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Centre d’études sociologiques et Séminaire

Interdisciplinaire d’Etudes Juridiques (FUSL)

Groupe d’étude sur l’Ethnicité, le Racisme, les Migrations


et l’Exclusion (U.L.B.)

Centre de recherches criminologiques (U.L.B.)

Unité de recherche en criminologie (U.C.L.)

Service de Criminologie (ULG)

INSECURITE : UN PREMIER ETAT DES SAVOIRS

Synthèse bibliographique

Septembre 2003

Abraham Franssen
Yves Cartuyvels
Hughes-Olivier Hubert
Sybille Smeets
Fiorella Toro
André Lemaitre
Lionel Hougardy

Document rédigé à la demande de la


Fondation Roi Baudouin
INSECURITE :

TABLE DES MATIERES

1. Introduction

2. L’insécurité du côté des victimes par Lionel Hougardy,

3. Insécurité et quartiers par Sybille Smeets

4. Insécurité et jeunesse par Yves Cartuyvels

5. L’insécurité à l’école par Abraham Franssen

6. Insécurité et incivilités par Hughes-Olivier Hubert

7. Insécurité routière par Fiorella Toro

8. Conclusions transversales et pistes

z z z

2
1. INTRODUCTION
L’insécurité, quelle soit objectivement subie ou subjectivement ressentie, est un “ phénomène
social ”. Un phénomène social qui peut être pris comme objet d’enquêtes, d’études et
d’analyse.

Qui plus est, il s’agit d’un “ phénomène social ” qui semble avoir pris des proportions
considérables ces dernières années, du moins à en évaluer son importance à partir de la place
prise dans l’espace public (politique, médiatique, scientifique, du “ global-mondial ” ou “ local-
communal ”).

Paradoxalement, alors que les études et analyses sur d’autres “ faits sociaux ”, à l’exemple de
l’échec scolaire, de la précarité, du chômage, ont été nombreuses, multipliant les points de vue
disciplinaires, les approches méthodologiques et les cadres théoriques pour en proposer des
modèles explicatifs, l’insécurité subie et ressentie a été, jusqu’il y a peu, relativement peu prise
en compte pour elle-même dans le champ scientifique. L’insécurité, on en parle beaucoup,
mais qu’en sait-on finalement ? Voire même, quand on parle d’insécurité, de quoi parle-t-on ?
Une bonne partie des “ malentendus ” tient sans doute au fait que parlant de l’insécurité,
chacun parle d’une position, d’un point de vue, d’une expérience, de représentations
différentes. Là où pour certains, l’insécurité renvoie immédiatement à une expérience concrète,
pour d’autres, elle constitue avant out une expérience indirecte, “ par procuration
médiatique ”, (mais non moins ressentie !). Là où pour certains, le “ sentiment d’insécurité ”
est synonyme de “ crainte de la délinquance de rue ”, pour d’autres, il englobera d’autres
craintes plus globales (“ le terrorisme ”, “ la mondialisation ”, “ la crise ”) ou plus sociales (“ la
précarité ”, “ l’échec ”, “ la relégation ”). Là où certains l’appréhenderont à travers les
catégories légales, pénales et policières (les infractions, crimes et délits), pour d’autres,
l’insécurité renverra avant tout à des conduites et à des situations ordinaires de la vie sociale.
Là où certains l’envisageront comme un problème social qui appelle des réponses politiques,
d’autres la considéreront comme une réponse politique qui pose des problèmes sociaux.

Bref, l’“insécurité ” est bien un thème dont chacun (du “ simple citoyen ” au responsable
politique, du sociologue au magistrat) peut parler, en disant sa part de vérité sans que l’on
sache en fin de compte de quoi l’on parle.

C’est qu’en tant que “ fait social total ”, d’emblée pris dans les catégories normatives, - voire
idéologiques – et en tout cas “ politiques ” de sa définition, de sa construction et de sa gestion,
l’insécurité se prête sans doute plus que d’autres objets à des conflits et à des transactions
symboliques, auxquels les chercheurs n’échappent pas toujours.

Si ces effets de construction et de déconstruction de l’objet “ insécurité ” doivent interroger le


rapport de “ coopération conflictuelle ” qui doit se nouer entre le monde scientifique et le
champ politique, ils ne peuvent conduire à un relativisme généralisé : l'insécurité est une
problématique scientifique comme une autre et elle doit être traitée avec la même rigueur
méthodologique et théorique, avec le même souci de fonder la connaissance sur une démarche
empirique, que d'autres questions aborsées par les sciences sociales.

A l’inverse, l’abondante (mais inégale) production statistique et documentaire - dont une


bonne part de littérature “ grise ” émanant d’institutions publiques ou privés - se caractérise
souvent par une empirie douteuse et une préoccupation de légitimation immédiate. Aligner

3
quelques statistiques (comment ont-elles été recueillies ?), produire un sondage montrant que
le “ sentiment d’insécurité s’accroît ” (quelles questions ont été posées? ), mettre en exergue
un témoignage édifiant donnent parfois l’impression d’une “objectivation” du phénomène, sans
que cela ne soit véritablement indicatif de la question.

Ce clivage persistant, et somme toute confortable, entre déconstruction critique (" l’insécurité
est un faux problème ”) et positivisme gestionnaire (“ l’insécurité est une réalité en elle-
même ”) conduit régulièrement à de faux débats. Echappant à l’argumentation rationnelle,
souvent basée sur des données partielles ou partiales plutôt que sur des connaissances
empiriquement établies sur base de méthodes validées, la question de l’insécurité échappe ainsi
à toute possibilité d’appropriation et de débat démocratique. Fautes d’arguments rationnels et
de connaissance réelles, l’ “ insécurité ” ne peut être abordée comme un enjeu démocratique,
qui suppose que soient effectivement nommés et reconnus les termes et enjeux du débat (“où
est le problème”). Par contre, elle est régulièrement le prétexte à d’incessantes disputes ou à de
faux consensus.

Pour notre part, nous avons conçu le présent projet de recherche comme une opportunité
d’établir un “ état des savoirs ” à propos de l’insécurité et du sentiment d’insécurité. Ou à tout
le moins d’avancer en ce sens. En réponse à l’appel de la Fondation Roi Baudouin, souhaitant
disposer d’une synthèse bibliographique sur l’insécurité et le sentiment d’insécurité, nous
avons, non sans hésitations au regard de l’ampleur de la tache, des délais impartis (trois mois
en période estivale) et des ambitions affichées (recension de la littérature internationale,
analyse des causes, évaluations des réponses apportées sur les différents terrains), choisi de
relever le défi. Aussi, avons nous conçu la synthèse bibliographique demandée non pas comme
une simple recension bibliographique, ni comme une compilation de données hétéroclites, mais,
dans la mesure du possible, comme un essai d’intégration, impliquant un travail sur les
données, les méthodes et techniques qui les ont produites, les choix théoriques, voire les
postures idéologiques qui les sous-tendent. L'objectif est de produire, de manière claire et
synthétique, un état des données, des savoirs et des connaissances relatifs à l’insécurité et au
sentiment d’insécurité, en évitant à la fois le relativisme épistémologique et la naïveté
méthodologique. C’est donc un travail rigoureux de relecture et de synthèse transversale des
différentes sources secondaires disponibles que nous nous sommes proposé de mener.

Pour mener à bien cette mission, nous avons privilégié, dans le cadre du Réseau Inter-
universitaire sur la Prévention, un travail en réseau entre différents centres de recherche
universitaires qui, à partir de terrains et de problématiques diverses, ont pour objet de
recherche les problématiques relatives à l’insécurité. Outre qu’il ne nous semblait pas réaliste
de confier une tâche d’une telle ampleur à un seul chercheur, forcément limité dans ses
références, la dynamique du réseau permet de mobiliser les meilleures compétences
correspondant à la multi-dimensionalité du phénomène de l’insécurité. Les partenaires de ce
projet ont chacun une expérience éprouvée de la recherche et de la littérature correspondant à
leurs terrains privilégiés. Par delà l’apport spécifique de chacun des partenaires, le travail en
réseau vise également à favoriser l’intégration, la comparaison et la cumulativité des données,
des méthodes et des modèles explicatifs recensés. La dimension active de ce travail en réseau a
été assuré par la tenue de deux séminaires communs aux moments clefs du processus de
synthèse. Reconnaissons d’emblée que cette intégration est restée à l’état d’ébauche et que,
compte tenu des délais de réalisation et conformément à ce que nous annoncions dans notre
réponse à l’appel d’offre, le travail d’articulation des entrées catégorielles (par les publics), des
entrées phénoménologiques (par les conduites et pratiques) et des entrées spatiales (par les
lieux physiques ou institutionnels), ainsi que la synthèse des modèles explicatifs et

4
propositionnels, ont été laissés à une éventuelle phase complémentaire à ce premier “ état des
lieux ”.

De même, l’exhaustivité envisagée par le commanditaire – l’ensemble de la bibliographie


nationale et internationale portant sur l’insécurité – nous est d’emblée apparue difficilement
atteignable en un délai de réalisation si bref. Nous avons donc privilégié une synthèse de la
bibliographie francophone tout en faisant, en mineure, quelques incursions dans la littérature et
les données étrangères, et en particulier dans le monde anglo-saxon. La comparaison et
l’intégration avec la synthèse néerlandophone, confiée par la Fondation Roi Baudouin au
centre de sociologie de la VUB (Professeur Elchardus) et au centre de criminologie de la RUG
(Professeurs Ponsaers et De Ruyver) restent également à effectuer.

Au niveau des terrains, nous avons privilégié différentes “ scènes sociales ” concrètes sur
lesquelles se pose des problèmes d’insécurité subie et ressentie. Selon les cas, chaque “ scène ”
renvoie à un type de catégories (les jeunes, les victimes), de comportement (les incivilités, la
conduite automobile), de spatialisation (le quartier, l’école). Il y a donc nécessairement, au sein
de chaque “ scène ” comme dans leur comparaison, des recoupements possibles. A la limite,
chaque “ porte d’entrée ” a été ou peut être abordée par toutes les autres (les incivilités à
l’école ; les victimes de la route, etc.).

Les terrains, thématiques et catégories abordés sont les suivants :

- Insécurité et jeunesse par Yves Cartuyvels

- Insécurité et quartiers par Sybille Smeets

- Insécurité routière par Fiorella Toro

- Insécurité et incivilités par Hughes-Olivier Hubert

- L’insécurité du coté des victimes par Lionel Hougardy

- L’insécurité à l’école par Abraham Franssen

Afin d’assurer une certaine homogénéité et complémentarité des différentes contributions


thématiques , nous avons, autant que faire se peut, travaillé chaque problématique selon le
canevas commun suivant :

1 - DE QUOI PARLE-T-ON ?

- Quelles sont les données disponibles et comment ont-elles été construites ?


- Qui est victime de qui et de quoi ?

2 QUI EN PARLE ? A PARTIR DE QUAND ?

A partir de quand les phénomènes sociaux considérés ont-ils été envisagés sous l’angle de
l’insécurité ?

3 - QUELS SONT LES MODELES EXPLICATIFS PROPOSES ?

- au niveau scientifique

5
- au niveau politique

4. QUELS SONT LES DISPOSiTIFS DE REPONSE QUI ONT ETE MIS EN PLACE ?

5. QUELLES EVALUATIONS EN ONT ÉTÉ FAITES ?

- Par qui et avec quels résultats ?

6 - QUELLES SONT LES QUESTIONS SOULEVEES

7 - BIBLIOGRAPHIE ET REFERENCES UTILES

Chacune de ces contributions constitue donc un “ vade mecum ” (ou un “ reader digest ”) de
la question, reprenant les principales informations et éléments d’analyses disponibles et utiles
pour aborder les différents terrains et problématiques envisagés. Il reste clair que nous ne
pouvons prétendre, loin de là, avoir fait “ le tour de la question ”. Un état des savoirs en la
matière est également, en contrepoint, l’état des ignorances et de taches aveugles que soulève
la question. L’exercice ne peut qu'inciter à la modestie !.

En ce sens, les conclusions provisoires ne visent pas tant à dégager une macro-synthèse des
données, méthodes et modèles explicatifs (travail d’intégration théorique et méthodologique
qui pourrait être effectué par ailleurs). Elles cherchent surtout à souligner un certain nombre
d’implications méthodologiques propres à orienter un travail d'enquête mené non plus à partir
de “ données secondaires ” livresques, mais fondé plus directement sur les expériences et les
représentations de différents groupes sociaux à propos de l’insécurité.

6
INSECURITE ET VICTIMES
2. L’INSECURITE DU COTE DES VICTIMES
par Lionel HOUGARDY1

« A la question « A-t-il peur du crime ? », on ne peut éviter de se demander s’il a été victime
d’un acte de violence. On ne peut exclure a priori l’expérience directe des préoccupations du
chercheur mais on ne peut les y limiter ».2

Cette phrase empruntée à ROCHE pourrait résumer à elle seule la question relative au lien
existant ou fantasmé entre victimation et insécurité tant la relation entre ces deux concepts se
rapproche et se repousse au gré des recherches sur le sujet.

1. DE QUOI PARLE-T-ON ? A PARTIR DE QUAND ?

Quand on parle d'insécurité, il importe dans un premier temps d'établir une différence nette
entre l'insécurité objective qui est révélée au travers des statistiques criminelles par exemple et
le sentiment d'insécurité qui lui – comme tout sentiment reste – difficilement mesurable tant sa
conceptualisation théorique, sa perception et son impact réel sur l’individu ouvrent de
nombreuses portes qu’il est mal aisé de refermer.

C'est depuis une trentaine d'années que l'insécurité et le sentiment d'insécurité font l'objet de
nombreux travaux qui tentent de cerner le phénomène, d'en déterminer les causes et les effets.
Dans le cas de l’insécurité subjective, la question de la victimation est souvent prise en compte
comme un facteur parmi d’autres, au côté de l’âge, du sexe, de la situation sociale de
l’individu. Cela n’a pas cependant toujours été le cas.

La réflexion scientifique sur le sentiment d’insécurité semble avoir été initiée à la suite de
recherches tendant à comparer – ce qui en soi n’est pas comparable (car fondée essentiellement
sur la propension de la victime à s’adresser à la police qui doit encore enregistrer une plainte) –
à savoir l’insécurité détectée et l’insécurité réellement vécue et ce, au travers de recherches
mettant en perspective enquêtes de victimisation et statistiques policières notamment. Cette
tradition prend naissance dans les pays anglo-saxons

ROCHE indique à cet égard que la Commission KATZENBACH (1967) ou Commission


présidentielle clamait haut et fort le manque de recherche sur la peur du crime. Depuis cette
date, les enquêtes de Harris, Gallup, du National Opinion Research Center (NORC) et du
National Crime Survey se sont multipliées et ont montré qu’une majorité des Américains
craignaient d’être victimes de la criminalité (Liska, Lawrence, Sanchirico)3.

Cette démarche était relativement neuve pour l’époque. Elle tentait de faire face au désarroi de
différentes agences qui, suite à la confrontation des Etats à la délinquance due à la

1
Service de Criminologie de l’Université de Liège
2
ROCHE S., Le sentiment d’insécurité, Coll. Sociologie d’aujourd’hui, Presses Universitaires de France, Paris,
1993, p. 38.
3
ROCHE S., Op. Cit., p. 36.

7
consommation de masse, ont dû se résoudre à abandonner l’idée que les réactions étatiques
étaient toujours en adéquation avec les demandes sociales.

Dans un contexte plus large et du côté scientifique, ZAUBERMAN et ROBERT rappellent


que depuis longtemps, les sociologues ont étudié empiriquement le crime et le criminel ; c’est
seulement récemment qu’ils se sont souciés d’étendre aux victimes leur curiosité. Ils expliquent
que paradoxalement, dans de nombreux pays, celles-ci n’étaient pas encore étudiées alors
qu’elles y faisaient déjà l’objet de programmes spécifiques supposés répondre à leurs besoins et
prouver la sollicitude des pouvoirs publics à leur égard. La victime a ainsi été constituée
comme problème social avant de figurer comme objet d’étude à l’agenda des chercheurs (cette
situation paradoxale reste propre à l’Europe puisque aux Etats-Unis, les enquêtes de
victimation ont précédé les mesures victimophiles et peut-être, contribués à les nourrir même si
toutefois, ces enquêtes s’attachaient presque exclusivement à compter les infractions, fort peu
à connaître les victimes).4

1. Quelles sont les données disponibles et comment ont-elles été construites ?

Les données les plus nombreuses sont certainement constituées par les statistiques policières.
Toutefois, très vite, le constat a dû être fait qu’elles étaient incapables de rendre compte de
l’état de l’insécurité objective et ce, pour diverses raisons. Pour qu’un fait criminel entre en
statistique, il faut qu’il ait été rapporté à l’autorité et qu’il ait été retenu par l'autorité jusqu’au
stade de l’administration de la justice où on a décidé de l’appréhender.5

La visibilité et le renvoi, qui sont les conditions de la reportabilité, ne sont pas les mêmes pour
les différents faits et les différents groupes sociaux. Ce ne sont pas nécessairement les faits les
plus graves qui seront retenus pour faire l’objet d’une prise en charge pénale : certains faits,
perçus comme graves seront renvoyés à d’autres appareils spécialisés.

Une fois rapporté à l’autorité, le fait peut être évacué de l’entonnoir en cascades que
représente le système pénal : le fait, s’il résiste, va faire l’objet d’une reconstruction en fonction
de la raison d’être et du mode d’opérer du sous-système (police - ministère public - tribunaux -
administration pénitentiaire).6

Selon le stade où on étudie l’intervention du système pénal, on distinguera donc


essentiellement trois ordres de statistiques : statistiques policières, judiciaires et pénitentiaires.

Dans le cadre de notre objet d’étude, si ce n’est peut être pour tisser une perception plus
générale du système de réaction sociale, notre intérêt s’arrête avant les statistiques judiciaires
et pénitentiaires. En effet, seules les statistiques les plus « locales » seraient susceptibles
d’éclairer une problématique d’insécurité objective et donc plus aptes à mettre en parallèle
insécurité objective et insécurité subjective.

Les statistiques policières rendent compte du nombre des infractions constatées par la police
(« affaires traitées ») et font connaître le nombre des auteurs identifiés ou arrêtés (« affaires

4
ZAUBERMAN R., ROBERT Ph., Du côté des victimes –Un autre regard sur la délinquance, Coll. Logiques
Sociales, Déviance/CESDIP, L’harmattan, Paris, 1995, p. 7.
5
ROBERT Ph., Les statistiques criminelles et la recherche. Réflexions conceptuelles, Déviance et Société, I/1,
1977, pp. 3-27.
6
KELLENS G., Eléments de criminologie, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 46.

8
élucidées »). Cette approche considère davantage les aspects organisationnels du travail
policier que l’aspect relatif à l’approche de la criminalité.

On s’apercevra très rapidement qu’elles ne suffisent pas à appréhender de manière complète la


criminalité réelle. En effet, ces statistiques pourraient s’apparenter à une mesure du
fonctionnement d’un organe policier. De plus, la criminalité réelle qui échappe aux autorités
parce que les auteurs ne sont pas identifiés ou qu’il n’y a pas de victimes directes, en d’autres
mots le « chiffre noir » reste particulièrement élevé.

En Belgique, dans le but d’appréhender le plus fidèlement la réalité, un certain nombre


d’efforts ont été fournis ces dernières années notamment par les Ministères de la Justice et de l’
Intérieur et particulièrement au niveau des statistiques policières, et par la création d’outils
intégrés et ce, à différents niveaux (intégration interne, horizontale, verticale, contextuelle)7

Jusqu’il y a peu, les statistiques policières étaient fournies par la Division Appui en matière de
politique policière du service général d’appui policier (S.G.A.P.) créé en 1994. Il ne s’agissait
pas de dresser les cartes des activités policières mais plutôt des phénomènes. Dès lors, il
s’agissait de l’effort de verbalisation de tous les services généraux de police au sein d’un
territoire déterminé. L’intégration de l’information des différents corps de police était donc
nécessaire pour obtenir ces chiffres. Elle se faisait notamment au travers de la prise d’
information à un moment spécifique dans le traitement par la police (l’envoi du procès-verbal
au parquet qui va de paire avec son inscription dans le registre des P.V.).

Toutefois, à l’heure actuelle et suite à la réforme des polices, les chercheurs se trouvent bien
démunis devant l’absence de sources fiables et consultables sur le sujet.

Des méthodes ont donc été mises au point pour contourner cette difficulté, d'abord aux Etats-
Unis, ensuite en Europe: il s'agit notamment des enquêtes dites de délinquance auto-rapportée
et des enquêtes de victimation.8 Nous laisserons de côté les enquêtes de délinquance auto-
rapportée.

L’enquête de victimation, quant à elle, consiste à interroger les membres d’un échantillon de
population (au niveau local, national et parfois international9) sur des faits dont ils ont pu être
victimes au cours d’une période de temps délimitée, sur les circonstances et les conséquences
de cet événement, les recours éventuellement mobilisés, la manière dont ils ont été vécus. On
pose aussi un certain nombre de questions sur les caractéristiques, les conditions de vie, les
opinions et les attitudes des répondants.10 Cette enquête ne se limitant généralement donc pas
uniquement aux événements subis, elle permet de dresser des profils de répondants au moyen
notamment d’indicateurs.
7
BEUKEN M., Nouvelles perspectives en matière de statistiques des condamnations, Revue de droit pénal et
de criminologie, 76 (1996), pp. 926-943.
8
Nous avons choisi d'employer le terme francisé de la victimisation à savoir «victimation». Ce terme peut, en
effet, recouvrir une autre démarche qui «consiste à réutiliser la technique non comme compteur de la
délinquance (ou indice de tel et tel autre problème), mais comme conteur capable de nous renseigner sur la
manière dont cette mésaventure a été vécue et ressentie, sur ses conséquences, sur les recours que la victime a
tenté de mobiliser», in ZAUBERMAN R., ROBERT Ph., Du côté des victimes, Paris, L'Harmattan, 1995.
9
Même s’il s’agit souvent de l’agrégation de différentes données nationales. On se rapportera à cet égard aux
travaux de l’International Crime Victim Surveys. (http://www.unicri.it/icvs)
10
CESDIP, Victimation et Insécurité en Ile de France – Les résultats de la première enquête 2001 – Rapport
final, Sécurité et Comportements en Ile-de-France, Institut d’Aménagement et d’urbanisme de la Région Ile-
de-France, décembre 2002, p. 5.

9
Ce type d'enquêtes donne l'occasion de disposer de données récoltées au plus près de
l'occurrence de l'événement étudié, avec l'intervention d'un minimum de filtres, ce qui doit
permettre une étude plus complète du passage à l'acte criminel. La victime est alors un
informateur privilégié sur la nature et l'étendue de la criminalité. De plus, il est possible de
décrire les caractéristiques des victimes afin d'esquisser des typologies des personnes à risques
de victimation.

Un double avantage peut d'ores et déjà être mis en exergue. D'une part, la comparaison avec
les données administratives permet de mieux démêler ce qui relève de l'occurrence du risque,
de la propension de la victime à en informer les pouvoirs publics, de celle de ces derniers à
enregistrer la plainte ou encore à en découvrir l'événement par leur propre initiative. D'autre
part, il est ainsi aisé d'explorer les réactions parfois opposées des victimes à la survenance du
risque mais également les conséquences d’une victimation sur d’autres aspects et de
s'apercevoir, par là même, de la diversité des mobilisations consécutives (appel ou non aux
autorités, aux assurances mais aussi mobilisation des prestataires de biens et services de
sécurité, des relations familiales, amicales ou professionnels), et ce, sans réelle coordination.

Deux découvertes ont élargi le champ d'investigation de ce type d'enquête. D'abord, le fait que
non seulement toutes les victimes ne réagissent pas de la même manière à un même événement,
mais encore d'autres personnes, qui n'ont pourtant pas fait cette expérience, peuvent aussi se
trouver affectées (insécurité) par ce type de risque sans en avoir personnellement l’expérience,
soit qu’elles anticipent la réalisation d’une malveillance qu’elles redoutent soit qu’elles soient
préoccupées par la gravité d’un problème social même s’il ne les touche pas personnellement.

Du coup, l'insécurité est devenue matière à enquête, à côté de la victimation dans la mesure où
le risque de malveillance ne limite pas ses conséquences à ceux sur qui il s'abat effectivement.
Ensuite, les remarques de WILSON et KELLING sur les vitres cassées ont permis de mettre
en exergue, à côté des prédations ou des agressions, et étroitement entremêlées entre elles,
des signes de désordre social (ivresse, bandes, harcèlement dans la rue, trafic de drogue) et de
désordre physique (vandalisme, abandon de bâtiments, accumulation d'ordures et de déchets).
Sans que l'on sache encore très bien si ces incivilités favorisent la délinquance, accroissent la
perception du risque ou produisent directement de l'insécurité, il est devenu clair que l’enquête
doit désormais les concerner aussi.11 Peu utiles au niveau national, ces données s’avèrent
précieuses au niveau notamment de la problématique des risques urbains.

En résumé, le développement du recours aux enquêtes de victimation tient à cinq apports


spécifiques à la démarche :

- elle procure d’abord une information sur des victimations ignorées des services officiels
parce qu’elles n’ont été ni rapportées aux autorités policières ni découvertes par elles ;
- elle met en mesure de soupeser la propension des victimes à faire appel à différents
recours (renvoi) ;
- elle permet aussi de substituer à des comptages de faits ou de suspects la description
des populations concernées ;
- elle fait encore émerger des profils de victimation qui reposent davantage sur la
manière dont l’incident est vécu et négocié que sur les catégories juridiques ;

11
LAGRANGE H., PERETTI P., POTTIER M-L., ROBERT PH, ZAUBERMAN R., Une enquête sur les
risques urbains – Etude de préfiguration, Rapport de recherche, GERN, 1999, p. 3.
Voir également à ce sujet la contribution de Hugues-Olivier HUBERT relative aux incivilités.

10
- enfin, elle autorise une analyse différentielle des victimations selon les territoires.12

Cette méthode toutefois présente quelques inconvénients. Ces enquêtes n’apportent pas
d’informations sur les délinquants eux-même (sauf dans les rares cas où la victime aperçoit
l’auteur) et leur utilisation est caduque dans certains cas (homicide, délits sans victime, délit
envers des entités impersonnelles). Elles présentent également des limites (similaires d’ailleurs
aux questionnaires de délinquance auto-rapportée) : les victimes se souviennent mieux de
l’infraction que de l’auteur de celle-ci (ce qui n’est pas surprenant puisqu’en général, la perte
qu’elles subissent est beaucoup plus importante que le gain qu’en retire l’auteur), elles ne sont
pas nécessairement plus objectives que celui-ci lorsque la victimation est liée à un conflit avec
l’auteur de l’acte : dans cette situation, les victimes ont matériellement ou psychologiquement
intérêt à exagérer l’intentionnalité de l’acte infligé par l’auteur ou peuvent être réticentes à
rapporter un acte dont l’auteur est un proche.13

2. Un exemple d’enquête de victimation au niveau local14

Le questionnaire se composait de différentes parties. Les questions portaient successivement


sur les représentations du quartier par le répondant, ses opinions et attitudes par rapport à
l'ordre, son logement, son sentiment d'insécurité et sur le catalogue de différentes victimations
dont il aurait pu être victime (vol de voiture, vol d'objets dans la voiture, cambriolage,
agression) et, enfin, sur ses caractéristiques sociodémographiques. Au sein de chaque type de
victimation, les questions portaient non seulement sur les faits mais aussi sur les réactions de la
victime et sur sa satisfaction par rapport aux services rendus par la police.

L'enquête a été réalisée à Liège au printemps 1998 sous forme d'interviews auprès de 554
individus au minimum de 15 ans. Trois critères ou quotas ont été appliqués en vue d'obtenir un
échantillonnage adéquat de la population liégeoise: le niveau d'étude, le sexe et l'âge des
personnes à interroger. Le secteur INS habité par ces personnes a permis une répartition
géographique fidèle. 554 questionnaires ont été retenus. Au niveau des victimations, la période
de référence retenue est d'un an.

Les personnes interrogées se répartissent comme suit : 48% d’hommes, 52% de femmes. Pour
ce qui est de l’âge : 28 % entre 15 et 30 ans, 28 % entre 31 et 45 ans, 19 % entre 46 et 60 ans,
25 % plus de 60 ans. La majorité des personnes sont des commerçants, professions libérales
(27%), des salariés du secteur public (24%) ou des employés du secteur privé (19%).

3. Taux de victimation

Vol de Vol dans Cambriolag Agressions Agressions


véhicul véhicule e (toutes) (avec dommage
e physiques)
15
Taux de prévalence 4,52 10,65 8,3 10,65 4,51
Taux de 1,24 1,36 1,42
16
multivictimation
12
CESDIP, Op. Cit., p. 5.
13
BEGUE L., Connaître les délinquances : quelles méthodes, quels outils ? in ROCHE S. (Ed.), En quête de
sécurité – Causes de la délinquance et nouvelles réponses, Armand Colin, Paris, 2003, p. 42.
14
HOUGARDY L., Enquête de victimation – Une comparaison entre la Ville de Liège et d’Amiens, Revue de
Droit Pénal et de Criminologie, février 2000, pp. 188- 203.
15
Ce taux exprime le pourcentage de victimations subies par l’échantillon.

11
Taux d’incidence17 5,61 14,48 15,12 7,39
Taux de plainte 96 57,63 67,39 33,89 36

Au niveau du taux de prévalence, on observe que les pourcentages les plus importants
concernent tant des faits contre les biens (vol dans véhicule) que des faits contre les personnes
(les agressions avec d’ailleurs un taux de multivictimation le plus important). Les cambriolages
arrivent en troisième position. La répercussion de ces premiers chiffres au niveau de la
population liégeoise (à savoir le taux d’incidence) reste logique. Au niveau du taux de plaintes,
les pourcentages les plus élevés concernent comme à l’accoutumée les infractions contre les
biens (une plainte déposée conditionne en effet les démarches au niveau des assurances).

4. Comparaison des chiffres liégeois avec ceux du Moniteur de sécurité 18 du S.G.A.P. de 1998

Cambriolage Vols de Vols dans Agressions


s véhicules véhicules
Taux de prévalence 8,22% 4% 8,33% 12,72%
(8,3%) (4,52%) (10,65%) (10,65%)
Multivictimation 1,18 1,08 1,36 1,55
(-) (1,24) (1,36) (1,42)
Taux d’incidence 9,70% 4,32% 11,35% 19,72%
(-) (-) (14,48%) (15,12%)
Taux d’incidence de 72,50% 92% 64,7% 26%
plainte (67,39%) (96%) (57,6%) (33,89%)
Taux d’incidence 7,03% 3,97% 7,33% 5,13%
apparente (-) (5,39%) (8,34%) (5,12%)

Lorsqu’on examine les chiffres relatifs au Moniteur de sécurité (entre parenthèses dans le
tableau), on note des pourcentages très proches au niveau du taux de prévalence, de la
multivictimation, du taux d’incidence apparente 19. Ce rapprochement des résultats permet de
mettre en exergue le fait que sur des échantillons pourtant relativement minces (entre 400 et
550 personnes) avec des méthodes de passation sensiblement différentes, des résultats très
semblables peuvent être dégagés. On peut dès lors plaider pour une nécessaire approche plus
locale de ce genre d’instrument qui a certes le mérite d’exister mais qui se relève peu pratique
au niveau d’une analyse spatiale du sentiment d’insécurité et des victimations.

Nous estimons hasardeux dans la présente contribution de présenter des chiffres généralisables
qui se voudraient donner des indications sur la question de l’insécurité subjective. En effet,
chaque enquête présente ses propres spécificités, sa propre méthodologie. Dans le cadre de la

16
Ce taux exprime le pourcentage des personnes de l’échantillon ayant subi une victimation semblable dans les
cinq années précédentes.
17
Ce taux peut être défini comme le rapport entre la population touchée par une victimation sur la population
générale. La population de référence en 1998 pour Liège est de 191748 habitants pour 96290 ménages.
18
La méthodologie du Moniteur de sécurité développé par le S.G.A.P. a pour objectif la connaissance des
nécessités et des besoins de la population en matière de sécurité et de police (« Sécurité Intégrale »).
Deux modules distinguent le niveau fédéral et le niveau local (communal ou zonal). La méthode utilisée
est le système C.A.T.I. L’échantillon a été constitué de manière aléatoire simple par commune pour des
personnes de plus de 15 ans. Il a ensuite subi une post stratification. Le moniteur local de Liège a permis
d’interroger 401 personnes notamment sur les victimations subies au cours des douze derniers mois.
19
Ce taux résulte de la multiplication du taux de plainte par le taux d’incidence. Ce taux peut, dans ce cadre,
être comparé aux statistiques policières officielles.

12
présente contribution, il est intéressant de montrer que le sentiment d’insécurité n’est pas un
phénomène statique mais dynamique.

5. Le sentiment d’insécurité : un phénomène qui est « tout » … sauf statique :

Dans le cadre de l’exploitation des résultats du Panel de démographie familiale20 et


spécifiquement de deux modules concernant l’insécurité, nous avons été amenés à construire
un indicateur de l’insécurité à partir des données recueillies.21 Nous avons additionné les
résultats aux questions concernant la crainte de circuler à pied seul(e) dans le quartier, le jour
et le soir ainsi que la crainte de rester seul(e) à la maison pour des raisons liées à la sécurité (on
excluait ainsi les raisons liées par exemple à l’état de santé) et cela en distinguant également le
jour et le soir22. La mesure d’un sentiment la plupart du temps diffus présente bien sûr des
difficultés, d’autant que la mesure ne peut être que relativement rudimentaire : on ressent ou
on ne ressent pas ce phénomène d’insécurité alors que précisément on trouve certainement peu
de personnes en totale sécurité et peu en entière insécurité.... Ce que nous abordons ici en fait
est plutôt du registre de peurs personnelles (de sortir, de rester seul chez soi...). Il s’agit donc
d’un essai d’objectivation d’un sentiment en fin de compte plutôt impalpable et
vraisemblablement changeant suivant des facteurs objectifs et/ou personnels. Délibérément,
nous avons opté pour un type de questionnement qui ne soit pas encourageant dans le sens où
la formulation aurait pu stimuler le ralliement d’un grand nombre personnes (dans le style :
« on ne se sent plus en sécurité » : d’accord - pas d’accord).

Sur base de cet indicateur, nous avons pu comparer les résultats obtenus en 1994 et ceux
obtenus en 1997. En 1994, 9,62 % des répondants ressentaient une forte insécurité, 25,10 %
une insécurité moyenne et 65,28 % n’en ressentaient pas (ces dernières personnes ont répondu
négativement aux différentes questions évoquées ci-dessus). En 1997, les chiffres varient
relativement peu : 10,38 % des répondants sont fortement insécurisés, 25,01 % sont
moyennement insécurisés et 64,61 % ne le sont pas.

Le parallèle de ces résultats avec ceux obtenus par le Service Général d’Appui Policier lors
d’une enquête téléphonique réalisée en 1997 est assez intéressant23. En effet, les résultats
repris dans le Moniteur de Sécurité Fédéral (1997) et qui concernent 1 370 individus, mettent
en évidence que 9,37 % des personnes interrogées ont un score élevé d’insécurité, 29,15 %
obtiennent un score moyen et 61,49 % ont un score bas.

De prime abord, on peut conclure que ce sentiment d’insécurité est plutôt stable parmi la
population, mais le traitement longitudinal des données récoltées en 1994 et en 1997 nous
permet de vérifier si ce sont les mêmes personnes qui disent ressentir cette insécurité ou s’il y a
des changements. Les résultats de ce découpage longitudinal donne les chiffres suivants :

20
Chaque année, une même série de questions était soumise au même échantillon d'individus et de familles à
Bruxelles, en Flandre et en Wallonie (10000 personnes). Le questionnaire élaboré par les deux centres
universitaires aborde des thèmes comme la structure et les relations familiales, le logement, la santé, les
enfants, la mobilité géographique, les conditions de vie, les valeurs, les opinions, ... La recherche réalisée à
partir de chaque vague d'enquêtes permet de construire une banque de données longitudinales et par là, de
saisir les changements, leurs causes ainsi que les phases et les mécanismes de transition entre les événements.
Le Panel constitue par conséquent une banque de données essentielle pour tous les scientifiques, mais aussi
pour tous ceux que les transformations économiques, sociales et démographiques intéressent.
21
CASMAN M-T., HOUGARDY L., LENOIR V., LEMAÎTRE A., L’insécurité dans tous ses états …, in
BAWIN-LEGROS B. et al., Familles : mode d’emploi, Kluwer, Bruxelles, 1999.
22
La réponse 1 correspondant à une peur très présente, la réponse 2 à une peur occasionnelle, la troisième à
une peur inexistante et la quatrième étant cochée par les personnes qui n’y songent pas.
23
Moniteur de Sécurité Fédéral, 1997, Service Général d’Appui Policier. Tableaux.

13
Sentiment d’insécurité en 1994 et en 1997.

1994 1997
Fortement 9,62 % fortement insécurisés 35,94 % 10,38 %
insécurisés moyennement insécurisés 33,18 %
pas insécurisés 30,88 %

25,10 % fortement insécurisés 16,43 % 25,01 %


Moyennement moyennement 41,34 %
pas insécurisés 42,23 %

65,28 % fortement insécurisés 4,69 % 64,61 %


Pas insécurisés moyennement 17,12 %
pas insécurisés 78,19 %

On peut donc observer en étudiant ce tableau que si les pourcentages globaux varient peu sur
trois ans, ils ne regroupent de toute évidence pas nécessairement les mêmes personnes.
Remarquons également que les personnes dont le sentiment est le plus stable sont les
personnes ne ressentant pas particulièrement d’insécurité (78,19 %), puis celles qui se disent
moyennement insécurisées (41,34 %). C’est surtout la catégorie des personnes fortement
insécurisées qui varie le plus, puisque seulement 35,94 % d’entre elles le sont encore trois ans
après la première interrogation.

On note donc une légère augmentation (moins d’1 %) des personnes fortement insécurisées. Il
faut aussi mentionner que parmi les personnes interviewées en 1994, certaines n’ont pas
répondu à l’interrogation de 1997. Nous avons remarqué que parmi les personnes qui n’ont
pas participé à la deuxième enquête, 13,1 % appartenaient en 1994 à la catégorie “ fortement
insécurisés ”, 20,8 % à la catégorie moyennement insécurisées et 66,1 % ne l’étaient pas. On
peut donc penser que les répondants ayant répondu en 1994 et pas en 1997 sont des individus
ressentant légèrement plus ce sentiment que les autres personnes de l’échantillon.

Le lien entre victimation et sentiment d’insécurité n’était pas, dans le cadre de cette recherche,
statistiquement significatif …

2. QUELS SONT LES MODELES EXPLICATIFS PROPOSES ?

Un autre élément à ne pas négliger est le caractère polysémique qui accompagne la notion
d'insécurité qui peut désigner la sécurité matérielle liée aux conditions d'existence (par
exemple, la sécurité d'emploi), qui peut concerner le domaine relationnel (on parle alors de
sécurité affective) et aussi bien sûr les éléments touchant à la sécurité des biens ou encore à la
sécurité physique. En ce qui concerne l'évolution du sentiment d'insécurité au cours du temps,
on constate que paradoxalement, depuis une vingtaine d'années, alors que nous vivons dans
une société où les dangers semblent réduits (si nous comparons la situation à celle qui régnait
dans les siècles passés), l'accent est mis sur la peur d'être victime. CHESNAIS24, rappelant
Tocqueville, explique ce paradoxe en disant que plus un phénomène désagréable diminue, plus
ce qu'il en reste est perçu ou vécu comme insupportable.

24
CHESNAIS J-C., Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 398.

14
Comme KILLIAS, on pourrait définir le sentiment d’insécurité et plus particulièrement la peur
du crime – il faudrait d’ailleurs plutôt entendre la peur d’être victime d’une infraction – comme
l'impression (qui se dégagent dans certaines couches plus ou moins étendues de la population)
que le crime constitue une menace réelle et suffisamment sérieuse pour être prise en compte
dans l'aménagement de la vie de tous les jours. Il est donc perçu comme une entrave sérieuse à
la qualité de la vie de larges couches de la population dont les conséquences (tels l'isolement et
les restrictions à la mobilité notamment des personnes âgées) sont tout aussi graves sinon pires
que celles du crime lui-même. Cette peur du crime ne s'explique d'ailleurs pas seulement par les
expériences vécues car le nombre de personnes insécurisées dépasse de loin le nombre de
victimes et de leurs proches.25

La peur se présente de manière générale sous deux aspects: un aspect irraisonné et un aspect
raisonné, lié à des motifs réels ou potentiels. Pour ce qui est de l'aspect raisonné de la peur, il
devrait disparaître si l'on est capable de démontrer que les raisons de cette peur sont
inexistantes ou existantes, mais contrôlées, c'est-à-dire qu'elles correspondent à un risque très
faible, voire négligeable.

Cette peur est souvent liée à un sentiment de perte de contrôle. Elle s'installe à la suite de trois
facteurs cumulés: lorsque le risque qu'un incident désagréable se produise paraît non
négligeable, si les possibilités de défense ou de protection paraissent insuffisantes pour éviter
ou contourner ce risque et si les conséquences pressenties sont très déplaisantes sans que l'on
identifie les moyens pour les désamorcer. Comme on le voit, la peur joue le rôle d'incitateur à
la précaution. Mais d'autres incitateurs existent: l'apprentissage, la connaissance, l'expérience.
La peur du crime semble dépendre dès lors:
- du sentiment que le fait d'être victime ne soit pas une éventualité purement théorique
(ou qui ne toucherait d'emblée que les autres) ;
- des conséquences désagréables ;
- et des moyens de défense, de fuite, de protection ou d'assistance par des tiers qui
paraissent insuffisants pour enrayer la probabilité et/ou la gravité du risque.

L'exposition, c'est-à-dire la probabilité d'un risque, les moyens de protection et la gravité des
conséquences ont tous à la fois une dimension physique, sociale et situationnelle formant ainsi
les dimensions de la vulnérabilité.26

1. Le sentiment d’insécurité lié à la perception et à la gestion du risque

Il nous semble important de revenir l’espace de quelques lignes sur la perception et la gestion
du risque qui semble une grille de lecture intéressante pour le traitement du lien éventuel entre
sentiment d’insécurité et victimation.

Il nous faut tout d’abord distinguer le risque du danger et de la menace. Le danger est présent,
il précède de très peu la catastrophe alors que le risque est une éventualité que l’on peut
prévenir, que l’on peut parfois ignorer.27

25
KILLIAS M., Précis de criminologie, Berne, Staempfli, 1991, p. 398.
26
Ibid., p. 409.
27
ESTERLE-HEDIBEL, La bande, le risque et l’accident, L’Harmattan, Paris, 1997.

15
Le risque est inhérent à la condition de l’homme rappelle LE BRETON.28 Dans certain cas, il
est nécessaire à l’évolution. La vie quotidienne multiplie les occasions de péril par inattention,
négligence, méconnaissance, ou maladresse des autres. C’est ainsi que différentes précautions
permettent quasiment à tout instant de limiter la vulnérabilité des individus et donc réduire la
place du risque. Dans certain cas d’ailleurs, sans l’exercice d’une prudence élémentaire, la vie
serait impossible ou brève même si pour certains événements, l’individu est plongé dans une
fatalité difficilement prévisible et surmontable.

D’ailleurs, dans ce cadre et dans des situations où l’individu frôle l’incident grave voire la
mort, cette prise de conscience subite peut être à ce point insupportable dans sa reconnaissance
comme telle qu’elle peut être la genèse de troubles qui peuvent prendre la forme extrême d’une
pathologie de stress post-traumatique. L’état intermédiaire sera un état d’angoisse, l’individu
restant – et le terme n’est pas anodin – sur son qui-vive. Il sera dans l’attente d’un danger, il
amplifiera de manière péjorative son avenir, il sera en désarroi devant la conscience d’une
impuissance totale devant ce danger. On dira même que cette angoisse est agonie. D’ailleurs, si
un traumatisme résulte de cette situation, il peut être alors perçu comme un événement qui
déchire l’illusion de sécurité indispensable à notre existence ou encore comme un brutal
révélateur de la précarité de notre sécurité fondamentale.

Un certain nombre de facteurs peuvent altérer les précautions prises ou les possibilités de
réaction à une situation. A l’occasion d’une agression, on comprendra par exemple qu’un jeune
homme est plus apte à envisager la fuite comme stratégie d’évitement qu’une personne plus
âgée qui éprouve des difficultés de mobilité.

On le perçoit aisément, si le risque est inhérent à la condition humaine – et il faut l’accepter


comme tel –, il présente une certaine relativité qui dépend de son contexte. C’est ainsi que son
apparition ou la prise de conscience de son existence se situe dans un contexte historique. En
matière de circulation routière par exemple, nous nous référons aux normes édictées à travers
les lois portant sur la sécurité routière.29 Ces lois reflètent la norme actuelle du risque. Le
risque présente donc deux facettes opposées mais pas contradictoires : le risque comme
moteur de la vie et le risque comme frein … à une fin prématurée de celle-ci.

La perception du risque n’est pas objective, elle est plutôt la conséquence d’une projection de
sens et de valeur sur certains événements, certaines pratiques, certains objets voués à
l’expertise diffuse de la communauté ou des spécialistes.

La détermination objective des périls se mêle à la subjectivité des représentations sociales et


culturelles. De plus, la disposition à prendre des risques, à les refuser ou à les ignorer tout à
fait, ne répond pas au même partage d’une classe ou d’une culture à l’autre notamment parce
que la hiérarchie des risques diffère selon les groupes sociaux, son statut diffère également. Les
représentations du risque se divisent selon l’éloignement ou la proximité de la source de péril
et selon sa nature. Des clivages liés aux conditions sociales au sein même des institutions
apparaissent ainsi.

Des travaux de psychologie permettent de mettre en exergue deux tendances qui contraignent
à son insu l'acteur à une sélection particulière des risques: la disponibilité et la représentativité

28
LE BRETON D., La Sociologie du risque, Coll. Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, 1995,
p. 7.
29
ESTERLE-HEDIBEL M., Op. Cit., p. 162.

16
de l' événement.30 Le biais de la disponibilité amène à évaluer la fréquence d'un événement par
la manière dont il vient spontanément à la conscience, alimenté par le discours des médias ou le
souvenir d'un fait divers marquant. Un autre biais de la perception consiste dans une
représentativité des faits qui oriente leur interprétation. Le stéréotype donne ici sa pleine
mesure. L'évaluation du risque dépend d'un halo d'images imprégnées de préjugés, de prêt-à-
penser.

D'ailleurs, les travaux sur la rationalité des choix en contexte d'incertitude ne correspondent
pas aux attendus psychologiques de la théorie libérale. En effet, les gens ne fondent pas leurs
décisions sur des évaluations, mais inversement évaluent les risques d'après les décisions où ils
sont toujours déjà engagés.31 C'est ainsi qu'en matière d'habitation en zone inondable par
exemple, ceux qui se sont assurés surestiment le risque, et ceux qui ne sont pas assurés le sous-
estiment – une illustration d'ailleurs classique de dissonance cognitive.32

Une autre source de déformation consiste dans l'ancrage inconscient du jugement dans une
référence antérieure. Même si l'individu pense que l'information qu'on lui délivre est fausse, il
ajuste cependant sa propre appréciation en référence à elle. La décision s'enracine sur cette
première donnée même lorsqu'il s'agit de tourner la roue dans un jeu de hasard. Dans ce cadre,
la peur qui découle d'une prise de risque peut être intolérable.

2. Le lien entre sentiment d’insécurité, insécurité et victimation

Nous sommes bien conscients des mises en garde de ROCHE qui indique que la relation entre
victimation et peur ne peut être scientifiquement établie uniquement par des mesures réalisées
via des enquêtes d’opinion, d’une peur brute mais que ces mesures demeurent toutefois un
passage nécessaire pour une étude sociologique du sentiment d’insécurité.

On le voit donc bien, le lien entre victimisation et sentiment d’insécurité est loin d’être une
question scientifiquement tranchée. HALE rappelle d’ailleurs à cet égard que « At an
individual level, contrary to common sense expectations, the evidence supporting a direct
relationship between victimization and fear is somewhat mixed. Being criminally victimised
may make one more wary and more cautious, but whether it makes one more fearful is still an
open question. Some authors have presented evidence supporting the victimisation-fear
relationship, other have found it to be weak, or non-existent.”33

Le rôle de la victimation dans le sentiment d’insécurité est donc soumis à de nombreuses


controverses. Certains pensent que le sentiment d’insécurité est la principale conséquence de la
victimation (BURGESS & HOLMSTROM, 1974, CALHOUM & al., 1982, KILPATRICK &
al. 1979, SKOGAN, 1987). D’autres, a contrario, ne trouvent aucun impact du fait d’avoir été
victime sur le sentiment d’insécurité (GAROFALO, 1979, BRAUGART & al, 1980, SMITH,
1986). Bien sûr, comme le souligne MOSER (1998), ces différents résultats ne traitaient pas
exactement de la même victimation, certains considérant des victimes d’agressions graves,
d’autres de délinquances mineures. Quoiqu’il en soit, ces résultats paradoxaux alimentent

30
TVERSKY A., KAHNEMAN D., Judgement under Uncertainty: Heuristics and Biases, Science, 185, pp.
1124-1131,1974.
31
DUCLOS D., Quand la tribu des modernes sacrifie au dieu risque (Mary Douglas et le risque comme concept
culturel), Déviance et Société, Vol. 18, n°3, 1994, p. 347.
32
KUNREUTHER H.C. et al., Disaster Insurance Protection : Public Policy Lessons, Wiley, New-York, 1978.
33
HALE C., Fear of crime : a review of the literature, International Review of Victimology, 1996, Vol. 4, p.
104.

17
depuis de nombreuses années le champ épistémologique de disciplines comme la sociologie et
la criminologie.

ROCHE rappelle également qu’il faut d’abord circonscrire les différents indicateurs
d’expérience de la violence à partir desquels on calcule parfois un risque. La violence est ici
circonscrite aux actes de vols (cambriolages, vols d’automobiles, …) et d’agression (dont les
conséquences vont du simple traumatisme psychologique à une simple traduction physique par
une blessure, voire un homicide). Les désordres, souvent décrits également comme catalyseurs
du sentiment d’insécurité, sont d’un autre ordre et inclus les actes de vandalisme, les
dégradations et comportements incivils (menaces, bousculades, …). En règle générale,
l’expérience personnelle est déduite de l’histoire de vie, c’est-à-dire qu’on recense les diverses
violences que la personne a eu à subir sur une période de référence donnée. Mais on peut
également mesurer l’expérience par la pression écologique (sur une zone) de la délinquance,
c’est-à-dire le risque moyen subi. Ces informations dérivent soit des déclarations dans des
données de sondage, soit des forces de police en tenant compte des biais inhérents à chaque
méthode de collecte des informations.

Différentes mesures de l’expérience selon ROCHE

Risques Victimation
Risques à exposition Taux de victimation par zone déclarée par l’enquêté
égale
Taux de victimation Statistiques de Déclaration des Personnelle Des proches
divisé par l’intensité de police (plaintes) enquêtés (sondages) (sondages)
l’exposition (sondages)

Question des méthodes avant tout puisque les difficultés à mesurer un phénomène
apparemment aussi évident que le sentiment d’insécurité sont nombreuses. Cela s’applique à
l’inquiétude mais également à l’exposition et à la vulnérabilité. Et une partie des controverses
provient, comme à l’accoutumée, du choix des indicateurs. L’auteur poursuit d’ailleurs en
rappelant que cette matière est confrontée à deux questions classiques de méthodologie en
sciences sociales : le passage des concepts aux indicateurs puis celle du statut donné aux
indicateurs. 34

3. Les informations disponibles

Même si bon nombre d’enquêtes de victimations ont été réalisées à différentes occasions,
mentionnons l’existence d’un outil national sous exploité. En effet, au niveau fédéral, depuis
1998, une utilisation du « Moniteur de Sécurité »35 nous permet de mieux appréhender
l’insécurité (pour autant qu’un accès aux chiffres soit possible). Il s’agit d’une enquête de
population à grande échelle concernant l’insécurité, la criminalité et le fonctionnement de la
police. La méthode utilisée est le système C.A.T.I. L’échantillon a été constitué de manière
aléatoire simple par commune pour des personnes de plus de 15 ans. Il a ensuite subi une post

34
ROCHE S., Expliquer le sentiment d’insécurité – Pression, exposition, vulnérabilité et acceptabilité, Revue
Française de Science Politique, vol. 48, n°2, avril 1998, pp. 275-276.
35
Ministère de l'Intérieur, Service Général d'Appui Policier, Moniteur de Sécurité Fédéral, 1997. La dernière
version date du premier semestre 2000, cette troisième enquête téléphonique a été menée à la fois au niveau
fédéral et local aux fins de disposer de données pour l'ensemble du pays (y compris les régions, les provinces et
les types de communes) ainsi que pour les 29 communes à contrat de sécurité et de société et les ZIP pilote sur
base d’un échantillon de 6000 personnes représentatif de la population résidant en Belgique âgée de 15 ans et
plus.

18
stratification. La population a été interrogée à propos de cinq thèmes (appelés modules): les
problèmes de quartier, les sentiments d’insécurité, la victimation, le fonctionnement des forces
de police et la prévention. En tout, 35 moniteurs ont été réalisés: un fédéral et 34 locaux. Les
moniteurs locaux ont été réalisés dans les villes à contrats de sécurité et de société et dans les
Zones Inter- Police pilotes. Le moniteur fédéral offre un cadre de référence et d’interprétation
pour les résultats des moniteurs locaux. L’échantillon du Moniteur de Sécurité fédéral est
constitué de quelques 1500 personnes et est représentatif de la population belge de plus de 15
ans. Il fournit des résultats au niveau du pays, mais aussi au niveau des régions et au niveau de
la typologie des communes.

Le Moniteur de sécurité mesure l'insécurité au moyen d’une question générale sur l'insécurité
ressentie par la population ainsi qu'à partir de l'adoption plus ou moins fréquente de quatre
comportements d'évitement par les citoyens. L'insécurité est également appréhendée par une
interrogation sur le risque estimé de victimation pour quatre délits spécifiques. Seule la
question générale inchangée depuis 1997 permet de mesurer l'évolution de l'insécurité en
Belgique. A cet égard, on observe que le pourcentage de personnes se déclarant toujours
insécurisées n'a pas évolué significativement à travers le temps; en 2000, comme en 1997, c’est
une très faible minorité de personnes – 3 % – qui vit dans ce climat difficile. L'insécurité
semble toutefois avoir gagné quelque peu du terrain puisqu'on relève un pourcentage augmenté
de personnes se disant souvent insécurisées (10 % en 2000 au lieu de 7 % en 98) ainsi qu'une
diminution du pourcentage des personnes jamais insécurisées "au profit" des personnes
rarement ou parfois insécurisées. Les citoyens se révèlent cependant inégaux face à l'insécurité,
les femmes la ressentant davantage que les hommes et les plus âgés que les jeunes. Cependant,
le détail des relations entre le sentiment d'insécurité et l'âge des répondants laisse entrevoir des
liens plus complexes entre ces variables et donne à penser qu'il est peut-être ici procédé à la
mesure de différentes formes d'insécurité – insécurité sécuritaire, insécurité sociale – sous le
couvert d'une seule appellation.36

3. QUELS SONT LES DISPOSITIFS DE REPONSES QUI ONT ETE MIS EN PLACE ?

Paradoxalement, il semble que la question des réponses au phénomène de l’insécurité des


victimes face l’objet d’un débat dissocié : on prend des mesures pour tenter de diminuer le
sentiment d’insécurité d’un côté et de l’autre des mesures sont prises à l’égard des victimes
d’infraction en vue de diminuer les risques de victimisation secondaire. A côté des
conséquences du fait délictueux proprement dit – la « victimation primaire » – les victimes de
délits peuvent subir un préjudice additionnel. Elles peuvent en effet être traitées de manière
« désobligeante » ou peuvent ne pas se sentir reconnues dans les contacts avec leur
environnement social, avec divers services et institutions. La manière d'agir et les réactions de
diverses instances peuvent donner lieu à la désillusion, au sentiment de ne pas être compris.
Une victime se sent alors devenir victime une seconde fois. On parle alors de « victimation
secondaire ». Dans ce cadre, si on pense souvent à l'attitude de la police et du tribunal qui
d’ailleurs justifie bon nombre d’initiatives à l’égard des victimes, le problème peut également se
poser pour d'autres institutions avec lesquelles la victime entre en contact, voire les proches et
plus précisément les membres de sa propre famille (Aertsen, Christiaensen, Martin, 2001).

