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HIPPOCRATE NEUROPSYCHIATRE
Hippocrate fut médecin et philosophe dialecticien, et en tant que tel il a brillé dans la
médecine et dans les trois champs classiques de la philosophie : la logique, la physi-
que et l’éthique (son serment est le premier document avant la lettre de l’histoire).
Platon dans le Phèdre 1 soixante ans après, se réfère à la méthode d’Hippocrate
comme l’alethés logos (la raison véritable, le discours de la vérité), il formule théori-
quement la méthode et il l’appelle dialectique. Il l’exemplifie avec le sujet central de la
psychiatrie : celui de la division, de la classification et de l’énumération des folies 2,
dans les deux mouvements opposés en zigzag d’Hippocrate, similitudes et différences,
qu’il appellera diairesis (analyse) et sinagogé (synthèse). Cette dialectique entre folie
et philosophie n’a pas cessé d’insister tout au long des siècles. Cela ne doit pas surpren-
dre que la maladie sacrée, la Peri ieres nousos, constitue un des sujets sur lesquels les
philosophes retourneront sans cesse. Les psychiatres, par contre, l’ont fait beaucoup
moins, peut-être à cause de ce que nous croyons être une grande équivoque. En effet,
dans le champ de la médecine on a considéré depuis des siècles que la maladie sacrée
des Anciens se réfère exclusivement à l’épilepsie. Nous proposons dans ce travail une
hypothèse différente. L’expression Peri ieres nousos se réfère depuis ses origines à la
folie. Et, comme le proposait Henri Ey – pour qui l’étude de l’épilepsie constitue la clé
de voûte de la psychopathologie –, la Peri ieres nousos est la dénomination d’un genre,
une maladie unique qui réunit deux espèces, deux formes : l’épilepsie convulsive et la
folie.
1. Platon 1985, § 270 et particulièrement § 262, qui paraît retranscrire presque textuellement les mots du
livre VI des Épidémies.
2. Ibid., § 265-266.
3. Herakleitos 1957.
grave que certains appellent maladie sacrée, décrivant avec minutie ses actes de folie,
délires, perte du bon sens, tous les symptômes de folie, mais à aucun moment il n’évo-
que quelque chose qui puisse nous faire penser à l’épilepsie : ni spasmes, ni convul-
sions. Selon J. Jouanna, aux temps d’Hippocrate, le mot épilepsie (epi leptos) n’a pas
le sens d’une maladie spécifique, mais plutôt celui d’une attaque, d’une saisie, d’être
pris par le haut, et il peut s’employer à propos de toute maladie 4. Elle est très peu uti-
lisée dans le traité d’Hippocrate, La Maladie sacrée. Ce traité est un texte court de seu-
lement 22 pages 5. Il a sûrement été écrit par Hippocrate lui-même en dialecte ionien
(celui de la philosophie, de l’histoire et de la science), probablement dans le dernier
quart du ve siècle. (425-420 av. J.-C.). Hippocrate, comme tous les Grecs de cette période,
écrit presque sans signes de ponctuation. Toutes les divisions en sections, paragraphes
et paraphes avec lesquels on présente le texte aujourd’hui sont introduites plus tard
par les traducteurs. Dans ce travail, nous nous proposons de faire remarquer quelques
difficultés de la traduction et d’introduire une nouvelle manière de grouper le texte
hippocratique afin de mieux faire ressortir notre hypothèse : l’objet qu’étudie La Mala-
die sacrée est une maladie de l’encéphale en tant que genre, avec trois espèces : épilep-
sie, folie tranquille et folie agitée. C’est le premier exposé d’une maladie unique qui
réunit la manie, la mélancolie et l’épilepsie.
4. Hippocrate 2003.
5. Hippocrate 1840.
6. Dans sa tragédie Herakles mainomenos, Euripide (416 av. J.-C.) ne fait pas mention de spasmes ni de con-
vulsions, mais plutôt de délires et de passages à l’acte. Pigeaud se référant à Temkin pour qui il s’agit d’un
« dreamy state », avance l’hypothèse d’un état crépusculaire épileptique (Pigeaud 1981). Pour Hersant : « les
folies [d’Héraklès] oscillent entre la manie, l’épilepsie et la mélancolie », Hippocrate 1989. Nous trouvons
ici le genre « maladie sacrée » et ses trois espèces dans un seul et même personnage.
