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« Rien n’oblige pourtant à ce que ce processus de


nomination reste ainsi à huis clos et se joue, une fois
L’après-Draghi avive le débat sur le rôle
de plus, sur le mode du jeu des chaises musicales
de la BCE européennes », ont réagi une vingtaine d’économistes
PAR MARTINE ORANGE
ARTICLE PUBLIÉ LE LUNDI 5 FÉVRIER 2018 européens emmenés par Thomas Piketty, dans une
tribune publiée par LeMonde le 22 janvier dernier.
Officiellement, Mario Draghi ne quittera la présidence
Consternés par ce spectacle devenu trop habituel
de la Banque centrale européenne (BCE) que fin 2019.
au sein des instances européennes, ils proposent
Mais en coulisses, beaucoup s’activent déjà autour
l’instauration d’un contrôle démocratique pour les
de sa succession. Consternés par ce spectacle trop
nominations de la BCE : que les candidats viennent
habituel en Europe, des économistes réclament une
défendre devant le Parlement européen leur vision et
démocratisation de la prise de décision à la BCE.
leurs idées sur le rôle que doit jouer la Banque centrale.
Officiellement, Mario Draghi achève son mandat à
la présidence de la BCE dans un peu plus de 18
mois. Le 31 octobre 2019 exactement. Mais, en
coulisses, les grandes manœuvres pour préparer sa
succession ont déjà commencé. Alors que quatre des
six membres du directoire de la Banque centrale
doivent changer au cours des deux prochaines années,
le grand marchandage est engagé dans les réunions de
l’Eurogroupe. © (Reuters)

Bien sûr, selon les discours convenus, il n’est pas « Nous étions un groupe de personnes à réfléchir sur la
du tout question de nationalité, l’Europe l’emportant nécessité de remettre la démocratie au cœur du projet
sur tout. Néanmoins, chaque pays essaie de pousser européen pendant la campagne présidentielle. Nous
son champion ou au moins d’obtenir en compensation avons continué après. Le renouvellement du directoire
quelque autre poste de prestige. nous a semblé offrir une fenêtre pour reparler de la
nécessité d’une ouverture démocratique. Demander
Madrid soutient l’actuel ministre espagnol de un contrôle réel du Parlement européen sur la
l’économie, Luis de Guindos, pour succéder comme nomination des membres de la BCE, c’est un premier
numéro deux de la BCE au Portugais Vítor pas certes symbolique. Mais l’important est de
Constâncio, dont le départ est prévu fin mai. Mais grappiller du terrain, petit à petit », explique Xavier
l’Irlande, qui n’a jamais eu de siège à Francfort, Timbeau, directeur à l’OFCE, co-signataire de la
souhaiterait aussi que le gouverneur de la Banque tribune.
centrale irlandaise, Philip Lane, prenne le poste. Le
choix devrait être arrêté le 22 février. « Aux États-Unis, c’est le Congrès, après un examen
rigoureux, qui décide de la nomination des membres
Berlin a déjà fait savoir qu’il considère que son tour de la Réserve fédérale. Pourquoi en irait-il autrement
est venu pour prendre la présidence de l’institution en Europe ? », renchérit Michel Aglietta, chercheur au
monétaire, et avance le nom de l’actuel président de CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations
la Bundesbank, Jens Weidmann. Au nom du moteur internationales). « Le Parlement européen auditionne
franco-allemand, l’actuel gouverneur de la Banque de déjà les candidats appelés à siéger à la BCE. Mais il
France, François Villeroy de Galhau, se verrait bien est vrai que tout se fait dans des délais très restreints,
devenir ministre des finances de la zone euro. Un poste sans véritable choix. Et les avis du Parlement ne sont
qui n’existe pas encore mais qui est prévu dans le grand que consultatifs », concède la députée européenne
projet de refonte européenne présenté par Emmanuel Pervenche Berès.
Macron.

