Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le roman Les trois vies d'Ibn Pajko , dit par l'auteure « roman
triptyque », comporte trois panneaux, trois récits faits à partir de
documents authentiques concernant un certain Ibn Pajko, notable ayant
vécu à Skopje (Macédoine) vers la fin du XVe et le début du XVIe siècle
et qui - la ville se trouvant alors sous l'occupation ottomane – fut contraint
de se convertir à la religion musulmane. Les documents historiques
soulignent que celui-ci fut cependant enseveli chrétiennement, après une
tumultueuse intervention de ses concitoyens.
Le roman nous présente ainsi trois personnages – Ibn Pajko, Ibn
Bajko et Ibn Tajko, trois variations à partir d'une seule vérité historique, la
trilogie permettant de mieux dépeindre l'époque à laquelle vivait Ibn
Pajko, et les conditions de survie alors pour un chrétien. L’œuvre se elle-
même en quatre « exercices » autour desquels se tisse le récit de la vie
des trois héros : « Aspect, origine » ; « Kalija, Todora, Hatiçe » ;
« Conversion à l'islam » ; « Funérailles », chacun des quatre exercices
présentant donc trois variations richement détaillées – sur les
caractéristiques des trois héros, leurs épouses respectives, leur conversion
forcée à l'islam et, pour finir, leurs funérailles. Le tout dans un style riche
et pittoresque, utilisant adroitement un parler populaire imprégné de
d'archaïsmes et de turcismes.
Ibn Tajko est pêcheur sur le lac de Struga, mais il guérit aussi les
plaies et les brûlures à l'aide de divers onguents. C'est aussi un rêveur
invétéré et qui croit dur comme fer aux promesses de son horoscope. Il
monte à Skopje en quête de l'amour rêvé, qu'il découvre en la personne de
la Turque Hatiçe, épouse préférée du Sandjak-bey. Celle-ci étant
inaccessible, il se convertit volontairement, épouse même une autre
Turque pour se trouver ainsi plus proche d'Hatiçe et pouvoir lui rendre
visite dans la demeure du sandjak-bey. Acceptant toutes sortes
d'humiliations au nom de cet amour, il finit par mourir de désespoir.
Les trois vies d'Ibn Pajko a été publié en Macédoine tout d'abord en 2001
par la maison d'édition macédonienne Tri. Une seconde édition a été faite
2007 par la Direction de la Culture et de l'Art , puis une troisième en 2008
par la maison d'édition Mikena.
Olivera NIKOLOVA
PREMIER EXERCICE
(Aspect, origine)
1.
Il était une fois un homme du nom d'Ibn Pajko, tendre comme l'âme.
Tendre comme l'âme, mais fort aussi comme l'âme. Qu'une larme de lui
tombât sur la pierre, disait-on, elle creusait en elle un sillon. Qu'il laissât
échapper un soupir pour quelqu'un, de compassion ou d'amour, sur celui-
ci se formait comme une couronne d'étoiles, brillant comme pour un saint
et le protégeant du fil de la lumière.
Cet Ibn Pajko se nommait en fait Marko. Du nom du saint apôtre.
Mais, premier enfant et fils unique de son père Pavle, Pajko, on l'appelait
Ibn Pajko, fils de Pajko.
Il réussissait tout ce qu'il faisait. Tout, comme si Dieu le père le
soutenait. Quant à sa femme, Kalija, celle-ci, ayant comme lui des mains
en or, qui sur des soies apportées d'Izmir faisaient des miracles avec un fil
d'argent, était pour Ibn Pajko sa véritable main droite et son épaule, mais
aussi la gardienne de leur amour in commensurable. Encore qu'on n'eût
jamais cherché lequel aimait le plus.
Marko était de taille grande et mince. Avec un col élancé, comme les
aiguières qu'il fabriquait. Son regard était franc et ouvert, et la main quant
à elle toujours accueillante. Kalija l'aidait à son travail sans le savoir.
Claire comme l'albâtre, tendre et douce comme la senteur du musc et de
l'ambre, Kalija, avec sa voix chantante et harmonieuse, qui coulait sans
bruit, eût-on dit, sur les assiettes, les caressant, les polissant – ainsi
semblait-il à son Marko, quand il se mettait à astiquer les plats et les
aiguières, ou bien les chandeliers et les encensoirs, les cruches, les
marmites, les chaudrons, les poêles, les lampes ou les bassines.
Le père de Marko était venu, des années auparavant, de Kratovo, où
il y avait une mine de cuivre, et les plats de cuivre qu'on faisait là-bas
dépassaient en beauté ceux de Bosnie, et même ceux de Kastamonu, en
Asie Mineure. Marko avait appris le métier et il fabriquait des chandeliers
avec des fils fins tressés, et jusqu'à des aiguières en or pur, ornées de
pierres précieuses et de motifs à en perdre la tête. comme il s'en faisait à
Kratovo, et même plus belles. Dans les collines au-dessus de la ville, là-
bas, il y avait non seulement beaucoup de cuivre pur, mais aussi de
l'argent, et le commissaire de la ville était tout heureux d'autoriser la
fabrication de ces superbes objets. Le métier dont avait hérité Marko était
en effet d'un grand profit non seulement pour les plus grands notables
turcs de la ville, mais aussi pour le commissaire, à qui celle-ci, bien
qu'appartenant au sandjak2 de Skopje, avait été donnée pour qu'il la dirige
avec encore deux cents hommes à lui, contre une somme de 70 charges
d'aspres3 transportées dans des bâts. Soixante dix charges ! Quel argent
c'était ! Une charge représentait à elle seule 500.00 aspres ! Mais vu la
tarapana4 qui se trouvait là, où l'on taillait des pièces de pur argent, le
commissaire n'avait guère à se tourmenter ! Dans cet atelier travaillaient
une foule d'ouvriers non musulmans qu'il avait libérés de toute autre
occupation. Ceux-ci taillaient jour et nuit dans le cuivre et l'argent, et ne
faisaient rien d'autre. Le commissaire aimait bien, vers le soir, s'asseoir
sur le balcon et contempler le nouveau tas d'aspres qu'on lui avait apporté.
Il prenait ceux-ci à pleines poignées, puis laissait couler l'argent comme
de l'eau entre ses doigts. Il pliait le dos devant les pièces rondes et plates
comme s'il les voyait pour la première fois, et dans un gloussement, le
regard tourné vers les collines, tournait les pièces, lisant avec transport :
« Gloire à sa victoire – frappé à Kratovo ».
Ignorant combien il lui ressemblait, Marko s'asseyait de même vers le
soir, avant de fermer sa boutique à Skopje ; il restait là, seul près des
aiguières et des plats qu'il avait fabriqués, pour s'imprégner lentement, à
son gré, de leur trouble éclat. Il ne les aurait donnés pour rien au monde,
s'il n'y avait été contraint. Son visage s'éclairant peu à peu, de l'intérieur,
comme à la lueur d'une petite lampe miraculeuse, il les étreignait tels des
enfants qu'il aurait retenus encore un peu, encore un peu, avant qu'ils ne
lui échappent en quittant la maison.
8 Karagöz, littéralement « œil noir » en turc, désigne le théâtre d'ombres. Son nom provient de celui d'un des deux personnages principaux
traditionnels. (N.D.T)
9 Titre du sultan turc.
10 Interjection :« Si Allah le veut », indique qu'on s'en remet à une situation donnée. À Dieu vat, on verra bien...
11 « Bravo ! »
12 Instrument à vent balkanique, semblable au hautbois.
jouaient bruyamment une marche, cependant qu'un gueux secouait avec
fureur un tambourin de l'autre côté des marches. De nombreux gardiens
de l'ordre se tenaient debout sur le côté, et à travers la populace
déambulaient aussi des seymens13, un pistolet à la ceinture et le fusil à
l'épaule, des zaptiés14 et des kavasses15.
Quelqu'un cria dans la foule :
- Je paie un bon prix, sachez-le !
- Sus16, voyons ! l'interrompit-on depuis l'estrade.
L'individu qui avait dit cela - un homme au visage un peu brute, mais
Turc cependant, avec un turban et un livre ouvert - ajouta encore, après
avoir toussoté longuement et attendu que les gens fassent le silence.
- Oş geldiniz, kardeşler ! Soyez les bienvenus, frères !
Est-ce l'onbaşi17 ou le mülazim18 qui frappa si fort avec ses bottes ?
Le tambourin vibra-t-il encore ? Les zurlas et les tambours avalèrent-ils
leur souffle, pour que règnât un tel silence ?
Quelqu'un près d'Ibn Pajko dit à mi-voix :
- N'aie pas peur, Ibn Pajko !
Et le prit amicalement par la coude.
- Ne crains pas pour eux. Ils ont blasphémé Allah, ceci est leur
châtiment.
Mais Marko le regarda pensivement :
24 Petit tube ( de bois, d'ambre ou d'ivoire...) auquel on adapte une cigarette pour la fumer. (N.D.T)
par Armudî-oğlu Numan cette ordonnance du sultan à l'adresse des cadis.
Pour rassembler les moutons. Je me suis dit : vingt-cinq mille têtes rien
que de la région de Skopje, et autant des autres ? Il doit se préparer
quelque chose de grand et même plus encore ! Qu'on mène les moutons,
avec bergers et gardiens, déjà avant même l'arrivée de l'armée, droit vers
Belgrade. Qu'est-ce que cela peut être, sinon une grande expédition
militaire du sultan ?
Mehmed-Pacha dit alors, regardant Ibn Pajko par en dessous :
- Si tu penses t'acheter un enfant du marché aux esclaves, un enfant
pour te servir et balayer ta boutique, je donne l'autorisation. Tu es âza 25, à
la tête des chrétiens. Tu n'as qu'à dire.
Marko fit un geste de la main.
- Non, noble et grand Pacha. Non.
Le pacha eut un rire :
- Imbécile ! Je sais que tu es venu pour cela ! Tiens, disons, tu n'as
même pas besoin de les acheter ! Tu es âza, nous devons te remercier pour
bien des choses. Le seul Armudî-oğlu s'en est capturé cinq, et je ne te dirai
pas combien il en a tué, arkadaş26 ! Il les a vendus, m'a-t-on informé, tous
les cinq hier au marché pour neuf cents aspres. Il n'est pas interdit de
demander que ce soit gratuit pour toi aussi. Il y en a une centaine pas
encore vendue, ils pourrissent dans la prison municipale.
Marko répéta sombrement :
- Non, noble et grand Pacha, non.
Mais tout de suite après, comme frappé par la foudre, il s'écria :
25 Membre du conseil municipal.
26 « Camarade».
- Aferin, noble Pacha, Aferin. Je suis d'accord, oui !
Mehmed-Pacha était perplexe. Tantôt comme ci, tantôt comme ça.
Qu'avait donc Ibn Pajko ? Il le connaissait bien et depuis longtemps, mais
jamais il ne lui serait venu à l'esprit que Marko avait pris cette nouvelle
décision à cause du fil d'argent qui lui serrait la gorge. - Pauvre pacha, se
disait Marko. Regardez-le - esclave lui aussi, il est vraiment à plaindre. Il
reluit tout entier comme mon aiguière parce qu'il a le pouvoir de m'offrir
un esclave ! Pauvre homme. Lui ferai-je ce plaisir ? Un être humain du
moins sera sauvé.
Ibn Pajko était parmi les plus riches notables chrétiens, il était devenu
aussi âza de la charia27, il connaissait le droit canon, les artisans l'aimaient,
le peuple et les commerçants le respectaient, mais Mehmed-Pacha, qui
avait déjà dix-sept enfants, si l'on comptait aussi le dernier que sa plus
jeune hanim28 devait mettre au monde dans un jour ou deux, ne percevait
chez Ibn Pajko que son désir de progéniture, et ne pouvait absolument pas
deviner le reste. Ibn Pajko cachait quelque chose, semblait-il, il déguisait,
lui échappait, lui glissait entre les mains, alignait seulement de belles
paroles et pensait à autre chose. Mehmed-Pacha avait appris beaucoup sur
l'histoire de la ville : il se livrait seul à des recherches, feuilletant de vieux
manuscrits qu'il faisait venir d'aussi loin qu' Istanbul ; c'était un des rares
Turcs à ne pas être absolument ivres de la gloire du croissant : et à savoir
qu'avant eux aussi il y avait eu là des gens non seulement vivants, mais
couronnés de prestige. Mehmed-Pacha avait toujours près de lui un vieux
firman portant le sceau de bronze du sultan, parvenu à son grand-père,
27 Tribunal ; loi religieuse musulmane.
28 « Femme, dame, demoiselle ». Terme utilisé par les domestiques pour la maîtresse de maison. (N.D.
l'illustre Ishak-Bey, lorsque celui-ci était devenu gouverneur de Skopje :
le firman était écrit à la main et à l'encre verte, et il était arrivé dans un
étui de cuir, avec des agrafes en argent, et fermé avec de la cire : non
seulement le bey respectait le firman, mais il l'avait appris par cœur.
« Veille à ne pas céder à la vanité, disait à un endroit le sultan. Ne pense
pas que tu tiennes la terre et les raïas29 avec ton seul sabre, mais aie plutôt
à l'esprit que la terre est d'abord la propriété de Dieu, et ensuite du
prophète, et que celui-ci ne t'en a fait don que sur le commandement
d'Allah. Être le maître d'un pays et d'un peuple, c'est comme être assis sur
une bascule avec deux plateaux. L'un des plateaux est le paradis, l'autre
l'enfer. N'exagère pas ta bravoure, mais garde cependant ton sabre affilé.
