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2005/3 - Tome 93
pages 407 à 452
ISSN 0034-1258
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Pour citer cet article :
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Souletie Jean-Louis et Holzer Vincent, « Bulletin de théologie fondamentale »,
Recherches de Science Religieuse, 2005/3 Tome 93, p. 407-452.
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BULLETIN
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1. Sous la direction de G. ROUTHIER et M. VIAU, Précis de théologie pratique,
Novalis et Lumen vitae, Bruxelles, Montréal, 2004, 819 p.
2. J. DORÉ, La grâce de croire, T. I, La Révélation, 206 p., T. II, La Foi, 270 p.,
T. III, La Théologie, 271 p., l’Atelier, Paris, 2003-2004.
3. P. GISEL et J.-M. TÉTAZ éd., Théories de la religion. Diversité des pratiques de
recherche, changements des contextes socio-culturels, requêtes réflexives,
Labor et Fides, Genève, 2002, 414 p.
4. Matthias KAUFMANN, Recht ohne Regel ? Die philosophische Prinzipien in Carl
Schmitts Staats- und Rechtslehre, Verlag Karl Alber, Freiburg/München, 1988,
422 p.
5. Paul NOACK, Carl Schmitt. Eine Biographie, Ullstein/Propyläen, Berlin, 1993,
360 p.
6. Heinrich MEIER, Die Lehre Carl Schmitts. Vier Kapitel zur Unterscheidung
Politischer Theologie und Politischer Philosophie, Verlag J.B. Metzler,
Stuttgart/Weimar, 1994, 267 p.
7. Jürgen MANEMANN, Carl Schmitt und die Politische Theologie. Politischer
Anti-Monotheismus, Aschendorff Verlag, Munster, 2002, 399 p.
8. Théodore PALÉOLOGUE, Sous l’œil du Grand Inquisiteur : Carl Schmitt et
l’héritage de la théologie politique. Cerf, Paris, 2004, 314 p.
9. M. BOSS, G.EMERY et P. GISEL éd., Postlibéralisme ? La théologie de G.
Lindbeck et sa réception, Labor et Fides, Genève, 2004, 216 p.
10. Henry MOTTU & Janique PERRIN éd., Actualité de Dietrich Bonhoeffer en
Europe Latine. Actes du Colloque international de Genève (23-25 septembre
2002), Édition Labor et Fides, coll. : Actes et recherches, Genève, 2004,
198 p.
11. Sauver le bonheur, sous la direction de A. GESCHÉ et P. SCOLAS, Cerf,
Université catholique de Louvain Faculté de théologie, Paris, 2003, 175 p.
12. Luc FERRY, Qu’est ce qu’une vie réussie ? Grasset, Paris, 2002, 487 p.
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même à laquelle il est consacré.
À la manière d’un « précis », qui n’est ni un dictionnaire, ni une monogra-
phie, l’ouvrage comporte deux parties : la première définit la théologie
pratique, ses notions et ses orientations, plus que sa genèse. Kaempf et
Adler se chargent en ouverture de rappeler l’histoire de cette recherche dans
le protestantisme et le catholicisme avant que soient présentés des courants
théoriques autour de Tillich et Schillebeeckx. La seconde partie décrit les
actes fondateurs de la théologie pratique à travers quatre actions centrales :
« proclamer », « célébrer », « édifier », et « soutenir. »
On lira avec profit dans la première partie les articles sur les méthodes de
la théologie pratique qui sont multiples, et en interaction avec les sciences
humaines. Elles sont des outils et des processus mis en œuvre par des
humains et traversées donc par l’interprétation et ses règles. Ces méthodes
(ethnographiques, études de cas, phénoménologiques, récits de vie etc.)
indiquent que la théologie pratique analyse les situations dans lesquelles les
sujets inscrivent leurs pratiques de croyants. Dans les « récits de vie » de
recommençants (Donegani) par exemple, la théologie pratique s’avère être
un lieu privilégié entre la réflexion critique sur l’acte de croire et la connais-
sance du réel qu’apportent les sciences humaines. À travers ces méthodes
ainsi exposées et les concepts fondamentaux (Villepelet, Moser, Joncheray
Laugrand, Gagnebin), on mesure la difficulté que représente l’analyse d’une
pratique, du présent vif de sujets agissant dans la foi. M. Viau clôture la
première partie en examinant les différentes typologies de pratiques chré-
tiennes pour introduire les quatre actes fondateurs qui forment le plan de la
deuxième partie, proclamer, célébrer, édifier et soutenir. Ils s’accompagnent
de trois niveaux de discours, le niveau des principes théoriques et des
modèles, celui qui s’applique aux méthodes, et enfin celui qui concerne les
outils et instruments ou les techniques.
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Lefebvre, Racine), les actions dans l’espace social avec les malades, les
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aînés, les jeunes, les familles et les étrangers (Odier, Rinfret, Grieu, Brunin).
Au terme de ce précis volumineux, on saisit l’intérêt qui meut la théologie
pratique à la fois pour l’anthropologie et pour les sciences qui en traitent, et
pour la théologie, comme telle, avec ses ressources pour une intelligence de
la foi. L’état des lieux de la discipline ouvre de nouveaux chantiers dans une
double direction : la première pour chercher ce que la théologie peut et sait
expliciter de l’homme et de son monde ; la seconde pour chercher comment
peut s’articuler épistémologiquement la théologie chrétienne avec les scien-
ces humaines requises pour l’analyse des pratiques de l’homme, des
sociétés et des églises.
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puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif d’abord, puis du
Grec. » (Rm 1, 16). Cette réalité de salut se transmet à toute l’histoire des
hommes dans un processus complexe de tradition qui subit une crise
majeure dans les temps actuels. C’est pourquoi il importe de montrer
comment on peut aujourd’hui assumer l’héritage chrétien au milieu d’une
crise générale de la transmission. Enfin, il est précisé comment le magistère
joue son rôle de régulation et d’authentification de la foi pour qu’elle soit
pratiquée de manière à accueillir en vérité le salut de Dieu. Mais cette
révélation qui se joue en régime d’histoire, ne se réduit ni à une doctrine ni à
une morale ni à une appartenance religieuse. Elle est l’accueil d’un Mystère
qui communique sa propre vie aux hommes.
C’est pourquoi la troisième partie de l’ouvrage s’intéresse à la manière dont
Dieu se donne dans les médiations symboliques et pratiques de l’Église, au
premier rang desquelles se trouvent les sacrements (ch. VI et VII). Mais Dieu
se laisse aussi discerner au cœur même de l’actualité comme invite à le
réaliser la Lettre aux catholiques de France dont les enjeux ecclésiologiques
sont ici revisités (ch. VIII).
La dernière partie de ce volume est consacrée à la culture au sein de
laquelle la révélation divine parvient aux hommes. Mais la crise des cultures
qui secoue la modernité fait naître un débat sur la capacité des cultures
contemporaines à pouvoir être un medium de la foi chrétienne : la culture
aujourd’hui est-elle obstacle ou vecteur pour la foi ? (ch. IX) L’incarnation du
Fils de Dieu est de nature à porter un regard positif sur l’inculturation du
christianisme, mais en même temps les cultures sont elles-mêmes marquées
par l’inachèvement et par le péché ce qui rend toujours problématique la
rencontre de la Parole de Dieu avec elles (ch. IX). Une dialectique subtile
s’ouvre : la révélation reçoit des cultures de quoi s’incarner dans l’ouverture
à l’universel qui les travaille et dans le même mouvement, c’est la révélation
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qui leur donne leur horizon ultime de sens. En même temps la révélation vient
subvertir ce qu’elles ont encore de trop fermées à cause du péché (ch. X).
L’actualité du monde oblige le christianisme à s’interroger sur les ressources
qu’il possède pour entrer en débat avec la modernité des cultures selon cette
double dimension d’exaucement et de jugement (ch. XI et XII). La réception
de la révélation dans la modernité dépend donc de la capacité de la foi
chrétienne à devenir culture pour qu’elle soit « pleinement accueillie, entiè-
rement pensée et fidèlement vécue » selon l’expression du Pape Jean
Paul II.
Au volume sur la Révélation correspond un second tome qui examine la
réponse adéquate à cette communication que Dieu fait de lui-même : la foi
conçue comme autre chose que le simple enregistrement de notions. La foi
est une démarche ; elle procède d’une décision portée par la grâce, elle est
assentiment de l’esprit et du cœur, elle engage l’existence dans un type de
vie humaine. « La grâce de vivre appelle et ouvre à la grâce de la foi ; la grâce
de croire révèle et porte la vie comme grâce. » (p. 13)
La première partie qui comporte quatre chapitres déploie l’idée que la foi se
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comprend d’abord par ce qu’elle donne à vivre. Elle donne à vivre ce qui ne
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peut l’être sans elle. Croire chrétiennement rend possible un vivre singulier
car les vérités auxquelles on adhère nourrissent singulièrement l’existence
humaine. À y réfléchir, on saisit bien, d’ailleurs que toute l’existence humaine
procède à de véritables actes de foi pour envisager l’avenir, construire une
famille, éduquer des enfants, poursuivre dans un travail professionnel,
dépasser les souffrances et les peurs, affronter la mort etc. Croire n’est donc
pas l’attitude passive et craintive d’êtres immatures : croire est la condition
d’un vivre humain dès lors qu’il se veut sensément humain. La question est
alors ce que le christianisme et la foi chrétienne sont en capacité de proposer
pour vivre, pour qualifier la vie humaine, pour la rendre plus vivante en vertu
de la foi à laquelle ils appellent à adhérer.
La seconde partie est une réflexion fondamentale sur la possibilité même
de la foi car la culture contemporaine engendre un soupçon à l’égard du
comportement croyant. Il faut bien enregistrer ce climat d’indifférence à
l’égard des questions fondamentales de l’existence, sans doute dû à la crise
globale de la transmission et de l’autorité qui affecte la modernité. Par
ailleurs, beaucoup tiennent que le sujet humain est, à son insu, largement
conditionné par de multiples facteurs sociaux, historiques et psychologiques
qui devraient désillusionner toute tentative de vouloir donner une signification
personnelle à son existence. Face à ce défi, la théologie réfléchit les raisons
sensées qu’il y a pourtant de croire. Elle est capable d’énoncer une
grammaire de l’humain que lui inspire justement la foi. Elle fait valoir à
l’intelligence des ressources proprement chrétiennes pour vivre et pour
gagner une vraie liberté à l’égard des conditionnements qui ne sont justement
pas de l’ordre du fatal.
La troisième partie veut vérifier dans la pratique ce qu’a énoncé la réflexion
systématique précédente. Il importe que la foi se montre effectivement
capable de faire vivre en liberté, de nourrir une existence par le sens qu’elle
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lui confère. La foi en ce sens a bien besoin des œuvres. Les chapitres
regroupés autour de « la situation du croire » le précisent dans les domaines
de la culture aussi déterminants que la technique, la justice et la pauvreté. Il
est montré comment la foi apporte des ressources essentielles pour lutter
contre tout ce qui se solde dans les trois domaines évoqués par un déficit de
l’humain.
La dernière partie de l’ouvrage approfondit la nouvelle donne pastorale qui
résulte de la culture présente en réfléchissant sur la proposition de la foi. Elle
constitue, un proche commentaire de la Lettre aux catholiques de France.
Proposer la foi dans la société actuelle. L’article intitulé « Présenter la foi
aujourd’hui » date de 1984 et dessine avec les deux chapitres qui l’encadrent
(sur l’exhortation Evangelii Nuntiandi et sur l’évangélisation en fonction du
destinataire) la trajectoire de réflexion qui a permis cette prise de conscience
d’une nouvelle donne pastorale.
