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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE : UNE THÉOLOGIE DE LA VIE DE

JÉSUS ?

Michel Fédou

Centre Sèvres | Recherches de Science Religieuse

2011/1 - Tome 99
pages 11 à 30

ISSN 0034-1258

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2011-1-page-11.htm
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Pour citer cet article :


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Fédou Michel , « La question christologique : une théologie de la vie de Jésus ? » ,
Recherches de Science Religieuse, 2011/1 Tome 99, p. 11-30.
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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE :
UNE THÉOLOGIE DE LA VIE DE JÉSUS ?

par Michel Fédou,


Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris

P uisque l’ouvrage de Meier1 s’intéresse au Jésus historique et qu’il s’ef-


force, de volume en volume, d’en préciser peu à peu le « portrait », il
est légitime de se demander si les enquêtes ainsi menées permettent d’en-
visager aujourd’hui une nouvelle théologie de la vie de Jésus, et, si oui, à
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quelles conditions.

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Une telle question est sans doute ambitieuse, d’autant que nous héritons
en la matière d’une histoire fort complexe.
Certes, à l’époque patristique et médiévale, on ne songeait guère à com-
poser des biographies de Jésus à partir de ce que les évangiles nous disent
de la vie terrestre de Jésus ; mais il faut au moins rappeler les tentatives
pour disposer les narrations évangéliques en un récit suivi – cela dès le
IIe siècle, avec le Diatessaron de Tatien – ; surtout, la vita Christi fut comme
telle l’objet de puissantes méditations ou réflexions théologiques, comme
on le voit chez Bernard de Clairvaux, chez Bonaventure, ou chez Thomas
d’Aquin avec les fameuses quaestiones qui lui sont consacrées dans la ter-
tia pars de la Somme théologique. Mais le premier ouvrage proprement bio-
graphique qui porte le titre de Vie de Jésus-Christ est celui de Ludolphe le
Chartreux au XIVe siècle – un ouvrage qui connut un très grand succès, à
la mesure de la ferveur spirituelle dont il était tout imprégné. Par la suite,
quantité d’autres « Vies de Jésus » furent produites à l’époque moderne,
et fournirent toutes sortes d’informations sur l’histoire de Jésus telle qu’on
la connaissait alors.
Cependant, le genre des « Vies de Jésus » fut pris à l’époque moderne
dans de véritables tourmentes : les assauts de certains courants ratio-
nalistes au XVIIIe siècle ; la crise inaugurée par la Vie de Jésus de David-
Frédéric Strauss en 1835 ; les polémiques suscitées par la parution de la
Vie de Jésus d’Ernest Renan en 1863… Il faut ajouter à cela le fameux dia-
gnostic d’Albert Schweitzer à la fin de son Histoire sur la recherche de la vie
de Jésus : les historiens auraient en réalité projeté leurs idéaux modernes

1. J. P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire, trad. de l’anglais, Cerf, Paris : I. Les
sources, les origines, les dates, 2005 ; II. La parole et les gestes, 2005 ; III. Attachements, affrontements,
ruptures, 2006 ; IV. La Loi et l’amour, 2009.

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et auraient recréé une image de Jésus à partir des présupposés de leur


époque2. Rappelons enfin les thèses de Rudolf Bultmann, mettant l’accent
sur l’accueil du kérygme et plaidant corrélativement pour une « démytho-
logisation » des évangiles dont très peu d’éléments pouvaient être retenus
comme historiques : « …nous ne pouvons pratiquement rien savoir de la
vie et de la personnalité de Jésus… Tout ce qui a été écrit depuis environ
un siècle et demi sur la vie de Jésus, sa personnalité et son évolution inté-
rieure – dans la mesure où il ne s’agit pas d’études critiques – relève du
domaine du roman3 ».
Il reste qu’un intense travail de critique littéraire et historique avait
été accompli sur les évangiles dans le courant du XIXe siècle. On peut
en dénoncer les précompréhensions cachées, mais on doit rendre jus-
tice au souci qui habitait des savants désireux de présenter Jésus d’une
manière qui soit cohérente avec les données de l’histoire. Comme on
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le sait, d’ailleurs, cette quête du Jésus historique fut elle-même relancée

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dans le courant du XXe siècle par Ernst Käsemann – sur la base, il est
vrai, de présupposés différents, désormais tributaires de l’insistance bult-
manienne sur le kérygme –, et quantité de travaux se sont inscrits dans
cette ligne – ainsi Les Évangiles et l’histoire de Jésus de Xavier Léon-Dufour4.
Mais la recherche pouvait-elle encore donner lieu à de nouvelles « Vies
de Jésus » ? De façon sans doute significative, le gros ouvrage du Père de
Grandmaison sur Jésus-Christ5, intitulé Jésus-Christ. Sa personne, son message,
ses preuves, paru en 1928, ne se présentait pas à proprement parler comme
une « Vie de Jésus », mais plutôt comme une œuvre apologétique destinée
à montrer que Jésus est le Christ. Et en cette même année 1928, dans son
livre L’Évangile de Jésus-Christ, le Père Lagrange faisait cet aveu significatif :
« …J’ai renoncé à proposer au public une Vie de Jésus selon le mode
classique, pour laisser parler davantage les quatre évangiles, insuffisants
comme documents historiques pour écrire une histoire de Jésus-Christ
comme un moderne écrirait l’histoire de César Auguste ou du cardinal de
Richelieu, mais d’une telle valeur comme reflet de la vie et de la doctrine
de Jésus, d’une telle sincérité, d’une telle beauté, que toute tentative de
faire revivre le Christ s’efface devant leur parole inspirée. Les évangiles
sont la seule vie de Jésus que l’on puisse écrire. Il n’est que de les com-
prendre le mieux possible6 ».

2. Cf. A. Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen,
1906 (éd. Siebenstern-Taschenbuch, 1966, p. 620).
3. R. Bultmann, Jésus (Berlin, 1926), trad. de l’allemand, Seuil, Paris, 1968, p. 35.
4. Éd. du Seuil, Paris, 1963.
5. L. de Grandmaison, Jésus-Christ. Sa personne, son message, ses preuves, 2 vol., Beauchesne,
Paris, 1928.
6. M.-J. Lagrange, L’Évangile de Jésus-Christ, Gabalda, Paris, 1928, p. VI ; voir aussi p. X.

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Ce qui, en fait, avait dissuadé le P. Lagrange d’écrire une véritable « Vie


de Jésus », c’était l’impossibilité de reconstituer l’ordre des événements –
les évangélistes ayant déplacé ceux-ci et réparti les discours de Jésus sans se
préoccuper de l’ordre chronologique. Cette réserve critique n’empêcha
pas, il est vrai, la publication de diverses Vies de Jésus au XXe siècle – comme
si, malgré toutes les mises en garde des décennies antérieures, on ne pou-
vait complètement renoncer à produire de telles Vies. L’ouvrage de Meier
donne en tout cas l’occasion de reprendre aujourd’hui la question : est-il
possible, ou non, d’envisager encore une « théologie de la vie de Jésus » ?

Une théologie de la vie de Jésus est-elle possible ?

