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de sueur et de sang

mouvements sociaux, résistances populaires


et lutte armée dans l’argentine de perón
(1943-1976)

guillaume de gracia
éditions syllepse (paris)
COYOACÁN
Dirigée par Fernando Matamoros Ponce

Le 1er janvier 1994, un claquement de fusils a retenti


dans les montagnes du Chiapas pour annoncer une
tempête et une prophétie. De Zapata à Porto Alegre, de
Che Guevara à Pancho Villa, de Santiago du Chili à
Caracas, lorsque la révolte ouvre la voie à
l’émancipation. Une longue histoire qui enchante nos
mémoires et aiguise nos réflexions.

Nicolas Pinet (dir.), Figures de la révolte. Rébellions latino-américaines


(XVIe-XXe siècles), 2016
Andrés Ruggeri, « Occuper, résister, produire » : Autogestion ouvrière et
entreprises récupérées en Argentine, 2015
Franck Gaudichaud (coord.), Venceremos ! Analyses et documents sur le
pouvoir populaire au Chili (1970-1973), 2013
John Holloway (coord.), Néozapatisme : Échos et traces des révoltes
indigènes, 2012
John Cockroft, Révolution et contre-révolution au Mexique, (1910-1920),
2011
Fernando Matamoros Ponce, La Pensée coloniale, 2007
Guillermo Almeyra, Rébellions d’Argentine : Tiers-état, luttes sociales et
autogestion, 2006
Hugo Moreno, Le Désastre argentin : péronisme, politique et violence
sociale, 2005
Adolfo Gilly, La Révolution mexicaine (1910-1920) : Une révolution
interrompue, une guerre paysanne pour la terre et le pouvoir, 1995
© éditions syllepse 2016
69, rue des rigoles, 75020 paris
edition@syllepse.net
www.syllepse.net
isbn : 978-2-84950-495-6 (papier)
isbn : 978-2-84950-509-0 (epub) et 978-2-84950-511-3 ( epub
bibliothèque)
À Agnès, qui m’a fait l’honneur de bien vouloir
m’accompagner au ​quotidien.

À Matéo et à Quentin.

À la lutte !

Il y a évidemment toujours beaucoup de personnes à


remercier lors de la finalisation d’un livre, en
commençant par les parents et la famille proche.
Cependant, je souhaite plus spécifiquement remercier
mes premiers lecteurs, Valentin Fremonti et Alexis Roy,
pour leurs conseils, leur attention et leur bienveillance.

Merci ensuite à toute l’équipe des éditions Syllepse pour


leur confiance et l’intérêt pour mon travail.

Une petite pensée à toutes celles et ceux qui ont gravité


autour des luttes de notre département d’anthropologie de
Paris 8 qui a définitivement fermé ses portes en
juin 2014 : Bruno, Khalifa, Myriam, Pierre André,
Sanaa… et à mes deux professeurs, Pierre-Philippe Rey
et Jean-Luc Chevanne.

Merci enfin, à Jan, pour venir nous voir si souvent dans la


capitale wisigothe…
AVERTISSEMENT

« Gamin(e). Quand nous atteindrons les sphères du


pouvoir, nous serons moins infantiles que vous.
Pour commencer, jamais nous ne croirons que nous avons
le pouvoir, nous dirons simplement que nous faisons un
bras de fer avec la force de l’ordre : elle me veut et moi
j’ai besoin d’elle.
Nous serons moins infantiles que vous sur des sujets sans
importance, par exemple porter la nourriture à sa bouche
ou tuer des inconnus », Rodrigo García, Cendres.

Les rares lecteurs de L’horizon argentin (mon précédent


bouquin, aux Éditions CNT-RP), auront peut-être une vague
impression de déjà-lu avec le livre qu’ils tiennent entre leurs
mains. Et, en effet, ce livre est une reprise largement réécrite et
augmentée de la partie traitant des années du péronisme, de
l’exil et du retour dans L’horizon argentin. J’ose espérer avoir
suffisamment retravaillé cette dernière pour inciter les lecteurs
à replonger le temps de ces quelques pages dans cette
tumultueuse période de l’histoire de l’Argentine.
J’aurais aimé pouvoir sous-titrer mon livre « Une histoire
populaire ». Cependant, et bien que je me reconnaisse
totalement dans ce courant historiographique de l’history from
below, le morceau d’histoire argentine que j’ai choisi de
développer ne peut pas faire l’économie d’une analyse de ce
qu’est le péronisme et, par conséquent, du personnage de Juan
Domingo Perón.
Si mon intérêt premier est toujours centré sur les capacités de
résistance populaire, force est de reconnaître que l’Argentine
pose un problème méthodologique pour toute personne
s’inscrivant dans cette démarche historique. Car, comment
parler de trente années de lutte et de résistance d’un peuple dont
une grande partie, pendant dix-huit ans, était essentiellement
motivée par le retour d’un individu ? J’ai donc tenté de trancher
et ce que vous vous apprêtez à lire n’est pas, à proprement
parler une « histoire populaire » bien qu’elle y tende fortement.
Enfin, forcément imparfait, je suis tout à fait conscient de ses
lacunes, notamment concernant la description de la lutte des
minorités aborigènes et homosexuelles. La question de la place
des femmes ainsi que des luttes féministes aurait sans doute
également mérité plus d’attention de ma part mais j’ai tout de
même essayé de l’évoquer aussi souvent que me l’ont permis
des sources qui – pour ma défense – n’étaient pas forcément
accessibles ni même, parfois, existantes.
INTRODUCTION

Quand Juan Domingo Perón arrive à la tête de la République


argentine suite aux élections présidentielles légales et
régulières de février 1946, il s’installe aux commandes du
huitième plus grand pays au monde en termes de superficie
(2,77 millions de km2).
Habitée par près de 16 millions de personnes à cette époque,
dont 2,4 millions d’étrangers représentant tout de même 22 %
de la population active, l’Argentine est encore à 40 % rurale 1.
Cependant, les gouvernements précédents ont su profiter de la
Deuxième Guerre mondiale pour remplir les caisses du pays en
exportant non seulement vers les pays latino-américains
anciennement approvisionnés par les pays belligérants mais
aussi vers l’Angleterre, qui devient un important débiteur de la
République. Avant-guerre, le modèle économique argentin est
agro-exportateur et peu industrialisé. Mais la nécessité de
fournir à la fois les marchés européens, latino-américains et le
marché interne pousse les élites du pays à investir dans son
industrialisation en créant en 1943 la Banque de crédit
industriel (Banco de Crédito Industrial) et, en 1944, un
secrétariat à l’industrie et au commerce (Secretaría de Industría
y Comercio). Conséquence de quoi, la production industrielle
est multipliée par trois entre 1930 et 1945 et le pays bénéficie
pour l’année 1946 d’un PIB de plus de 73 millions de dollars2.
Cependant, avant d’entamer une carrière politique
traditionnelle, le fondateur du justicialisme s’était hissé à des
postes ministériels grâce au coup d’État du 4 juin 1943 dont il
fut un des principaux animateurs et inspirateurs. Précisons
d’emblée que les termes « justicialisme » et « péronisme » sont
des synonymes. En 1971, le Parti péroniste (PP) sera rebaptisé
Parti justicialiste (PJ) suite à une loi interdisant toute
personnalisation dans les noms de partis. Ce nom, il le conserve
jusqu’à nos jours3.

SOCIÉTÉ MILITAIRE4

Perón naît à Lobos dans la province de Buenos Aires en 1895.


Très jeune – dès l’âge de 15 ans – il rentre au Collège militaire
de la Nation créé en 1869 par le président Faustino Sarmiento
dans l’immédiat après-guerre de la Triple Alliance 5. Ce faisant,
le président Sarmiento avait jeté « les bases de la
professionnalisation de l’armée : […] Le passage du
“militarisme” au “professionnalisme” implique des mesures
telles que l’augmentation du budget de l’institution, la
multiplication des écoles militaires et l’organisation d’une
bureaucratie spécifique » (Bonardi, 2010). Quelques décennies
plus tard, au début du 20e siècle, l’armée argentine s’est
transformée en une école d’intégration – plus ou moins forcée –
des étrangers à la culture et à la mentalité de la République. Le
but est d’argentiniser le « barbare 6 » européen issu d’un
lumpenprolétariat d’autant plus menaçant qu’il véhicule des
idées révolutionnaires. En ce sens, l’armée devient le « porte-
drapeau de la civilisation ». Une mission civilisatrice qui va
assez clairement de pair avec celle de christianisation. Non
seulement l’idéologie inculquée est fortement messianique,
mais la hiérarchie est franchement affirmée entre « castes »
d’officiers et sous-officiers. Pour obtenir des résultats probants,
l’armée incorpore donc de très jeunes gens afin qu’ils soient
malléables :

L’enseignement du Collège militaire est tout entier centré


sur la profession. Certes, une partie du programme est
consacrée à l’instruction générale, surtout en première
année, mais la part des « matières militaires » y est
infiniment plus importante. Quoi qu’il en soit, dès la
première année, le jeune cadet apprend les règlements des
diverses armes et s’initie aux sacro-saintes prescriptions
des services de garnison et services de campagne qui font
sinon la force principale des armées du moins leur
singularité la plus universelle. Ainsi, âgé de 15 à 18 ans,
il n’ignore plus rien de l’étiquette complexe des saluts,
tenues, formules qui régissent les rapports hiérarchiques
non plus que du cérémonial minutieux qui règle la vie de
la compagnie ou de l’escadron. Sans une solide éducation
générale qui permette de « relativiser » ce pointilleux
formalisme, celui-ci constitue bien vite, sinon une
seconde nature, du moins l’horizon intellectuel de bon
nombre de sous-lieutenants (Rouquié, 1978 : 79).

D’ailleurs, de manière générale, comme le note Laborit :

Il […] semble que ce qui constitue la solidité particulière


de certains systèmes hiérarchiques fortement structurés
comme l’armée, la magistrature ou certaines
organisations comme les hiérarchies hospitalières par
exemple, ne tient pas tellement à leur structure
hiérarchique elle-même, terriblement contraignante,
comme on a tendance à le faire croire. Elle tient au fait
que l’on inculque à tout élément du système et quel que
soit son niveau dans la hiérarchie, la notion qu’il fait
partie d’une élite, différente et supérieure par ses
« idéaux » à toutes les autres ; au fait qu’on élève des
jugements de valeur d’une pauvreté désespérante au rang
d’éthique et que par cela même l’individu est gratifié.
L’uniforme, l’esprit de corps, l’esprit de « boutons » ou
de casquette ou de béret, fait participer l’individu à une
prétendue race des seigneurs et lui fait accepter par
ailleurs son aliénation totale à la hiérarchie sans même se
poser la question de savoir ce qu’est cet ensemble
hiérarchisé auquel il appartient (Laborit, 1974 : 149).

Le jeune militaire argentin est donc blanc, chrétien,


républicain, armé et potentiellement investi de la possibilité
d’avoir recours à ces armes si la Nation est en danger, pour
quelque raison que ce soit, à l’instar des libérateurs du siècle
précédent. La formation militaire est clairement influencée par
deux des armées les plus importantes du monde à l’époque :
l’armée française et l’armée allemande. Cependant, un lent
processus de germanisation s’opère à partir de 1904-1905,
« l’armée argentine invite des instructeurs allemands chargés
de la formation des divisions d’artillerie, des cours de tactique
et des enseignements d’histoire militaire au sein de l’École
supérieure de guerre » (Rouquié, 1978 : 79). C’est dans cet
environnement que le jeune Perón évolue et assiste à deux
grands événements marquants pour sa génération.
En 1919, il est responsable de l’arsenal Esteban de Luca, à
Buenos Aires, pendant la Semana Trágica (De Gracia, 2010) :
une semaine de troubles révolutionnaires menés par les
anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires qui font
trembler les bases de l’État argentin. Incapable d’établir la
moindre différence idéologique entre les parties prenantes 7,
Perón se déclare prêt à lutter contre les ouvriers et exprime
d’ailleurs sa sympathie vis-à-vis de la Liga Patriótica
Argentina8 – bien qu’il émette des doutes sur la méthode. La
LPA est une milice proto-fasciste – créée quelques mois avant
les premiers fasci italiens de 1919 – qui regroupe
essentiellement des jeunes gens de la haute société et des
militaires dans le but de briser par la violence les mouvements
ouvriers. À la différence du fascisme historique, la LPA est
ouvertement antisémite car tout Juif est assimilé à un Russe,
donc à un communiste. Dans cette perspective essentialiste et
anticommuniste, elle se rend responsable d’un véritable pogrom
dans les rues de Buenos Aires durant la Semana Trágica
(Szwarcbart, 2007).
Plus tard, en 1921, il assiste à la grève de La Forestal,
entreprise d’extraction de tanin à partir de l’écorce du
schinopsis-quebracho – un arbre dont l’écorce est pratiquement
imputrescible et le bois extrêmement dur. Entreprise argentine
aux capitaux étrangers, La Forestal est démesurément puissante
au début du 20e siècle. Elle connaît une série de grèves à partir
de 1919 portant essentiellement sur des revendications
salariales et menées par les anarchistes de la FORA9. À cette
époque, Perón est lieutenant et serait intervenu directement
dans le conflit, notamment en rétablissant l’eau pour les
grévistes. La légende forgée par certains péronistes à cette
occasion le fait participer aux assemblées ouvrières et
sympathiser avec eux. Mais, qu’il ait été méfiant vis-à-vis des
patrons de l’entreprise peut aussi s’expliquer par le fait que
l’entreprise était possédée par des capitaux anglais, allemands
et français (Mercier-Vega, 1974 : 14).
Avant l’âge de 30 ans, Perón a donc été le protagoniste de
deux des grèves les plus spectaculaires menées par des
anarchistes et syndicalistes argentins. Quels enseignements en
a-t-il tiré ? L’impossibilité de la répression systématique et
définitive ? La nécessité de modifier profondément la réalité
économique et sociale afin de se prémunir des rébellions ou
simplement par réel souci « humanitaire » ? L’art et la manière
de parler au « peuple » ? Sans doute un peu tout ça à la fois.
Quoi qu’il en soit, nul doute qu’il se souviendra de ces
événements lorsqu’il entrera en fonction.

LE PEUPLE EN ARMES

Avant de devenir président, Perón écrit. Il écrit son premier


texte politique « Lo que yo vi de la preparación y realización de
la revolución de 6 de septiembre » (« Ce que j’ai vu de la
préparation et de la réalisation de la révolution du
6 septembre »), alors qu’il a 35 ans, entre le mois de
septembre 1930 et le mois de janvier 1931, immédiatement
après le pronunciamiento du crypto-nazi José Felix Uriburu
auquel il a participé (De Gracia, 2009 : 215 ; Sarobe, 1957 ;
Perón, 1972).
Il évoque dans ce texte plusieurs des raisons qui ont conduit à
l’organisation de ce coup d’État et expose des considérations
tactiques et stratégiques circonstanciées. Entre autres choses, il
s’autoproclame le meilleur connaisseur de la situation du
mouvement révolutionnaire du pays, et exprime son inquiétude
vis-à-vis de la probabilité d’une dictature militaire qui se
dessinait et qu’il savait devoir être « absolument combattue par
la nation entière », notamment par les étudiants qui avaient déjà
manifesté aux cris de « Non à la dictature » (Perón, 1972). Il
avance d’ailleurs à cette occasion sa vision d’une structuration
peuple-armée en écrivant que si l’armée ne peut pas sortir dans
la rue sans le concours des officiers, le peuple, lui, ne veut pas
de dictature. Mais ce texte vaut surtout pour sa conclusion dans
laquelle Perón évoque l’action populaire en ces termes :

Seul un miracle [compte tenu du manque de soutien


concret dans les rangs militaires aux putschistes] aurait
pu sauver la révolution. Ce miracle, c’est le peuple de
Buenos Aires qui l’a réalisé qui, en véritable avalanche
humaine a envahi les rues aux cris de « Vive la
révolution », qui a pris d’assaut le palais présidentiel, qui
a décidé les troupes à intervenir dans le mouvement et a
coopéré à tous les niveaux pour forcer une victoire qui
sans lui aurait été beaucoup plus coûteuse voire
impossible (Perón, 1972).

Il faut préciser que ce coup d’État – le premier d’une longue


série – s’explique en bonne partie par l’incapacité de la droite
argentine à s’organiser dans le cadre d’un parti satisfaisant ses
ambitions électorales depuis la dissolution du Partido
Autonomista Nacional (PAN) en 1916.
Avant cette date, la démocratie élective argentine est
censitaire et ne concerne que les nationaux. Dans un pays
d’immigration, la « voie électorale » concerne en réalité bien
peu de monde. Mais, en 1912, l’adoption de la loi Sáenz Peña,
qui étend les critères du « suffrage universel » aux hommes,
natifs argentins, naturalisés et majeurs de plus de 18 ans,
menace directement le PAN, parti notoirement oligarchique au
pouvoir depuis 1880. Et c’est bien ce qui se passe aux élections
de 1916 qui permettent au pays de connaître l’alternance pour
la première fois avec l’élection du vieux caudillo radical de
l’Unión cívica radical (UCR), Hipólito Yrigoyen 10. Le PAN ne
s’en remet pas et la droite argentine va dès lors préférer la
collusion avec l’armée afin de mener des pronunciamientos
plutôt qu’une lutte politique qu’elle sait perdue d’avance tant
sont grandes les inégalités entre l’oligarchie (notamment
terrienne) et le reste de la société. Pourtant, la réalité du
pouvoir auquel elle est confrontée ne vont pas attirer que des
amitiés à l’UCR et à ses dirigeants, Hipólito Yrigoyen et
Marcelo T. de Alvear. Réélu en 1928, Yrigoyen, qui tente
pourtant de nationaliser certaines ressources (notamment
pétrolifères), se retrouve rapidement avec un front très large
contre lui qui connaît comme débouché le coup de force
d’Uriburu, soutenu par seulement 1 600 cadets…
Mais peu importe en définitive la réalité d’une « révolution »
(pour reprendre le terme de Perón) très hétérogène dans sa
composition et ses intentions – hormis dans sa volonté d’en
finir avec le pouvoir en place – et de la participation populaire,
qui semble avoir été aussi très hétérogène et fortement
réduite… Il nous semble que les considérations dont fait état le
colonel Perón pour « l’Argentine d’en bas », sont assez
éloignées de ce à quoi l’on pourrait s’attendre sous la plume
d’un militaire faisant partie des classes dirigeantes.
Cette référence n’est cependant que la première étape d’un
rapport long et complexe avec un peuple que Perón reconnaît
rapidement et exclusivement qu’en tant que peuple péroniste
(les « anti-patrie » ne pouvant pas prétendre à en faire partie).
Même après avoir été délogé par le coup d’État militaire
d’octobre 1955, il continue à affirmer sa reconnaissance au
peuple qui souffre et lutte et duquel il se dit le plus proche.
Depuis le Paraguay il expliquera le coup d’État ainsi :

L’oligarchie y investit son argent, les curés y


consacrèrent leurs prêches et un secteur des forces
armées, dominé par l’ambition de quelques chefs, prit les
armes de la République pour les retournéer contre elle.
De l’autre côté, se trouvent les travailleurs, c’est-à-dire le
Peuple qui souffre et qui produit (Sidicaro, 1995).

Le deuxième ouvrage politique de Juan Domingo Perón paraît


en 1932. C’est un condensé des cours d’histoire de la stratégie
qu’il a donnés à l’École supérieure de guerre l’année
précédente. L’idée qu’il se fait de la guerre moderne repose sur
l’alternative entre la destruction totale du pouvoir de
l’adversaire et sa reddition. Pour lui, la guerre n’est pas une
simple affaire de professionnels et d’unités militaires, mais
celle de la « nation en arme », soit l’objectif commun de toute
la société impliquée dans un conflit. De manière générale, il ne
fait que peu de différences entre mener une armée et mener un
peuple : pas plus dans les textes politiques qu’il écrit en tant
que président que dans sa politique concrète. Jusqu’en 1939,
son temps se répartit entre l’écriture de textes stratégiques et
ses fonctions purement militaires.

LA GUERRE QUI VIENT

Au milieu des années 1930, et afin de s’opposer à un


hypothétique Front populaire en gestation (sur le modèle
français, espagnol ou chilien), les forces de droite créent un
Frente Nacional qui se place dans la continuité de la vague
internationale fasciste et dont les axes de réflexion sont les
préceptes mussoliniens. Entre 1933 et 1935, le nazisme au
pouvoir décide d’affirmer son emprise idéologique en
constituant des partis frères partout où cela lui est possible.
Malgré leurs accointances évidentes, le fascisme mussolinien,
qui ne s’était pas jusque là montré très prosélyte, se sent
menacé par le rapide développement du nazisme, (Bernstein,
1985) – n’oublions pas que l’Italie termine sous tutelle
allemande en septembre 1943 lors de l’épisode de la
République de Salò. En ce sens, le Parti national fasciste italien
s’engage dans cette voie prosélyte, notamment à travers la
constitution des Comitati d’Azione per l’Universalità di Roma
(CUAR), qui se réunissent en décembre 1934 à Montreux à
l’occasion d’un congrès des fascismes européens. L’année
suivante, ils tentent de lancer les bases d’une « Internationale »
fasciste, mussolinienne et chrétienne que l’on va également
qualifier d’« Internationale noire ».
En Argentine, dès 1936, les courants les plus nationalistes,
regroupés en partie dans les rangs de l’Asociación Nacional
Argentina (ANA), considèrent que le coup d’État d’Uriburu n’a
rien changé au système « décadent » auquel il prétendait
s’attaquer. Ces secteurs se mettent donc à comploter et lancent
des rumeurs d’agitation militaire. En 1937, à la veille de
l’élection présidentielle, les uriburistes (Uriburu est mort
depuis près de cinq ans) prennent le contrôle intellectuel de
l’armée sans pour autant en prendre le contrôle effectif. Cette
« fascisation » intellectuelle de l’armée argentine
s’accompagne de mesures aussi significatives que la circulaire
numéro 11 (« strictement confidentielle ») du 12 juillet 1938
(un mois après l’annexion de l’Autriche par le Reich), donnant
l’ordre aux consuls en poste d’empêcher les Juifs candidats à
l’exil de pouvoir rentrer en Argentine (Goñi, 2002 : 62).
Quelques mois plus tard, en décembre 1938 à Lima, se tient la
huitième Conférence internationale des États d’Amérique, dont
l’un des buts est d’adopter un accord de principe de solidarité
entre les pays du continent en cas d’agression extérieure.
L’accord est signé, mais ainsi que le chancelier argentin José
Maria Cantilo l’explique alors à un journaliste du New York
Times, l’Argentine s’implique à reculons :

Monsieur Hull11 semble être motivé par ce qui se passe en


dehors de ce continent. […] Je suis intéressé par
l’Amérique. Je dis que notre devoir est d’aller de l’avant,
en bâtissant la vie américaine avec un esprit américain.
Quand une nation étrangère nous menacera réellement,
alors viendra le moment d’agir. […] Ce que je pense c’est
que l’Amérique devrait s’unir solidement à travers son
propre développement. Notre programme devrait se
formuler non pas parce que nous avons un ennemi à
l’extérieur, mais parce que nous voulons une Amérique
forte […]. Les États-Unis ne nous achètent pratiquement
rien. Comment pourrions-nous oublier les peuples qui
donnent vie à notre action et nous achètent nos produits ?
(Cisneros et Escudé, 2000).

Entre 1939 et 1941, Juan Domingo Perón est en Europe et


séjourne en Italie puis en Allemagne. Ces deux pays
l’impressionnent particulièrement. À propos du nazisme il
précise avoir vu :
« Un État organisé pour une communauté parfaitement
organisée pour un peuple tout aussi parfaitement
organisé ; une communauté où l’État était l’outil de ce
peuple, dont la représentation était à mon avis, effective.
Je pensais que cela devrait être la forme politique du
futur, c’est-à-dire, la véritable démocratie populaire, la
véritable démocratie sociale » (Sidicaro, 1995).

Sur le fascisme, sa position est également claire :

J’ai choisi d’accomplir ma mission en Italie, parce qu’il


était en train de se produire là-bas une tentative de
nouveau socialisme, à caractère national. Jusqu’à présent,
le socialisme avait été marxiste : international et
dogmatique. En Italie, au contraire, le socialisme était sui
generis, italien : le fascisme.

Perón note avec émotion le jour où il peut enfin serrer la main


de Benito Mussolini.
Après le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, les
uriburistes et les officiers les plus germanophiles et
nationalistes tentent de renverser le président Roberto Ortiz
qu’ils pensaient voir glisser vers une dictature militaire. La
CGT, à cette époque d’obédience socialiste et communiste,
réplique en lançant un front antifasciste sans que cela
n’empêche le président d’être démis en 1942 et remplacé par
son vice-président Ramón S. Castillo. Imposé par les
conservateurs, Castillo est un ancien doyen de la faculté de
droit de Buenos Aires, sénateur de la province de Catamarca et
ouvertement pro-nazi : le genre d’homme qui ne risque pas de
s’opposer à un quelconque pronunciamiento si cette opportunité
se profile à l’horizon. Alain Rouquié (1978) interprète
d’ailleurs cette période comme celle du refus de la neutralité
puisque Castillo s’affiche systématiquement auprès des
militaires12.
Avec Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis, le
8 décembre 1941, les pays du continent américain se déclarent
dans leur grande majorité unis contre l’agression des forces de
l’Axe – suivant en cela la déclaration de Lima de 1938. Mais
l’Argentine reste neutre en affirmant que les États-Unis sont
non-belligérants. Les lobbys qui tentent de faire pencher le pays
du côté des Alliés n’obtiennent rien et sa non participation à la
guerre transforme la République en véritable source
d’approvisionnement d’une Europe en plein traumatisme. Pour
autant, une guerre parfois larvée se joue entre l’Argentine et le
Big Brother étatsunien : c’est par exemple le cas dans le
domaine cinématographique dans lequel l’Argentine est une
réelle puissance qui compte en Amérique latine. À tel point
qu’Hollywood est obligé de fournir de la pellicule et un soutien
matériel et financier au cinéma mexicain afin de contrecarrer la
République australe qui malgré sa neutralité de façade campe
sur des positions proches de l’Axe (Sánchez Vidal, 2004 : 29).
C’est donc assez logiquement que l’armée est de nouveau en
marche pour prendre le pouvoir : ce qu’elle fait en juin 1943.
Mais quelles en sont les raisons exactes ?

UN CERTAIN « GOU » POUR LE COMPLOT

À cette époque, la Wermacht a perdu la bataille de Stalingrad


et l’Empire japonais celle de Guadalcanal. Sur ces deux fronts,
le tournant de la guerre semble acquis. Walter Schellenberg,
chef des renseignements extérieurs de la SS, soutenu en cela par
Himmler, tente de négocier la paix avec les Alliés. Uki Goñi –
dans son très documenté La Auténtica Odessa – avance que
Perón lui-même semble douter de la victoire des Alliés. Il
aurait exprimé ses doutes dans un câble secret du GOU :
Gobierno-Orden-Unidad ou Grupo de los Oficiales Unidos
(l’acronyme reste incertain) (Goñi, 2002 : 72). Fondée le
10 mars 1943, cette loge militaire secrète est destinée à lutter
contre la subversion communiste mais aussi et surtout à
restaurer une certaine solidarité matérielle et spirituelle,
nationale et internationale, au sein du « groupe social
militaire ».
Rentré de son périple européen, Perón utilise son expérience
au sein de cette loge secrète dont le mode de fonctionnement,
figé et antidémocratique, va lui permettre de grimper les
échelons rapidement. La situation de l’après-guerre et la crise
sociale qui se profile inquiètent des officiers qui semblent
craindre qu’un gouvernement de type communiste ne prenne les
rênes du pays. Les souvenirs de la Semana Trágica de 1919 sont
dans tous les esprits et les Argentins souffrent à cette époque de
malnutrition permanente : à titre d’exemple, il faut noter que
deux ans avant la guerre, 45 % des jeunes de 20 ans du district
militaire de Santiago del Estero sont réformés pour « faiblesse,
manque de poids, capacité thoracique insuffisante » (Rouquié,
1978 : 314).
Ces conditions rendent encore plus remarquable
l’impressionnant élan de solidarité qu’ont eu les Argentines et
les Argentins vis-à-vis de l’Espagne républicaine durant la
guerre civile qui a déchiré le pays entre 1936 et 1939 (López
Trujillo, 2005 : 165). Or, ce dernier point n’est pas d’ordre à
rassurer les pontes de l’armée qui voient du plus mauvais œil la
formation de l’Unión Democrática Antifascista regroupant les
partis pro-alliés, les démocrates et les communistes.
D’autant que le gouvernement en place ne peut rien du fait
d’une fraude électorale constante. La souffrance du peuple
mêlée à une vaste coalition de socialistes et de démocrates en
tout genre pourrait déborder et mettre le feu à un pays qui a
souvent évité de peu le brasier révolutionnaire au cours des
années précédentes. De plus, l’aventure de la révolution sociale
espagnole, la défaite de la France (imputée au Front populaire)
face à l’Allemagne (qui est un des pays ayant le plus influencé
les cadres de l’armée argentine politiquement et militairement),
ainsi que les sympathies pro-communistes d’une partie chaque
fois plus grande du prolétariat mondial enfoncent le clou d’une
supposée « menace rouge ».
Dans cet imbroglio politique, militaire et économique, le
colonel Juan Domingo Perón profite de son aura pour faire la
promotion du national-socialisme (au sens propre des deux
termes) auprès des jeunes officiers du GOU. Perón a
directement approché et observé par lui-même l’organisation
italienne et allemande lors de son séjour dans les pays de
l’Europe totalitaire entre 1939 et 1941. L’influence de cette
loge sur l’armée, et donc sur le pouvoir du président Castillo,
explique indéniablement les mesures pro-nazis prises
secrètement :

En mai 1943, [avait été approuvé] un « accord de


collaboration mutuel ». Cet accord incluait l’immunité
pour les agents nazis arrêtés en Argentine, […]
l’utilisation de la valise diplomatique argentine pour
transporter du « matériel secret » entre Berlin et Buenos
Aires, ainsi qu’un système d’alerte immédiate dans le cas
où une “crise ministérielle” pourrait mettre en danger les
agents allemands. En échange, on permettait à l’Armée
argentine d’accéder au puissant réseau de communication
radio des services secrets nazis […] et on lui avait promis
[notre] collaboration afin de former un bloc de nations
sud-américaines dirigé par l’Argentine (Goñi, 2002 :
49)13.

