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IDENTIT É S DE P A P IER essai sur la logique identitaire

Au musicien de génie, très critique envers les compositions de « Les beaux esprits qui se sont sentis offensés par la lettre l’ont
Brahms, le Grand-Duc réplique : été en tant que Français, non en tant que musiciens ou en tant
«On douterait parfois, Monsieur, à vous entendre, que vous que gens de lettres. »
soyez allemand.»
Jean-Jacques Rousseau, à propos de sa Lettre
Romain Rolland, Jean-Christophe à d’Alembert sur les spectacles
IDENTITÉS DE PAPIER

Le dilemme du disciple Le dilemme du fidèle


Amicus Plato, sed magis amica veritas « Si c’est ça être chrétien, alors moi je suis athée ».

Comment rester fidèle à un maître ? Si le maître est celui qui guide sur le Cette réplique de Jean-Louis dans Ma nuit chez Maud d’Eric Rohmer
chemin de la vérité et de la justice et que ce maître se trompe, comment trouve un écho lors de la guerre civile libanaise dans la réprimande faite par
le suivre ? Si on le suit dans son erreur, il n’est pas réellement un maître. l’évêque Georges Khodr de l’Église grecque-orthodoxe aux milice chré-
Quand le maître par excellence, Socrate, démontre à ses disciples dans tiennes : « Ceux qui se réclament du confessionalisme sont des chrétiens
le Phédon que la mort n’est pas un mal, mais que ces derniers pleurent sans le Christ ». Elle formule ce qu’on peut appeler le dilemme de Luther
de le voir mourir, sont-ils fidèles à leur maître ? C’est le paradoxe de ceux en mémoire de celui qui, par fidélité pour les Évangiles, s’opposa aux pra-
qui préfèrent Socrate à la vérité, alors même qu’ils aimaient Socrate pour tiques de l’Église. Adversaire de la pratique des indulgences (rémission des
la vérité à laquelle il les initiait. Dans la continuité, Aristote écrit : péchés en échange d’actes de pénitence), Luther entre en conflit avec la
« Vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous Papauté en 1518. Face aux pressions pour se rétracter, il décide de rompre
un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité1 ». avec l’Église. Car comment suivre le Christ quand l’Église du Christ se
L’amitié doit être soumise à la vérité pour ne pas se muer en allé- fourvoie ? Voilà plus précisément la réponse qu’il fit à Charles Quint
geance. « Platon est mon ami, mais la vérité plus encore », ainsi que le lorsque ce dernier lui demanda une ultime fois de se rétracter :
reformule la tradition, cela constitue un test à l’attitude philosophique : « À moins qu’on ne me convainque de mon erreur par des attesta-
privilégier le sens de la proposition à l’autorité du discours, son idée à son tions de l’Écriture ou par des raisons évidentes — car je ne crois ni
identité. En effet, l’erreur consisterait à suivre son maître même dans ses au pape ni aux conciles seuls puisqu’il est évident qu’ils se sont sou-
erreurs par identification entre sa parole et la vérité, identification im- vent trompés et contredits — je suis lié par les textes de l’Écriture
possible, car la parole du maître ne fait jamais que participer de la vérité. que j’ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu ; je
Mais Aristote, en trahissant la guidance de Platon, n’a-t-il pas aussi trahi ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sûr, ni hon-
la vérité ? Car comment sait-on qu’on est sur le chemin de la vérité sans nête d’agir contre sa propre conscience. Me voici donc en ce jour.
le maître qui y conduit ? Je ne puis faire autrement. Que Dieu me soit en aide ».
Il est alors excommunié le 3 janvier 1521. Mais comment suivre le Christ
sans l’institution qui organise la voie chrétienne ?

1 Aristote, Éthique à Nicomaque, I 4, 1096a 15–17, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.
IDENTITÉS DE PAPIER

ii.
une origine de la logique
identitaire aux débuts de l’islam

Chercher une origine à la logique identitaire, ce ne peut être chercher l’émergence de


ses mécanismes que la nécessité sociale (effacer) fait remonter aux débuts de la socia-
bilité animale, c’est plutôt chercher le point d’entremêlement entre logique idéelle et
logique identitaire à partir duquel a été requise une entreprise de démêlage conceptuel.
Nous en avons repéré un aux débuts de l’Islam, au moment de la mue communautaire
des religions dogmatiques et de définition d’un Dieu qui, transcendant, doit outrepas-
ser le langage signifiant les choses.
Les religions dogmatiques, principalement représentées par le christianisme et
l’islam, ont un statut épistémologique équivoque. En tant que représentations du monde,
elles sont résolument de l’ordre de l’idée ; en tant qu’articles de foi, elles produisent
une distinction identitaire entre le fidèle et l’infidèle. Elles sont alors analogues à ces
objets perceptifs ambigus que le regard peut interpréter de deux façons différentes,
objets qui, selon le côté d’où le regard génère sa représentation, sont soit un canard, soit
un lapin. De même au niveau spirituel, l’idéaliste et le matérialiste ont beau regarder
les mêmes religions dogmatiques, l’un voit en elles le lieu de réalisation sociale d’idées
nouvelles, alors que l’autre y voit l’expression sublimée d’un ordre social délimité.
Le regard du premier a d’abord saisi sa face tournée vers le ciel, qui reflète la nature
du cosmos et dicte alors à la cité et à l’individu la manière de se conduire conformé-
ment à l’univers ; le regard du second l’interprète à partir du côté tourné vers la cité,
et comprend que sa voix délimite les contours de la communauté et produit des dis-
tinctions doctrinales adéquates aux besoins socio-politiques.
La profession de foi est emblématique de cette ambiguïté entre définition de
l’intension et délimitation de l’extension. Ainsi, le credo chrétien peut être lu soit phi-
losophiquement comme résumant le système théologique de l’Église de Rome, soit
historiquement comme l’expression des rapports de force et des compromis sociaux
et politiques entre réseaux ecclésiaux rivaux articulés autour de lignes de clivages