Quant à tes subordonnés, apprends-leur à ne pas commettre d'injustices
contre les raïas et à ne pas trop les ennuyer. Et qu'il n'y ait de haine contre
personne. Rappelle-toi aussi ce conseil de ma part : quand tu voudras
t'appuyer sur quelqu'un et l'utiliser, ne prends pas en compte ce que tu
sais sur lui du passé : cet homme aura peut-être changé, car le corps de
l'homme change constamment, il passe d'un état à un autre. C'est
pourquoi, si tu veux charger un individu de quelque fonction, ouvre l’œil
et l'oreille. Il aura peut-être changé. Ne juge qu'après de l'exactitude de ses
paroles ».
Ceci valait pour Ibn Pajko. Ouvre les yeux et les oreilles. Il eût été
stupide de la part de Mehmed-Pacha, rejeton de l'un des trois fils d'Ishak-
Bey, le plus grand constructeur de Skopje, qu'il ne les ouvrît pas. Son
père, Mustapha-Pacha Bey, ne savait guère le faire, aussi la gloire lui
29 Raïa : sujet, ou population, non musulman(e) de l'Empire ottoman (chrétiens, juifs...) . (N.D.T)
avait-elle échappé, auprès de ses frères Issa-Bey et Pacha-Bey. Il n'était
devenu célèbre qu'après s'être querellé avec eux et avoir avec colère remis
ses firmans au charia pour le partage de l'héritage. Le magnifique Tchifte-
hammam était cependant revenu à Issa-Bey, le plus suffisant de tous,
lequel n'avait confiance en personne, et possédait dix yeux et dix oreilles.
Jamais celui-ci n'aurait cru en Ibn Pajko, ce dernier lui eût-il apporté une
aiguière d'argent dans une bassine de cristal, comme maintenant à son
frère. Il l'aurait regardé dans les yeux, aurait été aimable avec lui, mais il
aurait cherché comment presser sa puante graisse de giaour30.
Et Marko, justement parce qu'il connaissait le problème de Mehmed-
Pacha, comme s'il lisait dans ses pensées, dit alors :
- J'ai entendu dire, illustre Pacha, qu'après t'être reposé du combat tu
projetais de faire quelques transformations dans la mosquée d'Issa-Bey.
Puis-je t'être utile ? Et la tour d'horloge que tu désires construire depuis
longtemps, le moment ne serait-il pas venu pour elle aussi ? Ai-je bien
entendu ?
Mehmed-Pacha se mordit la langue de surprise. - Tiens, se dit-il,
prends maintenant le diable par la queue.
Et il rit tout haut :
- Tu es bien informé, Ibn Pajko effendi, bien informé.
Puis il dirigea songeusement son regard au dehors du sérail. Sans rien
dire.
La forteresse, à l'intérieur de laquelle se trouvait celui-ci, bien gardée
de tous côtés, avec des sentinelles et des portes en fer, élevait son regard
2.
42 Terme utilisé dès le XVe siècle pour désigner la partie de la Péninsule balkanique sous domination
ottomane. (N.D.T.)
43 Pazar : bazar, marché public. Chacun des marchés a ici sa spécialité.(N.D.T)
poissons séchés du balik-pazar semblaient encore plus seuls de ne pas
pouvoir s'aligner comme décoration près du petit-lait, du caillé, des
fromages et des mottes de graisse de mouton du çömlek-pazar. Clopin-
clopant, un pied après l'autre, il s'attarda surtout au tereke-pazar où il
apprécia la bonne qualité de la paille pour les matelas, et au nalin-pazar où
il prit entre ses mains une ou deux paires de nus-pieds à semelles de bois
et motifs bariolés. Merci à toi, saint Georges, merci, mon Dieu !
Cependant, pourquoi devrait-il en être ainsi dans ce monde ? Comme c'est
bête ! Qui a inventé cet ordre-là , grommelait Petre pour lui-même,
soudainement tombé dans un étrange désir d'équité. Il réfléchissait :
n'était-ce pas mieux quand tout se mélangeait? Comme les gens. Qu'en
serait-il si dans la ville se trouvaient rassemblés en un seul lieu des gens
boiteux comme lui, et qu'en plus ils n'eussent pas le droit de se mêler aux
autres. Si les boiteux ne pouvaient prendre que des femmes boiteuses, et
les femmes boiteuses n'avoir que des enfants boiteux !?
La hanche lui faisait mal déjà et il avait les pieds gelés, mais, du Tuz-
pazar, au lieu de se diriger vers le pont du Vardar, ce pont qui avait
quatorze arches, appartenant au vakif44 de Ghazi45 Issa-Bey, il partit visiter
les quartiers. La nuit le surprit après qu'il eut exploré quelques uns
seulement des quarante existants, parcourant tout d'abord Tahta-kale, puis
Kapan-cadde et Ghazi-Lala, pour descendre ensuite dans Karadağ et
Kebir Çelebi, et tandis qu'il cherchait partout des yeux vers le haut, dans
l'espoir que d'un côté ou de l'autre des ruelles il verrait le mausolée de
44 Vakif : dans le droit islamique, donation à perpétuité, étendue de terre donnée par un particulier à une œuvre d'utilité publique, pieuse ou
charitable.
45 Titre de vétéran, d'ancien combattant de l'Empire ottoman. (N.D.T)
Ghazi Baba, la neige tombait et tombait, sur ses sandales et ses lacets, sur
ses cils et ses oreilles enveloppées dans un châle, tout comme sur les
tuiles des maisons qui lui plaisaient tellement, de belles maisons, basses et
à deux étages, solidement construites en brique dure, des fenêtres
desquelles le regardaient les visages empourprés d'enfants qui croquaient
des noix, sans jeter les coquilles au dehors, par la fenêtre, mais les
rassemblant et les balayant comme le veut la propreté et comme
l'higoumène le leur enseignait au monastère.
Épuisé, il finit la journée devant le visage bouffi de sommeil du
serviteur du monastère, qui ne le laissa pas aller maintenant non plus
dormir dans quelque auberge, comme l'avaient fait les autres. Se fâcher
n'aurait servi à rien. Ils brûlèrent quelques branches de pin pour cuire un
peu de nourriture, prirent de la viande fumée destinée à la vente, burent du
vin frais. Au lieu de s'irriter vainement l'un contre l'autre, ils durent se
glisser tout deux sous l'étal, dans une toile qui sentait le bouc, l'urine, et
quelque chose encore qui rappelait un endroit honteux du corps féminin.
Ils jetèrent sur eux les lourdes couvertures de poils de chèvre. Petre n'eut
guère de pensées ce soir-là et ne réserva guère de place dans sa tête aux
impressions de la journée : son cerveau semblait aussi raide de fatigue que
ses jambes. Bajazet était-il à Skopje, Bajazet était-il dans la citadelle,
vénéré saint Georges ? Cela seul battait à grands coups en lui et cherchait
un chemin vers sa conscience : car le rythme même était plus puissant
qu'elle et l'abrutissait. Mais les gens comme Petre n'ont en fait pas plus
d'une pensée en même temps. Si malins, si fougueux et rapides qu'ils
soient, leur pensée va lentement, et même à reculons, si une autre la
rencontre et lui barre la voie. Au contraire de lui, le serviteur du
monastère, qui n'était certes pas aussi intelligent que Petre, passa toute la
nuit dans des fantasmes qui n'avaient pas de barrières, ses pensées se
reliant vivement et se mêlant l'une à l'autre, lui-même étant toujours le
plus intelligent et le plus débrouillard, et son âme fondant dans une pure
félicité. - Bajazet est-il à Skopje, vénéré saint Georges, Bajazet est-il dans
la forteresse ? chuchota une fois Petre sous la toile, mais cette question si
importante resta lettre morte pour le serviteur du monastère.
62 Attrapez-le !
63 Les gardes arrivent, vite !
64 Qu'est-ce que ce désordre ?
Petre se glissa sous l'étal, tirant à sa suite le serviteur du monastère
qui était encore plus jeune que lui, car son esprit, lent à fonctionner le plus
souvent, lui transmit alors une information de toute urgence : les
janissaires ! Et ainsi, caché derrière cette maudite table de planches
disjointes, entre les les pots qui chancelaient et les plats renversés
transformés en couvercles de pots de fleurs, Petre vécut le séisme de
fureur et de force des janissaires, tel une fleur lui-même, qui fane dans le
froid. Il apercevait tantôt des yatagans 65, tantôt des sabots, des pantalons,
tantôt les franges de crinières de cheval, des rênes, les bosses renversées
de selles, des bottes, des fusils et des pistolets, des fouets enroulés autour
de cous comme des serpents, et quand l'air se remplit entièrement de corps
en sueur d'hommes et de chevaux et devint lourd à respirer, Petre se dit :
pauvre de moi, c'est la fin. Je suis fichu comme les autres, mille prières ne
serviraient de rien.
Et juste à ce moment, le défaut de Bajko, qui n'était pas un défaut,
mais quelque étrange bonne fortune, commença alors de le réveiller,
comme s'il avait somnolé jusque là. Il redressa ses genoux cagneux.
Regarde-moi ça! Petre vit alors la foire nettoyée comme par un
gigantesque balai, les devantures et les rangées d'étalages transformées en
longs divans aux motifs les plus bariolés. comme si quelque grand sérail,
et cela de sultan, s'ouvrait à ses yeux, l'appelant à se redresser encore
davantage. Alors que le serviteur du monastère et l'un des moines
recroquevillés contre les sacs remplis de pâtés et les barriques de vin lui
criaient de se coucher à terre, il se redressait de plus en plus et vit l'essaim
3.
66 Gouverneur de Struga.
émise, l'araç et le jyzia67, et jusqu'à la plus détestée de toutes, la taxe
nommée « spenča », qui se payait encore en enfants, bien que, par le biais
de diverses voies et divers actes juridiques auprès de la charia, on eût
demandé depuis longtemps sa suppression.
Le fils de Tajko, Ibn Tajko, avait pour la pêche une autorisation
d'Emin-Aga. Sans celle-ci, nul n'avait le droit ne fût-ce que de sortir sur le
lac. Mais, toujours, lorsqu'il approchait avec sa barque pleine de poissons
des contrôleurs qui devaient lui en prendre un dixième pour le bey lui
venaient devant les yeux d'étranges visions d'endroits inconnus, d'autres
étendues poissonneuses où il pêchait seul dans son embarcation, d'autres
rives et des rames qui légères comme des ailes fendaient la surface
argentée du lac. Alors lui venaient aussi, avec ces prodigieuses visions,
quelques étranges pensées dont lui-même prenait peur, comme, par
exemple, qu'il n'appartenait à personne, n'était pas esclave, ne dépendait
même de rien, et que tout ce qu'il possédait n'était qu'à lui, tellement à lui
qu'il avait le droit, à sa guise, selon son seul désir, de le donner à ceux
qu'il aimait ou qu'il plaignait, et en aucun cas au bey qui le lui prenait de
force. Que signifiaient ces visions et ces nébuleuses pensées ? Voulaient-
elles dire qu'Ibn Tajko, tout au fond de lui, n'avait qu'un désir : s'enfuir
d'ici, disparaître dans quelque autre et meilleur monde ?
Mais comment fuir ? Avec tous ces postes de garde sur ponts et
chemins. Les hommes d'Emin-Aga ne laissaient même pas un oiseau
survoler. Ils guettaient comme des faucons. Pouvait-on laisser entrer des
haïdouks ou des brigands ? Des pêcheurs qui braconneraient, ou – Dieu
67 Taxe per capita sur les adultes mâles non musulmans qui n'étaient ni vieux ni malades.
nous en garde ! - des esclaves fugitifs ? Partout, et même sur la route de
Struga, qui passait aussi sur un pont, avec en bas tout du long des
centaines de barrages à poissons, et tous ceux qui entraient ou sortaient de
la ville payaient la taxe du marché ou la dîme du poisson. Où pouvait aller
Sandri, pour avoir une meilleure vie ? Y avait-il un pareil endroit dans le
monde ?
Le fils de Tajko avait un trait de caractère, qu'avant de rencontrer
Marin Krusić il ne prenait pas tellement au sérieux. S'il devait, par
exemple, aller aux potagers de son père sur la route d'Ohrid, il y était
arrivé avant même de partir et cueillait des pommes, et au retour il vivait
encore avec tout ce que son regard avait cueilli de là-bas. S'il devait
préparer la barque et aller pêcher une fois terminée akşam namazi68, la
quatrième prière musulmane, il savait déjà à quel endroit son filet
attraperait le plus gros banc de truites argentées, et où des carpes et des
perches. Et quand il ramait avec son compère vers ces endroits-là, et que
se réalisait ce qu'il avait imaginé, il savait déjà à quoi ressemblerait son
approche de la rive, ce qu'on lui prendrait et combien, et ce que sa mère,
la Valaque de Belica, lui dirait en maugréant, quand elle lui enlèverait son
sayon trempé. - Pourquoi Emin-Aga serait-il plus grand que le bon Dieu ?
lui dirait-elle. Si le Seigneur a créé les poissons pour les gens, il ne l'a
sûrement pas fait pour un seul homme ?