7. Les formes non convulsives ont été isolées dix siècles plus tard par Caelius Aurelianus au ve siècle, et étu-
diées seulement au xixe et xxe siècle.
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flegme froid. Cette unification de plusieurs formes en un seul genre représente le second
moment de la dialectique d’Hippocrate (« une concordance seule et unique ») et de
Platon (synthèse, sinagogé). Cette unification succède au premier mouvement dialec-
tique (diairesis, analyse) de la division en trois espèces.
Comment cela se retrouve-t-il dans le traité hippocratique ? Nous conservons les
divisions en paragraphes qu’a introduit É. Littré 8 dans le texte d’Hippocrate, et nous
proposons de les grouper en cinq sections bien distinctes pour mieux nous repérer
dans nos propos. Nous porterons une attention détaillée à la quatrième section, de
contenu spécifiquement psychologique, psychopathologique et psychiatrique. Mais
d’abord consacrons quelques mots aux autres sections.
Sur la maladie dite sacrée voici ce qu’il en est. Elle ne me paraît nullement plus divine
que les autres maladies ni plus sacrée, mais de même que toutes les autres maladies
ont une origine naturelle à partir de laquelle elles naissent, cette maladie a une origine
naturelle et une cause déclenchante 9.
Hippocrate nie que les dieux soient la cause de la maladie sacrée et il souligne
qu’elle obéit exclusivement à une origine naturelle. Plus loin, le texte se poursuit avec
la mention de symptômes qu’aujourd’hui nous caractérisons comme psychotiques.
Il décrit également des symptômes de l’épilepsie convulsive du type grand mal. Nous
remarquons une phrase particulière avec laquelle Hippocrate poursuit sa critique
contre ceux qui cherchent à attribuer chaque forme de l’affection à un dieu différent :
il affirme l’unité du genre tout en reconnaissant la pluralité des espèces, le tout et les
parties de la maladie sacrée.
1. Les hommes doivent savoir que la source de nos plaisirs, de nos joies, de nos rires
et de nos plaisanteries n’est autre que cet endroit-là [le cerveau] 12, qui est également la
source de nos chagrins, de nos contrariétés, de nos tristesses et de nos peurs. [L’affectif]
2. Et c’est par lui surtout que nous pensons et nous concevons, regardons, entendons,
distinguons le laid et le beau, le mal et le bien, l’agréable et le désagréable, tantôt dis-
11. « L’air est la source de la pensée dont le siège est le cerveau », dit Jouanna, voir Hippocrate 2003. Cette
phrase synthétise la conception hippocratique révélant son adhésion aux thèses d’Anaximène de Milet
(« le premier principe est l’air d’où naissent toutes les choses ») et à celles de son disciple médecin Diogène
d’Appolonie (« l’âme est un corps formé d’air, ou d’atomes d’air » (Vernant 1983).
12. L’encéphale dans la traduction de W. Jones, voir Hippocrate 1923.
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cernant d’après l’usage, tantôt ressentant selon l’intérêt, parfois aussi distinguant plai-
sirs et déplaisirs d’après l’opportunité ; et ainsi, ce ne sont pas [toujours] les mêmes
choses qui nous agréent. [Le cognitif, gnoséologique]
3. C’est encore à cause de lui que nous devenons fous, que nous délirons, que crain-
tes et frayeurs nous arrivent, soit la nuit, soit même le jour, ainsi que cauchemars,
divagations intempestives, anxiétés injustifiées, incapacité à reconnaître le réel, sen-
timent d’étrangeté devant l’habituel. [Le psychopathologique]
4. Et tous ces accidents nous viennent du cerveau, quand il n’est pas sain, mais est
soit plus chaud, soit plus froid, soit plus humide, soit plus sec que dans son état natu-
rel, ou quand il est dans tout autre état contre nature qui ne lui est pas habituel. [Le
physiopathologique]
5. Nous devenons fous à cause de l’humidité du cerveau ; quand en effet, il est plus
humide que dans l’état naturel, nécessairement il bouge, et du fait qu’il bouge, ni la
vue ni l’ouïe ne sont stables, mais l’on voit et l’on entend tantôt une chose tantôt une
autre et la langue exprime ce que l’on voit et ce que l’on entend à chaque fois. En revan-
che, tant que le cerveau est stable, pendant tout ce temps-là l’homme conserve aussi
sa raison 13. [L’étiopathogénique]
13. L’énumération de ce paragraphe est introduite par J. Jouanna, voir Hippocrate 1923.
14. Jouanna 1992.
15. Concept nettement hippocratique d’après J. Pigeaud (Pigeaud 1981).
16. Considérée à l’époque comme une maladie de l’utérus et étudiée principalement dans les traités gynéco-
logiques du Corpus de l’école de Cnide, Maladies de la femme ; Nature de la femme.