36
Police fédérale, Le Moniteur de sécurité, Analyse de l’enquête fédérale, résumé, 2002.

19
Toutefois, il faut reconnaître que ces mesures prises visent parfois davantage qu’à
« immuniser » en quelque sorte l’État de conséquences fâcheuses résultant d’une
méconnaissance et /ou d’une non-reconnaissance du statut de la victime qu’à prévenir la
survenance d’une victimation secondaire dans le chef de la victime.

En ne se limitant qu’à une expérience belge parmi d’autres, on mentionnera la circulaire


OOP15 ter du Ministère de l’Intérieur qui définit un certain nombre d’éléments qui visent à
améliorer la première assistance aux victimes. Elle décrit les missions des services de police en
matière d’assistance aux victimes au niveau du chef de corps et des officiers dirigeants mais
également au niveau du fonctionnaire de police. Elle précise également l’accueil des victimes,
l’assistance pratique, la diffusion d’information, la rédaction du procès verbal, les modalités de
renvoi vers des services d’aide et la reprise de contactes.

On y retrouve également, de manière assez précise, la forme et les missions des services qui ne
sont plus appelés Bureau d’Assistance aux victimes mais Service d’assistance policière aux
victimes. Ce service d’assistance aux victimes se voit assigner 5 grandes tâches : la formation
(jusqu’alors peut pratiquée dans les corps de police malgré la circulaire OOP15bis), la diffusion
d’informations au sein de la police, l’intervention en matière d’assistance aux victimes, le
contact avec les instances d’aide et la participation aux structures de participation.

Ces nouveaux experts de l’assistance aux victimes ont donc la lourde tâche de rendre effective
et soutenir la nouvelle politique de la première assistance policière aux victimes définie comme
le service procuré aux victimes par les services de police et judiciaires, au sein desquels la
première prise en charge et l'accueil de la victime, ainsi qu'une bonne information de base de la
victime occupent une place centrale et ce, dans un contexte de réformes qui rend la matière de
plus en plus floue avec l’apparition de nouveaux termes et autres statuts.37

On note également que cette circulaire organise par le biais d’une procédure de renvoi une
possibilité de suivi des victimes par des professionnels. Ce renvoi doit se faire de manière
automatique pour certaines infractions essentiellement relatives aux personnes alors que bon
nombre d’études et de professionnels évoquent un sentiment d’insécurité accrue de certaines
victimes, particulièrement celles qui ne connaissent pas à l’agresseur ou celles qui n’ont pas eu
de contacts directs avec ce dernier (ce qui est particulièrement vrai pour les cambriolages par
exemple).

Il également frappant que l’insécurité des victimes faibles ne constituent pas toujours un pôle
d’intérêt marquant dans la mise en place de programmes spécifiques. Certaines catégories de la
population (toxicomanes, sans domiciles fixes, prostituées) tiennent en effet à banaliser ou à
rejeter les victimations dont elles font l’objet … tout comme les responsables concernés. On
touche d’ailleurs ici à une autre idée à savoir la vulnérabilité de certaines parties de la
population qui accroît encore les conséquences fâcheuses d’une victimation et augmente ainsi
leur insécurité d’existence.38

4. QUELQUES QUESTIONS

37
Le lecteur intéressé trouvera un prolongement de cette réflexion dans HOUGARDY L., Les victimes entre
paroles et actes, in KAMINSKI D, GORIS P. (réd.), Prévention et politique de sécurité arc-en-ciel, Actes de
la Journée d’études, Réseau Interuniversitaire sur la Prévention, Bruxelles, 2003, pp. 207-220.
38
HODIAUMONT F., Victimisation et vie marginalisée, Communication présentée lors du VIIIème colloque
de l’AICLF, Liège, mai 2002.

20
Au terme de ces pages – trop courtes – on peut se poser quelques questions inhérentes à la
relation entre victimation et (sentiment d’) insécurité. Quelques pistes s’ouvrent à la réflexion.

Les enquêtes de victimation, souvent utilisées pour tenter de définir le sentiment d’insécurité
(que ce soit dans sa version « peur du crime » ou « préoccupation pour l’ordre »), constituent-
elles la meilleure manière d’aborder cette question compte tenu de leurs particularités et des
méthodologies différentes employées (périodes de référence différentes, vocabulaire différent,
résultats peu comparables) ?

On peut également se demander comment la communication entre ce stade empirique et la


mise en place de mesures réelles visant à diminuer le sentiment d’insécurité pourrait être
améliorée. On observe par exemple assez peu d’exploitations concrètes des données fournies
par le Moniteur de sécurité. L’extraction de certains chiffres se limite souvent à justifier les
priorités de certains plans zonaux de sécurité.

On note toutefois que l’enquête de victimation, d’abord utilisée pour tenter de mesurer l’écart
entre criminalité réelle et criminalité détectée, permet à un niveau local l’apport de réponses
concrètes. Différentes recherches de ce type menées au niveau local ont ainsi pu ainsi le
démontrer même si la publicité autour de ces initiatives ne se fait pas par les canaux habituels
(articles, ouvrages, …).

On s’arrêtera enfin sur un axe sous développé jusqu’alors dans de nombreux pays mais qui
depuis peu fait l’objet d’une attention toute particulière : l’analyse différenciée par sexe. En
effet, sur base de pressions internationales prônant l’égalité hommes-femmes, on observe de
manière plus ou moins objective (il faut démonter certains argumentaires féministes) que les
violences faites aux femmes sont nombreuses et diverses. Les études menées depuis plus d’une
trentaine d’années se sont essentiellement focalisées sur les violences qui se déroulent au sein
de la sphère privée (et ce, notamment sur base d’impulsions internationales et féministes), en
ne se souciant pas ou peu des répercussions de ces victimations sur la vie quotidienne des
femmes et particulièrement sur le sentiment d’insécurité éprouvé dans l’espace public.

*
* *

21
5. BIBLIOGRAPHIE ET REFERENCES UTILES

- BAWIN-LEGROS B., STASSEN J-F. (Eds), L’exclusion et l’insécurité d’existence en


milieu urbain, Les éditions de l’Université de Liège, Liège, 2001.

- CARTUYVELS Y., MARY Ph. (Ed.), L'Etat face à l'insécurité - Dérives politiques des
années 90, Bruxelles, Labor, 1999.

- CASMAN M-TH., GAUTHIER A., Le sentiment d’insécurité en Wallonie : Mythe et


Réalité, Rapport de recherche pour la Région Wallonne – Ministère chargé des Affaires
intérieures, de la Fonction publique et du Budget, Université de Liège, Département des
sciences sociales, 1995.

- CASMAN M-T., HOUGARDY L., LEMAITRE A., LENOIR V. (1999), L’insécurité


dans tous ses états in BAWIN-LEGROS B. (Ed.), Familles : modes d’emploi – Etude
sociologique des ménages belges, De Boeck Université, Bruxelles, 1999, pp. 241-260.

- CHESNAIS J-C., Histoire de la violence, Paris, Laffont, 1981.

- FURSTENBERG Jr F.F., Public reaction to crime in streets, The American Scholar,1971,


pp.601-610.

- HOUGARDY L., Enquête de victimation – Une comparaison entre la Ville de Liège et


d’Amiens, Revue de Droit Pénal et de Criminologie, 2000, pp. 188- 203.

- HOUGARDY L., CHRISTIAENSEN S., Le Vademecum de l’assistance policière aux


victimes – deuxième édition, Ministère de l’Intérieur – Police Générale du Royaume, Ed.
Story-Scientia, Gand, 2001.

- KELLENS G., Eléments de criminologie, Bruxelles, Bruylant, 1998.

- KILLIAS M., Précis de criminologie, Berne, Staempfli, 1991.

- KILLIAS M., Les Suisses face au crime, Grüsch, 1989.

- LAGRANGE H., La civilité à l’épreuve. Crime et sentiment d’insécurité, Paris, P.U.F,


Sociologie d’aujourd’hui, 1995.

- ROBERT P., L’insécurité : représentations collectives et question pénale, L’Année


sociologique, 40, 1990, pp.313-330.

- ROBERT P., POTTIER M-L., Sur l’insécurité et la délinquance, Revue française de


science politique, 1997, 5, 1997, pp.630-644.

- ROBERT P., Le citoyen, le crime et l'état, Librairie Droz, Genève-Paris, 1999.

- ROCHE S., L'insécurité: entre crime et citoyenneté, Déviance et Société, Vol. 15, n° 3,
1991, pp. 301-313.

22
- ROCHE S., Le sentiment d’insécurité, Coll. Sociologie d’aujourd’hui, Presses
Universitaires de France, Paris, 1993.

- ROCHE S., La société incivile. Qu’est-ce que l’insécurité ?,Paris, Seuil, « L’épreuve des
faits », 1996.

- ROCHE S., Sociologie politique de l'insécurité - Violences urbaines, inégalités et


globalisation, Sociologie d'aujourd'hui, P.U.F., 1998.

- SKOGAN W., The impact of victimization on fear, Crime and Delinquency, 33-1, 1987,
pp.135-174.

- SKOGAN W. , Disorder and Decline : Crime and the Spiral of Decay in American
Neighborhoods, New-York, The Free Press, 1990.

- WILSON J.Q., KELLING G., Broken windows, The Atlantic Monthly, March, 1982, pp.
29-38.

- ZAUBERMAN R., Renvoyants et renvoyés, Déviance et Société, Vol. VI, n° 1, 1982, pp.
23-52.

- ZAUBERMAN R., ROBERT Ph., Du côté des victimes – Un autre regard sur la
délinquance, Coll. Logiques Sociales, Déviance/CESDIP, L’harmattan, Paris, 1995.

23
3. INSECURITE ET QUARTIERS
par Sybille SMEETS (avec la collaboration de Carrol TANGE)39

1. REMARQUES LIMINAIRES

L’examen de l’articulation opérée par divers dispositifs entre quartier et insécurité a imposé
certaines limites. En raison d’un souci de synthèse, il n’est pas question ici de prétendre à une
quelconque exhaustivité, ni concernant les catégories de classement des dispositifs, ni
concernant les dispositifs et/ou les politiques mis en œuvre. En outre, l’ampleur de la
thématique impose, vu la variété des dispositifs liés aux quartiers de se pencher prioritairement
sur ceux qui sont développés en Belgique. Pour la même raison, on s’en tiendra à ne citer que
les dispositifs présentés comme devant fournir, à titre principal ou secondaire, et dans le cadre
des politiques publiques, une réponse à l’insécurité dans les quartiers. Le but est ici avant tout
de mettre en exergue les logiques d’action qui les sous-tendent. Dès lors, tous les dispositifs
visant à traiter d’autres problématiques (urbanistiques, d’emplois, de développement local, de
convivialité, de logements, etc.) ne seront pas mentionnés, sauf s’ils font référence dans leurs
objectifs à la question de l’insécurité.

Les catégories employées dans le relevé de certains types de dispositifs ne sont par ailleurs pas
exclusives les unes des autres. La thématique “ insécurité et quartier ” étant particulièrement
large, ces catégories permettent seulement de grouper des projets extrêmement variés, tant
dans leur contenu que dans leurs moyens d’action. Dès lors, ces catégories peuvent être liées à
un acteur, un lieu (le terme quartier étant un terme générique regroupant d’autres “ micro
territoires ” que le quartier au sens sociologique du terme), un phénomène, etc. Certaines
catégories renverront même à d’autres thématiques (jeunesse, sécurité routière et incivilité, en
particulier) et certains dispositifs se trouveront dans plusieurs catégories.

2. L’APPARITION DU QUARTIER COMME OBJET D’ACTION PUBLIQUE EN


MATIERE DE SECURITE

1. Contextualisation
Le quartier constitue une base territoriale de politique publique relativement récente. Le
quartier a d’abord existé en tant que territoire permettant de délimiter des fonctions (quartiers
résidentiels, industriels, etc.), des espaces administratifs ou des zones à éviter (quartiers
“ dangereux ”) ou à “ raser ” (les quartiers “ insalubres ”). Il n’en est pas pour autant un objet
de réflexion ou un “ outil de projet à part entière ” (Panerai, 1998).

Il faut attendre les années 70 pour que le quartier deviennent un espace d’intervention en tant
que tel, d’abord en matière de travail social. On le retrouve, par exemple, au centre du

39
Centre de Recherches Criminologiques, ULB.

24
développement de l’action en milieu ouvert, préconisée dès 1977 dans le Livre blanc de la
protection de la Jeunesse (Schaut, 2002, 41) et comme terrain privilégié des travailleurs de rue
de tout poil (Schaut, 2002, 92). La question des quartiers devient aussi centrale avec le
développement de politiques de la ville à la fin des années 70 ou au début des années 80, un
peu partout en Europe. Dans le cadre de celles-ci, les méthodes de discrimination positive
territoriale vont se multiplier avec comme objectif central la réintégration des quartiers dans
l'ensemble urbain grâce à des dispositifs de “ revitalisation sociale ” à l’image du
“ Développement social des quartiers ” (DSQ) mené en France dans les années 8040.

Parallèlement à l’émergence de politiques de la ville dans certains pays (mais pas en tant que
telles en Belgique), les années 80 vont être le théâtre du développement de politiques de
prévention de la délinquance. Dans ce cadre également, le quartier (mais indépendamment de
la ville cette fois-ci) va être considéré comme l’un des territoires privilégiés de la réalisation de
celles-ci.

Tant dans les dispositifs de politiques de la ville que dans ceux de sécurité publique, cet accent
mis sur le quartier trouve sa place dans l’amplification de la localisation et de la
contractualisation comme catégories dominantes de l’action publique en matière de sécurité
publique. Le recentrage sur le terrain local, en général, et sur le quartier, en particulier, est
justifié, dans les discours tant des politiques que des acteurs de terrain, par la nécessité de
l’adaptation à des environnements spécifiques qui doit permettre une plus grande souplesse des
actions entreprises.

En Belgique, deux types de programmes prenant le local pour territoire de référence vont
connaître un développement en lien avec la question de l’insécurité. D’une part, un programme
de prévention de la délinquance au niveau local stricto sensu qui s’inscrit dans les nouvelles
orientations de politique criminelle perceptibles dans plusieurs recommandations des
organisations internationales (Comité européen pour les problèmes criminels,198 ; Nations
Unies, 1990 ; Conseil de l’Europe, 1991). Celles-ci feront l’objet de diverses conférences
internationales organisées par des collectivités locales qui vont, d’une certaine manière,
orienter, diffuser et légitimer le modèle localiste (Poulet, 1995, 7). D’autre part, des projets
subsidiés par le fédéral ou le régional dont l’objet est aussi le traitement de problématiques
urbaines, mais qui ont un objectif initial plus large d’amélioration de la qualité de vie.

Si les premières initiatives belges datent de la fin des années 80, c’est cependant avec
l’avènement de projets-pilotes de prévention de la délinquance en 1991 que l’on verra se
traduire en dispositifs concrets le lien entre les thèmes de l’insécurité et du quartier. La
tendance s’amplifiera dans les années suivantes avec la mise en place dès 1992 des contrats de
sécurité à l’échelle du pays (auxquels on peut ajouter en 2000, les contrats sur les grandes
villes), mais également au travers d’initiatives non directement liées à la question de la sécurité
: les contrats de quartier et les quartiers d’initiative à Bruxelles ou les zones d’initiative
privilégiées/quartiers d’initiative (ZIP/QI)41 et les Plans sociaux intégrés en Wallonie (au
niveau régional)42 ou encore des programmes européens comme URBAN et Objectif II.

40
Qui préconise l’application de la trilogie "urbain-social-économique" en mettant en œuvre une série de
mesures comme la démocratisation, la gestion de la ville, l’équilibrage de la composition sociale des quartiers,
l’insertion des jeunes, le lien entre développement social et développement économique, la prévention de
l’insécurité, la rénovation de l'urbanisme des quartiers (Rimbert, Mauger, 2002, 346)
41
Voy. les notes 23 à 25.
42
Ces politiques se sont cependant rapprochées des premières. D’une part, les projets d’amélioration de la
qualité de vie vont se voir articulés de plus en plus à des notions comme “ incivilité ” et “ nuisances ”, les
rapprochant progressivement des problématiques de sécurité. D’autre part, ils vont faire les frais d’un processus

25
La politique la plus emblématique de ce lien entre sécurité et quartier sera sans conteste celle
du Renouveau urbain. Elle visait, au départ, à permettre l’intégration de dispositifs visant à
l’amélioration de la qualité de vie dans les centres urbains, sous le chapeau d’un contrat de
société, permettant le passage à une politique de la ville, plutôt qu’une politique de prévention
de la délinquance. In fine, le renouveau urbain se contentera d’être un volet parmi d’autres au
sein des contrats de sécurité, volet dont la spécificité est de regrouper des projets très
disparates qui ont parfois comme seul point commun d’être développés dans des quartiers
“ nécessitant une revitalisation ” (antennes de justice, aide juridique de première ligne,
médiation de dettes, APS, assistance aux victimes, assainissement de sites désaffectés,
revitalisation de centres urbains, prévention de la toxicomanie, etc.).

Depuis lors, l’intérêt pour le “ quartier ” dans les questions liées au sentiment d’insécurité ne
s’est pas démenti, au point que dès sa première administration, en 1997, le Moniteur de
sécurité comprendra un module concernant “ les problèmes dans les quartiers ”43. C’est
d’ailleurs également ce module qui servira de base à la justification de la mise en place de
nouveaux dispositifs (pensons, par exemple, aux “ nouveaux acteurs de la sécurité ” en matière
de propreté).
2. De quels quartiers parlons-nous ?
Si le quartier est présenté à la fois comme échelon pertinent pour traiter de certains problèmes
sociaux et parfois comme un espace légitime de participation, ce n’est pas pour autant que ses
limites sont circonscrites. Deux remarques par rapport à cela.

Tout d’abord, peu de politiques publiques – qu’elles soient de la ville ou de prévention de la


délinquance - définissent clairement la notion de quartier. Tout au plus, et dans le meilleur des
cas, définissent-elles des critères d’attribution pour les subsides. La difficulté principale réside
dans ce que cette notion - ambivalente - diffère bien souvent pour ceux qui y habitent (espace
vécu) et les individus “ extérieurs ” (espace perçu) et hésite entre le caractère concret d’un
espace physiquement délimité et le caractère abstrait d'une entité sociale, culturelle et
économique

Ainsi, “ la définition du quartier oscille constamment entre une approche fonctionnelle issue
d'un zonage technique et une approche sensible fondée sur l'espace vécu ” (Vieillard-Baron,
2001, 112). En pratique, c’est le “ zonage technique ” qui l’emporte. C’est en réalité le type de
problème défini, la source de financement, les éventuelles données accessibles et les méthodes
disponibles (suivant l’enveloppe budgétaire ou la logique impulsée) qui vont être déterminant
dans la définition de ce qu’est le “ quartier ”. Ainsi, d’un dispositif à un autre, on aura tel ou tel
aspect qui sera pris en considération (taux de populations allochtones ou immigrées, niveau
socio-économique, délabrement de l’habitat, taux de chômage, taux de criminalité enregistrée,
nombre d’habitants, etc.). Par exemple, en matière de police de proximité, le quartier de
l’agent de quartier ne correspond pas forcément aux quartiers déterminés par le volet
Renouveau urbain. Dans le premier cas, le découpage en quartiers repose souvent simplement
sur le nombre d’habitants ou de pièces (procès-verbaux, formulaires administratifs, certificats,

d’intégration (souvent pour des questions de rationalisation budgétaire) dans des cadres plus larges, les
associant à des projets plus sécuritaires, dont la logique est plus prégnante (à l’image des plans de prévention
de proximité en Région wallonne) (Smeets, 2003, 122-123).
43
Enquête (qui se veut) qualitative auprès de la population, le Moniteur de sécurité a été administré quatre fois
(1997, 1998, 2000, 2002). Il se présente sous la forme d’un questionnaire administré téléphoniquement (par
une firme privée) auprès d’un échantillon représentatif de la population. Il y a un Moniteur fédéral et un
Moniteur local. Ce dernier concerne les villes ou communes bénéficiant d’un contrat de sécurité ou les zones
interpolices pilote/zones de police.

26
etc.) effectuées par les agents de quartier (Smeets, Strebelle, 2000, 119). Dans le deuxième
cas, les quartiers sont choisis par les Régions suivant de critères qui leur sont propres mais
dont on peut dégager des points communs : la densité de population, l’homogénéité des
caractéristiques socio-économiques, le taux de chômage ou encore le nombre de jeunes en âge
de scolarité.

Ensuite, cette absence de définition ou de critères homogènes de détermination des limites du


quartier n’empêche pas la nécessité de spécifier ce qui différencie les quartiers faisant l’objet de
l’action publique (et des subsides) de ceux qui n’en font pas l’objet. On va donc adjoindre aux
premiers des qualificatifs permettant de justifier la mise en place d’une discrimination :
“ fragilisés ”, “ en difficulté ”, “ sensibles ”, “ en crise ”, “ de relégation ”, “ marginalisés ” ,
“ défavorisés ”, etc. Autant de “ marqueurs ” sociaux, parfois stigmatisants, censés d’ailleurs
remplacer le qualificatif “ populaire ”, jugé trop péjoratif (alors qu’il semble que celui-ci soit
plus facilement utilisé par leurs habitants).

3. QUELLES REPONSES ?

Pour la présentation des “ réponses ” apportées à la question de l’insécurité dans les quartiers,
nous reprendrons à notre compte la distinction faite par Autès (1999) entre politiques
territorialisées et politiques territoriales. Les premières sont les politiques qui doivent
s’appliquer à un territoire en particulier, en l’occurrence le quartier. Les secondes concernent
les politiques qui mobilisent les “ ressources locales pour traiter in situ un problème ”. Dans
certains cas, ces politiques se croisent. Le classement qui suit prend comme point de départ
l’objectif ou la philosophie annoncée du projet.

On peut d’ores et déjà signaler que, quantitativement parlant, la plupart des dispositifs sont des
dispositifs territorialisés qui trouvent leur place dans des programmes eux-mêmes
territorialisés : les contrats de sécurité, les contrats sur les grandes villes, les ZIP-QI, les
contrats de quartier et les anciens quartiers d’initiative en sont de bons exemples. Ceux-ci
ajoutent à la territorialisation une autre catégorie de l’action publique : la contractualisation ;
catégorie qui a elle-même des conséquences sur la manière dont s’implémentent ces actions sur
le terrain du quartier44.
1. Les dispositifs territorialisés

Les acteurs de proximité


Cette catégorie est particulièrement prisée comme réponse à “ l’insécurité dans les quartiers ”.
On y retrouve l’ensemble des dispositifs de “ police de proximité ” dont la figure de proue est
censé être l’agent de quartier. On retrouve également d’autres policiers assumant à titre
principal ou subsidiaire des missions d’îlotage (brigades canines, brigades équestres, auxiliaires
de police, etc.). Enfin, dans cette catégorie, on peut aussi ajouter les patrouilles orientées (dans
certains quartiers, à certaines heures). Le but est de mettre “ plus de bleu dans les rues ” afin
de rassurer la population (missions de sécurisation par la visibilité et la dissuasion), mais
également d’améliorer le contact avec celle-ci (missions d’information, de sécurisation des
sorties d’école, de récolte d’information permettant d’améliorer la vie dans les quartiers,

44
Sur la question de la contractualisation et de ses effets, voy. Castel, 1995 ; Réa, 1995.

27
participation à des comités de quartiers, etc.). Ce sont surtout les contrats de sécurité qui ont -
via le volet policier - impulsé ces projets en finançant les salaires ou les heures supplémentaires
de l’un ou l’autre de ces acteurs mais également en permettant l’ouverture d’antennes de
police dans certains quartiers ou l’accès à celles-ci en dehors des heures de bureau45.

À côté des policiers désignés comme étant de “ proximité ”, on a vu apparaître, principalement


dans le cadre des contrats de sécurité, ce que l’on appelle les “ nouveaux acteurs de la
sécurité ”, c'est-à-dire des figures de proximité, autres que policières, qui assurent au niveau
local et micro-local de petites missions de surveillance et de convivialité dans les lieux publics
ou accessibles au public : assistants de prévention et de sécurité (APS), certains contrats de
transition professionnelle (CTP), stewards urbains, vigiles, gardiens de parcs, stewards
football, etc. La plupart d’entre eux sont désignés pour travailler dans des zones ou des
quartiers dits “ à risque ”46.
Les interfaces entre population et administration locale
- Les antennes locales

L’implémentation d’antennes dans les quartiers vise en général une plus grande proximité
spatiale et un accès plus aisé. On y retrouve les antennes de police et certaines antennes
décentralisées de l’administration locale. On peut également inclure dans cette catégorie les
antennes de justice (décentralisation du parquet dans des quartiers dits “ à risques ”)47.
L’objectif de la localisation d’une administration ou l’autre est le rapprochement physique avec
les administrés et l’amélioration de l’image de l’administration grâce à une visibilité accrue. Ce
rapprochement est cependant rarement uniforme sur le territoire d’une commune, mais cible
davantage les quartiers dit “ à risque ” ou “ sensibles ”.

- Les interfaces humaines

Ces acteurs sont généralement chargés de récolter les doléances de la population ou de


certaines populations et de les transmettre à l’autorité compétente. Leur rôle n’est pas de
résoudre les conflits, mais de jouer le rôle d’intermédiaire afin d’améliorer les relations et la
communication entre population(s) et administrations ou autorités locales. On retrouve dans
cette catégorie les assistants de concertation, chargés d'améliorer les relations entre les
populations immigrées et la police (1991 à Bruxelles, dans le cadre des contrats de prévention,
puis des contrats de sécurité48) et, bien que leur titre prête à confusion, les médiateurs sociaux
(1991 à Bruxelles)49 chargés d'améliorer les relations entre “ toute communauté locale ”, en
particulier entre les (jeunes) “ habitants immigrés ” et l'administration communale. On peut
également citer certains dispositifs de “ médiation communale ” qui sont en réalité davantage
des projet d’ombudsman entre l’administration communale et toute personne ayant des plaintes
à son égard, en ce compris le personnel de la commune ou des projets visant les “ commerces
de proximité ”, à l’image des contrats de noyaux commerciaux qui existent depuis 1998 à
Bruxelles. Enfin, certains “ nouveaux acteurs de la sécurité ” ont dans leurs missions officielles
un rôle d’interface avec la commune (c’est le cas des APS).

45
Sur l’évaluation transversale de ces dispositifs, voy. Smeets, Strebelle, 2000 ; Tange, 2000.
46
Sur l’évaluation transversale de ces dispositifs, voy. Hendrickx, Smeets, 2000.
47
On y retrouve éventuellement des pratiques de médiation locale et d’aide juridique de première ligne.
48
Voy. Arimont, Lacroix, 1995.
49
A ne pas confondre avec les médiateurs locaux qui travaillent avec la police afin de pallier le classement sans
suite policier. Ce dispositif n’est pas lié à des problématiques de quartier, stricto sensu.

28
La technoprévention
On retrouve dans cette catégorie tous les dispositifs de gravage de vélos, de visite de
logements après un cambriolage et d’information technique à la population.
L’aménagement physique des espaces publics
Cette catégorie vise deux objectifs :

D’une part, on tente d’atténuer la fréquence d’apparition d’un problème par l’aménagement
physique d’un environnement immédiat. On retrouve dans cette catégorie tous les dispositifs
de renforcement technique de la sécurité (voir point suivant), l’amélioration de l’éclairage
public (un des premiers dispositifs des contrats de sécurité, dans les grands centres urbains),
mais également les aménagements physiques visant à renforcer la sécurité des usagers de la
route dits “ faibles ” (cf. thématique “ Insécurité et transports ”).

D’autre part, les dispositifs visant à améliorer la “ convivialité ” d’un espace : l’aménagement
d’espaces verts, de terrains de jeu pour les enfants ou d’installations sportives et tous les
projets visant à améliorer la propreté dans les quartiers (ajout de poubelles publiques, de
dispositifs de tri, de “ canisettes ”, etc.).
La surveillance du territoire
Trois types de surveillance sont en général favorisés, tant pour les questions de délinquance
que pour celles touchant aux “ incivilités ” :

• la plus répandue est la surveillance humaine par des policiers ou des acteurs désignés pour
assurer la sécurité publique. Ce point renvoie aux acteurs de la proximité50.

• Une surveillance technique : en Belgique, en matière de sécurité publique, il s’agit surtout


de l’utilisation de caméras de surveillance sur la voie publique, à certains endroits jugés
stratégiques (îlots ou rues, parcs, places, mais également près de certaines ambassades,
lieux de cultes, commissariats ou écoles).

• Une surveillance par les habitants du quartier, selon une logique d’“ auto-prise en charge ”
et de co-production de la sécurité par les citoyens, en collaboration avec la police. Ce type
de dispositif de “ surveillance de voisinage ” ou de “ neighborhood watching ” est
relativement peu répandu en Belgique, eu égard à leur multiplication dans les pays anglo-
saxons. On relèvera cependant que les Réseaux d’information de quartier (RIQ)
connaissent un certain succès dans le nord du pays.

À ces types de dispositifs de surveillance, on peut ajouter un ciblage de certains d’entre eux sur
des populations précises vivant dans certains quartiers. On peut citer comme exemples le fan
coaching dans le cadre de la “ lutte contre le hooliganisme ”51, le city coaching, inspiré du
précédent, mais visant les “ noyaux durs urbains ” de jeunes ou encore le dispositif “ gestion
des bandes urbaines ” à Bruxelles52. Enfin, dans un genre particulier, il existe aussi des projets

50
Auxquels on peut rajouter des acteurs de la sécurité privée, dans les lieux accessibles au public (certains
parkings, par exemple).
51
Voy. Comeron, Demeulenaer, 2000. Accompagnement préventif lors de matchs de football et encadrement
via la gestion d’un local de supporters et l’organisation d’activités sportives et de réinsertion professionnelle.
52
Initié en 2000 par la Région bruxelloise dans six, puis huit quartiers “ à risque ”. Ce projet s'articule autour
de deux volets : un volet policier (présence policière intensive et repérage des “ bandes et leurs meneurs ”) et un
volet socio-éducatif (travailleurs de rue chargés de développer des projets individuels avec les jeunes
“ suiveurs”).

29
dits de “ tolérance zéro ” dans les quartiers qui renvoient à une application stricte des normes
(et donc à une répression adaptée) et qui peut prendre des formes diverses : de l’application
des sanctions administratives au quadrillage d’un quartier par les forces de l’ordre pendant une
période transitoire. De manière spécifique, les expériences qualifiées de “ tolérance zéro ” sont
peu répandues en Belgique. Il existe quelques projets-pilotes dans le nord du pays dont le plus
connu (médiatisé) est celui de Lokeren (nul-overlast)53. Cf. la thématique “ Insécurité et
incivilités ”.
2. Les politiques et les dispositifs (qui se veulent) territoriaux

Le renforcement des liens sociaux dans les quartiers


Cette catégorie, particulièrement large, repose sur l’idée qu’il existe au sein des quartiers
toutes les ressources nécessaires à une bonne qualité de vie, mais que ce qui pose problème est
l’individualisation et l’anonymat, particulièrement au sein des grandes villes. C’est une logique
qui a particulièrement bonne presse dans les pays anglo-saxons auxquels s’associent en partie
les Pays-Bas54.

En Belgique, on peut identifier des projets de création et d’aménagement de maisons


communautaires ou de quartier qui peuvent être adressées à un public particulier (de jeunes,
par exemple, avec les maisons de jeunes ou de femmes) ou réunir différentes activités
culturelles ou éducatives proposées aux habitants du quartier. Dans ce cas, ces maisons visent
en général, soit à répondre à des problèmes considérés comme générateurs d’insécurité en
utilisant les ressources locales (les écoles de devoirs, par exemple), soit à recréer du lien social
en faisant se rencontrer des catégories de populations qui sinon ne se croiseraient pas (activités
multiculturelles ou intergénérationnelles). Ces projets sont loin d’être majoritaires, si on les
compare aux suivants.

Dans le même ordre d’idée, on peut ajouter dans cette catégorie, tous les dispositifs de travail
de rue et de quartier avec les jeunes, en ce compris l’animation sportive et socioculturelle.
Encore une fois, le lien opéré entre cette méthode de travail et la thématique de l’insécurité
trouve principalement son origine dans les contrats de sécurité qui ont favorisé l’engagement
d’éducateurs de rue ou d’animateurs de quartier. Dans ce cadre, le travail de rue a parfois été
renforcé par l’ouverture d’une maison de jeunes ou l’appui à son ouverture en soirée et le
renforcement d’infrastructures sportives. L’objectif général est principalement occupationnel
afin d’éviter “ l’errance de jeunes ”55. Cf. la thématique “ Insécurité et jeunesse ”.

De manière plus évidente, la médiation de conflit de voisinage est certainement un dispositif


privilégié de la recréation de liens sociaux dans le quartier. On peut citer dans cette catégorie
les différentes formes de médiateurs de voisinage ou de quartier. Dans ce cadre, les médiations
peuvent être interindividuelles ou collectives, entre les habitants et l’administration ou la police
(rôle d’ombudsman) ou entre les habitants et un groupe en particulier (en général, orientés sur
les conflits intergénérationnels ou interculturels)56. Cette forme de médiation se développe

53
Ce projet, mis en place en juillet 1998 vise principalement à gérer les relations entre la “ communauté
autochtone et les jeunes allochtones ”. Cinq objectifs furent préalablement définis : améliorer la concertation
par la mise en place de points-contacts avec la police ; décourager “ les brimades et les nuisances ” par
l’organisation de patrouilles policières ; “ garantir l’intervention uniforme des services de police ”, renforcer les
services policiers d’enquête et accompagner les policiers, au sein des corps de police (De Rocker, De Clercq,
2000).
54
Voy. Glossaire (2002) pour la politique des Pays-Bas.
55
Sur le travail de rue, voir Schaut, Van Campenhoudt, 1994. Sur la question des influences réciproques entre
travailleurs sociaux dans et hors contrats de sécurité, voir Schaut, 2000.
56
Voy. Bartholeyns, Bellis, De Fraene, 2000.

30
dans différents dispositifs comme les contrats de sécurité ou encore les programmes “ tremplin
professionnel ” (Schaut, 2002, 474). On peut également citer les médiateurs de dettes, même si
ces derniers n’ont pas forcément de base liée au quartier (mais seront un des projets prioritaires
de la politique de Renouveau urbain).
La concertation de quartier
Une autre manière d’utiliser les ressources du local est de demander aux habitants du quartier
ce qu’ils considèrent être les problèmes auxquels ils sont soumis et quels types de solution y
apporter, à l’image de certains comités de quartier. Ces dispositifs sont plutôt rares et quand ils
existent sont souvent d’initiative privée (c’est par exemple le cas en matière de défenses du
patrimoine57). On retrouve cependant quelques exemples de volonté d’associer les habitants
aux stratégies de développement envisagées, principalement dans le cadre de politiques
d’aménagement du territoire (ZIP-QI, contrats de quartier58 et quartiers d’initiatives59), même
si l’évaluation de cette participation est mitigée et met en évidence qu’on est en présence d’un
“ mode de communication du politique vers les habitants plutôt qu’une négociation entre
partenaires égaux ” (Thibaut, 2001, 23)60.
La rénovation urbaine dans les quartiers
En Belgique, on retrouve essentiellement dans cette catégorie des dispositifs d’octroi de
primes mises à disposition de particuliers et majorées dans les quartiers populaires à l’instar des
contrats de quartier, des quartiers d'initiative et des ZIP/QI. On retrouve également une bonne
partie des dispositifs des contrats de grandes villes qui concernent ce type rénovation (42 % du
budget total).

Ce type de dispositifs, reposant principalement sur des enveloppes financières, sont souvent
intégrés à des “ politiques ” plus large de “ revitalisation de quartiers ” (cf. infra). Dans ce
cadre, la discrimination positive est souvent très marquée, bien que visant des quartiers très
différents : d’une part, des centres-villes historiques ou des quartiers commerciaux dont il faut
redorer le blason et, d’autre part, des quartiers “ vétustes ” considérés comme
“ insécurisants ”, où l’on espère un retour des classes moyennes et/ou des investisseurs ou
encore faciliter l’accès à la propriété de son habitat. Dans un cas comme dans un autre,
l’objectif est en réalité avant tout économique.
La création d’emplois locaux
La création d’emplois locaux avec des habitants du quartier (souvent des jeunes) a également
été favorisée dans certains contrats (de sécurité et/ou de quartier ou des quartiers d’initiative).
C’est par exemple la philosophie d’une partie des dispositifs APS et CTP (voir point a. acteurs
de proximité), via entre autres les mécanismes des Agences locales pour l’emploi (ALE),
même si les résultats n’ont pas toujours été à cet égard satisfaisants (notamment, par manque

57
Les associations de défenses du patrimoine connaissent parfois des succès appréciables, à l’instar de l'ARAU
(Atelier de recherche et d'action urbaine) à Bruxelles, en obtenant, par exemple, la création d'organes de
concertation impliquant les habitants dont l’action se situe en amont de la réalisation de projets urbains
(Schaut, 2002, 309).
58
On crée en effet une Commission locale de développement intégré par commune concernée (CLDI) à laquelle
est soumis le projet de plan d’action et qui assure la coordination et le suivi du projet. Lors de la création des
contrats de quartier, il était juste préconisé d’associer les habitants, la composition étant déterminé par les
communes. A partir de 2000, cela deviendra obligatoire (par le biais d’une représentation).
59
Dès le départ, la consultation des habitants y est obligatoire tant au moment de l’élaboration du projet que
dans son suivi.
60
Principalement pour des questions de timing, d’informations disponibles et d’obstacles administratifs. Cette
consultation, dans les faits, ne touche souvent que le projet final et non, par exemple, la définition des besoins
spécifiques. Voy. Thibaut, 2001.

31
de candidats). Cet objectif est également celui des Régies de quartier (inspirée des régies
françaises) que l’on retrouve dans plusieurs dispositifs (contrats de sécurité, contrat de
quartier, etc.). Outre les emplois de type “ nouveaux acteurs de la sécurité ”, on retrouve
surtout des emplois dans le domaine du nettoyage ou des petites réparations ou rénovations de
bâtiment, de l’embellissement du quartier, du jardinage, du nettoyage de tags et graffitis et,
parfois, de l’animation socioculturelle (CTP). Les objectifs annoncés de la création de ces
emplois est de profiter des ressources locales tout en permettant la (ré)insertion dans le
quartier.
La revitalisation des quartiers
La revitalisation du quartier est en soi une approche particulière. On présente souvent celle-ci
comme étant l’approche la plus “ intégrée ” en matière de politique territoriale touchant au
quartier. La philosophie repose sur une prise en charge majoritaire par les habitants du quartier
et l’utilisation au maximum des ressources micro-locales, en encourageant, entre autres, les
partenariats entre secteurs public et privé (par exemple, pour la rénovation ou en impliquant les
acteurs économiques du quartier), en dynamisant le secteur public (par l’ouverture d’antennes
locales, par exemple) et en améliorant l’image générale du quartier, suivant une doctrine qui
veut que “ la revitalisation ne concerne pas que la brique, elle concerne l’homme ”61. C’est
également souvent dans ce cadre que l’on retrouve une définition du quartier la plus large.
Cette manière d’envisager les choses, si elle a des avantages en termes de vision plus globale
des problèmes que peut connaître un quartier, n’est cependant pas exempte de critiques (cf.
infra).

En Belgique, on retrouve plusieurs contrats de revitalisation des quartiers (ZIP-QI62, Contrats


de quartier63 et quartiers d’initiatives64).

4. LES LOGIQUES D’ACTION

Au fil des dispositifs relevés, il apparaît que l’on peut y discerner deux grandes tendances dans
la manière de définir le quartier et sa place dans les politiques urbaines. Elles s’inscrivent dans
des logiques distinctes, même si on constate que bien souvent elles coexistent au sein d’un
même dispositif.

61
Ordonnance organique de la revitalisation des quartiers du 7 octobre 1993 (M.B. 10.XI.1993).
62
Ce programme est lancé en 1994 par la Région wallonne suite au constat de l’augmentation des écarts dans
le développement des différentes zones d’habitat. Ce programme vise principalement “ la revitalisation et la
requalification ” des zones (quartiers) dégradés en associant les habitants de ces zones et les différents acteurs
présents sur le terrain au processus conceptuel et décisionnel.
63
Les contrats sont passés entre la Région et certaines communes bruxelloises et existent depuis 1993. Ils
marquent au départ une volonté de passer d’une politique de rénovation du bâti à une politique plus large de
revitalisation de quartiers populaires dans les grandes villes (Thibaut, 2001). Ces contrats (entre communes et
Région) privilégient une approche intégrée au travers de plusieurs volets liés à la question de la réhabilitation et
de la rénovation de l’espace public, des bâtiments et de l’habitat mais également à une “ revitalisation sociale
du quartier ” en partenariat avec des associations actives sur la commune.
64
Le programme financé par la Région et l’Etat fédéral dès 1997. Il vise à pallier la lenteur de
l’opérationnalisation des contrats de quartier. Ce programme se structurait autour de deux volets :
l’amélioration du cadre de vie par l’embellissement des espaces et des immeubles et la création d’équipements
de proximité, et le renforcement de la cohésion sociale via la “ mise à l’emploi ” des habitants du quartier et le
renforcement des mesures de prévention et de sécurité en collaboration avec les habitants du quartier. Une
particularité de ce programme était justement d’introduire une condition de consultation des habitants du
quartier. Depuis 2001, les contrats de quartier et les quartiers d’initiative sont fusionnés en un seul dispositif.
Sur les contrats de quartier et les quartiers d’initiatives, voy. Thibaut, 2001.

32
Abondamment revendiquée par bon nombre de dispositifs, la logique de travail communautaire
entend accompagner et favoriser le développement d’une logique d’action citoyenne. Elle tend
à envisager le quartier comme un “ village ” au sein duquel il convient de tout mettre en œuvre
afin de retisser du lien social. Les projets qui s’en réclament font appel à l’idée du
développement d’une démocratie locale forte s’articulant aux spécificités du territoire du
quartier que l’on s’empresse d’ailleurs de mettre en avant comme autant de forces. Travaillant
à (re)tisser des liens de “ voisinage ”, cette approche peut également impliquer la recherche
d’une amélioration des ressources diverses dont disposent les membres de cette
“ communauté ” (ressources socio-économiques, professionnelles, culturelles, etc.). Appliquée
à la question de l’insécurité, cette approche qui se veut territoriale espère donc tirer profit
d’une plus grande cohésion sociale et des relations entre membres d’une communauté afin
d’aboutir à une réduction des problèmes liés à la délinquance et, partant, de la délinquance elle-
même. Dans cette approche, l’individu est d’abord pensé en tant que membre (potentiellement
actif) d’une communauté, comme ressource locale.

D’un autre côté, s’inscrivant dans la foulée des critiques adressées à cette première approche
(surtout concernant sa capacité à atteindre des objectifs en matière d’insécurité, mais
également son “ utopisme ”), on peut relever la figure récurrente d’un quartier dont les
spécificités sont d’abord envisagées en termes de “ faiblesses ” ou de “ risques ”, et à l’extrême
duquel on trouve le quartier-ghetto, dans lequel l’existence d’une “ communauté ” est
davantage perçue comme un signe de repli ou la “ zone de non droit ”, où l’on parlera de
“ bande ”, de “ gang ” ou de “ noyau dur ”. Dans ce cadre, le quartier se découpe plutôt sur
fond d’une perspective territorialisée, comme échelle permettant mieux d’approcher un terrain
dégradé ou susceptible de se dégrader et de constituer un terreau fertile de comportements
déviants. Tant le crime que le quartier ne sont dès lors plus pensés que dans leur dimension
géographique, selon des déclinaisons diverses souvent associées à la prévention situationnelle :
l’approche architecturale65, le problem oriented policing66 et l’étude du processus de décision
rationnelle du passage à l’acte et de la théorie de “ l’activité de routine ”67. Les dispositifs qui
s’y inscrivent entendent surtout puiser leur efficacité dans une action sur l’environnement (ou
une catégorie de victimes potentielles) (De Calan, 1995, 149), censée modifier la décision du
passage à l’acte en rendant les cibles moins attrayantes et/ou en accroissant les coûts par
rapport aux bénéfices escomptés. Dans cette approche, l’individu est d’abord pensé comme
rationnel, suivant une lecture binaire qui fait de lui soit une victime (potentielle), soit un auteur
(potentiel), soit un “ menacé ”, soit un “ menaçant ”.

L’un des avatars de cette perspective de prévention situationnelle est la théorie de la “ vitre
brisée ” formulée par Wilson et Kelling68. On y retrouve dans une large mesure une vision
assez caricaturale du rapport qu'entretiennent les hommes avec leur environnement, partant du
postulat de la détermination de la forme matérielle du quartier sur les comportements de ses
habitants plutôt que de leurs conditions sociales ou économiques. Si cette approche est
clairement perceptible dans nombre de dispositifs territorialisés (comme la technoprévention, la
65
Aussi appelée “ défense de l’espace ”. L’idée de l’espace défendable émane de l’architecte O. Newman
(Clarke, 1995, 102).
66
Théorie de H. Goldstein, qui vise la suppression des occasions conduisant aux délits les plus courants plutôt
que la simple réaction policière à un incident.
67
Théorie qui vise à démontrer en quoi l’environnement physique et social de notre société crée des occasions
de délit en réunissant, dans le temps et dans l’espace, les trois composantes de base que sont “ un délinquant
probable, une cible appropriée et l’absence de dissuasion suffisante ” (Clarke, 1995, 101).
68
Toute vitre cassée non immédiatement réparée serait une incitation au vandalisme, au pillage et même à la
marginalisation du quartier. Dans la foulée, les désordres et les incivilités génèreraient un sentiment
d’insécurité, puis la démobilisation des populations et la désagrégation des contrôles communautaires
informels. Cf. la thématique “ Insécurité et incivilité ”.

33
surveillance qu’elle soit humaine ou technique ou encore l’aménagement physique de certains
quartiers), elle se retrouve aussi, de manière diluée, dans certains dispositifs qui se veulent
territoriaux, par exemple dans ceux qui se proposent de changer les conditions de vie des
habitants des quartiers défavorisés en intervenant prioritairement sur l'aspect du tissu urbain et
du bâti (Roncayolo, 1998).

Du fait de la volonté d’intégration de ces deux approches au sein de “ contrats ”, on trouve


beaucoup de dispositifs qui s’inspirent en même temps de l’une et de l’autre, que ce soit dans
leurs objectifs ou leurs méthodes. C’est le cas des dispositifs dits de police de proximité dans
lesquels se côtoient les deux conceptions du quartier au nom d’une gestion plus efficace : un
quartier comme communauté avec laquelle il faut collaborer, voire associer les (bons) habitants
à la définition des problèmes et un quartier comme zone à pacifier par la dissuasion, voire la
répression.

Dans les faits, il faut cependant constater que la combinaison de ces deux approches du
quartier ne se fait pas au profit des deux : ne s’évaluant pas de la même manière et reposant sur
des logiques d’acteurs et d’actions différentes, voire antagonistes, on constate souvent la
prépondérance de la deuxième approche, la plus visible, la plus facilement transposable en
“ chiffres ” et permettant de gommer la complexité des interactions à l’œuvre au sein du
quartier pour appliquer des méthodes plus simples. Si elle ne disparaît pas, l’approche
“ communautaire ” est la plupart du temps absorbée et rabattue sur une logique de prévention
situationnelle, individualisante, réduisant le territoire à un paramètre, certes important mais
fortement appauvri, dans la définition d’une politique de sécurité. Le quartier comme territoire
de référence de l’action devient dès lors une question d’échelle, objet de dispositifs
territorialisés plutôt que sujet de politiques territoriales, permettant de passer sous silence
d’autres facteurs qui peuvent entretenir un lien avec cette question. Il n’est en fait qu’une autre
forme d’individualisation des politiques. Cela fait courir le risque, déjà pointé dans les années
70, qu’à terme “ les programmes communautaires de prévention ne visent pas l’amélioration
des conditions de vie dans le quartier ou la solution des conflits, ni la prise en charge des cas
problèmes par le groupe. Ils [seraient] plutôt axés sur la surveillance, le contrôle et parfois la
suspicion et la méfiance envers l’étranger ” (Landreville, 1970, 131).

5. L’EVALUATION DES DISPOSITIFS

En ce qui concerne la disponibilité de résultats d’évaluations des dispositifs cités, on peut


d’ores et déjà constater qu’il existe peu de résultats quant à leur efficacité. À cela il y a
plusieurs raisons.

La première raison tient au type d’évaluation qu’ont connu ces dispositifs (et en particulier les
“ contrats ” dans lesquels ils sont intégrés). Pour la plupart, les évaluations réalisées ont été
purement administratives, à la demande des autorités subsidiantes, et sanctionnaient une
obligation de moyens, c'est-à-dire davantage l’effectivité de mise en œuvre que l’efficacité des
dispositifs. S’il est évident que ce type d’évaluation est primordial, tant il est vrai qu’entre les
intentions et la mise en œuvre sur le terrain, il peut y avoir un véritable gouffre, il n’est
cependant pas suffisant pour se faire une idée un tant soi peu valable du véritable impact des
politiques de sécurité. Quant aux évaluations scientifiques, éventuellement commanditées à des
organismes extérieurs (universités et centres de recherche indépendants), non seulement elles
étaient principalement transversales ou plus qualitatives (portant plus sur les effets des
politiques ou les modalités de mise en œuvre de certains dispositifs que sur des résultats ou

34
l’impact de ces dispositifs sur leur environnement), mais elles ont été en outre très peu prises
en compte (sinon lues) par les autorités en charge des dispositifs.

Deuxièmement, s’agissant des dispositifs appliqués à des quartiers, on doit bien constater que
cette échelle n’a que peu été prise en compte dans l’évaluation elle-même ; tout au plus a-t-on
évalué les relations entre les programmes et certains groupements ayant leur ancrage dans un
quartier (notamment dans le cadre de l’évaluation des contrats de sécurité en leur volet
partenariat et concertation).

Troisièmement, la démarche d’évaluation elle-même n’est pas sans expliquer en partie ce vide
relatif. En effet, entre politiques supra-locales et situations locales, les motivations de
l’évaluation peuvent avoir du mal à se rencontrer. La question posée et le référent auquel on
confronte une situation locale vont en effet déterminer fortement les résultats obtenus. Une
définition étroite, limitée à une insécurité comprise comme peur du crime par exemple, aura sa
réponse correspondante. De même, la réduction d’interactions complexes au niveau d’un
quartier à certaines d’entre elles, limite d’autant le type d’objectifs d’évaluation que l’on peut
se donner.

À cet égard, quatrième raison, il n’était de toute manière quasiment pas possible de réaliser une
évaluation sérieuse de ce type de dispositifs en termes d’efficacité. Pour ce faire, il faudrait
pouvoir vérifier l'adéquation entre les objectifs et les résultats obtenus, afin de savoir si les
premiers ont été atteints. En matière de politiques de sécurité, ces objectifs annoncés, et
supposés liés, sont la diminution du sentiment d’insécurité et la réduction de la petite
délinquance. D’une part, la notion d’insécurité, par nature complexe, n’a à peu de choses près
pas été définie préalablement même si quelques tentatives furent tentées, mais tardivement eu
égard au timing des initiatives politiques. Même chose en ce qui concerne une prétendue
mesure de son sentiment et de ses variations, qui comme tout sentiment est diffus et subjectif.
D’autre part, s’agissant d’évaluer l’évolution de la délinquance, il faut bien constater que les
outils utilisés par les autorités subsidiantes restent principalement les statistiques policières (les
Statistiques criminelles interpolicières intégrées ou les SCII), non moins sujettes à caution. Il
n’est en effet jamais inutile de rappeler que ces statistiques ne reflètent pour l’essentiel que
l’activité des services qui la produisent – en l’espèce les services policiers – et non un soi-
disant état de la criminalité. Non seulement parce qu’elles ne prennent en compte que les faits
qui parviennent à la connaissance de ces services, mais aussi parce que ces faits ne représentent
eux-mêmes qu’une fraction de certains types de phénomènes que l’activité policière et
judiciaire privilégie69. Les statistiques criminelles utilisées, présentées comme le reflet de la
délinquance, sont non seulement un leurre – si on ignore les fluctuations de la criminalité
“cachée” (le fameux chiffre noir), on ne peut savoir si la criminalité augmente ou diminue –,
mais ont pour conséquence de stigmatiser en la rendant visible un type de criminalité comme si
c’était la plus répandue.

À l’instar de la deuxième remarque, on se doit d’ajouter que les statistiques policières


(aujourd’hui centralisées à la police fédérale) ne sont pas ventilées par quartiers et servent donc
peu à une éventuelle évaluation des fluctuations de la criminalité, ou d’une criminalité
spécifique, à cette échelle. Si l’on voit dans certaines communes émerger des stratégies éparses
de scanning local (mini-enquêtes réalisées par les policiers de quartier auprès des habitants, par
exemple) ou de crime maping (mise en carte de faits constatés par la police) supposées pouvoir
se faire quasiment en temps réel, elles restent très douteuses au plan méthodologique,
inaccessibles aux personnes extérieures au corps de police et ne servent que rarement

69
Sur ces questions, voy. Robert, 1977 ; Hubert, Lacroix, Ponsaers, Tange, 1998.

35
l’évaluation mais davantage le travail de police opérationnel (les patrouilles orientées, par
exemple).

Enfin, dernière raison, la difficulté – ou l’absence – de la mise en œuvre de véritables


évaluations tient de la dispersion des subsides et des niveaux de pilotage des politiques
urbaines et de sécurité intéressant les quartiers. Cette situation a plusieurs conséquences : on
n’évalue que ce que l’on a financé, sans tenir compte des autres dispositifs et de leurs éventuels
effets ; on multiplie, parfois par manque de moyens, les petites évaluations, sur le court terme ;
les autres pratiques, souvent dispersées demeurent largement méconnues et enfin on omet des
données disponibles à un autre niveau de pouvoir, en particulier des données de
contextualisation (notamment à caractère socio-économique et démographique) indispensables
à toute évaluation pertinente (multi-level).

Restent, pour connaître les sentiments de la population et pour éventuellement pallier les biais
des statistiques, les quelques rares enquêtes de victimation. Deux exemples.