Que pouvait-il lui répondre ? Il fallait se résigner à l'évidence :
Emin-Aga n'avait pas seulement Struga et ses habitants sous son contrôle,
mais les chrétiens des sept villages autour de la ville lui appartenaient
68 La prière du soir.
aussi. Ils étaient tous tenus de pêcher pour le bey, n'avaient que cette
obligation, mais, si quelqu'un était pris à pêcher clandestinement et sans
autorisation, il était sévèrement puni. Emin-Aga vendait ensuite les
poissons à des commerçants qui venaient de la Roumélie 69entière, et
ceux-ci les transportaient dans divers vilayets, rangés dans de petits
tonneaux remplis de saumure. Et tous disaient la même chose : des truites
comme celles-là, des carpes et des perches aussi savoureuses, il n'y en
avait nulle part dans le monde. Sans parler des anguilles, qui fondaient sur
la langue comme du loukoum70.
Que pouvait dire Sandri à sa vieille mère, quand il savait cela lui-
même, et qu'il avait prévu ses paroles avant même de passer le seuil de
leur maison ?
Ainsi vivait-il à différents niveaux pour ainsi dire, portant toute la
journée dans sa tête des images absentes, pendant qu'il regardait les
images présentes, et prévoyant celles à venir avec une stupéfiante
exactitude.
Il lui arriva un jour aussi la chose suivante : il vit soudain en pensée
un grand sérail71, juste à l'embouchure du lac. Le sérail s'élevait sur un
pont de bois joignant les deux rives du fleuve qui sortait du lac. On
chuchotait, en vérité, dans Struga, que le bey avait l'intention de se
construire avec les bénéfices de la pêche un sérail encore plus grand que
le précédent, et cela juste à l'embouchure, en plein centre de la ville. Mais
qu'était-ce là maintenant, cette vision, on aurait dit la pure vérité ? Et
69 Terme employé à partir du XVe siècle pour désigner la partie de la Péninsule balkanique sous domination ottomane. (N.D.T.)
70 Confiserie d'origine turque ottomane faite d'une pâte à base d'amidon et de sucre, aromatisée et saupoudré de sucre glacé. (N.D.T.)
71 Dans l'Empire ottoman, palais d'un Sultan ou de hauts dignitaires. Le mot provient d'une variation en italien du nom persan
« saray »(N.D.T.)
lorsque le songe devint véritablement vérité, le sommeil déserta le fils de
Tajko douze nuits entières, ses paupières lui pesant pourtant comme des
rames et tout son corps tombant malade à force, épuisé par le manque de
repos. Il avait peur de lui-même et de ses images. Car on avait construit le
sérail juste à l'endroit où il l'avait imaginé, dressé sur de grands pieux
plantés dans le sol et en plein milieu d'un pont de bois qui avait douze
arches et qui était aussi long qu'une cinquantaine d' hommes à la file. Le
sérail avait une grande porte en bois, au centre du pont. Chaque soir, une
trentaine de gardes et sentinelles fermaient la porte et faisaient le guet
jusqu'à l'aube, de sorte que nul ne pouvait passer de l'un à l'autre côté de la
berge. À en être malade ! Ainsi disait sa mère, la Valaque de Belica. À en
être malade et perdre la tête, Seigneur Dieu !
Mais Marin Krusić ?
C'est ainsi justement que le pêcheur vit Marin Krusič - de la berge,
une heure ou deux après la fin de la troisième prière musulmane de
l'après-midi, baissant sur lui dans sa barque, au milieu d'une quinzaine
d'autres qui se préparaient à partir sur le lac avec les filets, un regard
empreint d'une sourde tristesse. Sandri se dit alors avec lassitude : - Voilà,
il va y avoir encore un miracle. Mais pas forcément un miracle qui me
réjouira moi aussi.
- Écoute, dit Marin, on voit bien que tu n'as aucune idée de ce que
c'est qu'un horoscope. Nous sommes tous, en fait, mon ami, des animaux
ou des choses et nous sommes gouvernés par les astres. Tu es Poisson,
moi Scorpion, et d'autres sont Bélier ou Balance ou même Maison ou
Lézard, et ainsi de suite. Il y a différents horoscopes. Mais le mien, eh
bien, il dit que tu es Poisson. Tu es né au mois de Cutar 77, n'est-ce pas? Le
neuf, le dix ?
- Au mois de Sečko78, je suis inscrit le vingt-huit dans les registres.
- Donc, Poisson quand même. Je l'ai deviné à ton regard. Les
Poissons ont une lueur semblable dans les yeux. Leurs yeux sont comme
un grain de perle, ils brillent et transpercent comme des sabres. Mais chez
toi cette lueur dans les yeux est aussi comme une lumière des hauteurs. Tu
n'es donc pas d'ici, et si tu viens des montagnes, il est possible que tu sois
Valaque. Cette lumière des hauteurs est différente. comme si les yeux
77 Vieux nom macédonien pour le mois de mars, « mois des floraisons ».(N.D.T.)
78 Février, « mois du froid 'coupant', mordant ».(N.D.T.)
cherchaient une montagne, pas un lac. C'est différent quand tu regardes le
lac d'en haut, et différent quand l'éclat de l'eau trouble le tien. J'ai vu aussi
les bergeries valaques sur Galičica - là -bas viennent, n'est-ce pas, les
éleveurs de villages aussi éloignés que ceux des environs de Larissa. Je
les ai vus plusieurs fois, et donc je sais.
- Mon nom est Sandri, mais on m'appelle Ibn Tajko, d'après mon
père, dit humblement Sandri, fasciné. C'est vrai, ma mère est Valaque,
mon père est Valaque, je le suis donc moi aussi, continua-t-il, tout ahuri,
comme s'il rassemblait et cousait hâtivement les images de son rêve.
- Moi je suis Marin Krusić, et je pars demain pour l'Albanie avec la
caravane. Attends, lança soudain le Ragusain, regardant le ciel comme
frappé par la foudre, n'est-on pas en août aujourd'hui ? Oui, le quatre. Tu
es Poisson... Poisson... Eh bien, voici : aujourd'hui est pour toi un grand
jour. Tu vas avoir une surprise. Est-ce que recevoir un cadeau peut
compter pour une surprise ? fit-il en regardant Sandri du coin de l’œil,
comme s'il avait vraiment besoin de son opinion. Je ne sais pas, je ne sais
pas, mais j'avais en tout cas l'intention de t'offrir un livre, un très grand
livre. C'est comme ça, te dis-je, les astres dictent notre destin.
Ibn Tajko resta bouche bée, cependant que le Ragusain cherchait dans
la sacoche de cuir qui pendait le long de sa hanche, fouillant à l'intérieur
puis sortant de là un gros livre avec une splendide une couverture,
incrustée de fleurs et de feuilles d'argent.
- Vingt aspres, dit modestement Marin.
- Vingt aspres ?
- Ceci est la Bible, mon cher Ibn Tajko. Il n'y a que deux cents
ouvrages comme celui-là dans le monde, et, rends-toi compte, l'un d'eux
est à toi maintenant ! Sais-tu qui a la Bible chez soi ? Ton pope lui-même
ne l'a pas aujourd'hui. As-tu jamais entendu parler de Gutenberg, un
orfèvre allemand. Sûrement pas. C'est lui qui inventé la plus grande
merveille de ce siècle – l'imprimerie avec des caractères mobiles en
plomb, en étain et quelque chose d'autre encore que j'ai oublié. Sais-tu
combien de temps il a fallu à un ouvrier pour aligner les caractères d'une
seule page de cet ouvrage ? Un jour entier ! Un jour entier, mon ami,
s'écria fougueusement Marin, voyant l'ébahissement de Sandri, qui ouvrait
précautionneusement le volume, comme s'il craignait que quelque chose
n'en tombe.
- Attends, lança-t-il de nouveau, tu auras beau regarder, tu ne
comprendras sûrement rien. Les textes ne sont ni dans ta langue ni dans la
mienne. Mais reconnais-le tout de même, tenir une bible entre ses mains,
même si tu ne comprends pas les mots dedans, c'est quelque chose ! Je te
l'ai dit, ce Gutenberg était un grand homme. Il a inventé aussi l'encre pour
écrire, et il a imprimé le premier le journal de bord de Colomb après son
retour du Nouveau monde, mais le pauvre homme est quand même mort
dans la plus grande misère dans sa ville natale, il y a une dizaine d'années.
Édifiant, n'est-ce pas ? Les vingt aspres que tu vas me donner sont un
geste de charité pour aider sa malheureuse progéniture, et les dix autres
pour cet autre ouvrage que tu vas avoir l'honneur de recevoir de moi.
Le Ragusain n'avait pas encore terminé qu'il sortait déjà du sac de
cuir à sa hanche un livre plus petit, un peu plus modestement orné, mais
d'aspect agréable avec ses bordures de métal.Il ne regardait même pas le
pêcheur, comme s'il n'était pas intéressé par ses impressions et son
opinion.
- Ceci, par contre, est un livre de prières - pas besoin de te dire
comme c'est nécessaire, mon ami. Il a été imprimé à Zeta, à Obod, dans
l'imprimerie des Crnoević, et cela dans nos langues, en cyrillique. J'ai eu
l'honneur de faire connaissance avec maître Gjurać en personne ; c'est lui
qui a fait transporter l'imprimerie depuis Venise même, pour aider le
monde slave avec de semblables ouvrages. L'imprimerie a fermé il y a un
certain temps, après seulement quelques années de travail. Les ouvrages
sont restés, bien sûr, les quelques ouvrages en caractères cyrilliques. C'est
pourquoi celui-ci est quelque chose de rare et de précieux, et ce serait une
honte d'hésiter pour dix aspres. Vingt et dix – trente aspres, cher Ibn
Tajko.
Et Marin Krusić tendit la main.
Le fils de Tajko restait bouche bée, sans le moindre geste. Le
Ragusain semblait lever comme de grands rideaux devant son esprit, mais
ceux-ci retombaient lourdement, frappant l'air en soulevant la poussière et
étourdissant Ibn Tajko, l'obligeant à fermer les yeux, pour se protéger du
mieux qu'il pouvait.
- Tu m'as l'air un peu troublé, dit Marin Krusić, souriant avec
bienveillance.
Sandri leva les épaules et avala sa salive.
- Au sujet de Gutenberg, de Colomb, ou de l'atelier d'imprimerie
d'Obod ?
- Qui est ce Colomb ?
- Réglons d'abord nos comptes, mon ami, avec les trente aspres.
Et le Ragusain attendit, sortant de sa poche une poignée de petites
pièces qu'il se mit à faire sonner impatiemment.
- Merci, dit-il brièvement, mais excuse-moi, je ne vais pas avoir la
monnaie, ces pièces sont de Dubrovnik.
Et il sourit aimablement.
- Tu en as déjà vu des comme ça ?
Une ombre légère de commisération à l'égard du pêcheur changea et
adoucit soudain le comportement de Martin Krusić.
- Au sujet de Colomb, dis-tu. Eh bien, je pourrais te parler de lui jour
et nuit, car c'est un authentique Génois, un méditerranéen donc, un
homme de la mer, de mon sang. Mais laissons ça pour une autre fois. On
a découvert de nouveaux pays, Ibn Tajko, c'est cela qui compte. Un
nouveau monde. Loin de chez toi, la vie change complètement. Tu trimes
ici en esclave pour un Emin-Aga. Prends donc le bréviaire que je t'ai
donné et lis pieusement les prières, mais dis-toi bien ceci : aide-toi, le Ciel
t'aidera.
Le lourd rideau retomba, soulevant des nuages de poussière. La
lumière se renversa, le lac se déversait à l'embouchure, comme s'il
vomissait. Marin Krusić se tenait la tête penchée, et son pantalon gonflait
sous son ventre, mais il était plein de force et souriait victorieusement.
Son savoir plein d'assurance était pénible à supporter, mais il taquinait
l'esprit cependant, appelant à un long voyage.
Aussi Ibn Tajko n'osait-il pas lui avouer qu'il ne savait ni lire ni
écrire.
Marin Krusić revint à nouveau alors que le froid commençait et que
les fréquentes tempêtes sur le lac retenaient à la maison le fils de Tajko.
Celui-ci déambulait nerveusement sur la petite véranda, lorsque le
Ragusain fit son apparition.
- Salute ! lança simplement ce dernier. Reste-t-il quelque chose à
nous dire ?
Mais, dès son entrée dans la maison, on vit qu'il avait d'autres plans
et qu'il n'était pas venu tout à fait gratuitement.
- J'avais mal calculé, dit Marin. Je suis parti de Dubrovnik par un
temps magnifique, et en parfaite santé mais j'ai été retardé par la cire à
rassembler. Je suis malade à présent, ta mère pourrait-elle me faire
chauffer du lait caillé avec de la bière ou du vin bien fort, et pas mal
d'aneth. ? Ou avec du poivre seulement. J'ai le vin avec moi.
Pendant que la Valaque courait demander chez les voisins du lait et
du poivre pour l'étrange visiteur, Marin Krusić, à la façon des
commerçants et pour ne pas paraître manquer de civilité, se mit tout de
suite à parler des nouvelles méditerranéennes, l'une étant la grippe
sévissant alors dans les ports qui se trouvaient pour l'instant sous
quarantaine. - Ah ! fit-il en se mouchant bruyamment, des ports part tout
le bonheur et malheur du monde. Mon Dubrovnik, par exemple, est
vraiment pour moi le cœur de l'univers. Où que j'aille, c'est comme si tous
les chemins en partaient et y revenaient. S'il n'y avait pas les ports, les
mers, et – ma foi – le compas, nous croirions encore que la terre est plane
comme un tapis, et qu'il n'y a ni terres ni peuples inconnus de l'autre côté
de notre planète.
