guillaume de gracia
éditions syllepse (paris)
COYOACÁN
Dirigée par Fernando Matamoros Ponce
À Matéo et à Quentin.
À la lutte !
SOCIÉTÉ MILITAIRE4
LE PEUPLE EN ARMES
Nombre de syndiqués
1936 369 969
1945 528 523
1951 2 334 000
Tableau établi à partir des informations recueillies dans Gèze et Labrousse (1975).
LE 17 OCTOBRE 1945
Tout est dit. Si les masses des cabecitas negras ne sont pas
spécialement opposées aux autres tendances politiques, seul le
péronisme a les moyens concrets de les organiser massivement
au moment de la deuxième grande migration interne de 1943.
Sans doute faut-il aussi compter avec le désintérêt sinon le
mépris des travailleurs « européens » pour cette population
provinciale, réaction qui se double de leur incapacité à
percevoir les changements que va provoquer cette
immigration60.
En revanche, une grande réussite que l’on peut mettre au
crédit du péronisme dans le domaine syndical est d’avoir
transformé des revendications à la fois politiques, sociales et
économiques en des revendications purement matérielles voire
matérialistes : ce en quoi, le péronisme ne fait qu’anticiper sur
une logique que la CGT française (par exemple) adopte lors des
Trente Glorieuses, alors que les directeurs d’entreprises
pouvaient se permettre d’augmenter les salaires, du fait de
l’inflation et de la croissance économique. Il ne faut pas oublier
que l’Argentine s’est très largement enrichie lors du conflit
mondial qui vient de s’achever. Fi donc des « valeurs morales »
dont pouvait parler José Grunfeld (Cimazo et Grunfeld, 1981 :
149), d’une conscience universaliste, de la volonté de
s’instruire par soi-même, de se défendre avec toutes les armes à
sa disposition (y compris et surtout, intellectuelles), de
l’internationalisme. Fi, en bref, de l’idéologie libertaire si
présente et active dans le pays depuis le début des années 1870
jusqu’au milieu des années 1930. Fi aussi de toute capacité à
s’opposer au système de domination.
Ce que demandent les populations paupérisées du centre de
l’Argentine est la simple possibilité de vivre décemment : c’est
ce que Perón leur apporte concrètement lors de sa première
présidence. Au niveau éducatif, on l’a vu, le pouvoir péroniste
ne s’intéresse qu’aux structures d’apprentissage et d’orientation
professionnelle. Cette idée de formation n’est d’ailleurs
absolument pas assimilée par la CGT.
Le péronisme est donc dans une optique totale de domination
par la production des masses ouvrières :
LA REPRÉSENTATIVITÉ SYNDICALE
AQUÍ FUBA !
De la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, cet
esprit combatif des ouvriers métallurgistes va effectivement
rejaillir avec force et massivement en émaillant toute l’histoire
sociale et syndicale du pays de luttes violentes, mais souvent
exemplaires, au sein de l’UOM ou parfois en dehors, à l’instar
des syndicats Sitrac-Sitram. Une manière de contrecarrer la
vision souvent biaisée d’un secteur industriel constituant l’un
des piliers du péronisme qui lui a fourni ses leaders les plus
controversés avec José Ignacio Rucci ou Augusto Timotéo
Vandor.
D’un point de vue symbolique, la décade péroniste se veut
véritablement être le point de départ de l’histoire syndicale
argentine. Dans son livre La Caida de Perón, Julio Godio
résume ainsi le « succès » de l’idéologie péroniste, lien
pragmatique entre un peuple et son dirigeant plus
qu’attachement sentimental : « L’interaction mutuelle entre « le
parti » et « la masse » qui adopte la forme de relation au sein
même de l’État et qu’Evita simplifie sous forme d’une
symbiose charismatique entre Perón et la masse, n’est pas une
simple relation bâtarde entre les dirigeants du régime et les
travailleurs. Cette théorie fut élaborée par le gorillisme avec
pour finalité retorse l’exaltation des bontés de l’individualisme
bourgeois, si cher à la petite bourgeoisie. Ce n’était pas une
manœuvre machiavélique réfléchie par Perón pour tromper les
ouvriers. C’était une forme spécifique, nationale si l’on préfère,
d’hégémonie de la bourgeoisie nationale formée durant la
décennie des années 1930, et fortement différenciée de
l’antique bloc dominant l’État, sur des masses ouvrières ayant
une longue tradition de lutte, gagnées à une politique
bourgeoise seulement du fait de la claudication des partis
ouvriers et qui appuyaient le péronisme tant que celui-ci
appuyait ses revendications immédiates » (Godio, 1973 : 26).
Avant cette doctrine, les autres syndicats étaient donc censés
être tous soumis à des idéologies étrangères, d’autant plus
dangereuses que les syndicalistes révolutionnaires et les
anarchistes remettaient directement en cause le patronat. On l’a
dit, alors qu’il est bercé par plusieurs influences, notamment,
celle de Mussolini (Carta del Lavoro), ou de l’État-providence
keynésien, Perón reste persuadé que les sociétés futures seront
une alternative (un compromis dans son idée) à
l’individualisme libéral et au collectivisme marxiste : la
communauté organisée. Ainsi, l’État péroniste se veut arbitre
dans la mesure où il défend les ouvriers lorsque leurs
conditions de travail sont trop dures, tout en préservant les
intérêts des entrepreneurs.
Mais du point de vue de l’organisation économique de la
société, la volonté d’indépendance nationale ne saurait
recouvrir celle d’indépendance des travailleurs, au contraire.