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confessionnels. La profession de foi de l’islam quant à elle semble contenir dans sa for- Le vocabulaire de la défiance politique ou religieuse a traditionnellement
mulation même la distinction des deux moments idéel et identitaire : « il n’y a de divi- été interprété en français en termes de violence faite par l’idée à la réalité sociale.
nité que Dieu » étant l’idée du monothéisme ouverte à tous les hommes, « Muḥammad En témoigne le terme de fanatisme, dérivé du latin fanum, temple, qui a été pris
est l’Envoyé de Dieu » instaurant les frontières closes de la communauté des seuls comme excès de zèle dans l’application d’une doctrine, emportement du fidèle le
musulmans1. conduisant aux pires égarements. Pourtant, ce terme peut aussi être le support d’une
Or, ce sont souvent les déviances de l’idéalisme, de la production d’une com- critique de l’attitude identitaire de celui qui s’attache à son temple, qui prêche pour
munauté socio-politique réalisant la doctrine théologique, qui ont fait l’objet des plus sa propre paroisse. C’est d’ailleurs le sens qu’a pris le diminutif contemporain, le fan,
virulentes critiques, en particulier sous le concept d’idéologie totalitaire. La méfiance spectateur aveuglément acquis à la cause de son équipe. Cette réduction lexicale
que cela a propagé envers les idées en a impliqué le retrait hors du champ politique, désigne parfaitement l’appauvrissement de l’attitude fanatique et manifeste égale-
laissant libre cours à la contamination de ce dernier par la logique identitaire. Ce sont ment la métamorphose identitaire des comportements et des émotions. Notons que
les effets délétères de cette dernière sur le monde des idées qu’il convient désormais le terme arabe désignant l’attitude fanatique, al-ta˓aṣṣub, porte étymologiquement le
de manifester. Nous affirmons en effet que l’empire de cette logique conduit à la mue poids de l’attache identitaire, al-˓aṣabiyya étant le lien tribal, que le baron de Slane
traduisait par « esprit de corps » et qui renvoie, dans une certaine mesure, à ce que
identitaire des idées : ce à quoi l’on se rapportait sur le mode de la participation par
nous avons appelé la ligeauté3.
degrés continus ne devient qu’un système de marques permettant la gestion d’en-
Ce fanatisme, au niveau des religions dogmatiques, nous en avons déjà vu le
sembles sociaux ainsi différenciés. On ne participe alors plus par degré, on appartient
paradigme avec la figure du juif dans la parabole des Frères en Pureté4. Il se carac-
discrètement (de façon compartimentée), et la norme imposée à l’ensemble remplace
térise par son ambiguïté pratique. D’une part, il constitue un dévoiement de l’idée,
l’idée directrice des consciences2.
puisqu’elle n’est plus défendue pour sa vérité mais sa propriété : c’est notre dogme,
L’évocation de Muḥammad n’apparaît frappée sur les monnaies que vers 690, et elle est inscrite
1 
ce qui conduit le partisan à la trahir pour défendre la structure sociale même de sa
dans la pierre avec la construction du dôme du rocher en 692. Avant cela, les témoignages épi- réalisation. Mais d’autre part, le fanatisme, conçu comme attachement éperdu d’une
graphiques n’en parlent pas. En Arabie, la plus ancienne mention épigraphique de Muḥammad communauté à l’idée, constitue l’instrument nécessaire à l’instauration et à la trans-
date de 738–9. Voir Frédéric Imbert, « L’Islam des pierres : l’expression de la foi dans les graffiti mission de cette idée. Les Frères en Pureté l’avaient parfaitement compris :
arabes des premiers siècles », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, nº 129 (2011),
§ 20. Si l’histoire confirme la distinction chronologique entre les deux parties de la profession de Parmi ces propriétés louables, ces mœurs et ces conditions que requièrent
foi, l’interprétation donnée à la première partie est aussi souvent identitaire, Imbert y voyant ainsi de posséder les partisans (anṣār) du législateur religieux, les pilleurs de ses
l’évocation d’une divinité protectrice relevant d’un « monothéisme ambiant de type profondément ennemis et les protecteurs des frontières du pays de ceux qui le suivent et
tribal » (Ibid. § 13).
le soutiennent, on compte le fait d’être habités par le fanatisme (ta˓aṣṣub) à
Cela reconduit la profession de foi toute entière dans l’ambiguïté : soit formule distinctive des
seuls musulmans dans la forme (quel que soit l’accord des non-musulmans sur le contenu), soit l’égard de la religion, la jalousie pour la sacralité de la Loi, la véhémence à
affirmation positive d’un principe théologique universel et factuelle de la défense par Muhammad l’encontre de toute corruption qui pourrait y pénétrer, la fureur envers les
de ce principe. ennemis exilés en raison de leur adversité à l’encontre du législateur5.
Celui qui avait une compréhension lucide de cette mue identitaire des idées, et de la nécessité
2 
politique d’une telle mue est Karl Marx avec la notion de démonstration ad hominem, ainsi que Il y a une providence à une telle disposition fanatique, qui constitue ce que Hegel
nous l’avons vu plus haut, « 1.(F) Une conception procédurale de l’identité ». appellera une ruse de la raison. Au sein des Épîtres des Frères en pureté, le fanatisme
Pour que la théorie se métamorphose en force matérielle, il faut qu’elle permette d’identifier est comparable à l’adversité entre les hommes qui n’est pas bonne en elle-même mais
le mal, qu’elle en fasse un ennemi. Alors que dans la théorie marxiste, le bourgeois est un concept
sans référent fixe, puisque l’ouvrier, prolétaire dans les rapports de classe est bourgeois dans
les rapports de genre. Pourtant, la finalité pratique de la théorie oblige à muer l’idée du capital 3 Dans une certaine mesure seulement, car jamais chez Ibn Khaldūn en tous les cas, al-˓aṣabiyya ne
en personne du capitaliste. Telle est la démonstration ad hominem, autre nom de cette mue conduit au déni des règles de justice.
identitaire : une opération d’identification des idées à des entités sociales, projection des concepts 4 Voir plus haut, « 1.(G) La ligeauté. Principe d’allégeance identitaire ».
sur des ensembles empiriques, permettant la mobilisation politique. 5 Rasā˒il Ikhwān al-ṣafā, épître 9, I 326.

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par ses effets, puisqu’elle conduit les hommes à se disperser, donc à coloniser les terres 2.(a) G
 enèse des appartenances
émergées6. Mais l’attachement à sa doctrine fait oublier l’incomplétude radicale de
confessionnelles.
toute doctrine et la nécessité qu’elle a des autres doctrines pour atteindre la vérité.
Vice et vertu du fanatisme donc, qui poussèrent les Frères en Pureté à l’intégrer sous De l’Église universelle aux
une pensée anonyme de la totalité7. É glises communautaires ( v i i e siècle)
Ce chapitre a pour but de manifester historiquement cette ambiguïté idéo-iden-
titaire des religions dogmatiques. Il s’appuie sur une étude du développement des   Par Simon Pierre
Églises d’Orient au viie siècle à l’aune de la notion de repli identitaire, et cela afin de
L’organisation des sociétés du Proche et du Moyen-Orient est aujourd’hui modelée
comprendre le cadre dans lequel la philosophie de l’Islam classique (ixe–xe siècles) a
par le critère confessionnel. Paradoxalement, alors qu’elles prétendent toutes hériter
découvert, à côté des catégories philosophiques, des catégories logiques proprement
de la seule vérité monothéiste à valeur universelle, les élites religieuses de chaque
identitaires
Église consentent à coexister sans concurrence avec les autres. Ce processus de déli-
mitation communautaire est-il un cas emblématique de repli identitaire ? En tous
les cas, il est le produit d’une histoire qui peut en éclairer le mécanisme, puisqu’il
transforma, au sein du christianisme, l’Église universelle et impériale romaine de la
fin de l’Antiquité (ive-vie siècles) en une pluralité d’Églises cloisonnées. Chacune finit
par se distinguer par un corps de pratiques et de rites exclusifs et discriminatoires.
Le premier écueil à éviter dans leur étude est celui de la rétroprojection de
ces singularités tardives sur la période de formation initiale. Face à l’universalisme
politique et religieux porté par l’islam, cette coexistence relativement pacifique des
confessions, propre au Moyen-Orient médiéval et moderne, fut en grande partie
le résultat d’un renoncement à l’idéal universaliste de l’Église romaine. Un second
obstacle consisterait à attribuer exclusivement la restriction confessionnelle des
Églises d’Orient à la contrainte politique et administrative de l’Islam. Bien que
cette dernière explique le passage des organisations chrétiennes au rang de minorité
confessionnelle, en revanche, le droit musulman n’imposait nullement aux chrétiens
de se subdiviser en une pluralité d’Églises distinctes. Le mécanisme qui aboutit à ce
découpage confessionnel découle d’un ensemble de causes complexes et anciennes.
Ce processus avait commencé avant la conquête arabe et sa forme aboutie ne fut
pas le seul produit de la mutation que le califat impulsa sur les institutions des
Ibid. épître 40, III 375 : « On demande alors : mais où est la sagesse dans l’aversion, la sauvagerie
6 
et l’adversité mises dans le caractère de certains animaux ? On répond : pour que cela les incite à
mondes sociaux du Moyen-Orient. Ainsi, les élites cléricales ne furent pas seulement
s’éloigner dans les espaces, à se propager par les pays pour ce qu’on y trouve de bienfaits pour eux, des sujets passifs et consentants de l’ordre islamique, mais bien des acteurs d’un
de salutaire contre leurs maux, et afin qu’ils ne s’agglutinent pas en certains lieux et soient engon- processus qui avait déjà été entamé et qui conduisit à subordonner les populations
cés dans leurs comportements, leur espace et leur prospérité ». aux seules instances ecclésiastiques. Quant aux élites laïques, elles furent tiraillées
7 Ibid. épître 48, IV 8–167 : « Sache frère que nous, Frères en Pureté, ne considérons aucune des
entre le besoin d’intégrer la haute société islamique et l’impératif de conserver la
sciences avec adversité et ne nous crispons avec fanatisme sur aucune doctrine, ni n’éloignons
aucun livre des sages et des philosophes concernant ce qu’ils ont établi et composé dans les dif-
direction de leur communauté vassale. Ces deux facteurs contribuèrent notamment
férentes sciences, ni ce qu’ils ont dégagé avec leur intellect et examiné méticuleusement dans des à la césure linguistique et culturelle entre, d’une part, l’arabe conçue comme la
idées subtiles ». langue de la science profane à portée universelle et, d’autre part, une forme de