Et ce dans le but clairement établi de contrebalancer le poids


du Brésil, dont la loyauté à Washington était à toute épreuve.
Au-delà, le GOU a sans doute comme objectif – au sein de
l’« Internationale noire » – de transformer l’Argentine en
machine de guerre latino-américaine capable de se lancer à la
conquête du continent pour redonner un second souffle aux
offensives allemandes et japonaises. « La lutte d’Hitler dans la
guerre et dans la paix nous servira de guide », avait écrit Perón
dans un manifeste secret du GOU, le 3 mai 1943 :

Les alliances seront le premier pas. Le Paraguay est avec


nous, la Bolivie est avec nous ainsi que le Chili. Avec
l’Argentine, le Paraguay, la Bolivie et le Chili, il sera
simple de faire pression sur l’Uruguay. Ces cinq grandes
nations unies pourront facilement attirer le Brésil du fait
de sa forme de gouvernement et de ses importants noyaux
d’allemands. Une fois le Brésil tombé, le continent
américain sera à nous (Goñi, 2002 : 55).

Après la guerre, le « devoir » de solidarité militaire se


matérialise donc au niveau international au travers de la
création du réseau Odessa qui exfiltre in extremis un bon
nombre d’anciens nazis (quel que soit le pays d’origine) vers
l’Argentine. Au plan national, les hommes du GOU semblent
d’autant plus redouter la « subversion » que l’un des
fondements de cette loge est le catholicisme, dont la
réintroduction à l’école est un objectif affiché.
Pour les officiers du GOU, le 1 er mai 1943 n’est qu’une
nouvelle preuve de la forte probabilité d’un soulèvement
populaire imminent. Certes, la CGT n° 214 a organisé un défilé
impressionnant par le nombre de participants, l’ordre parfait
dans lequel ont marché les cohortes syndicales au son de
L’Internationale et les slogans criés. Mais l’initiative vient en
réalité du Partido Socialista Argentino qui souhaite simplement
fêter à cette occasion les 90 ans de la Constitution de 1853. Une
nuance sans doute trop fine pour des militaires qui n’ont guère
vu plus que des milliers de drapeaux rouges défilant en bon
ordre dans les rues de Buenos Aires et qui se sont sentis
directement menacés. Le coup d’État est en marche.

NOUVELLE JUNTE AU POUVOIR

Le 4 juin 1943, 8 000 militaires sortent du Campo de Mayo15


et se dirigent vers le palais présidentiel. C’est le premier coup
d’État de l’histoire argentine auquel le peuple ne participe
absolument pas. Pourtant, la présence au sein du GOU de
militaires proches de l’UCR de l’ancien caudillo Yrigoyen 16 a
pu faire croire, rétrospectivement, qu’il s’agissait là d’un
pronunciamiento organisé uniquement par ce parti.
Après une seule mais violente escarmouche avec des forces de
la marine, le général Arturo Rawson (un proche des milieux
conservateurs) s’installe en lieu et place du président Castillo.
La nouvelle junte en place se veut d’obédience national-
catholique et entend le faire savoir en supprimant toute
autonomie de l’enseignement supérieur, en entravant la liberté
de la presse ou la liberté syndicale. La CGT n° 2, d’obédience
socialiste mais encline au travail avec les communistes, est
d’ailleurs dissoute. Selon Alain Rouquié, les putschistes
rêvaient d’un salazarisme importé en Argentine. Pour autant, le
dirigeant syndical socialiste Ángel Borlenghi ne tarde pas à
déclarer « que les travailleurs du pays s’identifient
profondément à la Nation et [que] le gouvernement peut se
sentir épaulé par la classe laborieuse » (Acción Libertaria,
n° 68, septembre 1943). C’est d’ailleurs ce même Borlenghi
que l’on retrouvera quelque temps après à la tête du groupe
syndical qui entame les négociations avec le colonel Perón.
Les militaires prennent donc le pouvoir le 4 juin, mais s’en
suit rapidement une série de changements au sein du pouvoir
militaire, notamment pour masquer l’absence flagrante de
programme. Rawson cède ainsi son poste au général Pedro
Pablo Ramírez. Sous sa présidence, l’Argentine reste toujours
neutre et, du même coup, avantage plutôt l’Axe. Mais Ramírez
doit partir à son tour en février 1944 sous la pression des autres
membres de la junte, après que le pays ait rompu tout contact
diplomatique avec l’Allemagne.
Après Ramírez vient Edelmiro J. Farell, directement lié au
GOU. Perón, qui était déjà secrétaire du ministre de la guerre de
Farell sous Ramírez, assume à partir du 26 février le secrétariat
à la guerre puis devient vice-président, le 7 juillet 1944. Ses
visées et sa personnalité n’échappent déjà pas aux sarcasmes
libertaires qui soulignent très tôt l’appétit présidentiel du
colonel « syndicaliste » baptisé « el demágogo máximo17 » ou
encore le Napoléon argentin (Acción Libertaria, n° 74,
mai 1944).
En plus de ces deux charges, Perón s’est surtout autodésigné
en octobre 1943 pour assurer la réorganisation du Departamento
Nacional del Trabajo (DNT). Il va faire de cette instance, très
secondaire jusque là présent, une tribune idéale à partir de
laquelle exposer sa vision sociétale. Le 29 novembre, le DNT
est fusionné avec les anciennes directions provinciales pour
former la Secretaría de Trabajo y Previsiones qui dépend
directement de la présidence. Le 1er décembre, Perón en prend
la tête. Le soir même, il rend publics ses objectifs économiques
et sociaux lors d’un long discours radiophonique. « De cette
façon, [Perón] gère parfaitement les ressorts tactiques de la
stratégie du groupe militaire qu’il dirige et qui, à l’époque,
souhaitait s’entendre avec les syndicats et les travailleurs
comme force d’appui » (Rotondaro, 1971 : 170). Depuis son
poste de secrétaire du travail, Perón énonce ainsi son credo
national-syndicaliste :

Personnellement, je suis un syndicaliste et, comme tel, un


anticommuniste, mais je crois qu’on doit organiser le
monde du travail en syndicats de sorte que ce soient les
travailleurs et non les dirigeants ou les agitateurs qui
bénéficient des principaux avantages. […] Il faut
améliorer les conditions de vie des travailleurs, étant
entendu qu’on ne tolérera aucun conflit d’ordre social
[…] rien qui vienne perturber le travail de tous. […] Je ne
permettrai pas l’action d’éléments subversifs et
d’agitateurs qui la plupart du temps, ne sont même pas
des Argentins, mais des étrangers qui ne respectent pas
notre pays. […] La situation ouvrière est aujourd’hui
parfaitement contrôlée (Rouquié, 1978 : 350).

Le futur président campe donc à la fois sur une position


« caudillesque » (rappelant l’action d’Hipólito Yrigoyen) de
refus de la rupture avec le capital mais de dialogue avec les
syndicats, et en profite pour agiter de nouveau le spectre d’une
immigration inadaptée et forcément frondeuse.
Quelques temps après, il enfonce le clou lors d’une allocution
à la Bourse du commerce de Buenos Aires, en prenant soin de
rassurer les patrons présents dans l’assistance : « Messieurs les
capitalistes, ne vous effrayez pas de mon syndicalisme »
(Mercier Vega, 1974 : 77).
La première idée simple de ce qui devient peu de temps après
le péronisme est celle de la mission étatique de conciliation du
capital et du travail. Que les ouvriers puissent obtenir des
améliorations de leurs conditions de travail18 sans que les
revendications salariales n’outrepassent certaines limites,
notamment le recours aux grèves. Pour ce faire, le péronisme
crée un syndicalisme suffisamment puissant pour faire pression
sur le patronat tout en imposant un cadre d’action précis. Il
propose donc régulièrement les postes de secrétaire au travail à
des dirigeants syndicaux. En ce sens, les grèves sont soit des
moyens de pression sur les patrons lorsque le péronisme est au
pouvoir, soit des moyens de pression sur les directions
syndicales qui ne sont pas encore réputées corrompues. Murmis
et Portantiero considèrent d’ailleurs que le rôle du syndicalisme
est l’élément le plus distinctif et original du péronisme même
s’il ne semble pas avoir élaboré de théorie concernant le rapport
entre l’État, les partis et les syndicats : la seule perspective
proposée au prolétariat est donc le mouvement justicialiste
(Murmis et Portantiero, 2004). On peut, par exemple, objecter
que le phalangisme franquiste s’appuyait aussi largement sur
les syndicats, mais avant la révolution sociale espagnole de
1936, il y avait déjà plus de trois millions de syndiqués en
Espagne… Une force sociale incontestable que Franco ne
pouvait pas supprimer par une simple décision ou par la
répression. Cependant, il est clair sous sa plume que le colonel
se considère comme syndicaliste et prend comme modèle
l’armée :

Le meilleur syndicat, la corporation la plus puissante et la


mieux organisée, c’est nous, les militaires […]. C’est
avec une connaissance profonde de l’Histoire que je me
permets de vous donner des conseils, dans l’espoir que
vous puissiez nous imiter pour jouir de la même cohésion
et de la même force que nous (Bonardi, 2010).

En février 1944, Perón prend en charge le ministère de la


guerre. Depuis ce poste, il prône un certain nombre de solutions
afin d’assurer la défense nationale, notamment une plus grande
autonomie économique et un développement industriel qui ne
sont pas forcément du goût de la puissance nord-américaine.
Cette idée va de pair avec celle de l’intervention de l’État dans
l’économie car les entrepreneurs ne cherchent pas forcément à
investir dans les industries primaires. L’intervention étatique va
bien dans le sens stratégique de la « nation en armes », mais ces
théories et cet interventionnisme irritent le département d’État
américain qui ne tarde pas à réagir.
La crise qui éclate en octobre 1945 et qui force le pays à se
diviser entre pro et anti-Perón est-elle « programmée » et
voulue par le futur président ? Peut-être constitue-t-elle
effectivement la dernière phase de sa prise de pouvoir. Quoi
qu’il en soit, il est clair pour Ricardo Sidicaro (1995), qu’à ce
moment de son histoire : « Perón était déjà Perón ».

QU’EST CE QUE LE PÉRONISME ?

Le proto-péronisme à l’œuvre entre 1943 et 1945 est donc la


théorie politique d’un stratège militaire qui a vécu une grande
partie de sa vie dans un système très ordonné, et dont le premier
objectif est de tenter de reproduire cette structure ordonnée
dans la société argentine : la « communauté organisée ».
Cependant, il est clair, au fur et à mesure que la Deuxième
Guerre mondiale avance que l’échec des forces de l’Axe est
inéluctable et que, par conséquent, l’Argentine n’est pas
destinée à devenir le pilier latino-américain d’un grand
ensemble fasciste mondial. Forcé de faire cavalier seul (et
représentant même le dernier recours pour certains nazis via le
réseau Odessa), Perón, qui a déjà établi les contacts allant dans
ce sens, joue la carte de la mobilisation intérieure afin d’asseoir
son pouvoir.
Quelle meilleure légitimité, dès lors, que de remporter des
élections libres ? Quelle meilleure base sur laquelle s’appuyer
que celle des travailleurs – notamment industriels – dont le
nombre est en pleine explosion ? Comment faire, si ce n’est en
profitant de l’opportunité d’un État dont les caisses sont pleines
après la guerre ? En fin stratège, Perón se moque (du moins,
durant sa phase ascensionnelle) de l’extraction idéologique des
individus avec lesquels il collabore puisqu’il ne souhaite rien
d’autre que gagner le pouvoir et s’y maintenir. Pour ce faire, il
va très prosaïquement appliquer le programme économique
d’Hipólito Yrigoyen, tout en laissant une grande marge de
manœuvre aux syndicats au sein des entreprises. Mais, marque
indélébile de son extraction droitière, il va, pour mener sa
politique, s’entourer de personnalités on ne peut plus
« engagées » : l’autoritaire Raúl Alejandro Apold, que l’on
compare à Goebbels pour son action au secrétariat à
l’information ; le général Filomeno Velazco, commandant de la
police fédérale, franquiste et ultranationaliste, secondé par le
commissaire Fernández Bazán, promu par Perón sous-chef de la
police fédérale et dont le nom reste associé à la sinistre loi
Bazán (ley de fugas19) ; José Figuerola, ancien membre des
services corporatifs durant la dictature espagnole de Miguel
Primo de Rivera, dont l’équipe est à l’origine de la plupart des
projets économiques et d’industrialisation de la présidence ;
l’ancien nazi Ludwig Freude comme chef du renseignement ;
Santiago Peralta, anthropologue antisémite fanatique et nazi
notoire en charge de la Direction des migrations ; le général
Humberto Sosa Molina maintenu par Perón au ministère de la
guerre, admirateur de l’Espagne franquiste ; le commandant
Bartolomé de la Colina, secrétaire d’État à l’aéronautique et
fervent franquiste de la première heure ; l’ultranationaliste et
franquiste passionné Óscar Silva, secrétaire militaire de Perón,
promu général pour sa fidélité à ce dernier et directeur du
Collège militaire. Il faut ajouter à cette liste les noms des
militaires arrivés en armes avec le coup d’État de juin 1943, à
l’instar du général Juan Pistarini (ministre des travaux publics)
ou encore du capitaine Fidel Adanón (ministre de la marine).
Même si cette liste n’est pas exhaustive, elle est déjà
révélatrice. Un pouvoir nommant de telles personnalités à des
postes aussi importants ne peut décemment pas prétendre
passer pour un pouvoir « démocratique » (y compris selon les
critères bien peu exigeants de la démocratie parlementaire).
Sans compter que la République argentine se tourne rapidement
vers l’Espagne franquiste20. Ainsi, dès le début de l’année 1947,
de solides liens unissent l’armée argentine à l’espagnole dans le
cadre d’une modernisation voulue par le nouveau pouvoir.
Ces amitiés et ces soutiens ne laissent aucun doute sur le
caractère profondément opportuniste et idéologique du pouvoir
péroniste dont l’action principale est le développement d’une
logique en faveur d’un capitalisme national, autoritaire et
fortement teinté de keynésianisme, du fait des formidables
moyens mis à sa disposition après la guerre et faisant de
l’Argentine un pays plus riche que l’Italie ou que l’Espagne.
Perón le précise d’ailleurs à maintes reprises : toute son action
a pour objectif de travailler avec une oligarchie méprisée en
façade et de servir le capitalisme.
Mais le problème du péronisme est aussi celui d’un
messianisme politique et de la mentalité très religieuse qui la
sous-tend21. En cela, le péronisme est une idéologie
d’oppression, car rien n’est prévu pour que ses membres
s’interrogent sur leur engagement ou le système auquel ils
participent. À ce titre, il est intéressant de relever le fait que si
Perón est le premier à avoir mis en place un système de
formation professionnelle, la plupart des ouvriers formés sous
son gouvernement n’ont pas dépassé l’école primaire. Les
statistiques se contredisent sur ce point. Certaines avancent que
90 % des enfants sont scolarisés dans l’enseignement primaire
puis dans le secondaire (gratuits en 1952 sous l’impulsion
d’Evita) à l’orée des années 1950. Quatre mille écoles auraient
été construites entre juin 1943 et décembre 1950 et ce serait à
partir de cette date que « l’enseignement secondaire prend en
fait le relais de l’enseignement primaire » (Veganzones, 1997).
Mais les statistiques de l’Unesco, elles, sont sans appel : si plus
de 85 % des adultes sont alphabétisés vers 1950, l’organisation
avance un taux non ajusté de scolarisation dans le primaire d’un
peu moins de 60 % (Unesco, 2006 : 208). Le péronisme a hérité
d’un système scolaire « à la française », laïque, gratuit et
obligatoire, dont le but est (en France comme en Argentine) de
se prémunir des élans révolutionnaires du peuple et d’assurer la
formation d’une main-d’œuvre relativement qualifiée
(Biberfeld et Chambat, 2013). En la matière, le péronisme ne
s’est pas montré beaucoup moins réactionnaire que ses
prédécesseurs.
Le peuple est donc le socle nécessaire pour asseoir le pouvoir
de Perón et le pérenniser : c’est ce qu’ont compris tous les
gouvernements (peut-être trop rapidement taxés de)
« populistes » ; c’est ce que Perón a réussi peut être mieux que
les autres, en se faisant passer pour « un fasciste de gauche » –
selon l’expression de Seymour Martin Lipset22. Oxymore
d’apparence, il y aurait beaucoup à écrire sur le « fascisme de
gauche » et, en l’occurrence, force est de constater que sur la
durée, le péronisme est sans doute l’une des rares idéologies à
avoir rassemblé des courants de pensée aussi variés. Il y a peu
d’autres endroits du monde où trotskistes, communistes,
maoïstes, socialistes, syndicalistes-révolutionnaires et jusqu’à
certains libertaires se sont retrouvés « coude à coude » avec
l’extrême droite la plus violente derrière le même homme… De
la même façon, le fascisme avait cette diversité originelle, tant
les membres du premier fascio étaient disparates : s’y
retrouvaient républicains, futuristes, syndicalistes-
révolutionnaires, anarchistes, rejoints ensuite par les
catholiques, le tout étant influencé par le nationalisme de
D’Annunzio (Pollard, 2005 : 121). Pourtant, certaines
différences formelles entre le péronisme et le fascisme
historique persistent. Ainsi, le racisme, absent de la réthorique
du péronisme23, a-t-il été rendu anticonstitutionnel : « La
Nation argentine n’admet aucune différence raciale,
prérogatives de sang ou de naissance24. » De la même manière,
si le fascisme italien était très clairement anticommuniste, il
n’en va pas de même du péronisme au regard des
positionnements ultérieurs de Perón, des cadres cégétistes et
péronistes ainsi que de certaines déclarations des membres du
PCA (notamment lorsqu’en 1946, lors d’un meeting sur la
cherté de la vie au Luna Park, le député communiste Bustelo
assume publiquement l’adhésion de son parti au péronisme) ou
encore de son alliance avec la révolution castriste après 1959.
Un communisme qu’il faut de toute façon considérer à cette
époque sous l’angle de son productivisme et de son goût pour
les personnalités fortes (rappelons que Staline ne meurt qu’en
1953), et de son utilisation abusive du nationalisme censé
cimenter la classe ouvrière des pays dans lesquels œuvrent les
communistes (Thiesse, 1999). Il ne faut pour autant pas
minimiser la répression que subissent les ouvriers et les figures
communistes durant la période péroniste : dans les entreprises
et les usines, les ouvriers qui s’en réclament seront longtemps
stigmatisés, dénoncés, etc. Quant aux personnalités, il faut se
souvenir que le chanteur Atahualpa Yupanqui se fera sectionner
l’index de la main droite pour l’empêcher de jouer de la
guitare25 et sera forcé de s’exiler en Uruguay du fait de son
engagement explicite au sein du PCA.
Peu après avoir été déposé par la Revolución Libertadora,
Perón reconnaît dans un livre publié en 1958, que si le
péronisme était à la base somme toute très éloigné de la lutte
des classes, le jeu de l’oligarchie l’avait finalement transformé
pour en faire « la guerre de ceux qui produisent contre ceux qui
consomment et qui, appuyés sur des privilèges anachroniques,
veulent tout sans rien donner ni produire en échange »
(Sidicaro, 1995).
Pour autant, la première période péroniste (également
nommée « péronisme classique » et qui s’étend de 1945 à 1955)
n’est absolument pas ambiguë quant à son caractère dictatorial,
« mais pas totalitaire » selon les termes d’Eduardo Colombo26.
D’ailleurs, une partie des communistes, des socialistes, a
fortiori des anarchistes, du monde ouvrier organisé et issu de
l’immigration européenne, politisée et militante, considère –
avec la majorité des intellectuels – que Perón est un fasciste. De
son côté, le théoricien trotskiste Ernest Mandel donne cet avis
sur ce régime :

Les mouvements nationaux de la bourgeoisie nationale


dans les pays semi-coloniaux, souvent faussement et
abusivement appelés « fascistes », administrent
généralement des coups sérieux et durables au grand
capital étranger, tout en créant de nouvelles possibilités
organisationnelles pour les travailleurs. Le meilleur
exemple est le mouvement péroniste en Argentine qui,
loin d’atomiser la classe ouvrière, a permis pour la
première fois, l’organisation profonde des travailleurs
dans les syndicats qui, jusqu’à ce jour, exercent une
influence importante dans le pays (Mandel, 1974).
Notons pour l’anecdote que lorsque sont écrites ces lignes (en
1974), des membres affiliés à la 4 e Internationale et regroupés
sous le sigle de l’Armée révolutionnaire du peuple (ERP)
considèrent les bureaucrates cégétistes comme des ennemis et
les prennent parfois pour cibles militaires réelles. Mieux, sous
la première présidence de Perón, le trotskiste Nahuel Moreno,
qui vient de constituer le Grupo Obrero Marxista (GOM) en
1944, s’oppose à Perón dont il considère les élucubrations
contre les États-Unis comme une simple lutte inter-
impérialiste. Le GOM va ainsi recruter auprès de nombreux
courants de gauche : syndicalistes, socialistes et anarchistes du
fait de son virulent rejet de ce système. Pour autant, tous les
trotskistes ne sont pas opposés au péronisme, notamment les
posadistes (du nom de leur leader Juan Posadas qui a scissionné
avec le pablisme au début des années 1960), qui s’inscrivent
pleinement dans ce mouvement dont le caractère nationaliste et
socialiste trouve une oreille attentive auprès de ces militants
(Posadas, 1973). En fonction des obédiences, certains groupes
trotskistes assimilent plutôt le péronisme à un bonapartisme.
Du bonapartisme, Léon Trotsky donne la définition suivante :

Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe


économiquement dominante, apte aux méthodes
démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte,
afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-
dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil
militaire et policier, d’un « sauveur » couronné. Une
semblable situation se crée dans les périodes où les
contradictions de classes sont devenues particulièrement
aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher
l’explosion (Trotsky, 1944).

Ernest Mandel distingue le bonapartisme du fascisme de la


façon suivante :

Chez le premier, il y a une autonomie croissante de


l’appareil d’État accompagnée d’une répression
« traditionnelle » du mouvement révolutionnaire ; chez le
second, il y a une autonomie croissante de l’appareil
d’État accompagnée de la destruction de toutes les
organisations de la classe ouvrière et de la tentative
d’atomiser complètement les travailleurs au moyen d’un
mouvement petit-bourgeois (Mandel, 1974).

Enfin, le péronisme classique est également taxé, par certains


auteurs, de « phalangiste ». Perón est donc peu lisible et tout le
monde en comprend ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Lui-même
cherche à brouiller les pistes en se référant tout à la fois à Mao,
de Gaulle ou Mussolini. C’est en cela sans doute que réside sa
véritable pertinence en tant que membre si ce n’est de juris du
moins, de facto de l’oligarchie. Car, alors que les franges de
droite et de gauche du péronisme se disputent sur la véritable
interprétation à donner à sa pensée, le système contre lequel
prétend lutter Perón, lui, se maintient.
C’est, finalement, du maintien de ce système dont il est aussi
question dans le livre que vous vous apprêtez à lire. Du
maintien de ce système, mais surtout, de la lutte souvent
héroïque, parfois désespérée mais toujours sincère du
« peuple27 » argentin. Dans une première partie, nous nous
sommes intéressés à l’adhésion concrète et réelle d’une partie
des Argentins et des Argentines à l’idéologie péroniste,
notamment, à travers la grande mobilisation du 17 octobre
1945, l’action du Partido Laborista et l’action d’Evita Perón.
Dans une deuxième partie, nous avons tenté d’analyser le plus
honnêtement possible l’adhésion supposée massive des
travailleurs au syndicalisme péroniste afin d’écrire une histoire
bien plus complexe et controversée que l’historiographie
officielle péroniste (voire, que les historiographies officielles
des différentes idéologies rivales du péronisme).
Dans les parties 3 et 4, nous traitons de la fin du péronisme dit
« classique » et du retour à des modalités de gouvernement
fortement marquées du sceau du libéralisme et du catholicisme
au travers des deux juntes et deux pouvoirs « légaux » qui se
succèdent de 1955 à 1966. Le retour d’une oligarchie haïe et
redoutée par le « populaire » donne lieu à des expérimentations
qui sonnent comme les prémices du large mouvement que nous
dépeignons dans les parties 5, 6 et 7 et que l’histoire retient
comme la « Nouvelle gauche ». Au carrefour des années 1960
et 1970, l’Argentine n’est pas le seul pays à connaître des
remous intense et l’apparition de ce que la sociologie française
a nommé les « nouveaux mouvements sociaux ». Pourtant,
l’activisme politique et social est toujours, en terres australes,
fortement lié au syndicalisme et, particularité Argentine, aux
groupes armés.
Enfin, dans une dernière partie, nous traitons du « second »
péronisme, celui du retour, entre 1973 et 1976 : entre l’élection
de l’homme de paille mais profondément de gauche (et ancien
proche d’Evita), Héctor Cámpora et la mise aux arrêts de la
présidente et dernière femme de Perón, Isabel en mars 1976.
C’est sans doute la période historique qui nous a le plus surpris
de par la situation quasi-révolutionnaire et le degré
d’autonomie qu’ont acquis les mouvements ouvriers à cette
période : les réelles motivations ayant provoqué le putsch des
militaires emmenés par Jorge Videla, il y a cette année,
quarante ans.
1. Voir le 4 e Censo general de la Nación argentina.
2. À titre de comparaison, la France dispose d’un PIB de plus de 155 millions de
dollars, celui de l’Australie avoisine les 50 millions, celui du Canada les
88 millions et celui des États-Unis est de 1 300 millions. L’Argentine est alors un
pays plus riche que le Brésil, sans doute le pays le plus riche du continent latino-
américain (Maddison, 2003 : 54, 91, 137).
3. Dans ce livre, nous utiliserons souvent les deux termes de manière
indifférenciée.
4. Nous empruntons l’expression à Alain Rouquié.
5. Au cours du dernier tiers du 19 e siècle, le Paraguay, petit pays enclavé, est l’un
des rares de l’Amérique du Sud à ne pas être dépendant économiquement de la
Grande-Bretagne. Cette autonomie, il l’a obtenue grâce à cinquante ans de
protectionnisme qui lui ont permis de se doter de navires de commerce, de
développer ses industries, de scolariser une partie de sa jeunesse et d’exporter
(coton, herbe de maté, etc.). Ce système entamé en 1816 est un exemple gênant
pour les Britanniques car le Paraguay menace de devenir un modèle de
développement économique pour les nouvelles et jeunes nations qui l’entourent.
Un prétexte pour y mettre fin est tout trouvé lorsqu’en 1865 éclate en Uruguay un
conflit armé interne opposant le parti Blanco au parti Colorado. Chacun de ces
partis bénéficie de soutiens extérieurs : le Paraguay pour le premier, le Brésil et
l’Argentine pour le second. Dès lors, la couronne d’Angleterre n’hésite pas à aider
financièrement le Brésil au cours de cette guerre. L’Argentine reste neutre, bien
que le gouvernement Mitre soit sympathisant du parti Colorado. Se prévalant de sa
neutralité, l’Argentine refuse tout passage de troupes au Paraguay qui force cette
interdiction en 1865 en envoyant une partie de son armée dans la région de
Corrientes, située au nord du pays. Dès lors, l’Argentine entre en guerre aux côtés
du Brésil et du parti Colorado uruguayen. La guerre tourne à la tragédie pour le
Paraguay : pourtant fort d’une armée de 100 000 hommes avant le début des
opérations, le pays en ressort exsangue avec seulement 400 hommes en 1870, et
une population réduite au moins de moitié. La guerre atteint des paroxysmes de
violence et de cruauté, notamment vis-à-vis des populations civiles. En Argentine,
le conflit est si mal perçu par le peuple criollo que les autorités utilisent en masse
les Afro-Argentins qui composent presque exlusivement de nombreux bataillons de
première ligne. Trente mille d’entre eux sont tués à la bataille de Culupayry en
1866, ce qui paralyse l’armée argentine pendant plusieurs mois.
6. À cette époque, l’Argentine est déjà, très largement un pays d’immigration
européenne. Mais là où les dirigeants du pays auraient souhaité voir débarquer des
ouvriers nord-européens (anglais, allemands, scandinaves…) fortement qualifiés,
ce sont des paysans pauvres italiens et espagnols qui entrent en Argentine. Des
« barbares » qu’il convient donc d’argentiniser…
7. Il considère ainsi Sebastián Marotta comme l’un des « chefs » des anarchistes
alors qu’à cette époque, Marotta est une tête pensante du syndicalisme
révolutionnaire.
8. Pour la traduction des acronymes, voir l’annexe 2.
9. Cet épisode a donné lieu à un de Ricardo Wullicher en 1974 : Quebracho. Sur la
FORA, on pourra lire Bayer (1996) Colombo (2001), Finet (2007) et De Gracia
(2009).
10. Voir sa biographie en annexe.
11. Le secrétaire d’État américain de l’époque, nommé par Franklin Delano
Roosevelt.
12. L’aviation tentera un putsch un peu plus tard.
13. Déclarations de Walter Schellenberg aux agents étatsuniens après la guerre. Sur
la germanophilie de l’armée argentine, voir Rouquié (1978 : 275 et suiv.), ainsi que
le très intéressant reportage du réalisateur allemand Wolfgang Landgraeber (1992).
14. Voir « De la captation » (chapitre 2) et le schéma sur les organisations
syndicales (Annexes).
15. Situé à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale (province du
Grand Buenos Aires), c’est une des bases militaires les plus importantes du pays.
16. Voir sa biographie en annexe.
17. Mal traduisible par « le plus grand des démagogues ».
18. Ce qui est légitime aux yeux de Perón si l’employeur ne le fait pas de son
propre chef.
19. La « ley de fugas » est la couverture légale de la pratique des exécutions
extrajudiciaires, à travers l’autorisation qui est faite aux policiers ou militaires de
tirer sur un prisonnier tentant de s’échapper (par exemple, durant un transfert) et
refusant de s’arrêter à leurs injonctions. Elle est davantage utilisée dans des
contextes autoritaires, dictatoriaux, voire totalitaires.
20. Voir l’encadré sur les républicains espagnols (chapitre 2).
21. En cela, les « Vingt vérités du justicialisme » sont éclairantes (voir Annexes).
22. Expression issue de l’article « Fascismes de gauche de droite et du centre » et
dans lequel il se pose la question du « fascisme prolétaire et de l’autoritarisme de la
classe ouvrière ».
23. Racisme à distinguer de l’antisémitisme compte tenu de la participation de Juifs
italiens au Parti fasciste dans un premier temps. L’antisémitisme n’aurait intégré le
corpus fasciste qu’autour des années 1937-1938 (Pollard, 1997).
24. Article 28 de la Constitución de la Nación Argentina de 1949.
25. Plus tard, au Chili, ce sera Victor Jara qui se fera couper les doigts des mains
par les tortionnaires de la junte. Fort heureusement pour Yupanqui, il était gaucher.
26. Certaines des informations qui suivent, nous ont directement été apportées par
Eduardo Colombo, lors de différentes rencontres informelles.
27. Il en est des catégorisations du « peuple » comme des marques de voitures :
pléthores. Il est ici question essentiellement des classes populaires.
chapitre 1
L’ADHÉSION POPULAIRE AU PÉRONISME

« Le jour où les peuples seront libres, la politique sera


une chanson », Eduardo Falú.

