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Le scandale comme épreuve


Éléments de sociologie pragmatique
Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

Résumé - Parmi les travaux publiés depuis une vingtaine d’années au sujet des scandales, aussi bien en
sociologie, en anthropologie et en histoire qu’en science politique, une voie se dégage, qui considère le
scandale comme une épreuve à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes.
Le présent article souligne en quoi envisager de cette façon les scandales conduit à être particulièrement
attentif à leur force instituante ainsi qu’au fait que leur signification et leur portée « réelles », dépendant
de la réaction collective qu’ils suscitent, ne sont jamais données à l’avance, ni entièrement prévisibles.
Prenant au sérieux les raisons de s’indigner des acteurs, ce type d’approche a des implications impor-
tantes, que l’on détaille ici, sur la conception que le chercheur peut se faire du rôle joué dans les scan-
dales par les calculs stratégiques, l’euphémisation de la violence, la séparation entre sphères d’activité
ou encore, les médias de masse. On précise en outre pourquoi cette approche oblige le chercheur à une
réflexivité de degré supérieur dans son rapport à l’objet.

Volume 18 - n° 71/2005, p. 9-38


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L
e chercheur qui s’intéresse aujourd’hui au scandale ne peut raisonna-
blement plus déplorer, comme il était encore d’usage il y a quinze ans, le
« néant académique » qui entourerait cet objet1. Grâce aux travaux
publiés aussi bien en science politique qu’en sociologie, en anthropologie et en
histoire, à l’étranger et en France, nous disposons désormais d’une précieuse
palette de réflexions théoriques et d’une collection d’études de cas qui offrent
une base solide à toute recherche sur cette matière. Le but de cet article est
d’approfondir et de discuter certaines des voies à nos yeux les plus fructueuses
et les plus novatrices qu’ont ouvertes ces travaux.

Pour qui entend sortir d’une vision étriquée de la science politique et tient à
sauver l’idée que les sciences sociales forment un projet d’ensemble, les travaux
d’anthropologie consacrés au scandale sont une lecture stimulante. C’est d’eux
dont nous partirons ici. Adopter une perspective anthropologique large a
cependant deux implications importantes, dont il convient de prévenir le lec-
teur. La première est de nous mener à faire le pari, maussien si l’on veut, qu’à
l’instar du don et du contre-don ou de la prière, le scandale est un phénomène
connu de toutes les sociétés humaines. Pari qu’on pourra dire provocateur, tant
les sciences sociales semblent aujourd’hui dominées par le credo du relativisme
historique. Pari qu’on maintiendra cependant ici, ne serait-ce qu’en raison de
ses vertus heuristiques2. La seconde implication est qu’une approche anthropo-
logique large nous oblige à sortir d’une conception spontanément pathologique
du scandale. Une fois, en effet, que nous lui reconnaissons une forme d’univer-
salité, il devient impossible d’envisager le phénomène scandaleux comme
« anormal » au sens proprement sociologique. De la même façon que le crime
ou le suicide selon Durkheim, le scandale est à concevoir comme un moment
certes peu banal et particulièrement violent de la vie sociale mais néanmoins
« normal ». C’est la reconnaissance de cette normalité qui incita les anthropolo-
gues fonctionnalistes à tenter de lui attribuer une fonction (de contrôle social, de
hiérarchisation, de régénération du groupe). C’est elle qui doit nous inviter à sai-
sir positivement les logiques de la dénonciation et de la provocation publiques,
plutôt que d’envisager ce type d’actes comme s’il s’agissait d’anomalies
comportementales ou de manifestations collectives d’irrationalité. Il s’agit par

1. Selon l’expression utilisée par A. Markovits et M. Silverstein dans l’introduction à leur ouvrage The Poli-
tics of Scandal. Power and Process in Liberal Democracies, New York, Holmes and Meier, 1988, p. 1.
2. Le risque d’une approche universaliste est évidemment d’englober sous le terme générique de
« scandale », originellement lié au judéo-christianisme, ce qui n’est ni éprouvé, ni descriptible comme tel
par les membres d’autres sociétés que les nôtres. C’est une chose, cependant, que de contester qu’une
catégorie du langage soit d’un emploi universel. C’en est une autre de reconnaître que, jusqu’à preuve du
contraire, nulle société humaine n’ignore la pratique consistant à dénoncer publiquement des transgres-
sions à la norme. C’est à vrai dire l’universalité de ce fait-là qui nous autorise à rapprocher ce qu’« ils » font
de ce que « nous » avons pris pour habitude dans nos sociétés d’appeler des scandales. La même remarque
vaut bien sûr concernant le rapprochement entre ce que nos prédécesseurs appelaient il y a un siècle un
« scandale » et ce que nous appelons ainsi.
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là même d’adopter sur le scandale ce point de vue que Michel Dobry a qua-
lifié de « continuiste3 » et qui consiste, en l’occurrence, à penser ensemble
les moments où les acteurs ne dénoncent pas publiquement les transgres-
sions normatives dont ils ont connaissance, et ceux où ils entreprennent de
le faire.

La force instituante du scandale


Nombre de chercheurs qui se sont intéressés aux scandales ont semblé les
considérer moins comme des objets d’étude à part entière que comme des
modes privilégiés pour accéder à la réalité socio-historique qu’à travers eux, ils
comptaient atteindre. Dans cette perspective, le scandale a souvent été utilisé
comme un révélateur, au sens quasi photographique du terme, des rapports de
force, des structures, des espaces positionnels ou des normes qui lui préexis-
taient4. Il lui fut ainsi reconnu la capacité de rendre spectaculairement mani-
festes à l’observateur les lignes de clivage et les rapports de domination qui
traversent de façon ordinairement plus opaque une société, ou certaines frac-
tions de ses élites. Abordé de cette façon, le scandale pourra nous inciter à
focaliser notre attention sur les trajectoires des acteurs qu’il implique, en vue
de rendre explicables les attitudes que ces derniers adoptent et les ressources
qu’ils tentent de mobiliser. Ce type de démarche nous conduira en somme à
déporter le regard du scandale, conçu alors comme une sorte d’épiphéno-
mène, vers les structures sociales et mentales « profondes » qu’il sera réputé
nous avoir révélées.
Démarche loin d’être illégitime mais face à laquelle on peut aussi suggérer
une autre façon pour les sciences sociales de traiter du scandale, à savoir : en le
regardant comme un objet d’étude à part entière. Ce qui revient à le reconnaître
pour ce qu’il est : un moment de transformation sociale. Cette perspective, que
défend tout particulièrement la sociologie dite « pragmatique », est celle que
nous privilégierons ici. Elle repose sur le constat que le scandale, malgré d’hâti-
ves conclusions, ne laisse jamais les choses en l’état. En tant que « cérémonie de
dégradation statutaire5 », il conduit à des repositionnements, à une redistribu-
tion des cartes institutionnelles, voire à des remises en cause brutales des

3. Cf. Dobry (M.), « Mobilisations multisectorielles et dynamiques des crises politiques : un point de vue
heuristique », Revue française de sociologie, XXIV, 1983.
4. C’est dans cette optique, par exemple, que H. Walser Smith se sert d’un scandale survenu dans une bour-
gade prussienne au tout début du XXe siècle pour mettre à jour l’antisémitisme qui participe selon lui au
« fonds culturel » de la société allemande rurale d’alors. Cf. La rumeur de Konitz. Une affaire d’antisémitisme
dans l’Allemagne 1900, Paris, Phébus, 2003. Démarche qui peut être rapprochée de celle de J. Verdès-Leroux
dans Scandale financier et antisémitisme catholique. Le krach de l’Union générale, Paris, Le Centurion, 1969.
5. Selon l’expression de L. Sherman reprise de Garfinkel (« The Mobilization of Scandal », in Heidenheimer (A.),
Johnston (M.), LeVine (V.), eds, Political Corruption, New Brunswick, Library of Congress, 1990, p. 890).

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rapports institués. Il donne lieu, souvent, à des refontes organisationnelles, à la


production de nouveaux dispositifs légaux, à la validation collective de prati-
ques inédites. En d’autres termes, il est l’un de ces « moments effervescents »
dont parle Durkheim. Raison pour laquelle le chercheur doit faire l’effort de le
saisir sous sa dimension performative ou, pour mieux dire, instituante. Nous
passons alors de la question : « en quoi le scandale révèle-t-il un ordre
préexistant ? » à des interrogations comme : « qu’est-ce que le scandale change
dans les rapports sociaux ? », « qu’est-ce qu’il transforme dans les façons d’agir,
les fonctionnements institutionnels, les catégories et les habitudes de
jugement ? », « qu’est-ce qu’il fait ? ». Reconnaître ainsi au scandale une force
instituante nous condamne il est vrai à une sociologie particulièrement dyna-
mique. Une sociologie qui, ne pouvant plus se satisfaire de déduire après coup
l’événement de la structure et d’interpréter ex post ce qui arrive comme étant ce
qui devait arriver, se contraint à prendre la mesure de ce que tout scandale pro-
duit un état de l’organisation sociale qui ne lui préexistait pas complètement et
n’était pas entièrement prévisible6.
Dans un article aujourd’hui oublié, Eric de Dampierre avait proposé de rendre
compte de cette dimension instituante du scandale7. Le scandale, suggérait-il,
est un test sur les valeurs transgressées qui permet à la communauté concernée
de déterminer si elles lui sont ou non devenues indifférentes. Ce en quoi il insti-
tue bien quelque chose : soit la réaffirmation collective des valeurs transgressées
et donc, leur renforcement ; soit, au contraire, la démonstration collective de
leur obsolescence. Au bout de ce test, quelque chose aura changé. Des disposi-
tifs organisationnels et des façons de se conduire auront été avalisés ou au con-
traire, « démotivés », ou bien encore, déplacés et réaménagés8. On notera au
passage que la notion de « test » peut nous rendre intelligible cette forme parti-
culière de scandale qu’est la provocation publique, telle qu’on la trouve à
l’œuvre par exemple dans l’art moderne, les grèves de la faim, les suicides en
public ou le terrorisme : le provocateur vise à mettre à l’épreuve l’attachement
d’une communauté à des valeurs ; ce faisant, il table sur la dimension

6. La perspective instituante reste parfaitement valable, lorsque le scandale aboutit à un renforcement des
positions et des croyances dominantes initiales. Car en effet, renforçant ces positions et ces croyances, il ne
les laisse pas en l’état. Seule une vision excessivement statique nous fait assimiler la réaffirmation du même
à un simple mécanisme de reproduction.
7. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », Annales ESC, IX (3), 1954.
8. Songeons par exemple aux analyses de V. Roussel qui montrent comment les scandales politico-finan-
ciers des années 1990 en France furent l’occasion pour les magistrats, le monde politique et les journalistes
de tester entre eux de nouveaux modes relationnels. Cf. Roussel (V.), Affaires de juges. Les magistrats dans
les scandales politiques en France, Paris, La Découverte, 2002. Ou encore à la façon dont une série de scan-
dales médicaux, aux États-Unis dans les années 1960 et 1970, ont été l’occasion d’instituer des dispositifs
nouveaux, propres à la « modernité thérapeutique d’État », tels que le « comité d’éthique » et le
« consentement éclairé » du patient. Cf. Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2003, p. 46-51.
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instituante du scandale pour produire quelque chose de nouveau dans cette


communauté9.
Nous reprendrons à notre compte la perspective ouverte ici par Dampierre,
en substituant toutefois à la notion de test celle, fort proche, d’épreuve qui a
l’avantage d’avoir été conceptualisée sociologiquement10. Concevoir le scandale
comme une épreuve, c’est affirmer avant tout l’indétermination qui pèse sur son
issue – cette indétermination que tendent à effacer les approches étiologiques
comme celles qui, se plaçant à la fin de l’histoire, se plaisent à en faire un récit
linéaire. C’est donc également reconnaître le moment de réversibilité potentielle
des rapports de domination dont toute dénonciation publique d’une faute
ouvre la possibilité, quand bien même celle-ci se fermerait rapidement. C’est par
conséquent encore, se donner les moyens de restituer l’état d’inquiétude,
d’incertitude et d’irréalité dans lequel le scandale, comme plus généralement
toute « conjoncture fluide », tend à plonger ceux qui y sont impliqués.