Une considération toute simple plaide, de prime abord, pour une


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réponse négative. C’est que Meier n’entend pas proposer, au sens strict,

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une « vie de Jésus », et cela pour la raison même qui avait déjà retenu le
Père Lagrange : la critique des formes et de la rédaction a mis en évidence
que « l’enchaînement des événements tel qu’il est présenté dans un évan-
gile, le cadre temporel et spatial autour des péricopes et des chapitres,
le mouvement narratif et “l’intrigue”, tout cela est pour une large part
l’œuvre de l’auteur de l’évangile ou de quelque collecteur de traditions
évangéliques dont dépendait l’auteur » ; quoi qu’il en soit des récits de la
Passion qui représentent ici un cas particulier, « la plupart des récits et des
paroles du ministère public de Jésus ont probablement circulé d’abord
sans ordre chronologique global et même sans aucun enracinement pré-
cis dans un temps ou dans un lieu7 ».
En outre, Meier souligne d’entrée de jeu que « le Jésus historique n’est
pas le Jésus réel8 » : en d’autres termes, « les sources qui ont survécu n’ont
pas et n’ont jamais eu pour but de rapporter la totalité, ni même la majo-
rité, des paroles et des actes de son ministère public, et encore moins du
reste de sa vie9 ». L’historien peut certes connaître le « Jésus historique »,
c’est-à-dire tout ce qui lui est accessible de l’histoire de Jésus à partir des
sources dont il dispose, mais il ne peut accéder par l’histoire à une biogra-
phie complète – ni même, dit Meier, à une « biographie raisonnablement
complète10 ».
Enfin, à supposer même que le projet d’une théologie de la vie de Jésus
soit malgré tout envisageable, en rigueur de termes il ne saurait être mené

7. J. P. Meier, op. cit., I, p. 260-261.


8. Ibid., I, p. 27.
9. Ibid., I, p. 28.
10. Ibid., I, p. 31.

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à partir des données de l’histoire11. La théologie chrétienne ne peut avoir


d’autre principe que la confession de foi qui, jaillie sur les lèvres des dis-
ciples dès avant Pâques, n’a pu se déployer pleinement qu’avec l’événe-
ment pascal : Dieu a ressuscité Jésus, qui est vraiment Christ et Seigneur.
C’est cette confession de foi qui permet de relire la vie de Jésus et lui
donne rétrospectivement toute sa portée – comme en témoigne l’élabora-
tion même des évangiles.
Ces dernières considérations sont capitales, et ne devront jamais être
perdues de vue. Pourtant, tout en les gardant à l’esprit, il est possible et
même nécessaire d’envisager une « théologie de la vie de Jésus » qui prenne en
compte les acquis les plus fermes de l’ouvrage de Meier. Il faut certes poser pour
cela plusieurs conditions. D’une part, le plus souvent une telle théolo-
gie ne disposera pas de données chronologiques pour situer les épisodes
du ministère public de Jésus ; pour cette raison même elle ne pourra pas
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être une théologie narrative comme le serait une théologie fondée sur le

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récit de tel ou tel évangile ; elle n’en sera pas moins « théologie », car, sur
la base des données réunies par Meier, le théologien a de quoi engager
toute une réflexion sur la manière même dont Dieu s’est révélé à travers
le Jésus historique. D’autre part, cette réflexion sera dans son principe
même théologique : contrairement à la démarche que Meier revendique
au titre de sa méthode historique, elle ne mettra point la foi chrétienne
entre parenthèses mais la présupposera d’emblée ; nous ne serons plus
dans la situation d’un « conclave » qui tenterait d’atteindre un consensus
entre un catholique, un protestant, un juif, un musulman et un agnos-
tique12, nous serons plutôt dans la situation d’un colloque de théologie où
un chrétien dira les incidences du travail de Meier sur sa propre manière
de comprendre la révélation de Dieu en Jésus de Nazareth ; nous ne cher-
cherons donc pas un consensus avec le juif ou l’agnostique qui serait éven-
tuellement parmi nous, nous aurons simplement à cœur de ne pas falsifier
les données historiques auxquelles ce juif et cet agnostique se sont ralliés
durant leur conclave de Harvard – sauf, bien sûr, si nous avons sur tel ou
tel point des raisons proprement historiques de discuter les conclusions
de Meier.
Ainsi, dans les conditions qu’on vient de dire, une théologie de la vie de
Jésus s’avère à nouveau possible. Il faut même ajouter qu’elle est néces-
saire. Non point certes qu’elle doive se substituer aux christologies inspi-
rées par chacun des quatre évangiles, ceux-ci étant la source irremplaçable
du témoignage rendu à Jésus comme « Christ et Seigneur » et pouvant

11. Meier met en garde contre la tentation de faire interférer la foi chrétienne avec ce qui
doit relever de la seule argumentation historique ; cf. Ibid., I, p. 37.
12. Cf. Ibid., I, p. 11 ; la présence du musulman n’est pas mentionnée à cet endroit, mais elle
apparaît en IV, p. 25 (et p. 406 n. 23).

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donner lieu à ce que J.-N. Aletti appelle justement des « biographies


théologiques13 » ; mais comme les évangiles ne restituent pas telle quelle
l’histoire de Jésus, comme ils rapportent des paroles et des actions qui
ne remontent pas toujours au Jésus historique, ou qui, même si elles sont
authentiques, se trouvent réinterprétées par les évangélistes en fonction
de leurs christologies respectives, c’est pour le théologien une exigence de
vérité que de chercher à mieux connaître le Jésus historique – non point
certes le déroulement précis de sa vie, puisque cela nous échappe large-
ment, mais à tout le moins le « portrait » que nous pouvons nous en faire
sur la base des recherches menées par Meier ; surtout, c’est son devoir de
théologien que de se demander comment ce portrait parle de Dieu, ou,
mieux encore, comment Dieu s’est révélé il y a 2000 ans en ce Juif du nom
de Jésus.
L’ampleur même de l’ouvrage contraint assurément à répondre de
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manière bien partielle à cette question, et l’on doit en outre se rappeler

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que nous ne disposons pas encore du dernier volume où Meier devrait
traiter des paraboles, des appellations de Jésus, et finalement de sa Passion
et de sa mort. Mais je choisirai d’aborder au moins trois sujets particuliè-
rement importants : après avoir réfléchi sur la position de Jésus dans le
monde juif de son temps, je reprendrai la question des miracles accomplis
durant son ministère, avant d’aborder pour elle-même la question – déci-
sive pour la christologie – de son identité profonde.

Jésus dans le monde juif

La judaïté de Jésus

Jésus était juif. Ce constat, maintes fois rappelé depuis quelques décen-
nies (et particulièrement dans le cadre de la « troisième quête » du Jésus
historique), ressort avec force du travail de Meier qui en déploie les
diverses harmoniques. Non seulement Jésus était un Juif circoncis qui avait
grandi « dans une famille pieuse de Juifs ruraux de Basse Galilée », non
seulement il montait à Jérusalem pour célébrer les grandes fêtes dans le
Temple14, mais plusieurs épisodes reconnus comme historiques montrent
l’extraordinaire maîtrise de Jésus dans des discussions avec d’autres juifs
(pensons par exemple à la controverse avec les Sadducéens sur la résur-
rection, ou au dialogue avec le scribe dans l’évangile de Marc) ; et l’un

13. J.-N. Aletti, « Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ? Difficultés et proposi-
tions », dans RSR 97/3 (2009), p. 411.
14. Ibid., I, p. 259-260.