« C’est la classe ouvrière que vous ne connaissez pas »,


Horacio Badaraco à ses camarades anarchistes, en parlant
des ouvriers pro-péronistes.

La personnalité et l’action de Perón vont être popularisées par


l’utilisation du média radiophonique, essentiellement via sa
compagne María Eva Duarte de Perón. Le futur couple
présidentiel se rencontre le 22 janvier 1944 lors d’un gala de
soutien aux victimes du tremblement de terre de San Juan. Eva
Duarte est à ce moment-là une starlette du cinéma et de la
radio, qui bénéficie d’une réputation plutôt sulfureuse et aurait
pour habitude de fréquenter les mess d’officiers. Rapidement,
ils s’installent ensemble et semblent vivre une véritable histoire
d’amour. Cependant, « Evita 28 » ne prend de dimension
vraiment politique que suite à l’élection de celui qui n’est à
l’époque toujours que son concubin – ils se marient le
22 octobre 1945. Animatrice de trois émissions radiophoniques
quotidiennes sur Radio Belgrano (dont deux de radioteatro, des
pièces de théâtre adaptées pour la radio), elle profite de la
matinale de 10 h 30 nommée Hacia un futuro mejor pour
défendre les mesures prises par le secrétariat au travail et la
révolution de 1943. Trois fois par semaine, pendant une demi-
heure, le proto-péronisme à l’œuvre s’immisce dans l’intimité
des couples argentins, dans les interstices de liberté des femmes
au foyer, des domestiques ou des employées de maison pour
dérouler sa propagande. Elle se fait d’ailleurs élire en mai 1944
présidente de l’Asociación Radial Argentina (le syndicat des
travailleurs radiophoniques).
Cette première utilisation de la radio est par la suite
systématisée, ainsi que l’utilisation des autres médias, que
Perón va assujettir les uns après les autres. Il est d’autant plus
convaincu de la nécessité d’avoir la mainmise sur les médias
que bien peu le soutiennent. Seuls certains petits journaux à
faibles tirages expriment ouvertement leur adhésion à sa
politique. Mais de cette faiblesse – le petit homme face aux
puissants médias – il fait une force, en s’appuyant justement sur
la figure d’Eva qui « cumulait en elle les positions dominées
(femme, pauvre, villageoise, enfant illégitime – elle n’avait pas
connu son père) » (Varela, 2006).
Cependant, il faut noter une exception d’importance avec le
journal d’humour et de bande dessinée Descamisada. Sa devise
est claire et se veut aussi « franche et large [que] le rire du
peuple ». Plus facile d’accès que les livres, la bande dessinée
(même si elle est également utilisée du côté anti-péroniste)
devient, après l’élection de Perón29, un outil plus qu’utile pour
diffuser l’idéologie, pointer du doigt les ennemis et médiatiser
l’œuvre du pouvoir, notamment via les péripéties du caricatural
et iconique José Julian, incarnation parfaite du
travailleur/descamisado30 sans peur, droit, jeune et fier. Mi-
policier, mi-super-héros, il n’est pour autant « ni Superman, ni
Dick Tracy, [car] José Julian est un justicier social » (Gené,
2008). La manœuvre n’est pas inédite puisque l’Italie fasciste a
également compté avec ses super-héros, mais elle a le mérite
d’être habile compte tenu de la passion des Argentins pour les
comics – notamment nord-américains – depuis les années 1920.
La multiplication de héros locaux ne pouvait que fonctionner.
Perón, en fin stratège, est convaincu de la nécessité d’obtenir
le soutien des classes populaires et bien d’autres moyens sont à
sa disposition pour le gagner, même s’il n’oublie pas d’acheter
littéralement les médias une fois au pouvoir. Il tisse donc des
liens avec les cheminots de la CGT, domine l’organisation et
lui donne ses orientations stratégiques, ce qui fait dire à
Ricardo Sidicaro (1995) que « saint-simonien sans le savoir,
Perón construisait une apologie des producteurs ou des
travailleurs en les opposant aux rentiers ». Les conventions
collectives se multiplient ainsi que les syndicats pro-
gouvernementaux que le secrétariat au travail appuie par tous
les moyens.
Force est de constater l’ampleur du travail effectué par Perón :
50 000 employés de boucherie obtiennent leur dimanche
comme jour chômé ; deux millions de travailleurs obtiennent le
droit à une retraite ; le personnel administratif des chemins de
fer bénéficie du droit à la syndicalisation ; les arbitrages des
conflits du travail se déroulent de manière un peu plus
équitable ; de nombreux décrets sont passés, concernant par
exemple le « statut professionnel du journaliste » (avril 1944),
la régulation du travail domestique, les règles d’apprentissage
des mineurs ou encore les règles de licenciement… Une
nouvelle Constitution est adoptée en mars 1949. Mais l’une des
œuvres les plus importantes de Perón est la modification du
statut du p é o n (décret 28 169/44) qui, loin d’être
révolutionnaire, constitue néanmoins une claire amélioration
des conditions de travail et de vie des aborigènes argentins et
s’attaque à un des piliers de l’oligarchie terrienne. Cette
dernière se voit « blessée dans sa chair » et ne tarde pas à haïr
le ministre. Enfin, le 23 septembre 1947, la loi 13 030 donne le
droit de vote aux femmes : 3,5 millions d’entre elles se
rendront aux urnes pour les élections de novembre 1951.
L’avalanche de lois s’explique très facilement par le simple
fait que les projets existent depuis très longtemps : Alfredo
Palacios, le premier député socialiste d’Amérique latine les a
déposés dès son élection, en 1904. Oui mais voilà, en
Argentine, un projet de loi passe d’abord par l’exécutif après
avoir été présenté au Parlement. Perón se limite donc à prendre
des décrets-lois permettant à ces projets de s’appliquer. Du
reste, l’Argentine est sortie substantiellement enrichie de la
guerre mondiale et cette situation permet au futur caudillo de
mener une politique large et généreuse de redistribution du
produit net qui aurait atteint près de 50 % lors de son premier
mandat (Auges, 1976 : 13).
À propos de ce qui va constituer la base du péronisme, il n’est
pas rare que les auteurs opposent (à tort selon nous)
l’immigration européenne et cultivée aux deux grandes vagues
d’immigration interne : celle de 1936 et celle de 1945, qui
mettent sur les routes presque autant de monde que les vagues
européennes. En 1935, on évalue ainsi les migrants installés
dans la conurbation de Buenos Aires venus de l’intérieur à
400 000. En 1947, on les évalue à 1,5 million puis à 2 millions
en 1960 (Béarn, 1975 : 53).
Cette immigration est plutôt constituée de jeunes, voire très
jeunes paysans, souvent illettrés, misérables et soi-disant non
politisés. Une population souvent très brune car métissée
d’indiens et qui représentait en 1946 près d’un tiers des
ouvriers que la bourgeoisie porteña31 ne va pas tarder à désigner
par le terme raciste et classiste de « cabecitas negras » (petites
têtes noires). Pourtant, l’Argentine péroniste ne se déclare pas
ouvertement raciste ou, si elle l’est, tente plutôt de renverser la
proposition : de ségréguer positivement les descendants
d’aborigènes, les métis et les minorités… du moins, dans le
discours. Les « Indiens » d’Argentine bénéficient de la
Dirección de Protección del Aborigen, créée en janvier 1946 par
le décret 1 594 et dont le but est d’acheter « du bétail et des
outils destinés aux colonies indigènes » (Zamudio, 2010) ; la
Constitution de 1949 les reconnaît implicitement comme
citoyens.
Par ailleurs, la marche du peuple Kollas sur Buenos Aires en
juillet 1946, dans le but de dénoncer l’oligarque terrien Patrón
Costas et de récupérer leurs terres est devenue célèbre. Le
représentant des indigènes Kollas va d’ailleurs s’exprimer
devant le Congrès de la Nation et exposer les conditions de
surexploitation subies par son peuple. Mais, cette marche
nommée el Malón de la Paz (littéralement, l’attaque surprise
des Indiens pour la paix) se termine par la répression policière
et ses demandes sont rejetées. Pourtant, le décret 18 341
d’août 1949 déclare « d’utilité publique et sujettes à
l’expropriation les terres de la province de Jujuy », autrement
dit, des terres au nord de l’Argentine, fortement peuplées
d’aborigènes. Les deux plans quinquennaux (1947-1952 et
1952-1957) plaident aussi pour l’urgence de l’accès à la terre
des Indiens (ce qui sera effectif pour un certain nombre de
communautés), tout autant qu’ils plaident pour « l’adaptation et
l’éducation » de ces indigènes : une acculturation pensée pour
la « communauté organisée » qu’appelle de ses vœux le
justicialisme.
Mais revenons à ces cabecitas negras qui sont autant de
potentiels futurs candidats à l’adhésion à ce péronisme qui
semble leur donner la possibilité, entre autre à travers la
centrale cégétiste, d’obtenir des avancées dans les entreprises.
Juan Carlos Vedoya écrit :
Même en fermant les yeux, personne ne peut ignorer que
l’invasion du jus sanguinis [droit du sang] de l’intérieur
(la cabecita negra, sans idéologie syndicale), sur le jus
solis [droit du sol] du littoral, syndiqué et porteur
d’idéologie a apporté, via ces masses anciennement
migrantes et exploitées, un nouveau sentiment tellurique
et traditionaliste au mouvement de la classe ouvrière et,
en définitive, agrégea avec une force propre à la
soumission, un sentiment moderne d’intégration
nationale à la classe sociale à laquelle elle appartenait
(Vedoya, 1973).

Et puis, très prosaïquement, il paraît assez logique qu’un


prolétariat qui se voit offrir la possibilité d’améliorer ses
conditions de vie tout en se faisant brosser dans le sens du poil
tous les jours par les médias, peut massivement adhérer au parti
et au syndicat qui a lancé cette véritable OPA sur les classes
populaires – d’autant plus que la carte du parti est obligatoire
pour travailler. De là à considérer que l’adhésion est
fondamentalement idéologique, il y a une certaine marge.
En fait, il existe deux analyses distinctes : une, orthodoxe, qui
considère que le peuple est passif et manipulé par Perón ;
l’autre, révisionniste, qui considère que le peuple adhère au
péronisme de manière dynamique. Par ailleurs, ainsi que
l’explique Louis Mercier-Vega32 :
Dans les centres urbains [la] classe ouvrière va être
progressivement conditionnée par plusieurs facteurs.
C’est en premier lieu l’influence qu’exercent les
possibilités d’ascension sociale dans une société en
formation, qui lui enlève beaucoup de ses meilleurs
éléments, lesquels passent à l’artisanat ou à la petite
industrie, quand ce n’est pas au commerce ou à la vie
politique. C’est ensuite, à mesure que les industries se
stabilisent et s’organisent, l’augmentation du nombre de
travailleurs non qualifiés, servants de machines,
manœuvres du travail parcellaire. C’est encore, plus tard,
la transformation de grandes entreprises d’État en
bureaux de placement pour clientèles électorales. Enfin et
surtout, l’importance de cette classe ouvrière
professionnelle et organisée se trouve réduite et en partie
annulée quand s’opère la grande migration interne et que
les villes se gonflent de masses de sans-travail
d’extraction rurale. Dès lors – et ce phénomène est
surtout vrai pour l’Argentine et le Brésil – le caractère de
mouvement d’élite et le dynamisme révolutionnaire des
organisations syndicales ouvrières s’estompent et
disparaissent. Les foules de lumpen-prolétaires
deviennent objets, et leur potentiel d’énergie va être capté
et utilisé par et pour les jeux de pouvoir (Mercier-Vega,
1967 : 44).

Et ce, d’autant plus qu’« en sortant des anciennes structures,


en perdant les anciennes motivations, l’individu ou le chef de
famille, isolé dans la masse de ses semblables devient réceptif à
une nouvelle forme de solidarité : l’idée de nation lui devient
accessible » (Mercier-Vega, 1967 : 54). Or, Perón promeut
largement ce concept de Nation, qu’il lui faut réussir à imposer
à une masse ouvrière historiquement antiétatique et qui vient de
subir une violente répression pendant la décennie écoulée, tout
en constatant le clair mépris d’une oligarchie qui a passé son
temps à truquer les élections afin de rester au pouvoir. Perón
n’a de cesse de s’appuyer sur la chusma (la plèbe) des
campagnes (en 1950, plus de 25 % de la population est encore
employée dans la paysannerie) pour mieux s’en débarrasser.
La construction du péronisme comme doctrine politique n’est
donc toujours pas une chose vraiment élucidée. Au-delà de
schémas historiques préétablis, il nous semble que l’ensemble
des facteurs doit être pris en compte pour tenter d’expliquer le
surgissement et le succès du péronisme – relatif les premiers
temps, comme nous le verrons plus loin. Il est évident comme
le mentionne Mercier-Vega que plusieurs « strates » ouvrières
se superposent et vont peu se mélanger. Du moins
pratiquement, car politiquement, il est certain que « [les]
candidats au travail attendent du pouvoir – qu’il s’agisse d’un
caudillo ou d’un parti populaire, d’une dictature ou d’un régime
parlementaire – des garanties et des sécurités bien plus que des
responsabilités et des droits » (Mercier-Vega, 1967 : 45). À
l’inverse, il est aussi prouvé que beaucoup de membres de
l’immigration européenne se seraient également laissé tenter
par l’adhésion au péronisme ainsi que des adeptes de toutes les
idéologies, jusqu’à certains anarchistes voyant naïvement en
Perón l’incarnation de la révolution sociale.
Au vu de ces derniers éléments, il ne nous semble donc pas
intellectuellement très honnête de faire porter la responsabilité
(dans le sens positif ou négatif du terme) du péronisme à telle
ou telle catégorie sociale. En revanche, il est vrai – pour ouvrir
une parenthèse sur le sujet – que l’immigration interne possède
deux différences majeures par rapport à l’ancienne classe
ouvrière urbaine :
- une moindre politisation, qui la différencie clairement des
anciennes vagues d’émigrants qui, en dépit d’une situation
économique et sociale analogue, étaient hautement politisées ;
- le fait que, lorsque la centrale anarchiste-syndicaliste FORA
tenait à ses adhérents un discours internationaliste, il était bien
reçu et compris non seulement du fait de leur politisation,
mais aussi du fait de leur déracinement qui gonflait sans aucun
doute ce sentiment d’appartenance à une même classe en lutte
et par là même sa capacité de mobilisation. A contrario, les
cabecitas negras sont « argentines » de nationalité et sont
donc plus sensibles au discours de Perón qui diffuse un
sentiment nationaliste anti-impérialiste qui va être largement
assimilé.
Il est par ailleurs clair que cette immigration alimente le
double processus d’industrialisation et de syndicalisation
comme en témoignent les deux tableaux ci-dessous – même si
ce processus connaît un ralentissement conséquent à partir de
1946, voire une chute entre 1946 et 1948.

Établissements industriels Ouvriers


1935 37 362 396 303
1946 84 892 899 032
1948 81 937 917 625
1954 151 828 1 055 490
Tableau établi partir des informations recueillies dans Carrera (2004).

Nombre de syndiqués
1936 369 969
1945 528 523
1951 2 334 000
Tableau établi à partir des informations recueillies dans Gèze et Labrousse (1975).

Une autre réflexion vient à l’esprit à l’étude de ces deux


tableaux : la proportion des syndiqués par rapport au nombre
d’ouvriers. Il semble évident que la prédominance du
prolétariat industriel dans les rangs péronistes est d’autant plus
sujette à caution que tous les ouvriers ne sont pas estampillés
CGT (comme nous le verrons plus loin), et renforce très
clairement la supercherie dont a bénéficié le régime du
« Premier Travailleur33 ».
« L’imaginaire révolutionnaire 34 » anarchiste et populaire
argentin semble malgré tout rester vivace. Les pratiques
d’action directe et la combativité du peuple n’ont pas été
réduites à néant. Ce que nous pouvons penser, c’est que si
droitisation il y a, ce n’est sans doute pas une droitisation de cet
imaginaire et de ce mythe (au sens sorélien), mais une
droitisation de ce que nous appelons le pragmatisme politique,
c’est-à-dire la droitisation des intérêts corporatifs de masses
hétérogènes, ainsi que le dirait le professeur de phisolophie
anarchiste italien Camillo Berneri (1977 : 39-50).
Au début du siècle, quand le système politique argentin n’a
que du mépris envers les ouvriers et le peuple, il est clair que ce
dernier se tourne vers les structures syndicales lui offrant une
alternative sociétale qui semble à la fois proche de se réaliser
tout en étant concrète, globaliste, cohérente et crédible –
d’autant que les travailleurs sont souvent hostiles à l’État pour
bien des raisons… Quand les radicaux arrivent au pouvoir et
assument une forme de realpolitik, les anarchistes ont construit
un imaginaire qu’ils ont profondément ancré dans des masses
devenues trop révolutionnaires pour céder aux sirènes
réformistes. En revanche, après qu’Uriburu ait pris le pouvoir et
amorcé une politique répressive à tous crins, les anarchistes
sont violemment stigmatisés, la CGT prend fait et cause pour le
nouveau pouvoir (du moins au début), mais il n’y aura pas de
surcroît de tentative de la part de la mouvance libertaire
d’adapter ses cadres théoriques et son imaginaire à la nouvelle
réalité du prolétariat. Lorsque cette prometteuse volonté de
faire peau neuve se fait jour dans le mouvement anarchiste – au
travers de l’anarcho-syndicaliste Comisión Obrera de
Relaciones Sindicales (CORS) –, il est trop tard, le péronisme a
déjà accaparé la machine étatique afin de la mettre au service
de son projet (De Gracia, 2009 : 267).

LE 17 OCTOBRE 1945

Le proche dénouement de la guerre se faisant ressentir,


l’opposition démocratique au régime se sent pousser des ailes.
Une opposition réaction interne au gouvernement se développe
avec le soutien des États-Unis, dont l’ambassadeur sur place,
Spruille Braden (parfaitement bilingue) devient le fer de lance
dès son arrivée, en mai 1945.
À la même période, les partis traditionnels s’unissent sous une
même bannière : celle de la marche vers plus de « démocratie »
et de « normalisation institutionnelle ». En cela, ils sont aidés
par les médias :

Depuis le début de 1945, tous les grands quotidiens


nationaux, notamment La Nación, La Prensa, El Mundo,
Clarín35, soutiennent ouvertement l’opposition
antigouvernementale36. Ce n’est qu’après les journées des
17 et 18 octobre 1945 que paraissent les quotidiens La
Tribuna (fin octobre), puis Política (mi-septembre 1945).
Même s’ils sont en fait de tendance nationaliste, ces
journaux constituent dans un premier temps les
principaux soutiens au péronisme ; jusqu’à l’apparition,
mi-décembre, du quotidien Democracia qui appuiera la
candidature de Perón aux élections de février 1946
(González Alemán, 2003 : 115).

La presse est le principal canal d’appel à la future « Marcha


de la Constitución y la Libertad » prévue pour le 19 septembre.
Cette « Marche pour la Constitution et la liberté » doit
consacrer une victoire qui semble déjà acquise à l’opposition
qui voit avec bienveillance le retour de l’agitation callejera (de
rue) : depuis le mois d’août, des manifestations quasi
quotidiennes agitent la capitale et la répression occasionne
régulièrement des morts. La tension monte lentement pendant
les trois mois qui suivent (Béarn, 1975 : 15).
Cependant, la lutte est ambiguë pour le camp populaire
puisque si les syndicats appellent à manifester le 12 septembre
dans la capitale, « les ouvriers s’y réunissent pour soutenir
l’œuvre du secrétariat au travail, tout en reprenant les
principaux thèmes défendus par les forces
antigouvernementales » (Béarn, 1975 : 115). D’autant plus
ambiguë que la Junta de Coordinación Democrática, l’une des
deux grandes organisations se préparant à manifester son
opposition au régime (avec la Junta de Exortación
Democrática) rappelle l’« apolitisme » de l’événement. Par
ailleurs, le Frente Democrático se veut interclassiste et, malgré
un mode de structuration pouvant éventuellement supposer une
organisation à la fois verticale (car regroupant des structures
hiérarchisées) et horizontale dans ses modalités d’appels37,
l’homogénéité d’une telle marche – qui va de la Sociedad Rural
(l’oligarchie terrienne) aux communistes – ne peut-être que
factice.
Pour le 19, certains syndicats appellent à une grève générale
et, le jour dit, ce sont des centaines de milliers de
manifestants38 qui défilent en bon ordre (les organisateurs n’ont
pas laissé de place à l’improvisation) contre le régime et en
faveur d’une forme de coup d’État citoyen. Les manifestants
brandissent des drapeaux argentins et scandent des slogans
appelant les militaires à rentrer dans leurs casernes ou en faveur
du rétablissement des libertés démocratiques (Béarn, 1975).
Loin de se montrer conciliant, le pouvoir rétablit l’état de siège,
la censure et les emprisonnements fin septembre. Les
démonstrations d’animosité qui visent l’armée s’accentuent,
l’agitation populaire ne désarme pas, la répression non plus. En
bout de course et afin de donner des gages aux dirigeants de
l’opposition tout en espérant désamorcer la crise avec les États-
Unis, le président Farell et le général Álvaro, qui vient de se
soulever, obtiennent la tête du colonel Perón qui est incarcéré le
9 octobre 1945. Dans son livre La razón de mi vida, Eva Perón
avance le fait que Juan Domingo serait resté incarcéré huit
jours, mais il semblerait que la nouvelle de son incarcération ne
soit parvenue au plus grand nombre que le 12…39 Le journal
Crítica reparaît avec ce titre : « Perón ya no es un peligro para
el país » (« Perón n’est plus un danger pour le pays »).
Des mouvements de grèves s’ensuivent dans plusieurs parties
du pays, notamment à Tucumán ou Rosario. Des mouvements
ambigus car la demande de libération de Perón est souvent
dictée par le maintien des acquis sociaux que ces secteurs ont
obtenu grâce à ce dernier. Réuni depuis le 16 octobre au soir, le
comité confédéral de la CGT se prononce vers une heure du
matin (le 17 donc), et à 21 voix contre 19, pour un mouvement
de grève fixé pour le lendemain, le 18 octobre. Mais il n’est pas
question d’une quelconque demande de libération du des
« prisonniers politiques » en dehors de celle du colonel.
Une consigne mal comprise a semble-t-il mobilisé les masses
plus tôt que prévu. Ainsi, dès le matin du 17 octobre 1945,
plusieurs colonnes de milliers de travailleurs, partis des
banlieues populaires d’Avellaneda et de Lanús convergent vers
le centre-ville au cri de « Queremos a Perón ! ». Dans leur
marche vers la Plaza de Mayo, ces colonnes syndicales ne sont
pas arrêtées : le ministre de l’intérieur radical Hortensio
Quijano est un clair soutien de Perón et le gouverneur de la
province, Domingo Mercante, affrète des bus afin de faire venir
plus de monde (Mateo, 2005). Sur Mercante, il faut s’arrêter le
temps de quelques lignes : fils d’un dirigeant syndical de La
Fraternidad (son père était machiniste) et ancien membre du
GOU, Mercante, bras droit de Perón au secrétariat au travail
(stratège et exécutant selon certains) initie les premiers
contacts avec les syndicalistes. Il désamorce même des conflits
en se prévalant de son statut de « fils de ». En tant que
gouverneur de la province de Buenos Aires, son action est telle
qu’elle se transforme en véritable vitrine du projet péroniste.
Son portrait est d’ailleurs systématiquement associé à celui de
Perón et d’Eva lors des meetings et ce jusqu’au premier congrès
du PP de 1949, quand les problèmes commencent à poindre
entre les deux hommes. Car, bien que successeur désigné de
Perón, il sera déchu de ses prérogatives en 1953, tout en restant
fidèle au péronisme.
Pour en revenir au 17 octobre, « [les ouvriers] suivaient le mot
d’ordre inespéré, qui unifia l’action du peuple ce jour-là : “Tous
à la Plaza de Mayo.” Un système de communication se mit en
place, qui reposait non pas sur le télégraphe, mais sur la
transmission de bouche à oreille, d’un groupe à l’autre, des
nouvelles ; ce système atteignit sa perfection lorsque
commencèrent à apparaître les camions chargés d’ouvriers ».
Dans ce témoignage, Ángel Perelman poursuit d’ailleurs en
insistant sur le fait que ce sont les ouvriers eux-mêmes qui ont
pris le soin de détourner les bus afin d’aller vers la Plaza de
Mayo (Béarn, 1975 : 23). Les quatre millions d’ouvriers sur
lesquels Perón disait pouvoir compter semblent s’être décidés à
se manifester dans tous les sens du terme.
Entre-temps, le colonel est transféré de l’île San Martín à
l’hôpital militaire de Buenos Aires et c’est sa famille qui arrive
à le convaincre de se présenter à la Casa Rosada où le général
Farell le présente à la foule afin qu’il annonce la dissolution du
gouvernement et la mise en place d’élections pour l’année
suivante.
Selon Juan Carlos Torre, « ce qui émerge en premier lieu le
17 octobre est une sorte d’exorcisme collectif, l’acte de
libération par lequel les secteurs ouvriers rompent avec les
anciens liens qui forçaient leur loyauté », peut être de la même
manière qu’« au milieu des affrontements contre un système
politique fermé et un pouvoir patronal hostile à toute forme de
militantisme ouvrier, la masse des travailleurs du début du
siècle trouve son unité sous la bannière de l’anarchisme »
(Torre, 1989). Une forme de « nationalisation du prolétariat »
(Belloni, 1960). Pourtant, les raisons pour lesquelles le peuple
se mobilise sont de l’ordre de la préservation, voire du gain
d’acquis sociaux dont Perón semble être le meilleur garant en
tant qu’initiateur de ces changements. Le 17 octobre 1945, le
peuple argentin comprend tout l’intérêt qu’il a à garder et
protéger le secrétaire d’État au travail et il le fait via la
transgression spatiale et sociale consistant en l’invasion de la
Plaza de Mayo, lieu central appartenant à la bourgeoisie (Ayles
et coll., 2013). Une transgression qui s’exprime jusque dans
l’utilisation de la fontaine de la place pour pouvoir se rafraîchir
en cette chaude journée d’octobre. Les partisans de Perón
tombent littéralement leurs chemises. Les partisanes, elles, se
trempent tout autant dans cette fontaine : on ne peut
qu’imaginer ce que les dignitaires catholiques ont pu penser
face à une telle vision de « débauche »…
Mieux, une fois arrivées sur la place de Mai, les « hordes de
déclassés40 » se mettent à scander le slogan « Grève générale !
Grève générale ! », qui est prévue pour le lendemain. Perón,
ennuyé par cette revendication mais ne pouvant se dédire
devant un peuple qui, après tout, l’a quelque part sauvé, cherche
conseil auprès de ses hommes de confiance. En se retournant
vers la foule amassée, il déclare la Saint Perón pour le
lendemain, 18 octobre. De cette « victoire » ouvrière reste le
refrain péroniste : « Mañana es San Perón, que trabaje el
patron ! » (« Demain, c’est la Saint Perón, celui qui travaille,
c’est le patron ! »). Bien sûr, son idéal « intellectuel » de
patriotisme, ne devait sans doute pas cadrer exactement avec le
sentiment argentin et peut être faudrait-il y voir (encore) une
réminiscence de ces tribuns qui ont émaillé l’histoire. Car
Perón est un orateur, qui transporte d’autant plus les foules que
son assise populaire est certainement moins imprégnée de
valeurs émancipatrices que les générations précédentes. La
foule des descamisados n’est pas encore habituée au
clientélisme politique ni à s’en servir. Quoi qu’il en soit, il
paraît évident que les masses se déplaçant pour écouter ou
suivre ces hommes le font dans le vain espoir de voir un
miracle sociétal s’accomplir sous leurs yeux. L’espoir passé,
reste l’auto-organisation, forme ultime du pragmatisme
populaire et premier pas vers l’émancipation.
Par cette réaction du 17 octobre, le peuple de Buenos Aires,
hommes et femmes confondus car les ouvrières sont aussi
fortement présentes, opère donc une radicalisation du
mouvement et du discours péroniste, tout en établissant un lien
mythique avec son dirigeant. Combien ont-ils, ont-elles été à se
déplacer en soutien au colonel ? Certains ont avancé le chiffre
d’un million de personnes ayant investi la plaza de Mayo et les
alentours à cette occasion. Cependant, la superficie de cette
place (18 591,83 mètres carrés) rapportée au nombre acceptable
de personnes potentiellement « contenue » dans un mètre carré
(3 à 4), abouti au chiffre plus modeste de 74 000 personnes. On
peut donc envisager, en prenant en compte les avenues
adjacentes que plus de 100 000 personnes se sont pressées pour
« libérer » le colonel. Le chiffre d’un million paraît donc
exagéré.

