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Henri Meschonnic

Pour la poétique
In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31.

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Meschonnic Henri. Pour la poétique. In: Langue française. N°3, 1969. La stylistique. pp. 14-31.

doi : 10.3406/lfr.1969.5430

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1969_num_3_1_5430
Henri Meschonnic, Paris-Vincennes.

POUR LA POÉTIQUE

S'il est encore des critiques pour douter de la


compétence de la linguistique en matière de poésie,
je pense à part moi qu'ils ont dû prendre l'incompé
tence poétique de quelques linguistes bornés pour
une incapacité fondamentale de la science linguis
tiqueelle-même. Chacun de nous ici, cependant, a
définitivement compris qu'un linguiste sourd à la
fonction poétique comme un spécialiste de la litt
érature indifférent aux problèmes et ignorant des
méthodes linguistiques sont d'ores et déjà, l'un et
l'autre, de flagrants anachronismes.
Roman Jakobson, Linguistique et poétique,
Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, p. 248.

La poétique

La linguistique moderne a changé les conditions d'étude de la litt


érature, irréversiblement. Et depuis les formalistes russes, les structural
istes de Prague et le New-Criticism, la théorie de la littérature est allée
plus profond que pendant toute l'ère aristotélicienne. Mais les rapports
entre linguistique et littérature sont aujourd'hui un lieu de malentendus;
tout est dans ce et qui les confronte, et ne peut pas ne pas les transformer;
c'est que ce lieu est encore en voie d'exploration, alors que le rendement
de la linguistique dans l'enseignement des langues (dans la rénovation
de la pédagogie du français par exemple), ne rencontrant comme obstacle
qu'une ignorance dénuée de doctrine, est déjà assuré du succès, malgré
la résistance de la routine.
Cette exploration en cours, qui n'avance pas sans divergences, régres
sions, elle devrait au plus tôt éliminer ses faiblesses, s'assurer de son but
et de ses méthodes pour vaincre une résistance plus têtue que dans l'étude
de la grammaire. Car il y a des honnêtes gens qui, au moment de parler
ou d'écrire sur la littérature, au moment de l'enseigner, se vantent encore

14
de n'avoir pas de méthode. Comme si absence de méthode était présence
humaine. Leur « sensibilité » aux textes montre combien leur culture
générale est un héritage passif et non une création (et la preuve en est
qu'ils sont bien démunis devant la modernité); leur libéralisme est un
ethnocentrisme et un logocentrisme étouffants sous son allure aimable,
et c'est eux qui crient au terrorisme totalitaire, à la « déshumanisation ».
Ils ne se sont jamais posés les quelques questions premières qui les auraient
inquiétés sur leur rôle. Ils sont éclectiques. Ils posent que toute méthode
tue son objet : puisqu'elle le crée, et qu'elle vous donne toujours raison;
ils posent avec assez d'ignorance qu'une structure est un squelette, et
avec assez de confusion que le langage n'a presque rien à voir avec la
littérature; que la formalisation est impossible dans ce qui relève de
l'axiologie et de l'arbitraire, mais ils croient en une vérité du texte, puis
qu'ils accusent certains de contresens. Il est d'ailleurs difficile parfois de
comprendre leur grief, parce que les termes dont ils se servent sont un
brouillage, ainsi le mot selon eux est trompeur. Au vrai, ils l'avouent,
ce sont des hédonistes. Ils pensent beau, ils pensent moi. On les comprend
mal à l'aise de ne pas être leurs propres contemporains.
Pourtant, on ne peut éviter la linguistique. L'étude du langage ne
peut pas ne pas interroger la littérature, qui est langage, et communicat
ion. Et si elle est langage, une première illusion serait de poser un privi
lège exclusif de la linguistique sur la littérature. Jusqu'à l'illusion des
modèles qui épuiseraient l'œuvre. Tout ne se réduit pas à du linguistique.
Le texte est un rapport au monde et à l'histoire. Une illusion inverse
serait de prendre la linguistique pour une auxiliaire, qui procurerait un
matériau à élaborer ensuite, une étape en somme avant de parvenir aux
constituants fondamentaux de la littérature (la connaissance psycholo
gique, sociologique...), et c'est le dualisme des « littéraires ». La linguis
tiqueest en fait le point de départ d'une rigueur et d'un fonctionnalisme
qui permettent de poser, en termes ni esthétiques ni réducteurs (sociolo-
gisme, biographisme, expérience du temps ou de l'imaginaire, psycho-
critique...), poser en termes synthétiques à la littérature la question de
son être, éliminant ainsi tout dualisme, évitant le faux dilemme de l'ana
lyseformelle ou de la thématique (qui toutes deux tuent l'écrit), et toute
démarche qui traverse l'œuvre.
L'étude des œuvres est alors une poétique. Elle n'élimine pas les
autres procédures exploratrices, encore faut-il viser la découverte et non
la tautologie. Elle ne tend qu'à bien penser à sa question. Une question
qui ne semble qu'aux historicistes ou sociologisants une chose d'esthète.
Elle vise la forme comme vécu, le « signe » se faisant « texte 1 ». Elle
n'est pas separable d'une pratique de l'écriture : elle en est la conscience.
Ce n'est pas une théorisation dans l'abstrait. Cette question est une att
itude envers l'écrit, une conséquence d'une philosophie et plutôt d'une
1. Voyez les Propositions pour un glossaire, par Jean-Glaude Chevalier, Claude
Duchet, Françoise Kerleroux et Henri Meschonnic.

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pratique matérialiste de l'écrit, qui peuvent ne pas intéresser également
d'autres lectures, comme du texte dans la société, la littérature comme
document, — lectures poussées par d'autres philosophies de l'écrire. On
ne saurait juger une démarche supérieure aux autres, ni exclusive. Seul
semble insoutenable l'empirisme d'un moi vibratile. Il n'y a pas de
« vérité » objective, éternelle, ni de l'œuvre ni du lire. Il n'y a pas de
complémentarité des lectures. Mais il serait souhaitable pour tous que
chaque méthode fût explicitement liée à la philosophie, à l'idéologie qu'elle
implique. On ne peut séparer l'étude d'un objet de l'étude de la méthodol
ogie à la découverte de cet objet; et on ne peut séparer savoir d'épisté-
mologie, l'étude de l'écrit d'une réflexion sur les conditions d'étude de
l'écrit.
Pour beaucoup encore, poétique n'est qu'un adjectif ou même, s'il
est substantif, n'évoque guère que la poésie, le versifié. Sans doute, c'est
quelque ignorance de la réflexion contemporaine. Mais cette réflexion
elle-même, partie de la poésie vers l'étude de tout discours littéraire, du
discours littéraire spécifiquement, n'a pas fait disparaître cette ambig
uïté, et les exemples sont pris dans la poésie seulement, ou encore la
poésie est traitée comme un langage limite. L'incertitude s'installe sur
l'orientation de la poétique, si l'on considère des recherches récentes.
Mais l'apport le plus fort déjà est bien l'indistinction formelle entre
« prose » et « poésie », qui n'apparaissent plus que comme les outils concep
tuels les plus mal faits pour saisir la littérature, et survivances longues à
chasser, mais certes plus opératoires, devant la notion de texte. Or le
livre de Jean Cohen 2 n'aura pas contribué à dissiper l'équivoque, rédui
sant par régression et confusion la poétique à une science de la poésie.
Ces problèmes de la constitution d'une poétique se situent à la fois sur le
plan de la critique du langage critique, et sur celui de la conception même
de ce qu'est poésie, œuvre, texte. Et ils se redonnent d'actualité 3. Bâtis
sant une science, Jean Cohen 4 étudie et classe même ce qui n'existe
pas (« dresser a priori le tableau des formes poétiques virtuelles »), et
comme il a tout le possible, « le problème de vérification ne se pose donc
pas ». L'ange du bizarre est pour lui la poésie, « réalisation de toutes les
combinaisons possibles, à l'exception précisément de celles qui sont
permises ». C'est toujours l'« antiprose ». Et pour N. Ruwet encore :
« La poésie se caractérise couramment par la violation de certaines règles