La conclusion générale caractérise la dimension sociale de la foi en
montrant que la réponse donnée à Dieu de manière personnelle se joue dans
une Église qui se sent responsable à l’égard du monde et de la société du
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Après une réflexion sur la Révélation de Dieu aux hommes dans l’histoire
(vol. I) puis sur la réponse de la foi (vol. II), la Grâce de croire s’achève par
un volume consacré à la Théologie qui élabore l’intelligence de la révélation
et de la foi. Il ne s’agit pas de la théologie dans ses contenus spécifiques
(biblique, moral, sacramentel, ecclésiologique..), mais de la théologie fonda-
mentale qui s’intéresse à l’ensemble du processus général qui propose les
énoncés de la foi. Comme les ouvrages précédents, ce volume se divise en
quatre parties.
La première s’intéresse à la tâche de la théologie envisageant la théologie
comme une responsabilité à l’égard de la foi de l’Église (ch. I) mais aussi à
l’égard de la société dans laquelle les chrétiens proposent leur message.
Faire de la théologie ne consiste pas à quitter la foi pour s’occuper d’autre
chose mais bien à donner le maximum d’intelligibilité à la foi que l’Église, les
croyants proposent dans un contexte culturel et dans un temps déterminés.
La théologie ici se fait confessante et se distingue de la science des religions.
Mais la responsabilité que la théologie se reconnaît à l’égard du Mystère de
la foi l’engage à se soucier de la pédagogie, c’est-à-dire à travailler les
modalités de son expression (ch. II), ceci pour faire apparaître dans la culture
que ses énoncés ont une intelligence, une logique qui s’offrent à celui qui
désire croire par le biais d’une décision responsable et libre. La théologie se
veut ainsi une communication et un dialogue avec ce qui n’est pas elle. Car
elle rejoint par ses interrogations, ses contenus et ses procédures une
humanité qui ne cesse de chercher à donner sens à son propre destin. La
théologie s’avère alors être une nécessité non seulement pour l’Église qui
s’explique à elle-même ce qu’elle croit, mais aussi pour la société dans sa
quête de sens (ch. III).
Cette première partie a posé les fondements d’une théologie fondamen-
tale. S’ouvrent alors trois autres parties qui détaillent les pratiques de la
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intimement liée à la foi et à son intelligence. Mais il examine aussi la
nécessité pour la théologie de se penser au regard des situations pastorales
concrètes dans lesquelles se joue la foi. Toujours dans le souci de la
communication et de la pédagogie, le ch. IX rapporte le déroulement d’une
expérience longue d’accompagnement théologique d’un groupe de jeunes
prêtres s’interrogeant simultanément sur la théologie et la pastorale. Et le
ch. X fait état de la collaboration des théologiens avec les pasteurs en
matière de pastorale.
Depuis Vatican II notamment, la théologie continue de chercher, d’évoluer
encore aujourd’hui au contact des débats de la société et de la culture. La
dernière partie de cet ouvrage veut rendre compte des grands dossiers
théologiques contemporains.
On peut mesurer l’actualité de la recherche en théologie, dans les
nombreuses collections de théologie qui font l’objet de la réflexion du ch. XI
et qui ont alimenté la formation des chrétiens depuis plus de cinquante ans.
Tous ces livres, collections et revues traduisent une recherche foisonnante
qu’on peut classer en grands courants de la théologie (ch. XII) à partir des
terrains sur lesquels elle s’exerce : la critique, l’existence, la mystique et la
pratique de la communication de la foi. Enfin, le ch. XIII élargit le regard, pour
tourner le lecteur vers l’actualité internationale : à travers l’étude des manuels
de théologie fondamentale catholique, de Vatican II à 1995, en Espagne, en
Allemagne, en Italie, en Amérique anglophone et en France.
La conclusion générale de la trilogie s’achève sur « la responsabilité des
théologiens dans l’Église ». Elle honore le titre de la trilogie — La Grâce de
croire — en manifestant que la première des responsabilités des théologiens
est théologale car il n’y a pas de théologie sans la foi qui veut répondre, et de
ce qu’elle croit ainsi, et qui veut participer aux questions de la société et de
la culture contemporaines. La seconde responsabilité est ecclésiale, postant
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lative ou du diagnostique de pratiques chrétiennes, la réponse de la foi à Dieu
qui s’y révèle, se trouve sollicitée et réfléchie. Les écueils et les aridités de
toute réflexion, de toutes pratiques chrétiennes ne sont pas sous-estimés,
mais ils trouvent leur place dans cette intelligence de la foi qui ne s’évade
jamais dans des considérations abstraites. Au terme de la lecture, il est bon
de réaliser à nouveau que l’intelligence rationnelle et la foi se nourrissent et
s’épaulent mutuellement pour affronter l’énigme du sens. L’une et l’autre
reconduisent avec bonheur à cette « Grâce de croire. »
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Stausberg, de Heidelberg, il y a imbrications entre théorie du rituel et théorie
de la religion sans qu’on soit contraint d’intégrer les rituels dans une
dimension religieuse (124-126). Elle est établie après un panorama des
grands théoriciens du rituel depuis Durkheim jusqu’à Turner et Douglas.
Zander, politologue et théologien, étudie la religion civile américaine qui
permet de décrire la fonction de la religion dans la société. Il montre la
difficulté d’un transfert de ce concept dans le modèle sociétal européen.
Une deuxième section est consacrée aux théories de la religion dans les
sciences religieuses. Les premières contributions examinent les options qui
ont influencé l’étude des religions au XXe siècle : l’anthropologie religieuse
par C. Bernand (Paris X) définit la religion comme des systèmes de croyance,
rituels, chamanisme et représentations matérielles, mais reste insuffisante
pour décrire l’indicible de l’expérience religieuse. C’est pourquoi la phéno-
ménologie de la religion d’un Eliade ou van der Leeuw peut lui être
complémentaire selon J. Figl (Université de Vienne) car ils recherchent la
réalité phénoménale de la religion : hiérophanie ou expérience vive d’une
puissance supérieure. Figl souligne de nouvelles approches de la phénomé-
nologie de la religion depuis 1970 qui s’intéressent à la subjectivité des
acteurs religieux comme dans le cas des études sur les mouvements de
renouveau au sein de l’Islam, par J. Waardenburg. Méthodologiquement Figl
montre qu’étudier les phénomènes des sciences religieuses ce n’est pas les
isoler ni les comparer, mais les étudier dans leur spécificité à l’intérieur de leur
contexte plus global. Rossi, de Lausanne, examine un aspect particulier de
l’anthropologie, les relations entre la religion et la pratique du soin très
prégnante dans la modernité.
Suit une étude sur le mythe dans la religion et sur la spécificité du
monothéisme. P. Borgeaud, de l’Université de Genève, insiste pour dégager
les mythes grecs d’une interprétation judéo-chrétienne qui en fait un objet de
croyance en la transcendance, car mythe et histoire coïncident en Grèce
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sociologie de la religion, l’auteur relève les différentes approches du phéno-
mène religieux dans cette discipline : la religion comme expérience vive du
sacré, comme cosmos sacré (Berger et Luckmann), comme orientation de
l’agir (Parsons), comme maîtrise de la contingence (Luhmann). Krech opte
pour une théorie fonctionnelle de la religion qui articule le procès de
socialisation et le procès de l’individualisation dans la société moderne. Mais
il souligne que la définition de la religion ne peut relever de la seule sociologie
et appelle une perspective interdisciplinaire. P.-Y. Brandt (associé à l’Univer-
sité de Lausanne et Genève) met en relief l’ethnocentrisme de la psychologie
de la religion et appelle une perspective interculturelle en cette matière.
La troisième section est consacrée aux interactions et conflits entre les
différents types d’approches du phénomène religieux qui caractérisent la
modernité.
B. Gladigow, de Tübingen, montre qu’en Occident la compréhension de la
religion est déterminée par le judéo-christianisme comme religion du Livre et
de « l’homme intérieur ». Il diagnostique une professionnalisation progres-
sive de la religion qui aboutit à la distinction de trois disciplines, la théologie,
la philosophie et la science des religions, déterminant chacune leur objet.
Mais par la suite, les théologies développées par les religions deviennent
objet d’études des sciences religieuses. Les théologies s’efforcent dans la
modernité de mettre en œuvre des paradigmes scientifiques (histoire,
sociologie, philologie etc.) pendant que les sciences religieuses étudient les
religions en les mettant sur le même plan, y compris avec d’autres modèles
qui fournissent du sens. Bref, théologie et science des religions se sont
modifiées parallèlement de façon complémentaire obligeant à parler
aujourd’hui de religion au siècle de la science des religions. Une théorie de la
religion doit sonder les possibilités d’une collaboration et d’en déterminer les
enjeux. I.-U. Dalferth, de Zürich, distingue la théologie qui parle de l’agir de
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 417
Dieu par un sujet engagé dans la vérité de ce qu’il énonce, et la science des
religions qui parle sous mode de citation des symbolisations de Dieu. Le
rapport entre les deux ne peut être qu’un rapport de critique et de correction
réciproques. Cette critique réciproque est insuffisante si la théologie n’en-
gage pas le dialogue avec la philosophie comme le montre R. Célis, de
Lausanne, qui plaide pour une philosophie de la religion qui soit la gardienne
des limites de la transcendance de l’homme. Il récuse l’éthique radicale de
Levinas, surdéterminée théologiquement pour renouer avec un geste kantien
qui voit dans le Souverain Bien une condition pour une éthique à la mesure
de l’homme et de ses responsabilités. Bref, la religion a pour but de fortifier
les esprits libres. J-M. Ferry, de l’Université libre de Bruxelles, s’interroge sur
les motivations religieuses qui sous-tendent les convictions éthiques dans la
sphère du politique. Écartant les religions politiques de type totalitaire et
l’athéisme du libéralisme (Rawls), il plaide pour reconnaître une intelligibilité
et un sens aux convictions motivées religieusement et pour leur pertinence
dans le débat public. Elles favorisent une culture partagée et une mémoire
historique commune nécessaires à l’Europe. Dans la ligne de Habermas,
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protégeant nos convictions, mais en en acceptant la déstabilisation perma-
nente, que la culture publique (ni laïque, ni religieuse), soutien substantiel de
nos institutions, assure à celles-ci la plus grande stabilité, c’est-à-dire la
puissance de résister aux agressions » (361).
En conclusion, Gisel revient sur le statut de la théologie à l’ère des
sciences religieuses pour penser la religion aujourd’hui. La théologie est pour
lui la reprise chrétienne d’un geste critique qui ne se cantonne ni dans un
geste confessant ni dans une herméneutique du croire à usage interne. Elle
s’ouvre aux questions contemporaines sur le rôle de la religion dans la
société sous le mode d’une généalogie de la modernité occidentale. Au
moment où s’éteint une forme instituée du religieux en Occident, la théologie
a pour tâche d’élaborer une théorie de la religion que cherchait Troeltsch. Il
s’agit précisément de dire en quoi le christianisme est une religion et quel
type il en propose. Faisant un écart par rapport aux théories fondationalistes
et même par rapport au geste heidéggerien, Gisel renvoie aux deux sources
de la religion de Derrida : la Parole prophétique et la romanité (symbolisa-
tions et institutions inscrites dans le monde) pour déployer une pensée du
corps, du lieu, et de ce qui s’y passe. Dans ce cadre, la théologie est appelée
à s’intéresser à Dieu comme absolu sous le mode du rapport que requiert cet
absolu, de la modalité de vérité selon laquelle on le pense pour l’invoquer ou
le révoquer.
