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Résumé - Parmi les travaux publiés depuis une vingtaine d’années au sujet des scandales, aussi bien en
sociologie, en anthropologie et en histoire qu’en science politique, une voie se dégage, qui considère le
scandale comme une épreuve à travers laquelle est réévalué collectivement l’attachement à des normes.
Le présent article souligne en quoi envisager de cette façon les scandales conduit à être particulièrement
attentif à leur force instituante ainsi qu’au fait que leur signification et leur portée « réelles », dépendant
de la réaction collective qu’ils suscitent, ne sont jamais données à l’avance, ni entièrement prévisibles.
Prenant au sérieux les raisons de s’indigner des acteurs, ce type d’approche a des implications impor-
tantes, que l’on détaille ici, sur la conception que le chercheur peut se faire du rôle joué dans les scan-
dales par les calculs stratégiques, l’euphémisation de la violence, la séparation entre sphères d’activité
ou encore, les médias de masse. On précise en outre pourquoi cette approche oblige le chercheur à une
réflexivité de degré supérieur dans son rapport à l’objet.
L
e chercheur qui s’intéresse aujourd’hui au scandale ne peut raisonna-
blement plus déplorer, comme il était encore d’usage il y a quinze ans, le
« néant académique » qui entourerait cet objet1. Grâce aux travaux
publiés aussi bien en science politique qu’en sociologie, en anthropologie et en
histoire, à l’étranger et en France, nous disposons désormais d’une précieuse
palette de réflexions théoriques et d’une collection d’études de cas qui offrent
une base solide à toute recherche sur cette matière. Le but de cet article est
d’approfondir et de discuter certaines des voies à nos yeux les plus fructueuses
et les plus novatrices qu’ont ouvertes ces travaux.
Pour qui entend sortir d’une vision étriquée de la science politique et tient à
sauver l’idée que les sciences sociales forment un projet d’ensemble, les travaux
d’anthropologie consacrés au scandale sont une lecture stimulante. C’est d’eux
dont nous partirons ici. Adopter une perspective anthropologique large a
cependant deux implications importantes, dont il convient de prévenir le lec-
teur. La première est de nous mener à faire le pari, maussien si l’on veut, qu’à
l’instar du don et du contre-don ou de la prière, le scandale est un phénomène
connu de toutes les sociétés humaines. Pari qu’on pourra dire provocateur, tant
les sciences sociales semblent aujourd’hui dominées par le credo du relativisme
historique. Pari qu’on maintiendra cependant ici, ne serait-ce qu’en raison de
ses vertus heuristiques2. La seconde implication est qu’une approche anthropo-
logique large nous oblige à sortir d’une conception spontanément pathologique
du scandale. Une fois, en effet, que nous lui reconnaissons une forme d’univer-
salité, il devient impossible d’envisager le phénomène scandaleux comme
« anormal » au sens proprement sociologique. De la même façon que le crime
ou le suicide selon Durkheim, le scandale est à concevoir comme un moment
certes peu banal et particulièrement violent de la vie sociale mais néanmoins
« normal ». C’est la reconnaissance de cette normalité qui incita les anthropolo-
gues fonctionnalistes à tenter de lui attribuer une fonction (de contrôle social, de
hiérarchisation, de régénération du groupe). C’est elle qui doit nous inviter à sai-
sir positivement les logiques de la dénonciation et de la provocation publiques,
plutôt que d’envisager ce type d’actes comme s’il s’agissait d’anomalies
comportementales ou de manifestations collectives d’irrationalité. Il s’agit par
1. Selon l’expression utilisée par A. Markovits et M. Silverstein dans l’introduction à leur ouvrage The Poli-
tics of Scandal. Power and Process in Liberal Democracies, New York, Holmes and Meier, 1988, p. 1.
2. Le risque d’une approche universaliste est évidemment d’englober sous le terme générique de
« scandale », originellement lié au judéo-christianisme, ce qui n’est ni éprouvé, ni descriptible comme tel
par les membres d’autres sociétés que les nôtres. C’est une chose, cependant, que de contester qu’une
catégorie du langage soit d’un emploi universel. C’en est une autre de reconnaître que, jusqu’à preuve du
contraire, nulle société humaine n’ignore la pratique consistant à dénoncer publiquement des transgres-
sions à la norme. C’est à vrai dire l’universalité de ce fait-là qui nous autorise à rapprocher ce qu’« ils » font
de ce que « nous » avons pris pour habitude dans nos sociétés d’appeler des scandales. La même remarque
vaut bien sûr concernant le rapprochement entre ce que nos prédécesseurs appelaient il y a un siècle un
« scandale » et ce que nous appelons ainsi.
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là même d’adopter sur le scandale ce point de vue que Michel Dobry a qua-
lifié de « continuiste3 » et qui consiste, en l’occurrence, à penser ensemble
les moments où les acteurs ne dénoncent pas publiquement les transgres-
sions normatives dont ils ont connaissance, et ceux où ils entreprennent de
le faire.
3. Cf. Dobry (M.), « Mobilisations multisectorielles et dynamiques des crises politiques : un point de vue
heuristique », Revue française de sociologie, XXIV, 1983.
4. C’est dans cette optique, par exemple, que H. Walser Smith se sert d’un scandale survenu dans une bour-
gade prussienne au tout début du XXe siècle pour mettre à jour l’antisémitisme qui participe selon lui au
« fonds culturel » de la société allemande rurale d’alors. Cf. La rumeur de Konitz. Une affaire d’antisémitisme
dans l’Allemagne 1900, Paris, Phébus, 2003. Démarche qui peut être rapprochée de celle de J. Verdès-Leroux
dans Scandale financier et antisémitisme catholique. Le krach de l’Union générale, Paris, Le Centurion, 1969.
5. Selon l’expression de L. Sherman reprise de Garfinkel (« The Mobilization of Scandal », in Heidenheimer (A.),
Johnston (M.), LeVine (V.), eds, Political Corruption, New Brunswick, Library of Congress, 1990, p. 890).