Une structure autoritaire ou hiérarchique doit pouvoir se
maintenir. Entre autres exemples d’interventionnisme, citons le
rachat de tous les émetteurs radio suite à la grève de 1947 de la
Federación de los Trabajadores del Espectáculo Público, afin de
s’assurer de la main mise sur la totalité de ce médium – en
médiatisant, au passage, son action aux horaires les plus
écoutés (Varela, 2006).
Loin de toute idée autogestionnaire, le péronisme va plutôt
faciliter la cogestion, jusqu’à l’unique expérience de Luz y
Fuerza70. Certes, il faut limiter les profits afin qu’ils soient
mieux redistribués, mais les entreprises doivent rester
propriétés des entrepreneurs. Mieux, il faut casser l’idée de
boss associée à celui du patron. Enfin, tous les Argentins
doivent se sentir en osmose avec l’État et leurs employeurs sur
un simple schéma familial71. L’entrepreneur n’est peut-être pas
un « héros », ni même un « innovateur » au sens schumpétérien,
dans l’idéal de la société péroniste, mais il est un leader comme
le sont les leaders syndicaux. D’ailleurs, di Caprio, dirigeant du
syndicat de l’automobile tient les propos suivants dans le
numéro d’El Bimestre du 25 mars 1987 : « Personne n’ignore
que le rêve de tout dirigeant syndical c’est d’arriver à être
ministre du travail. »
La « mine aux mineurs » n’est donc ni un objectif, ni même un
élément dialectique du discours cégétiste. En revanche l’anti-
étatisme de façade est présent dans le syndicat : anti-étatisme
souvent couplé à la défiance vis-à-vis des étrangers. Dès lors
les péronistes peuvent tout à fait argumenter sur la présence
d’une cinquième colonne « impérialiste », destinée à vendre le
pays aux intérêts étrangers et contre laquelle il faut se prémunir
par la répression économique et physique. Les partis
traditionnels (de droite ou de gauche), ainsi que les syndicats
qui n’obéissent pas à la ligne péroniste et se lancent dans des
mouvements sociaux n’ayant pas été préalablement cautionnés
par le régime, font les frais de cette affirmation. Un discours
passablement « logique » d’ailleurs pour qui se souvient que
l’État argentin a longtemps été sous tutelle économique de
l’Angleterre ou des États-Unis : l’indépendance économique du
pays se joue pour Perón à travers l’augmentation de la
production nationale72.
Enfin, il faut tout de même noter que l’une des pièces du
puzzle économique péroniste est la promotion des coopératives
notamment agricoles. Pourtant, pour le chef de l’État, la
réforme agraire « sera réalisée et se réalise sans dépouiller
quiconque de la terre dont il est propriétaire. C’est au moyen du
respect de la propriété privée que nous croyons que l’on peut
réaliser une véritable réforme agraire sans déclencher un conflit
stérile et inutile » (Girbal-Blacha, 2004).
En ce sens, certaines coopératives n’en ont parfois que le nom
tant elles ont été détournées et (pardon pour le néologisme)
« reverticalisées ». Enfin, il faut préciser que le mouvement
coopérateur argentin est déjà ancien et bien structuré. Les
socialistes Juan B. Justo et Nicolás Repetto ont ainsi fondé en
1905 El Hogar Obrero (le Foyer ouvrier), la première
coopérative ouvrière de consommation, de crédit et de
logement en 1905 ; et c’est en 1922 qu’a été créée à Rosario, la
première Fédération des coopératives (De Gracia, 2009 : 519).
LA REVOLUCIÓN LIBERTADORA
Une rude partie se joue pour les anarchistes dans les ports où,
on l’a vu, l’activisme est particulièrement forcené depuis
septembre 1955.
Vieille centrale indépendante fondée en 1917 et n’ayant
jamais été membre de la FORA, la FOCN syndique la majorité
des travailleurs des ports. Elle est constituée de cinq syndicats,
ayant tous été initialement des sociétés de résistance :
metalurgicos navales (métallurgistes de la construction navale),
caldereros y anexos (chaudronniers), pintores y rasqueteadores
(peintres et ponceurs), carpinteros de ribera (charpentiers de
bateaux) et calafates unidos (calfateurs). Cette dernière société,
fondée en 1893, est d’ailleurs la première à obtenir les huit
heures de travail quotidien pour sa corporation dans toute
l’Amérique latine. Ces cinq syndicats ont des déclarations de
principe, des statuts et des règlements coïncidant avec les
idéaux anarchistes, même si tous les ouvriers n’y adhèrent pas
« philosophiquement » (Atán, 2000 : 158). Mainte fois interdite
au cours de son histoire (entre 1930 et 1934, en 1942, une
première fois sous le gouvernement de Perón, puis entre 1950
et 1955 et enfin en 1956), la FOCN n’a jamais cessé ses
activités, d’où une sérieuse culture de lutte à même de
l’engager dans des conflits extrêmement durs. La FOCN
autonome syndique un total de 18 500 ouvriers dont 10 000 à
Buenos Aires, 5 000 à San Fernando y Delta, 1 500 à Rosario,
1 000 à Campana et 1 000 autres répartis entre Paraná,
Corrientes, Santa Fe, La Plata ainsi que quelques autres ports.
Chaque syndicat de la Fédération élit en assemblée des
commissions administratives chargées de faire le lien entre les
différents syndicats et la fédération. Les décisions sont prises
par les ouvriers en assemblée de manière « horizontale », c’est
du moins ce qui ressort de l’interview d’un ouvrier de la FOCN
nommé Roballo taxant les autres types d’organisation de
« verticales » (La Protesta n° 8013, mars 1956).