2. Jean Cohen, Structure du langage poétigue, Flammarion, 1966. Sa diffusion lui


faisant jouer un rôle vulgarisateur, on n'a pas encore empêché de nuire ce manuel
d'erreurs et de vieilleries, en le dénonçant. Seul, je crois, Michel Deguy (dans la revue
Promesse, 18, été 1967) a montré son désaccord. Les autres comptes rendus étaient
dupes.
3. Par l'article de Julia Kristeva, « Poésie et négativité », dans L'Homme (VIII, 2)
avril-juin 1968; le numéro Linguistigue et littérature de la Nouvelle Critique, novembre
1968; le numéro Linguistigue et littérature de Langages, 12, décembre 1968; la section
Poétique par Todorov dans Qu'est-ce que le structuralisme?, éd. Seuil, 1968; le livre de
G. Mounin, La Communication poétique, Gallimard, 1969.
4. « La comparaison poétique, essai de systématique », dans Langages, 12.

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normalement obligatoires 5. » En communion avec Todorov, quand celui-ci
analysait la poésie 6. Mais une incompréhension individuelle de la poésie
peut-elle constituer un courant de pensée? Tout au plus des apparences
d'un moment. C'est dans une direction inverse que Todorov semble récem
ment orienter la poétique, en la restreignant à une grammaire du récit 7.
C'est un rétrécissement à une syntagmatique qui fait partie de la poétique
mais n'en est pas le tout. C'est surtout une attention abstraite au modèle,
qui se désintéresse des œuvres : « La poétique ne traite que des virtuels, et
non des réels 8. » L'œuvre est « une manifestation plus ou moins « impure 9 »,
glissement révélateur du discours scientifique au discours normatif :
« L'œuvre particulière se soumet (...) aux lois du discours littéraire10 »,
au point que dans son abstraction cette recherche du genre vide l'œuvre,
alors que c'est l'œuvre qui vide le genre. Cette poétique plie les œuvres
à sa théorie, au lieu de se plier aux œuvres. Elle le sait : « Le genre n'offre
pas de réalité en dehors de la réflexion théorique », mais elle avance
quand même que « toute œuvre peut être considérée comme une instance
particulière par rapport à un genre général (sic), même si celui-ci ne doit
contenir que cette œuvre-là u ». Je dis alors que le particulier, le « concret
non-individuel 12 », il ne peut le connaître et que le genre seul l'intéresse,
même si le genre n'existe pas. On conçoit que le problème de la valeur
soit alors éludé 13. Ainsi, tirée vers la poésie ou tirée vers la grammaire
du récit, la poétique en est encore à se définir. Son objet, dit Todorov,
« c'est précisément sa méthode 14 ». Mais pour parler des textes, non
pour parler d'elle-même. Elle ne peut se chercher qu'en cherchant ce

5. « Limites de l'analyse linguistique en poétique », dans Langages, 12.


6. Dans <t Les anomalies sémantiques », Langages, 1, mars 1966. Il y donnait la
« violation du langage » comme « dénominateur commun de toutes les anomalies, de
tous les procédés poétiques », faisant de la poésie une limite au lieu d'un langage, par
la raison peu convaincante que le langage serait senti comme un interdit à enfreindre.
Et sinon anomalie, le poétique y était trouvé dans « l'ambiguïté », l'homonymie, la
« faible liaison sémantique entre les phrases qui se suivent » donc le difficile : « Nous
comprenons difficilement le message poétique. » Todorov extrayait de tout contexte,
et de leur fonctionnement, des « traits de la langue poétique », et s'il reconnaissait que
« toutes les anomalies expliquées ne nous amènent guère à la compréhension des œuvres
d'Artaud, de Breton ou de Michaux », s'intéressant peu à « la valeur des œuvres litté
raires », il amenait justement à une existence fictive cette « langue poétique » tirée
des œuvres. Exemples dénaturés par ceci même qu'ils devenaient exemples. Leur
anomalie, il le dit, n'était plus une anomalie dans son contexte : « Beaucoup de phrases
que nous avons citées étaient les premières phrases d'un paragraphe; ce qui suit, explique
d'une façon ou d'une autre, la singulière impression que la première phrase nous a
laissée... » Ce n'est donc pas au niveau des universaux, mais des œuvres, qu'il faut les
prendre.
7. « La grammaire du récit », dans Langages, 12; Poétique, dans Qu'est-ce que le
structuralisme?; « La quête du récit », dans Critique, 262, mars 1969.
8. Poétique, p. 163.
9. Id., p. 105.
10. Id., p. 147.
11. Id., p. 154.
12. Julia Kristeva, « Poésie et négativité », p. 41.
13. Poétique, pp. 157-163.
14. Id., p. 163.

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qu'est une œuvre. Iouri Lotman, bien que plus sous forme de programme
que de réalisation 15, est le seul qui semble tracer à la poétique un champ
d'exploration qui soit tout le fait littéraire, vers une nouvelle méthodol
ogie des sciences humaines, répétant ce qui demeure jusqu'ici une pro
fession de foi banale au point de paraître platitude, mais enfin nul n'y
conforme sa pratique : « A la différence des systèmes sémiotiques de
type linguistique, l'étude séparée du plan du contenu et du plan de l'expres
sion en art est impossible 16. » D'où les délimitations à établir avec la
linguistique, la stylistique, les études littéraires.
La poétique est essentiellement liée à la pratique de l'écriture. De
même que cette pratique est conscience du langage 17, la poétique est la
conscience de cette conscience : « Parler de la poésie nous est une part,
une extension de l'expérience que nous avons d'elle 18. » Et T. S. Eliot
ajoute : « La critique, comme toute activité philosophique, est inévitable
et ne requiert nulle justification. Demander « Qu'est-ce que la poésie? »,
c'est situer la fonction critique 19. » D'où le lien entre un tel mode de
réflexion et une pratique de l'écriture contemporaine, — il ne peut
mieux s'exercer qu'en synchronie 20. Tous deux sont le commun labora
toirede la modernité. Cette limitation première n'est pas un appauvris
sement.Elle mène au problème de la relativité des esthétiques, ainsi
des conceptions et des pratiques de la métaphore; et, plus loin, à celui
de la portée d'une poétique moderne même pour des textes d'autres
ères métaphoriques. La poétique a cette supériorité sur l'ancienne pensée
aristotélicienne de la littérature, qu'elle prend l'écrit au sérieux : comme
un vécu. C'est l'exemple de Kafka 21. Non ornement mais vivre. La poé
tique a peut-être pour tâche, après sa période formaliste, de créer un
langage critique qui soutienne la tension du conflit qu'est un texte, sans
rien en réduire. De la contradiction de la poésie comme générique concret22

15. Iouri Lotman, Lektsii po struktural' no i poetike, Vvedenie, teoria stikha, Brown
Univ. Press, Providence, Rhode Island, 1968 (réimpression photomécanique de l'éd.
de Tartu, 1964).
16. Id., p. 43.
17. T. S. Eliot, dans The Use of Poetry and the Use of Criticism (Faber, 1964;
première éd. 1933), écrivait : « La poésie d'un peuple prend sa vie dans le parler du
peuple et à son tour lui donne vie; et représente son plus haut point de conscience,
son plus grand pouvoir et sa plus délicate sensibilité » (p. 15).
18. Id., p. 18.
19. Id., pp. 19-20.
20. Et c'est Eliot qui notait : « J'affirme seulement qu'il y a une relation signi
ficative entre la meilleure poésie et la meilleure critique d'une même époque. Le siècle
de la critique est aussi siècle de la poésie critique. Et quand je parle de la poésie moderne
comme étant extrêmement critique, je veux dire que le poète contemporain, qui n'est
pas simplement un compositeur de vers gracieux, est forcé de se poser des questions
telles que : « A quoi bon la poésie? »; pas simplement : « Que dois-je dire? », mais
plutôt : « Gomment et à qui dois-je le dire? » (Id., p. 30.)
21. J'ai tenté de le montrer dans « La parabole ou Kafka », Commerce, 13, prin
temps 1969.
22. Espace paragrammatique, tel que commençait à l'analyser Saussure, et que
Julia Kristeva (art. cité) définit bien comme un fonctionnement et non une limite.
Cette notion fait paraître un peu court le rationalisme de Georges Mounin, qui parle