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6. La perspective instituante reste parfaitement valable, lorsque le scandale aboutit à un renforcement des
positions et des croyances dominantes initiales. Car en effet, renforçant ces positions et ces croyances, il ne
les laisse pas en l’état. Seule une vision excessivement statique nous fait assimiler la réaffirmation du même
à un simple mécanisme de reproduction.
7. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », Annales ESC, IX (3), 1954.
8. Songeons par exemple aux analyses de V. Roussel qui montrent comment les scandales politico-finan-
ciers des années 1990 en France furent l’occasion pour les magistrats, le monde politique et les journalistes
de tester entre eux de nouveaux modes relationnels. Cf. Roussel (V.), Affaires de juges. Les magistrats dans
les scandales politiques en France, Paris, La Découverte, 2002. Ou encore à la façon dont une série de scan-
dales médicaux, aux États-Unis dans les années 1960 et 1970, ont été l’occasion d’instituer des dispositifs
nouveaux, propres à la « modernité thérapeutique d’État », tels que le « comité d’éthique » et le
« consentement éclairé » du patient. Cf. Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2003, p. 46-51.
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9. Concernant le rôle de la provocation dans l’art moderne, cf. l’article de N. Heinich dans ce numéro. Sur
la grève de la faim, cf. Siméant (J.), La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 277-355.
Pour une analyse particulièrement poussée du lien entre terrorisme et provocation, Linhardt (D.), La force
de l’État en démocratie. La République fédérale d’Allemagne à l’épreuve de la guérilla urbaine (1967-1982),
thèse de sociologie, École des Mines de Paris, 2004.
10. Cf. notamment Boltanski (L.), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999,
p. 73-80.
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Une deuxième fonction peut être résu- normes et les valeurs propres aux Makah.
mée comme celle du « contrôle social » Mais il y a plus : la maîtrise de la « langue
(quoique l’auteur n’emploie pas ce du scandale » devient peu à peu un critère
terme). Gluckman se réfère ici à la mono- d’appartenance. Comme le résume Gluc-
graphie par J. West d’une petite ville du kman, « pour être Makah, vous devez
Middle West américain, où le contrôle montrer votre capacité à participer aux
exercé par les communautés paroissiales commérages, et pour être pleinement
sur la moralité des fidèles passe principa- Makah, vous devez montrer vos capacités
lement par le commérage et plus encore à vous scandaliser comme il convient ».
par la peur d’être soi-même l’objet de La spécificité de l’identité Makah (Maka-
ragots. La hantise du scandale opère ainsi hship) repose désormais sur l’exclusion de
comme une instance centrale dans le ceux qui ne savent pas entrer dans la
maintien des valeurs du groupe. « guerre du scandale ».
Mais au-delà de ces deux premières fonc- L’hypothèse d’une contribution du scan-
tions du scandale, assez facilement intui- dale à l’institution et au maintien du
tives, Gluckman consacre la majeure groupe a l’avantage d’éclairer le caractère
partie de son article à une troisième qu’on généralement jouissif que procurent
pourrait qualifier de « fonction d’exclu- ragots et scandales (en dépit même,
sion à usage externe », et que résume la comme le remarque Gluckman, de la
phrase : « the outsider cannot join in réprobation qui leur est souvent associée).
gossip » (p. 312). L’anthropologue s’appuie On trouve une trace de ce processus y
notamment ici sur une étude d’E. Colson compris dans les grandes communautés
consacrée aux Indiens Makah du Nord- urbaines, où les liens sociaux sont pour-
Ouest des États-Unis. Ces derniers, con- tant plus lâches, à travers les « potins » sur
frontés à la perméabilité croissante des les personnalités (stars, sportifs, etc.) qui
frontières de leur groupe et à la difficulté à créent transitoirement entre ceux qui y
maintenir une « identité Makah » (en rai- participent un sentiment de complicité
son, notamment, de l’intrusion d’instru- communautaire. En somme, le scandale
ments monétaires modernes et de la est l’une des principales activités à travers
généralisation de mariages mixtes avec lesquelles des groupes se redessinent, des
des « Blancs »), ont progressivement hiérarchies se défont, et des appartenan-
substitué à leurs techniques traditionnel- ces s’instituent. C’est, pour Gluckman, ce
les de hiérarchisation, la pratique du qui explique l’universalité du phéno-
dénigrement et du scandale. Cette prati- mène scandaleux.
que leur permet en effet de réaffirmer les
Du scandale à l’affaire
Le terme « scandale » a une origine religieuse qui renvoie à l’idée d’un obsta-
cle, d’une pierre d’achoppement. Dans cette optique, il se définit comme une
contradiction devenue publique et visible de tous : c’est un fait public, troublant
et contradictoire, qui met un obstacle à la croyance collective, et sème par là
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11. Nous ne nous aventurerons pas plus avant ici dans une exploration de l’usage du terme « scandale » en
contexte religieux ou scripturaire, notamment dans le Nouveau Testament ou dans la théologie thomiste.
On peut renvoyer sur ce point aux travaux de J. Verdès-Leroux (Scandale financier et antisémitisme
catholique, op. cit.) ou encore à ceux de J.-M. Thiveaud (« Crises et scandales financiers en France sous la
Troisième République », Revue d’économie financière, 41, 1997). Cf. également les interprétations de
R. Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Paris, Grasset, 1978, p. 438-453).
12. À chaque fois que le sociologue déroge à cette consigne méthodologique, il se transforme, qu’il le veuille
ou non, en dénonciateur public, cherchant à convaincre ses contemporains de l’existence de contradictions
scandaleuses qui ne leur apparaissent pas. Quoiqu’en réalité, il n’arrive pratiquement jamais que le sociologue
soit le premier à avoir découvert les contradictions qu’il met alors en exergue. Le plus souvent, elles ont déjà
été relevées par certains acteurs, par exemple sous forme de commérage ou bien sous la forme d’un petit scan-
dale produit devant un petit public. (Le sociologue critique est plutôt, comme le journaliste, un agent de pro-
motion du scandale qu’un découvreur de contradictions.)
13. Thompson (J. B.), Political Scandal. Power and Visibility in the Media Age, Cambridge, Polity Press, 2000,
p. 20.