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restriction des usages des langues et graphies particulières (grecques, syriaques, alors le Moyen-Orient : le romain Justinien (m. 565) qui dominait la Syrie et l’Égypte,
coptes ou arméniennes) aux questions dogmatiques et ecclésiastiques, comme et le sassanide Khosro ier (m. 579) dont le pouvoir s’étendait sur l’Iran, l’Irak et
autant de marqueurs distinctifs de la communauté confessionnelle. l’Arménie. Tandis que leurs stratégies de contrôle avaient visé à organiser une forme
Au sein du christianisme, les partisans des courants rivaux renoncèrent dans de coexistence entre les courants chrétiens, celles de leurs successeurs aboutirent
la douleur à imposer leur vérité à l’Église universelle. Ils s’instituèrent progressi- à leur fracturation. L’unification militaire de la région du fait des conquêtes de
vement en confessions distinctes dont les clergés acceptèrent mutuellement leur Khosro ii (r. 590-628) plaça les élites ecclésiastiques, jusqu’alors séparées par la divi-
existence parallèle en cessant de se disputer ouailles et lieux de mission évangé- sion des deux empires, au défi soit de l’œcuménisme, soit de la différenciation. Nous
lisatrice. Par cet acte de trêve, ces réseaux cléricaux se muèrent en entités ethno- étendrons notre borne jusqu’à la période omeyyade proprement dynastique (ci-après
nationales hermétiques et indépendantes. En divorçant irrémédiablement, ces les Marwānides r. 692-750). Les trois premières décennies de ce régime furent mar-
milieux s’acceptèrent réciproquement dans leur pluralité et dans leur assujétisse- quées par une standardisation administrative et une rationalisation idéologique.
ment commun au nouveau pouvoir civil. Certaines connurent néanmoins une forme Elles se manifestèrent notamment par l’aniconisme (absence de représentation du
d’attraction, de solidarité, voire de fédéralisme confessionnel qui aboutit, aussi bien monde vivant), l’arabisation des registres, la distinction fiscale entre « gens de la
dans les sources arabo-musulmanes que chrétiennes, à la catégorisation en trois soumission (islām) » et « gens de la protection (dhimma) » et fut incarnée par la
confessions génériques : les syro-orthodoxes, les chalcédoniens et les syro-orientaux. figure du pieux calife ˓Umar (ii) b. ˓Abd al-˓Azīz (r. 717-720)1.
Les premiers étaient miaphysites, c’est-à-dire qu’ils affirmaient l’unique nature Les origines de cette structuration institutionnelle et idéologique du pou-
du Christ et furent qualifiés de « jacobites » en référence à un de leurs fondateurs voir arabe prend place dans la seconde moitié de ce long viie siècle. Néanmoins,
tardo-antiques. Sous cette appelation, les sources arabo-musulmanes incluaient les l’emprise bien réelle de son pouvoir de contrainte à partir des années 640 n’im-
Arméniens et les Coptes qui n’avaient en commun avec ces Syriens que le miaphysisme. pliqua nullement l’hégémonie culturelle et religieuse arabo-musulmane qui
Les seconds étaient qualifiés de « melkites » et confessaient, comme les Byzantins, le caractérisa à l’époque abbasside. Ce moment unique d’évanouissement des
deux natures distinctes (le dyophysisme) ainsi qu’elles furent définies lors du concile de empires, de leurs religions d’État, et de leurs cadres spatiaux vieux de trois siècles
Chalcédoine de 451. Enfin, les derniers, appelés « nestoriens », également dyophy- favorisa tout d’abord un « libre marché des religions2 » dont bénéficia particuliè-
sites, étaient issus du christianisme de l’Empire perse sassanide. rement le courant miaphysite jusqu’alors dans l’ombre des Églises officielles.
Pour retracer cette histoire, les écrits théologiques, les histoires ecclésiastiques Dans ce contexte de cultural borderland3, les milieux cléricaux luttèrent pour impo-
et les recueils de canons constituent l’essentiel de nos sources. Ce biais conduit ser leur autorité aux laïques et aux moines, tout en s’engageant dans des processus
de distinction visant à exclure l’hétérodoxe, appréhendé alors sous la catégorie d’une
l’historien à percevoir les non-musulmans, « protégés (dhimmī-s) » par l’Islam, à
altérité essentialisée : l’étranger (barrōyō). Ces élites ecclésiastiques se muèrent
travers le discours, donc les intérêts, d’un milieu intellectuel presqu’exclusivement
également en gardiennes d’un savoir sacré et exclusif et s’investirent dans un projet
ecclésiastique. C’est pourtant à partir de cette documentation orientée que nous
de réécriture idéologique et ethnolinguistique de l’histoire des communautés ainsi
devons tenter de comprendre la mutation sociale, culturelle et intellectuelle du
assujetties.
viie siècle. Le processus d’institutionnalisation ecclésiastique communautaire en
fut certainement la caractéristique essentielle, pour ne pas dire paradigmatique.
Ces structures, et l’idéologie qui les justifia, apparurent progressivement dans les
remous et les contradictions qui opposaient entre eux les milieux non-musulmans,
ainsi que dans leurs rapports avec la nouvelle autorité politique (arabe : sulṭān, du A. Borrut, « Entre tradition et histoire : genèse et diffusion de l’image de Umar II », Mélanges de
1 

syriaque : šūlṭānā). l’Université Saint-Joseph, nº 58 (2005), p. 329–378.


P. Wood, The Chronicle of Seert: Christian Historical Imagination in Late Antique Iraq, Oxford,
2 
Afin de traiter ce problème, le cadre chronologique d’un long viie siècle s’im- Oxford University Press, 2013, p. 223.
pose. En effet, le processus de formation des Églises commença sans doute durant T. Sizgorich, « Narrative and Community in Islamic Late Antiquity », Past
3  & Present, nº 185, 1–1
les derniers temps des deux grands monarques universels rivaux qui se partageaient (2004), p. 9–42.

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Après la Perse : des deux empires aux deux Églises « Orientaux » (Irakiens – et Iraniens – plutôt partisans de la famille de ˓Alī).
Un premier critère distinctif essentiel pour l’émergence de l’Église syro-orientale fut Cette homologie géographique des catégories civiles et ecclésiastiques est au cœur
de nature géopolitique. En effet, les populations chrétiennes d’expression araméenne des représentations d’un chroniqueur syriaque oriental contemporain des événe-
qui habitaient les territoires situés entre la côte syro-palestinienne et le plateau ments : Jean Bar Penkāyē9. Les forces de l’Orient, tant politico-militaires qu’ecclé-
iranien furent politiquement séparées par les deux pouvoirs impériaux qui se parta- siastiques, affirmaient toutes deux leur irrédentisme contre le pouvoir syrien de
geaient cet espace le long d’une frontière remarquablement stable : l’empire romain Damas. Elles étaient en cela aidées par les singularités du substrat administratif sas-
(byzantin) à l’ouest, l’empire perse (sassanide) à l’est4. Cette structuration conditionna sanide par rapport à celui dont les Omeyyades héritaient, marqués par sept siècles
le devenir de clergés ancrés dans ces espaces distincts : les Occidentaux (Syriens) et les de culture romaine. Ce particularisme régional continua de s’affirmer et culmina
Orientaux (Irakiens). avec la révolution abbasside en 75010. Ce faisant, il ne cessa de se réinventer et de se
Pourtant, au début du ve siècle, cette opposition n’était pas encore structu- rétroprojeter sur les périodes précédentes, aussi bien sous le qalam des collecteurs
rante, les minutes des premiers conciles parlant « des églises » (toujours au pluriel) d’antiquités arabes de l’Irak antéislamique, ou des légendes héroïques célébrant la
de la « région » de l’Orient5. Si le cadre politique s’imposait bien aux chrétiens, ceux- bravoure des partisans de ˓Alī, que sous celui des chroniqueurs ecclésiastiques.
ci se percevaient comme les membres fidèles d’une Église universelle. Cependant, « l’Église mazdéenne ».
au cours du vie siècle, « l’Occident » commença à faire figure d’altérité repoussoir et La césure entre savoir profane écrit dans la langue dominante et savoir confes-
l’« Église de cette contrée sublime de l’Orient6 » apparut en 576, à l’époque même où sionnel écrit en langue communautaire se retrouve avec la culture persane.
son chef, l’évêque ‘catholicos’ de la capitale sassanide, revendiquait pour lui-même Il existait en « Perse » une religion d’État, zoroastrienne, « Église »
un cinquième patriarcat (à côté de Rome, Antioche, Alexandrie et Constantinople). officielle de l’empire sassanide. Attribut idéologique de la dynastie, elle était
Sous Khosro ii, un premier catholicos définit son poste comme « le siège patriarcal de également un organe institutionnel – notamment judiciaire – de contrôle des
l’Église de l’Orient7 ». populations. Réciproquement, son assise dépendait du soutien gouvernemental
Néanmoins, le concept de « patriarche de l’Orient » à la tête d’une seule qui, par exemple, interdisait à tout noble iranien de se faire chrétien. Privé de
« Église universelle » du « Pays des Perse » ne s’imposa véritablement qu’un cet appui politique, le clergé mazdéen perdit une bonne part de son influence
demi-siècle après la chute de l’empire et l’unification du Moyen-Orient par les économique et administrative, donc idéologique et sociale, ce qui facilita
Arabes. à l’époque du fondateur du califat Omeyyade Mu˓āwiya (r. 661– 680), l’islamisation massive des populations du plateau iranien au viiie siècle.
le patriarche ressuscitait en effet via son Église « cet État (politéia) de l’Orient » Au terme de ce processus encore mal connu, l’institution ecclésiastique maz-
déchu8. Ce paradoxe s’explique bien si l’on comprend que le conflit intra-arabe déenne finit par se figer en une petite communauté endogame relique tan-
de la deuxième guerre civile (fitna, 683 – 692) opposait alors tout particulière- dis que la quasi-totalité de la littérature pehlevie non-religieuse cessa d’être
ment les « Occidentaux » (Syriens – et Égyptiens – de tendance pro-omeyyade) aux copiée. Lorsqu’elle ne fut pas traduite en arabe au ixe siècle, elle ne fut pas
préservée11.
S. Brelaud, Présences chrétiennes en Mésopotamie durant l’époque sassanide (iiie–viie siècles)
4 
Géographie et société, Thèse dir. Françoise Briquel-Châtonnet, Sorbonne Université, Paris, 2018.
5 Synodicon orientale ou recueil de synodes nestoriens, éd. et trad. J.-B. Chabot, Paris, Imprimerie
Nationale, 1902, p. 17–19, 30 et 37. 9 Bar Penkāyē, Rīš Mellē, 146–147.
6 Ibid. p. 111. 10 
P. Crone, « Were the Qays and Yemen of the Umayyad Period Political Parties? », Der islam,
7 Ibid. p. 206. nº 71–1 (1994), p. 1–57.
8 Ibid. p. 227 et 244, mentionné par M. Morony, « Religious Communities in Late Sasanian and Early 11 Morony 1974, p. 115–116 ; R. Bulliet, Conversion to Islam in the Medieval Period: An Essay in.
Muslim Iraq », Journal of the Economic and Social History of the Orient, nº 17 (1974), p. 113–135 ; Quantitative History, Cambridge, Harvard University Press, 1979, surtout p. 43–64 ; K. Rezania,
ici p. 120. Voir les expressions identiques et contemporaines dans Jean Bar Penkāyē, Rīš Mellē « Zoroastrianism in the Early Islamic Period: Its Participation in ˓Abbāsid Theological-Philosophical
(Livre 15), éd. Alphonse Mingana, dans Sources syriaques 1, p. 143–171, Mossoul, Harrassowitz, Discourse and its Absence in the Transmission of Sasanian Culture », in S. Heideman et K. Mewes,
190, éd. p. 144 et 156. The Reach of Empire, 2022.