18
à sa propre contradiction comme science du particulier — et c'est une
seule et même contradiction, un seul et même mouvement de création
critique — -, la poétique ne doit rien éluder, car elle se trouverait immédia
tementrépéter les démarches anciennes si satisfaisantes pour l'esprit. A
l'abandon moderne de l'ethnocentrisme par la linguistique commence à
correspondre l'abandon du logocentrisme par la poétique, —- et c'est le
même logocentrisme qui chez Platon chassait le poète de la cité, et chez
Aristote faisait de la poésie une figure.
Élaborer un langage critique moniste et non-dualiste, contre deux
mille ans de pensée dualiste et spiritualiste, semble la tâche de cette
poétique. La pratique de l'écriture, quelle qu'en soit l'idéologie, est un
monisme. Il faut que la critique soit homogène à son objet, un objet non-
objet, puisqu'il est le lieu de la valeur. Situer ainsi la poétique élimine
le scientisme, scientisme qui n'est qu'une face (révulsée) du subjecti-
visme. Il s'agit de trouver des concepts opératoires pour l'analyse du
fonctionnement de la connotation 23, concepts qui comprennent le texte
comme forme-sens, de la prosodie-métaphore à la composition-syntaxe,
sens dans tous les sens et sans hiérarchie du sens, hors des catégories
anciennes de « prose » ou « poésie ». On fait ainsi disparaître toute distance
entre description et interprétation. Il n'y a pas de description innocente. La
visée n'est pas la réduction de l'œuvre en formules. Mais la relation homo-
logique des grandes aux petites unités, et le transport au niveau de ces
unités de la notion d'embrayeurs (shifters), la projection du paradigma-
tique sur le syntagmatique au niveau de ces unités 24 définissent une procé
dure. Il faut développer l'étude de la prosodie, même et surtout dans la
prose, pour mieux établir les conditions d'une forme-sens. L'affinement
du langage de la poétique devrait éviter le métaphorisme 25. Cette exigence
moniste mène la poétique à être une étude de la littérarité dans des œuvres,
non dans des virtualités. Ce qui n'a de réalité que dans chaque œuvre,
et ce qui n'a de réalité que dans la pensée sur les œuvres : deux types de
réalité, deux statuts du langage critique, confrontés, réagissant l'un sur
l'autre. Il ne faut pas les mêler comme s'ils étaient homogènes. La réalité
de l'œuvre réalise, celle du modèle virtualise. Aller analyser la littérature
là, c'est se détourner de la littérature en travail, ne voir que l'acquis :
c'est la sécurité et l'attitude professorale. Une « poétique générale », se
prenant pour une science, redevient l'ancienne rhétorique, théorisation

encore de « lecture univoque du texte » (La Communication poétique, p. 281), parle de


« garantir la lecture juste » (pp. 279, 284), et croit à la complémentarité des lectures
(p. 285).
23. La connotation a un fonctionnement autre que la dénotation, mais ne s'y oppose
pas. Dire, comme Mounin (livre cité, p. 25), qu'elle s'y oppose c'est se condamner à la
rhétorique ancienne, au style-écart, déviation.
24. Ainsi le soleil, le rire des marchandes de fleurs, entre la sentence et les juges,
entre les jurés et la pierre, dans Le Dernier Jour d'un condamné de Hugo.
25. Comparer la poésie à la mécanique ondulatoire est-il scientifique? (Julia
Kristeva, « Poésie et négativité », p. 48.) Ribemont-Dessaignes l'avait déjà fait et
Aragon en avait bien ri.

19
de modèles simplistes, prenant appui sur des idées reçues. Mais la poétique
n'est pas enfermée dans une œuvre. Elle est la pensée des formes dans une
œuvre. Son langage transcendantaliste doit sans cesse être corrigé, recréé
par l'étude immanente pour n'être pas vérification, ou taxinomie, les
formes de la vieille incompréhension dualiste de l'écrire.
La poétique devrait mener vers une pédagogie nouvelle de la litt
érature : celle que prévoit Ezra Pound dans Comment lire et dans L'ABC
de la lecture, — de l'écrit comme un des fonctionnements du langage
et non activité esthétique (du « beau », du « difficile »), pratique de
l'écrivain homogène au vivre, critique homogène à l'écriture. Un ense
ignement matérialiste du dire et du lire comme forme du vécu pourrait
vérifier le mot de l'autre : « La poésie doit être faite par tous, non par
un », — une culture homogène à la vie. Cet enseignement de la littérature,
en continuité avec un enseignement de la langue comme production et
non grammaire abstraite, intégrant les textes passés comme productions
et non modèles sacralisés, ferait de la culture une création critique. Mais
l'enseignement régnant n'est que l'exercice et l'induration d'une schizo
phrénie culturelle : le livre à côté du vivre, et même opposé. L'homogén
éité d'un moyen âge, des civilisations orales ou initiatiques n'est plus à
notre portée. L'abandon du folklore par la culture savante (de Nerval à
Van Gennep, histoire d'une spécialisation qui est une mort), et le folklore
aujourd'hui, déjà même pour les cultures africaines, est un faux, —
cet abandon est un des signes du vivre double. Un effort d'unification
va peut-être contre deux mille ans présents de civilisation occidentale
doublement dualiste, chrétienne et aristotélicienne. D'où le sens critique
de cette étude et de cet enseignement de la littérature.

Le système.

Le principe de travail qui de plus en plus se dégage des recherches,


des succès et des échecs, mais qui, bien que l'on commence à l'énoncer,
n'est guère appliqué intégralement nulle part encore est : ne plus partir
du style comme écart, choix dans la langue, originalité, partir de l'œuvre
tout entière comme système générateur de formes profondes, fermeture
et ouverture, comme elle vient d'être définie. La vision de Jakobson est
transcendantaliste. La seule démarche fructueuse est la démarche imman
ente, pour pénétrer un acte poétique constitué, pour parler brièvement
en termes pris à Chomsky, en performance et en compétence. C'est la
compétence en tant que système qui crée la forme, donc l'impossibilité
alors de séparer la « forme » du « fond 26 ». C'est une démarche imman
ente qui fait la critique d'écrivain, celle de Proust par exemple, analy
santdans sa lettre à Thibaudet, en 1920, le style de Flaubert. L'étude des
26. Voir aussi Pierre Francastel, « Art, forme, structure », Revue internationale
de Philosophie, 1965, fasc. 3-4, nos 73-74 : « La notion de structure ».

