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Brève présentation du roman

Titre : Les Trois Vies d'Ibn Pajko


Auteur : Olivera Nikolova

Le roman Les trois vies d'Ibn Pajko , dit par l'auteure « roman
triptyque », comporte trois panneaux, trois récits faits à partir de
documents authentiques concernant un certain Ibn Pajko, notable ayant
vécu à Skopje (Macédoine) vers la fin du XVe et le début du XVIe siècle
et qui - la ville se trouvant alors sous l'occupation ottomane – fut contraint
de se convertir à la religion musulmane. Les documents historiques
soulignent que celui-ci fut cependant enseveli chrétiennement, après une
tumultueuse intervention de ses concitoyens.
Le roman nous présente ainsi trois personnages – Ibn Pajko, Ibn
Bajko et Ibn Tajko, trois variations à partir d'une seule vérité historique, la
trilogie permettant de mieux dépeindre l'époque à laquelle vivait Ibn
Pajko, et les conditions de survie alors pour un chrétien. L’œuvre se elle-
même en quatre « exercices » autour desquels se tisse le récit de la vie
des trois héros : « Aspect, origine » ; « Kalija, Todora, Hatiçe » ;
« Conversion à l'islam » ; « Funérailles », chacun des quatre exercices
présentant donc trois variations richement détaillées – sur les
caractéristiques des trois héros, leurs épouses respectives, leur conversion
forcée à l'islam et, pour finir, leurs funérailles. Le tout dans un style riche
et pittoresque, utilisant adroitement un parler populaire imprégné de
d'archaïsmes et de turcismes.

Ibn Pajko est un notable et célèbre artisan du bazar de Skopje,


célèbre fabricant de plats de cuivre et d'argent, mais il est aussi membre
du Conseil municipal, qui défend les intérêts des chrétiens auprès des
autorités turques. Son épouse, la toute belle Kalija, se retirera au
monastère quand Ibn Pajko devra se convertir, se « faire Turc », pour
témoigner sa loyauté aux autorités. Désirant voir sa bien-aimée et lui
prouver que sa conversion n'est que provisoire, Ibn Pajko se rend au
monastère, où on ne lui permet malheureusement pas de la rencontrer.
Revenant, désespéré, à travers la forêt, pris pour un « vrai » Turc,
oppresseur des raïas, il est tué par le serviteur du monastère. À son
enterrement selon les rites musulmans, une foule de chrétiens arrête le
cortège funéraire en route vers le cimetière et prend le corps pour
l'enterrer selon les rites orthodoxes.

Ibn Bajko, Panurge balkanique et pittoresque éclopé venu d'un


monastère voisin, épouse la redoutable Todora afin de de monter dans
l'échelle sociale, mais il passe ensuite tout son temps à affronter celle-ci et
rivaliser d'habileté avec elle. La conversion à l'islam est pour lui le degré
qui le mènerait enfin à la réussite espérée. Méprisé toujours, cependant, de
Todora et de ses proches, il met fin à ses jours. Todora ne permet pas,
toutefois, qu'il repose dans le cimetière turc. Elle le fait déterrer de nuit et
ensevelir chrétiennement.

Ibn Tajko est pêcheur sur le lac de Struga, mais il guérit aussi les
plaies et les brûlures à l'aide de divers onguents. C'est aussi un rêveur
invétéré et qui croit dur comme fer aux promesses de son horoscope. Il
monte à Skopje en quête de l'amour rêvé, qu'il découvre en la personne de
la Turque Hatiçe, épouse préférée du Sandjak-bey. Celle-ci étant
inaccessible, il se convertit volontairement, épouse même une autre
Turque pour se trouver ainsi plus proche d'Hatiçe et pouvoir lui rendre
visite dans la demeure du sandjak-bey. Acceptant toutes sortes
d'humiliations au nom de cet amour, il finit par mourir de désespoir.

Cette histoire – l'histoire de la vie et de la mort d'Ibn Pajko, Bajko


ou Tajko, commence alors d'être contée tout d'abord dans les quartiers de
la ville et le district, puis bientôt à travers la Roumélie tout entière...

Récit à matrice historique, avec d'impressionnants tableaux sur le


Skopje de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, cette œuvre est un
roman sur les destins, les bonheurs et les malheurs, les désirs et les
amours d'individus appartenant au milieu musulman aussi bien que
chrétien. Un roman sur les influences des cultures étrangères dans les
rapports entre humains, et, indépendamment du cadre temporel, un roman
absolument contemporain.
On a écrit de ce roman :

La publication du roman Les Trois vies d'Ibn Pajko (titre en


macédonien : Variations sur Ibn Pajko ) est un moment de fête pour la
littérature macédonienne. Cette nouvelle œuvre de la production
romanesque d'Olivera Nikolovska, narratrice attractive et hors-série, sur
un Skopyote lui-même hors-série du temps passé, est une magnifique
chronologie littéraire de la complexe histoire de Skopje au début des
temps modernes.

Dr. Gane Todorovski, professeur d' université et poète.

Il y a bien des choses dans ce roman d'Olivera Nikolova dont on


pourrait parler. Bien trop. Je dirai seulement ceci : ces femmes et ces
hommes sont bien plus profonds qu'il ne semble à première vue.
Insondables. Ne peut écrire ainsi qu'un expert qui connaît bien et excelle à
dévoiler les multiples faces de l'amour.

Dr. Atanas Vangelov, professeur d'université et écrivain.


Ce qui fait de ce roman une œuvre littéraire de haut niveau est plus
complexe et constitué de plusieurs niveaux : la structure, l'organisation du
cours parallèle et interrompu des personnages, la langue archaïsante qui
permet de cerner totalement l'époque en question... ainsi que la subtilité
avec laquelle les parties différentes du récit se rapprochent sans cesse, tout
en restant cependant suffisamment éloignées l'une des autres.

Olivera Kjorvezirovska, critique littéraire et écrivaine.

Ce roman a été publié :

Les trois vies d'Ibn Pajko a été publié en Macédoine tout d'abord en 2001
par la maison d'édition macédonienne Tri. Une seconde édition a été faite
2007 par la Direction de la Culture et de l'Art , puis une troisième en 2008
par la maison d'édition Mikena.

Il a été traduit en tchèque et publié en 2008 par la maison d'édition


Albert, puis publié en russe en 2013 par la maison d'édition Centr Knigi
Rudomino de Moscou. Il est actuellement en cour de traduction en serbe
pour la maison d'édition Archipelag.
Le roman a été inclus dans l'anthologie de la littérature
macédonienne en anglais éditée en 2011 par le gouvernement
macédonien. Il a été rangé dans les dix meilleurs romans macédoniens du
projet Cent romans slaves .

Olivera NIKOLOVA

LES TROIS VIES D'IBN PAJKO

Je passe souvent à Skopje près d'un bâtiment qu'on appelle Ibn


Pajko. Au rez-de-chaussée se trouve une boutique d'opticien, qui regarde
vers les magnifiques arches du fameux Pont de pierre sur le Vardar.
C'est aujourd'hui l'un des édifices laissés à l'abandon dans la ville
moderne. Tout comme le quartier autour de lui, nommé Pajko maalo 1 ,
quartier de Pajko. Cet espace situé du côté gauche du fleuve était
pourtant populaire et apprécié auparavant. Il était toutefois nommé aussi
quartier de Bajko sur quelques vieux plans et manuscrits. Mais, me dis-je,
peut-être a-t-il été de même mentionné quelque part comme quartier de
Tajko ?
Il y a longtemps.
Il y a plus longtemps encore, très longtemps, a vécu un homme nommé
fils de Pajko, ou Ibn Pajko, Ibn Bajko, mais peut-être aussi Ibn Tajko. Qui
est le vrai ? Je ne sais rien de lui, et j'aimerais savoir.
Qu'était-il ? Comment était-il ? Quel métier exerçait-il ? Avait-il une
famille ? Avait-il des amis ? Les amis en disent plus sur quelqu'un que les
ennemis, qui, même sans trop de raison, procèdent le plus souvent des
besoins de la haine, plutôt que de son objet et de la personne en question.
Non, je ne sais pas ce que pensait ce fils de Pajko, Bajko, ou Tajko, qui
il aimait, qui il ne supportait pas. Était-il instruit, généreux, curieux,
charitable, était-il rusé, naïf ou méchant ? Lisait-il des livres, cachait-il
son caractère derrière les sages pensées lues dedans ? Pouvait-il même
accéder à un livre ? Tel qu'il lui ouvrirait les tiroirs secrets de l'âme ?
On sait qu'il était chrétien, ça oui. Il était tout d'abord chrétien, puis
se fit Turc. Mais pourquoi ? Y fut-il forcé ? Croyait-il davantage à la
religion musulmane. Le fit-il par intérêt, ou pour d'autres basses
motivations ? On peut énumérer les plus diverses suppositions concernant
ce choix. Ce sont justement celles-ci, je pense, parce qu'entièrement non

1 Maalo : « quartier », en macédonien. (N.D.T.)


élucidées, qui ont conservé jusqu'à maintenant le souvenir d'Ibn Pajko,
Bajko ou Tajko, bien que plongeant elles-mêmes de plus en plus dans la
brume des temps
Il y avait aussi à Skopje une mosquée dite « Pajkova » - de Pajko. On
s'en souvient encore. Mais quel lien avait-elle avec cet homme si éloigné
et si mal connu ? Les histoires sont-elles vraies, ou imaginées seulement
plus tard, disant qu'il y est enseveli ? Pourquoi là, alors que n'est pas
encore tout à fait disparue la version des obsèques chrétiennes que lui
firent les habitants du Skopje d'alors ? Mais où tourner notre esprit pour
l'éclairer au souffle de la vérité ?
Et finalement – quand donc a vécu véritablement ce fils de Pajko,
Bajko ou Tajko ? À quelle époque ?
Est-ce au XVe siècle, ou bien au suivant, le XVIe, ou dans les années
entre les deux, comme le supposent certains ?
Ou bien encore est-il déjà un homme de tous les temps, dont on peut
dire quoi que ce soit, et supposer n'importe quoi ? Un homme sur qui,
tout simplement, s'est exercée l'histoire, et sur qui se sont exercés aussi
les gens.
Je pense à lui souvent. Je m'exerce moi aussi. L'exercice accompagne
en effet souvent l'ignorance. Il l'accompagne, s'y attache et ainsi fait-il
naître habituellement le savoir, comme l'un des nombreux enfants de la
vérité.
=

PREMIER EXERCICE

(Aspect, origine)

1.

Il était une fois un homme du nom d'Ibn Pajko, tendre comme l'âme.
Tendre comme l'âme, mais fort aussi comme l'âme. Qu'une larme de lui
tombât sur la pierre, disait-on, elle creusait en elle un sillon. Qu'il laissât
échapper un soupir pour quelqu'un, de compassion ou d'amour, sur celui-
ci se formait comme une couronne d'étoiles, brillant comme pour un saint
et le protégeant du fil de la lumière.
Cet Ibn Pajko se nommait en fait Marko. Du nom du saint apôtre.
Mais, premier enfant et fils unique de son père Pavle, Pajko, on l'appelait
Ibn Pajko, fils de Pajko.
Il réussissait tout ce qu'il faisait. Tout, comme si Dieu le père le
soutenait. Quant à sa femme, Kalija, celle-ci, ayant comme lui des mains
en or, qui sur des soies apportées d'Izmir faisaient des miracles avec un fil
d'argent, était pour Ibn Pajko sa véritable main droite et son épaule, mais
aussi la gardienne de leur amour in commensurable. Encore qu'on n'eût
jamais cherché lequel aimait le plus.
Marko était de taille grande et mince. Avec un col élancé, comme les
aiguières qu'il fabriquait. Son regard était franc et ouvert, et la main quant
à elle toujours accueillante. Kalija l'aidait à son travail sans le savoir.
Claire comme l'albâtre, tendre et douce comme la senteur du musc et de
l'ambre, Kalija, avec sa voix chantante et harmonieuse, qui coulait sans
bruit, eût-on dit, sur les assiettes, les caressant, les polissant – ainsi
semblait-il à son Marko, quand il se mettait à astiquer les plats et les
aiguières, ou bien les chandeliers et les encensoirs, les cruches, les
marmites, les chaudrons, les poêles, les lampes ou les bassines.
Le père de Marko était venu, des années auparavant, de Kratovo, où
il y avait une mine de cuivre, et les plats de cuivre qu'on faisait là-bas
dépassaient en beauté ceux de Bosnie, et même ceux de Kastamonu, en
Asie Mineure. Marko avait appris le métier et il fabriquait des chandeliers
avec des fils fins tressés, et jusqu'à des aiguières en or pur, ornées de
pierres précieuses et de motifs à en perdre la tête. comme il s'en faisait à
Kratovo, et même plus belles. Dans les collines au-dessus de la ville, là-
bas, il y avait non seulement beaucoup de cuivre pur, mais aussi de
l'argent, et le commissaire de la ville était tout heureux d'autoriser la
fabrication de ces superbes objets. Le métier dont avait hérité Marko était
en effet d'un grand profit non seulement pour les plus grands notables
turcs de la ville, mais aussi pour le commissaire, à qui celle-ci, bien
qu'appartenant au sandjak2 de Skopje, avait été donnée pour qu'il la dirige
avec encore deux cents hommes à lui, contre une somme de 70 charges
d'aspres3 transportées dans des bâts. Soixante dix charges ! Quel argent
c'était ! Une charge représentait à elle seule 500.00 aspres ! Mais vu la
tarapana4 qui se trouvait là, où l'on taillait des pièces de pur argent, le
commissaire n'avait guère à se tourmenter ! Dans cet atelier travaillaient
une foule d'ouvriers non musulmans qu'il avait libérés de toute autre
occupation. Ceux-ci taillaient jour et nuit dans le cuivre et l'argent, et ne
faisaient rien d'autre. Le commissaire aimait bien, vers le soir, s'asseoir
sur le balcon et contempler le nouveau tas d'aspres qu'on lui avait apporté.
Il prenait ceux-ci à pleines poignées, puis laissait couler l'argent comme
de l'eau entre ses doigts. Il pliait le dos devant les pièces rondes et plates
comme s'il les voyait pour la première fois, et dans un gloussement, le
regard tourné vers les collines, tournait les pièces, lisant avec transport :
« Gloire à sa victoire – frappé à Kratovo ».
Ignorant combien il lui ressemblait, Marko s'asseyait de même vers le
soir, avant de fermer sa boutique à Skopje ; il restait là, seul près des
aiguières et des plats qu'il avait fabriqués, pour s'imprégner lentement, à
son gré, de leur trouble éclat. Il ne les aurait donnés pour rien au monde,
s'il n'y avait été contraint. Son visage s'éclairant peu à peu, de l'intérieur,
comme à la lueur d'une petite lampe miraculeuse, il les étreignait tels des
enfants qu'il aurait retenus encore un peu, encore un peu, avant qu'ils ne
lui échappent en quittant la maison.

2 Sandjak : division administrative de l'Empire ottoman.


3 Petite monnaie d'argent en usage chez les Turcs.
4 « Atelier de frappe de la monnaie ».
Il y avait aussi dans l'âme de Marko un de ces fils d'argent qui ne
rouillent pas. Il aimait tout le monde, voilà quel était ce fil. Qu'on fût
bancal, infirme, ou menteur, corrompu, scélérat, morose ou peu soucieux
de sa réputation et de son honneur, tous étaient seulement pour Ibn Pajko
des enfants du Seigneur désireux de se faire pardonner. Et il leur tendait la
main comme à des frères de sang. Non qu'il n'eût pas été trompé bien des
fois pour cela, non que l'attention qu'il prêtait à tout ne l'eût pas frappé en
retour comme une gifle. Mais son père avait depuis longtemps réussi,
comme on dit, et comme celui-ci le protégeait énormément, avec toute sa
bonté et sa fortune, Marko n'était pas obligé d'aller en sandales comme
l'auteur de ses jours quand il était venu à Skopje et qu'il avait été sidéré,
comme il le disait lui-même, par le bezisten5 et le bazar - et il s'habillait
avec plus de soin et de plus belle façon.
Ibn Pajko aimait beaucoup le saffiano jaune de Skopje, dont la
réputation avait volé déjà au loin, mais il appréciait aussi, bien sûr, les
autres modes de travail du cuir. Si Kratovo se réclamait de cuivre et
d'argent, Skopje, avant tout autre artisanat, avait les peaux et les tanneurs
– au nombre de 700 environ.
Tandis que les jeunes fiers-à-bras turcs déambulaient devant sa
boutique le nez en l'air - s'il leur était tombé, disait les gens, ils ne se
seraient pas penchés pour le ramasser – le chef coiffé de toques de feutre
et zibeline ou de cuir, il riait sous le manteau, car il savait que non
seulement il n'était pas en dessous d'eux, mais que leur suffisance n'était

5 Marché couvert. (N.D.T)


qu'une sœur maladroite de l'amour-propre. Leurs étroits pantalons de rude
étoffe suscitaient sa pitié. Ils rendaient son cœur indulgent devant leurs
fanfaronnades. Avec la large lame à leur ceinture, on eût dit des
épouvantails, et non pas de vigoureux garçons dont le rêve était de
devenir d'invincibles ghazis6 . Quant aux vieux, il les aimait presque sans
mesure. Ceux-ci, quoique bien plus féroces que les jeunes, semblaient
cacher leur tête alourdie par les soucis, l'enveloppant dans des turbans
musulmans couverts d'ornements. - Vos turbans ne vous servent à rien,
effendis , avait-il envie de leur crier. Tout est visible à l’œil nu ! Je vois en
vous comme à travers une vitre, effendis ! Rien ne sert de vous cacher.
Selamün aleyküm!7
Mais il ne voyait pas pour lui-même, le pauvre.
Le fil d'argent de charité et de bonté s'enroulait lentement autour de
sa gorge, et plus il trouvait d'excuses à chaque défaut des gens, plus
grande était la facilité avec laquelle il leur pardonnait - plus le fil se
tordait et se resserrait autour de sa gorge. commençait-il à gargouiller ? La
voix enrouée semblait ne pas être la sienne. Ibn Pajko continuait sur sa
lancée, jusqu'à ce qu'il en perde le souffle.

Et même au marché aux esclaves Marko ne pressentit pas sa


mauvaise fortune. Pourquoi s'y rendit-il ? Il n'avait aucune intention de
s'acheter à bas prix un serviteur, ni d'être un simple spectateur. Les
esclaves avaient été amenés récemment des combats en Serbie et on les
6 Guerriers.
7 Salutation : « Que la paix soit sur vous ! »!
vendait là depuis quelques jours, attachés avec des chaînes et tout
déguenillés. Ibn Pajko aurait eu l'âme déchirée à la pensée qu'il pût y
avoir quelque profit pour lui d'une telle chose.
Il restait là, pétrifié, dans la foule, se laissant pousser tantôt à gauche,
tantôt à droite. Badauds, portefaix et tziganes et toute une multitude,
véritable rebut de l'humanité, ricanaient à peine à hauteur de son cou, car
ils n'étaient pas aussi grands que lui. L'air était comme infesté de ce
déluge de quolibets et de suffisance, de basses plaisanteries et de honteux
ricanements à l'adresse des êtres enchaînés et de leur sexe dénudé. Basse
et révoltante joie de ce qu'ils n'étaient pas à la place des esclaves, se disait
Marko en lui-même et avec dégoût. Sur un espace surélevé, apparemment
prévu pour le Karagöz8, se pressaient les uns contre les autres, enchaînés,
hommes et garçons, femmes et filles, et les enfants sur le côté, hâves et
pelés comme des chats venant de naître. Marko en eut le cœur serré. Par
des marches en bois, appuyées sur la poutre, montaient jusqu'à eux ceux
qui voulaient les acheter, pour les pincer, examiner leurs muscles et leurs
dents, ou leur cracher dessus en tant qu'ennemis du Padischah 9, et Ibn
Pajko, le regard baissé de honte, vit beaucoup de jambières et de sandales
en chaussettes blanches escalader ces marches, faisant sonner les chaînes
des prisonniers.
On entendait force inşallah10 et maşallah11, et zurlas12 et tambours

8 Karagöz, littéralement « œil noir » en turc, désigne le théâtre d'ombres. Son nom provient de celui d'un des deux personnages principaux
traditionnels. (N.D.T)
9 Titre du sultan turc.
10 Interjection :« Si Allah le veut », indique qu'on s'en remet à une situation donnée. À Dieu vat, on verra bien...
11 « Bravo ! »
12 Instrument à vent balkanique, semblable au hautbois.
jouaient bruyamment une marche, cependant qu'un gueux secouait avec
fureur un tambourin de l'autre côté des marches. De nombreux gardiens
de l'ordre se tenaient debout sur le côté, et à travers la populace
déambulaient aussi des seymens13, un pistolet à la ceinture et le fusil à
l'épaule, des zaptiés14 et des kavasses15.
Quelqu'un cria dans la foule :
- Je paie un bon prix, sachez-le !
- Sus16, voyons ! l'interrompit-on depuis l'estrade.
L'individu qui avait dit cela - un homme au visage un peu brute, mais
Turc cependant, avec un turban et un livre ouvert - ajouta encore, après
avoir toussoté longuement et attendu que les gens fassent le silence.
- Oş geldiniz, kardeşler ! Soyez les bienvenus, frères !
Est-ce l'onbaşi17 ou le mülazim18 qui frappa si fort avec ses bottes ?
Le tambourin vibra-t-il encore ? Les zurlas et les tambours avalèrent-ils
leur souffle, pour que règnât un tel silence ?
Quelqu'un près d'Ibn Pajko dit à mi-voix :
- N'aie pas peur, Ibn Pajko !
Et le prit amicalement par la coude.
- Ne crains pas pour eux. Ils ont blasphémé Allah, ceci est leur
châtiment.
Mais Marko le regarda pensivement :

13 Janissaires de l'infanterie ottomane, gendarmes.


14 Policiers turcs, gardes.
15 Gardes du corps.
16 « Tais-toi ! »
17 Caporal.
18 Grade équivalent à celui de lieutenant dans les armées de l'Empire ottoman.
- C'est plutôt un supplice qui vient du diable, pas d'Allah, dit-il.
C'était un Turc avec un fez enturbanné et Ibn Pajko reconnut soudain
Selim, le serviteur du Tchifte-hammam, qui le frottait toujours avec des
serviettes de lin chaudes quand Kalija et lui allaient au bain les samedis,
celle-ci dans la partie réservée aux femmes, et lui dans celle des hommes.
- Ne les plaignons pas trop, dit alors plus bas Selim. Et il fit un clin
d’œil comme pour plaisanter. - Vaudrait-il mieux pour eux qu'ils aient fait
de la viande fumée au combat ? Nous sommes tous dans les mains
d'Allah, dit le Prophète.
Ibn Pajko sentit l'effleurer partout comme un souffle chaud. Cet
honorable Turc semblait vouloir le réconforter. Ces esclaves sont-ils, en
effet, de vrais esclaves ? se dit Marko, l'âme sombre, mais soudain aussi
plongé en lui-même. Ils sont enchaînés, sur leurs visages, dirait Selim, se
lit la souffrance, une véritable douleur, ils sont couverts de sang, écorchés
et noirs de boue, de suie et de poudre, mais les chaînes et la noirceur ne
sont-elles pas hors d'eux-mêmes ? Leurs ennemis tiennent leur corps au
dehors seulement, mais ont-il le pouvoir d'atteindre ce qui est à
l'intérieur ? Qui peut asservir leur pensée, leurs joies et leurs peines ?
Elles ne sont qu'à eux-mêmes, et elles sont libres. Elles sont à l'intérieur
de leur corps, enserrées dedans, mais avec leurs propres cadenas et
verrous, pas avec ces chaînes du dehors. Leur pensée se moque et elle se
sauve ainsi, et ce vacarme extérieur ne peut rien sur elle : la joie s'est
dressée comme une perche et elle vole où l'âme veut : quant à la peine, la
plus lourde chaîne, marquée par un sceau brûlant, elle n'est qu'à eux elle
aussi et nul n'a de chemin jusqu'à elle. Sainte Mère de Dieu, n'en serait-il
pas de même aussi avec ces Turcs, se dit soudain Marko. Qu'importe-t-il
que ceux-ci soient nos maîtres ? Cet onbaşi, ce mülazim, ne sont-ils pas
eux-mêmes des esclaves ? Esclaves des esclaves. Ce gendarme en sueur,
lui-même n'est-il pas un semblable esclave qui doit agiter son pistolet et
son sabre, et ainsi dressé faire peur à tout un chacun ? Cela lui plaît-il
tellement ? Ou bien le fait que cela ne lui plaît pas le rend-il encore plus
hargneux, comme une brute qui vomit exprès devant une marmite de
polenta. Les esclaves sont complètement ramollis, comme des bougies qui
fondent sur un şamdan19, mais les Turcs ? Quels tatlis20, quels pilafs et
quel pur-sang de la garde du sultan effaceront l'image honteuse de cette
place ?

Et le vali21 Mehmed-Pacha dit à Ibn Pajko :


- Aferin22 pour l'aiguière d'argent, Ibn Pajko, effendi. Allah bin
bereket versin23 pour ta générosité. Et cette bassine de cristal convient
parfaitement pour l'aiguière. Je dirai qu'on verse l'eau avec elle pour que
le sultan se lave, quand il viendra en visite chez moi. Mais, attends un
peu, ne ferais-tu pas ceci pour autre chose ? Aurais-tu quelque idée en
tête ? J'espère que tu n'as pas d'ennui ? Excuse-moi de t'interroger ainsi
ouvertement.
19 Candélabre.
20 Sucreries orientales, petits gâteaux de semoule de blé arrosés de sirop. (N.D.T.)
21 Titre de celui qui dirige un vilayet, gouverneur. (N.D.T)
22 « Merci !. »
23 « Que Dieu te bénisse ! »
Et il l'invita de sa main grasse :
- Assieds-toi sur le divan, et fumons un tchibouk24.
Marko croisa les jambes, s'adossa contre les coussins :
- Ô grand Pacha ! Je te le jure ! Je n'ai pas de grand problème,
excepté celui qui me ronge. Tu le sais toi-même, Dieu ne m'a pas encore
donné d'enfant. C'est là mon malheur. Je ne suis venu maintenant que pour
te voir, demander des nouvelles de ta santé et de tes blessures, si tu me
permets. Vous avez eu une grande bataille là-bas dans le nord avec Pacha-
Bey et Kiriç Dogana, et j'ai vu au marché aux esclaves de Skopje qu'on
vendait même un enfant de quatre ans pour vingt aspres.
Mehmed-Pacha dit, en soupirant :
- Tu dis vrai, Ibn Pajko effendi. Aurais-tu besoin toi-même d'un achat
de ce genre ?
Observant la pâleur de Marko, et semblant y prendre un certain
plaisir, il tira une bouffée de son tchibouk.
- Je n'avais pour ma part jamais vu jusqu'à maintenant un tel
massacre ni un tel pillage. Nos chevaux ne pouvaient pas faire un pas à
cause des cadavres.
- Jésus Marie ! dit Marko, béant d'horreur.
- Inclinons-nous devant Allah et le Padischah, soupira nerveusement
le bey.
Marko, nommé par le bey en personne Ibn Pajko, se tut un instant,
puis dit :
- J'ai su déjà que ce serait quelque chose de grand quand est parvenue

24 Petit tube ( de bois, d'ambre ou d'ivoire...) auquel on adapte une cigarette pour la fumer. (N.D.T)
par Armudî-oğlu Numan cette ordonnance du sultan à l'adresse des cadis.
Pour rassembler les moutons. Je me suis dit : vingt-cinq mille têtes rien
que de la région de Skopje, et autant des autres ? Il doit se préparer
quelque chose de grand et même plus encore ! Qu'on mène les moutons,
avec bergers et gardiens, déjà avant même l'arrivée de l'armée, droit vers
Belgrade. Qu'est-ce que cela peut être, sinon une grande expédition
militaire du sultan ?
Mehmed-Pacha dit alors, regardant Ibn Pajko par en dessous :
- Si tu penses t'acheter un enfant du marché aux esclaves, un enfant
pour te servir et balayer ta boutique, je donne l'autorisation. Tu es âza 25, à
la tête des chrétiens. Tu n'as qu'à dire.
Marko fit un geste de la main.
- Non, noble et grand Pacha. Non.
Le pacha eut un rire :
- Imbécile ! Je sais que tu es venu pour cela ! Tiens, disons, tu n'as
même pas besoin de les acheter ! Tu es âza, nous devons te remercier pour
bien des choses. Le seul Armudî-oğlu s'en est capturé cinq, et je ne te dirai
pas combien il en a tué, arkadaş26 ! Il les a vendus, m'a-t-on informé, tous
les cinq hier au marché pour neuf cents aspres. Il n'est pas interdit de
demander que ce soit gratuit pour toi aussi. Il y en a une centaine pas
encore vendue, ils pourrissent dans la prison municipale.
Marko répéta sombrement :
- Non, noble et grand Pacha, non.
Mais tout de suite après, comme frappé par la foudre, il s'écria :
25 Membre du conseil municipal.
26 « Camarade».
- Aferin, noble Pacha, Aferin. Je suis d'accord, oui !
Mehmed-Pacha était perplexe. Tantôt comme ci, tantôt comme ça.
Qu'avait donc Ibn Pajko ? Il le connaissait bien et depuis longtemps, mais
jamais il ne lui serait venu à l'esprit que Marko avait pris cette nouvelle
décision à cause du fil d'argent qui lui serrait la gorge. - Pauvre pacha, se
disait Marko. Regardez-le - esclave lui aussi, il est vraiment à plaindre. Il
reluit tout entier comme mon aiguière parce qu'il a le pouvoir de m'offrir
un esclave ! Pauvre homme. Lui ferai-je ce plaisir ? Un être humain du
moins sera sauvé.
Ibn Pajko était parmi les plus riches notables chrétiens, il était devenu
aussi âza de la charia27, il connaissait le droit canon, les artisans l'aimaient,
le peuple et les commerçants le respectaient, mais Mehmed-Pacha, qui
avait déjà dix-sept enfants, si l'on comptait aussi le dernier que sa plus
jeune hanim28 devait mettre au monde dans un jour ou deux, ne percevait
chez Ibn Pajko que son désir de progéniture, et ne pouvait absolument pas
deviner le reste. Ibn Pajko cachait quelque chose, semblait-il, il déguisait,
lui échappait, lui glissait entre les mains, alignait seulement de belles
paroles et pensait à autre chose. Mehmed-Pacha avait appris beaucoup sur
l'histoire de la ville : il se livrait seul à des recherches, feuilletant de vieux
manuscrits qu'il faisait venir d'aussi loin qu' Istanbul ; c'était un des rares
Turcs à ne pas être absolument ivres de la gloire du croissant : et à savoir
qu'avant eux aussi il y avait eu là des gens non seulement vivants, mais
couronnés de prestige. Mehmed-Pacha avait toujours près de lui un vieux
firman portant le sceau de bronze du sultan, parvenu à son grand-père,
27 Tribunal ; loi religieuse musulmane.
28 « Femme, dame, demoiselle ». Terme utilisé par les domestiques pour la maîtresse de maison. (N.D.
l'illustre Ishak-Bey, lorsque celui-ci était devenu gouverneur de Skopje :
le firman était écrit à la main et à l'encre verte, et il était arrivé dans un
étui de cuir, avec des agrafes en argent, et fermé avec de la cire : non
seulement le bey respectait le firman, mais il l'avait appris par cœur.
« Veille à ne pas céder à la vanité, disait à un endroit le sultan. Ne pense
pas que tu tiennes la terre et les raïas29 avec ton seul sabre, mais aie plutôt
à l'esprit que la terre est d'abord la propriété de Dieu, et ensuite du
prophète, et que celui-ci ne t'en a fait don que sur le commandement
d'Allah. Être le maître d'un pays et d'un peuple, c'est comme être assis sur
une bascule avec deux plateaux. L'un des plateaux est le paradis, l'autre
l'enfer. N'exagère pas ta bravoure, mais garde cependant ton sabre affilé.
Quant à tes subordonnés, apprends-leur à ne pas commettre d'injustices
contre les raïas et à ne pas trop les ennuyer. Et qu'il n'y ait de haine contre
personne. Rappelle-toi aussi ce conseil de ma part : quand tu voudras
t'appuyer sur quelqu'un et l'utiliser, ne prends pas en compte ce que tu
sais sur lui du passé : cet homme aura peut-être changé, car le corps de
l'homme change constamment, il passe d'un état à un autre. C'est
pourquoi, si tu veux charger un individu de quelque fonction, ouvre l’œil
et l'oreille. Il aura peut-être changé. Ne juge qu'après de l'exactitude de ses
paroles ».
Ceci valait pour Ibn Pajko. Ouvre les yeux et les oreilles. Il eût été
stupide de la part de Mehmed-Pacha, rejeton de l'un des trois fils d'Ishak-
Bey, le plus grand constructeur de Skopje, qu'il ne les ouvrît pas. Son
père, Mustapha-Pacha Bey, ne savait guère le faire, aussi la gloire lui

29 Raïa : sujet, ou population, non musulman(e) de l'Empire ottoman (chrétiens, juifs...) . (N.D.T)
avait-elle échappé, auprès de ses frères Issa-Bey et Pacha-Bey. Il n'était
devenu célèbre qu'après s'être querellé avec eux et avoir avec colère remis
ses firmans au charia pour le partage de l'héritage. Le magnifique Tchifte-
hammam était cependant revenu à Issa-Bey, le plus suffisant de tous,
lequel n'avait confiance en personne, et possédait dix yeux et dix oreilles.
Jamais celui-ci n'aurait cru en Ibn Pajko, ce dernier lui eût-il apporté une
aiguière d'argent dans une bassine de cristal, comme maintenant à son
frère. Il l'aurait regardé dans les yeux, aurait été aimable avec lui, mais il
aurait cherché comment presser sa puante graisse de giaour30.
Et Marko, justement parce qu'il connaissait le problème de Mehmed-
Pacha, comme s'il lisait dans ses pensées, dit alors :
- J'ai entendu dire, illustre Pacha, qu'après t'être reposé du combat tu
projetais de faire quelques transformations dans la mosquée d'Issa-Bey.
Puis-je t'être utile ? Et la tour d'horloge que tu désires construire depuis
longtemps, le moment ne serait-il pas venu pour elle aussi ? Ai-je bien
entendu ?
Mehmed-Pacha se mordit la langue de surprise. - Tiens, se dit-il,
prends maintenant le diable par la queue.
Et il rit tout haut :
- Tu es bien informé, Ibn Pajko effendi, bien informé.
Puis il dirigea songeusement son regard au dehors du sérail. Sans rien
dire.
La forteresse, à l'intérieur de laquelle se trouvait celui-ci, bien gardée
de tous côtés, avec des sentinelles et des portes en fer, élevait son regard

30 Terme de mépris appliqué aux non musulmans.


aussi plus haut que tous ceux qui vivaient en bas, sous les remparts, plus
haut que tous, et que cet Ibn Pajko : mais il n'était pas satisfait. Il
promenait ce regard de Tuzpazar jusqu'au pont, mais ses entrailles le
brûlaient, sentait-il. Le désir de faire quelque chose de soi-même était trop
grand. Le désir de transformer, d'ajouter, d'arranger des mosquées, des
tekkés31 et des hammams32 , de construire des ponts, de faire quelque
chose qu'aucun de ses ancêtres n'avait fait, et, sinon s'élever plus haut
qu'eux, du moins les égaler.
Les rideaux empesés claquèrent sous le vent printanier, une divine
fraîcheur souffla sur le divan, la rivière résonna en dessous, et la fenêtre à
barreaux brouilla soudain la vue qu'avait le bey sous les yeux.
Mehmed-Pacha se tourna vers Ibn Pajko et une idée le frappa tout à
coup.
- Tuf, tuf, soupira-t-il en lui-même. L'esprit chez le Turc ne vient
qu'après, semble-t-il !
Ibn Pajko était-il justement celui qui accroîtrait sa renommée ?

2.

Et cette maudite neige tombait, tombait...


31 Lieux de culte pour les derviches.
32 Bains turcs.
Chchch , presque en silence, chchch , elle absorbait chaque son
comme un velours d'Istanbul : elle rendait chaque cri doux comme un
fromage blanc, et chaque rire se déversait comme une eau de senteur.
Dieu, O mon Dieu, chchch , doucement avec les prières et les oraisons,
avec les plaintes et les lamentations, bénie sois-tu au long des siècles,
amen.
Le véloce Petre, fils de Blagoja, Bajko, le fringant Blaže, clopinait à
travers la foire de Skopje. La foire du monastère Saint-Georges-Gorg
avait lieu en effet une fois par an dans la ville, à la fin novembre, et durait
huit jours. On apportait là des vins du monastère, des pains briochés, et
surtout des poteries. Petre, Ibn Bajko, bien que le monastère fût, comme
on dit, non seulement tout près mais encore plus près qu'un cil ne l'est de
l’œil, juste en face de Skopje, au-dessus de la rivière Serava, et sur la
colline nommée Vergin, avait à grand peine attendu d'être envoyé à la
foire avec les gens du monastère, pour descendre en ville comme il
voulait le faire, descendre et visiter cette ville qui avait cent vingt
fontaines et cent vingt mosquées, plus de quarante tavernes et quartiers,
hospices et hammams, dont il avait beaucoup entendu parler.
Cet Ibn Bajko, solide et bien en chair, mais tassé aussi sur lui-même
comme si un pilon de bronze l'avait dès l'enfance aplati au raz du sol, petit
et rond comme une saucisse du cellier de l'higoumène 33, boitait à cause de
ce maudit pilon, la tête penchée toujours à droite, et le corps à gauche, car
il avait la hanche abîmée. Clopin-clopant, il boita ainsi cependant non pas
seulement jusqu'à la foire, mais bien jusqu'à ces deux mille fameuses
33 Supérieur (e) d'un monastère orthodoxe. (Le terme équivaut à celui d'abbé ou d'abbesse dans l'église
latine. (N.D.T)
boutiques du bazar de Skopje. S'il n'en pouvait plus, se dit-il, s'il n'en
pouvait plus de regarder tout cela, n'avait-il pas entendu parler aussi des
auberges et asiles gratuits qu'il y avait là pour les pauvres ? N'était-il pas
pauvre lui-même ? Un rat d'église, un pas après l'autre. Toujours rassasié,
à vrai dire, mais sait-on jamais ? N'était-ce pas là ce que disait son père ?
Le père de Petre, Blagoja, Bajko, Blaže, doux34 comme un poivron,
était forgeron : venu au monastère de son village de Gradec, dans le
district de Strumica, il avait fait de Petre son portrait craché. - Sait-on
jamais ? Ainsi disait-il, et Petre de même. Et tous deux retournaient les
mêmes grains dans la citrouille. Sait-on jamais ? Le giaour devrait
maintenant se mettre aussi des lunettes dans le dos, eût dit Bajko, s'il avait
été encore de ce monde. Bon, et alors ! En était-il autrement sous les rois
d'avant et les tsars ? Des taxes en veux-tu en voilà! La terre elle-même se
mesurait en sauts de puce. Le district de Strumica avait été sous les Serbes
attribué par bulle à Hilandar35, et chaque année à deux reprises, à la mi-
septembre et à la mi-mars, tout ce qu'on prélevait sur la population était
envoyé à Hilandar, protégé par un sceau en bronze, de peur qu'on n'y
touchât. Bajko le forgeron, inscrit dans le defter 36avec son frère Jovan et
sa femme Marija, avec son fils unique Petre, sans belle-fille ni petits-
enfants, avec un bœuf et deux vaches, quinze moutons, quatre cochons,
une vigne et quelques arpents de terre – payait un impôt de trois perpers
37
. Cela était-il juste ? Lui avait-on demandé s'il avait quelque chose à se
34 « Blag ». : « doux », en macédonien. (N.D.T)
35 Le monastère de Hilandar, fondé en 1198 par le roi serbe Stefan Nemanja, est l'un des 20 monastères orthodoxes du Mont Athos. (N.D.T)
36 Registre de recensement cadastral de l'Empire ottoman. Présenté sous forme de liste, il constituait la base de l'imposition. En turc
« tefter ».(N.D.T)
37 Monnaie médiévale de l'Empire serbe.
mettre sous la dent ? S'il y avait en effet auparavant un impôt sur les
pâturages, les herbages, une dîme sur les cochons, une dîme sur les
abeilles, et jusqu'à celle qu'il avait lui-même récoltée en menant ses bêtes
paître des glands, à présent, eh bien , comme l'eût dit Bajko s'il eût été
encore de ce monde, à présent, eh bien, il y avait l'impôt sur les terres des
non musulmans, qui surpassait tous les précédents.
Bajko était une fine mouche et il avait, jadis, conçu un stratagème,
pour lequel il avait cependant payé une amende de douze pepers : laissant
la vigne en friche, ayant donné la terre à son frère, tué les cochons, vendu
le bétail et les moutons, emportant seulement les saucissons et la
pastrma38, et, en deux temps trois mouvements, traînant avec lui Marija et
le petit Petre qui semblait plus petit qu'il ne l'était, il s'était rendu au
monastère Saint-Georges-Gorg, au-dessus de la Serava et de la colline de
Vergin.
Bajko avait dit alors à l'higoumène :
- Nous sommes des vilains venus du fief de la région de Strumica, du
village de Gradec. comme tu sais, honorable higoumène, la loi oblige les
vilains, en plus de ce qu'ils versent la taille impériale, à travailler aussi
deux jours pour le seigneur, un jour pour lui faucher son herbe, l'autre
pour labourer la vigne, battre ou rassembler le blé, et que seul ce qui reste
est pour eux. Présentement, vénérable higoumène, ce n'est pas que nous
soyons infirmes ou rebelles, mais voilà, nous implorons ta protection. Si
le seigneur nous trouve, il a le droit de marquer au fer rouge le vilain qui
s'est enfui et de lui couper le nez en deux. Nous savons cependant que tu
38 « Pastrma » en macédonien, « pastirma » en turc (de « « bastirma » : presser). Charcuterie : viande rouge de bœuf fortement pressée,
saumurée et séchée à l'air, dans la cuisine des anciens pays ottomans. (N.D.T)
as toi le droit, en tant qu'higoumène, d'accueillir quelqu'un, d'où qu'il soit,
qu'il soit de Grèce ou de Serbie, qu'il soit libre de condition ou dépendant
d'un maître décédé, une fois trois ans passés. Feras-tu cela pour nous ?
Nous laissons au monastère tout ce qui est à nous.
- Et qu'est-ce donc qui est à vous , lui demanda l'higoumène.
- Les poux, répondit Bajko, sans vergogne.
- Or ça, labourerons-nous avec eux ?
- Toute créature vivante vient de Dieu, dit le forgeron, en faisant le
signe de croix. Mais je suis forgeron, et ceux-ci ne me sont guère d'utilité,
je les laisse au monastère.
Blagoja, Bajko, ne pouffa pas de rire, comme il savait le faire. Il était
très sérieux.
- Or ça, dit l'higoumène, les moutons et les porcs ont été mangés, soit,
mais les arpents de vigne, et les arpents de terre ?
- Envolés, répondit brièvement Bajko. Mais mon petit Petre grandira,
le temps viendra pour lui de se marier, il aura des enfants. Ceux-ci seront
serviteurs de Saint-Georges, je t'en donne ma parole.
Sa parole, comme celle d'Ibn Bajko.
Le monastère avait un champ d'argile et Petre ça tout petit encore à
faire des poteries. Mais il apprit aussi à lire et à écrire, de sorte qu'on le fît
accompagner le collecteur de la dîme prélevée en nature, tout comme s'il
était un fils de pope, ne pouvant pas être un serf. Clopin-clopant - mais
bien qu'il boitât, ce défaut n'était pas chez lui une malchance : astucieux
qu'il était comme son père, et se donnant des airs juste comme il fallait,
cela ne faisait que lui rendre service : dans toute tâche, on se hâtait de
l'aider pour qu'il finisse au plus vite.
Lorsqu'il eut grandi tout à fait et laissé pousser fièrement sa
moustache, ses père et mère ayant rejoint déjà notre Seigneur, on l'envoya
aussi à la foire de Skopje.
Avant qu'il ne sorte du monastère, le nouvel higoumène lui dit :
- Aie bien à l'esprit, Petre, plusieurs choses. Quoi qu'il t'arrive, nul n'a
le droit de lever la main sur toi, ou de te juger, car tu appartiens au
monastère Saint-Georges-Gorg. Nous sommes, à vrai dire, bien plus petits
que l'archevêché d'Ohrid, mais nous avons sous notre juridiction 22
villages entiers, et je ne te dirai pas le nombre des prêtres du bas clergé et
de nos administrés. Les Turcs eux-mêmes ont dû le reconnaître, et, grâce à
Dieu, ils ont la sagesse ne pas se mêler des affaires de notre Église. Quand
les serviteurs de l'illustre martyr ont à faire dans la ville de Skopje, ceux-
ci n'exercent pas de fonctions publiques et nul n'a autorité sur eux, qu'il
soit employé au tribunal, collecteur des impôts ou gouverneur de la
forteresse, gardien d'entrepôts, palefrenier, veneur ou quoi que ce soit
d'autre. Rappelle-toi cela. Ils ne paient pas d'impôt sur le blé, ni sur la
vigne, ni sur la viande, ni sur le fromage, ils ne sauraient être gardiens de
prison, ni courriers, on ne peut rien leur prendre – que ce soit un cheval,
un âne ou un veau, et ils ne paient pas de redevance à l'État, ni d'amende à
quelque employé que ce soit ; ils ne sauraient être arrêtés pour
diffamation, désobéissance ou autre, et nul ne peut les juger, car cela ne
saurait être fait que par le tribunal du monastère et l'higoumène.
- J'ai compris, mon Père, dit fièrement Petre, en clignant de l’œil.
L'higoumène poursuivit, s'étouffant sous une toux de vieillard :
- Aie bien ceci à l'esprit : Qui que ce soit qui vienne à la foire, qu'il
soit Grec ou Bulgare, ou bien Serbe ou Latin, Albanais ou Valaque, doit
payer la taxe légale. Le képhale39 ne doit pas se mêler de la foire et il ne
doit percevoir aucune part de revenu, non plus qu'un autre autre agent de
l'État. Tout est à nous, l'higoumène est képhale, tu comprends ?
- Couci-couça, dit Petre, fatigué déjà des leçons.
- Couci-couça, mais aussi comme ça, dit l'higoumène, qui ne se
fâchait pas aisément, car c'était un homme comme on en trouve peu qui
savait que les plaisanteries soutiennent la solitude humaine. Était-il lui-
même solitaire, ou suivait-il seulement l'enseignement divin ?
- Si quelqu'un dénie ce droit à l'higoumène, poursuivit doucement
l'higoumène, avec un regard en coin vers l'impertinent, que saint Georges
le punisse, as-tu compris ? Dans ce monde et dans l'autre, et qu'il soit
contre lui dans la lutte au lieu de l'aider. C'est tout.
- Amen, dit Petre, et il eut un soupir de soulagement.
- Attends, ceci encore, l'arrêta l'higoumène. Tu n'es pas marié ?
- Je ne le suis pas, mon Père.
- Il y a de tout en ville et dans les auberges. Sais-tu comment faire
avec les femmes, Si quelqu'une te plaisait ?
- J'ai le conseil de mon père à ce sujet, coupa Petre d'un ton assuré,
mais en boitillant toutefois autour de l'higoumène, rouge d'émotion.
- Et quel est ce conseil ?
- Que les femmes ne sont ni fleurs à respirer 40 ni grange pleine. S'il le
faut, toutefois, respire la fleur puis jette-la, et prends dans la grange plutôt
39 Gouverneur local ou d'une province dans les derniers siècles de l'Empire byzantin. (NDT)
40 Proverbe macédonien.
que de l'emplir - voilà son conseil.
L'higoumène prit un air sévère.
- Il est donc temps de te trouver bientôt une épousée, dit-il. Que le
Seigneur te donne une fille, c'est le souhait que je fais pour toi avec ma
bénédiction.
Sitôt dit, sitôt fait. Todora, fille de Josij, un riche fabricant de
pantoufles, devint la femme d'Ibn Bajko, et la première petite fille qui leur
naquit fut baptisée par eux Kostadinka, dite Koca.