14. Ibid., p. 21.
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15. Becker (H.), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p. 35. C’est le même
type de définition du scandale que privilégie L. Sherman dans « The Mobilization of Scandal » (art. cité,
p. 887-888).
16. Selon l’expression forgée par L. Boltanski dans La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et poli-
tique, Paris, Métailié, 1993, p. 215-219.
17. On s’écarte donc ici des recommandations d’A. Garrigou quand celui-ci juge nécessaire de « dissocier
scandale et violation de normes » (cf. « Le scandale politique comme mobilisation », in Chazel (F.), dir.,
Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p. 185). Cette décision de méthode se justifie selon
lui par le fait que toute violation de normes, une fois rendue publique, ne donne pas lieu à un scandale et qu’il
est en outre impossible d’établir une proportionnalité entre la gravité de la transgression et l’importance du
scandale. Mais cette façon de présenter les choses présuppose que la gravité de la transgression puisse être
connue « objectivement » par le chercheur ou, si l’on préfère, indépendamment de l’importance prise par le
scandale. Une approche pragmatiste insiste tout au contraire sur le fait que la « gravité de la transgression » ne
peut jamais être déterminée, ni décrite, en dehors de l’importance effective que prend (ou ne prend pas) le
scandale. Le chercheur n’a plus ici de définition objective ou indépendante de la « gravité de la transgression »
qu’il puisse opposer à l’« importance du scandale » pour conclure qu’elles ne se correspondent pas. Ce sont les
acteurs qui lui montrent par leurs attitudes réactives, si la transgression est grave ou non. Pour la même rai-
son, la « violation des normes », une fois rendue publique, ne peut pas être méthodologiquement dissociée du
« scandale », puisque le scandale est précisément ce test à travers lequel se manifeste le degré actuel d’adhésion
d’une communauté à certaines normes.
18. Cf. l’encadré ci-après.
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19. Pour qu’un scandale donne lieu à une affaire, il ne suffit donc pas qu’une partie du public désapprouve
silencieusement ou par commérage le comportement du dénonciateur. Encore faut-il que quelqu’un
exprime publiquement cette désapprobation. Ainsi peut-on dire de l’affaire ce que Thompson dit du
scandale : qu’elle s’ouvre par un acte de langage.
20. L’affaire Dreyfus demeure, dans le cas français, l’exemple paradigmatique.
21. Clause dont, bien sûr, rien ne garantit qu’elle soit respectée et qui n’empêche ni l’usage de la violence, ni
l’asymétrie des forces.
22. Notons cependant que, dans la France contemporaine, l’usage généralisé du terme « affaire », qui ren-
voie lui-même aux procédures judiciaires engagées, pourrait indiquer une vulnérabilité accrue de la forme
« scandale » à sa transformation en affaire, c’est-à-dire à l’introduction de la clause d’égalité de droit entre
adversaires.
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23. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 335.
24. Ibid. Ce point de vue est à rapprocher de ce que serait une position durkheimienne sur le scandale, telle
que la résument par exemple Markowits et Silverstein ( The Politics of Scandal, op. cit., p. 2-8). Il rejoint
également les analyses girardiennes de la persécution et de la violence sacrificielle (cf. notamment
Girard (R.), Le Bouc émissaire, Paris, Le livre de poche, 2001).
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25. Cf., dans cette perspective, l’analyse des passages à l’affaire dans le monde du travail, que propose
F. Chateauraynaud (La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié,
1991). Il est des cas où la contre-accusation, au fondement de la transformation du scandale en affaire, est
« portée » par le suicide de l’accusé. Cf. Lemieux (C.), « Révélations journalistiques et suicide des hommes
politiques : à qui la faute ? », French Politics and Society, 11 (4), 1993.
26. Voilà qui revient à étudier les dispositifs politiques, religieux, juridiques ou médiatiques de la prise
de parole publique, afin de cerner en quoi certains d’entre eux limitent les possibilités de retourner les
accusations ou au contraire, encouragent ces retournements. Ici, l’espace public habermasien peut ser-
vir de référence inatteignable permettant, tel un idéaltype wébérien, de préciser ce qui empêche sa réa-
lisation effective. C’est ainsi, par exemple, que l’on pourrait relire l’analyse que fait M. de Certeau du
scandale de la possession de Loudun (1632), lequel « frôle » à plusieurs reprises le renversement accusa-
toire, c’est-à-dire le passage à l’affaire, sans pourtant jamais l’atteindre, et se conclut finalement dans
l’unanimisme public de la mise au bûcher de l’accusé. Cf. Certeau (M. de), La possession de Loudun,
Paris, Gallimard-Julliard, 1970. De même pourrait-on interpréter comme des « frôlements » du passage
à « l’affaire » les critiques contre les exécutions publiques, croissantes en France au XVIIIe siècle, qui se
manifestent par des demandes de grâce venues de la foule et parfois même, par le sabotage des instru-
ments qui infligent le châtiment, mais ne vont cependant jamais jusqu’à la contre-accusation publique.
Cf. Farge (A.), La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1986,
p. 206-234.
27. Voir dans cette perspective Blic (D. de), « “Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?”
Difficiles mobilisations autour du Crédit Lyonnais », Politix, 13 (52), 2000.
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28. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 330.
29. Ibid., p. 331. On notera ici la formulation, en forte résonance avec l’approche pragmatiste, de ce qu’est un
public : celui-ci, en sa forme active, ne préexiste pas au scandale ; c’est au contraire la survenue du scandale
qui permet son émergence en tant que tel. Pour un exemple particulièrement illustratif de ce point de vue, cf.,
dans ce numéro, l’article d’I. Thireau et H. Linshan. Sur la conception pragmatiste du public, cf. Dewey (J.),
Le public et ses problèmes, Pau-Paris, Publications de l’université de Pau-Farrago, 2003 [1927].