Ce que le scandale institue : la perspective ouverte par Max Gluckman


Dans un article de 1963 devenu un classi- que, dans ces sociétés, les dénonciations
que (« Gossip and Scandal », Current portent le plus souvent sur le mauvais
Anthropology, IV (3), p. 307-316), l’anthro- usage des règles de l’hospitalité, sur le
pologue Max Gluckman a proposé une manque de générosité, sur la violation des
analyse fonctionnaliste de ce que la prati- règles de l’exogamie ou encore, sur les pra-
que du commérage et du scandale insti- tiques magiques illégitimes. S’extraire de
tue, à savoir, selon lui, tout à la fois l’obligation de recevoir ou de l’obligation
l’appartenance à un groupe, les frontières de donner fera par exemple typiquement
de ce groupe et ses hiérarchies internes. l’objet d’une dénonciation scandaleuse
Gluckman part de l’observation, confir- dans des sociétés fondées sur l’échange de
mée par de nombreux témoignages dons. Scandale et commérage peuvent
ethnographiques, que les sociétés tradi- alors être interprétés comme des formes
tionnelles manifestent un goût certain de la compétition sociale et de la
pour les ragots, les médisances et les scan- « sélection des leaders », dans la mesure
dales. Comment l’expliquer ? Une première où l’élaboration de jugements sur l’hon-
clé d’explication est celle des processus neur des personnes contribue largement à
de régulation statutaire. Gluckman note les classer le long d’une échelle de prestige.

9. Concernant le rôle de la provocation dans l’art moderne, cf. l’article de N. Heinich dans ce numéro. Sur
la grève de la faim, cf. Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 277-355.
Pour une analyse particulièrement poussée du lien entre terrorisme et provocation, Linhardt (D.), La force
de l’État en démocratie. La République fédérale d’Allemagne à l’épreuve de la guérilla urbaine (1967-1982),
thèse de sociologie, École des Mines de Paris, 2004.
10. Cf. notamment Boltanski (L.), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999,
p. 73-80.

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Une deuxième fonction peut être résu- normes et les valeurs propres aux Makah.
mée comme celle du « contrôle social » Mais il y a plus : la maîtrise de la « langue
(quoique l’auteur n’emploie pas ce du scandale » devient peu à peu un critère
terme). Gluckman se réfère ici à la mono- d’appartenance. Comme le résume Gluc-
graphie par J. West d’une petite ville du kman, « pour être Makah, vous devez
Middle West américain, où le contrôle montrer votre capacité à participer aux
exercé par les communautés paroissiales commérages, et pour être pleinement
sur la moralité des fidèles passe principa- Makah, vous devez montrer vos capacités
lement par le commérage et plus encore à vous scandaliser comme il convient ».
par la peur d’être soi-même l’objet de La spécificité de l’identité Makah (Maka-
ragots. La hantise du scandale opère ainsi hship) repose désormais sur l’exclusion de
comme une instance centrale dans le ceux qui ne savent pas entrer dans la
maintien des valeurs du groupe. « guerre du scandale ».
Mais au-delà de ces deux premières fonc- L’hypothèse d’une contribution du scan-
tions du scandale, assez facilement intui- dale à l’institution et au maintien du
tives, Gluckman consacre la majeure groupe a l’avantage d’éclairer le caractère
partie de son article à une troisième qu’on généralement jouissif que procurent
pourrait qualifier de « fonction d’exclu- ragots et scandales (en dépit même,
sion à usage externe », et que résume la comme le remarque Gluckman, de la
phrase : « the outsider cannot join in réprobation qui leur est souvent associée).
gossip » (p. 312). L’anthropologue s’appuie On trouve une trace de ce processus y
notamment ici sur une étude d’E. Colson compris dans les grandes communautés
consacrée aux Indiens Makah du Nord- urbaines, où les liens sociaux sont pour-
Ouest des États-Unis. Ces derniers, con- tant plus lâches, à travers les « potins » sur
frontés à la perméabilité croissante des les personnalités (stars, sportifs, etc.) qui
frontières de leur groupe et à la difficulté à créent transitoirement entre ceux qui y
maintenir une « identité Makah » (en rai- participent un sentiment de complicité
son, notamment, de l’intrusion d’instru- communautaire. En somme, le scandale
ments monétaires modernes et de la est l’une des principales activités à travers
généralisation de mariages mixtes avec lesquelles des groupes se redessinent, des
des « Blancs »), ont progressivement hiérarchies se défont, et des appartenan-
substitué à leurs techniques traditionnel- ces s’instituent. C’est, pour Gluckman, ce
les de hiérarchisation, la pratique du qui explique l’universalité du phéno-
dénigrement et du scandale. Cette prati- mène scandaleux.
que leur permet en effet de réaffirmer les

Du scandale à l’affaire
Le terme « scandale » a une origine religieuse qui renvoie à l’idée d’un obsta-
cle, d’une pierre d’achoppement. Dans cette optique, il se définit comme une
contradiction devenue publique et visible de tous : c’est un fait public, troublant
et contradictoire, qui met un obstacle à la croyance collective, et sème par là
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même la dissension11. Ce sont précisément ces deux dimensions, la contradic-


tion et la publicité qui lui est donnée, qu’il nous faut envisager conjointement.

Qui doit décider s’il y a scandale ?


Soulignons d’abord que ce n’est sans doute pas au chercheur lui-même, si du
moins son objet est bien le scandale, de relever la contradiction et de la rendre
publique. Il lui revient plutôt de décrire la contradiction à partir du moment où
les acteurs eux-mêmes l’ont relevée et dénoncée publiquement. Ainsi, pour s’en
tenir à un strict point de vue de méthode, nous faut-il considérer qu’il n’y a de
scandale descriptible pour l’observateur que si un public, fût-il minime, s’est
constitué pour relever une contradiction et la dénoncer12. On peut suivre sur ce
point John B. Thompson quand il soutient que le scandale suppose avant tout
une désapprobation visible de la part d’un public13. Plus exactement, affirme-t-il,
pour qu’émerge un scandale, il ne suffit pas que le public soit désapprobateur :
encore faut-il que quelqu’un exprime publiquement sa désapprobation. C’est
en ce sens précis que Thompson peut soutenir que le scandale repose fonda-
mentalement sur un « acte de langage » (speech-act).
« Le scandale n’éclate donc que si l’arrangement tacite qui maintient la rumeur
ou le commérage au niveau d’une communication privée entre amis ou
connaissances est brisé et si les révélations [sont] articulées en public14. »
La réponse du public, poursuit-il, est également essentielle : « sans réponse,
pas de scandale ».
Cette méthodologie pragmatiste, consistant à suivre les acteurs dans leur
façon de relever publiquement des contradictions (ou bien au contraire, de les
taire), ou encore, de répondre positivement à une désapprobation publique
(ou, à l’inverse, de s’y montrer indifférent), nous conduit à rechercher la signifi-
cation du scandale, non dans une définition essentialiste de la faute, mais dans

11. Nous ne nous aventurerons pas plus avant ici dans une exploration de l’usage du terme « scandale » en
contexte religieux ou scripturaire, notamment dans le Nouveau Testament ou dans la théologie thomiste.
On peut renvoyer sur ce point aux travaux de J. Verdès-Leroux (Scandale financier et antisémitisme
catholique, op. cit.) ou encore à ceux de J.-M. Thiveaud (« Crises et scandales financiers en France sous la
Troisième République », Revue d’économie financière, 41, 1997). Cf. également les interprétations de
R. Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Paris, Grasset, 1978, p. 438-453).
12. À chaque fois que le sociologue déroge à cette consigne méthodologique, il se transforme, qu’il le veuille
ou non, en dénonciateur public, cherchant à convaincre ses contemporains de l’existence de contradictions
scandaleuses qui ne leur apparaissent pas. Quoiqu’en réalité, il n’arrive pratiquement jamais que le sociologue
soit le premier à avoir découvert les contradictions qu’il met alors en exergue. Le plus souvent, elles ont déjà
été relevées par certains acteurs, par exemple sous forme de commérage ou bien sous la forme d’un petit scan-
dale produit devant un petit public. (Le sociologue critique est plutôt, comme le journaliste, un agent de pro-
motion du scandale qu’un découvreur de contradictions.)
13. Thompson (J. B.), Political Scandal. Power and Visibility in the Media Age, Cambridge, Polity Press, 2000,
p. 20.
14. Ibid., p. 21.

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les réactions suscitées par un acte de dénonciation publique. Howard Becker, au


sujet de la déviance, ne procède pas autrement :
« Le caractère déviant ou non d’un acte dépend de la manière dont les autres
réagissent. Vous pouvez commettre un inceste clanique et n’avoir à subir que
des commérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si
cette accusation est portée, vous serez conduit à la mort15. »

Il s’agit, en l’occurrence, d’étudier ce qu’il advient de la dénonciation publi-


que d’une contradiction – de cette « proposition d’engagement16 » à l’indigna-
tion qu’a faite un dénonciateur, et qui attend maintenant sa réponse. C’est en
effet la suite donnée à cette proposition d’engagement qui donnera sa significa-
tion à la faute dénoncée. C’est cette suite qui va déterminer, en d’autres termes,
si le scandale dénoncé en est « réellement » un ou non. Et c’est aux acteurs eux-
mêmes, et à eux seuls, qu’il reviendra de nous montrer, à travers leurs réactions
indignées ou leurs attitudes de relativisation, si la faute en est une. Ce sont eux
en effet qui, comme dirait Dampierre, vont « tester » leur adhésion aux valeurs
transgressées. Ce sont eux qui vont mettre à l’épreuve leur sens commun du
juste et de l’injuste17.

Trois significations possibles d’un scandale


En s’inspirant de la distinction formalisée par Elisabeth Claverie entre le scan-
dale et l’affaire18, il semble possible de distinguer au moins trois destins (c’est-à-
dire trois significations) possibles de la dénonciation publique d’une faute : soit
sa confirmation comme un scandale « avéré » (à travers, notamment, la demande
unanime que le coupable désigné soit châtié) ; soit sa reconnaissance implicite

15. Becker (H.), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 35. C’est le même
type de définition du scandale que privilégie L. Sherman dans « The Mobilization of Scandal » (art. cité,
p. 887-888).
16. Selon l’expression forgée par L. Boltanski dans La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et poli-
tique, Paris, Métailié, 1993, p. 215-219.
17. On s’écarte donc ici des recommandations d’A. Garrigou quand celui-ci juge nécessaire de « dissocier
scandale et violation de normes » (cf. « Le scandale politique comme mobilisation », in Chazel (F.), dir.,
Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p. 185). Cette décision de méthode se justifie selon
lui par le fait que toute violation de normes, une fois rendue publique, ne donne pas lieu à un scandale et qu’il
est en outre impossible d’établir une proportionnalité entre la gravité de la transgression et l’importance du
scandale. Mais cette façon de présenter les choses présuppose que la gravité de la transgression puisse être
connue « objectivement » par le chercheur ou, si l’on préfère, indépendamment de l’importance prise par le
scandale. Une approche pragmatiste insiste tout au contraire sur le fait que la « gravité de la transgression » ne
peut jamais être déterminée, ni décrite, en dehors de l’importance effective que prend (ou ne prend pas) le
scandale. Le chercheur n’a plus ici de définition objective ou indépendante de la « gravité de la transgression »
qu’il puisse opposer à l’« importance du scandale » pour conclure qu’elles ne se correspondent pas. Ce sont les
acteurs qui lui montrent par leurs attitudes réactives, si la transgression est grave ou non. Pour la même rai-
son, la « violation des normes », une fois rendue publique, ne peut pas être méthodologiquement dissociée du
« scandale », puisque le scandale est précisément ce test à travers lequel se manifeste le degré actuel d’adhésion
d’une communauté à certaines normes.
18. Cf. l’encadré ci-après.
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comme un non-scandale (à travers la relativisation généralisée de la faute


dénoncée) ; soit encore, sa transformation en une affaire (à travers le retourne-
ment de l’accusation scandaleuse en direction de l’accusateur). Attardons-nous
sur cette dernière figure, celle de l’affaire, car elle pousse au plus loin la logique de
la dénonciation publique de la faute et nous indique par conséquent la significa-
tion ultime que peut atteindre tout processus critique de ce genre.
Dans la perspective où se place Claverie, un scandale se transforme en affaire,
dès lors que le dénonciateur fait à son tour l’objet d’une accusation de la part de
l’accusé ou de ses alliés19. Dans ce cas, le public tend à se diviser en deux camps,
qui peuvent être fort inégaux en nombre mais n’en manifestent pas moins une
rupture publique d’unanimité : le camp des accusateurs de l’accusé et celui des
accusateurs de l’accusation qui le frappe20. En cela, l’affaire constitue un
moment particulièrement agité de transformation sociale et de réversibilité des
positions : une indétermination radicale vient soudain à peser sur la désigna-
tion des places de coupable et de victime. L’asymétrie de ressources entre les
deux camps tend évidemment à réduire cette indétermination mais jamais
complètement. Il apparaît en outre que l’engagement dans la forme « affaire »
appelle un droit minimal de l’accusé à être défendu – implique, autrement dit,
une clause d’égalité de droit des arguments et des preuves échangés par les
adversaires21. Situation bien différente dans le scandale avéré, celui qui demeure
de bout en bout un scandale et conduit sans coup férir au châtiment, unanime-
ment reconnu comme légitime et souhaitable, de l’accusé. Dans ce cas, la com-
munauté concernée se montre, au moins publiquement, parfaitement unie
dans l’accusation et l’accusé ne rencontre jamais personne qui prenne publi-
quement sa défense – lui-même ne s’y aventurant guère.
Il est clair que cette description de l’affaire et du scandale doit être comprise
comme idéaltypique. Ces formes ne se rencontrent jamais aussi « purement »
mais constituent en quelque sorte les deux extrêmes d’un continuum. Nulle
substantialisation des termes par conséquent, mais simplement un modèle ana-
lytique qui permet de décrire des « structures actancielles » opposées. Nulle rai-
son non plus de penser que les usages courants des termes « scandale » et
« affaire » doivent coïncider avec ce modèle22.

