ou de la complexion propre de la conscience (c'est, en général,
dans le cas de la perception, les «contenus sensibles»), la structure intentionnelle
d'appréhension (Auffassung) par laquelle ces contenus, qui sont vécus mais pas perçus,
sont rapportés (par la noèse) à ce qui apparaît à même l'objet intentionnellement visé,
donc pris dans l'unité de la visée du sens intentionnel de cet objet en sa manière
d'apparaître, ce dernier étant, avec ce sens intentionnel lui-même, le corrélat noéma-
tique de la visée intentionnelle. Cette «décomposition» bien connue, fondamentale
pour toute analyse phénoménologique statique, suppose cependant, selon la concep-
tion de Husserl, qu'elle puisse s'attester: elle suppose précisément que, par l'épochè
de la sorte de capture, aveugle dans l'attitude naturelle, de l'aperception dans son
objet, le retour puisse s'effectuer dans la «réellité» (l'immanence à soi) de la
conscience, et que par là l'écart puisse se mesurer entre ce qui apparaît par ce retour
dans le vécu de conscience et ce qui se présente, par le rapport intentionnel, et incorpo-
rant pour ainsi dire en son sens intentionnel la structure de sa doxa, comme l'objet visé
par la conscience. Cela suppose à son tour une nouvelle distinction entre perception
interne et perception externe: la seconde est telle que l'unité objective (noématique) de
son sens n'est pas réellement (reel!) incluse dans le vécu qui la vise, mais seulement
intentionnellement incluse, ce pourquoi il y a un écart irréductible entre ce qui y est
vécu (et non perçu) et ce qui y est perçu (ce que Husserl nomme l'«inadéquation»),
alors que la première, ne consistant qu'en un retour de la conscience sur elle-même,
qui porte le vécu d'abord non perçu au statut de perçu, implique, par le rapport inten-
tionnel ainsi institué, une telle inclusion réelle (reel!) de l'unité noématique du sens du
vécu perçu dans le vécu perceptif interne lui-même (ce que Husserl nomme 1'« adéqua-
tion»). Ainsi Husserl pense-t-il que la perception interne ou immanente, purifiée de
514 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES PERCEPTION INTERNE ET «VIE» DANS LA PHANTASIA 515

toute doxa mondaine aperceptive, intuitionne purement et simplement le vécu tel qu'il qui se remet aussitôt en flux, et la perception immanente, qui n'est finalement telle que
est. S'il y a encore ici une position doxique, c'est au sens cartésien du «je suis», c'est- d'être immanente au temps, est pour Husserl l'organe même de toute analyse phéno-
à-dire au sens où il serait absurde de douter (hyperboliquement) que je «vive» (erle- ménologique dans la mesure où elle consiste à percevoir, par un acte proprement phé-
ben) quelque chose au moment même ou j'aperçois quelque chose (de façon interne: noménologique, ce qui est encore en rétention vive immédiatement après l'instant de
un «état psychique», ou de façon externe: une chose). La perception interne ou imma- ce suspens. En rétention vive et pas déjà en représentation, ce qui tout à la fois suppose
nente, phénoménologiquement purifiée ou réduite, est donc indubitable (c'est le cogito et implique que le vécu ainsi porté à la perception apparaisse bien tel qu'il est, c'est-à-
husserlien) en ce que, même si tout d'abord et le plus souvent elle ne se produit pas, et dire, dans nos termes, sans déformation cohérente ou sans transposition architecto-
surtout même si elle n'a pas besoin de se produire pour que je «vive» quelque chose nique - en termes husserliens, on demeure par là au même registre architectonique,
(cela entraînerait une régression à l'infini), donc même si elle est toujours possible sur dans le même écoulement du même temps: la rétention vive de ce qui vient tout juste
fond de ce qu'on nomme classiquement l'aperception (en un sens non husserlien) d'être arrêté par le suspens fait encore partie du présent vivant, car elle n'est pas pri-
immédiate de la conscience, elle arrive à convertir complètement, sans défaillance, le mairement présentification comme le ressouvenir.
vécu immanent en un perçu immanent. Le sens intentionnel de la perception du vécu 3) C'est cela, on le sait, qui devient problématique avec la phantasia, laquelle se
perçu de façon immanente, phénoménologiquement purifié ou réduit, est rempli - ce temporalise en présence sans présent assignable, et de façon discontinue. A strictement
qui ne veut pas dire, selon une erreur communément commise, saturé - par son intui- parler, donc, même si je me sais «vivre» dans la phantasia par mon aperception immé-
tion: si je puis percevoir mon vécu de façon «adéquate», cette perception, qui le per- diate, cette «vie», donc le «vécu de phantasia» ne peut relever d'une perception
çoit bien, pour Husserl, «tel qu'il est», ne le perçoit pas pour autant complètement interne, même phénoménologiquement purifiée ou réduite, au sens de Husserl. Ou plu-
«étalé» sous son regard, mais au contraire comme transi d'une multiplicité indéfinie- tôt, et telle est ici l'aporie sur laquelle nous voudrions revenir un instant, s'il y a une
en tout cas indéfinie pour nous phénoménologues, qui avons à en faire l'analyse - telle perception interne, ce n'est pas celle du «vécu de phantasia», mais celle du
d'obscurités, c'est-à-dire d'implications intentionnelles, d'implicites dans son sens que «vécu d'imagination», à la suite de la transposition architectonique qui, ici, a bien
l'analyse phénoménologique se doit précisément de dégager, de proche en proche, et lieu, de la première dans la seconde, et avec ce paradoxe apparemment intraitable que,
par une démarche en zig-zag. dans ce vécu, il n'y a aucun contenu qui soit proprement vécu (ce contenu le serait
2) Quoi qu'il en soit de la finesse de ces distinctions - auxquelles il faut évidem- d'unphantasma qui est lui-même non-présent: cf Hua XXIII, Beil. XIII, 166, Il. 21-
ment ajouter celle, capitale, entre le factuel ou le factice et l'éidétique par où l'analyse 25, 168, Il. 4-5 et note 1; de même l'objet «phantasmé» est-il non-présent); il n'y a
phénoménologique des vécus est indissociable de leur «typification» éidétique (nous rien en lui de vécu, sinon l'acte même d'imaginer, dans le «présent intentionnel»
n'y revenons pas ici) -, il reste à comprendre ce qui constitue proprement l'unité ou la duquel, seul, on peut parler, semble-t-il, mais de façon paradoxale, d'image (aussitôt
complexion propre de la conscience, ou encore l'unité de ce que nous avons nommé évanouie, puisque la phantasia est «blitzhaft «) et d'objet. Il y a, dans ce cas, percep-
son aperception immédiate Ge sais que je suis éveillé, que «je pense» au sens cartésien tion interne possible, non pas du «vivre» ou du «vécu» de phantasia lui-même, mais
du penser, sans avoir besoin pour le savoir d'effectuer une perception interne de mes du vécu d'acte (Akterlebnis) d'imagination, qui est vécu d'acte de présentification
vécus). Cette unité, on le sait, et Husserl s'en explique dès la ve Recherche logique fondé (fundiert) et institué (gestiftet) sur la phantasia, avec la modification corrélative
(LU, II, 1,358), est «la forme d'exposition (Darstellungsform) du temps relevant de en «quasi», «comme si» ou «pour ainsi dire» - fondation (Fundierung), institution
façon immanente du flux de conscience, en tant qu'unité apparaissant temporellement (Stiftung) et modification (Modifikation) qui sont pour nous les témoins phénoménolo-
([ ... ] du temps qui apparaît avec le flux de conscience lui-même). Tout pointtemporel giques de la transposition architectonique. C'est à propos de cette transposition archi-
de ce temps s'expose en quelque chose comme (suzusagen) une adombration tectonique, et du statut étrange qui en résulte pour la «vie» dans la phantasia que nous
(Abschattung) continuelle de «sensations du temps» (Zeitempfindungen); toute phase voudrions encore apporter quelques précisions phénoménologiques.
actuelle du flux de conscience possède, pour autant qu'en elle s'expose tout un horizon 4) Dans notre 1ère section, nous avons fréquemment utilisé l'expression de «présent
temporel du flux, une forme embrassant tout son contenu, et qui reste continuellement intentionnel». Le moment est venu d'expliciter ce que Husserl entend proprement par
identique, tandis que son contenu change constamment.» L'immanence de la là. Il s'en explique dans la ve Recherche logique, et plus particulièrement au § 11.
conscience, l'immanence de sa vie et donc l'immanence de sa perception interne phé- Dans les vécus intentionnels, un objet est «visé» (gemeint), par exemple à la manière
noménologiquement réduite, se tient donc par sa temporalisation incessante en présent de la représentation (Vorstellung). Cela ne veut rien dire d'autre que l'être présent
vivant, muni de ses rétentions et de ses protentions, qui, pour Husserl est tout à la fois (priisent) de certains vécus qui ont le caractère de l'intention, par exemple celle qui
originaire et continue. Dès lors, ce qui est adéquatement perçu, dans la perception représente (vorstellend). C'est donc comme un, non composé, que le vécu intentionnel
immanente phénoménologiquement réduite, n'est rien d'autre que ce que donne, dans est présent (priisent) comme intention, par exemple celle qui, à elle seule, représente
«l'instant» (Augenblick) de l'épochè, la réduction phénoménologique du moi phéno- tel objet (cf LU, II, 1, 372). Dès lors, «si un tel vécu est présent (priisent), alors, eo
ménal empirique (celui de l'attitude naturelle) à sa teneur saisissabll! de façon pure- ipso [ ... ], le «rapport intentionnel à un objet» est accompli, et eo ipso un objet est
ment phénoménologique (cf LU, 1, 357). Autrement dit, l'épochè phénoménologique «intentionnellement présent (gegenwiirtig)>> [ ... ]. Et naturellement un tel vécu peut
comme suspens est le suspens instantané de l'écoulement du flux continu du temps, être présent (vorhanden) avec cette intention qui est la sienne sans que l'objet n'existe
516 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES PERCEPTION INTERNE ET «VIE» DANS LA PHANTASIA 517