30. Si, par conséquent, il est pertinent selon Dampierre de rattacher l’étude du scandale à celle « de la rumeur,
du potin et du bobard », c’est seulement en tant qu’il s’agit là de deux manifestations d’un attachement collec-
tif à des normes. L’analyse de Gluckman souffre de ce point de vue d’une certaine imprécision : en mettant
trop complètement en équivalence gossip et scandale, elle tend à faire disparaître ce qui fait le caractère propre
de la dénonciation scandaleuse, à savoir, précisément, son caractère public. Cf., en ce sens, les réflexions de
F. G. Bailey quant à la différence, en termes de risque pris par le dénonciateur, entre gossip et open criticism
(« The Management of Reputations and the Process of Change », in Bailey (F. G.), ed., Gifts and Poison : The
Politics of Reputation, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 281-301).
31. Thompson (J. B.), Political Scandal, op. cit., p. 18.
32. Ibid., p. 19. C’est ce que fait par exemple L. Sherman tentant de cerner les conditions qui ont permis
l’éclatement de scandales liés à la corruption de la police, dans quatre villes des États-Unis (« The Mobilization
of Scandal », art. cité). Cf. également infra dans le présent article, le paragraphe intitulé « Le rôle des médias ».
33. Claverie (E.), Lamaison (P.), L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan (XVII-XIXe siècles),
Paris, Hachette, 1982, p. 220.
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De la même façon, si les « jeux folâtres » sont admis, les naissances illégitimes
sont, elles, « violemment proscrites » car elles ont le tort de rendre publique-
ment visible une contradiction avec la norme – en l’occurrence, avec les règles
d’alliance et d’héritage instituées34. Une fois la transgression rendue publique,
c’est-à-dire « scandaleuse », par l’évidence de la grossesse ou de la présence
d’un enfant, il devient socialement obligatoire de la châtier (par l’ostracisme,
l’exclusion des sacrements, le renvoi de la domestique enceinte, etc.), lors
même qu’une telle transgression restait tolérée tant qu’il était encore possible
de fermer les yeux sur elle.
34. Contradiction d’autant plus vive que les partenaires sexuels sont souvent de rangs différents
(typiquement : un maître et une domestique). L’avortement et l’infanticide sont ici bien sûr les principales
stratégies de dissimulation de la transgression. Voir également sur ce point Tillier (A.), Des criminelles au vil-
lage. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Rennes, PUR, 2001. Sur le rôle central qui revient au secret
dans la gestion pratique des contradictions inhérentes aux normes de l’engendrement, cf. Boltanski (L.), La
condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004.
35. Offerlé (M.), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998, p. 122-123.
36. Ibid., p. 123.
37. Ibid., p. 123.
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L’approche développée par Alain Garri- oblige à des « coups relâchés » de préfé-
gou vise surtout à relativiser deux points rence à des coups directs qui risqueraient
de vue ordinaires sur les scandales, ceux de faire apparaître le dénonciateur
qui les font correspondre à des « accès de comme « intéressé » au scandale. De son
moralisation » et ceux qui y voient les côté, le président Mitterrand use de sa
conséquences d’un accroissement réel des position institutionnelle pour développer
transgressions. Mais en quoi le scandale des stratégies de dissimulation et de
est-il une stratégie ? La stratégie scanda- contrôle. Restant en retrait, de façon à
leuse vise d’abord pour Garrigou à discré- conserver son aura d’« arbitre » placé
diter l’adversaire au moyen de « coups « hors des luttes contingentes », il ne
informatifs » – un public est donc requis. mentionne que rarement les « affaires »
Dans l’exemple de la cohabitation de dans ses déclarations publiques : « Le
1986-1988, la divulgation des « affaires » silence observé pendant une année cons-
correspond ainsi à la volonté manifeste de tituait en lui-même la principale straté-
la part de la majorité parlementaire de gie, possible et nécessaire tant que
droite de « dévaluer le crédit personnel » la pression directe restait limitée »
dont jouissait le président Mitterrand à (p. 289). Lorsqu’il se trouvera contraint
l’approche des élections présidentielles à propos de l’affaire Luchaire de se justi-
(voir « Le président à l’épreuve du scan- fier publiquement, son intervention sera
dale. Déstabilisation apparente et consoli- marquée par le souci constant de
dation fonctionnelle », in Lacroix (B.), conserver un contrôle institutionnel sur
Lagroye (J.), dir., Le Président de la Répu- la situation, en s’adossant à sa fonction
blique, Paris, Presses de la FNSP, 1992, présidentielle et en assurant « une confor-
p. 285). Les affaires dévoilées (Carrefour mité de ses actes à sa charge »
du développement, ventes d’armes à (p. 291).
l’Iran, etc.) tendaient à montrer publi-
Le lexique de la stratégie et de la théorie
quement une contradiction entre les agis-
des jeux permet également à Garrigou
sements du président et ses prétentions à
d’éclairer le mécanisme des « fuites » qui
la probité et à l’exercice de la plus haute
sont à l’origine de ce type de scandale
magistrature (selon l’argument : « Si le
politique et qui procèdent généralement
président ignorait, il était un président
« de calculs rationnels sur l’opportunité
impuissant »).
de dévoiler », les dévoilements de scanda-
La nature des coups joués et leurs résul- les intervenant normalement quand « les
tats dépendent toutefois des positions chances d’atteindre leur objectif parais-
institutionnelles des joueurs. Ainsi par sent réelles aux imprécateurs » (cf. « Le
exemple, les choix tactiques des dénon- boss, la machine et le scandale. La chute
ciateurs sont-ils, dans cet exemple, de la maison Médecin », Politix, 17, 1992,
contraints par la position institutionnelle p. 27).
de F. Mitterrand dont la fonction de
président de la République « en imposait Ainsi, pour comprendre que ce n’est
dans le sens où l’institution présidentielle qu’en 1989 que sont révélées les pratiques
tient en respect » (p. 288). Cette position délictueuses du maire de Nice, Jacques
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42. Vergniolle de Chantal (F.), « Moralité privée, morale publique », art. cité, p. 294. L’exemple examiné par
cet auteur est éloquent : les stratégies scandaleuses qu’il prête à la droite conservatrice américaine
n’auraient-elles pas été inopérantes, si les « thèmes d’inspiration religieuse » sur lesquels, selon lui, ces
stratégies faisaient fonds, avaient été absolument inconnus de l’électorat américain ?