19. Pour qu’un scandale donne lieu à une affaire, il ne suffit donc pas qu’une partie du public désapprouve
silencieusement ou par commérage le comportement du dénonciateur. Encore faut-il que quelqu’un
exprime publiquement cette désapprobation. Ainsi peut-on dire de l’affaire ce que Thompson dit du
scandale : qu’elle s’ouvre par un acte de langage.
20. L’affaire Dreyfus demeure, dans le cas français, l’exemple paradigmatique.
21. Clause dont, bien sûr, rien ne garantit qu’elle soit respectée et qui n’empêche ni l’usage de la violence, ni
l’asymétrie des forces.
22. Notons cependant que, dans la France contemporaine, l’usage généralisé du terme « affaire », qui ren-
voie lui-même aux procédures judiciaires engagées, pourrait indiquer une vulnérabilité accrue de la forme
« scandale » à sa transformation en affaire, c’est-à-dire à l’introduction de la clause d’égalité de droit entre
adversaires.

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18 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

Du scandale à l’affaire : l’innovation critique de Voltaire


vue par Elisabeth Claverie

Au matin du 6 août 1765, à Abbeville en du châtiment. La seconde forme, celle de


Picardie, on découvre que le crucifix de l’affaire, est celle qu’initie à distance Vol-
bois qui ornait le pont de la ville a été taire, à l’aide de ses correspondants et
entaillé à l’aide d’un couteau. De cette alliés. S’inspirant de la forme du procès,
mutilation volontaire, personne n’a rien elle vise à « inverser le dispositif de l’accu-
vu. Mais certains se souviennent que de sation et les places de bourreau, de victime
jeunes fêtards n’ont pas salué la procession et d’offensé ». Le chevalier de la Barre est
religieuse lors de la Fête-Dieu dernière. mort, dévoile ainsi Voltaire, victime des
Des trois jeunes gens nommés – Gaillard intrigues d’un « vieux maraud d’Abbeville
d’Etallonde, Moisnel et Jean-François de nommé Belleval, amoureux de l’abbesse de
La Barre –, le sort frappera durement le Vignancourt ». Rompant spectaculaire-
dernier. Le 4 juin 1766, le Parlement de ment avec l’indignation communautaire,
Paris statue sur le crime d’impiété du Che- l’affaire procède en cela d’une « indi-gna-
valier de La Barre. Le 1er juillet 1766, il est tion éclairée » : « L’affaire est, en effet,
décapité et son corps jeté aux flammes avec cette configuration qui rend lisible un
l’exemplaire du Dictionnaire Philosophique non-consensus entre deux parties qui se
qu’on a saisi chez lui. Mais entre-temps, disaient auparavant une et la même ; elle
s’est ouverte l’affaire du Chevalier de fut l’opérateur qui révéla la disjonction
La Barre : un homme de lettres réputé, entre deux mondes et eut une portée
Voltaire, et ses alliés ont en effet pris l’ini- si grande qu’elle construisit et opposa
tiative inattendue de contester publique- des entités telles que la Couronne et
ment la dénonciation dont a été victime, l’Opinion. »
selon eux, l’infortuné Chevalier. Cf. Claverie (E.), « La naissance d’une
Ce cas est pour Elisabeth Claverie l’occa- forme politique : l’affaire du Chevalier de la
sion d’explorer la confrontation entre deux Barre », in Roussin (P.), dir., Critique et
formes d’accusation et de défense. La pre- affaires de blasphème à l’époque des Lumiè-
mière, correspondant au scandale, se res, Honoré Champion, 1998. Ainsi que du
déploie dans le registre communautaire et même auteur : « Sainte indignation contre
s’inscrit dans les formes judiciaires de indignation éclairée », Ethnologie française,
l’ancien Régime. L’attentat contre le cruci- 3, 1992 ; « Procès, Affaire, Cause : Voltaire
fix de bois une fois découvert, presque et l’innovation critique », Politix, 26, 1994.
immédiatement, « des choses, des person- Pour une formalisation de la forme
nes, des institutions forment une ligne « affaire », cf. Boltanski (L.), L’amour et
continue, orientée vers un même engage- la justice comme compétences, Paris,
ment, un même sentiment, un même but, Métailié, 1990, p. 255-265 ; et du même
et dessinent un coupable, un plaignant, auteur : La souffrance à distance, op. cit.,
une victime, un offensé, une accusation, p. 94-97. Pour un exemple d’application
une demande de réparation, une punition ». de l’opposition analytique entre scandale
Une indignation unanime se répand et affaire ainsi entendue, Duret (P.),
ainsi à travers la ville. Associant la foule en Trabal (P.), Le sport et ses affaires. Une
colère et les autorités locales, elle se porte sociologie de la justice de l’épreuve sportive,
directement vers un coupable et la recherche Paris, Métailié, 2001.
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Le scandale comme épreuve 19

P. Lascoumes a proposé de son côté une et dans l’unanimisme du jugement que


formalisation qui n’est pas sans point celui atteint dans « l’affaire ». Cf. Élites
commun avec celle que nous venons irrégulières. Essai sur la délinquance
d’exposer : le « scandale » y est notam- d’affaires, Paris, Gallimard, 1997, p. 81-
ment caractérisé par un degré plus élevé 112.
dans la clarté de l’imputation de la faute

Dans ce schéma idéaltypique, on notera qu’il n’est d’affaire possible si au


préalable, un scandale n’a pas éclaté. Cette primauté du scandale sur
l’affaire conduit à remarquer que ce dernier, bien que caractérisé par l’una-
nimisme, ouvre toujours aux acteurs impliqués la perspective d’affirmer
publiquement un désaccord sur le sens du juste. En cela, il éveille la possibi-
lité, qui se réalise à chaque fois qu’a lieu le passage à l’affaire, d’une division
sociale et d’une discorde civile. Possibilité conjurée et surmontée tant que le
scandale demeure un scandale avéré – tant, autrement dit, qu’il aboutit
effectivement, à la satisfaction générale, au châtiment de l’accusé – mais
possibilité qu’ont néanmoins entrouverte ceux qui ont entrepris de dénon-
cer publiquement un scandale plutôt que de se taire ou de procéder par
commérage. C’est cette vulnérabilité du scandale à l’affaire que soulignait à
sa façon Dampierre quand il rappelait en quoi le scandale se présente
d’abord sous les auspices d’une menace pour la cohésion sociale, dans la
mesure où il rend évident que « les valeurs socialement reconnues ne sont
ni absolues, ni respectées par tous à un égal degré 23 ». Le scandale, souli-
gnait-il, introduit ainsi le risque de compromettre « à la base » les valeurs
reçues et d’exercer sur elles une « action dissolvante ». Mais parce que dans
le même temps, il « heurte » la bonne conscience de son public, il indique
que ces valeurs ne sont pas indifférentes et qu’« elles se survivent toujours
comme valeur ». D’où l’hypothèse que formule Dampierre dans le style
fonctionnaliste qui caractérise son travail : la fonction du scandale consiste
à renforcer les valeurs de la communauté « par le fait même qu’il les
sape24 ».
C’est ici tout un programme de recherche qui s’ouvre, dont le maître-mot est
transformation. Il consiste, en premier lieu, à analyser comment des scandales
se transforment en affaires. Comment, autrement dit, une condamnation au
départ unanime est remise en cause (ce qui est loin d’aller de soi) par une
accusation publique dirigée contre le dénonciateur, contre-attaque qui a pour

23. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 335.
24. Ibid. Ce point de vue est à rapprocher de ce que serait une position durkheimienne sur le scandale, telle
que la résument par exemple Markowits et Silverstein ( The Politics of Scandal, op. cit., p. 2-8). Il rejoint
également les analyses girardiennes de la persécution et de la violence sacrificielle (cf. notamment
Girard (R.), Le Bouc émissaire, Paris, Le livre de poche, 2001).

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20 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

effet d’instituer une division sociale25. Seconde direction de recherche : celle


qui consiste à tenter de mieux comprendre comment, à l’inverse, des scandales
ne se transforment pas en affaires. Comment, autrement dit, un accusé ne se
défend pas et n’est défendu publiquement par personne, ou du moins, comment
sa défense ne procède qu’à l’aide de dénégations et d’excuses publiques et
jamais par contre-accusations. Pareille étude revient à examiner le type de
« déformation » que subissent, dans la société ou le secteur social étudiés, les
prises de parole critiques. En l’espèce, il ne s’agit sans doute pas de partir du
postulat d’une absence de division sociale mais plutôt de l’idée que les tendan-
ces à la division sociale ne sont pas exploitées publiquement, cette absence
d’exploitation étant précisément ce qu’il s’agit alors de comprendre et d’expli-
quer26. Un troisième volet de ce programme consiste à analyser comment des
dénonciations publiques ne donnent lieu ni à des scandales, ni a fortiori à des
affaires. Comment, autrement dit, des contradictions, quoique rendues publi-
ques, sont relativisées27.