en rien ou ne puisse peut-être même exister; l'objet est visé, cela veut dire que c'est phantasia tout entière qui se transpose en l'acte (et le vécu) intentionnel d'imaginer, la
le viser [qui] le [vise] qui est vécu; mais l'objet est alors seulement visé et n'est en totalité de la transposition s'attestant par la globalité de la modification de l'imagina-
vérité rien.» (LU, Il, 1,373) Il est caractéristique que Husserl enchaîne aussitôt par tion. Pas plus dans l'imagination qu'ailleurs, il n'y a d'image «mentale» de l'objet
la représentation (Vorstellung) de Jupiter (ibid.), qui n'est ni un objet «immanent» imaginé, mais un acte intentionnel (et un présent intentionnel) sans contenu réel
ou «mental» (il appartiendrait réellement [reell] au vécu), ni extérieur au mental (reell). Ce qui est présentifié par elle, ce n'est pas le phantasma, mais l'objet «phan-
(<<extra mentem»): il n'est tout simplement pas, bien que la représentation de Jupiter tasmé» (phantasiert) dans la quasi-perception par la prise de l'intentionnalité sur et
soit un vécu. Nous reconnaissons la situation caractéristique de la représentation de dans la phantasia, c'est-à-dire, en réalité, par sa Stiftung qui est aussi celle de l'inten-
l'imagination. Il n'y a pas en elle de contenu réel (reell) du vécu, contrairement, par tionnalité de l'imagination. C'est par là que celle-ci «croira» reconnaître, sur le mode
exemple, au cas du vécu perceptif, mais dont le contenu réel est précisément vécu du «comme si», tel ou tel objet, fugitivement fixé, dans ce que lui livre la phantasia.
mais pas perçu. Comme l'écrit encore Husserl, «je ne vois pas les sensations de cou- Si, néanmoins, on peut encore caractériser l'«image» de l'objet imaginé comme ce
leur (Farbenempfindungen), mais des choses colorées, je n'entends pas des sensa- qui, de l'objet «intionnellement présent» dans l'acte d'imagination, en est la
tions de son (Tonempfindungen), mais le chant de la cantatrice, etc.» (LU, Il, 1,374) Darstellung intuitive, cette «image» paraît sur le mode du «comme si», à même
Par là, de manière générale, le vécu intentionnel, même s'il n'y a en lui aucun l'objet imaginé, et lui aussi «présent» sur le mode du «comme si », si bien que cela fait
contenu réel (reell), est bien analysable en lui-même, et ce, en régime d'épochè uni- partie de ce mode du «comme si» que l'image, un instant aperçue à même l'objet (et
verselle, dans la mesure où, comme acte de viser, il est vécu dans la temporalité hus- non pas comme image de la phantasia encore que ce soit la phantasia qui lui fournisse
serlienne continue de la conscience. sa base [Fundament] intuitive), se révèle aussitôt comme un fictum - un simulacre
5) Il est non moins caractéristique à cet égard que Husserl revienne, dans puisque c'est un rien qui fait partie d'un effet (l'effet de la Stiftung de l'imagination),
l'Appendice au §§ 1O-1l de la ve Recherche, à la théorie de l'image pour rejeter la mais qui a l'air, dans le même moment, d'induire cet effet, comme si c'était sa quasi-
conception selon laquelle la représentation (Vorstellung) serait l'image de l'objet réception qui induisait à l'intentionnalité de perception de l'objet imaginé. En ce sens,
représenté. Il écrit, en soulignant: «l'objet intentionnel de la représentation est le nous tenons pour la direction la plus radicale de Husserl dans le Cours de 1904/05 de
même que son objet effectivement réel et le cas échéant que son objet externe, et c'est Hua XXIII, en tranchant le noeud aporétique husserlien: pas plus que le phantasma
un contre-sens de distinguer les deux. L'objet transcendant ne serait pas du tout objet n'est un vécu à proprement parler (vécu qui serait non-intentionnel), pas plus ne le
de cette représentation s'il n'était pas son objet intentionnel.» (LU, Il, 1, 425). Bien serait, à supposer qu'il fût possible, le Repriisentant du phantasma. C'est ce que,
plus, «que je me représente Dieu ou un ange, un être intelligible en soi ou une chose encore une fois, Husserl a bien senti en disant que, dans l'imagination, tout est modifié
physique ou un carré rond, etc., ce qui, par là, est nommé [00'] est objet intentionnel; il sur le mode (Modus) du «comme si» ou du «pour ainsi dire». N'est vécu que l'acte
est en l'occurrence indifférent que cet objet existe, soit fictif (fingiert) ou absurde. intentionnel d'imaginer, qui est en ce sens «sans matière» (hylè) impressionnelle - on
L'objet est «simplement intentionnel» ne veut naturellement pas dire qu'il existe, pense ici à Aristote.
quoique seulement dans l'intention (dès lors comme composante réelle [reell] de celle- 6) Il est arrivé à Husserl de formuler très clairement l'aporie posée par la transposi-
ci) ni qu'il existe en celle-ci quelque ombre de l'objet, mais cela veut dire que c'est tion architectonique de la phantasia en imagination. Par exemple, dans la Bei/age XIII
l'intention, le «viser» d'un objet de telle conformation qui existe, mais pas l'objet.» de Hua XXIII (p. 169), il écrit: «Le phantasma en tant que contenu d'appréhension
(Ibid). A cela peut éventuellement s'ajouter l'existence effective de l'objet visé, pour (scil. de l'aperception d'imagination) a le caractère du non-maintenant, du non-lui-
peu que le sens d'être ou d'exister fasse partie, par la doxa perceptive, du sens inten- même-là (Nicht-Selbstda).» Et il ajoute en marge (note 2, p. 169): «Comment une
tionnel de l'objet visé. Et cette doxa perceptive s'ancre elle-même, on le sait, sur aperception peut-elle conférer à un vécu (einem Erlebten) le caractère de non-lui-
l'Empfindung (et l'Urempfindung dans la temporalisation en présent de l'aperception même-là?» Sous entendu: alors même que ce qui a été vécu est censé l'avoir été au
perceptive) comme indice le plus primitif (ou archaïque) de réalité (à la fois Realitat et présent? C'est que, pour nous, si nous voulons échapper à l'aporie, ce n'est précisé-
Wirklichkeit). Caractère qu'il n'y a pas dans la phantasia en raison de la structure autre ment pas le cas, que la «vie» dans la phantasia est une «vie» dans la temporalisation
de sa temporalisation, en vertu de laquelle le phantasma est non-présent et principiel- en présence sans présent assignable, et dont la perception interne phénoménologique-
lement inapte à l'Urstiftung d'un présent «impressionne!»: le paradoxe extrême du ment purifiée ou réduite n'est que l'imagination dans une «vie» imaginaire ou fictive,
phantasma est d'être un «sensible» non impressionnel, et en un certain sens (pour résultat de la transposition architectonique qui a toujours déjà eu lieu de façon aveugle.
nous) un vécu, qui, par principe ne peut être converti en un perçu par perception Il n'y a pas de perception interne phénoménologiquement réduite de la transposition
interne phénoménologiquement purifiée ou réduite. Cette conversion, si elle a lieu, est elle-même, c'est-à-dire de la Stiftung de l'imagination, ce qu'on peut généraliser en
coextensive de la transposition architectonique de la phantasia en imagination, mais le disant qu'il n'y a tout simplement pas de perception interne phénoménologiquement
paradoxe, corrélatif du premier, est que le phantasma ne se transpose pas en image réduite de la Stiftung en général. Je ne puis «assister», en régime phénoménologique
quasi-perçue (où en ce que Husserl, au bord de l'aporie, cherche sans vraiment le trou- (et de là, en quelque régime que ce soit), à la «naissance» de la Stiftung de l'imagina-
ver, par exemple dans le texte n °2 de Hua XXIII, à travers les concepts de tion, ni à la «naissance» de la Stiftung en général. Je ne puis pour cela, comme le fait
Reprasentant, de Repriisentation ou de Reproduktion), dans la mesure où c'est la Husserl avec la quasi-épochè dans l'imagination, que construire (dans le cas de l'ima-
518 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES PERCEPTION INTERNE ET «VIE» DANS LA PHANTASIA 519

gination: imaginer, sur le «modèle» de la perception, une «image» de l'image en nécessairement, que je rêve quand je dors. Autrement dit, c'est bien la temporalisation
laquelle l'objet imaginé s'expose de façon intuitive) un simulacre de la conscience qui, en langage qui peut entrer en écho avec la temporalisation de la phantasia, et par là,
dans nos termes, fonctionne comme un simulacre ontologique (donnant de l'être à une aussi, l'attester phénoménologiquement en son champ propre, sans la réduire à l'ima-
«vie» qui n'en a pas, ici la «vie» imaginaire, fiction de conscience pour l'objet fictif). gination, même si elle s'effectue à une autre rythme, et même si, en cela, elle s'effec-
Si le cadre husserlien de la phénoménologie se trouve de la sorte mis en défaut, tue le plus souvent à l'insu de la con-science dans sa temporalisation effective en
puisque l'attestation phénoménologique serait ici imaginaire, ou construit~ de façon langage. Il faut donc relativiser le concept d'inconscient lui-même, et ce que Husserl
métaphysique, nous ne pensons pas pour autant que ce soit le cas pour la phénoméno- entend par Selbstverlorenheit ou Selbstvergessenheit: s'il y a bien un inconscient phé-
logie en général. Mais il faut élargir ce cadre, relativiser la conception husserlienne, noménologique, il n'est pas pour autant radicalement inaccessible à la phénoménolo-
trop étroite, de la temporalité et de la temporalisation originaire, passer à l'épochè phé- gie, pour peu qu'on y inclue, encore une fois, l'épochè phénoménologique
noménologique hyperbolique et à la réduction architectonique, la seule à même de hyperbolique, qui est celle de tout temps et de toute temporalisation dans l'instantané
mettre en évidence la structure de la transposition architectonique qui a lieu en toute (exaiphnès) platonicien, et la réduction architectonique qui distingue les différents
Stiftung, et pour le cas qui nous occupe, la structure de la transposition qui fait passer registres de Stiftung et les déformations cohérentes, proprement génétiques, qui
de la phantasia à l'imagination, de la «vie» dans la phantasia à la représentation ima- accompagnent les transpositions d'un registre architectonique à un autre. En un sens,
ginaire de la «vie» imaginaire dans l'imagination - «vie» imaginaire parce que sans tout registre architectonique fondateur (jundierend) est inconscient, phénoménologi-
contenu réel (reell), ou dont le «contenu» n'est que le fictum de l'image paraissant, quement, parce qu'il lui est transpossible, à tout registre architectonique fondé (avec
dans le «présent intentionnel» de l'acte d'imagination, comme la quasi-Darstellung son champ propre de possibles), et s'il y a un inconscient phénoménologique radical,
intuitive de l'objet fictif visé, et ce, sans qu'il y ait à distinguer entre Bildobjekt (qu'il c'est, à l'intérieur du registre architectonique 'le plus archaïque de la phénoménologie,
n'y a pas sans support perceptif) et Bildsujet. C'est pourquoi nous avons dit que cette celui des phénomènes de monde hors langage. Mais celui-ci n'est pas pour autant radi-
Darstellung qui, sur le mode du «comme si», est Erscheinung, paraît à même l'objet calement inaccessible puisque, non seulement il est encore en jeu, quoiqu'indirecte-
intentionnel de l'imagination. On est au plus près, malgré la transposition, de la phan- ment, dans les phénomènes de langage, mais encore il est aussi indirectement
tasia (et Husserl lui-même, on l'a vu, confond souvent cette Erscheinung avec la attestable par les traces concrètes qu'il laisse, ça et là, dans l'expérience commune,
Phantasieerscheinung), sauf que, de s'instituer au présent (aussitôt évanoui en réten- chaque fois que surgit en elle, de manière inopinée et imprépensable, ce qui relève tout
tions, et en rétentions vides puisque rien ne vient, en général, «réalimenter» en à la fois de l'à jamais immémorial et du pour toujours immature. Husserl, déjà, avait
Erscheinungen la quasi-perception), l'imagination paraît elle-même comporter des découvert que la conscience est chose bien plus complexe qu'on ne se l'était imaginé.
quasi-impressions fictives de l'objet fictif imaginé, dont cependant le sol fondateur Nous découvrons à notre tour que, tissée d'inconsciences qui ne sont pas rien, qui ont
(jundierend), encore une fois, est fourni par la phantasia elle-même. Celle-ci est dès des statuts phénoménologiques multiples, elle plonge, selon des complexités démulti-
lors transpossible par rapport à l'intentionnalité de l'acte d'imagination, et ce dernier y pliées, dans un océan d'inconnu et d'indéterminé dont elle est encore, paradoxalement,
reste transpassible, comme à ce qui survient en elle, le plus souvent comme Einfall, l'attestation.
inopinément. Toute notre conception phénoménologique consiste en effet à dire, en
prolongeant Husserl, que ce n'est pas l'imagination qui produit ses Darstellungen
intuitives de toutes pièces, ce qui serait phénoménologiquement arbitraire.
7) Il en résulte ce caractère étrange, pour la «vie» dans la phantasia, que celle-ci
demeure en elle-même inconsciente par rapport à la conscience en son sens husser-
lien, et que, dans cette dernière, qui est celle de la temporalisation continue en présent,
elle ne peut être qu'imaginée et imaginaire, c'est-à-dire fictive, selon l'agencement du
simulacre ontologique de la conscience. La «vie» dans laphantasia est «ailleurs» que
dans la conscience intime du temps continu, donc en un sens, «ailleurs» que dans
l'aperception immédiate de la conscience telle qu'elle est comprise tant par Husserl
que communément. Mais cela ne veut pas dire qu'elle soit radicalement «ailleurs» ni
qu'elle échappe radicalement à l'aperception immédiate de la conscience dès lors que
l'on comprend la conscience comme con-science, c'est-à-dire comme réflexivité
propre et interne au sens se faisant dans une temporalisation en présence sans présent
assignable, donc comme réflexivité propre et interne à ce que nous nommons tempora-
lisation en langage - cette réflexivité, qui n'est pas abstractive, étend du même coup le
sens de ce qu'il faut entendre par aperception immédiate de la conscience: je sais que
je suis éveillé, mais aussi que je rêve éveillé, et je puis même savoir, sans le devoir
APPENDICE III