43. Georgakakis (D.), « Les instrumentalisations de la morale. Lutte antifraude, scandale et nouvelle gouver-
nance européenne », in Briquet (J.-L.), Garraud (P.), dir., Juger la politique, op. cit.
44. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 330.
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45. C’est seulement dans la mesure où elle évacue la question des réactions du public et tient ce dern-
ier pour une entité manipulable à l’envi que l’approche stratégiste ultraconstructiviste peut dévelop-
per la croyance que le dénonciateur dispose de tous les pouvoirs et notamment de celui d’imposer à
ses contemporains la norme qui rend les faits qu’il leur dévoile, dénonçables. Il faut souligner, au
contraire, que la puissance d’action du dénonciateur ne réside jamais que dans le fait (qui n’est certes
pas négligeable) de rendre publics des agissements cachés ou méconnus en les proposant à l’indigna-
tion de ses contemporains – une proposition qui est indissociablement un rappel des normes au nom
desquelles il convient de trouver les faits ainsi révélés, scandaleux. De ce point de vue, une expres-
sion comme « X constitue un fait en scandale » peut avoir quelque chose de particulièrement
trompeur.
46. C’est ce que rappelle à sa façon le modèle des « cités » développé par Boltanski et Thévenot (De la justi-
fication. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991). Comme le montrent ces auteurs, dénoncer
un scandale consiste le plus souvent, dans nos sociétés, à révéler publiquement une contradiction entre des
exigences de désingularisation et l’entretien de liens singuliers. La dénonciation du scandale, en ce sens, n’a
rien d’arbitraire, puisqu’elle repose sur des attentes liées à une certaine grammaire politique plus ou moins
partagée (celle que les auteurs appellent la « cité civique ») : le dénonciateur entreprend de « dévoiler le
particulier sous le général, la personne singulière sous le représentant ou le magistrat, l’intérêt particulier
caché sous la proclamation d’une adhésion à l’intérêt général qui n’est que de surface, les liens personnels
secrets qui sous-tendent des relations données comme officielles : le magistrat a été vu dînant au restaurant
avec le prévenu ; le promoteur immobilier qui construit un nouveau quartier est, en fait, le cousin du maire
qui lui en a fourni l’autorisation » (p. 30).
47. Une bonne part de la littérature anthropologique tend ainsi à nous présenter les scandales dans les
sociétés « primitives » sans s’attarder outre mesure sur la réflexivité stratégique des individus. De son côté,
la littérature sociologique nous décrit le plus souvent les scandales dans les sociétés modernes, en focalisant
uniquement son attention sur la dimension stratégique et instrumentale de l’agir. Il y a là un parti pris qui
tient sans doute beaucoup moins à l’organisation des sociétés étudiées qu’à l’histoire des disciplines qui les
étudient.
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vidu, dans un univers social donné, n’a jamais les moyens de définir à lui seul,
et encore moins d’imposer aux autres, ce qu’est une norme et ce qu’est sa trans-
gression. Comme on le sait, c’est d’une certaine façon l’objectif qu’a poursuivi
Michel Dobry dans sa Sociologie des crises politiques que d’essayer de tenir
ensemble ces deux points de vue48. Le modèle d’analyse qu’il a développé, nous
invite en effet à récuser l’opposition frontale entre des approches en termes de
« stratégie » et d’« action », qui pourraient rendre compte en première appro-
che de conjonctures de crise comme le sont les scandales, et des analyses en ter-
mes de « structures » et de « routines », qui seraient susceptibles, elles, de faire
comprendre les conjonctures plus ordinaires. En s’appuyant sur l’hypothèse
continuiste, il s’agit au contraire de tirer toutes les conséquences de la dépen-
dance de la stratégie à l’égard de la routine, comme de la vulnérabilité de la
structure à l’égard de l’action collective. Dès lors, une analyse correcte du scan-
dale apparaît devoir tenir compte aussi bien des caractéristiques et du niveau de
complexité des systèmes sociaux qu’il affecte que des calculs auxquels se livrent
les acteurs en situation. Le chercheur, ici, doit s’efforcer de prendre toute la
mesure de l’ancrage situationnel des acteurs s’il veut espérer rendre compte des
limites de leurs espaces de calcul propres et du ressort non stratégique de leurs
anticipations stratégiques.
C’est en tirant ce fil de l’ancrage dans la situation que la sociologie pragmati-
que, de son côté, s’efforce de faire sa juste place à l’agir stratégique dans l’ana-
lyse du scandale. S’appuyant sur des notions comme celle de « régimes
d’action49 », ce type de sociologie nous conduit en effet à développer une
conception qu’on pourrait dire « feuilletée » du scandale ou de l’affaire : le
chercheur doit commencer par reconnaître que l’événement scandaleux se joue
toujours sur de multiples scènes caractérisées par des degrés de publicité très
variables. Ainsi, à côté de la face la plus publique du scandale (souvent exclusi-
vement privilégiée par les chercheurs, étant la plus facile d’accès), se déploie
une multitude d’autres théâtres d’interaction entre les acteurs impliqués, où
l’expression de leur indignation, l’universalité de leurs arguments ou encore,
leur capacité au calcul stratégique fluctuent en des proportions considérables 50.
Au demeurant, plus nous serons attentifs à ces scènes moins publiques, plus
48. Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
49. Cf. par exemple Thévenot (L.), « Pragmatic Regimes Governing the Engagement with the World », in
Knorr-Cetina (K.), Schatzki (T.), Savigny Eike (V.), eds, The Practice Turn in Contemporary Theory, London,
Routledge, 2001.
50. C’est d’ailleurs pourquoi ni le scandale, ni l’affaire ne mettent jamais un terme au commérage. Bien
au contraire, les modalités dénonciatrices « officieuses » continuent souvent à être très actives en marge
de la scène publique où s’échangent les accusations « officielles » – comme on le voit par exemple dans
l’affaire dite de « Carpentras » analysée par P. Aldrin (Sociologie politique des rumeurs, Paris, PUF, 2005,
p. 249-274). C’est par conséquent la gamme complète des lieux de la dénonciation qu’il nous revient
d’essayer d’analyser si nous voulons parvenir à restituer la dynamique d’ensemble d’un scandale ou
d’une affaire.