17. En quelque sorte notre névrose d’angoisse, qui figure dans Maladies II.
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commettre quelque chose d’inconvenant. Si donc la folie est continue, voilà quelles
en sont les causes.
2. Mais si ce sont des craintes et des frayeurs qui arrivent, elles sont dues à une modi-
fication du cerveau. Or il se modifie en s’échauffant, et il s’échauffe sous l’effet de la
bile 18, quand elle s’élance vers le cerveau par les vaisseaux sanguins en provenance du
corps. La frayeur s’installe jusqu’à ce que la bile retourne dans les vaisseaux et dans
le corps ; après quoi elle cesse.
3. On éprouve du chagrin et du dégoût de façon intempestive, quand le cerveau se
refroidit et se resserre de façon inhabituelle. Cet état est dû au phlegme. Au cours de
l’affection même on a aussi des absences de mémoire.
4. La nuit, on crie et on hurle, quand le cerveau s’échauffe subitement. Cela arrive
aux bilieux, mais non aux phlegmatiques. Le cerveau s’échauffe aussi quand le sang
y parvient en abondance et y bouillonne ; le sang afflue en abondance par les vais-
seaux mentionnés précédemment quand l’homme se trouve voir un rêve effrayant et
qu’il est à la peine.
5. De même donc que, dans l’état de veille, le visage s’enflamme et les yeux rougis-
sent surtout quand on a une frayeur ou que l’esprit médite de faire quelque chose de
mal, de même en est-il dans le sommeil. Et quand le dormeur s’éveille, qu’il retrouve
sa raison et que le sang se disperse à nouveau dans les vaisseaux, cet état cesse 19.
Hippocrate agit en tant que médecin psychiatre, clinicien, et effectue une diaire-
sis, une division, une classification de la folie, exposant ses fondements étiopatholo-
giques, sémiologiques et évolutifs, définissant les formes selon leur étiologie. Il établit
ainsi une bi-partition de la folie qui durera jusqu’à Kraepelin.
18. Il s’agit de la thermainómenos, la bile chaude, comme l’indiquent les lignes que suivent.
19. Hippocrate 2003.
20. Jouanna 1992.
21. Ibid.
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criards, méchants
Évolution continue
oublis
Évolution continue
Signalons que dans le traité, le phlegme froid est aussi la cause de l’épilepsie con-
vulsive, ce qui pourrait prêter à confusion. Mais dans Épidémies VI, ouvrage présumé
de disciples d’Hippocrate et de quelques années postérieur à La Maladie sacrée, nous
pouvons lire la célèbre phrase :
22. Hippocrate (1839-1861). Cette phrase montre l’acuité clinique d’Hippocrate et des hippocratiques coïques :
épilepsie et mélancolie, deux syndromes, une seule cause. Cette idée est en quelque sorte répétée 24 siècles
après lorsque l’on propose le même traitement pour les épileptiques et les bipolaires : des anticomitiaux.
Il s’agit du même mode de raisonnement, de la même idée de base : deux humeurs, bile et phlegme ; deux
neurotransmetteurs, sérotonine et dopamine…
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De cette lecture, nous inférons que la maladie sacrée est une maladie unique, de
causes naturelles, avec des formes différentes, qui d’ailleurs peuvent se transformer les
unes dans les autres : épilepsie convulsive, folie par phlegme froid et la folie par bile
chaude.
Platon, le Timée
Dans le Timée, presque 60 ans après le traité hippocratique, Platon (427-347 av. J.-C.),
s’occupe de la folie. Dans son texte déjà la bile noire mélangée avec le phlegme est
identifiée comme cause de la folie. Platon va non seulement conserver la dénomina-
tion de maladie sacrée, mais il va se référer dans ses considérations seulement à la
folie, laissant de côté l’épilepsie convulsive. Le paragraphe cité du Timée se trouve
dans la partie du texte qui traite des maladies du corps, mais il se réfère à la tête, à
26. Pour Jouanna, Du Régime occupe une place indépendante et originale dans la collection. Son auteur n’a
pas pu être identifié : É. Littré serait tenté de l’attribuer à Hippocrate ; Galien à Polibe et Gomperz à Héro-
dique de Selimbria.