La neige tombait, tombait, et Petre réfléchissait :


- Quel vieux radoteur ! Tu parles, tu parles ! Ça ne vaut rien de rien,
si on ne voit pas de ses propres yeux et si on n'entend pas de ses propres
oreilles.
Et, clopin-clopant, ayak-ayak41 dans la neige et la glace, longeant la
grande foire avec les poteries, le vin, les viandes et les pains du
monastère, Petre forgeait un plan à lui. Bajazet serait-il maintenant à
Skopje, se demandait-il. Celui-ci passe les hivers tantôt à Odrin, tantôt ici
même, le climat ici lui convient fort. Et si je le rencontrais? Si je pouvais
le voir, yeux dans les yeux, et le saluer, fantasmait Petre, se voyant, fier et
droit devant le carrosse fermé du sultan tiré par six chevaux, lui-même
marchant en tête, entre les porteurs des emblèmes royaux. Petre s'en
léchait les babines comme devant de la pastrma. Vénéré saint Georges, et
si cela arrivait ?

41 « Un pas après l'autre ».


Que n'y avait-il pas à la foire – une foire comme il se doit, à vous
faire sortir les yeux de la tête. De grands sacs de blé, des monceaux de
sucre, de sésame, de poix-chiches, des jarres d'huile et d'olives, des fruits
secs dans des paniers, des prunes, des dattes, des figues, et plus loin des
pots de miel, de graisse et de saindoux. Un moment après, des bateleurs
turcs, nus jusqu'à la ceinture et enduits d'huile, avec des culottes de cuir
cousues de cordons d'argent, vinrent aussi faire leurs acrobaties. Ils
tendirent une corde, marchèrent tout le long de celle-ci, oh ! mon Dieu !
Petre se délectait du mélange des couleurs sur les étals, mais il suivait son
plan, n'est-ce pas ? Macédoniens, paysans, Turcs et Albanais, et surtout
des Valaques, et même quelques citoyens de Dubrovnik par-ci par-là dans
leur manteau d'étoffe épaisse, entraient dans le champ de vue de Petre
puis en sortaient : leurs grands favoris saillaient comme des sabres, les
longues chevelures faisaient des paniers entiers sur leurs têtes, et ils
marchandaient l'air renfrogné en le regardant lui, et non pas les poteries et
les vins, si bien qu'il eût pu facilement en avoir assez – mais Petre avait
un plan, n'est-ce pas, il était prêt à tout supporter.
Le deuxième jour de la foire, inquiet déjà de ce que le temps passait
vite, et de ce que lui ne faisait rien, il réussit à convaincre l'un des
serviteurs du monastère de rester à l'étal à sa place, pour explorer un peu à
droite et à gauche. La ville était pleine de janissaires, il le savait, et se
promener sans but pour des jeunes, et même très jeunes d'apparence,
comme lui, était fort dangereux. Cependant, il se fût vraiment inquiété s'il
avait su ceci aussi : mille cinq cents janissaires avaient été envoyés en
Roumélie42 et ces derniers devaient prendre et ramener en Turquie le
double encore de jeunes esclaves d'environ une quinzaine d'années qu'on
garderait ensuite sous une stricte surveillance six années encore, jusqu'à
ce qu'ils deviennent forts, humbles et obéissants. Ceux-ci n'avaient pas le
droit de porter des bottes et ils recevaient chaque année un trousseau de
vêtements, deux chemises, une petite veste, deux arcs, un sabre, un
bouclier, une cuirasse et quelques casques.
Ainsi entraînés, on les enverrait eux aussi enlever les enfants des
chrétiens : car la Grande Porte s'approvisionnait chaque année de
nouveau en janissaires. Certains d'entre eux restaient en fait au Palais en
tant que gardes, d'autres étaient envoyés par le sultan comme soldats dans
les forteresses, pour trois à quatre aspres par jour. Il y avait aussi des
trompettistes, et des fondeurs qui fabriquaient des canons avec un salaire
de jusqu'à cinquante aspres – un beau petit salaire ! - mais n'étaient-il pas
eux aussi esclaves du maître !
Au lieu de se dire cependant qu'il avait de la chance de ne pas être
dans ce groupe, Petre ruminait cette unique pensée : verrait-il Bajazet,
grand Dieu ! Savait-on jamais ? Le sultan serait-il à Skopje ?
Il boitilla tout d'abord à travers Odun-pazar 43, puis à travers Tuz-
pazar, et autant lui plut le fait que ces marchés eussent des parties
séparées pour les différents produits, autant cela fit naître en lui une sorte
de malaise : les bêtes d'ayvan-pazar, malgré leur taille, lui semblaient
solitaires ainsi séparées des petites, parquées dans le koyun-pazar ; les

42 Terme utilisé dès le XVe siècle pour désigner la partie de la Péninsule balkanique sous domination
ottomane. (N.D.T.)
43 Pazar : bazar, marché public. Chacun des marchés a ici sa spécialité.(N.D.T)
poissons séchés du balik-pazar semblaient encore plus seuls de ne pas
pouvoir s'aligner comme décoration près du petit-lait, du caillé, des
fromages et des mottes de graisse de mouton du çömlek-pazar. Clopin-
clopant, un pied après l'autre, il s'attarda surtout au tereke-pazar où il
apprécia la bonne qualité de la paille pour les matelas, et au nalin-pazar où
il prit entre ses mains une ou deux paires de nus-pieds à semelles de bois
et motifs bariolés. Merci à toi, saint Georges, merci, mon Dieu !
Cependant, pourquoi devrait-il en être ainsi dans ce monde ? Comme c'est
bête ! Qui a inventé cet ordre-là , grommelait Petre pour lui-même,
soudainement tombé dans un étrange désir d'équité. Il réfléchissait :
n'était-ce pas mieux quand tout se mélangeait? Comme les gens. Qu'en
serait-il si dans la ville se trouvaient rassemblés en un seul lieu des gens
boiteux comme lui, et qu'en plus ils n'eussent pas le droit de se mêler aux
autres. Si les boiteux ne pouvaient prendre que des femmes boiteuses, et
les femmes boiteuses n'avoir que des enfants boiteux !?
La hanche lui faisait mal déjà et il avait les pieds gelés, mais, du Tuz-
pazar, au lieu de se diriger vers le pont du Vardar, ce pont qui avait
quatorze arches, appartenant au vakif44 de Ghazi45 Issa-Bey, il partit visiter
les quartiers. La nuit le surprit après qu'il eut exploré quelques uns
seulement des quarante existants, parcourant tout d'abord Tahta-kale, puis
Kapan-cadde et Ghazi-Lala, pour descendre ensuite dans Karadağ et
Kebir Çelebi, et tandis qu'il cherchait partout des yeux vers le haut, dans
l'espoir que d'un côté ou de l'autre des ruelles il verrait le mausolée de

44 Vakif : dans le droit islamique, donation à perpétuité, étendue de terre donnée par un particulier à une œuvre d'utilité publique, pieuse ou
charitable.
45 Titre de vétéran, d'ancien combattant de l'Empire ottoman. (N.D.T)
Ghazi Baba, la neige tombait et tombait, sur ses sandales et ses lacets, sur
ses cils et ses oreilles enveloppées dans un châle, tout comme sur les
tuiles des maisons qui lui plaisaient tellement, de belles maisons, basses et
à deux étages, solidement construites en brique dure, des fenêtres
desquelles le regardaient les visages empourprés d'enfants qui croquaient
des noix, sans jeter les coquilles au dehors, par la fenêtre, mais les
rassemblant et les balayant comme le veut la propreté et comme
l'higoumène le leur enseignait au monastère.
Épuisé, il finit la journée devant le visage bouffi de sommeil du
serviteur du monastère, qui ne le laissa pas aller maintenant non plus
dormir dans quelque auberge, comme l'avaient fait les autres. Se fâcher
n'aurait servi à rien. Ils brûlèrent quelques branches de pin pour cuire un
peu de nourriture, prirent de la viande fumée destinée à la vente, burent du
vin frais. Au lieu de s'irriter vainement l'un contre l'autre, ils durent se
glisser tout deux sous l'étal, dans une toile qui sentait le bouc, l'urine, et
quelque chose encore qui rappelait un endroit honteux du corps féminin.
Ils jetèrent sur eux les lourdes couvertures de poils de chèvre. Petre n'eut
guère de pensées ce soir-là et ne réserva guère de place dans sa tête aux
impressions de la journée : son cerveau semblait aussi raide de fatigue que
ses jambes. Bajazet était-il à Skopje, Bajazet était-il dans la citadelle,
vénéré saint Georges ? Cela seul battait à grands coups en lui et cherchait
un chemin vers sa conscience : car le rythme même était plus puissant
qu'elle et l'abrutissait. Mais les gens comme Petre n'ont en fait pas plus
d'une pensée en même temps. Si malins, si fougueux et rapides qu'ils
soient, leur pensée va lentement, et même à reculons, si une autre la
rencontre et lui barre la voie. Au contraire de lui, le serviteur du
monastère, qui n'était certes pas aussi intelligent que Petre, passa toute la
nuit dans des fantasmes qui n'avaient pas de barrières, ses pensées se
reliant vivement et se mêlant l'une à l'autre, lui-même étant toujours le
plus intelligent et le plus débrouillard, et son âme fondant dans une pure
félicité. - Bajazet est-il à Skopje, vénéré saint Georges, Bajazet est-il dans
la forteresse ? chuchota une fois Petre sous la toile, mais cette question si
importante resta lettre morte pour le serviteur du monastère.

Le troisième jour de la foire parut à Petre comme devant marquer


son destin. Il résolut de monter jusqu'à la forteresse, quoi qu'il pût advenir.
Par chance, le plus vieux des moines vit que l'eau de la cruche avait
gelé et Bajko se proposa, à la place du serviteur, pour aller lui-même
puiser de l'eau fraîche aux fontaines au bout de la foire, pour boire et se
laver. Mais ce n'était le destin ni du serviteur du monastère, ni des autres,
que de rincer ce jour-là leur visage. Voici notre Petre qui lustre sa queue,
et clopin-clopant, un pas après l'autre, oubliant ce pourquoi il est parti, se
rappelle seulement où il va.
Il aperçut d'en bas tout d'abord la citadelle, car ses tours et ses
remparts se dressaient très haut, au centre de la ville. Dieu, y aurait-il d'en
bas jusqu'en haut une cinquantaine d'archines46 ? se demanda Petre, effaré
et brûlant d'une chaleur inconnue. Il ne neigeait plus et le gel mordait
encore davantage, mais Bajko bouillait et fumait tout entier. Cela lui

46 Ancienne unité de mesure de distance russe et turque (environ 75cm). (N.D.T.)


semblait même plus élevé que ce n'était, à l'idée que là-haut, séparé du
petit peuple, se trouvait tout ce trésor, les édifices du palais de justice, du
gouvernement, de l'hôtel de ville, et qu'entourés par les remparts se
trouvaient aussi tous les grands de la ville, leurs maisons et leurs sérails,
leurs biens, leurs femmes et leurs serviteurs, avec en outre les soldats, les
magasins de blé, les entrepôts de munitions, les canons, les boulets, les
janissaires et leur chef, qu'ils nommaient Koca-Aga , puis le yüzbaşi47, le
çeribaşi48, et même le sipâhi kâhya49 était là, et le grand mülla 50 ne pouvait
être au dehors, car on lui donnait vingt sacs par an.
Mais le sultan Bajazet ? Le sultan Bajazet aussi. Il était sûrement là,
sûrement !
Vénéré saint Georges, est-il là ? Ne serait-il pas en visite chez le bey
du Sandžak ? Ou le bey du Sandžak ne serait-il pas chez lui ? Le bey du
Sandžak commande à cinq cents soldats, il part en guerre où l'envoie le
sultan, sans broncher, avec une fidélité à toute épreuve, Bajazet le
considère sûrement avec bienveillance. Le district de Skopje est dans
levilayet de Roumélie et a bien des fois, au dire de l'higoumène, été donné
à gouverner à des pachas, qui par leur rang pourraient être aussi des valis.
Mais peut-être en cet instant le dizdar-aga 51délivre-t-il un rapport sur
l'état des remparts ? Sur les portes ? Par quelle porte doit-il entrer, alors
qu'il y en a trois ? Trois portes en fer ! Quelles portes ! Des cavernes !
Elles sont toutes tournées vers le sud-est, avec devant chacune un tas de
47 Capitaine de l'armée turque.
48 Adjoint du subaşi, chef de la police régionale.
49 Chef des sipâhis (dont on fera les spahis), pendant à cheval du corps des janissaires. (N.D.T)
50 Prêtre musulman.
51 Titre donné dans l'Empire ottoman au commandant d'une forteresse, en charge de l'état des troupes et de la forteresse. (N.D.T)
gardes. Des gardes terribles, ils égorgent avec les dents, poignardent des
yeux ! Les chaînes grincent, le pont descend. Faut-il entrer ? Le mieux est
d'entrer avec la foule qui attend. Agrippé par une vieille femme, qui a peur
que ses semelles ne glissent sur la glace. La forteresse est entourée d'un
profond canal construit en pierre taillée, et le pont de bois, en cas de
besoin, se lève à l'aide de poulies et sert ainsi de protection devant la
porte. Bien conçu. Y a-t-il quelque chose d'écrit au-dessus de la porte ? Il
y a quelque chose, illisible, puis lisible et de nouveau illisible, mais
s'attarder est louche, tu montres que tu es novice, nouveau-venu, on
t'attrapera par le col et l'ombre te prendra ! Vénéré saint Georges, comme
elle brille, cette pierre taillée ! La porte et les piliers sont lisses comme de
la cire fondue, le marbre est blanc comme de la craie. La porte et les
remparts sont ornés d'armes diverses, et de machines de guerre, seulement
il n'y a pas autant de canons qu'on ne l'imagine à regarder d'en bas, depuis
le bazar. Mais pourquoi aussi y en aurait-il ? Ils ne tirent sûrement pas de
la forteresse dans la plaine : dans la plaine et dans les jardins, quand ce
n'est pas l'hiver, il y a partout une luxuriante verdure, là travaille
docilement le petit peuple des chrétiens – le petit peuple chrétien a peur
même d'un fez, nul besoin pour lui de canon. Et la ville n'est pas quelque
part aux fins fonds de l'empire, elle est juste au centre et protégée par elle-
même, par les grands espaces qui la séparent des dangereux champs de
bataille et des incertaines et toujours fluctuantes régions frontalières. D'ici
l'on aperçoit toute l'agglomération au pied de Kale 52, les nombreux
quartiers, les belles maisons et les ruelles pavées de dalles blanches, et le

52 Nom de la forteresse surplombant Skopje. (N.D.T)


fleuve est en contrebas, terrible et bruyant, il lèche les murs de la
forteresse, du côté ouest de celle-ci, il les lèche comme un chien lèche les
blessures, se courbe devant le maître, geint, et repart tout de suite,
obéissant. De l'autre côté du Vardar, il n'y a que des jardins et de la
verdure, des champs et des terrains boisés qui montent à la conquête de la
colline nue au sud. Dieu, quelles merveilles ! Voici aussi le sérail de
Mehmed-Pacha, puis le sérail d'Emir Pacha, le sérail de Kodja Serdar, et
celui de Sitchan Zade ... Mais Bajazet ? Bajazet se montrera-t-il, ne serait-
ce que dans sa litière parée de plumes, de coussins de soie et de pierres
précieuses ? Ou bien passera-t-il à toute allure avec ses janissaires sur un
cheval bai, comme le vent qui balaie le pavé, lui rabote l'âme et l'arrache.

Petre manqua la quatrième journée, et de même aussi la cinquième,


car les gens du monastère n'étaient pas d'accord pour rester sans lui près
de l'étal, comme si rien n'était possible sans son aide. Ils vendirent des
litres et des litres de vin, des quartiers entiers de viande fumée et des pots
d'alva53 pleins jusqu'au bord. Mais Petre ne put faire un pas à droite ou à
gauche sans que le serviteur soit sur ses talons. Un peu pour le provoquer,
un peu par envie, et en partie aussi parce qu'il craignait de se retrouver
seul et qu'il ne se produise quelque algarade, et que les pots ne volent de
tous côtés comme les pommes dans les mariages 54, ou les calebasses dans
la rivière. Mais le temps se radoucit le sixième jour, les auvents
commençaient à goutter et Petre fut pris d'une telle impatience,
53 Dessert fait de farine, semoule de blé, sucre et huile. (N.D.T)
54 Allusion au rite de la pomme fichée en haut d'une bannière et sur laquelle tirait le marié dans les noces orthodoxes. (N.D.T)
insupportable et furieuse, qu'il ne fit ni une ni deux, mais se courba
derrière l'étal et clopin-clopant, un pas après l'autre, ne se redressa qu'au
bout de la rangée. - Aujourd'hui je vais en ville, se dit-il. Échanger enfin
un mot ou deux avec quelqu'un qui en vaille la peine, quelqu'un de bien.
Il s'acheta d'abord un simit-pogača55 de Sofre. On ne pouvait
d'ailleurs passer à côté, avec les odeurs qui se répandaient à l'entour, sans
acheter quelque chose. La pogača étaient faites avec de la graisse de
mouton, mais les simits et les gevreks56 au sésame étaient sûrement très
bons aussi. Petre s'arrêta un peu pour regarder, tout en croquant avec
délice le morceau le plus savoureux et le plus gras à l'intérieur de son
petit pain : il pouvait bien goûter aussi autre chose, n'est-ce pas ? On
apportait ici de tout le quartier divers plats à mettre au four. Les uns
apportaient, les autres emportaient les mets cuits à point, les plateaux de
pâtés, de banitsas et de börek, toutes sortes de tatlis57, des miches de pain
rangées sur une longue planche et enveloppées dans des linges chauds,
des plats de fayots, du çömlek58 dans des plats en terre cuite dont les
couvercles étaient scellés avec de la pâte. On en avait plein les yeux. Petre
s'acheta encore un gevrek et quitta à grand peine ce beau spectacle.
C'était l'époque où les chrétiens avaient déjà payé l'impôt et toutes
les autres redevances, de sorte qu'ils étaient un peu détendus et Petre le
sentait partout dans la ville marchande. Si seulement il n'y avait pas eu les
janissaires et leur main brutale : mais en un tel moment ils sortaient eux
aussi comme d'un songe, se dit Bajko. Bien que les toits ne fissent que
55 Petit pain fourré d'une pâte feuilletée préparée avec du beurre de brebis. (N.D.T)
56 Petits pains en forme de cercle, creux à l'intérieur et saupoudrés de graines de sésame.
57 Pâtisserie orientale arrosée de sirop. (N.D.T)
58 Plat traditionnel de viande bœuf cuite avec de l'oignon et de l'ail. (N.D.T)
commencer de s'égoutter sous l'adoucissement de la température, le
printemps semblait avoir explosé. Les notables turcs s'étaient retirés dans
les sérails à cause de l'hiver, les haïdouks 59 et autres troublions étaient
certainement assis à présent près d'un kačamak60 et d'un feu dans l'âtre,
cela aussi était très beau. Les volets étaient enlevés, posés sous l'auvent.
Pioches et pelles, pas encore rouillées, étaient dehors, en plein air. Petit
bois, harnais, ceintures, mules de bois, cuvettes, bougies, bibelots dorés,
cruches et tuyaux, sabres, couteaux : les maréchaux-ferrants et les
forgerons menaient leur vacarme, les savetiers chantaient, les tanneurs
préparaient leurs peaux dans des auges de pierre, les orfèvres avec une
double loupe courbaient les motifs de leurs bracelets et colliers. De la rue
des tanneurs et pelletiers, du Kapan-an au Tuz-pazar, de la rue des
armuriers jusqu'à la mosquée de Mustapha-Pacha, des boutiques des
marchands de couteaux, de sabres et d'autres armes jusqu'à celles des
tisserands et des teinturiers, des quincailliers, chaudronniers, bourreliers,
ferblantiers, rétameurs, tailleurs et kaftandjis61 , tout était sur pied et
faisait du bruit, cognant, forgeant, frappant, criant, appelant, racolant, et
les boutiquiers déambulaient devant leur petit empire, ne voulant pas
penser au grand qui les avaient asservis et qui buvait leur sueur et leur
âme.
Assourdi et presque aveuglé, Petre oublia tout à coup Bajazet. Que
pensait-il à présent ? Que voulait-il ? Il n'aurait pu le dire désormais. Il se
59 Rebelles chrétiens ou bandits de grands chemins ( de haydut en turc, « hors-la-loi ») opérant dans les Balkans sous la domination ottomane.
(N.D.T)
60 Porridge fait de blé dans les contrées balkaniques et en Turquie (en turc - kaçamak) avec ajout de fromage ou de kajmak (produit laitier
obtenu par fermentation des matières grasses extraites lors de la cuisson du lait cru de vaches. (N.D.T)
61 Tailleurs de kaftan, un vêtement oriental ample et long.
trouva soudain dans le bezisten, en plein bazar, et il oublia tout, car il
n'avait jamais rien vu de semblable.
Ce marché ressemblait à une petite forteresse. Il avait deux entrées
avec des portes de fer et avec des dômes et il était recouvert de plomb.
Petre entra d'abord par l'une d'elles, et sortit par l'autre, puis entra par
celle-ci et sortit par la première. Vénéré saint Georges, quel prodige était-
ce là ? À l'intérieur, avec plein de boutiques où l'on vendait des tissus de
coton, de la soie et des broderies, les produits des savetiers et merciers,
des parapluies, avec des ruelles joliment pavées, propres, le bezisten était
comme une petite ville préservée de toute impureté et humaine infortune.
Et les boutiquiers le savaient, telle fut du moins l'impression de Petre.
Partout se répandait l'odeur enivrante du musc et de l'ambre. Qu'était-ce
là, mon Dieu ? Les vendeurs lui disaient que c'était encore plus beau l'été,
chaque boutique avait aussi des fleurs devant l'entrée, il fallait voir ça. Ils
étaient aimables, ils invitaient Petre tantôt par ci, tantôt par là, comme si
c'était un gaillard richement vêtu, parlaient avec lui, l'interrogeaient sur la
foire avec attention, et tout cela avait l'air d'un rêve, ce respect et cette
douceur dans le comportement et les mouvements. Vraiment, c'était
comme si le monde entier entrait dans l'un de ces rêves incroyables du
serviteur du monastère. Quand Petre décidait finalement d'entrer dans une
autre magasin, les boutiquiers , qui avaient fait brûler pour lui de l'encens
à son entrée, l'aspergeaient d'eau de rose à la sortie, et il continuait, les
jambes raides, chancelant et ne sachant maintenant par quelle porte sortir.
Ce soir-là, n'écoutant pas les fabulations de son compagnon sur les
nombreux incidents et dommages survenus durant la journées, Petre
n'avait plus qu'une pensée en tête: pourquoi devait-il être ce qu'il était, et
non pas l'un de ces heureux mortels du bezisten ?

Le plus terrible incident se produisit cependant le jour suivant, mais


la bonne étoile de Petre sortit victorieuse aussi de celui-ci.
Tout d'abord, renversant et mordant, piétinant tout sur son passage,
une horde de chiens s'élança à travers le marché. Dieu seul sait d'où ils
venaient, mais l'on vit bientôt qu'ils étaient une véritable avant-garde
d'une autre horde, militaire cette fois, de soldats et de janissaires. De la
clameur qui venait de loin, comme si l'on secouait quelque lourd rideau,
laissant passer des vagues de hurlements, on entendit d'abord « tutunuz,
bre62 », ce qui signifiait qu'on poursuivait quelqu'un, ou qu'un malheureux
devait être arrêté pour une raison ou une autre. Qui était-ce ? Serait-ce
quelqu'un tout près ? Le premier ? Le plus loin ? Les maraîchers se
regardaient d'abord entre eux, tout effrayés, avec cette grande question
dans leurs yeux encore plus grands. Qui, qui ?
« Tutunuz, bre, tutunuz ! »
Et peu après :
« Zaptiyeler geliyor, çabuk ! Zaptiyeler !63
Les chiens s'enfuirent, mais le bruit resta et se mit à grandir et
dévaler. Un aga, qui justement achetait un pot à l'étal de Bajko, demanda
avec étonnement seulement : « Ne bu şaşirma ? »64

62 Attrapez-le !
63 Les gardes arrivent, vite !
64 Qu'est-ce que ce désordre ?
Petre se glissa sous l'étal, tirant à sa suite le serviteur du monastère
qui était encore plus jeune que lui, car son esprit, lent à fonctionner le plus
souvent, lui transmit alors une information de toute urgence : les
janissaires ! Et ainsi, caché derrière cette maudite table de planches
disjointes, entre les les pots qui chancelaient et les plats renversés
transformés en couvercles de pots de fleurs, Petre vécut le séisme de
fureur et de force des janissaires, tel une fleur lui-même, qui fane dans le
froid. Il apercevait tantôt des yatagans 65, tantôt des sabots, des pantalons,
tantôt les franges de crinières de cheval, des rênes, les bosses renversées
de selles, des bottes, des fusils et des pistolets, des fouets enroulés autour
de cous comme des serpents, et quand l'air se remplit entièrement de corps
en sueur d'hommes et de chevaux et devint lourd à respirer, Petre se dit :
pauvre de moi, c'est la fin. Je suis fichu comme les autres, mille prières ne
serviraient de rien.
Et juste à ce moment, le défaut de Bajko, qui n'était pas un défaut,
mais quelque étrange bonne fortune, commença alors de le réveiller,
comme s'il avait somnolé jusque là. Il redressa ses genoux cagneux.
Regarde-moi ça! Petre vit alors la foire nettoyée comme par un
gigantesque balai, les devantures et les rangées d'étalages transformées en
longs divans aux motifs les plus bariolés. comme si quelque grand sérail,
et cela de sultan, s'ouvrait à ses yeux, l'appelant à se redresser encore
davantage. Alors que le serviteur du monastère et l'un des moines
recroquevillés contre les sacs remplis de pâtés et les barriques de vin lui
criaient de se coucher à terre, il se redressait de plus en plus et vit l'essaim

65 Sabre oriental à large lame recourbée.


de jeunes enfants rassemblés par les janissaires enchaînés en file, et tout
de suite après eux les croupes des chevaux, brillantes et lisses comme des
tapis. Et maintenant, vénéré saint Georges ?, se demanda soudain Bajko,
et il se mit à marcher comme en rêve. Il marcha vers la sortie de la foire,
sans écouter les appels derrière lui.

Et telle fut la suite de ce rêve :


Bajko arriva dans le bazar, clopin-clopant, un pas après l'autre, entra
dans la boutique du savetier Josif dans le bezisten. Le savetier l'aspergea
d'eau de rose et, l'ayant interrogé en long et en large, appela sa fille
Todora de l'intérieur de la maison.
- Je t'ai vu bien des fois quand je venais au monastère, Petre, dit-il.
Je t'ai observé et ne t'ai pas oublié. Et maintenant, comme tu es ici, je
serais très heureux que tu sois mon gendre, Petre. Ce ne serait pas mal que
tu sois désormais Ibn Bajko. Ma femme est morte, j'ai marié mes autres
filles, et il ne me reste plus que celle-ci. Tu trouves peut-être étrange que
j'aille si vite, mais tu verras que j'avais raison. Je connais ma Todora, et le
fait que celle-ci ne te connaisse pas me réjouit seulement davantage.
Qu'elle s'y mette, qu'elle apprenne à te connaître. Elle est riche et elle a
tout, mais je ne veux pas qu'elle perde son temps sans rien faire. Je veux
qu'elle retrousse ses manches et devienne comme il faut pour un époux.
Tope là ?
- Tope là, dit brièvement Ibn Bajko.
Il ne remercia pas.
- Mais si l'on me prend ? L'higoumène et le monastère me jugeront,
et là, je suis fichu, dit Petre. Je passerai à la casserole.
- Ils penseront que les janissaires t'ont ramassé, dit le savetier, après
avoir réfléchi. Pour commencer, tu nettoieras la boutique, l'été tu
aspergeras la ruelle devant et tu balaieras, tu apporteras de l'eau de la
fontaine de Kapan-an, tu porteras diverses choses à la maison, et à manger
de chez toi pour le déjeuner. Jeune apprenti tout d'abord, puis
contremaître, mais d'ici à la prochaine foire tu seras toi aussi un notable,
et comme tu sais lire et écrire, je verrai même à ce qu'on te fasse greffier
de notre corporation, celle des savetiers. Personne ne pourra rien contre
toi, mon gendre.

3.

Sandri, fils de Tajko, Tajko, de la ville de Struga, rencontra pour la


première fois Marin Krusić une heure ou deux après la fin de l'ikindi,
moment de la troisième prière musulmane de l'après-midi.
Marin Krusić avait de grands yeux bleus, plus bleus que l'eau du lac,
des bottes souples avec des franges, une culotte serrée sous les genoux et
une pèlerine chaude, un peu inutile en cette période de l'année et pour
cette région, mais tout cela révélant dès le premier regard ses origines
ragusaines et son travail avec les caravanes transportant la cire et la laine
vers Lesh et les autres villes d'Albanie.
Marin ne s'étonnait pas en regardant les barques des pêcheurs, dont
les hommes d'Emin-Aga66 examinaient les autorisations au départ vers le
lac, comme ils examineraient et pèseraient au retour avec le même zèle la
pêche rapportée. Mais si son regard n'exprimait pas l'étonnement, comme
chez des gens qui en ont vu beaucoup et ont cessé de s'étonner, ou comme
chez ceux qui n'ont rien vu et prennent tout pour normal et
compréhensible, il exprimait cependant une affliction transformée en
apathie, comme s'il ne voyait pas ce qu'il avait devant lui.
Marin Krusić connaissait en effet la situation. Bien que la ville
appartînt au sandjak d'Ohrid, le sandjak-bey d'Ohrid ne se mêlait pas des
affaires de Struga. La gestion du lac avait en effet été confiée par firman
royal à Emin-Aga, lequel en avait la jouissance, en échange de quoi il
versait annuellement quarante charges d'aspres au Trésor public. Emin-
Aga s'occupait du lac et de la rive, faisant des rondes de jour et de nuit
avec ses deux cents hommes armés. De par le firman, tout lui appartenait
autour du lac, tout ce qui volait dans le ciel, marchait sur terre et nageait
dans l'eau, et sa juridiction incluait tout ce qui était vivant, des esclaves en
fuite jusqu'aux nids de faucons, ainsi que tous les prélèvements, depuis les
taxes sur le marché, la taxe sur les pâturages, sur les vignes, sur la fumée

66 Gouverneur de Struga.
émise, l'araç et le jyzia67, et jusqu'à la plus détestée de toutes, la taxe
nommée « spenča », qui se payait encore en enfants, bien que, par le biais
de diverses voies et divers actes juridiques auprès de la charia, on eût
demandé depuis longtemps sa suppression.
Le fils de Tajko, Ibn Tajko, avait pour la pêche une autorisation
d'Emin-Aga. Sans celle-ci, nul n'avait le droit ne fût-ce que de sortir sur le
lac. Mais, toujours, lorsqu'il approchait avec sa barque pleine de poissons
des contrôleurs qui devaient lui en prendre un dixième pour le bey lui
venaient devant les yeux d'étranges visions d'endroits inconnus, d'autres
étendues poissonneuses où il pêchait seul dans son embarcation, d'autres
rives et des rames qui légères comme des ailes fendaient la surface
argentée du lac. Alors lui venaient aussi, avec ces prodigieuses visions,
quelques étranges pensées dont lui-même prenait peur, comme, par
exemple, qu'il n'appartenait à personne, n'était pas esclave, ne dépendait
même de rien, et que tout ce qu'il possédait n'était qu'à lui, tellement à lui
qu'il avait le droit, à sa guise, selon son seul désir, de le donner à ceux
qu'il aimait ou qu'il plaignait, et en aucun cas au bey qui le lui prenait de
force. Que signifiaient ces visions et ces nébuleuses pensées ? Voulaient-
elles dire qu'Ibn Tajko, tout au fond de lui, n'avait qu'un désir : s'enfuir
d'ici, disparaître dans quelque autre et meilleur monde ?
Mais comment fuir ? Avec tous ces postes de garde sur ponts et
chemins. Les hommes d'Emin-Aga ne laissaient même pas un oiseau
survoler. Ils guettaient comme des faucons. Pouvait-on laisser entrer des
haïdouks ou des brigands ? Des pêcheurs qui braconneraient, ou – Dieu

67 Taxe per capita sur les adultes mâles non musulmans qui n'étaient ni vieux ni malades.
nous en garde ! - des esclaves fugitifs ? Partout, et même sur la route de
Struga, qui passait aussi sur un pont, avec en bas tout du long des
centaines de barrages à poissons, et tous ceux qui entraient ou sortaient de
la ville payaient la taxe du marché ou la dîme du poisson. Où pouvait aller
Sandri, pour avoir une meilleure vie ? Y avait-il un pareil endroit dans le
monde ?
Le fils de Tajko avait un trait de caractère, qu'avant de rencontrer
Marin Krusić il ne prenait pas tellement au sérieux. S'il devait, par
exemple, aller aux potagers de son père sur la route d'Ohrid, il y était
arrivé avant même de partir et cueillait des pommes, et au retour il vivait
encore avec tout ce que son regard avait cueilli de là-bas. S'il devait
préparer la barque et aller pêcher une fois terminée akşam namazi68, la
quatrième prière musulmane, il savait déjà à quel endroit son filet
attraperait le plus gros banc de truites argentées, et où des carpes et des
perches. Et quand il ramait avec son compère vers ces endroits-là, et que
se réalisait ce qu'il avait imaginé, il savait déjà à quoi ressemblerait son
approche de la rive, ce qu'on lui prendrait et combien, et ce que sa mère,
la Valaque de Belica, lui dirait en maugréant, quand elle lui enlèverait son
sayon trempé. - Pourquoi Emin-Aga serait-il plus grand que le bon Dieu ?
lui dirait-elle. Si le Seigneur a créé les poissons pour les gens, il ne l'a
sûrement pas fait pour un seul homme ?
Que pouvait-il lui répondre ? Il fallait se résigner à l'évidence :
Emin-Aga n'avait pas seulement Struga et ses habitants sous son contrôle,
mais les chrétiens des sept villages autour de la ville lui appartenaient

68 La prière du soir.
aussi. Ils étaient tous tenus de pêcher pour le bey, n'avaient que cette
obligation, mais, si quelqu'un était pris à pêcher clandestinement et sans
autorisation, il était sévèrement puni. Emin-Aga vendait ensuite les
poissons à des commerçants qui venaient de la Roumélie 69entière, et
ceux-ci les transportaient dans divers vilayets, rangés dans de petits
tonneaux remplis de saumure. Et tous disaient la même chose : des truites
comme celles-là, des carpes et des perches aussi savoureuses, il n'y en
avait nulle part dans le monde. Sans parler des anguilles, qui fondaient sur
la langue comme du loukoum70.
Que pouvait dire Sandri à sa vieille mère, quand il savait cela lui-
même, et qu'il avait prévu ses paroles avant même de passer le seuil de
leur maison ?
Ainsi vivait-il à différents niveaux pour ainsi dire, portant toute la
journée dans sa tête des images absentes, pendant qu'il regardait les
images présentes, et prévoyant celles à venir avec une stupéfiante
exactitude.
Il lui arriva un jour aussi la chose suivante : il vit soudain en pensée
un grand sérail71, juste à l'embouchure du lac. Le sérail s'élevait sur un
pont de bois joignant les deux rives du fleuve qui sortait du lac. On
chuchotait, en vérité, dans Struga, que le bey avait l'intention de se
construire avec les bénéfices de la pêche un sérail encore plus grand que
le précédent, et cela juste à l'embouchure, en plein centre de la ville. Mais
qu'était-ce là maintenant, cette vision, on aurait dit la pure vérité ? Et
69 Terme employé à partir du XVe siècle pour désigner la partie de la Péninsule balkanique sous domination ottomane. (N.D.T.)
70 Confiserie d'origine turque ottomane faite d'une pâte à base d'amidon et de sucre, aromatisée et saupoudré de sucre glacé. (N.D.T.)
71 Dans l'Empire ottoman, palais d'un Sultan ou de hauts dignitaires. Le mot provient d'une variation en italien du nom persan
« saray »(N.D.T.)
lorsque le songe devint véritablement vérité, le sommeil déserta le fils de
Tajko douze nuits entières, ses paupières lui pesant pourtant comme des
rames et tout son corps tombant malade à force, épuisé par le manque de
repos. Il avait peur de lui-même et de ses images. Car on avait construit le
sérail juste à l'endroit où il l'avait imaginé, dressé sur de grands pieux
plantés dans le sol et en plein milieu d'un pont de bois qui avait douze
arches et qui était aussi long qu'une cinquantaine d' hommes à la file. Le
sérail avait une grande porte en bois, au centre du pont. Chaque soir, une
trentaine de gardes et sentinelles fermaient la porte et faisaient le guet
jusqu'à l'aube, de sorte que nul ne pouvait passer de l'un à l'autre côté de la
berge. À en être malade ! Ainsi disait sa mère, la Valaque de Belica. À en
être malade et perdre la tête, Seigneur Dieu !
Mais Marin Krusić ?
C'est ainsi justement que le pêcheur vit Marin Krusič - de la berge,
une heure ou deux après la fin de la troisième prière musulmane de
l'après-midi, baissant sur lui dans sa barque, au milieu d'une quinzaine
d'autres qui se préparaient à partir sur le lac avec les filets, un regard
empreint d'une sourde tristesse. Sandri se dit alors avec lassitude : - Voilà,
il va y avoir encore un miracle. Mais pas forcément un miracle qui me
réjouira moi aussi.

Marin dit au jeune homme, lorsque celui-ci au retour déchargea les


poissons, sortit de la barque, et, comprenant qu'il l'attendait, s'avança vers
lui, comme vers quelque chose d'inévitable, comme le destin :
- Tu es Valaque ?, lui demanda-t-il.
- Comment le sais-tu?
- N'es-tu pas du katun72 de Dolna Belica ?
- Pourquoi le demandes-tu, interrogea à son tour, en guise de
réponse, le fils de Tajko. Son père, le vieux Tajko, était en effet avec ses
moutons dans la bergerie de Gorna Belica, mais que son fils pêchât au lieu
d'être éleveur ne devait pas étonner outre mesure cet étranger. En hiver,
les troupeaux descendaient à Dolna Belica, et l'été, d'avril à septembre,
montaient vers les hauteurs de Jablanica, à mille deux cents mètres
d'altitude, vers la bergerie du village de Gorna Belica. Kaza nostrae i
muntile73, rit en lui même le fils de Tajko. La montagne est notre demeure.
- Kaza nostrae i muntile? dit soudainement aussi le Ragusain en
souriant, lisant dans sa pensée.
Le pêcheur eut un haut-le-corps:
- Comment sais tu ça ?
- Mon chemin m'a conduit là-bas, et c'est pourquoi je le sais. Je vais
chercher de la laine là où sont les troupeaux. Tu l'as peut-être entendu
dire, nous faisons le commerce de la cire et de la laine. Nous les
transportons par la Via Ignatia. Je suis invité ici par le naib 74 qui exerce les
fonctions de cadi75et qui est mon ami. Il voulait que je voie comme c'était
beau. C'est vraiment un bel endroit. Et le climat est agréable. Des vallées
vertes, des maisons avec des tuiles, des vergers, des vignes, des boutiques.
Dommage qu'il n'y ait pas de bezisten76. J'ai goûté vos fruits, un pur
72 Bergerie.
73 Dicton en langue valaque. (N.D.T.)
74 Représentant du sultan.
75 Juge musulman réglant les problèmes de la vie quotidienne.
76 Marché couvert.(N.D.T.)
bonheur !. Des pommes comme des chaudrons, des poires comme des
cloches. Les quetsches comme des boules de miel noir, je ne sais quoi dire
d'autre. Je suis allé aussi jusqu'à Ohrid, sur la grande route pavée de pierre
blanche, tout le long du lac. Huit mille pas. On a fait ça en trois heures.
Sandri ne voulait pas parler à l'inconnu d'une étrange image qui lui
apparaissait souvent. Des tours, un bazar couvert, des boutiques comme
dans les livres, des visages souriants... - Où y a-t-il un pareil bezisten,
demanda-t-il seulement.
- Il y en a un à Skopje, il y en a un à Bitola.
- Tu les as vus ?
- J'ai vu beaucoup de choses. Il y a même partout des sérails de
pachas, plus beaux les uns que les autres. À Ohrid, par exemple, le sérail
du pacha est tout en bas, près du lac, il est beau, il y a plus de trois cents
pièces, avec des hammams et des cours intérieures, différentes petites
pièces. Mais celui d'Emin- Aga, sur le pont, est une beauté semblable à
celles de Florence et de Venise. Une chose rare, te dis-je.
Le Ragusain se tut. Un sourire clignotait dans ses yeux.
- Bon, tu es donc Valaque. C'est ce que je pensais, mais j'aurais pu
me tromper.Tu es Valaque et Poisson. Un homme, mais Poisson selon
l'horoscope. Je sais, tu vas être surpris maintenant.
Le fils de Tajko agita nerveusement les pans de son pourpoint,
comme s'il allait s'envoler. Il était entré irréversiblement dans la magie.
Un inconnu, mais tellement connu. Connu d'avance. Un inconnu, qui lui
avait déjà rendu visite dans ses visions prémonitoires. Fallait-il le lui dire,
ou attendre ? Quel était, en fait, ce Marin Krusiċ ? Était-il mauvais,
corrompu, illusionniste seulement ou devin ? Le pêcheur savait, bien
qu'avec peu d'expérience d'autres régions du monde, qu'un homme venu
d'ailleurs devenait tout de suite singulier dans le nouveau milieu : s'il était
mauvais là-bas, il était ici intéressant ; bon et naïf là-bas, il devenait
suspect ; objet de risée, on le prenait pour un augure ; et, pour finir, la
singularité même dans son milieu pouvait passer ici pour un phénomène
normal. L'idée d'Ibn Tajko de se libérer du joug d'Emin-Aga portait aussi
cette incompréhensible connotation : s'il s'enfuyait d'ici, s'il changeait de
milieu, peut-être aurait-il l'air autrement là-bas, pensait-il.