20
niveaux différents ne peut être séparée, et non seulement il n'y a d'autre
hiérarchie, entre les réseaux, que celle du sens ou des sens de l'œuvre,
mais l'œuvre n'est pas linéaire, et les correspondances s'y font « hors de
l'ordre dans le temps qu'ont les éléments 27 ».
La stylistique et la poétique ont pourtant surtout jusqu'ici été fon
dées sur la différence, sur la surprise, — le style conçu comme renouvell
ement de l'information, déplacement d'une attente : c'est le concept de
dépaysement (ostranenie) des formalistes 28 et de désautomatisation de
l'École de Prague, malgré le caractère empirique et vague ainsi donné
à une notion référée à une norme inconnaissable scientifiquement 29. Avant
de « dépasser » la notion statique du système saussurien, encore faut-il
l'intégrer dans une linguistique dynamique et non la lâcher pour une
ombre. Or, c'est ce que font la plupart des linguistes qui récemment se
sont occupés de textes poétiques. Fonagy 30 voit dans le style une dis
torsion du « message naturel », c'est « ce qui échappe à la convention »,
et il recommence le vieux contresens sur le mot de Buffon, faisant du
style le caractère, Г « homme même 31 ». Riffaterre comprend le « stimul
us stylistique » comme l'élément « imprévisible » qui brise l'attendu,
— nommé « contexte 32 », — d'où le seul repérage possible de procédés et
après un lourd apparat de critique et d'expérimentation, la médiocrité
du résultat, la seule saisie des apparences, — de la langue et non du style.
Ainsi fait P. Guiraud 33. C'est encore cette conception de la poésie comme
27. J. Starobinski, « Les anagrammes de F. de Saussure », Mercure de France,
février 1963. Julia Kristeva en développe les conséquences dans « Pour une sémiologie
des paragrammes, » Tel Quel, n° 29, printemps 1967, en même temps qu'elle conçoit, avec
pénétration et sens poétique, le langage du poème non comme déviation mais comme
« totalité » du code.
28. D'abord chez Ghklovski, « L'art comme procédé », Poetika, Petrograd, 1919,
repris dans Théorie de la littérature, Paris, Édition du Seuil, 1965. où priom ostranenija,
« procédé de dépaysement », est traduit pat Todorov « singularisation »; encore chez
Jan Mukarovsky, Standard Language and Poetic Language, p. 19, dans A Prague
School Reader on Esthetics, Literary Structure, and Style, by P. L. Garvin, Georgetown
Un. P., 1964; chez d'autres, ainsi chez Kolchanski, « O prirode Konteksta », Voprosy
Iazykoznania, 1959, 4; chez W. Gorny, « Text Structure against the back-ground of
language Structure », Poetics, Poetyka, Varsovie, 1961.
29. J. Cohen, livre cité, p. 23, tranquillement tranche : « chaque usager étant juge
qualifié de ce qu'est l'usage », — ce qui est bien dire que la norme n'est pas ici un concept
« scientifique ».
30. Fonagy, « L'information du style verbal », Linguistics, 4.
31. Malgré la mise au point de Gérald Antoine, « La stylistique française, sa défi
nition, ses buts, ses méthodes », Revue de l'Enseignement supérieur, n° 1, 1959, p. 53,
citant Max Jacob.
32. Art. cité, « Vers la définition linguistique du style,», et les articles de Word
de 1959 et 1960 : « C'est le contexte, chaque contexte qui est la norme. » Riffaterre est
critiqué par Jean Mourot dans « La Stylistique littéraire est-elle une illusion? » C.R.A.L.,
Nancy, 19G7. Il n'y a pas à opposer une « stylistique des intentions » à une « stylis
tique des effets » : elles sont également partielles, et manquent chacune une part diffé
rente de leur « objet ». Poussée dans sa logique, cette « stylistique des effets » ferait de
Jean Lorrain le plus grand écrivain; elle ne peut qu'être orientée vers l'écriture
artiste et l'identification du beau à l'étrange ou au bizarre.
33. P. Guiraud, Linguistique et critique littéraire, Université de Bucarest, Sinaia,
Cours d'été et colloques scientifiques, 25 juillet-25 août 1967 : « La langue de l'œuvre,
qu'on la conçoive du point de vue générique ou fonctionnel, se présente comme un

21
écart, déviation, qui prévaut dans tous les travaux jusqu'ici inspirés de
la linguistique generative. C'est le présupposé fondamental de Levin M :
libertés ou restrictions (2 . 3), la poésie est comprise comme une différence,
et tout se ramène à une spécialisation (au plan de la syntaxe et de la
syntagmatique) du vieil écart35. Un simplisme primaire et hâtif est ainsi
le vice fondamental de la « normalisation » des poèmes et des « transfor
mations », sur quoi la notion de « couplage » et quelques études sur la
position n'apportent en soi rien de neuf à la poétique syntagmatique de
Jakobson. Voici comment Levin justifie l'usage des transformations :
« L'usage des transformations dans cette analyse — qui implique essen
tiellement que l'on compare quelque chose dans le poème avec quelque
chose que le poète aurait pu écrire mais n'a pas fait — peut se justifier
a priori sur la raison que deux phrases, qui sont des transformations
l'une de l'autre, sont reliées strictement et intégralement » (p. 37, note 7.
Voir aussi p. 54, 6-3). Ainsi le raisonnement peut porter sur une normal
isation du poème et non sur le texte lui-même : encore une fois on saisit
de la langue et non le secret de l'œuvre 36. Il est vrai qu'on n'y visait
pas. Ainsi fait N. Ruwet 37. Ainsi fait Walter A. Koch 38 : « There is
agreement in that « style » is somehow connected with deviation »
(p. 44), et son analyse de la topique (il traduit le vers de Shelley Douce
mentva sur la vague au couchant, Esprit de la Nuit! par son résultat en
Moi (auteur) J'aime la nuit, plus des critères métalinguistiques, tels que
la personnification, la concrétisation, etc.), révèle une conception indé-

écart par rapport à la norme collective et ne peut donc être définie que par opposition
à cette norme » (p. 4).
34. Samuel R. Levin, Linguistic Structures in Poetry, Mouton, 1962. Celui-ci écrit
p. 16 : « Par avoir un style, nous voulons dire d'habitude qu'un texte d'une certaine
manière dévie des normes statistiques de la langue. Les normes, bien sûr, seront déter
minées par une étude préliminaire du langage ordinaire. » On a déjà vu que cela n'est
pas si simple. Ainsi une liste de fréquence de mots comme celle de Vander Веке n'est
en rien un critère d'appréciation des statistiques des Index du symbolisme de P. Gui-
raud. Le débat est vieux et déjà jugé. On s'étonne qu'une « avant-garde » linguistique
traîne encore ces idées mortes.
35. Jakobson, qui a, ce que n'ont pas ses disciples, le sens de la poésie, n'oppose
à aucun moment la grammaire de la poésie à la grammaire du langage courant, dans
Poesija grammatiki i grammatika poesii.
36. Sans compter que le sens même et la configuration métaphorique n'entrent
en compte que dans le cadre étroit d'une démonstration d'équivalences (6.1). C'est à
la fois trop et trop peu d'ambition — et révéler qu'on n'a guère le sens de ce qu'on mani
pule — , la cohérence du code propre au poème. Pourtant Levin écrit (p. 41) : « Le poème
engendre son propre code, dont le poème est le seul message. » Du Bellay prescrivait à
certains « de ne traduire les poètes ». On peut ajouter : « de ne commenter les poètes ».
La vérité est que ces textes poétiques ne sont ici qu'un matériel exemplaire (un cas-
limite) pour la linguistique, et que ces gens ne construisent pas une poétique, mais
vérifient une grammaire et non la « littérarité » d'un texte.
37. N. Ruwet. « L'analyse structurale de la poésie », Linguistics, 2, 1963; « Analyse
structurale d'un poème français : un sonnet de Louise Labé », Linguistics, 3, 1964;
« Sur un vers de Charles Baudelaire », Linguistics, 17, 1965.
38. Walter A. Koch, Recurrence and a tree-Modal Approach to Poetry, Mouton,
1966. « Le plaisir du style dépend de la tension entre l'attente (expectation ) et l'év
énement (occuirence) et — avec un style déterminé par la topique —- de la possibilité
d'une information supplémentaire » (p. 47).