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27. Aristote, né 56 ans après Hippocrate et 29 ans après Platon, était fils de médecin et probablement médecin
lui-même, car les fils des asclépiades commençaient leur formation médicale vers les 13 ans.
28. Il s’agit d’un court fragment d’une œuvre perdue attribuée par É. Littré à l’auteur de Maladies de la
femme, un médecin de l’école de Cnide, mais considéré par J. Jouanna sans rapport avec les traités gyné-
cologiques en le datant du iv siècle av. J.-C.
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Dans Des glandes (Perí Adenon), probablement archaïque (fin du ve siècle av. J.-
C.) et d’un auteur présumé de l’école de Cnide, l’encéphale est considéré comme une
glande par son apparence et sa fonction. Dans le paragraphe XII, il est dit que lorsque
l’encéphale est irrité, l’intelligence se trouble, il est pris de spasmes et convulse tout le
corps. Cette affection est appelée apoplexie. Si le flux n’est pas âcre, l’intelligence se
trouble et le patient déambule en pensant et en voyant autre chose que la réalité, avec
des sourires ironiques et des visions étranges (fantasmasín). Ce texte nous montre,
encore une fois, les similitudes des conceptions des auteurs cnides et coïques. Il est
important de signaler que, dans cet ouvrage des premiers temps de la médecine grec-
que, seules deux humeurs sont mentionnées en tant qu’agents causaux : le phlegme et
la bile. Ils sont responsables chacun de deux folies différentes, indépendantes entre
elles. La folie tranquille (et l’épilepsie convulsive) pour le phlegme, et la folie agitée
pour la bile. Cette conception bi-humorale, archaïque est caractéristique de l’école de
Cnide, qui l’aurait transmise à celle de Kos, légèrement postérieure.
Dans le texte cnide Maladies Ic. 30, probablement contemporain du traité d’Hip-
pocrate sur La Maladie sacrée, nous pouvons voir des similitudes sémiologiques entre
la phrénitis (aiguë) et la mélancolie (continue). Est exposée aussi l’idée que la folie
serait plus grave que le délire, ou bien que tant la mélancolie que la phrénitis peuvent
évoluer jusqu’à la folie. Dans ce texte comme dans La Maladie sacrée, l’encéphale se
voit affecté par deux humeurs différentes produisant des syndromes neurologiques
(apoplexie) et des syndromes psychiatriques (folie, délire et hallucinations).
Citons pour finir le célèbre Discours sur la folie (O perí maníes logos) 29, texte d’impor-
tance car l’auteur se réfère exclusivement aux aspects psychiatriques, la folie mais
aussi la névrose, en répétant presque textuellement les paragraphes XV de La Maladie
sacrée d’Hippocrate et les paragraphes LXX et LXXXI d’Épidémies V. Il est à souligner
la particularité de l’introduction du terme psykhé, inexistant dans La Maladie sacrée.
Conclusion
Le célèbre traité d’Hippocrate est loin de se limiter à la seule épilepsie convulsive,
comme un large et durable consensus le laisserait penser. Bien plus, en consonance
avec l’usage qui le précédait de l’expression Peri ieres nousos, mais aussi avec les éla-
borations des philosophes grecs anciens sur la notion de maladie sacrée, ou les textes
d’autres auteurs du Corpus hippocraticum, La Maladie sacrée d’Hippocrate est un texte
sur une maladie unique de l’encéphale avec trois espèces : épilepsie, folie tranquille et
folie agitée, une triade déjà isolée par J. Pigeaud. Ainsi, une lecture neuro-psychiatri-
que peut y voir son texte fondateur. Le texte impérissable d’une maladie unique qui
29. Ce texte est inclus comme « lettre no 19 » dans la section « Lettres, décrets et discours » dans le tome IX des
Œuvres complètes d’Hippocrate éditées en version bilingue par É. Littré en 1861. Bien qu’il l’ait considérée
comme « apocryphe, fausse et très ancienne », il l’a tout de même jugée digne d’y figurer. De même,
J. Jouanna l’analyse dans ses œuvres, spécialement dans son étude sur La Maladie sacrée en 2003.
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