Premièrement, l’enquête la plus citée (et utilisée), et également la plus prometteuse en ce qui
concerne les quartiers, est le Moniteur de sécurité. Celui-ci malgré certaines limitations
méthodologiques un peu trop souvent occultées70, en est arrivé à d’étonnantes conclusions au
fil de ses administrations répétées. En ce qui concerne le sentiment d’insécurité et les
problèmes dans les quartiers, les personnes interrogées semblaient de manière récurrente
estimer que ce qui leur posait problème relevait d’abord de la vitesse des voitures non adaptée
au trafic, ensuite des déjections des chiens dans les rues et enfin de la conduite agressive dans
la circulation. La “ petite délinquance ” censée être à l’origine du sentiment d’insécurité dans
les quartiers ne vient qu’ensuite dans le classement des problèmes mentionnés, et encore s’agit-
il davantage des cambriolages, de vols de vélos et de vols dans les voitures plutôt que, par
exemple, de “ nuisances causées par des groupes de jeunes ” ou des faits de “ violence ou de
menace ” (autres items du Moniteur). Il faut mentionner que ces résultats, qui devaient
permettre de réorienter la politique en matière de sécurité (un des objectifs de l’évaluation),
n’ont pas tant servi à remettre en question la base même de cette politique (une des cibles
principales des politiques de sécurité restant les jeunes) qu’à créer de nouveaux dispositifs (les
nouveaux acteurs locaux de la sécurité publique, par exemple).

Deuxièmement, et dans la mesure où ses résultats recoupent en partie ceux du Moniteur (tout
en s’appuyant sur un dispositifs méthodologique bien plus solide), et parce qu’elle nous semble
présenter un certain intérêt en matière d’évaluation future de certaines initiatives au plan du
quartier, nous pouvons citer une recherche de l’université de Gand (Hebberecht, Hofman,
Philippeth, Colle, 1992). S’intéressant au développement d’une approche la plus complète
possible de la question de la criminalité dans les quartiers (tant les faits que leur perception71),

70
On peut citer, sans prétendre à l’exhaustivité la subjectivité des questions, le choix de réponses limité
(aucune des catégories proposée ne fait, par exemple, référence à autre chose que la délinquance ou les
‘incivilités’), les biais inhérents au questionnaire par téléphone, la représentativité restreinte de l’échantillon, le
choix, pour les Moniteurs locaux, de se concentrer sur les villes et communes bénéficiant d’un contrat de
sécurité, les lacunes en matière d’uniformité entre territoires locaux, la méconnaissance du contexte local, le
peu d’implication des utilisateurs locaux dans la construction du moniteur, le caractère réduit des possibilités
d’exploitation locale, les difficultés de mise en relations de ses résultats avec les données SCII, etc.
71
S’inscrivant dans le “ carré criminologique ” d’une construction sociale de la criminalité (l’intervention de
l’Etat ; la communauté avec ses attitudes, sentiments, perceptions et mécanismes de contrôle social informel ;
les auteurs d’infractions ; les victimes d’infractions), diverses démarches vont être nécessaires et combinées :
l’analyse historique et sociologique des quartiers investigués ; une enquête de population ; analyse sur base
d’éléments de la statistique policière intégrée ; analyse sur base de l’analyse de rapports (meldverslagen) et de
procès-verbaux.

36
cette recherche offre certains résultats pouvant servir de point de départ au repérage de
certaines évolutions (du moins dans les quartiers étudiés)72.

Ces travaux portaient sur quatre quartiers de Gand : un populaire traditionnel, un populaire
multi-ethnique, un de classe moyenne, un résidentiel. Menés dès 1987, ils préfigurent même
quelques résultats du Moniteur de sécurité. Il en ressort notamment que ce qui préoccupe le
plus les gens, ce n’est ni la criminalité, ni l’insécurité mais davantage les questions de pollution
de l’environnement et les problèmes liés à la circulation routière. Tout au plus, s’agissant de
délinquance l’inquiétude serait-elle plus grande dans les quartiers populaires. En ce qui
concerne la perception du risque d’être victime, le risque de victimisation par cambriolage et
vol serait davantage perçu dans le quartier résidentiel et celui de victimisation par vandalisme
et menaces dans le quartier de classe moyenne.

En définitive, en ce qui concerne la peur de la criminalité, l’angoisse serait plus forte


concernant les risques de pollution ou de délits patrimoniaux. Et pourtant, dès lors qu’il s’agit
d’aborder les comportements d’évitement et de sécurisation, il apparaît que pour une grande
majorité des personnes interrogées, “ une meilleure éducation, une plus grande surveillance des
jeunes et une politique de prévention sociale sont (…) des stratégies de prévention à
privilégier ”.

Si cette étude peut être qualifiée d’exemplative d’une vision large restant centrée sur la
question criminelle, combinant un intérêt pour les acteurs institutionnels comme pour les
publics ciblés de par leur appartenance à un quartier, elle intervient cependant avant ou au tout
début du développement d’initiatives en matière de sécurité et n’a pas été généralisée (ni
visiblement utilisée). En l’absence d’une actualisation périodique, elle ne saurait d’ailleurs être
présentée comme évaluative. D’ailleurs, évaluative de quoi ? Il est très délicat, même avec une
telle approche, de prétendre évaluer l’impact des programmes d’action au niveau d’un quartier,
à plus forte raison d’un dispositif spécifique. En effet, comment distinguer la contribution des
uns et des autres ? Tout au plus peut-on prétendre “ prendre le pouls ” du quartier et se faire
une idée plus précise de la nature et de l’évolution des interactions qui s’y produisent (y
compris celles suscitées par les initiatives développées) et de leur impact sur la perception de la
population et des acteurs institutionnels du quartier.

6. QUESTIONS SOULEVEES

À ce stade, et sans vouloir tendre à l’exhaustivité ou épuiser le sujet, plusieurs questions


peuvent être soulevées, non seulement quant à la prépondérance du “ quartier ” comme
territoire pertinent de mise en œuvre de politiques et de dispositifs lié à la question de
l’insécurité, qu’aux éventuels biais suscités par le cadre dans lequel s’inscrivent ces dispositifs.
Le choix du quartier comme territoire pertinent renvoie à la question maintes fois traitée de la
territorialisation des politiques publiques. Celle-ci s’inscrit dans l’idée selon laquelle les
nouvelles politiques (en l’occurrence de sécurité) doivent pouvoir s’adapter à leur terrain
immédiat. Pourtant, associée à la contractualisation, la localisation est davantage synonyme de
déconcentration que de décentralisation de ces politiques. En effet, la localisation et la
contractualisation sont plus des modes de subsidiation du fédéral (ou du régional) vers le local,
avec les évaluation et les réorientation que cela implique, qu’un accroissement de l’autonomie
communale. Si, comme le mettent en évidence certains auteurs, cette “ communalisation ”

72
Ces travaux serviront de base à la mise en place d’un point d’appui destiné à contextualiser les données telles
que SCII et Moniteur de sécurité.

37
(Réa, 1995, 54) est, entre autres, une réponse des États aux restrictions économiques et à la
limitation de leur capacité à réguler les orientations macroéconomiques (Cassese, Wright,
1996, 15), elle est aussi le moyen privilégié d’imposer au local des priorités venues d’en haut,
du fait que chaque subside s’accompagne de directives de plus en plus contraignantes. Elle a
pour effet que, si le local reste le maître d’œuvre des politiques de prévention, la définition et
l’organisation de celles-ci sont d’initiative supra-locale. Cette territorialisation au niveau des
communes n’est d’ailleurs pas sans effet sur la manière de traiter les problèmes, souvent définis
eux aussi au niveau central. Ainsi, comme le souligne Castel (1995, 426), le risque est grand de
voir le territoire choisi (commune quartier, îlot) définit comme un phénomène social total qui
se suffit à lui-même, alors qu’il ne maîtrise pas les paramètres nécessaires à la gestion de la
plupart des problématiques sociales, avec pour effet secondaire d’occulter les paramètres qui
lui échappent (comme cause ou comme solution au problème traité).
Quant aux quartiers, cette localisation, on l’a vu, s’accompagne souvent d’une hyper-
territorialisation à ce niveau. On justifie la mise en œuvre des actions de terrain dans des micro-
territoires par une logique de la “ gestion au plus près ”, dans un lieu par rapport auquel
s’opèrerait une identification sociale et favorisant “ la prise en compte par l'action publique de
la vie quotidienne des habitants, dans sa globalité ” (Behar, 2000, 87). Mais qui définit cette
“ vie quotidienne ” dont l’action publique doit tenir compte ? De fait, si le local reste
l’animateur et le coordinateur des politiques impulsées par le haut, le quartier lui, n’est que le
lieu d’application de ces politiques et les tentatives de promouvoir dans certains cas une forme
de concertation avec les habitants d’un quartier ne doivent pas camoufler le fait que cette
concertation – qui s’organise souvent alors que les décisions cruciales ont déjà été prises
ailleurs – permet surtout d’ajouter un “ supplément d'âme démocratique ” aux politiques
urbaines ou de neutraliser préventivement toute opposition (Rimbert, Mauger, 2002, 348).
D’autant que, on l’a vu, si ce sont toujours les pouvoirs publics qui dans les faits détiennent le
monopole des politiques applicables aux quartiers, ce sont également eux – et eux seuls - qui
décident quels quartiers feront l’objet de ces politiques.

Par ailleurs, ce “ succès ” du quartier a eu pour effet visible la multiplication des dispositifs sur
un même territoire. Ce n’est évidemment pas sans poser problème, surtout en Belgique, où
l’on ne connaît pas de véritable politique de la ville autonome, pluridisciplinaire et trans-
sectorielle. Ainsi, le développement d’un catalogue d’actions accompagné d’un émiettement
territorial des projets qui n’interagissent pas forcément continue de produire des effets bien
connus et encore peu conjurés : multiplication des acteurs impliquant une concurrence entre
leurs fonctions, leur statut ou encore leur niveau de formation ; partenariats parcellaires ou
inexistants marqués par la méfiance ou la méconnaissance des partenaires ; développement de
logiques d’intervention “ rivales ” ; création d’instances de concertation caractérisées par la
non-représentativité de leurs participants ou leur instrumentalisation, etc73. Dans ce cadre,
l’intégration de dispositifs de quartier sous le couvert de “ contrats ” s’apparente davantage à
une addition qu’à une intégration. Encore aujourd’hui les dispositifs de quartier reposent sur
une base législative minimale, sont souvent expérimentaux, ont une durée à court terme
(renouvelables sous condition d’évaluation souvent administrative) et leur fonctionnement
repose trop souvent sur l’énergie des acteurs de terrain (Mauger, Rimbert, 2002).

Mais, il existe encore d’autres effets liés à la territorialisation. Le premier est celui de la
stigmatisation. En délimitant des quartiers “ à risques ”, “ vulnérables ”, “ vétustes ”, on
marque négativement ceux-ci, stigmatisant par la même occasion les populations qui y vivent.
Dans ce cadre, le marquage spatial risque d’entraîner dans son sillage un marquage social,
différencié suivant les critères utilisés pour “ discriminer le quartier ” et le type de dispositifs
73
Pour un bilan, voy. Mary, 2003.

38
qu’on y implante. Il y aurait ainsi une géographie des “ mauvais ” quartiers à gérer et de
“ bons ” quartiers à protéger. Une pléthore de dispositifs d’encadrement des jeunes dans le
premier, la création d’une “ zone 30 ” dans le second, par exemple.

Certains auteurs vont plus loin dans leur analyse, en mettant en évidence que derrière cette
“ discrimination positive spatiale ” des quartiers se cache en réalité un ciblage de certaines
populations (Kaminski, 2003, 62). Ce constat est très clairement celui qui se dégage des
évaluations des dispositifs de police de proximité, pour lesquels, dans certains cas, la définition
d’une nouvelle territorialité du travail policier s’articule clairement à des catégories de
populations définies comme “ figures menaçantes ” (la population immigrée, les jeunes, les
“ précaires ”, les “ toxicomanes ”), définissant par la même occasion des communautés fictives
autour de territoires dont la reconstruction vient finalement occulter les problèmes qui les
affectent (Smeets, Strebelle, 2000, 195 ; Tange, 2001).

Pour d’autres auteurs, ce traitement inégalitaire camoufle, plutôt qu’il ne solutionne, des
situations inégalitaires : “ Ce type de politique, en mettant l’accent sur l’individu (ou sur le
territoire) oublie le déterminisme social et propose de minimes corrections qui permettent le
maintien en place du système générateur d’inégalités ” (Hamzaoui, 1998). D’autant que la
multiplication et la concentration de projets dans un quartier, y compris des projets plus
“ communautaires ”, aussi positif que cela puisse être à première vue, peut avoir pour
conséquence d’isoler le quartier, de le couper de son maillage urbain, au risque de transformer
l’appartenance à un quartier en “ enracinement captif à l’intérieur du quartier ” (Schaut, 2003,
112). A contrario, dans d’autres quartiers, l’application d’une discrimination positive aura pour
effet de chasser les habitants originels pour en faire venir d’autres, moins “ problématiques ”.
C’est un des risques des projets de revitalisation des quartiers. Ils privilégient en effet souvent
des stratégies dites “ entrepreunariales ” visant avant tout à attirer de nouvelles populations
plus aisées dans des quartiers considérés comme ‘dégradés’ afin de permettre un
développement économique local, avec le risque de gentrification que cela suppose et le rejet
des “ pauvres ” à la périphérie des entités urbaines, sur le modèle des banlieues françaises
(Thibaut, 2001, 26). On le constate, il semble que le quartier comme base pertinente
d’application de dispositifs liées à la question de l’insécurité est à bien des égards souvent plus
le problème que la solution.
*
* *

39
7. BIBLIOGRAPHIE ET REFERENCES UTILES

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42
4. INSECURITE ET JEUNESSE
Les jeunes, entre figure de la menace et population insécurisée

par Yves CARTUYVELS74

1. DE QUOI PARLE-T-ON ? A PARTIR DE QUAND ?

1. Les jeunes, « pépinière des classes dangereuses » à la fin du 19e siècle

Fixer un point de départ à la problématique qui associe les jeunes et l'insécurité est difficile. On
pourrait dire ici, sans trop de craintes de se tromper, que toute société a toujours considéré
une partie de ces jeunes comme source de trouble, de déviance et d'insécurité. C'était déjà le
cas dans la Rome Antique !

Si on s'en tient à l'époque moderne, c'est sans doute au début du siècle que l'on constate,
partout dans le monde occidental, en Europe comme aux Etats-Unis, un regain d'intérêt, pour
ceux qu'on appellera communément les "pépinières des classes dangereuses". C'est l'époque
des réformes qui, aux Etats-Unis et au Canada, ainsi que dans divers pays européens dont la
Belgique, décident, en fonction d'un calendrier propre à chaque pays, d'infléchir le régime pénal
de la justice des mineurs dans une perspective plus éducative (par exemple Canada,
Allemagne) ou de lui substituer un modèle de "protection de l'enfance délinquante" (par
exemple Belgique, France, Portugal) inspirés des idéaux de la défense sociale75.

Quels sont les jeunes "privilégiés" ? Dès la fin du 19e siècle, ce sont principalement les jeunes
des "classes laborieuses" associées aux "classes dangereuses". Délinquants ou pré-délinquants,
sont visés ici ces jeunes parmi lesquels se recrutent "l'armée du vagabondage, de la prostitution
et du crime", soit des jeunes auxquels on attribue un "défaut de sens moral", lié soit à un
problème personnel soit à l'influence du milieu social, qui les expose presqu'inéluctablement à
tomber dans le crime. En France et en Belgique, aux Etats-Unis et au Canada, au Portugal ou
Espagne, en Angleterre ou en Italie, le discours que propage une nouvelle idéologie de
"défense sociale" associée à la naissance de la criminologie est largement le même76. Sa
principale caractéristique est sans doute l'ambivalence de l'image des jeunes qui est proposée :
perçus et présentés comme des figures de la dangerosité contre lesquels il faut protéger la

74
Séminaire Interdisciplinaire d’Etudes Juridiques, FUSL
75
Voyez Fr. TULKENS, Th. MOREAU, Droit de la jeunesse, Bruxelles, larcier, 2000.
76
Pour une comparaison entre la Belgique et le Canada, voyez J. TREPANNIER, Fr. TULKENS, Délinquance
et et protection de la jeunesse. Aux sources des lois belge et canadienne sur l’enfance, Paris, Bruxelles, De
Boeck Université, 1996. Pour d'autres pays européens, voyez e.a. F. BAILLEAU, Y. CARTUYVELS (dir.), La
justice pénale des mineurs en Europe, Déviance et Société, 2002, n°3.

43
société, ces jeunes apparaissent aussi, sous l'influence de discours philanthropiques, comme des
jeunes fragilisés en danger de perdition morale qu'il faut sauver, éduquer, préserver et protéger
contre tous les dangers auxquels les soumet un milieu social particulièrement délétère sur le
plan moral. Si ces jeunes sont clairement désignés comme figure d'un danger social et source
d'insécurité pour la bonne société, il n'en apparaissent pas moins déjà aussi comme êtres
"insécurisés" dans un monde social dont on ne questionne pas les encore les logiques
inégalitaires et socialement discriminatoires, mais dont on reconnaît implicitement qu'il ne leur
fait guère de cadeaux.

Cette image floue de jeunes "dangereux" mais aussi "en danger" ne fera que gagner en
consistance avec le temps. Elle se renforce à mesure que se pose avec plus d'acuité dans divers
pays le problèmes des jeunes qui ne sont pas passés à l'acte délinquant mais dont la situation
sociale laisse préjuger qu'ils y parviendront. Ici encore, les Etats européens adopteront des
politiques différentes selon leurs sensibilités propres, prévoyant tantôt un régime commun pour
les enfants auteurs d'infractions et ceux qui ne sont pas encore passés à l'acte, tantôt deux
régimes différenciés en fonction de ce critère de distinction. Mais que le régime des enfants
délinquants et non-délinquants soit unifié ou non, partout se fait sentir une volonté identique :
celle de mettre en place des systèmes de "bienfaisance armée" à l'égard d'enfants "moralement
abandonnés", "enfants malheureux, victimes, enfants martyrs qui ont besoin d'un appui, d'un
refuge" pour défendre la société et défendre des jeunes "sans repères" contre eux-mêmes. Des
systèmes qui se traduisent bien souvent - c'est le cas en Belgique sous l'empire de la loi de
1912 de protection de l'enfance - par la mise à l'écart du mineur de son milieu familial (avec un
accroissement important du recours aux mesures de "déchéance paternelle") et une politique
qui privilégie, tant pour les mineurs délinquants que non-délinquants, le placement en
institution.

2. Du jeune « dangereux » au « mineur en danger » après la deuxième guerre mondiale

Après la deuxième guerre mondiale, la logique "protectionnelle" s'accentue dans un contexte


largement dominé par les idéaux de l'Etat social où la politique de la jeunesse apparaît comme
faisant partie de la politique sociale de l'Etat. S'ils restent associés à une figure de la
dangerosité ou de la menace qu'il faut contrôler, les jeunes déviants apparaissent de manière
plus accentuée dans leur dimension de fragilité, comme être en devenir qu'il convient d'aider à
grandir et à se faire une place dans la société. La figure du mineur "victime" de son milieu ou
des inégalités sociales pousse à remettre la responsabilité de la déviance des jeunes du côté de
la société ("une société a les jeunes qu'elle mérite") et à étendre à des jeunes vulnérables sur le
plan social un projet politique de "protection de la jeunesse en danger" et d'émancipation
sociale qui aura ses heures de gloire dans les années 1960 et 197077. Dans un modèle de
société qui prône la mutualisation des risques, les jeunes apparaissent clairement comme
insécurisés et menacés, victimes d'un jeu social qui tend à reproduire dès le plus jeune âge les
inégalités entre catégories sociales de citoyens; au point, diront certains à propos de la loi
belge de 1965 relative à la protection de la jeunesse, que l'on passe "de l'état dangereux que
l'on cherchait à enrayer pour mieux défendre la société contre la délinquance, vers l'état de
péril pour le mineur, pour son intérêt et pour son droit à un développement normal comme
personne78. Par ailleurs, l'insécurité des jeunes est également soulignée dans leurs relations aux
institutions et notamment aux appareils de contrôle social (police, justice). Bref, si le jeune en

77
Voyez par exemple, C. DE TROY, F. TULKENS, M. van de KERCHOVE dir.), Délinquance des jeunes.
Politiques et interventions, Bruxelles, Story Scientia, 1986.
78
S. Huynen, De nouveaux horizons pour la protection de la jeunesse, Revue de Droit Pénal et de
Criminologie, 1967, n°2, pp. 183-202.

44
déviance reste une source d'insécurité pour la société, la vision de la "menace" se complexifie
pour souligner que ces jeunes "menaçants" sont aussi "menacés". La conviction émerge, à cette
époque, qu'on ne peut faire l'impasse pour traiter la problématique de l'insécurité créée par les
jeunes ni sur l'insécurité existentielle ni sur l'insécurité matérielle que certains d'entre eux vivent
au quotidien.

3. Le retour du jeune comme figure de la menace dans les années 1990


Cette imagerie de la menace va à nouveau basculer vers l'autre pôle, celui des jeunes comme
source d'insécurité, dès la fin des années 1980. Dans un contexte socio-politique marqué par le
recul généralisé des idéaux collectifs et des principes de solidarité, la montée de
l'individualisme et de l'intolérance, mais peut-être aussi par un vieillissement important de la
population et une lutte pour le bien-être entre les générations, l'accent sur l'égalité de principe
entre les individus et la responsabilité individuelle modifie le regard sur la déviance des
jeunes79. La "victimisation" dont ils ont bénéficié sous l'emprise d'un discours jugé trop
complaisant sur leur "vulnérabilité sociale" (Walgrave) s'estompe face à la montée des
revendications des vraies "victimes" (souvent plus âgées) et l'envol du discours sur l'insécurité
très largement associé à la figure des jeunes, aux côtés des usagers de drogues ou
"toxicomanes", des immigrés, voire des réfugiés. Les « émeutes de jeunes » de 1991 - éclatant
devant une discothèque à laquelle les « étrangers » n’avaient pas accès - ont manifesté
l'irruption sur la scène sociale de cette nouvelle classe populaire, parfois perçue et stigmatisée
comme une « classe dangereuse » qu’il s’agit de contrôler. Les jeunes, et notamment ceux
issus de l'immigration, sont vite identifiés comme "figures du risque" contre lesquels il faut
protéger le groupe social, dans un discours qui disqualifie désormais les analyses mettant
l'accent sur la vulnérabilité sociale des jeunes comme "angéliques", "utopistes" et contre-
productives pour les jeunes eux-mêmes. Les temps sont à nouveau à une perception des jeunes
comme facteur d'insécurité qu'il s'agit de contrôler, voire d'invisibiliser. Ici encore, le
phénomène n'est pas propre à la Belgique mais se constate dans divers pays européens80.

Que conclure sur ce point ? L'ambiguïté du statut des jeunes "déviants" est une des
caractéristiques majeures de l'imagerie construite et véhiculée tout au long du XXe siècle
autour des jeunes "à problèmes". Selon un jeu de balancier lié aux accents différents des
projets politique et social et aux valeurs qu'ils portent (solidarisme ou individualisme, accent
sur la responsabilité collective ou sur la responsabilité individuelle, confiance dans l'avenir ou
peurs collectives et souci de réduction des risques), les jeunes oscillent entre un statut de
dangerosité et de vulnérabilité, entre l'image du jeune source d'insécurité pour la collectivité et
celle du jeune "insécurisé" par les évolutions d'un jeu social inégalitaire et sans pitié pour les
plus vulnérables sur le plan social. Ce dualisme des images est évidemment fondamental, dans
la mesure où la priorité accordée à un regard ou à l'autre aboutit à des représentations très
différentes de la jeunesse comme source ou victime de l'insécurité, à de schémas explicatifs
diversifiés de leur déviance et à des projets politiques parfois opposés pour répondre à la
question des mineurs perçus comme problématiques. Qui est insécurisé et par quoi ? Qui est
insécurisant et pour qui ? Il y a là des questions fondamentales dont l'histoire montre, d'une
part, qu'elles n'ont pas toujours reçu les mêmes réponses, d'autre part, que ces réponses ne sont
pas nécessairement liées à des "faits objectifs" mais bien souvent plutôt à des jugements de
valeurs sous-tendus par une vision du projet social.

79
Pour une analyse en ce sens, voyez Ph. MARY, Délinquant, délinquance et insécurité. Un demi-siècle de
traitement en Belgique (1944-1977), Bruxelles, Bruylant, 1998.
80
Voyez Y. CARTUYVELS, Fr. BAILLEAU, Les évolutions de la justice pénale en Europe : enjeux et
perspectives, Rapport pour le Conseil de l'Europe, Strasbourg, 2003 (à paraître).

45
Par ailleurs, d'autres questions relatives à l'insécurité liée aux jeunes font régulièrement retour à
travers l'histoire. Nous en relevons trois, pour mémoire, sans pouvoir les développer outre
mesure ici :
1. La question de l'âge des jeunes perçus comme source d'insécurité. De manière récurrente et
pratiquement à toutes les époques, on entend la dénonciation d'une baisse de l'âge de la
criminalité des jeunes et donc des jeunes comme source d'insécurité. En l’absence de
statistiques judiciaires fiables, il est difficile de se faire une idée exacte sur cette question,
même si une recherche récente menée sur les pratiques des magistrats du parquet et des juges
de la jeunesse laisse apparaître que l’âge de la majorité des jeunes judiciarisés oscille entre 14
et 18 ans81. A cet égard, on constate que l'âge de la responsabilité pénale ou "para-pénale" des
mineurs (dans les pays qui n'ont pas officiellement de justice "pénale" pour les mineurs) oscille
selon les pays et selon les époques. Comme si, face à des situations probablement assez
semblables, on avait pas, ici et là, la même lecture de cette "précocité croissante" de la
déviance des jeunes et de leur responsabilité dans les situations problématiques. A l'autre bout
de la chaîne des âges, la question des grands adolescents, entre 16 ans et 25 ans, a
régulièrement fait l'objet de débats. Perçus comme figures particulièrement insécurisantes, les
grands adolescents traînent une image de « dangerosité » qui oblitère souvent l'extrême
vulnérabilité d'un grand nombre d'entre eux, à un âge où s'ouvrent (ou se ferment, ce qui est
plus souvent le cas pour eux) les portes de la vie professionnelle.

2. Le problème des "bandes de jeunes". Ici encore, le thème est récurrent dans la littérature et
refait régulièrement surface, à différentes périodes de l'histoire, même si les concepts de
"bande", de "groupe particulier" ou de "noyau dur" sont peu précis et recouvrent souvent des
associations occasionnelles plus que des structures véritablement organisées. Il convient donc
de relativiser le terme de « bandes ». Dès qu’on utilise ce terme qu’affectionnent les médias et
les services policiers, on « joue à se faire peur ». On imagine en effet immédiatement des
bandes délinquantes, prêtes à toutes les violences et à toutes les transgressions. Or la bande,
c’est avant tout un espace de socialisation, un espace où le jeune prend distance avec ses pères
et se retrouve avec ses pairs. Que l’on pense à la « bande de copains » ou à la « bande du coin
de la rue » là où des adolescents se retrouvent entre eux. En cela, se retrouver en « bande »
est un phénomène normal de l’adolescence et de la jeunesse, une manière comme une autre de
se chercher une identité face au monde des adultes.

Tout groupe social génère ses propres bandes. Les étudiants universitaires qui, au travers de
leur cercles étudiants et de leurs régionales, ont leur propre rituel de « baptême », braillent
dans les rues (« c’est nous, la faculté des sciences économiques »), et à l’occasion, aspergent
les passants d’œufs et de farines, ne constituent ils pas une « bande » ? C’est d’ailleurs souvent
au sein de ces « bandes » que les futures élites se constituent le réseau social qui sera utile à la
suite de leur carrière ! Les supporteurs des club de football qui arborent les couleurs de leur
équipe, forment un « kop », se retrouvent tous les WE au stade, provoquent les supporteurs
des autres équipes ne constituent-ils pas une bande ? On pourrait ainsi multiplier les exemples
et les illustrations. Un sociologue parle même du « temps des tribus » pour caractériser

81
Ch. VANNESTE et allii, Les décisions prises par les magistrats du parquet et les juges de la jeunesse à
l’égard des mineurs délinquants, Rapport final de recherche, INCC, juin 2001. Pour une synthèse des résultats,
voyez C. VANESTE, Une recherche sur les décisions prises par les magistrats du parquet et les juges de la
jeunesse, Journal du droit des Jeunes, 2001, n°207, pp. 5-12 et C. VANNESTE, Les logiques décisionnelles
des magistrats du parquet et des juges de la jeunesse à l’égard des mineurs délinquants, Revue de Droit Pénal
et de Criminologie, 2003, n°2, pp. 225-251.

46
l’époque « post-moderne » actuelle82. Dans une société marquée par l’individualisme, se
retrouver en bandes (sur base d’une affinité musicale (punk, rock…), d’un look (« gothique »,
baba cool »…) est une manière de se trouver une identité.

Chaque époque historique a ses bandes. Aussi loin que l’on remonte dans la littérature, on
trouve des référence aux phénomènes des bandes de jeunes, généralement sur un ton
catastrophiste signalant « l’augmentation de la délinquance juvénile ». Dans un ouvrage paru
en 1909, un certain Duprat énumère déjà les méfaits de la civilisation industrielle et urbaine, la
dissolution des familles et la perversion de l’opinion publique. « Les bandes de jeunes en 1909
faisaient beaucoup parler d’elles. Les « Saute-aux-pattes de la Glacière », les « chevaliers du
sac »,, les « Demi-siphons » de la Ménilmuche ». se singularisaient en portant une coiffure dite
« en botte de mouton » : les cheveux pommadés et relevés sur la nuque, mode qui succédait
d’ailleurs à l’ accroche-cœur et aux rouflaquettes ». On peut également citer le célèbre ouvrage
« Street corner society », la “société du coin de la rue” qui décrit l’organisation des bandes au
sein de la communauté italienne de Boston aux USA en 1925.

A la fin des années 50, l’apparition des bandes de blousons noirs indiquait un moment
particulier de la société occidentale. Les blousons noirs étaient à la fois des jeunes et des
ouvriers. Jeunes, ils s’identifiaient à la montée d’une classe d’âge, se reconnaissaient dans une
mode, un style, une revendication d’autonomie et d’expérience spécifique. Comme les autres
jeunes, les blousons noirs découvraient le rock, les modes venues d’Amérique et le « droit »
d’être jeune. Mais les blousons noirs sont aussi des jeunes ouvriers adhérant à la culture t aux
valeurs de leur classe. Ils sont aussi contraints au travail précoce qui les prive en fait de leur
jeunesse ? Ils gèrent alors cette dualité en constituant le territoire propre de la bande, hostile au
conformisme des « yéyés » comme au contraintes de la conditions ouvrière. Jeunes, ils sont
opposés aux adultes ; ouvriers, ils sont hostiles au conformisme des images de la jeunesse
associées aux classes moyennes. Ils imitent les « idoles » les plus sauvages », les moins
récupérables. Au fil des années, avec l’effritement du monde ouvrier, avec sa dislocation
économique et son envahissement par les images et les valeurs des médias, avec l’allongement
de la scolarité, les bandes de blousons noirs ont disparus.

Une étude réalisée à la fin des années 8083 compare les bandes de jeunes à Seraing, dans la
banlieue industrielle liégeoise, et les bandes de jeunes des cités H.L.M en France. Alors qu’à
Seraing, les jeunes restent encore imprégnés de références au mouvement ouvrier qui leur
donne une certaine conscience de classe (« ils savent qu’ils sont du monde ouvrier, se
différencient des jeunes bourgeois ), les jeunes des grandes cités H.L.M en France apparaissent
sans repères. Ils se sentent exclus et ont la « rage ». La « Galère », c’est l’expérience des
jeunes auxquelles plus aucune idéologie ne parvient à donner du sens. Dans ce monde de la
« galère », des réseaux lâches de relations remplacent les bandes organisées. Les affinités
électives se substituent aux solidarités imposées. Comme l’indique François Dubet, il y avait
quelque chose de positif dans cette mort des bandes : n’ayant plus de communauté ni d’identité
à défendre, les jeunes ont paru échapper à la vague raciste et se sont souvent reconnus dans le
slogan « Touche pas à mon pote ».

Aujourd’hui par contre, ce qui semble se constituer, - assez clairement dans l’espace français,
mais c’est également l’avis d’observateurs en Belgique, ce sont des bandes non plus sur une
base sociale (comme à l’époque des « blousons noirs » qui se sentaient partie prenante de la

82
Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés modernes, Ed. La table
ronde, Paris, 1988.
83
François DUBET, La galère. Jeunes en survie, Fayard, Paris, 1987.

47
classe ouvrière), mais sur une base purement « ethnique » : les jeunes « arabes », les jeunes
« turcs », les jeunes « black », les jeunes « belges ». Les « zoulous », les « beurs », les
skinhead ou la bande des « petits blancs »» (que l’on retrouve notamment dans les kops de
foot) apparaissent comme autant d’expressions communautaires. Lorsqu’il n’y a plus de
repères sociaux, c’est sur base de la couleur de la peau ou de son appartenance religieuse ou
communautaire que l’on s’identifie et que l’on cherche à faire reconnaître son identité face aux
« autres ».

C’est aussi la contamination du modèle américain où, depuis longtemps, les bandes (« les
gangs ») sont organisés sur base des appartenances ethniques (« les blacks », les « latinos », les
« petits blancs »), ce qui correspond à une société organisée comme une juxtaposition de
communautés fermées les unes par rapport aux autres. Nous n’en sommes pas là en Belgique
où il y a davantage de mixité sociale et culturelle, même si la société belge n’est pas immunisée
contre l’exacerbation des tensions communautaires. Le constat sociologique est en tout cas
que plus une société est « fermée » (socialement, culturellement), plus le territoire des bandes
sera important. Lorsqu’un jeune que son identité est dénigrée ou stigmatisée, il n’a souvent
d’autre choix que de « chercher refuge » auprès de ceux qui partagent la même expérience que
lui. Il en va de même sur le plan économique où la « bande », avec ses « bizness » et ses petits
trafics, apparaît parfois comme un substitut à des canaux de promotion bouchés.

3. L'augmentation croissante de la délinquance juvénile ou sa part croissante dans la criminalité


globale. Ici encore, l'argument revient régulièrement, même si l’absence de statistiques
judiciaires rend l’analyse difficile.

2. LES MODELES EXPLICATIFS DE LA DEVIANCE DES JEUNES

On peut ici, sans aucune prétention à l'exhaustivité, globalement proposer trois types de
modèles explicatifs de la délinquance des adultes dont on trouve des applications pour
expliquer la déviance des mineurs. Ces modèles, étiologique, de la réaction sociale, du choix
rationnel, ont chacun joué un rôle prépondérant à une époque donnée, ce qui ne signifie pas
qu'ils aient été en situation de monopole ni qu'il se fassent aujourd'hui concurrence.

1. Le modèle étiologique et le souci de « réformation morale » des jeunes

Le modèle étiologique, axé sur la recherche des causes du crime, domine de la fin du XIXe
siècle aux années 1950. Il est contemporain des heures de gloire de la "défense sociale" et des
premiers temps de la criminologie, aussi appelée criminologie "étiologique" ou du "passage à
l'acte". Dans la justice pénale des adultes, il porte la vision du criminel comme prédisposé au
crime par l'existence d'une personnalité particulière façonnée par des facteurs d'ordre
biologique parfois, sociaux ou moraux le plus souvent. C'est donc dans le criminel qu'il faut
chercher la cause du crime, le "passage à l'acte" s'expliquant régulièrement par un manque de
"sens moral". Les discours, à l'époque, sur les "influences pernicieuses" subies par les jeunes,
les "germes morbides" décelables chez l'enfant ou encore "ses instincts vicieux" renvoient
clairement au même schéma explicatif. Le jeune passe à l'acte en raison d'une absence ou d'une
déficience de moralité qui explique son "état dangereux" et dont la cause est liée à la personne
de l'enfant ou à son milieu; c'est d'ailleurs sur la réformation morale du jeune qu'il faudra agir
pour l'empêcher de sombrer dans la délinquance. Même si on lui reconnaît des causes sociales,

48
le siège de la déviance est donc bien l'individu porteur de germes néfastes et c'est sur lui (et
non sur les causes sociales) qu'il faut agir.

2. La « vulnérabilitié sociale » comme source de la déviance des jeunes

Dans les années 1960, le modèle étiologique est concurrencé par le modèle ou paradigme de la
"réaction sociale". D'inspiration sociologique, ce modèle prend l'exact contre-pied du premier
en refusant toute "naturalisation" du criminel et en mettant l'accent sur le rôle de la loi et des
appareils de la justice pénale dans la construction de la déviance. Est déviant celui qui commet
un acte défini comme infraction par la loi pénale (et tous les actes "problématiques" dans une
société ne sont pas définis comme tels) et qui ressort avec "l'étiquette" de déviant ou de
délinquant à l'issue de sa confrontation avec le système de justice pénale (ce qui n'est pas le cas
de tous ceux qui se frottent à la machine). Dans cette perspective, l'accent est mis de manière
plus importante sur le rôle de la société dans la définition de la déviance et dans la création de
filières pénales discriminatoires qui orientent certaines catégories de populations vers un
système pénal où se construit une identité de déviant. Cette perspective "interactionniste" (au
sens où elle met l'accent sur le jeu des interactions entre les appareils d'état et les citoyens dans
la création du statut de déviant) sera dominante dans l'explication du crime à partir des années
1960. En matière de jeunesse, on peut lui rattacher la théorie de L. Walgrave sur la
"vulnérabilité sociale"84 des jeunes qui ont affaire à la justice des mineurs. Pour Walgrave, la
cause de la déviance pour de nombreux jeunes réside dans un processus d'exclusion en spirale
que ces derniers rencontrent dans leur confrontation aux différents dispositifs de socialisation
(famille, école, mouvements de jeunesse, etc.). Précaires sur le plan économique et social,
régulièrement exclus, ces jeunes se construisent une image de soi négative et finissent pas
s'identifier à une sous-culture déviante. Dans cette perspective, la responsabilité des appareils
de socialisation dans la création de la déviance est clairement mise en cause, de même que
l'"étiquettage" et l'identification au rôle de déviant produit par le système judiciaire. C'est ce
type d'analyse que l'on trouve toujours aujourd'hui chez ceux qui, plutôt que de chercher des
variables explicatives de type « étiologique » (par exemple la nationalité ou l’origine
« allochtone » de certains jeunes) évoquent une "délinquance d'exclusion" liée à une situation
de précarité socio-économique et soulignent la « surcriminalisation » dont font l’objet certains
groupes plus visibles et surveillés (les jeunes d’origine immigrée)85, défendent un principe de
"prévention radicale" (qui passe par l'amélioration de l'action de ces appareils de
socialisation)86 ou proposent le recours au judiciaire en dernière instance pour répondre à la
déviance des jeunes87.

3. Le modèle responsabilisant

Dans le contexte contemporain, marqué par le retour d'un discours sur l'insécurité produite par
les jeunes et vécue par le reste de la population, cette image des jeunes socialement vulnérables
connaît un double bougé : d'une part, l'accent est mis de manière plus forte sur la responsabilité
des jeunes dans leur trajectoire, y compris lorsqu'elle est déviante. Perçu comme un adulte en

84
L. WALGRAVE, Déliquance systématisée des jeunes et vulnérabilité sociale. Essai de construction d’une
théorie intégrative, Genève, Médecine et Hygiène, 1992.
85
Voyez, par ex. L. WALGRAVE, C. VERCAIGNE, La délinquance des jeunes autochtones et allochtones à
Bruxelles, in BASTENIER et alli, Mon délit ? Mon origine. Criminalité et criminalisation de l’immigration,
Bruxelles, ed ; de Boeck, 2001, pp. 88-111.
86
N. VETTENBURG, Jeugddelinquentie en preventie, in P. GORIS, D. KAMINSKI (red.), Preventie en het
paars-groene veiligheidsbeleid, Bruxelles, 2003, pp. 191-205.
87
Cf. l'idéologie de la "déjudiciarisation" de l'aide aux mineurs non-délinquants dans les années 1980.

49
miniature, le jeune est présenté comme un "acteur rationnel"88 capable de choix qu'il est prié
d'assumer comme n'importe qui. Plus il avance en âge, plus ce discours "responsabilisant"
prend de l'amplitude; d'autre part, le modèle étiologique qui met l'accent sur l'existence d'une
personnalité particulière refait surface pour expliquer la déviance de certains jeunes
"psychiatrisables". Dans les deux cas de figure, le discours sur les causes nous ramène du côté
du jeune et favorise, qu'il soit responsable dans le premier cas ou en partie irresponsable dans
le second, des solutions de protection de la société et de mise à l'écart des jeunes pour "réduire
les risques" qu'ils représentent.

3. TYPOLOGIE DE REPONSES APPORTEES A LA DEVIANCE DES JEUNES

Les modèles de réponse proposés ne sont pas de pures constructions théoriques basées sur des
modélisations mathématiques. Ils apparaissent dans des contextes historiques donnés, sont
souvent liés à un projet social dont ils portent les valeurs, et traduisent une certaine lecture de
l'insécurité et de la place fait aux jeunes dans cette problématique. Ceci explique que les
modèles soient souvent conflictuels et puissent donner lieu à des conflits sérieux, même si les
écarts entre les solutions qu'ils proposent ne sont pas toujours aussi importants dans la pratique
(ce qui ne signifie pas qu'ils soient toujours insignifiants). On peut aujourd'hui distinguer trois
modèles principaux de réponse à la déviance des jeunes :

1. La logique protectionnelle

Le modèle protectionnel, introduit dans des multiples pays au tournant du siècle passé, est un
produit de la "défense sociale" et de sa lecture "étiologique" de la délinquance des jeunes. Il
prend appui sur le constat de l'échec des réponses pénales antérieures et sur les impasses que
rencontrent les juges chargés, dans la logique pénale, d'évaluer la responsabilité des mineurs (à
partir de quand une jeune en construction identitaire est-il vraiment responsable de ses actes ?
Peut-on fixer une barrière d'âge abstraite ? Que faire des jeunes "non responsables" mais
dangereux ?). Dès lors, on considère qu'il vaut mieux "protéger" les enfants, responsable sou
non, dont la déviance (qu'elle se manifeste par un acte infractionnel ou, très vite, par un "état"
dangereux tel que le vagabondage ou l'appartenance à une famille marginalisée) est perçue
comme le "symptôme" d'un danger moral de perdition. Il faudra désormais les "traiter" dans
une perspective de réformation morale pour mieux préserver l'ordre social et défendre la
société contre des crimes futurs. Se dégageant du modèle pénal classique qui fonde la peine sur
un calcul "tarifié" lié à la gravité de l'acte, le modèle protectionnel privilégie une justice plus
"souple", qualifiée de "paternelle", articulée autour d'un magistrat spécialisé (le juge des
enfants en Belgique) doté de pouvoirs importants. Ce dernier prend des "mesures"
individualisées dont la durée est indéterminée, liée à l'évolution du mineur. Il se fait aider par
des "experts", recourt au diagnostic scientifique pour éclairer sa décision et prend appui sur
des acteurs spécialisés pour l'aider dans la recherche et le suivi de mesures adaptées à l'état du
mineur. En deux mots, il s'agit d'un modèle de justice "tutélaire" qui table sur une relation de
confiance entre le juge et le mineur, mais aussi d'une "justice d'expertise" qui se veut "éclairée"
et dont la visée est "prospective", ou orientée sur le futur. Ce modèle protectionnel va
s'imposer largement en Europe au cours du XXe siècle, même s'il le fait avec des variantes
selon les pays, leur évolution historique et leurs spécificités culturelles89. Dans les années 1960,

88
I. POULET, Les conceptions de la personne et de la prévention en politique comparée, in D. KAMINSKI, P.
GORIS (red.), Prévention et politique de sécurité arc-en-ciel, Bruxelles, 2003, pp. 73-94.
89
Voyez Fr. BAILLEAU, Y. CARTUYVELS, op. cit. ;

50
il sera complété en Belgique par une logique mettant l'accent, autant que faire se peut, sur le
maintien du jeune dans son milieu et un souci de ne recourir aux solutions fortes (les diverses
formes de placement) qu'en dernière instance. L'insécurité provoquée par les jeunes et
l'insécurité vécue par les jeunes doit, autant que possible, se gérer in situ plutôt que déboucher
sur des mesures d'éloignement qui s'apparentent vite à un redoublement de l'exclusion et
alimentent une spirale de l'échec. Ce modèle protectionnel est remis en cause dans divers pays
européens depuis les années 1990, pour différents motifs. Sont régulièrement mis en cause
l'absence de garanties juridiques pour le mineur dans un système qui donne trop de marge de
manoeuvre au juge, son laxisme jugé déresponsabilisant pour les jeunes auteurs d'infractions
(et notamment les jeunes adultes), ses lenteurs, l'absence de place faite à la victime du fait
infractionnel.

2. Le modèle réparateur

Le modèle "restorative justice", aussi taxé de "réparateur" ou de "restaurateur" est lié à un


regain d'intérêt relativement récent pour la victime, que symbolise l'émergence de la
"victimologie" dans les années 1970. Ce modèle constitue une sorte d'"auberge espagnole"
dans la mesure où il abrite des contenus, des priorités et des projets assez différents en fonction
des héritages culturels. Dans le champ de la justice des mineurs, deux perspectives, nous
semble-t-il, sont dominantes : la première, incarnée en Belgique mais largement au-delà de nos
frontières, par L. Walgrave, est d'inspiration anglo-saxonne. Elle met l'accent sur la priorité de
la réparation à la victime des dommages causés par l'acte du mineur et propose l'adoption d'un
système moins centré sur la relation duelle "magistrat-jeune" dont la dimension pédagogique
est mise en doute. Dans cette approche, on insiste également sur les droits du mineur en
justice, sur les risques liés au pouvoir exorbitant d'un magistrat unique et sur le caractère
secondaire de la finalité éducative de l'intervention judiciaire90; la seconde, plus présente dans
le monde francophone, souligne la nécessité de réparer le dommage à la victime, mais dans un
cadre qui met l'accent sur la "médiation" entre l'auteur et la victime et maintient l'importance
sinon la priorité d'une finalité éducative pour ce dernier des mesures ou sanctions de
réparation91.

3. Le modèle sanctionnel

Le troisième modèle peut être qualifié de "sanctionnel". Il refait surface aujourd'hui dans un
contexte de "punitivité" marqué par la "réduction des risques", une critique de l'inefficacité du
système protectionnel face aux "noyaux durs" de jeunes déviants, une tendance à durcir la
réponse à la délinquance des mineurs (Belgique, France, Allemagne, Angleterre, Portugal).
Critiquant tant le "laxisme" du modèle protectionnel que son côté trop "fluide" et non
respecteux des droits du mineur en justice, le modèle sanctionnel se propose d'en revenir à plus
de "clarté" et de "transparence" pour tout le monde, les jeunes comme le public. Il privilégie
une sanction rapide, liée à l'acte et à sa gravité, ce qui se traduit par un recours croissant à
l'éloignement et à la détention et un recours plus prononcé que dans les deux autres modèles
aux références, aux images et aux principes du droit pénal des adultes92. On remarquera
toutefois que si ce vent "punitif" (populist punitiveness") gagne aujourd'hui du terrain en

90
L. WALGRAVE, De Bescherming voorbij, Antwerpen, Kluwer, 1980; IDEM, Herstelrecht, een derde weg
in het gerechtelijke antwoord op jeugddelinquentie, Panopticon, 1992, pp. 24-42; H. GEUDENS, W.
SCHELKENS, L. WALGRAVE, A la recherche d'un droit sanctionnel-restaurateur, Journal du Droit des
Jeunes, 1998, PP. 3-21.
91
M. VAILLANT, De la dette au don. La réparation pénale à l'égard des mineurs, Paris, ESF, 1994.
92
On en trouve un exemples avec l’Avant-projet de loi portant réponses au comportement délinquant des
mineurs déposé le 23 mai 2001 part le ministre de la Justice de l’époque, M. Verwilghen

51
Europe, c'est parfois à l'encontre des statistiques sur l'évolution de la délinquance des mineurs
(Angleterre), au prix d'écarts de lecture importants entre le monde politique et les médias d'une
part, les professionnels du secteur jeunesse de l'autre (Allemagne), ou encore avec des "filtres"
qui en atténuent la portée, liés au contexte culturel, aux traditions sociales et à l'histoire de
certains pays (Allemagne, Belgique, Ecosse)93.

A cela, on serait tenté d'ajouter un quatrième modèle, ou le "non-modèle". Il s'agit ici de ceux
qui regardent avec un brin de condescendance la "querelle des modèles" et estiment pouvoir se
passer de modèle comme guide de l'action. Un regard objectif sur la réalité devrait permettre
de dégager, au-delà des modèles, des solutions pragmatiques, concrètes et efficaces94. On
n'approfondira pas cette position, assez isolée dans le champ : elle repose sur un postulat
épistémologique à notre sens intenable qui consiste à croire qu'on puisse dégager un regard
"neutre", dégagé de présupposés et de valeurs, sur une problématique sociale comme la
déviance. Elle est en outre potentiellement aveugle aux courants qui la traversent ou à
l’idéologie qui la porte95.

Ces différents modèles sont bien aujourd'hui en compétition. Il faut néanmoins apporter une
double précision relative au lien entre modèle théorique et pratiques de terrain : d'une part, un
modèle est une représentation idéalisée qui a une vocation explicative, mais qui ne "colle"
jamais tout à fait avec le réel. La réalité est toujours plus complexe et traduit souvent le
recours à des éléments empruntés aux divers modèles. On parle ainsi à raison dans le champ de
la justice des mineurs "d'hybridation des modèles". Ainsi, si le modèle protectionnel a dominé
très largement et très officiellement la scène tout au long du 20e siècle, il inclut des éléments
du modèle restaurateur (avec la possibilité de recourir à des techniques de médiation ou de
réparation via des "sanctions alternatives" de nature diverse) et des éléments du modèle
sanctionnel (la gravité de l'acte étant un élément central dans la détermination de la mesure ou
de la sanction). Sur le terrain, les modèles s'interpénètrent et l'écart entre l'un ou l'autre modèle
est parfois plus une question de dosage entre les éléments de l'un ou de l'autre. D'autre part la
charge "symbolique" d'un modèle est importante. C'est régulièrement dans des périodes où l'on
brandit le spectre d'une "panique morale" qu'il est question de changer de modèle et l'effet
d'annonce apparaît parfois ici plus important que les changements réels opérés dans la
pratique96.

4. PROBLEMES ACTUELS

Dans le contexte actuel, la question de l'insécurité liée aux jeunes permet un certain nombre de
constats et pose un certain nombre de questions que l'on peut synthétiser comme suit :

93
Voyez A. CRAWFORD, La réforme de la justice des mineurs en Angleterre et au Pays de Galles, Déviance
et Société, 2002, n°3, pp. 387-402 et Fr. DUENKEL, Le droit pénal des mineurs en Allemagne : entre un
système de protection et de justice, Déviance et Société, 2002, n°3, pp. 297-314.
94
C était notamment la position défendue par le ministre de la Justice M. Verwilghen à propos de son avant-
projet de réforme de la loi relative à la protection de la jeunesse.
95
D. Kaminski souligne ainsi à juste titre que le « non-modèle » proposé par le ministere Verwilghen traduisait
assez fidèlement les idéaux d’une logique pénale rétributive ou « just desert » (D. KAMINSKI, Juger le fait,
juger la personne…où échapper à ce dilemme ? Journal du droit des Jeunes, 2001, n°209, pp. 8-13.
96
C'est ce que M. van de Kerchove appelait le "pouvoir mystificateur du langage".

52
1.Un vent punitif souffle sur la déviance des mineurs en Europe. Le constat (création de
prisons pour jeunes, débats sur la détention préventive, recours croissant aux peines plutôt
qu'aux mesures éducatives) est fait par le chercheurs en Allemagne, en Belgique, en France, au
Royaume-Uni, en Espagne ou au Portugal. Comme le montre A. Crawford pour l'Angleterre,
ce mouvement ne correspond pas nécessairement à un accroissement des chiffres de la
délinquance juvénile. Il peut être lié à une ou deux affaires spectaculaires (le meurtre du petit
Jamie Bulger en 1993) qui pèsent fortement sur l'opinion publique. Ceci peut expliquer
également l'écart de perception sur les réalités de la déviance des mineurs et la différence de
modèles proposés en réponse, entre les professionnels du secteur et les criminologues (souvent
marqués par une culture "éducative" ou "réparatrice") d'une part, les médias et le monde
politique, plus sensibles aux événements spectaculaires et à une logique sécuritaire et
répressive, d'autre part. On trouve des exemples de cet écart en Allemagne97, mais aussi en
Belgique avec la discussion qu'a suscitée en Belgique francophone d'abord, néérlandophone
ensuite, l'adoption de politiques de prévention sécuritaire dans les années 1990. A cet égard, se
pose la question d'une autonomisation croissante et préoccupante du discours politique et
médiatique à l'égard des relais de terrain98. Or qui mieux que ces derniers savent ce qui
"bouge" et ce qu'il faudrait adapter dans les politiques existantes ?

2. La logique judiciaire semble marquer, dans divers pays, un intérêt particulier pour les jeunes
de nationalité étrangère (issus de pays non-européens) ou d’origine étrangère. Ce constat est
valable pour la Belgique ou ces catégories de jeunes sont sur-représentés dans la population
judiciarisée. Ceci peut donne lieu à trois types d’explication : une explication « culturaliste »
qui souligne la « plus grande criminalité des jeunes allochtones » et en cherche la cause dans un
problème d’écart culturel ; une explication de type « social » qui souligne que si ces jeunes
sont sur-représentés, c’est qu’ils appartiennent en surnombre aux milieux paupérisés qui ont
toujours suralimentés la machine pénale ; une explication de type « réaction sociale » enfin qui
met l’accent sur la « sur-criminalisation » qui les touchent, en raison de la plus grande visibilité
de ces jeunes, du contrôle plus important dont ils font l’objet et de la moins grande sélectivité
des appareils de contrôle social à leur égard99.

3. Le recentrement actuel sur le jeune comme figure de danger social et sur une pénalité de
l'acte répond à la montée du discours de l'insécurité. Mais comme le souligne un chercheur
portugais, c'est peut-être aussi une solution de facilité100. Ce sont peut-être en effet aussi les
difficultés à travailler de manière efficace sur les facteurs de désocialisation et de
vulnérabilisation sociale des jeunes (logique protectionnelle) qui poussent à se recentrer sur le
fait commis et à adopter un discours responsabilisant qui renvoie la balle du côté du jeune.

4. On assiste à une criminalisation des "incivilités" liés aux comportements des jeunes, avec,
par exemple, la création de couvre-feux en Angleterre, l'interdiction des rassemblements sous
les porches des immeubles en France, les problèmes des jeunes en rue le soir en Espagne ou les
comportements problématiques dans les écoles en Suisse. Ceci pourrait nourrir l'hypothèse
que, derrière la question de l'insécurité liée aux jeunes, c'est aussi fondamentalement un

97
Voyez la recherche de C. VANNESTE et alli., op.cit. ;
98
Voyez Luc VAN CAMPENHOUDT, Yves CARTUYVELS, Françoise DIGNEFFE, Dan KAMINSKY,
Philippe MARY, Andrea REA (dirs.), Réponses à l’insécurité. Des discours aux pratiques, Bruxelles, Labor,
2000.
99
Voyez sur cette question A. BASTENIER et alli, Mon délit ? Mon origine. Criminalité et criminalisation de
l’immigration, Bruxelles, ed. de Boeck, 2001.
100
C. da AGRA, J. CASTRO, La justice des mineurs : l’expérience portugaise, Déviance et Société, 2002,
n°3, pp. 355-366.

53
problème de partage de l'espace public et des espaces semi-privés/semi-publics entre divers
groupes de populations (diverses générations ?) qui est en jeu.