Marin Krusić se moucha de nouveau, s'excusant du risque qu'il y
avait qu'il transmît la grippe au pêcheur, et à la Valaque. Ainsi
recroquevillé sur lui-même, le nez gonflé et les yeux rouges, on eût dit un
autre homme : ses paroles avaient beau tenter de lui conserver son
prestige antérieur, tout son être, courbé et larmoyant, demandait
humblement de l'aide. Ibn Tajko commença insensiblement à se délivrer
du poids de leur première rencontre. Les savoirs de Marin Krusić
devenaient des savoirs accessibles, ceux d'un ami qui veut vous les
transmettre, et non pas vous asservir avec et vous écraser. Il s'ouvrit plus
librement à toutes les fantaisies de son récit sur son Dubrovnik natal, et
plus ce récit avançait, plus le pêcheur se sentait intéressé, comme s'il
devait y aller bientôt lui-même avec la caravane de Marin Krusić. Devant
cette ville s'ouvrait immédiatement la mer sans fin, émaillée des blanches
taches rondes des bateaux – les bateaux étrangers, qui venaient à chaque
instant, et ceux du pays – vieux et récents, qui sortaient des chantiers
navals parés comme des jeunes mariées. Il y avait presque trois cents
bateaux semblables qui naviguaient à travers le Méditerranéen et l'océan,
transportant les marchandises des rives de l'Asie mineure et de l'Afrique à
celles de la Flandre et de l'Angleterre. - Il y a des centaines de contrats de
commerce avec les villes du Méditerranéen et les dirigeants balkaniques,
lança Marin Krusić, et les colonies de commerce des Ragusains, comme
tu dois déjà le savoir, Ibn Tajko, sont partout dans les Balkans sous
protection spéciale.
Sandri entendit parler des remparts qui protégeaient la ville de Marin
Krusić de tous les côtés. Des remparts et des tours. Des ennemis, en
particulier des Vénitiens qui lorgnaient avidement les richesses de cette
république. Il entendit parler du duc, et de la liberté que tout Ragusain
défendait comme le bien le plus précieux, des poètes et des écrivains qui
glorifiaient celle-ci et lui dédiaient leurs œuvres en pure langue slave,
raillant ceux qui la vendaient aisément – de l'aqueduc, construit des
siècles auparavant, des hôpitaux lazaréens, de la première pharmacie
ouverte il y avait presque deux cents ans...
Marin était tout essoufflé, il suait et s'essuyait avec le mouchoir en
soie qu'il tirait de sa poche. Qu'avait-il omis de dire ? demandaient
nerveusement ses yeux écarquillés et larmoyants qui tournaient comme
des roues. Oh !, il y avait tant de choses à dire, oui. - Ne sois pas offensé,
Ibn Tajko, ajouta finalement Marin Krusić, avec circonspection.Toi, bien
sûr, tu n'es absolument pas responsable de ça, mais nous n'aurions jamais
accepté de nous trouver asservis comme vous. Jamais. Nous versons aux
Turcs une taxe tous les trois ans, mais les laisser toucher à notre liberté et
indépendance intérieure – ça jamais !
Marin Krusić se moucha de nouveau. Il rit, éternua, et il regardait
Sandri un peu moins victorieusement que s'il avait dit tout cela sans
larmoyer. Ses yeux luisaient, mais on n'aurait pu dire si cette lueur venait
de son mauvais rhume, ou de son nouveau projet, qu'il avait
vraisemblablement conçu en chemin et voulait maintenant mettre en
scène.
Lorsque la Valaque annonça toute désolée qu'elle n'était malgré tout
parvenue à trouver ni lait ni poivre, bien qu'elle eût de riches voisins,
Marin Krusić sortit de son sac une espèce de sachet rempli de grains
marron foncé, et, dans un geste de royale extravagance, dit qu'il leur
apportait du café. Il en avait apporté aussi à Emin-Aga, contre argent
comptant toutefois, mais pour eux, eh bien, gratis Ce que c'était, ils
allaient le voir bientôt. Il fallait d'abord griller les grains, puis les broyer et
les faire bouillir avec de l'eau, bien entendu. Voilà, il avait ramené ça aussi
de ses voyages. Il avait tout de suite pensé à son ami Ibn Tajko, car ce
breuvage tenait les gens éveillés, et il serait très utile à celui-ci pour les
pêches nocturnes. Les Turcs, qui évitaient l'alcool, avaient accueilli ces
graines avec joie et les préparaient pour leurs réunions les plus
cérémonieuses, mais lui-même estimait, remarqua le Ragusain en
toussant, lui-même estimait que cette boisson se servirait bientôt aussi
dans les auberges et les tavernes, et particulièrement parmi ceux qui se
disaient poètes et qui généralement, dans son Dubrovnik aussi, écrivaient
la nuit les odes à leurs bien-aimées, hurlant à la lune tels des
somnambules, ivres d'amour et de de fantasmes.
Pas un son, pas un soupir ne se fit entendre dans la petite salle. La
Valaque et son fils étaient littéralement ahuris.
La vieille tisonna cependant le feu et essaya de faire le café, après
avoir broyé les grains grillés dans son pilon à pois chiches. Comme cela
prenait tout de même trop de temps, Marin Krusić déboucha le vin
apporté et tous deux, petit à petit, le burent à jeun, attendant vainement
quelque amuse-gueule digne de ce nom.
La tourte n'arriva avec le rôti que deux heures plus tard, et le café les
aida tout de même à se dégriser et savoir ce qu'ils mangeaient, sans
blesser l'innocente hôtesse.
- Lis-tu le livre de prières que je t'ai apporté ? demanda soudain
Marin Krusić au pêcheur.
Celui-ci rougit, mais il avait à présent des forces pour avouer.
- Toi, un enfant de Kliment79, le maître de votre culture, tu ne connais
pas les lettres ? Eh bien, jusqu'à ma venue la prochaine fois, tu dois
corriger ça, pour pouvoir lire ceci à ta mère, dit brièvement le Ragusain.
- Qu'est-ce là ?
- Une recette, un onguent pour les brûlures. On le fait avec de la cire.
Il vous faudra une tasse de vin blanc, vous avez du millepertuis, et la
prochaine fois je vous apporterai de l'huile d'olive. Le pope n'a qu'à vous
la lire maintenant, mais tu la comprendras mieux à la lire toi-même.
Ainsi s'avéra-t-il que Marin Krusić n'était pas ingrat concernant
l'accueil qu'on lui avait fait et qu'il laissait plus qu'on n'en attendait de lui.
SECOND EXERCICE
Le vali était assis jambes croisées sur la carpette étendue, tous les
autres, selon le rang, se tenant debout, ou la hanche appuyée au divan de
Mehmed-Pacha. Quelle était ce majlis85 de l'hükümet, pour qu'on l'appelât
lui-même ? Ibn Pajko se sentit mal à l'aise en quelque sorte devant un si
grand nombre de beys, d'agas, de muftis86, de mullahs et d'ulémas87. Le
müdür88 et le mütesarrif89 étaient présents eux aussi, et jusqu'au cheik
derviche, Ruchid-Baba.
- Buyurunuz90, inb Pajko effendi, dit Mehmed-Pacha quand ce dernier
entra, interrompant ainsi sa conversation avec les gens présents.
Ibn Pajko salua avec respect :
- Longue vie à toi, noble et grand Pacha !
- Allah kerim. Sultana çok yaşa !91
- Le gardien m'a dit que tu m'avais appelé, grand Pacha.
Mehmed-Pacha toussota.
85 Assemblée.
86 Docteurs et interprètes du droit canonique musulman.
87 Érudits musulmans
88 Chef d'un service d'administration de district.
89 Gouverneur d'une région.
90 Terme de politesse : bienvenue, s'il vous plaît... !
91 « Dieu est grand. Longue vie au Sultan ! »
- Pour toi, en tant qu'âza, ce n'est pas la première fois que tu entres
ici. Es-tu prêt cependant à entendre ce qu'a résolu cette assemblée et
quelle décision elle a prise ? Laisse ces registres et firmans que tu as pris
avec toi. Aurais-tu encore quelque plainte en tant qu' âza?
Ibn Pajko dit en soupirant :
- Ô illustre Pacha ! Depuis que je suis devenu , je ne connais plus la
tranquillité. Je ne suis plus ni maître dans ma boutique, ni maître chez
moi. Tu le sais toi-même, je viens te trouver chaque jour avec des
requêtes et des plaintes. Notre pauvre peuple pense que si je m'engage
auprès de l'hükümet ou la charia, tout sera positivement résolu. Je n'en
dors plus. Les gens sont prêts à verser des pots-de-vin, pour voir leur
demande satisfaite.
Mehmed-Pacha soupira lui aussi :
- Nous nous comprenons parfaitement, Ibn Pajko effendi ! Par ma foi,
tu es un vrai âza. Les raïas t'aiment, et nos agas et nos beys te respectent.
Mais Ibn Pajko, quoique ne sachant pas pourquoi on l'avait fait venir,
ouvrit son registre, bien résolu à profiter de la présence de tous ces
notables.
- Voici une demande, grand Pacha, de Şusto Adem Abdullahfeta. Il
veut ouvrir une boutique pour vendre des glaces et du cherbet, et tout ce
qui va avec : aşure, sarayli, loukoum et salep92, boza93, kadayif et
baklavas. Il veut l'ouvrir à Sučutlar, près du Vardar. Il a reçu l'autorisation,
à condition de planter des saules et des peupliers le long du fleuve, tous
92 Boisson chaude orientale à base de farine d'orchis, crémeuse et saupoudrée d'un peu de cannelle, que l'on boit principalement en hiver.
(N.D.T.)
93 Boisson fermentée à base de céréales, très populaire sous l'Empire ottoman. (N.D.T.)
les trois archines et d'ici deux ans. Il fait appel maintenant.
- Voyez-moi ça ! s'exclama le mütesarrif, se frappant le genou droit
de colère.
- Süs94, là-bas ! l'interrompit le vali.
Ibn Pajko poursuivit :
- Voici l'ordonnance pour refaire la rue qui mène à Boyacilar
Meydani, mais les frais devront être couverts par les patrons des boutiques
de la rue. Et ceux-là aussi font appel, noble et grand Pacha. Ici encore, le
müfettiş95 Mehmed-Emin a envoyé un rapport au mütesarrif pour qu'on
fasse un canal de la fontaine de Papuçilar Meydani, près de la Serava, du
côté du mütevelli96 Nuriş-Aga. J'ai aussi un rapport concernant les
déchets qui s'accumulent dans le lit de la Serava... Une demande des
habitants du quartier de Yiğit-Pacha pour qu'on finisse de paver la rue...
Les tanneurs Anto, Hadji-Tomo et Dimo demandent une autorisation pour
équiper leurs boutiques …
On entendit s'élever de tous côtés des paroles de mécontentement.
- Assez, s'écria le vali. Tu es âza pour défendre les intérêts de l'État et
du sultan, et non pas ces gens de rien !
- Mais le plus important de tout, grand Pacha, c'est que toutes sortes
de crapules et de brutes ternissent la gloire du Padichah. Ainsi, hier, un
vaurien de ce genre est entré dans la boutique du bourrelier Hadji-Trifun
et l'a roué de coups. Pourquoi ? Il voulait de l'argent. Il a menacé de le
tuer. Puis il a pris sa femme, une vieille femme malade, et il l'a humiliée
94 Silence ! (N.D.T.)
95 Inspecteur.
96 Administrateur.
devant la foule rassemblée. Si elle avait été jeune, il l'aurait peut-être
emmenée à la tour, et personne n'aurait rien pu contre lui.
Le pacha cria, comme en colère :
- Qui était-ce ?
- Cet Hadji-Trifun est un ami du bourrelier Dimo, qui a donné sa fille
à Ibn Pajko effendi ! intervint l'un des Agas, pour couper court.
- Ah ! bon ? dit Mehmed-Pacha, ayant apparemment recouvré la
maîtrise de soi. Vous parlez d'une engeance ! Quel mélange dans tes
registres, Ibn Pajko effendi ! Où est maintenant cet Hadji-Trifun
bourrelier ?
- Chez lui, grand Pacha, mais...
- Et sa femme lui fait du kaymak 97 et du kadaïf98 ? Et si nous en
venions à notre affaire ? Allah bin bereket versin, mais le travail nous
attend !C'est bien pourquoi nous t'avons appelé à l'hükümet. Nous avons
décidé que tu dois te faire Turc, bitti davasi !99
Ibn Pajko resta muet de stupeur. Il ne s'attendait certes pas à cela.
- Qu'en dis-tu ? demanda le pacha en élevant le ton. Et il frappa de la
paume, car il lui sembla que la réponse se faisait trop attendre.
Ibn Pajko reprit alors ses esprits et dit, de façon à peine audible :
-Sakin100, grand Pacha !
- Sakin ? Tu n'es quand même pas un devlet duşmanlari101 ?. Tu es
des nôtres, Ibn Pajko, autant que je sache. Mais sommes-nous bien
97 Crème de lait obtenue par fermentation des matières grasses lors de la cuisson du lait de vache cru. (N.D.T.)
98 Pâtisserie feuilletée et trempée dans du sirop, réalisée à base de cheveux d'ange. (N.D.T)
99 « ... un point c'est tout ! »
100 « Ne faites pas ça !».