- Écoute, dit Marin, on voit bien que tu n'as aucune idée de ce que
c'est qu'un horoscope. Nous sommes tous, en fait, mon ami, des animaux
ou des choses et nous sommes gouvernés par les astres. Tu es Poisson,
moi Scorpion, et d'autres sont Bélier ou Balance ou même Maison ou
Lézard, et ainsi de suite. Il y a différents horoscopes. Mais le mien, eh
bien, il dit que tu es Poisson. Tu es né au mois de Cutar 77, n'est-ce pas? Le
neuf, le dix ?
- Au mois de Sečko78, je suis inscrit le vingt-huit dans les registres.
- Donc, Poisson quand même. Je l'ai deviné à ton regard. Les
Poissons ont une lueur semblable dans les yeux. Leurs yeux sont comme
un grain de perle, ils brillent et transpercent comme des sabres. Mais chez
toi cette lueur dans les yeux est aussi comme une lumière des hauteurs. Tu
n'es donc pas d'ici, et si tu viens des montagnes, il est possible que tu sois
Valaque. Cette lumière des hauteurs est différente. comme si les yeux
77 Vieux nom macédonien pour le mois de mars, « mois des floraisons ».(N.D.T.)
78 Février, « mois du froid 'coupant', mordant ».(N.D.T.)
cherchaient une montagne, pas un lac. C'est différent quand tu regardes le
lac d'en haut, et différent quand l'éclat de l'eau trouble le tien. J'ai vu aussi
les bergeries valaques sur Galičica - là -bas viennent, n'est-ce pas, les
éleveurs de villages aussi éloignés que ceux des environs de Larissa. Je
les ai vus plusieurs fois, et donc je sais.
- Mon nom est Sandri, mais on m'appelle Ibn Tajko, d'après mon
père, dit humblement Sandri, fasciné. C'est vrai, ma mère est Valaque,
mon père est Valaque, je le suis donc moi aussi, continua-t-il, tout ahuri,
comme s'il rassemblait et cousait hâtivement les images de son rêve.
- Moi je suis Marin Krusić, et je pars demain pour l'Albanie avec la
caravane. Attends, lança soudain le Ragusain, regardant le ciel comme
frappé par la foudre, n'est-on pas en août aujourd'hui ? Oui, le quatre. Tu
es Poisson... Poisson... Eh bien, voici : aujourd'hui est pour toi un grand
jour. Tu vas avoir une surprise. Est-ce que recevoir un cadeau peut
compter pour une surprise ? fit-il en regardant Sandri du coin de l’œil,
comme s'il avait vraiment besoin de son opinion. Je ne sais pas, je ne sais
pas, mais j'avais en tout cas l'intention de t'offrir un livre, un très grand
livre. C'est comme ça, te dis-je, les astres dictent notre destin.
Ibn Tajko resta bouche bée, cependant que le Ragusain cherchait dans
la sacoche de cuir qui pendait le long de sa hanche, fouillant à l'intérieur
puis sortant de là un gros livre avec une splendide une couverture,
incrustée de fleurs et de feuilles d'argent.
- Vingt aspres, dit modestement Marin.
- Vingt aspres ?
- Ceci est la Bible, mon cher Ibn Tajko. Il n'y a que deux cents
ouvrages comme celui-là dans le monde, et, rends-toi compte, l'un d'eux
est à toi maintenant ! Sais-tu qui a la Bible chez soi ? Ton pope lui-même
ne l'a pas aujourd'hui. As-tu jamais entendu parler de Gutenberg, un
orfèvre allemand. Sûrement pas. C'est lui qui inventé la plus grande
merveille de ce siècle – l'imprimerie avec des caractères mobiles en
plomb, en étain et quelque chose d'autre encore que j'ai oublié. Sais-tu
combien de temps il a fallu à un ouvrier pour aligner les caractères d'une
seule page de cet ouvrage ? Un jour entier ! Un jour entier, mon ami,
s'écria fougueusement Marin, voyant l'ébahissement de Sandri, qui ouvrait
précautionneusement le volume, comme s'il craignait que quelque chose
n'en tombe.
- Attends, lança-t-il de nouveau, tu auras beau regarder, tu ne
comprendras sûrement rien. Les textes ne sont ni dans ta langue ni dans la
mienne. Mais reconnais-le tout de même, tenir une bible entre ses mains,
même si tu ne comprends pas les mots dedans, c'est quelque chose ! Je te
l'ai dit, ce Gutenberg était un grand homme. Il a inventé aussi l'encre pour
écrire, et il a imprimé le premier le journal de bord de Colomb après son
retour du Nouveau monde, mais le pauvre homme est quand même mort
dans la plus grande misère dans sa ville natale, il y a une dizaine d'années.
Édifiant, n'est-ce pas ? Les vingt aspres que tu vas me donner sont un
geste de charité pour aider sa malheureuse progéniture, et les dix autres
pour cet autre ouvrage que tu vas avoir l'honneur de recevoir de moi.
Le Ragusain n'avait pas encore terminé qu'il sortait déjà du sac de
cuir à sa hanche un livre plus petit, un peu plus modestement orné, mais
d'aspect agréable avec ses bordures de métal.Il ne regardait même pas le
pêcheur, comme s'il n'était pas intéressé par ses impressions et son
opinion.
- Ceci, par contre, est un livre de prières - pas besoin de te dire
comme c'est nécessaire, mon ami. Il a été imprimé à Zeta, à Obod, dans
l'imprimerie des Crnoević, et cela dans nos langues, en cyrillique. J'ai eu
l'honneur de faire connaissance avec maître Gjurać en personne ; c'est lui
qui a fait transporter l'imprimerie depuis Venise même, pour aider le
monde slave avec de semblables ouvrages. L'imprimerie a fermé il y a un
certain temps, après seulement quelques années de travail. Les ouvrages
sont restés, bien sûr, les quelques ouvrages en caractères cyrilliques. C'est
pourquoi celui-ci est quelque chose de rare et de précieux, et ce serait une
honte d'hésiter pour dix aspres. Vingt et dix – trente aspres, cher Ibn
Tajko.
Et Marin Krusić tendit la main.
Le fils de Tajko restait bouche bée, sans le moindre geste. Le
Ragusain semblait lever comme de grands rideaux devant son esprit, mais
ceux-ci retombaient lourdement, frappant l'air en soulevant la poussière et
étourdissant Ibn Tajko, l'obligeant à fermer les yeux, pour se protéger du
mieux qu'il pouvait.
- Tu m'as l'air un peu troublé, dit Marin Krusić, souriant avec
bienveillance.
Sandri leva les épaules et avala sa salive.
- Au sujet de Gutenberg, de Colomb, ou de l'atelier d'imprimerie
d'Obod ?
- Qui est ce Colomb ?
- Réglons d'abord nos comptes, mon ami, avec les trente aspres.
Et le Ragusain attendit, sortant de sa poche une poignée de petites
pièces qu'il se mit à faire sonner impatiemment.
- Merci, dit-il brièvement, mais excuse-moi, je ne vais pas avoir la
monnaie, ces pièces sont de Dubrovnik.
Et il sourit aimablement.
- Tu en as déjà vu des comme ça ?
Une ombre légère de commisération à l'égard du pêcheur changea et
adoucit soudain le comportement de Martin Krusić.
- Au sujet de Colomb, dis-tu. Eh bien, je pourrais te parler de lui jour
et nuit, car c'est un authentique Génois, un méditerranéen donc, un
homme de la mer, de mon sang. Mais laissons ça pour une autre fois. On
a découvert de nouveaux pays, Ibn Tajko, c'est cela qui compte. Un
nouveau monde. Loin de chez toi, la vie change complètement. Tu trimes
ici en esclave pour un Emin-Aga. Prends donc le bréviaire que je t'ai
donné et lis pieusement les prières, mais dis-toi bien ceci : aide-toi, le Ciel
t'aidera.
Le lourd rideau retomba, soulevant des nuages de poussière. La
lumière se renversa, le lac se déversait à l'embouchure, comme s'il
vomissait. Marin Krusić se tenait la tête penchée, et son pantalon gonflait
sous son ventre, mais il était plein de force et souriait victorieusement.
Son savoir plein d'assurance était pénible à supporter, mais il taquinait
l'esprit cependant, appelant à un long voyage.
Aussi Ibn Tajko n'osait-il pas lui avouer qu'il ne savait ni lire ni
écrire.
Marin Krusić revint à nouveau alors que le froid commençait et que
les fréquentes tempêtes sur le lac retenaient à la maison le fils de Tajko.
Celui-ci déambulait nerveusement sur la petite véranda, lorsque le
Ragusain fit son apparition.
- Salute ! lança simplement ce dernier. Reste-t-il quelque chose à
nous dire ?
Mais, dès son entrée dans la maison, on vit qu'il avait d'autres plans
et qu'il n'était pas venu tout à fait gratuitement.
- J'avais mal calculé, dit Marin. Je suis parti de Dubrovnik par un
temps magnifique, et en parfaite santé mais j'ai été retardé par la cire à
rassembler. Je suis malade à présent, ta mère pourrait-elle me faire
chauffer du lait caillé avec de la bière ou du vin bien fort, et pas mal
d'aneth. ? Ou avec du poivre seulement. J'ai le vin avec moi.
Pendant que la Valaque courait demander chez les voisins du lait et
du poivre pour l'étrange visiteur, Marin Krusić, à la façon des
commerçants et pour ne pas paraître manquer de civilité, se mit tout de
suite à parler des nouvelles méditerranéennes, l'une étant la grippe
sévissant alors dans les ports qui se trouvaient pour l'instant sous
quarantaine. - Ah ! fit-il en se mouchant bruyamment, des ports part tout
le bonheur et malheur du monde. Mon Dubrovnik, par exemple, est
vraiment pour moi le cœur de l'univers. Où que j'aille, c'est comme si tous
les chemins en partaient et y revenaient. S'il n'y avait pas les ports, les
mers, et – ma foi – le compas, nous croirions encore que la terre est plane
comme un tapis, et qu'il n'y a ni terres ni peuples inconnus de l'autre côté
de notre planète.
Marin Krusić se moucha de nouveau, s'excusant du risque qu'il y
avait qu'il transmît la grippe au pêcheur, et à la Valaque. Ainsi
recroquevillé sur lui-même, le nez gonflé et les yeux rouges, on eût dit un
autre homme : ses paroles avaient beau tenter de lui conserver son
prestige antérieur, tout son être, courbé et larmoyant, demandait
humblement de l'aide. Ibn Tajko commença insensiblement à se délivrer
du poids de leur première rencontre. Les savoirs de Marin Krusić
devenaient des savoirs accessibles, ceux d'un ami qui veut vous les
transmettre, et non pas vous asservir avec et vous écraser. Il s'ouvrit plus
librement à toutes les fantaisies de son récit sur son Dubrovnik natal, et
plus ce récit avançait, plus le pêcheur se sentait intéressé, comme s'il
devait y aller bientôt lui-même avec la caravane de Marin Krusić. Devant
cette ville s'ouvrait immédiatement la mer sans fin, émaillée des blanches
taches rondes des bateaux – les bateaux étrangers, qui venaient à chaque
instant, et ceux du pays – vieux et récents, qui sortaient des chantiers
navals parés comme des jeunes mariées. Il y avait presque trois cents
bateaux semblables qui naviguaient à travers le Méditerranéen et l'océan,
transportant les marchandises des rives de l'Asie mineure et de l'Afrique à
celles de la Flandre et de l'Angleterre. - Il y a des centaines de contrats de
commerce avec les villes du Méditerranéen et les dirigeants balkaniques,
lança Marin Krusić, et les colonies de commerce des Ragusains, comme
tu dois déjà le savoir, Ibn Tajko, sont partout dans les Balkans sous
protection spéciale.
Sandri entendit parler des remparts qui protégeaient la ville de Marin
Krusić de tous les côtés. Des remparts et des tours. Des ennemis, en
particulier des Vénitiens qui lorgnaient avidement les richesses de cette
république. Il entendit parler du duc, et de la liberté que tout Ragusain
défendait comme le bien le plus précieux, des poètes et des écrivains qui
glorifiaient celle-ci et lui dédiaient leurs œuvres en pure langue slave,
raillant ceux qui la vendaient aisément – de l'aqueduc, construit des
siècles auparavant, des hôpitaux lazaréens, de la première pharmacie
ouverte il y avait presque deux cents ans...
Marin était tout essoufflé, il suait et s'essuyait avec le mouchoir en
soie qu'il tirait de sa poche. Qu'avait-il omis de dire ? demandaient
nerveusement ses yeux écarquillés et larmoyants qui tournaient comme
des roues. Oh !, il y avait tant de choses à dire, oui. - Ne sois pas offensé,
Ibn Tajko, ajouta finalement Marin Krusić, avec circonspection.Toi, bien
sûr, tu n'es absolument pas responsable de ça, mais nous n'aurions jamais
accepté de nous trouver asservis comme vous. Jamais. Nous versons aux
Turcs une taxe tous les trois ans, mais les laisser toucher à notre liberté et
indépendance intérieure – ça jamais !
Marin Krusić se moucha de nouveau. Il rit, éternua, et il regardait
Sandri un peu moins victorieusement que s'il avait dit tout cela sans
larmoyer. Ses yeux luisaient, mais on n'aurait pu dire si cette lueur venait
de son mauvais rhume, ou de son nouveau projet, qu'il avait
vraisemblablement conçu en chemin et voulait maintenant mettre en
scène.
Lorsque la Valaque annonça toute désolée qu'elle n'était malgré tout
parvenue à trouver ni lait ni poivre, bien qu'elle eût de riches voisins,
Marin Krusić sortit de son sac une espèce de sachet rempli de grains
marron foncé, et, dans un geste de royale extravagance, dit qu'il leur
apportait du café. Il en avait apporté aussi à Emin-Aga, contre argent
comptant toutefois, mais pour eux, eh bien, gratis Ce que c'était, ils
allaient le voir bientôt. Il fallait d'abord griller les grains, puis les broyer et
les faire bouillir avec de l'eau, bien entendu. Voilà, il avait ramené ça aussi
de ses voyages. Il avait tout de suite pensé à son ami Ibn Tajko, car ce
breuvage tenait les gens éveillés, et il serait très utile à celui-ci pour les
pêches nocturnes. Les Turcs, qui évitaient l'alcool, avaient accueilli ces
graines avec joie et les préparaient pour leurs réunions les plus
cérémonieuses, mais lui-même estimait, remarqua le Ragusain en
toussant, lui-même estimait que cette boisson se servirait bientôt aussi
dans les auberges et les tavernes, et particulièrement parmi ceux qui se
disaient poètes et qui généralement, dans son Dubrovnik aussi, écrivaient
la nuit les odes à leurs bien-aimées, hurlant à la lune tels des
somnambules, ivres d'amour et de de fantasmes.
Pas un son, pas un soupir ne se fit entendre dans la petite salle. La
Valaque et son fils étaient littéralement ahuris.
La vieille tisonna cependant le feu et essaya de faire le café, après
avoir broyé les grains grillés dans son pilon à pois chiches. Comme cela
prenait tout de même trop de temps, Marin Krusić déboucha le vin
apporté et tous deux, petit à petit, le burent à jeun, attendant vainement
quelque amuse-gueule digne de ce nom.
La tourte n'arriva avec le rôti que deux heures plus tard, et le café les
aida tout de même à se dégriser et savoir ce qu'ils mangeaient, sans
blesser l'innocente hôtesse.
- Lis-tu le livre de prières que je t'ai apporté ? demanda soudain
Marin Krusić au pêcheur.
Celui-ci rougit, mais il avait à présent des forces pour avouer.
- Toi, un enfant de Kliment79, le maître de votre culture, tu ne connais
pas les lettres ? Eh bien, jusqu'à ma venue la prochaine fois, tu dois
corriger ça, pour pouvoir lire ceci à ta mère, dit brièvement le Ragusain.
- Qu'est-ce là ?
- Une recette, un onguent pour les brûlures. On le fait avec de la cire.
Il vous faudra une tasse de vin blanc, vous avez du millepertuis, et la
prochaine fois je vous apporterai de l'huile d'olive. Le pope n'a qu'à vous
la lire maintenant, mais tu la comprendras mieux à la lire toi-même.
Ainsi s'avéra-t-il que Marin Krusić n'était pas ingrat concernant
l'accueil qu'on lui avait fait et qu'il laissait plus qu'on n'en attendait de lui.

Il laissa plus en effet que ce qu'ils attendaient de lui. Il leur laissa la


grippe, mais aussi, chez le jeune homme, une incompréhensible agitation
que celui-ci ne tenta pas de s'expliquer, car la fièvre le prit avec une telle
violence qu'il dût s'aliter sur-le-champ. Notre héros divagua trois jours
durant, mentionnant une certaine Hatiçe qui l'ensorcelait sous des
voiles fins, et avec des hanches nues. Il naviguait ensuite vers un
horizon sans fin et non pas sur le lac, car il prononçait le nom de Marin
79 Saint Clément d'Ohrid (840-916), moine et écrivain, devenu évêque d'Ohrid, le plus illustre disciple des saints Cyrille et Méthode, souvent
associé à la création et surtout propagation des alphabets glagolithique et cyrillique. (N.D.T.)
Krusić, celui-ci étant apparemment son capitaine et le conduisant vers des
terres inconnues. Il demandait à boire du café, demandait aussi à boire du
vin avec les précieuses épices qu'on ne pouvait trouver, et il tremblait
encore comme si on l'avait laissé dehors dans la neige, nu, avec des
glaçons sous les aisselles.
Lorqu'il triompha de la fièvre, il ne se rappelait qu'une chose : Hatiçe.
Était-ce là quelque hanim ? Il ne pouvait expliquer à sa mère. Non, il ne
l'avait jamais vue. Il ne l'avait pas vue, et pourtant il voyait toujours
distinctement son visage et il savait par là qu'elle deviendrait son destin,
que quoi qu'il fît, où qu'il s'enfuît, il devrait la rencontrer et faire ce qui
était écrit.
Cependant, et bien qu'il eût eu connaissance avant cela de la
réalisation de ses visions prématurées, de sorte qu'il accueillait les faits
troublants avec un certain calme, l'inquiétude ne s'éteignait pas
maintenant et tourbillonnait à travers sa chair, comme si la fièvre s'était
cachée quelque part à l'intérieur, pour le surprendre à tout moment. Il était
troublé d'étrange façon. Ce n'était pas non plus la conscience qu'en face
des connaissances de Marin Krusić il s'était montré un véritable ignorant,
et qu'il devait avoir honte. Son ignorance se révoltait, demandait à briser
des barrières - elle n'avait pas honte. comme s'il se hâtait quelque part,
comme si le temps manquait. Non pour dépasser le savoir du Ragusain,
mais pour se changer soi-même. Et cela paraissait inévitable. Tout comme
l'image de cette femme. Cela semblait devoir devenir réel, même s'il
n'entreprenait rien lui-même.
Mais il le fit cependant.
Il semblait que cette dernière rencontre avec Marin Krusić fût aussi
vraiment la dernière, car une année entière s'écoula sans que celui-ci fît
son apparition. Durant tout ce temps, Ibn Tajko allait régulièrement voir le
pope de Struga, et toujours, quand il lui apportait une jeune truite en guise
de hors-d’œuvre, il demandait à ce qu'ils lisent quelque chose ensemble
dans le bréviaire, et ainsi apprenait-il chaque fois une nouvelle lettre. Au
huitième mois, il pouvait déjà lire la recette pour les brûlures que lui avait
laissée Marin Krusić et que sa mère entreprit de préparer régulièrement,
celle-ci se prouvant vraiment efficace, si bien que la vieille femme se fit
une réputation et se mît à gagner de l'argent avec. Lorsqu'Emin-Aga
entendit lui aussi parler de cet onguent et appela chez lui la vieille femme,
elle lui demanda en retour de permettre à son fils, Ibn Tajko, de quitter le
pays, car le garçon semblait comme absent ces derniers temps. Il voulait
voir le monde, il voulait apprendre plus. À quoi pouvait lui servir un
semblable vaurien, fou et somnambule ? Qu'il le laisse trouver son destin.
Elle ne lui dit rien de cette Hatiçe vue en rêve. Elle eut peur.

SECOND EXERCICE

(KALIJA, TODORA, HATIÇE)


1.

L'esclave que Mehmed-Pacha avait donné à Ibn Pajko s'appelait


Boško. C'était un pauvre diable d'une trentaine d'années, avec une bosse
dans le dos qui pointait sous sa chemise. Quand il le baigna au hammam
et vit les pustules sous ses aisselles, et que le malheureux, ne disant pas
trois mots corrects, lui parut en outre anormal, Marko écarta tout de suite
l'idée que Mehmed-Pacha, par quelque désir secret de vengeance, lui avait
donné exprès cet handicapé. Pourquoi l'eût--il fait ? se demandait
innocemment Ibn Pajko. Ce même vali, Mehmed-Pacha, l'avait appelé
chez lui trois ans auparavant et l'avait intronisé âza devant les agas et les
effendis rassemblés, le présentant en termes les plus louangeurs comme
un artisan du bazar plein de succès, un riche orfèvre du vilayet, respecté
des giaours et des Turcs, un homme sage et cultivé, et – chose la plus
importante de toutes - dévoué au gouvernement et au Sultan. Pourquoi lui
donnait-il à présent un homme comme celui-là ? Ce dernier avait-il été
choisi à la hâte ? L'avait-on choisi par malice parmi tant d'autres ? Ou
bien le vali, jugeant Marko comme du menu fretin, se jouait-il de lui avec
délectation, pour lui montrer ce qu'il était vraiment, et non ce qu'il se
croyait, pour l'humilier et le contraindre une fois de plus à se montrer
docile et reconnaissant pour tout ?
Mais l'épouse d'Ibn Pajko, la belle Kalija, tomba d'accord elle aussi
avec Marko que le vali n'avait pas fait cela volontairement. Sans enfants
comme elle l'était et souffrant beaucoup de cela, elle se découvrit dans
l'infortune de Boško la passion de protéger les faibles, le désir en fait de
la fragilité d'un enfant, qu'elle n'avait pas eu la possibilité de manifester
jusque là. Les deux vieillards étaient encore en pleine forme – son père à
elle, le bourrelier Dimo, tout comme son beau-père Pajko, qui, laissant
peu à peu la boutique et son métier à son fils Marko, l'aidait toujours elle-
même plus qu'elle ne l'aidait lui. Ainsi l'esclave Boško, capturé quelque
part au-dessus de la région de Kumanovo, perdit-il d'un seul coup à ses
yeux à elle tous ses défauts et devint-il un enfant qu'il fallait choyer et
élever avec amour.
Boško était quant à lui comme un rayon qui absorbe tout. Il allait à
travers la maison sur la pointe des pieds et il s'écoula beaucoup de temps
avant qu'il ne dise la vérité à son sujet. Il était toujours autour de Marko à
la boutique, mais surtout autour de Kalija, contemplant sa beauté avec
comme une étrange tristesse. Comment était-celle-ci ? Une beauté,
sans avoir de beaux traits. Sa lèvre inférieure était un peu en retrait et
toujours humide sur les dents proéminentes ; le nez busqué, la peau
soyeuse en vérité, mais de la couleur du safran ; des yeux d'un bleu si pâle
qu'ils en étaient presque blancs, bordés de sombres couleurs, qui se
retiraient quelque part en profondeur, vous appelant de loin. Sa voix était,
par contre, mélodieuse, attirante, harmonieusement modulée - sans parler
de l'agréable odeur de musc et d'ambre qui se dégageait d'elle. Quand
Kalija se mettait, par exemple, à repasser, faisant rougeoyer le charbon
dans le fer ; quand elle s'essoufflait à pilonner des pois chiches ; ou quand
elle levait le couvercle brûlant en sortant sur la pelle le plat de chou cuit
au four ; ou quand elle se penchait avec lenteur et émotion sur le coffre
renfermant son costume de mariée où se trouvait encore une partie de son
trousseau, alors, Boško voyait le safran de son visage devenir pivoine, et
les yeux si pâles émerger des profondeurs et se mettre à briller comme la
braise. Quand quelqu'un frappait à la porte avec le battant, elle ne se hâtait
plus à travers la cour pour lever le crochet et tirer le verrou – c'était
l'esclave qui le faisait à présent. Quand elle se frottait les cheveux avec de
l'argile, c'était lui qui lui versait l'eau chaude. Il allumait de même les
chandelles, la lampe, le poêle. Nul ne déblayait les amas de neige comme
Boško, devant la maison, tout comme devant la boutique. Quand le froid
sévissait, il préparait la cendre pour la lessive de Kalija, et quand le
bourrelier Dimo venait chez eux en été, rivalisant sous l'auvent avec Pajko
à qui mangerait le plus de pastèque, Boško les regardait en grognant de
plaisir et courait sur-le-champ rassembler les pelures et les tranches.
Il voyait tout, Boško, tout. Mais il n'était pas encore prêt à raconter
qui il était et à parler de lui.
Kalija ne réprimandait pas Boško lorsqu'il disparaissait soudainement
une heure ou deux, explorant le bazar. Boško aimait les fabricants de
literie et il restait devant leurs boutiques à regarder avidement tandis qu'ils
secouaient le coton devant ses yeux ; il aimait la rue des savetiers où on le
laissait pour plaisanter mettre une babouche gauche au pied droit ; dans la
rue des orfèvres avec de grands auvents et volets, où l'or et l'argent
brillaient et l'aveuglaient, il riait comme un fou ; mais il aimait par-dessus
tout le bezisten, propre et ordonné, aux senteurs de rose et d'encens, où
sur les pavés, devant les boutiques, ne s'étalaient pas des sandales
déchirées, des morceaux de tôle ou des clous, et il pouvait entrer par une
porte et sortir par une autre, puis revenir sur ses pas par celle-ci. Son
regard sautait d'une chose à l'autre, et il enregistrait, il absorbait tout.
Boško allait avec Kalija chercher du caillé au çömlek-pazar, du
poisson séché au balik-pazar, il se bousculait aussi dans la foule devant le
four où tout le quartier portait différents mets à cuire, depuis les pains
jusqu'aux plats de gourabiyeh80 et de tatlis, mais, avec l'apprenti de la
boutique de Marko il portait de la nourriture à celui-ci, ainsi qu'au
bourrelier Dimo, la mère de Kalija et sa belle-mère étant décédées depuis
longtemps ; il prenait toujours des mains de l'apprenti le plat recouvert
d'un linge, et, seul, le corps tendu, le portait devant lui, comme s'il portait
une charge entière de pain et de fromage, de haricots secs ou de ragoût de
bœuf, qu'il ne fallait surtout pas faire couler ou, Dieu nous en garde !,
renverser. Il aimait beaucoup aider dans la boutique du bourrelier Dimo,
encore qu'il gênât plus qu'il n'aidait. Là-bas il n'y avait pas d'apprenti, et
Boško faisait l'important, tandis que les clients, venus s'acheter une selle
neuve ou réparer l'ancienne, plaisantaient à ses dépens jusque dans l'après-
midi, quand ils devaient retourner au village. Ils lui donnaient toutes
sortes de surnoms pour les fous, venus des ruelles mal famées, mais
Boško ne se fâchait pas, bien que Kalija eût même fondu en larmes une
fois à cause de cela. Boško était plus fier encore que maître Dimo de ce
que ses selles étaient solides, tout en ne blessant les bêtes, comme
l'avaient dit plusieurs clients de la Crna Gora de Skopje, et de Blatie. Le
bourrelier jouissait d'une grande confiance auprès de ses clients - Boško le
voyait. Il vendait même parfois à crédit, tout comme Marko - l'esclave

80 Sorte de muffins. (N.D.T.)


voyait cela aussi. Ils écrivaient seulement tous deux quelque chose dans
un registre, et ne demandaient pas d'intérêts. Quand le client disait :
« Merci, maître Dimo, de m'avoir attendu pour l'argent » - ou bien :
« Merci Ibn Pajko, de ne pas me prendre d'intérêts », Boško exultait de
bonheur comme s'il avait dit cela lui-même. « Celui qui donne est plus
heureux que celui qui reçoit, lui avait dit Marko, en l'étreignant. Ce n'est
que par le travail et l'honnêteté que l'argent gagné est halam81, et non pas
haram82, mon Boško. Nul n'a jamais réussi ni eu de profit en volant ! »
Boško absorbait tout ce qu'il voyait et entendait, mais nul ne devinait
qu'il partait en cachette du bazar, et, sans que nul ne le sache, allait au
marché aux esclaves. Quand il y avait du monde là-bas, et quand il n'y
avait personne ; quand c'était jour de vente des nouveaux captifs, et quand
ça ne l'était pas ; quand il y en avait de nouveaux, et quand il n'y en avait
pas. Il y allait, puis revenait, se taisant et dissimulant, mais en lui montait
et brûlait de plus en plus le besoin de dire qui il était et ce qu'il était.

Kalija brodait magnifiquement.


L'après-midi, après avoir terminé les travaux ménager, elle s'installait
sur le čardak et, penchée sur son ouvrage tant que qu'il faisait encore jour,
elle attendait ainsi le retour de Marko, lequel lui rapportait toujours de
l'alva d'Izmir enveloppée dans du papier. Boško était habituellement assis
à ses pieds, bavant de joie quand apparaissait sur le tambour un motif
connu.
81 Béni.
82 Maudit.
Et Kalija lui disait, plongée dans sa broderie :
- Mon pauvre petit, veux-tu que je te brode une aiguière, comme
celles de ton oncle Marko ? Veux-tu que je te brode de petites lunes, un
soleil ou des oiseaux ? Ou tu veux peut-être que je te brode un petit
enfant ?
Et elle s'étonnait de voir les yeux de Boško se remplir de larmes, puis
elle en versait quelques unes elle-même, car les enfants qu'elle brodait lui
déchiraient le cœur.
Ibn Pajko venait parfois à la maison avec quelque visiteur. Que ce fût
le père de Kalija, le bourrelier Dimo, ou le pope Stavre, ou bien encore un
étranger tout ratatiné, le Hongrois Miklós, que le malheur avait conduit à
Skopje et qui, son sort ressemblant à celui de Boško, considérait Kalija
comme le seul être innocent dans cette tromperie de guerres, de conquêtes
et d'esclavage. Il était horloger, spécialiste entre autre des horloges de
beffrois. Lorsque les Osmanli conquirent son Sziget, le chef d'armée Issa-
Bey, un des trois fils du célèbre Ishak-Bey, qui mourut ensuite à Lebno
Pole dans la bataille entre les armées turque et hongroise, transporta à
Skopje l'horloge qu'il fit descendre du beffroi de Sciget. Il laissa un legs
pour qu'on construise un beffroi à Skopje aussi, et pour qu'on fît venir, de
Sziget toujours, un bon artisan pour ce genre de choses. On devait bien
payer ce dernier, pour qu'il installât comme il fallait l'horloge sur le
beffroi, et la fît sonner de façon moderne, non seulement à la turque, mais
aussi à la franca. Ainsi Miklós se trouva-t-il à Skopje, s'y trouva et y resta,
dans l'attente de sa mission. Et il reçut un bon salaire, en vérité – n'en
étant cependant pas moins esclave, n'est-ce pas ?
Miklós ne connaissait pas l'histoire de Boško, mais, s'il ne feignit pas
la débilité, ses cheveux blanchirent en une seule nuit : il se déplaçait
librement pour l'instant, il se faisait sans aucune barrière des amis dans la
ville, commençait à apprendre la langue, mais, comme dans les Contes
des mille et une nuits, il savait que, tant que l'horloge ne serait pas
installée et en état de fonctionner, sa vie à lui était en sécurité, que tous
veilleraient sur lui et le protégeraient, mais qu'ensuite il serait ce qu'il était
– un esclave à vendre. Les Turcs se seraient peut-être déjà, absolument
désintéressés de son savoir d'artisan, n'eussent été les registres avec le
legs.
Et ce fameux Miklós, à peine arrivé, regardait sur-le-champ la
broderie de Kalija pour voir ce que celle-ci avait fait ce jour-là, et avant
même de voir, se mettait à la complimenter en hongrois.
- Cela te plaît-il, Miklós effendi ? lui demandait Kalija, devinant
seulement qu'il la félicitait.
- Igen 83, disait Miklós, en claquant la langue, l'air grave et solennel.
Et parfois il hochait négativement la tête :
- Nem, nem84.
Kalija, pour lui faire plaisir, semblait s'attrister tout à coup et se
mettait soi-disant à lui expliquer :
- Mais voyons, maître Miklós, que la broderie soit bonne ou pas
dépend seulement des diseuses. Ce que celles-ci ont dit le troisième soir
se réalise toujours. J'ai fait ce qui dépendait de moi. J'ai commencé les
broderies à la pleine lune, et j'en ai fait trois, selon la coutume – j'ai jeté le
83 « Oui. »
84 « Non, non. »
première dans la Serava, qui l'a l'emportée ; j'ai brûlé la seconde dans le
feu ; et la troisième, eh bien, je vais te la donner maintenant, maître
Miklós, comme le veut la coutume. J'ai mis un quignon dans la maie avant
le coucher du soleil, je l'ai mangé au lever du soleil, j'ai frotté mes mains
dans des bassines d'argent... Et maintenant, maître Miklós, ça ne te plaît
toujours pas ?
- Nem, nem, répétait obstinément et tout joyeux le chétif petit homme.
Le jour où se produisit cette chose avec Boško ils étaient encore avec
lui et Miklós se reprit le plus vite de tous, préparé qu'il était déjà à toutes
les surprises et mésaventures, capable apparemment non seulement
d'endurer patiemment sa propre infortune, mais de soulager aussi celle
d'autrui.
Ils étaient partis montrer les environs de Skopje à Miklós, ce pour
quoi Marko avait obtenu l'autorisation de la municipalité, avec en outre un
kavass, qui les suivrait à cheval et les protégerait en cas de besoin. Marko
ayant attelé la carriole, Boško fouetta le cheval, et la voiture fonça,
d'abord jusqu'à Matka, à un bout de la vallée, puis jusqu'au monastère
Saint-Dimitri à Sušica. Pour tout dire, ils voulaient montrer au Hongrois
qu'avant les Turcs il y avait ici déjà bien des choses dont on pouvait
s'enorgueillir. Mais ils n'étaient pas encore entrés dans les gorges de la
Treska que Mikloš se mordait les lèvres.
- Quelle beauté, n'est-ce pas, ? lui dit Kalija en souriant.
- Nem, s'obstinait Miklós, et bien que regardant le souffle coupé les
hauts rochers escarpés, avec un clin d'oeil malicieux au kavass qui allait
au trot à côté d'eux.
Arrivés au monastère Saint-André, ils lui expliquèrent que celui-ci
avait été construit par le fils du roi Volkašin presque deux cents ans
auparavant.
- Ce fils a été l'un de nos premiers savants, se vantaient-ils, car son
père, le roi, l'avait envoyé étudier la médecine à l'Étranger. C'est notre
premier médecin véritablement formé, disaient-ils, pas comme les
guérisseurs et les devins d'aujourd'hui, qui trompent le pauvre monde. Y
en a-t-il des comme ça chez vous aussi, maître Miklós ?
- Nem, répondait fièrement Miklós, hochant négativement la tête.
- Et des fresques comme celles-ci ? Regarde un peu comment ils ont
dessiné le petit roi Andreja. comme si le roi Volkašin avait lui-même
voulu voir son fils sur une fresque. Y en a-t-il de semblables chez vous
aussi, à Sziget ? lui demandaient-ils, pour le taquiner un peu.
- Igen, en effet, reconnaissait Miklós, tout heureux à présent.
Ils ne se doutaient guère de ce qui allait se produire lorsqu'ils
dirigèrent la carriole de l'autre côté de la vallée, vers la montagne de
Karadžica. Dans le village de Sušica, ils descendirent avec quelques
personnes vers le monastère Saint-Dimitri, près duquel résonnait un
torrent, emportant des herbes et des branches cassées par les neiges qui
avaient recouvert cet hiver-là les arbres et les buissons d'églantine et de
sureau. Le kavass resta devant l'église et, fut-ce par respect ou fatigue,
descendit de cheval, comme pour se dégourdir les jambes, lorsque un
moine fit son apparition devant les nouveaux arrivants. Le moine aperçut
le Turc, mais ne lui prêtant aucune attention, comme s'il ne le voyait pas,
et lui tournant le dos, se mit à expliquer aux visiteurs que cette église avait
été construite par le roi Volkašin, puis achevée par son fils, le roi Marko,
notre héros et protecteur des chrétiens, disait-il, qui était mort, Dieu ait
son âme !, une centaine d'années auparavant dans le nord. Ils regardèrent
l'iconostase de pierre, allumèrent des cierges. Miklós faisait des signes de
croix et des génuflexions, lorsque le fils de Pajko fixa son regard sur le
mur, où étaient représentés Volkašin et ses deux fils le soutenant comme
deux ailes attachées à son corps exténué. Le roi Marko d'un côté et
Andreja de l'autre. Deux fils, deux colombes, deux auvents pour la tête du
père, deux fleurs odorantes sous les aisselles, comme disait la chanson
populaire.
- Deux auvents pour la tête du père ? interrogea Miklós, ne
comprenant pas.
Et Ibn Pajko s'étrangla alors. - Deux colombes, murmura-t-il.
- Et des fleurs pour sous les aisselles dit Kalija, tremblante d'émotion,
s'agrippant au bras de Marko. Oh !, mon Marko, soupira-t-elle, nous
n'avons pas eu la chance d'élever des enfants et de nous en réjouir.
Qu'avons-nous fait au bon Dieu, pour qu'il nous punisse ainsi ?
Et elle s'agenouilla devant l'icône de la sainte Vierge.
- Sainte Mère de Dieu, dit-elle, retenant ses larmes, je t'en supplie, au
nom du fils divin que tu tiens dans tes bras, jette un rayon sur moi, fais-
moi don d'un petit, pour que mes yeux cessent de pleurer. Sainte Marie
pleine de grâce, tu connais la douleur de chaque mère, aie pitié de moi
aussi.
Marko pâlit soudain. Il se retint, en vacillant au chandelier, qu'il faillit
faire tomber. Il n'avait pas la force de relever Kalija. Aussi Miklós, qui par
extraordinaire avait compris toutes ses paroles, prit-il calmement Kalija
sous les aisselles pour l'aider à se relever de sur les dalles froides. Ce
geste de compassion et de douceur attrista encore davantage la pauvre
femme privée d'enfant, et elle se mit à résister, à se traîner sur les dalles,
en sanglotant de plus belle. Le moine se signa plusieurs fois, très
embarrassé, mais sa première pensée fut apparemment non pas de
réconforter lui aussi la femme en pleurs, mais de voir ce que devenait le
kavass, lequel, intrigué par tout ce bruit, aurait bien pu - à Dieu ne
plaise !, entrer dans l'église sabre au clair. Mais l'ombre du kavass tombait
déjà en fait sur le seuil de la porte, un rayon de soleil venu du dehors
l'enveloppant tout entier et éclairant une bande jaune dans la froide
obscurité de l'église.
Alors se produisit quelque chose qui accrut encore l'inquiétude du
moine.
Boško, qui par extraordinaire n'avait pas bougé lui non plus à l'instar
de Marko, livide et la mâchoire tremblante, tomba soudain à genoux
devant son maître et lui prit la main.
- Ô cher Ibn Pajko, Ô mon maître et mon frère, s'écria-t-il, tout
frémissant et se mettant à baiser celle-ci. Ô vous aussi, vénérés saints
autour de nous, soyez témoins du secret que je gardais scellé en moi et
que je vais révéler aujourd'hui, dans ce lieu sacré.
Les gémissements de Kalija cessèrent sur-le-champ. Elle et Marko se
regardèrent. Qu'était-ce là ? Boško n'était-il pas muet ?
- Je ne suis ni fou ni débile, dit Boško. Ni muet, comme vous le
pensiez jusqu'à présent, Ô mes maîtres, Kalija et Marko. Mon âme seule
est brisée, et mon corps piétiné, parce que je suis loin de mes trois petits,
que j'ai laissés dans la grange aux mains des Ottomans. Vous pleurez de
ne pas avoir d'enfants, et moi j'ai abandonné les miens. J'ai trahi ma
femme, je ne l'ai pas protégée comme un homme doit le faire, mais je suis
parti me battre avec les Turcs, moi le fier, et elle avec mes trois fils, mes
trois blanches colombes, je les ai laissés dans la grange, sans défense et
sans homme. Dieu m'a châtié, voilà ce que je suis à présent. Qu'il me
punisse encore davantage, que je ne voie plus la lumière du jour, que je ne
connaisse plus le sommeil, que je ne connaisse plus la joie, moi, maudit
serviteur de Dieu !
Tous se tenaient figés sur place de surprise. Kalija se leva de dessus
les dalles, et elle et Marko entreprirent de relever Boško de dessus les
pierres froides. Miklós enleva son paletot, le secoua et se mit à en
envelopper l'esclave, comme s'il faisait un grand froid. Il ne comprenait
pas exactement ce qui se passait, mais le seul fait que le moine eût franchi
la porte en courant, et que l'ombre du kavass se fût éloignée, laissant la
voie libre au jaune du soleil, disait suffisamment l'émotion qui les avait
tous envahis. La rivière bruissait au dehors, les oiseaux chantaient, les
branches arrachées du sureau tournoyaient en craquant, et les sons se
faisaient de plus en plus puissants, comme si la voûte céleste se soulevait
pour leur donner plus d'espace, pour qu'ils s'entendent le plus fort
possible, comme les douleurs cachées et soudain épanchées.
Fut-ce un instant, ou une éternité ? Quelle en fut la durée ?
Quatre personnes seules dans une église. Enfants de Dieu chassés de
leur trône, avec une commune fortune et infortune, destinée par Dieu à
tous ses enfants sur cette terre, pour qu'ils se mettent en tête non pas que
si l'un est malheureux l'autre sera heureux, mais que la main divine
partage les choses avec peine, car sa paume est vaste, et jette à la fois du
bon et du mauvais de tout aux quatre vents.

Le vali était assis jambes croisées sur la carpette étendue, tous les
autres, selon le rang, se tenant debout, ou la hanche appuyée au divan de
Mehmed-Pacha. Quelle était ce majlis85 de l'hükümet, pour qu'on l'appelât
lui-même ? Ibn Pajko se sentit mal à l'aise en quelque sorte devant un si
grand nombre de beys, d'agas, de muftis86, de mullahs et d'ulémas87. Le
müdür88 et le mütesarrif89 étaient présents eux aussi, et jusqu'au cheik
derviche, Ruchid-Baba.
- Buyurunuz90, inb Pajko effendi, dit Mehmed-Pacha quand ce dernier
entra, interrompant ainsi sa conversation avec les gens présents.
Ibn Pajko salua avec respect :
- Longue vie à toi, noble et grand Pacha !
- Allah kerim. Sultana çok yaşa !91
- Le gardien m'a dit que tu m'avais appelé, grand Pacha.
Mehmed-Pacha toussota.
85 Assemblée.
86 Docteurs et interprètes du droit canonique musulman.
87 Érudits musulmans
88 Chef d'un service d'administration de district.
89 Gouverneur d'une région.
90 Terme de politesse : bienvenue, s'il vous plaît... !
91 « Dieu est grand. Longue vie au Sultan ! »
- Pour toi, en tant qu'âza, ce n'est pas la première fois que tu entres
ici. Es-tu prêt cependant à entendre ce qu'a résolu cette assemblée et
quelle décision elle a prise ? Laisse ces registres et firmans que tu as pris
avec toi. Aurais-tu encore quelque plainte en tant qu' âza?
Ibn Pajko dit en soupirant :
- Ô illustre Pacha ! Depuis que je suis devenu , je ne connais plus la
tranquillité. Je ne suis plus ni maître dans ma boutique, ni maître chez
moi. Tu le sais toi-même, je viens te trouver chaque jour avec des
requêtes et des plaintes. Notre pauvre peuple pense que si je m'engage
auprès de l'hükümet ou la charia, tout sera positivement résolu. Je n'en
dors plus. Les gens sont prêts à verser des pots-de-vin, pour voir leur
demande satisfaite.
Mehmed-Pacha soupira lui aussi :
- Nous nous comprenons parfaitement, Ibn Pajko effendi ! Par ma foi,
tu es un vrai âza. Les raïas t'aiment, et nos agas et nos beys te respectent.
Mais Ibn Pajko, quoique ne sachant pas pourquoi on l'avait fait venir,
ouvrit son registre, bien résolu à profiter de la présence de tous ces
notables.
- Voici une demande, grand Pacha, de Şusto Adem Abdullahfeta. Il
veut ouvrir une boutique pour vendre des glaces et du cherbet, et tout ce
qui va avec : aşure, sarayli, loukoum et salep92, boza93, kadayif et
baklavas. Il veut l'ouvrir à Sučutlar, près du Vardar. Il a reçu l'autorisation,
à condition de planter des saules et des peupliers le long du fleuve, tous

92 Boisson chaude orientale à base de farine d'orchis, crémeuse et saupoudrée d'un peu de cannelle, que l'on boit principalement en hiver.
(N.D.T.)
93 Boisson fermentée à base de céréales, très populaire sous l'Empire ottoman. (N.D.T.)
les trois archines et d'ici deux ans. Il fait appel maintenant.
- Voyez-moi ça ! s'exclama le mütesarrif, se frappant le genou droit
de colère.
- Süs94, là-bas ! l'interrompit le vali.
Ibn Pajko poursuivit :
- Voici l'ordonnance pour refaire la rue qui mène à Boyacilar
Meydani, mais les frais devront être couverts par les patrons des boutiques
de la rue. Et ceux-là aussi font appel, noble et grand Pacha. Ici encore, le
müfettiş95 Mehmed-Emin a envoyé un rapport au mütesarrif pour qu'on
fasse un canal de la fontaine de Papuçilar Meydani, près de la Serava, du
côté du mütevelli96 Nuriş-Aga. J'ai aussi un rapport concernant les
déchets qui s'accumulent dans le lit de la Serava... Une demande des
habitants du quartier de Yiğit-Pacha pour qu'on finisse de paver la rue...
Les tanneurs Anto, Hadji-Tomo et Dimo demandent une autorisation pour
équiper leurs boutiques …
On entendit s'élever de tous côtés des paroles de mécontentement.
- Assez, s'écria le vali. Tu es âza pour défendre les intérêts de l'État et
du sultan, et non pas ces gens de rien !
- Mais le plus important de tout, grand Pacha, c'est que toutes sortes
de crapules et de brutes ternissent la gloire du Padichah. Ainsi, hier, un
vaurien de ce genre est entré dans la boutique du bourrelier Hadji-Trifun
et l'a roué de coups. Pourquoi ? Il voulait de l'argent. Il a menacé de le
tuer. Puis il a pris sa femme, une vieille femme malade, et il l'a humiliée

94 Silence ! (N.D.T.)
95 Inspecteur.
96 Administrateur.
devant la foule rassemblée. Si elle avait été jeune, il l'aurait peut-être
emmenée à la tour, et personne n'aurait rien pu contre lui.
Le pacha cria, comme en colère :
- Qui était-ce ?
- Cet Hadji-Trifun est un ami du bourrelier Dimo, qui a donné sa fille
à Ibn Pajko effendi ! intervint l'un des Agas, pour couper court.
- Ah ! bon ? dit Mehmed-Pacha, ayant apparemment recouvré la
maîtrise de soi. Vous parlez d'une engeance ! Quel mélange dans tes
registres, Ibn Pajko effendi ! Où est maintenant cet Hadji-Trifun
bourrelier ?
- Chez lui, grand Pacha, mais...
- Et sa femme lui fait du kaymak 97 et du kadaïf98 ? Et si nous en
venions à notre affaire ? Allah bin bereket versin, mais le travail nous
attend !C'est bien pourquoi nous t'avons appelé à l'hükümet. Nous avons
décidé que tu dois te faire Turc, bitti davasi !99
Ibn Pajko resta muet de stupeur. Il ne s'attendait certes pas à cela.
- Qu'en dis-tu ? demanda le pacha en élevant le ton. Et il frappa de la
paume, car il lui sembla que la réponse se faisait trop attendre.
Ibn Pajko reprit alors ses esprits et dit, de façon à peine audible :
-Sakin100, grand Pacha !
- Sakin ? Tu n'es quand même pas un devlet duşmanlari101 ?. Tu es
des nôtres, Ibn Pajko, autant que je sache. Mais sommes-nous bien
97 Crème de lait obtenue par fermentation des matières grasses lors de la cuisson du lait de vache cru. (N.D.T.)
98 Pâtisserie feuilletée et trempée dans du sirop, réalisée à base de cheveux d'ange. (N.D.T)
99 « ... un point c'est tout ! »
100 « Ne faites pas ça !».
101 Ennemi de l'État.
informés ? Burda şaka yok !102
Ibn Pajko fit passer son poids d'une jambe à l'autre, desséché et jaune
comme ses aiguières de cuivre inachevées.
- Pardonne-moi, grand Pacha. Je ne suis pas de ceux qui changent de
chemise sans arrêt...
Mehmed-Pacha se rembrunit et leva la main vers les assistants qui
s'agitaient.
- Çikin dişeri ! Sortez !
Lorsque la grande salle de l'hükümet se fut vidée et que le kavass eut
fermé la porte, Mehmed-Pacha se tourna, apparemment radouci, vers Ibn
Pajko :
- Bak burda103, Ibn Pajko effendi ! Je te laisserai le temps, sois sans
crainte. Mais qu'on ne discute plus de cela. Tu deviendras Turc, un point
c'est tout! Je te l'ai dit : Burda şaka yok !Un vaurien de chez ton père m'a
déjà couvert de honte devant le sultan. De Kratovo, tu en as entendu
parler ? Un azgin kâfir104, par Allah, qui voulait faire le brave. En défiant
mon autorité ! Ne sait-il pas qui est le vali ? Le vali est le représentant du
sultan et il a tous les droits d'un vice-sultan qui doit protéger le pays et le
sultan lui-même. Ce garçon a quand même résolu de se mesurer à moi !
Tu as sûrement entendu parler de lui. Il se nomme Gjorgji Kratovec. Les
gens parlent de lui sous le manteau, la rumeur se répand, comme si votre
Christ était descendu de nouveau sur la terre.
- Je n'ai rien entendu, grand Pacha. Vallahi billahi !105 Mais qu'a-t-il
102 « On ne plaisante pas avec ça ! »
103 « Regarde ici ».
104 Mécréant endurci.
105 « Je le jure ! »
fait ?
- Il ne reconnaît pas Mahomet comme prophète, voilà ce qu'il a fait.
Un garçon de dix-huit ans, mais têtu comme s'il en avait cent ! Instruit,
mais aveuglé par la foi des giaours, ce diable d'enfant ! Il n'a pas voulu se
faire Turc une première fois ; une deuxième fois – non plus ; une
troisième fois – pareil. Le peuple s'est mis à bouger, a pris parti pour lui.
Et quoi, devait-on le laisser soulever le peuple, le pousser à la rébellion ?
Et c'est ainsi que des Turcs furieux, des jeunes, - je n'approuve pas, mais
c'est ce qui s'est produit – des Turcs furieux l'ont d'abord pendu au gibet,
puis l'ont jeté en plein feu Le bruit en est parvenu au loin, jusqu'aux
oreilles du sultan. Tu dois en avoir entendu parler, mais tu fais l'innocent,
comme toujours, Ibn Pajko effendi ! Si on n'agit pas tout de suite, il peut
leur venir l'idée de faire aussi un saint avec le temps de ce Gjorgji
Kratovec !
- Je ne sais rien là-dessus. Je le jure, grand Pacha.
Le pacha soupira avec lassitude.
- Bon, mais maintenant, fais attention toi aussi. Je veux que les gens
en tirent une bonne leçon. Foin de ce Gjorgji Kratovec, foin de ces
trublions ! Si tu te fais Turc, tout s 'arrangera. Qu'un vaurien le fasse, ce
n'est pas comme si tu le fais toi, sage et sensé comme tu l'es, aimé de
chacun ! Allah t'a comblé. Tu vas te faire Turc, mon ami, un point c'est
tout. Ça ne te va pas du tout d'être giaour et de n'avoir pas tous les droits
qu'ont les Turcs. Imagine – ne plus payer l'araç! Ne plus payer le jyzie !
Salamu Alaykum, Ibn Pajko effendi ! Mais si tu refuses, bak burda – la
prison est pleine de quelque trois cents giaours - il y a ceux qui n'ont pas
payé l'impôt, d'autres qui sont des esclaves, ou qui sont contre Mahomet,
ou qui ont maudit les Turcs – eh bien, si tu refuses et ne m'écoutes pas, je
les envoie tous ramer sur les galères, et j'enverrai encore autant
d'innocents giaours aux travaux forcés en Asie Mineure, puis j'installerai
chez eux des Turcs d'Anatolie. Ainsi en a décidé le majlis, un point c'est
tout, bitti davasi ! Et maintenant, réfléchis ! Je te donne jusqu'à après-
demain, deux jours et trois nuit ! Quand tu viendras, nous inscrirons ça à
l'encre, et le crieur public l'annoncera aux gens. On fera une grande fête.
On fermera le bazar, et on libérera de prison les giaours, qu'ils célèbrent
ton nom ! Inch'Allah !