5. On constate également, partout en Europe, un engouement croissant pour ce que d'aucuns


appellent la "troisième voie", soit un panel de mesures "alternatives" au placement censées
accélérer la réponse judiciaire et favoriser le déploiement d'une culture "réparatrice" en faisant
appel à des sanctions dans la communauté (Family Conferences, Youth Offenders Panels,
Médiation, réparation, etc.). Néanmoins, plusieurs chercheurs en Europe soulignent les
problèmes suivants : la culture restauratrice serait un "vernis" trop peu utilisé et largement
freiné par le discours sur l'insécurité qui favorise une logique plus répressive; les victimes ne
seraient pas nécessairement disposées à "jouer le jeu"; ces dispositifs favoriseraient un
processus de "net-widening" et de bifurcation, assurant l'extension de la réponse pénale au
travers d'un panel diversifié de réponses. Par ailleurs, l’écart entre l’engouement discursif pour
cette « 3e voie » et la réalité des pratiques semble important. En Belgique, les magistrats
semblent n’y recourir que de manière très mesurée. De même, ils resteraient peu sensibles,
dans leur prise de décision, à la question de la victime, plus sensibles au mineur, à ses faits ou à
sa situation101.

6. Les modalités d'intervention du système "jeunesse" se modifient considérablement. Adossé


au juge et à un secteur d'intervention spécialisé, le système prendrait appui aujourd'hui sur un
panel d'acteurs diversifiés, locaux et nationaux, publics et privés, dans une logique proche du
"réseau d'acteurs" et de contrôle local des "jeunes à risques". De même, il serait caractérisé,
dans certains pays de tradition romano-germanique, par la montée en puissance du parquet aux
côtés du juge de la jeunesse (Allemagne, France, Belgique) Le parquet remplirait de plus en
plus une fonction juridictionnelle, via l'utilisation de "mesures de diversion" pour des faits
moins graves, à juger plus rapidement et plus systématiquement. Ceci n’est pas sans
importance, dans la mesure où les membres du parquet et les magistrats du siège n’ont pas
nécessairement la même culture judiciaire ni les mêmes priorités. Ainsi, en Belgique, il semble
que si les magistrats du siège restent marqués par la logique « protectionnelle », orientant leurs
pratiques et leurs décisions essentiellement en fonction de la personne du mineur et de sa
situation, c’est beaucoup moins le cas des magistrats du parquet : ceux-ci seraient plus
sensibles aux faits, aux circonstances du délit et aux antécédents du mineur, se rapprochant
d’une culture plus « sanctionnelle » ou pénale.

7. L'impact du contexte historique, social et culturel semble jouer un rôle essentiel dans la
lecture de la déviance des mineurs et l'adoption des politiques en réponse. C'est ce que
souligne une chercheuse écossaise102 qui explique la résistance en Ecosse aux tendances
répressives perceptibles en Angleterre par l'existence d'une "culture civique" plus imprégnée
des valeurs de solidarité et de compréhension à l'égard des marginaux que chez le voisin
anglais, mais aussi par l'importance dans ce pays de la question constitutionnelle qui ferait
"diversion" par rapport au discours sur l'insécurité. Une grille de lecture identique pourrait sans
doute être appliquée en Belgique pour expliquer les différences de perception sur la déviance
des jeunes entre le Nord et le Sud du pays. De même, le passé historique de l'Allemagne
semble expliquer une certaine résistance à donner trop de pouvoirs aux policiers dans
l'exécution de mesures de diversion, alors qu'au Portugal, la dictature a longtemps freiné le
recours à une logique d'expertise scientifique dans la justice des mineurs.

101
Voyez la recherche de C. VANNESTE et alli., op.cit.
102
L. Mac ARA, L’évolution du système de justice pour les mineurs en Ecosse, Déviance et Société, 2002, n°3,
pp. 367-386.

54
8. Les jeunes sont paradoxalement peu écoutés. Comment vivent-ils leur désignation comme
source d’insécurité ? Quelles explications donnent-ils à leurs comportements problématiques ?
Quels types d’insécurité vivent-ils dans leurs interactions avec les adultes, avec les
représentants de la police ou de la justice ? Comment se situent-ils par rapport aux systèmes de
prise en charge dont ils font l’objet ? Il y aurait sans doute là des enseignements importants à
tirer103.

103
Une première ébauche de recherche en ce sens a été menée en Communauté Française de Belgique. Voyez
C. THIBAULT, I. DELENS-RAVENS, op. cit. ;

55
5. L’INSECURITE A L’ECOLE
par Abraham FRANSSEN104

1. CONTEXTUALISATION : L’INSECURITE A L’ECOLE : QUI EN PARLE ?

Pendant longtemps sans doute, l’univers scolaire a pu apparaître préservé des phénomènes de
violences et d’insécurité. L’institution scolaire a longtemps fait figure de sanctuaire, ayant la
capacité de légitimer et de faire respecter ses normes et ses codes, souvent plus « sévères » que
ceux prévalant à l’extérieur. C’est du moins l’image d’Epinal qui en est reconstruite a
posteriori : celle d’une école où l’autorité du maître était respectée, par les élèves autant que
par leurs parents, et où les seules formes de subversion prenaient la forme de « chahuts » (qui
étaient à l’école ce que le carnaval est à la société : un moment rituel et collectif de
transgression), et de "l’école buissonnière", qui n’était pas encore dénoncée comme étant du
"décrochage scolaire" .
Il ne faudrait pas non plus oublier que cette école parfois idéalisée, édifié sur base d’un ordre
de pouvoir et de savoir en continuité avec la société industrielle105, fondée sur la discipline - à
partir de règles générales abstraites, écrites, s’appliquant à tous, définissant des rôles bien
précis - et les disciplines- les savoirs avec leurs frontières et leur hiérarchie-, était
profondément inégalitaire, qu’elle reposait sur la ségrégation sociale des publics et que son
fonctionnement était « facilité » par l’exclusion massive des jeunes les moins « scolarisables »
qui la quittaient précocement et sans diplôme pour rejoindre « le monde du travail ». En outre,
l’institution scolaire permettait et légitimait l’usage de formes de coercition106 (stigmatisation,
punition, « coup de latte sur les doigts ») par les enseignants –auxquels les parents déléguaient
leur autorité parentale, alors qu’aujourd’hui de tels comportements punitifs susciteraient un
tollé.
Si l’imaginaire de la violence scolaire est présente depuis longtemps dans la production
cinématographique et télévisuelle des Etats-Unis (à travers l’imagerie du lycée en proie aux
« gangs » et aux règlements de compte parfois armés107), ce n’est, sur le plan européen et en
particulier dans l’espace francophone qu’à partir des années 80 que les phénomènes de
« violence à l’école » émerge dans l’espace public comme problème à part entière.

104
Centre d’Etudes Sociologiques, FUSL
105
L’organisation de l’école a décalqué celle de la société industrielle, tant sur le plan structurel (celui des
hiérarchies sociales et professionnelles) que sur le plan culturel (celui des identités, des normes et des valeurs
de référence) (Groetaers 97).
106
AU XIX ème siècle, en France, l’usage de la férule et du cachot constituait des châtiments et sévices infligés
aux élèves (CARON 1999) et l’armée a du intervenir dans les lycées prestigieux pour maîtriser des rixes entre
élèves (Crubelier 1979).
107
On en trouve une première illustration édifiante, dès 1948, dans le film « Graine de violence » où le climat
de peur provoqué par une bande de perturbateurs (harcèlement d’une enseignante, règlements de compte à la
sortie, « incivilités » ) est finalement endigué par l’action rédemptrice d’un enseignant – sous-officier de la
seconde guerre mondiale de retour dans le civil –, grâce à son courage physique et à son abnégation morale.

56
Sur le plan scientifique108 belge francophone, on en trouve un des premiers témoignages dans
la recherche de Hiernaux et Nizet, « Violence et ennui»109. Dans le fil des analyses de Pierre
Bourdieu sur la violence symbolique exercée par le système scolaire à l’encontre des jeunes de
milieu populaire, le propos de Nizet et Hiernaux indique l’inadéquation des structures et de la
culture scolaire par rapport à un public qui peut encore à l’époque être caractérisé par son
appartenance au « monde ouvrier et populaire» et par son « habitus propre » (valorisation du
travail manuel comme « vraie vie », codes linguistiques « restreints », rapport distant à la
culture littéraire……)
C’est par rapport à ce public de jeunes, précocement « dégoûtés » de l’institution scolaire tout
en étant porteur d’une « identité au travail » et d’une « culture du métier » que se mettent en
place au début des années 80 plusieurs initiatives « à la marge du système scolaire »110.
Rompant avec le cadre scolaire, instituant une relation éducative et pédagogique plus
participative et interpersonnelle, pratiquant une pédagogie du projet, valorisant l’apprentissage
par le travail, ces « marges à suivre » alimenteront en 1984 la mise en place des Centres
d’Enseignement à Horaire Réduit (qui seront par la suite dénommés Centre d’Enseignement et
de Formation en Alternance (CEFA)), aujourd’hui fréquentés par près de 4000 jeunes en
Communauté française de Belgique)
Restant quantitativement limité quant au nombre de jeunes qui le fréquentent et étant
largement vécu comme un stade supplémentaire de relégation, ce dispositif alternatif de
scolarisation (et de socialisation) accueillant les élèves qui ne « trouvaient pas leur place à
l’école » n’a pas empêché une généralisation de la problématisation de la « violence scolaire »
aux filières ordinaires du système ordinaire au cours des années 80 et 90.
S’il s’agit d’une tendance lourde, également observables dans d’autres systèmes scolaires en
Europe et renvoyant à des causes plus larges sur lesquelles nous reviendrons, pour la
Communauté française de Belgique, deux occurrences historiques semblent avoir fortement
contribué à cette montée en puissance des préoccupations liées à la violence à l’école.
Tout d’abord, l’allongement de l’obligation scolaire jusqu’à 18 ans (loi du 29 juin 1983) a
grandement contribué à problématiser les phénomènes de « décrochage scolaire » et de
« violences à l’école », en attirant l’attention sur la situation des jeunes qui, bien qu’ils y soient
désormais contraints111, ne trouvent pas à l’école un espace positif de construction de leur
identité.

108
Un rapide balayage sur les productions scientifiques traitant de violences dans les établissements scolaires
suffit à distinguer deux périodes : les décennies 1971980 où les travaux sont rares avec une plus forte
prévalence dans la littérature anglo-saxonne. Le début des années 1990 est marqué par une inflation des
recherches en Amérique du Nord, Australie et en Europe. Voir à ce propos : Cécile CARRA et Daniel
FAGGIANLELLI, Violences à l’école : tendances internationales de la recherche en sociologie, Déviance et
Société, 2003, n°2, pp 205-225.
109
Jean NIZET et Jean-Pierre HIERNAUX, Violence et ennui. Malaise dans les relations professeurs-élèves,
Paris, PUF, 1984.
110
Les plus emblématiques étant « L’atelier Marollien, le centre « Etangs Noirs », et l’ « APAJI » dont la
Fondation Roi Baudouin a rendu compte ( voyez Marges à suivre, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1983).
111
Il faut noter que avant d’être légale, l’obligation scolaire et l’allongement de la scolarité s’impose tout
d’abord aujourd’hui comme une contrainte économique, sociale et administrative. Sans diplôme, point de
salut. D’une certaine manière, la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à 18 ans n’a fait qu’entériner une
exigence plus globale portant sur le niveau de scolarisation requis comme condition minimale d’accès au
marché du travail … et d’inscription au chômage. On en veut pour indication la proportion importantes de
jeunes majeurs (chiffre) , âgés de plus de 18 ans donc et parfois jusqu’à 22 ans, qui continuent à fréquenter
l’enseignement secondaire alors même qu’ils n’y sont plus formellement contraint.

57
Ensuite, les conflits sociaux dans l’enseignement au cours de la décennie 1986 –1996 , dont la
mémoire reste vive parmi les enseignants, et surtout le fait que, du point de vue des
enseignants, ces conflits n’aient pas débouché sur une issue positive, semblent également avoir
fortement accentué la prégnance du malaise à l’école et de l’école, « malaise » dont le thème
de la violence apparaît comme une des expressions. Alors même que le système scolaire, tout
en accueillant plus longtemps les jeunes, se voyait réformer dans ses finalités et, en partie, dans
ses méthodes pédagogiques dans le sens d’une « école de la réussite », il était confronté à une
rationalisation importante de ces moyens (Val Duchesse, 1986, Communauté française, 1990
et 1995-1996). Aujourd’hui encore, de nombreux enseignants voient dans cette contradiction
entre réforme et rationalisation112, et surtout dans son impact négatif sur les acteurs scolaires,
une des sources de l’ « aggravation des difficultés ». C’est en tout cas clairement à partir du
début des années 90 que l’on constate que le thème de la violence, et en mode mineur celui de
l’insécurité à l’école, s’imposent comme un des topiques du discours de - et à propos de
l’école113. C’est de 1995 que datent les premières textes réglementaires officiels relatifs à la
violence scolaire en Communauté française114.
Une série d’incidents survenus ces dernières années, les plus exceptionnels et les plus graves,
comme l’agression d’une enseignante, le meurtre d’un adolescent par un condisciple,
l’agression anti-sémite dont a été victime un enseignant….ont ainsi eu une couverture
médiatique importante, tandis que plusieurs hebdomadaires faisaient leur « une » sur les « profs
en danger ». Si les faits ainsi médiatisés se concentrent sur quelques établissements
« bruxellois, en discrimination positive et accueillant un grand nombre d’élèves en difficultés »,
(Marcel Tricot, école de la Providence à Anderlecht, avec, pendant quelques jours,
l’engagement de gardes privés en vue de filtrer les entrées), ils semblent toutefois faire écho à
des expériences ou à tout le moins à des préoccupations115 plus largement ressenties au sein du
monde scolaire. En témoigne le développement de l’offre et de la demande de formation et
d’intervention en relation avec la gestion de la violence scolaire116, sans même évoquer les

112
Entre 1960 et 1970, le budget de l'enseignement avait augmenté, en moyenne, de 11,4% par an. Durant la
décennie suivante, la croissance s'était encore accélérée : 14,6% par an. Mais à partir de 1981, le budget
n'augmente plus que de 3,5% par an, soit moins que l'inflation moyenne. On retombe brutalement d'une
dépense publique qui avait atteint 6,9% du PNB en 1981 à 5,1% en 1990. Et pourtant, durant cette période, le
nombre total d'élèves a continué d'augmenter. Non pas à cause de la natalité, qui avait plutôt tendance à réduire
l'effectif scolaire, mais à cause de la prolongation de la scolarité obligatoire et à cause de l'augmentation
régulière des taux de scolarité avant et, surtout, après la durée de l'obligation scolaire. Au total, entre 1981 et
1987 les dépenses d'enseignement, pour les seules communautés française et germanophone, ont décru de 11
pour cent en termes réels. Pour 100 francs consacrés à chaque élève en 1981, la Communauté française ne
dépensait plus que 93 francs en 1990; la Communauté flamande 95,7 francs. ( Institut national de Statistiques
(Comptes nationaux) et calculs propres . OCDE, Examen, 1993, p 47-48.)
113
Ainsi le reportage « Journal de classe », diffusé à la RTBF en 1992 et consacré à la violence à l’école
annonce en introduction que « la violence a gagné les écoles. Une violence physique parfois, mais surtout une
violence verbale quotidienne qui mine le corps professoral. Les témoignages sont accablants et sont l’écho
d’une situation que l’on rencontre surtout dans l’enseignement professionnel ».
114
Arrêté du Gouvernement de la Communauté française octroyant un subside à l’Association pour la
Prévention de la Violence dans les Ecoles (03-04-1995)
115
Les intervenants sont ainsi parfois sollicités par des directions d’établissements qui se disent « pas encore
concerné par les phénomènes de violence », mais « néanmoins « préoccupés par ce qu’ils ont lu ou entendu » et
soucieux d’agir préventivement
116
Les principaux organismes dispensateurs de formation continue des enseignants en Communauté sont :
- le centre d’Auto-formation et de Formation Continuée (CAF Tihange-Huy)
- la Formation en Cours de carrière (FCC)
- le Conseil des Pouvoirs Organisateurs de l’Enseignement Officiel Neutre Subventionné (CEPEONS)
- la Fédération de l’Enseignement Secondaire Catholique (FeSEC)
- la Formation Continuée pour l’Enseignement Fondamental (FoCEF)

58
nombreuses « journées pédagogiques » organisées sur ce thème en écho au « malaise plus
global des enseignants ». Luc Van Campenhoudt, dans « Malaise et indiscipline à l’école », sur
base d’un travail d’analyse mené avec un groupe d’enseignants dont la demande initiale portait
sur la « montée de l’indiscipline » dans leur établissement, avait bien montré que, dans le cas de
cet établissement, la plainte généralisée à propos de l’indiscipline des élèves revoyait à la
définition du système de normes et au rôle de la direction au sein de l’établissement117.
Si la violence scolaire est spontanément associé au niveau d’enseignement secondaire, elle
apparaît d’autant plus choquante lorsqu’elle survient au niveau de l’école fondamentale. S’ils
ne sont pas inédits (« Tare ta gueule à la récré » chantait Alain Souchon en 1974), les
phénomènes de violence dans les cours de récréation font désormais l’objet d’un regard plus
indigné et dénonciateur que bienveillant et amusé, qu’il s’agisse de parents n’hésitant pas à
porter plainte (contre l’enfant agresseur, contre la direction pour défaut de surveillance) ou de
reportages consacrés au « jeu du bélier dans les cours de récréations ».

La préoccupation à l’égard de la violence s’est également manifestée à propos des agressions


verbales et physiques dont quelques enseignants ont été les victimes de la part de parents
d’élèves – conduisant à des arrêts de travail du corps enseignant des établissements concernés
en demande d’un plus grand soutien, moral et juridique autant que matériel, de la part des
« autorités ». On peut d’ailleurs relever que le système d’assistance en justice et /ou
psychologique d’urgence, dont bénéficiaient exclusivement les enseignants du secondaire
lorsqu’ils étaient victimes d’un acte de violence est désormais étendu aux enseignants de
l’enseignement fondamental.
De même, depuis quelques années, le phénomène des salles de classes vandalisées ou
incendiées pendant le week-end ou les périodes de congé tend à être présenté et ressenti
comme une transgression particulièrement traumatisante surtout lorsqu’il s’agit d’« une petite
école primaire » (gros plan sur les travaux d’enfants saccagés, indignation et incompréhension
des enseignants et des parents…).
Enfin, si la violence à l’école tend à être entendue comme celle exercée par les élèves envers
les enseignants, ou entre élèves, elle est plus rarement signalée comme celles exercée par les
adultes envers les enfants. En dehors même des « affaires de pédophilies » (ou de la suspicion
de telles affaires), de tels comportements (comportement inadéquat d’un enseignant, punition
humiliante), lorsqu’ils se produisent et sont rapportés, suscitent également une réprobation
sociale forte, indicatrice d’une même sensibilité des élèves et de leurs parents au « respect » de
leur intégrité que celle exprimée par les enseignants.
Si la gestion (prévention-réponse) de la violence scolaire s’effectue essentiellement au niveau
local, de la classe ou de l’établissement, elle tend depuis quelques années à s’afficher comme
une préoccupation politique et institutionnelle.
Ainsi, le document du Ministre Hazette « Prévention des violences en milieu scolaire,
communauté Wallonie/Bruxelles », d’octobre 1999 détaille les « faits violents » de divers types
et recommande aux équipes pédagogiques « les démarches pertinentes à adopter face à un
comportement gravement perturbateur ».
De même, dans la première mouture du « plan de sécurité » présenté en janvier 2000 par le
précédent Ministre de la Justice, Marc Verwilghen, plusieurs propositions poursuivent
explicitement un objectif de sécurisation des écoles, en évoquant notamment le « parrainage »

- la Fédération des Etablissements Libres Subventionnés Indépendants (FELSI)


117
Luc Van Campenhoudt, Danièle Ruquoy, Malaise et indiscipline à l’école, Bruxelles, Facultés
universitaires Saint Louis, 1990.

59
d’écoles secondaires par le commissariat de quartier, ainsi que la formation d’élèves « relais ».
Pour la plupart, ces dispositions, contestées, ne seront guère suivies d’effets.
Plus récemment, - en avril 2003, la polémique à propos de l’« école des caïds » - faut-il,
comme le propose le Ministre Hazette, regrouper dans une école particulière les élèves réputés
« inscolarisables » et posant des problèmes importants de socialisation – a une nouvelle fois
manifesté les divergences de conceptions éducatives – pour ne pas parler de clivages
philosophico-idéologiques – dès lors qu’il est question de violence et des réponses à y
apporter : entre le pari de l’ « éducabilité pour tous » et le constat de l’hétérogénéité des
publics, entre l’insistance sur le dialogue intra-scolaire et l’appel à des intervenants extérieurs,
(éducatifs ou policiers), entre l’insistance sur les facteurs sociaux et structurels et celle sur la
responsabilité individuelle, entre la volonté d’« approfondir la démocratie à l’école » et celle
de restaurer une autorité plus traditionnelle …
Il en résultera in fine (1)le renforcement des équipes de médiation et la création d’équipes
mobiles susceptibles d’intervenir immédiatement dans les établissements concernés par un
phénomène de décrochage scolaire ou de violence. (2) lorsqu’un acte de violence est posé par
un élève, la prise en charge, diversifiée et temporaire, de ce dernier par différentes structures
d’accueil relevant soit du secteur de l’aide à la jeunesse isolément soit du secteur de l’aide à la
jeunesse et de l’enseignement simultanément, (3) de majorer, au retour de l’élève dans l’école,
l’encadrement que l’élève génère, afin de donner à l’école les moyens de travailler la reprise de
la scolarité de cet élève au sein de son établissement.
Au niveau des écoles primaires, dans une circulaire de mars 2002 (Circulaire 91) relative à la
« Violence à l’école », le Ministre Nollet exprime sa préoccupation et sa condamnation des
phénomènes de violence, affirme son soutien aux équipes éducatives, à qui une aide juridique
et psychologique est proposée et surtout « appelle les communautés éducatives à créer les
conditions d’un environnement scolaire serein » (« Il n’existe pas de livre de recettes toutes
faites, c’est au sein de chaque école qu’il convient de construire démocratiquement les règles
de vie et des traduire dans le règlement d’ordre intérieur »). Complémentairement, plusieurs
campagnes de sensibilisation ont été lancées, notamment pour encourager le dialogue entre les
parents et l’école, via les conseils de participation (Campagne Parents-Admis) tandis qu’un
budget complémentaire était alloué pour permettre de former 500 enseignants supplémentaires
en matière de prévention de la violence pour l’année scolaire 2002-2003. Quant à la rentrée
2003 dans l’enseignement fondamental, elle a été placée sous le signe du « respect » .
Si contrairement à la France où plusieurs « plans nationaux de lutte contre l’insécurité à
l’école » ont été mis en place, dans l’espace belge francophone, la catégorie de l’insécurité ne
s’est pas (encore ?) imposée comme la grille de lecture globale pour appréhender des
phénomènes divers (qui restent définis de manière séparées comme violences, ennuis,
agressions d’enseignants, indiscipline, décrochage, échecs scolaires, incivilités, relations
tendues avec certains parents…), elle constitue un "bruit de fond" qui semble gagner
l’institution scolaire, donnant lieu à des discours contrastés et parfois antagoniques sur la
perception du phénomène, sur l’analyse qui en est faite et les réponses à y apporter.

2. LES DONNEES DISPONIBLES - DE QUOI PARLE-T-ON ?

1. La construction des données

60
Les données ne sont pas « données ». Elles sont construites. Elles reflètent et mettent en œuvre
des catégories de perception, à mi-chemin entre la perception expériencielle et institutionnelle
du « problème » et leur problématisation scientifique. Particulièrement lorsqu’il s’agit
d’insécurité : quelles indicateurs prendre en compte ? S’en tenir aux faits pénaux (qui résultent
eux-mêmes d’une construction historique et institutionnelle particulière) ? Prendre en compte
tous les phénomènes d’indisciplines (tel qu’ils sont définis par les règlements des différents
établissements, tels qu’ils sont perçus par les enseignants ou par les élèves) ?
2. Quelques « données » éparses….
Au niveau belge francophone, en l’absence quasi totale de toute objectivation, la perception de
l’insécurité en milieu scolaire a longtemps relevé du sentiment diffus, que celui-ci soit nourris
d’expériences directement vécues ou de la médiatisation de cas et de témoignages particuliers.
D’emblée, il faut noter que c’est question de la « violence » qui est problématisée sans que
celle-ci ne soit nécessairement thématisée dans la catégorie de l’« insécurité ». Seules quelques
données éparses et études particulières permettent de prendre une première mesure du
phénomène.
Ainsi, une enquête, menée en 1999, portant sur 125 établissements scolaires du réseau libre,
toutes filières confondues, en Communauté française, a demandé aux directeurs
d’établissements d’estimer le pourcentage de leurs élèves qui étaient régulièrement impliqués
dans des faits de violence physique à l’égard de professeurs, dégâts matériels, racket, vol.
Seuls, 1,6 % des directeurs interviewés estiment que plus de 5% (et moins de 25%) de leurs
élèves sont auteurs de violences physiques à l’égard des professeurs (ce chiffre passant à 13%
lorsqu’il s’agit de violences à l’égard d’autres élèves, à 20% lorsque l’on évoque la violence
verbale à l’égard des enseignants et atteint 28% pour la question des dégâts matériels. Le
racket (5%) est moins fréquemment cité que les vols. Autre « indice », même si les catégories
judiciaires et policières apparaissent particulièrement peu appropriées pour aborder les
phénomènes de violence scolaire, le nombre et la nature des dossiers de violence scolaire
transmis au Parquet – n’indiquant donc que les dossiers pour lesquels il y a eu dépôt d’une
plainte -. Sur l’année 1997-1998, il y a eu 120 dossiers de violence scolaire transmis au
Parquet, qui concernent surtout des jeunes âgés de 16 à 18 ans, dont la grande majorité sont
des garçons. Les faits commis sont en majorité des faits contre les personnes, soit sur des
enseignants (34), soit sur d’autres élèves (63)118.
3… et une enquête systématique
La première enquête visant à objectiver et à quantifier les phénomènes de violence à l’école est
celle commanditée par le Ministre Hazette et réalisée par une équipe inter-universitaire119 sur
base d’une enquête de victimisation auprès des élèves (n = 5000 ) et des membres des équipes
éducatives (n = 1500) d’un échantillon (constitué in fine de 37 établissements ) représentatif de
l’ensemble des établissements scolaires en Communauté française de Belgique (des différents
réseaux, des différents filières (sauf l’enseignement spécial et l’enseignement artistique et de
différents niveaux (1ère (y compris 1B), 3ème et 5 ème).

118
« Données » rapportées in Marie Verhoeven, Violences scolaires, crise de la socialisation et exclusion
scolaire, Nouvelle Tribune, n° 22, décembre 1999, pp. 32-35
119
Buidin, G., Petit, S., Galand, B., Philippot, P. & Born, M. (2000). Violences à l'école : Enquête de
victimisation dans l'enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique. Etude inter-
runiversitaire commanditée par le Ministère de la Communauté française de Belgique, à l'initiative de
Monsieur Pierre Hazette, Ministre de l'Enseignement Secondaire, des Arts et des Lettres, Octobre 2000.

61
Nous ne pouvons que conseiller au lecteur de se rapporter directement à cette étude,
disponible sur le site du Ministre de l’enseignement secondaire. Dans la mesure où elle
constitue la seule référence solide pour la Belgique francophone, nous effectuerons ici un
résumé et une synthèse du texte dues auteurs pour en présenter les principaux résultats, tout en
en mentionnant les principaux aspects méthodologiques.
En l’occurrence, le choix de procéder à une enquête de victimisation consiste à appréhender les
faits à partir de ceux qui ont été victimes120, choix méthodologique uniforme entre les
établissements des « faits de violence ». Le processus de recherche mis en place visait à :
o mesurer et spécifier la part de violence qui a lieu à l’école elle-même, mais également
aux alentours et en dehors de l’école,
o mesurer et comparer les faits objectifs de violence et le sentiment d’insécurité (impact
des victimisations sur le sentiment d’insécurité, le bien-être subjectif et les conduites),
o comparer le point de vue de l’équipe éducative (direction, enseignants, éducateurs,
personnels d’entretien) et celui des élèves
o mettre en relation les faits de violence avec des processus explicatifs sur lesquels il
serait possible d’agir.
Une liste de 11 actes de victimisation a été établie que les chercheurs ont regroupé en 4
catégories :
- les rumeurs, les insultes racistes, les moqueries, les intimidations verbales, regroupées
sous la catégorie « atteintes verbales » ;
- les vols, la dégradation volontaire de matériel, regroupées sous la catégorie « atteintes
aux biens » ;
- le racket, les menaces avec objets ou armes, les coups, les attouchements ou actes
sexuels non désirés, regroupés sous la catégorie « atteintes physiques » ;
- la proposition de drogue, considérée comme une catégorie spécifique.
4. Principaux constats et résultats

A propos de la fréquence des victimisations

Il avait été demandé si le répondant avait été au moins une fois (deux ou trois fois ou plus de
4 fois victime d’un des faits précités au cours des 5 derniers mois). Ne sont reprises ci-dessous
que les fréquences pour les faits commis au sein de l’école (et pas celles pour les faits en
dehors ou sur le chemin de l’école).

Depuis les vacances de Noël, Elèves Membres des équipes


éducatives
avez-vous déjà été victime 16,6% 6,8%

120
Pour assurer une plus grande sincérité des réponses, et par choix « éthique », l’anonymat du répondant et
l’anonymat des établissements scolaires a été garanti évitant ainsi de procéder à un classement de ceux-ci selon
leur « degré de violence ».

62
d’insultes racistes ?
a t’on déjà fait courir des rumeurs 34,6% 14,6%
à votre sujet ?
est-il arrivé qu’on se moque de 55,8% 22%
vous
avez-vous déjà été victime 20,1% 12,3%
d’intimidations et menaces
verbales
vous êtes vous déjà fait 4,8% 0,1%
racketter ?
avez-vous déjà été victime de 25,8% 7,6%
vol ?
vous a-t-on déjà abîmé des objets 20,2% 4,3%
volontairement (veste,
voiture…) ?
avez-vous déjà été menacé avec 3,4% 0,2%
des objets usuels (couteau, cutter,
ciseau…) ou avec une arme (coup
de poings américains, armes à
feu…) ??
Avez-vous reçu des coups (gifles, 26,1% 0,9%
poings, pieds, genoux…) ?
Vous a t on déjà proposé de la 17% 0,5%
drogue ?
Avez-vous subis des 6,8% 0,3%
attouchements ou actes sexuels
non désirés ?

On peut ainsi relever :

– la différence de taux de victimisation entre adultes et jeunes. Les élèves sont les premières
victimes, et ce pour tous les faits ;

– la prépondérance des atteintes verbales, suivies par les atteintes contre les biens, puis par les
atteintes physiques. Les faits les plus graves d’un point de vue pénal sont les moins fréquents ;

– la victimisation est plus fréquente à l’extérieur de l’école qu’au sein de celle-ci pour la
proposition de drogue et les menaces avec armes et violences. Elle est plus fréquente en dehors
de l’école et sur le chemin de l’école pour le racket . Elle est plus fréquente au sein de l’école
pour les atteintes verbales et pour les atteintes contre les biens des élèves (particulièrement les
plus jeunes) ;

– Les principaux responsables déclarés des victimisations à l’école sont les élèves (selon les
faits entre 53% et 85% des auteurs déclarés par les élèves sont d’autres élèves), mais les
adultes de l’établissement le sont également pour une proportion non négligeable (selon les
faits, les adultes de l’école sont déclarés (par les élèves) auteurs des faits dans une proportion
que varie de 2% (vols) à 17,6% (« caresses, attouchements ou actes sexuels imposés ») des
cas ;

63
– les atteintes subies hors de l’établissement sont majoritairement le fait de personnes
extérieures à l’établissement

A propos de la perception de la violence et du sentiment d’insécurité à l’école

Par ailleurs, une série de questions ont été posées, aux élèves comme aux membres des équipes
éducatives, pour mesurer le sentiment d’insécurité et la perception du degré de violence au sein
de l’établissement. Il leur a été demandé de classer la fréquence des différents faits de violence
sur une échelle de 0 (jamais) à 4 (très souvent) et d’estimer leur sentiment d’insécurité sur une
échelle de 0 (pas du tout) à 4 (tout à fait)

Il en ressort que :

- en moyenne, le niveau de violence perçue dans l’école, le sentiment d’insécurité à l’école, le


niveau de dépression et la mise en œuvre de stratégies de protection sont assez faibles. La
fréquence perçue d’une série de faits de violence au sein de l’école est identique chez les élèves
et les adultes, même si l’accent n’est pas mis sur le même type de faits ;

- comparés aux membres des équipes éducatives, les élèves rapportent par contre se sentir plus
insécurisés et plus déprimés, et mettent davantage en place des stratégie de protection. On
remarque également que parmi un ensemble de personnes proposées, les adultes de
l’établissement sont celles à qui les élèves rapportent se confier le moins en cas de problème de
violence ;

A propos des variables déterminantes dans la victimisation

- Du côté des élèves :

L’âge
Les atteintes contre les biens, les atteintes verbales et les atteintes physiques au sein de l’école
diminuent avec l’âge (alors que la victimisation reste stable en dehors de l’école). Seuls les
élèves les plus jeunes sont confrontés à davantage de victimisation à l’école qu’en dehors de
celle-ci, même si les chercheurs insistent sur la faiblesse de l’impact de l’âge sur la
victimisation. Le fait de se voir proposer de la drogue croît avec l’âge.

Le sexe
Les garçons sont légèrement plus exposés à des atteintes physiques et à des propositions de
drogue que les filles

La filière d’enseignement
Les atteintes contre les biens contre les biens se produisent plus fréquemment dans
l’enseignement professionnel qu’ailleurs. Les atteintes physiques sont légèrement plus
fréquentes dans l’enseignement général et l’enseignement professionnel que dans
l’enseignement technique de qualification. Il en est de même pour les atteintes verbales, qui
sont en outre moins fréquentes en CEFA que partout ailleurs.

« On est loin des effets très nets cités par certains chercheurs. Plus étonnant est la quasi
absence ou le sens de certains effets, comme ceux liés à la filière ».

64
Le sentiment d’isolement et de faible qualité des relations (avec les enseignants et les autres
élèves)

Les premières victimes de la violence à l’école sont les élèves qui sont socialement isolés, qui
se sentent seuls et rejetés. Plus les élèves sont jeunes, plus ils sont victimisés à l’école et les
garçons sont plus souvent victimisés que les filles, quel que soit leur âge. En outre, les élèves
qui estiment être en contact avec des enseignants moins respectueux, moins équitables, moins
ouverts au dialogue et moins soutenants sont davantage victimisés, et ce, sans qu’il soit
possible de déterminer le sens de la corrélation (l’isolement entraîne-t-elle davantage de
victimisation ou la victimisation influe-t-elle sur la perception de la qualité relationnelle). Sans
doute y a t’il circularité.

- Du coté des équipes éducatives :

- L’équipe éducative a tendance à être confrontée plus fréquemment aux différentes atteintes
(verbales et contre les biens) dans le cadre de l’école qu’à l’extérieur de celle-ci. Contrairement
aux élèves donc (avec les nuances apportées plus haut), l’équipe éducative subit plus de
violence à l’école qu’à l’extérieur de celle-ci ;

- On ne trouve aucun effet de l’âge sur les atteintes verbales et aux biens vécues par les
membres de l’équipe éducative. Par contre, il y a un très léger effet du sexe sur les atteintes
verbales à l’école, les hommes étant plus confrontés aux atteintes verbales que les femmes
(sauf dans les cours généraux où la victimisation verbale est équivalente) ;

- Les enseignants des filières qualifiantes sont légèrement plus exposés que les autres aux
atteintes contre les biens, tandis que les enseignants des filières de transition sont un peu moins
exposés aux atteintes verbales. Il n’y a pas d’effet du cycle d’enseignement sur la
victimisation ;

- Le statut ou la fonction au sein de l’établissement n’a pas d’effet significatif sur la fréquence
de victimisation ;

- Ce sont généralement les élèves qui sont responsables des atteintes envers l’équipe éducative
au sein de l’école, suivi de très loin par les membres du personnel, et ensuite seulement par des
personnes extérieures à l’école.. La seule exception concerne les rumeurs, dont les
responsables déclarés sont majoritairement des membres du personnel de l’école ;

- On relève que ce sont les enseignants qui perçoivent le plus négativement la qualité du
leadership dans leur école qui sont le plus exposés aux atteintes verbales. De même, les
enseignants qui se déclarent peu satisfaits de leurs relations avec leurs collègues sont plus
exposés à ces atteintes.

A propos des variables déterminantes dans la perception de la violence et le sentiment


d’insécurité

- Du côté des élèves :

Ce sont les élèves qui déclarent avoir été confronté à des propositions de drogue qui
perçoivent le plus de violence au sein de leur école. Cette « variable prédictive » est la plus

65
puissante, viennent ensuite les menaces verbales, les vols, les insultes racistes, et finalement les
attouchements non désirés

Pour ce qui est du sentiment d’insécurité, « il est frappant de constater l’importance prise par
les atteintes de type verbales et, par contre, le « faible poids pris par les atteintes physiques
dans le sentiment d’insécurité »

Assez logiquement, plus un élève est victimisé, plus il estime que les différents faits de violence
se produisent souvent dans son école et plus il se sent insécurisé à l’école. « D’une manière
générale, on peut dire qu’il existe une relation statistiquement significative entre le vécu
personnel des différents actes de victimisation au sein de l’établissement et l’estimation de la
perception de ceux-ci ».

Il faut toute fois pointer que la perception de la violence dans l’école semble être déterminée
par des faits de nature plus lourdement pénalisable (drogue, vols) que le sentiment d’insécurité
(moqueries, menaces verbales, coups).

Au delà de la victimisation stricto-sensu, d’autres éléments interviennent dans la perception


que les élèves ont de la violence à l’école et du sentiment d’insécurité, en particulier
l’évaluation de la qualité de la relation entre les enseignants et les élèves et le sentiment qu’il
existe de l’agressivité entre ces derniers. Outre la victimisation directe, ce sont donc les sujets
qui perçoivent des comportements sociaux négatifs de la part de leurs enseignants et qui
ressentent des tensions entre enseignants et élèves qui ont tendance à percevoir le plus de
violence dans leur école.

- Du coté des équipes éducatives :

- Complémentairement aux faits de violences recensés plus haut, il a été demandé aux
enseignants de rendre compte de leur perception des « incivilités » des élèves, à savoir les
petites transgressions mineures du règlement de l’école, qui sont capables de « pourrir » la vie
des enseignants lorsqu’elles sont constamment répétées (p.ex. manger ou boire en classe, venir
au cours sans les fournitures scolaires nécessaires, garder sa veste ou sa casquette durant les
heures de cours, etc…). Au niveau des résultats, on constate que les enseignants qui ont le
sentiment de travailler dans une institution au leadership performant sont ceux qui se disent le
moins confrontés aux incivilités des élèves. Il en est de même pour ceux qui enseignent dans
des filières de transition et dans le cycle supérieur ;

- On constate que le facteur qui explique le mieux la perception du niveau de violence et le


sentiment d’insécurité dans l’école est la fréquence des incivilités durant les heures de cours.
Plus les enseignants sont confrontés à ces petits manquements aux règles de la vie en classe,
plus ils estiment que les faits de violence se produisent souvent dans leur école. Un mauvais
leadership et un absentéisme élevé des élèves sont aussi des éléments qui conduisent à la
perception d’un niveau élevé de violence dans l’école, et dans une moindre mesure, le fait
d’enseigner dans le cycle inférieur (ce qui est cohérent avec la victimisation rapportée par les
élèves. Enfin, les atteintes verbales au sein de l’école renforcent cette impression de violence ;

- Globalement, les enseignants les plus exposés à la dépression (mesurée à partir des réponses
à des items indicateurs de symptômes dépressifs (se sentir mal dans sa peau, douter de sa
valeur, perdre l’appétit, pleure facilement….) sont ceux qui perçoivent le plus de violence au
sein de leur école. Lorsqu’ils ont de mauvais relations avec leurs collègues ou lorsqu’ils sont

66
confrontés à de nombreuses incivilités durant les cours, ils ont également tendance à présenter
plus de symptômes dépressifs.

A propos des effets d’établissement

Une des conclusions importantes de la recherche est de mettre en évidence l’importance de


l’écart entre les établissement à la fois dans la fréquence des victimisations déclarées et dans la
perception du sentiment d’insécurité à l’école. Si l’importance de l’« effet établissement » sur
les phénomènes de violence et leur perception a régulièrement été mise en évidence à partir
d’études qualitatives121, il s’agit à notre connaissance de la première enquête qui l’établit de
manière plus systématique.

Ainsi les variables explicatives du niveau moyen d’atteintes verbales des enseignants par
établissement sont : la proportion d’élèves nés en Belgique au sein de l’école, la qualité du
leadership, des pratiques élitistes et la proportion d’élèves dans des filières qualifiante.
L’impact massif que semble avoir la proportion d’élèves nés hors de Belgique dans la
population de l’école est saisissant, d’autant plus que rien dans les données individuelles à
propos des élèves ne permet de penser que les élèves d’origine étrangère sont plus violents que
les autres.

Les atteintes aux biens des membres de l’équipe éducative sont plus fréquentes dans les
établissements où le niveau moyen de retard des élèves est élevé et où le leadership est jugé
déficient. Le niveau moyen de retard des élèves est également le seul facteur qui a un effet sur
la fréquence moyenne des atteintes physiques contre les adultes au sein des établissements.

Il en va de même pour le sentiment d’insécurité. La composition socio-économique de la


population d’élèves d’un établissement paraît jouer un rôle important dans l’explication du
sentiment d’insécurité moyen des enseignants et des élèves. On trouve un taux d’insécurité
plus élevés dans des écoles accueillant des élèves plus défavorisés.

L’importance des effets liés à la composition des population d’élèves qui fréquentent les
différents établissements est également mise en évidence si l’on considère niveau moyen de
retard des élèves. Plus la proportion de doubleurs dans un établissement est élevée, plus
l’équipe éducative rapporte une fréquence élevée d’atteintes contre les biens, d’atteintes
physiques, d’incivilités et d’absentéisme. Par contre, le nombre d’élèves par établissement
paraît n’avoir que peu d’impact direct sur le climat scolaire.

Il est important ici de bien distinguer les effets individuels des effets de composition des
populations. En Belgique – mais il s’agit là d’une constante sociologique que l’on retrouve
dans d’autres systèmes scolaires - le système scolaire fonctionne de manière telle que les élèves
d’origine socio-économique défavorisée (autrement dit, les enfants des classes populaires), de
nationalité étrangère et/ou soumis au redoublement (ce sont souvent les mêmes) se concentrent
dans certains établissements. Cette concentration de certains publics (et pas ces publics en eux-
mêmes) entraîne une augmentation des problèmes de violence à l’école, et risque bien sûr
d’amplifier les inégalités de départ.

121
Robert Baillon, Les difficultés des lycées vues à travers les transgressions, in Charlot B, Emin J.C,
Violences à l’école : l’état des savoirs, Armand Colin, 1997, pp. 41 – 58.

67
Cependant, quelle que soit la composition de son public, chaque établissement scolaire dispose
d’une marge d’action non négligeable, notamment au travers de la manière dont le leadership
et la mobilisation des enseignants est assurée.

3. QUELS SONT LES MODELES EXPLICATIFS PROPOSES ?

On peut distinguer les différents analyses apportées aux phénomènes de la violence scolaire en
fonction du niveau explicatif auquel elles se situent. On peut ainsi, de manière classique,
distinguer :
1) les explications macro- sociologiques (qui renvoient à des facteurs et à des logiques
structurelles qui touchent à l’organisation de la société et du système scolaire dans son
ensemble) ;
2) les explications méso-sociologiques qui se focalisent davantage sur la dynamique d’un
établissement scolaire considéré comme une organisation particulière.
3) les explications micro-sociologiques (qui privilégient la prise en compte des
caractéristiques individuelles et des séquences concrètes d’interactions au sein de
l’école) ;
On peut également distinguer les modèles explicatifs selon qu’ils privilégient des analyses
internes au système scolaire et à son fonctionnement ou qu’ils mettent l’accès sur des facteurs
externes.
1. Les explications macro-sociologiques

Les théories du « handicap socio-culturel » et de la domination symbolique

Un premier type d’explication - que la vulgarisation des sciences humaines a largement


contribué à diffusé et qui est régulièrement invoquée par les enseignants – est celle du
« handicap socio-culturel ». Les jeunes qui « passent à l’acte » seraient le plus souvent des
jeunes issus de familles dont le niveau socioculturel et socioéconomique est très bas et qui,
faute d’un niveau d’éducation suffisant, ne parviendraient pas à exprimer leurs insatisfactions
par le langage et qui donc, « explosent »122. Ou encore, ces jeunes exprimeraient par leur
violence les malaises familiaux qu’ils ressentent et leur décalage par rapport aux normes
(éducatives, scolaires, culturelles) de l’institution scolaire. On retrouve également une version
ethnicisante » de ce type d’explications dès lors qu’il est question des jeunes d’origine
étrangère dont les difficultés à l’école tendent à être imputées au « handicap » que constituerait
leur milieu d’origine.

Ces explications spontanées qui attribuent aux caractéristiques des jeunes et de leur milieu
social et familial la « cause » des problèmes comportementaux trouvent une autre version, plus
critique, dans les explications en terme de domination symbolique et institutionnelle. Si le
constat de la plus grande distance des jeunes de milieu populaire et d’origine étrangère à

122
Marie Verhoeven, Violences scolaires, crise de la socialisation et exclusion scolaire, Nouvelle Tribune, n 22,
décembre 1999, pp. 32-35.

68
l’égard de l’institution scolaire est partagé, il n’y est pas tant vu comme une caractéristique
intrinsèque (explication essentialisante) que comme le produit de la domination symbolique et
institutionnelle exercée par le système scolaire lui-même. Dans les termes de Bourdieu : « le
degré de productivité du travail pédagogique à l’école est fonction de la distance qui sépare
l’habitus qu’il tend à inculquer (scolaire) de l’habitus inculqué dans la famille et les autres lieux
de transmission ». En clair : la violence à l’école serait surtout la violence de l’école au travers
d’une part, d’autre part, des mécanismes de sélection et de relégation.

Dans cette optique, la montée en puissance du thème de l’insécurité interviendrait même


comme « nouvelle idéologie » (se substituant à l’idéologie des dons ») visant à masquer la
violence première de la hiérarchisation scolaire qui « transforme certains établissements en lieu
de gestion des populations défavorisées »123.

Si ces explications structurelles sont incontestables et constituent bien la toile de fond de


l’appréhension de la violence de et à l’école, elles sont pourtant loin d’être intellectuellement et
pratiquement satisfaisantes et suffisantes

D’une part, ces explications ne rendent pas compte des différences importantes de trajectoire
scolaire au sein même d’une même catégorie socioculturelle.. A caractéristiques socio-
culturelles équivalentes, tous les jeunes ne sont pas également en souffrance par rapport à
l’école. Positivement, un certain nombre d’entre eux sont même dans une dynamique de
réussite et d’épanouissement - c’est ainsi que de nombreux observateurs ont souligné, à
condition sociale égales, la réussite scolaire accrue des jeunes (et en particulier des jeunes
filles) issus de l’immigration. C’est ainsi que, s’intéressant à la réussite scolaire des jeunes de
milieu populaire, Bernard Lahire124 invite à aller au-delà des explications par les facteurs
macro-sociologiques et en s’intéressant aux « processus fins » qui, dans des « configurations
familiales » particulières, vont permettre ou non la constitution de « dispositions scolaires »
efficaces (modes familiaux d’investissement pédagogique, rapport à la lecture,…).

D’autre part, ces explications structuralistes ne rendent pas compte du fait que les problèmes
de violence (et plus généralement de décrochage et d’échec scolaire) ne touchent pas tant des
élèves considérés individuellement en fonction de leur origine que des établissements scolaires
considérés dans leur composition et leur dynamique. De même, une explication trop massive ne
permet pas d’expliquer et de comprendre pourquoi, à public équivalent (du point de vue de
l’âge, de l’origine, de la filière d’étude), tous les établissements ne sont pas également
concernés par les problèmes de violence/incivilité/insécurité/échec.

L’explication par la crise-mutation de la société

Les explications structuralistes mettent avant tout l’accent sur la dimension sociale, tendant à
réserver les phénomènes de violences (violence subie structurelle, violence commise réactive)
aux jeunes de milieu populaire (ou des fractions les plus fragilisés de la classe populaire).
Insistant sur les logiques de reproduction, elles ne rendent pas compte des processus de
changement culturel qui touchent, certes de manière différenciée, tous les jeunes et qui
traversent l’institution scolaire. Plusieurs auteurs soulignent ainsi l’importance et l’impact de la
profonde mutation culturelle dans laquelle est engagée notre société. Ce sont les thèmes
connus de « la crise de la société industrielle » et de l’émergence de la société post-

123
On trouvera cette thèse résumée dans l’article de Sandrine Garcia et Franck Poupeau, Violences à l’école,
violence de l’école, Le Monde Diplomatique, octobre 2000, pp4-5
124
Lahire B., « Tableaux de familles », Paris, Gallimard, 1995 : la reproduction « 20 ans après »

69
industrielle » (Touraine), de l’estompement de la modernité au profit de la post-modernité
(Giddens), des mutations du rapport à la norme (De Munck), du développement d’un nouvel
individualisme (Ehrenberg) en affinité avec le « nouvel esprit du capitalisme »(Boltanski et
Chiapello) et aux « métamorphoses de la question sociale »(Castel) . Parallèlement, de
nombreux essais et travaux ont été consacrés aux transformations des différentes instances de
socialisation, à commencer par la famille ( De Singly).
Sans évoquer ici l’ensemble de ces mutations, on peut en évoquer quelques tendances :

- le glissement d’une structuration de l’identité par le travail à une identité qui se réalise au
travers de la consommation ;
- la généralisation des finalités d’auto-réalisation (avec pour envers la fragilité identitaire et la
« fatigue d’être soi » (Ehrenberg));
- les transformations du rapport à la norme (déformalisation, procéduralisation,
contractualisation) et à l’autorité (de l’autorité garantie par le statut à l’autorité à légitimer
dans la relation);

La transition d'un modèle culturel à l'autre engendre un temps d'incertitude et des tensions
sociales et psychologiques. Plus que d’autres générations, les jeunes constituent un miroir
privilégié des tensions et transformations liées à la mutation. Socialisés dans le modèle culturel
de leurs parents, ils sont confrontés à l’impraticabilité, mais aussi à l’indésirabilité des normes
et des valeurs dont ils ont hérité125. Particulièrement soumis au jeu de la compétition - celle du
marché de l’emploi dont les exigences ne cessent de se relever, mais aussi celui du « marché
scolaire », voire du « marché des relations amoureuses » -, les jeunes sont aussi la cible
privilégiée des stratégies de séduction culturelle. Que ce soit au travers des messages des
moyens de communication (T.V., Ciné, pub, musique, internet) ou de l’offre de la société de
consommation, tout les appelle à l’autoréalisation et à l’autonomie. “ Do it “ affirme Nike,
“The Power to be yourself”, proclame Macintosh, “Déclaration d’indépendance” et “Fais ce
qu’il te plait” invitent les banques. A l’exemple de “Star academy » ou de « Loft story » où les
« maillons faibles » sont éliminés, non pas tant sur base de leurs « mérites » ou de leur
« travail » que de leur « personnalité », les jeunes sont particulièrement soumis aux logiques de
compétition et de séduction.
Face à ces injonctions, les jeunes se retrouvent dans une situation parfois contradictoire et
paradoxale. D'un côté, la légitimité de la compétition et de la consommation tend à libérer la
croyance que (presque) tout est permis : appel à la liberté, au choix, au libre arbitre, à l'au-
tonomie, à la créativité, à la pluralité des modes de vie, à l'autoréalisation au plaisir, à la
jouissance, à l'hédonisme. De l'autre, les effets concrets de la mise en oeuvre de ces logiques
donne le sentiment que (presque) rien n'est possible.
Il y a évidemment une fossé important entre ceux qui disposent des ressources économiques,
culturelles et sociales de leur autoréalisation, et les jeunes à la fois exclus du marché de
l’emploi et dépendants de la consommation pour affirmer une identité sociale. On peut ainsi
parler d’une entrée « par le haut » dans la mutation, à partir de ressources fortes (études
intéressantes, voyages à l’étranger, mobilité, connexion informatique et culturelle...) ; et d’une
entrée « par le bas », à partir de l’expérience de la précarité ou de l’exclusion, de
l’enfermement dans son quartier. Là où les uns « surfent », les autres « galèrent ». Dans tous
les cas, c’est le « malaise existentiel » de la jeunesse qui constitue le terreau sur lequel se
développe des « conduites à risques »

125
Guy Bajoit et Abraham Franssen, Les jeunes dans la compétition culturelle, Paris, PUF, 1995

70
Dans ce contexte en bouleversement, l’école se trouve tiraillée entre des injonctions
contradictoires : d’une part, elle subit une pression pour être plus compétitive (« assurer
l’avenir ») ; d’autre part, elle est envahie par une sociabilité juvénile qu’elle a renoncé et
qu’elle n’est plus en mesure de réguler ; d’une part, elle est invitée à assurer la réussite de
tous ; d’autre part, à prendre en compte la personnalité de chaque jeune.

Pour les enseignants qui vivent en partie ces transformations de leur environnement et de leur
public sur le mode de la « crise » et du « déclin », il en résulte, de manière variable, une
incertitude sur la définition et l’exercice de leur rôle. Le malaise de l’école touche le rôle social
des "profs" dans ses quatre dimensions constitutives126 :
— il y a doute sur les finalités : "compétences professionnelles" ou "qualités humaines" ;
— il y a incertitude sur les compétences: rester un maître ou devenir un animateur ;
— il y une carence de reconnaissance statutaire, de respect ;
— et il y a une incertitude sur le mode légitime d'exercice de l'autorité.

C’est dans ce contexte que la problématique de la violence à l’école, voire de l’insécurité,


émerge comme manifestation et indicateur d’un « brouillages des repères normatifs ». Dès lors
que l’institution scolaire n’a plus la capacité de faire sens, que les rôles échappent à leurs
codifications antérieures, les micro-situations de transgressions (d’une norme qui n’est plus
assurée), de « test » et de provocation tendent à se multiplier. « On est passé de situations où,
d’emblée, les enseignants et les élèves savaient ce qu’il fallait faire sans que cela soit dit, à des
situations floues, incertaines où l’enseignant, mais aussi les élèves doivent construire de
nouveaux rôles »127. D’une certaine manière, et sans nier la « réalité phénoménologique de la
violence », le discours à propos de la violence à l’école signifie avant tout la conscience d’une
rupture dans l’équilibre du fonctionnement de l’établissement, voire même le discours de la
violence peut également constituer un discours alibi, permettant d’imputer et d’externaliser une
série de difficultés rencontrées dans différents registres d’action (pédagogique face à
l’hétérogénéité des publics, éducatives face à la pluralisation des normes, symboliques face au
sentiment de perte de statut et de reconnaissance sociale. On peut également faire de manière
plus globale la même hypothèse à propos du discours de l’insécurité

2. Les explications micro-sociologiques


Les théories de la résistance et l’approche interactionniste
De manière complémentaire et corollaire aux théories de la domination et de la rélégation tout
en pouvant aisément s’inscrire dans un contexte de crise-mutation normative, plusieurs
auteurs mettent l’accent sur la capacité de résistance des élèves ainsi dominés e relégués. Les
acteurs scolaires – mêmes dominés et infériorisés- ont des capacités de résistance face à la
culture scolaire dominante Loin d’être de pures « victimes du système », ils cherchent
également à être acteurs de leur expérience scolaire128. François Dubet a ainsi mis en évidence,
à partir de groupes de recherches menés avec des lycéens, que l’expérience scolaire se
caractérisait, simultanément, par l’adhésion aux vertus de la scolarité et par des mécanismes de
résistance à l’emprise de l’école et au jugement scolaire. Alors que Bourdieu tendait à
souligner l’acceptation et l’intériorisation par les élèves les moins favorisés de formes de
jugement scolaire extrêmement dures, François Dubet, dans un contexte bien différent de celui
de l’école des années 60 étudiées par Bourdieu (« école de masse » et non plus seulement « de

126
Pierre Hardy et Abraham Franssen, Eduquer face à la violence : l’école du « coup de boule » au projet,
Editions Vie Ouvrière, 1999.
127
Robert Baillon, Les difficultés des lycées vues à travers les transgressions, in Charlot B, Emin J.C,
Violences à l’école : l’état des savoirs, Armand Colin, 1997, pp 41-50
128
François Dubet, Les Lycéens, Seuil, 1991

71
classes »), met au contraire l’accent sur le fait que la résistance au jugement scolaire et à
l’injustice des enseignants deviennent des thèmes forts dans les passages à l’acte violent à
l’école.