101 Ennemi de l'État.
informés ? Burda şaka yok !102
Ibn Pajko fit passer son poids d'une jambe à l'autre, desséché et jaune
comme ses aiguières de cuivre inachevées.
- Pardonne-moi, grand Pacha. Je ne suis pas de ceux qui changent de
chemise sans arrêt...
Mehmed-Pacha se rembrunit et leva la main vers les assistants qui
s'agitaient.
- Çikin dişeri ! Sortez !
Lorsque la grande salle de l'hükümet se fut vidée et que le kavass eut
fermé la porte, Mehmed-Pacha se tourna, apparemment radouci, vers Ibn
Pajko :
- Bak burda103, Ibn Pajko effendi ! Je te laisserai le temps, sois sans
crainte. Mais qu'on ne discute plus de cela. Tu deviendras Turc, un point
c'est tout! Je te l'ai dit : Burda şaka yok !Un vaurien de chez ton père m'a
déjà couvert de honte devant le sultan. De Kratovo, tu en as entendu
parler ? Un azgin kâfir104, par Allah, qui voulait faire le brave. En défiant
mon autorité ! Ne sait-il pas qui est le vali ? Le vali est le représentant du
sultan et il a tous les droits d'un vice-sultan qui doit protéger le pays et le
sultan lui-même. Ce garçon a quand même résolu de se mesurer à moi !
Tu as sûrement entendu parler de lui. Il se nomme Gjorgji Kratovec. Les
gens parlent de lui sous le manteau, la rumeur se répand, comme si votre
Christ était descendu de nouveau sur la terre.
- Je n'ai rien entendu, grand Pacha. Vallahi billahi !105 Mais qu'a-t-il
102 « On ne plaisante pas avec ça ! »
103 « Regarde ici ».
104 Mécréant endurci.
105 « Je le jure ! »
fait ?
- Il ne reconnaît pas Mahomet comme prophète, voilà ce qu'il a fait.
Un garçon de dix-huit ans, mais têtu comme s'il en avait cent ! Instruit,
mais aveuglé par la foi des giaours, ce diable d'enfant ! Il n'a pas voulu se
faire Turc une première fois ; une deuxième fois – non plus ; une
troisième fois – pareil. Le peuple s'est mis à bouger, a pris parti pour lui.
Et quoi, devait-on le laisser soulever le peuple, le pousser à la rébellion ?
Et c'est ainsi que des Turcs furieux, des jeunes, - je n'approuve pas, mais
c'est ce qui s'est produit – des Turcs furieux l'ont d'abord pendu au gibet,
puis l'ont jeté en plein feu Le bruit en est parvenu au loin, jusqu'aux
oreilles du sultan. Tu dois en avoir entendu parler, mais tu fais l'innocent,
comme toujours, Ibn Pajko effendi ! Si on n'agit pas tout de suite, il peut
leur venir l'idée de faire aussi un saint avec le temps de ce Gjorgji
Kratovec !
- Je ne sais rien là-dessus. Je le jure, grand Pacha.
Le pacha soupira avec lassitude.
- Bon, mais maintenant, fais attention toi aussi. Je veux que les gens
en tirent une bonne leçon. Foin de ce Gjorgji Kratovec, foin de ces
trublions ! Si tu te fais Turc, tout s 'arrangera. Qu'un vaurien le fasse, ce
n'est pas comme si tu le fais toi, sage et sensé comme tu l'es, aimé de
chacun ! Allah t'a comblé. Tu vas te faire Turc, mon ami, un point c'est
tout. Ça ne te va pas du tout d'être giaour et de n'avoir pas tous les droits
qu'ont les Turcs. Imagine – ne plus payer l'araç! Ne plus payer le jyzie !
Salamu Alaykum, Ibn Pajko effendi ! Mais si tu refuses, bak burda – la
prison est pleine de quelque trois cents giaours - il y a ceux qui n'ont pas
payé l'impôt, d'autres qui sont des esclaves, ou qui sont contre Mahomet,
ou qui ont maudit les Turcs – eh bien, si tu refuses et ne m'écoutes pas, je
les envoie tous ramer sur les galères, et j'enverrai encore autant
d'innocents giaours aux travaux forcés en Asie Mineure, puis j'installerai
chez eux des Turcs d'Anatolie. Ainsi en a décidé le majlis, un point c'est
tout, bitti davasi ! Et maintenant, réfléchis ! Je te donne jusqu'à après-
demain, deux jours et trois nuit ! Quand tu viendras, nous inscrirons ça à
l'encre, et le crieur public l'annoncera aux gens. On fera une grande fête.
On fermera le bazar, et on libérera de prison les giaours, qu'ils célèbrent
ton nom ! Inch'Allah !
2.
Todora était une enfant terrible. Née après neuf sœurs et un frère, elle
avait été la dernière à faire les quatre cents coups dans la maison, et ce
juste au moment où toute la famille avait appris à le supporter. Le grand
balcon de leur riche demeure était étroit pour elle ; le puits dans la cour
trop peu profond pour le seau rouillé dans lequel elle entrait encore en
chaussettes ; le petit-lait ne se buvait que directement de la cruche, et la
bouillie de maïs comme si c'était du jus de cornouille Ah, mon Dieu, quel
mauvais sort avait bien pu échoir à Ibn Bajko, pour qu'il dût combattre
sans trêve avec une telle engeance et lui servir toujours de champ de
bataille. C'était, semblait-il, saint Georges, qu'il avait trahi, qui avait
dressé son sabre vers son cou à lui au lieu de celui du dragon et
maintenant hésitait seulement sur le moment où il le lui trancherait
Todora ne boitait pas, mais elle était vilaine – une des raisons pour
lesquelles son père, le vieux savetier Josif, décida si vite de lui mettre la
bride. Ibn Bajko, dès qu'on la lui montra, se dit que cette laideur lui
convenait parfaitement. Il n'aurait pas ainsi les soucis de la beauté
féminine, laquelle fait habituellement la joie d'autrui et le tourment du
mari, celui-ci n'étant qu'un gardien aux aguets, qui la cache derrière sept
rideaux de peur qu'elle ne devienne un appât pour toutes sortes de
crapules. Mais Ibn Pajko se trompait. Todora était faite pour lui dans la
mesure où elle ne se glorifiait pas de ce qu'elle n'avait pas, mais elle
n'était pas faite pour lui avec ce qu'elle avait. Elle était riche et instruite,
ce qui la rendait hautaine et insolente ; elle était aussi bien trop gâtée,
avec ses neufs sœurs et son unique frère, lequel, par malheur, avait amené
comme épouse une petite bête à bon Dieu, Panuka, du village de
Bulačani, qui avait tellement peur de Todora qu'elle s'écartait toujours de
son chemin et rendait cette dernière encore plus redoutable.
Petre ne remarqua pas cela tout de suite, ce caractère et ce penchant à
maltraiter les plus faibles qu'elle. Mais lorsque Todora le vit lui pour la
première fois et, de haut, le transperça des yeux en demandant « Que fait
ici ce chauve ? », Petre, inconscient de ce qu'il faisait, lui rendit
bravement son regard. Bien qu'un peu choqué de cet œil méchant, mais,
résolu à ne pas lâcher l'hameçon, et à être aujourd'hui ou demain ce
qu'était le père de la jeune fille, il s'enhardit comme un chat contre une
guêpe. « Tu vas voir ce que tu vas voir, se dit-il en lui-même, je t'aurai de
toute façon, quand bien même Jana serait ta mère !112 »
La mère de Todora s'appelait véritablement Jana, mais bien qu'il se
lançât à l'assaut de Todora comme d'une tour, Ibn Bajko ne remporta
auprès d'elle qu'une seule victoire – quand il la renversa et lâcha sa
semence en elle comme un boulet de canon. Tandis que Kostadinka, dite
Koca, grandissait dans le ventre de la jeune femme, barbotant dans sa
méchanceté qui enflait comme si Todora avalait des tonnes d'air, Ibn
Bajko se rengorgeait : « Voilà, j'ai trouvé le moyen. » Mais il se trompait
encore.
Un soir, Todora lui dit :
- Qu'as-tu à te pavaner comme ça ? Tu ne vois donc pas à qui tu as
affaire ?
- Mais n'es-tu pas ma femme ! dit Petre, et il se campa sur sa hanche
malade.
- Merveille des merveilles, grimaça Todora. Notre vache aussi a bien
eu un veau, et alors, sait-on qui est le taureau ? Je ne dis pas que tu ne sois
pas un taureau, mais à qui es-tu ?
112 Expression populaire qui signifie : « Quelle que soit ton origine, ta position ! »(N.D.T)
- Vénéré saint Georges, se dit Petre en se mordant la langue, quel
monstre de femme est-ce là ! Épouvantail et dragon ! Vénéré saint
Georges, frappe ce dragon, et pas moi.
Il résolut alors de lui obéir, de ne laisser échapper que des paroles
toutes mielleuses. Cela l'amadouerait peut-être. Il avait observé que
Todora aimait ses icônes, allumait régulièrement le lumignon, fréquentait
l'église comme si elle était du pain chaud à la maison, et non pas du
vitriol, se concertant avec le pope sur tous les rites et rappelant avec
empressement à toute la maisonnée ainsi qu'aux voisins les fêtes qui
allaient avoir lieu, et il décida de manœuvrer dans ce sens, espérant que le
bon Dieu l'aiderait lui aussi. Mais elle avait beau croire en Dieu, elle ne
croyait pas que ce fût le Tout-Puissant qui lui avait envoyé Petre.
- Comme tu veux, dit-il à Todora, mais je suis depuis la naissance
esclave à jamais du feu, et Dieu seul sait que l'herbe est notre première
parure et les vers nos hôtes jusqu'à la la fin des temps.
Et il prenait un air plein d'humilité, sachant que de semblables paroles
la toucheraient, tirées qu'elles étaient d'un livre saint de l'église Saint-
Georges qu'il avait lu. Il y avait là beaucoup de livres saints, mais il ne
pouvait pas tout se rappeler, n'est-ce pas ? Il paraissait incroyablement
humble, comme baisant les fortes jambes de Todora, avec leurs talons
durs levés vers le haut .
Elle avala sa salive l'espace d'un instant, et dit ensuite :
- Je suis Todora, le sais-tu ?
- Je le sais, dit-il, la tête baissée, comme si elle allait le gifler.
Mais il ne savait pas ce que cela signifiait.
- Eh bien, tu verras quand nous monterons à Nerezi. 113 En attendant,
arrange un peu ta chemise.
Et le combat continua.
Ibn Bajko était devenu déjà greffier de la corporation des savetiers,
mais Todora, - non et non !, toujours la même obstination. Il y avait alors
à Skopje quelque quatre-vingts corporations et encore plus d'artisanats,
chaque corporation ayant son bâtiment avec plusieurs pièces, et plusieurs
auxiliaires, dont le greffier, dit « gramatik», et toutes les corporations
avaient un administrateur commun, mais être greffier, encore que d'un
savetier seulement, n'était pas une mince affaire ni un mince honneur.
Pour Todora cependant cela n'était que du vent.
Le temps passa, Noël passa, et la fève dans la galette 114,et les œufs de
Pročka115, et la croix jetée dans le Vardar 116, puis vinrent les Pâques, et
Kostadinka, dite Koca, étant sur le point de naître, Ibn Bajko espéra que,
d'un côté, la crainte concernant l'accouchement et, de l'autre, la joie
changeraient le caractère de Todora. Il prit les œufs de Pâques préparés
pour qu'on les peigne et, comme le lui avait appris son père, le vieux
Blagoja, perça un œuf, le marquant d'une rayure pour le reconnaître, et le
remplit de plâtre liquide. Il avait apporté lui-même de la rue des
marchands de couleur, pour Todora, Paunka et Jana sa belle-mère, la
couleur à base de pommes de cajou, ayant préparé aussi les pelures
113 Monastère situé sur la montagne qui domine la ville de Skopje. (N.D.T.)
114 Fêtes des Rois, « Badnik »,célébrée le 6 janvier selon le rite orthodoxe slave. (N.D.T.)
115 Fête religieuse orthodoxe, celle du « Pardon » entre les fidèles, accompagnée de nombreux rites, dont celui dit « amkanje » : un œuf dur
s'attache avec un fil au-dessus de la tête des enfants, celui qui réussit à mordre l'oeuf sera heureux toute l'année. (N.D.T.)
116 Fête religieuse orthodoxe dite « Vodici », de « voda : eau» , célébrée le 19 janvier, jour où saint Jean-Baptiste aurait baptisé Jésus-Christ
dans les eaux du Jourdain. (N.D.T.)
d'oignon et cueilli les fleurs de boutons-d'or, et il était tout heureux à l'idée
que les femmes allaient se rapprocher en accomplissant ce joyeux
coloriage, et que Todora lui lâcherait un peu la bride. Il envisageait même
pour plaisanter de casser les œufs de Todora avec son œuf à lui rempli de
plâtre. Un œuf cassé était un œuf de gagné, celui qui perdait devant
recommencer et en prendre un autre. Tel était le jeu et telle la coutume. Il
se réjouissait à l'avance de toutes les facéties, des amas de coquilles
d’œufs, des friandises préparées pour la fête, mais surtout du visage de
Todora qui s'illuminerait soudain de colère, ou de joie - c'était Pâques,
n'est-ce pas, la fête de Dieu, le temps changeait, à plus forte raison les
gens ! Mais Todora frappa avec le haut de l’œuf, frappa ensuite avec le
bas, et devina la tricherie. Elle se rembrunit tout d'abord, un nuage couvrit
ses sourcils joints, son nez doubla de longueur. Elle allait à présent
prendre le panier avec les œufs et le lui asséner sur la tête, pensa Petre, et
il se recroquevilla comme un petit animal. Mais, au lieu de cela, Todora
fondit en larmes. Tout le monde accourut pour la câliner et la réconforter,
de crainte qu'il n'arrivât malheur au petit dans son ventre. Et ainsi Ibn
Bajko resta-t-il à regarder d'en bas la haute tour sans savoir quelle échelle
mettre pour y monter.