La première nuit, après qu'il eut embrassé Kalija et qu'elle se fut


endormie, moite et en sueur de ses caresses, Marko resta éveillé, seul,
jusqu'au matin. Sans rien allumer, ni pin, ni bougie, ni lampe.Tel un mort-
vivant, un spectre sorti d'une tombe toute fraîche.
Des sons divers parvenaient du dehors, mais aucun ne pouvait
détourner sa pensée. Le guet faisait sa ronde en direction de la Serava,
quelques passants marchant d'un pas pressé saluaient les gardes d'un
« akşam hayrolsun », et le pavé brûlait sous leurs pieds comme le feu qui
avait consumé les os de l'héroïque habitant de Kratovo. Auberges et
tavernes se vidaient Les petits beys en goguette, de retour des combats,
désertaient les auberges et les tavernes où ils avaient fumé des narghilés
en vantant leurs exploits et brisant quelques verres. Les chants turcs
s'éteignaient peu à peu à travers les ruelles. Des femmes en sueur se
rafraîchissaient derrière les fenêtres à barreaux. Les hodjas 106des
mosquées avaient lancé deux fois déjà leur appel, regardant d'en haut dans
la nuit comme des hiboux. Mais tous ces sons avaient-ils une quelconque
importance pour ce pauvre Ibn Pajko ?
Le fil d'argent se serrait de plus en plus autour de la gorge de Marko,
mais celui-ci, bien que très troublé, réfléchissait ainsi :
- Était-ce chose facile pour le vali de me proposer ça ? C'est un
homme lui aussi. Il sait comme l'âme se révolte, comme le cerveau
humain gronde sous une telle menace. On l'a forcé, c'est pourquoi il l'a
fait. Le majlis l'a obligé, et il n'a pas pu refuser. Il me connaît bien, il
connaît mon caractère. Il ne dort peut-être pas lui-même, il cherche un
moyen de nous tirer de là, lui et moi. C'est ce Gjorgji Kratovec, Dieu lui
pardonne, c'est lui qui a tout gâché. Mais maintenant, apparaîtrai-je pire
que lui ?
Puis il se réconfortait :
- Demain est un autre jour, une nouvelle entreprise. Le vali
préviendra sûrement le Niyaz-çavuş que tout cela n'était qu'une
plaisanterie, qu'une mise à l'épreuve. Il ne dira plus « şaka yok » mais rira
seulement de ma frayeur. Il a besoin de moi en tant qu'âza, pourquoi me
ferais-je Turc ?
Puis il exhortait son cœur à s'adoucir, pensant à Mehmed-Pacha. Il se
rappelait avec compassion la honte qui avait frappé son père, Mustapha-
Pacha Bey, l'un des trois fils du célèbre Ishak-Bey, quand il avait traduit
ses frères devant la charia, défendant ses droits à l'héritage et la donation.

106 Titre donné aux enseignants et prêtres coraniques. (N.D.T.)


Ishak-Bey était non seulement un homme riche et un célèbre bâtisseur de
Skopje, mais aussi un glorieux chef militaire, qui avait péri dans les
combats près de Varna. Un fils d'Igit-Pacha Bey, qui devint le premier
gouverneur de Skopje, après que la ville eut été prise par Timurtaş-Pacha
et Mehmed-Baba pour glorifier le règne du victorieux Bajazet-Khan.
Ishak-Bey, brave et sage comme il l'était, avait non seulement amassé une
fortune, mais il avait aussi construit de nombreux édifices, religieux aussi
bien que profanes. Il avait construit la fameuse mosquée Ishak-Bey
Aladja107, mais aussi l'une des plus célèbres medresas 108 de Roumélie où
enseignaient un grand nombre d'éminents müderris109 du monde
islamique, plusieurs s110 , un mausolée et d'autres édifices encore, tels,
dans le bazar, le bezisten, le Suli-An et le Tchifte-hammam. Ce bey, avec
ses trois fils, avant que ceux-ci ne se fussent querellés, contrôlait tous les
négociants de Dubrovnik qui passaient par Skopje, et ceux-ci lui versaient
une taxe. Il avait deux trésoriers pour s'occuper de son trésor et des
revenus. Les gens les connaissaient bien: tous deux étaient le bras droit du
bey, et tous deux venaient du vakiv de Tetovo ; le plus âgé, Hadji Kemal,
fils d'Abdullah, et l'autre, plus jeune, le çeribaşi Mehmed Yusuf. Mais la
mort d'Ishak-Bey avait fait s'étendre un nuage noir sur cette famille. Et
Mehmed-Pacha lui-même, son petit-fils, tout petit à ce moment-là, savait
maintenant comment cela s'était produit et il souffrait sûrement à cause de
son père. Ce dernier, « le généreux et charitable Mustapha-Bey », comme
il était écrit sur le document, avait traduit devant l'illustre et intègre
107 Ce nom signifie « mosquée peinte »en turc, et rappelle les mosaïques décoratives qui recouvraient ses murs. (N.D.T.)
108 Écoles religieuses musulmanes.
109 Professeurs des medresas.
110 č : grande maison, en turc et dans l'Empire ottoman, palais, résidence. (N.D.T.)
tribunal de la charia son frère Issa-Bey, le plus estimé d'entre les
gouverneurs, doté de vastes connaissances, véritable mine de charité,
fierté de l'Empire et de l'Islam, et il avait dit contre celui-ci que tous les
biens - l'imaret111 et la medresa, les deux hammams, les paysans et les
livres, les bâtiments, les champs et les potagers, les boutiques et tout le
reste - avaient été légués à lui et ses frères Issa-Bey et Pacha-Bey en co-
héritage. Les témoins réunis comme l'exigeait la charia et en accord avec
son règlement avaient cependant déclaré tout autre chose : Ishak-Bey, de
son vivant, était en effet lui-même administrateur et propriétaire, mais il
avait désigné pour lui succéder après sa mort en tant qu'administrateur le
défunt Issa-Bey, et après ce dernier le meilleur de ses fils, puis les plus
méritants des fils de la génération suivante. Ceci avait été clairement
consigné au mois de Zilkade, en l'an 148 après l'Hégire du Prophète. Les
biens ne pouvaient être vendus, ni donnés en usufruit, non plus qu'en
héritage, jusqu'à ce que Dieu hérite de la terre et de ce qui était dessus.
Pour les réparations, on devait utiliser les revenus desdits vakifs.
Mehmed-Pacha rénovait, pour l'heure, la mosquée Aladja d'Ishak-
Bey, ce qui pouvait lui apporter une certaine gloire. Marko devinait
combien cela importait au vali et que celui-ci était, comme on dit, prêt à
de plus grandes entreprises – mais quelles étaient celle-ci ? Son nom était
maintenant inscrit sur la porte du côté nord de la mosquée, les gens
appelaient à présent celle-ci « la Mosquée peinte », elle avait été décorée
sur son ordre de nombreuses tuiles de différentes couleurs jusque sur le
mausolée, ainsi que d'une grande porte en bois sur le côté ouest, ornée

111 Auberge pour les pélerins. (N.D.T.)


tout entière de motifs orientaux. Mais quoi ? La mosquée d'Issa-Bey
aussi, édifiée par son fils en tant que donation, après la mort d'Issa-Bey
sur le champ de bataille de Lebno, cette mosquée aussi était belle,
construite en calcaire taillé et avec des rangées de briques : deux des
coupoles étaient recouvertes de plomb, et il y avait aussi un vestibule
avec des colonnes qui soutenaient des coupoles plus petites. Mais la
mosquée de Yahya-Pacha ne rivalisait-elle pas elle aussi avec les autres ?
Yahya-Pacha était gendre du sultan Bajazet et en tant que tel se devait de
faire quelque chose hors du rang : le minaret de sa mosquée se dressait
plus haut que tous les autres dans Skopje. Celle-ci était cependant
construite sur les fondations d'une église chrétienne, de sorte que pendant
longtemps, au grand dam des Turcs, la croix avait continué d'apparaître
sur l'édifice, les gendarmes l'enlevant au matin, et de réapparaître avec la
nuit. Mais cela aussi avait passé comme le reste, n'est-ce pas ? Seules
restaient l'amertume et la peine qu'on a à l'idée que quelqu'un est plus
habile que vous et que, quoi qu'on fasse, on n'est pas capable de se
montrer à la hauteur et d'en venir à bout.
Ibn Pajko ne sortit de ces pensées enchevêtrées que lorsqu'il vit que
Kalija s'était levée, s'étant aperçue qu'il était assis pensif dans l'obscurité.
Elle lui glissait des roses séchées et des immortelles sous les bras de la
chemise qu'il devait mettre pour la boutique. Pour qu'il résolve ses
problèmes, pour conjurer le mauvais sort, alléger et égayer sa pensée.
Marko la prit dans ses bras et la ramena vers le lit. Elle était plus
belle qu'à la lumière du jour. La chemise de lin faisait saillir sa poitrine
charnue, et ses lèvres douces et humides luisaient dans l'ombre.
- Couchons-nous, ma chère femme, lui dit-il. Nous avons eu
suffisamment de soucis aujourd'hui.
- Qu'as-tu, mon époux, dit Kalija en s'écartant, frappée d'un
pressentiment. De quels soucis parles-tu ?
Et son corps faiblit soudain, comme au souffle d'un vent mauvais.
- Ce ne sera peut-être rien, fit Marko, s'efforçant de sourire. Nous
apprendrons sûrement demain de bonnes nouvelles.
- Mais dis-moi ! demanda-t-elle, s'agrippant tendrement à son bras.
- Une drôle de chose, dit Marko. Mehmed-Pacha a réuni le conseil et
ils me demandent maintenant de me faire Turc, Kalija.
Kalija resta un moment sans dire mot. Puis elle chancela et, s'écartant
de lui, s'appuya au mur : et le mur se mit à glisser comme de la gelée et à
s'effriter comme les immortelles qu'elle serrait dans sa main.

2.

Todora était une enfant terrible. Née après neuf sœurs et un frère, elle
avait été la dernière à faire les quatre cents coups dans la maison, et ce
juste au moment où toute la famille avait appris à le supporter. Le grand
balcon de leur riche demeure était étroit pour elle ; le puits dans la cour
trop peu profond pour le seau rouillé dans lequel elle entrait encore en
chaussettes ; le petit-lait ne se buvait que directement de la cruche, et la
bouillie de maïs comme si c'était du jus de cornouille Ah, mon Dieu, quel
mauvais sort avait bien pu échoir à Ibn Bajko, pour qu'il dût combattre
sans trêve avec une telle engeance et lui servir toujours de champ de
bataille. C'était, semblait-il, saint Georges, qu'il avait trahi, qui avait
dressé son sabre vers son cou à lui au lieu de celui du dragon et
maintenant hésitait seulement sur le moment où il le lui trancherait
Todora ne boitait pas, mais elle était vilaine – une des raisons pour
lesquelles son père, le vieux savetier Josif, décida si vite de lui mettre la
bride. Ibn Bajko, dès qu'on la lui montra, se dit que cette laideur lui
convenait parfaitement. Il n'aurait pas ainsi les soucis de la beauté
féminine, laquelle fait habituellement la joie d'autrui et le tourment du
mari, celui-ci n'étant qu'un gardien aux aguets, qui la cache derrière sept
rideaux de peur qu'elle ne devienne un appât pour toutes sortes de
crapules. Mais Ibn Pajko se trompait. Todora était faite pour lui dans la
mesure où elle ne se glorifiait pas de ce qu'elle n'avait pas, mais elle
n'était pas faite pour lui avec ce qu'elle avait. Elle était riche et instruite,
ce qui la rendait hautaine et insolente ; elle était aussi bien trop gâtée,
avec ses neufs sœurs et son unique frère, lequel, par malheur, avait amené
comme épouse une petite bête à bon Dieu, Panuka, du village de
Bulačani, qui avait tellement peur de Todora qu'elle s'écartait toujours de
son chemin et rendait cette dernière encore plus redoutable.
Petre ne remarqua pas cela tout de suite, ce caractère et ce penchant à
maltraiter les plus faibles qu'elle. Mais lorsque Todora le vit lui pour la
première fois et, de haut, le transperça des yeux en demandant « Que fait
ici ce chauve ? », Petre, inconscient de ce qu'il faisait, lui rendit
bravement son regard. Bien qu'un peu choqué de cet œil méchant, mais,
résolu à ne pas lâcher l'hameçon, et à être aujourd'hui ou demain ce
qu'était le père de la jeune fille, il s'enhardit comme un chat contre une
guêpe. « Tu vas voir ce que tu vas voir, se dit-il en lui-même, je t'aurai de
toute façon, quand bien même Jana serait ta mère !112 »
La mère de Todora s'appelait véritablement Jana, mais bien qu'il se
lançât à l'assaut de Todora comme d'une tour, Ibn Bajko ne remporta
auprès d'elle qu'une seule victoire – quand il la renversa et lâcha sa
semence en elle comme un boulet de canon. Tandis que Kostadinka, dite
Koca, grandissait dans le ventre de la jeune femme, barbotant dans sa
méchanceté qui enflait comme si Todora avalait des tonnes d'air, Ibn
Bajko se rengorgeait : « Voilà, j'ai trouvé le moyen. » Mais il se trompait
encore.
Un soir, Todora lui dit :
- Qu'as-tu à te pavaner comme ça ? Tu ne vois donc pas à qui tu as
affaire ?
- Mais n'es-tu pas ma femme ! dit Petre, et il se campa sur sa hanche
malade.
- Merveille des merveilles, grimaça Todora. Notre vache aussi a bien
eu un veau, et alors, sait-on qui est le taureau ? Je ne dis pas que tu ne sois
pas un taureau, mais à qui es-tu ?

112 Expression populaire qui signifie : « Quelle que soit ton origine, ta position ! »(N.D.T)
- Vénéré saint Georges, se dit Petre en se mordant la langue, quel
monstre de femme est-ce là ! Épouvantail et dragon ! Vénéré saint
Georges, frappe ce dragon, et pas moi.
Il résolut alors de lui obéir, de ne laisser échapper que des paroles
toutes mielleuses. Cela l'amadouerait peut-être. Il avait observé que
Todora aimait ses icônes, allumait régulièrement le lumignon, fréquentait
l'église comme si elle était du pain chaud à la maison, et non pas du
vitriol, se concertant avec le pope sur tous les rites et rappelant avec
empressement à toute la maisonnée ainsi qu'aux voisins les fêtes qui
allaient avoir lieu, et il décida de manœuvrer dans ce sens, espérant que le
bon Dieu l'aiderait lui aussi. Mais elle avait beau croire en Dieu, elle ne
croyait pas que ce fût le Tout-Puissant qui lui avait envoyé Petre.
- Comme tu veux, dit-il à Todora, mais je suis depuis la naissance
esclave à jamais du feu, et Dieu seul sait que l'herbe est notre première
parure et les vers nos hôtes jusqu'à la la fin des temps.
Et il prenait un air plein d'humilité, sachant que de semblables paroles
la toucheraient, tirées qu'elles étaient d'un livre saint de l'église Saint-
Georges qu'il avait lu. Il y avait là beaucoup de livres saints, mais il ne
pouvait pas tout se rappeler, n'est-ce pas ? Il paraissait incroyablement
humble, comme baisant les fortes jambes de Todora, avec leurs talons
durs levés vers le haut .
Elle avala sa salive l'espace d'un instant, et dit ensuite :
- Je suis Todora, le sais-tu ?
- Je le sais, dit-il, la tête baissée, comme si elle allait le gifler.
Mais il ne savait pas ce que cela signifiait.
- Eh bien, tu verras quand nous monterons à Nerezi. 113 En attendant,
arrange un peu ta chemise.
Et le combat continua.
Ibn Bajko était devenu déjà greffier de la corporation des savetiers,
mais Todora, - non et non !, toujours la même obstination. Il y avait alors
à Skopje quelque quatre-vingts corporations et encore plus d'artisanats,
chaque corporation ayant son bâtiment avec plusieurs pièces, et plusieurs
auxiliaires, dont le greffier, dit « gramatik», et toutes les corporations
avaient un administrateur commun, mais être greffier, encore que d'un
savetier seulement, n'était pas une mince affaire ni un mince honneur.
Pour Todora cependant cela n'était que du vent.
Le temps passa, Noël passa, et la fève dans la galette 114,et les œufs de
Pročka115, et la croix jetée dans le Vardar 116, puis vinrent les Pâques, et
Kostadinka, dite Koca, étant sur le point de naître, Ibn Bajko espéra que,
d'un côté, la crainte concernant l'accouchement et, de l'autre, la joie
changeraient le caractère de Todora. Il prit les œufs de Pâques préparés
pour qu'on les peigne et, comme le lui avait appris son père, le vieux
Blagoja, perça un œuf, le marquant d'une rayure pour le reconnaître, et le
remplit de plâtre liquide. Il avait apporté lui-même de la rue des
marchands de couleur, pour Todora, Paunka et Jana sa belle-mère, la
couleur à base de pommes de cajou, ayant préparé aussi les pelures

113 Monastère situé sur la montagne qui domine la ville de Skopje. (N.D.T.)
114 Fêtes des Rois, « Badnik »,célébrée le 6 janvier selon le rite orthodoxe slave. (N.D.T.)
115 Fête religieuse orthodoxe, celle du « Pardon » entre les fidèles, accompagnée de nombreux rites, dont celui dit « amkanje » : un œuf dur
s'attache avec un fil au-dessus de la tête des enfants, celui qui réussit à mordre l'oeuf sera heureux toute l'année. (N.D.T.)
116 Fête religieuse orthodoxe dite « Vodici », de « voda : eau» , célébrée le 19 janvier, jour où saint Jean-Baptiste aurait baptisé Jésus-Christ
dans les eaux du Jourdain. (N.D.T.)
d'oignon et cueilli les fleurs de boutons-d'or, et il était tout heureux à l'idée
que les femmes allaient se rapprocher en accomplissant ce joyeux
coloriage, et que Todora lui lâcherait un peu la bride. Il envisageait même
pour plaisanter de casser les œufs de Todora avec son œuf à lui rempli de
plâtre. Un œuf cassé était un œuf de gagné, celui qui perdait devant
recommencer et en prendre un autre. Tel était le jeu et telle la coutume. Il
se réjouissait à l'avance de toutes les facéties, des amas de coquilles
d’œufs, des friandises préparées pour la fête, mais surtout du visage de
Todora qui s'illuminerait soudain de colère, ou de joie - c'était Pâques,
n'est-ce pas, la fête de Dieu, le temps changeait, à plus forte raison les
gens ! Mais Todora frappa avec le haut de l’œuf, frappa ensuite avec le
bas, et devina la tricherie. Elle se rembrunit tout d'abord, un nuage couvrit
ses sourcils joints, son nez doubla de longueur. Elle allait à présent
prendre le panier avec les œufs et le lui asséner sur la tête, pensa Petre, et
il se recroquevilla comme un petit animal. Mais, au lieu de cela, Todora
fondit en larmes. Tout le monde accourut pour la câliner et la réconforter,
de crainte qu'il n'arrivât malheur au petit dans son ventre. Et ainsi Ibn
Bajko resta-t-il à regarder d'en bas la haute tour sans savoir quelle échelle
mettre pour y monter.
Il se dit un jour que le bazar pouvait l'aider. Les discussions sur les
femmes et comment elles étaient, qui était venu à bout de la sienne et par
quel moyen. Le bazar était une balance pour les faiblesses humaines, les
plaisanteries et les moqueries, mais aussi un refuge pour de soi-disant
fiers-à bras qui ronronnaient comme des chats à la maison. Le bazar était
plus que tout autre chose capable de vous sauver de votre problème :
c'était un verrou qui fermait la porte du royaume des hommes, un monde
où l'on n'entrait pas en frappant et par charité, non plus qu'avec un
gourdin. Il fallait attendre et attendre sur le seuil, jusqu'à en avoir une
bosse comme une souche sur le dos. Et c'est pourquoi, d'autre part, le
peuple des femmes près de l'âtre soufflait et attisait sans cesse la force de
la braise qui couvait, car le feu s'ouvrait seul la voie : jusqu'à ce que tout
se transforme en cendre, il y avait de l'espoir pour la femme. Elle était
maîtresse absolue de la force, un geôlier aux tambours sans voix. Et nul
ne pouvait rien changer, sans son accord, depuis son seuil jusqu'à son toit.
Même pas celui qui regrettait d'être jamais entré.
Ibn Bajko apprit alors des racontars dans les boutiques qu'Hadji
Gerasima avait découvert par hasard, en creusant les fondations de sa
boutique de chandelles, une vieille tombe romaine encastrée dans la
pierre. Dans la tombe se trouvaient les os d'une femme d'âge moyen, sans
chair autant que sans âme, mais toute parée de colliers, de bagues et de
précieux bracelets. Le bazar entier jasait sur cet événement, avec aussi
force plaisanteries aux dépens du veuf Hadji Gerasim et sur la morte
exhumée, faisant de celle-ci une seconde épouse, qui lui apportait en dot
un tas de bijoux précieux.
Ibn Bajko, comme tiré par un fil secret, clopin-clopant, courut voir ce
qu'était cette histoire avec la femme : elle n'avait sûrement pas sauté des
siècles entiers sans apporter quelque nouvelle.
La tombe était toujours ouverte, car, sur ordre du majlis, le mufettiş
lui-même n'avait pas le droit de toucher à de telles choses. Hadji Gerasim
attendait les officiels et les gendarmes, mais les bijoux autour du cou et
des doigts de la femme diminuaient de plus en plus, et lorsque Ibn Bajko
se pencha sur le trou pour voir ce qu'il en était, un bracelet vola devant ses
yeux droit dans les mains du marchand de chandelles, il s'envola, s'envola
et disparut, comme le vinaigre s'évapore.
La tombe était endommagée, à cause de l'escarpement du terrain à
travers lequel coulait de l'eau, mais des plaques de granit, calées avec des
pierres, l'entouraient des trois autres côtés. La femme gisait sur le dos, la
tête tournée à droite, et les mains placées sur le ventre. Sous la tête, du
côté droit, était encore accrochée une boucle d'oreille en argent, les bouts
de son anneau ouverts, comme si la femme venait de défaire celle-ci pour
l'enlever. Elle avait à la ceinture une agrafe en métal derrière laquelle on
pouvait voir trois nœuds aplatis avec lesquels celle-ci s'attachait à la
ceinture, qui était faite de morceaux ronds et carrés décorés de motifs de
fleurs et de feuilles. Il y avait quatre bagues, avec des pierres de
différentes couleurs, qui glissaient sur les os des doigts comme des
anneaux sur une baguette de bois. Des pièces de monnaie gisaient éparses
autour du squelette, ainsi qu'un morceau de verre vert clair, avec des
lettres enchevêtrées dessinant la forme d'une croix.
- Prenons encore quelque chose, dit Hadji Gerasim. Ce pays est nous,
et les Turcs ne sont que des nouveaux- venus.
Il avança la main, enleva du doigt de la femme une bague qu'il tendit
à Ibn Bajko, et, sans les examiner, fourra les trois autres dans la poche de
ses braies.
- Regarde, dit-il en se penchant sur la bague d'Ibn Bajko. Ceci est une
pierre précieuse. Ce caillou blanc et transparent, j'en ai vu à Venise, ça
vaut autant que de l'or. On appelle ça un diamant. Ça coupe tout, et
personne ne peut le tailler. C'est pourquoi on l'a mis comme ça, sans le
polir. Mais il y a de la magie dedans, Ibn Bajko. On me l'a expliqué à
Venise, cette pierre apporte beauté, loyauté, amour et progrès en tout.
Prends-la, Ibn Bajko, qu'elle te serve en cas de besoin.
Petre attendit avec impatience la tombée de la nuit pour se retrouver
seul avec Todora. Le rituel ne changeait jamais dans la maison. Il y avait
un ordre pour se lever, pour se laver au puits, il y en avait même un pour
se mettre au lit et dormir. Tout le monde connaissait pareillement l'ordre
pour s'asseoir aux repas, car ce n'était pas une maison appartenant à des
gens de rien. D'abord s'asseyait le vieux Josif, à côté de lui à sa droite le
fils et le gendre, à gauche la vieille Jana, la bru et Todora, puis ses sœurs,
tant qu'elles n'étaient pas mariées. Le maître de maison commençait le
premier à manger, puis les autres. Durant le repas, les hommes buvaient
du vin, et les femmes - de l'eau. L'ordre voulait que les plus âgés se
couchent en premier, et après seulement les plus jeunes.
Petre dit à Todora lorsqu'ils se retrouvèrent seuls :
- Regarde ce que je t'ai apporté. Cette bague apporte bonheur, amour
et progrès. Prend-la, qu'elle t'apporte tout ce tu souhaites.
Et il lui raconta d'où il la tenait.
- Idiot, s'exclama-t-elle, comment peut-elle porter bonheur, quand elle
ne l'a pas fait pour la femme qui est morte ?
- Eh bien, bredouilla Ibn Bajko, tu sais comment c'est. Pour les uns ce
n'est pas encore la nuit, et pour les autres pas encore l'aube, trouva-t-il
pour finir.
- Ah !, fit Todora en riant, l'aube est venue pour toi depuis longtemps,
mais tu dors et tu rêves encore, mon époux !

Le jour de la Saint-Panthélémon 117, le grand martyr, où la corporation


des savetiers se rendait au monastère de Nerezi, Todora attrapa la petite
Kostadinka, dite Koca, et sortit la première devant le portail pour s'asseoir
sur le tapis installé dans le cabriolet. Chaque métier avait sa fête dans la
ville – les pelletiers fêtaient la Saint-Ilija, les chaudronniers la Saint-
Spiridon, les maraîchers et les vignerons la Saint-Athanas, les tailleurs la
Saint-Pierre, et tous invitaient ces jours-là les notables, turcs et autres ;
mais la Saint-Panthélémon des savetiers était pour Todora la plus belle
fête en quelque sorte et un honneur qu'elle estimait mériter entièrement
elle-même. Le savetier Josij avait aussi une vigne là-bas. Les anciens
Slaves appelaient les vignes en friche ou mal entretenues « nerezina »,
terme dont l'endroit avait tiré son nom, mais le raisin de Josif à Nerezi, et
d'encore un ou deux savetiers, était cependant connu à la ronde pour sa
saveur et son arôme. Les forêts de châtaigniers se dressaient sur les
collines avec leurs ombres épaisses, et les buis descendaient au loin vers
la Treska. Les balcons et les konak 118s à côté du monastère, construits par
les savetiers de Skopje et leur corporation, étaient pour Todora comme
ceux des légendes contées par sa mère et ses sœurs, ni au ciel ni sur la
terre, l’œil s'élançait de là comme s'il avait des ailes, on voyait toute la
vallée et le Vardar, et l'on volait très haut, sans jamais retomber .
117 « Le très miséricordieux ». (N.D.T.)
118 Terme d'origine turque qui désigne ici des constructions, les lieux où l'on passe la nuit dans les monastères. (N..T.)
Todora conduisit alors Petre dans l'église du saint martyr.
- Regarde, lui dit-elle, regarde et tu sauras.
- Quoi donc ? demanda docilement Petre. Mais, par malheur, il
s'appuya de nouveau sur la hanche malade, ce qui la mettait très en colère.
- Todora était la fille du roi, pauvre nigaud !
- D'un roi ? Quel roi ? s'étonna Ibn Bajko, et il claudiqua tout excité
autour d'elle.
- Le roi Aleksij Komnen. Celui qui a construit le temple du saint
martyr Panthélémon. Sa fille s'appelait Todora. Todora ! Tu vois
maintenant ?
- Bof, celui-ci n'était pas roi, fit-il.
Mais il se reprit aussitôt. Mieux valait se montrer modeste avec une
semblable harpie, mieux valait se tenir à son tablier.
Ils regardaient les fresques, tournant comme ahuris sous les murs.
Celles-ci rayonnaient sur eux comme un divin regard apportant la paix. La
Lamentation du Christ, la Descente de croix, la Présentation au temple, la
Dormition de la Vierge... L'archange saint Michel était représenté avec un
parchemin dans la main gauche, mais avec une épée dans la main droite,
et ce maudit glaive réveilla Ibn Bajko.
- Mais enfin, Todora, fit-il en se tournant vers son épouse, comment
veux-tu que je sois ?
- Comme le roi Marko, répliqua celle-ci.
- Comme le roi Marko ?
- Et pourquoi pas? S'il y a eu un homme comme lui, il peut y en
avoir d'autres.
Todora lécha ses lèvres charnues, comme si elle avait embrassé le
héros dont elle parlait.
- Mais lui avait un gourdin, voyons !
- Pour écraser les comme toi !
- Et il mangeait des fournées de pain, et buvait des barriques de vin.
- Servir un homme comme ça est un honneur, fit Todora, toute rouge
de sa hâte à répondre.
- Mais sais-tu combien de femmes il a eues ?
- Combien ? Il aimait seulement Dunja Gjuzeli !
- Voyez un peu la sotte, s'écria Petre, libéré en quelque sorte. Serais-
tu vraiment aussi naïve ? Il a eu lui aussi une femme nommée Todora, tu
ne le savais pas ?
Todora le regarda avec incrédulité, et serra Kostadinka encore plus
fort sur sa poitrine, si bien que l'enfant se mit à pleurer.
- Todora, Todora. Ce n'était en fait pas sa femme, mais celle de Grgur
Hlapen, le seigneur de Ber. Il l'a prise à Hlapen, a usé d'elle puis la lui a
rendue, et il a ensuite repris sa première femme, Elena. Fille de Hlapen.
Voilà ce que c'était ton roi Marko ! Un misogyne et un obsédé sexuel, c'est
ce que tu voudrais que je sois moi aussi ?
Kostadinka, dite Koca, se mit alors à pleurer plus fort, apparemment
à cause des yeux de Todora. Ceux-ci restaient secs comme de la poudre,
mais flambants de colère et de rage, comme si on les avait aspergés de
coriandre et de poivre rouge.
Ibn Bajko sortit de l'église, le visage lisse et blanc comme s'il sortait
de chez le barbier, frotté d'eau de rose et d'autres substances du même
acabit. Son cœur battait. Il se trouvait courageux et fort, injustement rejeté
et humilié comme il l'avait été jusque là, et jugeant qu'il avait perdu trop
de temps pour rien, clopin-clopant, il ne fit ni une ni deux, mais se dirigea
droit vers la table autour de laquelle étaient assis le mütesarrif Abdullah
Bey, les deux cadis et le mullah, le dizdar et son kethüda 119, mais aussi
l'alaybey, le commandant des sipâhis, il s'inclina brièvement, et à la
stupéfaction de tous, sans y être invité, s'assit à côté d'eux sur le tapis. Ce
n'était pas le sultan Bajazet, mais tous ces grands réunis, cela revenait au
même en quelque sorte, se dit-il.

Le pope Nikola du quartier de Ralin Panta interrogea Todora :


- Quel est ton tourment, ma fille, pour être venue de si loin jusqu'à
moi ?
Le pope Nikola n'était pas un pope très proche de Todora, pas plus
qu'il ne l'était de son père. Mais c'est justement pourquoi elle était venue
le trouver, et cela un vendredi, jour férié pour les musulmans et où un
grand nombre de leurs boutiques, près desquelles elle devait
obligatoirement passer, étaient fermées. Ma foi, elle serait bien allée
jusque chez le métropolite, tant elle était contrariée. Mais, si les Turcs
avaient tout d'abord soi-disant toléré les églises et les prêtres chrétiens,
ces derniers étaient maintenant de moins en moins nombreux. Et ce
premier métropolite, Matej, lequel avait joui d'un grand prestige même

119 Adjoint du dizdar.


auprès des notables turcs, ne se laissait pas faire et avait entretenu des
relations jusqu'avec le sultan, n'était plus là. La métropolie de Skopje et
ses paroisses avaient été rattachées à l'archiépiscopat d'Ohrid, et le
métropolite de Skopje, n'ayant où aller, végétait dans la modeste église
Saint-Jean-Baptiste, quelque part aux confins de la ville. Quelques popes
œuvraient bien encore parmi les chrétiens, un ou deux par quartier, à
Genko, Rale et Stanimir, mais eux-ci aussi fondaient comme de l'écume
de jour en jour.
Le pope Nikola, du quartier de Ralin Panta, l’œil clair et perspicace,
vit sur-le-champ que cette femme voulait l'utiliser, plus qu'elle ne le
respectait. Il vit aussi qu'elle était intelligente, et qu'elle ferait montre
sûrement de douceur, pour contenir devant lui cette force qui jaillissait
dangereusement d'elle comme d'un tuyau percé.
- Parle, ma fille, librement, lui dit-il à nouveau, comme s'il n'avait pas
deviné son jeu.
- Mon père, dit Todora avec aménité, je suis venue auprès de toi pour
un problème qui me torture, un problème que mes proches ne doivent pas
connaître. Ne te hâte pas de me juger, avant d'avoir tout entendu, car je
sais que tu me jugeras très sévèrement, comme on juge une femme qui
trahit son mari.
- Si tu as un doute concernant quelque chose, ma fille, dit le pope, tu
trouveras ici de quoi l'apaiser. Voyons, parle.
Todora fit porter son poids d'une jambe à l'autre et s'essuya
volontairement les mains à son tablier, qu'elle releva un peu, comme si
elle se préparait pour le pain béni, et le pope vit alors son ventre qui
pointait fortement vers le haut.
- Tu es enceinte, ma fille ?
- En effet, mon père. Mais ce vaurien bancal aurait mieux fait de me
frapper à coups de couteau. Honte à moi de te parler ainsi, mais je ne
chercherais pas un secours contre ce rustre, n'était le tourment qui me
ronge, mon père. Celui-ci ne fait pas seulement mon malheur à moi, mon
père. Mais le malheur de tous. Tiens, dans notre quartier, tu l'as peut-être
entendu dire, la peste est apparue depuis hier, et c'est un faible châtiment
contre nous tous qui tolérons parmi nous ce pécheur.
Todora inspira profondément.
- Tu te demanderas peut-être, mon père, quelle sorte de femme je
suis. Mais si je te dis qu'il s'est enfui du monastère de Saint-Georges-
Gorg, tu comprendras tout. Je dors avec lui, je partage le pain avec lui et il
m'a fait des enfants, mais depuis que la peste est apparue hier chez les
voisins, il ne me sort pas de l'esprit que c'est lui qui nous porte malheur,
parce qu'il a péché devant le saint, et qu'il doit recevoir la punition
méritée. Il est bon pour le chaudron, n'est-il pas vrai, mon père ?
L'éclair dans l'oeil de Todora en dit plus au pope Nikola qu'elle ne
voulait qu'on sût. S'il s'agissait de la peste, cette noire visiteuse qu'on
amenait sans cesse de l'Orient et d'Istanbul, celle-ci rôdait continuellement
à travers Skopje, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre, et tant
qu'elle n'explosait pas partout on la tenait pour un mal qu'on maîtrise.
Mais la rapidité avec laquelle Todora avait conçu la sentence révélait bien
plus. La haine a couvé longtemps, et c'est pourquoi elle trouve ainsi son
chemin, se dit le prêtre.
- Le chaudron est désormais interdit, ma fille. Peut-on faire régner la
justice en plongeant les mains liées d'un individu dans l'eau bouillante ?
Cependant, quand s'est-il enfui, dis-tu ? Car je l'ai entendu dire, les Turcs
vont maintenant s'en prendre aussi au monastère.
Mais Todora, dans sa hâte, n'entendit pas la dernière phrase.
- Quelque autre punition alors. ? Disons, pour calomnie, ou
désobéissance ?
Le Pope Nikola vit que cette femme irait jusque chez le mufti
musulman, pour accuser à tout prix son mari. Sa haine était tellement
visible, comme une tache sur la peau qui ne peut se laver pas même avec
un tuyau d'arrosage.
- La peste est en effet acharnée et impitoyable, tu dis bien, ma fille,
soupira le prêtre. Je me souviens, il y a des années de cela, elle a même
emporté le consul de Dubrovnik, Marko Vukosalić. Dieu nous préserve,
bien sûr, bien sûr !. Mais... j'aimerais te poser une question : ton mari, dis-
tu, est boiteux ?
- Oui, boiteux, mais ce n'est pas là le plus important, comme je l'ai
dit. Il a trahi le saint, c'est ça qui compte!
- Mais quel diable t'a fait le choisir, ma fille ?
- C'est mon père qui l'a choisi, pas moi. C'est comme ça chez nous.
Pas question de discuter quand il a décidé quelque chose. Il a marié mes
neuf sœurs de cette façon. Mais à présent, je suis entre tes mains. Fais ce
que tu voudras, je ne peux plus vivre ainsi.
Todora ne dit pas qu'elle espérait que le pope irait rapporter et
dénoncer Petre auprès des prêtres du monastère Saint-Georges-Gorg, pour
qu'ils enlèvent de sa vue ce rustre qui ne savait que faire des enfants. Elle
ne le dit pas, mais le pope Nikola devina et ne il fut pas peu étonné devant
ce prodige de femme qui était capable même de vivre seule, et de
s'occuper toute seule de ses enfants. Que Dieu nous garde !, se dit-il, et il
résolut de faire tourner les choses autrement.
Le pope Nikola réfléchit, puis déclara :
- Voici comment nous allons procéder, ma fille. C'est bien que tu sois
venue prendre conseil auprès de moi. Pour que ce soit bien pour lui, pour
les voisins, pour toi, et surtout pour saint Georges. Vous êtes une famille
riche, vous avez des champs, des vignes et une grande prairie. Tu diras à
ton époux de faire un don au monastère, pour le pardon de ses péchés.
Todora écarquilla les yeux :
- Un don !
- Une vigne, un champ ou un lagon. Les monastères vivent de ça. Des
dons des empereurs et des rois, serbes, bulgares et byzantins, qui se sont
succédés ici ; des riches, mais aussi des gens ordinaires, qui paient pour
des prières, pour les tombes. Comme on te l'a sûrement dit, Saint-
Georges-Gorg a été détruit et abandonné jadis, mais le roi serbe Milutin
l'a reconstruit pour son salut, et, comme cela se faisait à chaque
changement de gouvernement, a entériné lui aussi les droits et les biens du
monastère. Saint-Georges-Gorg appartient aujourd'hui depuis longtemps
au diocèse d'Hilandar, il lui donne la moitié du blé, du vin et du fromage,
et peut-être des poteries, et le mieux serait donc que vous fassiez de
même, ma fille. Pour calmer ton esprit, et pour que la faute de ton époux
lui soit pardonnée et que tes enfants ne restent pas sans père. Quant à la
peste, Dieu fasse qu'elle disparaisse, qu'elle disparaisse de ton quartier,
mais aussi de la ville, car le cimetière est devenu en vérité plus grand que
Skopje même.
Todora eut un haut-le-corps de désappointement, et l'enfant lui donna
un coup de pied dans le ventre.
- Sera-ce vraiment mieux ainsi, mon père ?
- Bien mieux, assurément. Car tu vois, ma fille, comme nous
diminuons à tout point de vue ! Je te l'ai dit, j'ai appris que les Turcs en
avaient maintenant contre Saint-Georges-Gorg. Ils veulent le ruiner.
S'approprier ses richesses. Ils vont prendre les biens et les distribuer,
comme ils ont fait jusqu'à présent, en récompense à leurs chefs de troupes.
Si les gens le soutiennent comme je t'ai dit, ce sera chose plus difficile.
Mais regarde combien nous sommes en ville. Tu parles de la peste. N'est-
ce pas pourtant autre chose qui nous détruit ? Les affaires prospèrent.
Mais pour qui ? Pour les Turcs, qui plastronnent. Il y a quelques années,
nous n'avions que trois convertis à l'islam, pour une raison ou une autre.
Or combien y en a-t-il à présent ? Ils nous ont d'abord amené des Turcs
d'Asie mineure, mais à présent la moitié des musulmans sont des gens de
chez nous, des renégats. S'il n'y avait pas les paysans qui s'installent
souvent dans notre ville, car les lois sont devenues un peu plus souples,
s'il n'y avait pas, ma fille, ces braves paysans qui ont gardé leur foi et leur
langue, notre malheur serait sans remède. C'est pourquoi, ne nous
dénigrons pas trop les uns les autres. Car, tu le vois, les Juifs aussi
remplissent nos quartiers. Avec les bateaux et les caravanes de
Dubrovnik. Ces pauvres gens ont fui l'Espagne et le Portugal pour soi-
disant gagner Salonique, mais beaucoup, en passant par Skopje, restent
ici aussi , chez nous. Que faire d'eux ? Va maintenant et porte-toi bien,
ma fille, et Dieu fasse que tu accouches sans peine.
Todora retourna chez elle en pleurant de rage. Elle n'avait rien
obtenu. Son paon allait faire la roue de plus belle, ignorant ce qu'elle
avait projeté. Il était tellement imbu de sa personne, depuis qu'il s'était
assis à la table du mütesarrif Abdullah-Bey à Nerezi, que, quand il l'avait
prise par derrière pour lui faire un deuxième enfant, il avait jeté sa
semence en elle comme le lait qu'on verse à un miséreux. Il ne voyait pas
plus loin que le bout de son nez. Il ne voyait pas que si elle ne l'aimait
déjà pas quand il était soumis, elle l'aimait encore cent fois moins
maintenant qu'il faisait le fier.
-Je veux à présent un fils, lui avait-il dit avec impudence. Gare à toi
si c'est de nouveau une fille.
Et elle priait pour maîtriser sa peur, prise dans cette trappe,les
chaînes aux pieds.
- Mon Dieu, que ce soit une fille, je t'en supplie ! Que ce soit une
fille, qu'on crève à nous trois les yeux de ce monstre.
3.