Dans le contexte d’une institution scolaire qui s’est massifiée (accueillant des nouveaux
publics) alors même que le sens de son cadre normatif s’est affaibli (« le règlement ne s’impose
plus de lui-même, les frontières du permis, de l’interdit, du toléré sont en permanence
questionnées (le port de la casquette, de la jupette, du voile…), le thème de la justice émerge
comme une catégorie fondamentale régissant les rapports entre les adultes et les jeunes à
l’école.

Du coté des élèves, cette violence est perçue comme motivée. On proteste contre le mauvais
exercice, par l’adulte, de sa capacité à juger à rendre la justice – alors même que l’enseignant
peut considérer qu’il s’agit de prérogatives attachées à sa fonction. Alors que la résistance au
jugement scolaire par le repli sur le groupe de pairs participe à une démarche de protection de
la personnalité individuelle de l’élève, la résistance violente participe à une logique
d’affrontement à l’encontre d’un enseignant qui échappe aux attentes de l’élève, « lorsqu’il
joue mal son rôle ». Dans les entretiens avec des élèves en décrochage scolaire, plusieurs
figures du « mauvais profs » émergent ainsi : celui du « prof-robot » qui se replie strictement
sur son rôle professionnel et invoque son statut pour maintenir la relation pédagogique ; à
l’inverse, les élèves manifestent également leur rejet d’une trop grande familiarité (« le prof
copain-copain ») qui se comporte comme une personne privée, qui est ironique lorsqu’il
devrait être sérieux ou trop « laxiste ». Un terrain particulièrement sensible concerne
l’évaluation des résultats scolaires et les notes, surtout lorsque les professeurs résistent à
reconnaître les progrès accomplis par certains de leurs élèves ou les accusent de tricherie. Dans
tous les cas, l’injustice dont il est question – et qui n’est souvent pas perçue comme telle par
l’enseignant lui-même, est vécue comme une atteinte à la personnalité individuelle et à la
capacité du sujet à se construire une image positive de lui-même. Pour peu que l’élève ne
dispose de stratégies alternatives et de portes de sortie pour « sauver la face », l’expression de
la violence apparaît comme la seule issue logique. En cela, la violence relève de la « mise en
forme » d’un conflit ayant pour enjeu le jugement scolaire et la violence visible du jeune se
construit en réponse à la violence institutionnelle invisible.

Complémentairement à la violence (ou à l’inverse aux conduites de repli) comme stratégie de


résistance au jugement scolaire, les conduites violentes concernent également (et surtout
comme le montre l’enquête de Buidin, Petit, Galand, Philippot, et Born) les rapports des élèves
entre eux. La violence entre élèves se construit autour de deux logiques complémentaires :
d’un côté, la mise en scène rituelle et ludique d’une violence verbale et physique ; de l’autre,
un engagement personnel dans des rapports de force, vide de tout sens précis, sinon de fonder
une perception du monde justement en termes de rapports de force. L’engagement dans la
violence apparaît ici inséparable d’un sentiment de peur, liée à l’idée, maintes fois exprimées
par les jeunes, que « la violence est partout » et que, pour, y faire face, il faut pouvoir se
défendre. D’un côté, il faut se battre pour faire face à la violence ; de l’autre, l’appartenance à
un réseau de protection permet de limiter en nombre les situations de violence dans lesquelles
on est contraint de s’engager directement. Par ailleurs, la dimension rituelle et ludique de la
violence contribue à créer une distance subjective à sa propre peur – mais, il va de soi qu’elle
contribue en même temps à développer et à reproduire cette culture de la violence. De manière
plus globale, on peut relever que le développement d’une telle culture n’est possible que parce
qu’il a lieu à l’écart du monde des adultes. Il traduit la faible de leur emprise sur l’univers
juvénile, leur incapacité à fonder à l’intérieur de l’établissement scolaire un ordre normatif
défini.

72
Voir également Paul Willis129, les « lads » anglais et la sous-culture de résistance (Les modes
d'adaptation des élèves sont étudiés : attitudes pro ou anti-scolaires, formation de "bandes"
dont la conduite varie en fonction de leur propre évaluation du comportement du professeur
vis à vis d'eux, notamment dans l'attribution des notes et grades.)

L’approche interactionniste…
Si la théorie de la résistance permet d’appréhender les conduites violentes, tout comme les
incivilité, non pas comme des conduites purement « anomiques » » ou « irrationnelles », mais
comme l’expression d’une rationalité des jeunes, elle ne suffit toutefois pas à expliquer le
surgissement concret des situations de violence. Dans la ligne du paradigme interactionniste,
plusieurs recherches130ont mis en évidence l’attention à accorder aux séquences d’interactions
concrètes entre enseignants et élèves, en prenant en compte les perceptions des uns et des
autres (perceptions négatives réciproques) et les différents situations d’interactions négatives et
de doubles contraintes générées par l’institution scolaire : stigmatisation qui enferme le jeune
dans un rôle négatif131, attitudes d’évitements qui contribuent à un « pourrissement de la
situation », confusion entre critères disciplinaires et critères pédagogiques, etc…Dans cette
perspective, le surgissement de la violence n’est pas tant la résultat de caractéristiques propres
de l’élève que le résultat d’une dynamique relationnelle.
3. Les explications méso-sociologiques

L’effet établissement
Les enquêtes de victimisation autant que les perceptions des acteurs et observateurs de l’école
révèlent clairement l’importance de l’établissement scolaire comme niveau explicatif.
Pour une bonne part, on la dit, ces différences (entre écoles « du haut du panier », « écoles
moyennes » et « écoles défavorisées ») sont liées à la composition différentielle des publics
scolaires132. Alors que les établissement du « haut du panier » peuvent compter sur une
population scolaire stable (se reproduisant même de père en fils), les « établissements « au bas
de l’échelle » doivent faire face à des populations instables d’élèves, se renouvelant parfois de
65% d’une année à l’autre et connaissant un important retard scolaire, une partie significative
des élèves étant d’ailleurs majeurs133. Ce « turn-over » concerne également les enseignants .
Cette hiérarchie des établissements se manifeste également au travers d’un environnement
(cadre spatial, cadre de vie) dégradé, par la « déqualification » de certaines filières de
formation dans lesquelles il devient difficile de se mobiliser sur un projet scolaire et social.

129
Willis, Paul, Moving culture : an inquiry into the cultural activities of young people, London, Calouste
Goulbenkian Fondation, 1990.
130
Notamment Jean-Pierre Delchambre, Abraham Franssen et Myriam Leleu, (sous la direction de Jacques
Delcourt), Le décrochage scolaire », recherche effectuée pour le Ministère de l’Education nationale, UCL,
1990.
131
Ainsi face à une classe présentée comme « la pire de l’établissement », à la question du chercheur
demandant aux élèves ce qu’ils pensaient de cette « mauvaise réputation », leur réponse fut « mieux vaut avoir
mauvaise réputation que pas de réputation du tout »
132
Voir notamment Delvaux B. (1997), L’enseignement secondaire dans le bassin scolaire de Charleroi.
Ecoles, élèves et trajectoires scolaires, Les Cahiers du Cerisis, 97/4, Cerisis-UCL, Charleroi.
133
En 1993-94, 88 % des élèves de troisième secondaire de l'enseignement professionnel avaient un an ou plus
de retard sur l'âge normal : ce pourcentage était respectivement de 72 % dans l'enseignement technique et de 29
% dans l'enseignement général.

73
Le niveau « établissement » joue en effet un rôle essentiel dans la détermination d’un « climat
de violence », tout comme potentiellement, dans sa prévention et sa gestion. L’enquête déjà
commentée de Buidin, G., Petit, S., Galand, B., Philippot, P. & Born, M établit ainsi que, si la
perception des phénomènes de violence et du sentiment d’insécurité à l’école, est fortement
déterminées par la composition du public (niveau de retard scolaire, origine) de
l’établissement, à populations égales, certains établissements semblent créer un climat de
violence davantage que d’autres. Les facteurs qui interviennent positivement sont en tout cas la
qualité à la fois éducative et pédagogique des relations enseignants-élèves, la qualité du
leadership de la direction, la solidarité du corps enseignants.

Cherchant à comparer le classement social des établissements (en fonction de la composition


des publics scolaires) et le « classement climatique » (sur base d’un indice établit à partir de
plusieurs réponses indiquant si l’établissement est plutôt chaleureux ou plutôt violent),
Debarbieux aboutit au constat que « malgré la massivité des effets macro-sociaux », un
établissement sur quatre n’est « pas à sa place », soit que, malgré un public défavorisé, il
bénéficie d’un climat favorable ou à l’inverse, que malgré un recrutement privilégié, il se
caractérise par une ambiance négative. « Toute chose égale par ailleurs, certains établissements
s’en sortent mieux que d’autres »134

Comparant, de manière qualitative et sur base d’entretiens de groupes, deux établissements


accueillant le même type de public, les chercheurs mettent ainsi en évidence les différences
importantes de climat scolaire :

Etablissement 1 : sinistrose, violence verbale forte entre élèves, expressions racistes, faits
de rackets, importance des conflits entre adultes, absence d’équipes éducatives, régime
des punition anarchique, mauvaise communication, pas de prise de décision, sentiment
d’impunité des élèves, incivilités des élèves et des enseignants, décrochage scolaire
important

Etablissement 2 : mobilisation d’une équipe très soudée, ouverture aux parents d’élèves,
reconnaissance de la personne de la directrice.

Bref, certains établissements, minoritaires, connaissent une paix scolaire réelle malgré une
précarité sociale élevée des élèves.
Tableau de synthèse des différents modèles explicatifs

Macro Meso Micro

Interne au système - La violence - les caractéristiques - Approches


scolaire symbolique du du marché relationnelles de la
système scolaire scolaire (ségrégation – violence (analyse des
(Bourdieu) ; hiérarchisation); interactions sur la
scène scolaire) ;
- Le rôle de
établissement - L’expérience
(leadership, scolaire des élèves
construction des (Dubet) et le rapport

134
Eric Debarbieux, Alix Dupuch et Yves Lontoya, « Pour en finir avec le handicap socio-violent » : une
approche comparative de la violence en milieu scolaire », in Charlot B, Emin J.C, Violences à l’école : l’état
des savoirs, Armand Colin, 1997 , pp. 17 –33.

74
normes, solidarité des au savoir (Charlot)
enseignants,

Externe au système - Le handicap socio- - les stratégies des - Approche psycho-


scolaire culturel ou « socio- familles sociale (jeunes
violent » « anomiques », sans
père et sans repères)
- les mécanismes de
reproduction sociale
- Mutation culturelle
(exigences
compétitives et
transformation du
rapport aux normes)

- Les différents registres d’explication scientifique apparaissent en affinité avec les idéologies et
les interprétations spontanées des acteurs : partant d’un postulat consensuel
- Les théories du « handicap socio-culturel » et celles de la « violence symbolique » sont les
deux faces d’un même principe explicatif
- Ces explications sont identiques à celles généralement avancées pour expliquer l’échec
scolaire ou l’inéquité du système éducatif….
- Ces explications se rejoignent sur un constat , en partie tautologique : « le déclin de l’école
comme institution » (Dubet) (tension entre des finalités démocratiques et logiques de
hiérarchisation/sélection. Le piège scolaire se referme alors sur les différents acteurs). C’est
ainsi le système scolaire qui serait (co) -producteur de la violence, à travers ses difficultés,
blocages et incapacité à remplir ses missions » Les diverses violences résulteraient de
l’incapacité de l’institution scolaire à ternir ses promesses. Les violences scolaires résulteraient
de la frustration devant l’échec scolaire et donc, de la désillusion de la réussite par l’école.
= > Il est possible d'agencer les théories et de rétablir une chaîne de causalité entre
comportements et interactions (micro), conditions sociales de leur production (macro) ainsi
que le cadre institutionnel (méso).

4. QUELS SONT LES DISPOSITIFS DE REPONSES QUI ONT ETE MIS EN PLACE ?

Au regard de ces représentations, de ces données et des analyses, quelles sont les réponses qui
ont été mises en place et expérimentées ?
D’emblée, il faut souligner – sans nécessairement le déplorer - qu’il n’y a pas eu en
Communauté française de Belgique, de « politique », au sens fort du terme (définition du
problème, détermination d’objectifs, mise en place de moyens correspondants…), visant à
prévenir ou à lutter contre- les phénomènes de violence à l’école. Si, depuis quelques années,
les responsables politiques interviennent de manière croissante sur ce thème, leurs déclarations
d’intention, quant elles ne se limitent pas à l’expression d’une « préoccupation », se traduisent
le plus fréquemment par des mesures ponctuelles ou d’urgence, l’octroi de moyens
d’encadrement supplémentaires ou la mise en place de dispositifs particuliers dans le cadre de
« projets-pilotes ». La gestion de la « violence » demeure avant tout l’affaire des écoles, des
enseignants et des élèves aux-mêmes

75
C’est particulièrement le cas dans le système scolaire belge ou le principe de la liberté
d’enseignement consacre à la fois la différenciation en réseau distinct et la forte autonomie de
chaque établissement. Contrairement au modèle républicain français davantage centralisé –
mais lui-même réputé en crise - , la réponse politique aux phénomènes de violence scolaire
apparaît donc relativement velléitaire et dispersée.

1. Les réformes globales de l’enseignement en Communauté française

Deux réformes globales méritent toutefois d’être mentionnées. D’une part, la redéfinition des
missions de l’enseignement en Communauté française, au travers du « Décret missions » de
1997 ; d’autre part, l’introduction, en 1998, du principe des discriminations positives dans le
financement de l’enseignement. Si ces réformes ne prennent pas pour objet premier les
phénomènes de violence à l’école, on peut toutefois penser qu’elles ne sont pas sans incidences
sur la dynamiques des établissements scolaires, d’autant plus qu’elles affichent des objectifs
ambitieux de démocratisation de l’enseignement.
- Le décret du 24 juillet 1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement
fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les
atteindre, décret connu sous le nom de « Décret Missions », est un texte particulièrement
important. Pour la première fois depuis la création de l’institution scolaire, un texte légal
définit clairement le rôle de l’enseignement obligatoire. Ce décret comprend 10 chapitres qui
concernent:

• les objectifs généraux de l’enseignement obligatoire ;


• les objectifs particuliers communs à l’enseignement fondamental et au 1er degré de
l’enseignement secondaire ;
• les objectifs particuliers des humanités générales et technologiques ;
• les objectifs particuliers des humanités professionnelles et techniques ;
• le pilotage ;
• les projets éducatif, pédagogique et d’établissement ;
• les organes de représentation et de coordination de pouvoirs organisateurs ;
• l’inscription des élèves et les règles relatives à l’exclusion d’un établissement ;
• le recours contre les décisions des conseils de classe dans l’enseignement ordinaire ;
• la gratuité de l’accès à l’enseignement.

D’une part, le « Décret Missions » vise dans ses objectifs prioritaires, à 1) « promouvoir la
confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves », 2) Amener tous
les élèves à s’approprier des savoirs et à acquérir des compétences qui les rendent aptes à
apprendre toute leur vie et à prendre une place active dans la vie économique, sociale et
culturelle, 3) Préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer
au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres
cultures ;4) Assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale.
D'autre part, il initie une dynamique de transformation importante du système :
- il confirme et renforce la mise en place de "cycles" d'apprentissage et promeut la
mise en place d'une approche par compétence
- il réforme l'organisation des établissements et des PO sous plusieurs aspects :
création du Conseil de participation, obligation d'élaborer des projets éducatif,
pédagogique et d'établissement. Parallèlement les fédérations de PO sont
officiellement reconnues.

76
- il renforce également les droits et l'égalité des élèves en organisant un contrôle
plus strict des conditions de refus d'inscription, de renvoi, des décisions des conseils
de classe et de la participation financière.
Si ce n’est pas ici l’espace pour se livrer à une analyse des effets de la mise en œuvre de ces
réformes135 (« On en change pas l’école par décret »), on peut toutefois se demander dans
quelle mesure ces réformes contribuent à réduire, ou paradoxalement à accroître, l’écart entre
la « promesse démocratique » de l’école et les logiques effectives de relégation, vécues comme
disqualification individuelle (= > résistance au jugement scolaire et violence).
- La même question paradoxale peut être posée à propos du décret (30-06-1998) visant à
assurer à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale, notamment par la mise en
œuvre de discriminations positives136. Si le principe de « donner plus à ceux qui ont moins »
apparaît peu contestable, on peut toutefois se demander dans quelles mesures il ne contribue
pas à figer la ségrégation des publics scolaires, voire à les stigmatiser. Là également, une
évaluation en profondeur sur la mise en œuvre de ces réformes et des dynamiques
d’établissements qu’elles génèrent serait nécessaire137.
3. Les dispositifs spécifiques de prévention et de gestion de la violence scolaire

En dehors de l’offre de formation aux enseignants et aux directeurs, des campagnes de


sensibilisation, l’aide à des projets ponctuels formation des délégués et mise en place des
conseils de participation) et de quelques consignes aux enseignants ou aux établissements
(notamment l'encouragement aux écoles à développer un règlement d’ordre intérieur clair sur
la base duquel des sanctions pourront être appliquées), deux dispositifs spécifiques prennent
directement pour objet les phénomènes de violence et de décrochage scolaire :
Les médiateurs scolaires
Le développement de la fonction de médiateur scolaire constitue une des réponses privilégiées
aux difficultés perçues de violence et plus globalement de relations entre les acteurs scolaires.
Mis en place à partir du début des années 90 dans quelques écoles bruxelloises, le dispositif de
médiation trouvera rapidement un appui politique. En 1993, une conférence inter-ministérielle
met en place le Dispositif accrochage scolaire à Bruxelles. Il en résulte, notamment, la mise sur
pied d'un dispositif de médiation dans des écoles de Bruxelles avec pour mission la lutte contre
l'absentéisme et la violence. Les 27 médiateurs – dont un certain nombre d’origine étrangère -
qui entrent en fonction ont différents profils professionnels (enseignants, agents PMS,
travailleurs sociaux), mais sont surtout choisis pour leurs « qualités humaines et
relationnelles ». Chargés de la mission de « lutter contre le décrochage scolaire et la violence
scolaire » et localisés dans les établissements difficiles (Zones d’Education Prioritaires puis
« en D+ »), ils « consacrent notamment leur temps de travail à une permanence de médiation,

135
On ne peut à ce propos que conseiller aux lecteurs intéressés de participer au Colloque « L’école : 6 ans
après le « décret Mission » organisé le 28 novembre 2003 par le Groupe Interfacultaire de Recherche sur les
Systèmes d'Education et de Formation (GIRSEF, Université catholique de Louvain) à Louvain-la-Neuve.
136
L’expression de « discriminations positives » contient en lui-même ce paradoxe si l’on se rappelle la
définition que donne le Petit Robert du terme « discrimination : action de séparer un groupe social des autres
en le traitant plus mal ".
137
Voir notamment Demeuse M., Marissal P, Delvaux B. (2001), Actualisation des données relatives à la mise
en œuvre de discriminations positives en Communauté française de Belgique telles que définies par le Décret
du 30 juin 1998, rapport de recherche.

77
où ils sont disponibles pour répondre à toute situation conflictuelle ou problématique qui
surviendrait entre élèves, entre élèves et professeurs, avec les familles »138.

La médiation vise à donc favoriser, à conserver ou à rétablir le climat de confiance qui doit
prévaloir dans les relations entre l'élève, ses parents ou la personne investie de l'autorité
parentale, s'il est mineur et l’établissement scolaire. Sur un plan plus conceptuel, on peut voir,
avec Marie Verhoeven que le développement des fonctions de médiations participe d’« une
tentative déconstruction d’ordre locaux et de régulation des relations scolaires dans un
contexte largement déformalisé », indiquant ainsi une « transformation des modes de
construction de la légitimité au sein de l’école » (de l’universalisme abstrait de la norme à sa
construction contextualisée et relationnelle).139 Quant à ses modalités, on peut distinguer :

o Le choix d’une « médiation interne », « de première ligne, localisée au sein d’un


établissement. La médiation consiste alors avant tout en un travail relationnel entre les
jeunes et l'institution scolaire. Lorsque c'est nécessaire, elle se réalise aussi par des
visites dans les familles, par la concertation avec des membres de l'équipe éducative,
avec les agents du centre psycho-médico-social et avec d'autres intervenants sociaux ;

o L’option d’une « médiation externe », de seconde ligne, où le médiateur est davantage


un intervenant externe. C’est l’option qui a été privilégiée en Wallonie où les 15
médiateurs mis en place à partir de 1995 davantage un rôle d’accompagnement des
équipes éducatives en place, « leur proposant suivis et conseils, référents et formations
pour les rendre autonomes dans leurs démarches, cela après avoir mené une analyse de
la demande et après avoir établi un cahier des charges des actions à mener » (mise en
place de la délégation d'élèves dans une logique participative ; création de lieux de
parole, de dialogue, d'écoute, de convivialité ; suivi personnalisé des élèves en
décrochage scolaire, projets concrets et pratiques contre le racket, la maltraitance, les
assuétudes (pièces de « théâtre-action », vidéos, conférences/débats, etc...)

Parmi les constats relatifs aux difficultés de la mise en place du travail des médiateurs, on peut
relever :
- le risque de confusion entre un rôle d'accueil, lié à l'écoute, et le rôle plus
sécuritaire de contrôle des comportements des jeunes ; Cette ambiguïté a créé
de nombreuses difficultés et des résidus de cette hypothèse « traînent » encore
dans le dispositif actuel.
- Que beaucoup de médiateurs ont éprouvé des difficultés à se désolidariser
d'attentes inadéquates comme « rechercher un jeune pour lui faire la leçon » ou
« contrôler son comportement et en faire état à la direction ».
- Dans la pratique, le dispositif de médiation donne lieu à des appropriations fort
différentes d'un établissement à l'autre. Ainsi, par exemple, le rôle de médiateur
est tantôt essentiellement affecté à la prise en charge individuelles des “cas”,
tantôt au contraire, il dispose de l'espace institutionnel pour agir avec les
différents acteurs scolaires sur leurs relations.
- Il faut aussi noter des difficultés liées au statut d'indépendance du médiateur à
l'égard du pouvoir organisateur de l'établissement et du chef d'établissement,
phénomène très audacieux et unique dans le monde scolaire et dont

138
Marie Verhoeven, Mutations normatives et champ scolaire : le cas de la médiation scolaire, in Les
mutations dui rapport à la norme, Jean De Munck et Marie Verhoeven (dir), De Boeck Université, 1997, pp.
247 –266.
139
Marie Verhoeven, op.cit., p252.

78
l'acceptation suppose de la part des médiateurs, un grand professionnalisme du
point de vue relationnel et pour la direction de l'école l'apprentissage d'une
nouvelle forme de collaboration140.
- Lorsque la médiation est externe, selon les termes d’une évaluation interne
effectuée, « au début du dispositif, les écoles attendaient du médiateur qu'il soit
tantôt le «pompier de service » agissant dans l'urgence, tantôt le thaumaturge
salvateur qui allait tout arranger en quelques instant. Face à ces attentes, les
médiateurs wallons ont systématisés la mise en place de « conventions de
partenariat », avec une analyse circonstanciée de la demande (du jeune, de
l'école, de la famille) : « ces procédures permettant de programmer ces actions
de prévention, à long ou moyen terme, avec un processus d'évaluation
continue ».
Malgré les difficultés rencontrées et qui tiennent en partie en la construction et à la légitimation
d’un « nouveau rôle » au sein des écoles, et malgré la difficile évaluation des résultats d’un
travail qualitatif et de prévention, il est possible de reconnaître l'efficacité de l'action par le fait
que la grande majorité des établissements concernés ont intégré le dispositif de médiation dans
leur mode de gestion, et qu'un grand nombre de situations sont traitées par les médiateurs à la
demande d'un membre de l'équipe éducative de l'école sans oublier le nombre de demandes de
«médiation » ou d'accompagnement » de la part des jeunes.
Les dispositifs d’accrochage scolaire
Le décret du 30 juin 1998 relatif aux discriminations positives prévoit la création de « sas de
resocialisation » afin d’apporter une solution au problème des enfants renvoyés, en décrochage
scolaire voire en rupture avec la société. Ce dispositif qui implique un partenariat entre acteurs
scolaires et acteurs de l’aide à la jeunesse, a été mis en place sous forme de huit projets-pilotes
« en vue d’apporter une aide aux jeunes en difficulté en cas d’exclusion provisoire, définitive et
pour toute situation de crise ». Ce dispositif s’adresse donc plus spécifiquement aux jeunes en
rupture de scolarité, proposant, selon les cas, une prise en charge au sein de l’école, une aide à
la rescolarisation ou un temps de « resocialisation » en dehors du cadre scolaire.
Ce dispositif a fait l’objet d’ une évaluation externe réalisée par l’Observatoire de l’enfance, de
la Jeunesse et de l’Aide à la jeunesse. Le premier rapport révèle entre autres, pour l’année
2001-2002, que 55,8 % des demandes de prise en charge adressées aux différents services ont
reçu un accueil positif.
3. Les réponses au niveau des écoles
Effectuant un relevé de mesures en vue de prévenir et de lutter conte la violence scolaire,
Munten, J., Jardon, D. & Mouvet, B141. dégage ainsi une trentaine de mesures mises en œuvre
dans les écoles, les soumettant à l’avis d’experts et d’enseignants. Sans détailler chacune de ces
mesures, on peut relever l’intérêt des mesures qui ont pour effet de :
140
Il faut relever que le « Décret Missions » du 30 juin 1998, comporte un chapitre relatif au service de la
médiation, leur conférant ainsi un statut légal. Notons également qu’un certain nombre de postes de médiateurs
scolaires ont été mis en place dans le cadre ces contrats de prévention et de sécurité. Ainsi à Liège, les trois
médiateurs scolaires engagés ont été « chargés de poser le diagnostic de la violence en milieu scolaire et de
trouver les moyens de l'enrayer » .Pratiquement, ils ont été chargés de réalisés des campagnes de prévention sur
des thèmes précis (racket, racisme, injures, vols, etc.) à la demande des écoles, et à destination principale des
élèves, ainsi que de mettre en place des partenariats intégrant les écoles, stewards urbains, le Service
Prévention Jeunesse, la Brigade Judiciaire, les centres PMS »,.
141
Munten, J., Jardon, D. & Mouvet, B., (2002). Comprendre et prévenir la violence à l'école : Vers un
référentiel critique des mesures actuelles de prévention et de lutte contre la violence scolaire. Le point sur le
Recherche en Education, 22, 45-72.

79
- « Favoriser l’expression des élèves et de l’équipe éducative à propos des
phénomènes de violence ou des situations qu’ils vivent comme violentes ;
- Faciliter le dialogue entre les élèves, les élèves et les adultes et entre adultes ;
- Permettre la participation des élèves à un fonctionnement démocratique ;
- Développer un sentiment d’appartenance de l’élève et de l’équipe éducative à
une communauté ;
- Etablir des règles mieux adaptées ou mieux acceptées par les élèves ;
- Participer à l’enrichissement personnel des élèves, à son épanouissement et à sa
réussite scolaire ;
- Permettre à l’école de se préoccuper de prévention tout en se centrant sur asa
mission première d’enseignement ».
En conclusion, les chercheurs insistent sur le fait que pour que les mesures envisagées soient
réellement mises en œuvre et porteuses d’effets, il apparaît que, davantage que leur qualité
intrinsèque, importe la qualité des processus sociaux, au sein de l’établissement, qui président à
leur choix et à leur mise en application, et ce, afin de permettre l’appropriation individuelle et
collective d’une dynamique d’ensemble.

80
Deux exemples de mobilisation d’établissement
Comment, pour un établissement scolaire, faire face au sentiment de « déclin »,
de »malaise », de « montée de la violence » et de « baisse de la réputation » ? Nous
présenterons ici, de manière synthétique, deux « cas d’école » qui ont opté pour
des stratégies de mobilisation différente142.
La première situation est celle de l'école Sainte Anne. Originellement école de
filles, l'Institut Sainte-Anne en offre encore les options typiques : langues modernes
et sciences économiques appliquées dans la filière générale; travaux de bureaux et
commerce dans la filière technique de transition; arts plastiques, habillement et
services aux personnes dans les filières technique de qualification et
professionnelle.
Traditionnellement, il en sortait quelques universitaires, de futures secrétaires et
ménagères. Aujourd'hui, les enseignants, pour la plupart des enseignantes, restent
fortement attachés à l'ordre disciplinaire (la discipline et les disciplines) hérité de
cette période.
Pourtant, depuis une dizaines d'année, plusieurs facteurs ont mis à mal ce modèle
de référence. L'introduction de la mixité s'est faite au détriment de l'établissement,
qui a vu ses “meilleurs éléments” rejoindre les anciennes écoles de garçons plus
réputées, tandis que, de son côté, il accueillait les “mauvais éléments” masculins
refoulés des autres établissements de la place. L'image technique et professionnelle
de l'établissement a entraîné une désertification du premier niveau d'enseignement
au profit des établissement proposant des filières de transition plus valorisées.
L'arrivée d'élèves d'origine étrangère a également représenté une interpellation
forte pour un corps professoral vieillissant.
Du point de vue des enseignants, les difficultés sont essentiellement appréhendées
sous l'angle de la “baisse quantitative et qualitative de leur public” .
L'hétérogénéité des publics entraîne en outre des tensions dans l'attribution des
cours : la lutte d'influence pour obtenir les bonnes classes, celles qui restent
conformes à la norme scolaire et culturelle des enseignants, favorise les divisions
du corps professoral et les crispations sur les positions acquises.
Face à ces contraintes externes et à ces tensions internes, la direction, secondée
par un petit groupe d'enseignants et avec l'aide d'un intervenant extérieur, a
proposé un travail de réflexion visant à l'élaboration d'un nouveau projet
d'établissement.
A partir de l'instauration d'espaces de communication favorisant une meilleure
reconnaissance mutuelle des acteurs, le nouveau projet d'établissement, élaboré
dans une démarche itérative et progressive (rencontre avec les élèves, entre
enseignants, entre enseignants, parents et élèves...), vise essentiellement à redéfinir
les relations entre les différents acteurs afin que chacun y trouve sa place de
manière plus satisfaisante.
Significativement, les débats entre les acteurs ont souvent porté sur le déficit de
reconnaissance dont souffre chacun des acteurs et sur des enjeux symboliques des
142
La première situation présentée rend compte d’une intervention menée en 1997 et 1998 par Guy Bajoit et
Abraham Franssen auprès d’une école secondaire. On en trouvera une présentation plus exhaustive dans Pierre
Hardy et Abraham Franssen, Eduquer face à la violence. L’école du « coup de boule » au projet, Editions Vie
Ouvrière, 1999. La seconde situation a fait l’objet d’un mémoire à la FOPES, UCL par un étudiant qui y était
enseignant. Michel Nelissen, Une école technique et professionnelle de la Basse-Meuse menacée de fusion,
mémoire FOPES, UCL, juin 1997.

81
frontières de l'ordre scolaire : la cigarette comme définition du permis et de
l'interdit, Internet (annoncé sur les dépliants publicitaires de l'établissement, mais en
réalité pas accessible aux élèves) comme articulation entre l'image de marque et la
vie interne, les contraintes vestimentaires (casquette, jupette) comme affirmation
de l'identité juvénile accueillie ou non au sein de l'enceinte scolaire; les toilettes
fermées et séparées des enseignants, et celles, dégradées, des élèves, comme
stigmatisation de la hiérarchie des statuts.
C'est ainsi que plusieurs dispositifs ont été instaurés en vue de développer la
participation démocratique en créant des espaces de communication entre les
acteurs et d'arbitrage des tensions et des conflits :
- des “conseils de tous” permettent au groupe classe et au titulaire d'aborder une
fois par mois toutes les questions que les élèves ou le titulaire jugent pertinentes à
propos du fonctionnement de la classe (évaluation, cours, vécu du groupe,
initiatives...);
- au niveau de la section, des délégués des élèves des différentes classes et des
enseignants de chaque équipe pédagogique abordent les questions relatives à ce
niveau (cohérence du programme, relations interclasses, activités communes,
identité de la section). Il s'agit ici essentiellement de reconstruire des communautés
éducatives pertinentes pour faire face à l'éclatement et à la massification qu'a
connus l'établissement;
- au niveau de l'école, un conseil d'école réunit une fois par trimestre des
représentants élus des différentes composantes de l'école (élèves, parents,
éducateurs, direction, Pouvoir Organisateur);
- plus largement, il est aussi question de redéfinir positivement les relations vis-à-
vis de l'environnement, à la fois en accueillant davantage les identités juvéniles et
culturelles des élèves au sein de l'école et en ouvrant celle-ci sur son environnement
(activités extra-scolaires, radio animée par les élèves, etc.).
L'enjeu est bien de substituer à l'ordre disciplinaire, où les relations sont codifiées
à partir du statut de chacun, des modalités plus participatives et démocratiques de
gestion de la norme. Bref, il s'agit de passer de l'interdit à l'inter-dit.
Il s'agit ainsi de constituer l'école comme espace de vie, favorisant l'affirmation de
la subjectivité des jeunes et la définition de leur projet de vie. La figure de l'élève
“citoyen”, acteur de sa scolarité, reliant culture juvénile et culture scolaire est ici la
nouvelle image de référence proposée.
Cette transformation implique de nouvelles pratiques et appelle de nouvelles
compétences de la part des différents acteurs.
- Pour les élèves, il s'agit, au travers de la pratique participative, de développer
des compétences d'expression, de communication et de négociation.
- La définition du rôle des enseignants ne consiste plus essentiellement à
“transmettre le programme et maintenir le calme”. Il est fait appel à un rôle
croissant d' “animateur”. Au-delà des compétences et des prérogatives de son rôle,
la figure de l'enseignant valorisée par les élèves est celle d'un “adulte de référence”.
- La direction est appelée à glisser d'un rôle de concentration des pouvoirs
décisionnels à la fonction de garant de processus et de procédures laissant
davantage de responsabilités aux différents acteurs.
- Les “surveillants-éducateurs” dont les tâches de surveillance et de répression
étaient devenus kafkaïennes (que l'on ne fume pas dans les toilettes, que l'on ne

82
“traîne pas devant l'école à la sortie des cours”.) sont appelés à développer
davantage le second terme de leur rôle, par exemple autour de projets d'animation
de la vie de l'école et d'activités extra-scolaires.
Dans la pratique toutefois, les nouvelles modalités se superposent aux anciens
modes de relations plus qu'elles ne les remplacent. Mettre en place des structures
participatives aboutit ipso facto à modifier les relations au sein de l'école. La
participation effective de chacun reste tributaire de ses ressources et des rapports
de pouvoir au sein de l'institution. Sans une volonté stratégique clairement
affirmée, sans une articulation de ces nouvelles pratiques à des modes
d'organisation interne (constitution d'équipe pédagogique, responsabilisation
effective des acteurs), le risque est grand de vider les nouveaux dispositifs de leur
contenu, les confinant à des fonctions subalternes et instrumentales, provoquant
ainsi la démobilisation et le repli.
La seconde situation est celle d'une grosse école technique et professionnelle de la
région liégeoise, l'IPT, qui accueillait traditionnellement les fils des ouvriers
métallurgistes en les préparant à reproduire la trajectoire de leurs pères et qui a
subi de plein fouet la crise - économique et culturelle - des vieux bastions
industriels. Progressivement déserté, passant de 1200 à 300 élèves, n'accueillant
plus que des élèves par relégation, négativement stigmatisé, l'établissement a
accompagné jusque dans la décomposition le déclin de son environnement
industriel.
L'option prise par la nouvelle direction a consisté à redéfinir positivement
l'identité technique de l'établissement. La nouvelle stratégie de communication est
centrée sur la valorisation de la culture technique nécessaire au prochain millénaire.
Le préfixe “New” accolé à son nom (dans le slogan publicitaire “New IPT :
l'excellence”), ainsi que les documents de présentation opposant l'ancien atelier
industriel et son alignement de machines-outils au laboratoire informatisé
contemporain sont illustratifs de cette volonté.
Sur le plan de l'offre de formation, l'importance du déclin des effectifs a permis
paradoxalement un réaménagement des options par la fermeture des options les
plus traditionnelles liées à une identité ouvrière, au profit de celles qui valorisent
une identité de technicien. Cette adaptation de l'offre de qualification aux
exigences supposées ou réelles des entreprises s'accompagne, au prix d'un véritable
travail de démarchage, d'une intensification des contact avec les entreprises à
l'occasion de stages des élèves.
Sur le plan normatif, cette stratégie a entraîné l'imposition d'un cadre disciplinaire
strict, au prix de l'expulsion d'une centaine d' “indésirables”, ainsi que la
segmentation et le quadrillage de l'espace physique, en évitant notamment tout
contact entre les élèves du premier cycle (les deux premières années) et les élèves
plus âgés. Selon les clauses d'un contrat signé solennellement à l'inscription, les
parents sont tenus de garantir la présence effective et le comportement scolaire de
leurs enfants.
Rassurant des parents en quête de perspectives pour l'avenir de leurs enfants,
mobilisant les enseignants sur des objectifs d'excellence et de performance, tout en
consolidant leur autorité par un cadre disciplinaire strict, valorisant la direction
dans un rôle de chef, cette stratégie allie restauration disciplinaire et rénovation
technique.
Au travers de ces deux cas d'écoles qui nous apparaissent représentatifs de

83
tendances plus générales, on perçoit clairement des stratégies éducatives distinctes.
La première stratégie, relevant de la dimension “citoyenne” de l'école, se réfère
plutôt à des normes que l'on peut qualifier de souples, voire même participe d'un
mouvement de déformalisation et de procéduralisation de la norme. Les nouvelles
capacités qui sont ainsi encouragées apparaissent en continuité avec les normes
souples fondant certains nouveaux modes d'organisation du travail (capacité
d'autonomie, de communication, travail en équipe, réflexivité). De manière
générale, préparant les jeunes à gérer leur itinéraire incertain d'entrée dans le travail
salarié, elles correspondent aux exigences croissantes de gestion de soi et
d'individualisation des trajectoires.
La seconde stratégie consiste au contraire à renforcer la dimension “compétitive”
de l'école, dans ses rapports au marché du travail comme dans son recrutement.
Ces pratiques se réfèrent plutôt à des normes que l'on peut qualifier de “dures”. Il
s'agit, à l'école, du savoir établi conférant une autorité reconnue à l'enseignant, et
plus spécifiquement, dans l'enseignement technique et professionnelle, des
compétences techniques ouvrant sur une place donnée dans la hiérarchie de
l'entreprise.
Dans le premier cas, la stratégie citoyenne s'est construite à partir d'une identité
de référence plus “féminine” et. “non-industrielle”. Dans le second, une identité de
départ “masculine” et “industrielle” favorise l'émergence de la stratégie
compétitive. De même, on peut remarquer que ce sont les enseignants de cours
généraux qui sont les acteurs privilégiés de la première stratégie dans la mesure où
elle correspond davantage à leur modèle culturel et à leurs compétences
(valorisation de la communication, de l'expression, du débat), tandis que les
enseignants de cours de pratique professionnelle adhèrent davantage à la seconde.

4. Les réponses au niveau des enseignants

Enfin et surtout, voire pour l’essentiel, la prévention et la gestion des phénomènes d’incivilité
et de violences à l’école met directement en jeu l’exercice du métier d’enseignant. A ce propos,
et sans tomber dans la dualité entre « bons profs » et « mauvais profs », la manière dont les
enseignants conçoivent et mettent en œuvre leur rôle se révèlent souvent déterminante pour
influer sur les dynamiques au sein de la classe et de l’école, autant que sur la qualité de la
relation avec chaque jeune.
Debarbieux met ainsi en évidence les stratégies de gestion de la violence mises en oeuvre par
les enseignants, en insistant sur les dimensions positives suivantes du rôle :
- « Se doter d’une compétence relationnelle : se faire connaître et reconnaître par
des attributs de justice, écoute, capacité de négociation, être quelqu’un à qui
parler ;
- Se construire une image de soi : un personnage dont les attributs sont reconnus
– des attributs définis non pas sur une base statutaire, donc par le haut, mais par
le bas, dans un cadre de relations sociales ;

84
- Créer certaines routines, établir une certaine ritualisation des comportements,
dans le but de les stabiliser. »143
Dans le même sens, cherchant à dégager les principes d’action qui lui ont permis de faire face
positivement aux situations de tensions rencontrées au cours d’un parcours professionnel d’une
quinzaine d’années au sein des établissements et avec les publics réputés les plus difficiles (à
l’atelier Marollien, en IPPJ, en classe d’accueil et comme médiateur scolaire), Pierre Hardy
propose les 14 principes d’action suivants144 :

14 principes d’action
1- Etre juste, respecter, pas blesser, reconnaître l’autre comme personne,
comme individu
2 - Croire en chacun
3 - Ne pas juger, mais respecter
4 - Regarder la réalité en face, prendre la relation à bras-le-corps
5 - Etablir ensemble des règles qui font Loi
6 - Régler son problème par soi-même.
7 - Lors d’un conflit, laisser une porte ouverte pour que chaque acteur
puisse sortir la tête haute.
8 - Une fois le problème résolu, le laisser reposer pour le travailler dans un
autre cadre
9 - Ne pas moraliser, mais faire prendre conscience des effets
10 - Pouvoir varier les registres
11 - Dire ce qu’on est
12 - Reconnaître son erreur. Savoir s’excuser.
13 - Ne pas punir, mais faire réparer
14 - A bannir : " Le copain copain ", "La peur du conflit ", "La séduction du
leader"

5. EVALUATION DES DISPOSITIFS

Il existe bien entendu, au niveau des acteurs de l’école, une perception de l’évolution générale
dans « leur école » et plus globalement dans le système scolaire, et le cas échéant, cette
perception peut être attribuée, positivement ou négativement, à la mise en œuvre de telle ou
telle réforme, à la mise en place de tel ou tel dispositif, à l’action de tel ou tel agent. De même,
au niveau local, les établissements sont l’objet d’une « réputation » qui, selon les époques, peut
varier à la hausse ou à la baisse. De manière générale, c’est la personnalité de la direction qui
semble cristalliser les appréciations négatives ou positives.

Par contre, au delà de cette connaissance en contexte, - qu’il serait intéressant de développer
sur le mode de « l’échange d’expériences et de « bonnes pratiques » - il n’existe pas, à notre
connaissance et au delà des informations rapportées plus hauts (en particulier sur les

143
Eric Debarbieux, Alix Dupuch et Yves Lontoya, « Pour en finir avec le handicap socio-violent » : une
approche comparative de la violence en milieu scolaire », in Charlot B, Emin J.C, Violences à l’école : l’état
des savoirs, Armand Colin, 1997 , pp. 17 -33
144
Pierre Hardy et Abraham Franssen, op.cit.

85
dynamiques d’établissement), d’évaluation systématique, du point de vue du climat de violence
et d’insécurité, de la mise en oeuvre de telle ou telle mesure. Ne serait-ce que parce que celle-
ci procède plus de l’initiative ou de l’adaptation locale que de la mise en œuvre d’une
« politique » ou d’un « plan » visant explicitement les phénomènes de violence et d’insécurité.
On notera cependant qu’une seconde étude de victimisation, selon la même méthodologie et
portant sur les mêmes établissements, a été effectuée en mai 2003. Ses résultats seront
prochainement connus et permettront de mesurer l’évolution du phénomène en trois ans. Il faut
toutefois relever que durant cet intervalle, il n’y a pas eu, de manière systématique,
programmées et évaluée, de mesures spécifiques prises et que les éventuelles variations
mesurées ne pourraient être analysées qu’a posteriori.

6. QUESTIONS SOULEVEES

L’école, aujourd’hui, n’est pas un lieu d’insécurité. Le risque d’y être victime d’une atteinte
directe grave y est minime et les faits les plus traumatisants y sont également les plus rares. Par
contre, l’école constitue pour un certain nombre d’élèves et d’enseignants un lieu de
souffrances. La violence à l’école est un symptôme qui émerge au croisement des rapports
sociaux (de domination, de conflit), des dynamiques du système scolaire (le marché scolaire
entre écoles citadelles et écoles poubelles) et du jeu des interactions entre les différents
protagonistes.
Si la préoccupation par rapport aux phénomènes de violence et plus globalement de qualité
relationnelle au sein des écoles a suscité un florilège de dispositifs et d’initiatives, ceux-ci,
quand bien même leur inspiration est politique, se déclinent surtout au gré des contextes
locaux. Il faut pointer que la plupart de ces démarches ne partent pas d’un a-priori strictement
sécuritaire en mais participe plutôt d’une tentative de construire de nouveaux modes de
régulation au sein de l’institution scolaire. En cela, leur évaluation doit davantage tenir compte
des dynamiques institutionnelles et relationnelle qu’elles contribuent à établir que d’une
approche strictement comptable des « phénomènes de violence » dont nous avons clairement
vu qu’ils étaient avant tout un baromètre (haute pression, basse pression, dépression) du climat
scolaire au sein des établissements.
En conclusion méthodologique, on peut dire qu’aborder aujourd’hui la question scolaire au
travers de la catégorie de « l’insécurité » est, politiquement, une « fausse bonne idée ». Tout
d’abord, parce cette catégorie, pourtant polymorphe et polysémique ne s’est pas imposée
comme catégorie spontanée de perception des différents acteurs. Il est question de « malaise »,
de « difficultés relationnelles », d’ « anomie » et de sentiment de crise parfois ou encore de
« violences », mais très rarement d’ « insécurité ». Aborder les enjeux scolaires, et ils sont
nombreux, au travers de la catégorie de l’insécurité, risque donc surtout d’alimenter un
discours « alibi », réduisant la complexité structurelle, institutionnelle et inter-relationnelle des
différentes expériences scolaires à une approche par trop univoque.
Par contre, on peut également dire qu’aborder la question scolaire au travers de la catégorie de
l’insécurité peut, heuristiquement et scientifiquement, constituer une « bonne fausse idée ».
Fausse idée pour les raisons pré-citées, mais « bonne » néanmoins en cela que lorsqu’elle est
prise au sérieux , de manière théoriquement et méthodologiquement solide, (à l’exemple de
l’enquête quantitative de victimisation qui a été ici présentée ou des démarches qualitatives
d’intervention telles que réalisé par Dubet ou Debarbieux), l’entrée par l’insécurité permet
d’envisager les différentes facettes de l’école, dans ses tensions et ses mutations tout en étant à
l’écoute de l’expérience et des représentations de ceux qui en sont les acteurs, et parfois les
victimes.

86
87
5. BIBLIOGRAPHIE ET REFERENCES UTILES

RECHERCHES

Carra C., et Faggianelli D., , Violences à l’école : tendances internationales de la recherche en


sociologie, in Déviances et Sociétés, 2003, vol. 27, n°2, pp 205-225.

Galand Benoît : Thèse de Doctorat, Nature et déterminants des phénomènes de violence en


milieu scolaire. Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique

Galand, B. & Philippot, P. (mars 2001). L'influence des pratiques pédagogiques et des
relations entre élèves et enseignants sur les problèmes de comportement à l'école.
Communication orale à la 1ère Conférence mondiale " Violences à l'école et politiques
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Galand, B. & Philippot, P. (1999). Violence et démotivation : Enquête dans le secondaire


belge francophone. Rapport de recherche non publié, Université Catholique de Louvain,
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Enquête de victimisation dans l'enseignement secondaire de la Communauté française de
Belgique. Etude interuniversitaire commanditée par le Ministère de la Communauté française
de Belgique, à l'initiative de Monsieur Pierre Hazette, Ministre de l'Enseignement Secondaire,
des Arts et des Lettres (arrêté du 17 mars 2000 du Gouvernement de la Communauté
française). Rapport de recherche non publié.

Demeuse M., Marissal P, Delvaux B. (2001), Actualisation des données relatives à la mise en
œuvre de discriminations positives en Communauté française de Belgique telles que définies
par le Décret du 30 juin 1998, rapport de recherche.

Munten, J., Jardon, D. & Mouvet, B., (2002). Comprendre et prévenir la violence à l'école :
Vers un référentiel critique des mesures actuelles de prévention et de lutte contre la violence
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http://www.agers.cfwb.be/pedag/recheduc/069/synthese/22_3.pdf

Vienne, P. & Auquier, H. (2000). Surgissement et traitement des violences à l'école. Le point
sur le Recherche en Education, 18, 19-38.
http://www.agers.cfwb.be/pedag/recheduc/074/synthese/18_2.pdf

Verhoeven, M.,« Violences scolaires, crise de la socialisation et exclusion scolaire », Nouvelle


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LIVRES

Charlot B, Emin J.C, Violences à l’école : l’état des savoirs, Armand Colin, 1997

Olweus, D. (1999). Harcèlement et brutalités entre élèves. Paris : ESF.

88
Debarbieux, E. & Blayat, C. (Eds.) (2002). Violences à l'école et politiques publiques. Paris :
ESF

Defrance, B. (2000). Le droit dans l'école : Les principes du droit appliqués à l'institution
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Delannoy, C. (2000). Elèves à problèmes, écoles à solutions ? Paris : ESF.

Hardy P.,et Franssen A., , Eduquer face à la violence : l’école du « coup de boule » au projet,
Editions Vie Ouvrière, 1999.

Dubet, F., Les Lycéens, 1991

De Munck J., et Verhoeven M., (dir), Les mutations du rapport à la norme, Jean De Boeck
Université, 1997

Nizet, J., et Hiernaux, J.P, Violence et ennui. Malaise dans les relations professeurs-élèves,
Paris, PUF, 1984.

Van Campenhoudt, L., Ruquoy, D., « Malaise et indiscipline à l’école », Facultés


universitaires Saint Louis, 1990

89
6. INSECURITE ET INCIVILITES
Par Hugues-Olivier Hubert145

« Il n’y a plus de valeur mon bon Monsieur ; même la tolérance est réduite à zéro »

1. DE QUOI PARLE-T-ON ? A PARTIR DE QUAND ?

On trouve des traces du terme « civilité » chez des philosophes moralistes tels que Castiglione
(Le livre du courtisan en 1528) ou Erasme (La civilité puérile en 1530) ainsi que, dans une
conception de philosophie culturaliste et politique, chez Montesquieu (livre XIX de L’esprit
des lois traitant « des lois dans les rapports qu’elles ont avec les principes qui forment l’esprit
général, les mœurs et les manières d’une nation »). Quant au terme « incivilité », il aurait
semble-t-il disparu du vocabulaire français depuis la fin du XVIIe siècle.

Passé en désuétude pendant près de 300 ans, le terme d’incivilité reparaît dans le vocabulaire
français dans le courant des années 90, associé à la thématique du sentiment d’insécurité. En
réalité, plus qu’un « retour du refoulé », cette réapparition du terme en français correspond
surtout à l’importation du terme anglais incivilities. C’est moins en référence à ses racines
latines qu’en qualité de faux ami qu’on en parle aujourd’hui. L’usage actuel de ce terme en
français est donc le résultat d’un curieux détour par la criminologie américaine.

Aujourd’hui, le terme incivilité est on ne peut plus flou et il est difficile d’en donner d’emblée
une définition claire. Ce qui est certain, c’est qu’il fait recette, en particulier dans les discours
politiques et médiatiques, au point d’être mis à toutes les sauces jusqu’à la limite de la farce.
En effet, on peut ponctuellement entendre parler, à travers les médias, d’incivilité
« financière », d’incivilité « sportive », de la passivité des parents face à l’« incivilité des
enfants de deux à trois ans » ou encore de l’« incivilité des chiens »… Bref, il s’agit d’un
véritable fourre-tout qui accueille peu ou prou tout ce qui dérange, tout ce qui dévie, tout ce
qui insécurise sans obligatoirement constituer un crime ou une infraction – « sans
obligatoirement » parce qu’on le verra, certaines définitions entretiennent précisément la
confusion entre désordres et infractions.

145
GERME-Institut de sociologie-U.L.B.

90
Pour dissiper cette nébuleuse qui nimbe le terme d’incivilité, il convient de s’abstraire quelque
peu des acceptions et déclinaisons multiples qui caractérisent son usage dans les discours
ordinaires et de « remonter à la source ». Or, comme la source actuelle provient de la
criminologie américaine, comme la réapparition du terme dans le discours commun provient de
son importation par certains scientifiques, il est important de comprendre les modèles
théoriques qui ont remis le terme à la mode.

91
2. MODELES EXPLICATIFS

1. « Incivilities » dans la criminologie anglophone

En gros, le terme incivilities s’inscrit dans l’interminable débat concernant les causes du
sentiment d'insécurité. Ce débat oppose, d’une part, ceux qui affirment que le crime et son
avancée constituent la seule cause du sentiment d’insécurité et, d’autre part, ceux qui affirment
que les sources du sentiment d’insécurité sont d’un autre ordre. Au début des années 70,
Furstenberg disjoint les peurs. Il considère qu’il faut distinguer ce qui est de l’ordre de la peur
du crime (fear of crime) et ce qui est de l’ordre d’une préoccupation pour un changement
social ou la rupture d’un statu quo social qui se focaliserait sur le phénomène criminel (concern
for community). Pour lui, les deux dimensions sont largement indépendantes. De ce fait, s’il
existe bien une peur liée au crime, le sentiment d’insécurité, lui, n’y est pas réductible.

Les bases étaient posées pour que d’autres chercheurs s’intéressent plus précisément à cette
préoccupation pour l’ordre social. Ces chercheurs refusent d’aborder cette dimension de
l’insécurité comme une abstraction et tentent de déterminer les assises matérielles de cette
préoccupation. Aux USA, Hindelang et al (1978), Wilson et Kelling (1982) et en Grande-
Bretagne, Lewis (1980) et Maxfield (1984) se saisissent de la question et tentent de déterminer
ce qui, dans un environnement local, nourrirait les préoccupations pour l’ordre de la
collectivité. Pour eux, ces préoccupations trouvent une matérialité observable dans les
dégradations de l’environnement (nuisances diverses telles que le bruit, la saleté, des
immeubles à l’abandon, des carcasses de voiture, les rassemblements de jeunes, etc).

A partir de ce moment, les modèles théoriques divergent :

- Certains établissent, d’une part, qu’il n’existe pas de lien mécanique entre les dégradations
d’un quartier et l’expression d’une insécurité vécue et, d’autre part, que les incivilités seules
n’épuisent pas le sentiment d’insécurité et qu’elles doivent être associées à d’autres facteurs de
préoccupation.
Lewis et Maxfield (1980) soulignent que, pour que des dégradations d’un quartier causent un
accroissement de préoccupation, il faut encore que les habitants considèrent que ces
dégradations sont symptomatiques d’une dégradation sociale, d’une atteinte à l’ordre social et
de l’existence d’une criminalité. Or, à l’observation, ils montrent que, si c’est effectivement le
cas dans certains quartiers, dans d’autres par contre de mêmes phénomènes seront acceptés146.
Hindelang et al (1978) estiment que les préoccupations pour les changements au sein de la
communauté locale ne se réduisent pas à la pression criminelle, ni même aux incivilités, mais se
réfèrent aussi à des inquiétudes vis-à-vis des transports, de l’enseignement, de l’emploi, etc.
Pour lui, si les incivilités constituent bien un facteur de préoccupation, elles doivent être reliées
à d’autres insécurités que l’on pourrait qualifier de sociales.