Ce volume de recherches sur la religion dans la modernité est riche de
contributions qui ouvrent toutes un champ de travail et de débat. On notera
l’importance récurrente de Kant, Tillich, Troeltsch et Habermas qui dessinent
un horizon de pensée philosophique à l’intérieur duquel se meut la réflexion.
Mais qu’en est-il de la rationalité d’une théologie confessante à l’intérieur
d’une théorie de la religion ? Quel serait son pouvoir heuristique pour la
compréhension du monde postmoderne ? Quelle serait sa force pour que les
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Schmitt (1888-1985) juriste et philosophe politique allemand, catholique,
disciple dissident du sociologue allemand libéral Max Weber (1864-1920), fait
l’objet d’un regain d’études juridique, politique, philosophique et théologique
qui intéressent directement la théologie politique ; citons Kaufman, Noack,
Meier, Manemann, Paléologue. Admirateur du Premier ministre, juif, britan-
nique, Disraeli, Schmitt adhère au nazisme en 1933. Il est exclu en 1936, les
nazis lui reprochant la nationalité serbe de son épouse, d’avoir des amis juifs,
ses anciennes accointances avec le Général von Schleicher, liquidé lors de
la « nuit des longs couteaux » en juin 1934, et finalement son catholicisme
prussien. Inculpé, et incarcéré, en 1945 pour antisémitisme, il est acquitté par
le tribunal de Nuremberg en 1946.
Paul Noack, germaniste, romaniste et historien, ancien rédacteur des
rubriques politiques de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et du Münchener
Merkur, professeur d’université à Munich, suit chronologiquement l’évolution
de Schmitt, en révélant sa biographie intime consignée dans des journaux,
des lettres et des entretiens inédits, et en replaçant l’émergence des
principaux concepts politologiques dans la vie de l’auteur. La longue vie de
Schmitt est marquée par des ruptures qui sont celles de l’époque : l’enfance
(1888-1890) par l’arrachement à la patrie de ses ancêtres, l’Eifel mosellan
profondément catholique, et l’exil en Sauerland ; l’adolescence (1900-1907)
imprégnée d’une éducation humaniste dans une ambiance cléricale édulco-
rée ; la jeunesse (1907-1918) de Schmitt baigne dans une Grande Prusse
dés-hégélianisée, de facture wilhelmienne, où l’engouement philosophique
dominant va au néo-kantisme ; le premier âge adulte (1919-1932) se déploie
dans une germanité dé-prussianisée, où règne la démocratie parlementaire
de Weimar contestée par les divers mouvements nationaux et par la gauche
musclée. Cette périodisation indique que les bouleversements, les aban-
dons, les relâchements se succèdent pour aboutir au chaos des dernières
années de la République de Weimar et du grand Crash de 1929. Schmitt se
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forge une conviction : le « moi » ne peut pas être un objet du penser car il
n’éclaire pas le monde réel. Sont dignes d’attention les hommes qui
s’impliquent dans une histoire, s’en déclarent les héritiers et sont porteurs
d’une attitude éternelle. La politique, dès lors, doit être servie par une
philosophie du droit fondée sur des concepts impérissables, comme l’ont été
ceux de la théologie jadis. Les concepts politiques qu’il s’agit d’élaborer pour
sortir de l’ornière doivent être résolument calqués sur ceux de la théologie.
Ses références seront dès lors romanes et non pas germaniques, plus
exactement franco-espagnoles : Donoso Cortès, de Bonald, de Maistre,
comme le montre aussi Manemann (127).
On est davantage surpris de voir la connivence par la correspondance
entretenue entre Schmitt et W. Benjamin représentant de la nouvelle gauche
et de l’École de Francfort. Paul Noack écrit : « [Schmitt et Benjamin] sont tous
deux adversaires de la pensée en compromis. Benjamin disait que tout
compromis est corruption. Tous deux sont aussi adversaires du parlementa-
risme, du libéralisme politique et du système politique qui en procède. Tous
deux pensent que ce n’est que dans l’état d’exception que l’esprit d’une
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époque se dévoile véritablement ; tous deux manifestent une tendance pour
l’absolu et la théologie ».
La réception de l’œuvre de Carl Schmitt en France prend une nouvelle
actualité aujourd’hui et s’amplifie avec la parution quasi simultanée de La
dictature (Paris, Seuil, 2000, 1re édition allemande, 1921) et du Nomos de la
Terre (Paris, PUF 2001, 1re édition allemande, 1950) qui sont des ouvrages
très différents, l’un centré sur l’évolution des pouvoirs extraordinaires de
l’État, l’autre sur l’histoire du droit européen des gens. Le lecteur français
disposait déjà d’un certain nombre de traductions (articles, livres ou re-
cueils) : Romantisme Politique Libraire Valois-Nouvelle Librairie nationale,
1928 (1re éd. allemande, 1919), « L’évolution récente du problème des
délégations législatives » in Recueil d’études en l’honneur d’Édouard Lam-
bert, Sirey, LGDJ, 1938, p. 200-210 (1re éd. allemande, 1936), La notion de
politique et la Théorie du partisan Calmann-Levy, 1972, rééd. en 1989
(d’après l’éd. allemande de 1963, mais La notion de politique a connu
plusieurs versions entre 1927 et 1933, celle de 1932 étant reprise quelque
trente ans plus tard), « Le contraste entre communauté et société en tant
qu’exemple d’une distinction dualiste ... » — Res Publica, XVII, 1, 1975,
p. 100-119 (1re éd. allemande, 1960), Terre et Mer, « Entretien sur le pou-
voir », Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, (recueil de deux ouvrages
du même titre respectivement publiés en 1922 et 1968), Parlementarisme et
démocratie, Du politique, Puiseaux, Pardès, 1990 (recueil de textes publiés
entre 1919 et 1952), « La situation de la science européenne du droit »,
« L’État comme mécanisme chez Hobbes et Descartes » Les Temps moder-
nes, novembre 1991, p. 1-14 (1re éd. allemande, 1950), « Le nouveau nomos
de la Terre », Hamlet ou Hécube L’Arche, 1992, (1re éd. allemande, 1956),
Théorie de la Constitution, Les trois types de pensée juridique, PUF, 1995
(1re éd. allemande, 1934), État, mouvement, peuple, Kimé, 1997 (1re éd.
allemande, 1933), « À partir du nomos ... La question de l’ordre économique
420 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
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signification que le miracle. Cette thèse de la Théologie politique de Carl
Schmitt Paris, Gallimard, 1988 (recueil de deux ouvrages du même titre
respectivement publiés en 1922 et 1968) soulève le débat aujourd’hui chez
tous ses commentateurs, surtout à propos des affirmations comme : « Est
souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle (qui décrète l’État
d’exception) 2 » dans Politische Theologie, 1922, Théologie politique, Galli-
mard 1988, p. 15. Sous ce dernier titre sont réunis deux essais écrits à près
de cinquante ans d’intervalle, 1922 et 1969. Le premier contient, entre autres,
le chapitre sur la souveraineté, dont la première phrase — « Est souverain
celui qui décide de la situation exceptionnelle » — est devenue célèbre. Le
second est une réponse aux critiques de toute théologie politique inspirée du
christianisme, critiques développées en 1935 par le théologien Erik Peterson
et reçues depuis lors comme un dogme.
Matthias Kaufmann, docteur en philosophie et en mathématiques,
conseiller académique à l’Université d’Erlangen-Nürnberg, présente la pen-
sée de Schmitt en soulignant l’anti-universalisme fondamental de Schmitt (et
son pari pour le pluriversum contre l’universum), son approche négative de la
morale qu’il voit comme une « inhumanité » (parce qu’elle fige les compor-
tements jusqu’au fanatisme ou jusqu’à la caricature inopérante). Le mora-
lisme est une tyrannie des valeurs, disait Carl Schmitt dans sa critique de
l’hypocrisie (et non de la moralité), car extirper le mal c’est anéantir « ce qui
n’a nulle valeur » pour les tenants de la valeur dominante, bien entendu :
blocus qui affament les civils, massacres d’indigènes dans les colonies, etc.
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racines théologiques qu’il faut revisiter pour ne pas dé-substantialiser le
politique. L’identité de la philosophie politique a son autonomie mais, en se
souvenant de ses racines théologiques, elle acquiert des contours plus
précis, et peut dès lors voir ce qu’elle n’est pas.
Théodore Paléologue, ancien élève de l’École normale supérieure, docteur
en philosophie politique, est assistant professor à l’European College of
Liberal Arts de Berlin. Il examine à son tour les notions-clés, les concepts et
les perspectives qui font la substance de la pensée de Schmitt : les rapports
entre droit, politique et théologie. L’ouvrage accentue plus que Manemann la
notion de Katékhon des lettres pauliniennes (1 Th 5, 1-5), dont Manemann
explique qu’il est difficile de le décrire dans la pensée de Schmitt (176-190) :
le Katékhon n’est pas seulement le pouvoir terrorisant du mal mais, pour
Schmitt, il signifie la Parousie, c’est-à-dire le pouvoir des derniers temps,
donc de la réalité actuelle. Il s’agit chez lui d’une théorie de la fin de l’histoire
sous la forme gnostique. Cette posture peut s’expliquer car, après 1945,
Schmitt est un vaincu passant au tribunal de Nuremberg pour y être interrogé.
Selon lui, en prenant la forme d’une « guerre civile internationale », le second
conflit mondial a vu le triomphe de l’Amérique libérale et de la Russie
soviétique. Le publiciste, chassé de l’Université, est donc réduit à la « défen-
sive ». Aussi réinterprète-t-il son œuvre sous l’angle d’une catégorie de la
théologie de l’histoire, celle du Katékhon, en s’identifiant lui-même à un
catéchonte : ce qui importe, dit-il, c’est de « résister », de « résister » à la
culpabilisation et à l’américanisation 3. Paléologue analyse ensuite « Politis-
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paru en 1984 aux États-Unis en suscitant une discussion considérable dans
le monde anglo-saxon. Au-delà de l’alternative entre l’orthodoxie et le
libéralisme protestant, Lindbeck, qui fut observateur luthérien au Concile
Vatican II, membre de la commission mixte entre la Fédération protestante
mondiale et le Vatican de 1968 à 1987, et spécialiste de la théologie
médiévale, interprète les religions comme des « grammaires » opératoires
dans l’ordre symbolique récusant en théologie toute recherche de fondement
à la croyance : « Devenir religieux (...) c’est intérioriser un ensemble de
compétences par la pratique et la formation. On apprend à sentir, à agir et à
penser en conformité avec la tradition religieuse beaucoup plus riche et plus
subtile dans sa structure interne que ce qui peut être exprimé de manière
explicite. La connaissance fondamentale ne porte ni sur la religion ni sur ce
qu’elle enseigne, mais plutôt sur les diverses manières d’être religieux. » 4
Lindbeck compte sur les histoires de l’Écriture, la liturgie, la prédication et la
piété pour garantir la vitalité de la foi. Une expérience chrétienne émerge
pour lui de pratiques communautaires formées par le cadre interprétatif.
l’auteur lui-même, il s’agit bien de vérité à dire sur l’homme et le divin et pas
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seulement de schème linguistique. De plus, note Gisel, le risque de la théorie
de Lindbeck est de replier les croyants dans un communautarisme trop dur et
de leur offrir comme unique perspective l’arbitraire d’un fidéisme.