Il se dit un jour que le bazar pouvait l'aider. Les discussions sur les
femmes et comment elles étaient, qui était venu à bout de la sienne et par
quel moyen. Le bazar était une balance pour les faiblesses humaines, les
plaisanteries et les moqueries, mais aussi un refuge pour de soi-disant
fiers-à bras qui ronronnaient comme des chats à la maison. Le bazar était
plus que tout autre chose capable de vous sauver de votre problème :
c'était un verrou qui fermait la porte du royaume des hommes, un monde
où l'on n'entrait pas en frappant et par charité, non plus qu'avec un
gourdin. Il fallait attendre et attendre sur le seuil, jusqu'à en avoir une
bosse comme une souche sur le dos. Et c'est pourquoi, d'autre part, le
peuple des femmes près de l'âtre soufflait et attisait sans cesse la force de
la braise qui couvait, car le feu s'ouvrait seul la voie : jusqu'à ce que tout
se transforme en cendre, il y avait de l'espoir pour la femme. Elle était
maîtresse absolue de la force, un geôlier aux tambours sans voix. Et nul
ne pouvait rien changer, sans son accord, depuis son seuil jusqu'à son toit.
Même pas celui qui regrettait d'être jamais entré.
Ibn Bajko apprit alors des racontars dans les boutiques qu'Hadji
Gerasima avait découvert par hasard, en creusant les fondations de sa
boutique de chandelles, une vieille tombe romaine encastrée dans la
pierre. Dans la tombe se trouvaient les os d'une femme d'âge moyen, sans
chair autant que sans âme, mais toute parée de colliers, de bagues et de
précieux bracelets. Le bazar entier jasait sur cet événement, avec aussi
force plaisanteries aux dépens du veuf Hadji Gerasim et sur la morte
exhumée, faisant de celle-ci une seconde épouse, qui lui apportait en dot
un tas de bijoux précieux.
Ibn Bajko, comme tiré par un fil secret, clopin-clopant, courut voir ce
qu'était cette histoire avec la femme : elle n'avait sûrement pas sauté des
siècles entiers sans apporter quelque nouvelle.
La tombe était toujours ouverte, car, sur ordre du majlis, le mufettiş
lui-même n'avait pas le droit de toucher à de telles choses. Hadji Gerasim
attendait les officiels et les gendarmes, mais les bijoux autour du cou et
des doigts de la femme diminuaient de plus en plus, et lorsque Ibn Bajko
se pencha sur le trou pour voir ce qu'il en était, un bracelet vola devant ses
yeux droit dans les mains du marchand de chandelles, il s'envola, s'envola
et disparut, comme le vinaigre s'évapore.
La tombe était endommagée, à cause de l'escarpement du terrain à
travers lequel coulait de l'eau, mais des plaques de granit, calées avec des
pierres, l'entouraient des trois autres côtés. La femme gisait sur le dos, la
tête tournée à droite, et les mains placées sur le ventre. Sous la tête, du
côté droit, était encore accrochée une boucle d'oreille en argent, les bouts
de son anneau ouverts, comme si la femme venait de défaire celle-ci pour
l'enlever. Elle avait à la ceinture une agrafe en métal derrière laquelle on
pouvait voir trois nœuds aplatis avec lesquels celle-ci s'attachait à la
ceinture, qui était faite de morceaux ronds et carrés décorés de motifs de
fleurs et de feuilles. Il y avait quatre bagues, avec des pierres de
différentes couleurs, qui glissaient sur les os des doigts comme des
anneaux sur une baguette de bois. Des pièces de monnaie gisaient éparses
autour du squelette, ainsi qu'un morceau de verre vert clair, avec des
lettres enchevêtrées dessinant la forme d'une croix.
- Prenons encore quelque chose, dit Hadji Gerasim. Ce pays est nous,
et les Turcs ne sont que des nouveaux- venus.
Il avança la main, enleva du doigt de la femme une bague qu'il tendit
à Ibn Bajko, et, sans les examiner, fourra les trois autres dans la poche de
ses braies.
- Regarde, dit-il en se penchant sur la bague d'Ibn Bajko. Ceci est une
pierre précieuse. Ce caillou blanc et transparent, j'en ai vu à Venise, ça
vaut autant que de l'or. On appelle ça un diamant. Ça coupe tout, et
personne ne peut le tailler. C'est pourquoi on l'a mis comme ça, sans le
polir. Mais il y a de la magie dedans, Ibn Bajko. On me l'a expliqué à
Venise, cette pierre apporte beauté, loyauté, amour et progrès en tout.
Prends-la, Ibn Bajko, qu'elle te serve en cas de besoin.
Petre attendit avec impatience la tombée de la nuit pour se retrouver
seul avec Todora. Le rituel ne changeait jamais dans la maison. Il y avait
un ordre pour se lever, pour se laver au puits, il y en avait même un pour
se mettre au lit et dormir. Tout le monde connaissait pareillement l'ordre
pour s'asseoir aux repas, car ce n'était pas une maison appartenant à des
gens de rien. D'abord s'asseyait le vieux Josif, à côté de lui à sa droite le
fils et le gendre, à gauche la vieille Jana, la bru et Todora, puis ses sœurs,
tant qu'elles n'étaient pas mariées. Le maître de maison commençait le
premier à manger, puis les autres. Durant le repas, les hommes buvaient
du vin, et les femmes - de l'eau. L'ordre voulait que les plus âgés se
couchent en premier, et après seulement les plus jeunes.
Petre dit à Todora lorsqu'ils se retrouvèrent seuls :
- Regarde ce que je t'ai apporté. Cette bague apporte bonheur, amour
et progrès. Prend-la, qu'elle t'apporte tout ce tu souhaites.
Et il lui raconta d'où il la tenait.
- Idiot, s'exclama-t-elle, comment peut-elle porter bonheur, quand elle
ne l'a pas fait pour la femme qui est morte ?
- Eh bien, bredouilla Ibn Bajko, tu sais comment c'est. Pour les uns ce
n'est pas encore la nuit, et pour les autres pas encore l'aube, trouva-t-il
pour finir.
- Ah !, fit Todora en riant, l'aube est venue pour toi depuis longtemps,
mais tu dors et tu rêves encore, mon époux !
121 Arrête-toi!
pourvues aussi de lavoirs, avec des fontaines, des jets d'eau chaude et
d'eau froide, et bien d'autres beautés et commodités. Daut-Pacha avait
alors annoncé qu'il fermait le hammam, au lieu de gémir sur l'argent
dépensé. Pourquoi ? Les gens s'étonnaient ; mais l'étonnement avait fait
place à l'incrédulité : des serpents seraient-ils apparus dans le hammam,
rendant sa fermeture nécessaire. L'incrédulité avait alors été remplacée par
une jubilante supposition : rien à voir avec des serpents ! C'était le saint
martyr Dimitri qui vengeait la démolition de l'église !
Quoi qu'il en fût, sur décret du majlis avait été ordonnée la
construction d'une nouvelle église « Saint-Dimitri » un peu plus bas que
son ancienne place et plus près du pont sur le Vardar. Et la cloche
temporairement accrochée à deux peupliers sonnait à présent sans arrêt,
rassemblant les fidèles.
- Ils ne savent pas ce qui les attend demain ! proféra d'un ton
menaçant l'un des gardiens de l'ordre. Geceler gebeder !122
- Puisse la fortune vous ignorer! grommela du même ton le vieillard
qui était le plus près d'eux et avait entendu ces paroles.
Un müffetiş et un onbaşi déambulaient l'air renfrogné près du groupe
de chrétiens auquel s'était joint Sandri. Ces derniers soulevaient les pierres
du tas qu'avait déchargé le moustachu venu avec un attelage de bœufs, et
ils les transportaient vers le tas près du clocher, d'où les prenaient les
maçons.
- Ho ! lança en arrêtant ses deux ânes un paysan, vraisemblablement
venu de Blatie lui aussi car il transportait des roseaux pour fabriquer les
128 Camarade.
le mît, pour égaliser les comptes et parvenir au but ? Le sandjak-bey, une
immense tristesse toujours dans les yeux, conduisait Ibn Tajko de plus en
plus loin, comme s'il le tirait par une corde.
- À quoi bon la force, dis-moi ? À quoi bon, fit-il, si l'âme humaine
ne t'ouvre pas elle-même la porte et ne t'invite pas à entrer ? Et il attira
avec la canne le livre posé sur le sofa. - Écoute ceci, kardeş, dit-il. Et sur
la page ouverte il se mit à lire un poème en turc, qu'il traduisait au fur et à
mesure pour Ibn Tajko :
Ibn Tajko vit ses mains qui tremblaient. Elles ne lui obéissaient pas,
elles avaient une pensée à elles, différente, qui pénétrait plus loin qu'il
n'était pour le moment capable de le comprendre. Mais, visiblement, elles
étaient déjà parvenues au but. Son être entier perçut ce signe du destin et
se mit à trembler comme ses mains. comme s'il avait lui-même proféré ces
mots ! Il était arrivé avec le désir dans son cœur, il était arrivé où il fallait,
il devait maintenant se calmer, accepter le calme, et essuyer ses larmes.
- Tu penses que ce sont tes propres paroles ? dit le bey, regardant
Sandri avec perspicacité. - Eh bien, je pense moi aussi la même chose.
Mais, vois un peu le prodige ! - elles ont été écrites par quelqu'un de tout à
fait autre, le poète turc Dülger-zâde Mehmed effendi. Celui-ci a d'abord
étudié à la medresa de notre ville, puis il a lui-même enseigné à Tire,
Bursa, Adrianople et Istanbul. Quelle importance qu'il soit Turc ? Ces
frémissements de son cœur ne te disent-ils pas que notre âme à tous est
pareille, Ibn Tajko ?
Ils se regardaient tous deux dans la pièce assombrie, et leurs yeux
brillaient comme des braises. Étaient-ils amis ou ennemis ? Ouvriraient-ils
enfin le dernier vantail qui les empêchait de se voir mieux ? Qui le ferait
le premier ? Ne se tromperait-il pas s'il le faisait ?
L'obscurité entrait du dehors par la fenêtre et le serviteur vint allumer
la lampe à huile qui pendait au milieu de la chambre sous un grand abat-
jour blanc. Ils étaient arrivés au but, oui . Le pêcheur le savait. Ses mains
cessèrent de trembler. Un moment de patience seulement et il saurait où il
était parvenu.
Le bey laissa finalement échapper un profond soupir .
- Je vais te dire à présent pourquoi je t'ai appelé et que cette longue
conversation n'était pas sans motif, bien qu'elle n'ait pas été facile pour
moi, sache-le.
Il frappa deux fois dans ses mains et fit un signe au serviteur qui était
apparu sur-le-champ.
- Ma plus jeune épouse, la plus chère à mon cœur, s'est brûlée avec
une bassine d'eau bouillante il y a deux jours au Tchifte-hammam. Nous
avons dix hammams dans le sérail, mais elle préfère aller se baigner tous
les mardis au Tchifte-hammam avec son escorte. Les bavardages entre
femmes, les rires, et ce genre de choses. Ne me demande pas pourquoi je
lui ai donné la permission. Tu as entendu tout à l'heure les paroles de
Dülger-zâde effendi. Nul besoin d'une autre explication. Ma femme ne va
ni au Klizar-hammam, près de la mosquée de Yahia-Pacha, où seules se
baignent des jeunes filles et des femmes, ni au Seki-hammam, qui est
assez isolé et, comme tu le sais, dans le quartier des teinturiers. Elle veut
aller au Tchifte-hammam, un point c'est tout. Je me suis dit – c'est un legs
de notre grand Ishak-Bey, un grand hammam, l'air y est agréable, les murs
ne suintent pas, il n'y a pas d'humidité – qu'elle y aille ! L'air est agréable
et les murs ne suintent pas, oui mais voilà, des femmes l'ont par mégarde
aspergée d'eau bouillante. Elle fait pitié à présent, elle ne peut pas le
supporter et moi non plus. Elle a mal, et j'ai mal, tiens, ici, moi aussi. Et
c'est pourquoi, kardeş, c'est pourquoi je t'ai appelé. Tu es connu pour tes
onguents contre les brûlures. Mon médecin, ce diable d'Ibrahim-Aga, l'a
enduite d'huiles et de glaise, il lui a lu des passages du Coran, mais la
peau se parchemine. Il espère toujours la guérir, mais je ne veux plus
attendre en vain. Y a-t-il un remède, dis-le moi maintenant ! implora-t-il
pour finir.
La porte s'ouvrit et dans la chambre entra une femme voilée vêtue de
pantalons de velours bleu, avec un gilet brodé d'argent sur une chemise de
soie. Le fichu sur sa tête, bordé d'une chaîne de médailles d'or, et celui
autour de sa taille, orné d'autres breloques qui tintinnabulaient,
embrouillèrent les pensées du fils de Tajko.