146
On trouve le même type d’analyse chez Dubet (1987, 1992). Selon lui, les habitants d’un quartier ouvrier
donnent plus facilement sens, en termes de lutte des classes, à une délinquance endémique. Ils ont donc moins
peur et tentent le plus souvent de régler personnellement les litiges. Par contre, dans les lieux de galère où ne
subsiste pas de conscience de classe, de conscience d'un conflit intégrateur, les actes délinquants semblent
déconnectés, insensés. L’incompréhension et la peur règnent, le seuil de tolérance se réduit et l’appel aux
forces de l’ordre est accru.

92
- D’autres affirment non seulement ce lien mécanique, mais réintroduisent la peur du crime.
Non seulement, les incivilités seraient une cause automatique de la préoccupation et donc
d’une insécurité croissante, mais en outre elles seraient aussi une cause automatique
d’accroissement du crime. Ils s’opposent ainsi à Furstenberg, réintroduisant une dépendance
entre préoccupation pour l’ordre et peur du crime.
Wilson et Kelling (1982), dans leur théorie de la « vitre brisée », estiment que la dégradation
physique et sociale d’un quartier induit une préoccupation, une crainte qui pousse de plus en
plus de personnes à se replier sur l’espace privé et à s’isoler. Par ce mouvement de retrait, les
habitants perdent leur capacité de maîtrise sur les problèmes du quartier. Il en découle un
accroissement du sentiment d’impuissance et une insécurité grandissante en même temps
qu’une diminution des contrôles informels inhérents à la solidarité communautaire. Cette
diminution des contrôles informels favorise l’éclosion d’une criminalité croissante qui, à son
tour, renforce à la fois les risques objectifs et le taux d’insécurité qui, de ce fait, se retrouvent
associés.

Entre ces deux perspectives – l’une considérant les incivilités comme une cause de
préoccupation pour l’ordre et d’insécurité relativement indépendante du crime, et l’autre
considérant les incivilités comme cause de l’accroissement du crime – c’est la seconde option
qui sera surtout entendue et saisie par les pouvoirs publics ; pas tant pour la qualité de la
démonstration que pour d’autres raisons moins honorables que nous développerons plus loin.

2. L’importation des incivilités en France

L’importateur : Roché

Dans la littérature francophone, le principal « importateur » de la notion d’incivilité, entendue


non seulement comme source de préoccupation pour l’ordre, mais aussi comme facteur
criminogène, est Roché. Il s’inspire en ligne directe de la criminologie conservatrice
américaine147.

Pour Roché (1993, 142-143), les incivilités constituent le « chaînon manquant » entre le
sentiment d’insécurité et le crime, entre les préoccupations pour l’ordre et la peur du crime :
« Elles se présentent comme des préoccupations pour le crime incorporées dans des actes
quotidiens générateurs de peurs personnelles ». Pour lui, en gros, les incivilités sont à la fois :
- Source d’une préoccupation pour l’ordre, parce qu’elles constituent autant de signes
matériels et concrets de la déstabilisation de l’ordre social conçu (l’ordre informel de la vie
quotidienne et non l’ordre formel juridique).
- Source d’une crainte pour soi, parce que les incivilités rompent les routines, ces codes
d’interactions (rites de politesse, de bienséance, de distanciation des corps) qui règlent,
stabilisent et rassurent les individus dans leurs rencontres quotidiennes.
- Source d’un accroissement de la criminalité, parce que les incivilités induisent un repli sur
soi néfaste au contrôle social et que leur impunité encourage une sorte d’appauvrissement
moral qui ouvre la porte à la délinquance. On retrouve là la logique mise en évidence par
Wilson et Kelling.

147
Il a d’ailleurs effectué une mission à Princeton sous la direction de DiIulio, co-auteur de l’ouvrage au titre
sensationnaliste (1996) : Compter ses morts : Pauvreté morale…et comment gagner la guerre de l’Amérique
contre le crime et les drogues.

93
Roché (1998) propose une analyse de la problématique des incivilités. On peut la synthétiser
très grossièrement en pointant deux tendances profondes qui renforcent l’existence des
incivilités :
- Premièrement on assiste à une modification des espaces et particulièrement des espaces
urbains. On observe :
- une « déspatialisation » des individus qui ne sont plus confinés à un espace local
déterminé.
- une intensification de la présence des biens et des personnes dans les espaces publics.
- une généralisation de l’anonymat qui laisse les uns et les autres à la fois sans contrôle et
sans protecteur,
- une indifférence et une déritualisation des « petits gestes » de civilité due à
l’intensification des croisements anonymes,
- la transposition de l’intimité dans les espaces publics où les individus se meuvent
comme des bulles privatives déconnectées d’un collectif.
- Deuxièmement on assiste à une modification des rapports à l’autorité :
- les normes deviennent relatives du fait de cette « déspatialisation » qui permet aux
individus de jouer de normes multiples en « glissant » d’une scène sociale à l’autre,
- les normes deviennent relatives du fait de l’érosion des groupes d’appartenances causée
par la prospérité économique,
- le système normatif de la société est marqué par la flexibilité,
- l’individualisme croissant se traduit par une conscience accrue de l’autonomie et des
libertés de choix ainsi que par une « culture de l’authenticité » qui fait de l’individu le
siège de production de ses propres normes. 148

Par ailleurs, l’analyse de Roché porte aussi sur les effets iatrogènes des systèmes experts. Il
montre le « retournement contemporain » (1998, 131) que représente la professionnalisation
de la gestion des rapports humains. En gros, tout se passe comme si le monopole étatique de la
violence (seuls les appareils d’Etat peuvent utiliser la violence pour gérer les relations sociales)
avait pris le pas sur les civilités. C’est-à-dire que les individus semblent avoir perdu la capacité
de s’ajuster mutuellement au quotidien et font de plus en plus appel à des professionnels pour
« gérer » le vivre-ensemble. Parmi ces professionnels on compte en bonne place les forces de
l’ordre, mais aussi des médiateurs et autres communicateurs. Et Roché de critiquer l’expansion
et l’indépendance des réseaux d’experts (justice, police, « préventeurs »)149 qui réduisent
encore les capacités des individus à s’ajuster mutuellement au quotidien.

En bref, « la société postindustrielle a libéré les individus d’une manière imprévisible ». Roché
fait apparaître deux difficultés : d’une part la difficulté de réaffirmer une socialité active à

148
« Premièrement, nous vivons aujourd’hui une socialisation unique qui combine une altération des fonctions
que les relations interpersonnelles territorialisées remplissaient, un désencastrement de ces relations directes et
des mécanismes systématiques de solidarité et de contrôle (le travail, la sécurité sociale, la police, etc.) et enfin
une crise des régulations globales assurées par des réseaux d’experts chargés de faire fonctionner ces
bureaucraties impersonnelles. Deuxièmement, certaines valeurs individualistes inclinent à la mise en cause des
interdits et de l’autorité, et sont relayées par les modes matériels d’organisation des villes, des conditions
favorables à leur progression : la fragmentation des espaces et la faible coordination des institutions sont en
cause » (Roché, 1998, 4).
149
Et Roché de dénoncer notamment la définition des besoins de la population par les professionnels, les
conséquences de la professionnalisation et de l’extension des systèmes experts en termes de désencastrement
des rapports sociaux, l’approche gestionnaire de la justice et de la police, la technicisation des réponses
politiques et administratives à l’insécurité, l’illusion de la médiation pénale, l’illusion de la participation dans
les nouvelles politiques des villes, les décalages entre politiques territorialisées et la valorisation de la mobilité,
etc…

94
travers laquelle les normes pourraient se formuler à nouveau et, d’autre part, la difficulté de
réaffirmer l’autorité des institutions à travers lesquelles les normes pourraient s’imposer à
nouveau.

Si son analyse de 1998 était sans doute la plus aboutie, Roché réapparaît malgré tout dans ses
ambivalences en 2000 dans son ouvrage vulgarisé où il en appelle à la Société d’hospitalité.
Dans ce livre, il affirme : « Avant de parler de crise de la famille, d’effondrement des valeurs,
d’affaiblissement de la morale, il faudrait repenser la gestion de la sécurité dans les espaces
publics ou collectifs où la plupart des gens passent une grande partie de leur existence »
(Roché, 2000, 141-142). Il propose de promouvoir « une pratique des ‘règles d’hospitalité’ :
un usage des transports, des supermarchés, des lieux publics en tous genres où ils sont appelés
à circuler et à croiser d’autres personnes. Il faut affirmer des règles, une façon d’être dans les
lieux publics que chacun peut intégrer, et les défendre quand elles sont transgressées. C’est un
volet qui est tout à fait antérieur, en amont des politiques employées contre la délinquance elle-
même » (Roché, 2000, 141-142). Par le terme « hospitalité », Roché affirme vouloir se
distancier du terme d’« ordre en public » qu’il avait précédemment utilisé. Il veut non
seulement exprimer l’idée d’un respect des règles dans les lieux publics, mais aussi introduire
les notions « d’accueil des pauvres et démunis dans ces mêmes lieux publics » (Roché, 2000,
143). Perspective progressiste s’il en est qui l’amène même à abonder dans le sens du droit de
vote des étrangers. Cependant, précise-t-il, « il faut bien préciser que promouvoir des règles
d’hospitalité ne remplace absolument pas l’action sociale et politique pour lutter contre les
inégalités et favoriser l’emploi, pas plus que cela ne remplace la répression des délits graves »
(Roché, 2000, 143-144) auxquels il convient d’ajouter les délits mineurs, voire les non-délits,
que sont les incivilités. Après avoir démontré les effets de l’extension des systèmes experts, en
particulier de l’action des forces de police et du recours en justice, sur le désencastrement des
rapports sociaux, Roché en vient alors à prôner les emplois d’adjoints de sécurité, de
surveillants, de correspondants de nuit, d’agents d’ambiance, de médiateurs et enfin, les
notions de police de proximité et de tolérance zéro. Il affirme les vertus de la politique de
tolérance zéro, « au sens où il ne faut pas tolérer parce que soi-disant, ce sont des enfants de
milieux défavorisés, frappés par le chômage et l’exclusion, qui sont principalement à l’origine
de la délinquance de rue. Il ne faut pas se montrer plus tolérant envers eux que pour les autres.
Et d’autant moins que la tolérance se retournera d’abord contre les quartiers et les populations
défavorisés. Envisager les règles d’hospitalité veut dire rechercher des moyens d’action à court
terme pour remédier à une situation très pénible. C’est une sorte de guide de l’action visant à
améliorer les choses rapidement, et à ne pas s’abriter derrière les causes dites ‘profondes’ pour
ne rien faire150 » (Roché, 2000, 156).
On est bien loin de l’affirmation de Roché selon laquelle « on sort aussi du système de la
carotte et du bâton » (Roché, 2000, 147). A la question de savoir s’il faut entendre les règles
d’hospitalité comme une avancée démocratique, Roché répond : « Mes détracteurs diront le
contraire. Ils me soupçonneront de vouloir renforcer les contrôles et la surveillance…
Pourtant, je propose avant tout une démocratie plus active, plus participative, qui se heurte à
l’individualisme ambiant, à la passivité des citoyens, mais aussi à celle des institutions »
(Roché, 2000, 159-160). Mais il ajoute que cette démocratie passe avant tout par la défense
des règles d’usage des lieux. « La défense des règles ne contredit pas, elle garantit, au

150
Même si d’un autre côté, il affirme que « la police accepte ce rôle [à savoir s’occuper des incivilités], qui
l’entraîne en fait dans une spirale d’interventions sans fin, où elle est complètement débordée et où elle est en
réalité complètement impuissante. Nous vivons dans des sociétés où le sens de la loi n’est plus communément
partagé, et ce n’est évidemment pas la police, ni même la justice et les magistrats qui peuvent l’énoncer et
l’imposer » (Roché, 2000, 135)

95
contraire, le développement de la démocratie dans une société de couches moyennes » (Roché,
2000, 159). Drôle d’hospitalité que celle qui consiste à fermer la chambre d’amis à clef.
Lorsque Roché « exige une homogénéité des mœurs pour autoriser l’entrée dans le
groupement concret qui rassemble ceux qui se comportent de bonne manière » (1993, 255), il
postule, dans une posture moraliste, l’existence d’un consensus sur l’ordre des interactions,
sans se demander ni comment on produit les normes, ni qui les produit, ni sur quoi se fonde
leur légitimité. Roché opte pour le maintien de « l’ordre en public » pour la lutte contre la
« pauvreté morale », à grand renfort de police.

Le détracteur : Wacquant

Le plus grand détracteur de Roché et de la notion d’incivilité est Wacquant (1999, 52-55) qui
lève le voile sur les lieux et le contexte de production scientifique et politique de ce concept. Il
démontre combien cette notion et son pendant opérationnel, la Tolérance Zéro, reposent :
- sur des fondations scientifiques peu fiables,
- un travail de lobbying et de promotion qui ont favorisé sa mondialisation.

Premièrement, les fondations scientifiques sont très discutables. La Tolérance zéro s’appuie
principalement et presque exclusivement sur la théorie de la « vitre brisée » de Wilson et
Kelling. Or, cette théorie paraît peu sérieuse. Elle n’est ni plus ni moins, qu’une supputation,
une élaboration hypothétique, sur base d’une expérience menée treize années auparavant en
1969 par un psychologue du nom de Zimbardo sur le mode de l’« observation par
provocation » et sur base du sens commun qui veut que « qui vole un œuf vole un bœuf ».

Deuxièmement, l’importance accordée à cette théorie repose moins sur ses qualités
scientifiques que sur son instrumentalisation dans le champ des politiques de sécurité.

- Wacquant (1999) démontre le travail de lobbying et de marketing réalisé par des Think
Tanks, boîtes privées de consultations politiques, impliquées par ailleurs en tant que
prestataires de services dans les politiques qu’elles entendent défendre (firmes privées de
remise au travail intérimaire d’allocataires, firmes privées de sécurité, pénitentiaires privé,
etc…). Ainsi, c’est Schwartz du Manhattan Institute, qui était à la fois partie prenante de
l’administration Giulani, des programmes de travail forcé et P.D.G. d’une firme privée de
‘placement’ des allocataires sociaux, qui a promu la théorie de la « vitre brisée » (1982),
notamment en finançant la publication du livre de Kelling et Coles (1996) qui développait et
donnait plus de consistance à la théorie de la vitre brisée qui jusque là n’avait fait l’objet que
d’un article dans une revue de seconde zone. L’optique du Manhattan Institute est de
promouvoir des solutions basées sur le principe de libre échange aux problèmes urbains

- Wacquant (1999) montre comment Bratton, chef de la police municipale de New-York s’est
saisi de cette théorie pour légitimer la mise en place de sa politique de Tolérance Zéro qui
consistait à harceler les « hommes vermines » (Squeegee men). Il montre aussi comment
rapidement, Giulani – maire de New-York – en a fait son cheval de bataille électoral et
comment les résultats de cette politique de Tolérance Zéro ont été élevés au rang de légende.

Wacquant (2003) souligne par ailleurs que, de l’avis de Maple lui-même, qui était le bras droit
de Bratton, la référence à la théorie de la vitre brisée par les officiels new-yorkais ne s’est
réalisée qu’à posteriori afin de légitimer la pratique de harcèlement policier qui consistait à
poursuivre des individus pour des peccadilles afin d’obtenir de l’information, d’accroître les

96
chances de tomber sur des malfrats notoires ou encore de pousser des indésirables à quitter le
quartier :
« La théorie de la vitre brisée n’est qu’une extension de ce que nous avions l’habitude
d’appeler la ‘théorie du brise couille’ [breaking balls theory] » (Maple et Mitchell, 1999,
152-153)
Wacquant montre enfin comment Braton, démis par Giulani, sans doute parce qu’il lui faisait
un peu trop d’ombre, est devenu consultant international, créant sa propre firme de conseil en
police urbaine (First Sécurity). Il reçoit une avance de 375.000 dollars pour écrire une sorte de
biographie à l’éloge de sa politique policière. A la fin des années 90, il débute une véritable
tournée internationale pour marchander ses services et prodiguer ses bons conseils, notamment
en Europe où il reçoit un écho plutôt positif de la part des gouvernements tant de droite que de
gauche. Cette tournée internationale, où « il prêche aux quatre coins de la planète le nouveau
gospel de la ‘tolérance zéro’ » (Wacquant, 1999, 22), alliant à la fois show, marketing, intérêts
personnels, autopromotion, a contribué à la mondialisation du concept.

En Angleterre, l’IEA (Institute of Economic Affairs), fondé par Fischer (tout comme le
Manhattan Institute), prend le relais pour promouvoir les idées néo-libérales en matière de
politiques sociales. « On voit ainsi se dessiner un franc consensus entre la droite américaine la
plus réactionnaire et l’avant-garde auto-proclamée de la « nouvelle gauche » européenne
autour de l’idée que les « mauvais » pauvres doivent être repris en main (de fer) par l’Etat et
leurs comportements corrigés par la réprobation publique et l’alourdissement des contraintes
administratives et des sanctions pénales » (Wacquant, 1999, 35). Lawrence Mead est appelé
d’Amérique pour appuyer le gouvernement anglais dans ses projets de réformes en expliquant
sa thèse aux anglais lors d’un colloque organisé par l’IEA et relayé par les médias. Sa thèse est
la suivante : les politiques sociales traditionnelles sont maternalistes et il faut aujourd’hui
promouvoir des politiques paternalistes (sic). Selon lui,
« la politique traditionnelle est ‘compensatoire’ : elle cherche à remédier aux déficits de
revenus et de qualifications dont souffrent les pauvres à cause des désavantages de leur
milieu social. […] Par contraste, les programmes paternalistes insistent sur les obligations.
L’idée centrale en est que les pauvres ont certes besoin de soutiens, mais ils exigent surtout
une structure. Et c’est à l’Etat de faire respecter les règles de comportement. Ce côté
‘maintien de l’ordre’ de la politique sociale sert la liberté du plus grand nombre, mais elle
entend servir aussi la liberté des pauvres » (Mead L., The new paternalism : Supervisory
approaches to poverty, Washington, Brooking Institution Press, 1997, pp. 21-22, cité in
Wacquant, 1999, 38).
Peu après, l’IEA organise un nouveau colloque où il invite l’incontournable Bratton. L’institut
des affaires économiques s’intéresse donc à la tolérance zéro et publie un ouvrage collectif
sous le titre La tolérance zéro : comment policer une société libre qui servira de cadre à la Loi
sur le crime et le désordre votée en 1998 par le parlement anglais sous le gouvernement neo-
travailliste de Blair. L’idée défendue par cette nouvelle gauche inspirée par la droite états-
unienne est la suivante : « Si l’Etat doit s’interdire d’aider les pauvres matériellement, il lui
incombe toutefois de les soutenir moralement en leur imposant de travailler : c’est le thème,
canonisé depuis par Tony Blair, des ‘obligations de la citoyenneté’ qui justifie la mutation du
welfare au workfare » (Wacquant, 1999, 36). Et de mettre en place les moyens d’inculquer les
bons comportements puisque, comme l’affirme Mead, le fond du problème de la pauvreté n’est
pas structurel ou économique mais uniquement individuel et moral puisque « la grande fracture
de notre société est celle qui sépare non pas les riches des moins riches (sic) mais ceux qui sont
capables et ceux qui ne sont pas capables d’être responsables d’eux-mêmes ». Bref, la question

97
sociale se réduirait désormais à des déficits moraux individuels et les politiques sociales se
réduiraient à « civiliser la ville » pour reprendre la formule du Manhattan Institute.
-21-
En France, outre Roché, le relais est effectué par ceux que Wacquant décrit comme des
scientifiques complaisants en recherche d’une certaine notoriété médiatique qui ne prennent
aucune distance avec la définition officielle du problème social et, de ce fait, contribuent à la
diffusion du « nouveau sens commun pénal » que sont « les rapports officiels, ces écrits pré-
pensés au moyens desquels les gouvernants habillent les décisions qu’ils entendent prendre
pour des raisons politiques (et souvent étroitement électorales) des oripeaux de cette simili-
science que les chercheurs les plus accordés à la problématique médiatico-politique du moment
sont spécialement aptes à produire sur commande » (Wacquant, 1999, 48-49)151. Au nombre
de ceux-ci :
- Body-Gendrot,Le Guennec et Herrou et leur Mission sur les violences urbaines (1998) ou
encore Body-Gendrot et Les villes françaises face à l’insécurité : des ghettos américains aux
banlieues françaises (1998). Body-Gendrot, de retour d’une mission aux USA, tente de relire
les banlieues françaises au regard des ghettos américains (qu’elle considère davantage comme
lieu de déréliction sociale, voire morale, plutôt que comme un instrument de ségrégation et de
discrimination). Les Etats-Unis sont dès lors invoqués « à la fois comme épouvantail et comme
modèle à imiter, fût-ce avec précaution » (Wacquant, 1999, 60). Au terme de ce détour, la
conclusion de Body-Gendrot n’est ni plus ni moins celle des gouvernants puisqu’elle énonce
tout simplement que « les gouvernants se rendent progressivement à l’évidence : la gestion de
proximité des problèmes doit être développée, les brigades pour mineurs renforcées, la
formation des policiers intensifiée, les parents responsabilisés pénalement […] tout acte
délinquant de mineur sanctionné de manière systématique, rapide et lisible » (Body-Gendrot,
1998, 320-321).
- Rauffer et Bauer (1999) qui font « l’apologie de la ‘Tolérance Zéro’, de la police privée et de
la reprise en main pénale de ‘la France périurbaine atteinte par le crime’ » (Wacquant, 1999,
54). Ils font leur la formule sibylline de Bratton : « au-delà de toutes les théories d’inspiration
sociologique, l’origine la plus certaine du crime, c’est le criminel lui-même ». Wacquant attire
par ailleurs l’attention sur le fait que Bauer est aussi le PDG de AB Associates, une firme de
conseil en sécurité privée dont il recrute notamment la clientèle à travers les tribunes dont il
dispose en tant que scientifique spécialiste des « violences urbaines ». Quant à Rauffer,
directeur du Centre universitaire de recherche sur les menaces criminelles contemporaines de la
Sorbonne et chargé de cours à l’Institut de criminologie de Paris, il est par ailleurs un des
fondateurs d’un groupe d’extrême-droite, « l’Occident chrétien ».

Wacquant attire enfin l’attention sur le fait, qu’au moment où la tolérance zéro se diffuse un
peu partout dans le monde, elle fait l’objet de critiques de plus en plus virulentes là où elle est
née, à New-York (y compris par une prise de distance du principal syndicat policier) :
- Certains remettent les pendules à l’heure en affirmant que rien ne permet de démontrer
l’efficacité de cette politique car, quantitativement, rien ne permet de relier cette politique et la
baisse des chiffres de criminalité qui, semble-t-il, avait débuté trois avant son entrée en matière
et a aussi été observée dans d’autres villes qui n’avaient pas fait le choix de cette politique.

151
« Pour prendre un cas récent [de ce que Body-Gendrot et al auraient dû faire] : retracer l’invention et les
usages politiques de la catégorie de ‘violence urbaine’, pur artefact bureaucratique dépourvu de cohérence
statistique et de consistance sociologique, plutôt que de disserter docilement sur leurs causes prétendues et leurs
remèdes possibles dans les termes mêmes assignés par l’administration qui l’a innovée à des fins internes »
(Wacquant, 1999, 49).

98
- Certains dénoncent les effets pervers de cette politique en termes 1) de renforcement de la
défiance et du contentieux entre police et catégories de population harcelées, 2)
d’accroissement de la violence policière jusqu’à des bavures répétitives, 3) l’engorgement des
tribunaux et des maisons d’arrêt, 4) la surpénalisation des populations noires et pauvres.

En conclusion, la thèse de Wacquant est la suivante : là où les Etats semblent abandonner la


question sociale à des régulations néo-libérales, l’instrument de cohésion sociale devient le
renforcement d’un système pénal ciblé sur la misère. La justice sociale cède à la justice pénale,
l’Etat-providence à l’Etat pénitence :
« Dénonciation des « violences urbaines », quadrillage intensifié des quartiers dits
sensibles, répression accrue de la délinquance des jeunes et harcèlement des sans-
abri, couvre-feu et ‘tolérance zéro’, gonflement continu de la population carcérale,
surveillance punitive des allocataires d’aides : partout en Europe se fait sentir la
tentation de s’appuyer sur les institutions policières et pénitentiaires pour juguler les
désordres engendrés par le chômage de masse, l’imposition du salariat précaire et le
rétrécissement de la protection sociale ».

3. D’une sociologie politique de l’insécurité (Roché, 1998) sans rapports de pouvoir à une
lecture politique des incivilités en termes conflictuels (Hubert, 2002)

Il m’est difficile de faire l’impasse sur ma prise de position personnelle sur la question des
incivilités. Je l’aborde donc, mais de façon très synthétique152.

Le point de départ est le suivant :


- La critique que Wacquant fait des notions d’incivilité et de Tolérance Zéro est irréfutable.
Toutefois, on peut déplorer le fait qu’il se cantonne à la déconstruction du concept, sans
proposer d’autre modèle explicatif ; comme si, après avoir démonté le processus de
construction et de diffusion de cette notion, les difficultés inhérentes aux ruptures des codes de
vivre-ensemble perdaient leur réalité et devenaient imaginaires, les problèmes se posant ailleurs
sans pourtant expliquer en quoi cet ailleurs peut influer sur ces difficultés.
- Si tout un pan du modèle théorique de Roché résiste peu à la critique, en particulier les
rapprochements maladroits des incivilités à la criminalité et sa prise de position prescriptive en
faveur de la Tolérance zéro, il reste qu’une part importante du sentiment d’insécurité réside
réellement dans les difficultés inhérentes aux ruptures de routines dans le champ des
interactions.

De façon générale, la problématique des incivilités concerne aussi des transformations


profondes des formes d’interaction contemporaines et des espaces, en particulier la dilution de
la frontière entre espaces privés et publics, qui concernent tout le monde. Il s’ensuit une série
de malentendus autour des espaces publics ou plus largement des espaces collectifs :
- malentendus qui modifient les routines d’interaction et déstabilisent les rencontres, les
rendant moins prévisibles et donc insécurisantes ;
- malentendus favorables à la projection holographique des images de la menace.

En ce qui concerne les quartiers dits « sensibles », qui sont des quartiers de relégation et de
blocage tant spatial que social, la problématique des incivilités concerne aussi l’expression de

152
Pour plus de développements, lire notamment le rapport Synthèse sentiment d’insécurité rédigé à la
demande de la Fondation Roi Baudouin en septembre 2002.

99
rapports de pouvoir qui se cristallisent dans des conflits autour des espaces publics dans leur
valeur d’usage (rareté de l’espace) et leur valeur symbolique (rareté de la reconnaissance).

Au regard de ces conflits, la problématique des incivilités (à la fois dans la plainte et dans la
commission d’incivilités) concerne aussi l’expérience de la précarité et questionne, au sein de la
sphère interactionnelle, la capacité de l’ordre normatif de la Cité à pouvoir garantir l’équité
sociale. En ce sens, les ruptures de routines sont aussi politiques et, en substance, la
problématique des incivilités n’est pas déconnectée de questions structurelles.
Pour Pharo (1985, 1991) l’ordre social ne s’impose pas par l’adéquation des individus à un
prétendu contrat social originaire. Il considère que l’ordre social se valide ou, au contraire, est
remis en question, à travers les interactions quotidiennes qui constituent autant de tests de
validité pour juger de l’adéquation entre l’ordre normatif de la Cité et sa capacité à garantir
l’équité sociale. L’espace interactionniste se fait politique et les ruptures de routines, les
incivilités aussi. Elles invalident l’ordre normatif de la Cité lorsque celui-ci semble en
inadéquation avec sa capacité à garantir l’équité sociale.
Lorsqu’on stigmatise spécifiquement les incivilités commises par des jeunes d’origine
immigrée, on ne peut isoler cette question de celle des discriminations vécues et avérées à
l’égard de l’école, de l’emploi, de la justice, de la police. Le sentiment d’injustice et de déni de
reconnaissance face aux discriminations et à la stigmatisation pourrait se traduire en
interpellation politique. Toutefois, les conditions pour une interpellation politique ne sont pas
réunies. En l’absence de mobilisation collective et en l’absence d’accès réels aux lieux légitimes
d’interpellation politique, les désaccords à l’égard d’un ordre social jugé inéquitable
s’expriment dans le champ des interactions. Les ruptures de routines, a fortiori lorsqu’elles
sont mises en scène sur l’espace public, constituent aussi un moyen pour exprimer les
inadéquations entre l’ordre normatif de la Cité et sa capacité à garantir l’équité sociale. Les
ressources, les moyens qui sont mis en œuvre sont ceux à la fois dont les jeunes d’origine
immigrée disposent et dont ils souffrent : l’espace bloqué et le stigmate de la menace, qu’ils
reçoivent par projection et retournent ostensiblement et de façon excessive en contre-
projection. L’image holographique qui en découle est celle de l’insécurité.
Que les incivilités recouvrent à la fois des craintes personnelles et des préoccupations pour
l’ordre, comme se plaît à le répéter Roché, n’a donc rien d’étonnant. Il revient au choix
politique de déterminer s’il convient de rétablir l’ordre des interactions en l’imposant de façon
verticale et plus ou moins autoritaire ou de promouvoir l’ordre des interactions de façon
horizontale et indirecte en renforçant les garanties structurelles d’équité. Les deux propositions
ne semblent pas mutuellement exclusives. Pourtant, sur plusieurs points, elles présentent des
incompatibilités réelles. Nous y reviendrons.

3. LES ACTIONS PUBLIQUES

1. La Tolérance zéro comme projet et « supporter » de l’Etat social-actif

On le voit, la notion d’incivilité fait l’objet de compréhensions diverses et de débats théoriques


au sein du monde scientifique.

Cette notion permet de concevoir le sentiment d’insécurité dans une certaine matérialité, celle
qui repose sur les formes d’interactions et les ruptures de routines. Elle ne s’inscrit pas dans
l’idée qui voudrait que le sentiment d’insécurité ne soit qu’une création mythique. Encore faut-
il préciser que peu d’auteurs défendent l’idée que le sentiment d’insécurité ne serait qu’un
mythe. C’est plus généralement les commentaires (politiques, médiatiques,…), au sujet des
théories qui affirment par exemple une connexion entre le sentiment de sécurité et la précarité

100
d’existence, qui qualifient ces théories d’abstractions. Mais en définitive, on voit mal comment
le fait qu’une famille ait des difficultés à joindre les deux bouts en fin de mois, on voit mal
comment les 30% de la population bruxelloise qui vivent sous le seuil de précarité, on voit mal
comment des menaces de licenciement, ne seraient que des abstractions et ne seraient pas
vécus comme quelque chose de bien réel. Considérer ces réalités comme des abstractions et
considérer que ceux qui y voient une source importante du sentiment d’insécurité ne sont que
des mystificateurs, c’est un moyen d’invalider les – ou à tout le moins de se dégager des –
sources structurelles de l’insécurité que sont l’inégalité et la discrimination. C’est un moyen
d’expurger les facteurs structurels d’insécurité et de ne concevoir l’insécurité que comme une
question criminelle, une question individuelle opposant des victimes potentielles à des
agresseurs potentiels ou, au mieux, comme une question d’environnement local et de
délitement du lien social.

Les modèles théoriques auxquels se réfèrent surtout les politiques actuelles à l’égard des
incivilités sont ceux qui considèrent les incivilités, les ruptures de routines, comme une cause
première de l’insécurité et comme un facteur criminogène. Par contre, les modèles théoriques
qui considèrent que les incivilités sont aussi les conséquences et l’expression de rapports
structurels et de rapports de pouvoir marqués par l’inégalité et la discrimination trouvent
encore peu d’écho dans le champ politique de droite comme de gauche. En bref, la
problématique des incivilités est davantage associée à la question criminelle qu’à la question
sociale et, lorsqu’elle est associée à la question sociale, cette dernière est réduite à sa plus
simple expression, (micro-) localisée et comme mode de gestion (plus que comme solution
structurelle) de la précarité. Il en est de même en ce qui concerne la question de l’insécurité
dans son ensemble.

La plupart des dispositifs d’action publique sont abordés et discutés dans le chapitre Insécurité
et quartier, puisque l’échelle d’intervention communément admise dans le champ politique est
précisément l’échelle locale. Dès lors, nous ne nous appesantirons pas sur les solutions, mais
davantage sur le projet politique sous-tendu.

En Belgique, en ce qui concerne la Tolérance zéro, « peu de pratiques peuvent […] s’en
revendiquer ou s’en revendiquent effectivement, sinon peut-être dans le champ policier et
encore, de manière extrêmement limitée, voire même parfois honteuse. Reste qu’une telle
rhétorique s’inscrit dans une radicalisation de l’option sécuritaire prise par certaines politiques
de lutte contre l’insécurité et, à ce titre, elle n’est évidemment pas sans incidence » (Mary,
2003). Comme en France, la Tolérance zéro reste « davantage un projet qu’un programme »
(Pattegay, 2003).

Ce projet préfigure globalement l’Etat social-surveillant-actif esquissé dans l’accord de


gouvernement Verhofstadt (juillet 1999) et dans le Plan fédéral de sécurité et de politique
pénitentiaire (mai 2000). La logique revendiquée par le gouvernement est précisément celle
dénoncée par Wacquant : offensive libérale au sein de la question sociale soutenue par un
renforcement de la gestion pénale de la misère.

En ce qui concerne la question sociale, la Belgique est invitée à « abandonner les idées et les
pratiques politiques traditionnelles et à s’inscrire dans une nouvelle voie », la troisième voie
(celle où se réconcilient la gauche et la droite). L’Etat-providence doit dorénavant céder la
place à l’Etat social actif qui doit non seulement investir dans les allocations, mais aussi dans
les gens en les « invitant » à se (re-)prendre en main. L’idée est que le système traditionnel de

101
sécurité sociale produit la passivité et la dépendance des allocataires sociaux. Dans une
perspective libérale, ces derniers porteraient en eux à la fois une part de responsabilité quant à
leur condition sociale, et une part des ressources nécessaires pour s’extraire de cette condition.
Il s’agit donc de promouvoir l’activation des précaires et des exclus, soit individuellement en
assortissant l’accès aux allocations sociales de conditions contractuelles croissantes (Contrat
d’intégration, par exemple), soit collectivement en impulsant l’activation des communautés
locales.
Cet appauvrissement de la question sociale, soit par individualisation, soit par localisation,
correspond à la difficulté actuelle d’envisager les choses de façon structurelle et à la tendance à
envisager les politiques sociales sous des modalités libérales :
- considérer les allocations sociales moins comme un droit, mais davantage comme un
investissement assorti d’un contrat d’activation ;
- considérer les financements d’actions sociales moins comme une politique, mais davantage
comme des investissements à plus ou moins court terme visant à impulser une solidarité active
à l’échelle locale.

En parallèle, l’invocation de l’activation s’accompagne de l’invocation à la participation.


Parfois, cette dernière se résume ni plus ni moins à l’activation lorsqu’il s’agit de s’assurer la
participation de populations à des activités proposées. Parfois toutefois, la participation
recouvre une idée de concertation. L’idée est de contrebalancer le déficit démocratique et le
déficit de confiance à l’égard du monde politique. Elle est aussi, bizarrement, dans l’accord de
gouvernement de 1999, presque l’expression d’une politique de sécurité qui aurait peur d’elle-
même. « Une société qui exclut de grands groupes de personnes aboutit inévitablement à un
modèle conflictuel. La contrainte externe y prend la place de normes généralement admises.
Dans une telle société, la violence institutionnelle prime et il n’y a pas de place pour la
concertation, ni pour la citoyenneté participative, ni pour d’autres principes structurels visant
au consensus social ». Mais la plupart de ces lieux de concertation ne permettent réellement ni
de peser sur les débats et décisions politiques, ni d’aborder des questions qui dépassent
l’échelle locale (cfr Insécurité et quartiers). En bref, face à la question sociale, les solutions
politiques, y compris de gauche, s’inspirent davantage d’un modèle de régulation libéral.

Par exemple, les politiques de revitalisation des quartiers, promues y compris par la gauche,
reposent sur l’idée que réinvestir dans le bâti est le point de départ d’un processus de jeu libre
qui, seul, permettra d’attirer commerces et classes moyennes dans les quartiers rénovés et donc
de mixer les populations et de lutter contre les concentrations de pauvreté. Toutefois, rien
n’est prévu structurellement pour éviter la hausse systématique des loyers et la gentrification
qui en découle. Et ce ne sont pas les lieux de concertation où, dans le meilleur des cas, les
habitants ont à se prononcer sur les modalités d’aménagement, qui permettent de relayer les
préoccupations et les interpellations des habitants à l’égard de la hausse des loyers.

La libéralisation de la question sociale à travers l’Etat-social actif, le déforcement de la sécurité


sociale, s’accompagne d’un renforcement de la sécurité pénale. « Dans le cadre de l’Etat social
actif, dont les pierres angulaires sont la croissance économique et la protection sociale, la
gestion de la sécurité par les autorités s’impose ». Ou encore, « après la deuxième guerre
mondiale, le développement d’un Etat providence était l’objectif premier de la politique.
Aujourd’hui, la sécurité est pour beaucoup de gens aussi importante, voire plus importante que
le bien-être, et le risque que nous évoluions vers une sorte d’Etat sécuritaire surgit. Pour éviter
cela, nous optons pour un système de gestion intégrale de la sécurité. En tant que concept, ce
système s’inscrit dans l’Etat social actif ».

102
Ce système de gestion intégrale de la sécurité est présenté dans le Plan fédéral de sécurité et de
politique pénitentiaire. C’est dans la première version de ce plan (en janvier 2000) qu’il était
fait pour la première fois officiellement référence à la Tolérance zéro en Belgique, bien que le
concept disparaisse derrière l’euphémisme du « rappel à la norme » dans la version finale de
mai 2000.

Davantage un projet qu’un programme, le modèle de la Tolérance zéro remplacé par celui du
« rappel à la norme » ne s’est pas vraiment traduit par des réalisations concrètes. Ce qui ressort
en définitive c’est que la notion de Tolérance zéro nourrit surtout un discours politique
sécuritaire dont l’impératif « semblerait ainsi être moins son adéquation à une réalité et
l’effectivité de ses propositions que sa visibilité et sa fermeté. Ceci est peut-être de nature à
éclairer l’invocation de la Tolérance zéro malgré l’inconsistance des propositions qui la
soutiennent » (Mary, 2003). En réalité, « la question déborde largement la seule Tolérance
zéro pour s’étendre à nombre de dispositifs sécuritaires mis en place ces [dix] dernières années
et aux discours politiques qui les soutiennent (Mary, 2003).

103
2. Quelques interrogations sur les dispositifs de sécurité

Surveillance et « punité » : les incivilités et la question criminelle

Réduites à la question criminelle, les incivilités sont associées aux infractions. La plupart des
définitions entretiennent d’ailleurs cette confusion. La définition qu’en donne Roché est
paradoxale et inopérante puisqu’il définit les incivilités comme « l’ensemble des désordres
échappant aux sanctions du code pénal » (Roché, 1996, 86), en précisant que concrètement, il
s’agit d’actes humains ou de traces matérielles signifiant la rupture des codes élémentaires de
la vie sociale (Roché, 1993, 88). Mais il poursuit sa définition en déclarant que les incivilités
sont « aussi les actes de vandalisme et de petite délinquance » (Roché, 1993, 88). Pour Roché,
les incivilités sont donc les désordres qui ne sont pas définis et sanctionnés pénalement et une
partie de ceux qui le sont. En bref, tout et son contraire. Cette collusion des incivilités et des
infractions implique :

- Que certains dérangements, qui jusque là ne constituaient pas une infraction, sont pénalisés.
C’est le cas, en France, par exemple, de la pénalisation des rassemblements de jeunes dans les
entrées d’immeubles ou encore des couvre-feux établis dans certaines municipalités à l’égard
des mineurs.

- Que dans certains pays, les parents ne soient plus seulement civilement responsables, mais
aussi pénalement responsables des actes de leurs enfants.

- Que la problématique des incivilités soit, en termes d’action publique, prioritairement


l’affaire de la police. Dans cette optique, la solution préconisée est celle du renforcement de la
surveillance du territoire et du renforcement de la « punité ».

Dispositifs de surveillance en Belgique


Quadrillage, ciblage et C’est là que la référence à la tolérance zéro telle qu’appliquée à New-
harcèlement policier York est la plus réelle. Cette solution vise ni plus ni moins le
« nettoyage » et l’éradication des éléments ciblés comme perturbateurs.
Partout elle se traduit par un renforcement d’effectif des forces de
l’ordre, ainsi qu’un renforcement de leurs moyens d’action. En France,
par exemple, renforcement des BAC (Brigades anti-criminalité) et
d’Unités mobiles spécialisées (UMS) et de leur matériel d’action
(combinaisons noires, casques, bombes lacrymogènes de grande taille,
tonfas – matraques longues avec poignée horizontale –, remplacement
du flash-ball – pistolet tirant des balles de caoutchouc – par des
grenades de désencerclement à fort effet de souffle et fusils à pompe à
balles de caoutchouc), y compris lors d’interventions minimes visant à
réguler les désordres dans les halls d’immeubles (Bonelli, 2003).
En Belgique, comme ailleurs, elle se traduit par des opérations « coup
de poing » visant à réinvestir des quartiers que l’on considère en passe
de devenir des lieux de « non-droit ».
Community policing Il s’agit de promouvoir la collaboration entre les forces de police et la
population. Le community policing était en particulier mis en œuvre en
Angleterre avant que ne survienne le concept de Tolérance zéro. La loi
sur le crime et les désordres (1998) a eu pour effet une hybridation
entre les deux notions. L’idée est en quelque sorte de prendre en
considération le seuil de tolérance de la population à travers des
concertations entre police et citoyens. Le seuil de tolérance ainsi défini

104
devient la référence pour l’application stricte de la norme qui s’appuie
alors sur le dispositif présenté ci-dessus.
En Belgique, quelques initiatives de ce type existent en Flandre, dont
l’exemple de Lokeren est élevé au rang de « bonne pratique » (De
Rocker et De Clercq, 2000, De Proft, 2000) sous la dénomination de
« nul overlast » (gêne zéro) qui associe renforcement de l’intervention
policière et « aanspreekpunten » (points de paroles).
Surveillance de En complément du community policing, l’idée de la surveillance de
voisinage, voisinage est, non seulement d’associer la population à la définition de
« Neighborhood problème, mais aussi à l’« activer » dans l’organisation d’une solidarité
watching », « Réseaux de surveillance citoyenne.
d’information de En Belgique, ce dispositif est relativement peu présent, si ce n’est du
quartier » côté flamand, plus influencé par les initiatives anglaises et
néerlandaises.
Police et surveillance Quatre objectifs : 1) Visibiliser une présence rassurante ; 2) dissuader ;
de proximité : 3) informer la population ; 4) récolter des informations pour « faire
antennes de police, remonter » les problèmes vécus dans les quartiers.
agents de quartier,
îlotage, nouveaux
acteurs de sécurité
(A.P.S., vigiles,
gardiens de parcs, etc)
Surveillance vidéo-
technique
Surveillance privée

Dispositifs de « punité » en Belgique


Incarcération L’application d’une tolérance zéro se traduit généralement par un
accroissement de l’incarcération. Cette dernière apparaît encore
largement comme la solution. Même en matière d’incivilité, elle
apparaît comme une tentation. En France, lors du colloque Des villes
pour des citoyens libres, tenu par le gouvernement Jospin à Villepinte
en 1997, un maire allait jusqu’à proposer : « pourquoi ne pas utiliser
les casernes qui seront bientôt vides pour y aménager des lieux de
réinsertion où les jeunes pourront renouer avec les règles de la civilité,
apprendre à vivre en société, respecter l’autre, être tolérant ? ».
Aux Pays-Bas, le taux d’incarcération a augmenté de 240 % entre
1983 et 1997. Pour la même période, en Belgique, il a augmenté de 28
%. La différence de taux de croissance ne doit pas occulter le fait que
le taux d’emprisonnement en Belgique de 82 pour 100.000 était
relativement proche du taux de 87 pour 100.000 aux Pays-bas en
1997153.
Le problème qui se pose est celui de la surpopulation pénitentiaire. A
cet égard, les perspectives se déclinent de la construction de nouvelles
prisons à la promotion de la surveillance électronique.
Diversification des On observe une diversification du panel des peines applicables. La
peines diversification des peines fait apparaître que les peines alternatives (à
l’origine, alternatives à l’emprisonnement) sont instrumentalisées
comme alternative au classement sans suite. C’est ce que l’on appelle
153
Tournier (1997).

105
l’extension du filet pénal.
Remontée de la
On observe une accélération de la réaction pénale, notamment par la
décision dans le
remontée de la décision au niveau du Parquet (loi du 10/02/1994
processus pénal et
organisant une procédure de médiation pénale ; loi du 10/02/1994
accélération de la
introduisant le travail d’intérêt général comme condition probatoire à la
réaction pénale suspension du prononcé ou à une condamnation prononcée avec
sursis ; loi du 11/07/1994 relative à la procédure accélérée ; ainsi que la
procédure de comparution immédiate adoptée en mai 2000 – qui ne
sera jamais appliquée).
Fichage et agrégation La procédure accélérée sera appliquée par la cellule « bandes
de bandes organisées » du Parquet Jeunesse de Bruxelles qui se rebaptise en
« cellule justice accélérée, de proximité et de démantèlement » en
1995.
Il apparaîtra, comme en France, que, sur base d’une méthode proactive
de la police (notamment par l’intensification des contrôles d’identité
dont l’origine est souvent liée à de simples dérangements), l’on établit
des corrélations statistiques agrégeant des individus qui en raison d’une
proximité spatiale, risqueraient de se constituer en bandes (Bigot,
1997). En collaboration avec les forces de l’ordre, la cellule « bandes
organisées » ne se contente pas de définir des bandes existantes, mais
crée aussi virtuellement et statistiquement des bandes potentielles afin
de prévenir leur formation potentielle.
Cette stratégie se rapproche considérablement de l’application de la
Tolérance zéro à New-York puisque celle-ci s’appuyait aussi sur
l’usage intensif et systématique du fichage informatique en temps réel.
Justice de proximité L’accroissement des rôles du Parquet s’accompagne de la volonté de
se rapprocher des quartiers définis « à risques ». Sur base d’une
expérience marseillaise les « antennes de justice » se veulent plus
proches du terrain, plus accessibles aux victimes et plus visibles aux
délinquants potentiels.
Sanctions A l’égard des incivilités, le souci de lutter contre le « sentiment
administratives d’impunité » s’est plus récemment traduit par un projet de loi, déposé
en décembre 2002, par les ministres de la Justice, Verwilghen, de
l’Intérieur, Duquesne et des Grandes villes, Picqué. Ce projet est
réaffirmé dans l’accord de gouvernement Verhofstadt II.
Il s’agit de permettre aux communes de poursuivre des actes qualifiés
d’incivilités (qui pour la plupart sont délictueux) lorsque le Parquet n’a
pas fait suite au procès verbal (dans le ou les deux mois qui suivent, en
fonction du type d’infraction). La commune pourrait, en l’absence de
traitement pénal, infliger des amendes administratives plafonnées à 250
euros, qui seront prélevées à leur profit.
En ce qui concerne les mineurs, le projet est rendu applicable à partir
de 16 ans et l’amende est plafonnée à 125 euros.
Une procédure de médiation est aussi prévue.

Ce renforcement de la punité et de la surveillance est bien réel en Belgique. La plupart de ces


dispositifs ne traduisent pas l’application stricte d’un programme de Tolérance zéro, mais ils
s’inscrivent dans le projet d’un renforcement sécuritaire pour lequel la Tolérance zéro
constitue un horizon et procure un cadre discursif légitimant. La Tolérance zéro fournit un
cadre légitimant à deux titres :

106
- d’une part comme attracteur : « de façon pragmatique, on devrait tendre vers ce modèle » ;
- d’autre part comme repoussoir : « ce modèle n’est pas applicable comme tel chez-nous,
notre renforcement sécuritaire ne va pas réellement jusqu’à la tolérance zéro, donc il est
légitime car ailleurs on va plus loin encore… ».
D’une part, le modèle de Tolérance zéro permet de légitimer le renforcement sécuritaire et,
d’autre part, notre renforcement sécuritaire paraît d’autant plus légitime qu’il permet
précisément de rester en deça et de ne pas aller jusque là.

On peut s’interroger (1) :

L’exemple de Lokeren est illustratif de l’hybridation entre Tolérance zéro et community


policing. Il s’agit de ne pas appliquer une Tolérance zéro in abstracto, mais d’associer la
population à la définition des « dérangements intolérables ». Encore faut-il s’interroger sur les
modalités de définition de ce seuil de tolérance (par exemple, est-ce que les populations en
opposition sont amenées à se rencontrer ou bien les forces de l’ordre effectuent-elles une sorte
d’audit sur base de laquelle elles définissent elles-mêmes ce qui est ou non acceptable ?).
Encore faut-il s’interroger aussi sur quelles populations sont entendues. L’expérience de
Lokeren s’en défend, mais il reste que plusieurs critiques démontrent que toutes les
populations ne sont pas entendues dans ce type de dispositif, davantage attentif aux classes
moyennes ou aux associations de commerçants. (voir l’exemple montréalais Charest, 2003)

107
On peut s’interroger (2) :

Chez-nous, le renforcement sécuritaire n’est pas univoque et s’appuie sur d’autres dispositifs à
visée plus « sociale ». Toutefois, la logique reste celle des « casques bleus ». Le pari est le
suivant : il s’agit de pacifier les quartiers avant de pouvoir envisager d’autres actions ou, à tout
le moins, de conditionner d’autres actions à la pacification. Mais ce pari n’est pas sans effets
pervers et il semblerait que la pacification préalable produise une configuration sans doute
moins favorable qu’on ne le pense au développement d’autres types d’action.
- Premièrement, l’intervention croissante des forces de l’ordre et de la justice dans la gestion
du « vivre-ensemble », en ce qui concerne les dérangements, participe à la réduction de la
capacité des personnes à se rencontrer au quotidien et à négocier leur cadre d’interaction.
- Deuxièmement, l’intervention ciblée et catégorielle autour des catégories de la menace attise
la projection holographique d’images stéréotypées, contribue à la promotion d’une suspicion
peu favorable au décloisonnement nécessaire à la résolution de la problématique des incivilités
et contribue à la réduction des référents identitaires (figures de la victime ou figures de la
menace).
- Troisièmement, le ciblage des jeunes et en particulier des jeunes d’origine immigrée, comme
catégorie potentiellement menaçante renforce le sentiment de discrimination et de déni de
reconnaissance qui constitue un enjeu considérable de la problématique des incivilités.

Aménagements : incivilités et environnement physique

Technoprévention Il s’agit de réduire techniquement les risques de déprédation par la


promotion de systèmes de sécurité, de revêtements anti-tags ou encore
de traçage d’objets.
Aménagement des Il s’agit d’aménager les espaces de manière à réduire les risques. A cet
espaces publics égard, on observe la promotion d’un urbanisme de la transparence. Il
s’agit de concevoir les espaces collectifs de manière à ce que les
individus soient continuellement sous le regard des autres, afin
d’accroître le contrôle social (cloisons translucides, éclairage
public,…). Par ailleurs, il s’agit d’éviter tout « stationnement
prolongé » par l’utilisation de matériaux et un design relativement peu
confortable (matériaux froids, bancs à coupures intermédiaires
empêchant toute station couchée, inclinaisons et surfaces de sièges
empêchant toute position avachie, etc). Enfin on peut aussi relever le
travail des « ambianceurs » chargés de rendre certains espaces
(parkings, couloirs de métros,…) plus rassurants par le biais de
couleurs, de musiques ou même de parfums.
Rénovation urbaine et Il s’agit de rénover certains quartiers dégradés : premièrement par un
revitalisation réinvestissement des travaux publics (voiries, trottoirs, places, etc) ;
deuxièmement par une série d’incitants pour encourager l’installation
de commerces et des classes moyennes dans certains quartiers.
Les objectifs sont divers : économiques et démographiques (remonter
le revenu moyen, promouvoir une mixité de la population), sociaux
(améliorer les conditions d’existence dans des quartiers trop longtemps
désinvestis) et sécuritaires (dans la logique de Wilson et Kelling,
« réparer les carreaux cassés » est un moyen de rassurer et de réduire
la propension criminogène des quartiers)

108
On peut s’interroger (3) :

La gestion de l’espace promeut davantage des espaces de masse et de passage que des espaces
publics. La représentation de l’espace qui est promue par les actions publiques est davantage
celle d’un espace relativement aseptisé, favorable à la mobilité, au passage d’individus y
développant une attitude relativement privative où les routines d’interaction sont réduites à
leur plus simple expression, voire à l’indifférence. A l’organisation d’événements festifs
bisannuels tel que la Zinneke Parade, on opposera l’interdiction d’une kermesse à Anderlecht
par le bourgmestre Simonet pour des raisons d’ordre public et de dérangement de la
population, ainsi que l’aménagement structurel d’un territoire à usage « mobile ».

On peut s’interroger (4) :

La promotion d’espaces extérieurs transparents et visibles réduit les zones d’ombre. Or, ces
zones d’ombre ont aussi des fonctions dans la ville. En particulier en ce qui concerne les
jeunes, l’existence de coulisses est une nécessité dans la socialisation et la construction
identitaire. « La carpe ne grandit qu’en eau trouble », il en est de même pour les humains. La
possibilité de se retrouver entre soi, de jouer différents rôles, est une phase nécessaire.
L’existence de coulisses est plus nécessaire encore en ce qui concerne les jeunes d’origine
immigrée soumis à une forte stigmatisation. Face à l’identité prescrite de potentiellement
menaçant, et vu les discriminations à l’égard d’instances classiques de socialisation (école,
emploi), deux attitudes sont observables. La première est l’adoption de l’identité prescrite de
menaçant et le stigmate devient prophétique ; la seconde est la résistance. Or, l’une des
possibilités de résistance est précisément l’existence de coulisses où les jeunes peuvent se
distancier à l’égard de l’identité prescrite, notamment par la mise en scène ludique et
caricaturale de la menace « entre-soi ». La rareté de ce type d’espace dans les logements, en
particulier dans les quartiers d’exclusion, implique de trouver ce type d’espace à l’extérieur.
Toutefois, l’urbanisme de la transparence et la surveillance dont ils sont la cible les expose en
permanence sous le regard. Les attitudes qu’ils développent entre-soi en sont d’autant plus
dérangeantes. Il n’est pas certain que des espaces encadrés par des adultes (style maison des
jeunes) puisse pallier ce type d’espace.

On peut s’interroger (5) :

La rénovation et la revitalisation des quartiers partent d’une intention louable. Toutefois, elles
sont représentatives de la logique d’une politique sociale qui est fondamentalement libérale. En
postulant que l’investissement dans les quartiers va impulser un jeu libre qui va favoriser la
mixité sociale et va en quelque sorte « tirer la précarité vers le haut », on méconnaît – ou on
occulte – les processus de gentrification qui, en l’absence d’actions structurelles (notamment à
l’égard de la hausse des loyers), seront inéluctables.
Lien social : incivilités et environnement humain

(Inter-)médiations et Voir Insécurité et quartier


ombudsmen
Travail de rue et de
quartier
Cohabitation, lien
social, action
communautaire

109
Concertations,
participation, CCPD

On peut s’interroger (6) :

Les médiations sont surtout conçues comme des intermédiations, glissant des professionnels
« tampons » entre des parties en conflits. Dans cette perspective, lorsqu’elles renvoient les
parties dos-à-dos, les dispensant se rencontrer, ces intermédiations visent surtout la
pacification, mais en termes de lien social, on pourrait dire qu’elles sont contreproductrices car
elles promeuvent un modèle de société où le vivre-ensemble devrait nécessairement passer par
une gestion professionnalisée. On parle de colonisation du monde vécu par les systèmes
experts.