Le primordial husserlien et la conception merleau-pontienne


du «dedans» et du «dehors », de la «chair du corps»
et de la «chair du monde»

§ 1. L'ANALYSE HUSSERLIENNE DE LA PRIMORDIALITÉ


Cette analyse n'est sans doute nulle part développée avec plus d'acuité - du moins
dans des textes publiés - que dans deux essais, datant de mai 1934, et qui se font suite:
il s'agit des célèbres Grundlegende Untersuchungen zum phiinomenologischen
Ursprung der Riiumlichkeit der Natur (Umsturz der kopemikanischen Lehre ... ), et des
moins connues Notizen zur Raumkonstitution 1. Ce sont ces textes, extrêmement com-
plexes dans le détail mais de première importance, qu'il nous faut tout d'abord nous
efforcer de résumer pour en comprendre la portée.
Contrairement à la représentation copernicienne et post-copernicienne que nous
avons du monde depuis l'institution de la physique moderne, Husserl soutient, para-
doxalement, qu'au registre le plus originaire ou le plus archaïque de notre expérience
(le registre primordial), la terre, comme «arche originaire» (Ur-Arche) «ne se meut
pas ». Car repos et mouvement, qui ne le sont tout d'abord que des corps (Korper),
n'ont de sens que par rapport à la terre, ou au sol terrestre (Erdboden) qui, dans sa
forme originaire de «représentation», n'est pas un corps, ne se meut pas et n'est pas en
repos comme un corps. Quoi qu'on puisse dire de la relativité du mouvement et du
repos des corps, ceux-ci sont toujours rapportés, dans l'expérience primordiale, c'est-
à-dire en particulier avant l'institution de la théorie scientifique, au sol terrestre qui est
au repos en un autre sens que celui des corps, et au corps vivant (Leib) qui est le mien,
qui ne fait qu'un avec le sol bien qu'il définisse toujours, de soi, un «centre d'orienta-
tion». Toute l'énigme de l'espace est, selon Husserl, dans cette unicité du Leib et du
sol terrestre, lequel n'est pas cette surface empirique sur laquelle je puis me mouvoir,
mais ce non-corporel, cet immobile originaire, ce proto-espace que mon Leib peut par-
courir sans jamais s'écarter de lui-même, se perdre lui-même pour se retrouver à côté
de soi comme pur Korper. Cette sorte d'adhérence à soi du Leib et de la terre qui
jamais ne se quittent, adhérence qui donc, chaque fois, est coextensive d'une sorte de
repos transcendantalement absolu, fait bien, certes, que la terre (le proto-espace) est un
tout dont les parties sont des corps, mais un tout qui comme tel n'est pas lui-même
corps. Son paradoxe est donc que, s'il est bien divisible en corps (en repos ou en mou-
vement), et s'il y a des «lieux» en lui, ce ne sont pas des lieux définissables par les
corps, mais seulement intrinsèquement, en fait, on va y revenir, par les kinesthèses du
Leib, à l'intérieur de l'immobilité transcendantale originaire du système Leib-sol ter-
restre. De même que mon Leib, avec ses kinesthèses, ne se quitte jamais lui-même
pour se retrouver, à l'extérieur de lui-même, comme chose (plus ou moins lointaine)
parmi les choses, de même le sol terrestre, en son acception de référence transcendan-

1. Traduites en français dans le recueil La terre ne se meut pas (Minuit, Paris, 1989)
522 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES L'ANALYSE HUSSERLIENNE DE LA PRIMORDIALITÉ 523

tale originaire, ne se quitte jamais pour se transformer en COrpS: où que j'aille, même multiplicité de kinesthèses qui s'unifient, dans le Leib, en une kinesthèse globale;
en avion ou dans quelque aventure spatiale, mon Leib amène pour ainsi dire avec soi le ensuite tout déroulement kinesthésique peut être inhibé et amené au repos à tout ins-
sol sur lequel il se tient. Ainsi faut-il comprendre la terre en tant qu'arche du monde, tant, repos qui peut aussi, bien être envisagé comme fin d'une kinesthèse accomplie que
en tant que «foyer originaire» de toute expérience, et mon Leib comme Urleib, corps comme commencement d'une kinesthèse qui s'amorce, et cela, aussi bien dans un pou-
vivant originaire, irréductiblement attaché à la terre, et duquel tout corps vivant corpo- voir qui s'actualise que dans un pouvoir qui demeure potentiel (l'arrêt est alors «en
rel (le mien comme celui des autres) tire une part de son sens d'être. Dès lors aussi, à esprit»); enfin, par surcroît, il y a, pour le système global comme pour les kinesthèses
ce niveau archaïque de l'expérience, le complexe terre-Leib est ce qui seulement rend partielles (liées à telle ou telle partie du corps), un repos absolu en tant que zéro
possible le sens de tout mouvement et de tout repos, compris cette fois comme mode d'énergie ou de tension kinesthésique comme «point» (non géométrique) d'orienta-
d'un mouvement (nul), donc à partir d'un repos qui n'est pas lui-même mode d'un tion de telle ou telle kinesthèse ou de l'ensemble des kinesthèses, par rapport auquel
mouvement. Dira-t-on que cet «archaïsme», qui paraît lié au plus élémentaire de notre tout arrêt suspendu dans le déroulement kinesthésique peut définir un lieu (en quelque
condition d'êtres terrestres (corps debout sur un sol), et à notre expérience la plus élé- sorte comme tel ou tel état de tension kinesthésique). Cela signifie, pour la kinesthèse
mentaire de la spatialité, antérieure, semble-t-il, à toute Stiftung symbolique, est à tout globale en réalité unifiée, tout au moins le plus souvent, par les kinesthèses correspon-
le moins, en style merle au-pontien, la trace du sauvage, donc de la physis en nous, dont dant au système oculomoteur, qu'il y a un zéro absolu d'énergie (de tension kinesthé-
ce serait le propre de la phénoménologie de la mettre en évidence et donc de l'amener sique) qui correspond à la place non géométrique du Leib, à l'ici à partir duquel se
à l'analyse? déterminent les axes globaux d'orientation. Autrement dit, cette place ne peut être
Ces considérations husserliennes, que nous avons reprises de l'Umsturz, nécessi- déterminée dans l'espace parce qu'elle ne l'est que par la concomitance des zéro
tent de nombreux éclaircissements et étayages que Husserl s'est aussitôt efforcé de d'énergie (ou de tension) de toutes les kinesthèses partielles. Il en va de même mais
donner dans les Notizen, en particulier à propos de la proto-spatialité propre du Leib, et relativement pour les autres places du système kinesthésique - telle kinesthèse par-
de ce qui est susceptible de l'attacher à la terre. Revenant au corps vivant comme tielle étant à l'état zéro de détente, mais pas telle autre - parce qu'elles sont pareille-
centre d'orientation, avec ses directions principales (gauche/ droite, haut/bas, ment définies et combinées, dans cette définition, selon leur état zéro ou leur état de
avant/arrière) en fait toujours mêlées dans l'expérience, Husserl précise, ce qui est tension. Cette décomposition analytique (et dès lors abstractive) de la situation kines-
capital, que tout cela, ces directions, partent de mon Leib, et plus précisément d'un ici, thésique fait d'autant plus entrevoir sa complexité extrême et fugace qu'il faut la
mais que la question reste posée de savoir comment cet ici (Nullpunkt) en vient à ne concevoir, concrètement, comme en changement incessant, l'homéostasie signifiant
faire qu'un avec le Leib sans pour autant être assignable ou déterminable comme un que le zéro absolu d'énergie du système se reverse incessamment en lui-même comme
point ou un lieu dans le Leib. TI s'agit de comprendre comment c'est le corps vivant «lieu» absolu, immobile car ne se quittant pas, de référence. Dès lors, les arrêts pos-
lui-même, dont on va voir qu'il y a en lui, pour autant qu'il n'est pas déjà «objectivé» sibles des kinesthèses par suspens instantanés constituent, par rapport au «lieu»
en Leibkorper - en «corps comme vivant» -, une part foncière d'indéterminité, qui absolu, autant de places possibles (non actuelles, donc potentielles), corrélatives du
constitue, en réalité par ses kinesthèses, l'ici, lui-même géométriquement inassignable «système» kinesthésique global, mais il faut préciser que ces potentialités ne sont pas
et indéterminable, par rapport auquel se constituent elles-mêmes les orientations. illimitées si l'on admet qu'il y a chaque fois une limite à la tension d'énergie kinesthé-
Ainsi, qu'il se tienne au repos ou qu'il se meuve, le corps vivant demeure en lui-même, sique -limite, Husserl ne le dit pas ici par souci d'économie, mais ce n'est pas impen-
et les sensations des mouvements (les kinesthèses) de ses yeux ou de ses membres sable en phénoménologie, que seule la phantasia, et à partir de là, l'imagination, peut
sont, malgré le fait qu'il puisse pour une part se voir et se sentir comme un corps appa- franchir. Par là, le Leib a aussi ses lointains, il constitue, à travers son système de
raissant (dans les Innenerscheinungen), d'un tout autre ordre que les sensations (et per- kinesthèses une sorte d' «espace» kinesthésique, un tout de places ou de lieux qui lui
ceptions) des corps extérieurs (dans les Aussenerscheinungen): ne se quittant pas, tout sont propres, un proto-espace.
comme ne quittant pas le sol transcendantal, il amène avec lui, dans son se mouvoir, Le plus remarquable est cependant que, par le fait que les kinesthèses sont ce
ses orientations et son ici qui, pour ainsi dire, se reversent continûment en eux-mêmes, qu'elles sont, les places définissables en elles sont aussi susceptibles d'être ressenties
sans bouger extérieurement, au sein du mouvement. En ce sens, tout comme le sol ter- (empfunden), et par là, qu'elles livrent un champ continu de données, ou une hylè
restre de l'Umsturz, le Leib ne se meut pas comme un corps, il est un repos originaire (matière) phénoménologique propre qui n'est pas «sensible» (sinnlich) comme pour-
qui se maintient par homéostasie - et Husserl sait fort bien, par sa culture scientifique, rait l'être un corps. De la sorte, toute apparition (Erscheinung), qu'elle soit celle d'un
qu'il y a des conditions physico-physiologiques pour le maintien de cet équilibre corps ou celle du Leib comme corps, est «motivée», en quelque sorte ouverte à son
homéostatique, mais ce n'est pas cela qui l'intéresse dans ce texte. apparaître d'apparition, par tel ou tel datum hylétique de kinesthèse, c'est-à-dire par
La question que Husserl se pose est en effet celle de la constitution des lieux. Bien telle ou telle place (ou tel ou tel lieu) du système kinesthésique qui, n'apparaissant pas
loin qu'ils soient définissables depuis les corps-choses extérieurs, ils doivent l'être, au à proprement parler, y transparaît (durchscheinen) - ce qui a pour corollaire que
moins pour une part essentielle, par la Leiblichkeit, la corporéité vivante, du Leib lui- l'habitus que nous avons à percevoir ou à sentir tel ou tel apparaissant a pour corrélat
même, c'est-à-dire par les kinesthèses. Mais le Leib comme «système» des kines- un habitus kinesthésique, donc que le corps vivant, comme «espace» des kinesthèses
thèses est extraordinairement complexe: tout ensemble, d'abord il y a toujours et de leurs lieux, se structure, s'institue de manière durable, dans la même histoire ou