« Un drame de la dissimulation et du dévoilement »


Nous pourrions encore ajouter à ce programme de recherche un quatrième
et ultime volet qui est peut-être le principal : celui qui consiste à analyser comment
des scandales éclatent. Comment, autrement dit, des contradictions sont
dénoncées publiquement, au lieu d’être tues ou simplement relevées à travers le
commérage et la rumeur. Nous en revenons ici à une caractéristique centrale du
scandale : il débute par un acte public de désignation d’une contradiction. C’est
pourquoi, comme le souligne Dampierre, une condition de son surgissement

25. Cf., dans cette perspective, l’analyse des passages à l’affaire dans le monde du travail, que propose
F. Chateauraynaud (La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié,
1991). Il est des cas où la contre-accusation, au fondement de la transformation du scandale en affaire, est
« portée » par le suicide de l’accusé. Cf. Lemieux (C.), « Révélations journalistiques et suicide des hommes
politiques : à qui la faute ? », French Politics and Society, 11 (4), 1993.
26. Voilà qui revient à étudier les dispositifs politiques, religieux, juridiques ou médiatiques de la prise
de parole publique, afin de cerner en quoi certains d’entre eux limitent les possibilités de retourner les
accusations ou au contraire, encouragent ces retournements. Ici, l’espace public habermasien peut ser-
vir de référence inatteignable permettant, tel un idéaltype wébérien, de préciser ce qui empêche sa réa-
lisation effective. C’est ainsi, par exemple, que l’on pourrait relire l’analyse que fait M. de Certeau du
scandale de la possession de Loudun (1632), lequel « frôle » à plusieurs reprises le renversement accusa-
toire, c’est-à-dire le passage à l’affaire, sans pourtant jamais l’atteindre, et se conclut finalement dans
l’unanimisme public de la mise au bûcher de l’accusé. Cf. Certeau (M. de), La possession de Loudun,
Paris, Gallimard-Julliard, 1970. De même pourrait-on interpréter comme des « frôlements » du passage
à « l’affaire » les critiques contre les exécutions publiques, croissantes en France au XVIIIe siècle, qui se
manifestent par des demandes de grâce venues de la foule et parfois même, par le sabotage des instru-
ments qui infligent le châtiment, mais ne vont cependant jamais jusqu’à la contre-accusation publique.
Cf. Farge (A.), La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986,
p. 206-234.
27. Voir dans cette perspective Blic (D. de), « “Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?”
Difficiles mobilisations autour du Crédit Lyonnais », Politix, 13 (52), 2000.
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Le scandale comme épreuve 21

est « l’existence, ou plutôt la possibilité de l’existence, d’un public28 ». Si en


effet, tout scandale naît de la violation d’une norme partagée, « l’événement
scandaleux ne suffit pas ; il faut lui trouver un public. Il n’est pas de scandale
sans public, sans diffusion de l’événement scandaleux dans le public qu’il
contribue à former29 ». Pour illustrer cette assertion, Dampierre évoque, parmi
d’autres exemples, le « cas » Oscar Wilde. Comme il le souligne, il importe de
bien distinguer une situation initiale où les mœurs de Wilde sont connues de la
société londonienne (nous sommes en présence, alors, d’un gossip au sens de
Gluckman) de la situation qui advient dès lors que Lord Queensburry entre-
prend d’humilier publiquement l’écrivain et que ce dernier le poursuit devant
les tribunaux30.
Dans cette perspective, fait remarquer de son côté Thompson, le scandale
implique nécessairement, comme son envers, une dimension de secret ou de
dissimulation. Il n’y a pas de scandale, par définition, tant que la transgression
reste secrète. De sorte qu’un scandale se présente toujours comme un « drame
de la dissimulation et du dévoilement31 » et réclame par conséquent que nous
sachions l’interpréter en tant que processus de « mise en visibilité32 ». On trou-
verait dans la littérature ethnographique quantité d’exemples à l’appui de cette
dernière remarque. Pour n’en prendre qu’un seul : dans leur étude sur la société
rurale en Gévaudan aux XVIIe et XVIIIe siècles, E. Claverie et P. Lamaison ont
montré comment, dans cette communauté, la sexualité hors mariage est large-
ment tolérée, tant, du moins, qu’elle reste de l’ordre du caché. Lorsque le scan-
dale éclate, il ne résulte généralement pas ici d’une dénonciation mais, le plus
souvent, de la survenue d’une grossesse. « Tant qu’on n’en arrive pas là, per-
sonne ne trouve vraiment à redire, ce qui n’exclut pas les commentaires 33. »

28. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 330.
29. Ibid., p. 331. On notera ici la formulation, en forte résonance avec l’approche pragmatiste, de ce qu’est un
public : celui-ci, en sa forme active, ne préexiste pas au scandale ; c’est au contraire la survenue du scandale
qui permet son émergence en tant que tel. Pour un exemple particulièrement illustratif de ce point de vue, cf.,
dans ce numéro, l’article d’I. Thireau et H. Linshan. Sur la conception pragmatiste du public, cf. Dewey (J.),
Le public et ses problèmes, Pau-Paris, Publications de l’université de Pau-Farrago, 2003 [1927].
30. Si, par conséquent, il est pertinent selon Dampierre de rattacher l’étude du scandale à celle « de la rumeur,
du potin et du bobard », c’est seulement en tant qu’il s’agit là de deux manifestations d’un attachement collec-
tif à des normes. L’analyse de Gluckman souffre de ce point de vue d’une certaine imprécision : en mettant
trop complètement en équivalence gossip et scandale, elle tend à faire disparaître ce qui fait le caractère propre
de la dénonciation scandaleuse, à savoir, précisément, son caractère public. Cf., en ce sens, les réflexions de
F. G. Bailey quant à la différence, en termes de risque pris par le dénonciateur, entre gossip et open criticism
(« The Management of Reputations and the Process of Change », in Bailey (F. G.), ed., Gifts and Poison : The
Politics of Reputation, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 281-301).
31. Thompson (J. B.), Political Scandal, op. cit., p. 18.
32. Ibid., p. 19. C’est ce que fait par exemple L. Sherman tentant de cerner les conditions qui ont permis
l’éclatement de scandales liés à la corruption de la police, dans quatre villes des États-Unis (« The Mobilization
of Scandal », art. cité). Cf. également infra dans le présent article, le paragraphe intitulé « Le rôle des médias ».
33. Claverie (E.), Lamaison (P.), L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan (XVII-XIXe siècles),
Paris, Hachette, 1982, p. 220.

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22 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

De la même façon, si les « jeux folâtres » sont admis, les naissances illégitimes
sont, elles, « violemment proscrites » car elles ont le tort de rendre publique-
ment visible une contradiction avec la norme – en l’occurrence, avec les règles
d’alliance et d’héritage instituées34. Une fois la transgression rendue publique,
c’est-à-dire « scandaleuse », par l’évidence de la grossesse ou de la présence
d’un enfant, il devient socialement obligatoire de la châtier (par l’ostracisme,
l’exclusion des sacrements, le renvoi de la domestique enceinte, etc.), lors
même qu’une telle transgression restait tolérée tant qu’il était encore possible
de fermer les yeux sur elle.

La place de la stratégie dans les scandales


Les scandales – a fortiori les affaires auxquelles, parfois, ils donnent lieu –
n’existent donc qu’en vertu d’un processus de mise en visibilité et de publica-
tion. C’est sur ce point précis que l’analyse stratégiste s’empare de la question,
en repérant de façon systématique l’existence d’actions destinées à garder secrè-
tes certaines transgressions ou au contraire, à les rendre publiques. D’un côté,
donc, des stratégies de dissimulation, de conservation et de contrôle institu-
tionnel. De l’autre, des stratégies de dévoilement, de subversion ou de provoca-
tion, c’est-à-dire de mobilisation du public et d’enrôlement de forces
extérieures aux institutions mises en cause. Michel Offerlé a proposé de
dénommer ces dernières des « stratégies scandaleuses » ou « stratégies de
scandalisation35 ». Elles correspondent, dans l’acception qu’il en donne, tout à
la fois aux actions qui cherchent à « faire scandale » (grèves de la faim, com-
mando anti-avortement, destruction de récoltes, suicide, etc.) ; à celles qui
consistent à « énoncer qu’il y a scandale » en prenant la « parole indignée » au
nom de la cause que l’on défend, « en la décrivant, en la montrant, en la photo-
graphiant, en la télévisant36 » ; à celles, enfin, qui visent à trouver les moyens de
« faire dire et de faire croire que le fait, la situation sont bien scandaleux 37 ».
Ainsi entendues, les stratégies scandaleuses seraient l’une des formes d’action
les plus efficaces dans nos sociétés pour faire exister publiquement une cause,
tout spécialement quand celle-ci a pour objet « une multitude de cas indivi-
duels, diffus, non représentés, méconnus : enfants maltraités, femmes battues,

34. Contradiction d’autant plus vive que les partenaires sexuels sont souvent de rangs différents
(typiquement : un maître et une domestique). L’avortement et l’infanticide sont ici bien sûr les principales
stratégies de dissimulation de la transgression. Voir également sur ce point Tillier (A.), Des criminelles au vil-
lage. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes, PUR, 2001. Sur le rôle central qui revient au secret
dans la gestion pratique des contradictions inhérentes aux normes de l’engendrement, cf. Boltanski (L.), La
condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004.
35. Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998, p. 122-123.
36. Ibid., p. 123.
37. Ibid., p. 123.
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Le scandale comme épreuve 23

pauvres délaissés, victimes en déshérence », bref lorsque les groupes concernés


sont « trop fluides pour se doter d’une représentation stable38 ».
Une fois reconnue sa dimension stratégique, le scandale devient descriptible
dans le vocabulaire de la théorie des jeux, c’est-à-dire comme un « coup » joué
dans le cadre d’une compétition. En vertu de quoi, il devient également analy-
sable en référence aux positions occupées par les différents joueurs engagés
dans cette compétition. Telle est par exemple l’approche que privilégie François
Vergniolle de Chantal pour analyser la multiplication des scandales sexuels aux
États-Unis ces trente dernières années39. Pour cet auteur, la possibilité nouvelle-
ment offerte de jouer un « coup » comme le scandale politico-sexuel ne s’expli-
que ni par une culture politique spécifique, dont il faudrait chercher les origines
dans le puritanisme originel des États-Unis, ni par le poids dont jouit dans ce
pays le « quatrième pouvoir », ni même par une personnalisation traditionnelle
de la vie politique américaine, mais par la stratégie développée par l’un des
joueurs : la droite conservatrice américaine. En fondant son développement, à
partir des années 1960, sur sa capacité à mobiliser des thèmes d’inspiration
religieuse (défense des valeurs familiales, dénonciation de la « société
matérialiste », souci de « moralisation » de la société), ce groupe politique aura
sciemment cherché à introduire un « répertoire d’action jusque-là politique-
ment interdit, axé autour de la stigmatisation des conduites immorales40 ».
Cette stratégie a contribué à donner au thème de la vie privée des candidats une
importance inédite au sein du débat public et a suscité des attentes croissantes
au sein de l’électorat américain, l’évaluation du comportement moral des can-
didats devenant peu à peu « une arme politique redoutablement efficace 41 ».
C’est ainsi que la recrudescence des scandales d’ordre privé témoignerait avant
tout de la réussite des stratégies de scandalisation menées par la droite
conservatrice.

38. Ibid., p. 122.


39. Vergniolle de Chantal (F.), « Moralité privée, morale publique. L’exception américaine », in Briquet (J.-L.),
Garraud (P.), dir., Juger la politique. Entreprises et entrepreneurs critiques de la politique, Rennes, PUR, 2001.
40. Ibid., p. 296.
41. Ibid., p. 297.

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24 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

Les apports de l’approche stratégiste :


l’exemple des travaux d’Alain Garrigou

L’approche développée par Alain Garri- oblige à des « coups relâchés » de préfé-
gou vise surtout à relativiser deux points rence à des coups directs qui risqueraient
de vue ordinaires sur les scandales, ceux de faire apparaître le dénonciateur
qui les font correspondre à des « accès de comme « intéressé » au scandale. De son
moralisation » et ceux qui y voient les côté, le président Mitterrand use de sa
conséquences d’un accroissement réel des position institutionnelle pour développer
transgressions. Mais en quoi le scandale des stratégies de dissimulation et de
est-il une stratégie ? La stratégie scanda- contrôle. Restant en retrait, de façon à
leuse vise d’abord pour Garrigou à discré- conserver son aura d’« arbitre » placé
diter l’adversaire au moyen de « coups « hors des luttes contingentes », il ne
informatifs » – un public est donc requis. mentionne que rarement les « affaires »
Dans l’exemple de la cohabitation de dans ses déclarations publiques : « Le
1986-1988, la divulgation des « affaires » silence observé pendant une année cons-
correspond ainsi à la volonté manifeste de tituait en lui-même la principale straté-
la part de la majorité parlementaire de gie, possible et nécessaire tant que
droite de « dévaluer le crédit personnel » la pression directe restait limitée »
dont jouissait le président Mitterrand à (p. 289). Lorsqu’il se trouvera contraint
l’approche des élections présidentielles à propos de l’affaire Luchaire de se justi-
(voir « Le président à l’épreuve du scan- fier publiquement, son intervention sera
dale. Déstabilisation apparente et consoli- marquée par le souci constant de
dation fonctionnelle », in Lacroix (B.), conserver un contrôle institutionnel sur
Lagroye (J.), dir., Le Président de la Répu- la situation, en s’adossant à sa fonction
blique, Paris, Presses de la FNSP, 1992, présidentielle et en assurant « une confor-
p. 285). Les affaires dévoilées (Carrefour mité de ses actes à sa charge »
du développement, ventes d’armes à (p. 291).
l’Iran, etc.) tendaient à montrer publi-
Le lexique de la stratégie et de la théorie
quement une contradiction entre les agis-
des jeux permet également à Garrigou
sements du président et ses prétentions à
d’éclairer le mécanisme des « fuites » qui
la probité et à l’exercice de la plus haute
sont à l’origine de ce type de scandale
magistrature (selon l’argument : « Si le
politique et qui procèdent généralement
président ignorait, il était un président
« de calculs rationnels sur l’opportunité
impuissant »).
de dévoiler », les dévoilements de scanda-
La nature des coups joués et leurs résul- les intervenant normalement quand « les
tats dépendent toutefois des positions chances d’atteindre leur objectif parais-
institutionnelles des joueurs. Ainsi par sent réelles aux imprécateurs » (cf. « Le
exemple, les choix tactiques des dénon- boss, la machine et le scandale. La chute
ciateurs sont-ils, dans cet exemple, de la maison Médecin », Politix, 17, 1992,
contraints par la position institutionnelle p. 27).
de F. Mitterrand dont la fonction de
président de la République « en imposait Ainsi, pour comprendre que ce n’est
dans le sens où l’institution présidentielle qu’en 1989 que sont révélées les pratiques
tient en respect » (p. 288). Cette position délictueuses du maire de Nice, Jacques
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Le scandale comme épreuve 25