- Je veux un serment de ta part, dit le sandjak-bey, ayant accompagné
d'un signe de tête attristé le profond soupir poussé par Sandri . Je veux un
serment, te dis-je. Aucun homme n'a jamais posé les yeux sur mon épouse
jusqu'à maintenant. Celui que nous allons prêter sera inscrit en toutes
lettres, et si tu le violes, tu seras traduit devant l'hükümet 129, Allah m'est
témoin.
- Que son règne soit éternel, dit le fils de Tajko solennellement et
reprenant son sang-froid.
Et le sandjak-bey enleva alors le fichu de sa plus jeune femme et
dénoua son gilet brodé d'argent.
Le cou blanc comme la neige ainsi que l'épaule laiteuse et une partie
de la joue gauche étaient sillonnés de plis douloureux et enflammés.
Ibn Tajko leva son regard vers le visage de la femme et il la reconnut.
Hatiçe.
130 Petit poisson d'eau douce , espèce endémique localisée dans le lac d'Ohrid.
quartiers de grenade, surplombaient la douce ligne autour des lèvres,
flamboyantes et entrouvertes non dans la peur de la douleur qui suivrait
mais de la passion qui les déformerait. Comme il aurait voulu l'embrasser
et jouir. comme il l'eût touchée tout entière, explorée du dehors et de
l'intérieur, pour la goûter et découvrir totalement ! Il la connaissait d'avant
déjà, et il était maintenant attiré par ce qu'il avait vu, comme s'il avait
réussi enfin à mettre l'image dans un cadre approprié pour la regarder de
près.
Lorsqu'il toucha sa taille, elle le prit soudain par le coude, comme si
elle voulait l'arrêter, parce qu'elle l'avait trop bien compris. Un raz-de-
marée inonda au même instant le corps tout entier du jeune homme,
hérissant sa peau. Tous ses pores s'ouvrirent vers elle dans l'attente.
Complètement étourdi lui-même, il sentit qu'elle haletait. Il se figea
soudain, mais c'était comme si leurs bras s'enlaçaient dans une étreinte.
Elle restait sans bouger,, mais elle lui semblait tournoyer pourtant, prise
dans le tourbillon. Il sentit alors qu'il coulait, disparaissait, et qu'il retenait
avec peine aussi le corps alangui de la jeune femme.
Qu'était-ce donc qui rendait ce moment si magnifique. Était-ce la
présence du bey, son imprévisibilité ? Ou la conscience que ces caresses
ne pourraient plus jamais se reproduire ? Le sandjak-bey était tout hérissé,
il avait levé sa canne – mais pourquoi ? se demanda confusément Ibn
Tajko. Voulait-il frapper ; voulait-il mettre en garde ; voulait-il hurler de
douleur, ou vivre la même chose qu'Ibn Tajko ? Ses joues étaient
devenues rouges, ses lèvres chuchotaient quelque chose. Aimait-il
maintenant davantage son épouse, la voyant lui échapper ? Ou bien était-il
absolument inconscient de ce qui arrivait, considérant qu'elle
n'appartenait qu'à lui seul et revendiquant aussi sa passion pour un autre ?
Ce moment si dense ne se répéta jamais. Ibn Tajko logeait au Kapan-
an et il venait deux fois par jour au sérail pour changer les pansements
d'Hatiçe. Il mettait l'onguent préparé en couche épaisse sur des
compresses de coton propres, mais c'était le bey qui appliquait celles-ci
sur l'épaule et le dos d'Hatiçe, reproduisant toujours les gestes d'Ibn Tajko,
exprès, pour la persuader de leur innocence.
Le fils de Tajko voyait bien que cette tentative de persuasion était le
geste désespéré d'un homme qui n'était pas aimé, mais la souffrance
grandissait pourtant chaque jour de plus en plus en lui-même. Le soir,
lorsqu'au retour du sérail et ne pouvant aller se coucher il se promenait
nerveusement de long en large sur la place devant le Kapan-an, emplie
dans la journée de tractations et marchandages commerciaux, il évitait
même de rencontrer Marin Krusić, ne voulant partager avec personne
cette souffrance qui était comme la seule chose qui lui restât d'Hatiçe.
Fait étonnant, il avait l'impression de ne plus rien rêver. Il n'y avait
pas non plus de nouvelles images qui eussent pu l'encourager. C'était
comme si tout était fini et que le puits de son imagination eût tari à jamais.
Une nuit seulement, juste avant le réveil, il se vit lui-même vieilli, les
cheveux blancs et tout courbé, boitant devant le Tchifte-hammam,
attendant que quelqu'un en sorte. Quelle absurdité, se dit-il, en se
réveillant. Toutes les choses qu'il avait entendues concernant Hatiçe se
mélaient dans sa tête.
Mais lorsque la peau d'Hatiçe commença de guérir, faisant disparaître
la rougeur et apparaître une nouvelle et mince couche semblable à celle
d'un tout jeune oiseau, lorsque Hatiçe eut repris ses anciennes habitudes,
allant chaque mardi avec son escorte se baigner au Chifte-hammam, et
que le bey eut généreusement récompensé puis renvoyé le jeune homme à
Blatie – chaque mardi, été comme hiver, Sandri se voyait lui-même,
comme ivre, venu en ville et boitant devant le Chtifte-hammam, attendant
qu'elle paraisse et soulève un peu seulement son voile, comme si c'était le
vent qui le faisait.
Le puits n'avait malgré tout pas tari, semble-t-il. Le présage n'était
que retardé, l'horoscope de Marin Krusić promettant en même temps
bonheur et réussite en tout.
TROISIÈME EXERCICE
(Conversion à l'islam)
1.
2.
143 Mégère.
voilà, le suivait aussi hors de la maison et semait son chemin d'éclats de
verre.
Mais, juste après cet événement au monastère de Nerezi, où le
guidait non son esprit mais quelque autre force entêtée et furieuse, il cessa
de tourner comme sur une roue à vide. S'il était auparavant une flûte, il
parlait maintenant à pleine voix. S'il était alors un arbre desséché, un
moins que rien, il avait, ma foi, désormais le droit même de plastronner.
Quoi qu'il en fût, il n'eut pas besoin de montrer divers tours d'adresse pour
que les gens s'écartent de son champ de bataille : le bazar apprit vite sa
transformation et desserra prudemment son étau.
Et, clopin-clopant, ce petit homme bancal se mit à constituer aussi
pour le kâhya144 Nebi-Aga une pierre d'achoppement, et non plus un
simple quignon de pain du savetier Josif : chez le savetier Josif venait
même en personne pour ses babouches le cadi ghazi-Baba., lequel n'avait
pas choisi un Turc pour ce travail, mais justement un chrétien, pour la
bonne raison qu'élu sept fois de suite comme cadi de Skopje et riche en
expérience il avait vu que les gens du pays se gagnaient plus facilement
avec de bons procédés, plutôt que par la force. Mais si Josif était un
savetier renommé, Ibn Bajko avait cessé maintenant de dépendre de celui-
ci et commencé de paraître aux yeux du kâhya Nebi-Aga non plus un
pauvre hère mais un hôte repu : un hôte qui vous rebute, mais qu'on ne
chasse point de crainte qu'il ne bouge et souille votre table. Il se mit
d'abord à lui rendre son salut ; puis il regarda le ciel et dit combien la
journée était belle ; puis il s'enquit de ses proches et de sa santé ; puis de
144 Intendant, agent du pouvoir investi d'attributions administratives dans une ou plusieurs provinces. (NT.D.T.)
ceci, puis de cela, puis finit par entrer dans l'échoppe du scribe et lui
demanda s'il était vrai qu'il fût aussi proche du mütesarrif Abdullah-Bey
que le disait la rumeur courant dans le bazar - et il n'était pas mauvais
qu'il sût de lui, lui dit-il, que le çeribaşi Osman-Aga était son cousin, que
par ailleurs le derviche Karim était son propre frère, de la même mère et
du même père, et qu'il vivait actuellement dans le quartier des derviches.
Si Ibn Bajko avait besoin de quelque chose, ce dernier était là, qu'il lui
en glissât un mot seulement et l'affaire serait faite. Les chrétiens n'étaient
pas peu nombreux qui par un biais ou l'autre, et par un décret du Sultan
pour finir, étaient devenus d'illustres notables et sujets du Padischah.
160 Mécréant.
161 Corrompu.
162 « Attendons de voir... »
163 Eh ! Quel est ce bruit ?
164 Longue vie, il est musulman !
Josif soupira péniblement :
- Ce sont ses enfants, ils porteront son nom. Mais ma fille n'en a pas
l'intention pour l'instant. Le diable ne lui a pas encore tourné la tête
- Ça viendra tôt ou tard.
- Je connais mon enfant, elle le chassera, Baba effendi.
-Il essaiera encore.
- Et elle le chassera de nouveau, Baba effendi.
- Elle n'est donc pas comme ton gendre, habile et raisonnable.
- Non, Baba effendi. Honte à elle !
- Eh bien, pour les gens comme ça, j'ai un autre message, dit
lentement le cadi. Bereket versin165pour les problèmes que chacun a, c'est
ainsi qu'on devient un homme, Josif effendi. Mais pour un giaour qui se
prosterne il n'y aura jamais une porte ouverte. Même la corde ne suffit
pas.
- C'est juste, Baba effendi.
- Il y a toujours une première fois, mais cette première fois est
parfois aussi la dernière.
- Adieu et porte-toi bien, Baba effendi.
ghazi-Baba regarda maître Josif d'un air de profonde et chaleureuse
compréhension. Il se tourna vers la porte de dehors, et sans plus rien dire à
ce sujet, il sourit avec commisération, puis rassembla sa salive et cracha
166
dans l'encadrement de la porte.
Maître Josif sourit pour la première fois .
Il rassembla lui aussi sa salive. Cracha entre ses pieds.
165 Dieu merci !, tant mieux !
166 Rite effectué en l'occurrence pour conjurer le mauvais sort... (N.D.T.)
3.
167 Le « bey des beys », i.e. le gouverneur de tous les beys de Roumélie. (N.D.T.)
d'environ un million cinq cent mille ducats ! Pour lui travaillent aussi les
mines de sel à travers toute la Roumélie, l'atelier de fabrication des aspres
d'argent, l'atelier de fabrication des ducats d'or, les mines d'argent, les
rizières, les taxes de commerce.
C'est alors seulement qu'Ibn Tajko eut la vision qu'il avait attendue si
longtemps comme présage. Lui-même, couché dans un cercueil de bois
brut, et le lamento valaque de sa mère se déversant sur sa tête.
Oui, le bey parlait tout ce temps pour lui : il le mettait à la place qu'il
lui avait attribuée comme châtiment. Car de telles confidences ne se
faisaient pas à un homme en qui l'on avait confiance, mais à un homme
irrévocablement condamné à mort.
Ibn Tajko soupira profondément. Ils étaient donc arrivés jusque là et
se découvraient. Et puisqu'ils en étaient arrivés là, n'était-ce pas désormais
indifférent si Ibn Tajko s'enquérait ouvertement d'Hatiçe ?
Il toussa et dit avec componction :
- L'hanim Hatiçe va-t-elle bien ?
- Aferin, elle va sans doute bien, dit le bey lentement, en séparant
chaque mot. - Est-elle en bonne santé ? demanda de nouveau
audacieusement Ibn Tajko.
-La santé est une chose délicate, dit le bey, on se porte bien
aujourd'hui, demain non. Mais elle ne le comprend pas encore.
- Et elle est ici ? cria presque Ibn Tajko, troublé par les réponses à
double-sens.
- Qui est ici ? sourit le bey. Allah seul sait que notre place est là-
haut, comme aussi les pensées, et nous passons seulement ici bas pour
causer du tourment à nous-mêmes et aux autre s.
Ainsi lui parla-t-il, de lui et d'elle. Et il lui dit si peu et tellement à la
fois, parce qu'il le comprenait et qu'il savait comment lui planter dans le
cœur le pal inflexible de la complicité.
168 « Je te remercie ».
s'étaient même mises à lui apprendre le turc, riant à s'en étrangler aux
fautes qu'elle faisait. Elles parlaient ensemble de la peur qui grandissait
dans les villages et de ce qui se disait : que dans les roseaux à l'entour se
cachaient des brigands et qu'il suffisait de très peu pour entendre leur
voix. Les enfants jouaient tout autour à chat perché, aux osselets et à la
marelle, tout comme les petits chrétiens, en lançant un palet blanc dans
des cases dessinées à terre. Sur la route derrière les maisons descendaient
des paysans avec des ânes chargés de plaques qu'ils extrayaient de la
montagne, et qui servaient à paver les cours dans les villes. La Valaque se
trouvait bien là, le visage exposé au doux soleil. Elle se mit à dire à Sandri
les mêmes choses que Marin Krusić : que les gens apparemment, ne se
différenciaient pas par la religion, mais par la force et la richesse, et
encore moins par la pauvreté. Elle lui disait à toute vitesse les mots turcs
qu'elle avait appris, lui parlait des sept filles des Turcs, dont on ne savait
pas laquelle était de qui, vu qu' elles se ressemblaient toutes comme des
petits pois.