l
I 1
524 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES L'ANALYSE HUSSERLIENNE DE LA PRIMORDIALlTÉ 525

genèse transcendantale que le monde, A ce niveau profond d'analyse, la corrélation qui relève du visuel, le Leib va aussi loin que peuvent aller les kinesthèses du champ
n'est plus celle du sujet vivant (du vécu non perçu) et de l'objet extérieur (perçu), mais oculomoteur, même si ce peut être par impossible, comme par la phantasia - l'image,
du corps vivant, se ressentant de l'intérieur mais de manière pour ainsi dire «insen- le fantôme, relève d'ailleurs autant de la phantasia que de la perception ou de la sensa-
sible», et du monde apparaissant dans ses apparitions, tion. Pour que l'apparition devienne apparition de corps, il faut que celui-ci soit lui-
Cette corrélation est à son tour très remarquable puisque, quasiment toujours pré- même appréhendé par le Leib comme pouvant se stabiliser au lieu d'un optimum
réflexive, antérieure ou extérieure à l'activité de la conscience, elle est en quelque sorte kinesthésique réel ou possible, réel s'il est atteint effectivement, possible si le Leib
instinctive (on dit classiquement, réflexe) et consiste à rapporter l'apparaissant à une peut se «phantasieren», se «phantasmer», avec ses kinesthèses, là-bas au lieu d'ici,
situation optimale d'apparition par le transparaissant (le datum hylétique insensible, le mais là-bas avec son ici.
lieu) du système kinesthésique: l'homéostasie de celui-ci comporte aussi ce pouvoir Par là se constitue, pour Husserl, un champ de lieux possibles, auquel correspond
d' «adaptation» continue à l'apparition, visible ou sensible, ainsi plus ou moins bien un champ de places de repos corporels possibles, mais, et ce point est capital, c'est un
intégrée au proto-espace des lieux kinesthésiques. C'est particulièrement frappant, «espace» qui ne peut être occupé corporellement, c'est un champ d'emplacements
Husserl y revient à maintes reprises, quand, sans y réfléchir, nous accompagnons de comme fond sans corps pour les corps. Ce n'est donc pas, en toute rigueur, le tout des
notre Leib le mouvement d'un corps, et cela, sans qu'il y ait nécessairement à penser à corps, car ce tout serait encore (en tant que divisible en corps) un corps: c'est le sol
une finalité déterminée - comme quand nous accompagnons le vol d'un oiseau. absolument en repos pour les corps, leur «sol terrestre». Comme tel, il est ouvert et
Pour simplifier les choses, et épouser aussi au mieux ce qui semble bien être notre libre, c'est un «espace» constamment visible (et jamais vu comme chose). En tant que
situation le plus souvent «naturelle», Husserl se propose de penser l'unification du le champ de ses kinesthèses réelles et possibles, actuellement opérantes dans les mou-
champ des kinesthèses par le champ oculomoteur et son zéro d'énergie kinesthésique. vements accomplis, ou simplement «phantasmées» comme possibles dans laphanta-
Les champs d'apparitions sont ainsi rapportés au champ visuel, et les lieux kinesthé- sia (avant toute représentation en image) sans aucun accomplissement réel de
siques aux lieux des kinesthèses visuelles. Les apparitions qui s'y découpent, et que mouvement, le Leib, le corps vivant qui, en réalité, trouve là son statut phénoménolo-
Husserl désigne ici par «images» (il les a appelées «fantômes» ou «apparences» dans gique le plus pur, n'est alors rien d'autre que l'espace lui-même en tant, nous l'avons
d'autres contextes) y constituent des unités qui ne sont pas encore proprement des dit, que cellule de spatialisation, c'est-à-dire aussi la terre elle-même comme arche ori-
corps, mais qui, par l'unité du corps vivant et de la terre, la plus manifeste avec la ginaire, immobile et inextériorisable ailleurs, où que j'aille, où que je m'arrête. Il est
vision (et la station verticale), apparaissent avec leur avant-plan et leur arrière fond. TI cela même qui, peut-être, dans la mesure où il est lié à la facticité du corps humain, tel
vient alors de manière frappante que l'optimum des kinesthèses oculomotrices, leu! que celui-ci ressort avec ses caractères que nous n'avons pas faits, est l'une des traces
zéro absolu, constitue, tout comme la terre, et en harmonie préétablie avec elle, un de la nature, de la physis en nous, nature ou physis humaine, certes, mais qui est sans
repos absolu qui n'est pas un mode du mouvement, et auquel se rapportent en principe doute la seule que la phénoménologie puisse analyser sans s'adonner à la spéculation
tous les autres lieux kinesthésiques et les apparitions qui y surgissent en transparence. métaphysique. Et certes, ce corps vivant sera institué, éduqué, dressé, il se moulera
Ce repos absolu est en même temps une proximité absolue, non éliminable et non dans les traits du Leibkorper, du corps comme vivant et ce, tout d'abord par le rapport
transportable (elle ne quitte pas le mouvement du Leib lui-même), par rapport à intersubjectif, mais ce sera toujours sur ce fond irréductible.
laquelle surgissent (prennent sens) les lointains, mais aussi toutes les places possibles Avant d'en venir à Merleau-Ponty, soulignons que, par là, nous touchons bien
du système kinesthésique. Dès lors, le mouvement présuppose un changement dans la quelque chose de l'énigme que ne cesse de constituer le corps vivant humain: celui-ci,
mutabilité du rapport des kinesthèses à la proximité absolue, car à toute apparition comme champ des kinesthèses, n'est pas un corps et n'est pas divisible en corps, il
apparaissant dans le champ visuel correspond un changement propre de place kines- n'est donc pas occupable par des corps, mais il est, en tant que proto-espace ou espace
thésique, lequel conduit à transférer le système kinesthésique jusqu'à l'optimum immobile de ses lieux qui ne se quitte pas, en tant que hylè insensible néanmoins res-
d'apparition pour l'apparaissant surgissant (avec tension) au repos, en suscitant le sentie, transparent ou transparaissant aux apparitions sensibles (visibles) des corps. En
mouvement du Leib et donc en modifiant son état kinesthésique antérieur pour l'ame- ce sens, inapparent ou inapparaissant en tant que tel (quand il apparaît en
ner au repos en vue de cet apparaissant. L'essentiel, encore une fois, est que ce n'est Innenerscheinungen, c'est déjà comme Leibkorper), il ne fait que clignoter comme
pas l'apparaissant qui détermine son lieu, a priori, dans l'espace, comme si lieux et phénomène (dans nos termes: se phénoménalise) entre son apparition où il disparaî-
espace étaient toujours déjà «donnés» de toute éternité, mais que c'est le Leib, avec trait comme transposé en Korper potentiellement visible en Aussenerscheinungen, et
son «espace» kinesthésique originé sur un ici insituable dans l'espace, qui définit ses sa disparition où il apparaîtrait en s'évanouissant de sa transparence dans les appari-
lieux comme «lieux ressentis». Toute «image» (apparition visuelle) a, écrit Husserl, tions de choses, en s'identifiant au monde. Clignotement qui est du même coup celui
son «lieu ressenti» dans le champ du ressentir, et d'image a sa signification d'image de la spatialisation liée irréductiblement au Leib comme phénomène, lequel n'est par
par là que ce lieu entre en rapport intentionnel avec l'optimum par le changement de là rien d'autre, dans sa phénoménalisation même, que l'ici comme matrice de spatiali-
place kinesthésique qui lui revient.» Autrement dit, l'image fait apparaître autre chose sations, où il serait vain de chercher quelque modèle ou quelque mesure stable. Car
qu'elle-même: le lieu ou la place comme lieu de Leib. Il ne faut donc pas localiser celle-ci, c'est l'autre versant de la même énigme, ne peut venir que de l'institution
celui-ci par l'enveloppe corporelle, qui est l'enveloppe physique du Korper: dans ce symbolique (la «culture») et de l'éducation qui, par Stiftung sur la base de la relation
526 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES MERLEAU-PONTY: DEDANS» ET «DEHORS », «CHAIR DU CORPS» ET «CHAIR DU MONDE» 527