22
racinablement ornementale du style, et n'atteint qu'un niveau appauvri
de la communication propre à l'œuvre.
Il était inévitable que des notions (d'origine diverse) du style comme
déviation (frustration ou récompense, qu'importe) aboutissent à la dévia
tionquantitative (pour parler comme les formalistes de 1923 accusant
Grammont de « déviation émotionnaliste »). On n'a pas à refaire les cr
itiques de Gérald Antoine 39 sur les conclusions de Guiraud dans son livre
ancien Les Caractères statistiques du vocabulaire. Le mot est contexte, et
l'on ne saurait confronter que des ensembles 40. En termes de linguis
tiquegenerative compter des mots ainsi revient à confondre la perfo
rmance et la compétence. Or c'est celle-ci qui compte. L'engouement pour
la fréquence, le goût facile de l'effraction par les mots-thèmes et les mots-
clés, avait aussi caché l'importance du critère de la distribution, sans
parler de celui de position. P. Guiraud lui-même est revenu sur l'utilisa
tion des statistiques pour en montrer la quasi-vanité : « Sans me renier,
je dois insister sur l'extrême complexité du problème; la plupart des
nombreuses études, faites en divers lieux, des mots clés ou des écarts
dans l'emploi des formes et des constructions, sont en général de simples
inventaires, passifs, et débouchant sur des conclusions vaines ou tautolo-
giques 41. » Autre attitude probabiliste chez Max Bense 42. Fonagy fonde
des analyses phonématiques sur des statistiques, ce que conteste Bres
son43. La statistique ignore la valeur. Mais seuls les enthousiasmes malad
roits, périmés aujourd'hui, ont accablé un usage primaire du quantit
atif **. Baudelaire avait montré dès son article sur Th. de Banville, avec
virtuosité, le maniement et l'interprétation du critère de fréquence. De
même que la valeur n'est pas nombrable, elle n'est pas saisissable par
sondages : puisqu'elle est fonctionnement dans un tout organique. Le
sondage ne peut appréhender qu'une information en coupe, il méconnaît
la nature pluridimensionnelle du fait littéraire, qui est valeur et non
information. L'exhaustivité, si elle était possible, la méconnaîtrait égal
ement : elle nivelle forcément le pertinent au ras du non-pertinent, elle ne
correspond à aucun type de lecture. Seul le faisceau des traits pertinents,

39. Revue de l'Enseignement supérieur, 1959, art. cité.


40. Et R.-L. Wagner dans « Le langage des poètes », (Mélanges Bruneau, 1954)
écrivait : « Autant que la fréquence, la rareté fait marque » et « Les significations d'un
poème — je ne dis pas son contenu notionnel définissable, bien secondaire — naissent
d'un jeu plus ou moins subtil d'ambiguïtés successives ». On ne peut donc rien fonder
sur ces comptes.
41. Conf. citée (p. 8).
42. Max Bense, Théorie der Texte, Cologne, 1962. Voir le compte rendu de Todorov,
« Procédés mathématiques dans les études littéraires », Annales, n° 3, mai-juin 1965 :
Todorov écrit « approche rationaliste, de haut en bas, qui part de théories aprioristes
pour les appliquer aux faits ».
43. Bresson, « Langage et communication », Traité de psychologie expérimentale,
VIII, P.U.F., 1965, pp. 71 et 81.
44. Ainsi chez J. Cohen, dont les tableaux statistiques ne donnent qu'une info
rmation illusoire, par la constitution des corpus, leur hétérogénéité, les critères choisis
et leurs comparatisme même.

23
qui relèvent de la découverte et non de l'invention (sauf pour le scientiste
naïf qui voudrait éliminer l'observateur), par leur convergence même
dans un tout délimité, révèlent l'œuvre.
Le leurre serait un usage métaphorique du mot système, pris dans
un sens par Saussure et dans un autre pour l'œuvre. La langue est un
système : elle est un code stable, transmis, fait de réseaux interdépendants.
L'œuvre en relève, elle relève du collectif parce qu'elle est signification,
communication; et par un autre côté (celui des valeurs), elle a son code 45
— « la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit et que
ne voient pas les autres », dit Proust. Mais les différences, dans l'œuvre
comme dans la langue, ne portent pas sur ce qui est extérieur au système
(ce ne serait dire rien d'autre qu'Un Tel est différent d'un autre, et retrou
ver la relation « langue et style ») — ce qui frappe tant les « déviation
nistes » — , elles sont intérieures au système, oppositions et relations fonc
tionnant des grandes aux petites unités, automotivées, autodéterminées,
parce qu'elles sont l'œuvre, et non le fragmentaire et l'indéterminé. Il y
a transfert de domaine et non transfert de sens : la langue est système
dans l'information, l'œuvre est système dans la valeur. Une valeur à la
fois au sens de principe d'organisation du monde (un sens qui a créé sa
forme) et au sens saussurien d'une réciprocité interne infinie. Le système-
langue repose sur un code établi, transmis. Le système-œuvre aussi. Mais
à l'inverse de la langue, que caractérise une stabilité, une communauté
relative des valeurs-différences, la valeur-œuvre ne vit que du conflit
entre la nécessité intérieure du message individuel (qui est créativité) et
le code (genre, langage littéraire d'une époque, etc.), commun à une
société ou à un groupe, code qui est l'ensemble des valeurs usées, exis
tantes, — « lieux communs ». Est mort l'écrivain qui parle code : il est
transitoire comme lui. Le « vrai » parle valeur. Et le message n'a plus
chez l'un ou chez l'autre le même sens. Il ne faudrait en poétique utiliser
le mot « message » que si une valeur est imposée, non une information
ou de la signification : dans le message littéraire, et non linguistique, le
contenu notionnel (le message au sens courant) ne peut se séparer de la
valeur, significative du système — , on ne peut étudier le message hors
du système, ni le système sans son message (c'est l'erreur de ceux qui
définissent aujourd'hui la poésie au seul niveau syntagmatique). Tout
cela pose le problème du mode d'existence de la valeur dans le code (de
l'œuvre dans, disons le « genre ») et de son abord.

45. La spécificité du fait littéraire impose les cadres naturels de l'étude : l'œuvre
et les œuvres dans toute une œuvre, — ni des fragments (« extraits » pour « explications
de textes ») ni des abstractions (thèmes ou procédés) — , qui ne peuvent donner lieu
qu'à une recherche partielle. Les livres d'un écrivain sont des vases communicants,
ouverts et fermés l'un sur l'autre. Le « système » de l'auteur est en évolution. Il contient
des sous-systèmes, — qui n'ont rien à voir nécessairement avec ce qu'on appelle des
genres.

24
L'œuvre et le mot poétique.

Le fond de cette intuition naïve de l'écart (qu'il n'est pas question


de récuser : certainement Lamartine n'est pas Musset, et tous deux
s'écartent de la prose du Moniteur, et de beaucoup d'autres choses), c'est
non seulement la conscience admirative et humiliée de l'originalité (origi
nalité fuyante, qui toujours existe par rapport aux autres, sa poursuite
est une fuite hors de l'œuvre, d'où la fureur ultime des clés que dénonçait
Julien Gracq, ironisant sur ceux qui n'ont de cesse qu'ils aient transformé
les œuvres en serrures), si cette intuition commune prolifère en tentatives
pour étudier les « déviations », c'est qu'elle opère une double réduction,
réalise une double tentation (et une facilité) : elle ramène le style au
style, à rien que du style, à rien que du linguistique, et elle ramène l'écr
ivain à un être circonscrit dans le langage —, ainsi elle n'est pas isolée
mais participe d'une philosophie implicite du dire et du lire.
Pragmatiquement, l'originalité doit être à l'arrivée et non au départ.
L'originalité ne peut fonder une méthodologie 46. On ne peut restreindre
l'œuvre au linguistique : elle est une valeur dans le monde. Le style est
l'œuvre même 47. Sa fermeture, marquée par Max Jacob dans la préface
du Cornet à dés (mais il n'avait pas à extraire de ses paroles aiguës une
méthode), est ce qui situe et organise cette enquête de correspondances
des grandes aux petites unités, des structures du récit aux structures pro
sodiques, faisceaux de convergences singulières, langage et vision 48, où
il est capital de ne pas abstraire un formel quelconque d'un thématique
quelconque. C'est retrouver Flaubert : « La continuité constitue le
style 49. »
II est notable que presque toute la réflexion des formalistes a porté
sur des œuvres individuelles, dont ils ont dégagé les problèmes de l'écr
itureou du genre. Mais l'on trouve déjà chez eux une tendance à l'abstrac
tion, qui chez certains aujourd'hui prévaut. Ainsi S.L. Levin écrit :
« Puisque nous sommes intéressé, dans la présente étude, par la des
cription de la structure en poésie, non dans l'œuvre de poètes indivi
duels... » (p. 16-17). La conséquence inévitable, générale, Levin la donne
dans le deuxième pan de la phrase : « L'ensemble de la discussion concer-