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des principaux apports du quatrième volume est de souligner qu’il ne suf-


fit pas d’affirmer de manière générale la judaïté de Jésus, mais que cette
judaïté se manifeste dans le rapport de Jésus à la Torah et dans son art de
pratiquer la hǎlākâ : « le Jésus historique est le Jésus halakhique, c’est-à-
dire le Jésus qui s’intéresse à la Loi mosaïque, en discute et se préoccupe
des questions de pratique qui en découlent » ; « Aussi déroutantes que
soient les positions prises parfois par Jésus, ce volume le fait apparaître
comme un Juif palestinien engagé dans les discussions et les débats sur la
Loi propres à son époque et à son pays. C’est la Torah et la Torah seule qui
met de la chair et des os sur l’image fantomatique de “Jésus le Juif”. Sans
Jésus halakhique, il n’y a pas de Jésus historique15 ».
Il importe au théologien de mesurer dès maintenant la portée de ces
affirmations. Reconnaissons d’abord qu’elles donnent au concept d’in-
carnation un contenu très concret : le Verbe de Dieu n’a pas simplement
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assumé une nature humaine en général – ou plus exactement, parce qu’il

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a assumé une nature humaine, son existence s’est radicalement inscrite
dans un lieu et un temps déterminés, au sein d’un peuple donné, Israël
– ; il a été immergé dans la tradition de ce peuple, se situant certes avec
liberté par rapport à certains éléments de cette tradition, prenant à son
sujet des options par lesquelles il se différenciait d’autres Juifs de son
temps, mais sans jamais se mettre à l’extérieur de son peuple et en restant
bien plutôt un Juif, « uniquement un Juif16 ».
Les analyses de Meier sur son rapport à la Loi juive ont une deuxième
incidence sur la réflexion du théologien. L’auteur montre que Jésus
appartenait au courant majoritaire du judaïsme et qu’il s’adressait à ce
courant ; pour cette raison même, écrit-il, « c’est un non-sens d’imaginer
le Juif Jésus abrogeant ou annulant la Loi mosaïque. La Loi mosaïque est
un donné, un dais sacré sous lequel s’abrite Jésus comme les autres Juifs
de Palestine, à partir duquel ils discutent de la meilleure façon de com-
prendre et de pratiquer la Loi17. » Certes Jésus prohibe le divorce, malgré
la procédure envisagée en Dt 24 ; certes, il interdit de prêter serment, alors
que la Torah l’imposait dans certains cas ; mais les options prises par ce Juif
palestinien du Ier siècle ne signifient nullement un rejet de la Torah en
son ensemble ; Meier le souligne en particulier à propos du sabbat : « Jésus
présuppose et soutient cette institution sacrée qui fait partie de la Torah »,
même s’il s’oppose au « rigorisme sectaire » et favorise « une approche
humaine et modérée du détail de ses observances18 ». Il importe donc de

15. Ibid., IV, p. 20 et 386.


16. Ibid., IV, p. 19 (où l’auteur reprend à son compte l’insistance d’exégètes comme Geza
Vermes et E. P. Sanders).
17. Ibid., IV, p. 108.
18. Ibid., IV, p. 195.

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ne pas projeter sur le Jésus historique l’opposition qui sera ultérieurement


posée entre l’Évangile et la Loi (d’autant que le sens du mot « Torah »
déborde celui du mot « Loi » 19). Positivement, les analyses de Meier invi-
tent le théologien à prendre en compte l’attachement fondamental de
Jésus à la Torah – dont Jésus a certes discuté et à propos de laquelle il a
pris certaines options, mais que d’aucune manière il n’a voulu abroger
ni annuler. On mesure l’importance de ce point pour la christologie, qui
dans son élaboration même ne peut faire abstraction de ce que fut le rap-
port de Jésus à la tradition d’Israël, et qui implique donc plus largement
– comme l’a tant souligné P. Beauchamp – une attention constante au
rapport entre les deux Testaments.
L’insistance de Meier sur l’enracinement de Jésus dans le judaïsme
palestinien de son temps et sur son rapport à la Torah est en outre fort pré-
cieuse pour toute théologie qui, aujourd’hui, entend réfléchir sur le pro-
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blème des religions. Cela concerne au premier chef le judaïsme : le regard

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des chrétiens sur celui-ci doit être nécessairement éclairé par ce que fut le
rapport de Jésus à la Torah (et plus largement à l’ensemble de la religion
de son peuple) – même s’il doit aussi tenir compte, bien entendu, de ce
qu’a été l’histoire ultérieure du judaïsme à partir de la fin du Ier siècle.
Mais le travail de Meier intéresse plus largement toute réflexion sur le
christianisme et les autres religions. Dans la mesure même où la tradition
juive de Jésus était une tradition religieuse, la théologie trouvera dans l’at-
titude du Jésus historique par rapport à cette tradition une sorte de para-
digme pour comprendre ce que peut être, analogiquement, le rapport du
christianisme à toute religion quelle qu’elle soit.
Les réflexions précédentes suggèrent déjà l’intérêt que présentent, pour
le théologien, les analyses de Meier sur l’appartenance de Jésus au monde
juif. Mais cet intérêt est aussi lié à un autre apport fondamental de l’auteur
à propos de Jésus : sa relation avec le Baptiste.

Jésus et le Baptiste

Meier souligne en effet avec force l’étroite proximité de Jésus avec Jean.
Non seulement Jésus a été baptisé par Jean au Jourdain, mais Jean a été
véritablement son « mentor » ; « Jean le Baptiste, son message, sa vie et le
baptême qu’il donne doivent être considérés comme une matrice vitale
et indispensable du message et de la pratique de Jésus20 ». Leur proximité
même permet notamment de mettre en évidence les convictions fonda-
mentales qu’ils avaient en commun, et qu’il est essentiel de recueillir au

19. Ibid., IV, p. 23.


20. Ibid., II, p. 112.

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bénéfice de la christologie. Meier les formule ainsi : l’histoire d’Israël, telle


qu’elle a été jusqu’ici vécue, est arrivée à sa fin ; Israël s’est égaré et court le
danger d’être anéanti par le feu de la colère divine ; un chemin est néan-
moins offert aux enfants d’Abraham, celui d’une conversion de l’esprit
et du cœur, laquelle doit se manifester par un changement radical de la
manière de vivre – le rite d’immersion baptismale, accompli une fois pour
toutes, devant justement sceller un tel changement21. Peut-on être plus
loin, ici, de l’image de Jésus comme d’un maître de sagesse qui se serait
seulement préoccupé de la vie des gens ici et maintenant ? Jésus, en réa-
lité, a reconnu en Jean un ou le prophète eschatologique, il partageait lui-
même la perspective du Baptiste – celle d’une « eschatologie imminente
teintée d’apocalypse22 ».
Mais une théologie de la vie de Jésus ne prendra pas seulement en
compte ce lien si étroit avec le Baptiste, elle retiendra plus encore ce qui,
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sur ce fond, fait l’originalité du ministère de Jésus par rapport à celui