intersubjective, fait de notre Leib un Leib habitant le Korper comme Leibkorper insti- Urpriisentierbar (un non visible, moi), mais [qu'] elle me le donne à travers un
tué, et cela, précisément, dans cette étrange ductibilité qui est ici celle du Leib à tous Urpriisentierbar (mon apparence tactile ou visuelle) (scil. mes Innenerscheinungen)
les habitus qui peuvent être acquis par la transmission de l'héritage symbolique. C'est en transparence (scil. comme dans les Notizen) (i.e. comme latence).» Qu'est-ce à dire,
dire que si le Leib est, non pas proprement la nature en nous, mais une trace de la sinon que le Leib lui-même, dans l'intimité primordiale sans dehors donné de ses
nature en nous, cette trace, pour paraphraser Héraclite en un tout autre sens que kinesthèses, ne peut s'apparaître à lui-même dans ses Innenerscheinungen qu'en ne
Heidegger, «aime à se cacher». faisant qu'y trans-paraître sans ap-paraître, donc, qu'au registre du primordial, ces
apparitions de soi ne sont que des «fantômes» ou des «images», et qu'elles ne devien-
dront apparitions de mon Leibkorper, et en ce sens, proprement Innen-erscheinungen
§ 2. MERLEAU-PONTY: «DEDANS» ET «DEHORS», «CHAIR DU CORPS» de soi, que si, par la Stiftung de l'autre, je suis moi-même situé ici (<<modifié») par rap-
ET «CHAIR DU MONDE». port au là-bas? Soulignons dès maintenant que l'opposition entre Innen- et
Aussenerscheinungen semble manquer à Merleau-Ponty, qui mêle, par défaut de préci-
Pour autant que ce soit possible et légitime étant donné leur inachèvement en sion analytique (ou par défaut d'architectonique), registre primordial et registre inter-
ébauches, nous allons suivre le parcours de Merleau-Ponty à travers deux importants subjectif. Car au registre primordial, il n'y a, nous l'avons vu, que des «images»,
groupes des «Notes de travail» publiées par Claude Lefort en appendice à son édition c'est-à-dire des apparitions potentielles, sans distinction du dedans et du dehors - tout
du Visible: les notes du printemps (mai-juin) et de l'automne (novembre: du moins les se trouvant, pour ainsi dire, au dedans qui est «dedans absolu»: En ce sens, dire de ce
premières) 1960 (VI, 300-317). registre qu'il est «latence» est sans doute ambigu, car il n'est pas susceptible d'être
Relevons tout d'abord, au passage, quelques expressions caractéristiques. «Le dévoilé purement comme tel: comme disait Husserl, il est insensible (et donc invisible)
monde perçu ( ... ) est l'ensemble des chemins de mon corps et non une multitude quoique ressenti (empfunden) - ce qui rend possible son attestation phénoménolo-
d'individus spatio-temporels - L'invisible du visible.» (VI, 300) Formule que l'on gique, mais toujours indirecte. Quoi qu'il en soit, Merleau-Ponty a été très près de
pourrait reprendre en disant que ces chemins ne sont pas ceux dont je puis me souvenir comprendre, à propos du rêve (VI, 316)2, que, si le Leib ne paraît jamais proprement
parce que je les aurais déjà parcourus, mais les chemins kinesthésiques potentiels, en lui-même en apparition (l'apparition l'est toujours du Leibkorper), c'est précisément
habitus, ou d'autres chemins kinesthésiques qui n'ont jamais été institués en habitus. qu'il est lui-même, comme Nullpunkt, principiellement indéterminé et infigurable.
ils constituent bien l'invisible du visible (des choses), ce que Merleau-Ponty nomme Mais c'est ce Leib que, plus loin, Merleau-Ponty semble assimiler à la chair. il écrit
audacieusement, dans la même note, «rayons de monde» censés porter du Wesen. Plus (VI, 304): «La chair du monde n'est pas se sentir comme ma chair.» Ce qu'on peut
loin (VI, 301-302): «Ce qu'elle (scil. la conscience) ne voit pas, c'est ce qui en elle entendre, à nouveau, en un double sens, celui du se sentir comme se voir et se toucher,
prépare la vision du reste ( ... ). Ce qu'elle ne voit pas, c'est ce fait qu'elle voit, c'est et celui du se sentir comme se ressentir, au sens du Leib comme primordial. Et nous
son attache à l'Etre, c'est sa corporéité, ce sont les existentiaux par lesquels le monde touchons ici à un point très problématique, celui de la généralisation indue de la struc-
devient visible, c'est la chair où naît l'objet.» Autrement dit: faut-il comprendre, ici, ture propre à la Stiftung intersubjective. Car pourquoi dès lors parler de «chair du
que l'invisible est la Leiblichkeit du Leib, structurée par ses kinesthèses comme par des monde», alors qu'elle est «sensible et non sentant» (ibid.)? «Pour dire», répond-il
existentiaux (<<rayons de monde») qui «préparent» à la visibilité (à l'entrée en appari- (ibid.), «qu'elle est prégnance de possibles, Weltmoglichkeit (les mondes possibles
tion) du monde, et que cette Leiblichkeit ek-statique est la chair elle-même? On pour- variantes de ce monde-ci, le monde en deçadu singulier et du pluriel)>>. Elle n'est donc
rait penser que nous ne manquons pas, à notre tour d'audace, si Merleau-Ponty pas ob-jet mais porteuse de Wesen comme axes, pivots ou dimensions, et, en ce sens,
n'écrivait: «mon corps n'est pas seulement un perçu parmi les perçus, il est mesurant de manière quasi-husserlienne, horizon de possibilités éidétiques. Mais comment et
de tous, Nullpunkt de toutes les dimensions du monde. P. ex. il n'est pas un mobile ou pourquoi dire, sinon par un glissement, que ces possibilités viennent précisément, au
mouvant parmi tous les mobiles ou mouvants, je n'ai pas conscience de son mouve- moins pour une part, non pas du monde même en apparition (réelle et possible), ce qui
ment comme éloignement par rapport à moi, il sich bewegt alors que les choses sont serait encore légitime, mais de la chair même du monde, comme si le monde était, à sa
mues. Ceci veut dire une sorte de «réfléchi» (sich bewegen), il se constitue en soi par façon, un Leib? Merleau-Ponty précise d'ailleurs aussitôt, sans véritable explication
là.» Comment ne pas reconnaître, ici la leçon de l'Umsturz et des Notizen? Et ne pas (ou par une explication toute rhétorique), que ce n'est pas de «l'hylozoïsme» (ibid.).
être invité, en toute rigueur phénoménologique, à bien lire, c'est-à-dire à bien com- Plus loin encore, il écrit: «La chair du monde, c'est de l'Etre-vu, i.e. c'est un Etre qui
prendre que le corps dont il s'agit est le Leib, avec son Nullpunkt ou son ici (primor- est éminemment percipi», c'est-à-dire sa négation. «Eminemment»: est-ce à dire qu'il
dial) «absolu»? Reste à interroger la «sorte de réflexion» que Merleau-Ponty lui est encore implicitement autre chose? Avouons qu'à ce stade, le propos demeure trop
attribue par le Sich bewagen, et qu'il rattache aussitôt à la sorte de réflexion du «se allusif pour être sérieusement compréhensible. Laissons-le en attente.
voin>, «se toucher» qui n'advient cependant, en tout rigueur, que dans le cadre struc-
turel propre à la Stiftung de la relation intersubjective (par l'opposition entre Innen- et 2. Cf ici même. Le sens proprement merleau-pontien de cette note sur le rêve serait en réalité
Aussenerscheinung). Mais Merleau-Ponty ajoute plus loin (VI, 303), fort justement que ce qui se figure dans le rêve n'est à vrai dire que le «Bild» ou «l'apparence» husserlienne, où
que «la perception de soi est encore une perception, i.e. [qu'] elle me donne un Nicht le Leib se ressent sans s'apparaitre comme Leibkorper.
528 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES MERLEAU-PONTY: DEDANS» ET « DEHORS », « CHAIR DU CORPS» ET « CHAIR DU MONDE» 529

Ces questions s'éclairent quelque peu dans la suite, et d'abord dans une longue note Ce texte est capital, et sans la référence tout implicite aux Notizen de Husserl, il
de mai 1960(VI,307-310),oùMerleau-Pontys'interroge surl'«invisiblededroit», et peut être mal compris. Mais surtout, il est le témoin de tout l'engagement de Merleau-
où revient, en filigrane, la leçon de l'Umsturz et des Notizen: «je ne puis me voir én Ponty dans la philosophie de la chair, et des distorsions qu'il fait subir à la rigueur ana-
mouvement, assister à mon mouvement. Or cet invisible de droit signifie en réalité que lytique de la phénoménologie. Il vaut donc la peine de commenter cet extrait point par
Wahrnehmen et Sich bewegen sont synonymes: c'est pour cette raison que le point. Tout d'abord, la chair est phénomène de miroir et non pas miroir, qui est une
Wahrnehmen ne rejoint le sich bewegen qu'il veut saisir: il en est un autre. M~s cet extension n'ayant que rarement lieu de mon rapport à mon corps. Avant d'en arriver au
échec, cet invisible, atteste précisément que Wahrnehmen est sich bewegen, il y a là un vertige de Narcisse, le rapport est de moi (de mon Leib: de ma chair, dit Merleau-
succès dans l'échec. Wahrnehmen échoue à saisir sich bewegen (et je suis pour moi zéro Ponty) à mon ombre. Or cette ombre, c'est le Bild (l'«image») ou l'apparence de la
de mouvement même dans le mouvement, je ne m'éloigne pas moi) justement parce chose, à travers laquelle, comme le disait Husserl, trans-paraît (durscheinen) la hylè
qu'ils sont homogènes et cet échec est l'épreuve de cette homogénéité: Wahrnehmen et insensible (et invisible), mais non pas non ressentie (empfunden) du Leib, c'est-à-dire
sich bewegen émergent l'un de l'autre. Sorte de réflexion par Ek-stase, ils sont la même précisément les kinesthèses et le proto-espace primordial des «places» kinesthésiques
touffe.» (VI, 308) Qu'est-ce à dire, en termes rigoureusement phénoménologiques, sinon constituant le Leib primordial. Jusque là, nous sommes bien dans la rigueur phénomé-
que toute perception d'un percipi (énigmatiquement refermé sur lui-même) est un se nologique. On peut même voir, dans le système institué des habitus kinesthésiques et
mouvoir du Leib, et par conséquent kinesthésique? Donc que, à moins de se prendre elle- des «places» kinesthésiques qui leur correspondent, les axes ou les pivots, les «rayons
même pour objet (ce qui est possible, secondairement, dans ce que Husserl nommait la de monde» ou les «existentiaux» dont parle Merleau-Ponty; on peut dès lors concéder
«perception interne», mais temporelle de la perception), la perception ne se perçoit pas que dans le rapport du Leib aux «apparences» qui surgissent corrélativement du
elle-même comme kinesthèse, qu'elle ne perçoit que son objet qui est percipi, parce monde s'instituent des «êtres», des Wesen (au sens actif ou verbal) en tant que prépa-
qu'elle est elle-même kinesthèse? Donc encore, en accord avec l' Umsturz et les Notizen, rant à l'entrée effective en apparition des choses et du monde (cf VI, 311, la note
que le Leib, demeurant en lui-même, ne se quittant pas ou ne se dédoublant pas pour aller «Visible invisible»), mais cela, on le voit, dans la Stiftung corrélative qui fait du Leib
là-bas, au lieu spatial du percipi, est précisément Nullpunkt, repos absolu, ce que un Leibkorper et du monde un monde non pas exclusivement perçu, mais précisément
Merleau-Ponty nomme, sans doute trop précipitamment (mais il ne s'agit que d'une note perceptible. Il y a bien là, dans l'opération (aveugle) de cette Stiftung, scission ou fis-
de travail), «zéro de mouvement» (comme s'il s'agissait d'un mode de mouvement). sion, d'une part du «dedans» propre au Leib (dedans, encore une fois insensible ou
Dira-t-on pour autant que percevoir et se mouvoir, c'est-à-dire apparition de chose et invisible, mais pas pour autant non ressenti dans ses mutabilités kinesthésiques, réelles
kinesthèse «émergent l'un de l'autre»? Y a-t-il une «sorte de réflexion» par ek-stase? et possibles) et du «dehors» qui est le Bild ou l'apparence surgissant en telle ou telle
Ou encore, comme l'ajoute aussitôt Merleau-Ponty, que «toucher, c'est se toucher»? On place kinesthésique, et d'autre part, de ce Bild ou apparence et de la chose ou de
peut douter qu'il y ait une telle réflexivité au registre primordial de la Leiblichkeit du l'Etre. Mais il est manifestement abusif de dire que toucher (ou voir) cette ombre de la
Leib, là où, Merleau-Ponty le remarque avec justesse dans la suite, les kinesthèses attes- Leiblichkeit du Leib, cette apparence; c'est en général, de la part du Leib, se toucher ou
tent d'un contact sans lacune du Leib avec lui-même. se voir. Car au registre primordial, ce mouvement est sans retour réflexif, fût-ce par
Qu'il y ait là une difficulté, c'est ce dont témoignent les raffinements que Merleau- «un geme (Art) de réflexion», d'autant plus que le Leib comme Nullpunkt y est infigu-
Ponty se sent obligé d'ajouter: «Toucher, c'est se toucher. A comprendre comme: les rable, et que l'ombre ou l'apparence, ici, n'a en toute rigueur rien de spéculaire (cf
choses sont le prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement du nos développement sur la mimèsis non spéculaire, active et «du dedans» du Leib par le
monde, par lui le monde m'entoure.» (VI, 308) Suit un développement, une sorte Leib comme seule propre à rendre compte du noyau de la relation «intersubjective»).
d'anticipation (VI, 308-309), qui ne trouve son explication que plus loin, dans un texte Pour que le Leib prenne figure susceptible de se réfléchir en miroir, il faut un nouveau
(VI, 309) que nous lisons aussitôt: «La chair est phénomène de miroir, et le miroir est registre de la Stiftung, celui qui se structure avec la Stiftung du moi et d'autrui: le Leib
extension de mon rapport à mon corps. Miroir: réalisation d'un Bild de la chose (scil. se transpose alors architectoniquement en Leibkorper, avec la distinction des
la réminiscence des Notizen est ici transparente), et rapport moi-mon ombre (nous sou- Innenerscheinungen et des Aussenerscheinungen - et c'est là proprement que, dans le
lignons) = réalisation d'un Wesen (verbal): extraction de l'essence de la chose, de la miroir, peut avoir lieu le vertige de Narcisse, la captation du Leibkorper par son image,
pellicule de l'Etre ou de son «apparence» (scil. ce qui renforce notre idée de la rémi- en un autre sens que le Bild dont il est ici question, et où c'est la vision qui joue le rôle
niscence du texte husserlien puisque Husserl nomme parfois «apparence», Apparenz, principal en paraissant (dans l'illusion spéculaire) étendre mon Innenerscheinung
ce qu'il désigne comme Bild dans les Notizen). - Se toucher, se voir, c'est obtenir de jusqu'à mon Aussenerscheinung livrée par l'image, ou réimaginée comme image de
soi un tel extrait spéculaire. 1. e fission de l'apparence et de l'Etre - fission qui a lieu cette image.
déjà dans le toucher (dualité du touchant et du touché) et qui, avec le miroir (Narcisse) Mais ce sont les derniers lignes de la note qui sont le plus à l'écart de la rigueur
n'est que plus profonde adhérence à soi. La projection visuelle du monde en moi à puisque, de cette soi-disant «ressemblance» narcissique, Merleau-Ponty conclut à la
comprendre non comme rapport intra-objectif choses-mon corps. Mais comme rapport transcendance, faisant intervenir la structure de la Stiftung intersubjective là où ou elle
ombre-corps (nous soulignons), communauté de Wesen verbal et donc finalement phé- n'a pas lieu d'être: on y retrouve en effet l'analogie dont on peut étudier le fonctionne-
nomène «ressemblance», transcendance.» ment dans les Méditations cartésiennes (§ 54). Comme si, appréhendant le rapport
530 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES MERLEAU-PONTY: DEDANS» ET «DEHORS », «CHAIR DU CORPS» ET «CHAIR DU MONDE» 531