46. Pour des raisons qui devraient maintenant être banales. Voir l'art, cité de
Jean Mourot.
47. Richard A. Sayce (« The Définition of the Term Style », Actes du IIIe Congrès
de l'Ass. Inter, de Litter, comparée, 1962) le dit en y donnant le sens insuffisant de struc
ture artistique.
48. Ce que j'ai tenté de faire dans l'analyse du Dernier Jour d'un condamné, de
Hugo, parue dans l'étude Vers le roman poème, éd. des Œuvres complètes de V. Hugo,
Club Français du Livre, 1967, t. III. On le montrerait aussi aisément dans Finnegan's
Wake de Joyce. C'est le propre de l'œuvre totale.
49. Lettre à Louise Colet (18 décembre 1853), Extraits de la correspondance, Seuil,
1963, p. 159.

25
пега les relations entre des éléments linguistiques dans des poèmes. » II
dit bien ne saisir que du linguistique, au mieux de la rhétorique. Para
doxe d'une critique (il est vrai qu'elle ne se veut pas critique, mais science)
qui retrouve une poétique des genres au moment où la littérature s'en
est dépouillée. Elle ne saurait bien s'appliquer qu'à une tradition litté
raire fondée sur les genres; beaucoup moins pour la modernité 50. En fait,
non seulement l'œuvre moderne, mais l'œuvre (au sens absolu : l'œuvre
forte, marquante) ne « remplit » pas une forme prédéterminée, préexis
tante, elle la crée. Quelle poésie peut-il y avoir hors de « l'œuvre des
poètes individuels »? Et surtout quelles structures? On ne retiendra que
des conventions. Il n'y a pas le langage poétique, mais celui d'Éluard,
qui n'est pas celui de Desnos, qui n'est pas celui de Breton... Et pourtant
là, dans ce groupe surréaliste, les conditions d'une écriture étaient uniques...
Quelle confusion, qui tient «prose» et «poésie» pour des genres51!
Confusion entre une topique et une écriture. Ce qui est visé est une écri
ture, ainsi qu'une rhétorique —, des universaux de l'écriture. Ainsi Todorov
écrit : « On étudie non pas l'œuvre mais les virtualités du discours litté
raire 52. » Jean Cohen cherche « un opérateur poétique général dont toutes
les figures ne seraient qu'autant de réalisations virtuelles particulières 53 ».
Mais l'œuvre, et toute la littérature, n'est qu'actualisation. Où est le
virtuel? L'œuvre est Г antiécriture, l'antigenre. Chaque œuvre modifie en
les actualisant l'écriture et le genre, ils n'existent qu'en elle. Dès que le
genre à la même réalité que l'œuvre, c'est la tragédie selon l'abbé d'Au-
bignac. Chklovski dans une interview récente déclarait que le roman
avait toujours été l'antiroman. Le genre n'est donc alors qu'un portrait-
robot; la réunion par leur dénominateur commun des romans de Balzac,
de Stendhal, de Hugo, de Zola, de Dostoïevski, de Tolstoï, des autres.
Il permet de ne rien comprendre aux romans de Hugo en les lisant à tra
vers Balzac ou Flaubert (qui ne comprenait rien aux Misérables). L'écri
turesera par exemple le style substantif dans la poésie moderne, rien
qu'on ne sût déjà. Le problème est la possibilité ou non d'une poétique
des genres ou de l'écriture. C'est une illusion que de donner à l'écriture
la même réalité qu'à l'œuvre... D'une part, les questions théoriques et
pratiques posées par une telle poétique sont d'une relative complexité.
La démarche transcendantaliste demande une certaine maîtrise, par

4e trim.
50. Raymond
1967) : « Les
Jean
Chants
note deenMaldoror
effet (« Lautréamont
sont-ils roman,aujourd'hui
récit, poème?», L'Arc,
La question...
n° 33,
est sans objet. »
51. Todorov, littérature et signification, p. 116. : « Ensuite il y a les genres : la prose
et la poésie... », « puis les grands genres de l'époque classique... », c'est-à-dire les genres
proprement dits, comédie, tragédie, etc. J. Gohen fait la même erreur dans Structure
du langage poétique, se proposant l'étude « du langage poétique en tant que genre »
(p. 14). Une abstraction plus proche de la réalité linguistique se trouve dans la répar
tition des trois « grands genres » (lyrisme, drame, épopée) selon les trois personnes (je,
tu, il) et les trois fonctions, émotive, conative, référentielle du langage. Voir Edm. Stan-
kiewicz, « Poétic and Non Poetic Language », Poetics, Poetyka, Varsovie, 1961.
52. « Les catégories du récit littéraire », Communication, n° 8, p. 125.
53. Structure du langage poétique, p. 50.

26
exemple pour ne pas confondre la poésie et l'état poétique, le vers et la
poésie, le vers dramatique et le vers lyrique; registre, écriture et style;
prose, langage courant et prose scientifique; sens et dénotation, signifié
et réfèrent..., — ce que fait Jean Cohen. D'autre part, et c'est le vrai ter
rain du problème, une telle étude — « La poétique est une science dont
la poésie est l'objet », affirme Jean Cohen — ressortit au réalisme méta
physique de la controverse médiévale entre réalistes et nominalistes (d'où
la confusion des plans diachronique et synchronique dans son livre) — et
l'on ne saisit plus que des êtres de raison : « Le style poétique sera l'écart
moyen de l'ensemble des poèmes, à partir duquel il serait théoriquement
possible de mesurer le taux de poésie dans un poème donné » (p. 15).
Cela à partir d'un corpus hétérogène, en diachronie et en « genres » juste
ment, en raisonnant sur des vers isolés ou des poèmes isolés (ce qui révèle
déjà une conception vieillie et source d'erreurs et mène à la poésie pure);
par échantillons et sondages dont la procédure même est parfois fautive;
à l'aide d'une analyse quantitative dont la vanité est notoire. Il y a là
(sans parler de l'illusoire « involution » de la poésie moderne), un idéa
lisme dont la logique devait mener à une démarche non linguistique :
pousser une telle poétique à loger la poésie dans les choses. Ce qu'elle
fait : « La poésie se résigne mal à n'être qu'une forme de langage » (p. 47)
et, page 206, il réserve « la possibilité d'une poétique des choses ». Le
paradoxe d'une poétique du langage poétique en général est qu'elle ne
peut saisir la spécificité de ce langage, elle est vouée à l'abstraction, ne
surmontant pas la contradiction d'une rhétorique aristotélicienne et d'une
métaphysique substantialiste. Il est significatif qu'une telle poétique for
melle montre de l'incompréhension envers le surréalisme. Encore une fois,
et non du seul point de vue pragmatique, mais parce que cela correspond
à l'expérience de la création littéraire, la poétique ne peut, au moins pro
visoirement, réussir dans son projet avec quelque rigueur que si elle est,
en même temps que linguistique, participation à un tout, elle-même un
tout (et non pas une «science» : « non critique et naïve54 »); et si elle se
donne pour objet une œuvre précise, et non la poésie.
Les poètes et les linguistes n'approchent pas du même côté une défi
nition opératoire de la poésie. Et les définitions des poètes sont d'abord
un refus de la « manière professorale », — Aragon écrit : « L'examen des