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de Jean. Les analyses de Meier autorisent là encore des conclusions très
fermes. La différence se laisse d’abord résumer en ces termes : « Pour
Jésus, les derniers temps, que Jean considérait tout proches, sont arrivés,
du moins dans une certaine mesure. Et ce sont des temps de joie et de
salut plutôt que de châtiment par le feu23 ». La différence s’exprime aussi
dans l’importance que Jésus a consciemment donnée à l’annonce du
« royaume de Dieu » ou « règne de Dieu », si centrale dans sa prédication :
Dieu vient avec puissance pour exercer sa souveraineté sur la création et
sur son peuple ; cela doit signifier « l’inversion de toute oppression et de
toute souffrance injustes, l’octroi de la récompense promise aux fidèles
Israélites (les béatitudes) et la participation joyeuse de croyants et même
de “gens des Nations” au banquet céleste, en compagnie des patriarches
d’Israël » – ce qui implique « le dépassement de la mort elle-même24 ».
Jésus considérait qu’il s’agissait d’un « royaume » à venir, mais cet avenir
était imminent ; il n’annonçait pas simplement la réforme du monde,
c’est la fin du monde qu’il annonçait, et il l’annonçait pour un avenir très
proche (même s’il ne se prononçait pas sur la date de son avènement)25.
Bien plus, Meier montre que ce « royaume » était « déjà présent dans le
ministère de Jésus d’une certaine manière et dans une certaine mesure » :
plusieurs logia reconnus comme authentiques attestent que Jésus en a
parlé ainsi ; Jésus déclare que ses exorcismes sont « à la fois des manifes-

21. Ibid., II, p. 95.


22. Ibid.
23. Ibid., II, p. 138.
24. Ibid., II, p. 308.
25. Ibid., II, p. 285 et 307.

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tations et des réalisations au moins partielles de la venue de Dieu avec


puissance pour exercer sa souveraineté sur son peuple à la fin des temps » ;
sa réponse aux disciples de Jean signifie que ses miracles et son annonce
du royaume aux pauvres « sont comme autant de signes que le temps du
salut, annoncé par les prophètes, est maintenant présent » ; et c’est encore
cette présence du « royaume » qui se trouve impliquée par son « rejet du
jeûne volontaire, pour lui-même et ses disciples26 », en même temps que
par « la liberté avec laquelle il partage la table des collecteurs d’impôts et
des pécheurs27 ».
Par ses développements sur le lien de Jésus avec le Baptiste, puis sur la
prédication du « règne de Dieu » que Jésus annonce comme un « futur
imminent » et qu’il présente même comme « déjà arrivé » à travers un
certain nombre de faits, Meier apporte des éléments précieux à ce que
pourrait être une vie de Jésus dans son ministère public – du moins une
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vie de Jésus au sens large, c’est-à-dire dépourvue de toute prétention à res-

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tituer la succession chronologique des paroles et actes. Il sert par là même
la réflexion du théologien, qui retient notamment son insistance sur la
portée eschatologique du message de Jésus et ce qu’il dit du « royaume »
tout à la fois à venir et déjà présent. La figure de Jésus ne saurait être
réduite à celle d’un moraliste ou d’un maître de sagesse. Une christologie
attentive aux conclusions de Meier doit plutôt mettre au premier plan la
conscience prophétique que Jésus avait de la fin des temps – et d’une fin
perçue comme imminente : l’histoire ne peut se perpétuer selon une sorte
d’indéfini, une nouveauté va advenir, Dieu lui-même vient avec souverai-
neté exercer sa puissance, son royaume est tout proche, déjà même il est
présent à travers des événements liés au ministère de Jésus.
Certes, une christologie informée par la confession de foi pascale ne
manquera pas de soulever la question : si Jésus fut bien « un prophète
eschatologique juif du Ier siècle », ne fut-il donc que cela ? Les analyses de
Meier donnent-elles des points d’appui pour une reconnaissance de ce
qui, par delà sa vocation et sa mission de prophète eschatologique, consti-
tue l’identité profonde de Jésus dans sa relation à Dieu ? Il faudra aborder
pour elle-même cette question capitale ; mais auparavant, puisque Jésus
associe la présence du « royaume » à des actions telles que les délivrances
de possédés ou les guérisons de malades, il importe de revenir sur la ques-
tion des miracles et sur la portée théologique que nous pouvons ici recon-
naître aux développements de Meier.

26. Ibid., II, p. 376.


27. Ibid., II, p. 380.

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20 M. FÉDOU

Les miracles de Jésus

L’un des apports les plus remarquables de l’ouvrage est en effet de mettre
en évidence l’importance des miracles dans le ministère de Jésus. Quoi qu’il
en soit de l’historicité de tel ou tel épisode (dans un certain nombre de cas
elle ne peut être tenue, ou tout au moins il y a doute à son sujet), l’argumen-
tation de Meier permet d’établir que Jésus « a agi et a été perçu comme un
exorciste et un guérisseur au cours de son ministère public », et que cette
affirmation, vérifiée de manière très précise à propos de certains épisodes,
« a autant de poids historique que presque toute autre affirmation sur le
Jésus de l’histoire28 ». Cela ne vaut pas seulement des exorcismes et des gué-
risons, mais aussi de ce qui se présente comme des actes de résurrection des
morts. Ainsi est-il possible, d’un simple point de vue historique, de franchir
déjà un pas important sur la question de l’identité de Jésus ; comme l’écrit
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Meier, si Jésus « s’était contenté de prophétiser une venue imminente de

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Dieu…, le Nazaréen n’aurait pas été très différent de certains prophètes
de l’Ancien Testament, des auteurs d’apocalypses juives ou de Jean le
Baptiste ». Mais la nouveauté est que Jésus déclarait le royaume de Dieu déjà
présent dans son ministère ; cela valait d’abord de sa prédication et de son
enseignement, notamment de ses paraboles, car accueillir effectivement ces
paraboles « c’était déjà expérimenter la venue du royaume dans sa propre
existence » ; mais Jésus voulait que certains expérimentent ce royaume dans
leur vie quotidienne elle-même. C’est ce qui advenait lorsqu’il rendait le
banquet final du royaume « présent et palpable dans la communauté de
table que, de manière tout à fait étonnante, il partageait avec les bannis
de la société et de la religion » ; mais surtout, il soulignait que l’on expéri-
mentait tout particulièrement la présence et la puissance de Dieu dans les
exorcismes et les guérisons29. Il tranchait par là avec les prophètes d’Israël,
qui certes promettaient des miracles mais dont très peu en avaient fait « une
part régulière de leur ministère » – à l’exception de Moïse, le « proto-pro-
phète », et surtout d’Élie et d’Élisée à qui l’on attribuait des résurrections
de morts30. Jésus apparaissait donc au moins comme un prophète eschato-
logique dans la ligne d’Élie. Mais n’était-il pas davantage encore, puisqu’il
annonçait que le « royaume » était arrivé et qu’il présentait les guérisons et
exorcismes comme les signes mêmes de cet avènement ?
Ici encore, une théologie de la vie de Jésus ne pourra prétendre restituer
les lieux et les temps précis où se déroulèrent les faits ; bien plus, dans un
certain nombre de cas, elle ne pourra tenir leur historicité ou en tout cas