entre le Leib insensible et invisible et le Bild ou l'apparence qui en serait l' «ombre», le précisément pas être un «ressentir» (empfinden) sous peine d'hylozoïsme: ce ne peut pas
Leib appréhendait déjà celle-ci comme [son] lnnenerscheinung à laquelle correspon- non plus être un se sentir au sens de l'aisthèsis ou de la Sinnlichkeit (le percipi serait sen-
drait l'Aussenerscheinung de la chose et du monde (par «ressemblance» ou «harmo- tant). Quoi qu'il en soit, en supposant cette sorte étrange d'ek-stase du Leib au monde,
nie préétablie»), et comme si, par là, par suite d'un transfert (Uebertragung) ou d'une probablement d'inspiration heideggerienne, c'est cela même que Merleau-Ponty nomme
transgression (Ueberschreiten) intentionnels de même structure que ceux qui sont à le chiasme ou la réversibilité de la chair, cela même où le dehors de mon dedans (l' appa-
l'oeuvre dans la Stiftung intersubjective, l'Etre opaque du percipi se voyait, lui aussi, rence) entre en écho (par «ressemblance» ou analogie) avec le dehors (l'apparition de
affecté d'un invisible (insensible) de principe, d'un «dedans» transcendantal ichap- chose ou de monde) du dedans du monde, ce qui fait de l'apparence le double interne de
pant principiellement à toute Darstellung intuitive. Ce serait bien de l'hylozoïsme l'apparition de chose ou de monde, et de celle-ci le double externe de l'apparence. De
puisque les choses et le monde seraient dès lors, à tout le moins, des quasi-autres, telle sorte qu'en ce sens mon dedans refend le dehors de l'intérieur tout comme le dehors
puisqu'il n'y aurait pas d'autre mode de l'altérité que celle d'autrui. Que cela soit bien, refend mon dedans de l'extérieur - ce qui donne lieu à la structure de ce que Merleau-
en un sens relatif, le cas du monde et des choses transposés au registre de l'intersubjec- Ponty nomme la «double intercalation». On a là toute la philosophie de la chair, dont on
tivité par sa Stiftung, n'implique pas que ce soit universellement le cas, en particulier voit que l'extension universelle, indue, de la structure de Stiftung propre à l'intersubjecti-
au registre phénoménologique, le plus archaïque, de la Leiblichkeit du Leib dés ancré vité, en fait une métaphysique - et certes une métaphysique d'inspiration phénoménolo-
de tout Korper (comme dans le rêve ou la phantasia, où il n'y a pas, en réalité, de dis- gique, mais pas une phénoménologie. TI serait trop long de montrer ici que c'est cette
tinction entre lnnen- et Aussenerscheinung). situation même qui rend très obscurs des passages de l'oeuvre, et semble anticiper en
C'est en sautant cette médiation essentielle que Merleau-Ponty a pu écrire, avant le paraissant les autoriser bien des spéculations - dont Merleau-Ponty s'est touj ours gardé -
texte que nous venons d'étudier: «Il faut comprendre le se toucher et le toucher sans aucune base ou attestation phénoménologique.
comme l'envers l'un de l'autre -la négativité qui habite le toucher ( ... ), l'intouchable Il n'y a plus grand chose à ajouter sinon que l'explicitation des références tout
du toucher, l'invisible de la vision, l'inconscient de la conscience (son punctum cae- implicites de la recherche de Merleau-Ponty à l'oeuvre de Husserl permet d'apporter
cum central, cette cécité qui la fait conscience ... ), c'est l'autre côté ou l'envers (ou une plus grande précision analytique à ce qu'il entend par l'invisible. Dans une note,
l'autre dimensionnalité) de l'Etre sensible; on ne peut dire qu'il (scil. l'envers) y soit, toujours de mai 1960 (VI, 310-311), et que nous n'étudierons pas en détail, il précise
quoiqu'il y ait assurément des points où il n'est pas - Il y est d'une présence par inves- tout d'abord, entre autres, que l'invisible, c'est «ce qui, relatif au visible, ne saurait
tissement dans une autre dimensionnalité, d'une présence de «double fond» -la chair, néanmoins être vu comme chose (les existentiaux du visible, ses dimensions, sa mem-
le Leib, [... ] c'est un «je peux» -le schéma corporel ne serait pas schéma s'il n'était brure non figurative)>>, ce qui, paradoxalement - un signe de l'inachèvement de
ce contact de soi à soi (qui est plutôt non-différence) [ ... ]» (VI, 308-309) Si l'on peut l'oeuvre -, montre que Merleau-Ponty avait bien conscience de l'infigurabilité du
admettre ces propositions du côté du «dedans», de la Leiblichkeit du Leib, de ce que Leib. Et il ajoute, un plus plus loin (VI, 311), qu'avec l'invisible, «il s'agit d'une néga-
Merleau-Ponty nomme «chair du corps», et ce, à la condition de mettre hors-circuit le tion-référence (zéro de ... ) ou écart», ce qui renvoie bien, ultimement, au Leib infigu-
réflexif du toucher, on ne peut précisément plus l'admettre dès lors que ce réflexif, qui rable comme Nullpunkt en réalité insituable. De même, dans une note de juin 1960
paraît plutôt ici, contre les intentions de Merleau-Ponty, comme un réflexif «de (VI, 313-314), la prise en compte des Notizen donne au propos merleau-pontien un
survol», est pris avec toute la charge de son sens. Car il y aurait là un basculement qui relief saisissant: «Montrer que la philosophie comme interrogation ( ... ) ne peut
ferait du Bild ou de l'apparence une lnnenerscheinung en écho à des Aussener- consister qu'à montrer comment le monde s'articule à partir d'un zéro d'être (nous
scheinungen possibles, elles-mêmes «investies », par analogie (transfert intentionnel), soulignons) qui n'est pas néant, c'est-à-dire à s'installer sur le bord de l'être, ni dans le
là où il y aurait cet écho, de 1'« autre côté », de 1'« envers» ou du «double fond» en pour soi, ni dans l'en soi (nous soulignons), à la jointure, là où se croisent les multiples
tant, précisément, que présence (invisible, insensible) du sensible, c'est-à-dire de ce entrées du monde.» (VI, 314) C'est-à-dire: au lieu même du chiasme, que nous venons
qui fait son «être», son Wesen, 'comme Etwas de rayonnement «faisant retour». Cela, de redéfinir, là où l'apparence entre en écho avec l'apparition (de chose, du monde),
sur le fond du Leib comme potentialité «<je peux»), c'est-à-dire des kinesthèses avec ceci cependant, nous l'avons vu, que la structure de chiasme n'est pas universelle,
comme schèmes sans lacunes de la Leiblichkeit (mais Merleau-Ponty n'approfondit mais n'entre en jeu, d'une manière que Husserl n'a peut-être pas toujours décrite de
pas cette direction encore ouverte de sa pensée). L'usage du réflexif est dès lors redou- façon satisfaisante - polarisé qu'il était, jusqu'à un certain point, par les structures
table puisque c'est lui qui permet d'enchaîner: «La chair du monde, le «quale» (scil. propres à l'institution de la connaissance (objective) - qu'avec la structure de Stiftung
la pellicule de l'Etre ou l'apparence) est indivision de cet Etre sensible que je suis (scil. propre à l'institution intersubjective. On peut dire en ce sens que «l'autre côté» des
en toute rigueur: du Leib kinesthésique primordial qui transparaît à travers l'apparence choses et du monde, trop rapidement acquis par Merleau-Ponty en ce qui donne bien,
sans apparaître lui-même), et de tout le reste (scil. les choses, le monde) qui se sent en quoiqu'il il en ait, une sorte raffinée d'hylozoïsme, est comme la pré-ouverture, encore
moi (nous soulignons), [ ... ] (VI, 309) Le «dedans» du monde, institué comme un Leib archaïque, des choses et du monde à leur «objectivité», ou comme la condensation
autre par la transgression intentionnelle de l'investissement en lui de l' «autre côté» phénoménologique, en les choses et le monde, de tous les autres possibles, ou de
comme de sa «dimensionnalité», se sent en moi dans l'apparence, le Bild, où le Leib l'autre humain à l'état potentiel, une fois qu' «a eu lieu», mais de façon aveugle (irré-
kinesthésique primordial transparaît. Mais ce «se sentir en moi» du monde ne peut fléchie), la transposition architectonique du plus archaïque (le «primordial» husser-
532 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES MERLEAU-PONTY: DEDANS» ET «DEHORS », «CHAIR DU CORPS» ET «CHAIR DU MONDE» 533