L'immense désir qu'avait le fils de Tajko de partir de Blatie pour


Skopje poussait celui-ci à mettre son projet à exécution le matin même.
Bien qu'il n'eût pas là-bas d'affaire particulière.
Habitué à suivre ses pressentiments, il ne ferma pas l’œil de la nuit :
c'était comme si un tisserand filait sans arrêt du coton près de son oreille
gauche, la droite suivant les sons réels de Blatie, les cris des hérons et le
bruit de l'eau. À la fenêtre frappait un cyprès, dont il avait fait l'horoscope
avec Marin Krusiċ la dernière fois que ce dernier était venu le voir à
Blatie, où il pêchait pour le sandjak-bey. Après des années d'absence, pour
une maladie des os, Marin Krusić séjournait à présent plus souvent à
Skopje, où il participait à la réfection et l'agrandissement du Kuršumli- an,
et il avait ainsi la possibilité de rencontrer de temps à autre le vieil ami qui
lui avait acheté près du lac une des bibles de l'orfèvre allemand, de même
qu'un bréviaire en cyrillique. Il avait jusqu'alors vendu plusieurs livres
semblables à travers tout le Méditerranéen, et, visiblement satisfait du
produit de ces ventes, il se consacrait davantage, et sans désir apparent de
profit, aux problèmes spirituels de l'ami en question - qu'il imaginait lui-
même la plupart du temps et combinait adroitement, pour connaître son
véritable secret.
La réfection du Kuršumli-an durait suffisamment pour qu'il eût appris
l'existence d'Hatiçe. Le Kuršumli-an n'était auparavant qu'un
caravansérail, qui datait d'avant la venue des Turcs et n'accueillait jusque
là que les caravanes de produits pour l'artisanat et le commerce ; il y avait
tout près des charrons et des bourreliers, des selliers et des cordiers, ce
qui convenait parfaitement pour répondre aux divers besoins des
voyageurs et des chevaux. Les Ragusains, les plus intéressés par le
commerce avec la ville, le mettaient maintenant peu à peu en état,
l'aménageant pour leur propre colonie. Tout cela durait suffisamment pour
le plus grand profit de Marin Krusić. Le temps travaillait pour lui - ou
l'inverse, si on regardait les choses de l'autre côté de la lorgnette. Durant
les travaux, lui et quelques autres Ragusains qui s'étaient attachés à la
ville avaient acheté des terrains à bas prix ; ils les avaient plantés de
vignobles et vendaient à présent du vin, mais surtout aussi la cire des
ruches alignées le long des vignes. Le Kuršumli-an avait de nombreuses
colonnes de pierres quadrangulaires, et on avait aménagé une cour
intérieur avec une fontaine ; outre les magasins et ateliers du rez-de-
chaussée, lequel était destiné aussi aux animaux, on avait aménagé aussi à
l'étage des chambres pourvues d'un âtre De nombreuses cheminées
avaient ainsi commencé à saillir de l'édifice recouvert d'une toiture de
plomb, ou de kurşun, comme disaient les Turcs. Avec plusieurs entrées en
plus de l'entrée principale, ainsi qu'une autre pour les animaux du côté de
l'est. Et Marin Krusić, qui avait intérêt à ce que les choses traînent le plus
longtemps possible, donnait sans cesse de nouvelles idées pour de petits
détails, s'occupant en même temps avec plaisir de ses vignes et de ses
vins.
Ainsi avait-il du temps même pour le cyprès qui frappait à la fenêtre
de la petite chambre du pêcheur de Struga. Il enseignait déjà au fils de
Tajko la science des horoscopes et lorsque Sandri lui dit une fois qu'il
sentait que les fleurs et les arbres pouvaient voir leur destin déterminé par
les astres, il tomba d'accord avec enthousiasme, en maître enchanté des
dons de son disciple. Il était ravi, déclara-t-il, qu'Ibn Tajko progressât si
vite. Oui, ce qu'il disait était vrai, mais les gens étaient aveugles à une
telle vérité et aux signes subtiles de la nature. - Prenons, par exemple, le
cyprès à coté de ta fenêtre. Veux-tu qu'on fasse son horoscope ? Ce sera
aussi le tien, mon vieux, car ce n'est par hasard qu'il est à côté de toi,
quand vous êtes nés tous deux le même mois.
Marin ferma comiquement les yeux, comme en transes.
- Ainsi donc : tu es fort comme lui, musclé, sauf que tu te permettras
de te remplir un peu ici, autour du ventre – j'espère, avant de rencontrer
ton Hatiçe. Les traits de ton visage sont réguliers, bien que pas très doux.
Le cyprès est né quelque part en fin février, il entre donc en mars, ton
mois. Ces êtres- là, tu le sais toi-même, ne tombent amoureux qu'une fois
dans leur vie et sont fidèles jusqu'au bout. Tu vois, pure vérité, n'est-ce
pas ? Leur vie amoureuse est très agitée. Outre cela, ils aiment la nature,
ils aiment les animaux, la chasse et la pêche. Ils veulent se frayer seuls
leur chemin dans la vie, et la chance les suit presque toujours en cela.
Quoi d'autre ? Ah, oui, ils aiment la vie familiale, ils rêvent d'avoir une
grande famille – ai-je raison ? Ils sont très vulnérables, mon ami, quand il
s'agit d'amour, et ça ce n'est pas bon ! conclut Marin Krusić avec
assurance, oubliant que c'était d'un cyprès qu'il s'agissait.
Ils parlèrent ensuite d'Hatiçe, encore que Marin Krusić eût préféré
parler des grandes découvertes contemporaines de l'humanité, dont, bien
sûr – qui d'autre sinon lui ? il avait eu la chance d'être témoin.
- Tu es vraiment impossible ! dit avec déception le Ragusain. Tu n'es
pas le seul au monde à être amoureux, mon ami. À part toi qui as toujours
devant les yeux ton Hatiçe, il y a encore beaucoup de fous du même
genre, mais l'un des plus grands et sûrement le plus célèbre est Dante
Alighieri.
- Dante..., s'écria Ibn Tajko en sursautant, comme s'il venait de
trouver son frère jumeau.
- L'Italie entière a pleuré sa Béatrice, il y a presque deux cents ans.
Sans parler de mon Dubrovnik, où tout le monde l'imite aujourd'hui. Tu ne
penses tout de même pas verser toi aussi des larmes sur un amour non
réalisé. Ton horoscope dit que la chance te sourira, mon ami. Il n'y a pas
de danger de ce genre pour toi. Dans ton cas, il suffit d'attendre.
Comme tout amoureux, Ibn Tajko aimait plus que tout lui aussi
parler sans arrêt de sa belle, l'amour étant toujours, on le sait, quand il est
encore non réalisé, avide de petites preuves. Marin Krusić se montrait un
véritable ami, et il éclairait adroitement l'ombre qui tombait sur l'image
d'Hatiçe, le fait que celle-ci était le plus vraisemblablement d'une autre
religion, avec quelques remarques pleines de bienveillance, encore qu'un
peu aventurées.
- Qu'est-ce, après tout, que la religion ? disait le Ragusain. Et en
chuchotant, comme s'il proférait quelque chose qu'il valait mieux que
Dieu lui-même n'entendît pas : - La religion est un mensonge, mon ami.
Nous sommes tous pareils devant Dieu, car Dieu est un, même quand on
l'appelle Allah. Veux-tu toi aussi devenir musulman ? Fais-le, je serai
toujours également ton compagnon. Si cette Hatiçe, inconnue de nous
jusqu'à présent, est digne de toi, et elle doit l'être selon toutes tes
attendrissantes rêveries à son sujet, elle pensera alors la même chose et il
lui sera bien égal d'être musulmane ou chrétienne.
Tout paraissait simple dans les combinaisons de Marin Krusić.
- Tiens, par exemple, dit-il, je n'ai jamais approuvé ces stupides
croisades soi-disant bénies par le Pape, qui pendant deux cents années
entières se sont dirigées avec leurs armées vers Jérusalem, pour la délivrer
du joug musulman. À Jérusalem se trouvaient les reliques sacrées du
temps de Jésus Christ ! Mais combien de victimes au nom de ce Jésus,
mon ami ! De pillages et de massacres des incroyants ! Combien de
maladies et de malheurs absurdes ! Des milliers de Juifs ont alors péri
sans aucune faute de leur part, mon ami ! Et pourtant, mon cher Ibn Tajko,
soupira pathétiquement le Ragusain, et pourtant tout mal recèle aussi un
bien, tout malheur amène aussi un bonheur. Ces sanglantes campagnes
après la chute de l'Empire romain ont en fait ouvert de nouvelles voies au
commerce vers l'est. Mon mouchoir de soie que, je le sais, tu admires tant,
serait aujourd'hui d'une autre matière, et non pas de soie, qu'on apporte
depuis lors de l'Orient avec d'autres produits.
Sandri recula soudain bouleversé, sous le coup d'une forte intuition.
- Ne serais-tu pas Juif toi aussi ? lui demanda-t-il, tout secoué.
- As-tu remarqué, dit avec une feinte distraction Marin Krusić, j'ai un
nouveau paletot. Et tu vois comment il se ferme ? Ça, ce sont des
boutonnières, et ceci des boutons. C'est la nouvelle mode. Les boutons.
On en vend déjà au bezisten, et j'ai l'intention de me mettre à le faire moi
aussi. Qu'en dis-tu - si j'en portais quelques uns à Emin-Aga, en cadeau de
ta part ?
- Tu es Juif, !dit, sûr de lui à présent, le fils de Tajko.
Marin Krusić hocha tristement la tête :
- C'est toi qui l'as dit.
Et peu après :
- Tu es Valaque, et moi Juif ? Mon cher Ibn Tajko, pourquoi tout
doit-il être nommé ?
Puis, de nouveau, avec un profond soupir :
- Les gens comme toi et moi, Ibn Tajko, pour qui les différences
n'existent pas à part la méchanceté, ces gens-là doivent sauver le monde
de ses folies.

Ibn Tajko vint à Skopje ce matin-là, dans l'espoir de voir se réaliser sa


prémonition. Qu'allait-il se produire ? Il attendait patiemment,
humblement sans nervosité. Se demandant seulement si la chance lui
sourirait, comme le disait souvent le Ragusain en plaisantant.
Il alla voir tout d'abord ces fabricants et vendeurs de boutons qui
avaient ouvert dans le bazar. Son cœur battit fortement d'émotion lorsqu'il
vit les fleurs à côté des volets de la boutique. Il y avait un pot de fleurs
placé devant chaque boutique – c'était une vieille coutume du bazar, ce
pourquoi ses ruelles étaient embaumées de senteurs enivrantes – mais
celles-ci étaient du jasmin, ce qu' Ibn Tajko prit pour un signe certain qu'il
lui arriverait quelque chose d'important. Le jasmin, avait-il appris du
Ragusain, était symbole d'ivresse amoureuse, de désir, mais aussi de
rupture. - Ce n'est heureusement qu'un rêve - rupture de quoi ?
l'encourageait une voix de l'intérieur. Il ne peut y avoir rupture si rien n'a
commencé !
Les boutons, en fait, lui semblaient ridicules, ronds comme ils étaient.
Pourquoi ronds justement ? Ils auraient pu être être à plusieurs branches,
ou en croissant de lune comme des gourabis 120 ; Mais cela présentait-il
pour lui tellement d'intérêt ? Seul le jasmin l'intéressait, les vibrations de
son important message.
Puis il se dirigea vers le fleuve. Selon son habitude près du lac, il
pataugea d'abord à quelques reprises le long de la berge et se frotta les
talons sur les roches en bordure. Il brossa de lui la poussière, secoua ses
pantalons salis par la marche, avec le sentiment de se préparer. Pourquoi il
le faisait avec tant de soin, il n'aurait su le dire, mais il s'en remettait aux
hasards, ayant appris à leur sujet aussi qu'ils avaient toujours une direction
à eux.
Il passa le pont de pierre avec ses quatorze arches et les deux tombes

120 Pâtisserie orientale. (N.D.T.)


de ses bâtisseurs sur le côté, et il regardait en direction de l'incroyable
brouhaha près du hammam de Daut-Pacha lorsque devant lui, de nouveau
par quelque hasard important, s'arrêta le gardien du pont, qui le regarda
avec colère en pleine face, comme si Ibn Tajko avait quelque intention
secrète de lui nuire à lui, qui veillait sur le pont et son entretien.
- Qui es-tu, giaour ? Durun orda !121 brailla-t--t-il hargneusement, Ibn
Tajko tardant apparemment à réagir.
Lorsque ce dernier lui eut dit confidentiellement son nom et d'où il
venait, et qu'il était par ailleurs un pêcheur au service du sandjak-bey de
Blatie, le gardien du pont prit alors un air méprisant : - Et tu viens aider
maintenant ? Tiens, ceux qui sont venus des villages se rangent là-bas !
Bon sang ! Ah !, ils sont tous là pour une église, mais si ça avait été pour
une mosquée il aurait fallu le fouet !
Et il s'écarta enfin, laissant passer le jeune homme, cependant que
commençait à se faire entendre de plus en plus le son des cornemuses, des
tambours et clarinettes.
Ce n'est qu'après avoir rejoint le groupe qu'Ibn Tajko comprit qu'on
construisait de nouveau l'église Saint-Dimitri. Le hammam de Daut-
Pacha, que ce dernier avait construit de ses propres deniers à la place de la
vieille église, en détruisant celle-ci, n'avait pas réussi jusqu'à présent à
attirer les gens, et encore moins à surpasser le Tchifte-hammam comme le
voulait tout d'abord Daut-Pacha.. Un si beau hammam, pourtant ! Avec
deux entrées - une pour les hommes à l'ouest, et une pour les femmes au
nord, avec une dizaine de coupoles, environ quinze sections séparées

121 Arrête-toi!
pourvues aussi de lavoirs, avec des fontaines, des jets d'eau chaude et
d'eau froide, et bien d'autres beautés et commodités. Daut-Pacha avait
alors annoncé qu'il fermait le hammam, au lieu de gémir sur l'argent
dépensé. Pourquoi ? Les gens s'étonnaient ; mais l'étonnement avait fait
place à l'incrédulité : des serpents seraient-ils apparus dans le hammam,
rendant sa fermeture nécessaire. L'incrédulité avait alors été remplacée par
une jubilante supposition : rien à voir avec des serpents ! C'était le saint
martyr Dimitri qui vengeait la démolition de l'église !
Quoi qu'il en fût, sur décret du majlis avait été ordonnée la
construction d'une nouvelle église « Saint-Dimitri » un peu plus bas que
son ancienne place et plus près du pont sur le Vardar. Et la cloche
temporairement accrochée à deux peupliers sonnait à présent sans arrêt,
rassemblant les fidèles.
- Ils ne savent pas ce qui les attend demain ! proféra d'un ton
menaçant l'un des gardiens de l'ordre. Geceler gebeder !122
- Puisse la fortune vous ignorer! grommela du même ton le vieillard
qui était le plus près d'eux et avait entendu ces paroles.
Un müffetiş et un onbaşi déambulaient l'air renfrogné près du groupe
de chrétiens auquel s'était joint Sandri. Ces derniers soulevaient les pierres
du tas qu'avait déchargé le moustachu venu avec un attelage de bœufs, et
ils les transportaient vers le tas près du clocher, d'où les prenaient les
maçons.
- Ho ! lança en arrêtant ses deux ânes un paysan, vraisemblablement
venu de Blatie lui aussi car il transportait des roseaux pour fabriquer les

122 Les nuits sont grosses !


nattes. Ayant déchargé les ânes sur le côté, il se mit à emplir ses hottes de
briques qu'on lui apportait dans des baquets et des paniers. - Bonne
chance, chrétiens ! cria-t-il jovialement, et il fit repartir ses ânes.
Un marchand de boza se trouvait là, vêtu d'une culotte et d'un
pourpoint de coton, un fez brodé sur la tête. Il portait un récipient à boza
en bois avec des anses jaunes reluisantes, mais aussi une cruche d'eau, et
autour de la taille une ceinture en fer-blanc avec des verres. Bozaa ! Qui
veut de la boza !
- Dieu soit loué !, dit une femme avec un fichu sur la tête et un ballot
sous le bras, en faisant un signe de croix. Elle laissa le ballot à côté du
lilas, près du clocher, et se joignit aux ouvriers.
Deux derviches regardaient fixement la scène ; d'un portail voisin
sortait une espèce de colosse avec un grand turban sur la tête et une
pelisse jetée seulement sur les épaules. Des gens passaient sur le pont, à
pied ou à cheval ; de nouveaux journaliers arrivaient, dont le fils de Tajko
avait sûrement rencontré quelques-uns en chemin aussi. Un idiot regardait
à l'écart, salivant et lançant des ordres à la file de travailleurs, portant un
faucon sur l'épaule gauche. Seymens et kavasses déambulaient à travers
la foule avec leurs bandoulières chargées de poudre. Le cabaretier du
bazar, avec un tablier blanc pas très net et un fez sur la tête, apporta du
café sur un plateau à des Turcs, lesquels, irrités par la solidarité des
giaours, se retirèrent sur-le-champ derrière la vitrine. Le portefaix Sotir,
un petit homme maigre, se mit tout de suite dans le rang pour porter. Des
jeunes gens lui tapotèrent l'épaule en souriant et l'étreignirent, et ils ne lui
demandèrent pas, comme d'autres fois où ils se moquaient de lui, de faire
sortir de la fumée de ses oreilles...
Le fils de Tajko travaillait avec vigueur, attendant le signe à venir.
Qu'avait dit Marin Krusić de la religion ? Quelque chose d'autre unissait-
il les gens ici à part la religion, ou l'entêtement était-il ici une religion, ce
même entêtement et cette même endurance qui avaient fait un saint du
martyr Dimitri ? - Jésus soit loué ! dit Sandri en lui-même , et il souleva
une trop lourde pierre, ce qui lui arracha un gémissement. Il se sentait
comme une feuille au vent, sans participation véritable à l'action, et
pourtant, vu son désir de voir se réaliser la prédiction, en accord avec un
autre engagement. Il se sentait livré au courant d'air à attendre ainsi, mais
ce courant l'emplissait malgré tout d'une matière dense qui lui était
familière .
Quand quelqu'un chuchota que de nombreux livres saints de
l'ancienne église avaient été préservés, et qu'un autre homme ajouta que
les maçons trouveraient certainement moyen maintenant de leur construire
une cachette convenable, fût-ce même sous l'autel, Ibn Tajko se rappela
avec fierté les livres de Marin Krusić. Lui aussi avait un lien avec les
livres saints, et comment ! Il lui vint à l'esprit aussi un autre livre saint, un
livre de psaumes, qu'il avait vu chez le pope de Struga, et d'où ce dernier
lui avait lu, en riant, le passage où il était écrit qu'un pauvre prêtre nommé
Danaïl avait acheté ce livre à l'écrivain public Todor, du village de Ravne,
situé près d'Ohrid, et qu'il avait payé ce livre avec les boucles d'oreilles,
données à dorer, de sa femme, avec en plus deux cailles. À qui notre
pêcheur eût-il pu dire cela maintenant ? Il était seul à le savoir. Soudain, il
se souvint avec fierté qu'enfant il avait vu les fresques peintes dans l'église
Sainte-Sophie d'Ohrid, quelques années seulement avant que les Turcs ne
la transforment en mosquée ! Son oncle transportait alors en char à bœufs
des dalles pour le parvis et l'avait pris avec lui. Il était entré bouleversé
dans l'église. Plus d'une soixantaine de patriarches, d'évêques et de diacres
le regardaient de tous les murs autour de l'autel. Ceux-ci étaient à présent
recouverts de chaux, mais lui les avait vus et se les rappelait ! Il y avait
aussi six papes romains, divers grands dignitaires de l'époque du royaume
de Samuil. Il y avait les grands maîtres de la culture slave – saint Cyrille
le philosophe, et saint Méthode, mais aussi leur disciple saint Clément,
dont il était lui-même un enfant, comme le lui avait dit une fois Marin
Krusić. Il se rappelait tout, absolument tout, bien que tout cela fût à
présent sous une épaisse couche de chaux, la coupole de l'église détruite et
aplanie avec le toit, la balustrade de l'autel enlevée, et que sur l'église se
trouvât un minaret. Voilà ce qu'était la religion. L'un passait par-dessus
l'autre. Celui qui était le plus fort.
Patiemment et laborieusement, le fils de Tajko portait maintenant des
briques, préoccupé de semblables pensées. Des pierres, de la chaux, puis
des briques. comme à Sainte-Sophie. Il ne se souciait pas de ce que la nuit
pouvait le surprendre et de ce qu'il n'avait même pas pris avec lui au
moins une petite couverture en poil de chèvre. Il n'allait tout de même pas
se trouver en compagnie des ivrognes dans les caravansérails ? Mais se
produirait-il jusque là quelque chose, doux Jésus ?
Lorsque son regard s'arrêta soudain sur le lilas en fleur, qui luttait sur
le côté avec la poussière des travaux de construction, le visage de Sandri
s'éclaira : c'était là le signe. Le lilas lui disait : la chance et cette force
extraordinaire t'aident pour tout, Ibn Tajko, pour tout ce que tu cherches et
veux atteindre. Tu as un grand cœur et tu es prêt à aider les autres. Tu
conquiers avec ta gentillesse. Ne t'inquiète pas !
Au même instant, un des bedeaux, main levée et faisant des signes,
arrêta la musique des zurlas, des tambours et des clarinettes.
Il criait :
- Chrétiens ! Le bazar ferme, les commerçants ont mis les volets !
Tous ceux bénis par Dieu vont venir ici, se joindre à nous. Bravo,
chrétiens ! Dieu est avec nous !
Alors, dans le silence qui dura très peu, avant que n'éclate le tonnerre
d'acclamations, on entendit la voix d'un Turc, richement vêtu, qui courait
le long de la rangée d'ouvriers :
- Ibn Tajko... Ibn Tajko... Y a-t-il ici un certain Ibn Tajko, pêcheur à
Blatie ? Le sandjak-bey le demande !

Le sandjak-bey ne semblait pas mécontent. Cela surprit Ibn Tajko.


Pendant qu'il montait les marches du sérail, les plus diverses prémonitions
se pressaient dans son esprit, mais aucune ne l'émut autant que la
possibilité qu'il s'approchât enfin de la femme aimée. Il jeta seulement un
rapide regard dans la cour pleine de fleurs, bien que celles-ci eussent pu à
nouveau lui dire bien des choses, car autour de la fontaine dans la cour,
une des plus belles qu'il eût vues jusqu'alors, se pourchassaient des
gamins turcs en hauts-de-chausses un peu trop larges dont ils remontaient
sans cesse la ceinture en courant, de sorte que cette image domina les
autres et l'apaisa par des présages de joie. Aussi entra-t-il presque
souriant chez le sandjak-bey, s'inclinant et le saluant à la turque, avec une
feinte humilité.
- Tu es en retard, Ibn Tajko, dit le bey, mais sans colère, avec
seulement un léger reproche.
- Le jour est à nous, illustre Bey, et la nuit aussi ! répondit
promptement le jeune homme, regardant déjà la chambre avec intérêt. Sa
maison était en pierre non travaillée, avec un toit en chaume, alors qu'ici,
approchant du bey, les pieds nus, il foulait de riches tapis persans qui
couvraient le sol. Les portes de la chambre étaient magnifiquement
sculptées, tout comme les meubles et les placards, et les plafonds en bois
en forme de baklavas, dorés et peints de couleurs diverses. Le bey était
assis jambes croisées sur l'un des sofas couverts de petits tapis rouges et
de coussins d'une blancheur de neige dans des taies empesées, et il avait
sous lui un petit matelas moelleux empli de coton. Près de lui, sur le sofa,
se trouvait un livre de vers,et un peu plus loin, presque à l'écart, un ut 123
arabe et une tamboura124.
Au lieu de déverser sur lui son mécontentement – Ibn Tajko supposait
en effet que son âme brûlait de colère à entendre cette foule chantant en
bas -, le bey faisait montre plutôt d'une inexplicable inquiétude. Le
brasero au milieu de la chambre, bien qu'éteint, éclairait sa figure du reflet
de ses bords métalliques. Le sandjak-bey avait un agréable et beau visage.
La grosse chaîne d'argent et la montre, d'argent elle aussi, qui pendait de
123 « Ut » en turc : instrument à cordes pincées, très répandu dans les pays arabes et en Turquie. (N.D.T.)
124 Instrument à cordes et à long manche. (N.D.T.)
celle-ci semblaient comme parler pour lui avec langueur et tristesse. Et la
tristesse grandissait lorsque le regard passait sur la canne, appuyée contre
le sofa près de sa hanche, un canne faite, le fils de Tajko s'y connaissait,
du plus beau bois d'églantier.
- Buyurunus, dit le bey, montrant une place au pêcheur sur le sofa en
face du sien. Il l'accueillait comme un vieil ami, sans montrer nul dégoût
de sa tenue misérable et poussiéreuse.
Ibn Tajko s'assit, touchant à peine le bord du sofa Que voulait dire
ceci de la part du bey ?. Ce dernier parlait presque parfaitement la langue
de Sandri, et il ne le cacha pas, au lieu de lui faire peur avec son turc. Se
pouvait-il qu'il fût l'un de ces enfants chrétiens enlevés par les janissaires
qui devenaient ensuite des dignitaires turcs, se demanda soudain le
pêcheur. Il ne l'avait vu -et surtout pas tel - dans aucune de ses visions
prémonitoires, pour pouvoir supposer ce qui arriverait. Mais peut-être le
bey n'était -il pas important dans les événements à venir, ce pourquoi il ne
figurait pas dans ses prémonitions, se dit le jeune homme, pour se
rassurer. Il allait devoir à présent frayer péniblement la voie vers le réel,
sans l'aide auparavant d'un pressentiment. Mais si cela voulait dire que la
récompense aussi serait plus grande ?
Le serviteur entra, apportant de l'ashure125 pour le bey et pour Ibn
Tajko, ce qui étonna encore plus ce dernier. Ils l'accueillaient comme leur
égal.
- J'ai projeté bien des fois de faire un tour à Blatie, dit soudain le bey,
pour voir ces jolis coteaux qui descendent dans la plaine. Pour voir aussi,

125 Dessert turc fait d'une mixture de graines, de fruits et de noix.


bien sûr, d'où viennent les poissons que je mange. Je n'ai
malheureusement pas pu le faire. Mon médecin me conseille les bains
dans les sources d'eau chaude de là-bas pour ma jambe, mais je n'ai
encore rien décidé. Ce diable d'Ibrahim-Aga ne fait que m'irriter, mieux
vaudrait qu'il crève ! Il a vite abandonné, il dit que Blatie est un nid
d'haïdouks. Est-ce vrai, Ibn Tajko ?
Le pêcheur reprit son sang-froid. Était-ce là pourquoi le bey l'avait
fait appeler ? Quel piège était-ce ? Comment répondre ?
Mais le sandjak-bey sourit sur-le-champ :
- N'aie pas peur. J'envoie sans arrêt des cavaliers sur la route de
Blatie. Ce n'est pas pour cela que je t'ai appelé. Il arrive qu'un de nos beys
ordonne de frapper sur les giaours, comme ça tout simplement, pour
soulager sa colère au sujet d'autre chose. Le peuple est maltraité pour
rien, bien que nous ayons besoin de lui et soyons incapables de nous
débrouiller sans lui pour les choses les plus pénibles et les plus
rebutantes. Mais qui mettra de l'ordre ? Viens ici, Ibn Tajko, viens près de
la fenêtre. Dis-moi, que vois-tu ? Tu vois toutes ces mosquées dans la
ville ? Elles se dressent comme des colonnes, elles font peur au peuple. Et
tu vois maintenant la mosquée du sultan Murat ? C'est la plus belle de
toutes. Construite sur une colline, avec un très beau vestibule, porté par
quatre colonnes de marbres. C'est le sultan Murat II, le père de Mehmed le
Conquérant, qui l'a construite en tant que legs de sa part. Sur le devant de
la mosquée, tu l'as peut-être vu, ou peut-être pas, il y a des dalles avec des
inscriptions, avec tous les noms des sultans et la date de sa construction, il
y a presque cent ans. Et maintenant, pourquoi faisons-nous cela ? Les
mosquées, les mausolées, les tekkés126... Pensons-nous que nous allons
être éternels ici, ou justement parce que nous ne le pensons pas, voulons-
nous laisser une trace ? Tu le sais certainement, le maître-artisan Husein
de Debar a pris part à la construction de la mosquée. Cela te dit-il
quelque chose ?
Le bey examina Ibn Tajko, qui, pâle à présent, regardait depuis la
fenêtre.
- Tourne-toi maintenant de ce côté-ci. Tu vois une partie de Kale,
n'est-ce pas ? Eh bien, quand je regarde, moi, voilà ce que me dit mon
esprit : là-bas, près de la Lepenec127, sur l'autre colline, tu vois l'aqueduc
en pierre et en brique avec environ deux cents arches ? C'est là que se
trouvait l'ancienne Skupi, sous les Romains. Elle a été détruite par un
tremblement de terre. Justinien a reconstruit la ville ici. Il a édifié la
forteresse, il a même installé l'archevêché. Il pensait qu'il serait éternel.
La ville a été ensuite gouvernée par votre tsar Samuil, puis par les
Bulgares, les Normands, les Serbes –pensaient-ils eux aussi être éternels ?
Ils le pensaient. Le tsar Dušan s'est même fait couronner ici, près du pont,
pour laisser son empreinte. Que pensait-il ? Ne voyait-il pas que le jour
succède au matin, et l'automne et l'hiver à l'été. C'est nous qui sommes ici
maintenant. Que devrais-je dire de nous ? Est-ce l'été, est-ce l'hiver, est-ce
le printemps ?
Le jeune homme revint vers le sofa, ne sachant quoi répondre.
- Eh bien, maintenant, je voudrais te demander aussi autre chose, dit,
toujours tristement, le bey. Je me suis fait faire une tamboura comme les
126 Sorte de monastères soufis servant de lieu de culte pour les derviches tourneurs. (N.D.T.)
127 Petit affluent du Vardar. (N.D.T.)
vôtres. J'aime l'ut, mais je voudrais aimer aussi la tamboura - comprends-
tu ?
Le bey leva les sourcils dans une grimace significative, et la tristesse
s'épandit largement sur son visage.
- Je voudrais l'aimer, te dis-je. La tamboura est à vous, je veux l'aimer
et en jouer. Mais le son que j'en tire n'est pas beau, il ne me plaît pas, on
dirait qu'il ne m'aime pas. De quelle façon doit-onl s'y prendre, le sais-
tu ?
Ibn Tajko haussa les épaules, comme après ses grandes prémonitions.
Jusqu'à quand durerait ce jeu ? Le sandjak-bey était un descendant de
Mohammed, le fait qu'il s'abaissât volontairement devant les bottes
boueuses d'un pêcheur était soit une ruse, soit le signe d'un tourment. De
quel tourment ? Ce visage affligé ouvrait-il à Sandri la voie par laquelle
celui-ci allait se rapprocher de son rêve ?
Le pêcheur avala sa salive.
- La tamboura est quelque chose de vraiment particulier, cher Bey,
dit-il doucement. Il faut d'abord, je l'ai entendu dire, qu'elle soit en bois de
cerisier, ou d'érable, et ensuite...
- Je comprends, kardeş128, dit le bey, chacun sa particularité, n'est-ce
pas ? Mais dis-moi maintenant, qui a anéanti tous ces hommes avant
nous ? Allah ou Jésus, ou la haine dans le cœur des humains ? Qui a tué et
mis en terre tous ces potentats ?
Ils approchaient, ils approchaient de quelque chose d'important. Mais
ils le faisaient très lentement. Fallait-il qu'on enlevât son habit, qu'un autre

128 Camarade.
le mît, pour égaliser les comptes et parvenir au but ? Le sandjak-bey, une
immense tristesse toujours dans les yeux, conduisait Ibn Tajko de plus en
plus loin, comme s'il le tirait par une corde.
- À quoi bon la force, dis-moi ? À quoi bon, fit-il, si l'âme humaine
ne t'ouvre pas elle-même la porte et ne t'invite pas à entrer ? Et il attira
avec la canne le livre posé sur le sofa. - Écoute ceci, kardeş, dit-il. Et sur
la page ouverte il se mit à lire un poème en turc, qu'il traduisait au fur et à
mesure pour Ibn Tajko :

Dans les langueurs de l'amour je suis parti en Roumélie


Visiter le pays de ma bien-aimée.
Avec l'aide divine j'ai pu alors là-bas
Satisfaire l'ardeur de mon désir
Sans rougir de honte.
Alors qu'auparavant les larmes coulaient de mes yeux
comme le Vardar à travers Skopje.

Ibn Tajko vit ses mains qui tremblaient. Elles ne lui obéissaient pas,
elles avaient une pensée à elles, différente, qui pénétrait plus loin qu'il
n'était pour le moment capable de le comprendre. Mais, visiblement, elles
étaient déjà parvenues au but. Son être entier perçut ce signe du destin et
se mit à trembler comme ses mains. comme s'il avait lui-même proféré ces
mots ! Il était arrivé avec le désir dans son cœur, il était arrivé où il fallait,
il devait maintenant se calmer, accepter le calme, et essuyer ses larmes.
- Tu penses que ce sont tes propres paroles ? dit le bey, regardant
Sandri avec perspicacité. - Eh bien, je pense moi aussi la même chose.
Mais, vois un peu le prodige ! - elles ont été écrites par quelqu'un de tout à
fait autre, le poète turc Dülger-zâde Mehmed effendi. Celui-ci a d'abord
étudié à la medresa de notre ville, puis il a lui-même enseigné à Tire,
Bursa, Adrianople et Istanbul. Quelle importance qu'il soit Turc ? Ces
frémissements de son cœur ne te disent-ils pas que notre âme à tous est
pareille, Ibn Tajko ?
Ils se regardaient tous deux dans la pièce assombrie, et leurs yeux
brillaient comme des braises. Étaient-ils amis ou ennemis ? Ouvriraient-ils
enfin le dernier vantail qui les empêchait de se voir mieux ? Qui le ferait
le premier ? Ne se tromperait-il pas s'il le faisait ?
L'obscurité entrait du dehors par la fenêtre et le serviteur vint allumer
la lampe à huile qui pendait au milieu de la chambre sous un grand abat-
jour blanc. Ils étaient arrivés au but, oui . Le pêcheur le savait. Ses mains
cessèrent de trembler. Un moment de patience seulement et il saurait où il
était parvenu.
Le bey laissa finalement échapper un profond soupir .
- Je vais te dire à présent pourquoi je t'ai appelé et que cette longue
conversation n'était pas sans motif, bien qu'elle n'ait pas été facile pour
moi, sache-le.
Il frappa deux fois dans ses mains et fit un signe au serviteur qui était
apparu sur-le-champ.
- Ma plus jeune épouse, la plus chère à mon cœur, s'est brûlée avec
une bassine d'eau bouillante il y a deux jours au Tchifte-hammam. Nous
avons dix hammams dans le sérail, mais elle préfère aller se baigner tous
les mardis au Tchifte-hammam avec son escorte. Les bavardages entre
femmes, les rires, et ce genre de choses. Ne me demande pas pourquoi je
lui ai donné la permission. Tu as entendu tout à l'heure les paroles de
Dülger-zâde effendi. Nul besoin d'une autre explication. Ma femme ne va
ni au Klizar-hammam, près de la mosquée de Yahia-Pacha, où seules se
baignent des jeunes filles et des femmes, ni au Seki-hammam, qui est
assez isolé et, comme tu le sais, dans le quartier des teinturiers. Elle veut
aller au Tchifte-hammam, un point c'est tout. Je me suis dit – c'est un legs
de notre grand Ishak-Bey, un grand hammam, l'air y est agréable, les murs
ne suintent pas, il n'y a pas d'humidité – qu'elle y aille ! L'air est agréable
et les murs ne suintent pas, oui mais voilà, des femmes l'ont par mégarde
aspergée d'eau bouillante. Elle fait pitié à présent, elle ne peut pas le
supporter et moi non plus. Elle a mal, et j'ai mal, tiens, ici, moi aussi. Et
c'est pourquoi, kardeş, c'est pourquoi je t'ai appelé. Tu es connu pour tes
onguents contre les brûlures. Mon médecin, ce diable d'Ibrahim-Aga, l'a
enduite d'huiles et de glaise, il lui a lu des passages du Coran, mais la
peau se parchemine. Il espère toujours la guérir, mais je ne veux plus
attendre en vain. Y a-t-il un remède, dis-le moi maintenant ! implora-t-il
pour finir.
La porte s'ouvrit et dans la chambre entra une femme voilée vêtue de
pantalons de velours bleu, avec un gilet brodé d'argent sur une chemise de
soie. Le fichu sur sa tête, bordé d'une chaîne de médailles d'or, et celui
autour de sa taille, orné d'autres breloques qui tintinnabulaient,
embrouillèrent les pensées du fils de Tajko.
- Je veux un serment de ta part, dit le sandjak-bey, ayant accompagné
d'un signe de tête attristé le profond soupir poussé par Sandri . Je veux un
serment, te dis-je. Aucun homme n'a jamais posé les yeux sur mon épouse
jusqu'à maintenant. Celui que nous allons prêter sera inscrit en toutes
lettres, et si tu le violes, tu seras traduit devant l'hükümet 129, Allah m'est
témoin.
- Que son règne soit éternel, dit le fils de Tajko solennellement et
reprenant son sang-froid.
Et le sandjak-bey enleva alors le fichu de sa plus jeune femme et
dénoua son gilet brodé d'argent.
Le cou blanc comme la neige ainsi que l'épaule laiteuse et une partie
de la joue gauche étaient sillonnés de plis douloureux et enflammés.
Ibn Tajko leva son regard vers le visage de la femme et il la reconnut.
Hatiçe.

Elle n'était pas belle. Le nez retroussé, qui rendait la douceur du


visage enfantin encore plus enfantine, atténuait l'impression des sourcils
drus et des épais sourcils, qui du haut du visage luttaient déjà avec celui
qui le regardait. Serrés, froncés, ils auraient suscité la crainte et
l'hésitation chez celui-ci, n'eût été ce regard de poisson, humide et calme
qui montrait clairement que seule une forte peur, douleur ou passion
pouvait la sortir de sa torpeur. Cependant, et malgré la sauvagerie avec
laquelle au premier instant elle le tint à distance, ou peut-être justement à
cause de celle-ci, il sentit la puissante attraction de ce corps. Un spasme

129 Les autorités. (N.D.T.)


inattendu contracta son cœur. Hatiçe. Telle était donc l'Hatiçe si
longtemps attendue ?
Aux bords des brûlures, la ligne rouge et douloureuse de chair
tuméfiée longeait une peau douce et soyeuse, lisse comme les flancs d'une
belvica 130. Fasciné, le pêcheur posa les doigts sur celle-ci, serrés comme
pour le geste sacré du signe de croix. Dans la pénombre de la chambre,
éclairée seulement à présent par le cercle de la lampe, il la touchait
précautionneusement, millimètre par millimètre, sachant que jamais plus
il ne lui serait donné de le faire. Le bey, s'appuyant sur sa canne, le suivait
du regard en fronçant les sourcils. Sandri toucha d'une main les plis de la
chemise de la jeune femme, et posa l'autre sur son dos, la promenant de
haut en bas, à plusieurs reprises, sentant les frêles protubérances de ses
vertèbres. Le dos de la jeune femme était comme du velours, son oreille
frémissait comme dans l'attente déjà de ses caresses. Encore un peu
jusqu'à la taille, et l'imagination enflammée du jeune homme lui fit
clairement percevoir son murmure de jouissance, comme le ronronnement
d'un chat. La silhouette mince et gracile lui rappelait un jeune poisson,
mais s'il l'avait attiré sur sa poitrine, ce corps d'anguille n'eût pas cédé, il
se serait tordu, lisse et gluant. Quelque chose d'étrange vibrait à
l'intérieur : un bruit de source, le ronflement d'un feu. Avait-elle peur de
lui ? L'avait-elle vu déjà en rêve et le reconnaissait-elle ? Glissant sur
l'épaule comme sur des écailles, puis sur la douceur de la poitrine, il sentit
la masse granuleuse qui tremblaient en grappes, pleine d'hydromel. Il
monta jusqu'au cou, vers le visage : les pommettes saillantes, comme deux

130 Petit poisson d'eau douce , espèce endémique localisée dans le lac d'Ohrid.
quartiers de grenade, surplombaient la douce ligne autour des lèvres,
flamboyantes et entrouvertes non dans la peur de la douleur qui suivrait
mais de la passion qui les déformerait. Comme il aurait voulu l'embrasser
et jouir. comme il l'eût touchée tout entière, explorée du dehors et de
l'intérieur, pour la goûter et découvrir totalement ! Il la connaissait d'avant
déjà, et il était maintenant attiré par ce qu'il avait vu, comme s'il avait
réussi enfin à mettre l'image dans un cadre approprié pour la regarder de
près.
Lorsqu'il toucha sa taille, elle le prit soudain par le coude, comme si
elle voulait l'arrêter, parce qu'elle l'avait trop bien compris. Un raz-de-
marée inonda au même instant le corps tout entier du jeune homme,
hérissant sa peau. Tous ses pores s'ouvrirent vers elle dans l'attente.
Complètement étourdi lui-même, il sentit qu'elle haletait. Il se figea
soudain, mais c'était comme si leurs bras s'enlaçaient dans une étreinte.
Elle restait sans bouger,, mais elle lui semblait tournoyer pourtant, prise
dans le tourbillon. Il sentit alors qu'il coulait, disparaissait, et qu'il retenait
avec peine aussi le corps alangui de la jeune femme.
Qu'était-ce donc qui rendait ce moment si magnifique. Était-ce la
présence du bey, son imprévisibilité ? Ou la conscience que ces caresses
ne pourraient plus jamais se reproduire ? Le sandjak-bey était tout hérissé,
il avait levé sa canne – mais pourquoi ? se demanda confusément Ibn
Tajko. Voulait-il frapper ; voulait-il mettre en garde ; voulait-il hurler de
douleur, ou vivre la même chose qu'Ibn Tajko ? Ses joues étaient
devenues rouges, ses lèvres chuchotaient quelque chose. Aimait-il
maintenant davantage son épouse, la voyant lui échapper ? Ou bien était-il
absolument inconscient de ce qui arrivait, considérant qu'elle
n'appartenait qu'à lui seul et revendiquant aussi sa passion pour un autre ?
Ce moment si dense ne se répéta jamais. Ibn Tajko logeait au Kapan-
an et il venait deux fois par jour au sérail pour changer les pansements
d'Hatiçe. Il mettait l'onguent préparé en couche épaisse sur des
compresses de coton propres, mais c'était le bey qui appliquait celles-ci
sur l'épaule et le dos d'Hatiçe, reproduisant toujours les gestes d'Ibn Tajko,
exprès, pour la persuader de leur innocence.
Le fils de Tajko voyait bien que cette tentative de persuasion était le
geste désespéré d'un homme qui n'était pas aimé, mais la souffrance
grandissait pourtant chaque jour de plus en plus en lui-même. Le soir,
lorsqu'au retour du sérail et ne pouvant aller se coucher il se promenait
nerveusement de long en large sur la place devant le Kapan-an, emplie
dans la journée de tractations et marchandages commerciaux, il évitait
même de rencontrer Marin Krusić, ne voulant partager avec personne
cette souffrance qui était comme la seule chose qui lui restât d'Hatiçe.
Fait étonnant, il avait l'impression de ne plus rien rêver. Il n'y avait
pas non plus de nouvelles images qui eussent pu l'encourager. C'était
comme si tout était fini et que le puits de son imagination eût tari à jamais.
Une nuit seulement, juste avant le réveil, il se vit lui-même vieilli, les
cheveux blancs et tout courbé, boitant devant le Tchifte-hammam,
attendant que quelqu'un en sorte. Quelle absurdité, se dit-il, en se
réveillant. Toutes les choses qu'il avait entendues concernant Hatiçe se
mélaient dans sa tête.
Mais lorsque la peau d'Hatiçe commença de guérir, faisant disparaître
la rougeur et apparaître une nouvelle et mince couche semblable à celle
d'un tout jeune oiseau, lorsque Hatiçe eut repris ses anciennes habitudes,
allant chaque mardi avec son escorte se baigner au Chifte-hammam, et
que le bey eut généreusement récompensé puis renvoyé le jeune homme à
Blatie – chaque mardi, été comme hiver, Sandri se voyait lui-même,
comme ivre, venu en ville et boitant devant le Chtifte-hammam, attendant
qu'elle paraisse et soulève un peu seulement son voile, comme si c'était le
vent qui le faisait.
Le puits n'avait malgré tout pas tari, semble-t-il. Le présage n'était
que retardé, l'horoscope de Marin Krusić promettant en même temps
bonheur et réussite en tout.

TROISIÈME EXERCICE

(Conversion à l'islam)
1.

Aucun nouveau message n'arriva de toute la journée, les roses et les


immortelles séchées de Kalija n'aidèrent en rien.
Le soir trouva Marko réellement malade. Boško, qui avait vu cela
déjà dans la boutique, courut à travers le bazar répandre la nouvelle
concernant le malheur de son maître et demander quelque conseil, ou de
l'aide.
Avant même la tombée de la nuit, Ibn Pajko rentra péniblement chez
lui, traînant ses pieds lourds sur le pavé brûlant. On eût dit que le cuivre
incandescent de ses pots irradiait partout sa chaleur, tellement il faisait
chaud cette maudite nuit.
- Je ne veux rien, dit-il à Kalija. Il ne me faut que du poison, je ne
veux plus vivre si cela doit m'arriver.
- Je mourrai aussi avec toi, dit Kalija pour l'apaiser.
Marko soupira :
- C'est facile de mourir, mon âme, mais qu'en sera-t-il de tous ces
gens des prisons qui iront en exil ? Qui aura ce poids sur la conscience ?
Ils me maudiront, vivants ou morts.
Mais à peine avait-il dit cela que le marteau frappa au portail et des
amis commencèrent à s'aligner comme chez un malade, pour le
réconforter en paroles, tout en se réjouissant secrètement de ce qu'ils
n'étaient pas à sa place.
Le tanneur Pando avait dévalé le premier, petit et rondelet comme il
était. Il se mit à se tortiller, ne sachant comment commencer.
- Qu'y a-t-il, frère, lui demanda Marko. Aurais-tu besoin d'argent
pour payer la taxe et l'impôt, ?
Mais le tanneur, qui fournissait toujours Marko ce splendide
saffiano jaune célèbre au loin, hocha seulement la tête :
- C'est vrai, dit-il, si je ne paie pas l'ispence 131 et l'impôt, ils me
vendront avec ma famille au collecteur Murat- Aga de Kožle, qui lève
toutes les taxes de l'État dans le nahive132 de Skopje. Mais il y a encore un
mois pour cela, Ibn Pajko, et d'ici là je respirerai en chrétien. Mais toi,
cher frère, que penses-tu faire ? interrogea Pando, la langue enfin déliée.
Ils t'enfonceront leurs poignards quand tu ne t'y attendras pas, si tu
refuses. Ou un yatagan te coupera en deux, ou ils t'inventeront quelque
chose pour te brûler comme ce Gjorgji Kratovec. Je n'ai pas de conseil à
te donner, mais si je te plains, je plains encore cent fois fois plus ta
femme. Que décideras-tu pour elle ? Se convertira-t-elle aussi ?
Kalija entendit cela et fondit en larmes :
- À Dieu ne plaise !, s'écria-t-elle. Loin de moi, sainte Mère. Plutôt
mourir! Être une des épouses de mon Marko, ou une femme du harem, s'il
lui prend l'envie d'en avoir un ? Jamais, jamais !
Après le tanneur entra dans la cour Kerim Esad, hadji et ayan133 de
(Ljuboten dans Karadağ134, qui s'était trouvé dans le bazar et avait appris
131 Taxe des non-musulmans, spencha. (N.D.T.)
132 Région , district, dans la division administrative turque.
133 Notable. (N.D.T.)
134 Karadağ : « Montagne Noire », « Crna Gora » en macédonien. Aujourd-hui la montagne dite« Skopska Crna Gora »,
près de Skopje. (N.D.T.)
la nouvelle concernant la conversion d'Ibn Pajko. Ce dernier élevait des
faucons à Ljuboten pour les notables turcs et venait souvent dans la ville.
- Ne fais pas de bêtise, Ibn Pajko, dit-il. Penserais-tu par hasard
refuser ? Anasana135, voyons, ce n'est pas la fin du monde de se faire Turc.
Sais-tu bien qui je suis ? Mon nom est Kiril,comme celui de notre saint
maître de la culture slave qui nous a donné notre alphabet. Et si je me
nomme aujourd'hui Kerim, tu devines peut-être pourquoi ? Ils ont pris
mon fils pour l'armée, mon fils unique. J'ai demandé qu'ils me le laissent -
la Charia ne dit-elle pas la même chose ? Pourquoi suivre l'armée turque
au nord et conquérir ce qui ne se conquiert pas. Serais-je si bête, me suis-
je dit, que je ne puisse sauver mon enfant ? Je m'appelle à présent Kerim,
et ma femme Rodna Rasie, mais quoi ? Nous nous prosternons seulement
à midi et quand quelqu'un peut nous voir, Turc ou mouchard, mais quand
viennent nos fêtes chrétiennes où on ne travaille pas, nous faisons
semblant d'être malades pour ne pas devoir travailler. Et tu vois, je suis en
vie, et mon fils est près de moi sain et sauf.
Ibn Pajko hocha tristement la tête :
- Mais une solution pour moi, Kiril ?
- Une solution ? Eh bien, va t'allonger dans l'herbe, croise les jambes
et regarde le ciel. Dieu voit tout et te comprendra !
Le serviteur du hammam, Selim, vint aussi, avec encore deux Turcs,
des amis d'Ibn Pajko, du bazar. Ils apportèrent une petite collation,
comme pour un malade : une pastèque et des dattes sur un plateau.
- Hoş geldiniz, kardeşler ! les invita Marko, la mine sombre.