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dyophysisme modéré, voire leur accusation d’être des crypto-miaphysites, au cours


des années 580 à 62012. La réunion politique de l’espace d’expression araméenne
occasionnée par la conquête militaire de la Syrie par Khosro ii (v. 610-628) accentua
cette polarité face à la perspective de l’union avec les Occidentaux, ou au contraire
celle de renforcer la caractérisation christologique de la singularité de l’Orient.
Les promoteurs de cette distinction doctrinale furent également les principaux ins-
tigateurs de la réforme monastique qui visait autant à assujettir les moines à l’ordre
hiérarchique qu’à épurer les monastères de toute hétérodoxie13. Le protectorat exercé
par l’empereur romain Héraclius (r. 610-641) de 629 à 638 puis la conquête arabe de
636 à 640, et enfin la domination syrienne à partir de 661 ne cessèrent de renforcer
les positions christologiques de ce parti irrédentiste, jusqu’à prononcer l’excommuni-
cation de leurs rivaux à la fin du siècle14.
De même, la majorité des religieux chalcédoniens de Syrie-Palestine s’oppo-
sèrent à la théologie conciliatrice d’une unité de volonté (monothélisme) des deux
natures du Christ promue par le même Héraclius après sa reconquête (629-638)15.
Face à ce qu’ils perçurent comme une menace miaphysite, ils cultivèrent alors eux
aussi un dyophysisme de résistance. Cette crise caractérisa opportunément le contenu
idéologique d’un clergé chalcédonien rapidement séparé de l’empire romain par la
Réminiscence de la frontière romano-sassanide à l’époque
arabo-musulmane © Simon Pierre conquête arabe. En revanche, un autre courant, mieux implanté en Syrie du nord
autour de l’influent monastère de Saint Maron, soutint le monothélisme. Le revire-
ment de Constantinople en 680 conduisit les deux réseaux ecclésiastiques ainsi consti-
tués, les « maronites » d’une part, et les « melkites » désormais perçus comme des
partisans du « roi (syr. mlek) des Romains » d’autre part, à accepter qu’ils formaient
Radicalisation christologique désormais deux Églises distinctes l’une de l’autre16.
Le Coran, seule source littéraire arabe préservée pour la première moitié du
La majorité des chrétiens de l’empire sassanide adhéraient à la christologie des deux
vii siècle, témoigne de ce contexte de multiplication de ces « divergences (ikhtilāf-s) ».
e
natures, humaines et divines, du Christ (dyophysisme). En cela, ils ne se distinguaient
Il dénonçait également la « convoitise intéressée (verbe baghā) » des meneurs cléricaux
pas clairement des conclusions du concile de Chalcédoine (451) qui l’avait imposée
qui les suscitaient. Adoptant dès lors une prudente neutralité, il invitait les « croyants »
comme dogme officiel de l’Église romaine. Mais n’ayant pas plus été conviés à ce
concile qu’à celui d’Éphèse qui vingt ans plus tôt avait excommunié Nestorius, les
G. J. Reinink « the Formation of the ‘Nestorian’ Identity in Sixth to Seventh Century Iraq », Church
12 
« Orientaux » étaient à part sans pourtant différer clairement en termes de substance History and Religious Culture, nº 89–1 (2009), p. 217–250.
théologique. Voir notamment Morony 1974, p. 115 et 126 ; A. Palmer, Monk and Mason on the Tigris Frontier.
13 
La condamnation explicite d’un de leurs théologiens de référence, Théodore The Early History of Tur ‘Abdin, Londres, Cambridge University Press, 1990, p. 186–7.
de Mopsueste, et de ses thèses sur les deux hypostases du Christ en 553 à Constanti- 14 Reinink 2009.

nople, conjugué à l’essor du miaphysisme en Orient conduisirent une partie du clergé, D’abord proposée comme une « unité d’action (monoénergisme) » avant 638, voir J. Tannous,
15 
« In Search of Monotheletism », Dumbarton Oaks Papers, nº 68 (2014), p. 29–67.
par réaction, à le revendiquer comme seul « interprète » et seule source dogmatique. Michel le Syrien, Chronique, p. 459–461 et 467 ; sur l’Église melkite et sa réinvention : M. Boudier,
16 
Peu à peu, ils revendiquèrent l’étiquette de « nestoriens » que leurs adversaires leur « Les chrétiens melkites de Syrie-Palestine aux débuts de l’Islam (viie–xe siècle) », thèse dirigée par
avaient accolée. Ce mouvement s’accompagna de la marginalisation des partisans d’un Anne-Marie Eddé, Panthéon-Sorbonne, 2020.

168 169
Une origine de la logique
IDENTITÉS DE PAPIER
i d e n t i ta i r e a u x d é b u t s d e l’ i s l a m