lien) coextensive de la Stiftung de l'autre. Il va de soi que cette situation architecto- mais qu'un tel passage, pour être réellement compris, exclut pour le moins toute lec-
nique de la recherche merleau-pontienne relativise complètement ce qu'il entend par ture trop rapide. C'est cela aussi que peut donner la relecture, avec le recul critique, de
ontologie (Stiftung de l'être ou de l'Etre), puisqu'on sait que toute Stiftung n'est pas Merleau-Ponty depuis l'exhibition des références implicites à Husserl. Un point
ipso facto ontologique, que d'autres questions se posent aux humains que la question cependant demeure énigmatique: pourquoi et en quel sens parler ici du néant? Serait-
de l'être, ou que c'est précisément faire de la métaphysique que de penser que l'expé- ce par un retour indû du spéculatif, c'est-à-dire du métaphysique? Le propos de
rience humaine est réductible, dans sa totalité et sans reste, à l'expérience de l'ê~e. Il y Merleau-Ponty est obscur, reconnaissons-le. Tâchons cependant de comprendre. Si le
a manifestement plus, dans le propos cité, aventuré au fil de la recherche, que ce que bout du doigt de gant est néant, c'est parce qu'il y a réversibilité, ou mieux, parce que
Merleau-Ponty en a explicitement repris dans la thématisation de son élaboration. s'il ne l'était pas, le «dedans» serait toujours muré en lui-même, et le dehors ne serait
Il est un point sur lequel nous voudrions revenir pour conclure: l'illustration de la jamais autre chose, mais précisément pas comme dehors, que Bild ou apparence où ne
réversibilité de la chair par la métaphore du doigt de gant qui se retourne (VI, 317). transparaîtrait jamais que le Leib kinesthésique primordial - étant entendu qu'il faut
Relisons: «Il n'est pas besoin d'un spectateur qui soit des deux côtés. Il suffit que, mettre hors circuit tout «spectateur» de survol (ici, classiquement: Dieu). C'est dire,
d'un côté, je voie l'envers du gant qui s'applique sur l'endroit, que je touche l'un par selon la métaphore, que si c'est le Leib kinesthésique primordial qui est figuré par le
l'autre (double "représentation" d'un point ou plan du champ) le chiasme est cela: la dedans du gant (ce qui suppose déjà qu'il soit passé en lui-même comme Leibkorper et
réversibilité ». Et, un peu plus loin: «l'axe seul est donné - le bout du doigt de gant est donc aussi en le Leibkorper d'autrui), ce Leib, qui clignote phénoménologiquement
néant-, mais néant qu'on peut retourner, et où l'on voit alors des choses - Le seul dans le Leibkorper (le mien, celui de l'autre), est bien un néant d'apparition au sein
«lieu» où le négatif soit vraiment, c'est le pli, l'application l'un à l'autre du dedans et même de l'aperception, cela même qui me fait passer aveuglément (par synthèse pas-
du dehors, le point de retournement». Notons d'abord que le texte entier de la note sive, sans réflexion) de l'aperception du Korper d'autrui à celle de son Leibkorper, et,
(VI, 316-317) montre que Merleau-Ponty se place très justement au registre ouvert par dans le même mouvement, de l'aperception du Bild ou de l'apparence à celle de mon
la Stiftung intersubjective, et que l'«autre côté» (l'envers pour l'endroit et l'endroit lnnenerscheinung comme celle de mon Leibkorper, répondant à l'Aussenerscheinung
pour l'envers) est bien, chaque fois, ce qui, du Leibkorper autre, n'apparaît pas depuis du Leibkorper de l'autre. En chaque Leibkorper, coextensif de sa division en
son Nullpunkt, c'est-à-dire depuis «son» Leib - qui n'est le sien que de clignoter dans «dedans» et «dehors», s'ouvre donc, comme un abîme se dérobant à toute apparition,
son Leibkorper. C'est pourquoi, ici, le doigt de gant est en fait une sorte de «surface l'horizon du Leib comme Nullpunkt infigurable, cela même qui spatialise et est spatia-
frontière» invisible (en non apparition) où, dans le chiasme de la relation intersubjec- lisé dans le chiasme iotersubjectif, le schème qui distribue et où sont distribuées les
tive, «moi-autrui» revire ou se retourne en «autrui-moi». Ce que Merleau-Ponty veut places respectives des apparitions et des non-apparitions. Entre le dedans et le dehors
donc dire - mais nous avons vu combien il a généralisé indûment la situation -, c'est en ce sens, il n'y a donc rien, rien d'autre que, tout d'abord, le Bild ou l'apparence qui
qu'il n'y a pas besoin d'un point de vue de survol pour comprendre ce qui se passe se transpose architectoniquement, par la Stiftung d'autrui, en lnnenerscheinung, Leib
dans la relation «intersubjective», et ce, dans la mesure où, d'un côté, je vois l'envers comme Nullpunkt, là-bas, où elle ne m'apparaît pas, mais où elle est soutenue par une
du gant (l'apparence, le Bild où le Leib kinesthésique primordial transparaît) qui Aussenerscheinung, elle-même dès lors au dehors et ouverte sur l'abîme se dérobant à
s'applique sur l'endroit (l'Aussenerscheinung du Leibkorper de l'autre), de manière toute apparition de sa Leiblichkeit. Opération quasi-magique et insaisissable que cette
telle qu'en retour l'apparence ou le Bild apparaît à son tour comme Stiftung de l' «intersubjectivité», puisqu'elle se produit, comme transposition architec-
lnnenerscheinung (par exemple, la parole que je profère et qui en prend sens, y com- tonique coextensive de cette Stiftung, dans ce rien qui replie sur eux-mêmes en les
pris pour moi, dès lors scindé en «dedans» et en «dehors») renvoyant à une ouvrant l'un à l'autre un soi et un autre soi. Or, si nous ne voulons pas céder à la tenta-
lnnenerscheinung que je n'ai pas (que je puis seulement me présentifier), mais qui tion (contre laquelle vont pas mal d'efforts de Merleau-Ponty) d'hypostasier ce rien en
est médiatisée par l'Aussenerscheinung de l'autre (laquelle à son tour encore renvoie néant (remarquablement actif par ailleurs), de nous évader dans la spéculation méta-
à mon Aussenerscheinung qui ne m'apparaît pas). Par là, dit Merleau-Ponty, je physique, ou pire de faire une lecture «idéologique» (ce néant ne serait-il pas finale-
«touche» l'endroit par l'envers (par exemple, je comprends que le sens de ma parole ment Dieu lui-même? et ce de façon très «symptomatique»), ne sommes-nous pas
est entendu par l'autre), mais, dans ce «moment» d'application (d'harmonie) de conduit, certes par-delà à Merleau-Ponty, à y reconnaître l'une des «figures» du phé-
l'envers sur l'endroit, c'est aussi, par le chiasme ou la réversibilité, l'endroit qui nomène comme rien que phénomène, tout au moins, si nous ne voulons pas par
touche l'envers (je suis touché par le touché de l'autre), ou le «dedans» de l'autre ailleurs, comme Merleau-Ponty, universaliser indûment la relation intersubjective au
qui me touche à son tour au dedans, ou plutôt institue mon «dedans» comme celui monde lui-même, généraliser une «figure» particulière de ce que nous nommons le
de mon lnnenerscheinung, apparaissant depuis ce qui s'est transposé dans le phénomène de langage, pour nous réflexif (pour Merleau-Ponty «réversible») en tant
Nullpunkt de mon Leib, et apparaissant dès lors comme distincte des Aussen- qu'il est temporalisation en présence sans présent a priori assignable? Certes, la situa-
erscheinungen, à la fois des choses et de l'autre - ce pourquoi Merleau-Ponty pré- tion architectonique de l'analyse phénoménologique devient ici très délicate puisqu'il
cise que c'est par le retournement en question que l'on voit des choses. faut s'abstenir de toute substruction «causaliste», en disant par exemple que la ren-
Relevons que ce mouvement est remarquable, qu'on y découvre d'étonnantes res- contre d'autrui est le phénomène de langage le plus archaïque parce que fondateur, ou,
sources phénoménologiques, que nos remarques n'excluent pas cette reconnaissance, à l'inverse, que le phénomène de langage, en ce qu'il a de plus archaïque, est la condi-
534 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQillSSES MERLEAU-PONTY: DEDANS» ET «DEHORS », «CHAIR DU CORPS» ET «CHAIR DU MONDE» 535