À la confusion des langues liée dans la modernité à l’utilitarisme et à
l’individualisme, Lindbeck oppose le secours de l’idiome biblique pour
dynamiser une éthique des vertus qui lui apparaît nécessaire pour la vie
publique des sociétés modernes. Il propose littéralement « d’absorber le
monde dans l’univers biblique » non par impérialisme chrétien mais pour
suivre une herméneutique du scriptura sui ipsius interpres : bref, la Bible
selon le mot de Calvin, est la lunette à travers laquelle les yeux de la foi
perçoivent l’univers. Ceci signifie chez Lindbeck que l’interprétation de la
Bible doit être à la fois canonique, grammaticale, narrative et
typologique (119-122).
10. Les éditions Labor et Fides ont publié les Actes du colloque interna-
tional de Genève, tenu les 23-25 septembre 2002, à propos de L’actualité de
Dietrich Bonhoeffer en Europe Latine. Par ailleurs, ce colloque fait suite à un
précédent, tenu en 1976, aussi à Genève. À l’issue de celui de 2002, il est
envisagé de créer une section Europe Latine au sein de l’Internationale
Bonhoeffer-Gesellschaft.
Henry MOTTU et Janique PERRIN présentent ce colloque et la raison de son
organisation : l’anglais et l’allemand devenant hégémoniques dans les confé-
rences théologiques internationales, des théologiens latins ont tenu à orga-
niser cette rencontre en langue latine (français, italien) pour y débattre des
questions d’actualité.
Pour l’Église, les défis que lui pose le monde moderne sont d’une actualité
permanente. Aussi le pasteur allemand Bonhoeffer a-t-il été retenu, car il
demeure « un signe de ralliement, pour ceux qui refusent d’avoir à choisir
entre une réaction identitaire ou une dissolution de la foi. Le projet du
424 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
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L’ouvrage comporte cinq chapitres : le mouvement œcuménique, les
relectures culturelles, la question de la sécularisation, les grandes questions
théologiques (la justification), l’ecclésiologie et les incidences pastorales.
Dans le premier chapitre, des théologiens et des pasteurs disent comment
ils se sont inspirés de l’éthique de responsabilité de Bonhoeffer, lors du
mouvement pacifiste allemand des années 1980, le pacifisme de Bonhoeffer
n’étant pas social mais fondamentalement christologique (p. 46). Son ensei-
gnement et sa vie, afin que l’Église soit une Église pour le monde, ont aidé les
théologiens des luttes de libération en Amérique latine à forger un discours
pour leurs propres réalités historiques (p. 37).
Bosco, professeur de morale à Turin, analyse l’éthique de responsabilité du
théologien et sa « haute concentration christologique » p. 90. En partant du
Christ, Bonhoeffer rappelle qu’être chrétien c’est avoir part à l’historicité du
Christ. Aussi, si on peut déceler chez lui un « primat de l’éthique » (cf. Le prix
de la grâce, Résistances et soumissions, L’éthique), il n’est, cependant,
jamais absolutisé. Au terme, la réflexion christologique de Bonhoeffer permet
au chrétien de s’engager pleinement dans les combats du monde, pleine-
ment et sereinement, car il s’agit toujours de « servir le monde sans
l’idolâtrer, de le servir sans s’y conformer » (p. 95).
Ce qui est toujours un défi actuel pour l’Église, conclut Oviédo (p. 112),
c’est de produire une théologie qui ne craigne pas l’autonomie du monde, et
dans le même temps puisse transmettre une expérience de foi qui ne
s’assimile pas aux catégories du monde.
Dans le chapitre consacré aux grandes questions théologiques, Duquoc
analyse un autre thème important chez Bonhoeffer, celui du retrait de Dieu.
Pour Duquoc, Bonhoeffer n’est pas un théologien de la « mort de Dieu ». Car,
le retrait de Dieu, n’est pas un abandon mais une éducation. Bonhoeffer lit
dans l’Ancien Testament la puissance manifestée de Dieu pour sortir le
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 425
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strict de la sola fide pour étudier ce qui rend l’homme juste devant Dieu
(p. 128). Gallas qualifie la position de Bonhoeffer d’excentrique dans le
contexte luthérien.
Pour Ferrario, de la faculté vaudoise de théologie à Rome, Bonhoeffer se
considère comme un théologien luthérien, sans distance avec Luther (p. 142)
mais critiquant « l’usage laxiste d’un luthéranisme dégénéré ». Bonhoeffer ne
remet pas en cause la doctrine du salut par la grâce, mais il insiste sur le fait
que ne pas avoir d’œuvres ne se justifie pas devant Dieu. Une conception
anhistorique de la grâce éloigne le croyant et la communauté de sa
responsabilité dans l’histoire ; or Bonhoeffer insiste pour dire que le Christ est
la loi du réel (p. 145), aussi le croyant est-il renvoyé à vivre « une grâce qui
coûte », celle d’exercer sa responsabilité de croyant dans l’histoire, « sous
peine de voir la théologie de la sola gratia se transformer en idéologie »
(p. 146).
Il faut évoquer rapidement, le chapitre consacré à l’ecclésiologie. Pour
Bonhoeffer, l’Église pour le monde doit être une Église visible, une Église de
communautés ferventes (De la vie communautaire), qui ne doit pas aban-
donner les formes religieuses (confession auriculaire, communauté, liturgie).
En raison de la Parole de Dieu dont elle est porteuse, l’Église est présence
de Dieu dans le monde (p. 148), aussi Bonhoeffer affirme-t-il l’importance de
la religion pour la foi, sans s’y enfermer.
À l’issue de ce livre, Bonhoeffer apparaît un théologien et un pasteur à la
rigueur de pensée et de vie sans cesse référées au Christ. Cela lui permet
d’accueillir les questions de son temps, de sa vie, les questions sur l’Église,
la liturgie, la situation de la foi en son temps, comme autant de questions
théologiques. Le lecteur d’aujourd’hui préoccupé par ces mêmes questions
trouvera, par les actes de ce colloque, à nourrir sa propre réflexion pour la
situation actuelle.
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recevoir renouvelée et libérée du malheur » comme dans Ex 14, telle serait
la voie du bonheur ;
— J.-M. Counet, dans son étude sur les visions et les béatitudes au
Moyen-Age, rappelle que la béatitude réside justement dans la vision
intellectuelle de l’essence divine pour Thomas d’Aquin, ou dans l’amour pour
Duns Scot. Faut-il opposer ces deux conceptions pour sauver le bonheur ?
Le philosophe ne le pense pas.
— L’art, et singulièrement l’œuvre de Michel Ange, traduit également cette
quête d’un bonheur durable. J.-P. Mondet retrace cet itinéraire déchiré de
Michel Ange dans sa quête du bonheur aimantée par le Christ miséricordieux
dont il découvre la beauté et espère la rencontre dans le monde à venir, après
les moments de bonheur éphémères qu’éprouve l’artiste dans sa vie.
— C’est enfin C. Nys-Mazure qui offre un parcours littéraire d’écrivains où
alternent les voix littéraires féminines et masculines pour conter un bonheur
d’un pessimisme lucide ou d’un optimisme réaliste, un bonheur qui ne sacrifie
ni aux exigences de la consommation, ni à celles de l’idolâtrie de l’homme ou
de son égocentrisme cruel ; un bonheur que la littérature contemporaine
invente à travers les épreuves, l’expérience mystique, et l’ouverture au
monde.
Les réflexions de ce colloque manifestent que dans tous les domaines de
l’esprit et de la culture, se trouve inscrite la quête du bonheur au cœur de
l’homme. Mais elles insistent sur sa fragilité, et sur la menace qui pèse
toujours sur lui. L’épreuve du temps l’érode mais la foi chrétienne et sa
réserve eschatologique renvoient cette recherche humaine à un principe de
réalité, qui met à distance tout « immédiatisme » du bonheur. La foi chré-
tienne dans l’incarnation place l’existence humaine à « l’intersection d’un
déjà là et d’un pas-encore » qui fait de chaque vie comme un sacrement du
bonheur promis.
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que la démocratie se montre rebelle à toute forme de magistère. Pour établir
cette proposition, il est nécessaire de procéder à une généalogie de la vie
bonne que Luc Ferry décline en quatre temps : le moment cosmologique de
la vie bonne est celui où l’on a d’abord appris à vivre selon la nature qui
reflétait l’ordre divin. Vient ensuite son moment théologique où la vie bonne
est celle qui se place sous le regard bienveillant d’un Dieu qui, par amour, se
fait homme. En troisième temps, vient son moment utopique qui conteste les
transcendances et situe la vie bonne dans l’accomplissement de soi au cœur
de la relation aux autres. Pour finir, la vie bonne équivaut, dans la modernité,
à l’intensification maximum de l’existence, c’est son moment matérialiste où
la transcendance est abolie. Sans pouvoir partager cette sagesse matéria-
liste dont le philosophe comprend l’aspiration, ni rejoindre la conviction des
croyants, Ferry reprend la thèse de l’humanisme spirituel, déjà développée
dans L’homme-dieu pour, cette fois, relier les nouveaux visages de la
transcendance à l’interrogation sur la sagesse.
La deuxième partie ausculte le moment charnière où Ferry voit basculer
l’interrogation sur la vie bonne (identifiée à la vie réussie) : la philosophie
nietzschéenne (et son corollaire qu’est l’invention de la psychanalyse freu-
dienne) fait table rase des transcendances considérées par Nietzsche (et par
Freud) comme des illusions. Avec lui, la vie bonne ne s’évalue par aucun
autre critère que celui de l’intensité de la vie : « Rien n’a de valeur dans la vie
que le degré de puissance — si on admet que la vie elle-même est volonté
de puissance. » (Volonté de puissance I, livre II, §. 8 cité page 99). La vérité
apparaît dans l’art comme une « émanation de la vie et non en rupture avec
elle. » Mais c’est aussi ce qui se joue dans le « grand style » de ceux qui se
rendent maître du chaos intérieur en faisant coopérer les forces vitales entre
elles, dans une sorte de morale de la grandeur. Vient alors l’ultime critère de
la vie bonne, selon Nietzsche, l’éternel retour. Après la mort de Dieu et la mort
de l’homme, c’est-à-dire leur critique radicale comme illusions, reste à
428 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
distinguer ici bas « ce qui mérite d’être vécu et ce qui mérite de périr » (159).
Il y va ici de l’éternité, une sorte de salut dans l’immanence comme principe
de sélection des moments qui valent la peine d’être vécus (160). Si forte soit
cette proposition, elle n’arrive pas aux yeux de Ferry à abattre le libre arbitre
qui se réintroduit partout dans l’œuvre nietzschéenne, ni à penser l’avenir de
l’homme dans le monde après Auschwitz. Bref, cette thèse nietzschéenne
vient presque trop tard, selon Ferry, dans une mondialisation qui a fait perdre
toute maîtrise du destin aux hommes modernes et qui est plus décapante
encore que la philosophie « à coup de marteau. » Ferry ne cache pas son
admiration pour une telle entreprise de lucidité car elle ouvre la recherche
d’un sens de la vie sans illusion, un humanisme de l’Homme-Dieu, une
sagesse des modernes qui se veut lucide.
La troisième partie retourne à l’histoire de la philosophie antique et
s’intéresse à la sagesse des anciens qui atteste en même temps une rupture
et une continuité avec le monde religieux. La rupture consiste à mettre sur
l’agora le secret des religions pour l’exposer à la discussion rationnelle. La
continuité est cette reprise inlassable par la philosophie antique de l’interro-
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divine. Dieu n’est qu’un autre nom pour désigner la nature, et il est possible
de s’y fier justement comme à un dieu. Ferry décrit ici le « cosmologico-
éthique des anciens » pour qui le réel est beau et bon, à la manière d’un
modèle éthique fiable. Bien qu’immanent au monde, le principe cosmique est
transcendant par rapport aux hommes. Ainsi le stoïcisme étudié sous la
houlette de Pierre Hadot, apparaît à Ferry comme cette équation parfaite
entre Dieu, la nature et la raison (283), doublée par l’autre équation qui définit
la vie bonne, qui est intelligence, vertu, liberté et bonheur : « la raison dévoile
l’harmonie du cosmos et nous aide à percevoir que le destin nous échappe.