28. Ibid., II, p. 754.


29. Ibid., II, p. 759-760.
30. Ibid., II, p. 760.

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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 21

ne pourra se prononcer à son sujet. Mais au nom même des développe-


ments de Meier – non seulement de ses analyses sur les divers épisodes
dont il établit l’historicité, mais de ses analyses sur les logia de Jésus à pro-
pos des guérisons et exorcismes, et finalement de son jugement global sur
la place centrale des actions dites « miraculeuses » dans le ministère de
Jésus et sur l’avènement du « royaume » dont elles sont le signe –, cette
théologie devra prêter une attention renouvelée à la traditionnelle ques-
tion des miracles ainsi qu’à leur portée dans l’histoire de la Révélation.
De quoi s’agit-il, en effet, à travers ces exorcismes, ces guérisons, ces
résurrections de morts, ou ce « repas mémorable » qui fut à l’origine des
récits sur la multiplication des pains ? De faits extraordinaires, dont Jésus
n’attendait pas d’abord la reconnaissance de ce qu’il était, lui, mais qui
signifiaient l’accomplissement des prophéties d’Israël et qui attestaient
l’avènement, pour certaines personnes au moins, du « royaume de Dieu »
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lui-même : « le royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17, 21). Jésus

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n’était pas un prophète parmi d’autres, ni même seulement un prophète
eschatologique à la manière du Baptiste, mais il posait des actes qui étaient
cohérents avec sa prédication – bien plus, des actes qui exprimaient dès
maintenant le contenu même du « royaume de Dieu », des actes qui
étaient pour un certain nombre de personnes comme l’incarnation de ce
« royaume », ou, si l’on veut, sa « présence réelle ». Pour Marie Madeleine
délivrée de ses démons, pour le paralysé descendu à travers le toit de la
maison, pour le serviteur du centurion à Capharnaüm, pour l’aveugle
Bartimée à la sortie de Jéricho, ou encore pour Lazare rendu à la vie,
le « royaume » était là, pour toutes ces personnes Dieu était déjà venu
exercer sa souveraineté avec puissance. Ainsi se réalisait, pour ceux-là au
moins, ce que des prophètes avaient jadis prédit : la délivrance des cap-
tifs, la guérison des malades, la victoire sur la mort, la restauration d’une
humanité que le mal avait abîmée et qui accédait de nouveau à la joie,
l’entrée dans une communion qui trouvait sa plus belle expression dans
le partage d’une même table – figure du banquet céleste auquel étaient
convoqués, non seulement les Israélites fidèles, mais beaucoup d’autres
qui viendraient « du levant et du couchant » (Mt 8, 11).
Le théologien qui prend acte de cela est ainsi conduit à reconnaître,
par-delà l’apologétique classique, la portée véritable des miracles de Jésus.
À travers eux s’accomplissent, tout à la fois, la vocation de l’homme et le
dessein de Dieu. À travers eux s’accomplit la vocation de l’homme, car
l’homme n’est pas fait pour se laisser détruire par quelque puissance que
ce soit, il n’est pas fait pour la maladie ni pour la mort, et s’il sait bien que
son corps est périssable, il n’est pas fait pour le néant, ni même pour une
survie qui le priverait de toute expression et de toute communication avec
autrui ; il est appelé à vivre pleinement, esprit et chair, jusqu’au-delà de

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22 M. FÉDOU

la mort, fût-ce dans les conditions d’un « ciel nouveau » et d’une « nou-
velle terre », ce « royaume » même dont les œuvres de Jésus permettent
dès maintenant d’éprouver le bonheur. À travers les miracles s’accomplit
surtout le dessein de Dieu ; il se révèle comme un Dieu qui ne pactise pas
avec les forces obscures qui travaillent à la destruction de l’homme, il ne
prend pas son parti de la maladie et de la mort, il vient à la rencontre de
l’humanité et de ceux-là mêmes qui sont le plus atteints par le mal, et à
travers les œuvres de Jésus il commence de réaliser la promesse jadis faite
à son peuple : il délivre, il guérit, il redonne la vie, il partage la nourri-
ture, il rend dès aujourd’hui sensible et palpable le monde du « royaume »
auquel l’humanité était dès le commencement appelée.
Mais si les miracles ont une telle portée, la place qu’ils tiennent dans le
ministère de Jésus relance nécessairement une interrogation sur l’identité
même de celui qui les accomplit. Cette question, déjà rencontrée à plu-
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sieurs reprises, est centrale pour la réflexion christologique, et il importe

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donc de l’aborder maintenant pour elle-même.

L’identité de Jésus

La question christologique

Meier, on l’a vu, souligne fortement que Jésus a été perçu comme un pro-
phète eschatologique de la fin des temps, un prophète à la manière d’Élie :
« Jésus jouait bien le rôle eschatologique d’Élie, lorsqu’il proclamait la
venue imminente de la souveraineté de Dieu et que, par ses miracles, il
rendait cette souveraineté effective dès maintenant. C’est cette conver-
gence, cette configuration de différents traits dans un homme nommé
Jésus, des traits qui faisaient de lui le prophète eschatologique à la manière
d’Élie, à la fois à venir et déjà rendu présent par ses miracles, qui donne
au Nazaréen son caractère distinctif et “unique” au sein du judaïsme pales-
tinien du Ier siècle de notre ère31. » La question qui se pose alors au théo-
logien est celle-ci : comment un tel portrait – pleinement recevable, sans
doute, du point de vue historique – peut-il être complété, enrichi et appro-
fondi dans la perspective d’une réflexion proprement christologique ? Car
il est clair que, dans cette dernière perspective, l’identité de Jésus ne peut
pas être réduite à celle d’un prophète eschatologique à la manière d’Élie ;
c’est une chose d’être un prophète de ce type, c’en est une autre d’être
celui que les textes du Nouveau Testament présenteront comme le Fils de
Dieu, le Verbe de Dieu fait chair. Et il ne suffirait pas, pour combler l’écart

31. Ibid., II, p. 762.

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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 23

entre ces deux affirmations, d’alléguer que Dieu a parlé et agi de façon
unique à travers ce prophète eschatologique du nom de Jésus ; on en vien-
drait alors à une nouvelle forme de nestorianisme qui ne respecterait pas
la radicalité de la confession de foi chrétienne, car celle-ci ne dit pas sim-
plement de Jésus que Dieu a parlé et agi en lui de façon unique, mais que
Dieu même a pris chair en lui. Ne peut-on donc trouver dans l’histoire de
Jésus, non point certes de quoi prouver cette dernière affirmation, mais
de quoi faire comprendre comment, dès avant Pâques, il était possible
d’accéder à une certaine intelligence du lien unique de Jésus avec Dieu ?