Pour autant, à la vue de cette foule, Perón devient dès lors


ouvertement anti-impérialiste – voire antipatronal – et
appelle à la réaction des classes pauvres en général. Le
pragmatisme populaire éclate ici dans toute sa splendeur
car juste après l’accession de Perón au pouvoir, une série
de grèves est déclenchée41 et ni le péronisme, malgré
toutes ses tentatives d’encadrement du mouvement
social, ni les syndicats – ayant la double et difficile tâche
de relais de l’idéologie officielle et de soutien aux
mouvements sociaux – ne vont pouvoir enrayer cette
combativité. Au contraire, Perón n’a de cesse au cours de
sa présidence de tenter « de gérer le défi hérétique qu’il
avait déchaîné » (Ayles et coll., 2013).

Le discours prononcé plaza de Mayo immédiatement après sa


libération ouvre la campagne pour sa candidature officielle à la
présidence (qui est soutenue par les « masses laborieuses » et
de larges secteurs de l’armée) et place l’enjeu politique à un
niveau international.
Enfin, le 17 octobre reste important dans la mythologie
péroniste pour deux autres raisons : tout d’abord la
participation de la future Madame Perón (leur mariage est
célébré le 22) à la manifestation populaire, si elle semble être
réduite à la portion congrue, a été l’objet de fantasmes des
historiographies péronistes et anti-péronistes. Certes, Eva
Duarte est, à cette époque, présidente de son syndicat (l’ARA)
mais elle est, selon toute vraisemblance, sans réels appuis ou
contact d’importance et aurait bien été incapable de mobiliser
une telle masse de personnes. Que les syndicalistes Cipriano
Reyes (syndicat de la viande) et Luis Gay (syndicat des
téléphones) revendiquent eux aussi la « paternité » du
17 octobre semble plus logique. Le premier est un ancien
syndicaliste anarchiste et le second, un syndicaliste-
révolutionnaire : deux personnalités expérimentées et
respectées, sans doute plus à mêmes de mobiliser les foules.
Mais l’image d’Épinal de la femme forte secourant son
compagnon emprisonné et réussissant à déplacer des
montagnes, dans un pays catholique où la fidélité est un concept
moral important, ne pouvait que cadrer avec les intentions du
pouvoir. Si l’on en croit Marysa Navarro (1980) et les auteurs
dont elle rapporte les écrits, la réalité est bien moins
romantique et c’est à la fois une Eva Perón survoltée et
injuriant les hommes venus arrêter un Juan Perón suppliant
pour sa vie, paralysé par la peur et résigné qu’il faudrait plutôt
imaginer si l’on veut se faire une idée de la scène. Après cette
arrestation, Evita n’aurait pas parcouru toute la ville à la
recherche de soutiens mais se serait simplement terrée dans un
endroit non identifié. Par ailleurs, le 17 octobre devient, dès
1946, le Día de la lealtad (« jour de la loyauté ») célébrant le
lien entre le peuple péroniste et son dirigeant. Après le coup
d’État militaire qui destitue Perón, et durant ses dix-huit années
d’exil, cette journée se transforme en Día de la Resistencia
Peronista (« Jour de la résistance péroniste »).

L’ÉPHÉMÈRE PARTIDO LABORISTA ET LES


ÉLECTIONS DE 1946

Dans la course à la présidence de 1946 qui l’oppose au duo


José P. Tamborini-Enrique Mosca 42, Juan Domingo Perón est
soutenu par deux premières formations politiques : l’Union
Cívica Radical-Junta Renovadora (UCR-JR) emmenée par
Hortensio Quijano, par ailleurs « ticket » présidentiel de Perón,
et le Partido Independiente (PI) du contre-amiral Alberto
Tesseire, représentant l’aile droite du mouvement.
Afin d’appuyer cette candidature sans pourtant s’assujettir à
son candidat, 150 dirigeants syndicaux se réunissent quelques
jours après le 17 octobre. Parmi eux on retrouve évidemment
Luis Gay et Cipriano Reyes mais on note aussi la présence des
cheminots Monzalvo et Tejada, de Vicente Garófalo du
syndicat du verre ou encore du journaliste Leandro Reynes.
L’intention de ces dirigeants est de créer un parti inspiré par le
Parti travailliste anglais43 : le Partido Laborista (PL). La charte
de ce parti est directement inspirée de celle de l’Unión Sindical
Argentina (USA) déjà rédigée par Luis Gay et fortement
marquée par le syndicalisme-révolutionnaire et, dans une
moindre mesure, par le socialisme. Ainsi, une grande marge de
manœuvre est laissée aux syndicats, qui peuvent adhérer au PL
si 50 % des syndiqués y sont favorables, mais sans
subordination directe du syndicat au parti44 ; tout membre,
structure ou individu peut y adhérer, sauf celles et ceux ayant
milité dans les partis conservateurs ; deux tiers des postes
dirigeants sont laissés au mouvement ouvrier.
Par ailleurs, le PL « avance l’idée de démocratisation politique
et économique, du suffrage féminin, de la nationalisation des
services publics et des ressources minérales, d’une réforme
agraire abolissant les grandes propriétés, de la création de
coopératives de producteurs, du développement de la marine
marchande et de l’impôt progressif sur l’héritage » (Belluci,
2003). Pourtant, et malgré les illusions de certains de ses
leaders, le PL devient un appareil de conquête du pouvoir pour
Perón à qui il va apporter un soutien décisif lors des élections
de février 1946. Des élections qui sont marquées par la vaste
campagne de grèves menée par la CGT en vue de l’application
du décret 33 302 sur l’aguinaldo (le treizième mois) à laquelle
une partie du patronat se refuse. Ainsi, l’investissement du
peuple dans le jeu politique provoque le déplacement de ce jeu
de la sphère purement politique (opposition à la junte et
stigmatisation du fascisme au fur et à mesure que la victoire
des Alliés se fait évidente ; soutien aux partis opposés à
l’oligarchie et à la casse sociale) à la sphère sociale. À tel point
que peu de de temps après, lorsque les problèmes entre les
syndicalistes et le caudillo apparaissent, Luis Gay affirme tout
simplement que ce n’est pas Perón qui a été élu, mais le PL qui
soutenait sa candidature. Pour appuyer cette affirmation, Gay
avance que, dans les secteurs où des listes de l’UCR-JR se sont
présentées avec l’investiture péroniste (en compétition avec les
laboristas) c’est bien le PL qui l’a emporté haut la main dans
l’immense majorité des cas : c’est le cas par exemple pour
Domingo Mercante dans la province de Buenos Aires. Ce qui
appuierait notre propre idée de pragmatisme populaire et de
méfiance vis-à-vis de cabecitas negras dénuées d’idées
politiques. Pourtant, l’opposition va tenter de recentrer le débat
sur des questions purement politiques et Spruille Braden fait
même paraître un Libro Azul censé être basé sur les archives du
3e Reich et tendant à prouver la collusion entre Farell, Perón et
l’hitlérisme. Mais, là encore, la réponse ne se fait pas attendre,
et le Libro Azul y Blanco (les couleurs du drapeau argentin)
péroniste réussit à faire passer l’idée que les élections qui se
jouent sont résumées par le slogan « Braden o Perón » (soit
États-Unis ou Argentine).
Le 24 février, les Argentins votent dans la plus stricte légalité
aux yeux de la constitution argentine. Deux mois plus tard, les
résultats sont sans appel : 55 % des voix vont au tandem Perón-
Quijano. Treize des quatorze postes de gouverneurs de
province, tous les postes de sénateurs sauf deux et les deux tiers
de la Chambre des députés sont remportés par le camp « proto »
péroniste (dont 65 députés pour le PL)45.
Mais, au delà des résultats en pourcentages, quels sont les
chiffres bruts associés à ces élections ? Si nous n’avons pas de
données pour l’année 1946, la Direction nationale des services
statistiques de la République publie un recensement en 1947 sur
lequel nous pensons largement pouvoir nous baser pour fournir
quelques grands lignes explicatives. Ainsi, en 1947, le pays
compte aux alentours de 15 890 000 Argentins et Argentines
dont 6 730 000 d’hommes et autant de femmes ayant la
nationalité (on compte 2 440 000 étrangers et étrangères). Si
l’on prend en compte le fait qu’à la date des élections de 1946,
les femmes n’ont pas encore le droit de vote, on constate donc
que ces élections ne concernent finalement que 6,73 millions
d’hommes. Mais ce n’est pas tout, car seule un peu plus de la
moitié de la population masculine s’est concrètement inscrite
sur les listes électorales : 3,4 millions. Sur ces inscrits, 83,30 %
sont allés voter (on comptabilise près de 1 % de votes nuls),
soit 2,8 millions dont à peu près 1,5 million pour Perón.
Au final, on peut affirmer que, dans un pays de plus de
15 millions d’habitants, moins de 10 % de la population a été
nécessaire pour élire le colonel.
Dès le mois de mai 1946, la crise qui se profile autour de la
constitution du gouvernement et de la distribution des
différentes charges, est résolue par la dissolution de l’ancienne
coalition et par la répression de tout ce qui n’est pas dans la
ligne Perón. Cipriano Reyes est ainsi condamné à sept années
de prison après avoir refusé le poste de président de la chambre
des députés ; Luis Gay (après avoir un temps occupé la
fonction) démissionne du poste de secrétaire général de la CGT,
et le PL est dissous. Le nouveau parti prend le nom de Partido
Único de la Revolución Nacional (PURN) durant toute l’année
1946.
Afin que le bloc péroniste bénéficie d’une voix « unique » au
Sénat, la province de Corrientes est « intervenida ». On parle en
argentin de syndicat ou d’université intervenido/a ou
d’intervención46 dans le cas où le gouvernement place un de ces
hommes à la tête d’un syndicat, fédération, voire de la
confédération. Du point de vue des pratiques fédérales,
l’intervención est une procédure classique permettant au
gouvernement national de remplacer par des fonctionnaires les
élus provinciaux qu’il a préalablement destitués. Le Congrès est
donc entièrement sous la coupe péroniste47. Bientôt, les
magistrats sont également remplacés afin de s’assurer de leur
fidélité au péronisme. La parodie de démocratie qui avait droit
de cité pendant la décade infâme est définitivement remplacée
par un parti-État qui ne dit pourtant pas son nom.

EVA PERÓN ET LES FEMMES PÉRONISTES

Le 14 janvier 1947, le PURN change de nom pour prendre


celui de Partido Peronista (PP), mais ce n’est que le 25 juillet
1949 qu’a lieu la cérémonie inaugurale de sa première
assemblée nationale.
Le 23 septembre 1947, le Parlement adopte la loi 13 010
légalisant le vote féminin, en partie sur pression d’Evita et
contre la position des féministes socialistes qui refusent que le
droit de vote leur soit octroyé par un gouvernement qu’elles
considèrent illégitime. Les premières élections auxquelles
pourront participer les Argentines, pour près de 4 millions
d’entre elles, sont les élections de novembre 1951. Évidente
conséquence de l’activisme forcené du péronisme en leur
faveur, ce parti récoltera près de 64 % du vote féminin contre
près de 31 % pour l’UCR.
Puis, en 1948, se crée la Fondation Eva Perón dont le but est
l’aide sociale directe aux populations les plus défavorisées et
notamment, aux femmes48. Tout un chacun et chacune peut
envoyer une lettre adressée à Evita en étant sûr de recevoir une
réponse personnalisée et un rendez-vous (Peirano, 2003).
D’ailleurs, plus de 13 000 femmes auraient trouvé du travail
entre 1948 et 1950 grâce à cette fondation (Köllrich : sd). À
partir de ce moment, joue à plein régime le caractère tout à la
fois fortement charismatique et extra-institutionnel d’une Eva
Perón qui se transforme en véritable catalyseur politique du
péronisme, en recruteuse infatigable, en « pont de l’amour entre
le peuple et [son leader] » (Peirano, 2003). Mais aussi, et
surtout, en promotrice d’une citoyenneté inclusive et en une
praticienne d’un para-féminisme qui l’amène à revendiquer
toujours plus de droits pour ses paires et à stigmatiser les
« machistes ». Lilian Saralegui la taxe d’ailleurs de « féministe
non déclarée49 ».
En juillet 1949 a donc lieu la première assemblée du Parti
péroniste. Aux cotés des 4 000 délégués masculins présents, on
comptabilise 1 500 déléguées « ouvrières, employées
présidentes et membres des centres civiques féminins, membres
de la Fondation Eva Perón, universitaires et professionnelles »
(Barry, 2007), auxquelles il faut rajouter des directrices
d’écoles, des institutrices ou encore des assistantes sociales.
Toutes sont des femmes connues d’Evita ou des femmes de
confiance (à l’instar de la femme de Domingo Mercante, Elena
Caporale), notamment issues du recensement effectué par les
déléguées provinciales envoyées par le péronisme afin de
mieux connaître les bases féminines sur lesquelles s’appuyer.
Ce qui ressort de ce congrès c’est que les femmes bénéficient
des mêmes droits et obligations que les hommes dans le cadre
de leur militantisme péroniste. La non-mixité est de mise lors
des travaux qui se déroulent pendant les quatre jours que dure
cette première assemblée : seule Evita peut assister aux travaux
de la branche masculine à qui elle explique que la branche
féminine n’a pas pour objectif de faire de la politique
politicienne, mais aspire plutôt à « apporter des valeurs
spirituelles et morales au parti des hommes » (Barry, 2007).
L’objectif premier du PPF est donc l’action sociale uniquement,
car il est essentiellement fait appel aux supposées vertus
sacrificielles et assistancialistes des femmes. L’axe de
mobilisation est la comparaison entre le foyer national et le
foyer domestique : les femmes, gardiennes du foyer
domestiques, doivent désormais s’évertuer à sauvegarder le
foyer national. Le modèle indépassable et irremplaçable est Eva
Perón, dont le statut de leader et d’idole au même titre que son
mari est, à cette occasion, largement souligné, notamment par
Domingo Mercante.
Ainsi que l’évoque Carolina Barry, « pour une femme, être
péroniste était avant tout maintenir la fidélité à Perón, la
subordination à Perón et la confiance aveugle en Perón ». Mais
le PPF constitue également une arme redoutable entre les mains
d’Eva Perón qui est évidemment reconnue comme la cheffe
unique de ce parti. Car, le PPF est bien un parti à part entière,
entièrement autonome, au point que les femmes de délégués
péronistes n’ont pas le droit d’y prendre des postes afin de ne
pas pouvoir l’influencer à travers leurs maris. Pour autant, il est
bien partie prenante du Mouvement national justicialiste avec
le PP et la CGT 50, entièrement au service de la communauté
organisée puisque les femmes sont mobilisées, en tant que
telles, sans considération de classe, et organisées sous la forme
de 4 000 unidades básicas femeninas (unités de base féminines)
divisées en : unidades básicas sindicales femeninas pour les
travailleuses ; unidades básicas ordinarias femeninas pour les
femmes au foyer, les employées et domestiques ainsi que les
travailleuses rurales.
L’activité de ces unités s’inscrit dans celle des quartiers et
développe entre autres choses des cours d’alphabétisation pour
adultes et du soutien scolaire aux enfants. Autant d’activités
visant à mieux recruter de nouvelles candidates : « Une
nouveauté pour l’époque, et [les unités] se convertirent en un
espace de sociabilité jamais vu auparavant si ce n’est dans le
cadre de l’Action catholique » (Barry, 2011). De véritables
centres sociaux non-mixtes pour femmes qui bénéficient même
parfois de salles de cinéma, de théâtre, de bibliothèques, de
gymnases et de médecins, apparaissent dans les villes. Cette
non-mixité nous semble cependant plus défensive qu’offensive
car il s’agit plus ici de préserver la « vertu » des femmes
engagées en politique en maintenant des espaces inaccessibles
pour les hommes (et donc éviter des rumeurs autour de la
« frivolité » de tels centres), que de faire se rencontrer les
femmes entre elles afin de discuter de problématiques
proprement féminines/féministes.
Avec le décret loi 13 010 et le vote féminin de 1951, le PPF –
au bout de deux ans d’existence –, réussi largement son premier
test en tant que soutien inconditionnel du président : les
femmes votent massivement pour lui, plus que les hommes.
Puis, il exige que 33 % de toutes les charges électives soient
occupées par les femmes. En conséquence de quoi, le suffrage
de 1951 voit l’élection de 109 femmes dont 23 députées et six
sénatrices. Cette règle des 33 % se maintient une fois le
péronisme déposé du pouvoir et alors que le Parti péroniste
féminin n’est plus et que le mouvement ne dispose plus que
d’une branche féminine.
Cependant, le PPF, cesse quasiment de fonctionner après la
mort d’Evita dont le souffle, la suractivité, l’omniprésence
ainsi que l’autoritarisme n’ont pas laissé suffisamment de place
à une réelle auto-organisation féminine.
28. Le diminutif d’Eva Duarte de Perón que Marysa Navarro (1980) considère
comme étant son « nom politique ».
29. Le premier numéro de Descamisada est publié en janvier 1946, en soutien au
Partido Laboral et à la candidature Perón (Gené, 2008).
30. Le descamisado ou la descamisada désignent littéralement les « sans-
chemises », les plus fervents soutiens du péronisme. C’est Eva Peron qui
commence à appeler ainsi les partisans du colonel (futur général) le 17 octobre
1945, alors que certains des manifestants massés sur la Plaza de Mayo auraient
enlevés leurs chemises à cause de la chaleur de cette journée de printemps. Ce
terme est souvent associée dans le vocabulaire d’Evita à celui de l’affectueux
grasitas, mes « graisseuses » faisant références aux tâches de graisse que
porteraient les femmes du peuple sur leur vêtements.
31. Les habitants de Buenos Aires sont appelés porteños ou porteñas.
32. Voir biographie en annexes.
33. Le « Premier Travailleur » de la nation argentine, c’est ce que se targue d’être
Juan Domingo Perón en tant que secrétaire d’État aux prévisions et au travail…
34. Nous empruntons l’expression à Eduardo Colombo.
35. Journal fondé en août 1945.
36. Journaux auxquels il faut ajouter, le socialiste La Vanguardia et le communiste
Orientación dont le credo, ces années-là est la dénonciation du « nazipéronisme »,
qui lui vaut d’ailleurs de gagner des lecteurs jusqu’à sa disparition en 1947. La
Época prend fait et cause pour Juan Domingo Perón pendant la campagne
présidentielle qui suit.
37. Les appels à cette manifestation vont se faire via les partis, les associations de
quartier, les sections syndicales, etc. C’est-à-dire, au moyen d’une organisation
largement décentralisée.
38. L’estimation la plus fiable avance le chiffre de 250 000 participants. Les
organisateurs parlent eux de plus de 600 000 personnes. On peut en voir quelques
images dans la trilogie de Solanas (1968).
39. Pour plus d’informations sur le 17 octobre, voir Navarro (1980).
40. Ainsi que les nomment de manière péjorative l’hebdomadaire communiste
Orientación.
41. On peut faire ici une comparaison avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire
en France dix ans plus tôt.
42. Investis par l’Unión Democrática, coalition de partis regroupant le PCA, l’UCR
et les Démocrates progressistes.
43. Travaillistes qui, trois mois auparavant (en juillet 1945), ont repris le pouvoir
aux tories – Clement Attlee remplaçant Winston Churchill.
44. Un membre du syndicat en opposition avec le PL pouvant d’ailleurs rester dans
le syndicat sans y être affilié.
45. Le succès est total pour le caudillo, mais l’élection n’est pas exempte de
manœuvres politiciennes impliquant notamment un secteur de la JR.
46. Que nous avons choisi de traduire par l’idée de mise sous tutelle, et donc, de
tuteur.
47. À ce titre, l’une des premières mesures (symboliques) du Parlement est de
nommer général le colonel en retraite (afin de se présenter aux élections) et
nouveau président.
48. Son budget va exploser entre 1948 et 1952 pour passer de 50 millions à
620 millions de pesos. L’œuvre accomplie est impressionnante et la fondation
aurait également servi pour tenter d’armer des milices ouvrières péronistes.
49. Militante péroniste dans le quartier de Flores de Buenos Aires, interviewée de
manière croisée avec neuf autres femmes péronistes par Gamba et Vassallo (1986).
50. À ce titre, précisions que les Juventudes Peronistas (JP) sont parfois
considérées comme la quatrième composante rétrospective du Mouvement.
chapitre 2
ET LE SYNDICALISME FUT ?

« Le péronisme n’avait rien à voir avec le syndicalisme


du début du 20e siècle car ce dernier, aguerri, prônait la
lutte des classes, était athée, horizontal et
internationaliste ; le péronisme en revanche, sera
catholique, militariste, nationaliste, vertical et luttera
pour la conciliation des classes », Juan Manuel Ferrario

Nous l’avons vu plus haut, l’arrivée de Perón à la tête du


secrétariat à la présidence n’est pas synonyme de
syndicalisation éclair, d’adhésion totale d’une masse de « vrais
Argentins » ayant compris et accepté une vision criolla
(métisse et locale) de la défense de leurs intérêts et rejetant de
fait toute influence de l’ancien syndicalisme européen aux idées
d’autant plus impures qu’elles sont étrangères… Au contraire,
ainsi que le note, en observateur avisé de ce pays, Louis
Mercier-Vega au milieu des années 1960, « douze années de
péronisme […], n’avaient pu entièrement domestiquer le
mouvement syndical argentin, où socialistes, libertaires,
syndicalistes occupaient des positions majoritaires dans une
série de corporations clés. Malgré le raz-de-marée justicialiste,
la pression gouvernementale, la vaste orchestration des
propagandes officielles, les péronistes se heurtèrent, dans leur
conquête des syndicats à de tenaces résistances » (Mercier-
Vega, 1967 : 155). Pourtant, ce que l’historiographie officielle
« péroniste » a quasiment réussi à imposer, c’est cette vision
manichéenne de son propre mouvement, de son maintien au
pouvoir, et de ses luttes. Cependant, les chiffres sont là :
entre 1941 et 1954, les effectifs syndicaux seraient passés de
441 412 à 2 256 582 syndiqués. D’aucuns parlent de l’adhésion
d’un million de personnes en un an même s’il faut en partie
comprendre ces chiffres – hormis les mesures prises dont nous
avons parlé – par l’obligation de faire partie du Partido
Peronista pour pouvoir travailler, notamment à partir de l’année
1949, date à laquelle tout fonctionnaire est obligé de s’y
affilier51.
La « péronisation » des syndicats n’est donc pas chose aisée,
est loin d’être totale et reste cantonnée à une période historique
relativement brève si on prend en compte l’histoire du
syndicalisme argentin depuis ses origines. Mais il est vrai que
les historiens péronistes voient dans les premiers temps du
syndicalisme un âge obscur et malhabile de soumission de la
classe ouvrière à des intérêts quasi « pervers ».
Il n’en est pas moins vrai que des liens s’établissent assez
rapidement entre les militaires et certains secteurs syndicalistes
après le pronunciamiento de juin. Du côté des militaires, outre
le futur chef de l’État, il faut relever la présence du colonel
Domingo Alfredo Mercante ainsi que celle du militant radical
Francisco Capozzi. Du côté des syndicalistes, on note surtout
celle des socialistes Ángel Borlenghi (employés de commerce)
et Juan Atilio Bramuglia (avocat syndicaliste auprès de l’UF) 52.
Les premiers contacts vont se transformer en franches relations
de travail à mesure que le secrétariat dirigé par Perón gère et
résout directement les conflits. Cependant, ce n’est qu’avec
l’arrivée au secrétariat général de José Espejo en 1948 que la
CGT intègre définitivement les rouages de l’État péroniste en
se transformant en l’une des « branches » du parti péroniste –
on parle y compris de « consubstantialité » de cette relation.
Entre 1943 et 1948, la centrale conserve donc une relative
autonomie vis-à-vis du nouveau pouvoir. À leur arrivée les
militaires ont, face à eux, un paysage syndical éclaté et
complexe53 :
- La CGT qui existe depuis septembre 1930. Elle est le fruit de
la fusion de deux centrales ayant eu une relative importance
dans les années 1920 : l’Unión Sindical Argentina (USA), de
tendance syndicaliste-révolutionnaire à cette époque et la
Confederación Obrera Argentina (COA), d’obédience
socialiste et également syndicaliste-révolutionnaire. Le choix
du nom est évidemment un hommage à la CGT française tout
autant qu’une preuve indubitable de l’influence syndicaliste-
révolutionnaire sur cette centrale. En 1935, la CGT va
scissionner entre socialistes (CGT dite Independencia) et
syndicalistes-révolutionnaires (dite Catamarca). Cette dernière
va, dès 1937, reprendre le nom de l’USA. En mars 1943, à
l’occasion de l’élection de la nouvelle direction confédérale,
une sérieuse confrontation entre le leader du rail José
Domenech et celui des employés municipaux Francisco Pérez
Leiros, conduit à une nouvelle division de la CGT entre une
CGT dite n° 1 et une dite n° 2 (du nom des listes présentées).
Il s’agit ici d’une division au sein du camp socialiste, entre
ceux (la n° 2) plus prompts à travailler avec les syndicalistes
communistes que les autres. Si la junte dissout la CGT n° 2 en
juillet 1943, saisit ses biens et incarcère ses dirigeants, elle
place également sous tutelle un certain nombre de syndicats de
la CGT n° 1.
- L’USA, qui regroupe donc les syndicalistes-révolutionnaires
et existe depuis 1937.
- Le syndicalisme autonome, qui regroupe en 1940 plus de
25 % des syndiqués (mais seulement 19 % l’année suivante)
(Del Campo, 1983 : 65). À l’instar d’une structure comme la
Federación Obrera de la Construcción Naval (FOCN), les
syndicats autonomes sont souvent dirigés par des anarchistes,
des socialistes, des syndicalistes-révolutionnaires, quand il ne
s’agit pas d’une alliance de ces tendances – la Federación
Gráfica Bonoarense (FGB) en est un bon exemple54.
- La Comisión Obrera de Relaciones Sindicales (CORS)
animée par des militants anarchistes de la Federación Anarco-
Comunista Argentina (FACA) qui, depuis octobre 1940, a
inauguré un nouvel espace de discussion entre USA et
syndicalistes autonomes dans le but de constituer une nouvelle
centrale d’obédience anarcho-syndicaliste.
- La Federación Obrera Regional Argentina (FORA), vieille
centrale anarchiste-syndicaliste55 du début du siècle (1901)
dont les derniers chiffres « fiables » en termes d’effectifs
remontent à la fin des années 1920, à l’époque où elle
représentait entre 100 000 et 200 000 adhérents. Nous n’avons
pas pu trouver de chiffres pour le début des années 1940 mais
la plupart des auteurs s’accordent à dire que les effectifs de
cette centrale avaient à cette date fondu comme neige au
soleil…
Toutes ces structures étaient porteuses d’une culture sinon
commune, du moins partagée de l’activisme antifasciste,
acquise lors des fortes mobilisations pour les prisonniers de
Bragado (trois militants anarchistes arrêtés au début des années
1930 pour le meurtre d’un député radical. Un meurtre qu’ils
n’avaient pas commis, l’histoire l’a prouvé) ; contre les
différents groupes néo-nazis parfois issus directement
d’anciennes structures comme l’Alianza Nacional Argentina
(ANA) ou l’Unión Nacional de Estudiantes del Secondario
(UNES)… Des groupes qui se sont souvent renforcés
idéologiquement au contact des nazis récemment débarqués
d’Allemagne via les filières argentines ; et surtout lors de
l’immense mobilisation du peuple argentin en faveur de la
République espagnole – effort qui dure pendant les trois années
de guerre civile, entre 1936 et 1939 et se poursuit avec l’accueil
des ressortissants espagnols pourchassés par les franquistes.
Les républicains espagnols en Argentine

Au regard de l’action des militants espagnols dans la résistance


française pendant la Deuxième Guerre mondiale, on peut
légitimement se demander quelle a été l’influence exacte des
républicains espagnols réfugiés en Argentine, qui s’enorgueillit
d’être le troisième foyer d’accueil des républicains après la France
et le Mexique de Lázaro Cárdenas.
Certes, la quantité de ressortissants espagnols débarquant dans les
ports de la République argentine est sans doute négligeable
numériquement. Dans son livre : La communauté espagnole
d’Argentine face au régime franquiste (1946-1955), Laurent
Bonardi avance le chiffre de deux à trois mille réfugiés au total,
parmi lesquels beaucoup d’anarchistes, de communistes, de
trotskistes, voire de curés « rouges » que l’épiscopat tente de
rejeter dès leur entrée. Que peuvent espérer faire deux à trois mille
militants (ce qu’il ne sont pas tous) pour influencer radicalement
les structures d’un pays de 15,8 millions d’habitants en 1947
(Ventura, 1953) ?
Sans compter que tous ces républicains ne se sont pas retrouvés
dans la lutte en Argentine. Au contraire, on peut considérer qu’un
certain nombre sont restés rivés les yeux vers l’Europe, la défaite
et les espoirs d’une reconquête plus ou moins promise par les
Alliés. D’autres se sont naturellement mis à militer dans des
cercles cénétistes recrées : c’est le cas pour les militants de La Voz
de la CNT qui reconstituent des comités en exil. Par ailleurs, un
certain nombre d’intellectuels, depuis diverses tribunes –
notamment le journal d’opposition conservateur La Nación – vont
opérer un travail critique exhaustif du franquisme (Bonardi, 2004).
Cependant, il ne faut pas non plus négliger la capacité de
« nuisance » de militants aguerris, ayant vécu la concrétisation de
leur utopie, pour les anarchistes du moins, sans doute capables
d’impulser des dynamiques différentes depuis leurs postes de
travail ou leurs secteurs d’activité. Bien sûr, si nous prenons
l’exemple des libertaires, il y a de fortes chances pour que les
immigrés espagnols soient rentrés dans les rangs des groupes et
syndicats anarchistes préexistants, dans la Federación Obrera de la
Construcción Naval (FOCN) par exemple, comme nous le verrons
plus loin. Les communistes et les trotskistes ont dû faire de même.
Pour autant, nous n’excluons pas le fait que certains d’entre eux
aient pu mener des « carrières » dans la CGT56 et l’USA, et qu’ils
aient réussi à dynamiser concrètement les luttes depuis ces futurs
fiefs péronistes.
Notons enfin que sous le régime péroniste, les attaques
(manifestations, écrits, etc.) contre le franquisme sont perçues
comme des attaques visant directement le régime. La raison vient
des liens étroits existants entre les deux pays et les deux dirigeants
et qui vont se poursuivre jusqu’à la mort de Perón 57. Cette
proximité voulue avec le régime espagnol ne se cantonne pas à de
simples échanges de bons procédés ou à des cours de stratégie
militaire. L’administration péroniste va jouer un rôle actif dans la
répression des activités de la communauté antifranquiste
espagnole du pays.