Médecin – pratiques manifestement des ressources clientélaires que suppose


anciennes –, il convient d’en revenir à un tel renforcement, rendue possible
l’état qu’ont alors atteint les rapports notamment par les lois de décentralisa-
entre les joueurs engagés dans la compéti- tion de 1982, a peu à peu déstabilisé le
tion locale. On constate ainsi que la pro- système en alimentant, selon Garrigou,
babilité croissante de perdre la mairie à les processus de « frustration relative et
partir de la fin des années soixante-dix a donc le mécontentement d’exclus assez
conduit J. Médecin à renforcer sans cesse initiés ou d’intimes trop exclus » (p. 30).
ses réseaux clientélistes. L’augmentation

Il importe de relever qu’une analyse des « stratégies scandaleuses » non seu-


lement ne contredit pas une approche normativiste du scandale, mais qu’au
contraire, elle la suppose. Comment en effet un groupe d’intérêt pourrait-il
développer une stratégie de scandalisation auprès d’un public s’il ne savait pas
rencontrer chez ce dernier des valeurs partagées dont la transgression ne peut le
laisser indifférent ? Comment une « instrumentalisation du moralisme 42 » ou
des « instrumentalisations de la morale43 » seraient-elles possibles s’il n’existait
au préalable une morale ?

Les limites du réductionnisme stratégiste


Les analyses purement stratégistes du scandale ont en cela quelque chose de
toujours un peu court. Elles tendent à ne pas prêter l’attention nécessaire au fait
que, comme le soulignait Dampierre, la première condition d’avènement d’un
scandale est l’existence de « valeurs reçues au préalable dans un groupe
social44 ». Tel est précisément l’intérêt des approches fonctionnalistes du scan-
dale, quelles que soient par ailleurs leurs limites. En prenant en considération
l’existence de normes partagées, elles mettent en lumière le caractère non arbi-
traire – et même : socialement obligatoire – de l’indignation suscitée par le
scandale au sein d’une communauté donnée. Elles nous préviennent ainsi contre
l’idée, sociologiquement naïve, que tout pourrait devenir scandale ou que cer-
tains acteurs auraient la capacité d’imposer aux autres la nature scandaleuse du
scandale qu’ils dénoncent. C’est là un coin qu’il convient d’enfoncer face aux
approches ultra-constructivistes de la faute : en tendant à faire porter l’attention
analytique du côté des seuls dénonciateurs du scandale ou, comme les appelle
Becker, des seuls « entrepreneurs de morale », ces approches conduisent à

42. Vergniolle de Chantal (F.), « Moralité privée, morale publique », art. cité, p. 294. L’exemple examiné par
cet auteur est éloquent : les stratégies scandaleuses qu’il prête à la droite conservatrice américaine
n’auraient-elles pas été inopérantes, si les « thèmes d’inspiration religieuse » sur lesquels, selon lui, ces
stratégies faisaient fonds, avaient été absolument inconnus de l’électorat américain ?
43. Georgakakis (D.), « Les instrumentalisations de la morale. Lutte antifraude, scandale et nouvelle gouver-
nance européenne », in Briquet (J.-L.), Garraud (P.), dir., Juger la politique, op. cit.
44. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 330.

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26 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

négliger les raisons qu’a le public de se scandaliser ou de ne pas le faire. Elles


empêchent en cela de comprendre pourquoi un scandale ne « prend pas » en
dépit de l’activité débordante des dénonciateurs, ou s’emballe au point de leur
échapper complètement45. Résistant à la pente sur laquelle elles nous entraî-
nent, nous devons prendre la mesure de ce que tout n’est pas construit dans un
scandale. Plus précisément, si construction il y a (pour qui tient absolument à
ce terme), il est crucial de reconnaître qu’elle ne repose pas sur rien mais sur des
normes partagées46.
Force est d’admettre que l’insistance sur l’agir régulé par des normes (ainsi
que le dénomme Habermas) permet au chercheur de rendre un compte plus
exact de l’aspect émotionnel et irréfléchi de l’indignation soulevée par le scan-
dale ou encore, de l’aspect doxique de la clause d’égalité entre adversaires dans
l’affaire. Toutefois, ce type d’approche peut facilement conduire à sous-estimer
l’existence d’un agir téléologique (au sens, toujours, de Habermas), c’est-à-dire
de calculs, de manipulations et de feintes, ou d’instrumentalisations de la
norme officielle47. À l’inverse, si le réductionnisme stratégiste nous permet de
restituer pleinement l’importance des asymétries et des rapports de force à
l’œuvre dans le scandale, et de porter ainsi attention au travail nécessaire aux
acteurs pour réussir à rendre publiques (ou à continuer de maintenir secrètes)
des transgressions, il sous-estime en revanche grandement le fait qu’un indi-

45. C’est seulement dans la mesure où elle évacue la question des réactions du public et tient ce dern-
ier pour une entité manipulable à l’envi que l’approche stratégiste ultraconstructiviste peut dévelop-
per la croyance que le dénonciateur dispose de tous les pouvoirs et notamment de celui d’imposer à
ses contemporains la norme qui rend les faits qu’il leur dévoile, dénonçables. Il faut souligner, au
contraire, que la puissance d’action du dénonciateur ne réside jamais que dans le fait (qui n’est certes
pas négligeable) de rendre publics des agissements cachés ou méconnus en les proposant à l’indigna-
tion de ses contemporains – une proposition qui est indissociablement un rappel des normes au nom
desquelles il convient de trouver les faits ainsi révélés, scandaleux. De ce point de vue, une expres-
sion comme « X constitue un fait en scandale » peut avoir quelque chose de particulièrement
trompeur.
46. C’est ce que rappelle à sa façon le modèle des « cités » développé par Boltanski et Thévenot (De la justi-
fication. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991). Comme le montrent ces auteurs, dénoncer
un scandale consiste le plus souvent, dans nos sociétés, à révéler publiquement une contradiction entre des
exigences de désingularisation et l’entretien de liens singuliers. La dénonciation du scandale, en ce sens, n’a
rien d’arbitraire, puisqu’elle repose sur des attentes liées à une certaine grammaire politique plus ou moins
partagée (celle que les auteurs appellent la « cité civique ») : le dénonciateur entreprend de « dévoiler le
particulier sous le général, la personne singulière sous le représentant ou le magistrat, l’intérêt particulier
caché sous la proclamation d’une adhésion à l’intérêt général qui n’est que de surface, les liens personnels
secrets qui sous-tendent des relations données comme officielles : le magistrat a été vu dînant au restaurant
avec le prévenu ; le promoteur immobilier qui construit un nouveau quartier est, en fait, le cousin du maire
qui lui en a fourni l’autorisation » (p. 30).
47. Une bonne part de la littérature anthropologique tend ainsi à nous présenter les scandales dans les
sociétés « primitives » sans s’attarder outre mesure sur la réflexivité stratégique des individus. De son côté,
la littérature sociologique nous décrit le plus souvent les scandales dans les sociétés modernes, en focalisant
uniquement son attention sur la dimension stratégique et instrumentale de l’agir. Il y a là un parti pris qui
tient sans doute beaucoup moins à l’organisation des sociétés étudiées qu’à l’histoire des disciplines qui les
étudient.
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Le scandale comme épreuve 27

vidu, dans un univers social donné, n’a jamais les moyens de définir à lui seul,
et encore moins d’imposer aux autres, ce qu’est une norme et ce qu’est sa trans-
gression. Comme on le sait, c’est d’une certaine façon l’objectif qu’a poursuivi
Michel Dobry dans sa Sociologie des crises politiques que d’essayer de tenir
ensemble ces deux points de vue48. Le modèle d’analyse qu’il a développé, nous
invite en effet à récuser l’opposition frontale entre des approches en termes de
« stratégie » et d’« action », qui pourraient rendre compte en première appro-
che de conjonctures de crise comme le sont les scandales, et des analyses en ter-
mes de « structures » et de « routines », qui seraient susceptibles, elles, de faire
comprendre les conjonctures plus ordinaires. En s’appuyant sur l’hypothèse
continuiste, il s’agit au contraire de tirer toutes les conséquences de la dépen-
dance de la stratégie à l’égard de la routine, comme de la vulnérabilité de la
structure à l’égard de l’action collective. Dès lors, une analyse correcte du scan-
dale apparaît devoir tenir compte aussi bien des caractéristiques et du niveau de
complexité des systèmes sociaux qu’il affecte que des calculs auxquels se livrent
les acteurs en situation. Le chercheur, ici, doit s’efforcer de prendre toute la
mesure de l’ancrage situationnel des acteurs s’il veut espérer rendre compte des
limites de leurs espaces de calcul propres et du ressort non stratégique de leurs
anticipations stratégiques.
C’est en tirant ce fil de l’ancrage dans la situation que la sociologie pragmati-
que, de son côté, s’efforce de faire sa juste place à l’agir stratégique dans l’ana-
lyse du scandale. S’appuyant sur des notions comme celle de « régimes
d’action49 », ce type de sociologie nous conduit en effet à développer une
conception qu’on pourrait dire « feuilletée » du scandale ou de l’affaire : le
chercheur doit commencer par reconnaître que l’événement scandaleux se joue
toujours sur de multiples scènes caractérisées par des degrés de publicité très
variables. Ainsi, à côté de la face la plus publique du scandale (souvent exclusi-
vement privilégiée par les chercheurs, étant la plus facile d’accès), se déploie
une multitude d’autres théâtres d’interaction entre les acteurs impliqués, où
l’expression de leur indignation, l’universalité de leurs arguments ou encore,
leur capacité au calcul stratégique fluctuent en des proportions considérables 50.
Au demeurant, plus nous serons attentifs à ces scènes moins publiques, plus

48. Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
49. Cf. par exemple Thévenot (L.), « Pragmatic Regimes Governing the Engagement with the World », in
Knorr-Cetina (K.), Schatzki (T.), Savigny Eike (V.), eds, The Practice Turn in Contemporary Theory, London,
Routledge, 2001.
50. C’est d’ailleurs pourquoi ni le scandale, ni l’affaire ne mettent jamais un terme au commérage. Bien
au contraire, les modalités dénonciatrices « officieuses » continuent souvent à être très actives en marge
de la scène publique où s’échangent les accusations « officielles » – comme on le voit par exemple dans
l’affaire dite de « Carpentras » analysée par P. Aldrin (Sociologie politique des rumeurs, Paris, PUF, 2005,
p. 249-274). C’est par conséquent la gamme complète des lieux de la dénonciation qu’il nous revient
d’essayer d’analyser si nous voulons parvenir à restituer la dynamique d’ensemble d’un scandale ou
d’une affaire.

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28 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

nous serons également sensibles à la division sociale qui, dans le scandale et


l’affaire, travaille non seulement les groupes mais encore les individus eux-
mêmes51. La perspective méthodologique consiste ici, sinon à prendre en
compte l’ensemble de ces scènes du scandale (tâche à vrai dire impossible), du
moins un nombre significatif de scènes au degré de publicité suffisamment dif-
férent pour que nous soit pleinement rendue la variabilité des rapports et des
attachements à la norme transgressée, chez des acteurs qui peuvent être tantôt
« cyniques », tantôt « convaincus52 ».