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51. Un enjeu central de ce type d’approche est en effet de rendre compte des tiraillements et des tensions
internes qui résultent chez les acteurs impliqués dans le processus conflictuel de leur engagement successif
dans des régimes d’action différents où ils sont tour à tour amenés à s’indigner, à faire preuve de cynisme, à
planifier des actions, à pardonner, etc.
52. Au sens où Goffman entend ces termes dans La mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi,
Paris, Minuit, 1973, p. 25-29.
53. Cf. Simmel (G.), Le conflit, Paris, Circé, 1995.
54. On peut faire ici, dans une perspective éliasienne, l’hypothèse d’une élévation historique de la disqualifica-
tion de la violence physique mais aussi verbale dans l’affaire. La transformation des scandales en affaires cons-
titue d’ailleurs sans doute l’indice principal de cette euphémisation : il s’agit de prendre sur soi pour accorder
à l’accusé, même s’il en coûte, le droit de contre-attaquer publiquement. Le niveau élevé d’auto-contrainte
ainsi requis tend peut-être à faire oublier aux Modernes à quel point la dénonciation publique est une vio-
lence. Bayle, en son temps, la comparait à un « homicide civil » (cité par Boltanski (L.), « La dénonciation »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 54, 1984, p. 4).
55. Gluckman (M.), « Gossip and Scandal », art. cité, p. 307.
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les mêmes à des étrangers56 », comme le ferait par exemple celui qui conterait
les petites magouilles scandaleuses de son université au membre d’une univer-
sité concurrente.
Anthropologues et historiens ont souvent tenté de rendre compte de cet aspect
réglé du scandale à travers des notions comme « rituel » ou « ritualisation57 ». De
fait, si les opérations publiques de la dénonciation de la faute, de l’expression
d’une désapprobation unanime à l’égard du fautif et de son châtiment, se prê-
tent si bien à une description en termes de rituels, c’est qu’elles mobilisent un
ensemble souvent extrêmement outillé et précis de règles et de codes, pour cer-
tains explicites, pour d’autres tacites, dont la transgression tendra à pouvoir être
regardée elle-même comme scandaleuse58. C’est dire si le scandale ne relève
jamais d’une attitude privée : le ritualisme de ses procédures souligne au
contraire son caractère socialement sanctionné. Ce ritualisme implique notam-
ment que la dénonciation publique devant être faite dans les règles, elle est une
activité risquée pour celui qui l’entreprend. Que le dénonciateur soit reconnu
en effet dénoncer à tort, et c’est lui qui devient dénonçable. C’est ainsi, par
exemple, que dans la Rome impériale d’après Constantin, le système judiciaire
impose la « réflexion de la peine », c’est-à-dire la soumission de l’accusator, en
cas d’échec de son accusation, à la peine (y compris de mort) encourue par
l’accusé59. Il serait tentant, sous ce rapport, d’évoquer en chaque société une
culture du scandale qui lui est spécifique. On veut dire : un ensemble d’attentes
partagées et évolutives relatives aux procédures à respecter pour dénoncer,
juger et sanctionner en public.
56. Ibid.
57. Qu’on songe par exemple aux pages célèbres où M. Foucault nous peint la « sombre fête punitive » que
constitue le supplice de Damiens en place publique (Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975). À celles où
A. Corbin nous relate la désignation à la vindicte populaire d’un jeune noble dans un petit village de Dordo-
gne en 1870, suivie de la « liesse de son massacre », procédures au décorum pour partie improvisé mais où se
retrouvent quantité d’emprunts à des rites religieux et agraires (Le village des « cannibales », Paris, Aubier,
1990). Ou encore, à celles où A. Brossat souligne en quoi, à la Libération, la tonte des femmes accusées d’avoir
« couché » avec l’ennemi puise directement dans les « rites de réprimande » traditionnels et vise, comme eux,
à sanctionner « un trouble grave produit dans l’ordre matrimonial » en faisant éclater publiquement un
« tapage » scandaleux (cf. Libération, fête folle, Paris, Autrement, 1994).
58. Peut-être touchons-nous ici aux origines mêmes de la forme « affaire ».
59. Cf. Rivière (Y.), Les délateurs sous l’Empire romain, Rome, École française de Rome, 2002, p. 361-372.
Comme l’a montré L. Boltanski, dans nos sociétés, la « réflexion de la peine » à l’égard du dénonciateur qui
utilise mal les règles pratiques de la dénonciation publique pourra se traduire par des jugements d’anor-
malité à son égard. Cf. « La dénonciation », art. cité.
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Simmel y a insisté : tout conflit possède une dimension socialisante. Tel est le
cas de cette violence réglée qu’est le scandale. Ceux qui y prennent part, qu’il
s’agisse des protagonistes montés de gré ou de force sur la scène ou des membres
du public, tendent de ce fait à acquérir une culture spécifique. Ils apprennent,
quoique fort inégalement, à respecter un tant soit peu (et à attendre que soient
minimalement respectées par les autres) les règles en usage dans les institutions
politiques, religieuses, juridiques ou médiatiques, quand il s’agit de dénoncer
publiquement ou de se garder de le faire, de se conformer au jugement collectif
ou de renverser une accusation, d’exiger un châtiment ou de le dénoncer comme
inique. Ces règles ne sont pas inamovibles. Elles ne cessent au contraire d’évoluer
historiquement au fur et à mesure que de nouveaux acteurs, s’en emparant à la
faveur de nouveaux scandales et de nouvelles affaires, les déplacent ou leur trou-
vent un usage différent (par exemple, plus instrumental). C’est ainsi qu’Alain
Garrigou nous invite à distinguer, dans le cas de la France, une première confi-
guration historique, à la fin du XIXe siècle, au cours de laquelle le scandale politi-
que apparaît aux acteurs comme une nouveauté difficilement maîtrisable et où
par conséquent, une forte incertitude tactique pèse sur eux (par exemple, à
l’occasion du scandale dit « des décorations »), de la configuration postérieure
au cours de laquelle le « scandale politique », forme sociale maintenant typifiée et
codifiée, sera devenu l’objet d’un apprentissage comme « coup » possible, susci-
tant pour les uns, un risque qu’il faut désormais savoir éviter, pour les autres,
une « chance de gain » dont il faut être capable de se saisir et dont certains effets
peuvent être attendus (typiquement : des sanctions électorales)60. C’est ainsi
grâce à la « typification d’une mobilisation » désignée à partir de la fin du
XIXe siècle sous le vocable de « scandale politique » qu’aura été rendu possible
l’apprentissage par le personnel politique d’une culture spécifique de la dénon-
ciation publique, qui concerne aussi bien « les manières d’en tirer parti que de
la contrecarrer61 ».