On peut s’interroger (7) :

Les actions sociales promues par les politiques de sécurité correspondent dans bien des cas à
une conception minimaliste du travail social dont l’objectif serait moins l’émancipation que la
gestion de la précarité, notamment par des actions à vertu éducative et occupationnelle. La
citoyenneté critique se voit progressivement réduite à l’éducation au civisme et cette dernière à
l’inculcation de règles de civilités. Il s’agit de la traduction opérationnelle de l’appauvrissement
de la question sociale à une pauvreté morale qui se traduirait par des déficits éducatifs et qui
occulterait progressivement les facteurs structurels d’exclusion.

On peut s’interroger (8) :

Là où l’objectif émancipateur semble encore le plus affiché, c’est en ce qui concerne l’action
communautaire. Toutefois, les modes d’organisation et de financement sont tels que l’idéal
ascendant de l’action communautaire (faire participer la population à la définition des
problèmes qui les concerne et à l’élaboration de solution) reste peu présent et se décline
davantage dans une logique descendante154.
La participation reste largement réduite à la participation à des activités proposées d’« en
haut » sur base d’une définition de problèmes effectuée d’en haut.
Lorsque les lieux de concertation existent, ils sont peu effectifs et, pour la plupart, ils ne
bénéficient que de peu de relais avec le monde politique et les instances décisionnelles. En
grande majorité, ils ne disposent pas de la possibilité de se poser en contre-pouvoir permettant
de peser sur les débats et les décisions. On parle alors de participations alibi qui donnent un
verni de surcroît démocratique aux actions publiques, mais qui ont surtout pour effet de
décourager la participation et de produire un essoufflement citoyen. Enfin, lorsqu’il sont
effectifs, les lieux de concertation restent réduits à l’échelle locale et ils ne permettent que
difficilement d’aborder des questions plus macro et structurelles qui restent pourtant
essentielles.

4. En guise de conclusion

154
Pour reprendre la typologie proposée par S. Smeets dans Insécurité et quartier, il semble en définitive que,
sous des dehors de politique territorialisée, l’action communautaire soit intégrée dans une politique qui reste
avant tout territoriale.

110
Dans les débats théoriques concernant la notion d’incivilité, il semble que le modèle « qui a la
cote » aujourd’hui soit celui :
- qui articule la problématique à la question criminelle
- et qui, dans sa dimension plus « sociale », perçoit la problématique davantage comme un
problème de déficit éducationnel de certaines populations, dans certains quartiers.
Les modèles les moins entendus sont ceux :
- qui articulent la problématique des incivilités à des transformations de l’espace et des formes
d’interaction qui touchent l’ensemble de la population
- et qui, en ce qui concerne la problématique plus spécifique des incivilités dans les quartiers
dits « sensibles » considèrent les incivilités aussi en termes de rapports de pouvoir et articulent
la problématique à des questions plus structurelles d’inégalités et de discriminations.

En ce qui concerne les actions publiques, si la Tolérance zéro n’est pas appliquée comme telle
en Belgique, elle fournit davantage un projet qu’un programme. Elle légitime un renforcement
sécuritaire (surveillance et « punité ») qui vient en appui à une transformation des politiques
sociales dans le sens de l’Etat social actif qui vise à renforcer les conditions d’accès à la
solidarité nationale (système de sécurité et d’aide sociale) et à activer des solidarités davantage
locales. Une politique sociale qui considère que les individus et communautés locales portent à
la fois une part de responsabilité en ce qui concerne leurs conditions sociales et une part des
ressources nécessaires à l’amélioration de leurs conditions est une politique qui réduit
l’importance des facteurs structurels d’exclusion. La question sociale se réduit
progressivement à la gestion et à la pacification de la précarité. Dans cette logique, il convient
d’assortir les politiques sociales d’une mission éducative de moralisation et de civilisation.
L’invocation de la citoyenneté confond souvent citoyenneté et civisme, civisme et civilité.
L’invocation de la participation se réduit souvent à l’activation et lorsqu’elle recouvre
effectivement l’idée de participation citoyenne, les lieux de concertation ne permettent
d’aborder que des micro-questions localisées et ne devienne que trop rarement de réels lieux
de contre-pouvoir.

En l’absence d’une lecture macro-sociologique de la question, on se prive d’une réflexion


essentielle et de solutions effectives en ce qui concerne principalement :
- le statut des espaces publics,
- les questions structurelles d’inégalités et de discriminations, les désaccords légitimes à
l’égard d’un ordre normatif qui ne parvient pas à garantir l’équité sociale et qui, en l’absence
de mobilisation collective et en l’absence de relais d’interpellation politique, se traduisent en
ruptures de routines, en dérangements et en conflits dans le champ des interactions.

*
* *

111
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infractions

114
7. INSECURITE ROUTIERE
Par Fiorella TORO

1. DE QUOI PARLE-T-ON ? A PARTIR DE QUAND ?

1. Evolution de la circulation routière en Belgique

La circulation routière a toujours fait l’objet de réglementations, quels que soient les types
d’usages et d’usagers de la route. Avant l’apparition de l’automobile, les pouvoirs publics se
souciaient essentiellement de la circulation et de la sécurité des marchandises et des personnes.
C’est à la fin du 19ème siècle que la problématique de la sécurité routière est traitée pour la
première fois par une loi pénale155. Malgré le constat d’une autorégulation du trafic et la
confiance accordée aux différents usagers du réseau routier, la loi du 1er août 1899 est
introduite en vue d’assurer la conservation des routes ainsi que la facilité et la sécurité de la
circulation et, plus précisément, de réprimer les imprudences commises par certains usagers.
Les peines prévues sont l’amende et l’emprisonnement ; aucune disposition ne prévoit
l’interdiction de conduire ni l’imposition d’un permis de conduire. Au cours des premières
décennies du 20ème siècle, le nombre croissant d’accidents de la route incite le législateur à
instaurer une nouvelle loi portant sur la déchéance du droit de conduire, mais contrairement
aux législations nationales d’autres pays européens, la Belgique écarte toute disposition
imposant l’obtention du permis de conduire. C’est par la loi du 1er août 1963 que le permis de
conduire est instauré, et par celle du 1er janvier 1969 que tous les usagers de véhicules à
moteur sont tenus d’être en possession d’un permis de conduire. La réforme progressive des
conditions d’autorisation de la conduite signe le passage d’un contrôle réglementaire à un
contrôle législatif de la circulation routière et, dès lors, du glissement de ce contrôle des
pouvoirs locaux vers les institutions centrales156. Par ailleurs, la figure de l’usager dangereux
(en termes de danger potentiel de provoquer un accident de la route), prend forme et légitime
la mise en place d’un système punitif englobant l’interdiction de conduire et la condition de
réussir un examen de réintégration pour lever cette interdiction157.

La simple gestion du trafic reste la préoccupation première des autorités publiques jusqu’à
l’aube des années 1970, période au cours de laquelle le nombre de tués sur la route augmente
considérablement. Apparaissent alors dans plusieurs pays dont la France et la Belgique, les
premières lois fixant le taux d’alcoolémie maximal, les limitations de vitesse, le port de la
ceinture de sécurité à l’avant hors agglomération ou encore, le port du casque pour les
motocyclettes et cyclomoteurs. La gestion du risque routier devient progressivement un souci

155
Au sujet de l’évolution législative, voyez notamment Ph. GHILAIN, G. KELLENS, R. QUINTIN, « La
répression des infractions routières en Belgique », in G. KELLENS, C. PEREZ-DIAZ, (sld), Le contrôle de la
circulation routière dans les pays de la CEE, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, pp. 104-
106.
156
C. PEREZ-DIAZ, « Comparaison des formes de contrôle de la route en Europe », in G. KELLENS, C.
PEREZ-DIAZ, op. cit., p. 263.
157
Cf. les dispositions introduites par la loi du 1er janvier 1969, M.B., …

115
important pour les autorités publiques, d’autant qu’un discours médiatique au caractère
sensationnel et dramatisant présente le phénomène des accidents de la circulation routière
comme le principal fléau social. C’est à la suite de ce virage législatif que s’observe, à tout le
moins en France et en Belgique, ce que d’aucuns nomment « la rupture », qui représente la fin
de l’augmentation du nombre de tués par an ; un changement si rapide qu’il semble trop
hasardeux de l’attribuer aux nouvelles réglementations, d’autant que la diminution du nombre
d’accidents de la route précède la mise en application de certaines de ces dispositions. « Cette
rupture a constitué un modèle fantasmatique de l’efficacité supposée d’une politique de
sécurité routière, basée sur une appréhension brute de l’effet immédiat des réglementations
prises »158. C’est en effet au même moment que les compagnies d’assurances s’organisent en
utilisant les médias et les statistiques d’accidents pour attirer l’attention des opinions publiques
sur la dangerosité supposée de certains conducteurs et produire chez les usagers une demande
de sécurité routière. Par ailleurs, le marché des véhicules particuliers et le secteur de la
construction automobile connaissent des changements importants respectivement sous la forme
d’une contraction en termes de vente (diminution de la part des véhicules neufs dans le parc
automobile) et d’une évolution devenue permanente, des réponses techniques et des progrès en
matière de sécurité. Quant à l’infrastructure routière, de vastes projets d’aménagement du
territoire ont été mis en chantier, notamment la construction d’autoroutes reconnues d’emblée
comme intrinsèquement plus sûres que les routes secondaires (du fait notamment de l’absence
d’usagers faibles, de véhicules venant en sens inverse, de carrefours ou de mobilier urbain).

Enfin, au cours des deux dernières décennies, alors que le discours de légitimation d’une plus
grande sévérité du contrôle et de la répression en matière de sécurité routière prend place dans
le discours politique, pour en devenir l’une des priorités actuelles du Gouvernement belge, et
que le nombre de « véhicules/ kilomètres » en milliard passe de 29,35 en 1970 à 53,64 en 1985
et 90,04 en 2000 (indiquant la densité du trafic et son rythme de croissance très élevé), le
nombre d’accidentés de la route (tués et blessés graves) diminue. Les statistiques portant sur
les accidents de roulage émises par l’Institut Belge pour la Sécurité Routière159 notent
effectivement une augmentation du nombre d’accidents entre 1950 (première année de
comptabilisation) et 1970 - de 1051 à 3070 « décédés 30 jours »160 - suivie d’une diminution
relativement constante jusqu’à nos jours - 2396 en 1980, 1976 en 1990 et 1470 en 2000
(l’administrateur délégué de l’IBSR a récemment annoncé que le nombre de tués pour l’année
2002 se fixe autour de 1300161). Entre 1980 et 2000, le nombre de « décédés 30 jours »
diminue de 38,6% et celui de blessés graves, de 50,6%. Et entre 1991 et 1998, le nombre de
conducteurs impliqués dans un accident diminue de 44% dans la catégorie des 18-24 ans et le
nombre de jeunes conducteurs impliqués dans un accident grave diminue de 51% au cours des
nuits de week-end162.

La mort sur la route était perçue comme la résultante d’un « accident », c’est-à-dire d’un
hasard malencontreux, d’un événement imprévu malheureux, éventuellement à la suite d’une
imprudence ; elle est appréhendée aujourd’hui comme le résultat d’une faute et, surtout,
comme devenue inacceptable. Nul n’ignore désormais que la société du risque dans laquelle
nous vivons est une société de la responsabilité, mais surtout de la responsabilisation. Le
« risque zéro » est désormais l’objectif à atteindre, au point que les constructeurs automobiles,

158
J. ORSELLI, « Evolution de 1960 à 2000 », in P. DELANNOY, J. VIARD, Contre la barbarie routière,
Editions de l’Aube, 2002, p. 60.
159
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2000, Bruxelles, pp. 4-8.
160
« Une victime d’un accident de la route est considérée comme tuée si elle décède dans les 30 jours qui
suivent l’accident », selon la Convention de Vienne de 1968.
161
Communiqué de presse « Sécurité routière: statistiques 2002 », IBSR, Bruxelles, 12 mai 2003.
162
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel de 1998, p. 25.

116
non sans craindre que de nouvelles mesures de contrôle et de répression ne pèsent sur les
ventes, annoncent davantage de progrès en matière de sécurité du véhicule (qui sera par
exemple bientôt équipé d’une quinzaine d’airbags…).

2. Qu’est-ce que l’insécurité routière ?

L’insécurité routière se définit sur base du nombre d’accidentés de la route qui, même s’il
diminue, reste trop élevé pour être supportable, et aussi du nombre de comportements
irrespectueux au code de la route, dès lors que l’accident émane d’une faute érigée en
infraction (qu’elle soit ou non intentionnelle) et, autant que possible, contrôlée et réprimée
selon la législation en vigueur. Pourtant, les vrais dangers ne sont pas toujours là où on les
sanctionne (prenons l’exemple d’un conducteur trop lent qui provoque une disparité
dangereuse des vitesses dans un même espace routier) et, de ce fait, l’accident de la route ne
résulte pas toujours d’une faute pénale. A l’inverse, l’infraction commise est loin d’être
systématiquement génératrice d’accident de la route (en atteste le constat selon lequel tout bon
conducteur commet une erreur tous les trois kilomètres163).

Les victimes de l’insécurité routière sont les conducteurs eux-mêmes et les usagers faibles ou
vulnérables du réseau routier (essentiellement les piétons et les cyclistes). L’interchangeabilité
des situations est telle qu’un conducteur est perpétuellement à la fois potentiellement coupable
et victime d’une infraction de roulage et/ou d’un accident de roulage (par exemple, un
conducteur est un piéton dès qu’il quitte son véhicule ou un cycliste dès qu’il décide de
renoncer à son véhicule parce que par exemple le climat l’y invite). A cet égard, le risque
routier est étroitement corrélé au nombre de kilomètres parcourus : ceux qui ont la plus forte
probabilité d’avoir ou de provoquer un accident de roulage sont ceux qui roulent le plus164.
Toutefois, au-delà des conducteurs principaux dont le kilométrage annuel est élevé, le sur-
risque concerne la catégorie des hommes conducteurs occasionnels de 18 à 29 ans et ceux de
plus de 60 ans165. En ce qui concerne les usagers vulnérables, les statistiques dévoilent
également une baisse importante du nombre d’accidentés en Belgique: le nombre de « décédés
30 jours » et de blessés graves passe de 2913 piétons et 2427 cyclistes en 1980 à 763 piétons
et 1105 cyclistes en 2000 (les baisses sont respectivement de 73,8% et 54,5% en vingt ans)166.

Certaines études d’accidentologie des piétons167 démontrent, outre le fait que les catégories les
plus touchées sont les enfants et les personnes âgées, que : un nombre non négligeable de
piétons tués sont ceux qui se font heurter lorsqu’ils passent du statut de conducteur à celui de
piéton ou l’inverse (l’hypothèse étant que le conducteur intègre trop lentement le fait de
devenir vulnérable lorsqu’il sort de son véhicule); une alcoolémie supérieure à 0,8 g/l est
relevée chez de nombreux piétons accidentés soumis à un test; les enfants sont heurtés le plus
163
V. TOURNIER, « La délinquance routière: une catégorie en émergence », in S. ROCHE (sld), En quête de
sécurité : causes de la délinquance et nouvelles réponses, Paris, Armand Colin, 2003, p.
164
C. PEREZ-DIAZ, « Comportements des conducteurs et modèles du risque », Déviance et société, 2000, vol.
24, n° 2, p. 195.
165
H. FONTAINE, Y. GOURLET, Exposition au risque et risque routier, Rapport de convention
DSCR/INRETS n°98 70 001, juillet 1999, p. 30.
166
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2000, Bruxelles, p. 8.
167
H. FONTAINE, Y. GOURLET, A. ZIANI, « Les accidents de piétons », TEC, 1996, n°136, pp. 7-18 ; Th.
BRENAC, J. YERPEZ, « Scénarios types d’accidents de piétons », Communication à la journée d’études sur
les accidents de piétons, Paris La Défense, 12 septembre 1997 ; J.-R. CARRE, A. JULIEN, Présentation d’une
méthode d’analyse de séquences piétonnières au cours des déplacements quotidiens des citadins et mesure de
l’exposition au risque des piétons, Les collections de l’INRETS, Rapport n° 221, 2000.

117
souvent lorsqu’ils jouent dans la rue avec une surreprésentation d’enfants accidentés dans les
classes sociales défavorisées et la classe sociale migrante du fait d’une plus grande présence
dans la rue; les traversées en dehors des passages piéton représentent une grande part des
accidents mortels en agglomération. Quant aux études d’accidentologie des cyclistes168, il est
important de relever par exemple que le cycliste est aussi souvent responsable que sa
contrepartie dans les accidents l’impliquant : le non-respect de la priorité de droite par le
cycliste se présente comme l’un des cas les plus fréquents dans les accidents mortels ; le
cycliste anticipe souvent le passage du feu au vert (qui résulte de sa volonté du cycliste de
réduire la dépense d’énergie musculaire qu’implique un redémarrage ou une accélération et de
la recherche d’une continuité dans son déplacement), avec le risque de s’engager dans le
carrefour au moment où le feu est à l’orange pour les usagers de l’autre voie de circulation.
Sans faire de l’accident de la route un épiphénomène face aux causes de mortalité plus
ravageuses, ces résultats de recherche permettent de souligner la complexité de la situation de
victime dans le réseau routier et son instrumentalisation dans le discours de lutte contre
l’insécurité routière.

Les principales infractions au service de ce discours sécuritaire sont l’excès de vitesse, la


conduite sous l’effet de l’alcool et, depuis peu, la conduite sous l’effet de stupéfiants.
Contrairement à la première infraction, les deux suivantes font l’objet d’un consensus social
réprobateur même si, en matière d’usage de stupéfiants, aucune étude épidémiologique n’a
encore démontré que la consommation du cannabis par exemple, augmente le risque d’être
responsable d’un accident corporel ou mortel grave169. En ce qui concerne la vitesse, il s’agit
de l’infraction la plus facilement identifiable et, partant, la plus rentable ce qui alimente
l’hypothèse souvent émise selon laquelle sa répression sous forme essentiellement de
transaction pénale contribue amplement et même exclusivement à l’approvisionnement des
caisses de l’Etat. Par ailleurs, l’espace routier est bien plus facile à contrôler qu’une zone de
non-droit, et la répression routière qui en découle aisément médiatisée. Les discours de
légitimation, d’un côté, du principe des limitations de vitesse et, de l’autre, du non-respect de
ces limitations, continuent de susciter d’incessants débats, raison pour laquelle nous
choisissons de nous attarder essentiellement sur les discours et les études s’y rapportant.

3. « Vitesse – insécurité routière » : relation de causalité prétendument incontestable

Bien qu’il ait été reconnu qu’un accident de la route constitue un événement
multifactoriel, la vitesse demeure, dans de nombreux discours, l’une des causes majeures de
l’insécurité routière en termes d’accidents de la route, et l’infraction de roulage la plus
constatée. Les études menées en vue de déterminer les causes des accidents routiers les plus
graves ont démontré que la vitesse accroît, non seulement le risque d’accident, mais également
la gravité de l’accident170. La vitesse, quelle soit simplement excessive ou particulièrement
inadaptée à la situation, serait donc perçue comme la cause principale de l’insécurité routière.
Dès lors, le principe des limitations de vitesse devient incontestable et leur maintien se base
essentiellement sur le constat que le nombre d’accidents diminue d’autant que les limitations

168
A. JULIEN, Accidentologie des cyclistes, INRETS, Rapport DERA n°9902, 1999 ; J.-R. CARRE,
Recherche et expérimentation sur les stratégies des cyclistes dans leurs déplacements urbains, Les collections
de l’INRETS, Rapport n° 235, 2001.
169
J.-P. ASSAILLY, M.-B. BIECHELER, Conduite automobile, drogues et risque routier, Les collections de
l’INRETS, Synthèse n° 42, 2002, p. 73.
170
CEMT (Conférence Européenne des Ministres des Transports), Sécurité routière. Modération des vitesses,
Paris, CEMT, 1996, p. 11.

118
sont rigoureuses et strictement appliquées171. Les effets induits par les limitations seraient : un
écrêtement des vitesses pratiquées et une diminution du niveau des vitesses les plus élevées ;
une diminution de la vitesse moyenne ; une réduction de la dispersion des vitesses ; et une
vitesse adaptée aux circonstances172. Il importe néanmoins de préciser que dans les statistiques
d’accidents, la vitesse en tant que telle n’est pas prévue comme facteur potentiel d’accident
« étant donné qu’elle est difficilement identifiable comme cause directe »173. La vitesse en tant
que cause est évaluée à travers les facteurs suivants: « perte du contrôle du véhicule », « non
respect des distances », « exécution d’une manœuvre d’évitement in extremis » et « refus de
priorité » ; des situations qui laisseraient supposer que la vitesse était particulièrement
inadaptée174.

A cet égard, il y a lieu d’aborder le cas particulier de l’Allemagne qui suscite toujours autant de
controverses. Les autoroutes allemandes sont l’exemple par excellence utilisé par les plus
fervents opposants aux limitations de vitesse. L’argument est qu’il suffit de s’en remettre à la
sagesse des conducteurs et que l’absence de réglementation ne provoque pas plus d’accidents,
bien au contraire. Il semblerait toutefois que l’exemple de l’Allemagne ne soit pas probant : les
statistiques allemandes ne donneraient pas le détail et ne distingueraient ni le nombre ni la
gravité des accidents selon qu’il s’agit des routes limitées et des routes non limitées175. En
effet, il est erroné de croire que les vitesses en Allemagne ne sont pas limitées ; ce n’est que sur
les autoroutes de liaison ou « autoroutes interurbaines » que la vitesse n’est pas réglementée et
ce réseau ne supporte pas plus de 15% de la circulation routière. L’Allemagne se défend de
cette polémique de la façon suivante : la vitesse inadaptée, qu’il y ait ou non dépassement des
limites autorisées, est la cause principale des accidents ; la plupart des accidents se produisent
en dessous des limites autorisées ; plus les règles reflètent la réalité des situation de conduite et
paraissent ainsi logiques au conducteur, plus elles sont suivies.

Retenons enfin que les compagnies d’assurances étiquettent certaines voitures comme
particulièrement dangereuses du fait de leurs performances élevées, sans qu’il s’agisse
forcément de gros véhicules. Il semble, en effet, que les compagnies d’assurances détiennent
une statistique démontrant le degré de risque d’accident de certaines voitures ; données qui ne
sont pas communiquées afin d’éviter de casser le marché de l’automobile. Il existerait, en tous
les cas, un parallélisme étroit entre la puissance des véhicules et la fréquence des sinistres
provoqués par leurs conducteurs : la fréquence et le coût des sinistres de certaines versions
appelées « petites sportives » seraient fortement supérieurs aux mêmes données des versions
de base du même modèle176. Ce sont donc les performances et, plus particulièrement la vitesse
de pointe de ces voitures, qui expliqueraient une bonne part de ces écarts. Les enquêtes sur la

171
Le « European Transport Safety Council » (ETSC) a rassemblé en 1995 tous les résultats d’une étude
internationale et a constaté qu’une réduction de la vitesse moyenne de 1 km/heure amenait à une réduction de
3% du nombre d’accidents ; IBSR, Politique criminelle en matière de vitesse, 1999, p. 7.
172
S. COHEN, H. DUVAL, S. LASSARRE, J.-P. ORFEUIL, Limitations de vitesse. Les décisions publiques et
leurs effets, Paris, HERMES, coll. Transports et sécurité - INRETS, 1998, pp. 110-112.
173
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 1998, Bruxelles, p. 8.
174
IBSR, Politique criminelle en matière de vitesse, 1999, op. cit., p. 8.
175
R. NAMIAS, Vitesse et sécurité routière. Rapport au Premier ministre, Paris, La documentation Française,
coll. des rapports officiels, 1995, p. 17. Il semble que les autorités allemandes se refusent à communiquer la
répartition de la circulation et des accidents entre les autoroutes à vitesse limitée et les autoroutes de liaison
sans limitation. Il serait donc impossible de connaître le niveau d’insécurité qu’entraîne l’absence de limitation
de vitesse. Certains pensent que cette volonté délibérée d’empêcher toute comparaison signifie que la
connaissance des taux d’accident réels sur le réseau non limité ferait apparaître le caractère infondé et
dangereux du refus de l’Allemagne de limiter la vitesse sur son réseau d’autoroutes, en lien probablement avec
les enjeux lis à la production du secteur automobile allemand.
176
F. GENTILE, La sécurité routière, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1994, pp. 23-26.

119
détermination des causes d’accident appuient cette affirmation en prétendant que le facteur
vitesse intervient dans la majorité des accidents impliquant des voitures dites « sportives »177.
Cette importante corrélation entre la puissance du véhicule et donc la vitesse de pointe et, le
risque l’accident178, exclut d’emblée l’absence de prise en compte de tous les autres facteurs
intervenant dans une situation d’accident.

2. MODELES EXPLICATIFS

1. « Vitesse et risque accidentel » : les modèles explicatifs de la relation causale

La manière de présenter l’incidence de la vitesse en matière de collisions est différente selon les
études. La vitesse est souvent présentée comme la cause déterminante et, plus rarement, en lien
avec d’autres facteurs ; elle est bien plus souvent considérée comme génératrice et aggravante
que comme associée. Pourtant, la notion de cause et la mesure qu’en donne un coefficient de
corrélation, demeurent ambiguës du fait que le sens du lien établi n’est pas toujours clair
lorsqu’on étudie un phénomène complexe : « … même un coefficient de corrélation positif
élevé ne suffit pas à attester d’une relation causale directe, tant les expériences conduisant à se
poser la question de la co-variation ont permis de relativiser des croyances trop absolues en de
telles mesures »179. Les études en vue de déterminer les causes des accidents routiers les plus
graves, démontrent avec plus de nuances que la vitesse est le facteur le plus fréquent ayant
participé à la genèse des accidents ou à leur aggravation et, au-delà des facteurs liés au
conducteur, mettent également en évidence l’impact des facteurs liés à l’infrastructure et au
véhicule. De manière plus précise, les facteurs liés au conducteur concernent l’aptitude de
celui-ci et son comportement au volant. De tous ces facteurs, c’est la vitesse qui causerait le
plus d’accidents, suivie de l’alcool et de la fatigue. En ce qui concerne l’infrastructure, sa
conception ainsi que son entretien et son exploitation, peuvent jouer un rôle non négligeable
dans la survenue des accidents. Les véhicules, enfin, interviennent également, soit par leur
conception (qualité de la sécurité active et passive du véhicule, résistance aux chocs, problème
de visibilité…), soit par leur entretien (pneus, freins, direction…)180.

Le constat de la nature systémique de l’accident étant indéniable, il est indispensable de


repositionner le raisonnement dans un cadre qui tienne compte de la multifactorialité des
accidents et qui problématise les liens observés de façon à situer la vitesse parmi les autres
facteurs participant à la survenue des accidents181: un certain nombre d’accidents causés par
d’autres facteurs non mesurables seraient trop facilement attribués à la vitesse dès lors que ce
facteur aisément observable est également présent.

La vitesse se présente avant tout un facteur accidentogène déclenchant dans le cadre de


l’hétérogénéité du trafic et de la dispersion des vitesses.

177
Enquêtes « REAGIR » (« Réagir par des Enquêtes sur les Accidents Graves et les Initiatives pour y
Remédier »), programme français présenté in R. NAMIAS, p. 107.
178
Corrélation également mise en évidence dans P. DE LA SABLIERE, "Les paradoxes de la vitesse",
Circuler, 1995, n° 66, p. 19.
179
C. PEREZ-DIAZ, op. cit, p. 188.
180
F. GENTILE, op. cit, p. 15.
181
F. TORO, D’une norme arbitraire à une règle informelle. Essai de compréhension du non-respect des
limitations de vitesse en matière de sécurité routière, mémoire de psychologie, Université de Mons-Hainaut,
2000, pp. 10-26.

120
En effet, le lien entre la vitesse et le risque d’accident doit être mis en rapport avec la
répartition des vitesses. Lorsque certains conducteurs roulent plus vite que d’autres, les
différences de vitesse augmentent et entraînent un risque de collision plus élevé. Cette
dispersion des vitesses impose l’exécution de manœuvres dangereuses qui sont également
difficilement prévisibles182 : par exemple, la fréquence des dépassements est plus importante. A
cet égard, il n’est pas étonnant d’apprendre que la proportion d’accidents mortels impliquant
au moins un poids lourd est plus forte sur autoroute183, là où la disparité des vitesses entre les
véhicules légers et les poids lourds est la plus élevée. Par ailleurs, certains environnements
routiers présentent une dangerosité plus importante encore du fait de la mixité des véhicules et
usagers rencontrés dans le même espace, combinée à des vitesses relativement élevées, et
surtout par la coexistence de trafic à la fois motorisé et non motorisé, de trafic lents et rapides
ainsi que de véhicules lourds de marchandises et d’usagers vulnérables184. La dispersion des
vitesses résulte également d’une lenteur excessive de la part de certains conducteurs et
notamment les personnes âgées. Leur lenteur est bien souvent liée à leurs capacités réduites de
conduite, mais aussi, paradoxalement, à leur style de conduite qui est centré sur la recherche de
sécurité. En effet, les conducteurs plus âgés prennent plus de précautions que les autres et,
contrairement à ce qu’ils laissent percevoir, ne sous-estiment pas le danger lié à la conduite185.
Il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent parfois constituer un véritable danger sur la route, ce
qui permet de mettre en évidence que la perception du risque n’induit pas forcément des
comportements de sécurité.

La vitesse est également définie comme facteur accidentogène aggravant susceptible de


produire les effets suivants :

- Effet de neutralisation des mesures de sécurité propres aux véhicules et à l’infrastructure


routière. La vitesse est un facteur aggravant lorsqu’elle ne peut pas être réduite ou maîtrisée
pour éviter la collision dans la phase de freinage. En effet, une vitesse plus élevée demande une
distance d’arrêt plus grande. Même si le temps de réaction n’est pas affecté par la vitesse, la
distance parcourue pendant ce temps est plus grande à vitesse élevée et réduit d’autant les
possibilités d’évitement de la collision. La distance de freinage est proportionnelle au carré de
la vitesse. Au moment du choc, c’est le carré de la vitesse qui conditionne l’énergie cinétique
absorbée en partie par le véhicule avec une décélération brutale. La vitesse causerait donc des
pertes en sécurité186. En ce qui concerne la sécurité des véhicules, lorsque les vitesses
auxquelles surviennent les collisions sont plus élevées, elles mettent à néant la protection
résultant de systèmes tels que la ceinture de sécurité ou l’airbag. Quant aux infrastructures
routières, elles sont globalement conçues pour être utilisées dans le cadre des limitations
actuelles. Si l’on prend l’exemple des glissières de sécurité sur les autoroutes, elles sont
calculées pour une vitesse maximale de 140 km/heure.

- Effet de complexification du travail de perception, d’analyse et d’interprétation de la


situation. Pendant son activité de conduite, le conducteur adapte constamment sa vitesse en
fonction de ce qu’il perçoit des variations de son environnement. Avec la vitesse, la charge de

182
IBSR, Politique criminelle en matière de vitesse, 1999, p. 7.
183
F. GENTILE, op. cit, p. 42.
184
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit, p. 46.
185
P.E. BARJONET, "Risques encourus, risques perçus: les personnes âgées, l'automobile et la sécurité",
Recherche Transports Sécurité, 1991, n° 29, p. 45.
186
S. COHEN, H. DUVAL, S. LASSARRE, J.-P. ORFEUIL, op. cit., p. 119. Une collision à 50 km/heure
correspond à une chute du véhicule de 10 mètres de haut. Si la collision survient à 100 km/heure, cela
correspond à un plongeon de 58 mètres.

121
travail augmente187. Les capacités perceptives du conducteur sont donc liées aux exigences de
la tâche à réaliser. Lors d’une conduite à vitesse élevée, le conducteur peut être amené à
commettre une erreur dans ses tâches de perception et de traitement de l’information qui
deviennent plus critiques. Le fait que l’énergie cinétique augmente accroît les forces à maîtriser
et, dès lors, diminue la capacité à négocier l’activité de conduite en toute sécurité. La vitesse
rétrécit également le champ visuel, si bien que ce qui se passe tout près et sur le côté échappe
plus facilement à l’attention188. Cette thèse de la complexification de la tâche liée à la vitesse
est toutefois réfutée par le Driving Research Center de VW-Audi qui a réalisé une étude sur la
charge physique des conducteurs sur une très longue distance démontrant, a contrario, qu’une
vitesse constante et basse provoque très rapidement l’assoupissement du conducteur et donc
un risque plus élevé d’accident. La cause principale des accidents serait l’inattention qui semble
difficilement compatible avec la vitesse. En d’autres termes, la vitesse demande une attention
soutenue qui permet d’anticiper, de réagir adéquatement et d’éviter un obstacle inattendu ; ces
capacités seraient réduites par une vitesse modérée et constante189.

La vitesse est enfin un facteur accidentogène associé avec des facteurs d’exposition au risque
qui peuvent être classés de la manière suivante :

- Facteurs de réduction de l’attention. L’habitacle des véhicules est rempli de causes


potentielles de distraction pour le conducteur. L’utilisation du GSM au volant est actuellement
le seul comportement de cet ordre faisant l’objet d’une réglementation (aucune disposition ne
prévoit par exemple l’interdiction de manger, boire ou fumer au volant ou de manipuler le
lecteur de CD). Il s’agit d’une double tâche qui influe négativement sur la perception et la prise
de décision. L’effet négatif significatif provient non seulement de la manipulation de l’appareil
mais également de la communication téléphonique. Les paramètres affectés au niveau tactique
de la conduite impliquent des réactions et manœuvres incluant une baisse du contrôle visuel,
une mauvaise adaptation des vitesses et une augmentation du temps de réaction en cas de
freinage190. Il s’agit donc d’un facteur de déconcentration dont les répercussions peuvent être
fonction du niveau de vitesse pratiquée. En Belgique, le code de la route a été modifié le 1er
juillet 2000 afin d’interdire légalement de téléphoner dans un véhicule, à moins que celui-ci soit
à l’arrêt ou en stationnement.

- Facteurs de réduction de la capacité de conduire. En ce qui concerne d’abord la


consommation d’alcool, l’analyse et l’identification des effets sur la sécurité routière ont été les
plus systématiques. Les effets de l’alcool sur la vigilance du conducteur et sur ses capacités de
réaction sont bien connus. On estime que le conducteur qui prend le volant, avec un degré
d’alcool dans le sang supérieur à 0.5 g/l, multiplie par deux le risque d’accident. Ce risque est
multiplié par cinq avec 0.7 g/l, par dix avec 0.8 g/l et par trente-cinq avec 1.2 g/l191. Toutefois,

187
La charge de travail d’un conducteur est composée de : la détection et la discrimination des objets du
système routier ; l’estimation des modifications à apporter à la conduite ; la décision ; l’action ; in R.
NAMIAS, p. 111.
188
P.-E. BARJONET, F. SAAD, "La vitesse: son image et son usage. Le point de vue du psychologue",
Recherche Transports Sécurité, 1986, n° 9/10, p. 30 ; R. NAMIAS, op. cit., p. 109.
189
Il s’agit plus précisément de l’Opération Sicile, présentée in V. HAYEZ, (e.a.) « La vitesse en question », in
Touring, 1997, n° 50, p. 66. Par ailleurs, il y a lieu de tenir compte du fait que sur le plan psychophysiologique,
l’attrait pour la vitesse peut s’expliquer par la recherche de l’optimum de l’activation neurophysiologique, qui
est une activation stimulante faisant face à la monotonie ; in Y. CHICH, « Analyse d'un conflit de valeurs : la
vitesse et la sécurité », in P.-E. BARJONET, (sld), La vitesse: entre technique et culture, Caen, Paradigme,
coll. Transports et communications, 1990, p. 11.
190
S. PETICA, « Risque d'usage du radiotéléphone en voiture et ses effets sur la sécurité routière », Recherche
Transports Sécurité, 1993, n° 37, pp. 45-56. Voyez également le Rapport d’activités 2000 de l’IBSR, p. 93.
191
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit., p. 39.

122
une étude canadienne a démontré que si le risque de collision s’accroît effectivement avec
l’augmentation du taux d’alcoolémie dans le sang, il est pratiquement négligeable lorsque ce
taux est faible. Il semble s’agir d’une découverte importante car les études précédentes avaient
simplement fait état de la différence absolue entre les valeurs de risque associées aux taux
d’alcoolémie, sans procéder à des tests de signification192. En Belgique193, le taux d’accidents
avec présence d’alcool en 2000 est de 8.5% ; il est de 10.2% en ce qui concerne les accidents
avec décédés ou blessés graves194. Selon l’IBSR, le nombre de conducteurs impliqués sous
influence de l’alcool varie selon l’âge. A cet égard, il importe de préciser que, bien que la
tranche d’âge 18-24 ans présente un taux de 7.4%195, il ne s’agit pas du pourcentage le plus
élevé. Par ailleurs, le risque de prendre le volant sous l’effet de l’alcool est plus souvent un
risque non ou mal perçu plutôt qu’un risque pris délibérément. Cette distorsion de la
connaissance ne concerne par que les jeunes : « une étude auprès d’une population d’adultes
mettrait sans doute en évidence les mêmes méconnaissances. Manipuler des grammes et
milligrammes d’alcool, des litres de sang et d’air expiré fait-il partie des préoccupations et des
habitudes mentales de nos contemporains, jeunes ou adultes ? »196. Quant à l’usage de
stupéfiants au volant, les données épidémiologiques semblent encore insuffisantes pour évaluer
correctement leur menace sur l’activité de conduite. Leur contrôle officiel en Belgique a
néanmoins été réglementé par la loi du 8 juin 1999 qui prévoit l’utilisation d’une batterie de
tests en vue de vérifier la teneur en produits susceptibles d’influencer désavantageusement la
conduite. La procédure comporte trois tests : un premier test est exécuté pour constater
l’influence supposée d’au moins l’un des produits visés ; si ce premier test confirme
l’impression, un test d’urine est effectué ; après un test d’urine positif, suit un test sanguin qui
est pratiqué par un médecin. Enfin, la fatigue ou hypovigilance est également présentée comme
facteur important de réduction de la capacité de conduire. L’activité de conduite exige une
attention soutenue, l’anticipation, la réaction adéquate à une situation d’urgence que la fatigue
associée à une vitesse inadaptée réduit fortement. Outre les raisons personnelles et l’état
psychologique du conducteur, certaines circonstances sont particulièrement propices à la
fatigue, comme les longs trajets. En effet, avec une augmentation de la durée de la tâche, la
fatigue augmente et fait diminuer le niveau d’activation tonique de l’individu (c’est-à-dire le
niveau de performance stable et à long terme). Il semble que l’on puisse comparer ce
phénomène au SGA (Syndrome général d’adaptation au stress) dans lequel on constate une
augmentation de l’activation psychophysiologique durant la phase de contre-choc et la phase
de résistance, tandis qu’il y a diminution de l’activation durant la phase d’épuisement, ce qui
correspond à la fatigue197. C’est aussi surtout la nuit que la fatigue est dangereuse car la
circulation est moins dense et le conducteur, guetté par la somnolence.

- Facteurs d’entrave à la maîtrise de l’activité de conduite. Il s’agit avant tout de l’inaptitude à


la conduite qui serait surtout le fait des conducteurs novices et des conducteurs épisodiques,
appelés également les « conducteurs du dimanche ». Elle se constate également lorsque le

192
H. SIMPSON, « Blood alcohol concentration (bac) levels and risk of collision : implications for public
policy ? », in M. VALLET, S. KHARDI, (sld), Vigilance et transports. Aspects fondamentaux, dégradation et
prévention, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. Transversales, 1995, pp. 71-80.
193
Rappelons que la loi du 18 juillet 1990 (M.B. le 8 novembre 1990) a introduit le taux légal d’alcoolémie de
0.5g /litre.
194
Selon l’IBSR, ces pourcentages sont une sous-estimation du nombre réel de conducteurs sous influence de
l’alcool impliqués dans un accident corporel puisque, lorsqu’il n’y a pas de tiers impliqués, le conducteur n’est
pas systématiquement soumis à un test d’alcoolémie.
195
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2000, Bruxelles, p. 39.
196
J.-P. ASSAILLY, « Les jeunes, l’alcool et la conduite : un risque pris, non perçu ou… accepté ? »,
Recherche Transports Sécurité, 1995, n° 49, p. 49.
197
P. VAUGEOIS, « Effets de la vigilance sur la performance en conduite automobile », in M. VALLET, S.
KHARDI, (sld), op. cit., 1995, p. 418.

123
conducteur ne connaît pas son véhicule qu’il a, soit loué ou emprunté, soit acquis
récemment198. Lorsqu’un conducteur se trouve dans une situation non familière, sa capacité à
comprendre et anticiper est perturbée. D’ailleurs, le fait que le comportement du conducteur
soit façonné par ses expériences antérieures est une raison souvent négligée de l’éventuelle sur-
implication des jeunes dans les accidents de la route, dans la mesure où ils en sont encore à un
stade d’apprentissage et d’adaptation avec une très faible expérience sur laquelle s’appuyer199.
Parmi les autres facteurs d’entrave, les mauvaises conditions de circulation en rapport avec la
vitesse sont bien plus les conditions atmosphériques que la densité du trafic. Pourtant, les
statistiques belges de la répartition du nombre d’accidents selon les circonstances
atmosphériques et la luminosité pour l’année 2000, dévoilent que les accidents de jour par
temps de pluie sont huit fois moins nombreux que les accidents de jour par temps normal et
surtout, que 45% des accidents mortels se produisent la nuit200, malgré la politique belge de
l’éclairage public. En effet, les conducteurs adaptent leur conduite en tenant compte du risque
supplémentaire créé par la pluie mais ne réduisent pas suffisamment leur vitesse là et au
moment où ils peuvent rouler plus vite. Les accidents de brouillard, par contre, sont beaucoup
plus graves et causent près du double d’accidents en temps normal201. La maîtrise de l’activité
de conduite peut également être entravée par certaines caractéristiques ou dégradations de
l’infrastructure routière : mauvais contact entre le pneumatique et le sol qui se traduit par un
coefficient de frottement liée à l’adhérence du revêtement routier ; mauvaise lisibilité de la
route en lien avec la conception géométrique des routes (c’est-à-dire le tracé horizontal et
vertical et le profil en travers) dont l’influence est directe sur les distances de visibilité202.
Enfin, l’état du véhicule peut également contribuer à la survenue des accidents. Afin de
prévenir les conséquences de négligences graves d’entretien des véhicules, les autorités
imposent le contrôle technique systématique selon certaines règles bien établies. Pourtant,
selon les statistiques des compagnies d’assurances, la fréquence des sinistres serait au
maximum quand le véhicule est neuf, et décroîtrait ensuite régulièrement203.

2. « Vitesse – délinquance routière » : les modèles explicatifs de l’infraction

Les contrevenants routiers sont-ils « délinquants » dès lors qu’ils commettent une infraction de
roulage? Le délinquant routier, si cette figure n’est pas contestée, peut-il pour autant être
assimilé à d’autres types de délinquants ? Selon A. Davidovitch, l’assimilation de la
délinquance routière à la délinquance ordinaire ne va pas de soi car il s’agit avant tout d’une
« criminalité dite d’imprudence » entraînant, dans le pire des cas, des blessures involontaires
ayant entraînées la mort et, dans le meilleur des cas, aucune conséquence particulière204.
Toutefois, plusieurs discours véhiculent l’image d’un comportement dangereux et de ce fait
répréhensible, qui est systématiquement à l’origine de l’accident. Par ailleurs, le non-respect
des limitations de vitesse, s’il ne provoque pas toujours d’accident, relèverait néanmoins de
l’incivilité automobile avec le renversement de l’association des signes distinctifs par rapport
aux autres formes de civilités : sur la route, « faire usage d’incivilité, c’est s’identifier aux

198
F. GENTILE, op. cit., p. 50.
199
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit., p. 41.
200
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel de 2000, p. 35.
201
F. GENTILE, op. cit., p. 44.
202
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit., pp. 42-43.
203
F. GENTILE, op. cit., p. 26.
204
A. DAVIDOVITCH, La criminalité routière d’imprudence : les données statistiques générales. Les relations
entre la criminalité routière d’imprudence et la délinquance ordinaire, in Actes du 7ème Congrès de
Criminologie, Faculté de Droit, de Médecine et de Pharmacie de l’Université de Lille, 1968, p. 248.

124
élites »205. Si l’on se penche par contre sur les représentations des conducteurs contrevenants,
on constate que la figure du « délinquant routier » est rejetée à l’unanimité : « la représentation
dominante du délinquant ou du criminel est fondée sur l’image de la différence d’avec les
autres membres de la société, sur celle d’une étrangeté, voire d’une monstruosité qui rend
impossible de s’identifier à lui »206.

Le non-respect des limitations de vitesse semble avoir été appréhendé par trois grands modèles
explicatifs : le modèle étiologique, qui se focalise sur les différents facteurs liés au conducteur
en termes de caractéristiques personnelles et socioprofessionnelles (facteurs de détermination
de la conduite en excès de vitesse et d’explication de la difficulté à se soumettre aux limitations
de vitesse) ; le modèle du risque qui définit les conduites hasardeuses et dangereuses
susceptibles de provoquer des accidents ; le modèle de la situation qui met en évidence l’intérêt
d’indexer les comportements aux situations vécues par les conducteurs lors de l’activité de
conduite.

Le modèle étiologique. L’hypothèse souvent formulée se réfère à la détermination


psychologique en termes de « désirs libératoires et transgressifs », renforcée par le modèle
social de la compétition, qui légitime le plaisir lié à la vitesse et valorise dès lors le
comportement associé. Les premières études207 dénotent, chez les conducteurs, une tendance
plutôt favorable aux limitations de vitesse, avec certaines petites divergences selon les variables
classiques (âge, sexe, classe socioprofessionnelle). Ces études partaient du postulat que la
voiture était plus qu’un simple instrument de mobilité, un élément de différenciation sociale. La
réglementation de la vitesse aurait donc introduit une limite dans l’usage social de la voiture,
en plus d’avoir restreint son usage instrumental. Il semblait donc intéressant de rapporter la
perception de la vitesse et de sa réglementation à des indicateurs sociaux (statut
socioprofessionnel, type de véhicule…). Dans les années 1980, la recherche menée par
l’INRETS208 sur les représentations sociales en matière de sécurité routière signe l’évolution
suivante: les conducteurs approuvent la vitesse et désapprouvent sa limitation dans près d’un
cas sur trois. Le groupe des conducteurs favorables à la vitesse et opposés à sa limitation est
composé de jeunes célibataires non insérés dans la vie active, tandis que le groupe des
conducteurs opposés à la vitesse et favorables à sa limitation est composé de personnes âgées,
de veufs, de retraités, de personnes habitant dans des communes rurales, à revenus très faibles,
mais aussi de femmes et de catholiques pratiquants209. Cet exemple montre que les résultats de
ce type d’étude soulignent l’ancrage social du conflit de valeurs qui s’exprime à travers la
vitesse et sa limitation. Il s’agit d’une approche qui souffre toutefois de l’absence d’intégration
des différents niveaux d’analyse des déterminants comportementaux en matière de vitesse
(nous avons vu que l’accident de la route, prétendument lié à un excès de vitesse, ne résultait
pas d’une relation de causalité linéaire simple). Par ailleurs, cette méthode consistant à

205
S. ROCHE, « ‘J’enfreins donc je suis…’ Quand la criminalité routière traduit la recherche d’une affirmation
de soi », in P. DELANNOY, J. VIARD, op. cit., p. 162.
206
J.-M. RENOUARD, As du volant et chauffards. Sociologie de la circulation routière, Paris, L’Harmattan,
coll. Logiques sociales, 2000, p. 152.
207
Ces études sont citées par P.-E. BARJONET, F. SAAD, in « La vitesse: son image et son usage. Le point de
vue du psychologue », Recherche Transports Sécurité, 1986, n° 9/10, pp. 27-32 : notamment P.H. GISCARD,
Conduite automobile et sécurité, ONSER, Cahiers d’Etudes, 1965 ; M. LUCET, Psychosociologie de la
vitesse, ONSER, Cahiers d’Etudes, 1965.
208
Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité, France. Les références de cette recherche
sont : P.-E. BARJONET, J.-P. CAUZARD, Styles de vie et comportements sociaux à l’égard du risque,
Arcueil, rapport INRETS, 1988.
209
J.-P. CAUZARD, « Des 'pour' et des 'contre': attitudes et opinions à l'égard de la vitesse et de sa
limitation », in P.-E. BARJONET, (sld), La vitesse: entre technique et culture, Caen, Paradigme, coll.
Transports et communications, 1990, pp. 92-95.

125
construire des catégories de conducteurs relativement homogènes par rapport à certaines
variables classiques et stratégiques est non seulement bien plus descriptive qu’explicative, mais
surtout présente certaines limites mises en avant par le modèle de la situation dont le postulat
principal est que la fragilité de la règle dépend moins des attributs psychologiques ou sociaux
du conducteur que des caractéristiques de la situation qu’il doit interpréter avant de prendre sa
décision.

Le modèle du risque. Quelle est la signification que les conducteurs accordent au fait de
prendre des risques ou de ne pas en prendre ? Ce modèle intègre les caractéristiques
psychologiques, la relation affective voire passionnelle d’un conducteur avec son véhicule, ses
pulsions agressives, son attitude face aux règles et aux autres pour tenter l’explication du
phénomène. Le vécu du risque se présente en effet comme un phénomène complexe dont les
dimensions se situent à différents niveaux de la réalité. De manière générale et, comparé aux
autres risques que comporte la vie en société (chômage, maladie…), le risque routier est vécu
comme conscient, mesuré, calculé : il s’agit d’un risque acceptable, c’est-à-dire d’un
« compromis entre les bénéfices attendus d’une technologie ou d’un produit et le danger qu’il
peut représenter pour la collectivité »210. L’accident de la route a une image ambiguë car il
serait à la fois « recherché, provoqué, volontaire, subi et involontaire » ; cette ambiguïté, qui
est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de vitesse au volant, contribue à sa difficile
construction sociale comme risque majeur211. Certaines études ont cerné les différents facteurs
susceptibles de rendre compte de la prise de risque en situation de conduite212. Elles soulignent
l’importance de la perception et de l’évaluation du danger par le conducteur, en relation avec
les caractéristiques de l’environnement routier (caractéristiques structurelles et fonctionnelles,
charge informative des situations routières), et les caractéristiques du conducteur
(caractéristiques du fonctionnement cognitif, de l’expérience de conduite…). Le risque peut
également apparaître comme sensation, vertige, vide intérieur, émotion, moment privilégié de
la vie psychique. Il s’agit du jeu de l’imprévu, d’un pari avec l’incertain, qui s’associe avec le
goût du risque. Cela ne signifie pas que l’individu soit disposé à entrer dans toutes les
situations qui le mettent en risque213. Cette association se réalise sous la forme d’un risque
calculé, c’est-à-dire une « mise en perspective des conséquences prévisibles des actes
envisagés et le choix des procédures et moyens de les réaliser de telle sorte que seules les
conséquences favorables l’emportent » 214, qui permet l’attrait du risque sous une forme
légitime et autocontrôlée. Il existe, par contre, des personnes qui optent pour le rejet du risque,
lequel est souvent associé à une image très instrumentalisée de l’automobile et procéderait
d’une rationalisation: la crainte de l’accident serait occultée afin de rendre la conduite possible
dans des conditions acceptables de « confort psychique »215. La prise de risque peut également
contenir le plaisir, la jouissance. Le jeu avec le danger serait générateur de plaisir, marqué
parfois par des signes d’anéantissement symbolique et momentané de soi. Cette attitude n’a
pas seulement un sens psychologique (en référence au concept freudien de pulsion de mort)
mais également une signification sociale, parce qu’elle exprime l’identité ou le désaccord du

210
P.-E. BARJONET, C. JACOB, Du drame individuel au fléau collectif: la difficile construction sociale du
risque routier, INRETS, 1998, p. 34.
211
T. KHLIFI, « Le risque routier et les autres préoccupations dans la société », in Sécurité et sûreté dans les
déplacements. Congrès international francophone, Paris, 27-29 janvier 1999, Paris, ATEC, Presses de l’école
nationale des ponts et chaussées, 1999, p. 67.
212
Ces études sont présentées in F. SAAD, « Prise de risque ou non perception du danger », Recherche
Transports Sécurité, 1988, n° 18-19, p. 61.
213
D. LE BRETON, La sociologie du risque, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1995, p. 18.
214
; P.-E. BARJONET, « Le risque et ses représentations. Eléments pour une approche psychosociologique »,
Recherche Transports Sécurité, 1984, n° 1, pp. 31-32.
215
P.-E. BARJONET, C. JACOB, op. cit., p. 74.

126
sujet avec certaines normes sociales et valeurs culturelles. Le goût de flirter avec le danger,
même si on le fait avec prudence, émergerait également sur le fond d’une société crispée sur
une volonté de sécurité216. La prise de risque peut néanmoins être funeste. Il s’agit alors d’un
risque insensé qui procède de troubles psychopathologiques. Signe d’une détérioration
mentale, le risque dans sa coloration négative apparaît comme l’indice d’une dégradation des
rapports sociaux. On peut parler également de risque symptôme 217 ou encore de suicide
indirect : il s’agit de « la souffrance de celui qui expose régulièrement sa vie à dose
homéopathique »218. L’ordalie, par contre, est une passion de la limite : l’individu s’en remet
au « jugement de Dieu », il prend le risque de mourir afin de trouver les repères dont il a
besoin pour produire son identité personnelle. Ce risque est accompagné d’un sentiment de
toute puissance qui est d’autant plus fort que l’individu sort indemne de l’épreuve219. Le
modèle du risque s’applique bien à la circulation routière si l’on reconnaît que les gains que les
conducteurs peuvent espérer sont uniquement d’ordre symbolique et psychique car
concrètement, la conduite automobile à risque ne se définit que par des pertes, surtout
corporelles. Mais les compagnies d’assurance censées être préoccupées par ces pertes
n’auraient aucun intérêt à ce qu’elles soient en baisse ; force est de constater que leur
instrument de profit est la socialisation de ce risque routier220.