Discrétion de Jésus

Il est assurément difficile de répondre à cette question, non seulement


parce qu’il nous manque encore le dernier volume annoncé par Meier
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(et notamment ses développements sur les appellations qui furent don-

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nées à Jésus ou que Jésus se donna lui-même), mais aussi parce que, de
façon générale, Jésus apparaît à l’historien comme étonnamment discret
sur lui-même. Il parle beaucoup du règne de Dieu, mais il « évite de faire
de lui-même l’objet explicite de sa prédication ». Certes, reconnaît Meier,
« implicitement » il se situe « au cœur du drame eschatologique comme
une figure clé » ; pourtant, ajoute-t-il, « Jésus persiste à se cacher derrière
le voile de références indirectes et de métaphores. En Mc 3, 27, il fait
allusion à lui-même sous l’image étrange d’un voleur. Devant les envoyés
de Jean, il parle des miracles de la fin des temps sans jamais prononcer
le mot “je” (Mt 1, 2-6 et par.). Et même lorsqu’il parle à la première per-
sonne, c’est souvent de façon indirecte, comme dans la proposition subor-
donnée qui a retenu notre attention, “si c’est par le doigt de Dieu que
j’expulse les démons […]”. C’est comme si Jésus cherchait à faire de lui-
même une énigme32. » Mais on pourrait se demander si cette discrétion
même de Jésus ne donne pas justement un premier élément de réponse
à notre question : l’historien reconnaît que Jésus « était un personnage
complexe, difficilement réductible à une seule catégorie théologique ou
à un modèle sociologique unique33 » ; cela, certes, ne suffit pas à définir
son identité, mais prévient au moins contre la tentation de réduire cette
identité à quelque image que ce soit – y compris à celle qui ressort le plus
de l’enquête historique : certes Jésus était un exorciste, un thaumaturge,
un guérisseur, un maître rabbinique, certes il apparaissait comme un pro-
phète eschatologique à la manière d’Élie, mais précisément il n’était pas
que cela…

32. Ibid., II, p. 380.


33. Ibid., II, p. 380-381.

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24 M. FÉDOU

Christologie « implicite » ou « indirecte »

N’est-il pas possible d’aller plus loin en s’appuyant sur l’épisode sous-
jacent à ce qu’on appelle la confession de Césarée ? Meier tient en effet
pour probable que Pierre a fait une telle profession de foi à un moment
donné ; sans doute ne lui paraît-il pas possible de préciser davantage,
compte tenu des différences que présentent sur ce point les récits évan-
géliques ; il indique simplement, dans une note, que la foi des disciples
en Jésus signifiait leur acceptation de Jésus comme d’un prophète à la
manière d’Élie pour le temps de la fin, en vue de la restauration et du
rassemblement d’Israël34. Rien n’exclut cependant que la profession de
Pierre, quel qu’ait été le mot employé (« le messie » ? « le saint » ?), ait
signifié quelque chose de plus quant à l’identité de Jésus – même si l’his-
torien ne peut le prouver. Par ailleurs, les récits de miracles devaient pour
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leur part éveiller l’attention sur cette mystérieuse identité. Certes, « ils ne

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se centrent pas sur la personne et le statut de Jésus ou ne recherchent pas
son auto-glorification », ce sont plutôt des signes du « royaume de Dieu »
qui d’une certaine manière est déjà présent ; néanmoins, ajoute Meier, « il
est certain que tout cela dit implicitement quelque chose de la personne
de Jésus thaumaturge, de Jésus donneur de signes, de Jésus promoteur
du royaume », même si « ce “quelque chose” demeure habituellement
sous-entendu35 ». Pourquoi – ajouterons-nous – cela ne dirait-il pas aussi
quelque chose de son lien unique avec Dieu, bien que là encore l’historien
ne puisse le prouver ?
Nous nous demandions précédemment si l’histoire du Nazaréen, telle
que Meier en rend compte, permet de comprendre comment il était
possible d’accéder, dès avant Pâques, à une certaine intelligence du lien
unique de Jésus avec Dieu. On voit désormais comment répondre à cette
question. D’une part, l’historien a le mérite de mettre en évidence l’au-
thenticité de paroles ou d’actes qui, de fait, rendaient possible la foi en
Jésus comme en quelqu’un d’incomparable à tout autre maître, à tout
autre thaumaturge, à tout autre prophète – et pour le dire positivement,
comme quelqu’un qui était le « messie » ou le « saint » ; il donne par là
même un appui très précieux à ce que l’on appelle traditionnellement la
« christologie implicite » ou la « christologie indirecte », telle qu’elle peut
être reconnue à travers le ministère public de Jésus. Mais d’autre part, il
n’y a pas continuité entre la démarche historique et l’accès à cette chris-
tologie « implicite » ou « indirecte » : l’historien assure la crédibilité histo-
rique des paroles et des faits sur lesquels s’appuie le théologien, mais il ne

34. Ibid., III, p. 164 et n.77.


35. Ibid., II, p. 693-695.

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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 25

peut établir que, de soi, ces paroles et ces faits conduisaient à reconnaître
en Jésus le « messie » – d’autant qu’il lui faut aussi rendre compte de
l’opposition suscitée par ces mêmes paroles et ces mêmes faits, et, ultime-
ment, de ce qui à travers eux devait entraîner le procès et la mort de Jésus.
La christologie « implicite » ou « indirecte » bénéficie assurément des
enquêtes menées par l’historien ; elle n’en procède pas moins d’un acte
de foi irréductible à l’argumentation historique – l’acte de foi qui jaillit
dès avant Pâques sur les lèvres des disciples, puis celui de la communauté
postpascale qui, à la lumière de la Résurrection, devait faire mémoire des
paroles et des gestes du Jésus pré-pascal, et plus largement de toute sa vie,
pour y lire déjà l’attestation de sa messianité et de sa filiation divine.
Cela posé, il incombe toutefois à la christologie de penser plus précisé-
ment le lien entre Jésus « Christ et Seigneur », tel qu’il est confessé après
Pâques, et le « Jésus historique » que nous présente Meier. Car, s’il est
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nécessaire de marquer la différence fondamentale entre la démarche de

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l’historien et celle du théologien, celui-ci n’en doit pas moins tenir que
Jésus ressuscité d’entre les morts n’est autre que cet homme « énigma-
tique » dont l’historien parvient, si partiellement que ce soit, à nous resti-
tuer le « portrait ».

« Portrait » de Jésus et confession de foi christologique

Parmi les traits du Jésus historique qui ressortent du travail de Meier, il


en est un surtout qui est de la plus grande importance pour la réflexion
christologique. Ce trait ressort entre autres du passage où Meier réfléchit
sur l’épisode de la marche sur la mer – et cela de manière paradoxale
puisque, en l’occurrence, il s’agit d’un épisode dont l’historien ne retient
pas l’historicité. Meier remarque en effet que, contrairement aux miracles
reconnus comme authentiques, l’épisode en question ne rapporte pas un
événement dont le but serait de sauver des gens « en situation de grande
nécessité ou en danger de mort », et qu’il se présente plutôt comme une
« épiphanie dans laquelle Jésus veut se révéler lui-même…dans sa majesté
et sa puissance transcendantes, en marchant sur la mer et en proclamant
“c’est moi, n’ayez pas peur”, selon la manière grandiose du Yahvé de Jacob
et du Deutéro-Isaïe » ; ce récit est en discontinuité avec les autres récits de
miracles dont on peut établir qu’ils remontent à un événement du minis-
tère de Jésus ; par contre, ajoute Meier, « il est en continuité avec la chris-
tologie de l’Église primitive, en particulier avec une poussée primitive vers
la christologie descendante, qui tenait à associer Jésus à Yahvé ou à faire de
lui l’équivalent de Yahvé au plan de l’agir » ; le récit doit donc être « une