à refuser de prendre part à ces controverses, dans l’attente imminente de l’arbitrage Bar Penkayé (v. 687) : des évêques se métamorphosent en gouverneurs
(verbe qaḍā) de Dieu lors du Jugement Dernier17. « [Les évêques] ordonnaient et criaient comme des gouverneurs (arkūnē = ar-
chontes), et projetaient la crainte de leur cri à ceux qui sont sous leur pouvoir
comme s’ils n’avaient point de raison. Ils tiraient leur force et bravaient tyran-
L’évêque comme gouverneur diplômé niquement, non pas par le Christ, mais par les autorités (shūlṭānē) séculières
Alors que les dyophysites qui s’étaient reposés sur le soutien des pouvoirs impériaux et se mêlaient aux affaires du bien public (dèmosion = l’impôt) et à des polé-
pâtirent de cette neutralité des autorités arabes, celle-ci favorisa indirectement la concur- miques illégales. Ils […] avaient beaucoup de monde qui courait devant et
rence miaphysite. En effet, cette dernière avait l’habitude de survivre dans l’ombre derrière et ils étaient portés en grande pompe sur chevaux et mulets, comme
depuis plus d’un siècle. Les chroniques syriaques de l’époque, en Occident comme des généraux (hiparkē = hipparques)21.
en Orient, soulignent alors la fulgurance de leur expansion au milieu du viie siècle. Cette mutation était déplorée par les intellectuels monastiques du moment comme
Au témoignage du dyophysite oriental Jean Bar Penkayé, « ils menèrent une évan- le célèbre Jacques d’Édesse (m. 708) chez les miaphysites occidentaux. Ce dernier
gélisation perverse » en convertissant « toutes les églises des Romains18 ». En outre, incarne la figure paradoxale de l’ordonnateur du canon de son Église encore balbu-
tandis que les Églises officielles romaine et perse durent adopter des tactiques de tiante, et celle du défenseur de la théorie antique interdisant aux prêtres « d’utiliser le
repli défensif, les courants miaphysites en profitèrent pour se fédérer et se structurer pouvoir de la Parole de Dieu […] dans les affaires séculières, mais uniquement pour
au grand jour, notamment sous l’impulsion du patriarche Jean Sedrā (r. 630 – 649). Ce ceux qui pêchent et pour ceux qui se repentent22 ».
véritable fondateur de l’Église syriaque miaphysite en Occident se fit l’interlocuteur Il ne manquait plus aux autorités ecclésiastiques que la reconnaissance officielle
du gouverneur de Homs qui commandait l’ensemble des territoires de la Syrie du de leur institution. Or, tantôt en entérinant des dissensions, tantôt en imposant un
Nord et de la Jazīra, ceux-là même où ils étaient le mieux implantés. Les chroniqueurs parti contre un autre, les dirigeants séculiers musulmans favorisèrent la normalisa-
ecclésiastiques ultérieurs témoignent que les patriarches qui se succédèrent durant tion de hiérarchies concurrentes. Les années 690 marquèrent en Orient l’instaura-
les années 660 –720 furent en mesure de jouer le rôle de courtisans et de relais des tion d’un gouvernement pro-omeyyade autoritaire, incarné par la figure d’al-Ḥajjāj b.
dynastes omeyyades et, en contrepartie, de jouir d’un appui dans l’assujettissement Yūsuf (r. 695-717). Pour la première fois, ce pouvoir joua les réseaux ecclésiastiques
des moines et clergés locaux19. les uns contre les autres, et le fameux gouverneur se mit même en position, comme
Avant de commencer à s’islamiser au cours du viiie siècle, les élites laïques, un siècle auparavant le roi Khosro ii, de refuser purement et simplement que se tienne
notamment celles qui pesaient à la cour, avaient joué un rôle majeur en ancrant leurs l’élection du catholicos23.
affidés au sein de dynamiques de concurrence confessionnelles20. Par la suite, le clergé, Le viiie siècle fut marqué par la généralisation des diplômes (sīgīllyōn, du
notamment monastique, resta de fait comme le seul représentant potentiel des petits latin sigillium : le sceau). Outre les actes pour des constructions d’églises, les
contribuables laïques. Cette cléricalisation, couplée à l’effacement des administrations pontifes les recherchèrent pour eux-mêmes afin de confirmer leur élection et
impériales, accentua le phénomène général qui transforma les évêques, devenus patrons
et intercesseurs politiques et fiscaux de leurs ouailles, en de véritables potentats.
21 Bar Penkāyē, Rīš Mellē, p. 148–149 ; mentionné par Morony 1974, p. 128. Voir à ce sujet aussi
R. Payne, « East Syrian Bishops, Elite Households, and Iranian Law after the Muslim Conquest »,
17 Voir Coran, 2:213 ; 10:19, 10:93, 16:124, 22:17, 32:24–25, 39:3, 45:17. Iranian Studies, 48, 2015, p. 5–32 ; ici p. 13.
18 Bar Penkāyē, Rīš Mellē, éd. p. 147, mentionné par Morony, 1974, p. 113–135. 22 Synodicon in the West Syrian Tradition (vol. 1), éd. A. Vööbus, CSCO 367, 1975, p. 249 ; sur
19 Michel le Syrien, Chronique, p. 436, p. 448 et p. 450. Jacques d’Édesse notamment M. Debié, L’écriture de l’histoire en syriaque : transmissions
20 Morony 1974, p. 118–119 ; C. Robinson, Empire and Elites after the Muslim Conquest: The interculturelles et constructions identitaires entre hellénisme et islam […], Louvain-Paris, 2015,
Transformation of Northern Mesopotamia, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 548 ; M. Morony, History and Identity in the Syrian Churches », dans Redefining Christian
p. 82–83 ; P. Wood, “Christian Elite Networks in the Jazīra, c.730–850”, dans H.-L. Hagemann et identity: cultural interaction in the Middle East since the rise of Islam J. J. van Ginkel, H. Murre
S. Heidemann (éd.), Transregional and Regional Elites – Connecting the Early Islamic Empire, van den Berg et T. van Lint éds), Louvain, 2005.
Berlin, De Guyter, 2020, p. 359–384 ; ici p. 366. 23 Morony 1974, p. 128–129.

170 171
Une origine de la logique
IDENTITÉS DE PAPIER
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d’utiliser l’autorité publique pour contraindre l’ensemble des diocèses suffragants moines, puis aux laïques de la communauté avant que l’appel au civil fût même aboli30.
à les accepter24. Dès lors, après plusieurs générations d’une telle introduction des normes légales et
des procédures du droit romain dans les évêchés, les prélats, notamment miaphy-
sites31, furent bientôt en mesure de suppléer à l’évanouissement de l’administration
Soumettre et administrer les laïques impériale32. D’ailleurs, le système judiciaire omeyyade semble avoir suivi le modèle
Cette officialisation sanctionnait et confortait le processus d’institutionnalisation des confessionnel chrétien en réunissant plus fréquemment les procès à la mosquée, ce
Églises, résultant, notamment, des efforts du clergé pour imposer son pouvoir au qui impliquait l’exclusion des non-musulmans33.
peuple (˓amō) laïque. Le viie siècle fut marqué par la multiplication des titres cléri-
caux au sein de la société, et par l’affirmation de leur position dans l’enseignement.
La particularité des chrétiens sous domination arabe fut également le développement Se séparer des païens et des hérétiques
très précoce de tribunaux ecclésiastiques à portée étendue. De nouveau, ce fut en Orient qu’émergea le plus précocement la définition légale d’un
En Orient, les évêques qui s’étaient mués dès le vie siècle en médiateurs, peuple chrétien univoquement soumis à l’Église34. Au nombre de ces indésirables,
arbitres et exécuteurs testamentaires de leurs fidèles, profitèrent de la conquête arabe on ajouta les dits hérétiques, ce qui accéléra le processus de dissociation des Églises.
pour s’approprier les fonctions occupées jusqu’alors par les prêtres-juges provinciaux Dès la fin du vie siècle, le canon y fut décrit comme un « mur élevé et une forteresse
sassanides (mowbed-s) 25. En 676, il fut clairement édicté que les procès de tous les imprenable35 » qui devait servir à repousser ces infidèles au dehors de la cité de Dieu.
chrétiens devaient se régler devant les tribunaux ecclésiastiques et qu’ils ne devaient Or, la longue période de paix et de tolérance religieuse du règne de Mu˓āwiya
pas « porter leurs discussions hors de l’Église26 ». Cette nouvelle exclusivité judiciaire
(r. 661-680), le fondateur de la dynastie omeyyade, plaça ces fragiles institutions
visait à « maintenir les frontières socio-confessionnelles de la communauté27 » vis-à-vis
au risque de la confusion « entre un païen et un chrétien » comme le déplorait
de l’étranger (barrōyō) qui n’était plus le laïque par opposition au clerc, mais bien face
Bar Penkayé36. Cette préoccupation était partagée au plus haut niveau de l’Église
au « païen », étranger au judéo-christianisme, et très vite surtout face à l’hérétique par
byzantine puisque le concile de 692 proscrivit toute relation sociale avec les païens. Il
rapport au peuple croyant et orthodoxe28.
s’agissait d’une « catégorie artificielle37 » car les réalités sociales étaient en réalité « bien
En Occident à la même époque, Jacques d’Édesse affirmait lui aussi que les
clercs ne devaient jamais aller voir les « étrangers » pour leurs jugements. À ses yeux, moins ségréguées et déterminées par l’identité confessionnelle38 » que nos sources
cet élément était cohérent avec la franche séparation du clergé à l’égard des activités
sociales séculières, conception classique de la notion d’étranger29. Néanmoins, l’affir- 30 U. Simonsohn, A Common Justice: The Legal Allegiances of Christians and Jews Under Early
mation d’un tel pouvoir judiciaire constituait le point de départ d’un assujettissement Islam. Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011 p. 30–32.
des laïques au tribunal ecclésiastique. En effet, dès la fin du vie siècle, la législation M. Tillier, Les Cadis d’Iraq et l’État Abbasside (132/750–334/945), Damas, Institut Français de
31 
Damas, 2009, p. 426–461.
impériale romaine avait étendu les compétences de ces audiences épiscopales aux P. Sijpesteijn, « The Arab Conquest of Egypt and the Beginning of Muslim Rule », dans Egypt
32 
in the Byzantine world, 300–700, R. Bagnall, 2007, p. 437–459 ; N. Edelby, “The Legislative
W. Hage, Die Syrisch-Jakobitische Kirche in frühislamischer Zeit, Wiesbaden, Harrassowitz,
24  Autonomy of Christians in the Islamic World”, dans R. Hoyland (éd.), Muslims and Others in
1966, p. 20 et 67 ; Wood 2020, p. 374. Early Islamic Society, 2004, p. 37–82 ; Simonsohn 2009, p. 204–205.
25 Simonsohn 2011, p. 44–48 ; Payne 2015, p. 7–8 ; voir l’encart. 33 M. Tillier, « The Umayyad and the Formation of the Islamic Judgeship », dans A. Marsham (éd.),
26 Synodicon Orientale, p. 219. The Umayyad World, Londres, Routledge, 2020, p. 168–182.
Uriel Simonsohn, « Seeking Justice among the ‘Outsiders’: Christian Recourse to Non-Ecclesiastical
27  34 Simonsohn 2009, p. 198 et 203.
Judicial Systems under Early Islam », Church History and Religious Culture, nº 89/1–2 (2009): 35 Synodicon Orientale, p. 97.
191–216, p. 193. 36 Ibid. éd. p. 151, cité par Morony 1974, p. 119–120.
28 Simonsohn 2009, p. 192–3. 37 A. Cameron, « Christian Conversion in Late Antiquity: Some Issues », dans A. Papaconstantinou et
29 U. Simonsohn, « Seeking justice among the ‘Outsiders’: Christian Recourse to Non-Ecclesiastical al. 2015, op. cit., p. 3–22 ; ici p. 17.
Judicial Systems under Early Islam », CHRC 89, 1–3, 2009, p. 191–216, ici p., p. 212 : Synodicon in 38 T. Sizgorich, Violence and Belief in Late Antiquity: Militant Devotion in Christianity and Islam,
the West, I, éd. p. 272. Philadelphie, University of Pensylvania Press, 2012, p. 21.