Au mois de février, les deux secteurs des ports sont en conflit.
La FOCN dépose une nouvelle liste de revendications (pliegue)
visant à des améliorations économiques et de conditions de
travail. Le 22, une assemblée réunit au salon Verdi plus de
3 000 ouvriers que les derniers événements ont chauffé à blanc.
Un conflit avec les ateliers publics Dodero et privés Tognetti
ont occasionné des lock-out, des incarcérations et même des
blessés puisque les dirigeants de l’atelier Tognetti n’ont pas
hésité à recourir à des nervis armés qui ont tiré et blessé par
balle deux ouvriers, Contini et Broglia. La grève générale est
déclarée avec l’appui des syndicats suivants, tous de la FORA :
l’Unión Choferes (Union des chauffeurs), la Sociedad de
Resistencia Obreros del Puerto de la Capital (Société de
résistance des ouvriers du port de la capitale), la Sociedad de
Resistencia Obreros Plomeros, Cloaquistas, Hidráulicos y
Afines (Société de résistance des ouvriers plombiers,
chauffagistes et des métiers affinitaires), notamment dans le
but d’obtenir la reconnaissance de la Fédération de la part des
ateliers navals, la liberté syndicale absolue et la libération des
prisonniers incarcérés suite aux conflits avec Tognetti, Dodero
et la Unión de los Constructores Navales (Union des
travailleurs de la construction navale, UCN). La grève est levée
le mercredi 7 mars suite à une victoire totale de la Fédération.
Le même mois, les ateliers publics de la FANU (ex-Dodero)
sont de nouveau le théâtre d’une grève déclenchée par la FOCN
qui se transforme en grève générale de 48 heures les 16 et
18 avril, impliquant plus de 8 000 ouvriers. Auparavant, c’est le
syndicat des ouvriers du port de la FORA qui annonce rentrer
dans une phase de débrayages successifs, afin de faire aboutir
une série de revendications concernant autant le droit à
négocier directement avec la direction de tous les problèmes du
secteur que le paiement intégral du salaire en cas d’accident. Le
5 avril, une de ces journées de débrayage prend une tournure de
grève générale avec près de 100 % de grévistes (seuls 86 des
25 000 ouvriers du port seraient allés travailler) (La Protesta,
n° 8021, septembre). Peu de temps après, la FOCN stoppe son
bras de fer de sept mois avec les ateliers Tognetti (conflit qui
avait débuté en décembre 1955). Puis, le 6 août, contre la
détention de Ramón Barrios et contre la demande d’arrestation
de cinq autres ouvriers, la Fédération appelle à une nouvelle
journée de grève.
C’est dans cette ambiance électrique que se tient une
assemblée générale au théâtre Verdi, le 20 août. Gonflés à bloc
par leurs succès, les ouvriers de la construction navale laissent
48 heures à leur direction afin de mettre en place les 6 heures
de travail quotidien, sous peine de les appliquer directement
eux-mêmes. Devant le refus patronal, les ouvriers des ateliers et
arsenaux du Grand Buenos Aires, de San Fernando, de Tigre, de
Campana et de Rosario ne travaillent plus que six heures par
jour : trois le matin et trois l’après-midi.
Certes, ne travailler que six heures par jour est une vieille
revendication de la FORA. Elle constitue surtout la promesse
d’une vie meilleure pour un secteur dont 70 % des professions
sont toujours considérées comme dangereuses (La Protesta,
n° 8021, septembre), alors que beaucoup d’ouvriers vivent
toujours dans les conventillos 6 du début du siècle (le port de
Buenos Aires jouxte le quartier miséreux de La Boca) et que les
conditions de vie instaurées par la « révolution » sont de plus en
plus difficiles. Par ailleurs, on l’aura compris, les ouvriers sont
encore nombreux à être syndiqués, à avoir des pratiques
libertaires et le quartier du port bénéficie encore d’un réseau de
solidarité imposant permettant aux gens d’envisager un conflit
social dur sur le long terme. C’est bien ce qui se dessine suite à
cette mesure de force de la FOCN. Dans un premier temps,
l’entreprise publique FANU ferme ses ateliers pendant cinq
jours. Mais devant l’inflexibilité des travailleurs, elle décide de
licencier la totalité de ses ouvriers. L’État-patron (à travers son
ministre des transports Sadi Bonet) fait par ailleurs pression sur
les petits entrepreneurs afin qu’ils ne négocient pas. En tout, ce
sont plus de 7 000 travailleurs qui se retrouvent mis à pied, y
compris ceux qui étaient malades au moment du démarrage de
cette grève du zèle. Le lock-out patronal concerne 3 000 à 4 000
ouvriers supplémentaires.
Au total donc, ce sont plus de 10 000 travailleurs qui se
retrouvent dans une situation un peu floue, oscillant entre le
« chômage technique » et une « grève forcée », bien
qu’impulsée par leur fédération. Évidemment, les ouvriers de la
FOCN n’ont aucunement l’intention de céder devant ce lock-out
et rentrent dans un processus de grève illimitée en ne pouvant
compter que sur leurs propres forces, outre celles du quartier
qui fait front avec les grévistes et celles de quelques
organisations, syndicales ou pas. Une véritable dynamique
locale de solidarité va dès lors s’enclencher : les cantines
laissent les ouvriers manger gratuitement ; les boulangers
offrent des facturas (viennoiseries) pour le petit-déjeuner ; les
organisations telles que la FORA ou la FUBA organisent des
événements de soutien et de solidarité ; les femmes et les
enfants se postent aux entrées des ateliers afin de ne laisser
passer personne ; des médecins et avocats bénévoles se mettent
à la disposition du mouvement.