135 Juron turc. (N.D.T.)


Bienvenue à vous, frères !
- Hoşbulduk 136! répondirent ceux-ci.
Ils s'assirent, jambes croisées, avec un sourire de réconfort pour
Kalija aux yeux gonflés par les pleurs, croquèrent un ou deux pois-
chiches et burent une tasse de salep.
Selim, le serviteur du hammam, qui frottait habituellement le corps
d'Ibn Pajko avec des serviettes de lin chaudes au Tchifte-hammam,
paraissait le plus proche de sa pensée et de son âme.
- Nous avons beau être Turcs et guidés par le Coran, dit-il, nous ne
pouvons pas faire de magie. N'hésite pas, Ibn Pajko, rien ne peut t'aider
auprès de Mehmed-Pacha. C'est une forte tête, ses proches le savent bien.
En tant qu'amis, nous te disons seulement – olacak !137 Tu n'es pas un
ennemi du genre humain, pas plus que tu ne sors d'un poulailler, pour
accepter ça facilement. Mais Allah t'enseignera désormais comment
vivre, un point c'est tout. Seulement, sache-le, tu seras peut-être quelque
chose un jour chez les Turcs, mais chez les chrétiens à partir d'aujourd'hui
tu ne seras plus rien, mon ami !
Selim, le serviteur du hammam, toussa comme si une bouchée lui
restait bloquée dans la gorge. Il se secoua. Puis il fit signe aux deux Turcs,
qui étaient restés assis jusque là en silence et dirent seulement en partant
« Hayirli olsun 138», et il passa la porte le premier en coup de vent, faisant
trembler et grincer celle-ci.
La nuit était déjà tout à fait tombée lorsque le pope Stavre arriva lui

136 « Merci, nous sommes honorés !» (N.D.T.)


137 « Ça ira ! »
138 « Nous vous souhaitons les meilleures choses. » (N.D.T.)
aussi avec le bourrelier Dimo.
- Bonsoir, dit le pope, que Dieu vous accorde ses bontés.
- C'est déjà fait, dit Kalija, et grand merci à lui pour cela.
- Ne blasphème pas, ma fille, dit le pope Stavre. Les voies du
Seigneur ne sont pas toujours claires. J'ai entendu dire qu'ils avaient
nommé cadi Mahmut-Beyouveau, c'est peut-être une chance pour nous.
Est-ce demain que tu dois donner une réponse au vali ?
- Demain, dit Marko, les dents serrées.
- Tu viendras d'abord chez moi à l'église, pour recevoir la
communion. Nous sommes entre leurs mains pour le moment, et nous ne
pouvons rien les mains nues, mais Dieu est grand, on verra bien !
- Nul ne sait comme c'est dur pour moi, dit Marko. Je vois mon
pauvre vieux Pajko, et mon cœur saigne. Est-ce là pourquoi il a élevé un
fils- pour le perdre à présent ? Pourquoi n'ont-il pas, lui et ma défunte
mère, lancé le bébé à terre quand ils le tenaient dans leurs bras. Mieux
valait ne pas l'avoir, si c'était pour le donner aux Turcs.. Je vois aussi mon
beau-père Dimo, quelle chance a-t-il eue lui aussi ? À qui a-t-il donné sa
fille unique ? Mieux valait vendre son âme au diable que d'avoir un tel
malheur. Et je vois de même ma Kalija, ma fleur et ma consolation, mon
argent étincelant, mon eau vive, qui est tout pour moi. Quelle chance a-t-
elle eue elle aussi. Que ne s'est-elle cassé la jambe quand elle a franchi ce
seuil ? Pourquoi la sainte Mère ne lui a-t-elle pas chuchoté quel malheur
la frapperait, pour qu'elle fuie le plus loin possible ? Comment la laisser ?
À qui la laisser, mon aimée ? Ma vie ne verra plus la lumière du jour, et la
nuit rassemblera toutes les ténèbres du monde. Qui la protégera, qui me
protégera ? Mieux vaut cracher tous deux sur la vie et disparaître sans
retour !
- Cesse de gémir, mon gendre, intervint hâtivement le bourrelier
Dim. Nous trouverons bien quelque chose. As-tu pensé à promettre quoi
que ce soit au pacha, pour l'entortiller? Tenez, que Pajko lui aussi dise si
je n'ai pas raison !
Marko sourit tristement :
- Avec mes cruches et mes poêlons ? Je les fais déjà gratuitement
pour chaque bey, à plus forte raison pour le vali. Mais ça ne peut servir à
rien. S'il s'agissait de moi seulement, ce ne serait pas si grave. Mais je ne
peux pas laisser sacrifier autant de gens, je suis sûr que le pacha fera ce
qu'il a dit. Ils rameront sur les galères, ils me maudiront. Ils pourriront à
Diyarbakir et mon nom sera sur leurs lèvres !
- Que Dieu pardonne leur tyrannie ! s'écria le pope, en se signant.
Boško, qui écoutait cette conversation les poings serrés, dit
soudainement :
- Laisse les autres, mon maître. Occupe-toi de ton propre sort, et de
celui de ta femme. Les autres auront ce qui est écrit pour chacun.
Kalija s'était penchée autour de l'âtre et tisonnait quelques braises,
pour réchauffer le souper.
- Je l'ai dit, murmura-t-elle. C'était écrit aussi pour moi. Le
monastère est mon seul salut. Quant à Marko, quelle chance pour lui - au
lieu de moi il aura des femmes autant qu'il voudra, plus belles les unes
que les autres. Peut-être aussi des enfants, dit-elle, et sa voix trembla ici.
Il s'appellera peut-être Murat, ou Muralayi – je ne sais pas, mais même
s'il avait un harem, je ne le reverrai plus jamais !
Ibn Pajko sauta comme ébouillanté et tendit les bras vers elle. Il la
prit par les épaules, la secoua. Puis il l'étreignit, comme on étreint un
enfant, il la serra fortement et tendrement, pour faire sortir l'air néfaste de
sa pensée.
Mais le vieux Pajko, son père, dit alors pensivement :
- Chez les Turcs, les tombes n'ont pas de nom, n'est-ce pas, pope ?
Comment trouverons-nous notre Marko pour lui allumer un cierge ?

Le lendemain matin, à peine le pope Stavre avait-il jeté


l'épitrachélion sur son épaule et tendu les livres saints au bedeau que dans
l'église surgirent en courant l'esclave Boško et maître Miklós, le Hongrois.
Boško se jeta dès l'entrée sur les dalles :
- Mon cher maître, Dieu m'a puni moi aussi. Je t'ai dit de ne pas
penser au sort des autres, mais un serpent m'a mordu aussi maintenant. Un
malheur t'a frappé, mais un malheur m'a frappé aussi maintenant - je ne
sais pas lequel est plus grand. J'ai vu ce matin mes trois enfants et ma
femme au marché aux esclaves, enchaînés, couverts de blessures, en
haillons ; je les ai vus, mais ils m'ont vu aussi, mon cher maître, et leurs
yeux ont brillé de joie et de l'espoir que j'allais les sauver. Comment les
sauver, pauvre de moi, quand j'ai les bras enchaînés, et que ma vie ne vaut
plus rien ? On va sûrement les emmener au marché aux esclaves en
Crête, ou à Édirne, que la mort me prenne ! Les esclaves se vendent plus
cher là-bas !
Ce fut comme si le ciel vomissait et s'ouvrait - le cri de Boško se
mêlant ainsi à celui d'Ibn Pajko. L'église résonna tout entière, les icônes
gémirent, l'autel trembla – ainsi sembla-t-il au pope Stavre qui n'avait à
présent d'autre pouvoir en soi que de s'en remettre à son guide tout-
puissant, celui qui le consolait, mais le menait aussi de malheur en
malheur, comme tout son peuple. Les voies divines étaient obscures, mais
claires en même temps. - C'est parce qu'elles sont claires qu'elles semblent
obscures, pardonne-moi, Jésus, se dit le prêtre Stavre. Et il se tira les poils
de la barbe pour reprendre son sang-froid.
Mais maître Miklós dit alors :
- Lève-toi, Boško. Soyons raisonnables . Et il réfléchit tout haut,
mêlant dans sa hâte ses mots à lui avec ceux de la langue qu'il avait
apprise tant bien que mal : - Si Ibn Pajko réussit à se sauver lui-même, dit-
il, il te sauvera toi aussi, mon ami. Aie l'espoir. Ayez tous l'espoir, braves
gens ! Tenez, je suis déjà allé moi aussi chez le vali et suis intervenu pour
Ibn Pajko. Que le pope bénisse mes paroles, s'il pense que j'ai agi comme
il faut. Je suis prêt, ai-je dit au vali, je suis prêt à faire en sorte que la tour
soit la plus belle en Roumélie, à ce que nous y installions l'horloge
apportée de mon Sziget. Je ferai en sorte qu'on entende celle-ci à deux
heures de Skopje, lui ai-je dit, et qu'elle sonne à la turque et à la franca.
Mais je demande pitié, lui ai-je dit, pitié pour mon ami Ibn Pajko.
Coupez-moi les mains et jetez-moi dans le feu, lui ai-je dit, si je ne tiens
pas ma promesse, lui ai-je dit.
Le pope Stavre se mit à faire des signes de croix, ému par l'initiative
du Hongrois. Qu'était-ce là ? Était-ce Dieu qui lui parlait ? Lui reprochait-
il son manque de confiance et son indécision ? Il baisa l'autel, leva les
mains vers le ciel et chanta d'une voix transformée de croyant : - Dieu tout
puissant, gloire à toi pour les siècles des siècles !
Et le fils de Pajko dit :
- Mes amis, j'ai eu une idée moi aussi et je dois vous la dire. J'ai
pensé faire plaisir au vali en lui construisant une mosquée, avec mes gens
et mon argent, à la gloire d'Allah et du Padichah, pourvu qu'il me laisse
en paix.
- Ce n'est pas mal non plus, dit très calmement maître Miklós. Nous
réussirons, braves gens, nous réussirons !chanta-t-il, presque persuadé.
Maître Miklós ne disait plus « nem ». Il avait comme oublié de dire
non, tant il était soudain transporté par la conviction que les choses
allaient prendre un bon tour.
- Alors je dois espérer moi aussi, dit Boško. Que ma femme et mes
enfants, mes poussins, seront sauvés.
- Cher Boško, que Dieu nous aide seulement, dit Marko en tapotant
son dos courbé. Allez, lève-toi et cours à la maison dire nos plans à Kalija.
Qu'elle essuie ses larmes. Et qu'elle ait confiance, recommanda Pajko,
presque joyeusement.
Lorsque ils se trouvèrent seuls et que le pope eut lu ce qu'il devait
lire, puis qu'il eut tendu à Ibn Pajko la bouchée de pain trempée dans le
vin, rouge comme le sang du Christ, il se tira encore à plusieurs reprise les
poils de la barbe, puis dit :
- Et maintenant, ne nous flattons pas trop, mais avec l'aide divine j'ai
eu l'idée moi aussi d'une ruse, mon fils. Il ne convient pas de me vanter,
mais je voudrais te demander, quel âge as-tu maintenant ?
- Vingt-huit ans, dit Marko.
- Parfait. Tu as le temps. Tu sais ce que disent nos livres saints, mon
fils ? Ils disent que tu peux te convertir maintenant si la malchance
l'exige, mais que tu pourras ensuite revenir en arrière, te faire chrétien à
nouveau, et être baptisé.
- Est-ce possible, s'étonna Ibn Pajko, un petit rayon de lumière
brillant autour de ses lèvres.
- Et pourquoi pas, mon fils, dit en riant le pope Stavre. À malin,
malin et demi. Un pauvre homme n'est-il pas un diable vivant ? Et le
nouveau cadi pourra peut-être aider de quelque façon.
- Mais si le majlis demande encore que je me convertisse après
cela? Ils ne voudront pas céder.
- S'ils le demandent, nous ferons de nouveau tourner la roue de notre
côté à nous. Bitti davasi. Burda şaka yok ! comme dirait notre vali.
Marko se jeta dans ses bras :
- Mon père, mon père, tu as soulagé mon âme. Que Dieu te garde
longtemps sain et sauf ! s'écria Marko tout heureux. Dommage que Boško
ne soit pas là, pour dire ça à Kalija. Et je me réjouis beaucoup pour lui
aussi. Je n'ai pas d'enfants, mais au moins je sauverai les siens. Et les gens
dans les prisons qui n'ont pas idée du cauchemar que je traverse, ils auront
peut-être la chance d'une longue vie et d'une longue mémoire.
- Amen, Seigneur Dieu, dit le pope Stavre.
Ils touchaient tous deux du doigt le bonheur imaginé, sur le point de
se réaliser. Leurs visages rayonnaient d'espoir. - L'espoir est un soutien
pour tout un chacun, pour les forts comme pour les faibles, se dit le pope
Stavre. Pourquoi ne pas s'y abandonner ? La chance, cette friponne, c'est
comme une jeunesse, se dit de nouveau le pope. Une jeunesse qui se laisse
mettre du rouge au visage pour paraître plus jolie. Ou au contraire une
vieille femme, pensa-t-il. Une vieille si lasse de donner qu'elle ne choisit
plus ni où ni à qui, ni comment elle distribue ses bienfaits.

Mehmad-Pacha devinait quelle pensée taraudait l'esprit du giaour.


Comment se montrer plus malin, ne pas aller tribunal, et tirer tout de
même un profit. Mais cette fois, et bien qu'il n'oubliât pas le vieux firman
manuscrit et marqué d'un sceau de plomb envoyé par le sultan, dans un
fourreau de cuir, à son grand-père, l'illustre Ishak-Bey, lorsque celui-ci
était devenu gouverneur de Skopje, et dans lequel le sultan commandait
sagement à ses dignitaires de ne pas prendre de grands airs et se laisser
aller à la vanité, car gouverner un peuple était comme se trouver sur une
balance à deux plateaux, Mehmed-Pacha ne revenait pas sur sa décision :
tout d'abord parce que la conversion d'Ibn Pajko retentirait fortement
parmi la gent indécise des giaours, et, deuxièmement, parce que le sultan
lui-même, en même temps que tous ses conseils, en donnait encore un, qui
convenait beaucoup en l'occurence à Mehmed-Pacha : « Garde ton sabre
toujours acéré ! »
Il avait écouté Miklós, bien qu'ayant lu en lui aussi.
- Toute la ville est en effervescence, grand Pacha, lui avait dit celui-
ci dans son mélange de deux langues, après avoir expliqué pourquoi il
était venu. Tous les giaours sont sur pieds. Ibn Pajko va se faire Turc, il va
changer de religion ! Tant de bruit n'est pas très bon signe, grand Pacha.
Mais Mehmed-Pacha sourit avec réserve :
- Ne viens pas ici me faire ton cirque, Miklós effendi, lui dit-il.
L'horloge sera comme elle doit être, et c'est tout. Allons, başlama sutanne
birda yapmayan muhabbet139.
Certain qu'Ibn Pajko n'avait pas le choix, à part, Dieu nous préserve
– comme il n'avait pas d'enfants à prendre en pitié - se pendre à une
poutre dans sa demeure, Mehmed-Pacha, en présence du nouveau cadi,
Mahmut-Bey, fit venir ses deux trésoriers, Dilaver-Aga et Hadji-Rizwan,
et leur ordonna de rassembler et préparer de la monnaie, attendu que dans
la soirée, après l'inkidi140, on irait à la mosquée avec Ibn Pajko pour qu'il
se convertisse, et que lui-même, en tant que vali, voulait qu'on jetât des
pièces sur le pavé partout où passerait son cortège, pour que le peuple vît
quelle célébration c'était là ! Il dit cela exprès devant le nouveau cadi,
pour que celui-ci n'aille pas se leurrer comme le font tous les nouveaux-
venus, persuadés qu'ils vont changer le monde et seront plus justes que
les autres.
Et Mehmed-Pacha dit à Ibn Pajko, lorsque celui-ci se présenta à lui
et avant même qu'il ne lui eût donné une quelconque réponse :
- Bravo, Ibn Pajko. Je savais que tu serais sage. Et tu l'es, en effet,
mais tu as gratifié ta femme aussi. Elle sera désormais une hanim
respectée, avec de nombreuses suivantes. Ce sera un honneur pour tous
les tiens d'avoir eu un tel homme pour parent et ami.
Sur quoi Ibn Pajko, et bien qu'il vît que c'était sans espoir, parvint à
139 Ne parlons plus de cela !
140 Prière musulmane de l'après-midi.
dire avec peine :
- J'ai l'intention de construire une mosquée, à la gloire d'Allah et du
Padischah, grand Pacha. Si seulement tu avais la bonté de m'épargner
cette disgrâce aux yeux des chrétiens. Mon père sera brisé de douleur, et
quant à ma femme, comme elle ne veut pas se convertir, elle se trouvera
seule, complètement perdue, grand Pacha. Le pire de tout, grand Pacha,
est que je serai moi-même complètement perdu sans elle, et je ne sais à
quoi vous servirait un Turc comme celui-là, incapable de quoi que ce soit.
Mehmed-Pacha se mit à rire :
Tu es vraiment fou, Ibn Pajko !. Ma femme, ma femme ! Mais si elle
ne veut pas se convertir, ce sera encore mieux pour toi. Tu prendras des
femmes parmi les nôtres, et tu auras autant d'enfants turcs que tu voudras
avec elles. Regarde moi, par exemple, j'attends mon dix-septième. Est-ce
que je n'agis pas dans ton intérêt ? Tu auras des femmes plus jeunes, pour
t'honorer, kardeş ! Et quant à la mosquée, comme tu dis, tu la feras, tu la
feras que tu veuilles ou non entrer dans la danse ! Quelle bonne idée tu as
eue ! Mais tu la feras en tant que Turc, et non pas en tant que chrétien !
Bitti davasi !
Le visage vert comme les pelures de pastèques jetées dans le plat en
métal près de Mehmed-Pacha, et s'appuyant lentement d'une jambe sur
l'autre, Ibn Pajko dit alors :
- S'il en est ainsi, n'en parlons pas davantage, grand Pacha. Je vais
me convertir, pour sauver ces gens du bagne. Quant à la famille et aux
enfants, je ne veux ni en avoir avec une autre, ni prendre une autre
femme, ni qu'une autre femme en ait avec moi. Je suis un renégat, grand
Pacha. Et les gens se souviendront de moi comme tel.
Le pacha rit, se frotta les mains et fit un clin d’œil au nouveau cadi,
Mahmut-Bey.
- Un renégat, dis-tu, mais un gagnant pour d'autres. N'est-il pas vrai,
Cadi effendi ? La vie est une balance, ainsi disait un firman envoyé par le
Sultan à mon grand-père Ishak-Bey. Une balance, Ibn Pajko. Tu crois à
une infortune, alors que c'est la gloire. Que c'est cehennet141, alors que
c'est cennet142. Nous t'appellerons désormais Murat-Aga. Est-ce bien ainsi,
Cadi effendi ?
Avant même la tombée du soir, après la prière de l'inkidi, Ibn Pajko
devint en effet Murat-Aga. Le bazar résonnait des clameurs des crieurs
publics qui annonçaient la nouvelle, le pavé devint glissant sous l'eau
versée des cruches forgées à Kratovo, les portes de la prison s'ouvrirent et
les détenus libérés se jetèrent sur les petites pièces monnaie, les picorant
comme des oiseaux, et Boško trouva sa femme et ses enfants jusque dans
la rue des teinturiers, recroquevillés derrière des fils à tisser mis à sécher
sur un crochet et d'où coulaient des gouttes rouges comme le sang.
Quand l'obscurité tomba et que la garde nocturne, dans le
martèlement des sabots, fut partie vers la Serava, Ibn Pajko retourna chez
lui pour prendre quelques vêtements, et pour dire d'abord à Kalija que tout
cela n'était qu'un compromis temporaire, le pope Stavre et lui-même ayant
trouvé comment se montrer finalement plus forts que le vali.
Mais Kalija n'était plus là. Elle avait pris la carriole, dit presque sans
voix le père de Pajko, dès qu'elle avait appris qu'il était à la mosquée, et
141 « L'enfer ». (N.T.D.)
142 « Le paradis ». (N.T.D.)
elle était partie de jour encore pour le monastère Saint-Nicolas à Kožle.

2.

Quelque chose d'étrange se produisait en Ibn Bajko. Depuis qu'à


Nerezi, sous les yeux de tous les saints veillant sur son salut, il s'était
approché des notables turcs assis, sa tête semblait brûler de pensées et de
plans. Il avait l'impression qu'un grand portail s'ouvrait devant lui et qu'il
devait seulement foncer à travers, non pas monté sur une rosse, mais
comme un sultan dans son carrosse à six chevaux, avec autour de lui les
porteurs d'enseignes et toute sa suite de valets, serviteurs et cuisiniers, et
jusqu'à son trésorier qui tirait cinq groschens d'une bourse en cuir et les
distribuait aux pauvres. Mais il sursautait soudain et s'arrêtait - et si le
moment n'était pas venu ? Il risquait de se rompre le cou. La seule façon,
c'était d'aller ayak-ayak,sans se presser. comme son père le lui avait
appris.
Et Ibn Bajko réfléchissait :
Qu'était-il jusque là ? Un « gramatik », greffier de la corporation des
savetiers. Instruit et vif d'esprit, mais pour qui ? Todora en était-elle plus
attachée à lui ? Ne le harcelait-elle pas chaque soir avant de s'endormir ?
Sa fureur grandissait de plus en plus, mais elle ne savait pas sur qui se
venger en premier de son malheur. Elle avait mis au monde un enfant de
lui, mais quoi ? Quand elle prenait celui-ci pour l'allaiter, c'était comme si
elle tenait une bûche dans les bras. C'était Petre qui lui tendait le
nourrisson, Petre qui le lui reprenait. La pauvre vieille Jana se signait
devant cette fureur sans nom, qui avait fait de sa petite dernière une
mégère et un vampire.
- Tiens, disait celle-ci à Petre, tu voulais un fils, eh bien, maintenant,
occupe-t'en. C'est toi qu'il continuera, pas moi ! Oh ! Quel malheur est le
mien, pauvre de moi !
Elle changea de tactique après un certain temps, ce qui effraya Petre
encore plus : elle devint douce, devint gentille. Qu'était-ce là ? Était-ce sa
véritable vengeance qui couvait dans sa tête ? En était-il ainsi chez
certains, se disait Petre : plus ils vous haïssaient et plus ils faisaient preuve
de douceur, et l'on croyait que Dieu leur avait enfin fait trouver du bon
sens, alors qu'ils avaient seulement rassemblé leurs pattes de serpent et,
des cendres de la haine, soulevé des nuages de poussière et de fumée,
pour s'y cacher comme des corbeaux. Comment dompter une semblable
harpie ? Fallait-il lui donner le fouet ? Comment saisir cette crête qui ne
semblait d'ailleurs rien avoir de féminin ? Que fallait-il faire pour que
cette haymana143s'arrête un peu ,et réfléchisse à tout ce qu'elle avait
commis jusque là ?
Malheureusement, Petre la prenait pour mesure principale de sa
place dans le monde. Il s'opposait à elle en paroles, mais son âme crépitait
comme un cheveu dans le feu. Non parce qu'il l'aimait, mais parce qu'il
voulait la maîtriser, la mettre à genoux. Quand il sortait dans le bazar, si le
maître des artisans ne le saluait pas, il pensait à la haine de Todora, qui,

143 Mégère.
voilà, le suivait aussi hors de la maison et semait son chemin d'éclats de
verre.
Mais, juste après cet événement au monastère de Nerezi, où le
guidait non son esprit mais quelque autre force entêtée et furieuse, il cessa
de tourner comme sur une roue à vide. S'il était auparavant une flûte, il
parlait maintenant à pleine voix. S'il était alors un arbre desséché, un
moins que rien, il avait, ma foi, désormais le droit même de plastronner.
Quoi qu'il en fût, il n'eut pas besoin de montrer divers tours d'adresse pour
que les gens s'écartent de son champ de bataille : le bazar apprit vite sa
transformation et desserra prudemment son étau.
Et, clopin-clopant, ce petit homme bancal se mit à constituer aussi
pour le kâhya144 Nebi-Aga une pierre d'achoppement, et non plus un
simple quignon de pain du savetier Josif : chez le savetier Josif venait
même en personne pour ses babouches le cadi ghazi-Baba., lequel n'avait
pas choisi un Turc pour ce travail, mais justement un chrétien, pour la
bonne raison qu'élu sept fois de suite comme cadi de Skopje et riche en
expérience il avait vu que les gens du pays se gagnaient plus facilement
avec de bons procédés, plutôt que par la force. Mais si Josif était un
savetier renommé, Ibn Bajko avait cessé maintenant de dépendre de celui-
ci et commencé de paraître aux yeux du kâhya Nebi-Aga non plus un
pauvre hère mais un hôte repu : un hôte qui vous rebute, mais qu'on ne
chasse point de crainte qu'il ne bouge et souille votre table. Il se mit
d'abord à lui rendre son salut ; puis il regarda le ciel et dit combien la
journée était belle ; puis il s'enquit de ses proches et de sa santé ; puis de

144 Intendant, agent du pouvoir investi d'attributions administratives dans une ou plusieurs provinces. (NT.D.T.)
ceci, puis de cela, puis finit par entrer dans l'échoppe du scribe et lui
demanda s'il était vrai qu'il fût aussi proche du mütesarrif Abdullah-Bey
que le disait la rumeur courant dans le bazar - et il n'était pas mauvais
qu'il sût de lui, lui dit-il, que le çeribaşi Osman-Aga était son cousin, que
par ailleurs le derviche Karim était son propre frère, de la même mère et
du même père, et qu'il vivait actuellement dans le quartier des derviches.
Si Ibn Bajko avait besoin de quelque chose, ce dernier était là, qu'il lui
en glissât un mot seulement et l'affaire serait faite. Les chrétiens n'étaient
pas peu nombreux qui par un biais ou l'autre, et par un décret du Sultan
pour finir, étaient devenus d'illustres notables et sujets du Padischah.

Ayak-ayak, un pas après l'autre, le kâhya et Petre se mirent aussi à


boire ensemble du salep, et allèrent même une autre fois déjeuner avec les
pauvres dans un imaret. Ils virent là toute une foule de tziganes, d'éclopés
et de fainéants sans travail, et ils virent de même des gamins turcs tout
excités qui se moquaient de cette plèbe. Non qu'ils n'eussent pas d'argent
pour aller, par exemple, à Kapan-an. Il s'agissait pour tous deux d'une
simple mise à l'épreuve. L'un devant montrer qu'il n'était pas mauvais ni
arrogant, mais prêt à la compassion ; l'autre ne jamais oublier d'où il
venait et trouver ainsi sa mesure. La faim qui les tourmentait tout comme
cette populace, ou l'image de la faim qu'ils voyaient ainsi devant eux en
haillons, les pieds nus racornis et les talons ensanglantés, les yeux
chassieux et les os pointus comme des sabres saillant sous les chemises
puantes de ceux qui avaient survécu à la peste, les mit comme à l'écart
tous deux de ces malheureux et les rendit plus proches, bien qu'en lapant
dans des écuelles de cuivre ils voulussent montrer, le kâhya – que malgré
la faiblesse humaine il était prémuni contre toute atteinte de l'infortune, et
Petre, quant à lui – qu'il était reconnaissant et honoré d'être avec ce
dernier.
Le çeribaşi Osman-Aga étant venu une fois dans le cabinet du kâhya
pour quelque affaire privée, le fait qu'Ibn Bajko ne s'inclinât pas et ne
sortît pas sur-le-champ pour les laisser seuls ne passa pas pour de
l'impudence, mais pour une marque d'humilité et d'empressement à leur
égard.
Une autre fois encore, Nebi-Aga et lui rendirent visite au çeribaşi
Osman-Aga à l'hükümet 145, sans nulle tâche à remplir cette fois, et de
nouveau on ne jugea pas qu'ils qu'ils manquaient de respect au çeribaşi,
ou, à Dieu ne plaise, sous-estimaient son temps précieux, mais qu'ils lui
donnaient plus d'importance qu'au subaşi lui-même, puisqu'ils parlaient
devant lui de choses qui n'étaient pas pour les oreilles d'un « čauš »146. Et
Ibn Bajko parla longuement, car il savait beaucoup de choses, il parla
même de sa propre personne, et non pas seulement de tel ou tel, parla de
Josif et des babouches de ghazi-Baba, parla aussi, comme très au courant,
du mausolée pour lequel ghazi-Baba avait cherché si longtemps un
emplacement pour le construire, disant qu'épris de Skopje ce dernier
voulait un mausolée comparable à celui d'Hindu-Baba, son prédécesseur
dans la ville, célèbre pour ses sermons. Mais de Todora, son épouse, il
parla comme d'une âme plus douce encore que celle de Paunka, sa belle-
145 Bâtiment de l'administration turque. (N.D.T.)
146 En macédonien : garde, sous-officier de l'Empire ottoman. (N.D.T.)
soeur, et plus intelligente et plus belle que la plus attirante et la plus
cultivée des hanims. Et que dire du fils nouveau-né, nommé comme son
grand-père Blagoja – Bajko ? Ce serait un vrai Turc quand il grandirait,
s'écria Petre, il serait peut-être le véritable Ibn Bajko, et celui qu'ils
voyaient à présent devant eux, hahahah !, ne serait plus alors qu'abu
Bajko147, n'est-ce pas ? Ils rirent et ne partirent de chez le çeribaşi qu'après
que Rifat, le garde, fut entré et eut annoncé que le subaşi Kasim-Bey
l'appelait, car tous deux devaient aller chez le kaymakam148 Rizvan-Bey.
Le kâhya permit finalement à Petre de venir le voir même lorsqu'il
priait.
Dès qu'on entendait l'azan149 du minaret, et que le muezzin150 avait
dit son « Dieu est grand », Nebi-Aga se prosternait sur son petit tapis et
commençait à prier en direction de Kiblah, ou de la Mecque. Cela se
produisait habituellement à midi, quand le soleil venait exactement sur la
tête de chaque Turc sans faire d'ombre, et cette prière, lui expliqua Nebi-
Aga, s'appelait öğle namazi . Ibn Bajko trouvait étrange qu'on se se mît
cinq fois par jour à genoux, qu'on se prosternât où qu'on fût, mais la
ferveur du kâhya et la permission accordée par lui de le regarder éveillait
en Petre non seulement le dévouement mais comme une sensibilité plus
fine aux choses qu'il ne comprenait pas. Il se disait : Pourquoi ceci serait-
il ridicule ? Si cela l'était, plus ridicule encore étaient les cierges allumées
dans nos églises, les grands chandeliers qui brillaient comme de l'or,
plantés dans les plateaux de sable comme des cigognes sur une patte au
147 Père de Bajko. (N.D.T.)
148 Sous-gouverneur d'un district. (N.D.T.)
149 L'appel à la prière.
150 Religieux musulman dont la fonction est d'appeler les fidèles à la prière depuis le minaret.. (N.D.T.)
milieu des prières pour les morts. Et que Nebi-Aga dût se lever déjà à
l'aube pour le sabah namazi151 méritait toutes sortes d'éloge de la part
d'Ibn Bajko, incorrigible lève-tard, que seul pouvait secouer le clairon
vocal de Todora.
Parfois, s'ils s'attardaient au travail, Petre voyait Nebi-Aga se
prosterner aussi durant l'inkindi namazi, l'après-midi, et lorsque celui-ci
lui expliquait la troisième prière de la journée, qui avait lieu entre midi et
le le soir, Ibn Bajko pensait encore aux deux autres qui suivraient avant
que son ami ne se couchât. S'il était à la maison, et s'il entendait l'azan du
muezzin pour l'akşman namazi152 , il se tournait vers Todora et annonçait
avec importance :
- Akşman namazi.
Avant de dormir, il attendait que résonnât aussi le yatsi namazi 153 et
c'est alors seulement qu'il s'assoupissait - cela devenant pour lui, sans y
penser, comme un nouvel ordre du jour et de la maison, car avec de tels
savoirs il s'élevait au-dessus de tous les profanes, et avant tout au-dessus
de Todora, qui dormait à côté de lui, affaissée comme une galiote échouée
dans le sable. Le petit Bajko devenait alors comme son étoile du soir, et
Petre, l'écoutant respirer doucement et soulever son petit drap, fermait les
yeux, apaisé, sur le chemin enfin trouvé.

Et, ni une ni deux, Petre rassembla ses forces : c'était un moment, se


disait-il, à ne pas manquer. Le moment de prendre leur force aux autres et

151 Prière du matin.


152 Prière du soir.
153 Prière nocturne.
d'en faire un pilier pour son propre support.
C'est pourquoi, au lieu d'une donation à Saint-Georges-Gorg, comme
le conseillait à Todora le pope Nikola de Ralin Panta maalo, Petre décida
de retrancher des terres de maître Josif à Bulačanin un grand pré, que
celui-ci avait donné en dot à Todore. Il ne savait pas encore véritablement
ce qu'il allait en faire - mais n'était-il pas prêt à parler de cela avec le
kâhya,, voulant apparemment lui demander conseil en tant qu'ami très
proche ?
Le kâhya lui dit :
- Prenons d'abord les mesures, Ibn Bajko effendi. Car il y a autour
du pré une mezra 154de Mehmed-Pacha, et comme le veut la coutume,
pour tout terrain qu'on partage, il faut délivrer un document et présenter
un rapport.
Ils déposèrent une requête, et Mehmed-Pacha - longue vie à sa
grandeur !, demanda de la bonté du Sultan qu'on lui délivrât une
ordonnance pour les mesures du village de Bulačani dans le district de
Skopje. Quand parvint l'ordonnance à ce sujet, les deux cadis se réunirent
et, lorsqu'ils se rendirent à Bulačani avec le représentant du pacha
dépêché par la charia, ils désignèrent aussi comme témoins des vieillards
et des sipâhi155 voisins de la propriété, pour confirmer lesdites mesures en
tant que résidents dignes de confiance de ce vilayet
Ils se présentèrent donc sur les lieux mêmes. Avec les gens
convoqués vint lui aussi maître Josif, jaune comme un citron, mais avec
154 Terres cultivées.
155 Troupes de cavaliers d'élite placés directement sous le commandement du Sultan. En période de paix, ils se répartissent dans la es
campagnes environnantes et sont employés dans l'administration à des tâches de confiance (particulièrement celles ayant rapport avec
l'argent, perception, distribution de dons...). (N.D.T.)
des taches rouges de colère sur le cou. Il n'avait pas dit un mot, mais il ne
quittait pas du regard son avorton de gendre, lequel courait tout autour
comme un dératé. Ses yeux bougeaient et sautaient comme des olives
dans l'huile, mais ils ne laissaient voir ni peine ni colère. Cependant qu'on
mesurait le pré et plantait les jalons, le savetier Josif prit l'aspect d'un
vieillard de cent ans, il courba le dos et tendit le cou en avant comme pour
aspirer l'air qui lui manquait ; mais dire que la chose lui faisait plaisir, ou
au contraire que seul un fou comme son gendre pouvait l'avoir conduit à
ce jour de malheur, l'idée ne pouvait en venir qu'à un faible d'esprit : le
père de Todore resta muet jusqu'au bout, comme s'il avait avalé sa langue,
et il attendit ainsi la fin de l'opération sans rien laisser paraître.
L'employé de la charia l'aborda :
- Allez-vous vendre cette terre, Josif effendi ?
Et Josif montra seulement Petre :
- C'est lui que ça regarde.
- Allez-vous vendre cette terre, Ibn Bajko effendi ?
Petre aspira profondément, gonflant ses poumons et évitant de
s'appuyer sur la hanche malade.
- Je vais la vendre.
- Avez-vous besoin d'argent, Ibn Bajko effendi ? Ou craignez-vous
qu'un jour ce bien ne soit transformé en timar 156, comme ceux qu'on donne
aux soldats de l'armée turque ? De tels timars rapportent parfois jusqu'à
20.000 aspres.
- Je vais construire une mosquée, dit brusquement Petre, et il

156 Concession foncière accordée à un sipâhi.


s'étrangla, car il avait pris cette décision à l'instant même.
Ils se figèrent tous, mais lui aussi. Quelle force l'avait poussé à dire
cela ? Était-ce qu'il voulait justement les voir ainsi, la face cendreuse,
chrétiens et Turcs réunis, sachant que cela ne convenait à aucun, même si
personne n'allait le dire. Ou la crainte de se voir un jour traduit devant le
tribunal monastique de Saint-Georges-Gorg ? Petre ignorait tout du fait
que sa femme était allée trouver le pope Nikola et du mauvais tour que
celle-ci lui préparait, mais la peur d'une chose de ce genre n'avait jamais
disparu : elle le poussait sans cesse vers le bas, lui plongeait la crête sous
l'eau, mais il aspirait quand même de l'air à nouveau et continuait de
survivre comme si de rien n'était. Et il allait en venir à bout maintenant,
car même la chandelle de la peur devait s'éteindre un jour ou l'autre. S'il
gagnait la faveur des Turcs, se disait Petre, il n'y aurait plus ni Saint-
Georges-Gorg sur son chemin, ni un corbeau pour lui porter malheur.
Mais n'avait-il pas fait cela pour Todora ? s'effraya-t-il. Pour la
briser, pour qu'elle voit enfin qui tenait la bride ? Ou pour son père à elle,
Josif, qui énervait Petre avec son silence, mais montrait par là qu'il
commençait à avoir peur de son gendre, parce que son visage n'était plus
celui d'un apprenti? Ou l'avait-il fait pour le kâhya Nebi-Aga, pour qu'il
voie à qui il avait affaire, ou bien pour le frère de celui-ci, le derviche
Kerim, ou pour le çeribaşi Osman-Aga, son cousin – pour qu'ils n'en
reviennent pas et disent tous « Aferin » ? Comme c'était facile, se dit
soudain Ibn Bajko, Oh ! comme c'était facile de franchir l'eau qui vous
séparait de la terre ferme. Vous pensiez que c'était un torrent, qui allait
vous saisir et vous emporter, quand ce n'était qu'une simple mare qui ne
vous montait même pas jusqu' aux chevilles.
L'employé de la charia, s'étant enfin ressaisi, se tourna maintenant
vers les témoins :
- Avez-vous entendu, braves gens, ce qu'a dit Ibn Bajko effendi ?
Et il rit niaisement .
Mais aucun des chrétiens n'éleva la voix. Ils se tournèrent tous
seulement vers le savetier Josif et le regardèrent avec des yeux
interrogateurs et pleins de tristesse.
- Et toi, Josif effendi, n'aurais-tu pas quelque chose contre, demanda
à nouveau l'employé, mais maintenant avec comme une espèce de
provocation et sans bredouillement. Une mosquée, dîtes-vous, vraiment
une mosquée ?
Maître Josif avala deux fois sa salive, mais dit ensuite :
- Dieu m'en préserve ! Pourquoi en aurais-je ? Que ce soit à la gloire
d'Allah et de notre Padichah - que son lustre soit éternel et pérenne sa
grâce !
- Amen !, dirent les chrétiens.
- Inşallah !, dirent les Turcs.

Le kaymakam157 Rizvan Bey l'appela :


- J'ai entendu dire, Ibn Bajko, que tu voulais faire une mosquée ?
- Longue vie à toi, Bey effendi. On dit vrai.
- Mes félicitations ! Tu es vraiment un homme bien, giaour. Mais,

157 Dignitaire de l'Empire ottoman. (N.D.T.)


anasana, comment penses-tu la construire ?
- Il me faut seulement un emplacement, Bey effendi. J' ai de l'argent,
et j'appellerai un groupe de maçons de Gorni Debar.
- Ah !,encore des chrétiens. Appelle des Turcs, c' est l'habitude chez
nous. Tu es d'accord, ou non ? Il faut quant même s'y connaître !
- Je suis encore novice, Bey effendi. Tu m'excuseras, cependant.
Bereket versin, j'ai des gens pour m'apprendre.
Rizan-Bey effendi réfléchit un instant :
- Ainsi donc, tu as décidé, tu vas construire une mosquée, mais sais-
tu que tu n'auras pas de paix avec les tiens ?
- Vallahi billahi, Bey effendi, si ça se révèle nécessaire, je
demanderai l'aide des kavasses, d'accord ? ?
Le kaymakam respira profondément, puis soupira. Que signifiait
cette hâte ? Pourquoi une telle obstination? Rizvan-Bey réfléchit de
nouveau, puis sourit :
- Tu as l'air bien ouvert, mais l'es-tu vraiment, Ibn Bajko effendi ?
Mais Petre riposta du tac au tac :
- Buyurun, Bey effendi, demande-moi ce que tu veux !
Ibn Bajko, dit le kaymakam en se grattant derrière l'oreille, j'ai
l'impression que tu trames quelque chose. C'est Allah qui t'apprend à
parler, ou tu veux me faire marcher ! Tu construirais une mosquée, rien
que ça ! Ne te joue pas de moi ! Je peux t'envoyer en exil pour de tels
mensonges. À Dyarbakir. Pourrir là-bas comme tes autres giaours. Pas en
exil : je t'enverrai à l'armée, dans l'armée turque au Caucase. Tu pourriras
là-bas pendant 25ans. Quel âge as-tu maintenant ?
- Vingt-huit ans, illustre Bey.
- Maşallah ! Eh bien, quand tu reviendras de là, tu en auras
cinquante huit et plus. C'est-ce que tu veux ?Dieu ne le permettra pas, il
est miséricordieux !
- Dieu ? Quel dieu ? C'est le diable ici qui agit !
- Mais moi je m'incline devant Dieu. Pour qui est la mosquée, ? Je
ne suis pas une girouette, Bey effendi. Longue vie à toi, mais j'ai déjà pris
ma décision !
- Aşkolsun, mais tant que tu n'auras pas résolu de devenir Turc, je ne
te croirai pas. Fais-toi Turc, ou ce sera Dyarbakir pour tes diableries !
Choisis !
- Turc?!
- Turc. Comme tu vois, burda şaka yok !
Petre resta interdit. Il fit à plusieurs reprises passer son poids d'une
jambe à l'autre. La hanche malade se mit à l'élancer. Il n'avait pas pensé à
cela, mais la chose lui parut soudainement possible. Il vit Todora douce
comme du coton. Maître Josif docile et fier. Le bazar bouche cousue,
plein d'envie. Voilà comment pouvaient se résoudre d'un seul coup ses
problèmes.
- Je sais me prosterner, dit-il avec un rire gêné.
- Te prosterner ? gloussa le kaymakam. Bak anasan, mais sais-tu
faire le signe de croix ?
- Comment ne le saurais-je pas, illustre Bey !
- Allez ! Fais-moi voir !
Rizvan-Bey riait ironiquement, mais Ibn Bajko joignit docilement
les bouts des trois premiers doigts de la main droite, les serrant l'un contre
l'autre, et repliant les deux autres doigts sur la paume. - Au nom du Père,
dit-il, - et il se toucha le front du bout des trois premiers doigts, – du
Fils ! - puis descendit la main au-dessus du nombril, – et du Saint-Esprit !
- colla les trois doigts à l'épaule droite, – amen ! dit-il enfin, achevant le
signe de croix. Et il psalmodia tout de suite après : -Au nom du Père, du
Fils, et du Saint-Esprit, amen !
Ibn Bajko vit au même instant l'image de l'higoumène de Saint-
Georges-Gorg se mettant l'épitrachélion, prenant une braise et se
préparant à dire les prières et faire brûler l'encens pour l'enfant qu'on lui
avait amené. Cet enfant semblait être lui-même. Il avait baissé la tête et
attendait. Mais, la redressant, il vit que l'higoumène avait renoncé et était
maintenant penché sur l'un des pesants livres du monastère, qu'il tenait sur
ses genoux. Celui-ci se redressa, ferma le livre et le baisa.
- Tu chantes comme un petit berger qui mène son troupeau, Ibn
Bajko, dit alors Rizvan Bey.
Le kaymakam semblait plutôt un peu triste.
- Tu m'as fait une grande joie, un grand plaisir, mais laisse-moi te
dire une chose, c'est différent chez les chrétiens, chez les Turcs il faut
connaître le Coran.
- Cela aussi s'apprend, Bey effendi. À quoi servent les imams158?Ce
n'est pas pour rien qu'il y a en ville neuf écoles pour étudier le Coran.
- Oui ! Comme tu dis ! Mais, l'as-tu entendu, si tu ne connais pas
bien le Coran, on te donnera une corde de soie pour te juger toi-même.