172 173
Une origine de la logique
IDENTITÉS DE PAPIER
i d e n t i ta i r e a u x d é b u t s d e l’ i s l a m

ecclésiastiques n’étaient prêtes à le supporter. Ce besoin d’exclusion visait en partie à Renoncer à Rome
mieux régimenter les idées et comportements caractéristiques de « l’identité sociale39 » Le remplacement du grec, hérité de la civilisation hellénistique et romaine, par les
chrétienne face aux pratiques des mazdéens et, de plus en plus, des musulmans. Cette langues plus proches des idiomes vernaculaires comme le syriaque pour l’espace
prohibition devait éviter que les élites chrétiennes n’échappent à l’ordre communau- d’expression araméen et surtout le copte en Égypte, était déjà avancé à la fin du vie
taire en s’assimilant à ceux qu’ils appelaient les « mhaggrōyē »40. Au premier rang des siècle et ne fut pas significativement modifié par la conquête arabe45. Ce développe-
rituels de délimitations figuraient les deux actes sociaux les plus fondamentaux : le ment général des langues religieuses vernaculaires fut particulièrement marqué au
mariage et le partage des repas. Ainsi, les évêques du concile oriental de 676 réaffir- sein des Églises miaphysites à l’implantation très rurale. En revanche, il ne fut pas le
mèrent l’interdit de toute union avec les païens en expliquant que celle-ci « crée des produit d’une initiative idéologique délibérée de séparation culturelle et le grec conti-
coutumes contraires à la crainte de Dieu41 ». Quelques années plus tard fut prononcé nua à être enseigné et utilisé dans la liturgie et l’administration civile et religieuse
un des plus anciens édits canoniques de l’Église syriaque miaphysite par le patriarche jusqu’à la fin du viiie siècle46.
Athanase de Balad. Il traitait lui aussi, et ce n’est sans doute pas une coïncidence, de Car, avant la conquête arabe, ni les miaphysites ni le dyophysites de l’Orient
l’exclusion de toute sociabilité avec les païens, notamment du mariage, mais aussi de la n’avaient remis en question la légitimité de l’empereur comme chef politique de
participation aux fêtes et de la consommation de leurs « animaux abattus42 ». la chrétienté, indépendamment du fait qu’il fut considéré comme hérétique. Les
Ce processus de délimitation visait consciemment ou non à contraindre les premiers avaient même hésité à ériger une hiérarchie épiscopale concurrente à celle
« simples croyants43 » à adhérer exclusivement à la « bonne » Église, ou bien à être de l’Église officielle47. Tous cultivaient l’attente eschatologique d’une conversion
rejetés au nombre des païens (paganus = paysan) et des potentielles recrues de impériale à l’orthodoxie comme en témoignent les premiers récits de conquêtes
l’islam naissant, dès lors lui-même assimilé au paganisme. En effet, s’ils n’avaient et les nombreuses apocalypses des années 680 à 700 où le « roi des Romains » res-
pas souhaité prendre parti, les conquérants arabes des deux premières générations tait le prélude à la parousie. Le chroniqueur ecclésiastique tardif Michel le Syrien
furent à l’évidence très favorables au christianisme. Une partie d’entre eux semblent (m. 1199) fournit à ce titre un précieux indice chronologique de la dilution contem-
pourtant s’être résignés à tracer à leur tour les contours de leur propre commu- poraine de cette perspective. En effet, parmi les documents dont il disposait, ceux
nauté (umma) en réaction au processus d’excommunication dont ils faisaient les qui précédaient la fin de la chronique de Jacques d’Édesse en 710 mentionnaient les
frais auprès de milieux cléricaux qui luttaient pour fixer les limites de leurs Églises quatre patriarches « bien qu’ils fussent chalcédoniens48 ». En revanche, après cette
respectives. Au Moyen-Orient, une civilisation arabo-musulmane vit le jour, abou-
tissement d’un processus de différenciation inversé de la part de l’administration […] », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, nº 12 (1989), p. 321–353. A. Noth, « Problems of
musulmane dominante, mais minoritaire44. Differentiation between Muslims and non-Muslims: Re-Reading the ‘Ordinances of Umar’
(al-Shurūṭ al-˓Umariyya) », dans Muslims and Others in Early Islamic Society, éd. R. Hoyland,
H. Tajfel, « Social identity and intergroup behavior », Social Science Information, 13/2, 1974,
39  Burlington, Ashgate Publishing, 2004, p. 103–124 ; ici p. 122.
p. 65–93. 45 J.-L. Fournet, The Rise of Coptic: Egyptian versus Greek in Late Antiquity, Princeton, Princeton
40 Mickael Morony, « History and Identity in the Syrian Churches », dans J. J. van Jinkel, H. Murre University Press, 2020, p. 49–50, 58–60, 89–104, 162–171 ; A. Mihalyko, The Christian Liturgical
van den Berg et T. van Lint (éd.) Redefining Christian identity: cultural interaction in the Middle Papyri: An Introduction, Tübingen, Mohr Siebeck, 2019, p. 259–262 et 269–272 ; Eline Scheerlinck,
East since the rise of Islam, Louvain, 2005, p. 2 et 15 ; mhaggrōyē : « hagarisé » est le terme par « Solidarity and self-interest. Protective interventions by local elites in the countryside of Early
lequel les syriaques du viie siècle désignent les arabo–musulmans et qui dérive possiblement de Islamic Egypt », Thèse de doctorat sous la direction de Petra Sijpesteijn, Université de Leiden, 2021.
l’expression « fils d’Hagar », un usage ancien et fréquent pour désigner les Arabes. 46 P.-L. Gatier, « Inscriptions grecques, mosaïques et églises des débuts de l’époque islamique au
41 Synodicon Orientale, éd. p. 223–224, déjà dans Morony 1974, p. 125. Proche-Orient (viie–viiie siècles) », dans A. Borrut, M. Debié, A. Papaconstantinou, D. Pieri, J.-P.
42 H. Zellentin, The Qur’an’s Legal Culture : The Didascalia Apostolorum As a Point of Departure, Sodini, (éds), Le Proche-Orient de Justinien aux Abbassides : peuplement et dynamiques spa-
Tübingen, Mohr Siebeck, 2013, p. 7, n. 9 ; voir aussi S. Pierre, « Boundaries that Bind? Christian tiales, Turnhout, Brepols, 2011, p. 7–28 ; ici p. 25–27 ; Debié 2015, p. 196–198.
and Pagan Arabs Between Islamic and Syriac Strategies of Distinction (late first century A.H.) ». 47 L . Van Rompay, « Society and community in the Christian East », dans M.Maas (éd.),
43 J. Tannous, The Making of the Medieval Middle East: Religion, Society, and Simple Believers, The Cambridge Companion to the Age of Justinian, Cambridge, Cambridge University Press,
Princeton, Princeton University Press, 2018. 2005, p. 239–266 ; ici p. 251.
44 Sur ce mécanisme, voir notamment M. Kister, « ‘Do Not Assimilate Yourselves’: ‘La tashabbahu’ 48 Michel le Syrien, p. 452–453 ; voir notamment J. van Ginkel, N. Atto, B. Snelders, M. Immerzeel

174 175
IDENTITÉS DE PAPIER

date, les « livres de notre écriture (syriaque) » ne faisaient plus référence qu’aux seuls
sièges « orthodoxes » d’Antioche et d’Alexandrie.
En fait, la victoire des Marwānides à l’issue de la deuxième guerre civile leur
permit de repousser les Romains loin au nord, au-delà du Taurus, ce qui rédui-
sit les espoirs de reconquête à moyenne échéance. Par ailleurs, cette reconquête
arabo-musulmane contribua à clarifier le tracé de la frontière et à ménager une aire
d’influence plus étendue pour les missionnaires de l’Église syriaque miaphysite.
Michel le Syrien proposa d’expliquer le passage d’une « identité chrétienne large »
vers une « identité chrétienne au sens spécifiquement syriaque 49» comme la consé-
quence logique des conquêtes. Elles les avaient coupés de Rome et avait rendu
caduques des relations institutionnelles avec les Byzantins qu’il qualifiait désor-
mais de « persécuteurs ». Toutefois, pour expliquer le retard d’un demi-siècle d’une
telle prise de conscience, Michel suggérait que ce fut leur abandon du monothé-
lisme en 680 qui avait constitué, de leur part, l’hérésie de trop qui, justifiait que
les miaphysites renoncent à espérer toute réconciliation50. Il est frappant que le
dyophysite oriental Bar Penkayé utilisa la même logique à la même époque – mais
en sens inverse – pour expliquer la chute de l’empire romain. Il l’imputait en effet à
l’accroissement irrémédiable de ses tendances miaphysites51. Dans les années 690
les auteurs d’apocalypses commencèrent en effet à douter de la possibilité d’un front
chrétien uni contre les Arabes52. Ce fut précisément à ce moment que les milieux
ecclésiastiques commencèrent à revisiter l’histoire de leurs rapports avec l’empire
déchu de la Rome universelle.