Le modèle de la situation. Ce modèle émane essentiellement des travaux de J.-M. Renouard


sur les représentations de la circulation, du contrôle et de la répression chez les conducteurs
condamnés221. La circulation est perçue comme un système d’interactions et la conduite,
comme une activité construite et collective. Dans ce système, chaque conducteur construit son
activité de conduite par le procédé de l’interprétation : il tient compte des informations
fournies par le code, la présence éventuelle des autres conducteurs et leurs comportements, la
norme établie par eux, l’état des routes, les obstacles et les dangers… Il considère ces
différents éléments constitutifs de la situation comme autant d’informations nécessaires pour
fonder sa décision ; le code n’est donc finalement qu’un des éléments de la situation. Selon les
conducteurs condamnés, la règle dans l’absolu n’a pas de sens et, pour qu’elle produise du
sens, il faut l’indexer à la situation. Ainsi, il existe des situations où elle s’avère indispensable,
et d’autres où elle s’avère inutile. Le caractère collectif de l’activité de conduite s’oppose à
l’hypothèse d’un individualisme accru : les conducteurs construisent ensemble une normalité à
laquelle chacun doit se soumettre et qui peut, selon les situations, se superposer à la norme
légale, bien que ce ne soit pas toujours le cas. En effet, la « légalité » n’est pas
systématiquement synonyme de « normalité » ni de « sécurité ». Il s’agit ici de la source
principale du malentendu qui persiste entre les acteurs du système de la circulation routière : la
définition d’un comportement en infraction ne constitue pas, aux yeux du conducteur, une

216
D. LE BRETON, op. cit., p. 39.
217
P.-E. BARJONET, « Le risque et ses représentations. Eléments pour une approche psychosociologique »,
op. cit., p. 31.
218
D. LE BRETON, op. cit., p. 21.
219
Ibid, pp. 50-54. Ces comportements dangereux sont-ils le propre des jeunes ? Si certains groupes de jeunes
se caractérisent effectivement par une accidentabilité individuelle plus élevée, par un plus grand nombre
d’infractions et par une représentation « déresponsabilisée » des causes d’accident, il semble toutefois que
d’autres groupes de jeunes se manifestent, au contraire, par une conscience élevée des risques routiers. La
focalisation des études sur des groupes prétendus « à risque » ne peut que confirmer les hypothèses sous-
jacentes ; voyez à ce propos le Rapport annuel 1998 de l’IBSR, op. cit., p. 76.
220
P.-E. BARJONET, C. JACOB, op. cit., p. 51.
221
J.-M. RENOUARD, « Les représentations de la circulation, des infractions et des sanctions chez les
conducteurs condamnés », in Ph. ROBERT, F. SOUBIRAN-PAILLET, M. VAN DE KERCHOVE, (sld),
Normes, normes juridiques, normes pénales. Pour une sociologie des frontières. Tome II, Paris, L'Harmattan,
coll. « Logiques sociales », 1997, pp. 199-210 ; J.-M. RENOUARD, As du volant et chauffards. Sociologie de
la circulation routière, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2000.

127
garantie suffisante de sécurité ; le conducteur a plutôt tendance à envisager l’équivalence avec
la sécurité en terme de normalité et non de légalité. Il arrive, dès lors, que ce qui est légal et
source de sécurité pour le code soit anormal et source d’insécurité pour le conducteur: « Le
message sécuritaire présentant le non-respect des règles du code comme la cause des accidents
a peu de chance d’être entendu tant que l’association infraction/accident est contredite par
l’expérience de l’automobiliste »222. Face à un tribunal, le conducteur se sent disqualifié dans sa
capacité d’interprétation des situations dans lesquelles il reste le plus souvent convaincu
d’avoir agi en tant que « bon conducteur », c’est-à-dire celui qui, tout en commettant certaines
infractions, n’adopte pas pour autant un comportement dangereux, celui qui s’estime
suffisamment compétent et conscient pour jouer avec la règle. Une autre notion importante,
peu relatée dans les études précédentes, est l’autorégulation. Lorsque le conducteur entre dans
un flux de circulation, une norme établie collectivement le force à y ajuster sa conduite,
indépendamment de la présence de la police. Ce sont donc les situations de co-présence qui
rendent nécessaire le respect de la règle. Dès lors, la présence policière est-elle indispensable
pour forcer le respect de la règle lorsque celle-ci coïncide avec l’intérêt des conducteurs?
Enfin, ce modèle met en évidence l’uniformité des discours : quelles que soient les
caractéristiques sociales et individuelles des conducteurs et les pratiques qui sous-tendent leur
discours, cette diversité n’empêche pas qu’ils puissent se réunir dans la revendication du droit
à la négociation des normes pénales lorsqu’elles s’écartent des normes sociales définies dans le
cadre informel de l’autorégulation223. Malheureusement, la production et le recueil des données
en matière de circulation routière ne permettent pas de mesurer l’effet des situations sur la
commission des infractions et l’insécurité routière qui en émane224.

222
J.-M. RENOUARD, « Les représentations de la circulation, des infractions et des sanctions chez les
conducteurs condamnés », op. cit., p. 204.
223
F. TORO, « Le non-respect des limitations de vitesse. Au-delà du constat d’échec d’une norme arbitraire,
argumentaire du discours de contestation et analyse d’une régulation informelle substitutive », Revue de droit
pénal et de criminologie, 2002, n° 2, pp. 159-160.
224
J.-M. RENOUARD, « La délinquance routière », in L. MUCCHIELLI, Ph. ROBERT, Crime et sécurité.
L’état des savoirs, Paris, Editions la découverte, 2002, p. 222.

128
3. DISPOSITIFS DE REPONSES

1. La recherche scientifique et technique en sécurité routière

La recherche en sécurité routière porte sur : le véhicule (recherches techniques afin de le


rendre plus fiable et d’en faire un outil de prévention plutôt qu’un facteur d’accident) ; le
comportement de l’individu (recherches qui mobilisent les sciences humaines et la médecine
dans l’optique d’analyser les réactions des conducteurs au cours de l’activité de conduite et
selon la situation et l’environnement) ; l’infrastructure (afin de résorber les risques des endroits
les plus dangereux du réseau routier par de nouveaux aménagements et de susciter une
politique d’entretien permanent de la route). La recherche porte sur les différents niveaux de
sécurité : la sécurité primaire qui vise à prévenir ou éviter l’accident ; la sécurité secondaire qui
tend à réduire les conséquences de l’accident ; la sécurité tertiaire qui analyse les circonstances
de l’accident ainsi que ses conséquences. Les différentes types d’organismes dans lesquels ces
recherches sont menées sont : les établissements publics nationaux (l’IBSR en Belgique,
l’INRETS en France) ; les services d’études techniques des ministères concernés par la
mobilité et l’aménagement du territoire ; la recherche universitaire ; les constructeurs
automobiles et les compagnies d’assurances. Les travaux des organismes d’étude et de
recherche se classent selon les axes suivants : l’accidentologie statistique (ex: la mobilité des
personnes âgées, le coût social des jeunes usagers en cyclomoteur accidentés) ;
l’accidentologie clinique et expérimentale (ex: le rôle de l’alcool dans la gravité des accidents,
l’efficacité des airbags latéraux en accidents réels) ; la sécurité des infrastructures (ex: la
méthode de sélection des virages à signaler et niveau de signalisation à implanter) ; l’urbanisme
et la sécurité (ex : le roller comme mode de déplacement urbain) ; l’analyse et l’évaluation des
politiques (ex: l’excès de vitesse et le retrait immédiat du permis de conduire, l’évaluation des
politiques cyclables)225.

2. Le contrôle et la répression des infractions de roulage

« Le système pénal ne verra de la délinquance routière que ce que la police aura voulu voir, en
fonction de directives des pouvoirs dont elle dépend »226. En matière de roulage, les
statistiques policières montrent que l’infraction de roulage la plus contrôlée est l’excès de
vitesse (les derniers chiffres disponibles, en raison de la réforme des polices se rapportent à
l’année 1999: sur 510.065 procès-verbaux, 346.501 concerne le contrôle de la vitesse227). Ces
chiffres informent uniquement sur le travail policier et non sur l’état de la délinquance routière.
A la suite de la constatation d’une des infractions aux règlements en matière de circulation
routière, et dans le cas où le fait n’a pas causé de dommage à autrui, la transaction pénale au
sens de l’article 216bis du code d’instruction criminelle est la mesure la plus souvent envisagée
par le parquet. Il s’agit d’un moyen administratif bilatéral d’extinction des poursuites, ou
classement sans suite irrévocable moyennant le paiement préalable d’une somme d’argent par

225
Ces indications émanent essentiellement du Rapport d’information fait au nom de la commission des
Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la recherche en sécurité routière,
M.G. MIQUEL, Sénat, Session ordinaire 2002-2003, n° 29.
226
M. DANTINNE, G. KELLENS, « La réponse pénale du juge à l’auteur d’une infraction routière », in
Sécurité routière: quelle réponse pénale ?, Actes du colloque organisé par l’IBSR le 5 décembre 2002, Editions
Kluwer, Bruxelles, 2002, p. 129.
227
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2000, p.

129
l’auteur de l’infraction. Le parquet peut également envisager l’application de la loi du 10
février 1994 organisant une procédure de médiation pénale, l’une des conditions pouvant
consister, pour l’auteur de l’infraction, à suivre une formation déterminée (qui, en matière de
sécurité routière, est dispensée par l’IBSR). A cet égard, si l’on peut se réjouir de constater
que le degré d’applicabilité des mesures alternatives est plus élevé du fait du développement de
l’offre en matière de formation, il semble toutefois que quelques résistances soient apparues au
sein de certains services de médiation pénale dans le souci d’éviter l’extension du filet pénal
(traitement de dossiers de roulage sans victimes) mais avec la conséquence de produire un effet
sur-pénalisant dès lors que les dossiers refusés ont été réorientés par le parquet vers le tribunal
correctionnel en vue de probation228. Enfin, le magistrat du parquet peut se référer aux diverses
directives ministérielles émises par le ministre de la Justice et le Collège des Procureurs
généraux pour orienter sa politique criminelle en matière de roulage. Au cours des dernières
années, plusieurs directives ont été rédigées: la directive de politique uniforme en matière de
retrait immédiat du permis de conduire229 ; la directive relative à l’agressivité dans la
circulation routière230 ; et la circulaire de politique criminelle de recherche et d’orientation des
poursuites des infractions de dépassement de la vitesse autorisée231.

Au niveau du tribunal de police, deux types de peines sont applicables pour traiter les
infractions de roulage: l’amende et l’emprisonnement, qui peuvent être prononcés à titre de
peine principale ou de peine accessoire et en combinaison ou non avec la déchéance du droit
de conduire232. Pour l’année 1999, 178.000 affaires sont portées devant le tribunal de police et
43.177 dossiers sont traités par la déchéance du droit de conduire233. Deux remarques
s’imposent. D’une part, les contrevenants qui arrivent devant le tribunal de police sont ceux
qui ne se sont pas vus proposer la transaction pénale en raison de la gravité des faits, ainsi que
qui n’ont pas conclu cette transaction du fait d’une incompréhension de la procédure, d’une
impossibilité d’ordre financier, de la contestation de l’infraction et/ou des poursuites
judiciaires, ou encore de la recherche d’une autre sanction. Ces profils ne sont donc pas
généralisables à l’ensemble des infracteurs routiers, ce qui n’est pas sans limiter les recherches
portant sur les caractéristiques de cette population234. D’autre part, l’écart entre le nombre de
procès-verbaux dressés et le nombre d’affaires traitées devant le tribunal de police pose la
question du traitement de ces autres contraventions. Il existe, notamment en France, une
pratique d’abandon des poursuites officieux après verbalisation : la règle de l’indulgence 235.
En Belgique, le Manuel des services de polices a par ailleurs déjà constaté qu’il existe
également une différence entre le nombre de procès-verbaux et le nombre de véhicules en
infraction236. Outre le fait que la perte peut résulter de l’illisibilité du numéro de la plaque
d’immatriculation sur la photo radar, ou d’un défaut technique des appareils utilisés, il semble
que pour certaines infractions, il est effectivement décidé de ne pas dresser de procès-verbal.

228
F. TORO, op. cit., p. 168.
229
M.B., 1er janvier 1999.
230
M.B., 1er septembre 2000.
231
M.B., 3 février 2003.
232
IBSR, L’importance pour la sécurité routière de la politique pénale en matière de circulation. Plaidoyer
pour une politique criminelle efficace, Bruxelles, Département Recherche et Conseil, Discussion Paper n°
99-01, p. 15.
233
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2000, p.
234
M. DANTINNE, G. KELLENS, op. cit., pp. 131-132.
235
Pour une analyse approfondie de la règle d’indulgence en France, voyez C. PEREZ-DIAZ, « L’indulgence,
pratique discrétionnaire et arrangement administratif », Déviance et société, 1994, vol. 18, n° 4, pp. 397-430.
236
Manuel des services de police, « Procès- verbaux de perdus : un excès de vitesse sur cinq échappe à la
sanction », Actualités en bref, 1990, n° 92, pp. 4-5.

130
Parmi les causes de classement, plus de la moitié ne seraient pas explicitées et dans 10% des
cas, le contrevenant est une connaissance, un ami ou un collègue237.

Il y a lieu enfin d’évoquer le Plan fédéral de la Sécurité routière du 20 juillet 2000, élaboré par
la ministre de la Mobilité et des Transports. Ce Plan annonce une série de modifications du
cadre réglementaire belge, qui seront ensuite consacrées par la « loi Durant » adoptée à la
chambre en décembre 2002 et au Sénat en janvier 2003 mais qui, à ce jour, n’est toujours pas
entrée en vigueur. Cette loi annonce, entre autres points, la catégorisation des infractions, le
traitement accéléré et la dépénalisation de certaines infractions, la suppression d’une part
importante des peines de prison, l’adaptation de l’amende selon la situation financière du
contrevenant, l’aggravation de certains sanctions et la formation à la conduite. Enfin, le
Conseil des Ministres du 18 mai 2001 a décidé la mise en place des Etats Généraux de la
Sécurité Routière en vue notamment d’établir un relevé des problèmes majeurs en termes de
sécurité routière. Ces problèmes majeurs ont fait l’objet d’un rapport dont la dernière version
date du 29 janvier 2002 (vitesse, conduite sous influence de l’alcool ou des drogues, excès de
fatigue, processus d’obtention du permis de conduire, risque d’accident des usagers
vulnérables, sécurité active et passive des véhicules, infrastructures routières) et présente déjà
un certain nombre de propositions à mettre en œuvre dans un objectif de réduction de 50% du
nombre de « décédés 30 jours » pour l’année 2010.

3. Les nouvelles stratégies de communication sur le réseau routier

De nombreux programmes d’information et de sensibilisation existent désormais en vue de


communiquer à l’usager de la route tout ce qui concerne l’introduction d’une nouvelle
disposition, les programmes d’éducation, les mesures d’infrastructures ou encore l’utilisation
de nouveaux dispositifs embarqués des véhicules. Ils instruisent sur la manière de se
comporter, en faisant la promotion des mesures envisagées et clarifient les avantages et les
inconvénients des mesures, instruments et comportements. En Belgique, c’est le Département
Communication de l’IBSR qui se charge de la réalisation des campagnes d’information et de
sensibilisation ainsi que de leur évaluation (par exemple la campagne « Ralentissez pour
Sophie »).

Quant à la gestion active du trafic, contrairement aux panneaux fixes de signalisation qui
transmettent une information à caractère permanent (et donc, parfois inadaptée aux
circonstances), les panneaux à signalisation variable transmettent des informations importantes
en rapport avec l’évolution de la situation routière238. Cette nouvelle technique, davantage
répandue en Belgique depuis l’Euro 2000, permet une gestion plus fine du trafic, en informant
en permanence le conducteur des difficultés qui vont se présenter sur son itinéraire.
L’information en temps réel peut également être transmise à l’intérieur du véhicule. Il existe
actuellement des fonctions de plus en plus élaborées au niveau des postes radio (fonction
RDS/EON ou lors de l’écoute d’un CD via la fonction RDS/TA239) qui informent le
conducteur sans démarche volontaire de celui-ci. Les informations transmises invitent le
conducteur à adapter sa conduite aux circonstances et à observer une vitesse modérée ; elles

237
Ph. GHILAIN, G. KELLENS, R. QUINTIN, op. cit., pp. 120-121.
238
CEMT, Sécurité routière. Modération des vitesses, op. cit., p. 29.
239
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel de 1998, op. cit., p. 93.

131
concernent essentiellement des dangers particuliers ou des circonstances potentiellement
dangereuses à des endroits précis du réseau routier.

4. Les programmes de formation et d’évaluation des conducteurs

Le perfectionnement volontaire à la conduite. Les programmes de perfectionnement et de


maîtrise à la conduite visent essentiellement l’apprentissage de l’adaptation de la vitesse à l’état
de la route et aux conditions de circulation et l’estimation des distances de freinage240. Ces
cours sont suivis dans une démarche volontaire et sont relativement coûteux. En Belgique, il
existe plusieurs centres de maîtrise automobile qui organisent régulièrement des stages selon
les catégories de conducteurs. L’Ecole Peugeot de Maîtrise Automobile qui regroupe deux
centres d’enseignement, l’un situé à Francorchamps, l’autre à Nivelles, propose notamment des
stages de sécurité (maîtrise totale du véhicule, stage de conduite préventive, stage spécial des
jeunes conducteurs, stage « assurances »241), des stages de pilotage (stage de conduite hautes
performances, stage de compétition) ; des services aux entreprises (diminution des risques
encourus par le personnel, formation des chauffeurs VIP…) ; et des stages de moto (initiation,
perfectionnement, hautes performances et circuit). La Belgian Driving School organise
également des formations diverses, dont la formation Karting et la formation Skid Car Control
(qui est une simulation de la perte d’adhérence et de dérapage).

La formation contraignante destinée aux contrevenants. De manière générale, les programmes


de formation destinés aux contrevenants visent à changer le comportement problématique en
enseignant les facteurs de risque, les causes d’accidents et les principes de comportement. En
Belgique, ces formations sont proposées dans le cadre de l’application de la loi sur la
médiation pénale ou imposées dans celui de la loi concernant la suspension, le sursis et la
probation. La formation proprement dite dispensée par l’IBSR est un cours de sensibilisation
destiné aux personnes passibles d’une amende pour infraction grave au code de la route et,
plus particulièrement, aux conducteurs récidivistes ou dont la gravité de l’infraction est
révélatrice d’un comportement inadapté au volant ; elle concerne notamment la conduite en
état d’ivresse et les excès de vitesse. Selon le dernier rapport annuel, l’IBSR a organisé 130
formations pour 1118 participants (68% dans le cadre de la probation, 24% dans le cadre de la
médiation pénale, et 8% dans le cadre d’autres procédures telles que la probation prétorienne
ou la mise en liberté provisoire). Par ailleurs, l’IBSR a mené une recherche évaluative sur la
question de la récidive des participants à la formation par rapport à ceux qui ont fait l’objet
d’une autre sanction : le cours entraînerait effectivement une réduction du taux de récidive242.

L’évaluation de l’aptitude à la conduite. Le Centre d’Aptitude à la Conduite et d’Adaptation


des véhicules (CARA) créé par l’IBSR en 1998, a pour mission d’évaluer l’aptitude à la
conduite des candidats, tant demandeurs que titulaires d’un permis de conduire, qui présentent
un trouble fonctionnel ayant une influence sur l’aptitude pratique à conduire. Les examens
d’aptitude à la conduite visent tant des personnes reconnues handicapées que des personnes
âgées. Le CARA délivre une attestation d’aptitude à la conduite ou déclare le candidat inapte.
Ce sont le plus souvent les compagnies d’assurances qui exigent ce type de certificat pour leurs
assurés âgés de plus de 70 ans ayant à leur actif un ou plusieurs accidents ou pour proposer un
240
OCDE, Amélioration de la sécurité routière grâce à la modification des attitudes, op. cit., p. 54.
241
Certaines compagnies d’assurance acceptent de consentir un tarif préférentiel aux jeunes conducteurs à la
condition qu’ils soient évalués positivement au cours d’un stage de maîtrise.
242
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2002, pp. 14-15.

132
contrat d’assurance à de nouveaux clients ayant atteint l’âge de la retraite. Certains parquets
sollicitent également l’avis du CARA, lorsqu’il subsiste des doutes quant à l’aptitude de
l’auteur d’une infraction grave au code de la route. En 2002, 2907 personnes ont subi un
examen de ce type243.

5. Les plans d’aménagement de l’infrastructure routière

L’infrastructure routière est un élément de modulation important des avantages et


inconvénients du comportement sur la route. En effet, les stratégies visant à changer le
comportement et les attitudes doivent être combinées à une stratégie de conception des
infrastructures244. En Belgique, le Département Mobilité et Infrastructure au sein de l’IBSR
tente de promouvoir un meilleur partage de l’espace public entre les différents usagers245. La
sécurité au bord de la route est un point essentiel dans l’amélioration de l’infrastructure :
création de zones latérales dégagées d’obstacles ; installation ou renforcement des glissières de
sécurité et des atténuateurs de chocs ; utilisation d’un mobilier urbain cassable ou flexible ;
amélioration de l’efficacité des panneaux de signalisation, des marquages latéraux, des
marquages sonores au sol, ainsi que de l’éclairage des rues ; amélioration de l’organisation des
zones sous chantier246. En ce qui concerne plus précisément la vitesse, il existe à présent
différents types de ralentisseurs de trafic : les ralentisseurs locaux horizontaux qui font dévier
les véhicules de la trajectoire rectiligne (chicanes, coupures d’alignement sur les voies à faible
trafic de poids lourds, rétrécissement de chaussée effectifs ou simulés par des marquages
horizontaux en milieu urbain) ; les ralentisseurs locaux verticaux qui provoquent un certain
effet de choc (dos d’âne, passages à piétons surélevés) ; les carrefours à sens giratoire ou
ronds-points qui sont le plus souvent des éléments d’accueil en zone urbaine ou de
remplacement de carrefours à feux dangereux247. Ces ralentisseurs font l’objet d’une
réglementation en Belgique depuis le 1er novembre 1998248.

6. Les défis de sécurité des constructeurs automobiles

Il s’agit du dernier secteur pris en compte et intervenant dans le cadre de la sécurité routière :
la sécurité automobile, c’est-à-dire « l’ensemble des dispositions qui assurent les déplacements
automobiles sans effet externe »249. Bien que la vitesse de pointe soit encore un élément de
marketing essentiel dans la promotion des ventes de voitures neuves, elle est davantage
concurrencée par la recherche d’une sécurité accrue. En ce qui concerne la sécurité active (qui
rassemble les éléments destinés à éviter l’accident), la recherche s’est progressivement étendue

243
Le centre émet également des avis concernant les moyens techniques pour l’embarquement du fauteuil
roulant, la manière d’accéder au véhicule, des avis concernant la transformation spécifique d’un véhicule pour
le transport de personnes handicapées… IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2002, p. 25.
244
OCDE, Amélioration de la sécurité routière grâce à la modification des attitudes, op. cit., pp. 52-53.
245
IBSR, Sécurité routière. Rapport annuel 2002, p. 39.
246
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit., pp. 54-73.
247
Y. PAGE, « Vitesse et sécurité routière », Les cahiers de l’observatoire national interministériel de sécurité
routière, 1994, Etudes et évaluation n° 1, présenté in R. NAMIAS, op. cit., p. 117.
248
IBSR, Politique criminelle en matière de vitesse, 1999, pp. 20-21.
249
J.-Y. LE COZ, Y. PAGE, « Démarche accidentologie et sécurité des véhicules », Revue de la gendarmerie
nationale, Dossier « Sécurité routière », 2003, n° 207, p. 79.

133
à tout ce qui influence la conduite : direction, tenue de route, suspension, visibilité, éclairage,
signalisation… l’une des techniques les plus populaires étant le freinage antidérapant (appelé
ABS). Quant à la sécurité passive (qui regroupe les éléments visant à diminuer les
conséquences d’un choc accidentel), elle est relativement récente, les constructeurs ayant
longtemps résisté à envisager l’hypothèse des accidents250.

Enfin, les équipements embarqués ou systèmes de transport intelligent (STI), sont susceptibles
de créer des conditions en faveur de l’inversion de tendances en ce qui concerne l’usage de la
vitesse. Il s’agit par exemple des dispositifs de contrôle de vitesse (systèmes de vitesse
conseillée par des capteurs de vitesses ou des panneaux mobiles qui affichent la vitesse
d’approche du véhicule ; adaptateurs de vitesse pouvant être réglés par le conducteur ;
assistance à la régulation de la vitesse par une intervention automatique selon les obstacles et
les conditions de circulation…)251. L’introduction de certains de ces dispositifs suscite
néanmoins quelques réactions du fait de limiter les performances des véhicules ou plus
simplement la liberté d’action du conducteur. Par exemple, et contrairement aux USA,
l’Europe n’a pas encore développé l’utilisation du système d’affichage de la vitesse de croisière
à respecter pendant toute la durée du trajet252. Par contre, certains pays européens, et
notamment l’Allemagne, réglementent l’utilisation de dispositifs visant à échapper aux
contrôles de vitesse, connus sous le nom de « détecteurs de radars »253. Ces divergences
émanent du conflit d’intérêts qui persiste et s’endurcit entre les avantages liés à la vitesse et
ceux liés à la sécurité.

4. QUESTIONS SOULEVÉES

1. L’effectivité de la norme pénale ?

Le thème de l’insécurité routière pose la question de la construction des normes pénales et de


la manière dont elles agissent au niveau des comportements et de leurs contrôles sociaux ainsi
que de la confrontation entre ces normes pénales et d’autres types de normes. Il invite
également à s’intéresser à la triangulation entre valeurs, intérêts et normes dans ce domaine.
L’excès de vitesse se présente comme analyseur principal parmi l’ensemble des risques
routiers : la vitesse étant une valeur sociale dominante et le risque, une construction sociale, il
paraît nécessaire de s’interroger sur les intérêts protégés de la criminalisation de l’excès de
vitesse et sur les tensions émanant de la coexistence de normes culturelles antinomiques. En
effet, la régulation réelle de ce contentieux semble relever d’un compromis entre diverses
formes de régulations concurrentes et en constante confrontation dans les situations concrètes
de conduite ou dans le processus décisionnel en rapport avec la conduite. Outre la régulation
pénale (policière et judiciaire), l’autorégulation (par les conducteurs eux-mêmes) se présente
comme susceptible de gérer l’espace routier indépendamment de la présence de l’organe de
contrôle, sans négliger l’influence de la production du secteur de la vente automobile et la
régulation économique des compagnies d’assurances (celle-ci renvoyant à une gestion
actuarielle du risque routier). En d’autres termes, la complexité de l’activité de conduite est
telle que les comportements des conducteurs ne dépendent donc pas que des normes légales :

250
F. GENTILE, op. cit., p. 20
251
OCDE, Stratégies de sécurité routière en rase campagne, op. cit., pp. 109-116.
252
CEMT, Sécurité routière. Modération des vitesses, op. cit., p. 35.
253
Récepteurs très sensibles qui avertissent le conducteur de la proximité d’un radar de police. Leur présence
dans le véhicule est interdite en Belgique.

134
plurinormativité mais aussi multifactorialité factuelle sont à l’œuvre dans toute situation de
conduite. L’absence de consensus réprobateur qui en résulte à l’égard de la pénalisation de
comportements définis à risque, ouvre la voie à une régulation informelle qui prend le pas sur
la régulation pénale et qui interfère avec d’autres modes de régulation tels des messages de
« double lien » émanant du secteur de la construction automobile ou de celui des compagnies
d’assurances, en plus des messages sociaux et publicitaires de désinformation parfois
massive254.

Le consensus indispensable à l’effectivité de la norme apparaîtrait si les limitations


correspondaient à un optimal de sécurité. Le niveau d’optimum social de sécurité en matière de
vitesse est de toute évidence plus bas que la vitesse moyenne pratiquée et perçue comme
optimale individuellement. Le respect des normes serait obtenu dans le cas de figure où il n’y
aurait que très peu d’écart entre l’optimum social et les optima individuels. Par ailleurs, si la
norme sociale, qui renvoie à l’hypothèse de l’autorégulation du trafic, prend le pas sur la
norme pénale, dont l’effet est particulièrement peu dissuasif, se heurte parfois, selon la
situation de conduite, à la norme personnelle du conducteur. La perception du risque étant en
lien avant tout avec des caractéristiques psychiques dont l’évolution ne va pas simplement
dépendre du risque objectif d’être contrôlé et sanctionné, tous les conducteurs ne vivent pas
l’anticipation de la sanction comme une menace. Les effets du contrôle et de la répression en
matière de sécurité routière sont annulés si les informations qui découlent de ce contrôle et/ou
de cette répression ne vont pas dans le sens des attitudes et prédispositions des conducteurs
concernés. La norme personnelle permet d’aborder le problème de l’audience sélective: les
campagnes portant sur le risque accidentel de la vitesse ne trouveraient une audience qu’auprès
de ceux qui adhéraient préalablement au discours sur le risque en question et les personnes
sensibilisées seraient celles qui étaient prédisposées à l’être. L’élucidation de tous ces points de
tension contribuant à l’échec de la norme pénale en matière de sécurité routière invite à
réfléchir sur la pertinence de maintenir ou non cette réglementation dans le champ du droit
pénal.

2. Le sentiment d’insécurité routière ?

Le « sentiment d’insécurité routière » ne semble avoir fait l’objet d’aucune recherche. Certains
écrits portent néanmoins sur le risque perçu ou risque subjectif d’être accidenté et sur le rejet
de ce risque par certains usagers. Le risque subjectif n’est pas l’explication d’une probabilité
d’être accidenté, mais plutôt un sentiment global de danger. Le niveau de risque d’accident est
fonction pour chaque individu de trois éléments: l’expérience individuelle de l’activité de
conduite, l’évaluation du danger associé à telle ou telle situation ; le degré de confiance en sa
capacité à faire face à la situation255. A cet égard, plusieurs études ont démontré que la plupart
des conducteurs sur-estiment leurs propres capacités de conduite. Cette surestimation serait la
conséquence d’une auto-évaluation positive et/ou, au contraire, d’une évaluation négative des
capacités des autres conducteurs. Près de 90% des conducteurs seraient en effet convaincus
qu’ils conduisent mieux que la moyenne et, dès lors, qu’ils courent moins de risque
d’accident256. De manière plus précise, l’évaluation positive de ses propres capacités serait un
élément important du contrôle subjectif qui désigne la croyance selon laquelle on peut
influencer favorablement l’occurrence d’un événement donné, alors même que la réalisation de

254
F. TORO, op. cit., p. 177.
255
P.-E. BARJONET, C. JACOB, op. cit., pp. 74-75.
256
IBSR, Politique criminelle en matière de vitesse, 1999, op. cit., p. 13.

135
cet événement pourrait échapper totalement ou partiellement à sa propre action257. Il est
également intéressant de constater que la confiance en ses capacités impliquerait d’être moins
attentif aux conséquences de ses propres comportements et donc d’accepter un plus haut
niveau de risque. Celui-ci est d’autant plus important que la confiance accordée à ses capacités
dépasse les capacités réelles de conduite. Cette confiance contribue donc à une mauvaise
perception du risque, c’est-à-dire le fait de percevoir un danger mais de s’imaginer être capable
de l’éviter ou ne pas percevoir un danger ou encore, le percevoir tardivement alors que le
comportement adopté, tel la vitesse excessive, ne permet pas de faire face à la situation.
L’illusion de la maîtrise résulterait d’une interprétation erronée du conducteur qui perçoit le
hasard comme le résultat d’une adresse personnelle et dont l’attente d’un aboutissement
favorable est disproportionné au regard des chances réelles d’obtenir l’aboutissement désiré258.
Cette illusion alimente la résistance au changement qui renvoie au concept d’ancrage et qui
explique que la perception du danger est fonction des expériences passées du conducteur259.

Il semble par contre que les « autres » conducteurs soient souvent perçus comme la source
majeure du danger que comporte le système de circulation. Ce sont le plus souvent des
attributs personnels ou des traits de caractère qui permettent d’identifier ces autres dangereux :
les jeunes, les personnes âgées, les femmes, les inexpérimentés, les lents, les distraits, les
stressés, les pressés, les agressifs et même parfois, ceux qui respectent scrupuleusement le code
de la route260. A contrario, une recherche sur le sentiment d’insécurité dans les transports
collectifs dans la région parisienne261, a permis de constater que le risque routier se présente,
notamment pour les femmes, comme bien moins menaçant que le risque d’agression. En effet,
la crainte de l’agression prendrait amplement le pas sur le danger de déplacement automobile
et ce, indépendamment du risque objectif de subir un accident ou d’être agressé, au point par
exemple de préférer la voiture au métro alors que le risque lié à la voiture en terme d’accident
est plus élevé que celui lié au métro en terme d’agression. La cause d’une certaine « sérénité
féminine » à l’égard de l’accident de la route, peut s’expliquer par le fait que le risque
d’agression est constamment présent à l’esprit des femmes, au point d’annuler toute
conscience minimale du risque d’accident. La voiture peut même être perçue comme source de
sécurité dès lors qu’elle réduit fortement la probabilité d’une agression. La relation
intersubjective n’est pas du même ordre selon que les personnes se trouvent ou non dans
l’habitacle d’une voiture. La voiture peut donc être à la fois source de sécurité et de danger,
selon les circonstances et la perception du conducteur.

3. Les comparaisons européennes… prudence

De nombreuses recherches permettent de prendre connaissance des différentes statistiques des


pays membres de l’Union européenne sur de nombreux aspects de la sécurité routière. Ainsi
par exemple, nous apprenons que le Royaume-Uni ne comptabilise « que » 60 tués par million
d’habitants pour l’année 2000, suivi des Pays-Bas dont le taux est de 69 tués, alors que le pays
le plus accidentogène est le Portugal (224 tués par million d’habitants devant la Grèce dont le
taux est de 204 tués). Toutefois, le pourcentage de cyclistes tués aux Pays-Bas par exemple est

257
P. DELHOMME, « Evaluation de ses propres capacités de conduite et activité de conduite », Recherche
Transports Sécurité, 1995, n° 48, p. 40.
258
D. LE BRETON, op. cit., p. 46.
259
C. PEREZ-DIAZ, op. cit., p. 192.
260
F. TORO, op. cit., p. 169.
261
P.-E. BARJONET, V. BERNAT, C. DEVRED, Les acteurs du transport collectif urbain et la sécurité,
INRETS, Rapport DTT/DRAST/PREDIT, 1998.

136
très élevé du fait d’un usage beaucoup plus important de ce mode de déplacement dans ce
pays. Par contre, le pourcentage de piétons tués sur les routes luxembourgeoises n’est que de
3% alors que dans ce pays, 84% des usagers tués sont des conducteurs de voiture. Ces
exemples de diversité ne doivent pas être interprétés sans tenir compte des différences
géographiques, socio-économiques et partant, culturelles, entre les différents pays : conditions
climatiques, composition du parc routier, densité et qualité du réseau routier, aménagement du
territoire, mentalité des usagers, concentration de la population…). Autre élément important :
la comparaison en ce qui concerne le nombre de tués, s’effectue sur base de la définition
internationale du « tué » qui tient compte de l’évolution de l’état de la victime dans les 30 jours
qui suivent l’accident. Or, en 2000, la France limite encore sa définition du tué à 6 jours, et le
Portugal à 24heures262.

*
* *

262
Source: IRTAD (International Road Traffic and Accident Database).

137
5. BIBLIOGRAPHIE ET REFERENCES UTILES

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142
8. CONCLUSIONS TRANSVERSALES ET
PISTES

En introduction, nous avions annoncé notre volonté de relever le pari d’établir un « état des
savoirs à propos de l’insécurité et du sentiment d’insécurité », en prenant au sérieux
l’insécurité dans sa dimension expérientielle – l’insécurité subie et ressentie par des personnes
concrètes – et en cherchant, par une recension de ce qui a été écrit à ce propos, à en établir la
réalité, à en proposer des explications, à décrire et évaluer les mesures prises.

Les différentes contributions ont ainsi chacune emprunté une porte d’entrée apparemment
grande-ouverte, en analysant chaque fois la relation entre l’insécurité et un des termes (lieu,
groupes ou conduites ) auxquels elle est généralement et spontanément associée : insécurité et
jeunesse, insécurité et quartiers, insécurité et victimes, insécurité et école, insécurité et
incivilités, insécurité routière.

Il s’agit là de catégories évidentes, qui semblent s’imposer d’elles-mêmes. Quand bien même
certaines entrées étaient à priori plus « intellectuelles », comme celle associant insécurité et
« incivilités » – un mot qui était tombé en désuétude avant d’être ré-importé au début des
années 90 via la littérature criminologique anglo-saxonne -, elles sont aujourd’hui largement
passées dans le langage commun.

Il s’agit également des catégories que l’on retrouve le plus fréquemment tant dans les discours
du pouvoir (les discours des responsables politiques et, par delà, les politiques et dispositifs
qui y correspondent) que dans les discours du savoir (les multiples recherches, études, prises
de position, analyses dont il a ici été fait état).

On pouvait donc penser qu’il serait assez aisé, a fortirori pour des spécialistes des différentes
thématiques et problématiques abordées, de faire « le tour de la question » et d’y apporter des
réponses assurées, méthodologiquement solides et empiriquement fondées. Qu’en est-il ?

1 – APPORTS ET LIMITES DE NOTRE TRAVAIL

Rappelons tout d’abord que le temps et les objectifs de ce travail ne permettait pas décemment
de réaliser une recherche empirique sur la question de l’insécurité. Notre travail était davantage
une recension de “ ce que l’on dit de l’insécurité ”. Nous nous sommes donc appuyés non pas
sur une « matière première », mais sur des matériaux secondaires, largement déterminés par la
façon dont ils ont été construits (récoltés, analysés, diffusés,…). Bien entendu, les différentes
recherches, analyses et études recensées permettent d’établir un certain nombre de constats sur
« ce que l’on sait » de l’insécurité. Sans revenir de manière exhaustive à chacune des
contributions dont la synthèse générale reste à, éventuellement, effectuer, on peut ainsi
constater :
- que l’insécurité s’est imposée comme une catégorie de discours et de préoccupation
majeure depuis une quinzaine d’années et que cette problématisation des problèmes en
termes d’insécurité gagne de nouveaux champs et terrains (comme l’insécurité routière)
sans pourtant être généralisée. L’école en particulier n’est pas massivement gagnée par

143
les problèmes et le ressenti de l’insécurité, même si un grand nombre de difficultés et de
malaises s’y concentrent ;
- qu’il est difficile de rapporter cette problématisation incontestablement croissante de
l’insécurité à une éventuelle augmentation de l’insécurité objective et de la victimisation.
Si les observateurs de pays disposant de statistiques plus fiables sur le long terme
s’accordent pour reconnaître une montée importante de la délinquance enregistrée entre
les années 1950 et les années 2000, il est beaucoup plus aléatoire de fonder les
perceptions spontanées ( du style « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents »)
sur des informations un tant soit peu fondées méthodologiquement ;
- que par contre l’expression de l’insécurité, comme faits et comme discours, est , au
niveau des explications proposées, quais unanimement identifiée comme l’expression et
le symptôme d’une transformation (crise-mutation) plus générale de nos sociétés
d’individus , qu’il s’agisse des ruptures qui affectent les routines de la sociabilité
(incivilités), de la dérégulation normative ou du renouvellement des violences
structurelles et symboliques ;
- que, si l’insécurité donne lieu à de nombreuses politiques et des dispositifs variés,
l’évaluation de l’impact de ces politiques, dispositifs et mesures restent largement en
friche.

Les travaux recensés permettent également de dissiper quelques fausses évidences, dont par
exemple :
8. Que la violence à l’école est plus complexe que ce que l’on perçoit
communément comme un contentieux entre professeurs et élèves, les élèves étant le plus
souvent considérés comme agresseurs et les enseignants comme victimes, dans certaines
filières et dans certains établissements ciblés. On observe a contrario que la violence
s’exerce avant tout entre élèves, pas uniquement dans des écoles ciblées comme
difficiles, que parfois les élèves sont victimes des enseignants, que l’école comme
structure peut elle-même exercer une certaine violence institutionnelle ;
9. Qu’en matière de sécurité routière, le discours commun entretient l’idée d’un
risque stable, voire croissant, nécessitant une vigilance et une sévérité accrue, alors que
depuis 1970 le nombre d’accidentés de la route est en recul constant. On observe aussi
que, là où l’on sécurise les abords des écoles pour réduire les risques d’accident pour les
enfants, en général les enfants se font écraser non pas aux abords des écoles, mais
surtout lorsqu’ils jouent à l’extérieur, et en particulier dans les quartiers défavorisés (où
l’on montre par ailleurs une certaine pénurie des espaces de jeu dans le logement privé et
dans l’espace public) ;
10. Qu'en matière de jeunesse, une forte insécurité est vécue aussi par les jeunes
face aux institutions ou au développement de trajectoires personnelles improbables et
qu'on ne peut se satisfaire d'une opposition réductrice entre "menaçants" d'une part et
"menaçés" d'autre part.

2 – L’INSECURITE : UN VRAI PROBLEME ET UNE FUASSE EVIDENCE

Et pourtant, ces premiers constats ébauchés et fausses évidences dissipées sont loin d’apporter
toutes les réponses. Voulant approcher au plus prêt la réalité « phénoménologique » de
l’insécurité (« l’insécurité telle qu’elle est subie et ressentie »), nous avons expérimenté la
difficulté de dépasser les différents catégories qui orientent – mais qui embrouillent également
– le regard que l’on peut porter sur l’insécurité. Il y a à cela plusieurs raisons :

1) Tout d’abord, parce que dans leur profusion, les études et données réellement solides
sont relativement rares. Nous en avons citées quelques unes, telles l’enquête de

144
victimisation réalisée dans les écoles secondaires, les données produites par le Moniteur
de sécurité (non sans pointer quelques unes de leur limites méthodologiques), les
données précises sur l’insécurité routière, - même si elles se caractérisent par une
approche fortement « techniques » ou encore, sur le plan qualitatif, quelques
monographies, réalisées sur bases d’intervention sociologique (« La Galère » de
François Dubet, des observations participantes dans des établissements scolaires). Pour
le reste, la plupart des productions relatives à l’insécurité s’arrête aux dispositifs eux-
mêmes (à leur présentation, à la description de leurs objectifs, aux discours qui les
accompagnent) plutôt que d’atteindre le « niveau phénoménologique de l’expérience
des gens » ou de la dynamique effective d’un quartier.
2) Ensuite et surtout, parce que, en matière d’insécurité, la manière de poser le problème
fait partie du problème. Les catégories les plus évidentes ne le sont pas. Il en va ainsi
d’une catégorie aussi banale que celle de « quartier ». Si chacun a une perception
immédiate de « son quartier », si chacun a une représentation spontanée de l’existence
de quartiers insécurisants et d’autres plus paisibles, ces catégories de perception ne
sont pas forcément, loin de là, les mêmes pour tous. Ce qui sera pour l’un ressenti
comme un quartier « vivant », « sécurisant » sera pour d’autres appréhendé avec peur
et angoisse. De plus, les catégories subjectives ne correspondent pas nécessairement
aux catégories institutionnelles, elles-mêmes multiples en fonction des découpages
administratifs, des sources de financement, etc. Dès lors lorsqu’il s’agit de savoir
réellement quelle est la mesure de l’insécurité dans les quartiers et quels sont les effets
des différentes mesures et dispositifs mis en place, on se trouve bien en peine de
disposer d’un savoir certain. On retrouve parfois le même difficulté et le même
brouillage sur le plan des théories explicatives. La « théorie de la vitre brisée » et la
politique de « tolérance zéro » qu’elle légitime est ainsi un autre exemple de fausse
évidence, tenues pour établie par les uns, totalement démystifiées par les autres…In
fine, c’est la catégorie même d’« insécurité » qui se dérobe. Sans un soucis
d’objectivation, on pourrait par exemple s’en tenir, pour définir ce qu’est l’insécurité,
aux « atteintes verbales, physiques ou aux biens » -, en définissant « l’insécurité »
comme l’ensemble des atteintes à son intégrité dont un individu est ou risque d’être
victime de la part d’un tiers . C’est notamment la démarche effectuée par les enquêtes
de victimisation qui cherchent à contourner le biais des statistiques policières et
judiciaires. Si ces enquêtes, lorsqu’elles sont rigoureusement menées produisent des
constats intéressants, on s’aperçoit que des questions aussi plates, factuelles et
apparemment « objective » que « Quand avez vous été victime pour la dernière fois
de… » ne vont pas nécessairement de soi, mais qu’elles font déjà l’objet d’une
construction sociale, mettant en jeu des représentations culturelles. On peut ainsi faire
remarquer que toutes les atteintes à l’intégrité ne sont pas ressenties comme
insécurisantes. Il en a longtemps été ainsi de l’insécurité routière. Ce n’est que depuis
peu – et au moment même où elle est la plus basse – que l’insécurité routière est
dénoncée en tant que telle, comme une nouvelle forme d’insécurité, voire de
délinquance et de criminalité (et non plus comme des « accidents » de la route). De
même, alors que l’insécurité et son sentiment sont spontanément associés aux espaces
publics – et nous mêmes ne l’avons envisagé que dans ce cadre -, il est établi que le
risque objectif d’être victimes d’une atteintes verbales, physiques est bien plus élevés
dans l’espace domestique et familial. Sans que ces atteintes ne soient forcément perçues
comme « insécurité ». Du moins pour le moment. On peut tout à fait imaginer et même
prédire, après l’affaire Trintignant et notamment sous l’action des mouvements
féministes et de l’attention aux maltraitances physiques et psychologiques dont sont
victimes les enfants, qu’une prochaine livraison du Moniteur de Sécurité ne se limite
pas à poser des questions sur le quartier, mais également sur les expériences de

145
victimisation et le ressenti de l’insécurité au sein même des familles. (« As-tu été
agressé verbalement par un de tes proches ces 6 derniers mois ? », « As tu reçu des
coups ? », « T’arrive t’il d’avoir peur de rentrer chez toi ? »), (Idem pour l’insécurité
sur le lieu de travail qui, au delà de la problématiques des accidents de travail, fait
l’objet d’une dénonciation et d’une problématisation croissante sous la rubrique du
« harcèlement moral »).Bref, l’insécurité est une notion et un ressenti qui varie dans le
temps et selon les contextes culturels, politiques et sociaux. Il en va de même pour les
perceptions de la jeunesse et des bandes de jeunes, tantôt regardées avec une bonhomie
tranquille ou au contraire avec méfiances et craintes. …..… A quelques années
d’intervalle ou selon la position et l’expérience de l’observateur concerné, des
conduites ou des situations rigoureusement identiques – par exemple un rassemblement
de quelques jeunes sur une place – peuvent être perçus et ressentis de manière fort
différentes.

= > C’est donc la notion même d’insécurité qui doit être problématisée dans une tension entre
« réalité substantielle » et « réalité construite ». L’insécurité est une réalité substantielle. Il
existe effectivement de la chair et du sang, des peurs et des angoisses. Les accidentés de la
route sont bien réels, les agressions existent et sont parfois ressenties de manière traumatisante,
la violence est vécue aussi à l’école, certains jeunes peuvent être menaçants, les ruptures de
routines sont réellement une source d’insécurité lorsqu’elles déstabilisent et rendent moins
prévisibles les rencontres au quotidien. Ces réalités existent effectivement et elles méritent
d’être prises en compte. La réalité de l’insécurité intervient toujours dans un contexte concret.
Il ne s’agit ni d’un hasard, ni d’une fatalité. On l’a vu en particulier pour les établissements
scolaires. Si certains écoles vont mal tandis que d’autres semblent gagnées par le malaise et les
violences, ce n’est ni la faute à « pas de chance », ni le résultat automatique d’un déterminisme
social implacable. L’insécurité intervient presque toujours comme symptôme et manifestation
d’une tension au cœur des relations sociales, à la fois comme produit d’« interactions
immédiates » (micro), de « médiations institutionnelles » (méso) et « rapports sociaux plus
structurels » (macro).

Les différentes contributions de ce dossier concernant l’insécurité montrent également que ces
réalités substantielles font aussi l’objet d’une construction sociale. Cela ne signifie pas que ces
réalités n’existent pas en soi, mais qu’elles sont d’emblée construites. Ces constructions sont
de deux ordres.
- Premièrement des constructions intellectuelles ou cognitives qui constituent autant de
grilles de compréhension des phénomènes d’insécurité. On trouve ces constructions
cognitives dans le champ scientifique (débat sur les “ incivilités ”), dans le champ
administratif et politique (définition des quartiers dits “ sensibles ”), dans le champ
économique (définition des risques en matière de circulation routière par les compagnies
d’assurances), dans le champ médiatique et aussi dans ce qui constitue le savoir commun de
tout un chacun. Et ces différentes constructions cognitives entrent en interactions,
s’opposent ou se renforcent mutuellement. Sur base de ces constructions cognitives, les
réalités prennent un sens, trouvent une certaine explication. Mais il arrive aussi que, soit
dans un effort de compréhension, soit dans des conflits d’intérêts, ces constructions :
11. simplifient quelque peu la réalité,
12. en minimisent ou au contraire en gonfle les implications,
établissent une sorte de filtre qui rend certains aspects de la réalité davantage visibles et
d’autres moins perceptibles. Une des réalités substantielles qui est relativement exclue de la
compréhension de l’insécurité, c’est notamment celle de la précarité et des inégalités
structurelles. Comme si les constructions de l’insécurité établissaient une sorte de filtre qui
empêcherait de considérer les liens entre insécurité et précarité d’existence, entendue non

146
comme pauvreté morale, déficit éducatif, ou encore facteur de dangerosité, mais comme
rapports de pouvoir et dénis de reconnaissance. Or, ces liens correspondent aussi à une
réalité substantielle qui mérite toute l’attention.
On observe alors certains décalages entre ces constructions et la substance de la réalité,
entre l’insécurité telle qu’on en parle et l’insécurité telle qu’on la vit. Et certaines
perceptions de l’insécurité peuvent avoir le statut d’évidence alors même qu’elles ne sont
pas si évidentes. Elles n’en demeurent pas moins opérantes.

13. Deuxièmement des constructions plus “ pratiques ” qui vont de l’élaboration des normes
pénales, de la définition de politiques ou de la mise en place de dispositifs, de nouvelles
professions, à la production de nouvelles normes (lois, etc.),). Ces différents dispositifs ont
certainement un impact – mais difficilement mesurable – tantôt contribuant à la « rassurance »
et à la sécurité effective, tantôt générant des effets pervers en alimentant les conduites et les
représentations sociales qu’ils prétendent combattre (conduites d’évitement, méfiance,
adoption ou résistance au stigmate, etc

Il serait donc erroné d’opposer les constructions sociales et LA réalité de l’insécurité.


L’insécurité et le sentiment d’insécurité constitue une expérience sociale qui en jeu la position
et les représentations des individus dans ses rapports avec les autres.

3. IMPLICATIONS

1. Implications politiques : faire passer l’insécurité de l’évidence consensuelle au débat


démocratique

La définition de l'insécurité (ce qu'elle est et qui la ressent) est centrale. On part trop
rapidement de l'idée que la société serait coupée en deux entre "nous" et "eux", entre le corps
des citoyens honnêtes d'une part et les figures de l'insécurité, dont les jeunes, d'autre part.
Cette représentation correspond à une image "consensuelle" de la société selon laquelle la
grande majorité des citoyens se rassemblerait autour de valeurs partagées, les transgresseurs
ou déviants à la norme constituant un sorte de "hors-jeu" social. Il est dès lors logique, dans
cette perspective de se mettre à l'écoute de l'opinion publique", tel que répercutée aujourd'hui
par les médias, de tenter de lui donner satisfaction et d'évacuer le point de vue des "fauteurs de
trouble". Il en résulte souvent une vision tronquée de l'insécurité, ramenée à quelques traits
saillants particulièrement spectaculaires, mais pas nécessairement les plus pertinents. Une
vision plus conflictuelle (et plus réaliste, nous semble-t-il) de la société amène à considérer que
le jeu social s'organise autour du conflit entre des groupes divers qui défendent et cherchent à
imposer leurs intérêts et leurs valeurs. Dans cette perspective, la définition de ce qu'est
l'insécurité est un enjeu central et peut faire l'objet de luttes d'influences. Qui définit ce qu'est
l'insécurité ? Qui définit quelles sont les populations insécurisées ? L'insécurité vécue est-elle,
par exemple, l'apanage des femmes, des seniors, des classes moyennes ou des commerçants ?
Les jeunes, les étrangers et d'autres groupes vulnérables, définis comme source d'insécurité, ne
vivent-ils pas aussi des situations d'insécurité ? L'insécurité est-elle liée prioritairement aux
peurs que l'on imagine ? Certains comportements de "bons" citoyens ne sont-ils pas fortement
insécurisants pour des citoyens plus vulnérables ou marginalisés, comme le donne par exemple
à penser la thématique montante des incivilités au volant ? Certains choix sociaux, par exemple
la priorité à la voiture en matière de mobilité, n'ont-ils pas des effets en termes de modification
de l'occupation de l'espace public et de déstructuration du lien social source d'insécurité ? Il
devient ici légitime d'entendre la définition que donnent de l'insécurité des groupes différents,
qui ne vivent pas nécessairement la même expérience de l'insécurité. Entendre ceux qui n'ont

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pas accès au porte-voix médiatique et dont l'insécurité n'est pas relayée devient ici un enjeu
démocratique central.

2. Implications théoriques

Il serait incohérent de ne s’intéresser qu’aux constructions sociales ou idéologiques de


l’insécurité en “ faisant comme si il n’existait pas de réalité substantielle ”, en faisant comme
s’il n’y avait pas des personnes qui souffraient, . Il serait aussi incohérent de ne s’intéresser
qu’aux expériences vécues sans chercher à identifier la genèse de leur construction sociale, les
relations sociales et les rapports sociaux dans lesquelles elles interviennent.

Comprendre l’insécurité nécessite donc un travail circulaire qui mette constamment en tension
ce qui est de l’ordre de l’expérience vécue et ce qui est de l’ordre de la construction sociale.
C’est au sein de cette tension que l’on pourra au mieux faire un état des lieux de l’insécurité
ou, plus précisément des insécurités. Ainsi, on l’a vu, les recherches les plus fécondes sont
celles qui réussissent à « nouer les deux bouts », d’une part à accorder suffisamment
d’attention aux expériences vécues des individus ; d’autre part, à relier ces expériences aux
différents contextes, culturels, sociaux, institutionnelles dans lesquelles elles interviennent.

3. Implications méthodologiques

Toute démarche qui se voudrait novatrice et poursuivant une éthique démocratique ne peut se
contenter d’une approche quantitative ou de sondage. Si les enquêtes de victimatisation,
(lorsque le spectre de leurs questions est suffisamment large pour aborder les différentes
dimensions de l’expérience sociale de l’individu peuvent se révéler fécondes au niveau des
constats), elles maintiennent une approche purement comptable et individualisée de
l’expérience de l’insécurité. Or, ce qu’il importe également de saisir, c’est le sens vécu et les
logiques d’action des individus et des groupe, dans les interactions relationnelles et avec les
institutions.

Pour autant, une démarche qui serait basée sur des entretiens ou des groupes de parole
s’exposent également à certains risques, en particulier celui d’entretenir le discours de la
plainte et d’enfermer les « témoins » dans une attitude de pure victime ou à l’inverse de les
figer dans le rôle de « menaçants ». La question de l’insécurité peut donc être une porte
d’entrée féconde pour aborder les questions plus générales de vivre ensemble, mais il ne s’agit
pas de « rester coincé dans la porte » :

Pour éviter la reproduction d’un discours stéréo-typés ou purement idéologiques, il est


nécessaire non seulement d’ « entendre » les acteurs, mais également de les amener à
s’interroger sur des pseudo-évidences, en organisant la confrontation des points de vue,
en instruisant les divergences et les convergences, en nommant les enjeux

14. Il importe également de se donner le temps, puisqu’en fonction du temps qui est
accordé à la rencontre, les choses se déclinent de la peur de l’agression à la précarité de
se trajectoire sociale en passant par les dérangements. Il est donc important d’
introduire dans toute démarche une dimension temporelle, en « allongeant le temps de
pose » que ce soit pour analyser l’évolution de la dynamique d’une trajectoire, d’un
quartier, d’un groupes d’habitants ou d’une « bandes de jeunes ».

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15. Il importe également d’entendre toutes les catégories de population et non seulement
les populations dites “ insécurisées ” ou potentiellement menacées, mais aussi les
populations dites “ dérangeantes ” ou menaçantes ; ainsi que d’autres populations qui
ne sont peut-être pas ciblées par les discours et les pratiques actuelles sur l’insécurité,
mais qui n’en ont pas moins leur mot à dire.

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