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26 M. FÉDOU

création de l’Église primitive, une confession christologique sous forme


narrative36 ». L’argumentation de Meier met ainsi en évidence, a contrario,
ce que l’on appelait plus haut la discrétion du Jésus historique, son souci
de ne pas centrer l’attention sur lui mais d’avoir seulement en vue l’ur-
gence du « royaume de Dieu » et le bien des personnes pour lesquelles ce
« royaume » devait dès maintenant se rendre présent.
Or une telle attention au bien d’autrui correspond justement à ce que
la tradition biblique appelle l’«  amour » – lequel, comme le souligne
Meier, n’est pas d’abord un mouvement émotif mais « consiste avant tout
à vouloir et à faire le bien37 ». Il y a donc pleine cohérence entre l’atti-
tude de Jésus et son enseignement sur le double commandement d’amour
(selon Mc 12), un double commandement auquel Jésus reconnaît la pré-
éminence parmi tous les commandements de la Loi38 ; et même si, selon
Meier, Jésus subordonne le second commandement au premier, l’amour
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du prochain devient ici l’objet d’une exigence radicale puisque la parole

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« Aimez vos ennemis » (Lc 6, 27b) doit aussi remonter au Jésus histo-
rique39. La pratique de Jésus, décentré de lui-même et tout entier tendu
vers l’avènement d’un « royaume de Dieu » qui puisse advenir dès mainte-
nant pour le bien des personnes et d’abord de leur corps, incarne ainsi le
commandement de l’amour qui tient une place si remarquable dans son
enseignement ; elle l’incarne jusqu’au bout puisque, avant même de nous
livrer ses développements sur la destinée finale de Jésus, Meier annonce
dès le quatrième volume que la parole de Jésus « ceci est mon corps » sera
ajoutée, le moment venu, à la liste des paroles certainement prononcées
par le Jésus historique40.
Discrétion, décentrement de soi, amour inconditionnel de Dieu, désir
illimité du bien d’autrui et volonté d’agir pour ce bien : si telle est l’image
du Jésus historique qui s’impose finalement à nous, on sera d’autant plus
fondé à donner toute sa place, en christologie, au traditionnel concept
de « kénose » – retrouvant ainsi une intuition fondamentale de Cyrille
d’Alexandrie dans son débat avec Nestorius. Il est déjà possible, sur la base
des données recueillies par Meier, de reconnaître ce que fut l’effacement
de Jésus au service du « royaume » et de ceux auxquels ce « royaume »
était destiné : c’est une première forme de « kénose ». Mais le théologien
donnera à cette « kénose » un sens beaucoup plus radical car, sur le fonde-
ment de la confession de foi qui discerne en Jésus le Verbe de Dieu devenu

36. Ibid., II, p. 694-695.


37. Ibid., IV, p. 331 ; voir aussi p. 290.
38. Ibid., IV, p. 329-330.
39. Ibid., IV, p. 355.
40. Ibid., IV, p. 356.

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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 27

chair, il y percevra infiniment plus que l’effacement d’un prophète escha-


tologique au profit du « royaume » qui vient : il y reconnaîtra l’humilité
de Celui qui, comme dit la fameuse hymne, n’a pas retenu le rang qui
l’égalait à Dieu mais a pris jusqu’au bout la forme de serviteur (Phil 2, 6
sq) – pleinement immergé dans la tradition de son peuple, annonçant
certes le « royaume » qui vient et révélant sa présence même à travers ses
paroles et ses actes, mais ne cherchant point à se glorifier lui-même et
n’ayant d’autre volonté que l’amour de Dieu et l’amour du prochain, et
cela jusqu’au bout, jusqu’à sa mort sur la croix. Pour l’historien, Jésus est
au moins un prophète eschatologique à la manière d’Élie. Pour le théolo-
gien, Jésus est infiniment plus que cela, il n’est pas seulement unique au
sens où ce prophète se démarque d’Élie et du Baptiste, il n’est pas seule-
ment unique au sens où Dieu habite en lui en toute perfection, il est radi-
calement unique, il est celui-là même en qui Dieu s’est uni à l’humanité,
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devenant l’un de nous pour la vie de la multitude.

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Réflexions finales

J’espère avoir souligné, autant que j’ai pu, l’importance du travail


accompli par Meier et sa fécondité pour la christologie elle-même. Qu’il
me soit pourtant permis, avant de conclure, de formuler une réserve et un
souhait.
Ma réserve concerne les quelques pages du premier volume sur les
frères de Jésus. Meier a certainement raison de dire qu’on ne peut pas
prouver, sur la base de l’histoire, que Jésus fut le seul enfant de Marie. Il
conclut néanmoins que, selon « l’opinion la plus probable », « les frères et
sœurs de Jésus étaient de vrais frères et sœurs41 ». Or, sans développer ici
une argumentation exégétique qui, de toute manière, ne serait pas diri-
mante, j’incline à penser que Meier sous-estime quelque peu le témoi-
gnage de la tradition patristique pré-nicéenne ; certes, celle-ci n’est pas
unanime sur le sujet, mais je regrette que Meier ne fasse pas du tout men-
tion d’Origène qui dit explicitement : « selon ceux qui ont d’elle une opi-
nion saine, Marie n’a pas d’autre fils que Jésus », et qui défend la même
position dans d’autres passages de son œuvre42. Si je formule cette réserve,
ce n’est pas que je refuse a priori une argumentation qui, du point de vue
historique, parviendrait à établir que Marie a eu d’autres fils que Jésus :
si tel devait être le cas, nous aurions évidemment l’obligation d’en tenir

41. Ibid., I, p. 202-203.


42. Origène, Commentaire sur Jean, I, 23 (SC 120 bis, Cerf, Paris, p. 69) ; voir aussi Homélie sur
Luc, VII, 4 (SC 87, Cerf, Paris, p. 159) ; Commentaire sur Matthieu, X, 17 (SC 162, Cerf, Paris,
p. 217).

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compte en dépit de la formule du concile Constantinople II sur Marie


« toujours vierge », et nous rejoindrions Tertullien pour qui l’affirmation
des « frères de Jésus » (au sens littéral de l’expression) contribuait à prou-
ver – contre les marcionites – la véritable humanité de Jésus. Mais puisque
l’argumentation de Meier n’est pas décisive du point de vue de l’Écriture
(comme lui-même en convient), et que son développement sur la tradi-
tion ancienne est un peu unilatéral, je préférerais qu’il s’en tienne ici à un
jugement « non liquet », et je continuerai pour ma part à tenir l’affirmation
« Marie n’a pas d’autre fils que Jésus », en sachant bien que je ne peux
pas la prouver historiquement, mais en recueillant néanmoins la portée
à la fois doctrinale et spirituelle que toute une part de la tradition lui a
reconnue. Cette question peut sembler tout à fait seconde – et elle l’est
en effet, en particulier du point de vue œcuménique, car un consensus
sur ce point ne doit pas être considéré comme nécessaire à la pleine com-
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munion des Églises. Encore faut-il veiller à ce que la conclusion de Meier