et B. ter Haar Romeny, “The Formation of a Communal Identity among West Syrian Christians:
Results and Conclusions of the Leiden Project”, Church History and Religious Culture, nº 89–1
(2009), p. 1–52 ; ici p. 2 à propos d’une possible « origine religieuse des nations ». De l’Iliade à Sévère d’Antioche
49 J. Van Ginkel, « The Perception and Presentation of the Arab Conquest in Syriac Historiography:
Sous la prose miaphysite du père spirituel de l’Église syriaque miaphysite (m. 538, copie fin
How Did the Changing Social Position of the Syrian Orthodox Community Influence the Account
viiie siècle, ici en vertical), on reconnaît le texte grec de l’Iliade (copie du vie siècle, ici en
of Their Historiographers? », dans The Encounter of Eastern Christianity and Early Islam. Éd.
E. Grypeou, M. Swanson et D. Thomas, Leiden, Brill, 2006, p. 171–184.
horizontal) L’œuvre profane avait servi pendant plus d’un millénaire à l’apprentissage scolaire
50 Michel le Syrien, p. 452–453. de la langue. Le parchemin fut nettoyé afin de servir de support à une traduction en syriaque
51 Morony 2005, p. 8, il cite Bar Penkāyē, Rīš Mellē, p. 143–144. d’une polémique christologique contre l’Église chalcédonienne, témoin de l’évanouissement
52 H. Drijvers, « The Gospel of the Twelve Apostles: A Syriac Apocalypse […] », dans The Byzantine d’un monument de la culture grecque universelle à travers l’oubli de son support linguistique.
and Early Islamic Near East, éd. A. Cameron et L. Conrad, 1992, p. 189–213 ; ici p. 195. © British Library Manuscrit 17210, fol. 57v

176
Une origine de la logique
IDENTITÉS DE PAPIER
i d e n t i ta i r e a u x d é b u t s d e l’ i s l a m

Réécrire l’histoire d’une ethnie confessionnelle et les chalcédoniens de crimes, il construisit une nouvelle histoire du salut, à la fois
Dès lors, la pluralité de ces « milieux sectaires53 », y compris celui des lecteurs du théologique et ethnicisée, semblable en tout point à celle de l’historiographie arabo-
Coran, collectèrent les documents et traditions (ḥadīth) à même de retracer leur his- musulmane de la même époque.
toire communautaire et d’en édicter le cadre normatif54. De leur côté, les auteurs Or, les auteurs syriaques de l’antiquité ne se percevaient pas comme repré-
anti-chalcédoniens de Syrie et d’Égypte durent aussi réinventer leur place face à sentant d’un peuple syrien. Encore au vie siècle, ceux que nous percevons, à la suite
cette nouvelle réalité politique. Ainsi, les chroniques rédigées à partir du viiie siècle des auteurs syriaques miaphysites médiévaux, comme des Syriens par excellence,
laissèrent-elles croire aux chercheurs du xxe siècle que les minorités non chalcédo- à l’instar de Jacques Baradée après qui les miaphysites furent appelés « jacobites »,
niennes auraient été réjouies, voire complices, de la conquête arabe. Cette perception ne définissaient leurs partisans que comme des « croyants » ou des « orthodoxes ».
ne reflète nullement la réalité d’une armée romaine composée de miaphysites tandis La plus ancienne revendication nationale sur « toute la contrée bénie depuis
que les clivages internes aux chalcédoniens étaient de très loin la plus grosse préoccu- l’Euphrate jusqu’au bord de la mer » est à attribuer, encore une fois, à Jacques
pation des auteurs contemporains de la conquête arabe55. d’Édesse au tournant des viie et viiie siècles59. L’association systématique, voire le
Le principal coupable de cette déformation serait le patriarche Denys de remplacement de l’identification des « chrétiens » par l’ethnicité des « Syriens », fut
Tell Mahré (m. 845) qui, proche de la cour abbasside, transforma les poncifs sur plus tardive encore. Elle intervint avant l’époque d’une chronique anonyme ache-
l’hérésie impériale en un portrait d’un peuple romain persécuteur de l’orthodoxie, vée vers 775 dans laquelle les confessions sont ethniques et les ethnies confession-
dont l’impiété et la perversion frisaient le paganisme et en faisaient les ennemis nelles. L’auteur y présente également les musulmans comme des « Arabes », sans
héréditaires des Syriens et les pilleurs de la Syrie56. Dès lors, il présenta la victoire regard pour une possible hétérogénéité des deux propriétés60. Cette perception eth-
des Arabes non seulement comme une punition pour les fautes des chrétiens – un nique des enjeux confessionnels reflète l’état du débat chez les Arabo-musulmans.
schéma judéo-chrétien habituel d’interprétation des défaites, mais également En effet, eux aussi ne s’approprièrent leur « arabité » qu’au cours du viiie siècle.
comme la libération des miaphysites et la vengeance de Dieu. Denys sélectionnait Elle se développa à mesure que l’islamisation et l’intégration des peuples conquis
les passages permettant d’accabler les Romains pour dédouaner les destructions des cessa de faire de l’islam un critère distinctif et mit en danger les privilèges des héri-
Arabes. En outre, adoptant au passage l’imaginaire arabo-musulman, il exhibait tiers des premières générations61.
dans sa chronique ainsi que dans sa vie publique des traités de capitulation inconnus Contre les conceptions antiques, Denys affirma même l’existence d’une
de ses prédécesseurs57. Ainsi, l’Église qu’il présidait devint la structure organique mémoire royale et politique syrienne à laquelle il fournit un mythe fondateur
de tout le peuple des Syriens. Lui et ses continuateurs œuvrèrent à effacer certaines et l’étendit à tous les araméophones, y compris ceux de l’Orient anciennement
perspectives essentielles de ses sources pré-abbassides, comme l’espoir de réunion sassanide62. Mais il fallut attendre encore près de quatre siècles pour que Michel
avec les chalcédoniens58. En insistant sur le miaphysisme de figures exemplaires le Syrien assume une adéquation entre « syrien » et « orthodoxe », en la reliant aux
comme les phylarques arabes chrétiens du vie siècle tout en accusant les Romains Araméens du Livres des Rois de l’Ancien Testament63 que la Septante, en effet,
avait toujours traduits par « Syriens ».

53 J. Wansbrough, The Sectarian Milieu : Content and Composition Of Islamic Salvation History, 59 Ter Haar Romeny et al., 2009, p. 10 et 15–16.
Oxford, 1978. 60 Chronique de Zuqnīn = Chronique de Denys de Tell-Mahré, quatrième partie, éd. et trad. J.-B.
54 F. Donner, Narratives of Islamic Origins: The Beginnings of Islamic Historical Writing, Princeton, Chabot, Paris, Bouillon, 1895, éd. p. 20/trad. p. 18; P. Wood, The Imam of the Christians: The
Darwin Press, 1998. World of Dionysius of Tel-Mahre, c. 750–850, Princeton, 2021, p. 219-224 a récemment fait la
55 Van Ginkel, 2006. recension et l'analyse de ces identifications binaires.
56  Voir notamment A. Palmer, The Seventh Century in the West-Syrian Chronicles, Liverpool, 61 P. Webb, Imagining the Arabs, Arab Identity and the Rise of Islam, Edimbourg, Edinburgh
Liverpool UP, 1993. University Press, 2016.
57 Van Ginkel, 2006, p. 171–179 ; Morony 2005, p. 21–25. 62 M. Debié, « Syriac Historiography and Identity Formation », Church History and Religious
58 J. Van Ginkel, « Michael the Syrian and His Sixth-Century Sources », dans R. Lavenant (éd.) Culture, 89–1, 2009, p. 93–114 ; Ter Haar Romeny et al., 2009, p. 24–29.
Symposium Syriacum VII, Rome, Pontifical Institute of Oriental Studies, 1998, p. 351–358. 63 Michel le Syrien, Chronique, p. 748–751.