Le fils de Tajko se mit à revenir de la ville avec eux les jours de
marché. En chemin, ils saluaient les paysans des autres villages qui
aiguillonnaient devant eux leurs bêtes portant des charges sur le dos et ils
conversaient avec eux. Ils parlaient tous en riant du célèbre clarinettiste
Enver-čauš et de la fougue avec laquelle, les jours de marché, le musicien
jouant ses airs de virtuose sur la place devant Kapa-an, devant maraîchers
et portefaix. Dans les caravansérails où ils descendaient, chacun d'eux
avait fait quelque rencontre avec des marchands ambulants, lesquels
avaient toujours quelque chose d'intéressant à dire de leurs aventures sur
les grands chemins. Ils se racontaient maintenant ces fameuses aventures,
les pimentant de leurs propres plaisanteries et remarques, tandis que les
chiens des villages aux yeux chassieux couraient devant eux et se
roulaient dans la poussière.
Un soir, près de la maison des voisins vinrent deux Turcs avec de
grosses lanternes. Tous deux avaient un fez, des braies de feutre, un fusil à
l'épaule et une large ceinture brodée autour de la taille. L'un deux, le plus
richement vêtu, était le maître. Ils attachèrent leurs chevaux devant la
petite porte, demandèrent quelque chose puis entrèrent dans la maison
juste au moment où commençait la prière du soir.
Le lendemain, rentrant avec la brassée de souches ramassées, il
rencontra dans la cour une des filles des Turcs. Celle-ci pleurait derrière la
petite étable qui se trouvait derrière la maison. C'était presque une enfant,
maigre et chétive, et elle ne portait pas encore le voile.
- Qu'y a-t-il ? demanda Sandri, accourant vers elle. Tu t'es cognée
quelque part ?
Elle ne répondit pas, leva seulement ses yeux remplis de larmes.
- Güzel kiz !169la taquina le fils de Tajko, voulant lui faire retrouver
sa bonne humeur . Allez, ne pleure pas, ajouta-t-il. S'il était brisé lui-
même, pourquoi cette enfant devait-elle l'être aussi ?
Celle-ci pleura encore plus fort.
- Eh ! Güzel kiz, ben seni çok merak koydum !170 lança Sandri,
souriant franchement cette fois, tout surpris d'avoir réussi à construire la
phrase entière en turc. Elle était vraiment touchante avec ces grosses
169 « Jolie fille ! »
170
larmes.
La jeune fille sursauta et le regarda d'un air apeuré. Elle resta ainsi
un moment à réfléchir, tripota le cordon de ses pantalons, mais elle se
reprit vite et s'enfuit chez elle.
Son père vint le soir même dans la maison d'Ibn Tajko.
- J'ai donné hier soir ma parole pour ma fille aînée, voisin. Mais la
plus jeune a versé des torrents de larmes parce que dans ce désert elle sera
forcée d'attendre la venue d'un étranger au pays, et encore, seulement
après ses autres sœurs. Elle m'a tellement irrité qu'elle s'est pris une
bonne raclée. Mais maintenant elle me dit que tu l'aimes. Je la donnerais
même au dernier des vendeurs de boza, mais à toi c'est un honneur pour
moi,voisin. Je n'ai rien contre qu'elle change de religion et devienne ta
femme.
Le fils de Tajko se sentit comme emporté au large, le visage tourné
vers la tempête qui frappait sa barque. Une grande vague commençait à le
porter à toute vitesse. Où ? L'arrêter, il ne le pouvait pas, mais ne le
voulait pas non plus. Il en serait ce qu'il en serait. Une amère jouissance
envahit son corps tout entier comme un poison brûlant. Il semblait peut-
être s'éloigner d'Hatiçe, mais il se rapprochait d'elle en fait, n'est-ce pas ?
Celle-ci était sur la rive, et la tempête le portait vers elle.
Le voisin sortit sa montre de la ceinture, la regarda impatiemment. Il
n'était pas sûr de la réponse qu'il allait recevoir.
- Elle n'a pas besoin de devenir chrétienne, c'est moi qui me
convertirai, dit enfin Ibn Tajko, légèrement.
Il était calme. Et il n'avait pas peur de ce qui l'attendait. C'était le
bey qui avait peur. Il vit son visage assombri, dont la beauté s'égouttait
comme une couleur sous la pluie. Il avait peur, et Ibn Tajko triomphait.
QUATRIÈME EXERCICE
(Funérailles)
1.
171 Ici, manoir, grande demeure construite au centre d'une cour murée. (N.D.T.)
se prévaloir en actes de sa loyauté envers le Padischah - la tour de
l'horloge en ville, qui était terminée et avait reçu à son faîte l'horloge
transportée de Sziget, couronnant ces entreprises dignes de louanges.
Ainsi les choses s'arrangeaient-elles apparemment, mais, en même temps,
aucun encouragement venant de ce que son honneur devait lui être rendu
bientôt ne pouvait suffire pour apaiser le nouveau Murat-Aga. Kalija.
Kalija semblait être en fait le héraut de tout son malheur. Si
passionnément qu'il l'aimât auparavant, il l'aimait trois fois plus à présent,
et si vide que fût son regard sans la beauté de sa femme, aussi pleine était
son âme de son désir d'elle, comme si le désir était une coupe qui
débordait sans cesse sous le jet de l'amour. Les jambes comme prises
dans les fers, et le cœur enserré d'une corde de soie. Tel le Juif errant,
errant dans ses pensées, perdu comme une balle qui ne sait où frapper.
Mehmed-Pacha regardait son visage :
- Qu'y a-t-il, Murat-Aga, tu vois que je suis content de toi. Pour bien
des gens du bazar, tu as maintenant un rang qu'ils n'ont jamais eu.
Beaucoup voudront devenir comme toi.
Il avait nommé Marko baş- âza, faisant de lui le premier citoyen de
la ville, à la tête du conseil municipal, mais même après cela Marko avait
continué de pâlir et maigrir. Le plat de nourriture restait intact devant lui,
même si Boşko le suppliait parfois d'avaler une bouchée ou deux. Son nez
était plus long que jamais, ses yeux enfoncés dans les orbites. À vrai dire,
cependant, et depuis qu'il était baş-âza, le travail avec ses collègues avait
pris un meilleur tour, et seul un esprit dérangé aurait pu ne pas en être
satisfait. Les violences des brutes et des bashi-bouzouks 172 semblaient
devenues plus rares, sans parler du cadi Mahmud-Bey, qui se montrait très
attaché au baş-âza, si bien qu'il jugeait les raïas avec plus d'indulgence, et
avec équité. Mais pour Ibn Pajko, rempli d'amertume, il n'était pas une
fleur dans les jardins qui le pût réjouir de son parfum.
Mehmed-Pacha lui dit :
- Voyons, Murat-Aga, quel est ce tourment qui te ronge ? Il s'agit
d'une femme, n'est-ce pas ? Combien de hanims veux-tu que je t'amène au
sérail ?
- Aucune.
- C'est la tienne que tu veux ? ironisa le vali.
- La mienne, noble Pacha.
- Allons donc, un homme comme toi, serais-tu fou à ce point ?
- Absolument, noble Pacha
- Attends que le Sultan vienne et s'en aille, j'enverrai tout de suite la
chercher, pour qu'on te l'amène enchaînée. Honte à moi si je ne le fais pas.
- Jamais de la vie, noble Pacha. Je ne veux pas de cette façon. Le
monastère est un lieu sacré.
Le vali attendit un peu, puis il le regarda du coin de l’œil :
- Mais tu es allé chez elle une fois ? Sans ma permission et sans
autorisation écrite.
- En effet, noble Pacha.
- Et ?
- Les religieuses ne m'ont pas laissé la voir. Et elle-même n'a pas
172 Cavaliers mercenaires, souvent d'origine albanaise, de l'armée de l'Empire ottoman, utilisés surtout pour
terroriser les peuples conquis.
voulu. Je ne connais aucun Turc, a-t-elle dit, qu'il s'en aille !
Mehmed-Pacha se mit à rire :
- Quand tu iras pour la seconde fois, je te donnerai un kavass, et tu
verras comme ils t'ouvriront les portes de loin déjà. Si elle ne veut pas par
la douceur, on la prendra de force. Le Sultan serait contre, mais d'où le
saurait-il ? Qu'il s'occupe de ses hanims dans son harem.
Le serviteur resta figé sur place, regardant les têtes qui descendaient
de plus en plus le long de la pente. - Murat-Aga, cette crapule ? se disait-
il. Et avec un seul kavass ? Dieu nous l'aurait-il envoyé ainsi, pour
délivrer le peuple de lui.
Les trois cavaliers avaient déjà dépassé l'ombre que projetait la
forteresse de Kožle, lorsqu'on entendit, venant de la forêt, la détonation
d'un fusil de chasse.
- Qu'était-ce ? demanda Boško, et il tourna la tête vers l'arrière, mais
sur le cheval devant lui s'affalait déjà le corps d'Ibn Pajko, touché par la
balle.
La détonation ne se répéta pas - ce n'était d'ailleurs pas nécessaire,
Marko rendait l'âme.
2.
184 Turšija (pl.turšii) : légumes divers conservés pour l'hiver dans une saumure fortement vinaigrée. (N.D.T.).
toujours en cachette, du village jusqu'en ville. Elle préparait tout cela elle-
même avec délectation, exprès pour contrarier le nouveau Muzafer-Aga,
mélangeant avec de la viande de bœuf et divers épices, et elle donnait aux
enfants des saucisses sèches, pour que l'odeur de la cuisson ne les trahît
pas. Il s'en fallait de peu qu'elle ne couvrît Petre de honte. Que faire avec
elle ? Comment l'ôter de sa vue ?
Quand les maçons, Hussein et Abdullah vinrent un jour à la ferme
demander la hauteur qu'il faudrait donner au minaret, et mettre ainsi fin à
leur querelle, tous alors, par habitude, regardèrent d'abord Todora. Le
nouveau Muzafer-Aga essaya bien d'ouvrir la bouche, mais celle-ci le
devança là aussi :
- Que le minaret soit plus bas que ceux des autres mosquées de
Skopje, dit-elle.
Maître Hussein s'étonna :
- Pourquoi ? demanda-t-il.
- Et que la mosquée soit plus petite que les autres mosquées de
Skopje ! intima-t-elle de nouveau.
- Mais pourquoi ? s'étonna à son tour le maçon Abdullah
Todora réfléchit brièvement :
- Eh bien, pour montrer que c'est en l'honneur des vrais musulmans.
Et pour montrer l'obéissance et l'humilité de Muzafer-Aga, effendis. C'est
comme s'il se mettait à genoux, pour prier Allah.
Ils restèrent tous à court de mots, et les Turcs se dirent bravo pour
cette femme, qui, bien que n'étant pas Turque, savait tenir son rang.
Seul Ibn Bajko connaissait le véritable motif. Elle voulait l'écraser
avec cela aussi, encore et encore, et que tout s'inscrivît sur la petite et
basse mosquée qui allait porter son nom dans la mémoire des gens.
185 Parrain (pour le baptême) ou témoin (pour le mariage) dans le rite orthodoxe.. (N.D.T.)
186 Tout ceci est dit par le prêtre en Slavon, la langue liturgique des orthodoxes au Moyen-Âge. (N.D.T.)
187 Nom signifiant en macédonien : « Longue vie à lui ». (N.D.T.)
l'esprit ces quelques mots : « Reposez vos yeux des larmes, et votre
esprit des pensées ».
C'était une phrase qu'il avait lue dans un texte conservé parmi les
livres du monastère Saint-Georges Gorg. Ces mots avaient été écrits par
un certain Dobre, copiste. L'esprit -des pensées. Les yeux – des larmes.
Peut-être était-ce là la lance de saint Georges, le châtiment mérité qui
l'atteignait enfin, se dit-il. Et qui ne pouvait pas ne pas l'atteindre. Saint
Georges, suppliait-il jadis, frappe de ta lance, au lieu du dragon, cette
furie nommée Todora. Mais voyez ce qu'il en était maintenant. C'est lui
qui était frappé. En plein cœur.
Ibn Bajko se retira dans sa chambre, et s'assit sans force sur le divan.
Qu'avait écrit ce pauvre scribe, Dobre, quels mots avait-il arrachés
de lui-même ? s'efforça-t-il à nouveau de se rappeler. « Mon pays est ma
tombe, et la terre ma mère. Dobre le copiste, esclave indigne de notre
Seigneur Jésus-Christ, esclave du feu éternel. L'herbe aura été sa première
parure, les vers ses hôtes à jamais. C'est pourquoi, si je commet quelque
faute, en parole ou en acte, mes frères, lorsque vous lirez ceci, ne
maudissez pas mais priez - maudit il est par les maudits, béni par les
bénis. Reposez vos mains des travaux, vos yeux des larmes, et votre esprit
des pensées »
Le nouveau Muzafer-Aga déroula le turban de sa tête et le mit sur
ses genoux. Puis, avec le petit poignard acéré qu'il sortit de la poche de
ses pantalons, il se fit deux profondes entailles à l'un et l'autre poignet,
juste au-dessus de la paume, là où pulsaient les rivières bleues de sa vie. Il
plaça le turban sous le sang, qui trempa rapidement celui-ci.
Lorsque Todora le trouva ainsi, blanc comme s'il était sorti d'une
chaux vive où il serait tombé par accident, elle ne reconnut pas
immédiatement son turban ensanglanté : il parut à ses yeux semblable au
linceul du monastère de Nerezi, dont on avait jadis enveloppé les plaies
du Fils de Dieu.
- Je ne voulais pas que mes enfants ait un père Turc. Voilà pourquoi,
mon Père.
3.