Les syndicalistes, socialistes de base et libertaires argentins


ont donc l’habitude de lutter ensemble depuis des années et
vont se positionner clairement contre le coup d’État de 1943.
Même les communistes qui, s’ils respectent les ordres de
Moscou et le pacte Ribbentrop-Molotov de non-agression signé
entre l’URSS et l’Allemagne nazie (spécifiant que les
communistes doivent se retirer des structures antifascistes), se
sont plutôt positionnés contre cette alliance. Sans doute faut-il
tout autant l’expliquer par l’influence de la diaspora italienne,
souvent exilée à cause du régime mussolinien, que par une
réaction épidermique à la virulence anticommuniste de la junte
installée au pouvoir depuis 1943.
Ce nouveau gouvernement militaire est donc accueilli par une
vague de grèves comme celles des employés des tramways, du
commerce, des téléphones, des ports, des frigorifiques
(particulièrement actifs en cette période trouble). Les pétroliers
ou encore les étudiants de Santa Fé ou Rosario débrayent
régulièrement. Les journaux sont fermés. Les chauffeurs, les
laveurs de voitures ainsi que les boulangers (principalement des
syndicats de la FORA) sont poursuivis pour « associations
illicites ». La répression qui est menée de façon « scientifique »
depuis quelque temps déjà devient à chaque fois un peu plus
cruelle. Le ministre Leopoldo Melo crée la Section spéciale
contre le communisme, dont l’utilisation de la « question » est
une des armes de prédilection dans le combat contre les partis
et syndicats subversifs. Le journal de la FACA, Acción
Libertaria, daté de septembre 1943, dénonce la fermeture de la
totalité des locaux syndicaux de la ville de Rosario, ainsi
qu’une grande partie de ceux de la province de Santa Fé,
Buenos Aires ou La Plata. La réponse ne se fait pas attendre :

La CORS est rendue illégale et sa publication interdite


tente d’affronter la répression comme elle le peut. Le
décret sur les associations professionnelles qui rend
illégales la majorité des organisations syndicales
combatives se transforme en une nouvelle urgence pour
le mouvement syndical qu’encouragent les faquistes.
Lors de réunions clandestines de délégués de la CORS, en
octobre 1943 […] se constitue le Comité de liaison
syndicale (Comité de Enlace Sindical – CES) qui lance un
large appel destiné à résister à l’offensive de l’État, par le
biais de la grève générale qui est appelée pour le mois de
novembre [1943] (López Trujillo, 2005 : 216).

Si le mouvement de grève s’essouffle vers la fin du mois de


novembre, la Federación Gastronómica Regional (FOGRA)
convoque une réunion pour lutter contre la loi sur les
associations professionnelles à laquelle adhère près d’une
cinquantaine de syndicats et fédération syndicales, ainsi que
l’intégralité des organisations de Mar del Plata où le
mouvement de grève s’est assez largement implanté. Un peu
plus tard, fin avril 1944, une grève de solidarité avec les péons
du marché de Barracas fait débrayer 100 000 travailleurs qui
tiennent pendant deux mois.
Ainsi, lorsque les péronistes se vantent d’avoir conquis tous
les syndicats sans trop d’anicroches, la réalité est autrement
plus complexe. Il en est ainsi du syndicalisme indépendant,
problème que le péronisme ne pourra pas plus « résoudre »
définitivement que celui de l’influence communiste. Les
indépendants représentent un syndicalisme qui, loin d’être
corporatiste, est largement ouvert à plusieurs corps de métiers
et considère l’autonomie comme un juste repli lorsque la
centrale unique ne satisfait pas aux critères des syndicats en
question.
Le péronisme emploie divers moyens pour capter ces
syndicats. L’un d’entre eux a été bien décrit par Cimazo et
Grunfeld :

À mesure que le temps passait, [se] produit une véritable


“atomisation” organique du mouvement ouvrier. Le
syndicat des employés de commerce qui embrassait la
majorité des personnels liés à la commercialisation dans
un sens économique large, [est] méticuleusement cassé
par des syndicats mineurs : voyageurs de commerce,
employés de boulangeries, viticulteurs, coopératives,
receveurs de grains, employés du tabac, du textile, etc. De
l’autre côté, un phénomène de centralisation se produit
depuis la CGT, qui avait perdu toute ses valeurs
syndicales. S’approprier cette centrale ne fut pas un
problème pour le péronisme qui avait préalablement
étouffé la résistance de plusieurs syndicats grâce au facile
et expéditif recours à l’ingérence, en plaçant ses fidèles
ou en créant des syndicats parallèles qui prirent la place
des existants grâce à tout le poids de l’appareil
gouvernemental (Cimazo et Grunfeld, 1981 : 121).
Les syndicats autonomes vont férocement combattre la
« péronisation » de leur structure à l’image de la FGB ou des
frigorifiques, dont une bonne partie des travailleurs de la
profession sont assimilables aux garçons bouchers :

Lors de la grande assemblée générale qui décida, en 1943,


du destin de l’organisation, nombre d’activistes des deux
bords étaient armés. Quand les premiers pistolets furent
brandis du côté péroniste, d’autres armes pointèrent chez
les libertaires. Chacun alors rengaina, mais une bagarre
s’engagea à coups de chaises et de bouteilles. Ce fut en
définitive le comité général, composé de treize membres
qui eut à trancher : les péronistes l’emportèrent par sept
voix contre six (Mercier-Vega, 1967 : 155).

En octobre 1944, c’est une manœuvre contre la Bourse du


travail des boulangers qui est dénoncée dans les colonnes
d’Acción Libertaria du mois de novembre : Perón propose aux
boulangers de négocier un décret prenant en compte un certain
nombre de leurs revendications en échange du droit d’imposer
les suppléants depuis son ministère – ce qui revient à vider de
sa raison d’être la Bourse du travail, dont l’un des objectifs est
de se passer de l’appui étatique. Devant le refus de la
profession, le colonel « syndicaliste » convoque pour le
8 octobre une réunion au Palais des sports de Buenos Aires, le
Luna Park, pouvant accueillir plus de 11 000 personnes. Durant
cette réunion, il abandonne toute façade démocratique pour
finir par imposer le décret…
Autant de manœuvres politiques et syndicales qui lui
permettent, au début de l’année 1945, d’annoncer :

Sans craindre de nous tromper, nous pouvons affirmer


aujourd’hui que, de Jujuy à la Terre de feu, en passant par
Buenos Aires et Mendoza, le secrétariat au travail et aux
prévisions, sans coercition ni violence peut orienter,
diriger et conduire les travailleurs argentins. Nous nous
perfectionnons chaque jour, car la discipline syndicale se
renforce quotidiennement. Sans discipline syndicale, les
masses sont impossibles à diriger (Acción Libertaria,
n° 84, mars 1945).

Au mois de janvier de la même année, 23 000 travailleurs des


frigorifiques partent en grève pour une vingtaine de jour. Le
2 août 1945, un peu moins de deux ans après leur première
convocation, la Federación de los Trabajadores de la Imprenta
(FATI), la Federación Obrera Nacional de la Construcción
(FONC), la Federación Obrera del Papel Argentino (FOPA) et
la FOGRA s’adressent aux « organisations syndicales libres,
aux militants ouvriers fidèles aux principes de classe et aux
travailleurs du pays », afin de créer une centrale ouvrière
combative, indépendante et unie. Le congrès constitutif se tient
en décembre 1945 et est animé par des leaders ouvriers tels
Sebastián Marotta ou Pedro Chiaranti. Le congrès met en place
la Confederación Nacional de los Sindicatos Libres, de
tendance socialiste – bien que d’autres tendances puissent
largement s’y exprimer. La même année, c’est La Fraternidad,
le syndicat des ouvriers de l’industrie de la chaussure et du
textile qui quittent la CGT pour former la Confederación
Obrera Argentina de los Sindicatos Independientes (COASI) 58
qui, bien que peu influente, va jouer un rôle de poil à gratter.
Cependant, les communistes jouent la carte de l’opposition à
cette confédération et préfèrent intégrer la CGT malgré
l’anticommunisme de la centrale péroniste.
Par ailleurs – autre élément ralentissant la péronisation
syndicale –, entre 1944 et 1947 la CGT se heurte à des
problèmes internes dus à son mode d’organisation. La structure
de base de la centrale est la fédération, dont il existe différents
types, avec des fonctionnements variés et, surtout, pas de statut
uniforme. Ainsi, les fédérations de l’alimentation, du cuir, de la
viticulture et du commerce, disposent d’un système de
syndicats locaux autonomes, quand les cheminots ou le textile
sont très centralisés. Cette situation ne réduit en rien les
possibilités de corruption ou d’autoritarisme au sein des
fédérations, mais rend plus difficile la captation par un pouvoir
particulier de l’ensemble de la structure.

En premier lieu, la lutte pour le contrôle de la centrale,


qui se développe dans les années 1944-1947, laissa de
puissants pôles d’opposition qui continueront à travailler
au sein des organisations syndicales, réussissant dans
certains cas, comme dans celui de La Fraternité, à se tenir
en dehors de l’influence de la direction (Rotondaro,
1971 : 234).

Ces problèmes prendront une telle ampleur qu’en 1950, le


Congrès extraordinaire vote une résolution destinée à éliminer
les éléments communistes et perturbateurs. Cette initiative suit
celle des communistes qui en 1949 ont impulsé le Mouvement
pour la démocratisation des syndicats (MPDIS). Les
communistes vont même réussir à organiser trois conférences
nationales, dont la dernière en mai 1955 – juste avant le
premier coup d’État contre Perón. Pourtant, en surface, la CGT
garde une couleur très rouge et Eduardo Vuletich, secrétaire
général de la CGT de 1952 à 1955, peut dénoncer, bien que cela
lui coûte sa place, la « Sainte Alliance de l’impérialisme, des
capitalistes et des curés ».
Au niveau international, la CGT péroniste tente dans un
premier temps de se rapprocher des centrales réformistes et
souhaite participer au congrès de fondation de l’ORIT
(Organisación Regional Interamericana de Trabajadores, censée
être proche des États-Unis et branche continentale de la
CIOSL), en janvier 1951. Sans succès. Dès lors, elle travaille à
la construction d’une internationale indépendant de l’ORIT et
de la CTAL (Confederación de los Trabajadores
Latinoamericanos), de tendance marxiste et communiste59.
Tentant de regrouper uniquement des pays dépendants et des
syndicats nationalistes « radicaux » afin de diffuser la doctrine
justicialiste, ce labeur « internationaliste » a une concrétisation
éphémère avec la fondation en novembre 1952 de l’Agrupación
de Trabajadores Latinoamericanos Sindicalistas (Atlas). En son
sein, elle regroupe la CROM (Confederación Regional Obrera
Mexicana) et les CNT vénézuélienne (soutien de Marcos Pérez
Giménez) et colombienne (soutien de Gustavo Rojas Pinilla).
Toutes deux sont d’inspiration nationaliste et relativement
proches des thèses défendues par le péronisme. Véritable
organisme de diffusion des thèses péronistes et justicialistes,
l’Atlas ne réussit pas son pari d’impulser un véritable
mouvement latino-américain, si ce n’est à Cuba où, d’ailleurs,
s’installe son siège en 1953. Marionnette cégétiste, l’Atlas ne
survit pas à la Revolución Libertadora, même si la structure ne
disparaît juridiquement qu’en 1962.
Au final, peut être qu’en lieu et place de « péronisation » vaut-
il mieux parler de « cégétisation » des syndicats. Une
« cégétisation » qui va s’opérer à coup d’agitation, de
corruption, de freinage officiel lors de certains conflits, mais
aussi à coups de manœuvres de captations syndicales plus ou
moins honnêtes, dont la constitution de structures syndicales à
part entière, recevant la personería gremial automatiquement
ce qui ne laissait plus grand espace aux anciens syndicats.
Lors de la grande vague migratoire de 1943, l’industrie
graphique, notamment les ateliers de reliure, va recevoir des
milliers de petites mains, dont le travail, proche de celui des OS
est largement récupéré par les péronistes lors des élections –
pour des raisons variés, mais qui ont beaucoup à voir avec la
« puissance de feu » d’une centrale quasi étatique.

L’expérience montre que c’est l’utilisation de la


mystique péroniste qui détermine le succès ou l’échec
d’une candidature aux élections syndicales et non la
valeur du travail syndical déployé par les candidats. Or,
une mystique ne peut pas être éliminée par une autre
fabrication idéologique, mais par des méthodes qui
promettent la participation des membres à la vie de leur
organisation, leur prise de responsabilités face aux
questions sociales et économiques (Louis Danussi, cité
par Mercier-Vega, 1967 : 160).

Pourtant, comme le rappelle Torre :

Bien que précaires, les succès des communistes parmi les


travailleurs du textile, de la construction et des
frigorifiques, paraissent contredire l’idée de l’existence
de barrières culturelles entre la nouvelle classe ouvrière
et l’ancienne direction syndicale. Mieux, si la
participation de cette nouvelle classe ouvrière dans
l’action collective ne fut pas supérieure – selon ce
qu’indiquent les indices de grèves et le taux de
syndicalisation – les raisons doivent être trouvées dans la
cuirasse autoritaire qui entoure le développement de
signes contestataires plutôt que dans le rejet de nature
idéologique (Torre, 1989).

Tout est dit. Si les masses des cabecitas negras ne sont pas
spécialement opposées aux autres tendances politiques, seul le
péronisme a les moyens concrets de les organiser massivement
au moment de la deuxième grande migration interne de 1943.
Sans doute faut-il aussi compter avec le désintérêt sinon le
mépris des travailleurs « européens » pour cette population
provinciale, réaction qui se double de leur incapacité à
percevoir les changements que va provoquer cette
immigration60.
En revanche, une grande réussite que l’on peut mettre au
crédit du péronisme dans le domaine syndical est d’avoir
transformé des revendications à la fois politiques, sociales et
économiques en des revendications purement matérielles voire
matérialistes : ce en quoi, le péronisme ne fait qu’anticiper sur
une logique que la CGT française (par exemple) adopte lors des
Trente Glorieuses, alors que les directeurs d’entreprises
pouvaient se permettre d’augmenter les salaires, du fait de
l’inflation et de la croissance économique. Il ne faut pas oublier
que l’Argentine s’est très largement enrichie lors du conflit
mondial qui vient de s’achever. Fi donc des « valeurs morales »
dont pouvait parler José Grunfeld (Cimazo et Grunfeld, 1981 :
149), d’une conscience universaliste, de la volonté de
s’instruire par soi-même, de se défendre avec toutes les armes à
sa disposition (y compris et surtout, intellectuelles), de
l’internationalisme. Fi, en bref, de l’idéologie libertaire si
présente et active dans le pays depuis le début des années 1870
jusqu’au milieu des années 1930. Fi aussi de toute capacité à
s’opposer au système de domination.
Ce que demandent les populations paupérisées du centre de
l’Argentine est la simple possibilité de vivre décemment : c’est
ce que Perón leur apporte concrètement lors de sa première
présidence. Au niveau éducatif, on l’a vu, le pouvoir péroniste
ne s’intéresse qu’aux structures d’apprentissage et d’orientation
professionnelle. Cette idée de formation n’est d’ailleurs
absolument pas assimilée par la CGT.
Le péronisme est donc dans une optique totale de domination
par la production des masses ouvrières :

Les fondements du pouvoir et de l’influence du


syndicalisme sont, en effet, de nature politique. Ils le sont
parce que l’adhésion des travailleurs à leurs syndicats est
d’abord la manifestation de leur fidélité au péronisme
dont le syndicalisme d’aujourd’hui est issu et dont il
continue à se considérer comme la colonne vertébrale. Ils
le sont aussi parce que le syndicalisme fut le substitut
politique du péronisme proscrit de 1955 à 1973, puis, lors
de la dictature sanglante des généraux, de 1976 à 1983.
Depuis cette date, le syndicalisme est aussi complètement
intégré à l’appareil du Parti justicialiste […]. Ses
dirigeants ont vocation à participer à toutes ses instances
et à briguer toutes les fonctions de l’État comme députés,
sénateurs ou ministres. Enfin, toute la stratégie du
mouvement syndical fut de privilégier sa relation à l’État
qui lui garantit son assise institutionnelle tandis que les
relations avec le patronat et sa présence dans les
entreprises ne sont pas jugés décisifs pour son influence
et son développement (Bunel, 1991).

LA REPRÉSENTATIVITÉ SYNDICALE

Ce que comprend également parfaitement Perón, c’est qu’afin


de lutter contre les secteurs ouvriers rétifs à sa politique, il faut
doter la CGT d’une arme lui permettant d’être hégémonique au
sein des entreprises. Cette arme c’est la personería gremial, ou
représentativité syndicale, qui va s’inspirer du système en
vigueur chez le voisin étatsunien, afin d’encadrer le mieux
possible les exigences que peuvent avoir les centrales.
Le futur chef de l’État, alors qu’il est toujours en poste au
secrétariat au travail, passe en 1945 un décret sur la
représentativité, un décret qui est intégré à la loi en 1947 avec
la loi 14 455/58 sur les associations professionnelles. Dans la
deuxième moitié des années 1930, le gouverneur de la province
de Buenos Aires et pro-fasciste Manuel Fresco avait déjà tenté
d’impulser une loi similaire61.
Avec cette nouvelle législation, le syndicat totalisant le plus
grand nombre d’adhésions bénéficie de la personería et devient
le seul à pouvoir négocier et passer des accords avec la
direction. Plus précisément, cette loi exerce d’abord un contrôle
sur la constitution de tel ou tel syndicat, à travers son
inscription auprès de l’administration du travail. Le ministère
de tutelle exige la liste des adhérents et des membres de la
direction du syndicat :

L’inscription n’est bien sûr acquise que dans la mesure


où les statuts sont conformes aux exigences de la loi qui
régit le fonctionnement des associations syndicales :
absence de discriminations politiques, sociales,
juridiques, sexuelles concernant le recrutement de ses
adhérents, indépendance financière de telle sorte que ses
ressources ne doivent pas provenir d’employeurs ou
d’organisations politiques nationales ou étrangères,
contrôle démocratique de la direction du syndicat au
moyen du vote direct et secret des adhérents,
renouvellement obligatoire tous les quatre ans du mandat
des dirigeants qui doivent être majeurs et doivent avoir
deux ans d’ancienneté comme adhérent ; en outre, parmi
eux, 75 % doivent être de nationalité argentine, comme
doit l’être obligatoirement le secrétaire général ainsi que
son remplaçant statutaire (Bunel, 1991 : 88).

Avec de tels textes, toute structure souhaitant promouvoir


l’autogestion et l’horizontalisme, ne peut pas déposer de statuts
le mentionnant ouvertement.
L a personería gremial n’est accordée que lorsque 20 % au
moins des travailleurs que le syndicat dit défendre sont
cotisants. Les syndicats en opposition n’ont dès lors plus qu’à
convaincre leurs adhérents de changer de « chapelle ». Parfaite
semence corruptrice que ce système, comme on le comprend
aisément. Cette mise en concurrence des syndicats ne peut
aboutir à terme qu’à deux solutions : l’éclatement du
mouvement syndical en une multitude de petits syndicats
rivaux ou l’union au sein d’une seule grande confédération.
C’est sans doute la grande réussite de Perón dans le domaine de
l’idéologie syndicale : à savoir, l’idée d’une centrale unique.
Pourtant originellement issue du syndicalisme-révolutionnaire,
la centrale unique va prendre un caractère pervers avec la
personnalité juridique et l’officialisation des pratiques.
D’autant qu’une fois obtenue, la personería permet de
percevoir les cotisations directement auprès du patron qui les
prélève sur les salaires des travailleurs (système du check off).
Dès les années 1950, les dirigeants cégétistes vont se déplacer
à bord de limousines, accompagnés de gardes du corps,
entamant une mutation qui va peu à peu, non seulement les
éloigner de leur base syndicale, mais surtout, leur faire acquérir
de véritables réflexes de mafiosi liés au pouvoir. De fait, les
dirigeants syndicaux deviennent de véritables roitelets,
bénéficiant d’un caractère de quasi-immuabilité à travers la
pratique du népotisme, à l’instar des familles Quiroga de
l’Asociación Gremial del Personal de los Hipódromos y
Agencias Hípicas (Personnel des Hippodromes et des Agences
Hippiques), de la dynastie des Barrionuevo de la Federación del
Comercio ou encore des Moyano du syndicat des camionneurs.
Cependant, et sans que cela ne remette fondamentalement en
cause les directions elles-mêmes, les travailleurs de chaque
section syndicale ont la possibilité d’élire leurs représentants
qui constituent le « corps des délégués » ainsi que leurs
commissions internes. Or, pour ces élections les travailleurs
peuvent présenter plusieurs listes. La liste remportant la
majorité du padrón (du recensement) des cotisants remporte les
élections. C’est cette représentativité-là, beaucoup plus directe,
dont vont s’emparer les ouvriers dans les années 1960 et 1970,
en impulsant une démocratie syndicale très profonde, alors
même que ces structures étaient originellement créées afin
d’exercer un contrôle syndical sur les ouvriers un peu plus
resserré (directement dans les usines, voire dans les ateliers).
Au final, la mise en place de la personería gremial, si tant est
qu’elle ait jamais eu comme illusion de définitivement
verrouiller l’opposition et l’agitation ouvrière, semble avoir
plutôt joué un double rôle. Celui de constitution d’une nouvelle
classe dominante toute assujettie à Perón et dont la fidélité
envers le caudillo n’aura jamais été prise en défaut – même lors
des années les plus sombres –, mais aussi celui de mécanisme
de sélection du personnel politique justicialiste.

« DES HOMMES CONTRE »

De la même manière que Perón est censé avoir créé le


syndicalisme en Argentine, les historiens péronistes et
conservateurs veulent faire croire que le général était pourvu
d’une capacité surhumaine de conciliation nationale à même de
satisfaire tout un chacun. Pourtant, comme le signale Samuel
Baily :

Pendant la première présidence de Perón il y a deux types


d’opposition syndicale au gouvernement : l’opposition (à
des fins politiques) de certains dirigeants luttant pour un
syndicalisme politique et l’opposition purement
pragmatique des ouvriers luttant pour des conquêtes
économiques (Baily, 1984 : 130).

Si la première opposition est donc le fait de travailleurs


antipéronistes, la deuxième, comme nous le verrons plus bas est
plutôt le fait de travailleurs péronistes en lutte contre leur
bureaucratie mais croyant, plus ou moins sincèrement, en
l’homme Perón – même si son accès au pouvoir ne signifie pas
la quintessence des relations entre État et prolétariat, bien au
contraire. Selon les propos d’Eduardo Colombo, Perón est à
l’époque considéré comme un banal dictateur, ne bénéficiant
pas d’un crédit sympathie particulier ni chez les ouvriers, ni
chez les intellectuels, ni chez les étudiants. Cela ne viendra que
plus tard.
Les grèves s’enchaînent donc sous ses deux présidences : 534
mouvements sont enregistrés entre 1943 et 1950, mobilisant
1 339 758 travailleurs pour 11 215 920 de journées de grève
(Zapata, 1986). Le pic d’activité se situe entre 1945 et 1948
pendant lesquelles 309 grèves sont comptabilisées, mobilisant
plus de 1,1 million d’ouvriers. Sur la même période, les auteurs
péronistes penchent eux pour un total de 180 grèves et une
participation de 470 000 travailleurs, soit moins de la moitié…
La grève du textile, par exemple, mobilise plus de 100 000
travailleurs. À cette époque, le mouvement ouvrier jouit encore
d’une certaine autonomie, et le pouvoir tente de l’amadouer en
accédant aux revendications ouvrières tout en éliminant les
leaders grévistes, souvent communistes. Entre 1949 et 1953,
seules 143 grèves se déclenchent, impliquant 163 889
travailleurs dont une immense majorité de cheminots dans le
cadre du conflit de 1951.
Le péronisme n’est donc pas une période d’accalmie mais bien
de forte conflictualité sociale. Et, encore faut-il ajouter à cela
les mouvements d’étudiants.

AQUÍ FUBA !

En tentant de mettre au pas l’Université, la junte militaire (on


ne peut pas encore parler exactement de pouvoir péroniste)
provoque une véritable hémorragie de professeurs et
d’étudiants. Ceux qui restent décident de résister. Déjà, en
octobre 1943, une grève générale lancée par la Fédéración
Universitaria Argentina (FUA) avait été désamorcée par le
ministère de l’éducation…
Le 2 octobre 1945, quelques jours avant que n’éclate la crise
qui va mener à l’incarcération de Perón, le bâtiment des
sciences exactes est occupé. Les bâtiments des sciences
économiques, de la Faculté de droit et de philosophie et lettres
ainsi que de la faculté d’agronomie vont également et
successivement faire l’objet d’occupations. Tous participent de
ce mouvement : étudiants, doctorants et professeurs. La tension
monte rapidement entre les grévistes, les forces de l’ordre et les
partisans du futur chef de l’État. Le 4 octobre, Aaron Salmun
Feijoo, étudiant de chimie est assassiné alors qu’il ravitaille les
étudiants occupant la faculté. Son frère Abel raconte
l’assassinat :

Un groupe de dix ou quinze types sortit de l’immeuble du


secrétariat au travail et des prévisions […] et chargea les
étudiants. Il y eut une fusillade et Aaron reçu un coup de
crosse au front. Une fois au sol, un homme lui mit un
pistolet dans la bouche en lui ordonnant de crier « Vive
Perón ». Devant son refus, l’homme le tua, à 100 mètres
de la faculté où se déroulait la grève (Collectif, 2001 :
67).

D’autres étudiants tombent aussi sous les coups de la


répression, mais Aaron devient le symbole de cette violence.
D’autant que lors de son enterrement, deux jours plus tard, alors
que le cortège est parti du lointain quartier de Barracas et
remonte vers celui de la Recoleta, les cosaques (la police
montée) chargent les étudiants jusque dans les allées du
cimetière… Cependant, la détermination à résister des étudiants
permet à la cérémonie de se tenir. Le 10 octobre, l’histoire des
étudiants commence à croiser celle de Perón qui s’est fait
emprisonner la veille. Le 12, une manifestation des opposants à
Perón est violemment réprimée par la police et ses partisans qui
tirent sur la foule une fois la nuit venue. Le 17, une
manifestation est organisée qui deviendra historique par sa
mobilisation de masse.
L’année 1945 est donc particulièrement violente pour les
universitaires et cette violence les incite à s’organiser. Lors de
l’une de nos nombreuses discussions avec José Pinyol, le
casero de la bibliothèque José Ingénieros, il nous a décrit de
véritables scènes de guérilla (au sens historique de la guérilla
espagnole contre les forces napoléoniennes), dans les bois
entourant l’Université de La Plata. Les étudiants en médecine
avaient ainsi fabriqué des lances à partir de leurs propres
instruments et tendaient de véritables embuscades dans les bois
autour de ce campus afin de tuer les chevaux des cosaques. José
était alors étudiant à l’Université de La Plata. Si, au début de la
grève, les piquets sont organisés pour se protéger des nervis
fascistes de l’ANA et des partisans les plus violents de Perón,
certains évoluent rapidement vers une organisation proche de
groupes guérilleros clandestins : l’un d’eux, qui se nomme El
quinto regimiento, doit son nom à la « forte influence
qu’exerçaient la Guerre civile espagnole et les exilés
républicains sur les étudiants » argentins (Collectif, 2001 : 81).
Plusieurs attentats sont ainsi commis : une bombe est déposée
devant le consulat espagnol pour protester contre l’État
franquiste, une autre vise le train électoral de Perón (baptisé El
Descamisado) à bord duquel le futur président a sillonné le pays
à partir de décembre 1945… Les étudiants en chimie fabriquent
les bombes puis les distribuent dans les autres universités et
« ils réussirent même à fournir du matériel aux anarchistes de
la FORA » (Collectif, 2001 : 81). Dans cette optique, les
secteurs étudiants restent en contact avec les anarchistes et les
socialistes et appuient tous les mouvements de grève comme
celui des travailleurs graphiques de 1949, des cheminots de
1951, des métallurgistes, des textiles, du tabac et des employés
du téléphone de 1954… D’ailleurs, en 1954, un certain nombre
d’étudiants sont arrêtés et, contre les supposés agitateurs
étrangers communistes, anarchistes ou socialistes, le pouvoir a
recours à la loi de résidence (ou Ley de Residencia 4 144). Il
s’agit d’une vieille loi adoptée en 1902 en pleine agitation
libertaire et syndicale et dotant le gouvernement argentin du
pouvoir d’expulser les militants étrangers les plus dangereux –
ou supposé tels – vers leurs pays d’origine (De Gracia, 2016).
La répression contre les universitaires est si intense que la
FUBA doit mettre en place des cours parallèles validés par des
professeurs qui ont été expulsés de l’Université par le
pouvoir…
Le mouvement qui oppose les étudiants au pouvoir péroniste
est une constante pendant les dix années de présidence et ne se
termine qu’avec la chute définitive du caudillo, à laquelle les
anciens membres des groupes de choc de la FUBA vont
largement participer, coude à coude avec des civils et des
militaires. Cette haine mutuelle que se vouent le péronisme et
les universitaires (voire tout simplement les intellectuels) est
ainsi largement alimentée des deux côtés, puisque le pouvoir
organise régulièrement des manifestations dont les slogans
principaux sont : « ¡ Libros no ! Alpargatas, sí ! » (« Non aux
livres, Oui aux espadrilles ! ») ou encore « ¡ Haga patria, mate
un estudiante ! » (« Soyez patriotes, tuez un étudiant ! »).
De leur côté, les universitaires maintiennent la pression durant
les deux présidences, notamment par l’utilisation de
manifestations particulières et efficaces nommées
« relampagos » (« éclairs »).