La vertu consiste dès lors à nous réconcilier avec ce monde parfait, à vouloir
et à aimer ce qui est, plutôt qu’à céder au tourment des désirs insatisfaits.
Nous accédons ainsi à la vraie liberté, qui est émancipation, maîtrise de soi,
et par là même au bonheur, puisque plus rien ne aurait désormais décevoir
ni effrayer » (291).
Ferry remarque que cette perspective est plus proche du bouddhisme que
du christianisme. Toutefois, cette sagesse des anciens quoiqu’irrémédiable-
ment passée, offre, pour Ferry, une voie pour penser une spiritualité laïque,
une spiritualité sans Dieu dont l’auteur détecte le désir dans notre modernité.
Avant d’en dessiner les contours, il revisite le christianisme qu’il crédite
d’avoir su penser la destinée humaine face aux peurs de la finitude et de la
mort.
La quatrième partie fait ressortir le cœur de la doctrine chrétienne et son
aspect subversif pour toute pensée grecque, à savoir l’incarnation du Verbe
divin. Le logos n’est plus la structure rationnelle du monde, ou la divine
organisation du cosmos, mais un homme, Jésus de Nazareth, le Christ. Mais
avec le logos, c’est désormais une révélation qui guide les efforts d’intelligi-
bilité de l’humanité. À l’inverse du destin inéluctable, la providence se
confond désormais avec « la bienveillance d’une personne (divine) à l’égard
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moderne qui signe le début du désenchantement du monde. Ruinant les
cosmologies antiques, la science moderne correspond à l’entrée dans
l’humanisme qui « domicilie les valeurs dans l’être et le devoir être et non plus
dans la nature » (397). Et même lorsque la pensée chrétienne tente actuel-
lement d’articuler Foi et Raison en montrant leur complémentarité (Ferry rend
ici hommage à l’encyclique de Jean Paul II sur Fides et ratio), cela ne change
pas un fait massif que représentent la fin des grandes cosmologies antiques
et la rupture des sciences modernes avec la physique aristotélicienne (407).
Ferry reprend ensuite la thèse de M. Gauchet dans Le désenchantement
du monde 5, montrant comment la démocratie met à mal les sociétés
religieuses traditionnelles. Ces dernières valorisaient l’hétéronomie du divin
par rapport à la société, et concevaient le monde à travers une hiérarchie
sociale. La démocratie au contraire met au premier plan l’avenir et l’égalité
des citoyens. Dans la modernité, les croyances n’ont plus leur place dans le
domaine politique, elles sont cantonnées à la seule sphère du privée. Pour
autant, selon Ferry, nous n’en avons nullement fini avec les questions sur la
vie bonne (réussie).
La dernière partie du livre de Ferry est une proposition pour repenser
l’humanisme moderne avec des figures inédites de la transcendance qui ne
doivent rien aux sagesses antiques ni au christianisme pas plus qu’au
matérialisme. Ces figures « inédites de la transcendance » demeurent né-
cessaires dans la vie courante de ce temps, qui demeure tout aussi
angoissée que les autres devant la finitude humaine (432). Pour Ferry
subsiste toujours un mystère de transcendance, car « je n’invente pas la
justice, la beauté, l’amour, je les découvre en moi-même comme ce qui m’est
donné » (441-442). Selon lui, ni le matérialisme ni la théologie ne supportent
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mettre entre parenthèses. » (481)
La question du salut (36, 59, 76, 166, 471, 481) traverse cet ouvrage dont
le titre interroge sur la vie réussie identifiée à la vie bonne. Devant
l’impossibilité de trouver en ce monde une rationalité à la manière des
anciens et face à l’impossible foi chrétienne, il s’agit alors, selon Ferry, de
nous sauver nous-mêmes en aimant tout ce qui est. Mais le lecteur peut
s’interroger : où puiser cette ressource d’aimer tout ce qui est ? Le livre
s’achève en donnant une réponse, celle d’une doctrine laïque du salut qui
s’apparente, selon nous, à une laïcisation du salut chrétien. Les critères
qu’elle déploie : la singularisation de nos expériences, l’intensification de la
vie dans le sens d’une vie plus élargie ouverte au monde et aux autres,
l’exigence de l’amour qui distingue l’autre à nul autre semblable, les moments
uniques ou de grâce (sic), renvoient aux grands axes de la foi chrétienne,
mais sous le mode de l’immanence et finalement donc dans la négation de la
révélation. L’ouverture à une transcendance sans illusion au cœur de
l’immanence que propose Ferry ne nous garde pas, ne nous soutient pas
dans l’existence toujours menacée de néant, n’établit aucune alliance avec
l’humanité et ne s’adresse pas à elle dans une parole qui donne la vie. Son
histoire n’a pas d’horizon eschatologique, et sa chair n’espère pas être
transfigurée. S’il existe pour Ferry des institutions, des pouvoirs qu’inventent
et organisent les hommes pour vivre ensemble, il n’y a pas de corps
historique où les relations qui s’y vivent, garantissent le mystère de la
transcendance.
Du point de vue de la foi chrétienne existe un irréductible mystère que Ferry
ne semble pas envisager et que la théologie prend en responsabilité et même
protège, celui de la bienveillance divine manifestée en Jésus-Christ. L’incar-
nation n’est pas la domestication du divin mais sa protection. En le logeant
dans l’humanité, l’incarnation donne à l’humanité d’attester le mystère de
Dieu dans l’agapè des relations d’humanité : « Seigneur, quand nous est-il
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 431
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et phénoménologie,
par V. Holzer (13-19)
41).
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Sous ce titre presqu’étrange, se profile l’ombre d’un philosophe inattendu
pour une refondation des principes directeurs d’une théologie fondamentale :
J.G. Fichte (30-33). Dans le champ de la théologie catholique, on s’attendrait
à trouver plutôt le nom de Joseph Maréchal, fondateur du thomisme
transcendantal, et même celui de Hegel qui n’a pas laissé indifférents les
théologiens désormais habitués à la critique kantienne des preuves de
l’existence de Dieu. Hegel entendait bien en montrer l’inanité du point de vue
de l’inconditionné (Unbedingtes). La thèse centrale de H. Verweyen consiste
à montrer l’insuffisance d’une théologie fondamentale de type herméneutique
(hermeneutisch verstehende Fundamentaltheologie) et la nécessité de lui
assurer un fondement rationnel qui lui fait défaut (eine rational unhinterge-
hbare Evidenz). Les recherches de Verweyen ne visent pas tant à substituer
(verdrängen) à l’herméneutique un fondement rationnel plus satisfaisant,
qu’à articuler à ce modèle dominant, mais second, une nouvelle forme de
philosophie première (Erstphilosophie). Comme l’indique le sous-titre de
l’ouvrage, la théologie fondamentale est en quelque sorte sommée de trouver
sa place entre philosophie première et herméneutique. Le propos global de
l’ouvrage consiste donc à conduire le débat autour de la nécessité et de la
possibilité d’une réflexion de philosophie première en théologie fondamentale
(einer erstphilosophischen Reflexion). Au fondement de toute démarche qui
tend à penser l’Inconditionné, et la théologie n’échappe point à cette requête,
l’universalité des principes qui la constitue doit pouvoir s’articuler avec une
science de l’interprétation ayant pour objet une tradition de foi.
H. Verweyen puise, comme nous l’avons signalé, dans la philosophie du
dernier Fichte, les sources d’une philosophie première, qu’il ne convient
nullement de réduire à la fonction d’ancilla hermeneuticae. C’est encore à
l’étude de P. Platzbecker qu’il faut se référer pour comprendre cette étrange
alliance. Platzbecker met en perspective la controverse qui a opposé
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 433
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la libre possession de soi. Tel est le nœud de l’identité réflexive. Il faudrait
relire avec attention le § 18 de la Doctrine de la science nova methodo. La
libre possession de l’homme par lui-même est intimement unie à son
auto-transcendance, en d’autres termes à son ouverture à l’Être infini. Cette
puissante philosophe de la vie, restituant le transcendantal à sa dimension
pathétique, devient l’indice possible d’une philosophie première capable de
conjoindre, sous le régime de la liberté, l’homme et l’Absolu. La liberté
fichtéenne ne se sépare pas de sa doctrine de la béatitude. Cette dernière
exige que soit dépassée la séparation qui, dans la philosophie de l’Être, tend
à opposer l’Être pur de Dieu au néant de la créature. C’est en effet par la
racine la plus intime de notre existence que nous sommes reliés à l’Absolu.
La thèse de Verweyen prend alors la forme suivante : si l’homme cherche à
fonder devant la raison l’appel à la foi (Ruf des Glaubens), il doit en dernière
instance posséder un savoir relatif à cet appel.
On lira avec profit les pages claires que présente P. Platzbecker. Elles
bénéficient d’heureux prolongements dans les études de Johannes
Hoff (115-129), de Magnus Striet (130-144) et Saskia Wendel (145-160). La
première étude, stimulante, met en lumière l’enracinement blondélien de la
pensée de Verweyen, mais aussi son enracinement rahnérien. Le pro-
gramme audacieux d’une philosophie première, qui fait défaut à la théologie
fondamentale, repose sur un axiome anthropologique de base (Grun-
daxiom) : l’autonomie de la raison ne peut être fondée qu’à partir d’une
perspective théonome. Cette conception se heurte évidemment au principe
de contradiction, à moins que la raison ne retrouve son unité dans le lien qu’a
forgé la pensée de Fichte en reliant organiquement le transcendantal et le
pathétique. La raison n’est pas une instance dé-hypostasiée, elle a l’épais-
seur d’une subjectivité dont Kant dénotait déjà la propension métaphysique
inamissible.
434 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
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raine a nouées avec les rationalités qui n’ont jamais relégué la question de la
transcendance hors de leur champ d’intelligibilité. L’entreprise est assez
saisissante. Elle n’est pas sans rappeler les tentatives de Walter Schulz dans
Der Gott der neuzeitlichen Metaphysik (Pfüllingen, 1974).
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s’opère en fonction d’une foi dogmatique, chez les représentants de la
religionsgeschichtliche Schule apparaissent de nouvelles catégories de
pensée, reçues en particulier, et de la philosophie réflexive, et des méthodes
issues de l’école de l’histoire des religions. Pour éclairer ce débat conflictuel,
Aguti prend soin de faire référence à un autre texte, fondamental, composé
en français et intitulé : La réapparition de la métaphysique en théologie
(1911). Barth y dresse un réquisitoire acerbe contre les tentatives qui tendent
à donner à la théologie une assise métaphysique. Le contexte est connu, la
théologie protestante cède au mirage de la métaphysique. L’ombre de Kant
hante les esprits et fait naître, disponible pour la théologie en quête de
rationalité, une « métaphysique de l’esprit », selon l’expression de Troeltsch
que rapporte Barth. Une rupture est en train de naître entre les courants
représentés par G. Wobbermin, Lüdemann, E. Troeltsch et le jeune Barth. Si
pour les uns, la religion n’apparaît plus comme un fait isolé dans la vie de
l’individu, mais comme une force créatrice dans les divers domaines de la
pensée, de l’action et de l’art, pour K. Barth en revanche, cette extension
n’est que le résultat d’une religion captive d’une métaphysique n’atteignant
qu’un Absolu abstrait, une « affection (Bestimmtheit) de la conscience de soi
immédiate ».