De son côté, le patronat naval tente toutes les manœuvres et va
jusqu’à solliciter des policiers et des militaires afin de faire
croire que des « jaunes » ont été engagés. Parmi ces crumiros
o u carneros, comme les nomment « affectueusement » les
ouvriers argentins, il faut relever cette anecdote qui nous paraît
significative des relations internationales de l’époque. Vers
mai 1957, l’entreprise navale Lusich tente d’employer huit
Paraguayens dans le but de remplacer des grévistes alors même
qu’ils ne connaissaient pas la situation de conflit opposant
l’entreprise (faisant partie de l’UCN) et la FOCN. Après avoir
pris contact avec ces travailleurs, la FOCN les convainc de ne
pas « saboter » la grève : sept choisissent alors de repartir chez
eux à Asunción – le trajet est d’ailleurs payé par la FOCN (La
Protesta, n° 8031, juin). Militaires et policiers vont devoir
intervenir plusieurs fois pour tenter de casser la grève,
notamment en incarcérant près de 300 travailleurs7. Des
hommes de main sont également engagés pour provoquer des
troubles avec les grévistes. Le 11 octobre 1956, à Rosario, ces
hommes de main poignardent et tuent Ramiro García
Fernández, un anarchiste espagnol de 55 ans, ancien de la CNT-
AIT.
Mais ces ouvriers ont conservé la culture quasi guerrière et
intellectuelle des premières sociétés de résistance : leur niveau
de culture, leur envie de découvrir, de lire et d’apprendre
comble le vide d’un travail absent (bien que certains syndicats
solidaires, comme celui des plombiers, tâchent de donner du
travail aux grévistes quand ils le peuvent), alors que le souvenir
des luttes des anciens est là pour leur apporter le soutien moral
nécessaire. Et puis de bonnes nouvelles redonnent espoir aux
grévistes : en février 1957 par exemple, un peu moins de 15 %
de grévistes ont repris le travail sur les bases de la FOCN,
notamment à Buenos Aires, La Plata et Rosario, ce qui souligne
au passage le sectarisme et la fermeté des Talleres del Estado et
de l’UCN. Par ailleurs, plusieurs syndicats décident d’apporter
leur soutien aux grévistes de la FOCN, dont les Uruguayens de
la Confédération syndicale d’Uruguay ainsi que la Fédération
métallurgique, organisme qui regroupe les ouvriers navals
d’Amérique du Nord et d’Europe.
La Confédération internationale des syndicats libres8, réunie
en juillet 1957 à Tunis, évoque d’ailleurs un appel au boycott de
tous les bateaux argentins venant se faire réparer dans d’autres
pays, sans que cela ne soit suivi d’effets concrets, hormis un
télégramme poliment indigné envoyé au général Aramburu.
Cette reconnaissance de la FOCN par la CISL semble avoir
motivé le gouvernement à accélérer le mouvement pour briser
la grève. La méthode est connue et date de Perón : elle consiste
en la création d’un syndicat parallèle afin de contourner les
syndicats historiques en reconnaissant officiellement cette
dernière structure. Dans le secteur cela avait déjà été le cas avec
l’Asociación Marítima Argentina (AMA), mais sans grand
succès. Le ministère du travail décide donc de reconnaître
« son » syndicat : le Sindicato Argentino de los Obreros
Navales (SAON) et lui octroie la personería gremial le
26 octobre 1957. Pourtant, la FOCN avait commencé vers la fin
août à se réunir autour de la table avec des représentants du
patronat sur invitation du ministère des transports – invitation
supposant déjà une reconnaissance implicite du poids de la
FOCN dans le secteur de la construction navale, si ce n’est en
tant que syndicat majoritaire sinon hégémonique. Mais les
espoirs de règlement par la négociation s’envolent bien vite et
la longue grève des ouvriers de la construction navale – l’une
des plus longue du siècle passé – se termine par deux
assemblées générales qui se tiennent les 11 et 13 novembre,
sans gains réels ni victoire.
Pire, le « calvaire » des ouvriers ne s’achève pas là puisque la
morgue des vainqueurs (en l’occurrence, l’UCN) va jusqu’à
interdire aux petits patrons d’employer les grévistes n’ayant pas
« expié », autrement dit, ceux signalés comme encore membres
de la FOCN. Bien sûr, cette dernière mesure sera plus ou moins
suivie d’effets vu les qualifications des anciens grévistes et le
besoin de main-d’œuvre des petits ateliers.
En revanche, la Fédération, elle, ne s’en relèvera jamais
vraiment et disparaîtra en 1971 faute d’adhérents et devant son
refus permanent de se soumettre à la loi sur les associations
professionnelles.
CONTRECOUPS CUBAINS
Les ouvriers possédant des motos vont faire le lien avec les
colonnes et les barricades pour annoncer les mouvements
policiers, aider les blessés ou ravitailler les insurgés. Des
commissariats sont occupés, des agents séquestrés ou expulsés,
les bureaux de Xerox sont incendiés, le Cercle des sous-
officiers et le bureau des douanes sont occupés. Les heurts sont
très violents, mais les barricades tiennent le coup et les
policiers sont peu à peu obligés de reculer. De 13 heures à
17 h 30, le centre-ville est aux mains des grévistes. Vers
16 heures, les manifestants contrôlent environ 150 cuadras (soit
15 hectares).