Violence réglée et « culture du scandale »


L’affaire se présente comme une conflictualité réglée. Elle consiste, à l’instar
d’une compétition sportive, en l’affrontement de deux adversaires sous le
regard d’un public. Structure triadyque53 qui entraîne que tous les coups ne
sont pas autorisés ou, plus exactement, que certains coups peuvent être dénon-
cés devant le public comme étant trop « bas ». Aussi s’agit-il pour les adversai-
res, ici encore comme dans une compétition sportive, de retenir certains coups
et de respecter minimalement en public certaines attitudes formelles. Ce
qui requiert de leur part un certain niveau d’auto-contrainte, une certaine
euphémisation de la violence54. Or, cette dimension réglée, si clairement
manifeste dans l’affaire, est déjà au cœur du scandale. Ce dernier, comme le dit
Gluckman, se présente en effet toujours comme un « culturally controlled
game55 ». Dans la perspective fonctionnaliste qu’adopte cet auteur, c’est l’effica-
cité même du scandale, en tant qu’instrument de maintien de l’unité et de la
culture du groupe, qui tient au respect par les protagonistes d’un certain nom-
bre de règles, la principale et la plus importante d’entre elles touchant selon lui
au choix de ceux à qui le ragot va être transmis ou de ceux à qui le scandale va
être dévoilé. Ainsi, « s’il est de bonne manière de médire de vos meilleurs amis
avec des amis communs, il est inconvenant et fautif de dévoiler des ragots sur

51. Un enjeu central de ce type d’approche est en effet de rendre compte des tiraillements et des tensions
internes qui résultent chez les acteurs impliqués dans le processus conflictuel de leur engagement successif
dans des régimes d’action différents où ils sont tour à tour amenés à s’indigner, à faire preuve de cynisme, à
planifier des actions, à pardonner, etc.
52. Au sens où Goffman entend ces termes dans La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi,
Paris, Minuit, 1973, p. 25-29.
53. Cf. Simmel (G.), Le conflit, Paris, Circé, 1995.
54. On peut faire ici, dans une perspective éliasienne, l’hypothèse d’une élévation historique de la disqualifica-
tion de la violence physique mais aussi verbale dans l’affaire. La transformation des scandales en affaires cons-
titue d’ailleurs sans doute l’indice principal de cette euphémisation : il s’agit de prendre sur soi pour accorder
à l’accusé, même s’il en coûte, le droit de contre-attaquer publiquement. Le niveau élevé d’auto-contrainte
ainsi requis tend peut-être à faire oublier aux Modernes à quel point la dénonciation publique est une vio-
lence. Bayle, en son temps, la comparait à un « homicide civil » (cité par Boltanski (L.), « La dénonciation »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 54, 1984, p. 4).
55. Gluckman (M.), « Gossip and Scandal », art. cité, p. 307.
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Le scandale comme épreuve 29

les mêmes à des étrangers56 », comme le ferait par exemple celui qui conterait
les petites magouilles scandaleuses de son université au membre d’une univer-
sité concurrente.
Anthropologues et historiens ont souvent tenté de rendre compte de cet aspect
réglé du scandale à travers des notions comme « rituel » ou « ritualisation57 ». De
fait, si les opérations publiques de la dénonciation de la faute, de l’expression
d’une désapprobation unanime à l’égard du fautif et de son châtiment, se prê-
tent si bien à une description en termes de rituels, c’est qu’elles mobilisent un
ensemble souvent extrêmement outillé et précis de règles et de codes, pour cer-
tains explicites, pour d’autres tacites, dont la transgression tendra à pouvoir être
regardée elle-même comme scandaleuse58. C’est dire si le scandale ne relève
jamais d’une attitude privée : le ritualisme de ses procédures souligne au
contraire son caractère socialement sanctionné. Ce ritualisme implique notam-
ment que la dénonciation publique devant être faite dans les règles, elle est une
activité risquée pour celui qui l’entreprend. Que le dénonciateur soit reconnu
en effet dénoncer à tort, et c’est lui qui devient dénonçable. C’est ainsi, par
exemple, que dans la Rome impériale d’après Constantin, le système judiciaire
impose la « réflexion de la peine », c’est-à-dire la soumission de l’accusator, en
cas d’échec de son accusation, à la peine (y compris de mort) encourue par
l’accusé59. Il serait tentant, sous ce rapport, d’évoquer en chaque société une
culture du scandale qui lui est spécifique. On veut dire : un ensemble d’attentes
partagées et évolutives relatives aux procédures à respecter pour dénoncer,
juger et sanctionner en public.

56. Ibid.
57. Qu’on songe par exemple aux pages célèbres où M. Foucault nous peint la « sombre fête punitive » que
constitue le supplice de Damiens en place publique (Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975). À celles où
A. Corbin nous relate la désignation à la vindicte populaire d’un jeune noble dans un petit village de Dordo-
gne en 1870, suivie de la « liesse de son massacre », procédures au décorum pour partie improvisé mais où se
retrouvent quantité d’emprunts à des rites religieux et agraires (Le village des « cannibales », Paris, Aubier,
1990). Ou encore, à celles où A. Brossat souligne en quoi, à la Libération, la tonte des femmes accusées d’avoir
« couché » avec l’ennemi puise directement dans les « rites de réprimande » traditionnels et vise, comme eux,
à sanctionner « un trouble grave produit dans l’ordre matrimonial » en faisant éclater publiquement un
« tapage » scandaleux (cf. Libération, fête folle, Paris, Autrement, 1994).
58. Peut-être touchons-nous ici aux origines mêmes de la forme « affaire ».
59. Cf. Rivière (Y.), Les délateurs sous l’Empire romain, Rome, École française de Rome, 2002, p. 361-372.
Comme l’a montré L. Boltanski, dans nos sociétés, la « réflexion de la peine » à l’égard du dénonciateur qui
utilise mal les règles pratiques de la dénonciation publique pourra se traduire par des jugements d’anor-
malité à son égard. Cf. « La dénonciation », art. cité.

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30 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

L’aspect réglé du scandale : l’exemple fameux de Malinowski


Souvent cité – par des auteurs aussi différents d’inceste et en lui lançant certaines expressions
que Dampierre ou H. Becker –, l’exemple du que nul indigène ne peut tolérer.
« scandale chez les Tobriandais », relaté par À cela, il n’y avait qu’un remède, il ne restait
Malinowski, permet de saisir tout à la fois au malheureux jeune homme qu’un moyen
en quoi le scandale peut être conçu d’échapper à la situation dans laquelle il s’était
comme un universel anthropologique et mis. Le lendemain matin, ayant revêtu son cos-
en quoi il n’en relève pas moins, en toute tume et ses ornements de fête, il grimpa sur un
société, d’une culture spécifique. C’est cocotier et, s’adressant à la communauté, il lui
fit, à travers le feuillage, ses adieux. Il expliqua
cette culture qui explique qu’une fois la
les raisons de sa décision désespérée et formula
dénonciation publique accomplie selon une accusation voilée contre celui qui le pous-
les procédures recevables, les étapes sui- sait à la mort, en ajoutant qu’il était du devoir
vantes du scandale (le jugement unanime, des hommes de son clan de le venger. Puis il
le châtiment) et la forme qu’elles pren- poussa un cri perçant et, se jetant du haut du
dront deviennent hautement prévisibles, palmier qui avait soixante pieds de haut, il se
au point de paraître même inéluctables. tua sur le coup. Il s’ensuivit une querelle dans le
village, au cours de laquelle le jeune homme fut
L’événement décrit par Malinowski sur- blessé, querelle qui se poursuivit pendant les
vient quelques mois après le début de ses funérailles (Malinowski (B.), Trois essais sur la
investigations dans un village trobriandais : vie sociale des primitifs, Paris, Payot, 2001, p. 68-
Un jour, un formidable bruit de lamentations 71).
et un violent branle-bas m’apprirent que
Comme on le voit, à l’instant même où est
quelqu’un venait de mourir dans le voisinage.
accompli l’acte de langage en quoi consiste
Renseignements pris, il s’agissait d’un jeune
homme que je connaissais, âgé d’environ seize
l’accusation publique, un programme
ans, qui était tombé du faîte d’un cocotier et d’action collective « irréversible » semble
s’était tué. [...] J’avais appris que, par une coïn- s’enclencher et les marges de manœuvre
cidence mystérieuse, un autre jeune homme des protagonistes se réduisent singulière-
avait été grièvement blessé dans le même village, ment. Il ne reste plus qu’« une » solution à
et pendant les funérailles, je pus constater un l’accusé, et les siens se trouvent dorénavant
sentiment général d’hostilité entre les habitants dans « l’obligation » de le venger. La suite
du village où le jeune homme s’était tué et ceux des événements s’enchaîne presque sans
du village où son corps fut transporté pour les surprise : jugement du coupable, sanction,
obsèques.
retour à l’ordre. Le rite est la trame sous-
Ce ne fut que beaucoup plus tard que je
jacente de ce processus : les injures sont
pus démêler la véritable signification de ces
rituelles, l’accusé endosse ses habits de
événements : le jeune homme avait violé les
règles de l’exogamie avec sa cousine maternelle,
cérémonie avant de mourir, une partie de
fille de la sœur de sa mère. Ce fait avait été connu la querelle intervient pendant les funé-
et généralement désapprouvé, mais rien ne s’était railles.
produit jusqu’au moment où l’amoureux de la
Ces remarques ne sauraient pourtant
jeune fille, se sentant personnellement outragé
entraîner une conception mécaniste de
du fait d’avoir été éconduit, alors qu’il espérait
l’épouser, avait conçu l’idée de se venger. Il com- l’action collective. Il convient ici de pré-
mença à menacer son rival d’user contre lui server le principe d’indétermination pro-
de magie noire, mais cette menace étant restée pre à toute épreuve scandaleuse et donc
sans effet, il insulta un soir le coupable publique- de concevoir la culture du scandale spéci-
ment, en l’accusant devant toute la communauté fique à une société non comme un pro-
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Le scandale comme épreuve 31

gramme automatisé mais plutôt comme conflits d’interprétation et des innova-


un cadre d’action et d’anticipation, à tions ne manquent pas d’avoir lieu.
l’intérieur duquel des déplacements, des

Simmel y a insisté : tout conflit possède une dimension socialisante. Tel est le
cas de cette violence réglée qu’est le scandale. Ceux qui y prennent part, qu’il
s’agisse des protagonistes montés de gré ou de force sur la scène ou des membres
du public, tendent de ce fait à acquérir une culture spécifique. Ils apprennent,
quoique fort inégalement, à respecter un tant soit peu (et à attendre que soient
minimalement respectées par les autres) les règles en usage dans les institutions
politiques, religieuses, juridiques ou médiatiques, quand il s’agit de dénoncer
publiquement ou de se garder de le faire, de se conformer au jugement collectif
ou de renverser une accusation, d’exiger un châtiment ou de le dénoncer comme
inique. Ces règles ne sont pas inamovibles. Elles ne cessent au contraire d’évoluer
historiquement au fur et à mesure que de nouveaux acteurs, s’en emparant à la
faveur de nouveaux scandales et de nouvelles affaires, les déplacent ou leur trou-
vent un usage différent (par exemple, plus instrumental). C’est ainsi qu’Alain
Garrigou nous invite à distinguer, dans le cas de la France, une première confi-
guration historique, à la fin du XIXe siècle, au cours de laquelle le scandale politi-
que apparaît aux acteurs comme une nouveauté difficilement maîtrisable et où
par conséquent, une forte incertitude tactique pèse sur eux (par exemple, à
l’occasion du scandale dit « des décorations »), de la configuration postérieure
au cours de laquelle le « scandale politique », forme sociale maintenant typifiée et
codifiée, sera devenu l’objet d’un apprentissage comme « coup » possible, susci-
tant pour les uns, un risque qu’il faut désormais savoir éviter, pour les autres,
une « chance de gain » dont il faut être capable de se saisir et dont certains effets
peuvent être attendus (typiquement : des sanctions électorales)60. C’est ainsi
grâce à la « typification d’une mobilisation » désignée à partir de la fin du
XIXe siècle sous le vocable de « scandale politique » qu’aura été rendu possible
l’apprentissage par le personnel politique d’une culture spécifique de la dénon-
ciation publique, qui concerne aussi bien « les manières d’en tirer parti que de
la contrecarrer61 ».

