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Comme toi, ô maigre, ô lamentable, ô sublime ganache, je suis parti en guerre contre des
moulins à vent que je prenais véritablement pour de formidables et mauvais géants et, la lance au
poing, je m’escrimais ! Quelle pitié ! Tu y as gagné, toi, de solides horions sur ta dure, mélancolique
et ridicule carcasse ; j’y ai perdu l’estime de Coquelin et de M. Le Bargy , aimé des dieux. C’est dur,
ce qui nous est arrivé, et c’est juste aussi. Qu ‘avion-nous besoin, je te le demande, de nous
précipiter à ces vaines bagarres ? Empêche-t-on le vent de hurler, la mer de miner les rocs des
falaises, le tigre d’aller aux nocturnes carnages ? Empêche-t-on la vie d’être le triomphe éternel du
mal ? Nous n’avons pourfendu personne, aucun géant n’est tombé, et les moulins tournent, tournent
et tourneront. Regarde donc : après Louis XIV, Robespierre et Napoléon, semeurs de gloire et
semeurs de sang, c’est Sadi Carnot , semeur de néant. Et, déjà hissé sur les épaules de Paulus,
Boulanger se dresse au haut de la colonne. Ah ! nous avons fait de la belle besogne.
Toi, du moins, tu avais une excuse. Tu n’étais pas préparé à la vie par les reporters de ton
temps, tu ignorais le suffrage universel, l’Académie Française, la Comédie-Française, la police
française, la gaieté française, toutes choses qui en disent long sur les goûts d’une société et l’idéal
d’un peuple, toutes choses bien faites pour étouffer, dans le cœur de l’homme le plus naïf, cet
imbécile, cet inaccessible rêve de beauté, de justice, dont tu fus tourmenté. Et puis, tu ne vivais pas
en cette prodigieuse époque où l’on voit M. Déroulède, casqué de ton armet, l’impie ! traiter de
mouchards les agents de police, insulter l’armée qu’il a chantée, et danser la Carmagnole entre
Louise Michel et le général Eudes qu’il fusillait autrefois dans les rues sanglantes ; en cette
prodigieuse époque où M. Andrieux , ancien préfet de police, répond le plus naturellement du
monde à M. Portalis , fraîchement assassiné : « Parbleu, c’est le directeur de la Sûreté qui a fait le
coup ! Il ne fait que cela ! » Sur quoi, des journaux qui ne tiraient pas, tirent à cent mille
exemplaires, inondant la rue d’une sordide armée de camelots, et soufflant sur nous le souffle
homicide de la politique ; en cette prodigieuse époque où – sans crever de rire – l’on peut offrir la
France – toute la France – à M. Anatole de La Forge , lequel, très digne et nullement stupéfait,
repousse le cadeau qu’on lui tend, aimant mieux poursuivre ses chères consultations spadassines, et
méditer, dans le mystère des arbitrages, sur l’honneur des autres.
Tu ne le connais pas, M. Anatole de La Forge, ni moi non plus. Et nous avons le plus grand
tort, car il paraît que c’est un homme sacré, investi d’une puissance redoutable et bizarre. Ainsi,
lorsque deux messieurs, s’étant injuriés gravement, ne veulent point vider leur querelle sur le
terrain, M. Anatole de La Forge se réunit et juge. À l'un il dit : « Je te retire l’honneur ! » À l’autre
: « Je te maintiens l’honneur ! » Et cela est ainsi. Et voilà deux hommes contents. Par une
convention tacite et qui a force de loi, M. Anatole de La Forge possède le monopole de l’honneur
d’autrui, comme l’État celui du tabac et des allumettes. Il le donne, l’enlève, le redonne, le change,
le mesure, le déchaîne à sa volonté, toujours obéie et toujours respectée. Je te le dis, ce serait un
honneur de contrebande et dont il ne ferait pas bon se servir, celui qui ne porterait pas l’estampille
de M. Anatole de La Forge. Tu seras peut-être curieux de savoir d’où et de qui ce droit de donner
l’honneur des humains est venu à M. Anatole de La Forge. On ne sait pas. Ça lui est venu de nuit, en
écoutant chanter Wilson .
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