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En finir avec la cooptation au sein d’un petit club, de la zone euro (Irlande, Portugal, Espagne, Grèce).
pouvoir élargir la sélection des membres au-delà des Mais c’est aussi Jean-Claude Trichet, en sa qualité
seuls membres des banques centrales, en proposant des de président de la BCE, qui a interdit en 2008 au
universitaires ou des économistes… Les idées fusent gouvernement irlandais de solliciter les investisseurs
parmi les co-signataires de la tribune. L’important, privés pour renflouer les banques irlandaises en
pour eux, est que la BCE entre dans le champ de faillite, imposant par cette décision un sauvetage
l’examen démocratique, rende des comptes. « Le totalement aux frais des finances publiques. C’est lui
populisme est détestable mais il pose des questions encore qui a provoqué, par une lettre comminatoire
réelles sur le fonctionnement des institutions. Il se adressée en août 2011 au gouvernement italien, la
nourrit du sentiment de dépossession des populations. chute de Silvio Berlusconi de son poste de premier
Si on veut le combattre, il faut vraiment redonner du ministre, qui sera actée par le couple Merkel-Sarkozy
pouvoir aux instances démocratiques. Et la BCE en est lors du sommet de Cannes de novembre 2011.
un exemple », renchérit Laurence Scialom, professeure Plus tard, Mario Draghi assumera son rôle de
d’économie à Nanterre. responsable en dernier ressort, en s’engageant à tout
Même si le débat sur la démocratisation des instances faire (« Whatever it takes ») pour sauver l’euro.
européennes est ouvert depuis plus d’un an, le fait qu’il Mais il s’érigera aussi en décisionnaire final dans la
se focalise aujourd’hui sur la BCE prouve combien crise grecque après l’élection de Syriza, en décidant
l’institution monétaire a pris une place hors norme de ne plus accorder aux banques grecques l’accès
dans la construction européenne. Pour beaucoup, elle aux liquidités de la Banque centrale, ce qui forcera
est même la seule à exercer un réel pouvoir, acquis à en quelques semaines le gouvernement grec à la
la faveur de la crise financière de 2008 et surtout de reddition.
la crise des dettes européennes en 2012. Comblant un Questions de souveraineté
vide institutionnel, elle a été par nécessité « l’acteur
essentiel », sinon unique, qui a évité l’effondrement de « Croire, comme certains le pensent, que maintenant
l’euro et la dislocation de l’Europe. que la crise est passée, on va revenir à la normale, que
la BCE va se contenter de son rôle de surveillance de
Mais cela s’est fait au prix de nombreux coups de l’inflation est une aberration. On reste dans la logique
canifs à sa mission première, la seule qui lui soit selon laquelle les déséquilibres financiers n’ont pas
reconnue dans les traités : la stabilité de l’inflation et d’effets macro-économiques. La crise systémique que
des prix. Louvoyant entre les textes et les positions des nous avons connue l’a prouvé. Il y a un besoin
différents pays membres, elle a inventé au jour le jour absolu de stabiliser la finance. Maastricht ne permet
les moyens de contenir la crise mais aussi d’imposer pas cette nouvelle mission de la Banque centrale »,
ses vues, sans discussion possible. « La BCE est constate l’économiste Michel Aglietta. Il estime
une institution qui conditionne la vie des Européens, qu’une révision du statut de la BCE s’impose, pour
l’avenir de l’Europe. Que ce soit par les taux de tenir compte de la réalité du rôle de l’institution
change, la gestion du système financier, ses achats de monétaire dans l’architecture européenne.
dettes, ses mesures ont des effets macro-économiques
redistributifs. Elle fait des choix. Qui peutdire qu’ils
ne sont pas politiques ? », relève Laurence Scialom.
« Mais il n’y a pas de garantie que ces mesures soient
prises dans notre intérêt », complète Xavier Timbeau.
Membre permanent de la Troïka, la BCE a été
associée, quand elle ne les a pas conçus, à tous les
programmes d’austérité infligés aux pays membres