54. Le but ici poursuivi, la méthode pratiquée ne peuvent s'accorder avec l'inte
rprétation de la « poétique » ou « science de la littérature » de Tzvetan Todorov, dans
Littérature et signification (Larousse, 1967, pp. 7-9). Étude qui se veut des « possibles »
et non des « réels » (« pas les œuvres mais le discours littéraire »), elle n'en passe pas
moins par une œuvre réelle, Les Liaisons dangereuses pour réaliser une contribution à
ce qui est en fait une rhétorique des grandes unités, et ce serait le plus intéressant. Mais
qu'est-ce que « l'étude des conditions qui rendent possible l'existence de ces œuvres »?
Ce qui aurait pu impliquer une sociologie de l'écriture s'oriente vers une plus douteuse
abstraction normative, qui se sert des œuvres « pour parler d'elle-même ». C'est toujours
le rêve de l'épuisement du possible (cette fois sur le plan des genres littéraires) par le
modèle structural. Le pouvoir de découverte de cette formalisation semble illusoire :
une « typologie » des récits littéraires n'est qu'une taxinomie.

27
images d'Éluard ne peut se concevoir en les considérant professoralement
comme des images 55. » Refus qui prend l'apparence d'une Terreur contre
les rationalisations : « Expliquer quoi? Il n'y a pas à expliquer en poésie,
il y a à subir. La poésie est unique, entière, ouverte à tous. A toi de la
subir. Il n'y a pas de règles, de lois, il y a le fonctionnement réel de la
pensée 56. » Les définitions des poètes protestent contre le formalisme.
Claudel écrit à l'abbé Bremond : « Un poème n'est pas une froide horlo
gerie ajustée du dehors. » Les poètes lient la poésie à l'état poétique 57,
ils l'enracinent dans un vécu dont elle est une forme, forme profonde
comme Baudelaire parle de la « rhétorique profonde », d'où ce contact
avec la fable 58, la mise en évidence des choses cachées 59 (qu'un peu
profond poète va seulement chercher dans le passé des mots), qui fait
que la poésie est une ethnologie de l'individu : « La poésie vit dans les
couches les plus profondes de l'être, alors que les idéologies et tout ce que
nous appelons idées et opinions forment les strates les plus superficielles
de la conscience. Le poème se nourrit du langage vivant d'une commun
auté, de ses mythes, de ses rêves et de ses passions, c'est-à-dire de ses
tendances les plus fortes et les plus secrètes 60. » Et c'est pour cela que
des ethnologues brûlent, et que des linguistes ou les historiens de la litt
érature ne trouvent pas 61. Il ne faut pas séparer des textes leur intention-
nalité. Comme le dit Tristan Tzara : « La poésie n'est pas uniquement
un produit écrit, une succession d'images et de sons, mais une manière
de vivre 62. » Pourtant, la poésie est langage, et la linguistique y voit ju
stement une virtualité de tout langage 63. L'erreur des uns ou des autres
est seulement de tronquer l'acte poétique. Mais il n'y a là que des incom
pétences particulières, balançant en vanité le charabia critique dénoncé
par Georges Mounin. Aujourd'hui, la linguistique et la logique 64 sont
indispensables, à une juste appréciation des problèmes de la poésie et de
la rhétorique. Ainsi pour la notion capitale de mot poétique.
Le linguiste rencontre le poète, quand celui-ci voit dans la poésie
une exploration des possibilités de la langue, incluant la technique dans
le « contenu », l'identifiant au contenu. Et ici le « problème du langage
55. Aragon, L'Homme communiste, I, 147.
56. Propos de Robert Desnos rapporté par P. Berger, « Pour un portrait de Max
Jacob », dans Europe, avril-mai 1958, p. 58.
57. Ainsi Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge : « Gar les vers ne sont
pas, comme certains croient, des sentiments... Ce sont des expériences... »
58. Ce que j'ai voulu montrer dans « Apollinaire illuminé au milieu d'ombres »,
Europe, novembre-décembre 1966.
59. « II y a de grandes étendues de nuit. Le raisonnement n'a que le mérite de
s'en servir. Dans ses bons moments, il les évite. La poésie les dissout. Elle est l'art des
lumières » (Paul Éluard, Donner à voir, p. 132).
60. Octavio Paz, L'Arc et la lyre, N.R. F., p. 47.
61. Poésie, ethnologie, sont des vases communicants : que l'on songe à Michel
Leiris, à Miguel Angel Asturias et à la collaboration de Cl. Lévi-Strauss et Roman
Jakobson.
62. T. Tzara, Le Surréalisme et l'après-guerre, Paris, Nagel, 1948, p. 14.
63. Georges Mounin, Poésie et société, P.U.F., 1962, p. 104.
64. Ainsi chez Max Black, l'auteur de Models and Metaphors, New York, 1962.

28
poétique » ne peut se situer sur un seul plan 65. Si le contexte joue le rôle
de régulateur de la polysémie (l'isotopie de Greimas), il ne suffît pas à
dépasser une représentation bien vague si le mot à comprendre est un
terme, — qui se situe non comme un signe dans un énoncé mais comme
une pièce d'un système notionnel. Et si un énoncé n'est plus terminolo
gique mais littéraire, la monosémie est le fait d'un système de rapports
linguistiques et extra-linguistiques, — l'histoire, l'œuvre. Le mot dans
une œuvre est à la fois sur plusieurs plans. Un mot riche de sens n'a pas
plusieurs sens, mais un sens sur plusieurs plans. La structure verbale
complexe est le perçu d'une pensée complexe, inégalement, fragmentaire-
ment organisée dans le langage de la communication, — fortement orga
nisée dans une œuvre : cette organisation est alors à la fois le but et le
contenu. La linguistique seule ne peut saisir tout le fait littéraire, mais
la poétique ne peut s'en passer non plus.
Les mots poétiques sont pour Yves Bonnefoy les mots qui nomment
des « essences m », boire, pierre, non ces mots qui « prennent trop clair
ement de l'extérieur l'acte humain, ne font que le décrire, n'ont pour
contenu qu'un aspect », siroter, brique. Et définissant la poésie l'intério
risation du réel, il note le piège du français, qui fait nommer « trop ais
ément » l'arbre, l'eau, le feu, la pierre, — des absolus, des abstractions. La
« beauté des mots » n'est plus que « le fantôme des choses ». Le mot poé
tique est pour lui le mot non comme notion mais comme présence, « comme
un dieu, actif, doué de pouvoirs ». Il est vrai, nomen égale numen. Mais
parce qu'il n'a qu'une idée taxinomique de la langue et de la linguistique,
il refuse de considérer la poésie comme un « emploi » de la langue, tout
juste « une folie dans la langue. Mais qu'on ne peut comprendre en ce
cas que par ses yeux de folie ». Pourtant, il voit dans Г « expérience de
l'absolu » et le « pressentiment de métamorphose » qu'est pour lui la poés
ie « avant tout une expérience de langage ». La grille n'a pas attrapé
l'oiseau. Le mot poétique n'est pas défini. L'usage quotidien, tout frag
mentaire, utilitaire, connaît ces mots — présences, puissances, dieux abâ
tardis parfois, certains toujours actifs, et de ces dieux il s'en crée tou
jours. L'euphémisme sans eux n'existerait pas. Chacun en est habité, et
n'en est pas poète. La démarche d'Yves Bonnefoy reste métaphysique et
non linguistique. Il attribue des vertus à certains mots, et à la langue
française, mais « cette existence par soi » qu'il y sent n'est pas dans les
mots. Il n'y a qu'un pouvoir d'intériorisation variable, diversement
orienté, selon les poètes. Lui-même dit que « tous les mots d'une langue
ne se prêtent pas au même degré à l'intention poétique ». C'est bien ďinten-

65. Gomme le montre Iouri Lotman, dans « La délimitation de la notion de struc


ture en linguistique et en théorie de la littérature », Voprosy Iazykoznania, 1963,
III, pp. 44-52.
66. Yves Bonnefoy, « La poésie française et le principe d'identité », Revue d'Esthét
ique,n08 3-4, 1965; « Esthétique de la langue française », pp. 335-354 — « et par là
j'entends simplement ces choses ou créatures qui semblent exister par soi pour notre
conscience naïve dans le pays de nos mots » (p. 342).