178 179
Une origine de la logique
IDENTITÉS DE PAPIER
i d e n t i ta i r e a u x d é b u t s d e l’ i s l a m

Les Syriens géographiques et linguistiques selon Denys de Tell Mahré (m. 845) : généralement, les Proche et Moyen-Orient du viie siècle furent marqués par une neu-
« Bien des fois quand nous voulons parler du ‘Pays d’Occident’ nous em- tralité politique nouvelle qui accentua des processus déjà en cours depuis le début du
ployons le nom de Syrie, et celui de Mésopotamie quand nous faisons men- vie siècle. Parmi ceux-ci, l’émergence de figures d’autorité non institutionnelles comme
tion de la Jazīra. Et nous voyons des gens simples qui n’observent pas cela, les holy men65 et la concurrence de plus en plus ouverte du courant miaphysite, en
mais appellent la Mésopotamie ‘Syrie proprement [dite]’ et, de ceux qui ha- Orient comme en Occident. Les institutions ecclésiastiques réagirent en inféodant le
bitent à l’ouest de l’Euphrate, par métaphore les surnomment ‘Syrie (sic)’. monachisme à l’ordre épiscopal et en se répartissant, bon gré mal gré, les différentes
C’est pourquoi, nous devons faire savoir que le nom de Syrie est un nom structures cénobitiques avec leurs rivaux. En Occident, le retrait définitif du pouvoir
générique qui se divise en deux espèces. (1) On appelle proprement Syriens de contrainte romain après 640 affaiblit les tenants de la doctrine officielle, les rédui-
(Sūryōyē) ceux qui habitent dans la région à l’Occident de l’Euphrate, laquelle sant à accepter tardivement le statut d’Église communautaire relique.
s’étend en longueur depuis le mont Amanus, qui est au nord d’Antioche, En effet, le courant miaphysite, habitué à résister aux pressions et tentations
jusqu’aux confins de la région des Palestiniens, vers le sud ; et en largeur, depuis du pouvoir, profita à la fois des politiques d’union sassanide et héracléenne, puis
la mer jusqu’au fleuve de l’Euphrate. […] Donc, ceux qui sont à l’occident de de la neutralité arabe pour s’affirmer en Occident, et pour s’instituer en Église
l’Euphrate sont proprement les Syriens (Sūryōyē). (2) Et, métaphoriquement, rivale et sécessioniste en Orient. Ils jouèrent de leur proximité géographique avec
on appelle Syriens ceux qui parlent cette langue araméenne, à l’ouest comme la cour omeyyade (en Syrie puis en Jazira au nord) et du processus de centralisation
à l’est de l’Euphrate, c’est à-dire depuis la mer jusqu’au Fārs. […] Nous avons califal pour être reconnus comme autorités relais pour leurs ouailles, concédant en
dit ces choses pour montrer que les Syriens sont proprement les Enfants de échange l’impérative reconnaissance officielle de leur patriarche. Ils affirmèrent
l’Occident, et que les Jazīriens, c’est-à-dire les « Potamiens », sont ceux qui cette autorité politique en s’inspirant notamment de l’expérience de l’Église syro-
sont à l’est de l’Euphrate, alors que la racine et le fondement de la langue orientale (dyophysites de Perse) qui avait commencé à délimiter ses « croyants »
syrienne – c’est à dire araméenne – est Édesse64 ». par le canon et à imposer son monopole judiciaire. Les institutions miaphysites
d’Occident acquirent progressivement les outils de l’audientia de l’Église officielle
postérieure à Justinien pour imiter l’exemple des Orientaux. Ce faisant, la définition,
Conclusion : trois Églises et leurs communautés la normalisation et la régularisation des Églises, notamment en ce qui concerne leur
Depuis la seconde moitié du vie siècle jusqu’au début du viiie siècle, nous pouvons pouvoir sur les laïques, entraîna un processus d’exclusion des « païens », nécessaire
dégager plusieurs processus synchrones de constitution des Églises communautaires à la cohésion et à la soumission de la population. Ce processus contribua sans doute
pour lesquels l’émergence de l’islam constitue un facteur, certes décisif, mais loin à ce que les Arabo-musulmans se résignèrent à fixer également le corps doctrinal et
d’être exclusif. comportemental de leur propre umma.
Il y eut tout d’abord un ancrage administratif dans le cadre des empires byzan- Néanmoins, les miaphysites de l’espace syro-araméen (« jacobites ») n’accep-
tin et perse qui structurèrent le partage entre Orient et Occident. Les chrétiens vivant tèrent que tardivement l’idée de former une Église propre et de renoncer à convaincre
sous l’empire sassanide avaient commencé à édicter des règles communautaires tan- les dyophysites. L’idéal d’un empire romain chrétien universel et orthodoxe ne se dis-
dis que des courants hostiles s’étaient organisés en contre-hiérarchie. La prise de sipa pas avant la fin du Ier siècle de l’hégire, époque où « maronites » et « melkites »
conscience progressive d’une singularité géographique « perse » fut exacerbée par entérinèrent leurs irréductibles différences. La prise de conscience du caractère défi-
les risques de fusion provoqués par l’union politique sous Khosro ii, Héraclius, puis nitif du retrait de l’empire chrétien imposa la refonte des idéologies, l’abandon de
sous le pouvoir arabe médinois, le califat syrien de Mu˓āwiya et finalement l’occu- l’espoir d’une reconquête politique mais également d’une conversion du basileus de
pation marwānide en Irak. Cette dynamique contribua à élaborer une christologie tutelle. Petit à petit, les penseurs syriaques firent leur deuil de cet univers œcumé-
qui semble s’être appropriée l’exonyme antérieurement péjoratif de « nestorien ». Plus nique révolu et le roi de Byzance ne fut bientôt plus perçu que comme le seigneur

64 Michel le Syrien, Chronique, p. 522–524. 65 P. Brown, « The rise and function of the holy man in late antiquity », JRS, 61, 1971, p. 80–101.

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IDENTITÉS DE PAPIER

d’une petite entité hérétique et étrangère. À mesure que les institutions ecclésias-
tiques s’épanouissaient dans un espace à la fois araméophone et transfrontalier, la
nécessité de réécrire le passé des Syriens sous le prisme d’une opposition à l’empire
romain hérétique, en gommant les espoirs caducs de reconquête, de réconciliation et
de reconversion, consacra l’idée d’une communauté ethno-confessionnelle syriaque
miaphysite.
En refusant de prendre parti, l’autorité omeyyade favorisa la trêve que se concé-
dèrent les nouvelles institutions. Plus tard, en leur octroyant des diplômes, elle accé-
léra le processus de cléricalisation, mais aussi la restriction ethnique des ambitions
ecclésiastiques. En revanche, l’ensemble des dynamiques que nous avons ici évoquées
aboutirent à tarir ou faire confluer les multiples courants apparus durant l’exubérante
antiquité tardive. En résulta trois grandes confessions (milal) : les nestoriens, les jaco-
bites et les melkites66. Chacune de ces catégories recouvrait une Église d’expression
araméenne de Syrie et d’Irak (syro-orientaux, syro-orthodoxes des deux hémisphères
et syro-occidentaux chalcédoniens). Néanmoins, leurs coreligionnaires en christologie
dans tout le reste de l’empire – et en dehors – y furent également assimilés. Ainsi, on
entendait intégrer aux Jacobites tous les miaphysites du monde connu, y compris les
Coptes, les Éthiopiens et les Arméniens, peu importe que leurs langues vernacu-
laires ou liturgiques fussent distinctes, que leurs hiérarchies fussent ou non fédérées67.
Cette tripartition du christianisme devint un critère de base pour les rhéteurs du
kalam des siècles médiévaux postérieurs, à l’exemple de la fameuse Réfutation du
christianisme d’al-Ghazālī (m. 1111)68.

« Saint Cyriaque, patriarche d’Antioche ».


66 Wood 2020, p. 369 ; plus de références dans Briquel-Chatonnet et al. 2000 ; Muqātil b. Sulaymān, Calligraphie en esṭrangelō dédoublée en symétrie. Cette inscription qui rend hommage à Cyriaque
Tafsīr (5 vol.), éd. ˓A. Šaḥāta, Beyrouth, Dār Iḥyā˒ al-turāṯ, 2002, I, p. 462 et II, p. 628. de Takrīt (r. 793-817), chef de l’Église syro-orthodoxe, décore l’une des colonnes engagées à
A l-Mas˓ūdī, Murūǧ al-ḏahab wa-ma˓ādin al-ǧawhar (4 vol), éd. A. Dāġir, Qom, Dār al-Hijra,
67  l’entrée du chœur de « l’église des Syriens » inaugurée parmi le complexe des monastères coptes
1989, I, p. 359. du Wādī Naṭrūn et illustre parfaitement le rapprochement entre les deux Églises miaphysites
A l-Ghazālī, Al-Radd al-ǧamīl li-ilahiyat ˓Isā bi-šarḥ al-Inǧil = Réfutation excellente de la divinité
68  instituées d’Égypte et de Syrie.
de Jésus Christ d’après les Évangiles, éd. et trad. R. Chidiac, Paris, Leroux, 1939. © Alice Croq

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