Par exemple, nous occupions les bars du centre-ville,


dans un coin où nous avions décidé de faire démarrer le
début de la manifestation (par exemple, entre Corrientes
et Florida pour aller jusqu’au monument à Sáenz Peña) et
nous fixions une heure de départ. En fait, seul les trois
membres du comité d’action connaissaient ces détails.
Nous convoquions chaque délégué d’université afin de
savoir combien d’étudiants il pouvait mobiliser, et nous
lui assignions quatre ou cinq bars pour le jour de l’action
où les compagnons devaient attendre les instructions.
Quelques minutes avant le départ, nous indiquions le
point de rendez-vous (dans ce cas, au coin des rues
Corrientes et Florida) et à l’heure prévue, un membre du
comité lançait une poignée de tracts en criant des slogans
en honneur de la FUBA, la marche démarrait vers son but
final. Il s’agissait clairement d’une tête de manifestation
solide qui produisait souvent l’adhésion de nombreux
passants opposés au régime qui passaient dans la zone.
Après avoir marché sur trois pâtés de maison, on
dissolvait la manifestation. Les forces de police
arrivaient systématiquement en retard et aucun étudiant
n’était jamais arrêté. L’explication du succès de ce
comité d’action de rue a été de remplacer les actes
spontanés et dispersés par une planification très élaborée
avec laquelle nous obtenions un impact très supérieur à la
quantité réelle de participants à ces manifestations. Par
ailleurs, nous préservions ainsi l’intégrité physique et la
liberté des participants (Collectif, 2001 : 93).

Mais les étudiants n’étaient pas à court d’idée : « Les


initiatives étaient très variées : création d’embouteillages, brefs
actes dans des lieux fermés, interventions lors de
manifestations publiques du gouvernement, présence dans les
assemblées étudiantes, etc. » (Collectif, 2001 : 93).
Plus tard, une nouvelle génération d’étudiants n’ayant pas
vécu la Deuxième Guerre mondiale et souhaitant trouver dans
les couches populaires un ferment révolutionnaire va, elle,
réviser ces positions et fortement s’intéresser au péronisme.
Nombre de grèves, travailleurs impliqués, journées et salaires perdus entre 1943
et 1955
Indice
Nombre Nombre Salaires perdus du coût de la
Journées
de de travailleurs (en milliards de vie
Perdues
grèves impliqués pesos) (base 1960
= 100)
1943 85 6 754 87 229 528 2,895
1944 27 9 121 41 384 345 2,886
1945 47 44 186 509 024 2 865 3,456
1946 142 333 929 2 047 601 14 336 4,067
1947 64 541 377 3 467 193 37 652 4,618
1948 103 278 179 3 158 947 32 981 5,12
1949 36 29 164 510 352 9 577,4 6,846
1950 30 97 048 2 031 827 64 545 8,595
1951 23 16 356 152 243 3 133,4 11,747
1 952 14 15 815 313 343 5 200,4 16,296
1953 40 5 506 59 294 2 436,1 16,944
1954 18 119 701 1 449 497 57 776,6 17,586
1955 21 11 990 144 120 7 531,2 19,753
Source : Rotondaro (1971 : 240-241).

PÉRONISTES ET ANTIPÉRONISTES EN LUTTE

En 1947, une grève dure secoue Buenos Aires : celle des


ouvriers du nettoyage. Contre leur direction syndicale, ils
déclarent la grève en mai, durant un automne chaud, et laissent
dans les rues des tonnes d’ordures s’amonceler, qui peu à peu se
décomposent sous l’action du soleil. La ville devient insalubre
et le gouvernement est obligé de faire intervenir l’armée pour
ramasser les poubelles dans la capitale, alors que « la CGT
condamne la grève des ouvriers municipaux, appelant à
organiser des commissions ouvrières pour aider à nettoyer les
rues » (Rotondaro, 1971 : 243). Le cas n’est pas unique et
illustre le véritable travail d’une CGT plus prompte à réprimer
qu’à soutenir les mouvements. En 1949, le péronisme connaît
une nouvelle crise avec les longues grèves des typographes ou
des ouvriers du sucre de Tucumán. La grève des ouvriers
graphiques de Buenos Aires démarre elle, le 5 février 1949. Elle
laisse la République sans journaux pendant un mois complet :

Tous les jours, il y avait d’imposantes manifestations


autour de la Gráfica, qui provoquaient de véritables ondes
de choc dans la ville. Le trafic restait bloqué
matériellement pendant plusieurs heures et on collait des
affiches proclamant les revendications du syndicat et
dénonçant les traîtres sur tous les véhicules. Pendant que
le gouvernement, malgré tous ses moyens, n’obtenait pas
même la collaboration de 30 ouvriers sur 30 000 pour
assurer la publication d’au moins un journal, la
Coordination de la grève inondait les rues avec ses
manifestes et bulletins (Cimazo et Grunfeld, 1981 : 137).

Des milliers d’ouvriers graphiques vont ainsi combattre leurs


patrons en même temps que leur direction syndicale et la
violence répressive de l’État. Eva Perón fait venir des
travailleurs du Chili et d’Uruguay afin de faire imprimer
« son » journal (Democracia) qui traîne dans la boue les
dirigeants favorables à la grève, pendant que des campagnes
d’affichage se répandent sur les murs de Buenos Aires
dénonçant ces mêmes leaders syndicaux. Pourtant, et même
après que la police ait arrêté les membres de la commission de
coordination de la grève, les travailleurs ne reprennent pas le
travail et par cette démonstration de leur fermeté obligent la
commission centrale administrative de la CGT à démissionner.
La CCA, contrainte, reçoit la commission de coordination – ce
faisant la reconnaît de facto – pour accéder à ses
revendications.

LES GRÈVES DE CHEMINOTS ET DE


MÉTALLURGISTES OU LE DÉBUT DES LUTTES
ANTIBUREAUCRATIQUES

Le chemin de fer argentin est ancien : le premier train à


circuler sur ces terres australes date de 1857 (Horowitz, 2004).
Par voie de conséquence, le syndicalisme ferroviaire remonte
lui aussi à la deuxième moitié du 19e siècle. C’est en 1887 que
se crée La Fraternidad (LF), société d’entraide entre
machinistes et chauffeurs de locomotives. Du fait du caractère
même des chemins de fer, cette société de résistance s’implante
dans tout le pays et se structure à l’échelle fédérale, bien
qu’elle soit fortement centralisée et hiérarchisée. Une première
grève de cheminots se déclenche l’année suivante en 1888, puis,
la première grève générale du pays est menée par les cheminots
en 1896. Mais La Fraternidad (comme c’est le cas d’ailleurs des
syndicats de machinistes dans d’autre pays), est extrêmement
corporatiste et ne défend pas le restant des métiers cheminots.
Pour pallier ce manque, des syndicalistes (encore)
révolutionnaires et anarchistes créent la Federación de los
Obreros Ferroviarios (FOF). Sous l’impulsion de sa branche
libertaire, cette centrale mène des actions très dures qui se
soldent souvent par des échecs, jusqu’en 1919 date de sa
dissolution. À cette époque, le pouvoir du président Yrigoyen
est plus souple et plus rusé que l’ancienne oligarchie dirigeante
et entreprend de discuter avec les syndicalistes occupants des
secteurs névralgiques pour le pays, dont ceux « tenant » les
transports.
Afin de combler le vide organisationnel laissé par la
disparition de la FOF, La Confraternidad Ferroviaria se crée en
1920 et réussit à regrouper La Fraternidad, un syndicat des
ouvriers des ateliers et un syndicat organisant le reste des
cheminots. Ces deux dernières structures fusionnent en 1922
pour donner l’Union Ferroviaria (UF), conduite par des
syndicalistes proches du pouvoir. La Confraternidad va survivre
jusqu’au début des années 1930 après que l’UF et La
Fraternidad se soit fâchées. Tout au long des années 1930, les
deux centrales mènent leurs actions en parallèle et constituent
le modèle d’un syndicalisme de branche qui va, dès l’arrivée au
pouvoir de Perón, discuter avec la nouvelle administration.
D’ailleurs, suite à son élection, ce dernier entame des
négociations avec les chemins de fer anglais (et français même
si ces derniers ne représentent pas grand-chose dans le pays),
afin de nationaliser les quelques 25 000 kilomètres de voies
encore détenues par les Britanniques. L’accord passé, bien que
symboliquement fort, n’est pour autant pas très avantageux au
vu des investissements nécessaires pour la réfection et la
modernisation des trains et des voies. Pour autant, le 1er mars
1948, la République argentine devient officiellement
propriétaire des chemins de fer qui la sillonnent.
La voie au syndicalisme péroniste est ouverte ; à sa
bureaucratisation également. Du bureaucrate, le leader Agustín
Tosco donne la définition suivante :

Quelqu’un sans vocation, sans idéaux qui se convertit en


un typique « administrateur » d’une charge syndicale,
l’utilise pour son bénéfice personnel et qui, depuis ce
poste commence à dominer ses compagnons (Sotelo,
2007 : 62).

Or, pendant les années 1949-1951, « la dimension de la


protestation augmenta […] et dans certains cas, comme lors de
la grève des employés de banque ou de celle des cheminots, les
mouvements furent impulsés par des commissions internes qui
échappaient au contrôle des autorités syndicales qui se
retrouvèrent impuissantes face à ces manifestations »
(Rotondaro, 1971 : 243). Autrement dit, par des hommes
décidés à appuyer une démocratie syndicale horizontale et
antibureaucratique.
Les travailleurs du rail, et notamment, ceux de l’UF vont se
montrer exemplaires en la matière. Pourtant, s’adressant à la
22e assemblée générale des délégués de l’UF en juin 1947,
Perón le reconnaissait lui-même :

L’Union ferroviaire représenta le noyau initial de notre


mouvement révolutionnaire. Et j’ajouterai que notre
reconnaissance pour l’Union ferroviaire sera toujours
aussi profonde qu’elle l’est aujourd’hui, quels que soient
les événements qui auront lieu par la suite (Contreras,
2009).

Le coup d’envoi des hostilités entre le pouvoir et les


cheminots de l’UF peut être daté de la fin du mois de mai 1947,
alors qu’une partie des métiers du rail (dont des employés
administratifs) s’organise en parallèle de leur syndicat afin de
réclamer des hausses de salaires et un tableau d’avancement
unique pour tous les cheminots. Ces corps de métiers montent
ainsi une Comisión Interferrocarrilera (commission
interferroviaire) qui se réunit dans les locaux syndicaux.
Victorieuse, la fin de la grève marque aussi la fin de cette
commission mais surtout, le début de la reprise en main du
syndicat par un groupe de fidèles d’Evita – qui s’est déjà fait
les dents sur les travailleurs graphiques. En août 1948, Pablo
Carnero López s’impose à la tête de la commission directive du
syndicat. Un patronyme prédestiné puisque le terme de carnero
désigne le travailleur « jaune » en lunfardo62. Plusieurs
décennies plus tard (en 2010), le secrétaire général de l’UF,
José Pedraza, ainsi que son second, Juan Fernández, seront
détenus car soupçonnés d’avoir commandité l’assassinat de
Mariano Ferreyra (cheminot syndicaliste et militant trotskiste
du Partido Obrero). Ce meurtre avait eu lieu lors d’une action
répressive du service d’ordre de l’UF visant à contrer une
action des travailleurs précaires du rail demandant leur
intégration au cadre permanent cheminot.
Mais revenons à 1948. Le journal El Obrero Ferroviario
devient un porte-parole officiel du pouvoir péroniste. Les
négociations entre ce dernier et le syndicat se poursuivent…
sans succès.
Dès 1949, les cheminots se réunissent en assemblées
intersectorielles dans lesquelles se retrouvent autant de
militants anarchistes que communistes, socialistes, radicaux ou
encore péronistes, et montent des commissions de liaison afin
de refuser le nouveau barème salarial. Bien sûr, la commission
directive de l’UF ne reconnaît pas ces assemblées et tente de les
briser en les faisant passer pour une amorce de mouvement
antipéroniste. Le pouvoir et la direction de l’UF tentent de jouer
sur deux tableaux : d’une part, sur la stigmatisation d’un conflit
perçu comme étranger ou manipulé par des agitateurs anti-
péronistes ; d’autre part, sur la répression et un contrôle interne
quasi-policier. C’est sans compter l’état d’esprit propre aux
cheminots, dont le corporatisme et la conscience de classe ne
sont pas spécifiques à l’Argentine 63 et qui va provoquer, tant du
côté péroniste que du côté anti-péroniste, des questionnements
et des mise à l’index des participants à ces commissions et
assemblées. Il va sans dire que les travailleurs anarchistes,
socialistes, communistes et radicaux en profitent pour faire la
démonstration qu’en réalité, le péronisme s’oppose au
travailleurs (Contreras, 2009). Quoi qu’il en soit, la grève se
rapproche. En mars 1950, les contrôleurs des villes de Haedo et
Buenos Aires déclenchent un premier mouvement, une grève du
zèle, pour s’opposer à une convention visant à les faire passer
de deux contrôleurs par train à un seul. Puis, fruit du travail de
ces commissions de cheminots, un mouvement de grève est
lancé pour novembre 1950.
Entre-temps, le pouvoir a dû faire face à une grève générale
maritime à laquelle a adhéré la FORA aux côtés de la CGGMA
(Confederación General de los Gremios Marítimos y
Afinitarios) indépendante de la CGT. La grève va durer du
14 mai au 5 août 1950, soit onze semaines, et paralyser
totalement toute l’activité portuaire.
Le 15 novembre 1950, les nettoyeurs du chemin de fer de la
ville de Roca débrayent pour des augmentations de salaires et
contre l’avis de la CGT. Les gardes-barrières les rejoignent dès
le lendemain. Dans la foulée, les assemblées de bases impulsent
une « commission consultative d’urgence » dont le but est de
court-circuiter la direction de l’UF. La grève s’étend y compris
à l’intérieur du pays et, pour diverses raisons, le ministère, en
dérogeant complètement à la loi sur les associations
professionnelles, entame des discussions avec cette
commission. Le 24, la grève est levée, les cheminots ayant
obtenu gain de cause.
Pourtant, le pouvoir prend de l’avance en développant une
stratégie de propagande dans laquelle Evita prend toute sa part
en jouant un rôle important de « VRP » de luxe du
gouvernement. Au milieu des années 1990, le réalisateur Juan
Carlos Desanzo décidera d’ailleurs de faire de ce conflit la toile
de fond de son film Eva Perón. Une Eva Perón que le
réalisateur filme menaçante et insultante envers les ouvriers du
rail lors d’une scène censée se dérouler dans les ateliers de la
ville de Remedios de Escalada (véritable petite ville-usine de
5 000 ouvriers) et dont les témoignages des cheminots tendent à
prouver la véracité64.
La grève est suspendue mais la commission directive du
syndicat, revancharde, décide le 2 décembre de mettre sous
tutelle les sections de Gerli (dont elle fait fermer le local) et
d’Olivarría. Le 10, un nouveau mouvement de grève est lancé –
la commission consultative d’urgence est toujours
opérationnelle. La Fraternidad propose de servir de médiateur
alors que quelques-unes de ces sections débrayent en solidarité
avec la Unión Ferroviaria. Devant cette nouvelle démonstration
de force, la commission directive de l’UF décide de
démissionner. Ce deuxième conflit s’arrête le 16 décembre avec
ce qui semble être une nouvelle victoire totale, d’autant que
l’accord sur les négociations salariales sur lequel travaillent le
ministère et la commission consultative d’urgence répond aux
exigences des cheminots (Contreras, 2009). Pour autant, cette
dernière déclare que « tant que ses demandes ne seront pas
acceptées et son statut normalisé, le syndicat restera en état
d’assemblée permanente » (Contreras, 2009). Le conflit est
latent et menace de se réactiver à tout moment. D’autant que le
19 décembre, la CGT s’impose par la force et met sous tutelle
l’UF alors débarrassée de sa commission directive et en pleine
conversion démocratique. Au même moment, le ministre des
transports Juan Castro, partenaire privilégié de la commission
consultative d’urgence, est poussé à la démission, soupçonné de
vouloir en quelque sorte reproduire le « coup » de Perón en
gagnant à sa cause les cheminots, et constituer un syndicat des
travailleurs de l’État omnipotent et à même (peut-être) de le
mener au pouvoir… Bref, de créer un État dans l’État, ce que le
pouvoir péroniste ne pouvait pas voir d’un bon œil.
Le 21 décembre devait ainsi être un jour de commémoration
au cours duquel la commission consultative d’urgence devait,
dans les locaux de l’UF, prendre acte de la démission de la
commission directive et lancer les travaux de réorganisation
interne du syndicat. Évidemment la CGT, désormais à la tête du
syndicat, s’oppose à la tenue de cet acte qui, pourtant, est
maintenu par la base. Trois jours avant le réveillon de Noël
donc (période normalement d’accalmie pour la catholique
Argentine), un millier d’ouvriers tentent de braver les cordons
policiers pour se rendre au siège de leur syndicat. La police les
en empêche et la manifestation se transforme rapidement en
affrontements entre ouvriers et forces de l’ordre, provoquant
des dizaines de blessés et des centaines de détenus mais surtout,
radicalisant un peu plus le mouvement.
Car, si les revendications purement économiques des
cheminots sont quasiment satisfaites, les objectifs sont
désormais différents. Et c’est en cela que la lutte des cheminots
est sans doute un marqueur historique des plus importants et
des plus symboliques contre ce que les Argentins appellent
encore aujourd’hui la « bureaucratie ». Car, c’est bien au sein
d’une corporation respectée et perçue comme l’une des plus
fidèles par le pouvoir que démarre une fronde qui, en substance,
légitime la figure de Perón mais revendique son autonomie et
sa capacité à s’auto-organiser. La commission consultative
d’urgence ne peut pas être plus claire le 11 janvier 1951,
lorsqu’elle écrit souhaiter « récupérer l’Union ferroviaire et
d’être représentée par d’authentiques dirigeants élus
démocratiquement par la masse des travailleurs afin de
poursuivre sans interférences la politique justicialiste du
général Perón » (Contreras, 2009).
Excédés mais sûrs de leur force, les cheminots décident de
partir en grève le 23 janvier, date à laquelle devaient se tenir
des élections professionnelles faussées par la pression de la
CGT. À cette date, les 150 000 adhérents du syndicat cessent le
travail. Le lendemain, Perón déclare : « Il s’agit de 1 000 à
2 000 agitateurs et de 148 000 indécis » (Dorado, 2011). La
phrase est exagérée mais elle préfigure l’hystérie répressive qui
va suivre. Le 25, le président argentin prend un décret
permettant de réquisitionner les grévistes en faisant intervenir
l’armée. Deux mille cheminots sont licenciés, 300 emprisonnés,
et nombreux sont ceux, notamment anarchistes ou communistes
qui doivent se cacher pour ne pas être raflés. « Des anarchistes
comme Mario Franchotti seront traqués […]. [Il] parviendra à
échapper à la police grâce au journaliste et avocat David
Kraiselburd » (Ferrario, 2007). Certains parlent même de
disparition de militants ouvriers65. Face à un tel déferlement
répressif et à l’absence de solidarité de la part, notamment, de
La Fraternidad (qui ne va rien gagner à jouer la carte de la
neutralité puisqu’elle est également rapidement mise sous
tutelle par la CGT), les travailleurs du rail n’ont bientôt plus
comme autre solution que de reprendre le chemin du travail.
Leurs gains sont bien maigres même si selon toute
vraisemblance, l’unité de la corporation n’a été que renforcée
par cette répression. Ainsi que le note Gustavo Contreras : « Au
bout du compte, les revendications ouvrières trouvaient là leurs
limites dans le cadre d’une société régie par le capitalisme »
(Contreras, 2009).
Cette opposition ouvrière n’est pas sans déteindre sur le
restant de la société. Le malaise parmi les officiers se traduit
par la tentative de putsch du général Benjamín Menéndez le
28 septembre 1951. Prématuré, le putsch est réprimé par les
loyalistes tandis que le gouvernement instaure l’état de guerre
interne, renforçant ainsi la répression. Il s’agit de transformer
l’armée en bras séculier du Parti péroniste, ce qui ne manque
pas de braquer nombre d’officiers. La découverte d’un complot
militaire en 1952 permet de promulguer une ordonnance de
sûreté nationale qui subordonne la nomination des
commandants des garnisons du Grand Buenos Aires à
l’adhésion au Parti justicialiste.
Ces mouvements n’empêchent pas une certaine perte
d’autonomie du mouvement social, ouvrier et syndical. Les
chiffres sont en effet à la baisse, puisque sur la période 1950-
1955, le nombre de grèves tombe à 116 pour 179 368
travailleurs. Cependant, pour Samuel Baily, « [les ouvriers]
exigeaient le droit de grève parce qu’ils apprenaient petit à petit
que même si l’État leur avait été bénéfique, ils devaient
conserver un certain niveau d’indépendance afin de protéger
leur intérêt » (Contreras, 2009 : 138).
Témoin et acteur de l’époque, Eduardo Colomobo relate qu’en
« août 1952 six ouvriers de la FORA sont arrêtés et torturés à la
sous-préfecture de Boca et Barracas [pendant huit jours]. Ce fut
la réponse du gouvernement péroniste à une grève lancée par la
Société de résistance des ouvriers du port de la capitale. Aux
lendemains des premières arrestations, d’autres maisons de
militants et de membres du conseil Fédéral de la FORA furent
perquisitionnées. Immédiatement, un vigoureux mouvement de
défense s’organisa, qui embrassa tout le mouvement anarchiste
du pays entier, jusqu’à obtenir la libération des prisonniers, qui
étaient à la disposition du pouvoir exécutif » (Colombo, 1999 :
107), c’est-à-dire, sans aucun droit constitutionnel. La grève est
lancée pour de nombreux motifs, notamment, la réouverture du
local de la société de résistance en question, le paiement
intégral des journées de travail aux ouvriers accidentés, ainsi
que le refus de se voir retirer une journée de salaire pour la
construction d’un monument en hommage à Evita. Les six
ouvriers sont torturés pendant huit jours puis transférés sur une
île.
Une commission de défense se créé immédiatement en
association avec l’ensemble du mouvement anarchiste du pays
et mène une campagne d’agitation tenace à l’intérieur et hors
des frontières argentines, notamment grâce à la publication
d’un bulletin nommé Agitación. Au bout de plusieurs mois de
propagande, le bras de fer contre le gouvernement péroniste est
gagné. Les campagnes de libération des prisonniers ont toujours
été très populaires en Argentine, et ont toujours donné lieu à
d’intenses luttes faites de propagande et d’actions assez
spectaculaires. Il suffit par exemple de rappeler les
impressionnantes campagnes de soutien à Simon Radowitzky, à
Buenaventura Durruti ou encore à Sacco et Vanzetti,
notamment menées par le Comité pro Pesos y Deportados, qui
plus de trente ans après leur exécution, organise des
commémorations annuelles, avec des manifestations publiques
dans différentes villes du pays. Plus tard, dans les années 1960,
une autre commission va se créer, la Comisión Pro Libertad de
los Pesos, et obtenir la libération de la grande majorité de 200
plombiers et chauffeurs foristes, à l’époque en prison.

Bien que l’État péroniste se maintint, jusqu’à sa fin en


1955, comme le référent légal pour tous les travailleurs et
les incita régulièrement à sortir dans la rue afin de
réaffirmer leur soutien au régime, depuis le début des
années 1950, la mobilisation pour des objectifs syndicaux
ou sociaux fut quasiment nulle. La mobilisation politique
elle-même est peu à peu ritualisée, sauf la dernière année,
alors que le régime était menacé. La passivité de la classe
ouvrière durant cette période, qui coïncide avec une
détérioration des salaires, fut le résultat de l’activité d’un
syndicalisme soumis à l’État. Les mouvements extra-
institutionnels qui tentèrent de se faire entendre furent
sévèrement réprimés (Cheresky, 1984 : 148).

Car la répression, on l’a vu, existe bien sous le règne de


Perón :

La police dispersa brutalement une manifestation des


ouvriers de la viande devant le Parlement, alors qu’ils se
trouvaient en grève depuis trois mois. Le syndicat des
postiers fut dissous, ses dirigeants mis à la porte, de
nombreux facteurs arrêtés. […] L’Union locale ouvrière
de Mar del Plata fut interdite et les syndicats durent
poursuivre leur action dans la clandestinité. En 1951,
c’est au tour de la Fraternité des cheminots d’être dans la
ligne de mire et au cours de la même année, L’Union
ferroviaire fut placée sous contrôle. […] En août, les
ouvriers du port de la FORA étaient arrêtés et torturés, et
une de leurs réunions dispersée par la cavalerie. En 1954,
la métallurgie connut les persécutions et les morts. On
trouvait des cadavres dans des dépôts d’immondices, on
torturait les ouvriers de la téléphonie. Les prisons étaient
pleines de travailleurs (Grunfeld, cité par Mercier-Vega,
1974 : 71).

En décembre 1951, Perón appuie la création de la


Confederación General Económica, la centrale patronale
péroniste créée par le crypto-communiste et futur ministre de
l’économie (entre 1973 et 1974) José Ber Gelbard. La CGE
correspond à son idéal économique national-syndicaliste,
d’unification du capital et du travail et de « communauté
organisée ». L’un des objectifs de cette nouvelle centrale est
clairement de maîtriser l’inflation grâce aux efforts conjoints
de la CGE et de la CGT. Dès lors, la centrale ouvrière freine un
peu plus les revendications de sa base. L’absentéisme
endémique connue sous la forme de « San Perón66 » n’a plus
lieu d’être, surtout que le pouvoir se lance dans une politique
d’ouverture aux capitaux étrangers à partir de 1953, notamment
en invitant le propre frère d’Eisenhower, Milton, en Argentine.
Cependant, toutes ces épreuves de force, ingérables pour la
hiérarchie cégétiste, l’ont amené à se rapprocher peu à peu du
pouvoir pour sortir des conflits qui se font de plus en plus aigus
à mesure que la situation sociale et économique empire. Cette
pratique va bien sûr creuser chaque fois un peu plus le fossé
entre la base syndicale et ses dirigeants, alors que la CGT se
transforme en véritable pilier de la société péroniste et oublie
ses objectifs fondamentaux de défense des intérêts de ses
adhérents. Ce fossé est d’ailleurs peut être un facteur
d’explication de la décision de Perón de ne pas armer les
milices syndicales lors du coup d’État le menaçant en 1955,
puisque les dirigeants ne contrôlaient pas (plus ?) vraiment ces
« masses ».
En 1954 se déroulent 18 conflits sociaux avec la participation
de près de 120 000 grévistes. L’année est surtout marquée par la
grande grève des métallurgistes, renouant avec une tradition
ouvrière argentine remontant au début du siècle. En 1954, La
Unión Obrera Metalúrgica (UOM) revendique 165 000
syndiqués. En février, les dirigeants de l’UOM de la ville
d’Avellaneda avaient déjà demandé l’intervention de la police,
afin de se protéger d’une manifestation de 300 ouvriers venus
exiger une assemblée à la suite du renvoi de cinq délégués de
l’entreprise Tamet. En avril, des comités de grève se
constituent chez les boulangers, les travailleurs des
frigorifiques, les électriciens de Luz y Fuerza, les ouvriers du
verre, les cheminots, les travailleurs du cuir et de la chimie, les
ouvriers agricoles, ceux du papier.
De son côté, l’UOM tente une négociation portant sur la
modification de sa convention collective. Entre autres points
litigieux, une augmentation variant selon les sources entre 30 et
50 % du salaire. Mais la direction patronale se refuse à toute
concession dépassant les 15 %. Les métallos, sous la double
pression de ce refus patronal et des commissions internes du
Parti communiste et des socialistes du Movimiento Pro
Democratisación Interna de los Sindicatos (MPDIS),
développent une nouvelle forme de lutte qui consiste à cesser
progressivement de travailler : quelques heures par jour
d’abord, puis une demi-journée, avant de cesser de travailler
des journées entières, voire plusieurs jours, le tout sur des
périodes qui s’étendent dans le temps. Les premiers arrêts de
travail commencent en mai 1954 dans plusieurs endroits de la
capitale, sans qu’ils aient été appelés par les directions
syndicales (à de rares exceptions près à l’intérieur du pays).
Selon la COASI, ces arrêts de travail sont menés par des
syndicats de la métallurgie, mais correspondent par ailleurs à
un plan concerté de différents secteurs tels que les secteurs du
textile, du caoutchouc, du verre, du ciment ou du tabac. Selon
les villes, les arrêts partiels durent de quelques jours à une
semaine et jusqu’à dix-sept jours à Tandil (du 3 au 20 mai). Le
12 mai, l’UOM convoque par groupes les délégués des
entreprises de la capitale afin de leur donner la position de la
CGT… La veille, lors d’une réunion de préparation, Eduardo
Vuletich (secrétaire général de la CGT) leur avait précisé que la
grève devait être levée67. Mais, même par groupe, les délégués
refusent et obligent Abdala Baluch (secrétaire général de
l’UOM) à organiser une réunion dans la rue. Une manifestation
de plusieurs centaines d’ouvriers de la capitale « exigent qu’une
assemblée générale de la profession soit convoquée afin de
débattre des étapes à suivre. Au même moment, les ouvriers
renvoient leurs dirigeants aux cris de “Vendus ! Traîtres !
Qu’ils démissionnent !” » (Fernández, 2004 : 44).
La même journée, dans de nombreuses entreprises, les arrêts
deviennent souvent généraux et les grévistes forment des
délégations chargées d’aller convaincre leurs collègues de
débrayer. Le 17 mai, cette pression des travailleurs en faveur de
l’approfondissement de la lutte oblige le congrès extraordinaire
de l’UOM de la capitale à décréter la grève générale dans la
branche. Pendant ce temps, onze autres assemblées de délégués
sont organisées, comme à Avellaneda où les 500 délégués
présents demandent une augmentation de 25 % et donnent
72 heures aux patrons pour répondre. Le 20, les directions
patronales ne veulent rien entendre et ne proposent pas plus de
10 % d’augmentation. L’UOM répond par un appel au conflit
pour le 21 à midi. Dans un certain nombre de sites où
l’opposition à la ligne de Vuletich est forte, des comités de
grève se mettent en place, souvent liés aux comités de délégués
(sur le site de Vicente Lopez, les comités éditent bientôt un
journal, El Acero).
Le 4 juin, une assemblée des délégués de l’UOM de la capitale
se réunit au Luna Park. Elle rassemble 3 000 travailleurs à
l’intérieur et plusieurs milliers à l’extérieur qui réclament une
assemblée générale et des haut-parleurs pour écouter ce qui se
dit dans le Park. L’UOM, qui depuis le début du conflit a mis au
point une nouvelle convention, tente de la faire voter. Une
partie des délégués sont en faveur de cette proposition, les
autres non. Une rixe éclate alors entre eux, dans le Luna Park, et
la nouvelle se répand parmi les ouvriers concentrés à l’extérieur
qui commencent à faire pression pour rentrer. Une vingtaine de
matones (des délégués de grandes entreprises et des pistoleros
du syndicat) dégainent et tirent sur la foule, faisant six morts et
plusieurs blessés. À l’intérieur, Baluch se retire sous la
protection de sa garde rapprochée. Les délégués en faveur de la
grève décident donc « de reconnaître comme démissionnaire la
commission administrative ; de poursuivre la grève ; de rejeter
la convention “de la trahison” ; de dénoncer le crime
publiquement et de châtier les assassins ; d’aller à la
manifestation à Plaza de Mayo68 ». La manifestation qui
s’ébranle, raconte l’ouvrier communiste Ciriaco Barainca,
rappelait « selon les vieux compagnons, les temps de la
Semaine tragique » (Fernández, 2004). De 5 000 à 8 000
ouvriers se dirigent vers la mythique place mais sont arrêtés à
quelques pâtés de maisons du Congrès par la police. Plusieurs
délégations partent en direction de l’UF et de La Fraternidad, en
congrès à ce moment-là. Une nouvelle manifestation est
appelée pour le lendemain 8 heures au 2 033 de la rue Moreno,
devant le siège de l’UOM cette fois-ci. Trois mille ouvriers s’y
rendent et forment une assemblée de comité de grève central,
essentiellement composée de délégués. Le même jour, plusieurs
autres initiatives sont prises afin de rallier le maximum
d’ouvriers à la grève comme ceux de Tamet à Avellaneda où se
produisent aussi des incidents entre pistoleros et ouvriers.
Le 7, une assemblée se tient sur la place Martin Fierro, centre
symbolique de l’ancienne entreprise Pedro Vasena où, trente-
cinq ans plus tôt, avait débuté la Semaine Tragique. Une minute
de silence est d’ailleurs respectée en hommage aux morts de
cette semaine. Vingt mille travailleurs de différents secteurs en
grève sont réunis, scandant des consignes nettement
antibureaucratiques. Mais la manifestation devant le siège de
l’UOM (dont le but est de reprendre la direction par la force)
est avortée. Empêchés par les forces de l’ordre de s’occuper de
leurs affaires, les ouvriers se rabattent vers la Casa Rosada où
ils espèrent interpeller directement le président. Perón est vu à
juste titre comme l’individu pouvant résoudre le problème, bien
qu’il soit difficile de déterminer la part de naïveté dans cette
volonté d’interpeller directement le caudillo. Dans le Grand
Buenos Aires également une certaine activité est à noter,
notamment dans la ville d’Haedo où des heurts ont lieu avec les
nervis des syndicats : alors que Roberto Ruiz, secrétaire adjoint
de la commission administrative de l’UOM se dirige vers les
ouvriers grévistes avec l’évidente intention de leur faire
reprendre le travail, une fusillade éclate qui tue Homero Blanca
(un ouvrier peintre communiste solidaire du mouvement).
Cet événement tragique donne un prétexte au gouvernement
pour monter une campagne médiatique contre la grève et lancer
une large vague d’arrestations qui va en terminer
définitivement avec le mouvement : il n’y a pas de chiffres
exacts du nombre d’ouvriers incarcérés mais un certain nombre
de cas de tortures ont été rapportés. Le ministre socialiste de
l’intérieur Ángel Borlenghi assure bien évidemment de son
soutien la police lors de cette répression. Le 12 juin, le comité
de grève central diffuse un document dans lequel il précise :

Du fait de la vague de persécutions que nous traversons,


amplifiée par la création artificielle d’un climat de
terreur policière qu’a largement participé à instaurer la
presse officielle, la profession se voit obligée de
retourner au travail par les circonstances mais conserve
intact son esprit de lutte et sa morale combative69.