60. Garrigou (A.), « Le scandale politique comme mobilisation », art. cité. Cette typification n’entraîne pas que
l’issue des scandales devienne mécanique. Garrigou souligne au contraire en quoi une grande part de l’énergie
déployée par les acteurs impliqués dans le scandale consiste à s’affronter sur la bonne « définition de la réalité »
(p. 185). L’auteur reproche à ce propos aux analyses du scandale focalisées sur la violation des normes de
détourner notre attention des « luttes politiques qui suivent et accompagnent la divulgation » (p. 181).
61. Ibid., p. 190. Le même type d’analyse a été développé par D. de Blic s’agissant de la transmission, en France
tout au long du XXe siècle, d’une culture attachée à cette autre « typification d’une mobilisation » qu’est le
« scandale financier ». Cf. Blic (D. de), Le scandale financier. Naissance et déclin d’une forme politique, de
Panama au Crédit Lyonnais, Thèse de sociologie, EHESS, 2003.
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62. Cf. Dampierre (E. de), « Thèmes pour l’étude du scandale », art. cité, p. 332.
63. Force hautement déstabilisatrice mais aussi, si l’on emprunte un instant le point de vue fonctionnaliste
d’un Gluckman ou d’un Dampierre, force hautement refondatrice de la cohésion sociale. Pour une défense de
ce type de thèse, cf. Dayan (D.), Katz (E.), La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1996.
64. Il serait possible de réinterpréter dans cette perspective les travaux de C. Tilly relatifs à la nationalisation
des répertoires d’action protestataires. Cf. Tilly (C.), La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard,
1986. Sur la notion d’investissement de forme, telle qu’utilisée ici, cf. Thévenot (L.), « Les investissements
de forme », Cahiers du CEE, PUF, 1986.
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Si l’on peut suivre sans mal Thompson lorsqu’il souligne en quoi l’émergence
des médias de masse a modifié en profondeur les conditions de production et
d’extension des scandales, il serait hasardeux, en revanche, d’en déduire que les
scandales modernes ont pour origine les médias. À dire vrai, les gens de presse ne
sont pas systématiquement, très loin s’en faut, les découvreurs des transgressions
qu’ils portent à la connaissance de leur public65. Seule une vision abusivement
médiacentrique, c’est-à-dire en somme bien peu sociologique, peut nous le laisser
accroire66. Qu’il suffise, pour reprendre un des exemples chers à Thompson, celui
du « Monicagate », de rappeler que ce scandale est au moins autant l’œuvre du
procureur Kenneth Starr que celle de la presse, de la télévision et d’Internet. Il en
va de même, plus récemment, avec cet autre scandale planétaire que fut la révéla-
tion des traitements humiliants infligés par l’armée américaine aux détenus de la
prison d’Abou Ghraib : le point de départ n’est pas la presse mais les rangs de
l’armée eux-mêmes. Raison pour laquelle, de façon générale, il apparaît plus judi-
cieux, pour analyser un scandale ou une affaire modernes, de réfléchir en termes
de division du travail social de production et d’administration du scandale plutôt
que de limiter ses observations à la seule sphère des médias67.
Il nous apparaîtra alors plus clairement que les formes contemporaines du
scandale ne sont pas imputables seulement à l’existence de puissants appareils de
mise en visibilité publique – au premier rang desquels les médias de masse – mais
encore, et tout autant, à cet autre phénomène central de la modernité qu’est la
différenciation croissante des secteurs sociaux. Le scandale moderne partage en
effet avec les crises politiques ce trait constitutif, mis en exergue par Michel
Dobry, que sont les mobilisations multisectorielles – autrement dit, localisées
dans plusieurs sphères sociales en même temps68. Dans cette optique, les « vertus
déstabilisatrices » du scandale seraient moins à attribuer, à proprement parler,
aux révélations médiatiques des transgressions commises, qu’à l’empiétement des
logiques sectorielles que suscite la situation ainsi créée, les mobilisations multisec-
torielles ayant ceci de caractéristique qu’elles font perdre de facto aux différents
65. On peut même soutenir qu’ils ne le sont pratiquement jamais. Cf. Lemieux (C.), « Heurs et malheurs
du journalisme d’investigation en France », in Delporte (C.), Palmer (M.), Ruellan (D.), dir., Presse à scan-
dale, scandale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001.
66. Pour une critique du médiacentrisme, cf. notamment P. Schlesinger, « Repenser la sociologie du
journalisme », Réseaux, 51, 1992. L’idée selon laquelle la presse aurait causé à elle seule la démission de
Richard Nixon, est l’un des principaux « mythes » que met à mal le sociologue M. Schudson dans le livre qu’il
a consacré au scandale du Watergate (cf. Watergate in American Memory, New York, Basic Books, 1992).
67. On s’oblige alors à reconnaître, aux côtés des journalistes ou plutôt en interaction avec eux, l’activité et
les stratégies de quantité d’autres acteurs : magistrats, hommes politiques, intellectuels, dirigeants associa-
tifs, chercheurs en sciences sociales, simples particuliers ou autres whistleblowers. Concernant cette dernière
notion, cf. Bernstein (M.), Jasper (J.), « Les tireurs d’alarme dans les conflits sur les risques
technologiques », Politix, 44, 1998. Ainsi que Chateauraynaud (F.), Torny (D.), Les sombres précurseurs. Une
sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
68. Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, op. cit.