Les premières analyses d’A. Aguti se concentrent sur cette période initiale
de « rupture », parfois vive, avec les représentants du courant « libéral »,
identifiant la religion à une forme transcendantale de la conscience ou
comme a priori religieux. L’intérêt de la présentation génétique que propose
Aguti, c’est qu’elle exploite de nombreux textes parus dans les Vorträge und
kleinere Arbeiten (1905-1930). Ces derniers, sélectionnés avec soin, forment
une documentation indispensable à l’intelligence du rapport entre dogmati-
que et herméneutique dans la pensée de Barth. La genèse du problème
herméneutique s’enracine dans une première « conversion », réalisée autour
des années 1916, et que le chercheur italien qualifie de « conversion à la
436 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
Bible » (33). Il s’agissait pour Barth d’un retour aux « sources » de la foi,
capable de dépasser les systématisations de la théologie libérale et du
« socialisme religieux ». La conférence de 1917, Die neue Welt in der Bibel,
dessine les linéaments d’une position théorique en gestation. Ce qui devient
déterminant, c’est le point de vue de Dieu. Ce retour s’effectue par la
médiation de la lettre du texte, de sa matérialité, ce que Barth appellera plus
tard le Faktum de la Parole de Dieu (109) et auquel il associera toujours
l’actualité de la vie ecclésiale.
La thèse de l’ouvrage d’A. Aguti est somme toute simple. Il faut en finir avec
le prétendu « objectivisme » de Barth, ce que d’aucuns ont identifié sous
l’appellation de « néo-positivisme », voire de supranaturalisme. Ces poncifs
ont vécu. La démonstration est convaincante. Elle se fonde sur l’analyse de
conférences à l’allure méthodique et programmatique, sur les débats polé-
miques qui ont opposé Barth à Érik Peterson, aux tenants d’une stricte
exégèse historico-critique, ou encore à Rudolf Bultmann (205-276). Barth
mène des combats sur plusieurs fronts. Il ne se laisse ni gagner par les
thèses ultra-théologiques et non critiques de Peterson, ni par les thèses
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critiques d’une exégèse puisant ses ressources interprétatives dans la
psychologie religieuse et l’histoire des religions. L’expérience originaire de la
rencontre d’Alliance, le problème central de l’élection, exigeait une autre
lecture, d’autres catégories de pensée. Barth n’a pas échappé aux interpré-
tations contradictoires de la part de ses lecteurs. Le conflit qui l’opposa à Érik
Peterson est à ce sujet exemplaire. Peterson, représentant patenté d’un
positivisme de la révélation, accusera Barth de néokantisme dans sa
fameuse conférence de 1925, Was ist Theologie ? C’est une réponse au
texte barthien déjà évoqué, Das Wort Gottes als Aufgabe der Theologie.
Peterson ne s’y était pas trompé. Le programme de la théologie dialectique
y était esquissé dans ses grandes lignes épistémologiques. Le reproche
majeur est intéressant. Barth accentuerait trop unilatéralement l’invisibilité
(Unsichtbarkeit) de la révélation, son caractère irreprésentable (Anschauli-
chkeit).
Barth ne veut pas atténuer le caractère paradoxal de la révélation. Naissent
alors les catégories matricielles de la pensée du théologien, source d’une
Denkform dogmatique (62 ; 191 s.) Cette dernière est identique au projet
herméneutique barthien. La dialectique entre Enthüllung (dévoilement) et
Verhüllung (voilement) correspond très précisément à la posture herméneu-
tique qui doit s’imposer à tout théologien digne de ce nom lorsqu’il a affaire à
la Parole de Dieu. Le réalisme théologique de Barth se justifie d’abord au
regard de la donation (Gegebenheit) de Dieu reconnue sous son nom
biblique d’élection. Dès lors, à la dialectique du dévoilement et du voilement
correspond la dialectique noétique de la reconnaissance (An-erkennen) et de
la connaissance (Erkennen), de la confession (Bekenntnis) et de la connais-
sance (Erkenntnis), du croire et du connaître, catégories « dialectiques »
auxquelles il convient d’associer la subtile distinction que Barth élabora à
propos de l’exercice autonome de la raison, dans l’ouvrage consacré au
Proslogion d’Anselme, sola ratione et non solitaria ratione.
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 437
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théologie dialectique, dont les modalités d’expression ne doivent cependant
pas être assimilées à la seule œuvre de Karl Barth. La théologie catholique
n’a pas échappé à l’influence barthienne. Il suffit d’évoquer la figure de Hans
Urs von Balthasar qui, en 1951, consacrait à son homologue suisse un
ouvrage magistral qui révèlera l’ampleur de la pensée barthienne pour la
théologie tout entière. Benoît Bourgine s’inscrit assurément dans la lignée
des grands interprètes de l’œuvre de Karl Barth. Son ouvrage, d’une
étonnante ampleur, prend au mot l’appréciation que porta Hans-Georg
Gadamer sur l’œuvre de Barth :
« L’œuvre grandiose et monumentale de Karl Barth, sa Dogmatique
ecclésiale, n’apporte nulle part explicitement de contribution au problème
herméneutique, mais indirectement, elle y contribue partout » (cité par
B. Bourgine, XIX).
B. Bourgine procède à une réinterprétation novatrice de l’œuvre bar-
thienne, grâce à une méthode de lecture appropriée. Approcher l’œuvre
selon des critères d’interprétation puisés dans le mouvement dynamique et
organique que dessine la théologie de Karl Barth conduit à saisir « ce qui fait
l’unité de sa propre trajectoire » (XVII) et contribue du même coup à
manifester l’apport de Barth à la « définition de la théologie ». Le propos est
ambitieux. On a dit tant de choses sur Karl Barth, on a cru pouvoir identifier
la théologie dialectique en lui assignant une définition formelle et définitive.
Elle qualifierait la modalité antithétique des rapports instaurés par Jésus-
Christ entre Dieu et l’homme. Elle prendrait la forme d’un « objectivisme »
outré, de facture supranaturaliste. L’œuvre de Barth est trop complexe pour
être enfermée dans de telles catégories. Elle ne peut être interprétée qu’en
fonction d’une lecture globale, intégrale, ou si l’on préfère, selon une méthode
de l’intégration et de la reconduction. Ces mots n’appartiennent pas à la
définition de la méthode que propose Benoît Bourgine, mais ils en traduisent
l’originalité et la fécondité. Morceler ou décomposer le texte barthien en
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fondamentalement à apporter un démenti aux reproches de faiblesse ou de
déficit herméneutique attribués à l’œuvre du théologien bâlois. B. Bourgine
ne méconnaît pas l’ampleur des travaux récents qui ont été consacrés à
l’herméneutique théologique de Barth. Il en présente les lignes de force et les
limites respectives. Il inscrit sa propre recherche dans le sillage de celle de
Helmut Kirchstein (Der souveräne Gott und die heilige Schrift : Einführung in
die biblische Hermeneutik Karl Barths, Aix-la-Chapelle, 1998). Le point de
vue adopté consiste précisément à ne pas dissocier l’herméneutique scriptu-
raire de l’herméneutique dogmatique, c’est-à-dire à ne pas les traiter sépa-
rément. Puisqu’il s’agit, en traitant du rapport entre exégèse et dogmatique,
de faire droit aux exigences propres de la connaissance théologique,
l’herméneutique des textes ne saurait se réduire à un biblicisme naïf. Barth
s’est résolument engagé dans la question théologique par excellence, ou,
pour reprendre la terminologie qu’affectionne Bourgine, la « véritable théolo-
gie » (165). Cette quête, B. Bourgine l’a décrite à partir de l’exégèse
étonnante que Barth consacre à la preuve ontologique d’Anselme. À l’instar
de toutes les œuvres signées par Barth, elle répond à la question hermé-
neutique qui, d’une certaine manière, donne à la théologie son objet et lui
assure une cohérence rationnelle spécifique : « Comment la théologie peut-
elle rendre compte de son objet de manière appropriée ? » (232). La thèse de
Barth est connue. Elle renouvellera la lecture du Proslogion 2-4 au-delà des
critiques quelque peu apparentées que lui adresseront Thomas d’Aquin et
Kant, certes sur la base d’une philosophie de l’être irréductible pour chacun
d’eux. Il n’en demeure pas moins que l’admiration que voue Karl Barth à
Anselme est l’indice d’une théologie qui s’élabore dans le cercle d’une
« affinité fondamentale entre credere et intelligere » (119). Certes, la ratio
théologique ne peut pas se placer hors de la foi, c’est-à-dire de la foi reçue
et confessée. Elle y puise les ressources d’un déploiement rationnel adéquat
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 439
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propos christologique barthien. Mais que faut-il entendre par « herméneuti-
que de la facticité » ? L’expression est audacieuse, mais elle n’est nullement
factice. Les démonstrations sont d’une extrême rigueur. Nous sommes loin
des accusations portées contre Barth, celles bien connues de « néo-
positivisme » ou de « néo-orthodoxie ». L’analyse des textes conduit à de
tout autres conclusions, énoncées ici de manière vigoureuse et documentée.
L’herméneutique de la facticité (Faktizität) repose d’abord sur l’événement de
révélation qui fonde une radicale historicité de la connaissance de Dieu.
Cette structure propre à l’autorévélation de grâce conditionne le mode
spécifique de la connaissance théologique. En d’autres termes, si elle veut
poser adéquatement la question de la vérité, la dogmatique ecclésiale doit
prendre la mesure de la facticité selon laquelle la vérité chrétienne s’offre à
elle. La théologie ne s’égale alors nullement à un savoir adéquat, même si
l’herméneutique dogmatique se doit de correspondre au mode de la révéla-
tion qui constitue sa présupposition fondamendale : « La facticité de la
révélation est sa nécessité propre » (Die Faktizität der Offenbarung ist ihre
einzige Notwendigkeit) (364).
Nous l’avons dit, le cœur de la recherche entreprise par B. Bourgine
consiste très précisément à analyser la correspondance entre herméneutique
théologique et structure de la révélation. Cette correspondance ne ressortit
nullement à une logique mimétique et illusoire. Bourgine montre que la
facticité de la vérité chrétienne conduit à une posture singulière de l’intellectus
fidei : « Le travail dogmatique s’inaugure quand l’esprit se réapproprie, à partir
de ses exigences propres, le contenu rationnel de la révélation » (127). Ainsi,
la logique qui s’accorde à la révélation, en d’autres termes le travail d’intelli-
gence et de consentement qui s’y rapporte, se déploie selon six dimensions :
une logique de l’accomplissement, une logique de la facticité, une logique de
l’objectivité, une logique de la participation, une logique de l’assertion et de la
question, et enfin une logique de l’explication et de la configuration (256-259).
440 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
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tant qu’il est connu comme le Dieu révélé, ce qui explique d’ailleurs la place
structurelle qu’occupe le référent trinitaire. Il convient aussi de ne pas
négliger le recours barthien au vocabulaire de l’être, mais aussi à celui de la
participation, deux déterminations qui doivent entrer dans toute appréciation
critique portée sur le refus barthien d’une analogia entis. Faut-il rappeler que
Barth n’envisage pas la Révélation comme un en-soi immédiatement acces-
sible, ce qui par le fait même pose la question du sujet d’énonciation dans
toute parole tenue sur Dieu ou du point de vue de Dieu. La place de la
« médiation » ecclésiale et celle, connexe, de la « véritable théologie » sont
à l’évidence déterminantes. Enfin, si le rapport Créateur-créature est asymé-
trique, il convient de donner à ce rapport une intelligence nuancée et précise,
en tenant compte notamment du vocabulaire barthien de la participation et de
la disponibilité de l’homme. Pour notre part, nous parlerons d’une asymétrie
dynamique et proportionnelle.