De la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, cet
esprit combatif des ouvriers métallurgistes va effectivement
rejaillir avec force et massivement en émaillant toute l’histoire
sociale et syndicale du pays de luttes violentes, mais souvent
exemplaires, au sein de l’UOM ou parfois en dehors, à l’instar
des syndicats Sitrac-Sitram. Une manière de contrecarrer la
vision souvent biaisée d’un secteur industriel constituant l’un
des piliers du péronisme qui lui a fourni ses leaders les plus
controversés avec José Ignacio Rucci ou Augusto Timotéo
Vandor.
D’un point de vue symbolique, la décade péroniste se veut
véritablement être le point de départ de l’histoire syndicale
argentine. Dans son livre La Caida de Perón, Julio Godio
résume ainsi le « succès » de l’idéologie péroniste, lien
pragmatique entre un peuple et son dirigeant plus
qu’attachement sentimental : « L’interaction mutuelle entre « le
parti » et « la masse » qui adopte la forme de relation au sein
même de l’État et qu’Evita simplifie sous forme d’une
symbiose charismatique entre Perón et la masse, n’est pas une
simple relation bâtarde entre les dirigeants du régime et les
travailleurs. Cette théorie fut élaborée par le gorillisme avec
pour finalité retorse l’exaltation des bontés de l’individualisme
bourgeois, si cher à la petite bourgeoisie. Ce n’était pas une
manœuvre machiavélique réfléchie par Perón pour tromper les
ouvriers. C’était une forme spécifique, nationale si l’on préfère,
d’hégémonie de la bourgeoisie nationale formée durant la
décennie des années 1930, et fortement différenciée de
l’antique bloc dominant l’État, sur des masses ouvrières ayant
une longue tradition de lutte, gagnées à une politique
bourgeoise seulement du fait de la claudication des partis
ouvriers et qui appuyaient le péronisme tant que celui-ci
appuyait ses revendications immédiates » (Godio, 1973 : 26).
Avant cette doctrine, les autres syndicats étaient donc censés
être tous soumis à des idéologies étrangères, d’autant plus
dangereuses que les syndicalistes révolutionnaires et les
anarchistes remettaient directement en cause le patronat. On l’a
dit, alors qu’il est bercé par plusieurs influences, notamment,
celle de Mussolini (Carta del Lavoro), ou de l’État-providence
keynésien, Perón reste persuadé que les sociétés futures seront
une alternative (un compromis dans son idée) à
l’individualisme libéral et au collectivisme marxiste : la
communauté organisée. Ainsi, l’État péroniste se veut arbitre
dans la mesure où il défend les ouvriers lorsque leurs
conditions de travail sont trop dures, tout en préservant les
intérêts des entrepreneurs.
Mais du point de vue de l’organisation économique de la
société, la volonté d’indépendance nationale ne saurait
recouvrir celle d’indépendance des travailleurs, au contraire.
Une structure autoritaire ou hiérarchique doit pouvoir se
maintenir. Entre autres exemples d’interventionnisme, citons le
rachat de tous les émetteurs radio suite à la grève de 1947 de la
Federación de los Trabajadores del Espectáculo Público, afin de
s’assurer de la main mise sur la totalité de ce médium – en
médiatisant, au passage, son action aux horaires les plus
écoutés (Varela, 2006).
Loin de toute idée autogestionnaire, le péronisme va plutôt
faciliter la cogestion, jusqu’à l’unique expérience de Luz y
Fuerza70. Certes, il faut limiter les profits afin qu’ils soient
mieux redistribués, mais les entreprises doivent rester
propriétés des entrepreneurs. Mieux, il faut casser l’idée de
boss associée à celui du patron. Enfin, tous les Argentins
doivent se sentir en osmose avec l’État et leurs employeurs sur
un simple schéma familial71. L’entrepreneur n’est peut-être pas
un « héros », ni même un « innovateur » au sens schumpétérien,
dans l’idéal de la société péroniste, mais il est un leader comme
le sont les leaders syndicaux. D’ailleurs, di Caprio, dirigeant du
syndicat de l’automobile tient les propos suivants dans le
numéro d’El Bimestre du 25 mars 1987 : « Personne n’ignore
que le rêve de tout dirigeant syndical c’est d’arriver à être
ministre du travail. »
La « mine aux mineurs » n’est donc ni un objectif, ni même un
élément dialectique du discours cégétiste. En revanche l’anti-
étatisme de façade est présent dans le syndicat : anti-étatisme
souvent couplé à la défiance vis-à-vis des étrangers. Dès lors
les péronistes peuvent tout à fait argumenter sur la présence
d’une cinquième colonne « impérialiste », destinée à vendre le
pays aux intérêts étrangers et contre laquelle il faut se prémunir
par la répression économique et physique. Les partis
traditionnels (de droite ou de gauche), ainsi que les syndicats
qui n’obéissent pas à la ligne péroniste et se lancent dans des
mouvements sociaux n’ayant pas été préalablement cautionnés
par le régime, font les frais de cette affirmation. Un discours
passablement « logique » d’ailleurs pour qui se souvient que
l’État argentin a longtemps été sous tutelle économique de
l’Angleterre ou des États-Unis : l’indépendance économique du
pays se joue pour Perón à travers l’augmentation de la
production nationale72.
Enfin, il faut tout de même noter que l’une des pièces du
puzzle économique péroniste est la promotion des coopératives
notamment agricoles. Pourtant, pour le chef de l’État, la
réforme agraire « sera réalisée et se réalise sans dépouiller
quiconque de la terre dont il est propriétaire. C’est au moyen du
respect de la propriété privée que nous croyons que l’on peut
réaliser une véritable réforme agraire sans déclencher un conflit
stérile et inutile » (Girbal-Blacha, 2004).
En ce sens, certaines coopératives n’en ont parfois que le nom
tant elles ont été détournées et (pardon pour le néologisme)
« reverticalisées ». Enfin, il faut préciser que le mouvement
coopérateur argentin est déjà ancien et bien structuré. Les
socialistes Juan B. Justo et Nicolás Repetto ont ainsi fondé en
1905 El Hogar Obrero (le Foyer ouvrier), la première
coopérative ouvrière de consommation, de crédit et de
logement en 1905 ; et c’est en 1922 qu’a été créée à Rosario, la
première Fédération des coopératives (De Gracia, 2009 : 519).

51. Ce qui est peut-être aussi un début d’explication du développement de ces


« cuentrapropistas » (littéralement, les « à leur compte ») qui représentent un tiers
des effectifs dans le bâtiment et près d’un quart dans le commerce. Entre 1947
et 1980, leur nombre est multiplié par quatre.
52. Par la suite, ils deviennent respectivement ministre de l’intérieur et des affaires
étrangères.
53. Voir en annexes le schéma des organisations syndicales.
54. Sur le sujet, voir Cimazo et Grunfeld (1981).
55. La FORA est encore parfois considérée comme une structure « anarcho-
syndicaliste ». On ne peut pourtant pas accepter cette définition pour une
organisation qui, bien qu’elle soit rentrée dans l’AIT de 1922 aux côtés de la CNT
espagnole, de la CGT-SR française, de l’USI italienne ou des IWW chiliens, taxait
le slogan « Tout le pouvoir aux syndicats », de dérive avant-gardiste voir
d’« anarcho-bolchevisme ». D’aucuns, à l’instar de Lopez Arango, parlent pour la
FORA d’organisation ouvrière anarchiste. D’autres, à l’instar d’Eduardo Colombo,
évoquent son « finalisme révolutionnaire ». Nous avons opté pour cette idée
« anarchiste-syndicaliste » car il nous semble que, bien qu’elle s’en défende parfois
dans ses textes, la FORA mène un double travail de défense des intérêts
« immédiats » des travailleurs, tout en œuvrant à la conscientisation de ses
adhérents, c’est-à-dire, à la promotion de sa « finalité » communiste libertaire
explicitement évoquée dans ses statuts depuis 1905 et son cinquième congrès.
56. Nous avions l’intention de le vérifier par nous-même en consultant les archives
de la CGT, mais le « gardien du temple » cégétiste nous en a refusé l’accès.
57. N’oublions pas que Perón n’est que de trois ans le cadet de Francisco Franco et
qu’il meurt quelques mois avant le caudillo espagnol.
58. En 1949, la COASI va intégrer la Confédération internationale des syndicats
libres.
59. La CTAL est fondée en 1938 suite à un appel des travailleurs mexicains de la
CTM (Confederación de Trabajadores de México) et c’est justement le secrétaire
général de la CTM, Vicente Lombardo Toledano, qu’on peut qualifier de stalinien,
voire le qualifier comme l’« homme de Moscou », qui en prend la direction. Pour
autant, la CTAL n’est pas qu’un regroupement d’organisations communistes. Très
active pendant la guerre contre les hitlériens et les mussoliniens, cette centrale voit
son influence peu à peu battue en brèche pendant la Guerre froide (notamment
suite à la scission de structures influencées par l’étasunienne AFL) jusqu’à sa
disparition en 1964.
60. C’est Louis Mercier-Vega qui émet l’hypothèse (1974 : 66).
61. Bien sûr, depuis 1947 la loi a été remaniée en fonction des gouvernements :
notamment sous celui d’Arturo Illia ou sous la présidence de Raúl Alfonsín avec la
loi du 14 avril 1988, numéro 23551.
62. Le lunfardo est issu des prisons, même s’il est essentiellement ouvrier.
L’objectif est le même que pour l’argot français, à savoir s’exprimer sans que les
non-initiés – notamment les forces de l’ordre – puissent comprendre. Métissé
d’espagnol, d’italien, d’anglais (le fameux escrache utilisé contre les tortionnaires
dans les années 2000 vient du verbe to scratch, gratter), de certains langues
africaines et d’occitan, le lunfardo est à la fois composé de système de codage tels
que le verlan (que l’on nomme vesré : tango/gotan) et des procédés syntaxiques
traditionnels des argots : métonymies, métaphores, polysémie et synonymes.
63. En France par exemple, on retrouve les mêmes caractéristiques dans ce corps
de métier.
64. C’est le cas, par exemple, de Rubén Norberto Pascual Paola dont on peut lire le
témoignage sur www.taringa.net/posts/videos/2574300/Eva-Peron-En-Una-Huelga-
Ferroviaria-En-Remedios-De-Escalada.html. À cette époque, les murs se seraient
couvert de l’inscription « Viva Perón, viudo » (« Vive Perón, veuf »).
65. Témoignage de Rubén Norberto Pascual Paola, précédemment cité.
66. Du nom donné par la première grève générale « adoubée » par le colonel (à
l’époque), le 18 octobre 1945.
67. Suite à une réunion avec Perón et la CGE.
68. Nuestra Palabra (organe du Parti communiste) du 31 mai au 7 juin 1954, cité
par Fernandez (2004 : 54).
69. Cité dans Nuestra Palabra, 22 juin 1954 (Fernández, 2004 : 66).
70. Voir le Chapitre 7.
71. C’est Niembro, président du groupe péroniste au Parlement, qui s’exprime ainsi
(Bunel, 1991 : 115).
72. Bien que cela ne l’empêche en rien de jouer avec ces idées et ces symboles :
prôner la nationalisation d’entreprises étrangères dans un premier temps, pour
accepter les capitaux étrangers dans un deuxième et ce, toujours au nom de
l’indépendance nationale.
chapitre 3
DU « PREMIER TRAVAILLEUR » À
L’« ABSENT »

« Les Yankees, les Russes et les puissants reconnaissent


la Libertadora, Villa Manuelita, non », graffiti peint sur
les portes d’une usine fermée dans les années 1955-1956
dans le quartier populaire Villa Manuelita de Rosario.

« Le péronisme a été chassé du pouvoir par le pouvoir


lui-même, pas par un mouvement de masse ni par le mal
être d’un peuple, mais par un réseau subtil d’intérêts
économiques étrangers qui aspiraient à dominer notre
économie », Amado Olmos.

PANORAMA POLITIQUE EN 1955

À la fin de son règne, le « Premier Travailleur » ne sait plus à


qui adresser son discours nationaliste bourgeois. Les rapports
avec l’Église se sont dégradés à tel point que celle-ci pousse
l’opposition dans le sens d’une alliance objective antipéroniste.
Après s’être clairement inspiré du fascisme et avoir louvoyé
entre bloc socialiste et bloc américain, le justicialisme n’arrive
plus à s’allier les classes moyennes et la bourgeoisie. D’autant
moins que ces dernières catégories sociales sont durement
réprimées : « Durant le régime péroniste les libertés
démocratiques pour la petite bourgeoisie furent annulées et
l’opposition petite-bourgeoise libérale dut supporter tous types
de persécutions jusqu’à la suppression physique des
opposants » (Godio, 1973 : 27). Le relatif « libéralisme » du
premier mandat avait cédé la place à une gestion policière et
répressive dictatoriale.
Cette situation est aggravée par le fait que la principale
promotrice du message justicialiste meurt le 26 juillet 1952,
terrassée par une cachexie provoquée par un cancer de l’utérus.
Or, non seulement, elle bénéficiait d’un prestige symbolique
sans doute plus important que celui de son mari, mais elle avait
tissé de solides relations au sein de la CGT et jusqu’au
Parlement dont le président de la Chambre des députés (Héctor
Cámpora, que les péronistes appellent affectueusement el Tío,
l’oncle) lui était entièrement dévoué. En l’absence de
l’« harangueuse nationale », le peuple adhère de moins en
moins au justicialisme.
S’ajoute à cela une situation économique délicate et
déliquescente. Peu à peu, au-delà du simple rejet de la politique
péroniste, c’est bien la figure même du président qui semble
gêner. Ainsi, les socialistes – depuis Montevideo où ils sont en
exil – considèrent une bonne partie des mesures péronistes
comme relevant de propositions socialistes, tout en appelant de
ses vœux la chute du régime, y compris par la force.
L’Argentine se divise donc entre deux blocs aux intérêts
divergents et traversés l’un et l’autre par les mêmes divisions.
Pour le soutenir, le bloc péroniste peut théoriquement compter
sur les différentes branches du Partido Peronista, la grande
majorité d’une centrale cégétiste revendiquant plus de six
millions de syndiqués (et se confondant de plus en plus avec le
parti), la CGE forte de 620 000 membres et une partie des
forces armées (le péronisme dispose d’un large capital
sympathie notamment chez les sous-officiers).
Le front d’opposition au péronisme rassemble de l’extrême
droite à l’extrême gauche sur une seule revendication : la chute
de Perón. En cela, les partis – qu’ils soient radical, socialiste,
démocrate progressiste ou conservateur – et l’Église, ainsi que
le Parti communiste, qui adopte une position un peu plus
critique, trouvent un appui de poids avec l’agitation
universitaire. La FUA mène depuis 1954 une nouvelle et intense
campagne de propagande antipéroniste. Le vieux Parti radical
d’Arturo Frondizi, se revendiquant d’un radicalisme
« intransigeant », tente de résoudre la dichotomie suivante :
comment ne pas s’aliéner l’électorat populaire du président tout
en se débarrassant d’un régime que jusqu’à présent il n’est pas
parvenu à vaincre par la voie électorale…
Les radicaux décident donc d’affronter Perón avec un
programme encore plus radical que celui du péronisme :
libéralisation du régime, approfondissement de la réforme
agraire1 et coup d’arrêt porté à l’avancée de l’impérialisme
dans le pays. De son côté, l’Église croit déceler dans l’abandon
des postures religieuses et l’adoption d’un néo-panthéisme2,
une marche inéluctable vers un État péroniste athée, qui est
sans doute la pire chose que peuvent imaginer les prélats.
D’autant plus que la classe ouvrière, crainte depuis toujours par
l’Église, est, dans l’esprit des clercs, plus encline à
l’« épicurisme » que les classes petites-bourgeoises. Un
« épicurisme » qui a été « alimenté » par le pouvoir, notamment
à travers la légalisation du divorce et de la prostitution ou
encore la suppression de l’instruction religieuse (anciennement
obligatoire) à l’école. Dans le film La Hora de los Hornos 3, on
peut voir quelques images de ces manifestations anticléricales
et des pancartes où figurent les revendications suivantes :
« Perón sí, curas no » (Oui à Perón, non aux curés), « Los
cuervos a la iglesia » (Les corbeaux dans les églises) ou encore
« Basta de enseñanza religiosa » (Assez d’enseignement
religieux) ainsi que des effigies de prêtres pendus… Ancien
putschiste et mentor du futur groupe terroriste d’extrême droite,
Tacuara, qui écrivait en 1940 : « L’hitlérisme est
paradoxalement l’antichambre du christianisme », le prêtre
Julio Meinvielle4 considère par exemple le péronisme comme
un marxisme à peine voilé (Goñi, 2002 : 61). De ce côté du
front d’opposition, l’Église est soutenue par les classes petites-
bourgeoises catholiques ayant la sensation d’être délaissées par
le pouvoir en place et qui se lancent alors dans la bataille
politique.
Quant à l’armée, loin d’être un corps homogène, elle est
divisée en trois grands courants : un courant péroniste, un
courant « professionnaliste » qui ne se pose pas trop de
questions et s’occupe surtout de sa carrière, et un courant
golpista, en faveur du coup d’État. Ces derniers craignent une
guerre civile sur le modèle espagnol et que le peuple en
ébullition ne déferle dans les rues de Buenos Aires. Du coup,
des centaines d’officiers des trois armes voient plutôt d’un bon
œil une révolution qui mettrait fin au régime péroniste.
D’autant qu’une paupérisation croissante des militaires
cumulée au projet d’autofinancement de l’armée lancé par
Perón quelques temps auparavant, leur fait craindre un avenir
semblable à celui de l’armée bolivienne, plus ou moins dissoute
après la révolution d’avril 1952. Cette crainte est accentuée par
le fait que le Movimiento Nacional Revolucionario (MNR)
bolivien est proche du Partido Peronista. Dès lors, l’influence
des antipéronistes au sein de l’armée grandit.
D’autres éléments importants conduisent un certain nombre de
forces à s’opposer à Perón : son tiers-mondisme ainsi que le
manque d’ouverture de son marché aux capitaux étrangers. Cela
exaspère le Big Brother américain qui se tient prêt à soutenir un
coup d’État visant à destituer le « Premier Travailleur »
argentin.
Depuis le début du 19e siècle et le processus d’indépendance
vis-à-vis des couronnes espagnole et portugaise qui concerne
l’immense majorité des pays d’Amérique du Sud, les États-
Unis n’ont jamais caché leurs ambitions, si ce n’est
expansionnistes du moins de contrôle d’un sous-ensemble
latino-américain autrefois chasse gardée européenne. En 1823,
le président républicain James Monroe avance des vues qui
seront plus tard baptisées « doctrine Monroe » et dont l’objectif
immédiat est de préserver le Nouveau Monde de tout
interventionnisme européen. Le « corollaire Roosevelt » du
début du 20e siècle dote, lui, les États-Unis d’une capacité
d’action certaine et la neutralité n’est plus de mise : c’est la
politique du « speak softly and carry a big stick » (parler
doucement mais porter un gros bâton). Une politique qui amène
le pays à régulièrement utiliser ce « bâton » à l’instar des
interventions et occupations militaires de Cuba (1906-1909) ou
encore Haïti (1915-1934) afin de défendre ses intérêts. Au-delà
d’interventions militaires directes, cette politique
s’accompagne de la promotion d’une diplomatie favorable à ses
intérêts ainsi qu’on a pu le constater avec l’action de
l’ambassadeur Spruile Braden lors de l’élection présidentielle
argentine de 1946. La politique argentine agace donc les États-
Unis, et les dernières preuves de bonne volonté du pouvoir,
notamment, les résolutions de 1954 ainsi que le Congrès
national de la productivité et du bien être social tenu en
mars 1955, n’arrivent pas à les faire changer d’avis.
Enfin, entre 1946 et 1955, l’indice de base pour le coût de la
vie passe de 100 (1946) à 682,3 (1955). La hausse est continue
sur l’ensemble de la présidence. De la même manière,
entre 1949 et 1952 l’inflation atteint 39 % sur les trois ans,
alors que les salaires des ouvriers spécialisés par exemple n’ont
pas bougé par rapport à 1943. Cette dégradation du niveau de
vie, toutes les couches la subissent et l’oligarchie s’organise
donc : des commandos civils, formés pour la plupart de la
jeunesse dorée porteña, tous bords idéologiques confondus, se
constituent et prennent contact avec différents chefs militaires,
ecclésiastiques ou autres afin de préparer un pronunciamiento.
Du côté des forces révolutionnaires et pro-ouvrières, le constat
n’est pas non plus très brillant. Le paradoxe du soutien à un État
originellement influencé par le fascisme ne peut pas être
dépassé par les libertaires qui vont se déchirer sur la stratégie à
adopter. La FORA reste fidèle à son neutralisme historique
alors que le 20 juillet, la Federación Libertaria Argentina (FLA)
publie une déclaration contre le gouvernement péroniste :
l’ancienne FACA (qui a changé de nom lors de son quatrième
congrès de février 1955) n’est plus très présente dans le
mouvement ouvrier mais constitue un courant de poids dans les
universités (dont celle de La Plata). Elle se teinte dès lors sans
doute d’une coloration assez bourgeoise qui l’amène à faire des
choix (celui des militaires) relevant parfois plus de la
« collaboration de classe » que d’un mouvement autonome et
populaire. Mais, il est vrai que les anarchistes en Argentine à
l’époque, pâtissent, comme dans beaucoup de pays, d’une
prédominance populiste de gauche ou de droite plus prompte à
privilégier les personnalités big brotherienne – n’oublions pas
que Joseph Staline ne meurt qu’en 1953. Conséquence de quoi,
les positions anticommunistes et antigouvernementales
libertaires ne reçoivent pas l’écho escompté…
Du côté marxiste il existe trois forces différentes en 1955 : le
Movimiento Obrero Comunista, très proche du Partido
Peronista, et en total accord avec l’œuvre de pacification
qu’entame Perón juste après le 16 juin ; le Partido Socialista
Revolución Nacional, tenu par le vieux leader Enrique Dickman
qui souhaite poursuivre la révolution péroniste en profondeur ;
le parti trotskiste de Nahuel Moreno, qui tente d’élaborer une
analyse trotskiste du nationalisme comme représentant dans
certains cas une avancée progressive vers le socialisme, tout en
se voulant plus indépendant du pouvoir que les deux premiers,
notamment en cherchant une base ouvrière solide dans les
usines.
Quant au Parti socialiste de l’époque, il a définitivement versé
dans le réformisme et une collaboration de classe ne présentant
plus aucune solution pour la classe ouvrière.
La tension monte peu à peu et la marche vers un dénouement
armé semble inexorable.

16 JUIN 1955 ET PACIFICATION

La perspective de voir la création de milices ouvrières de


défense du gouvernement et l’éventuel basculement du pays
dans une guerre civile, dont le spectre espagnol hante tout
Argentin, n’empêche nullement le front anti-Perón de pousser
dans le sens d’un putsch.
Ce qui a lieu le 16 juin. Mais c’est une révolution manquée à
laquelle on va assister. Officiellement, 300 morts et des
centaines de blessés restent étendus sur la Plaza de Mayo.
Officieusement, entre 1 000 et 2 000 militants cégétistes ont
trouvé la mort ce jour-là. Le massacre a quasiment été organisé
par le pouvoir dans la mesure où il a refusé d’armer les
syndicats et laissé les ouvriers donner l’assaut aux troupes
séditieuses sans aucun moyen offensif ou défensif. De fait,
Perón « n’utilise » pas ces morts à des fins propagandistes et
mobilisatrices et perd un peu plus de crédibilité auprès du
peuple.
Le 16 au soir, des groupes d’ouvriers péronistes s’attaquent à
de nombreux symboles de l’oligarchie. La quasi-totalité des
églises du centre brûle ; près de 80 000 volumes religieux
partent également en fumée et un prêtre, Jacobo Wagner, est tué
à coups de bâtons. Le ministre de l’intérieur Ángel Borlenghi
laisse faire et ne donne aucun ordre aux pompiers. Le Jockey
Club5 de la rue Florida, symbole de l’oligarchie historique, dont
la marine impliquée dans le coup d’État est la représentante
historique, est attaqué et incendié (certains tableaux de Manet
et de Monet auraient « disparu » à cette occasion). La Casa
Radical est attaquée, ainsi que la Casa del Pueblo : la
bibliothèque socialiste la plus importante de toute l’Amérique
latine pourvue de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires
est incendiée et brûle entièrement sans aucune possibilité de
sauver quoi que ce soit.
Vengeance orchestrée ou mouvement spontané ? Ce qui
semble à peu près sûr c’est la composition de ces groupes
constitués de militants anarchistes, trotskistes et communistes
débarqués de la guerre d’Espagne quinze ans auparavant et
agissant au coude à coude avec les ouvriers péronistes. De là à
considérer que les anciens « brûleurs d’églises » espagnols
aient décidé de profiter de la situation pour prendre une certaine
revanche vis-à-vis de l’Église… Mais pour de nombreux
Argentins et Argentines, l’acte a un arrière-goût amer de guerre
civile.
Cela dit, il est aussi vrai que ces attaques viennent après
l’excommunication de Perón (fait exceptionnel pour un
dirigeant fascisant) le 16 au matin, pour avoir signé un décret
ordonnant l’expulsion des évêques Manuel Tato y Ramón
Novoa la veille. Ce qui déclenche une vague mondiale de
protestation orchestrée par le Vatican et les médias
occidentaux. Le 12 juillet, Mario Amadeo, diplomate
catholique, évoque avec dégoût les « bandits anarchistes qui se
sont emparés de la CGT » (Lafiandra, 1955).
Pourtant, après la tentative avortée de coup d’État, Perón
décide de faire le choix de ce qui sera connu sous le nom de
« pacification ». Le 15 juillet, lors d’une réunion dans la salle
blanche de la Casa Rosada devant des élus péronistes des deux
Chambres, Perón annonce dans ces termes la phase de
pacification, correspondant également à la chute de son
gouvernement : « La révolution est terminée ; aujourd’hui
commence une nouvelle étape de caractère constitutionnel, sans
révolutions, parce que l’état permanent d’un pays ne peut être
la révolution » (Godio, 1973 : 97). En baissant sa garde de telle
manière, Perón entraîne avec lui tout ou partie de la classe
ouvrière péroniste qui pourtant – misère du suivisme –
souhaitait au contraire un approfondissement des réformes. Le
discours du 15 juillet marque ainsi le passage entre révolution
et évolution constitutionnelle.
Le pouvoir essaye donc de se faire la part belle en stigmatisant
les groupes armés tout en laissant leur liberté d’expression aux
partis d’opposition, qui peuvent librement intervenir sur les
ondes. Perón est d’autant plus piégé que depuis 1954, il œuvre
en faveur d’un compromis avec l’oligarchie, bien que cette
dernière soit haïe des masses. Afin de sortir de cette dichotomie
indépassable, le « Premier Travailleur » décide de reproduire le
« coup » du 17 octobre 1945. À cette fin, il envoie le 30 août
une lettre aux deux branches du Partido Peronista. Dans cette
lettre, il fait état non pas de son renoncement, mais de son
retrait de la vie politique, espérant provoquer ainsi un émoi
populaire suffisant afin d’effrayer la minorité désirant le voir
quitter le pays mais sans écraser cette opposition.
Effectivement, des milliers d’Argentins descendent dans la rue
pour apporter leur soutien au président et toutes les
organisations péronistes se positionnent en faveur d’un
maintien de Perón à son poste. Mais ce mouvement reste mort-
né car, malgré les velléités populaires d’en découdre avec la
« sédition », aucun geste n’est fait dans ce sens. Julio Godio
note ainsi :

Tout paraissait être une vaste comédie. Les milices, dont


le maintien au pouvoir du péronisme dépendait en grande
partie, ne demandaient qu’à se monter, mais elles étaient
rejetées sans la moindre tentative de résistance. Les
dirigeants cégétistes iront jusqu’à justifier ce refus
comme une preuve supplémentaire de « l’unité entre le
peuple et les forces armées » (Godio, 1973 : 185).