Les combats s’effectuent parfois maison par maison,
notamment lorsque les étudiants rejoignent une fois de plus le
quartier historique de Clínicas, dont les toits relativement bas
permettent de mener une véritable guerre d’usure qui va durer
toute la nuit et une bonne partie de la matinée du 30. Des
banderoles en l’honneur de l’ERP fleurissent sur ces mêmes
toits. Des groupes d’action composés d’étudiants et de
travailleurs déferlent en ville pour s’attaquer aux commerces et
surtout aux banques, causant plus de 5 milliards de pesos (soit
près de 13,2 millions de dollars de l’époque) de dégâts.
Selon certains, cette dernière phase de la résistance
estudiantine et ouvrière aurait refroidi la population qui aurait
en partie retiré son soutien aux combattants alors que leur cause
leur était totalement acquise auparavant. Sur ce dernier point, il
est bien sûr très difficile de se prononcer avec exactitude sur la
réalité du soutien populaire, surtout lors d’événements si
violents. De la même manière, il nous paraîtrait abusif de dire
que la population était contre les manifestants et les
combattants. Un certain nombre de témoignages laissent à
penser que les gens voyaient effectivement plutôt d’un bon œil
les événements, aidant les uns et les autres à s’échapper,
d’autant que, si l’on en croit encore une fois de plus Romero sur
ce point, « l’ennemi des gens qui descendirent massivement
dans la rue était le pouvoir autoritaire, derrière lequel on
devinait la présence multiforme du Capital » (Romero, 1994 :
241).
Quoiqu’il en soit, le 30 mai au matin plus rien ne fonctionne
en ville et l’armée doit prendre la relève de la police et instaure
l’état de siège. Trois mille militaires des troupes d’élites
entrent dans une ville qui compte bien résister. Leur
progression est d’une extrême lenteur. Les insurgés les
ralentissent à coups de cocktails molotov, de boulons, de barre
de fer. Dans la nuit du 30, ce sont des francs-tireurs (groupes
mixtes d’ouvriers et d’étudiants armés – membres de groupes
militarisés ? Agitateurs en faveur d’un coup d’État ?) qui
entrent en jeu et affrontent les militaires. Mais ils ne
réussissent pas à faire basculer la situation vers la lutte armée –
en ont-ils eu seulement l’intention ? – et la situation va revenir
progressivement à la normale. Le bilan est lourd. On
comptabilise entre 20 et 30 morts, plus de 500 blessés et 300
détenus. En parallèle, les conseils de guerre en profitent pour
condamner des dirigeants syndicaux, dont Agustín Tosco à huit
ans de réclusion (qu’il n’accomplira pas).
Pour autant, l’agitation ouvrière ne s’arrête pas à la ville de
Córdoba et sa région : les provinces de Córdoba, Rosario,
Tucumán, Mendoza ou Cipolletti unifient leurs cadres d’action.
En tout, après le Cordobazo, ce sont près de 20 expériences
similaires qui se déroulent sur tout le territoire et portent
l’estocade au gouvernement d’Onganía. Des expériences qui se
répètent à Córdoba, Neuquén, General Boca en 1971 ou à
Mendoza en 1972.
Au début des années 1970, la situation des universités de
Mendoza n’est pas plus enviable que dans le reste du pays. Des
occupations, manifestations et assemblées se tiennent
régulièrement et sont systématiquement réprimées par le
pouvoir. D’un autre côté, les travailleurs de l’Asociación de los
Trabajadores de la Salud de Argentina (ATSA) mènent tout
aussi régulièrement des conflits pour leurs conditions de
travail. En mars 1972, 300 travailleurs de l’usine de ciment
Corcemar sont licenciés. Les ouvriers résistent avec pour
consigne Todos o ninguno (« tous ou aucun »). Quant aux villas,
depuis l’année 1965, des groupes d’ouvriers sans travail ou
précaires résistent aux expulsions et ont constitué la
Cooperativa Integral San Martín afin d’améliorer la qualité de
vie des habitants. La situation est explosive.
Et puis, fin mars 1972, le gouvernement décide d’une
augmentation de 300 % des tarifs de l’électricité. En réponse,
les organisations de voisins et les syndicats décident de ne plus
payer pour ce service. Le 2 avril, une manifestation massive de
20 000 personnes se presse devant la Casa de Gobierno de la
province. Une autre manifestation, prévue par la CGT pour le
4 avril, est interdite par le gouverneur Francisco Gabrielli. Sans
succès. À nouveau, ce sont plus de 20 000 personnes qui
décident de manifester. La répression qui s’ensuit provoque une
explosion populaire de plusieurs heures : bâtons contre gaz
lacrymogènes, le refrain devient connu en Argentine. Mais,
encore une fois, la rage populaire semble l’emporter : à la fin
de la journée, le gouverneur démissionne. Un mort est à
déplorer, Ramón Quiroga, dont l’enterrement le mercredi
5 avril donne lieu à de nouveaux affrontements. Le 6, une
nouvelle manifestation de 4 000 jeunes et étudiants dégénère :
des barricades sont montées ; certains quartiers ouvriers sont
également sujets à des heurts et les forces armées sont parfois
obligées de se retirer. Le 6, on compte une nouvelle victime :
Susana Gil de Aragón. Malgré l’occupation du journal local, El
Andino, afin d’empêcher toute diffusion d’information, l’arrêt
de travail décrété par la CGT pour le 7 est suffisamment suivi
pour qu’au soir, le gouvernement abandonne l’idée d’encaisser
les factures.