60. Garrigou (A.), « Le scandale politique comme mobilisation », art. cité. Cette typification n’entraîne pas que
l’issue des scandales devienne mécanique. Garrigou souligne au contraire en quoi une grande part de l’énergie
déployée par les acteurs impliqués dans le scandale consiste à s’affronter sur la bonne « définition de la réalité »
(p. 185). L’auteur reproche à ce propos aux analyses du scandale focalisées sur la violation des normes de
détourner notre attention des « luttes politiques qui suivent et accompagnent la divulgation » (p. 181).
61. Ibid., p. 190. Le même type d’analyse a été développé par D. de Blic s’agissant de la transmission, en France
tout au long du XXe siècle, d’une culture attachée à cette autre « typification d’une mobilisation » qu’est le
« scandale financier ». Cf. Blic (D. de), Le scandale financier. Naissance et déclin d’une forme politique, de
Panama au Crédit Lyonnais, Thèse de sociologie, EHESS, 2003.

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32 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

Le rôle des médias


Nous ne pouvons jamais connaître à l’avance les limites de l’épreuve qu’un
scandale va faire subir à l’ordre social au sein duquel il vient d’éclater. Comme
le souligne Eric de Dampierre, la taille d’un scandale dépend en effet unique-
ment de celle de son public62. C’est pourquoi il « suffit », si l’on peut dire, que le
public indigné s’accroisse dans l’espace et se renouvelle dans le temps, pour que
ce qui n’était au départ qu’un petit scandale local devienne une affaire
d’ampleur nationale, voire planétaire. C’est précisément une telle extension
spatio-temporelle que visent les stratégies scandaleuses et provocatrices et que
tentent d’endiguer les stratégies de dissimulation et de contrôle institutionnel.
Dans cette optique, on ne saurait qu’être frappé par l’immense pouvoir
d’extension du scandale, et donc par la force hautement déstabilisatrice, que
constituent dans les sociétés modernes les médias de masse63. Tel est en particu-
lier le point de départ de la réflexion de John B. Thompson qui oppose aux
scandales « localisés » des sociétés pré-médiatiques les scandales « médiatisés »
de nos sociétés. Plus globalement, cette opposition pourrait être comprise
comme celle entre des sociétés où n’existent pas d’investissements de forme
(tels que les statistiques nationales, par exemple) permettant de rendre visibles
des contradictions à une échelle qui excède la communauté d’interconnais-
sance, et des sociétés où ces moyens se sont largement répandus64.

L’avènement du « scandale médiatique » :


la thèse de John B. Thompson
Dans Political Scandal (op. cit.), John co-présence et qui ont pour particularité
B. Thompson part d’une idée qui pourra d’être « monologiques », au sens où le flot
paraître simple mais dont il a le mérite de d’informations n’exige pas de réponse de
chercher à tirer toutes les conséquences : la part du destinataire. La « simultanéité
aux interactions en face-à-face qui carac- déspatialisée » qu’autorisent de tels médias,
térisent les sociétés pré-médiatiques vien- a une répercussion directe sur la forme
nent s’ajouter, dans les nôtres, des formes que prennent les scandales : jadis toujours
de communication liées à l’existence des « localisés », ils deviennent « médiatisés »
médias de masse, qui n’impliquent plus la et « médiatiques ».

62. Cf. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 332.
63. Force hautement déstabilisatrice mais aussi, si l’on emprunte un instant le point de vue fonctionnaliste
d’un Gluckman ou d’un Dampierre, force hautement refondatrice de la cohésion sociale. Pour une défense de
ce type de thèse, cf. Dayan (D.), Katz (E.), La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996.
64. Il serait possible de réinterpréter dans cette perspective les travaux de C. Tilly relatifs à la nationalisation
des répertoires d’action protestataires. Cf. Tilly (C.), La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard,
1986. Sur la notion d’investissement de forme, telle qu’utilisée ici, cf. Thévenot (L.), « Les investissements
de forme », Cahiers du CEE, PUF, 1986.
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Le scandale comme épreuve 33

Thompson décrit comment, avec le déve- des membres de la haute aristocratie. Le


loppement de l’imprimé et des premiers scandale de West-End est le premier d’une
périodiques, les gouvernants européens de longue série marquée par le registre géné-
l’Âge classique acquièrent de nouveaux ralement sexuel des accusations, mais qui
moyens d’auto-promotion. Mais il montre peuvent aussi concerner des cas de fraude ou
aussi en quoi ces médias leur font courir de corruption. Le scandale devient dès lors
un risque en donnant une visibilité à des un trait habituel de la vie politique.
sphères de l’activité politique jusque-là
maintenues dans l’ombre et en provo- Le scandale « médiatique » ou « médiatisé »
quant un flot d’informations dont le con- se caractériserait donc, en regard du scan-
trôle n’est pas toujours possible. C’est ainsi dale « localisé », à la fois par le type de
qu’au début du dix-huitième siècle appa- transgression en cause – avec l’ajout des
raît, en même temps que les libelles, un transgressions de « second ordre » qui
genre de littérature politique nouveau, les naissent dans les cours même du scandale
« chroniques scandaleuses », qui présen- (volonté d’étouffer le scandale, corruption
tent la vie privée des monarques et des de magistrats, etc.) –, par le type de public
courtisans sous leur plus mauvais jour. De – dont la caractéristique première n’est
son côté, l’Angleterre connaît dès le dix- plusla co-présence –, par le mode de
septième siècle un phénomène du même dévoilement – qui prend place dans des
type avec ce qui devient une « guerre du formes médiatisées de communication – et
pamphlet » dirigée contre la monarchie. par le mode de désapprobation. En effet,
alors que dans le scandale localisé, l’expres-
C’est à la fin du dix-neuvième siècle toute- sion de la réprobation passe essentielle-
fois, selon Thompson, qu’avec l’avène- ment par des actes de discours émis dans le
ment de la presse à grand tirage, le cours d’une communication en face-à-
scandale prend le sens que nous lui con- face, dans les formes contemporaines de
naissons. L’auteur montre le rôle joué scandales il serait plus approprié selon
pour l’Angleterre par la Pall Mall Gazette, Thompson de parler d’un « climat de
premier journal à se doter d’une « commission désapprobation », créé par l’accumulation
d’investigation (inquiry) » tout spécialement des « unes » des journaux, par l’émission
chargée d’enquêter sur la prostitution de jugements négatifs dans la presse, ou
enfantine. La publication d’une enquête en par la production de caricatures. Le scan-
juillet 1885 sur les « jeunes filles de la dale contemporain serait ainsi marqué par
Babylone moderne » marquera un tour- un mouvement d’extension croissante de
nant dans la mesure où l’émotion popu- son cadre spatio-temporel, dont le scan-
laire qu’elle provoquera conduira le dale étendu à l’échelle planétaire (comme
Parlement à adopter un projet de loi de le fut le scandale Clinton-Lewinsky) cons-
réforme de la loi pénale. Le premier grand tituerait le point d’aboutissement.
scandale politique anglais intervient dans
ce contexte en 1889. C’est le « scandale de Pour une présentation synthétique de sa
West-End », du nom d’un hôtel de ce thèse par J. B. Thompson lui-même, cf.
quartier de Londres où la police découvrit « Transformation de la visibilité »,
cette année-là un réseau de prostitution de Réseaux, 18 (100), 2000, et « La nouvelle
jeunes garçons fréquenté notamment par visibilité », Réseaux, 23 (129-130), 2005.

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34 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

Si l’on peut suivre sans mal Thompson lorsqu’il souligne en quoi l’émergence
des médias de masse a modifié en profondeur les conditions de production et
d’extension des scandales, il serait hasardeux, en revanche, d’en déduire que les
scandales modernes ont pour origine les médias. À dire vrai, les gens de presse ne
sont pas systématiquement, très loin s’en faut, les découvreurs des transgressions
qu’ils portent à la connaissance de leur public65. Seule une vision abusivement
médiacentrique, c’est-à-dire en somme bien peu sociologique, peut nous le laisser
accroire66. Qu’il suffise, pour reprendre un des exemples chers à Thompson, celui
du « Monicagate », de rappeler que ce scandale est au moins autant l’œuvre du
procureur Kenneth Starr que celle de la presse, de la télévision et d’Internet. Il en
va de même, plus récemment, avec cet autre scandale planétaire que fut la révéla-
tion des traitements humiliants infligés par l’armée américaine aux détenus de la
prison d’Abou Ghraib : le point de départ n’est pas la presse mais les rangs de
l’armée eux-mêmes. Raison pour laquelle, de façon générale, il apparaît plus judi-
cieux, pour analyser un scandale ou une affaire modernes, de réfléchir en termes
de division du travail social de production et d’administration du scandale plutôt
que de limiter ses observations à la seule sphère des médias67.
Il nous apparaîtra alors plus clairement que les formes contemporaines du
scandale ne sont pas imputables seulement à l’existence de puissants appareils de
mise en visibilité publique – au premier rang desquels les médias de masse – mais
encore, et tout autant, à cet autre phénomène central de la modernité qu’est la
différenciation croissante des secteurs sociaux. Le scandale moderne partage en
effet avec les crises politiques ce trait constitutif, mis en exergue par Michel
Dobry, que sont les mobilisations multisectorielles – autrement dit, localisées
dans plusieurs sphères sociales en même temps68. Dans cette optique, les « vertus
déstabilisatrices » du scandale seraient moins à attribuer, à proprement parler,
aux révélations médiatiques des transgressions commises, qu’à l’empiétement des
logiques sectorielles que suscite la situation ainsi créée, les mobilisations multisec-
torielles ayant ceci de caractéristique qu’elles font perdre de facto aux différents

65. On peut même soutenir qu’ils ne le sont pratiquement jamais. Cf. Lemieux (C.), « Heurs et malheurs
du journalisme d’investigation en France », in Delporte (C.), Palmer (M.), Ruellan (D.), dir., Presse à scan-
dale, scandale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001.
66. Pour une critique du médiacentrisme, cf. notamment P. Schlesinger, « Repenser la sociologie du
journalisme », Réseaux, 51, 1992. L’idée selon laquelle la presse aurait causé à elle seule la démission de
Richard Nixon, est l’un des principaux « mythes » que met à mal le sociologue M. Schudson dans le livre qu’il
a consacré au scandale du Watergate (cf. Watergate in American Memory, New York, Basic Books, 1992).
67. On s’oblige alors à reconnaître, aux côtés des journalistes ou plutôt en interaction avec eux, l’activité et
les stratégies de quantité d’autres acteurs : magistrats, hommes politiques, intellectuels, dirigeants associa-
tifs, chercheurs en sciences sociales, simples particuliers ou autres whistleblowers. Concernant cette dernière
notion, cf. Bernstein (M.), Jasper (J.), « Les tireurs d’alarme dans les conflits sur les risques
technologiques », Politix, 44, 1998. Ainsi que Chateauraynaud (F.), Torny (D.), Les sombres précurseurs. Une
sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
68. Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit.
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Le scandale comme épreuve 35

secteurs sociaux mobilisés leur autonomie relative. Cette approche, on le voit, a


l’intérêt de nous immuniser définitivement contre le médiacentrisme tout en
nous permettant de rendre compte du rôle éminent que jouent dans les scandales
contemporains, les agents de ce secteur particulier que sont les médias.
La prise en compte de l’existence de secteurs sociaux différenciés nous per-
met en outre de revenir sur la question, déjà évoquée, de la transformation des
commérages en scandales et des scandales en affaires. Qu’on songe par exemple
aux situations où des fautes anciennement commises par une institution et jus-
que-là dissimulées sont subitement rendues publiques ; où les agissements pas-
sés des membres de cette institution sont soudain réexaminés à l’aune de
normes actuelles, pour être décrits rétrospectivement comme scandaleux ; où
un scandale ancien se transforme bien des années plus tard, suite à de nou-
velles révélations, en une affaire ; ou encore, à celles où la révélation d’une
transgression est suivie soudain par une avalanche de révélations de trans-
gressions du même type. Pour comprendre ce genre de rebondissements
et d’effets de série, force est d’examiner l’évolution interne des différents
secteurs qu’ils concernent (par exemple, l’arrivée de nouveaux entrants)
tout autant que l’évolution de leurs rapports mutuels (en particulier, les
prérogatives que s’est attribuée peu à peu une institution vis-à-vis d’une
autre)69.
Enfin, l’approche multisectorielle nous permet de saisir comment se clôt un
scandale moderne : par une resectorisation de son contrôle plus encore que par
la sanction du fautif 70. Ainsi par exemple, dans son étude sur les scandales
impliquant le président Mitterrand durant la période 1986-1988, A. Garrigou