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ne soit pas utilisée, contre l’intention même de celui-ci, comme un argu-
ment qui porterait atteinte à la reconnaissance de l’identité du Christ en
ce qu’elle a d’unique ; car si la mention des « frères de Jésus » symbolisait
pour Tertullien sa véritable humanité, l’affirmation de la virginité « post
partum » a par contre le mérite de symboliser l’unicité de celui qui, dans
son humanité même, est radicalement incomparable à tout autre – et c’est
justement parce qu’il est unique qu’il pourra recevoir, au sens large cette
fois, une multitude de « frères » et de « sœurs ».
À cette réserve que je viens de formuler, j’ajouterai un souhait : j’ai-
merais que, après les développements sur le procès et la mort de Jésus,
Meier nous donne encore un autre développement sur les récits relatifs
à la résurrection. Or il a déjà écrit qu’il ne traiterait pas de celle-ci, et il
a ainsi justifié ce choix : « la définition restrictive du Jésus historique que
j’adopte ici ne nous permet pas d’aborder des points qui ne peuvent être
affirmés que dans la foi43 ». Meier a certes raison de souligner le statut
propre de l’événement de la Résurrection, qui déborde infiniment l’his-
toire et ne peut être accueilli que dans la foi. Et il est bien vrai que la
vie du Ressuscité, ses paroles et ses actes, n’étaient pas accessibles à qui-
conque – à la différence de l’enseignement que Jésus donnait aux foules
durant son ministère public et de maintes actions qu’il accomplissait alors.
Cependant, puisque la foi reconnaît que la Résurrection est néanmoins
advenue dans l’histoire, il incombe à l’historien de s’interroger sur les
témoignages qui nous en sont donnés dans cette même histoire – qu’il
s’agisse du tombeau vide ou des récits d’apparition. L’enquête, ici moins
que jamais, ne saurait avoir valeur de preuve par rapport à ce qui relève de

43. Op. cit. I, p. 23 ; voir aussi II, p. 1067 n. 44.

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LA QUESTION CHRISTOLOGIQUE 29

la foi. Mais elle devrait être en mesure de dire ce qui, dans les traditions
rapportées par les évangiles, remonte probablement ou certainement à
des faits historiques. De plus, sans pouvoir se prononcer sur l’événement
même de la Résurrection, elle devrait être à même de dégager un « por-
trait » du Jésus ressuscité tel que ses témoins l’ont entendu parler ou tel
qu’ils l’ont vu agir, et de confronter ce « portrait » avec celui qui se déga-
geait jusque là du Jésus historique. Cela serait précieux dans la perspective
même d’une « théologie de la vie de Jésus », soucieuse de mettre en évi-
dence l’identité de Jésus ressuscité avec le Jésus pré-pascal et de montrer
comment le même Dieu se révèle en un seul et même Fils depuis le com-
mencement jusqu’au terme de sa destinée.
Mais je ne voudrais pas que ces dernières remarques fassent oublier
l’essentiel de ce que j’ai dit auparavant. Quoi qu’il en soit des réserves
ou objections que peut susciter tel ou tel développement de Meier, j’ai
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voulu avant tout souligner l’importance de son travail qui, dans les limites

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mêmes qu’il s’assigne – celles d’une enquête strictement restreinte au
Jésus historique – présente de réels enjeux pour la réflexion christolo-
gique. Les trois séries de réflexions que j’ai proposées – sur la position de
Jésus dans le monde juif, sur ses miracles, et finalement sur la question de
son identité – permettent en tout cas d’apporter une réponse à la question
initialement soulevée : « est-il possible de proposer, après Meier, une théo-
logie de la vie de Jésus (plus précisément, de la vie du Jésus historique) ? »
Certes, si l’expression « vie de Jésus » est entendue au sens strict, c’est-à-
dire au sens où la vie de Jésus impliquerait la reconstitution des épisodes
de cette vie selon leur déroulement chronologique et permettrait par là
même un véritable récit, la réponse doit être résolument négative ; en ce
sens-là, il n’y a pas matière à une théologie de la vie de Jésus. Mais j’espère
avoir montré que, d’un autre point de vue, le travail de l’historien apporte
des données assez sub-stantielles pour autoriser une réflexion proprement
théologique sur ce que Meier appelle le « portrait de Jésus », et qu’on
pourrait aussi bien appeler la « vie de Jésus au sens large » – entendons
par là, non seulement les quelques points de repère fondamentaux de sa
biographie, mais sa situation dans le monde juif de son temps, son ensei-
gnement, ainsi que les actes qu’il a dû effectivement poser. Il importe au
théologien de recueillir ces apports de l’historien, d’abord parce qu’il
en va de la crédibilité de la foi elle-même dont le fondement n’est point
mythique mais historique, mais aussi parce que les données réunies par
l’historien sont à même d’orienter sur tel ou tel point la réflexion christo-
logique – comme on l’a vu à propos du rapport de Jésus à sa tradition, de
sa relation avec le Baptiste, de sa prédication du « royaume de Dieu » et
de la place tenue par ses exorcismes et ses guérisons. Il y a là, oui, ample
matière à une « théologie de la vie de Jésus ».

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Le théologien, redisons-le, n’entend pas faire dire à l’historien plus qu’il


ne peut dire, il ne prétend pas déduire son propos des simples résultats
de l’enquête historique, il sait d’emblée que sa réflexion repose sur un
autre principe – celui-là même de la foi en Jésus confessé comme « Christ
et Seigneur ». En particulier, Il n’attend pas de l’historien qu’il puisse
établir l’identité ultime de Jésus ; il accueille certes le portrait d’un Jésus
« prophète eschatologique à la manière d’Élie », mais il lui incombe alors,
comme théologien, d’intégrer ce portrait dans sa compréhension de Jésus
comme « Fils de Dieu », puisque, selon la foi, c’est Dieu même qui est
devenu homme en « un certain Juif, Jésus », et qu’à ce titre ce Juif nommé
Jésus est unique entre tous. Le théologien n’oublie pas non plus que nos
sources écrites les plus fondamentales sur l’histoire de Jésus ne sont autres
que les quatre évangiles ; cette histoire de Jésus ne lui parvient pas à l’état
brut, elle lui arrive sous forme de récits qui reflètent d’emblée la foi des
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communautés chrétiennes et qui reprennent à cette lumière les traditions

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sur Jésus ; à ce point de vue le mot du Père Lagrange garde toute sa vérité :
« les évangiles sont la seule vie de Jésus que l’on puisse écrire44 », et la
théologie de la vie de Jésus ne pourra avoir d’autre fondement que ces
évangiles, eux-mêmes divers selon leurs auteurs et leurs communautés res-
pectives. Mais l’ouvrage de Meier donne maints éléments pour accéder,
en amont de ces rédactions évangéliques, à une connaissance sérieuse du
Jésus historique, et il offre par là même matière – dans les limites que j’ai
dites – à une « théologie de la vie de Jésus » qui puisse intégrer les acquis
les plus fermes de la recherche historique.
Certes, Meier ne cesse de le rappeler, une telle recherche ne peut abou-
tir qu’à des résultats partiels, et le Juif nommé Jésus demeure à bien des
égards une « énigme » pour l’historien. Mais sans doute est-ce aussi l’un
des mérites de son ouvrage que de renvoyer finalement à cette « énigme »,
dont les résultats atteints par l’historien ne peuvent venir à bout et qu’ils
font bien plutôt ressortir dans toute sa force – en sorte que le lecteur de
Meier peut entendre à nouveau résonner la question même qui est au
fondement de la christologie, celle que Jésus posa un jour à ces disciples :
« Et vous, qui dites-vous que je suis ? » (Mt 16, 15).

44. Voir supra, n. 6.

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