Le Mendozazo aura duré quatre jours, et malgré la satisfaction
de ses revendications, il se solde par la mort de trois personnes,
180 blessés et près de 500 détentions, parmi lesquelles de
nombreux cas de tortures sont rapportés.
La CGT cordobaise lance un nouvel ordre de grève générale
pour le 16 juin, jour qui est décrété férié par le gouverneur
militaire provincial mis en place par Onganía, le général
Carcagno. Pour autant, la CGT maintient la pression pour les
48 heures suivantes (les 17 et 18 juin) en mettant en avant la
demande de libération des prisonniers politiques. Mais les deux
centrales ne s’entendent pas quant aux suites à donner. La CGT-
Azopardo veut pouvoir capitaliser le mouvement du 30 mai
lorsque la CGT-Paseo Colón souhaite continuer la lutte. Un
arrêt de travail est décrété pour le 1er juillet.
Le 27 juin, alors que l’Université de Córdoba est mise sous
tutelle, une manifestation se tient sur la Plaza Once de Buenos
Aires afin de « commémorer » les trois ans du coup d’État
d’Onganía. La police tire à balles réelles sur les manifestants :
Emilio Jáuregui du Sindicato de la Prensa tombe, fauché par
une balle. Des bombes explosent quasiment simultanément
dans quinze supermarchés Minimax afin de s’opposer à la
venue de l’envoyé spécial pour l’Amérique latine du président
Richard Nixon : Nelson Rockfeller. Coup de tonnerre dans ce
ciel déjà tourmenté, le lundi 30 juin 1969, Augusto T. Vandor
est assassiné de cinq balles de 45 par un commando qui investit
le siège de l’UOM (situé au 1 945 rue La Rioja) un peu avant
midi. Près de deux ans plus tard, un communiqué de presse
comportant 27 chefs d’accusation, expliquera les raisons de
l’exécution de Vandor, baptisée Opération Judas. Il est signé
par l’Ejército Nacional Revolucionario (ENR) dont l’histoire
retient essentiellement sa participation à l’assassinat de José
Alonso en plus de celui de Vandor. La nature de l’ENR et la
composition de cette « armée » restent sujettes à controverses.
Il est souvent question d’un groupe de militants guérilleros qui
auraient par la suite fondé le groupe armé Descamisados avant
de fusionner avec les Montoneros au début de l’année 1973. On
avance également que l’« absent » lui-même aurait commandité
l’exécution de Vandor.
Quoiqu’il en soit, le pouvoir profite de cette aubaine pour
décréter l’état de siège, qui durera près de quatre ans jusqu’au
25 mai 1973, et arrêter des centaines de personnes, dont les
dirigeants syndicaux Agustín Tosco, Raimundo Ongaro, Elpidio
Torres, Ricardo de Luca, Lorenzo Pepe et Antonio Scipione.
Rapidement, nombre d’entre eux sont transférés dans les
prisons de Neuquén et Rawson afin des les éloigner. Le siège de
la CGTA est mis sous tutelle. C’est le coup de grâce, la CGTA
est forcée à la clandestinité et donc, à une rapide disparition.
Conséquence de quoi, la journée d’action du 1er juillet n’a que
peu de retentissement sauf à Córdoba où pourtant, la CGT-
Paseo Colón a été totalement détruite. Ces récents événements
conduisent la direction de la CGT-Azopardo à démissionner et à
convoquer un congrès d’unification pour le 10 juillet. Au cours
de ce congrès, sur 66 délégués de syndicats anciennement
opposés, 20 sont élus afin de choisir des délégués devant
constituer le nouveau conseil directif.
Une nouvelle journée de grève est décrétée pour le 27 août,
journée n’ayant que peu de retentissement dans la capitale mais
ayant plus de succès dans le reste du pays. À Rosario, un
délégué syndical est suspendu et les tensions remontent jusqu’à
provoquer une paralysie totale de la ville. Le 16 et
17 septembre, la ville est de nouveau bloquée et l’armée est
obligée d’intervenir.
Toute cette agitation n’est bien sûr pas sans effet sur un
gouvernement militaire qui, bien que passé maître dans l’art de
pacifier le pays – à défaut de faire la guerre à l’extérieur – n’est
pas tranquille à l’idée de voir se reproduire régulièrement des
épisodes similaires à ceux du Cordobazo et commence à
sérieusement se lézarder. Quelques mesures censées apaiser la
population sont donc prises, telles que l’augmentation des
congés payés, l’instauration d’un nouveau salaire minimum ou
encore – ce qui constituait l’une des premières conséquences du
Cordobazo – la restructuration du cabinet présidentiel. Mais ces
mesures ne calment pas les syndicats qui, au contraire, du fait
de ces acquis, durcissent leurs positions. Le 22 septembre, une
réunion à laquelle participent 58 syndicats aboutit au lancement
d’un mot d’ordre de grève à partir du 1er octobre, midi. Les
ouvriers sont ainsi invités à quitter leur lieu de travail et
rejoindre les cortèges de manifestants. Tous les autres secteurs
populaires sont également invités à participer à la grève qui se
veut de nouveau générale. Ces nouvelles actions – routine
implacable – sont systématiquement accueillies par la
répression, décidée et organisée par le conseil national de
sécurité des militaires. Les actions populaires vont ainsi
continuer, contrebalancées par un nouveau pouvoir qui
commence à fatiguer y compris ses alliés : « la majorité de
l’armée et la grande bourgeoisie sont las des manifestations
d’hystérie fascisante d’Onganía qui affirme, le 27 mai 1970, la
nécessité de prolonger pendant vingt ans encore, la “Révolution
argentine” » (Gèze et Labrousse, 1975 : 104).