158 Prêtres musulmans.


- Dieu m'en préserve, illustre Bey, mais je ne serai pas hodja ? Dieu
me garde d'une telle chose.
- Encore lui -Dieu ! Allah, Allah ! C'en sera fini de toi avant que tu
n'aies eu le temps de dire ouf, mon garçon !
- C'est la durée de la vie qui importe, Bey effendi. Je ne suis pas un
voyou, et que je devienne Turc, ça doit finalement être écrit là-haut ?
Rizvan-Bey se tut à nouveau. L'empressement que montrait Ibn
Bajko était vraiment très démesuré. Le mensonge et la ruse étaient pour
certains l'habitude, se disait le kaymakam, et ils ne pouvaient rien sans.
Mais qu'était-ce-ce donc qui poussait cet homme ? Rancœur ou désir ?
Faire Turc aussi aisément un homme du bazar, c'était un peu étrange.
Mais la prison était pleine aussi à cause de ces gens-là. Ne pouvait-on pas
le presser et le serrer encore un peu – et il tomberait ainsi tout seul dans le
fossé comme un ivrogne. Il avait un plan, une intention pas claire. Il
n'était pas seulement un peu ivre et aveugle.
Le kaymakam se leva, se mit à promener autour d'Ibn Bajko et à
l'examiner sournoisement sous toutes les coutures. Il toussa à plusieurs
reprises, pour gagner du temps.
- Mais vous, les chrétiens, vous dîtes des Turcs qu'ils puent de l'âme.
Veux-tu être comme ça toi aussi ?
Petre pâlit, puis rougit. Il avala sa salive, se gratta le crâne. Mais il
trouva, et dit :
- En venant ici, Bey effendi, j'ai vu dans la campagne des journaliers
turcs et des serfs chrétiens. Ils travaillaient comme des fourmis, leurs dos
étaient pareils, sans parler de leur haleine ni de la sueur.
Rizvan sourit, satisfait de cette réponse. Debout comme il était, il lui
mit le bras sur l'épaule :
- Tu seras, à ce qu'il me semble, respecté de tous, mais aussi blâmé
de tous. Parle franchement à présent, nous n'avons pas besoin de nous
mentir, qu'aimerais-tu être, kardeş, une fois que tu te seras fait Turc ? Tu
ne resteras sûrement pas savetier, car je connais Josif effendi, il pense
certainement autrement. Et tu as la force, à ce que vois, pour bien d'autres
choses aussi.
Et Ibn Bajko mit alors une jambe sur l'autre, sourit jusqu'aux oreilles
et montra ses dents toutes jaunes. Le fait qu'ils en fussent enfin venus
aussi à cette conversation était pour lui un grand soulagement.
Il dit avec humilité :
- Eh bien, le Padichah, que son lustre soit éternel, n'a qu'à envoyer
un berat159 à mon sujet, et je dirai « Aferin »
- Tu diras « Aferin » ? Mais crois-tu que le Padichah se soucie de
toi ? Crois-tu que ce soit lui qui dirige le pays C'est sûr, il dirige les
hanims, mais l'État, kardeş, repose sur nous. Aussi, dis- le moi à moi.
C'est moi qui t'imprimerai ton berat! Veux-tu obtenir un berat de
producteur de yaourt et de fromage à pâte dure?Ou de ğebeği, hahaa !, ces
ouvriers qui font de la poudre à canon du salpêtre de cette région. Le
ğebeği est un homme de confiance, un homme à nous. Cela t'ira très bien.
Mais si ça ne te suffit pas, comme je vois, veux-tu être collecteur des
taxes ? Les raïas ne peuvent pas payer, mais on demandera de toi de
collecter jusqu'au dernier aspre et de ne pas te présenter à nos yeux sans

159 Document, license


l'argent. Aimerais-tu ça ? Un collecteur est justement tombé dans un four
à chaux dans la rue des derviches, aussi y a-t-il une place vide. Tu
traverseras le bazar devant les riches artisans et les notables, et ils te
salueront tous avec des « Aferin, Ibn Bajko ».
On entendit alors l'azan du minaret. L'heure de l'ögle namazi était
venue et le kaymakam interrompit son entretien avec Ibn Bajko : les yeux
troubles et absents, il se prosterna sur le tapis qu'il déplia et étendit.
Ibn Bajko attendit un moment, ne sachant comment réagir. - Le
kaymakam s'est un peu fichu de moi, se dit-il, mais moi - gentiment, tout
doucement ! Si les gens nous avaient entendus, ils auraient admiré.
Puis, sans réfléchir davantage, il se laissa tomber à côté de Rizvan-
Bey et se mit à cogner de la tête contre le sol. Et sa hanche, pour le
rappeler peut-être à la réalité, se mit à le lanciner violemment, comme une
cloche.

ghazi-Baba se trouvait justement dans le bezisten chez maître Josif,


pendant qu'Ibn Bajko se convertissait dans la mosquée de Yaya-Pacha.
- Josif effendi, lui dit ghazi-Baba, retournant songeusement les
babouches entre ses mains. J'ai entendu parler de votre roi Samoïl : est-il
vrai que le Byzantin lui a aveuglé son armée et la lui a renvoyée ainsi
devant son trône ?
- J'ai entendu moi aussi une semblable histoire, Baba effendi.
Beaucoup d'entre nous sont encore aveugles aujourd'hui aussi, Baba
effendi.
- Qu'ils soient aveugles, passe encore, mais pourquoi être sourds
aussi ?
- C'est comme ça chez les chrétiens, Baba effendi. L'un ne va pas
sans l'autre. Pour garder la tête sur les épaules, foin de la raison, disent-
ils..
- Oh, je sais, sans la raison, c'est plus facile pour un kâfir160 de
devenir bozuk161. Mais ce n'est pas un bon calcul, Josif effendi. Dur
bakalim162 pour ton gendre, si tu as compris ce que je veux dire.
- J'ai compris, Baba effendi. Longue vie à toi.
- Allah kerim, Josif effendi. Et maintenant enveloppe-moi cette paire
de babouches.
On entendit alors comme un brouhaha à l'extérieur..
- Ya, ya, ne bu gürültü 163? s'étonna le cadi, et il passa la tête hors de
la boutique de maître Josif.
- Bin yaşa müslümandir 164! criaient des gens au dehors.
- Longue vie !? Il est musulman... !?
Josif courba le dos.
- Tu vois, ils fêtent le nouveau musulman, dit ghazi-Baba, souriant
avec commisération. Nous devrons donc demander maintenant qu'Allah
lui vienne en aide, n'est-ce pas, maître Josif ? ...
- Qu'il lui vienne en aide... !
- Mais sa femme et ses enfants ne se convertissent pas ?

160 Mécréant.
161 Corrompu.
162 « Attendons de voir... »
163 Eh ! Quel est ce bruit ?
164 Longue vie, il est musulman !
Josif soupira péniblement :
- Ce sont ses enfants, ils porteront son nom. Mais ma fille n'en a pas
l'intention pour l'instant. Le diable ne lui a pas encore tourné la tête
- Ça viendra tôt ou tard.
- Je connais mon enfant, elle le chassera, Baba effendi.
-Il essaiera encore.
- Et elle le chassera de nouveau, Baba effendi.
- Elle n'est donc pas comme ton gendre, habile et raisonnable.
- Non, Baba effendi. Honte à elle !
- Eh bien, pour les gens comme ça, j'ai un autre message, dit
lentement le cadi. Bereket versin165pour les problèmes que chacun a, c'est
ainsi qu'on devient un homme, Josif effendi. Mais pour un giaour qui se
prosterne il n'y aura jamais une porte ouverte. Même la corde ne suffit
pas.
- C'est juste, Baba effendi.
- Il y a toujours une première fois, mais cette première fois est
parfois aussi la dernière.
- Adieu et porte-toi bien, Baba effendi.
ghazi-Baba regarda maître Josif d'un air de profonde et chaleureuse
compréhension. Il se tourna vers la porte de dehors, et sans plus rien dire à
ce sujet, il sourit avec commisération, puis rassembla sa salive et cracha
166
dans l'encadrement de la porte.
Maître Josif sourit pour la première fois .
Il rassembla lui aussi sa salive. Cracha entre ses pieds.
165 Dieu merci !, tant mieux !
166 Rite effectué en l'occurrence pour conjurer le mauvais sort... (N.D.T.)
3.

Deux semaines de suite, le fils de Tajko ne vit pas Hatiçe sortir du


Tchifte-hammam
Le premier mardi, il se dit pour se réconforter que quelque chose
l'avait peut-être retenue au sérail : une dispute avec les autres hanims qui
étaient sûrement jalouses, des hôtes venus en visite d'Istanbul à
l'improviste - elle était venue aux bains le matin et, pressée, était partie
plus tôt. Pour ce premier mardi, il était presque certain qu'Hatiçe pensait à
lui et souffrait de ce qu'ils avaient manqué cette rencontre.
Le second mardi, pour vérifier cela, il vint devant le hammam dès
son ouverture. À cette fin, il dût partir encore en pleine nuit de Blatie,
s'exposer au risque de bandits des grands chemins et de brutes diverses
qu'on rencontrait si souvent sur les chemins, puis attendre devant les
portes de la ville que la garde passe. Mais, lorsque Hatiçe ne se fût pas
montrée même alors, muet de stupeur, il pensa à trois choses : ou bien
celle-ci se jouait de lui et riait derrière son voile qu'elle ne soulevait pas,
faisant comme si elle était une autre, rien que pour voir jusqu'où allait sa
fidélité et son attachement ; ou bien le bey lui avait interdit de venir
désormais au hammam, parce qu'il avait tout découvert ; ou encore elle
n'allait pas au hammam parce qu'elle était vraiment malade.
La seconde et la troisième supposition étaient plus acceptables pour
son cœur torturé. Qu'Hatiçe se jouât de lui était impensable. Leur relation
lui semblait tellement forte et tellement sincère qu'elle avait franchi
depuis longtemps franchi la période de la coquetterie et du jeu : cette
période ne leur avait d'ailleurs jamais appartenu. Ils avaient sauvagement
sauté tout ce qui était commun et habituel, et comme les obstacles à leur
union étaient insurmontables, cette force des sentiments portait aussi en
fait en grande partie en soi la résistance à l'égard de cette impossibilité.
Le sandjak-bey était installé entre eux comme un faucon placé en
éclaireur, qui voyait plus loin même que tous deux, et qui habituellement
faisait perdre leur chemin aux amoureux, en le leur montrant. Sandri
brûlait d'apprendre quelles étaient ses pensées et ses plans. Il partait à la
pêche et en revenait, comptant les heures jusqu'au sommeil : il espérait
que ses rêves lui révéleraient par des signes secrets son avenir et
atténuerait sa douleur : si Hatiçe était malade, à quel point l'était-elle ; si
elle était au contraire en bonne santé, quand la verrait-il ? Brûlait-elle
pour lui et cherchait-elle un moyen pour qu'ils se rencontrent ? Avait-elle
peur du bey, ou le laissait-elle, pour dissimuler son amour, l'embrasser des
nuits entières, s'endormant avec ses lèvres humides entre ses sourcils
joints.
Quand il se couvrait avec la couverture de laine, le cyprès frappait à
sa fenêtre, lui rappelant les paroles de Marin Krusić - qu'il finirait tout de
même par connaître le bonheur. Mais quand ? Il était impatient. Il
commença à faire aux poissons que le kâhya mettait de côté pour le
sandjak-bey une coupure près de la queue, en apparence due au hasard -
mais, pour qui voudrait le voir, n'était-ce pas un signe clair de salut et un
serment de fidélité ? Hatiçe allait-elle dans la cuisine du sandjak-bey
lorsqu'on préparait ses poissons ? Caressait-elle les écailles soyeuses,
sachant qu'il les avait caressées lui aussi ? Voyait-elle les coupures ? Son
cœur battait-il lorsqu'elle les voyait ?
Hatiçe n'apparut toujours pas au Tchifte-hammam le troisième
mardi, et cela le rendit presque fou. Était-elle réellement malade ? De
quoi ? Le bey l'avait-il enfermée, la frappant d'abord jusqu'à lui faire des
bleus ? L'avait-il enfermée pour la punir ? Il cherchait des solutions folles
à ses suppositions : il lui fallait trouver un moyen de vérifier celles-ci.
Par malheur, il ne rêvait rien. Le hasard voulut que sa mère, la
Valaque, se trouva là : elle était venue voir son fils, après tant de temps.
Le vieux Tajko était dans les montagnes et elle n'avait pu résister : elle
avait demandé l'autorisation d'Emin-Bey et elle était venue à Blatie. Elle
fut la première à comprendre de quoi il s'agissait. Car, quand Sandri se
plaignit à elle de ne plus rêver depuis quelque temps, la Valaque lui
demanda vite s'il était triste parce qu'il n'avait pas de réponse à quelque
chose.
Il sourit et l'étreignit, confus devant cette simple perspicacité. Aussi
lui demanda-t-elle encore plus vite : - Est-ce-ce à nouveau Hatiçe ?
À dire vrai, Marin Krusić, lorsqu'il vint les inviter à la vendange
dans sa vigne au pied de Karadag, ne se montra pas aussi ouvertement
curieux que la Valaque, et il n'observa pas avec stupéfaction la pâleur du
fils de Tajko. Il était absolument radieux : les réparations du Kuršumli-an
étaient terminées, tous les Ragusains étaient heureux d'avoir désormais
leur propre gîte, et lui rayonnait littéralement, car c'était à lui que
revenaient les plus grands mérites.
Mais il tapota pourtant le fils de Tajko à l'épaule :
- Ne t'avais-je pas dit que l'horoscope de cette année était excellent
pour toi ? dit-il, avec un mystérieux sourire.
- Je ne rêve plus et je n'ai plus de visions comme avant, se plaignit
Sandri.
- C'est parce que tu as pris le destin à la gorge, et c'est toi qui le
dirigeras désormais. Tu as compris ce que je te dis, mon garçon ?
Le fils de Tajko écarquilla les yeux :
- Il faut que je fasse quelque chose ?
Et il attendit, tout tendu, ce que voyant Marin se mit à rire aux éclats
- Je t'ai dit ce que je savais, le reste est ton affaire. Retrousse tes
manches et remue-toi un peu.
Cette brève conversation, qui éclaircit le visage de son fils, réjouit la
Valaque, et c'est elle qui, au lieu de celui-ci, retroussa véritablement ses
manches et sauta sur ses jambes, disant qu'elle se chargerait toute seule de
préparer le repas pour les vendangeurs. Elle allait faire un ragoût, comme
celui que les vendangeurs mangeaient toujours – on le faisait avec de la
viande de mouton et des légumes mélangés, et on arrosait avec le vin de
l'année d'avant, le même que celui avec lequel on aspergeait et bénissait
les vignes pour une plus grande abondance l'année d'après.

Le Ragusain fut néanmoins le premier à prendre le destin d'Ibn


Tajko à la gorge.
Avec deux paniers remplis de raisin, cueilli dans la vigne au pied de
Karadag, tous deux se dirigèrent vers le sérail du sandjak-bey, mais l'un
plus audacieux que l'autre, car il avait la conscience tranquille. Entre la
crainte et le courage, Sandri cherchait son étroite fissure de sécurité, une
fissure qui n'existait que si le bey n'avait pas encore résolu d'agir
ouvertement. S'il jouait encore au jeu du chat et de la souris, cette fente
était pour les faibles d'esprits ; s'il n'en était pas ainsi, c'était alors la fin de
toutes les craintes, car la fin même les avalait toutes comme une
couleuvre.
Les gardes examinèrent le raisin, surtout par en dessous, et dirent
qu'ils devaient demander au sandjak-bey s'il les recevrait. Celui-ci ayant
répondu par l'affirmative, Ibn Tajko eut un instant l'impression qu'il voyait
son rêve de mort : le bey acceptait, se dit-il, pour le plaisir qu'il aurait à
déplier son âme chiffonnée. Il l'avait percé à jour. Il savait qu'il souffrait.
Plus encore, il savait que cette souffrance le conduirait à de folles
entreprises. S'étant en quelque sorte assuré la sécurité, le bey voulait
maintenant affronter son rival et voir ce qu'il en sortirait.
Ils saluèrent le bey, et Marin, qui, se présentant sur-le-champ,
agrippa le panier des mains de Sandri et le posa avec le sien devant les
pieds du bey.
- Honoré Bey, dit-il avec un grand geste, autant je dois ma prospérité
à ma célèbre Dubrovnik, autant je la dois aussi aux bonnes intentions des
maîtres de ces régions. Il y a deux cents ans déjà, le tsar Ivan Asen, qui se
proclamait tsar des Bulgares et des Grecs, donna le premier par charte à
mes ancêtres le droit de vendre et d'acheter librement partout à travers
l'empire, sans que nul ne puisse leur nuire, sur les routes tout comme sur
les marchés. Tout comme le dit la loi sur le commerce. Ces mêmes
privilèges ont été confirmés aussi par le roi Volkašin, père de notre
légendaire héros local, le roi Marko. Et vous, les Turcs, qu'Allah vous
accorde une longue vie, vous n'avez pas changé cela. Que puis-je dire de
plus ? À qui devons-nous, nous autres Ragusains, le bien-être et la
richesse ? Illustre Bey, je parlerai à présent aussi de moi-même. Non
seulement je me suis enrichi en faisant du commerce à travers ce pays,
mais, je le jure sur mes yeux, je me suis mis à aimer celui-ci comme
aucun autre.
Marin Krusić s'inclina bruyamment, s'essoufflant sur les derniers
mots, qui firent sourire le bey.
- Aferin, dit ce dernier pour le raisin, et pour le discours. Vous avez
en moi un ami. Ibn Tajko sait cela très bien déjà.
Sandri frissonna, car il pensa que le bey avait vu qu'il n'arrêtait pas
de promener les yeux à travers la salle, et particulièrement vers les portes
qui devaient s'ouvrir pour le service. Se pouvait-il qu'Hatiçe apparaisse ?,
se demandait-il. Trouverait-elle quelque chose pour venir, même cachée
sous ses voiles ? N'était-il pas naturel de remercier encore une fois son
guérisseur – n'était-ce pas normal ? Si elle apprenait qu'il était là,
écouterait-elle derrière l'une des portes ?
- C'est vrai, dit le bey tranquillement, après les avoir invité à
s'asseoir et fait signe au serviteur d'emporter le raisin. Et ce calme, qui ne
ressemblait absolument pas à son comportement quand ils se voyaient
auparavant en présence d'Hatiçe, ce calme trahissait le bey : celui-ci
savait, il savait pourquoi ils étaient là, et comme il s'était assuré, il faisait
montre d'une humeur qui ne convenait pas à son beau visage. De quoi
s'était-il assuré ?, se demandait fébrilement Sandri. Ce devait être une
grande assurance. Avait-il envoyé Hatiçe quelque part ? L'avait-il mariée à
quelqu'autre bey et enfermée dans son harem. Ou bien... Dieu nous
préserve !, Hatiçe était-elle déjà morte ?
- C'est vrai, répéta le bey, bien des dirigeants de ces régions n'ont
pas fait preuve seulement de violence mais aussi de sagesse dans leur
gouvernement. Et il y en a eu de toutes sortes, Allah m'en est témoin.
Mais ces chartes délivrées aux négociants de Dubrovnik sont une preuve
aussi de leur sagesse. Étudiant l'histoire d'avant nous, j'ai trouvé des
documents byzantins dans l'oeuvre de Nikita Akominat, sur vos seigneurs
autonomes de la forteresse de Prosek. Dobromir Hris et Dobromir Strez,
c'est ainsi qu'ils s'appelaient ? Ceux-là aussi soutenaient les Ragusains, et
si ces derniers tiraient d'eux un profit, eux-mêmes en tiraient encore plus
des Ragusains. Et ce Hris, je pense qu'il était Valaque comme toi, Ibn
Tajko, n'est-ce pas ? Un grand trublion, à ce que j'ai lu. Mais facile à
acheter, dirais-je. Quoique déjà marié, il accepta de prendre pour femme
la princesse byzantine Teodora, que l'empereur Aleksie, pour le soudoyer,
alla jusqu'à faire divorcer d'un parent à lui et qu'il lui envoya à Presek. Ha,
ha, ha ! Bien que chrétien, il nous ressemblait beaucoup apparemment en
ce qui concerne les femmes. Tous les Valaques sont-ils comme ça, Ibn
Tajko ?
Encore une preuve, se disait Sandri. Encore une preuve qu'il savait :
quand deux amis allaient dans la demeure d'une femme inaccessible, l'un
était sûrement là pour dissimuler les amours de l'autre.
- J'aimerais voir ce Prosek tout comme Blatie, dit rêveusement le
sandjak-bey, tout en regardant cependant Sandri du coin de l'oeil, d'un air
tout à fait lucide. - Mais la canne devient pour moi une accompagnatrice
de plus en plus fréquente, de sorte qu'au lieu que j'aille chez mes hanims,
ce sont elles qui viennent chez moi.
Et il frappa le sol de sa canne.
- Cette gorge du Vardar est, dit- on, un prodige de Dieu, et ces hauts
rochers escarpés sont de véritables nids d'aigles. Sans compter que c'est
un endroit parfait stratégiquement. Êtes-vous déjà allés là-bas ?
Ils répondirent qu'ils n'y étaient pas allés, sans avouer cependant
qu'ils n'avaient aucune idée des faits évoqués par lui. Lorsque le bey sourit
tristement, assurément devant leurs jambes saines et leur maigre
connaissance du passé, Sandri sentit combien ce dernier était plus libre
que lui-même, bien que cloué à son divan, combien sa liberté était plus
riche et plus intéressante que la sienne. Qu'était celle-ci ? Qu'en faisait-il,
comment en usait-il ? Il en usait pour devenir esclave, esclave des
sentiments. Il avait la santé, mais son cœur, qui pouvait être libre, était
pris maintenant dans de véritables chaînes d'esclavage.
- Progresses-tu avec ta tamboura, noble Bey ? demanda Sandri,
ayant trouvé enfin le point faible. Il fallait bien qu'il dise quelque chose,
du moment qu'il n'avait pas le droit de poser de questions sur ce qui
l'intéressait tellement.
- La tamboura ne m'aime pas, tout comme les femmes, dit le bey
après une petite pause, et avec un sourire amer. Mais il dirigea
immédiatement son regard pénétrant vers Sandri. Il examina calmement
sa pâleur pendant un certain temps. - La levée du haraç me rend
véritablement malade, je ne peux m'occuper de rien d'autre, dit-il peu
après. Ces mois-là, de juin à août, non seulement je ne les aime pas, mais
je les hais. Et pas pour d'autres raisons, rien que pour la levée de l'impôt.
Imaginez un peu, il y a cinq cent cinquante mille collecteurs de l'haraç
sous la direction du beylerbeyi167 de Roumélie, soit cinq cent cinquante
mille familles chrétiennes qui pleureront quand on frappera à leurs portes
et qu'on leur prendra un ducat et demi, et plus, par foyer. Que ressentent
dans leur cœur, je me le demande, ces vingt collecteurs patentés, dont
chacun avec vingt hommes à cheval, se dispersant pour lever le haraç,
sachant que déjà en août ils devront revenir chez leur maître et lui verser
jusqu'à la dernière pièce huit cent cinquante mille ducats . Maintenant,
c'est vrai, ceux-ci font le voyage jusque là à leurs frais, mais lorsqu'ils
parviennent auprès des contribuables, ne demandent-ils pas au moins
jusqu'à deux aspres pour eux-mêmes ? En fait, le beylerbeyi est le chef de
tous les grands dignitaires, des subaşis, des cadis, il a sous son
commandement dix-sept voïvodes, chacun d'eux ayant sa propre
compagnie de mille cinq cents cavaliers qu'il paie lui-même et conduit au
combat à ses frais. J'en ai des sueurs froides quand je pense à ces choses-
là. Je passe la plupart du temps avec les livres et ne peux me résigner au
fait que ma Grâce, pour pouvoir vivre ainsi, est entretenue par cette
souffrance des giaours. Quant au Sultan – que dire à son sujet? Le Sultan,
de toute la Roumélie, reçoit pour ses dépenses un revenu régulier d'impôts

167 Le « bey des beys », i.e. le gouverneur de tous les beys de Roumélie. (N.D.T.)
d'environ un million cinq cent mille ducats ! Pour lui travaillent aussi les
mines de sel à travers toute la Roumélie, l'atelier de fabrication des aspres
d'argent, l'atelier de fabrication des ducats d'or, les mines d'argent, les
rizières, les taxes de commerce.
C'est alors seulement qu'Ibn Tajko eut la vision qu'il avait attendue si
longtemps comme présage. Lui-même, couché dans un cercueil de bois
brut, et le lamento valaque de sa mère se déversant sur sa tête.
Oui, le bey parlait tout ce temps pour lui : il le mettait à la place qu'il
lui avait attribuée comme châtiment. Car de telles confidences ne se
faisaient pas à un homme en qui l'on avait confiance, mais à un homme
irrévocablement condamné à mort.
Ibn Tajko soupira profondément. Ils étaient donc arrivés jusque là et
se découvraient. Et puisqu'ils en étaient arrivés là, n'était-ce pas désormais
indifférent si Ibn Tajko s'enquérait ouvertement d'Hatiçe ?
Il toussa et dit avec componction :
- L'hanim Hatiçe va-t-elle bien ?
- Aferin, elle va sans doute bien, dit le bey lentement, en séparant
chaque mot. - Est-elle en bonne santé ? demanda de nouveau
audacieusement Ibn Tajko.
-La santé est une chose délicate, dit le bey, on se porte bien
aujourd'hui, demain non. Mais elle ne le comprend pas encore.
- Et elle est ici ? cria presque Ibn Tajko, troublé par les réponses à
double-sens.
- Qui est ici ? sourit le bey. Allah seul sait que notre place est là-
haut, comme aussi les pensées, et nous passons seulement ici bas pour
causer du tourment à nous-mêmes et aux autre s.
Ainsi lui parla-t-il, de lui et d'elle. Et il lui dit si peu et tellement à la
fois, parce qu'il le comprenait et qu'il savait comment lui planter dans le
cœur le pal inflexible de la complicité.

Depuis lors, le fils de Tajko commença à se regarder lui-même


comme déjà sacrifié. Son châtiment n'était qu'une question de temps. Il se
demandait quel piège lui tendrait le bey. Une balle égarée frapperait-elle
sa poitrine, venue de quelque part, de nulle part ? Le Ragusain l'assurait
qu'il ne se produirait rien de tel, mais Sandri continuait à chercher des
signes dans tout, dans l'horoscope tout comme dans la tasse renversée du
café que sa mère préparait maintenant régulièrement, et dans tout ce qui
se présentait sur son chemin. La fumée des bûches à demi sèches sortait
avec peine à travers le toit et la cheminée de sa petite maison – cela était
un signe pour son âme à demi vivante, qui rassemblait à peine assez de
force pour continuer. Le toit et les poutres étaient déjà noircies par la
fumée, et cela aussi était le signe d'une volonté carbonisée, que
réveillaient à peine même les espoirs de Marin Krusić. Mais, lorsque, le
soir, il fouaillait dans le brasero avec le tisonnier, les braises éteintes se
ravivaient brièvement, comme si quelque invisible force les ramenait à la
vie avant qu'elles ne meurent tout à fait - et cela était un signe absolument
clair de ce à quoi ressemblerait sa propre fin. La mort semblait d'ailleurs
l'attirer. Si le Bey ne prenait pas les choses en mains, pourrait-il le faire
lui-même ? Il commençait à ressentir un grand soulagement quand il
s'imaginait sauvé et délivré de la souffrance. Mais, s'il mourait, il ne
verrait plus jamais Hatiçe, non plus qu'il n'apprendrait si celle-ci n'avait
pas fait peut-être la même chose, ou préméditait de le faire. À de telles
pensées, son front brûlait comme sous la fièvre. La mort n'était pas
seulement la fin de la vie, son approche le libérait de ses habitudes de
soumission, rendant sans valeur la prudence et la sagesse.
Ainsi aurait-il remarqué, s'il n'avait pas pensé autant à Hatiçe, que sa
vie était maintenant plus heureuse, sans l'appartenance à des règles
sévères et la crainte des erreurs. Il lui venait une envie de rire lorsqu'il se
représentait le bey concevant patiemment sa perte des heures durant.
Comment et quand celle-ci se produirait, ce n'était plus important pour lui.
Néanmoins, la braise qui se ravivait un court moment avant de
disparaître l'avait incité un matin, après s'être lavé dans la rigole près de sa
clôture, à aller faire résolument la connaissance de ses voisins. Non loin
de lui, en effet, à Blatie, dans la maison de chrétiens exilés, vivaient des
Turcs, émigrés d'Asie Mineure. En allant chez eux, il avait senti qu'il
faisait signe à Hatiçe, qu'il l'appelait, qu'il s'approchait d'elle. Il voulait,
avant de disparaître, faire encore quelque chose pour eux deux.
Ces voisins étaient des frères avec leurs familles : l'un berger du bey,
et l'autre chargé de tresser des paniers, des branches de saule et des nattes
de jonc. Les femmes ne se montraient jamais au dehors si quelqu'un
approchait, mais le son du tambourin, qui le soir le plus souvent faisait
vibrer l'air de leur côté, révélait au fils de Tajko la triste histoire de tous
ces pauvres qui exagéraient leur gaieté pour montrer au monde le
spectacle du bonheur qui manquait aux riches. Le troisième frère, lui,
tenait une boucherie en ville, la boucherie du bey, ce pourquoi peut-être
devant le porche de leur maison pendait parfois, durant même plusieurs
jours, un mouton égorgé. Lorsqu'il allait en ville les mardis, Sandri
choisissait comme par habitude la boucherie d'Ilm, parmi toutes celles de
Skopje, pour lui faire une petite visite, et ce dernier s'empressait de lui
offrir un tabouret, ordonnant à son apprenti d'apporter du bazar deux cafés
bien forts et sucrés. Si Ibn Tajko éprouvait une forme de pitié pour ses
deux frères à Blatie, Ilm en éprouvait lui pour Sandri, car, quand il
proposait au pêcheur de lui couper au moins un morceau de devant du
mouton qui était le plus près de lui, et que Sandri refusait, tout en le
complimentant, disant qu'il avait la meilleur viande du bazar, le boucher
hochait seulement la tête :
- Teşékkür ederim168, Ibn Tajko, mais pourquoi ne faisons-nous
quand même pas affaire ensemble ?
Sandri se tenait entre les moutons pendus, comme pendu lui-même
au crochet du bey. Seulement il ne le savait pas. Et sa relation était la
même avec le boucher et avec les frères de celui-ci : il les plaignaient, et
eux le lui rendaient.
La Valaque allait quant à elle assez souvent chez les femmes
turques, qui en l'absence de leurs époux tissaient les nattes sous le porche.
Elle leur apportait toujours un peu du café que le Ragusain lui donnait, et
qu'elle écrasait si longuement avec le lourd pilon que ses épaules lui
faisaient mal. Les Turques étaient des femmes agréables : elles
l'écoutaient avec attention quand elle leur parlait de ses douleurs. Elles

168 « Je te remercie ».
s'étaient même mises à lui apprendre le turc, riant à s'en étrangler aux
fautes qu'elle faisait. Elles parlaient ensemble de la peur qui grandissait
dans les villages et de ce qui se disait : que dans les roseaux à l'entour se
cachaient des brigands et qu'il suffisait de très peu pour entendre leur
voix. Les enfants jouaient tout autour à chat perché, aux osselets et à la
marelle, tout comme les petits chrétiens, en lançant un palet blanc dans
des cases dessinées à terre. Sur la route derrière les maisons descendaient
des paysans avec des ânes chargés de plaques qu'ils extrayaient de la
montagne, et qui servaient à paver les cours dans les villes. La Valaque se
trouvait bien là, le visage exposé au doux soleil. Elle se mit à dire à Sandri
les mêmes choses que Marin Krusić : que les gens apparemment, ne se
différenciaient pas par la religion, mais par la force et la richesse, et
encore moins par la pauvreté. Elle lui disait à toute vitesse les mots turcs
qu'elle avait appris, lui parlait des sept filles des Turcs, dont on ne savait
pas laquelle était de qui, vu qu' elles se ressemblaient toutes comme des
petits pois.
Le fils de Tajko se mit à revenir de la ville avec eux les jours de
marché. En chemin, ils saluaient les paysans des autres villages qui
aiguillonnaient devant eux leurs bêtes portant des charges sur le dos et ils
conversaient avec eux. Ils parlaient tous en riant du célèbre clarinettiste
Enver-čauš et de la fougue avec laquelle, les jours de marché, le musicien
jouant ses airs de virtuose sur la place devant Kapa-an, devant maraîchers
et portefaix. Dans les caravansérails où ils descendaient, chacun d'eux
avait fait quelque rencontre avec des marchands ambulants, lesquels
avaient toujours quelque chose d'intéressant à dire de leurs aventures sur
les grands chemins. Ils se racontaient maintenant ces fameuses aventures,
les pimentant de leurs propres plaisanteries et remarques, tandis que les
chiens des villages aux yeux chassieux couraient devant eux et se
roulaient dans la poussière.
Un soir, près de la maison des voisins vinrent deux Turcs avec de
grosses lanternes. Tous deux avaient un fez, des braies de feutre, un fusil à
l'épaule et une large ceinture brodée autour de la taille. L'un deux, le plus
richement vêtu, était le maître. Ils attachèrent leurs chevaux devant la
petite porte, demandèrent quelque chose puis entrèrent dans la maison
juste au moment où commençait la prière du soir.
Le lendemain, rentrant avec la brassée de souches ramassées, il
rencontra dans la cour une des filles des Turcs. Celle-ci pleurait derrière la
petite étable qui se trouvait derrière la maison. C'était presque une enfant,
maigre et chétive, et elle ne portait pas encore le voile.
- Qu'y a-t-il ? demanda Sandri, accourant vers elle. Tu t'es cognée
quelque part ?
Elle ne répondit pas, leva seulement ses yeux remplis de larmes.
- Güzel kiz !169la taquina le fils de Tajko, voulant lui faire retrouver
sa bonne humeur . Allez, ne pleure pas, ajouta-t-il. S'il était brisé lui-
même, pourquoi cette enfant devait-elle l'être aussi ?
Celle-ci pleura encore plus fort.
- Eh ! Güzel kiz, ben seni çok merak koydum !170 lança Sandri,
souriant franchement cette fois, tout surpris d'avoir réussi à construire la
phrase entière en turc. Elle était vraiment touchante avec ces grosses
169 « Jolie fille ! »
170
larmes.
La jeune fille sursauta et le regarda d'un air apeuré. Elle resta ainsi
un moment à réfléchir, tripota le cordon de ses pantalons, mais elle se
reprit vite et s'enfuit chez elle.
Son père vint le soir même dans la maison d'Ibn Tajko.
- J'ai donné hier soir ma parole pour ma fille aînée, voisin. Mais la
plus jeune a versé des torrents de larmes parce que dans ce désert elle sera
forcée d'attendre la venue d'un étranger au pays, et encore, seulement
après ses autres sœurs. Elle m'a tellement irrité qu'elle s'est pris une
bonne raclée. Mais maintenant elle me dit que tu l'aimes. Je la donnerais
même au dernier des vendeurs de boza, mais à toi c'est un honneur pour
moi,voisin. Je n'ai rien contre qu'elle change de religion et devienne ta
femme.
Le fils de Tajko se sentit comme emporté au large, le visage tourné
vers la tempête qui frappait sa barque. Une grande vague commençait à le
porter à toute vitesse. Où ? L'arrêter, il ne le pouvait pas, mais ne le
voulait pas non plus. Il en serait ce qu'il en serait. Une amère jouissance
envahit son corps tout entier comme un poison brûlant. Il semblait peut-
être s'éloigner d'Hatiçe, mais il se rapprochait d'elle en fait, n'est-ce pas ?
Celle-ci était sur la rive, et la tempête le portait vers elle.
Le voisin sortit sa montre de la ceinture, la regarda impatiemment. Il
n'était pas sûr de la réponse qu'il allait recevoir.
- Elle n'a pas besoin de devenir chrétienne, c'est moi qui me
convertirai, dit enfin Ibn Tajko, légèrement.
Il était calme. Et il n'avait pas peur de ce qui l'attendait. C'était le
bey qui avait peur. Il vit son visage assombri, dont la beauté s'égouttait
comme une couleur sous la pluie. Il avait peur, et Ibn Tajko triomphait.

QUATRIÈME EXERCICE

(Funérailles)

1.

La rouille avait comme recouvert la vie du nouveau Murat-Aga. Si


l'espoir que lui avait donné le pope Stavre était celui d'un malade qui
guérirait un jour ou l'autre, la tristesse de Marko, tel un heurtoir sur une
porte, lui rappelait sans cesse qu'il était encerclé. Il était assis sur la
véranda du sérail171 qu'on lui avait donné dans la forteresse, et son regard,
au lieu de se tourner vers le ciel, comptait les poutres et les chevrons,
comme s'il était indigne de jouir de l'azur. L'esclave Boško rôdait à travers
la demeure et ne cessait de se lamenter en regardant son maître chéri.
Marko lui avait interdit de se convertir avec lui, car il aurait ainsi perdu à
nouveau ses enfants et sa femme qu'il venait de retrouver. Mais la
présence constante et la fidélité de ce dernier auraient pu aussi conforter
en Marko l'espoir que tout pouvait changer d'un jour à l'autre, n'eût été
l'amertume de son âme chiffonnée par les larmes comme un vêtement
mouillé. À quoi bon redevenir chrétien, quand Kalija n'était pas avec lui ?
Comment la faire revenir du monastère de Kožle ?
Ibn Pajko se disait parfois qu'il avait rendu leur pièce aux Turcs. Les
esclaves avaient été libérés des prisons, les chrétiens innocents n'iraient
pas ramer sur les galères et leurs demeures n'étaient pas restées vides pour
que s'y installent des Turcs émigrés d'Anatolie. Boško était heureux, ils
avaient acheté ses trois enfants et sa femme, ils les avaient sauvés des
marchés d'esclaves de Crête et d'Andrinople, où on les auraient sûrement
emmenés, parce que les prix y étaient plus élevés. Ceux-ci étaient
maintenant la main droite de maître Pajko et du bourrelier Dimo, le père
de Kalija, qui s'était courbé comme une houlette depuis que Kalija était
partie se faire nonne au monastère Saint-Nicolas. Le fait qu'on eût
commencé de construire rapidement la mosquée sur ordre du vali ne
pouvait qu'aider à dissimuler le plan d'Ibn Pajko. On attendait
prochainement la visite du Sultan, et Mehmed-Pacha avait l'intention de

171 Ici, manoir, grande demeure construite au centre d'une cour murée. (N.D.T.)
se prévaloir en actes de sa loyauté envers le Padischah - la tour de
l'horloge en ville, qui était terminée et avait reçu à son faîte l'horloge
transportée de Sziget, couronnant ces entreprises dignes de louanges.
Ainsi les choses s'arrangeaient-elles apparemment, mais, en même temps,
aucun encouragement venant de ce que son honneur devait lui être rendu
bientôt ne pouvait suffire pour apaiser le nouveau Murat-Aga. Kalija.
Kalija semblait être en fait le héraut de tout son malheur. Si
passionnément qu'il l'aimât auparavant, il l'aimait trois fois plus à présent,
et si vide que fût son regard sans la beauté de sa femme, aussi pleine était
son âme de son désir d'elle, comme si le désir était une coupe qui
débordait sans cesse sous le jet de l'amour. Les jambes comme prises
dans les fers, et le cœur enserré d'une corde de soie. Tel le Juif errant,
errant dans ses pensées, perdu comme une balle qui ne sait où frapper.
Mehmed-Pacha regardait son visage :
- Qu'y a-t-il, Murat-Aga, tu vois que je suis content de toi. Pour bien
des gens du bazar, tu as maintenant un rang qu'ils n'ont jamais eu.
Beaucoup voudront devenir comme toi.
Il avait nommé Marko baş- âza, faisant de lui le premier citoyen de
la ville, à la tête du conseil municipal, mais même après cela Marko avait
continué de pâlir et maigrir. Le plat de nourriture restait intact devant lui,
même si Boşko le suppliait parfois d'avaler une bouchée ou deux. Son nez
était plus long que jamais, ses yeux enfoncés dans les orbites. À vrai dire,
cependant, et depuis qu'il était baş-âza, le travail avec ses collègues avait
pris un meilleur tour, et seul un esprit dérangé aurait pu ne pas en être
satisfait. Les violences des brutes et des bashi-bouzouks 172 semblaient
devenues plus rares, sans parler du cadi Mahmud-Bey, qui se montrait très
attaché au baş-âza, si bien qu'il jugeait les raïas avec plus d'indulgence, et
avec équité. Mais pour Ibn Pajko, rempli d'amertume, il n'était pas une
fleur dans les jardins qui le pût réjouir de son parfum.
Mehmed-Pacha lui dit :
- Voyons, Murat-Aga, quel est ce tourment qui te ronge ? Il s'agit
d'une femme, n'est-ce pas ? Combien de hanims veux-tu que je t'amène au
sérail ?
- Aucune.
- C'est la tienne que tu veux ? ironisa le vali.
- La mienne, noble Pacha.
- Allons donc, un homme comme toi, serais-tu fou à ce point ?
- Absolument, noble Pacha
- Attends que le Sultan vienne et s'en aille, j'enverrai tout de suite la
chercher, pour qu'on te l'amène enchaînée. Honte à moi si je ne le fais pas.
- Jamais de la vie, noble Pacha. Je ne veux pas de cette façon. Le
monastère est un lieu sacré.
Le vali attendit un peu, puis il le regarda du coin de l’œil :
- Mais tu es allé chez elle une fois ? Sans ma permission et sans
autorisation écrite.
- En effet, noble Pacha.
- Et ?
- Les religieuses ne m'ont pas laissé la voir. Et elle-même n'a pas
172 Cavaliers mercenaires, souvent d'origine albanaise, de l'armée de l'Empire ottoman, utilisés surtout pour
terroriser les peuples conquis.
voulu. Je ne connais aucun Turc, a-t-elle dit, qu'il s'en aille !
Mehmed-Pacha se mit à rire :
- Quand tu iras pour la seconde fois, je te donnerai un kavass, et tu
verras comme ils t'ouvriront les portes de loin déjà. Si elle ne veut pas par
la douceur, on la prendra de force. Le Sultan serait contre, mais d'où le
saurait-il ? Qu'il s'occupe de ses hanims dans son harem.

Ils sortaient de Skopje, le kavass, Boško et lui, et l'on entendait


encore les cris saluant le départ du Sultan.
- Yaşasin Padişah !173
- Sultana çok yaşa !174
Mais le Sultan n'était pas d'humeur joyeuse Comme assombri par
l'idée que c'était maintenant un sommet du temps, mais que du sommet il
faut toujours descendre. Il agitait mollement la main. Devant lui et après
lui, la cavalerie de la garde impériale de janissaires arrachait les pavés de
Skopje, soulevant la poussière qui s'était déposée ici des siècles durant.
Les janissaires portaient des bottes souples, des pantalons rouges, des
chemises et gilets verts, et des vestes noires brodées par-dessus l'épaule.
Ils portaient des fez plats et souples aussi avec des glands à longues
franges noires, et seul le plus âgé avait le sien enveloppé d'un turban.
Chez le vali, on avait versé au Sultan, pour qu'il se lave dans une
bassine de cristal, l'eau contenue dans l'aiguière d'argent décorée de
173 « Vive le Sultan ! »
174 « Longue vie au Sultan ! »
pierres précieuses qu'avait faite un certain Ibn Pajko, alors chrétien, mais
désormais nommé Murat-Aga, lui avait-on dit.
Le Sultan avait hoché la tête :
- Aşkolsun, avait-il dit, mais je ne veux pas voir ce chien. Donnez-
lui tout ce qu'il veut, mais soyez sur vos gardes avec de semblables lèche-
bottes. Ils sont comme des ballots : que n'ont-ils pas rassemblé dedans !
Toute peine est vaine à leur égard, ils sont redevables de tout et de
n'importe quoi, mais d'abord à eux-mêmes et leur vie est totalement à
l'envers.
Lorsque le Sultan s'en fut allé, après avoir complimenté le vali et
tous les grands dignitaires pour la tour d'horloge et la mosquée de Murat-
Aga - qui n'était pas très grande, certes, mais l'important était qu'elle dure
longtemps – Mehmed-Pacha donna, comme il l'avait promis, un kavass à
Marko, et bien que ce dernier s'y fût opposé, il le convainquit qu'à eux
trois - lui, le kavass et Boşko - ils s'en sortiraient mieux avec les nonnes
de Saint-Nicolas de Kožle.
Ainsi se mirent-ils en chemin : le kavass devant, suivi de Marko,
puis de Boşko, chancelant et ne sachant pas s'il devait être joyeux ou
triste.
Lorsqu'ils parvinrent devant le monastère, Marko descendit de
cheval, et il ne laissa pas les deux autres entrer dans la cour, mais il entra
seul, ne voulant pas montrer qu'il avait du renfort. Deux platanes
centenaires jetaient une ombre épaisse sur le pavé balayé de la cour, et
l'église était en face, creusée dans le rocher de granit. À droite et à gauche
de celle-ci se trouvaient deux hospices pas très grands, et devant l'un d'eux
une fontaine avec deux jets d'eau. Derrière l'église dépassaient de grands
érables qui se mêlaient à la forêt de Kožle à l'orée de laquelle se dressait
la grange, toujours pleine. Ibn Pajko le savait, le monastère était riche, il
avait de bons revenus de ses champs, de ses vignes, de son troupeau de
moutons, et de la forêt. Construit sur le cours d'eau de la Pčinja et sous la
forteresse de Kožle une centaine d'années auparavant, ce monastère avait
été donné en viager au métroplolite Jakov, qui n'y venait plus depuis
longtemps.
À peine était-il entré dans la cour, une grande porte s'ouvrit sur le
côté et devant Marko apparut l'higoumène175.
- Dieu vous bénisse !, dit Marko, la saluant.
Celle-ci marmonna simplement quelque chose et regarda son fez et
ses vêtements à la turque. D'un rapide coup d’œil, elle aperçut le kavass et
Boşko hors de la cour tenant les brides des chevaux.
- Me voici de nouveau, ma Mère, pour voir ma femme, Kalija, dit
Marko. Je suis reparti une fois sans nouvelle d'elle. Mais j'ai quelque
chose d''important à lui dire et il faut que la voie.
- Comme je t'avais dit alors, elle est maintenant en prière et ne peut
voir personne.
- Elle doit me voir, moi. Je suis son époux.
- Le Christ est son époux à présent. Elle n'en a pas d'autre.
- J'ai aussi un kavass avec moi, dit entre ses dents Marko à
contrecoeur, honteux de la menace.
L'higoumène réfléchit, puis dit :

175 La Mère Supérieure. (N.D.T.)


- Dieu te vienne en aide !
Et elle se signa.
- Quel est ton nom maintenant ?
- Murat-Aga, mais c'est temporaire. Je veux dire à Kalja que c'est
temporaire et c'est pourquoi je dois la voir.
- Oh ! Murat-Aga, comme le collecteur des taxes du district de
Skopje. Ce voleur nous cause pas mal d'ennuis par ici.
- Je ne suis pas comme lui et ne le serai jamais. Je suis baş-âza au
conseil municipal et je serai bientôt de nouveau Marko.
- Dieu te vienne en aide ! prononça encore une fois avec compassion
l'higoumène en faisant le signe de croix, puis elle entra dans le konak.
- Kalija demande que tu lui fasses savoir ce que tu veux par mon
intermédiaire, dit-elle lorsqu'elle en ressortit Pauvre femme, on ne voit
plus ses yeux tellement elle pleure, elle ne mange absolument rien.
Ibn Pajko trembla comme si Kalija elle-même l'avait touché.
- Dis-lui, ma Mère, dit-il, en larmes, dis-lui que je n'ai jamais pensé
l'oublier. Elle est mon épouse et nulle autre femme ne partagera ma
couche. Qu'elle patiente un peu, je redeviendrai chrétien, je viendrai la
prendre, et nous irons vivre quelque part où personne ne nous trouvera.
L'higoumène le regarda avec incrédulité. Il y avait longtemps qu'elle
n'avait ouï des paroles aussi enflammées et une promesse aussi vaine.
- Que Dieu soit avec toi ! Que dis-tu là ? fit-elle.
- Ce que tu as entendu, ma Mère. Le pope Stavre et moi avons conçu
ce plan pour sauver des gens de l'exil. Je suis prêt maintenant à être ce que
j'étais avant. Je veux que Kalija le sache et m'attende.
L'higoumène le regardait à présent comme s'il avait vraiment perdu
l'esprit. Mieux valait ne pas discuter davantage avec lui, se disait-elle, et
le chasser poliment du monastère.
- Tu lui rapporteras tout ce que j'ai dit ? Insista Marko.
- Au revoir et porte-toi bien, Murat-Aga ! Sois sans crainte !
Marko monta sur son cheval, que lui avait amené le kavass, et tous
trois commencèrent à descendre le chemin en pente sous le monastère. On
voyait encore leurs têtes, lorsque de la forêt déboucha le serviteur du
monastère qui vint devant l'higoumène avec son fusil de chasse et portant
un lapin sur l'épaule.
- Des visiteurs ? demanda le serviteur, voyant l'expression inquiète
de l'higoumène.
Celle-ci soupira, rentrant à l'intérieur :
- Murat-Aga. Nous allons avoir des ennuis avec lui, à ce qu'il
semble.
- Avec un seul kavass ?
- Un seul, bien sûr.