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jugement raisonnable qu’avec l’aide de la grâce de Dieu. Pour Rousselot, les
choses étaient claires : la surnaturalité de la foi ne saurait s’accommoder
d’une concomitance tout extérieure de crédibilité rationnelle (413). Il est
intéressant de noter que dans la disposition de l’ouvrage que Schütz
consacre à la genèse de l’acte de foi, Rousselot fasse l’objet d’une présen-
tation qui clôt la vaste fresque consacrée aux figures emblématiques qui ont
donné au phénomène de la croyance, ou de la foi reçue de la tradition
chrétienne, une réorientation phénoménologique.
Le travail de Schütz se décompose en deux grandes parties, dont la
symétrie est assurée par un traitement philosophique et un traitement
théologique du phénomène originaire de la croyance. La partie philosophique
(Philosophie des Glaubens) est consacrée à cinq figures emblématiques,
Hegel, Schelling-Fichte, Kierkegaard, Heidegger et Jaspers, auxquelles
correspondent symétriquement, pour la partie théologique (Theologie des
Glaubens) les « figures » de Guardini, Balthasar, Rahner, Jüngel et enfin
Rousselot. Cet effet symétrique qui, dans l’ouvrage, ne fait l’objet d’aucune
justification épistémologique satisfaisante, s’apparente à quelque chose
d’arbitraire et de factice, même si la sélection des auteurs se justifie au motif
qu’ils auraient développé une phénoménologie de la foi (Phänomenologie
des Glaubens). Afin de coordonner des figures qui, à première vue, semblent
juxtaposées, Schütz ménage des transitions entre elles, appelées intermezzi.
Il récapitule ainsi les résultats acquis dans ses descriptions successives, et
montre comment, d’un penseur à l’autre, s’esquissent des figures de foi, des
phénomènes de créance, intégrés à l’entreprise de refondation de la pensée
comme telle. La foi (Glauben) ne se pose pas, dans ces systèmes de pensée,
comme un objet du dehors, mais comme un phénomène originaire (Urphä-
nomen). Ce sont ainsi autant de monographies qui, en leur disposition
symétrique, manifestent que la foi chrétienne (der christliche Glaube) a
442 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
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il faudrait relire les pages introductives de Foi et Savoir de Hegel. La méthode
retenue par A. Schütz n’est pas sans rappeler non plus la manière dont Hans
Urs von Balthasar convoque, en sa grande œuvre théologique, les figures
philosophiques de l’Idéalisme allemand. Les monographies de Schütz sont
en effet comparables à celles de Balthasar, théologien auquel Schütz
n’accorde aucune faveur particulière. Si ses préférences philosophiques sont
nettement accordées à Hegel (46), ses préférences théologiques vont quant
à elle à Karl Rahner, (cf. note 39, p. 39). Le concept central de l’argumenta-
tion développée par Schütz est celui de « Logique de la Révélation » (Logik
der Offenbarung), là où la foi, en son contenu vital, devient sa propre preuve,
au-delà de la bi-partition entre fides qua et fides quae. Le processus
d’auto-dévoilement de Dieu (Offenbarkeit Gottes) constitue ainsi le point de
départ d’une démarche phénoménologique qui tente de sortir des oppositions
entre foi et savoir, nature et grâce, monde et Dieu.
La thèse s’exprime en une proposition forte qui doit tout aux théologies
contemporaines de l’auto-révélation divine : « Seule l’ouverture objective de
l’Absolu (objektive Eröffnung des Absoluten) conduit le sujet à son véritable
niveau de profondeur, non pas seulement de manière théorique, mais
existentielle » (407). En cela, Schütz veut à l’évidence éviter l’écueil du
subjectivisme. Il se place d’emblée du côté de l’objectivité de la Révélation
entendue comme acte d’auto-détermination libre et englobant, récapitulant
en lui toute réalité. Schütz prend soin cependant de dresser une typologie
des conceptions de la révélation (Grundmodelle), dont il dénombre trois
modèles fondamentaux : la révélation comprise comme épiphanie et expé-
rience (Epiphanie-Erfahrung), comme enseignement (Belehrung) et enfin
comme acte d’auto-donation (Selbstmitteilung). Schütz manifeste sa préfé-
rence pour ce dernier modèle, modèle très fédérateur en théologie contem-
poraine. Il élabore, à la suite de R. Guardini, un concept extrêmement
différencié de révélation, au-delà de toute conception chosiste. Il craint à la
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et la philosophie positive du dernier Schelling restent dominantes. Le concept
d’auto-révélation qui en résulte doit encore beaucoup à la philosophie de
l’identité. A. Schütz adopte en quelque sorte le mouvement de fond de la
Phénoménologie de l’esprit. Cette dernière s’identifie à l’exposition du
processus par lequel la vérité absolue advient à elle-même à partir des
différentes phases de son apparaître. Ce principe, problématique dès lors
qu’il s’exporte en théologie révélée, est au fondement du concept schützien
d’auto-révélation. La crédibilité (Glaubwürdigkeit) de la foi chrétienne
s’éprouve plus qu’elle ne se prouve comme un objet (Gegenstand) soumis
aux puissances de la sensibilité et de l’entendement. C’est dans la grande
reprise synthétique et conclusive de l’ouvrage que les catégories dominantes
dont use A. Schütz rappellent le lexique balthasarien. Elles ne sont cepen-
dant pas exclusives. Elles puisent aussi à d’autres lexiques, ceux de Jaspers,
de Rahner, de Guardini, de Jüngel. C’est là que la proposition spéculative de
Schütz accuse sa faiblesse. Les références sont multiples et le propos
d’ensemble finit par devenir sibyllin.
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Révélation dans son cadre historique la rend plus claire, plus proportionnée
à notre intelligence, plus facile à croire », (texte cité dans, L’Écriture en
Église, Lectio Divina 142, Paris, Cerf, 1990, p. 112-113).
Dans un contexte qui demeure initialement problématique et polémique, la
catégorie d’Historia Salutis s’impose avec peine. Elle est en effet une
« création » du 2e Concile du Vatican, comme le rappelle Pasquale. Sans
totalement s’identifier à la conception protestante d’une Heilsgeschichte, elle
n’en demeure pas moins proche, avec la charge spécifique que représente
son lien à l’irruption de la méthode historique dans le domaine des études
bibliques. J. Daniélou perçoit la difficulté lorsqu’il relève l’opposition implicite
que reconduit le schéma de la commission préparatoire conciliaire De
deposito fidei pure custodiendo entre histoire du salut et doctrine de la foi
(495). C’est dans un tel contexte que Pasquale procède à la genèse de la
catégorie d’Historia Salutis dans la théologie catholique contemporaine, en
distinguant dans sa documentation les œuvres majeures des contributions
plus mineures qui participèrent à son élaboration. Il parvient ainsi à en
montrer la spécificité et l’extrême diversité. La variété des œuvres considé-
rées fournit l’évidente attestation de cette diversification.
La recherche de Pasquale peut être qualifiée de contribution majeure à
l’historiographie théologique, tant elle exploite et traite de manière ordonnée
une documentation dont la richesse est telle qu’elle pourrait décourager toute
saisie synthétique. L’ouvrage se présente à la fois sous la forme de longs et
riches exposés consacrés aux théologiens les plus représentatifs de la
période pré et post-conciliaire, et d’excellentes reprises synthétiques et
systématiques évaluant des modèles de théologie de l’histoire. La catégorie
d’Historia Salutis, qui s’impose non sans peine, fait naître ces grandes
tentatives que sont les théologies contemporaines de l’histoire. Dans le
champ proprement catholique, le concept protestant d’une heilsgeschichtli-
J.-L. SOULETIE ET V. HOLZER 445
che Theologie, dont les origines remontent au XIXe siècle avec le théologien
de Tübingen Johann Tobias Beck (1804-1878) et son représentant le plus
connu dans l’école d’Erlangen, J.C.K. von Hofmann (1810-1877), aura une
influence décisive. La réception catholique des œuvres d’Oscar Cullmann,
Christus in die Zeit (1946), ou bien encore Heil als Geschichte, contribuera en
outre à la désaffection progressive de la theologia naturalis. En procédant à
l’évaluation critique et prospective de la théologie de l’historia salutis dans la
systématique catholique (4e partie de l’ouvrage), Pasquale montre avec
pertinence comment l’histoire est entrée en théologie catholique, non seule-
ment comme discipline positive au service d’une tradition du passé qui fait
autorité, mais comme condition d’existence et forme de toute représentation.
Ce passage est celui de la transition qui mène de la positivité d’un patrimoine
à conserver à celui d’un événement de salut dont les virtualités demeurent
coextensives à une histoire ouverte et en quête d’accomplissement. Parado-
xalement, cette entreprise de refondation du discours de vérité en théologie
n’a nullement affecté la permanence du recours au langage de l’ontologie.
Pasquale décrit les étapes de cette nouvelle articulation entre veritas facti et
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trouver de nouvelles conditions d’énonciation. Le travail de Pasquale peut
être reçu comme un hommage à l’immense et fécond travail de la théologie
au XXe siècle, c’est-à-dire à cette entreprise de refondation du discours de
vérité en théologie sous l’aspect de la catégorie d’Historia Salutis. Cet
ouvrage magistral livre au chercheur une documentation des plus précieu-
ses, méthodiquement déployée et finement interprétée.
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aux débats théologiques. Le climat intellectuel du moment est encore tendu.
Daniélou est conscient de l’opposition encore difficile à surmonter entre
« doctrine de la foi » et « histoire du Salut ». Daniélou s’oppose vigoureuse-
ment à toute conception « didactique » de la foi. Le rapport ontologie-histoire
demeure à l’horizon des débats. L’intellectualisme et l’historicisme sont
comme les deux écueils qu’il convient de prévenir. Pizzuto n’omet pas de
traiter du dossier douloureux afférent à la fameuse « nouvelle théologie ». Il
ouvre ainsi un dossier passionnant sur la controverse qui opposa les jésuites
des Recherches de Science Religieuse aux dominicains de la Revue Tho-
miste, à partir de la confrontation courtoise et ferme que menèrent J. Daniélou
et M.M. Labourdette. Outre ces controverses de type strictement théologique,
c’est la genèse de la Constitution dogmatique Dei Verbum, de ses catégories
fondamentales, de sa conceptualité spécifique, de sa cohérence propre qui
fait l’objet d’une analyse ancrée dans les débats préparatoires à sa rédaction
définitive. Neuf chapitres sont ainsi consacrés à la naissance d’une théologie
de la Révélation en ses thèmes fondamentaux : la Révélation à travers la
catégorie de « mystère », la Révélation « cosmique », la Révélation dite
« positive », coïncidant avec l’économie vétéro et néo-testamentaire, les
processus de transmission et d’intériorisation de la Révélation, enfin la
« positivité » de la religion comme telle, et la « négativité » de nouvelles
formes de religiosité apparentées à de nouvelles gnoses.
Le travail à la fois synthétique et minutieux qu’entreprend Pizzuto mani-
feste d’abord la richesse et la profondeur des intuitions théologiques de Jean
Daniélou, méthodiquement développées dans des textes à l’argumentation
précise et sobre. Ces textes prennent un relief saisissant dans le contexte
ecclésial et culturel du moment. Ils sont la trace et la mémoire textuelles des
débats et controverses qui aboutiront à la naissance d’une théologie de la
Révélation dont il convient de mesurer à la fois la nouveauté et la conformité
à la grande tradition patristique. Pizzuto mentionne ici avec pertinence
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relief les deux catégories théologiques qui manifestent l’originalité de la
théologie de la Révélation du théologien français : l’élection et la notion de
« rétrécissement ». Le passage de la révélation cosmique à la révélation
positive est contenu et exprimé sous ces catégories fondamentales. La
révélation « positive », objet du « rétrécissement », est une révélation nou-
velle qui comporte, comme élément constitutif, un processus spécifique de
« transmission ». Retenons pour finir la part faite à l’influence de théologiens
comme Léonce de Grandmaison ou Romano Guardini.