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69. Pour des exemples de travaux qui développent, à des degrés divers, ce type d’approche, voir, dans le cas
des rapports, en France, entre magistrature et sphère politique, l’enquête très complète de V. Roussel
(Affaires de juges, op. cit.). Ainsi que Garraud (P.), « Les nouveaux juges du politique en France », Critique
internationale, 3, 1999 ; Adut (A.), « Scandal as Norm Entrepreneurship Strategy: Corruption and the French
Investigating Magistrates », Theory and Society, 33, 2004. Pour des exemples étrangers : Daniel (J.), « Les
démocraties pluralistes face aux scandales politiques », Revue française de science politique, 42 (6), 1992 ;
Bouissou (J.-M.), « Les politiciens, acteurs de la dénonciation. Le cas du Japon », in Briquet (J.-L.),
Garraud (P.), dir., Juger la politique, op. cit. ; Georgakakis (D.), « La démission de la Commission européenne :
scandale et tournant institutionnel », Cultures et conflits, 38-39, 2000. Concernant des scandales qui impli-
quent d’autres secteurs d’activité : Tumber (H.), « “Selling Scandal”: Business and the Media », Media,
Culture and Society, 15 (3), 1993 ; Champagne (P.), Marchetti (D.), « L’information médicale sous contrainte.
À propos du “scandale du sang contaminé” », Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, 1994.
70. Même si celle-ci peut favoriser celle-là. Si nous nous référons au schéma durkheimien de De la division
du travail social, la resectorisation correspondrait à une régulation du scandale typique d’une société où la
division du travail est poussée et où la solidarité organique en vient à jouer un rôle prépondérant, là où le
châtiment du fautif correspondrait à une régulation du scandale typique d’une société plus indifférenciée
et où domine surtout la solidarité mécanique. C’est ainsi par exemple que les débats publics suscités aux
États-Unis dans les années 1990 par les scandales sexuels impliquant des célébrités ne se focalisaient pas sur
le châtiment du fautif mais sur la réparation des dysfonctionnements institutionnels qui avaient facilité la
faute. Cf. Gamson (J.), « Normal Sins: Sex Scandal Narratives as Institutional Morality Tales », Social Pro-
blems, 48 (2), 2001.
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74. Ce n’est pas tant en effet le fait de prendre parti qui est ici problématique. C’est le fait de prétendre ne
surtout pas le faire, tout en le faisant. Ainsi, par exemple, la mise entre guillemets du terme scandale,
procédé à travers lequel le chercheur entend parfois montrer qu’il n’est pas dupe du fait que le scandale est
« construit », loin de constituer l’acte de distanciation qu’il prétend être, représente au contraire une prise
de parti (car c’est évidemment un enjeu majeur, pour certains des acteurs impliqués dans un scandale, que
d’en relativiser l’objectivité).
75. Cf. Bloor (D.), Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, 1982.
76. Pour une remise en perspective de l’ambition hautement critique propre à la démarche des Social
Studies of Knowledge, cf. Pestre (D.), « Études sociales des sciences, politique et retour sur soi », Revue du
MAUSS, 17, 2001.
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tion des petits et des perdants à hauteur de celle des grands et des gagnants,
manière ingénieuse de régler le problème de la tension entre l’engagement du
chercheur et sa nécessaire distanciation. D’une certaine façon, le principe de
symétrie consistait à traiter sur le mode de l’affaire (en jouant par conséquent
pleinement la clause d’égalité) ce que la sociologie traitait classiquement sur le
mode du scandale (dénonçant par exemple l’obscurantisme scandaleux dont
avait été victime un savant comme Galilée).
La sociologie en reste encore trop souvent au stade du scandale dans le rapport
qu’elle entretient avec les objets scandaleux : le chercheur s’indigne de ce que font
ou disent certains des acteurs qu’il étudie ; il tient à leur montrer qu’ils ont tort de
se scandaliser ou tort, au contraire, de ne pas le faire. En réaction de quoi, effrayés
par ce manque de distanciation analytique, d’autres sociologues se réfugient dans
le cynisme, c’est-à-dire la relativisation du scandale : le chercheur refuse alors de
prendre au sérieux la dimension normative de l’agir ; il s’empresse de ramener
tout scandale à un simple jeu stratégique et toute dénonciation, à un « coup »
intéressé. Peut-être est-il temps, dans le rapport à nos objets les plus conflic-
tuels, de passer au stade de l’affaire : traitons symétriquement les deux parties ou
les deux points de vue qui s’opposent. Appliquons-leur, autrement dit, une clause
d’égalité formelle, et cela d’autant plus que l’asymétrie entre eux sera grande !
Cessons de privilégier, par conséquent, le point de vue de celui que nous voyons
spontanément comme la victime. Mais cessons tout autant de voir les choses seu-
lement comme les voit celui dont le jugement, dans le scandale ou l’affaire, est le
jugement dominant. Ceci étant, nous pourrons véritablement analyser pour lui-
même le processus du scandale ou de l’affaire et, au terme de cette analyse, juger
d’un point de vue mieux fondé.
Damien DE BLIC est docteur en sociologie, Cyril LEMIEUX est maître de conférences en
ATER en science politique à l’université sociologie à l’EHESS et membre du Groupe
Paris 1 et membre du Groupe de sociologie de sociologie politique et morale (GSPM,
politique et morale (GSPM, EHESS-CNRS). EHESS-CNRS). Concernant la question des
Il est l’auteur d’une thèse consacrée à l’his- scandales, il a publié notamment : « Heurs
toire des mobilisations autour des scan- et malheurs du journalisme d’investigation
dales financiers en France depuis la fin du en France » in Delporte (C.), Palmer (M.),
e
XIX siècle. Ses recherches portent actuelle- Ruellan (D.), dir., Presse à scandale, scan-
ment sur la pratique de la commission dale de presse, Paris, L’Harmattan, 2001,
d’enquête parlementaire d’une part et sur p. 85-96 ; et « Les formats de l’égalitarisme.
les évolutions du statut moral de l’argent, Transformations et limites de la figure du
de la banque et des activités financières journaliste justicier dans la France
d’autre part. contemporaine », Quaderni, 45, 2001.
damien.deblic@free.fr clemieux@msh-paris.fr
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