Le serviteur resta figé sur place, regardant les têtes qui descendaient
de plus en plus le long de la pente. - Murat-Aga, cette crapule ? se disait-
il. Et avec un seul kavass ? Dieu nous l'aurait-il envoyé ainsi, pour
délivrer le peuple de lui.
Les trois cavaliers avaient déjà dépassé l'ombre que projetait la
forteresse de Kožle, lorsqu'on entendit, venant de la forêt, la détonation
d'un fusil de chasse.
- Qu'était-ce ? demanda Boško, et il tourna la tête vers l'arrière, mais
sur le cheval devant lui s'affalait déjà le corps d'Ibn Pajko, touché par la
balle.
La détonation ne se répéta pas - ce n'était d'ailleurs pas nécessaire,
Marko rendait l'âme.

La nuit était déjà tombée lorsque le kavass et Boško, avec le corps


sans vie sur la selle, arrivèrent dans la ville, aussi le vali ordonna-t-il que
le défunt passe la nuit dans sa demeure, alors que selon les rites
musulmans il aurait dû être enterré au plus vite.
Les serviteurs s'empressèrent, le mullah de la nouvelle mosquée
d'Ibn Pajko vint lui aussi, et l'on coucha le corps sur un matelas, la tête
vers l'est. Quelques Turcs demeurèrent un certain temps, attachèrent ses
mâchoires, puis les gros orteils l'un à l'autre, lui placèrent les mains sur le
ventre, et, après avoir murmuré plusieurs prières du Coran, se retirèrent
dans les autres salles pour goûter à des mets apportés par les femmes du
voisinage. On ne devait pas en effet cuisiner dans la demeure d'un défunt.
On ferma les fenêtres pour empêcher les chats d'entrer. Le mullah rappela
aux gens présents que s'ils voulaient rester un peu auprès du mort, ils ne
devaient surtout pas s'asseoir à ses pieds.
Mais, moins d'une heure après, il ne restait plus que Boško au chevet
d'Ibn Pajko. Celui-ci passa là la nuit entière, seul, sans verser une larme.
Son cœur était pétrifié de stupeur. Comment le plus honnête et le meilleur
maître du monde pouvait-il avoir perdu la vie, pour rien et peut-être par
erreur, comme étant Turc ? Était-ce là un châtiment pour avoir changé sa
religion ? Ou une récompense, pour que son esprit ne se torture plus sous
le fez dont il ne voulait pas ? Était-ce là le sort de tout homme qui saute
d'un cheval sur un autre et pense qu'il ne tombera pas ?
Tôt le lendemain matin, Boško laissa comme en rêve prendre devant
ses yeux le corps de l'ami bien-aimé pour le porter dans la mosquée tout
récemment construite. Il se traînait derrière le cortège, complètement
égaré, les pieds lourds comme du plomb et les yeux brûlés par le feu qui
le consumait, la bouche sèche, le souffle sec, les pensées plus sèches
encore qu'un tison. On lui dit avec un «Aleykümselam 176» qu'il pouvait
entrer dans la mosquée, bien qu'il ne fût pas Turc, car bénis étaient non
seulement ceux qui se prosternaient, mais ceux aussi qui regardaient les
prosternations. Il s'écarta cependant du cortège et se dirigea tout hébété
vers le bazar, ne sachant pas lui-même ce qu'il allait faire là-bas.
Le corps d'Ibn Pajko fut porté à l'intérieur de la mosquée, dans la
partie réservé pour le bain, où quelques hommes le dévêtirent rapidement
et le baignèrent, le mullah lisant durant tout ce temps cenaze namazi177.
Puis ils déroulèrent la longue toile blanche que tout musulman porte toute
sa vie en turban sur la tête, et des hommes chargés de ce rite coupèrent
celui-ci, sans rien coudre, en trois bandes pour la tête et la poitrine, qu'ils
attachèrent l'une à l'autre, préparant ainsi le défunt pour son départ de ce
176 Salutation parlée : « La paix soit avec vous !». (N.D.T.)
177 Prière dite aux funérailles. (N.D.T.)
monde temporaire.
- Allah dedi olur178, dit le mullah, et, lisant un ayat, 179 il priait Allah
de pardonner ses péchés au défunt.
Après quoi on apporta le tabut 180 , on coucha le corps sur celui-ci,
puis on le recouvrit d'une couverture brodées de paroles du Coran. On
porta Ibn Pajko ainsi apprêté devant la mosquée et on le mit sur le trône
dit « muşalla » où l'on plaçait tous les morts après le bain. Le mullah qui
lisait les prières fit alors se ranger les gens sur trois rangs près du corps du
défunt, afin qu'ils prient pour son salut. Quand ceci fut fini, on apporta un
cercueil de la mosquée, on enferma le corps dans le cercueil, et sur le
couvercle, à hauteur de la tête, on mit un fez, pour montrer que le défunt
était un homme, et non pas une femme. Puis quatre Turcs soulevèrent le
cercueil sur leurs épaules et se mirent en route vers le cimetière. Et
comme porter le cercueil était un bénéfice pour chacun, comme l'expliqua
le mullah, les hommes se relayèrent tous les dix pas pour le transport : on
remplaçait les deux premiers, et ceux-ci prenaient la place des deux
derniers.
La procession ne franchit pas le pont menant vers le cimetière de
Karšijak, mais elle s'engagea en direction du marché, se frayant lentement
une voie parmi la foule des curieux. Un grand nombre de boutiques
commencèrent à fermer - des boutiques de chrétiens et des boutiques de
Turcs, et celles qui restèrent ouvertes avalèrent dans leur profonde
obscurité les têtes des boutiquiers contraints au silence. Soudain, comme

178 « Il en sera ce qu'ordonnera Allah ».


179 Extraits du Coran.
180 Civière pour le mort.
le cortège passait à travers Balaban-baba maalo, on entendit un brouhaha
confus qui se rapprochait venant du côté de Jenitepe.
Les porteurs du cercueil hésitèrent et s'arrêtèrent un moment, car
vers eux débouchait une foule d'individus, criant et chantant Alleluia. En
tête marchait le pope Stavre et l'esclave Boško, et près d'eux le bourrelier
Dimo et le vieux Pajko, tous se tenant par les bras serrés l'un contre
l'autre, comme si quelqu'un voulait les séparer.
La procession s'arrêta, le foule s'arrêta aussi. Et le pope leva la main
pour apaiser les voix.
- Il a été baptisé par un pope nous l'enterrerons avec un pope, dit-il
calmement, mais on l'entendit aussi dans les rues voisines. Et il fit un
grand geste de la main pour enlever le fez du cercueil. - Ce mort est à
nous, ajouta-t-il. Vous allez nous le donner ici sur-le-champ !
- Ya,ya, ne bu gürültü ? Çingeler ?181 demanda le mullah, qui n'avait pas
bien entendu.
- Pas des tziganes, mais des chrétiens, s'irrita le pope. Donnez-nous
le corps et laissez-nous passer.
Alors, venant de l'arrière, l'onbaşi se fraya une voie à travers le
cortège avec deux seymens à ses côtés.
- Durun orda !182 cria-t-il aux Turcs, et il s'en prit au pope : - Que le
diable vous emporte, giaours! Faites machine arrière, ou vous allez
recevoir une bonne leçon ! Et toi le premier, Pope, dix coups de verges sur
tes fesses nues !

181 « Qu'est-ce que ce bruit ? Des tziganes ? »


182 « Arrêtez-vous là ! »
- Vur oturma 183! lança une voix.
Quelqu'un rit, quelqu'un d'autre jura, mais le pope attrapa la main du
seymen qui s'était dirigé vers lui.
- Attendez ! Ne nous couvrons pas de honte et de ridicule, s'écria-t-
il. C'est facile de lever la main sur des gens non armés, seymens. La loi
est de votre côté, et les armes aussi. Mais ce mort est à nous et à notre
Dieu, il est à nous d'âme et de cœur, c'est ce que nous vous disons, nous
tous rassemblés ici. C'est facile de nous battre. Donnez-le nous
calmement, que nous puissions chanter pour lui le Requiem et l'ensevelir
chrétiennement.
- Mauvais marché, giaours !, dit alors le mullah, comment
pourrions-nous nous couvrir ainsi de honte ? Ibn Pajko a été un chrétien
honnête et courageux, mais il est maintenant Murat-Aga et il est
désormais à nous !
L'onbaşi agrippa sa ceinture :
- Prenez garde, si nous sortons nos sabres, nous mettrons de l'ordre
sur-le-champ, giaours !
Mais le pope leva de nouveau la main :
- Ne fais pas de bêtises, Onbaşi effendi ! Ordonne de ne pas utiliser
la force ! La violence, c'est facile ! Nous devons faire preuve de sagesse.
Il n'y a qu'un seul et même Dieu, pour vous et pour nous. Ibn Pajko est à
nous, et à vous. Il nous a servis, et il vous a servis vous aussi, comme l'a
voulu le Tout-Puissant. Qu'un tel homme serve deux confessions n'est pas
un mal. Il s'est sacrifié pour son peuple, mais il a témoigné aussi de nos

183 « Frappe, n'attends pas ! »


ténèbres. Vous avez dit pour lui vos prières, donnez-le nous à présent pour
que nous disions les nôtres et que son âme repose en paix.
- Assez de mots vides ! cria l'onbaşi avec colère et tirant son
sabre. Murat-Aga était un honnête et courageux giaour, mais maintenant il
est Turc. Et c'est tout !
Les gens se mirent à crier et à pousser de derrière. Le pope
s'efforça de les retenir en faisant obstacle avec son corps, le bourrelier et
le père d'ibn Pajk faisant de même, mais cela ne servit pas et Boško, qui
s'élança devant le pope, fut le le premier à s'empaler sur la lame turque.
Comme il s'affaissait, et que le massacre et les clameurs
continuaient, le couvercle du cercueil qui était tombé à terre glissa,
laissant voir dedans le visage cireux de Marko. Enveloppé de blanc, celui-
ci était comme un ange endormi. Des étoiles virevoltaient autour de sa
tête, des lames étincelaient, soupirs et malédictions lui faisaient une
couronne comme à un saint. Mais il ne regardait pas le combat. Il
regardait le ciel.

2.

Tandis que les maçons, maître Hussein et maître Abdullah,


montaient l'échafaudage de la mosquée et se disputaient concernant sa
hauteur, Ibn Bajko s'était déjà tout bonnement installé dans le çiftlik du
village de Brazda, qu'on lui avait attribué. Cette demeure seigneuriale
n'était pas située dans une tour, car la tour était encore à construire, mais
dans une splendide bâtisse avec vérandas, où logeaient auparavant le
métropolite et les higoumènes, lorsqu'ils venaient en villégiature, ou pour
faire le tour de leurs terres. Le village de Brazda, avec ses habitants,
dépendait jusqu'à il y avait un jour ou deux du monastère de Saint-
Georges Gorg, mais à présent, depuis que celui-ci avait été fermé par les
Turcs, ses biens avaient été attribués aux soldats méritants des combats
livrés en Hongrie et en Bosnie, et les paysans, avec leurs champs, forêts et
prairies étaient devenus, en l'espace d'un instant, des sujets corvéables du
Padischah, convertis de force - et cela avec la permission donnée par
l'higoumène pour éviter de plus grands troubles et qu'on n'eût recours aux
yatagans. On disait déjà, en effet, que des haïdouks se rassemblaient à
Blatie et que la cavalerie turque patrouillait sans arrêt. - « Où force règne,
droit n'a lieu », avait proféré l'higoumène avec résignation, notre Seigneur
Jésus -Christ le disait lui-même, et qui utilise la violence finira dans la
violence.
Ayant dit cela, l'higoumène avait pourtant rassemblé livres saints,
épitrachélions et candélabres, puis il était parti pour Hilandar avec les
moines, et les raïas s'étaient retrouvés seuls, à s'étonner de ce qui leur
arrivait. Ils s'étonnèrent un jour, s'étonnèrent deux jours, puis continuèrent
à se signer devant leurs vieilles icônes et à allumer des cierges, en cachant
la petite flamme des yeux des mouchards – tout en se rendant à la
mosquée quand il le fallait et s'y prosternant cinq fois par jour. Ils avaient
été obligés de changer leurs prénoms, ainsi les Paraskeva étaient-elles
devenues des Gülsüm, les Kalina – des Atiçe, et les Kosara – des Katife ;
Apostol était devenu Ramadan, Kostadin – Abdullah, et Perun - Rustem .
Ils ne savaient plus comment se nommer les uns les autres, aussi
continuèrent-ils de s'appeler entre eux par leurs noms chrétiens.
Cependant, quand ils étaient devant Petre, lequel était maintenant
Muzafer-Aga, ils marquaient un temps d'arrêt, se demandant leurs noms
les uns les autres et prenant bien soin de ne pas se tromper.
Todora ne s'était pas convertie, mais n'en allait pas moins à Brazda
voir ses enfants, conduisant furieusement le cabriolet qui penchait
dangereusement sous son poids, suivie des yeux envieux, creusés par les
veilles, de paysans qui l'auraient bien renversée dans la boue et malmenée
avec plaisir. Elle se tenait toujours droite et fière, et cela même après que
deux kavasses l'avaient rouée de coups dans un fossé près de Brazda, lui
interdisant de se mêler de la vie de Muzafer-Aga. Mais c'était comme si
elle n'avait rien entendu. Elle continuait de n'en faire qu'à sa tête.
Simplement, elle ne venait pas les vendredis, où les cours se remplissaient
de cabriolets de Turcs venus de la ville pour respirer l'air pur, en
villégiature. Elle ne se souciait pas le moins du monde de ses ennemis,
mais devant ceux qui la supportaient était tout sucre et tout miel. Le
plancher grinçait sous ses pas, et lorsque Amidiy, Raziye et Selviye, les
trois nouvelles épouses d'Ibn Bajko, entendaient ce grincement, elles se
retiraient tout simplement dans leurs chambres. Ces dernières, converties
elles-mêmes, étaient heureuses d'être devenues les femmes d'un chrétien,
plutôt que d'un vrai Turc, et elles avaient immédiatement décidé de la
considérer comme la première hanim.
Todora avait apporté de petites icônes dans la demeure de Petre et
les avait alignées autour des lits des enfants ; elle apprenait aux petits à
prier avant de s'endormir et leur lisait des passages de l 'Écriture sainte.
Elle passait près de Petre comme s'il était aussi transparent que du verre
de Nadjaf. Elle ne craignait pas les kavasses, auxquels Petre pouvait se
plaindre et demander protection. Si elle sortait faire un tour près des
cabanes des journaliers et des métayers qui travaillaient sur les terres
appartenant désormais à Petre, elle avançait le fouet dressé, tel le
mütesarrif Mehmed Faïk-Pacha en personne venu faire sa ronde, et elle
s'adressait à chacun avec des « Que notre Seigneur Jésus-Christ nous
vienne en aide ! », comme si elle ignorait où elle se trouvait. On gardait le
bétail près de la maison du maître, puis venaient l'aire à blé et la paille, les
potagers et les champs, les canaux – le paradis des enfants pour la
baignade en été. Elle ne s'arrêtait ni devant la maison, ni près de la
fontaine, comme si elle ne voyait pas cette beauté, et lorsqu'elle entendit
dire qu'Ibn Bajko était chargé de construire aussi un tekké, qui serait
gardé par des tekké-effendis, elle rit si fort que la forêt en trembla, et que
les torrents à l'entour se mirent à sauter par-dessus les galets.
Peu à peu, Todora devint la vraie maîtresses de la ferme. C'était à
elle seule qu'on demandait s'il fallait utiliser tout le lait des brebis pour le
fromage, ou en garder dans des pots pour le marché, et quelle quantité, et
combien de cire mettre pour les chandelles, si l'huile dans les jarres
suffirait ou si l'on devait en acheter, s'il fallait garder pour elle et le
savetier Josif quelque morceau des porcs qu'on devait tuer, parce que les
musulmans ne mangeaient pas de porc. Les porteurs d'eau n'en puisaient
pas si elle ne l'avait pas commandé, les chaufourniers n'éteignaient pas la
chaux si elle ne levait pas son fouet, et les tailleurs de pierre, qui taillaient
celles qu'on rassemblait pour la construction de la mosquée, ce qui
resterait devant servir pour la tour et le tekké, ne travaillaient pas sans
qu'elle soit passée, les faisant trembler du regard.
Petre se trouvait complètement perdu de nouveau : que faire avec
une femme aussi encombrante ? S'il lui disait de partir, elle reviendrait,
car Amdiye, Raziye et Selviye couraient après elle pour lui demander ce
qu'elles devaient faire avec le pois chiche, ou si c'était bien de garder les
charrues, les pelles de bois du vannage, les fourches, les râteaux et les
serpes au même endroit qu'auparavant. S'il lui disait de rester, pour que les
enfants aient soi-disant une vraie mère, elle prendrait encore plus de
grands airs, garde-chiourme au féminin, et elle se mettrait à lui jeter son
fez à travers le balcon, ou son turban dans la fontaine. À dire vrai,
cependant, elle était encore meilleure pour les conserves de l'hiver
qu'Amidiye, Raziye et Selviye, et là, Ibn Bajko ravalait sa rancœur. Elle
vous mettait du chou dans une grande cuve, un chou qui n'avait pas d'égal,
et dans des pots de terre toutes sortes de turšii184 et des confitures faites
avec des citrouilles, du jus de raisin, des coings et des nèfles, puis, avec le
porc - qu'on n'avait pas le droit de vendre dans les boucheries parce que
les bouchers étaient tous des Turcs, Todora avait décidé de faire du
saucisson et des saucisses, et cela une fois achevé en cachette avec les
trois hanims, les transportait avec celles-ci sur des bêtes de somme,

184 Turšija (pl.turšii) : légumes divers conservés pour l'hiver dans une saumure fortement vinaigrée. (N.D.T.).
toujours en cachette, du village jusqu'en ville. Elle préparait tout cela elle-
même avec délectation, exprès pour contrarier le nouveau Muzafer-Aga,
mélangeant avec de la viande de bœuf et divers épices, et elle donnait aux
enfants des saucisses sèches, pour que l'odeur de la cuisson ne les trahît
pas. Il s'en fallait de peu qu'elle ne couvrît Petre de honte. Que faire avec
elle ? Comment l'ôter de sa vue ?
Quand les maçons, Hussein et Abdullah vinrent un jour à la ferme
demander la hauteur qu'il faudrait donner au minaret, et mettre ainsi fin à
leur querelle, tous alors, par habitude, regardèrent d'abord Todora. Le
nouveau Muzafer-Aga essaya bien d'ouvrir la bouche, mais celle-ci le
devança là aussi :
- Que le minaret soit plus bas que ceux des autres mosquées de
Skopje, dit-elle.
Maître Hussein s'étonna :
- Pourquoi ? demanda-t-il.
- Et que la mosquée soit plus petite que les autres mosquées de
Skopje ! intima-t-elle de nouveau.
- Mais pourquoi ? s'étonna à son tour le maçon Abdullah
Todora réfléchit brièvement :
- Eh bien, pour montrer que c'est en l'honneur des vrais musulmans.
Et pour montrer l'obéissance et l'humilité de Muzafer-Aga, effendis. C'est
comme s'il se mettait à genoux, pour prier Allah.
Ils restèrent tous à court de mots, et les Turcs se dirent bravo pour
cette femme, qui, bien que n'étant pas Turque, savait tenir son rang.
Seul Ibn Bajko connaissait le véritable motif. Elle voulait l'écraser
avec cela aussi, encore et encore, et que tout s'inscrivît sur la petite et
basse mosquée qui allait porter son nom dans la mémoire des gens.

Un an après, la mosquée étant déjà terminée , Amidiye donna un fils


à Ibn Bajko
- Celui-là sera un vrai Turc, se dit Petre, et il se mit à réfléchir au
nom que le mullah lui donnerait à la mosquée.
Cependant, à peine était-il entré chez le le bébé pour voir son visage
et s'il ressemblait davantage à lui-même, ou à Amidiye, qu'il se figea sur
place en constatant que Todora menait la danse là aussi.
Au milieu de la chambre, aux rideaux tirés, et dans une demi-
obscurité, étaient placés des fonts baptismaux en étain emplis d'eau
chaude, et autour de ceux-ci se mouvait en personne le pope Nikola du
Ralin-Panta maalo, que Todora avait certainement amené elle-même avec
son cabriolet pour baptiser l'enfant selon les rites chrétiens. Les trois
épouses, toutes rouges et heureuses, et sutout sans voiles devant celui-ci,
s'empressaient tout autour, lui tendant tantôt des serviettes, tantôt des pots,
lorsqu'elles virent Petre debout sur le seuil, les yeux exorbités.
- Que faites-vous là ? demanda sévèrement Ibn Bajko, après avoir
recouvré son souffle.
- Sus! l'interrompit Todora, et un tel silence régna dans la chambre
qu'Ibn Bajko se trouva contraint de suivre lui aussi ce qu'il avait sous les
yeux.
- Kume185, renonces-tu à Satan et à ses pompes ?,186 demanda le pope
Nikola, se tournant vers l'homme qui se tenait sur le côté. Et Ibn Bajko
put alors s'assurer que c'était bien le savetier Josif.
- J'y renonce, répondit celui-ci, répétant cela trois fois.
- T'unis-tu au Christ ?
- Je m'unis à lui, répéta de nouveau trois fois le père de Todora.
Le vieux Josif prit l'enfant des bras d'une Amidiye tout émue et
tourna trois fois avec lui autour du bassin, avant de le plonger dans l'eau.
- Dis maintenant le nom, Kume, ordonna le pope, se tournant vers
Josif.
- Dabiživ187, dit celui-ci solennellement.
Le pope se mit alors à psalmodier, en faisant le signe de croix :
- Que le Seigneur accorde à Dabiživ santé et longue vie. Puisse-t-il
être un héros et un soutien pour son peuple. 'Notre Père qui êtes aux
cieux...'
Ibn Bajko sortit à la moitié de la prière du pope. Ses jambes
flageolaient. La hanche lui faisait mal. Pataugeait-il de nouveau dans le
marécage qu'il pensait avoir franchi pour gagner la terre ferme. Pourquoi
l'eau montait-elle de plus en plus haut, comme si elle jaillissait d'une
source éternelle, lui atteignant les genoux, les hanches, pis le ventre et le
nombril, et montant vers son menton pour le noyer ? Que faire et avec qui,
pour trouver enfin le repos et connaître la sérénité ?
Il marchait lentement sur la véranda, lorsque soudain lui vinrent à

185 Parrain (pour le baptême) ou témoin (pour le mariage) dans le rite orthodoxe.. (N.D.T.)
186 Tout ceci est dit par le prêtre en Slavon, la langue liturgique des orthodoxes au Moyen-Âge. (N.D.T.)
187 Nom signifiant en macédonien : « Longue vie à lui ». (N.D.T.)
l'esprit ces quelques mots : « Reposez vos yeux des larmes, et votre
esprit des pensées ».
C'était une phrase qu'il avait lue dans un texte conservé parmi les
livres du monastère Saint-Georges Gorg. Ces mots avaient été écrits par
un certain Dobre, copiste. L'esprit -des pensées. Les yeux – des larmes.
Peut-être était-ce là la lance de saint Georges, le châtiment mérité qui
l'atteignait enfin, se dit-il. Et qui ne pouvait pas ne pas l'atteindre. Saint
Georges, suppliait-il jadis, frappe de ta lance, au lieu du dragon, cette
furie nommée Todora. Mais voyez ce qu'il en était maintenant. C'est lui
qui était frappé. En plein cœur.
Ibn Bajko se retira dans sa chambre, et s'assit sans force sur le divan.
Qu'avait écrit ce pauvre scribe, Dobre, quels mots avait-il arrachés
de lui-même ? s'efforça-t-il à nouveau de se rappeler. « Mon pays est ma
tombe, et la terre ma mère. Dobre le copiste, esclave indigne de notre
Seigneur Jésus-Christ, esclave du feu éternel. L'herbe aura été sa première
parure, les vers ses hôtes à jamais. C'est pourquoi, si je commet quelque
faute, en parole ou en acte, mes frères, lorsque vous lirez ceci, ne
maudissez pas mais priez - maudit il est par les maudits, béni par les
bénis. Reposez vos mains des travaux, vos yeux des larmes, et votre esprit
des pensées »
Le nouveau Muzafer-Aga déroula le turban de sa tête et le mit sur
ses genoux. Puis, avec le petit poignard acéré qu'il sortit de la poche de
ses pantalons, il se fit deux profondes entailles à l'un et l'autre poignet,
juste au-dessus de la paume, là où pulsaient les rivières bleues de sa vie. Il
plaça le turban sous le sang, qui trempa rapidement celui-ci.
Lorsque Todora le trouva ainsi, blanc comme s'il était sorti d'une
chaux vive où il serait tombé par accident, elle ne reconnut pas
immédiatement son turban ensanglanté : il parut à ses yeux semblable au
linceul du monastère de Nerezi, dont on avait jadis enveloppé les plaies
du Fils de Dieu.

Dès la première nuit après l'enterrement musulman dans la nouvelle


mosquée d'Ibn Bajko, Todora fit venir deux hommes de la ferme et ceux-
ci exhumèrent le corps de Petre de la tombe toute fraîche.Ils lancèrent sur
la natte disposée au fond de la tombe le linceul qui enveloppait le corps,
jetèrent dessus la terre enlevée et replacèrent la pierre tombale. Puis
chargèrent le corps nu sur le cabriolet de Todora.
Le pope Nikola les attendait près du trou creusé dans le cimetière
chrétien. Ils lavèrent tout d'abord le corps de la terre qui le souillait avec
l'eau apportée dans un chaudron, puis le couchèrent dans le cercueil de
bois préparé, avec de simples planches, et clouèrent le cercueil. Après
seulement le pope psalmodia le Requiem, marmonnant plutôt qu'articulant
les paroles, et, quand cela fut terminé, ils descendirent le cercueil dans le
trou, jetèrent dessus la terre à grands coups de pelles, puis ils plantèrent
une croix, avec le nom inscrit dessus – Petre, fils de Bajko.
Lorsqu'à l'aube, se hâtant déjà et avec la lanterne du cabriolet
éteinte, ils rentrèrent silencieusement dans la ville, le pope Nikola
interrogea Todora.
- Je sais pourquoi tu as fait cela, ma fille. Mais je veux l'entendre de
toi, que Dieu l'entende aussi.
Todora fit le signe de croix vers l'est et dit :

- Je ne voulais pas que mes enfants ait un père Turc. Voilà pourquoi,
mon Père.

3.

Marin lui dit, comme s'il lisait dans sa pensée :


- Tu penses maintenant être l'égal du bey ? Être plus près d'Hatiçe
parce que tu t'es converti et que celle-ci saura pourquoi tu l'as fait ? Au
contraire, le bey a un grand argument pour te noircir devant elle : tu t'es
marié, mon ami ! Il le dira sûrement à Hatiçe et l'utilisera le mieux
possible.
Sandri réfléchissait devant lui, perdu dans ses pensées :
- Penses- tu que je devrais aller de nouveau chez lui ? Sans toi
maintenant. En tant que Turc chez un Turc. Peut-être qu'alors Hatiçe sortira aussi
pour me saluer.
Le Ragusain haussa les épaules :
- Vas-y. Mais tu verras seulement que ce que je te dis est vrai. Le
bonheur t'attend, mon ami, le bonheur et la gloire, c'est ce qu'annonce ton
horoscope, bien que je ne puisse pas préciser quand ça se produira. Mais
bon, tente ta chance !
Contrairement à ce qui était autorisé, en partant rendre visite au
sandjak-bey, Ibn Tajko prit avec lui la bible que Marin Krusić lui avait
donnée près du lac. Qu'avait-il l'intention de faire avec celle-ci, tellement
inappropriée en l'occurrence, ce n'était pas très clair pour lui non plus,
mais peut-être voulait-il montrer à cet homme tellement cultivé et qui
avait lu tant de livres le don que lui-même avait pour des choses
inconnues du bey. La seconde partie de cette alternative était sans doute la
bonne. Ibn Tajko croyait en l'égalité des positions, et il voulait en outre
rendre celle-ci évidente.
Le sandjak-bey les reçut avec réserve, bien que Sandri l'eût salué en
turc. Ce dernier interpréta celle-ci comme une certaine dégradation d'une
relation jusque là d'ailleurs un peu forcée, due au fait qu'ils ne s'étaient pas vus
depuis longtemps. Aussi, à la différence du bey, s'empressa-t-il de nettoyer la
voie déjà frayée, les fleurs qui se trouvaient dans le vase au milieu de la table
l'invitant auusi à le faire. C'étaient quelques bouquets de pivoines rouges, dont
les lourdes têtes résonnaient de couleur et de messages. - Tu es résolu, lui
disaient-elles, ce que tu as projeté est utile et raisonnable. Tu t'adaptes facilement
et tu conquiers vite les gens. Continue ainsi. Et tu as beaucoup de chance en
amour, mais surtout avec quelqu'un qui es semblable à l'églantier. Seulement, la
jalousie est ton pire ennemi.
L'églantier ? La canne du sandjak-bey n'était-elle pas faite en bois
d'églantier. Le fils de Tajko eut un frisson. Cela signifiait-il que les choses
se rangeaient à son avantage ?
- Je t'apporte un livre singulier, noble Bey, chrétien, dit ibnTajko. Je
n'en ai plus besoin, j'ai assez regardé sa beauté sans la comprendre. Il n'est
ni dans ma langue, ni dans la tienne, mais comme c'est la Bible, et comme
elle est si belle et rare, j'ai pensé que tu serais heureux de l'avoir parmi les
nombreux livres que tu gardes chez toi. C'est un honneur pour moi de te
l'offrir. La religion n'a pas d'importance, c'est ce qui est écrit dedans qui
importe.
- Tu vas maintenant étudier le Coran, dit en riant le bey. J'ai entendu
dire que tu avais épousé une Turque, et que tu t'étais converti.
- C'est exact, illustre Bey. Je suis à présent Saffet-effendi.
- Maşallah, Saffet-effendi. C'est apparemment facile chez vous de
considérer ainsi la religion. J'ai pas mal lu au sujet de vos Bogomiles. Eux
aussi ont rejeté beaucoup de choses de la religion. Dieu était pour eux une
affaire personnelle. Ils étaient en fait contre le pouvoir de l'État et de
l'Église.
Ibn Tajko ne savait rien non plus sur eux, aussi de s'empressa-t-il de
répondre :
- La foi est une chose, les livres une autre. Même lorsqu'ils parlent de
la foi, ils ne parlent pas seulement d'elle.
- C'est vrai, dit le bey en soupirant. C'est vrai. Les livres sont la
sagesse de cette pauvre humanité. Je pense depuis longtemps à la façon
dont nous pourrions ouvrir une bibliothèque dans la ville. Nous avons des
gens instruits et cultivés, mais il nous en faut davantage. La peste fauche
les têtes de temps en temps, mais les livres restent. On me recommande
un certain Kara-Trifun. Il serait prêt à mettre en route ce projet. As-tu
entendu parler de lui ?
- Non, illustre Bey.
- Le monde avance, alors que nous piétinons sur place. La Fortune ne
nous sourit, pensons-nous, que lorsqu'on retourne sa veste. Allons, parle-
moi un peu maintenant des paysans autour de toi, continua-t-il, après
avoir observé un instant la réaction étonnée de Sandri, et changeant de
sujet, comme s'il avait pitié du pêcheur. On me dit qu'ils se montrent de
plus en plus rebelles et impudents avec les kâhyas et les agas. Est-il vrai
que les gens soient enragés à ce point ?
Qu'était-ce maintenant ? Le bey voulait-il faire de Sandri un
mouchard, pour la simple raison qu'il s'était converti de son plein gré ?
- Ils sont peut-être enragés, en effet, rétorqua notre homme, porté par
une vague qu'il ne voulait pas arrêter, mais c'est qu'ils rendent les coups
maintenant, Bey effendi. Ce ne sont pas de mauvaises gens, c'est parce
qu'ils sont dans la misère. Bien peu ont un petit bout de terrain à eux. Ils
vivent surtout des roseaux du marécage, qui servent à faire les nattes.
- Mais, avec les kâhyas et les agas, n'est-il pas vrai qu'ils exagèrent ?
Le bey semblait nerveux.
- Il n'est pas rare, noble Bey, qu'après la collecte de la taille annuelle
le kâhya prenne aussi aux paysans la part qui leur appartient. Ainsi
restent-ils à mourir de faim avec leurs enfants. Et plus souvent encore, il
en fait travailler dans les jardins et les cours des agas, mais le travail fini,
s'ils demandent leur salaire, ceux-ci ne reçoivent du kâhya que des coups.
Sans parler, noble Bey, de leurs compagnes. Celles-ci servent de
domestiques, au lieu de s'occuper de leurs enfants et de leur foyer. Elles
travaillent du matin au soir pour les femmes des agas. C'est pourquoi je
dis que ces gens ne sont pas mauvais, mais plutôt qu'ils rendent les coups
maintenant, noble Bey.
Le sandjak-bey resta un moment silencieux.
- Sais-tu que tu fais maintenant de la délation, Saffet-effendi ?
- Je le savais avant même de commencer, dit Ibn Tajko.
- Pourquoi le fais-tu ? demanda le bey.
- Ne le sais-tu pas, Bey ?
- Je le sais, répondit le bey, et il soupira. Je sais aussi que ce n'est pas
une affaire de religion ni de délation. Ce sont nos cœurs qui sont malades,
Saffet-effendi, et c'est pourquoi nous fautons. Mon cœur, et le tien. Mais
ça ne regarde pas les autres et c'est pourquoi je je voudrais te
demander une chose : ferais-tu une mosquée à la gloire d'Allah ? Pour
émerveiller les chrétiens et les inciter à vouloir être comme toi.
- Si tu le demandes, illustre Bey, je suis prêt. Mais avec quel argent ?
J'ai les poches vides.
- Tu seras riche. Je te ferai kâhya. Ce qui est– sache-le bien, un
châtiment autant qu'une récompense.
- Je le sais, illustre Bey.
- Va maintenant. Et aferin pour le livre. Mais si tu veux voir Hatiçe,
viens dans une semaine aux bains de Kaplan. Mon médecin, Ibrahim-Aga,
dit qu'il est grand temps que j'y aille. Les eaux y sont chaudes et très
curatives. Le sipâhi Kaplan-Pacha a là-bas un timar et il est très riche. Les
terres arables à Zelznikovo, Berane et Ajdinče sont à lui. Il m'a fait dire
qu'il serait heureux que je vienne faire une cure. Je prendrai aussi avec
moi trois de mes femmes ; certaines se plaignent depuis longtemps de
douleurs dans les os.
Ibn Tajko s'étrangla presque :
- Hatiçe viendra-t-elle aussi ?
- Je ne vais nulle part sans elle. Tu sais que c'est celle qui m'est la
plus chère. Si tu amènes aussi ton épouse elles se baigneront ensemble,
elles parleront et se confieront l'une à l'autre comme font les femmes, et la
tienne pourra ensuite te dire tout ce que tu lui demanderas au sujet
d'Hatiçe.

Lui et Gülsüm vivaient en bons termes ensemble. Comme deux


malheureux dans le même sac. Bien que beaucoup plus jeune que lui, elle
avait compris la première que le changement dans leur vie ne provenait
pas seulement de ce qu'il s'était converti et marié avec elle, ou de ce qu'ils
avaient changé de lieu de résidence. Saffet-effendi vivait à présent avec
elle en tant que kâhya dans un manoir au centre du village d'Ajdinci. Il se
montrait clément et juste, et le changement ne venait pas de là, même si
les paysans non convertis, peu habitués à un tel comportement de la part
d'un kâhya, tenaient pour un sot ce maître qui n'abusait pas d'eux. Gülsüm
le sentait bien : le changement était au fond de lui, comme dans des
latrines bouchées ; il était bon au dehors, enragé et mauvais au dedans ;
juste et patient extérieurement, prêt à des atrocités dedans. Et ce non plus
parce qu'il avait changé de religion si aisément. Ou parce que la
construction de sa mosquée était commencée depuis longtemps et allait
bientôt être terminée, et qu'il lui semblait entendre en rêve les les
malédictions des giaours, ou les reproches de la Valaque et du vieux
Tajko. Tout cela était en dehors de lui, devinait Gülsüm avec sa pureté
d'enfant et une perspicacité toute féminine. Auparavant, il était humble
comme quelqu'un qui a appris tout petit la fierté et pour qui l'humilité est
une qualité intrinsèque d'une bonne éducation. À présent, il était humble
comme comme un roseau brisé qui ne peut se redresser. Il était silencieux
aussi auparavant, taciturne même – elle l'avait vu ainsi et savait que c'était
le silence d'un homme qui désirait apprendre d'autrui. Mais le silence était
désormais pour lui un cadenas, pour empêcher de sortir cette puanteur qui
l'empoisonnait.
Gülsüm devinait qu'il était malgré tout obsédé par quelque chose.
Son père à elle aurait dit : - Il ne sait pas lui-même quelle peine le
tourmente. - Si c'était une autre femme, il ne se serait tout de même pas
marié avec moi, se disait Gülsüm. Il avait le droit de prendre encore une
épouse, ou même autant qu'il voulait, mais il ne faisait pas mention d'une
telle chose, les seules femmes autour de lui étant d'ailleurs ses sœurs à
elle. Le changement en lui était tellement profond et essentiel qu'il avait
besoin de temps aussi pour se connaître lui-même, et comme il n'avait
pas ce temps-là il se comportait comme un étranger mort de froid, qui
frappe à la porte d'une maison isolée pour se réchauffer.
Il s'était replié encore plus en lui-même, surtout depuis qu'un an
auparavant on les avait renvoyés des bains de Kaplan. Gülsüm s'en
souvenait très bien. Ils étaient partis avec un cabriolet chargé de cadeaux
qu'ils distribueraient à ceux qui suivaient le kâhya d'Ajdinci – ce genre
d'humilité qui caractérisait les bonnes manières. Gülsüm tremblait alors
d'excitation à la pensée qu'elle serait en compagnie d'hanims si
distinguées, elle qui à Blatie tressait des nattes. Elle était enceinte et
voulait justement demander aux plus expérimentées si elle avait le droit
de se plonger dans l'eau chaude des bains. Son époux n'écoutait pas les
conseils de sa mère à elle qui avait donné naissance à tant de filles ; il la
menait elle-même vers quelque chose qui vous tirait plus fort que la mort,
plus fort que tout ; comme s'il la sacrifiait elle aussi en même temps que
lui. Gülsüm ignorait alors ce que c'était que cette tension fébrile qui
fonçait tête en avant et aveuglément.. Elle était trop jeune, et
inexpérimentée, pour connaître les sombres côtés de l'amour qui
consument impitoyablement les cœurs trop épris.
Ils avaient déchargé leurs bagages sur l'espace devant les bains, qui,
comme chaque vendredi après-midi, fourmillait de cabriolets, d'hommes
en belles tenues et d'enfants courant tout autour. Les femmes voilées
allaient lentement et se tenant sous le bras l'une l'autre. C'étaient sûrement
les hôtes réguliers de Kaplan-Pacha, qui venaient là les vendredis en
villégiature et pour que les femmes se mettent de la crème pour blanchir
leur peau et du henné, pendant que leurs chairs se chauffaient dans les
sources. Les gardes les avaient cependant remarqués, malgré cette cohue,
et leur avait dit qu'ils n'avaient pas l'autorisation d'entrer dans les bains.
Sandri était d'abord resté bouche bée, puis il avait demandé :
- Le sandjak-bey est-il là ?
- Oui, avait dit le garde.
- Avec ses trois femmes ?
- Avec ses trois femmes.
- Eh bien, tu vois que je suis au courant. Va, demande à Kaplan-
Pacha et au sandjak-bey si le kâhya d'Ajdinci n'est pas invité à venir aux
bains.
Le garde était revenu :
- Le sandjak-bey dit que tu t'en ailles ! Tu as autre chose à faire et ce
n'est pas ta place ici !
C'était terrible pour Gülsüm de se rappeler aussi comment Saffet-
effendi avait ensuite discuté avec le garde. Il criait, faisait de grands
gestes des bras comme le dernier des portefaix, alors que tout le monde
se retournait pour le regarder, mais le garde restait calmement debout
devant lui et il ne chercha même pas à attraper son fusil pour calmer ce
fou. Saffet-effendi ne voulait absolument pas remonter dans son cabriolet
surchargé de cadeaux. Il écarta Gülsüm, donna un coup de pied au cheval.
Le cheval se montra finalement plus raisonnable que lui, car lorsque le
garde le fouetta, il partit au trot docilement mais avec plus de dignité que
son maître.
À la naissance de leur enfant, le changement avait persisté, et
toujours plus intérieur qu'extérieur. Saffet-effendi avait oublié ce que
c'était que le rire. Son fils aurait pu pourtant lui apprendre que l'amour
trouve souvent un autre exutoire. Que s'il se cache et grandit comme
comme une bulle s'il peut aussi se reporter sur un autre objet, et chercher
là tous ses droits. Qu'il ne doit pas rendre malade seulement. Qu'en
s'éteignant il se désagrège comme une étoile qui tombe, mais comme un
collier aussi qui défile et disperse alentour ses perles brillantes.
Le fils de Tajko allait de nouveau dans les roseaux, regardant des
heures durant le soleil qui se couchait. Il restait là de plus en plus souvent,
de plus en plus longtemps, et il arrivait qu'il restât plusieurs jours sans
venir dans sa demeure d'Ajdinci. Gülsüm cessa de compter sur son aide
pour les tâches domestiques et, en vraie femme de kâhya, elle choisit la
voie la plus raisonnable et la plus aplanie et se mit à appeler les femmes
du village pour le ménage et le jardinage, ainsi que pour garder son
enfant. Elle commença à se faire belle, à s'habiller, sa poitrine devint
blanche comme du lait, elle apprit à faire exprimer à son visage lisse la
satisfaction qu'elle n'avait pas. Elle espérait que Saffet-effendi le verrait
et, si un homme pouvait effacer son amertume avec la beauté d'une
femme, qu'il désirerait le faire avec elle. Mais comme il ne la remarquait
même pas, elle cessa aussi peu à peu de languir pour lui. Elle comprit
alors que cet amour n'était qu'un sentiment appris, celui d'une femme
affrontant la vie de couple, et non pas un reflet véritable de ses sentiments
et de ses craintes.
Lorsque le sandjak-bey de Skopje fut désigné comme vizir de la
Roumélie orientale, Saffet-effendi se retira définitivement dans la petite
maison près des roseaux. Les Turcs lui apportaient quelques assiéttées de
fayot ou de soupe de poisson. Mais comme il cessa de les remercier, ceux-
ci se tournèrent vers la pauvre Gülsüm, abandonnée, et par là plus à
plaindre que lui.
La Valaque vint de nouveau le voir quelque temps après, et trouva
alors son corps raidi sur la couverture dans la petite maison. Il avait une
flanelle déchirée sur la poitrine et il était tout noirci par les mouches et
autres vermines. Elle étouffa son cri et n'alla pas chez les Turcs pour leur
dire la nouvelle, mais partit tout de suite à pied vers la ville chercher
Marin Krusić, si ce dernier n'était pas quelque part avec la caravane sur ses
chemins trompeurs. Elle avait l'intention de demander son aide pour
enterrer le fils de Tajko selon les rites chrétiens.

En ville, l'église et le narthex de Saint- Dimitri étaient remplis de


monde . À l'intérieur officiait le métropolite venu de la petite église Saint-
Jean Preteča, avec encore deux popes des quartiers de Skopje.
Le cercueil avec le corps lavé et métamorphosé de Sandri était placé
au milieu de l'église, et autour de lui brillaient les cierges entre les mains
des gens présents. Le métropolite lisait l'Évangile, parlant de la poussière
du corps qui devait retourner à la terre, mais aussi de l'âme qui s'envolait
maintenant vers le ciel, pour y recevoir la récompense ou le châtiment
mérité.
La prière terminée, on plaça le couvercle sur le cercueil et six paysans
d'Ajdinci le soulevèrent à bout de bras. Ils sortirent dans la cour avec le
cercueil, se frayant avec peine un chemin à travers la foule rassemblée,
puis s'engagèrent dans la voie principale. En tête marchait un paysan en
costume de fête de Blatie, portant une croix avec le nom inscrit – Sandri,
fils de Tajko. Après lui venait un jeune homme portant un bol de blé, et
derrière celui-ci suivaient de jeunes élèves élevant des chérubins et des
séraphins dans leurs mains. Et derrière eux tous, les prêtres en habits
sacerdotaux.
Derrière le cercueil avec le corps du défunt venaient la Valaque, la
tête enveloppée dans un châle noir, le vieux Tajko et Marin Krusić.
Derrière eux s'alignait une foule nombreuse. Nul ne pleurait.
Comme le cortège avançait dans l'artère principale, on entendit
soudain une détonation. Les gens poussèrent des cris d'étonnement et
s'arrêtèrent, se retournant pour voir d'où venait le coup, laissant les
porteurs poursuivre seuls devant, avec le cercueil.
- Sakin durunus !188 résonna la forte voix de l'onbaşi, et le brouhaha
cessa sur-le-champ.
- La détonation que vous avez entendue, cria celui-ci, n'était pas
contre vous, ni contre votre défunt. Nous lui rendons hommage et disons :
« yiğiti vur, ama hakini yeme !189C'est pourquoi vous nous remettrez à
présent le défunt Saffet-effendi, pour que nous l'enterrions selon les rites
et avec tous les honneurs, comme doit être enterré un Turc.
Les six villageois d'Ajdinci posèrent calmement le cercueil à terre,
et six kavasses le prirent sur-le-champ et le portèrent vers la mosquée
d'inbn Tajko, où de nouveau, mais selon d'autres rites, le corps devait être
préparé pour la vie dans l'au-delà.
Les gens commencèrent à s'en aller, craignant des troubles. La
Valaque elle même, pour ne pas trébucher, prit sous le bras son mari et
Marin Krusić - et même eux, après une brève hésitation, se dirigèrent en
sens contraire, en direction du pont menant vers Kašijak, bien que ce ne
fût pas leur chemin. Comme s'ils voulait trouver un réconfort en regardant
188 « Restez calmes ! »
189 « Tuez le héros, mais ne lui enlevez pas sa dignité ! »
le fleuve qui coulait paisiblement, comme tant de siècles auparavant,
comme tant de siècles après.
Nul ne pleurait, ni parmi les chrétiens, ni parmi les Turcs. Celui qui
avait tant aimé n'avait été aimé autant par personne.
Par merveille cependant, avec le temps, autour de la sépulture turque
de Saffet-effendi se mit à pousser du basilic, ce qui réjouit beaucoup
Marin Krusić. Ce dernier expliqua à la mère de Sandri que le basilic était
une fleur royale odorante, qu'il y en avait beaucoup au Paradis et que
c'était la fleur préférée de la Sainte Vierge. - On raconte même, dit Marin
Krusić, que le basilic a poussé d'abord sur le Golgotha, où Jésus fut
crucifié, et qu'il a poussé ensuite de lui-même sur la tombe du Christ.
Il arriva aussi autre chose : la gloire et la fortune que Marin Krusić
avait prédites à Ibn Tajko devinrent vite aussi réalité. Le corps de Sandri
n'avait pas encore commencé de se décomposer que déjà on parlait de lui,
tout d'abord dans les quartiers de la ville et à travers le district, puis dans
la Roumélie tout entière.

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