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Et même si le nouveau président s’inscrit dans une


politique monétaire tout autre, il est dangereux, selon
eux, que le sort des millions d’Européens dépende des
choix d’un seul, sans qu’il n’ait à en rendre compte.
Le sujet, cependant, semble rester tabou dans de
nombreux cercles proches des pouvoirs européens. À
la mi-janvier, 15 économistes français et allemands
ont présenté leur projet de réforme de la zone euro
censé réduire le fossé entre Paris et Berlin. Ils
proposent un budget commun européen et une instance
de contrôle pour les pays en difficulté qui a les allures
d’une Troïka permanente. Mais jamais ils n’abordent
le problème du statut de la BCE.
Par définition, celle-ci paraît intouchable, au nom d’un
Jean-Claude Trichet, président de la BCE de 2003 à 2011 © Reuters
principe d’indépendance considéré comme un dogme
« Je ne suis pas sûre que rediscuter le statut de
absolu par Berlin et inscrit dans les traités. « Le
la BCE soit la priorité. D’ailleurs, la gestion de
concept d’indépendance n’a pas de sens aujourd’hui.
la BCE pendant la crise a montré que ce n’était
On l’a vu au moment de la crise financière. Au
pas un problème. Son mandat ne l’a pas empêchée
mieux, on peut parler d’interdépendance. Et puis,
d’agir », répond Pervenche Berès. Oui, mais si Mario
indépendante vis-à-vis de quoi ? Pas vraiment face
Draghi n’avait pas été à sa tête ? s’interrogent les
à la finance, comme l’a relevé l’étude de Corporate
signataires de la tribune et bien d’autres économistes
Europe observatory [lire notre article] »,relève
extérieurs. Beaucoup s’accordent à reconnaître que
Laurence Scialom.
sans lui, sans sa capacité d’interpréter les textes
librement, de jongler avec les circonstances, de ne Au nom de l’efficacité, des économistes plaident
pas avoir peur d’utiliser des moyens peu orthodoxes, aussi pour le statu quo. Toute contrainte finirait par
l’histoire aurait pu s’écrire de façon tout autre. Ils en désarmer les institutions monétaires qui ont besoin
veulent pour preuve la conduite de la Banque centrale d’une grande liberté pour agir, immédiatement si
sous Trichet : sa politique monétaire totalement en cela s’impose. « Il peut y avoir une indépendance
décalage a participé à la crise de l’euro. « La crise de moyens, mais à un moment ou à un autre,
était née aux États-Unis en raison des excès de la l’institution monétaire doit rendre compte à des
finance. Et on s’est retrouvés avec une crise des dettes instances politiques supérieures », défend de son côté
européennes », constate Xavier Timbeau. Michel Aglietta.
La perspective de voir un Allemand occuper la Ces discussions parmi les économistes marquent
présidence de la BCE, avec ce que cela pourrait une inflexion dans leurs réflexions. Au cours des
signifier en termes de politique monétaire – c’est-à- 30 dernières années, la monnaie n’a plus été un
dire une stricte orthodoxie –, en effraie plus d’un. thème de recherche, de débats : elle était considérée
« Si c’est un Allemand qui prend la tête de la comme un élément quasi neutre, technique, destiné
BCE, l’Europe risque de retomber dans la crise », à faciliter les échanges. La succession de crises
redoute Michel Aglietta. Le risque est d’autant plus nées de la dérégulation financière, le rôle exorbitant
élevé, selon lui, que « la zone euro n’a réglé aucun qu’ont acquis les banques centrales durant la dernière
de ses problèmes d’asymétrie entre ses membres et crise financière ont conduit nombre d’économistes à
que l’euro fonctionne comme un étalon or qui fait reprendre le sujet de la monnaie. La question de la
peser tous les ajustements sur les pays déficitaires ».

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souveraineté monétaire est désormais reposée avec Boite noire


d’autant plus d’acuité que personne ne sait à quoi Tous les entretiens ont été réalisés par téléphone entre
ressemblera l’après-Draghi. le 29 et le 31 janvier.

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