En somme, de par son intérêt historiographique et la belle vigueur de ses
analyses théologiques, la recherche de Pizzuto contribue à donner à un pan
majeur de l’histoire de la théologie contemporaine une mise en perspective
dynamique et fort bien documentée.
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une ligne d’interprétation qui unifie parfaitement son propos. Les titres des
chapitres sont l’expression synthétique des thèses théologiques qui caracté-
risent la pensée des théologiens en cause. En présentant la pensée de
K. Rahner selon une perspective diachronique et génétique (un premier
groupe de textes est constitué par les articles écrits de 1937 à 1954),
Cordovilla Pérez consacre un chapitre très documenté et particulièrement
éclairant sur les sources de la théologie de K. Rahner. Ces sources, appelées
« présuppositions et fondements », sont traitées sur le registre du rapport à
l’Écriture, à la tradition patristique grecque, à l’influence de la théologie de
Duns Scot, à laquelle Rahner consacra en effet un article du Kleines
theologisches Wörterbuch (Skotismus), puis de la tradition théologique
contemporaine. On y rencontre les noms de théologiens comme ceux de
J.A. Jungmann, d’Anselm Stolz (1900-1942) avec lequel K. Rahner animera
les Salzburger Hochschulwochen de 1937, leçons qui aboutiront, grâce à la
diligence de J.B. Metz, à la publication de Hörer des Wortes. Les catégories
fondatrices de la théologie rahnérienne sont le reflet de la théologie du moment
comme tel, théologie en quête de refondations, d’orientation existentielle et
historique (Heilstheologie), kérygmatique et mystagogique, christocentrique et
en phase avec une vision évolutive de la réalité phénoménale. Ces détermi-
nations font l’objet de vérifications textuelles dans les chapitres qui suivent,
selon la triple figure que dessine la théologie rahnérienne de la médiation
créatrice du Christ : la christologie protologique d’une part, l’articulation entre
christocentrisme théologique et anthropocentrisme christologique d’autre part
(De la creación en Cristo a Cristo en la creación), puis l’autocommunication
divine de grâce comme fondement de la création. Ce dernier chapitre met en
lumière la dimension trinitaire du concept d’autocommunication, manifestant
ainsi l’impossibilité de séparer Selbstmitteilung Gottes et Schöpfungslehre.
Les catégories dont use l’auteur de l’ouvrage naissent de la lecture patiente
des textes. Ces derniers commandent l’ordonnancement et la progression de
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ces pages le meilleur de la théologie de K. Rahner, dédouanée de toute
conception erronée de la « réduction anthropologique ». Si cette dernière
expression est comprise en un sens phénoménologique, elle peut alors
convenir, au sens de « reconduction » (Rückgründung), concept solidaire de
la méthode rahnérienne de la reductio in mysterium. Cette méthode trouve
son point de concentration et de déploiement dans le concept central
d’autocommunication créatrice et divinisatrice, le Dieu de grâce comme
principium et finis mundi. Ce caractère englobant du théocentrisme rahnérien
peut et doit être interrogé du côté de l’articulation que pose Rahner entre
transcendantal et catégorial, schématisme qui confère à la théologie rahné-
rienne une forme de pensée (Denkform) systématique dont les pôles sont
ceux d’une théologie trinitaire, d’une anthropologie radicale et d’une christo-
logie déficiente. Le concept d’anthropologie radicale ne doit pas être assimilé
à une anthropologie autonome, mais à un christocentrisme englobant. La
place centrale qu’occupe l’anthropologie radicale est consécutive au schème
de pensée rahnérien, réplique transcendantale de la structure antique de
l’egressus a Deo et du reditus in Deum. Les pôles de la théologie rahnérienne
peuvent également être appréhendés selon les thèmes du Geheimnis (Dieu
comme mystère), de l’homme comme auditeur potentiel de la Parole (Hörer
des Wortes), de Jésus le Christ Logos et Parole de Dieu (Wort Gottes).
Le travail entrepris sur la théologie de K. Rahner trouve son correspondant
symétrique dans l’analyse de l’œuvre de Hans Urs von Balthasar. Deux
chapitres volumineux lui sont consacrés. Le choix de la documentation est ici
particulièrement délicat. Cordovilla Pérez a su remarquablement définir son
corpus. Le point de départ de la recherche entreprise sur Balthasar est
excellent. L’auteur de l’ouvrage traite du thème du Christ cosmique, l’un des
thèmes germinaux de la pensée du théologien suisse, puisque c’est à la
lumière du Christ cosmique que Balthasar réalise trois de ses premiers
livres : Kosmische Liturgie (1941/1961), das Weizenkorn (1944) et enfin das
450 BULLETIN DE THÉOLOGIE FONDAMENTALE
Herz der Welt (1945). Le point de vue adopté reste fidèle à la méthode
historico-génétique et systématique. C. Pérez montre avec pertinence que le
lien de la christologie à l’ontologie métaphysique est un thème qui manifes-
tement fascine Balthasar. Il puise les ressources de cette christologie
cosmique dans l’œuvre emblématique de Maxime le Confesseur, artisan
d’une intelligence métaphysique de la formule dogmatique chalcédonienne.
Ces positions métaphysiques initiales se redéploieront sous la forme plus
concrète d’une théologie de l’histoire, d’orientation eschatologique, faisant
appel aux catégories centrales de la temporalité et de l’accomplissement,
fondement d’une christologie de l’Universale concretum. Le thème central de
l’« analogia entis concrète » constitue précisément la version balthasarienne
de la concentration christologique, au-delà du dilemme posé par K. Barth
entre analogia fidei et analogia entis. Ainsi, le thème balthasarien de la
Konkretgestalt doit être situé à l’intérieur d’une théologie de la médiation
créatrice du Christ, selon une démarche qui ne s’apparente pas au para-
digme transcendantal, mais à celui d’une considération immédiate de l’unicité
(Einmaligkeit) et de la singularité d’une figure de révélation. Le mouvement
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que dessine la pensée balthasarienne est décrit par notre auteur sous trois
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catégories, dont l’ordre doit être scrupuleusement respecté : unicité de la
figure (esthétique), inclusion de la création en Christ (dramatique) et exten-
sion pneumatologique dans le monde (théologique). Cet ordonnancement est
en effet aux antipodes du schème transcendantal rahnérien dont nous avons
relevé précédemment l’ordonnancement spécifique.
Nous avons apprécié le chapitre VI, centré sur un thème complexe de la
théologie balthasarienne : La création comme première kénose divine et la
croix comme ultime condition de possibilité de la création. Les analyses sont
nuancées. Le thème de la kénose, étendu à l’être de Dieu (göttliche
Entäussertheit), est compris selon la logique qui convient. Il ne s’agit
nullement de déduire la structure kénotique de l’être divin à partir d’une
conception a priori de la différence, interne à l’Absolu (un Dieu en soi
kénotique), mais de partir de l’universale concretum, le Christ en personne,
pour passer à la considération d’une kénose intratrinitaire. Cordovilla Pérez
restitue avec finesse les dimensions d’une théologie qu’il apparente à un
staurocentrisme trinitaire (estaurocentrismo trinitario), ce que confirment
notamment les dernières pages de la Théodramatique. Balthasar a étroite-
ment relié théologie de la croix et mystère trinitaire, ce qui explique en partie
l’originalité du lexique trinitaire balthasarien. La difficulté que l’on peut
légitimement éprouver en lisant Balthasar, c’est qu’il procède à une extension
« métaphysique » de ce lexique, comme si l’on pouvait déduire une ontologie
trinitaire à partir de l’Universale concretum. Certes, et Cordovilla Pérez l’a bien
montré, l’influence de Maxime le Confesseur est considérable. Les pages que
Balthasar consacre à la synthèse christologique de Maxime sont une source
de premier plan. Le théologien Balthasar insiste sur le fait que pour Maxime la
question christologique n’est pas pure question spéculative, mais qu’en elle, il
y va de l’approche du « mystère central du monde ». Il n’est pas anodin que
Balthasar parle, à propos du Christ, d’analogia entis concrète. Si cette
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seulement donné à sa théologie trinitaire un enracinement dans la grande
tradition scolastique, mais il a prolongé cette dernière en des développe-
ments inattendus. Élargissant l’axiome selon lequel la création est inscrite
dans la Trinité comme en son présupposé non séparable (unabdingbaren
Voraussetzung), il lui a donné une interprétation qui doit plus à une théologie
de la croix qu’à une doctrine trinitaire de l’être de Dieu considéré en lui-même.
Pour Thomas, en effet, s’il est légitime d’affirmer que les processions divines,
dans l’unité de l’essence, sont la « cause » et la « raison » de la production
des créatures, ce n’est pas tant en raison de l’affirmation de distinction,
interne à la vie trinitaire, que cette production est dite dériver de Dieu, qu’en
raison de la Sagesse et de la Bonté du Créateur, que porte à sa plus haute
expression l’affirmation de foi sur le Dieu Trinité. Telle est la logique qui
commande la position de l’Aquinate.
(...) Les processions des Personnes sont la raison de la production des
créatures, en tant qu’elles incluent les attributs de l’essence (inquantum
includunt essentialia attributa, quae sunt scientia et voluntas), c’est-à-dire
ceux de la science et de la volonté 7.
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Le kénotisme balthasarien est donc typique d’une démarche théologique
singulière et originale. Il doit peut-être plus aux grandes philosophies
allemandes de la Révélation qu’à la tradition théologique médiévale ou
patristique. Les dernières pages de la Théodramatique, intitulées : Qu’est-ce
que Dieu peut retirer du monde ? (Was hat Gott von der Welt ?), offrent de
belles considérations sur une vie trinitaire dont le lexique est pour le moins
inattendu. Il manifeste de réelles parentés avec le lexique trinitaire de
Schelling, sous l’aspect d’une vie trinitaire eschatologiquement accomplie et
enrichie (Bereicherung). Un principe énoncé par Schelling dans la Philoso-
phie de la Révélation concorde étonnamment avec la logique trinitaire que
développe Balthasar : « Au premier abord l’application de l’idée de la Tri-unité
à la création, cette hypothèse que les figures originelles de l’Être divin se
glorifient au terme de la création en Personnes divines (...), tout cela pourrait
sans doute paraître étrange aux habitués de l’exposé traditionnel 9 ».
8. S. Th., Ia, Q. 45, a. 7, Respondeo : « En tant qu’elle est une certaine substance
créée (quaedam substantia creata), elle (la créature) représente la cause et le prin-
cipe : et ainsi elle manifeste la Personne du Père qui est Principe sans principe
(Principium sine principio) ; en tant qu’elle a une certaine forme et espèce (quamdam
formam et speciem), elle représente le Verbe, selon que la forme de l’œuvre vient de la
conception de l’artisan ; enfin en tant qu’elle a une fin, elle représente l’Esprit Saint
en tant qu’il est Amour ».
9. Schelling, F.W.J., Philosophie de la Révélation. Livre II. Première partie, « Leçon
XVI », traduction de la RCP Schellingiana, sous la direction de J.F. Courtine et
J.F. Marquet, Paris, 1991, pp. 193-194.