29
tion poétique qu'il s'agit, — le « pays de nos mots » n'est pas limité, ni
uniforme. L'approximation et les dangers notés sont une description
d'abord du pays de Bonnefoy : le sacré, et l'usage ou le piège des définis
singuliers, — exorcisme. L'opposition des mots de l'aspect aux mots de
l'essence a une vérité toute variable, ouverte : puisque « il aura suffi que
nous ayons tant soit peu vécu avec ces réalités » pour que l'aspect devienne
essence. Chaque vie poétique a ses mots. Tout mot de l'aspect peut devenir
essence. Où est le mot poétique? Les mots d'une tradition, avec leur syn
taxe, ne tracent qu'une rhétorique. Un poème est l'exercice (et s'il est réussi,
la preuve) de — ce qui reste la remarque la plus juste d'Yves Bonnefoy —
« l'amour de la chose la plus quelconque ». R.-L. Wagner avait aussi noté
que «le français poétise les mots communs, les mots de tous les jours67».
Le mot poétique n'est pas un beau mot, — ni essence, ni Idée. C'est
un mot comme tout mot, d'abord doublement lié, par une chaîne hori
zontale au contexte proche, par une chaîne verticale aux lointains, — sa
mémoire. Chaînes associatives de sens et de sons indissolubles 68, chaînes
plus ou moins perçues, chargées. Les plus poétiques ne sont pas nécessa
irementceux qui ont le plus de mémoire, les plus chargés. Le mot poétique
est un mot qui appartient à un système fermé d'oppositions et de rela
tions, et y prend une valeur qu'il n'a nulle part ainsi, qui ne peut se
comprendre que là : chez tel écrivain, dans telle œuvre, et par quoi
l'œuvre, l'écrivain, se définit. Tout mot peut être poétique, un même peut
l'être diversement. C'est donc un mot déformé — reformé : enlevé au lan
gage puis travaillé, toujours le mot de la communication, en apparence,
mais différent, d'une différence qui ne s'apprécie pas par un écart mesur
able, mais par une lecture immanente 69. Ainsi noir et grand ou puisque
chez Hugo 70, blanc ou abeille chez Apollinaire (« On a brûlé les ruches

67. R.-L. Wagner, « Langue poétique », Studia Romanica, « Gedenkschrift fur


Eugen Lerch », Stuttgart, 1955. « A partir d'ici, évidemment, aucune statistique n'est
du moindre secours. Quand tout mot peut être ainsi transformé, des catalogues sont
mutiles. La tâche nécessaire est de chercher le point où les moins aptes, apparemment,
à s'insérer dans le vers deviennent soudain poésie. » De telles remarques condamnent
d'avance l'idée d'un dictionnaire de la « langue poétique » qui réapparaît de temps à
autre, et tout récemment. Il n'y a pas de « langue poétique ».
68. T. S. Eliot notait dès 1942, dans The music of poetry, que la « musique » d'un
poème est celle de ses images autant que celle des sons, et que la « musique d'un mot »
est sa richesse d'association. L'étude des contextes immédiats ne peut qu'être déce
vante si elle ne part pas du système de l'œuvre. Elle ne peut non plus séparer la syntag-
matique de la prosodie et du rythme.
69. Mais cela ne fait pas du « langage poétique » d'un poète ou d'une œuvre une
« langue poétique », faux concept qui mène à des énoncés comme celui de Todorov
(« Les poètes devant le bon usage », Revue d'Esthétique, nos 3-4, 1965, « Esthétique de la
langue française ») : « La langue poétique est non seulement étrangère au bon usage,
elle en est l'antithèse. Son essence consiste dans la violation des normes du langage. »
Simplification qui ne voit qu'une partie du phénomène, la première, — la seconde
est un retour au langage, communication approfondie sur plusieurs plans: l'œuvre n'est
pas Г « antithèse » de l'usage, elle est autre et non contraire. Tout cela est vu à un niveau
étroitement syntagmatique et n'est que la saisie superficielle d'une rhétorique, confusion
du style et de l'écriture.
70. Ce que j'ai essayé de suivre dans une série d'études sur la poésie de Hugo

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blanches... », « Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le
feu 7l », réglé, ou doublé chez Éluard. Cette étude des champs lexicaux
(et prosodiques, rythmiques, métaphoriques) de certains mots dans l'œuvre
rejoint la recherche des principes d'identification du monde chez un écri
vain 72, images mères, formes (et non principes simplement formels) pro
fondes, contribution à la connaissance de la création littéraire, qu'il fau
drait que soit la poétique. C'est parce qu'une œuvre est faite de ses mots
poétiques qu'elle a sa densité (Ezra Pound dit : « Charger les mots de
sens jusqu'à l'extrême degré possible. »). Et ces mots poétiques (la beauté,
étant leur rapport intime, ne peut être que tardive) ne sont une explo
ration du langage que parce qu'ils sont recherche d'un homme.
Ainsi la visée d'une telle poétique est l'œuvre, dans ce que son lan
gage a d'unique. C'est l'œuvre comme double articulation, jeu de deux
principes constructifs — l'unité de vision syntagmatique et Г unité de dic
tion rythmique et prosodique — , système et créativité, objet et sujet,
forme-sens, forme-histoire.

avant l'exil, éd. des Œuvres complètes de V. Hugo, Club français du Livre, 1967-1968.
Ainsi ombre change de valeur selon les recueils et se pénètre tant de lumière que Hugo
doit écrire « ombre obscure », — apparente et fausse redondance.
71. Exemples pris dans « Apollinaire illuminé au milieu d'ombres », Europe,
novembre-décembre 1966.
72. En « prose » comme en « poésie » : Hugo travaille et voit avec les mêmes mots
dans ces deux types d'écriture. Le vrai terrain est la vision du monde, ni l'écriture, ni
le genre : même traitement du mot étoiles en fin de chapitre dans Les Misérables ou
dans des fins de poèmes. La différence est de densité, non de nature, et due à l'espace
rythmique. La définition de Rifïaterre (« La poétisation du mot chez V. Hugo », dans
Cahiers de l'Assoc. intern, des Études françaises, n° 19, mars 1967, p. 178) est à la fois
tautologique et étroite, définissant la poétisation : « le processus par lequel, dans un
contexte donné, un mot s'impose à l'attention du lecteur comme étant non seulement
poétique, mais encore caractéristique de la poésie de l'auteur ». Car le « poétique »
n'est pas défini. Et le mot en question est propre à l'œuvre plus largement qu'à l'espace
versifié. Enfin la « stylistique des effets » (psychologie de la lecture plus que de la créa-
tion littéraire) malgré ses bonnes intentions, dénature ici la littérarité : il ne s'agit pas
d'un processus exotérique d'imposition sur « l'attention du lecteur », mais d'un tra
vail de vision par le langage.
• Cet article est extrait d'un livre à paraître chez Gallimard, dans la collection
« Le chemin » .

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