Le 8 juin 1970, après avoir exigé sa démission sans succès, la
junte des commandants décide de démettre Juan Carlos
Onganía et installe à sa place le général Roberto Marcelo
Levingston Laborda, expert en renseignement et contre-
espionnage, formé à l’École des Amériques. Derrière
Levingston se profile un personnage qui va jouer un rôle
important durant les deux années qui vont suivre : le général
Alejandro Agustín Lanusse. Celui-ci appelle à un congreso
normalizador de la CGT pour le mois de juillet 1970. Avec
l’élection de José Ignacio Rucci (des métallurgistes de l’UOM)
à la tête de la confédération, c’est la ligne droitière du
péronisme qui triomphe. José Alonso fait partie de la
commission qui élit Rucci : sans doute son dernier acte
politique marquant avant son assassinat. Le 27 août 1970, vers
9 h 15 alors qu’Alonso se rend au siège de son syndicat en
voiture, il est intercepté par deux véhicules et exécuté de
quatorze balles. L’opération dure en tout moins d’une minute et
se déroule à quelques dizaines de mètres d’un commissariat. Le
commando Emilio Masa de l’ENR revendique cet
ajusticiamiento (exécution) le 10 septembre.
Le 23 mars 1971, après quelques mois de présidence brutale et
cruelle de Levingston, Lanusse décide de reprendre la main
pour son propre compte. Le nouveau président de la République
est plus enclin à discuter avec le péronisme. Le nouveau
pouvoir tisse des liens entre Madrid et Buenos Aires tout en
lançant le GAN ou Gran Acuerdo Nacional, qui se veut une
énième tentative de réunification entre les masses populaires et
l’État, en cherchant un candidat « non marqué » politiquement
pour se présenter aux élections présidentielles de 1972 qu’il a
annoncées le 1er mai 1971. En outre, afin de relégitimer son
pouvoir, Lanusse nomme Arturo Mor Roig de l’UCR au poste
de ministre de l’intérieur. Les sanctions contre les syndicats
sont également levées et les partis politiques sont réhabilités.
Pour autant, la présidence de Lanusse n’a rien d’une
démocratie : la répression, les rafles incessantes dans les
quartiers populaires, les détentions injustifiées, les disparitions
et les exactions en tout genre sont monnaie courante,
notamment dirigées contre les organisations révolutionnaires
(ouvrières ou de guérilla). Quant au massacre des seize évadés
de l’aéroport de Trelew3, il est un des événements ayant le plus
frappé les Argentins à cette époque et décide une large frange
d’entre eux à s’engager d’une manière ou d’une autre dans la
lutte politique. Certes, il existait déjà des disparitions, de la
répression et depuis longtemps, mais Trelew est le premier
meurtre de sang-froid perpétré par le pouvoir à s’étaler très
largement dans tous les journaux.
Si on peut ainsi largement imputer au Cordobazo la fin de la
dictature militaire à moyen terme, d’autres constatations tout
aussi importantes sont à prendre en compte. Évoquons d’abord
la formidable pression que vont exercer ces journées de lutte
sur les classes moyennes. Enfermées dans le cliché d’une classe
ouvrière totalement assujettie au péronisme, l’action d’ouvriers
jeunes pour la plupart et n’ayant pas participé à la résistance
péroniste en tant qu’acteurs, pousse les classes moyennes à
s’engager dans l’action politique sous ses différentes formes. À
ce titre, il faut ajouter qu’aucun auteur, aucune image ni aucune
information que nous avons pu lire ou visionner n’évoque
Perón. Alors que, quelques années auparavant, les groupes de
résistants se réclamaient très clairement du péronisme
combattant, il n’en est donc à notre connaissance pas fait
mention durant l’insurrection cordobaise.
En cela, la jeunesse argentine, qu’elle soit étudiante ou
prolétaire (il y a 30 000 étudiants à l’époque à Córdoba dont
seulement 5 % sont fils d’ouvriers) subit la nette influence des
événements de Mai 68 (appelé le « Mai français » afin de le
distinguer de la Révolution de mai qui fonde l’État argentin),
qui tend à un universalisme dont peuvent bien mal se
revendiquer les péronistes. Dans le film d’Urioste, les
témoignages des différents acteurs du Cordobazo sont très
clairs sur ce plan : cernés par des événements aussi
symboliquement forts que la résistance viêtminh, la révolution
culturelle chinoise, la mobilisation étudiante aux États-Unis, les
différents mai européens, l’activité des Tupamaros dans
l’Uruguay voisin… et subissant la violence d’un État
autoritaire, le peuple argentin se sent pousser des ailes
émancipatrices.
Enfin, il est important de noter que le Cordobazo inaugure une
nouvelle vague de protestations populaires qui va durer au
moins jusqu’en 1975, et qui, d’un point de vue syndical,
déplace les revendications du simple terrain salarial à celui de
l’amélioration des conditions de travail, de l’aménagement des
rythmes et de l’environnement. Comme dans de nombreux
autres pays, les ouvriers passent de revendications quantitatives
à des revendications qualitatives tenant plus d’une opposition à
leur exploitation qu’à l’aspiration à devenir des
consommateurs.