69. Pour des exemples de travaux qui développent, à des degrés divers, ce type d’approche, voir, dans le cas
des rapports, en France, entre magistrature et sphère politique, l’enquête très complète de V. Roussel
(Affaires de juges, op. cit.). Ainsi que Garraud (P.), « Les nouveaux juges du politique en France », Critique
internationale, 3, 1999 ; Adut (A.), « Scandal as Norm Entrepreneurship Strategy: Corruption and the French
Investigating Magistrates », Theory and Society, 33, 2004. Pour des exemples étrangers : Daniel (J.), « Les
démocraties pluralistes face aux scandales politiques », Revue française de science politique, 42 (6), 1992 ;
Bouissou (J.-M.), « Les politiciens, acteurs de la dénonciation. Le cas du Japon », in Briquet (J.-L.),
Garraud (P.), dir., Juger la politique, op. cit. ; Georgakakis (D.), « La démission de la Commission européenne :
scandale et tournant institutionnel », Cultures et conflits, 38-39, 2000. Concernant des scandales qui impli-
quent d’autres secteurs d’activité : Tumber (H.), « “Selling Scandal”: Business and the Media », Media,
Culture and Society, 15 (3), 1993 ; Champagne (P.), Marchetti (D.), « L’information médicale sous contrainte.
À propos du “scandale du sang contaminé” », Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, 1994.
70. Même si celle-ci peut favoriser celle-là. Si nous nous référons au schéma durkheimien de De la division
du travail social, la resectorisation correspondrait à une régulation du scandale typique d’une société où la
division du travail est poussée et où la solidarité organique en vient à jouer un rôle prépondérant, là où le
châtiment du fautif correspondrait à une régulation du scandale typique d’une société plus indifférenciée
et où domine surtout la solidarité mécanique. C’est ainsi par exemple que les débats publics suscités aux
États-Unis dans les années 1990 par les scandales sexuels impliquant des célébrités ne se focalisaient pas sur
le châtiment du fautif mais sur la réparation des dysfonctionnements institutionnels qui avaient facilité la
faute. Cf. Gamson (J.), « Normal Sins: Sex Scandal Narratives as Institutional Morality Tales », Social Pro-
blems, 48 (2), 2001.

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36 Damien DE BLIC et Cyril LEMIEUX

montre comment le conflit avec l’opposition se solde finalement par un


« compromis tactique », représenté par la proposition d’un financement public
des partis politiques, qui vise à « transformer la confrontation en un jeu de
coordination » et provoque par là même une « déflation de l’arène
scandaleuse 71 ». Le même type d’approche permet de saisir également ce
qui fait qu’un scandale est relativisé : à nouveau, sa resectorisation 72. De ce
point de vue, on pourrait dire que plus un scandale est contenu ou ramené
dans un périmètre sectoriel déterminé, plus le secteur concerné s’en
trouve renforcé dans son autonomie, et moins le scandale, par consé-
quent, n’a de chances d’apparaître comme « avéré », a fortiori de devenir
une affaire.

Scandale et distanciation du chercheur


Faut-il prendre parti ? Comment ne pas prendre parti ? Voici deux ques-
tions importantes qui se posent au chercheur étudiant des scandales et des
affaires, et par lesquelles nous terminerons. Il apparaît important de noter,
pour commencer, que l’objectivisme, en ces matières tout particulièrement,
n’offre pas une réponse satisfaisante au problème de la neutralité axiologi-
que. La tentation est certes grande, chez nombre de chercheurs, d’essayer de
définir la gravité des faits transgressifs de façon « objective », c’est-à-dire
indépendamment de la réaction suscitée dans la communauté étudiée, voire
en opposition avec cette réaction. Le chercheur en conclut par exemple que
les acteurs qu’il étudie, s’illusionnent gravement, lorsqu’ils crient au scan-
dale – ou autre version : qu’ils sont manipulés par des entrepreneurs de
morale –, puisque le fait scandaleux qui les émeut tant, est bien plus
« normal » (courant, habituel, etc.) qu’ils ne le croient et qu’on ne leur dit 73.
Et le chercheur, pour nous assurer de cette normalité, de nous renvoyer alors
au verdict des statistiques, ou de nous conseiller d’observer ce qui se passe
dans d’autres pays, ou bien encore, de diriger notre regard vers l’histoire
(afin que nous constations que le fait scandaleux ne date pas d’aujourd’hui).
On n’observe peut-être pas suffisamment que ce genre de posture – si, du
moins, le but du chercheur est bien de prendre le scandale comme objet –
possède quelques sérieux défauts. Celui, d’abord, de prendre parti dans
l’affaire ou le scandale, alors même qu’on prétendait vouloir l’analyser objecti-

71. « Le président à l’épreuve du scandale », art. cité, p. 293 et 296.


72. Qu’on pense ici, une fois encore, au scandale du Crédit lyonnais analysé par D. de Blic (« “Le scandale
financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?”… », art. cité) ou à la façon dont fut désamorcé en douceur le
scandale des « avions renifleurs » : Lascoumes (P.), « Au nom du progrès et de la Nation : les “avions reni-
fleurs”. La science entre l’escroquerie et le secret d’État », Politix, 48, 1999.
73. Telle est par exemple la démarche de L. Mucchielli dans Le scandale des « tournantes » (Paris, La Décou-
verte, 2005).
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Le scandale comme épreuve 37

vement74. Celui, en outre, de limiter son analyse, faute de prendre totalement au


sérieux les raisons qu’ont les acteurs de se scandaliser, alors qu’ils ont tort
(selon le chercheur) de le faire, ou les raisons qu’ils ont de ne pas s’indigner,
alors qu’ils le devraient (toujours d’après le chercheur). Il se pourrait que la
démarche pragmatiste consistant à reconnaître que le scandale est un test ou
une épreuve qui appartient d’abord aux acteurs, ait ici une valeur scientifique
supérieure à l’objectivisme revendiqué par les pourfendeurs d’illusions.
Le réductionnisme stratégique offre-t-il, de son côté, une réponse plus satisfai-
sante au problème de la neutralité axiologique du chercheur ? À vrai dire, réduire
la dénonciation des fautes à une stratégie n’a jamais été une attitude qu’on puisse
dire neutre et cela d’autant plus qu’on étudie des affaires ou des scandales. Car ce
réductionnisme conduit, qu’on le veuille ou non, à relativiser le contenu de
l’accusation au nom des intérêts plus ou moins cachés de l’accusateur. Tous les
chercheurs qui étudient des controverses, des affaires ou des scandales le savent,
ce type de dévoilement est l’arme favorite des acteurs eux-mêmes dans ce genre
de situation. Un tel est accusé de dénoncer publiquement « uniquement pour se
faire valoir », pour acquérir de la visibilité, du pouvoir, etc. De ce point de vue,
analyser la « culture du scandale » de la société dans laquelle il vit – c’est-à-dire les
normes qui y régulent la dénonciation publique et plus largement, les opérations
de dévoilement – offre sans aucun doute au chercheur beaucoup plus de réflexi-
vité et de meilleures garanties de distanciation que de se ruer sur une analyse
« purement » stratégique de l’activité des entrepreneurs de morale.
Il nous semble en revanche que le « principe de symétrie » proposé en son
temps par la sociologie des sciences pour étudier les controverses savantes peut
constituer, face au problème de l’implication du chercheur dans le scandale ou
l’affaire qu’il étudie, une solution valable et cohérente75. Mais ce principe a été
souvent très mal compris. Il était, pour des auteurs comme Bloor et Collins,
une façon non pas de s’abstenir mais au contraire de prendre parti, en faisant
appel à une clause d’égalité formelle de traitement entre adversaires inégaux :
malgré l’asymétrie évidente des positions, le chercheur devait traiter symétri-
quement, égalitairement, vaincus et vainqueurs, dominés et dominants 76.
Il s’agissait de symétriser des positions asymétriques, et donc de relever la posi-

74. Ce n’est pas tant en effet le fait de prendre parti qui est ici problématique. C’est le fait de prétendre ne
surtout pas le faire, tout en le faisant. Ainsi, par exemple, la mise entre guillemets du terme scandale,
procédé à travers lequel le chercheur entend parfois montrer qu’il n’est pas dupe du fait que le scandale est
« construit », loin de constituer l’acte de distanciation qu’il prétend être, représente au contraire une prise
de parti (car c’est évidemment un enjeu majeur, pour certains des acteurs impliqués dans un scandale, que
d’en relativiser l’objectivité).
75. Cf. Bloor (D.), Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, 1982.
76. Pour une remise en perspective de l’ambition hautement critique propre à la démarche des Social
Studies of Knowledge, cf. Pestre (D.), « Études sociales des sciences, politique et retour sur soi », Revue du
MAUSS, 17, 2001.

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38 Yves LOCHARD , Maud SIMONET -CUSSET

tion des petits et des perdants à hauteur de celle des grands et des gagnants,
manière ingénieuse de régler le problème de la tension entre l’engagement du
chercheur et sa nécessaire distanciation. D’une certaine façon, le principe de
symétrie consistait à traiter sur le mode de l’affaire (en jouant par conséquent
pleinement la clause d’égalité) ce que la sociologie traitait classiquement sur le
mode du scandale (dénonçant par exemple l’obscurantisme scandaleux dont
avait été victime un savant comme Galilée).
La sociologie en reste encore trop souvent au stade du scandale dans le rapport
qu’elle entretient avec les objets scandaleux : le chercheur s’indigne de ce que font
ou disent certains des acteurs qu’il étudie ; il tient à leur montrer qu’ils ont tort de
se scandaliser ou tort, au contraire, de ne pas le faire. En réaction de quoi, effrayés
par ce manque de distanciation analytique, d’autres sociologues se réfugient dans
le cynisme, c’est-à-dire la relativisation du scandale : le chercheur refuse alors de
prendre au sérieux la dimension normative de l’agir ; il s’empresse de ramener
tout scandale à un simple jeu stratégique et toute dénonciation, à un « coup »
intéressé. Peut-être est-il temps, dans le rapport à nos objets les plus conflic-
tuels, de passer au stade de l’affaire : traitons symétriquement les deux parties ou
les deux points de vue qui s’opposent. Appliquons-leur, autrement dit, une clause
d’égalité formelle, et cela d’autant plus que l’asymétrie entre eux sera grande !
Cessons de privilégier, par conséquent, le point de vue de celui que nous voyons
spontanément comme la victime. Mais cessons tout autant de voir les choses seu-
lement comme les voit celui dont le jugement, dans le scandale ou l’affaire, est le
jugement dominant. Ceci étant, nous pourrons véritablement analyser pour lui-
même le processus du scandale ou de l’affaire et, au terme de cette analyse, juger
d’un point de vue mieux fondé.

Damien DE BLIC est docteur en sociologie, Cyril LEMIEUX est maître de conférences en
ATER en science politique à l’université sociologie à l’EHESS et membre du Groupe
Paris 1 et membre du Groupe de sociologie de sociologie politique et morale (GSPM,
politique et morale (GSPM, EHESS-CNRS). EHESS-CNRS). Concernant la question des
Il est l’auteur d’une thèse consacrée à l’his- scandales, il a publié notamment : « Heurs
toire des mobilisations autour des scan- et malheurs du journalisme d’investigation
dales financiers en France depuis la fin du en France » in Delporte (C.), Palmer (M.),
e
XIX siècle. Ses recherches portent actuelle- Ruellan (D.), dir., Presse à scandale, scan-
ment sur la pratique de la commission dale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001,
d’enquête parlementaire d’une part et sur p. 85-96 ; et « Les formats de l’égalitarisme.
les évolutions du statut moral de l’argent, Transformations et limites de la figure du
de la banque et des activités financières journaliste justicier dans la France
d’autre part. contemporaine », Quaderni, 45, 2001.
damien.deblic@free.fr clemieux@msh-paris.fr

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