tion de possibilité de la «sortie» hors du monde primordial, de la rencontre d'autrui. «lieux» du revirement et que ce ou ces «lieux» sont néant: «situés», ils ne le sont ici
En fait, l'un présuppose toujours déjà l'autre. Il ne s'agit ici, ni plus ni moins, que du que par la Stiftung intersubjective, dans ce qui accorde, au sein de la rencontre
difficile problème de l'articulation entre l'ipséité du «soi» du sens en train de. se faire concrète, l' Innenerscheinung de mon Leibkorper à l'Aussenerscheinung du Leibkorper
et ipséité du soi du sujet symboliquement institué qu'il faut bien supposer pour que le de l'autre, et l' Innenerscheinung du Leibkorper de l'autre (en non apparition pour moi)
sens se fasse. Les deux ne sont pas identiques, et le second ne s'engage pas nécessaire- à l'Aussenerscheinung de mon Leibkorper (pareillement en non apparition pour moi).
ment dans le premier, et quand il s'y engage, ce n'est jamais, pour ainsi dire, ep. tota- Car c'est globalement, d'un coup et d'elle-même que la structure (le schème) du phé-
lité. Nous avons donc parlé de Stiftung d'autrui parce qu'elle l'est proprement du soi et nomène propre à la rencontre de l'autre organise, pour ainsi dire, et selon son schème
de l'autre soi, dans leur singularité attachée à leur Leibkorper respectif - étant entendu de temporalisation/spatialisation en présence (sans présent a priori assignable), les
que le soi incarné dans la Jeseinigkeit de son Leibkorper n'est encore que l'amorce, apparitions (apparaissantes et non apparaissantes) de manière telle que ce soit un
anonyme, de l'institution propre du soi qui se connaît et se reconnaît lui-même. Ce que Leibkorper qui rencontre un Leibkorper autre, et que ce soit un soi qui puisse s'y insti-
nous voulons simplement dire, ici, est qu'avec son appréhension de la «vraie négati- tuer avec un autre soi -la question de l'institution, de la Stiftung du soi comme «titu-
vité», Merleau-Ponty touche, selon nous, à ce qu'il y a de phénomène de langage dans laire» symboliquement reconnaissable demeurant un problème phénoménologique à
la rencontre intersubjective, et que c'est, en un sens de manière très conséquente, mais traiter.
en un autre sens de manière obnubilante ou déjà métaphysique, qu'il appréhende
comme néant ce qui, phénoménologiquement, selon la voie que nous avons suivie,
n'est rien d'autre que le clignotement phénoménologique du phénomène de langage.
Car ce néant, quj n'est phénoménologiquement que néant d'apparition ou néant d'étant
(d'Etre en termes merleau-pontiens) n'en est pas un: il est la figure abstraite de la phé-
noménalité des phénomènes (de langage), et en ce sens, il renvoie, non seulement à la
pluralité indéfinie des phénomènes de langage, mais aussi à la pluralité indéfinie des
phénomènes hors langage. Ce «néant», pour nous, n'est pas vide. Comme nous
l'avons dit, il est schème schématisant! schématisé, et, parce qu'il n'y a pas, à ce
registre archaïque, de distinction instituée entre moi et autrui, entre Leib et monde,
schème schématisant! schématisé de phénomènes aussi bien de Leiber que de mondes
(ce qui les rapproche d'un «primordial» husserlien qui ne serait pas polarisé déjà par
un ego). Ainsi, par exemple, mais d'une certaine façon, ce qui divise le phénomène de
langage «du dedans», entre ce qui s'y réfléchit dans son auto-thématisation en sens
visé et en train de se faire, et ce qui, irréductiblement, échappe à cette réflexion,
l'entrave, le perturbe ou lui donne l'illusion de se posséder, renvoyant par là, pour
nous, aux phénomènes hors langage dont le phénomène de langage est la temporalisa-
tion, cette différence peut certes se comprendre comme celle du néant, mais en un
autre sens que le rien du rien que phénomène; par là, il est vrai que le propos de
Merleau-Ponty prend un relief surprenant puisque ce néant, qui pour nous fait néan-
moins partie intégrante du phénomène, constitue bien l'axe, qui fonctionne comme un
pli, du phénomène de langage, en ce que c'est lui qui fait que le sens visé et qui est à
faire depuis la pesée, déjà au passé, de son exigence ou de sa requête, ne s'absorbe
jamais, de sa distance, dans le sens fait; tout comme c'est lui qui fait que, malgré tout,
le sens fait peut toujours encore réfléchir son échec par rapport au sens à faire, la réver-
sibilité l'étant de l'un à l'autre. Mais, on l'aura compris, ce néant est bien plutôt pour
nous lacune dans la temporalisation (et la spatialisation) ou écart originaire. Lacune
ou écart, non seulement temporalisé (et spatialisé), mais temporalisant (et spatiali-
sant), en ce que, n'étant pas, ou n'étant de nulle part, ce que Merleau-Ponty assimile
par là à un «vrai néant» clignote dans le clignotement phénoménologique du phéno-
mène, en tant que cela même que nous concevons pour notre part comme l'instantané
platonicien immaîtrisable et insaisissable (impossible à «hypostasier») du revirement.
Il en résulte qu'en termes phénoménologiques, c'est déjà trop dire qu'il y a un ou des
Indications

- La section de l'Avant-Propos consacrée à l'analyse de Heidegger, Metaphysische


Anfangsgründe der Logik (GA, 28) est la version remaniée d'une communication
prononcée à Prague en avril 1997, au colloque dont le thème était: «Das
Phiinomen aIs philosophisches Problem. Grenzgiinge mit Jan PatolSka und Eugen
Fink». Cette communication est parue dans l'Internationale Zeitschrift für
Philosophie, 1998, Heft 1, pp. 52-63.
- Les § § 1-7 de la 1ère section, le chapitre 1 de la ne section ainsi que les § § 1-3 du
chapitre III de la ne section, ont fait l'objet de mon séminaire de phénoménologie,
fait en 1996/97 et 1997/98 dans le cadre de l'Ecole Normale Supérieure de
Fontenay / Saint Cloud et du Laboratoire de Psychopathologie fondamentale et
Psychanalyse de l'Université de Paris vn (dir. Pierre Fedida), puis en 1998/99
dans le cadre du même Laboratoire. Que mes auditeurs soient ici remerciés pour
leur vigilance et la pertinence de leurs remarques. L'Appendice n est également
repris de ce dernier séminaire.
- Le § 11 de la 1ère section a fait l'objet d'une communication à la rencontre
d' Otterthal (Autriche) organisée en avril 1998 par l' «Osterreichische Gesellschaft
für philosophischen Ost-West-Dialog.» Une traduction allemande due à Laszlo
Tengelyi et Jürgen Trinks, en est parue dans le numéro de 1999 de la revue
Mesotès (Vienne).
- Les trois premiers points (a, b et c) du § 5 du chapitre In de la ne section sont la
reprise remaniée de mon article intitulé «Le sensible dans le rêve» et publié in
Merleau-Ponty, Notes de cours sur L'origine de la géométrie de Husserl, suivi de
Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, Paris, P.UF., coll.
«Epiméthée», pp. 239-254.
- Les deux premiers points (a et b) du § 3 de la Ine section ont fait l'objet d'une com-
munication, en septembre 1998, au colloque organisé par la «Deutsche
Gesellschaft für phiinomenologische Forschung», à Leuven. Une première version
est parue dans l'Art du comprendre, na 8, février 1999, pp. 116-131.
Table des Matières

Avant-propos.................................... .................................... 5

Introduction: De la Darstellbarkeit intuitive dans les aperceptions ......... 39


§ 1. Stiftung et genèse en phénoménologie .................................... 39
§2. Les aperceptions perceptives (extérieures) et la temporalisation
uniforme. Première approche.......................................... ...... 48

rère SECTION
La phantasia chez Husserl.et ses conséquences
pour la refonte de la phénoménologie

§ 1. La conscience d'image ...................................................... 61


§ 2. L'apparition de phantasia ......................................................... 72
§ 3. Apparitions de phantasia et conscience d'image ........................ 77
§ 4. La temporalisation propre à la phantasia ................................. 84
§ 5. Les conséquences husserliennes: la «vie» dans laphantasia............ 93
§ 6. La réflexion dans la phantasia et la réduction phénoménologique
en elle (première approche) ........................... ..................... 112
§ 7. Epochè et réduction phénoménologique dans la phantasia:
état de la question en 1924............................................ . . . . . . . 117
§ 8. Le Phantasie-Ich et le Phantasieleib..................... .................. 134
§ 9. Phantasie-Ich, Phantasieleib et intersubjectivité: la phantasia
non spéculaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
§ 10. Le rôle de la phantasia dans la constitution éidétique:
! 1
le «flou» éidétique...... ...................................................... 150
l' § Il. L'expression linguistique et la phantasia: depuis Husserl,
au-delà de Husserl............................................................ 166

ne SECTION
Analyse phénoménologique des différents types de Stiftung
et de leur genèse architectonique par mise en œuvre
de la réduction architectonique

CHAPITRE 1: La Stiftung de l'aperception perceptive:


sa structure et sa genèse phénoménologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
540 PHÉNOMÉNOLOGIE EN ESQUISSES TABLE DES MATIÈRES 541

CHAPITRE Il: Les aperceptions de ressouvenir: présentification § 3. Affectivité et «circulation intersubjective» d'aperceptions 419
du passé etphantasia. Entrée dans un autre «régime» § 4. L'accès au sauvage par la phantasia
de la temporalisation et de la Stiftung . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205 et le statut phénoménologique du symbolique ........................... 444
§ 1. Le cadre général. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
§ 2. Le lien du ressouvenir à l'aperception perceptive........................ 207
§ 3. Le lien du ressouvenir à la phantasia: la Darstellbarkeit intuitive me SECTION
du ressouvenir. ............................................................... 221 Phénoménologie
§ 4. La mémoire et l'institution des aperceptions de (res) souvenirs
sur les réminiscences ............... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 230 § 1. Les différents registres architectoniques
de la phénoménologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
§ 2. Schématismes, Leiblichkeit et phantasia: la chôra
CHAPITRE III: Les aperceptions et les entre-aperceptions de la phantasia. platonicienne .................................................................. 466
La présence sans présent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 § 3. L'épochè hyperbolique et la nouvelle réduction ........................ 474
§ 1. Le caractère protéiforme de la phantasia .................................... 260 phénoménologique: le registre architectonique
§ 2. Phantasia et Leib (corps) ................................................... 260 le plus archaïque de la phénoménologie ................................. 474
a) L'épochè phénoménologique husserlienne et son implicite ......... 474
§ 3. Le rôle du Leib dans la phantasia, et le rôle de la phantasia b) L'épochè phénoménologique hyperbolique
dans la rencontre «intersubjective» ....................................... 267 et les clignotements phénoménologiques des phénomènes............ 478
§ 4. L'ancrage du Leib dans le Leibkorper .................................... 280 c) La structure architectonique du registre le plus archaïque
de la phénoménologie. . . . . . . . .. . . . . .. . . . . . ... . . . . .. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 486
§ 5. Le dés ancrage du Leib par rapport au Korper
d) Stiftung et pluralité originaire de l'institué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 497
et la phantasia du rêve ...................................................... 291
a) Introduction ............................................................ 291
b) Le chiasme et la négativité nouvelle ................................ . 294
c) Le sensible dans le rêve ............................................... . 302 Appendice 1. Quelques remarques en guise de programme
d) Structures de phantasia et structures de langage phénoménologique pour l'analyse phénoménologique de la Stiftung de l'idéalité 507
(la signification du «processus primaire») .............................. 306
Appendice II. Perception interne et «vie dans la phantasia» 513

CHAPITRE IV: Les aperceptions de langue .................................... 329 Appendice III: Le primordial husserlien et la conception merle au-
§ 1. Les aperceptions de la langue «logique» selon Husserl . . . . . .. . . . . . . . . 329 pontienne du «dedans» et du «dehors », de la «chair du corps»
a) La «logique pure» de Husserl comme théorie de la connaissance ... 329 et de la chair du monde» 520
b) Les aperceptions de langue et la mise hors circuit des signes 342
Indications .......................................................................... . 537
§ 2. Les aperceptions de langue dans leur structure :
les décalages multiples de la parole, les aperception~
et les apparitions de phantasia ............................................. 348
§ 3. Aperceptions de langue et corps (Leib) .................................... 367

CHAPITRE v: Les aperceptions intersubjectives (la «culture»)


et la «circulation intersubjective» des aperceptions de phantasia ...... 393
§ 1. Stiftung et intersubjectivité chez Husserl: le sens
phénoménologique de l'institution symbolique........................... 393
§ 2. L'institution symbolique redoublée de laphantasia
dans la «mythologie» ... ................................................... 404
Après l' efflorescence, depuis et après Heidegger,
de diverses figures de métaphysique d'inspiration
phénoménologique; et après la domination d'un
certain « structuralisme » dans les sciences
humaines, cet ouvrage vise à réouvrir un accès au
champ des analyses concrètes pratiquées par Hus-
serl. Prenant son départ dans l'extraordinaire phé-
noménologie husserlienne de l' « imagination »
(phantasia), il montre du même mouvement que
la phénoménologie en général doit, pour tenir en
cohérence, être étendue, refondue, refondée dans
l'articulation globale (architectonique) de ses
angles d ' attaque ouvrant à la compréhension des
questions. Cette entreprise est menée au fil des
problèmes que posent à l'analytique phénoméno-
logique la perception, l'imagination, le souvenir,
le rêve, le langage de l'intersubjectivité. Et elle se
conclut par l ' inventaire raisonné des nouvelles
fondations qui permettent de reprendre, pour la
prolonger vers des horizons insoupçonnés, la
phénoménologie de Husserl - horizons du regis-
tre le plus archaïque de la phénoménologie: la
capacité vivante (leiblichkeit) et la mondanéité du
monde comme abîmes non confondus.

9 7828 41 3709 24

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