Si on ajoute à ces trois éléments le fait que toutes les
directions syndicales se sont faites déborder ce jour-là et que le
front de classe qui descend dans la rue était constitué
d’ouvriers, d’étudiants et d’artisans, il est clair que la
subjectivité prolétaire (au sens large) se réveille ce 29 mai
1969, et renoue avec une vieille notion dépassant le simple
retour au pouvoir d’un ersatz de messie, pour développer une
stratégie politique puisant ses racines dans les grandes
mobilisations ouvrières de 1919 ou 1936 et donc, dans une
lutte, littéralement « à mort », contre l’ordre capitaliste.
1. Fiat est présente sur le sol argentin depuis 1919. Nous parlons ici d’usines de la
marque.
2. Qui a autant pour fonction la sécurité extérieure qu’intérieure : il s’agit donc
aussi d’une police politique. Elle est créée par Perón en 1946 via le décret exécutif
337/46.
3. Le 15 août 1972, deux groupes de six et dix-neuf guérilleros et guérilleras de
diverses organisations s’échappent du pénitencier de Rawson (Patagonie). Dans le
premier groupe, les dirigeants Roberto Santucho, Enrique Gorriarán Merlo et
Domingo Menna du PRT-ERP, Fernando Vaca Narvaja et Roberto Quieto des
Montoneros et Marcos Osatinsky des FAR. Ces six-là arrivent à s’enfuir et repartent
dans la clandestinité. L’autre groupe se rend par ses propres moyens à l’aéroport de
la ville de Trelew d’où ils pensent pouvoir détourner un avion de ligne. Alertés, les
avions changent leur plan de vol. Sans autre solution, les évadés se rendent alors
aux militaires qui quadrillent la zone. Mais, alors que le général Lanusse aurait
demandé leur retour au pénitencier de Rawson, la frange extrémiste de l’armée (les
colorados) décide de peser sur ce dernier et prétexte une nouvelle tentative de fuite
pour fusiller seize des dix-neuf prisonniers. Seulement blessés, les survivants
témoigneront du caractère planifié de cette exécution.
chapitre 7
NOUVELLE GAUCHE
LA LUTTE ANTIBUREAUCRATIQUE OU LE
RENOUVEAU SYNDICAL : L’EXEMPLE DU SITRAC-
SITRAM
L’OPTION MILITAIRE
MONTONEROS !
LE GÉNÉRAL-PRÉSIDENT
LE TEMPS DE L’ISABEL-RÉGUISME
VILLA CONSTITUCIÓN
LE PÉRONISME : UN SYNCRÉTISME
UN POPULISME ?
1. Pour la période antérieure, voir Bayer (1996), Finet (2007 ; 2012 ; 2014 : 133-
157), ou encore, De Gracia (2009 ; 2012).
2. Dès son retour au pouvoir, il fait passer l’Argentine du côté des non-alignés.
3. Le courant nationaliste-révolutionnaire revendique son influence encore
aujourd’hui.
4. A notre connaissance, la seule organisation s’en réclamant jusque dans son nom
est le syndicat mexicain Unión Nacional Sinarquista, historiquement nationaliste et
phalangiste, bien que teinté d’anarcho-syndicalisme. Il semblerait que ce
mouvement ce soit tourné vers un altermondialisme autogestionnaire depuis.
5. Il est un de ces militants au parcours passionnant dont l’histoire argentine est très
riche. Anarchiste, il découvre le marxisme au bagne d’Ushuaïa et décide d’unir les
militants communistes et anarchistes au sein d’une structure nommée l’Alianza
Obrera Spartacus. Témoin de la montée du péronisme, il meurt en 1946.
6. C’est pourquoi nous avons choisi de traduire systématiquement compañero et
compañera par compagnons et compagnonne qui en sont l’exacte traduction et qui
s’utilisent d’ailleurs dans les milieux libertaires et anarchistes français.
7. Paru en janvier 1879 il n’a connu que deux numéros.
8. Un doute subsiste d’ailleurs quant à l’origine exacte de Perón. Certains auteurs
prétendent qu’il est un descendant d’indigènes Tehuelches.
9. Pour plus d’informations, se reporter à Pierre Clastres (1974), notamment le
chapitre 7, « Le devoir de parole ».
10. C’est, du moins ce qu’avance Gérard Guillerm (1989) dans l’avant-propos de
son livre.
11. Les deux ans allant de 1943 à 1945 sont plutôt considérés comme un « proto »
péronisme.
12. Ainsi qu’une esthétique qui est « dans une large mesure, une esthétique
médiatique. La critique de ce goût, qualifié facilement de kitsch, et l’assignation
rapide d’Evita au monde du spectacle à partir de sa condition d’actrice de cinéma
et de dramatiques radios populaires ont empêché une analyse détaillée de ce que
cela a signifié. Les relations entre cette “esthétique péroniste” et la persistance du
péronisme comme d’une donnée culturelle en Argentine ont été puissantes »
(Varela, 2006).
13. Par révolution, Néstor Kohan veut désigner ici la révolution socialiste.
14. A l’exclusion des premiers « populistes » russes, ou narodniki dont on peut lire
une belle évocation dans Z (2009 : 90-97).
15. Lire le chapitre « De la captation ».
16. Qui a d’ailleurs donné lieu à un colloque à l’université de Nice-Sofia Antipolis
en 2013.
17. Nous utilisons le terme anglais moins négatif que le terme français « sous-
culture ».
ANNEXES
1. NOTICES BIOGRAPHIQUES
JOURNAUX CONSULTÉS