Le gouvernement cherche toujours à ménager les deux parties


et l’émergence de milices populaires aurait pu être compris
comme une sorte de « signe extérieur » de communisme et faire
basculer les militaires soutenant encore Perón dans le camp des
putschistes, puisqu’ils refusent le renforcement de leurs
effectifs par des contingents syndicaux. En cela, les militaires
n’ont pas tort : le peuple en armes est toujours imprévisible.
Très vite, la phase de « pacification » va prendre une dimension
spectaculaire par la multiplication de vœux pieux et de discours
appelant ouvertement le peuple à la résistance armée et à
l’action :

Nous devons rétablir le calme, entre le gouvernement, ses


institutions et le peuple, par l’action du gouvernement,
des institutions et du peuple même. La consigne pour tout
péroniste, qu’il soit isolé ou au sein d’une organisation,
est de répondre à une action violente par une action plus
violente encore. Et quand un des nôtres tombera, cinq des
leurs tomberont ! (La Prensa, 1er septembre 1955, cité par
Godio, 1973 : 187).

Malgré le caractère extrêmement combatif de cette


déclaration, elle ne sera pas suivie d’effet ou du moins, pas à
large échelle : les persécutions et les allanamientos (ces
« visites » rendues aux domiciles d’individus que le pouvoir
souhaite impressionner en mettant l’appartement sens dessus
dessous mais sans jamais rien voler) reprennent.
À ce moment, Perón décide de se saborder et préfère se retirer
plutôt que de donner à son peuple les moyens de résister contre
une supposée « révolution libératrice. » Pourtant, les moyens à
disposition du gouvernement sont conséquents. Julio Godio les
évalue à 100 000 hommes de troupes, 10 000 hommes de la
Gendarmerie nationale et 40 000 autres de la police fédérale
sans compter ceux des polices provinciales, ni même les
effectifs syndicaux toujours fidèles au gouvernement. Les
insurgés, eux, ne compteraient que sur 30 000 soldats
révolutionnaires.
Malgré cette supériorité numérique, le soulèvement ne dure
que cinq journées, avant qu’une reddition totale et sans
conditions soit arrachée le 20 septembre. Ces journées n’ont
rien d’héroïque, ni d’un côté ni de l’autre : les loyalistes se
rendent parfois par garnisons entières, tout en n’approuvant pas
la manoeuvre, afin de ne pas faire couler de sang ; les syndicats
appellent au calme et à la discipline, notamment dans les
services publics, afin que les citoyens ne soient pas pénalisés…
Aucune résistance ne semble avoir été planifiée.
Pourtant, dans le journal La Nación, la CGT publie un
communiqué daté du 17 septembre qui semble être plus qu’une
nouvelle manière de se voiler la face, une réelle aberration :

La Confédération générale du travail, affirmant une fois


de plus son absolue identification avec son leader, le
général Perón, se tourne vers les travailleurs de la Patrie
pour leur expliquer la situation que vit la République. La
situation est largement favorable, en raison de l’énorme
supériorité des forces loyalistes, qui ont entouré
complètement les foyers rebelles qui résistent encore, et
de l’action héroïque et solidaire des travailleurs qui
appuient par tous leurs moyens les opérations des forces
loyalistes, pour défendre les conquêtes, les autorités
légitimement constituées, l’ordre et la Constitution.
L’action contre tout foyer d’insurgés doit être énergique
et décidée, sans atermoiement d’aucune sorte. Tout
travailleur devra lutter avec des armes et tout moyen à sa
portée afin d’anéantir définitivement les traîtres à la
cause du peuple qui se sont levés contre le gouvernement
et contre ceux qui tenteront de le faire. Tous les
travailleurs se maintiendront en contact avec les
syndicats et les délégations régionales de cette centrale
ouvrière pour les actions conjointes ou individuelles qui
s’avéreraient nécessaires. Compagnons : notre destin,
pour la défense de notre dignité et des conquêtes, nous
impose de n’épargner aucun effort, ni mêmes, nos
propres vies (Godio, 1973 : 214).

Mais aucun ouvrier ne trouve d’autre forme de résistance que


ces déclarations de principe. Pourtant, dans certains quartiers
populaires, des échauffourées se produisent entre les
commandos civils et des groupes d’ouvriers péronistes.
Le 20 septembre, Perón s’échappe sur un navire de guerre
paraguayen et devient bientôt celui qu’on va désigner comme
étant l’« absent ». La capitulation est signée sur le croiseur le
17 octobre.
Selon certains auteurs, lors des quelques mois de flottement
suivant le premier pronunciamiento de juin, Perón souhaitait
limiter les dégâts en termes de vies humaines et n’aurait donc
organisé aucune sorte de résistance armée. Il semble pourtant
qu’à ce moment de son histoire, Perón craint plus son peuple
que la perte du pouvoir, la guerre civile ou le retour de
l’oligarchie.
Pourquoi ? Pourquoi craindre des masses lui étant en grande
partie dévouées ? Pourquoi ne pas jouer la carte de
l’affrontement alors qu’une partie des forces militaires est de
son côté ?
Depuis le milieu des années 1970, on sait que l’ancien
guérillero Abraham Guillén était en contact avec John William
Cooke6 dès 1954. Il collabore alors en tant que journaliste à la
revue De Frente et, sentant le pronunciamiento venir, il propose
au député péroniste un programme de combat visant à armer et
entraîner clandestinement des milices ouvrières, seules
capables à ses yeux de s’opposer efficacement à la sédition
militaire, ainsi qu’il l’a vu faire en Espagne, en juillet 1936.
Pourtant, ce plan est rejeté par l’entourage militaire de Perón,
voire peut-être par Perón lui-même, qui ne va autoriser Cooke à
prendre l’ascendant politique sur le péronisme que bien plus
tard. Ce manque d’entrain à préparer la résistance armée
s’explique selon nous par deux hypothèses complémentaires.
D’une part, la pression bien réelle des États-Unis, qui ont pris
le parti de l’opposition minoritaire ; et la menace d’un scénario
semblable à celui de la guerre de Corée avec une intervention
militaire avalisée par l’ONU et la débâcle inévitable pour
l’Argentine qui s’en serait suivie. D’autre part, ce que les
exemples des grèves de cheminots et de métallurgistes ont
largement prouvé par cette manière qu’elles ont eu de se
revendiquer de la révolution péroniste tout en voulant la
poursuivre seules en s’auto-organisant, c’est le danger pour tout
l’édifice social bourgeois que représentait toute tentative de
monter des milices populaires. Car si le peuple argentin
combat, c’est contre le rétablissement d’un pouvoir allant à son
encontre et pour le maintien d’un gouvernement supposé lui
être favorable.
La journée du 16 juin provoque une onde de choc au sein de la
classe ouvrière. Outre les morts, il s’agit surtout de la crainte de
voir revenir au pouvoir une oligarchie haïe, rancunière et peu
prompte à conserver les acquis du péronisme, d’autant moins
que la conciliation « contrainte » avec le patronat durant la
décennie péroniste n’a pas été stérile. L’incapacité des
bureaucraties syndicales à conserver ces acquis pourrait très
bien signifier une reprise en main des syndicats CGT par les
ouvriers eux-mêmes faisant basculer la centrale d’un mode de
fonctionnement vertical à un mode de fonctionnement
horizontal, menaçant les intérêts des plus grosses familles.
Cette lutte antibureaucratique va d’ailleurs se concrétiser
immédiatement après le coup d’État puis, de manière beaucoup
plus significative, une quinzaine d’années plus tard.
La situation aurait pu dégénérer d’autant plus rapidement que
les partis révolutionnaires n’avaient pas beaucoup d’influence
sur les ouvriers à ce moment-là et que l’histoire fourmille
d’exemples tendant à prouver que les bases sont souvent plus
radicales que les directions des organisations révolutionnaires.
Dans ce sens, l’épisode de la nuit du 16 juin, qui voit des
groupes péronistes brûler les symboles ecclésiastiques et
ploutocratiques peut être compris comme une tentative de
déstabilisation volontaire visant à stigmatiser l’oppresseur de
toujours et à faire des émules via la propagande par le fait.
La situation de l’Argentine de l’époque est extrêmement
trouble : le pouvoir est vacillant mais populaire et soutenu par
un syndicalisme puissant, par bien des côtés, très combatif, et
que l’on aurait pu facilement armer. En face de lui se dresse
une réaction composée d’une bonne partie de l’armée, de
l’Église catholique et de la petite bourgeoisie.
Si le péronisme avait choisi la voie de la résistance armée, il
se serait lancé dans une aventure qu’il n’aurait en aucun cas pu
maîtriser, déchaînant peut-être même une spirale de violence
qui aurait mené le sous-continent américain à l’embrasement7.

LE PLAN DE GUÉRILLA COOKE-GUILLÉN DE 1955

1. Avant-garde populaire armée. Une avant-garde armée


doit être organisée sur la base des cadres péronistes les
plus avancés politiquement. Elle doit être rigoureusement
clandestine et éviter le piège de la fanfaronnade des
milices populaires qui ne servent qu’à effrayer l’ennemi.
L’armée professionnelle est programmée pour résister au
moindre empiétement de son monopole sur le pouvoir
militaire. Les efforts pour organiser des guérillas
d’autodéfense bénéficiant du consentement d’un
gouvernement populaire sont autant d’invitations au coup
d’État. La seule alternative viable reste l’organisation de
groupes de guérillas clandestins.

2. Armée et guérillas. Même si l’armée régulière est forte


en nombre par rapport à de petits groupe guérilleros,
l’équilibre des forces sociales peut malgré tout être
favorable aux guérillas. Une grande armée répressive
peut être défaite par une résistance populaire, pourvu
que : l’armée d’avant-garde propose d’abord comme
motion un mouvement insurrectionnel soutenu par le
peuple ; puis engage des opérations au sein des grandes
villes là où les guérillas ont la population de leur côté.
Même si chaque groupe de guérilla nécessite un
sanctuaire, les jungles de ciment offrent les mêmes sortes
de protection que les montagnes et les forêts des guérillas
rurales.

3. Surfaces contre tactiques de lignes de front. Quand un


ennemi est fort en nombre et en force de frappe, on peut
le vaincre en faisant le contraire de ce qu’il fait. Si
l’armée régulière concentre la plupart de ses forces en un
endroit, on doit attaquer à plusieurs endroits
simultanément, là où elle n’est pas préparée à livrer
bataille. Afin d’être supérieure en nombre et en puissance
de feu, la guérilla doit compter sur la surprise de
l’ennemi et l’attaquer sur ses postes isolés, là où la
guérilla est, de fait, supérieure en nombre. En d’autres
termes, les guérillas doivent être supérieures à l’ennemi
dans la situation donnée. Même si l’armée régulière est
plus puissante en général, elle est toujours plus faible lors
des engagements particuliers dans l’espace et dans le
temps choisis par les guérillas. La résistance doit être
plus forte que l’armée régulière mais à un point
circonscrit dans le temps. Peu importe que l’armée soit
plus forte partout ailleurs, il y aura toujours un endroit où
les guérillas pourront la maîtriser. Alors, les guérillas
peuvent vaincre l’armée une opération après l’autre
jusqu’à ce qu’elles deviennent plus fortes et l’armée plus
faible. C’est le principe fondamental d’une guerre
révolutionnaire.

4. Espace et population. Les guérillas ne doivent jamais


s’accrocher, ou tenter de défendre un terrain fixe.
Confrontées à un ennemi puissant, elles doivent mordre
et disparaître – la tactique guerrière de la puce. Tant que
l’armée régulière est supérieure du point de vue spatial,
les guérillas doivent être supérieures du point de vue
temporel. Elles peuvent le devenir en gagnant de
l’influence sur la population. Les armées répressives et
contre-révolutionnaires aspirent à dominer non seulement
l’espace mais ses habitants. Elles ne reculeront devant
rien dans leurs efforts, pas même devant le massacre
d’individus sans défense. Mais ces démonstrations de
force, en violation des principes moraux élémentaires et
des droits humains, sont des signes de faiblesse. Les
guérillas doivent prendre l’avantage de cette faiblesse en
assistant les victimes de la répression, en encourageant la
résistance de masse, et par la propagande politique et
armée, doivent être capable de catalyser un mouvement
insurrectionnel. Céder de l’espace mais persévérer dans
le temps, voilà le secret. En somme, la guerre de guérilla
doit être prolongée jusqu’à ce que la conscience et la
volonté du peuple aient été transformées, jusqu’à ce que
l’avant-garde armée soit devenue une armée populaire.

5. Guerre politique. Confronté à un coup d’État militaire


contre un gouvernement populaire, il est suffisant d’avoir
des groupes de guérilla urbains qui entrent en action dans
une ou plusieurs grandes villes afin d’empêcher l’armée
de mettre en place sa propre loi et son propre ordre. Si les
populations urbaines et rurales sont catalysées par les
guérillas afin de soutenir un mouvement de résistance,
alors l’armée sera finalement isolée et sera forcée de se
retirer. La lutte contre un coup d’État est essentiellement
une lutte politique. Immergée dans les unités de base du
Parti péroniste, dans les quartiers de la classe ouvrière et
dans les principaux lieux de travail, les guérillas urbaines
peuvent compter sur un flux régulier de recrutement pour
lancer des actions récurrentes contre les forces
répressives. Le rôle politique de la guérilla est de servir
de locomotive au train populaire. Elle doit être capable de
persévérer dans ses opérations et contraindre l’armée à
abdiquer devant une population hostile.

6 . Politiques, stratégie et tactiques. Si la guerre est la


continuation de la politique par d’autres moyens
(Clausewitz) alors, un parti populaire doit y avoir recours
quand tous les moyens légaux ont disparu. Quand un
gouvernement populaire est menacé et renversé par un
coup d’État militaire, la seule stratégie valable est celle
du peuple en armes. Quand la paix à genoux est pire que
le risque de la mort violente, alors le peuple ne devrait
pas hésiter à tenter de renverser ses tyrans. Mais la
violence des opprimés ne peut pas triompher s’il n’existe
pas de vision claire des objectifs politiques, si la stratégie
est improvisée et si les tactiques sont spontanées. Un
soulèvement militaire contre un gouvernement populaire
est une occasion pour transformer l’usurpation en guerre
civile. La guerre civile espagnole commença de cette
manière et offrit de nombreuses possibilités de victoires
au camp populaire. Tant que la légalité était du côté du
gouvernement péroniste, il aurait dû être possible de
diviser les forces policières et militaires comme cela
avait été le cas en Espagne en 1936. On aurait pu défaire
l’ennemi en quelques jours, avant même que les
puissances impérialistes n’interviennent pour soutenir le
coup d’État. La guerre civile éclair offre la meilleure
stratégie : elle empêche l’ennemi de rétablir l’ordre et la
loi ; elle utilise l’enthousiasme des masses pour le
combat ; elle minimise l’extension des dommages des
forces productives ; elle sauve le peuple d’une souffrance
prolongée. Mais, pour cela, il est impératif d’avoir un
soutien nécessaire à l’échelle nationale (Hodges, 1976 :
191).
1. Un millions d’hectares auraient été redistribués sous le régime péroniste.
2. Essentiellement avec l’accès de la figure d’Eva Perón à celle d’une quasi-
sainte…
3. En français : L’Heure des brasiers. Une trilogie au caractère nettement anti-
impérialiste et révolutionnaire tout en étant à la fois typique du grand mélange des
genres péroniste propre à cette époque. Nous revenons sur ce point plus loin.
4. Voir aussi l’article d’Olivier Compagnon (2009) sur le maurrassisme en
Amérique latine.
5. À la fois association de promotion du tourisme dans le pays, centre social à
destination des plus riches et institution visant à promouvoir l’économie équestre.
6. Voir leurs biographies en annexe.
7. Voir Annexe 4.
chapitre 4
RETOUR DE LA LUTTE DES CLASSES EN
ARGENTINE

« Il y a de la politique lorsqu’il y a un peuple, lorsque ce


peuple ne se confond pas avec sa représentation étatique,
mais se déclare et se manifeste lui-même en choisissant
ses lieux et ses temps. On oppose toujours spontanéité et
organisation. Mais le premier problème est de savoir ce
qu’on organise. C’est une chose de faire une machine
pour prendre le pouvoir ou, à tout le moins, quelques
ministères. C’est tout autre chose d’organiser des formes
d’expression autonome du peuple qui fassent droit à la
capacité de tous et qui se fixent d’autres agendas que les
agendas officiels », Jacques Rancière.

« Les erreurs commises par un mouvement ouvrier


vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment
plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du
meilleur comité central », Rosa Luxembourg.

LA REVOLUCIÓN LIBERTADORA

Après la chute de Perón, le général Eduardo Lonardi prend la


tête de l’État, accueilli par une foule immense, venue applaudir
le drapeau du Vatican sur la Plaza de Mayo.
Lonardi souhaite revenir aux principes du putsch de 1943 tout
en se conservant la faveur des couches populaires cégétistes.
Immédiatement après le coup d’État militaire, le 15 octobre, la
CGT déclare que le 17 serait désormais un jour ouvrable. Le
11 octobre, la charte organique déclarant la consubstantialité de
la CGT avec la doctrine péroniste avait été supprimée. Deux
décrets annulaient la loi de 1945 qui instaurait le syndicat
unique et réglementait le droit de grève. Certains patrons
profitent du nouveau régime pour revenir sur les acquis obtenus
sous l’ancien, à tel point que le gouvernement se voit obligé de
démentir les rumeurs de suppression du treizième mois.
Pendant que l’armée occupe les quartiers populaires les plus
« chauds », le nouveau pouvoir entame son sinistre travail de
répression : de nombreuses arrestations ont lieu chez les civils
et les militaires péronistes. Ce sont des milliers (on avance le
chiffre de 50 000) de dirigeants syndicaux et de militants
péronistes qui sont arrêtés et pour beaucoup incarcérés,
torturés, voire fusillés.
Les péronistes ne tardent d’ailleurs pas à rebaptiser cette
révolution « Libertadora » en révolution « Fusiladora ». Le
nom de Perón (ainsi que les portraits, musiques ou encore livres
associés à sa personne et son idéologie) est désormais proscrit
par le décret-loi 4161. Le péronisme est diffamé par des
adversaires qui veulent en faire un mensonge historique. C’est
tout le contraire qui se produit.
Certes, une partie du peuple respire une bouffée d’air pur lors
de ce qui s’apparente à un veranito democrático (un petit été
démocratique). Une partie de la littérature proscrite sous le
régime précédent refleurit dans les vitrines des librairies et, six
mois après la déposition de Perón, une exposition de tout le
matériel militant (tracts, manifestes, livrets ou livres) de tous
les courants (anarchistes, FORA, FORU, socialistes, syndicats
autonomes tels la FOCN, mouvements étudiants ou démocrates
de tous bords…) imprimé clandestinement sous la dictature se
tient dans les locaux de la Secretaría de Prensa y Actividades
Culturales au 706 Avenida De Mayo. Organisée par les
étudiants Luis López Comendador et Eugenio Caccia, cette
exposition accueille 200 000 visiteurs sur quarante jours.
Pour autant, cette libéralisation affecte essentiellement le
domaine économique. Une nouvelle parité peso-dollar est
instaurée, passant de 5 à 7,5 pesos le dollar à plus de 18 pesos.
Les experts économistes prônent quant à eux la
dénationalisation de la plupart des industries. Le rapport de
Raúl Prebisch qui paraît en avril 1956 est on ne peut plus clair à
ce propos : la situation économique en Argentine est grave et
pour y pallier, il faut privatiser. Suite à ce rapport, le pays signe
les accords de Bretton Woods et pose sa candidature afin
d’entrer dans le giron du FMI et de la Banque mondiale. En fait
de révolution libérale, c’est bien une politique d’austérité qui se
remet en place, lentement, avec l’aide de la vieille oligarchie.
Alain Rouquié (1978 : 704-709) explique que les années
précédant les coups d’État sont toujours des années de forte
croissance économique, ce qui exclut l’idée que les putschistes
souhaitent reprendre la barre d’un navire laissé à la dérive. Au
contraire, l’enjeu nous semble clair : si les militaires
interviennent si régulièrement dans la vie politique du pays,
c’est tout simplement parce que les intérêts qu’ils défendent
sont plus que souvent menacés ou potentiellement menacés par
un peuple en mouvement. De là, il nous semble possible de
pouvoir distinguer deux types de tentatives menées par les
militaires pour dominer le peuple : soit la « corruption » par le
keynésianisme, soit la répression par le licenciement et
l’intervention directe dans les conflits d’entreprise.
En cela réside peut-être la différence entre Perón et les autres
gouvernements militaires : Perón s’est rendu compte de
l’impossibilité de la répression généralisée et de la nécessité de
la mise en place de structures « entretenant le spectacle » (au
sens où l’entendait Guy Debord), le temps, du moins, que le
portefeuille du pays soit plein. En cela consiste au fond l’idée
de « communauté organisée » : le maintien de la domination
par les mêmes classes, leurs propres divisions ne devant pas
laisser croire à leur incapacité à se penser et donc à agir en tant
que classe. Dès lors, subissant de plein fouet un supposé retour
à la démocratie qui leur retire tant d’avancées sociales, de
larges secteurs ouvriers commencent à fantasmer une société
péroniste mythique, voire mythologique, durant laquelle non
seulement tout leur était permis, mais au sein de laquelle ils
avaient en outre des avantages conséquents, un pouvoir
respectueux, aimant et aimé – les seules images de
l’enterrement d’Eva Perón sont largement significatives – et un
avenir tout tracé. « Les classes dirigeantes traditionnelles et les
couches moyennes [s’accordaient] pour dénoncer une époque
abhorrée “où les ouvriers se croyaient tout permis” » (Rouquié,
1974).
En parallèle, voyant la mal nommée « Revolución
Libertadora » céder à une dérive autoritaire face à des ouvriers
luttant âprement pour préserver leur acquis sociaux, l’opinion
d’une partie des intellectuels tend à s’incliner – c’est le cas par
exemple de l’auteur Rodolfo Jorge Walsh. Très prosaïquement,
ces derniers commencent à se persuader que leur manque de
soutien à l’ancien régime est une des causes de cette répression
et du basculement d’un état d’« abondance » vers une situation
beaucoup plus austère ; que le péronisme était bien un outil
d’émancipation de la classe ouvrière et que l’« absent » est un
dénominateur commun permettant l’organisation de cette
dernière. Cependant, cette forme de mea culpa pro-péroniste va
surtout prendre son impulsion à partir de la révolution cubaine
et des réflexions autour de la Nouvelle Gauche.
Politiquement, le président Lonardi s’essouffle rapidement.
Un conseil consultatif des anciens partis d’opposition, qui tente
d’orienter le nouveau pouvoir vers plus de libéralisme
démocratique, joue un coup politique le 13 novembre : en
démissionnant d’un bloc, il met la pression sur le général-
président qui préfère abandonner son poste. C’est le général
Pedro Eugenio Aramburu qui prend sa suite et qui met, le
16 novembre, sous tutelle la CGT afin de casser définitivement
le système Perón. Les relations entre les dirigeants syndicaux et
le pouvoir se dégradent, et rapidement, 300 délégués, dont
l’ouvrier textile Andrés Framini prend la tête, se rendent au
ministère du travail afin de présenter un mémoire dans lequel
ils demandent l’autonomie de la centrale.

1955-1958 : DES TRAVAILLEURS ENTRE LUTTE


ANTIBUREAUCRATIQUE ET LUTTE ARMÉE

Cette fronde politique des instances dirigeantes (ou ex-


dirigeantes à cette période) ainsi que la dissolution des
commissions internes, « manquant d’autorité », selon le
pouvoir, alimentent largement un malaise profond qui se décèle
dans la base même cégétiste et au-delà, syndicale (Ayles et
coll., 2013). Ce malaise, lesdites bases semblent prêtes à
vouloir le dépasser en se réappropriant le « syndicalisme » en
tant que perspective sociétale. Il ne serait d’ailleurs sans doute
pas exagéré de parler de prégnance du « syndicalisme » en tant
que projet de société à cette période de l’histoire argentine,
comme a pu l’être le communisme libertaire au début du
20e siècle. Angel Perelman, fondateur de l’UOM, au cours
d’une interview donnée à Fernando Solanas pour son film La
Hora de los Hornos, justifie la faillite des partis de gauche en
Argentine par le fait que les organisations syndicales ne
luttaient « pas pour un salaire de plus […] mais pour une
authentique révolution sociale ». Pour sa part, le réalisateur
précise à propos de cette décennie allant de 1955 jusqu’en
1965-1967 (date de tournage du film) :

La grande vertu du peuple argentin fut le spontanéisme


qui ne cherche pas à réformer le système mais bien à le
détruire. Toutes les luttes avaient un objectif clair :
reconquérir le pouvoir pour le peuple.

L’une des premières mesures de Lonardi est de lever le décret


sur les associations professionnelles. Pendant les deux mois que
va durer cette mesure, bon nombre de travailleurs désertent les
rangs de la CGT qu’ils ne sont plus obligés de fréquenter. Pain
béni pour les syndicats autonomes et la FORA qui pensent
sincèrement pouvoir regagner une certaine place dans le
paysage syndical, ce qui transparaît assez nettement dans les
colonnes d’un journal comme La Protesta. Les effets de cette
levée de la syndicalisation forcée laissent par ailleurs
transparaître que l’adhésion supposée massive et spontanée au
péronisme n’était pas si massive, ni si spontanée. Une CGT
sans soutien étatique était sans doute moins convaincante pour
les travailleurs. Par ailleurs, le fait d’être obligé de cotiser
pouvait amener certains à s’engager, même s’ils s’étaient fait
« forcer la main » au début. Notons bien qu’une telle
constatation n’invalide aucunement la remarque de Fernando
Solanas qui voit dans cette activisme populaire une volonté de
lutter uniquement pour le retour de Perón, d’autant qu’il
reconnaît lui-même que le peuple est rentré en résistance « sans
direction, ni organisation ».
Cependant, le pouvoir va rapidement comprendre tout l’intérêt
politique qu’il y a à maintenir sous perfusion une structure
syndicale telle que la CGT, malgré ses dissensions et ses
éventuelles démonstrations de force. Et les démonstrations de
forces ne tardent pas à venir de la part de travailleurs sentant
les rênes se relâcher quelque peu. Du côté foriste, un certain
nombre de syndicats sont en pleine reconstruction : les
ladrilleros (briquetiers), les mozos y anexos (serveurs), l’Union
des chauffeurs, le syndicat des travailleurs du Marché central
de fruits et des laveurs de laine, les plombiers, la Federación
del calzado (Fédération de la chaussure) ou encore certains
syndicats officiant dans le bâtiment 1. Certains syndicats
autonomes reprennent aussi du poil de la bête tel le syndicat des
mosaïstes ou la FOCN2.
La fronde prend de l’ampleur y compris du côté cégétiste,
notamment dans la ville de Córdoba où certains syndicats
décident de passer à l’autonomie et de rompre avec la centrale.
Certaines fractions de la fédération de la viande semblent aussi
avoir des velléités autonomistes, bien que les ouvriers suivant
cette ligne politique doivent à la fois se battre contre les
péronistes et les communistes. Une agitation interne au sein de
la CGT que viennent confirmer les élections de novembre 1956
qui semblent avoir été franchement boudées par les
travailleurs : au sein de l’UOM par exemple, moins de 1 800
syndiqués sur un total avoisinant les 70 000 se sont déplacés
pour s’exprimer par les urnes.
La « Revolución Libertadora » a donc provoqué une onde de
choc et les travailleurs se reposent quelques questions saines
sur l’utilité et la fonction d’un syndicat… Sans que cela ne
représente non plus une déclaration de guerre ouverte à la
centrale péroniste dont ils comprendront plus tard tout l’intérêt
qu’il y a à la détourner et à la cannibaliser. Ce qui explique
aussi pourquoi les travailleurs ne se ruent pas massivement vers
les syndicats indépendants ou la FORA.
Dans la nuit du 9 janvier 1956, un soulèvement militaire (en
partie dirigé par les généraux Valle et Tanco) éclate à divers
endroits de la République. L’échec est patent et la répression
immédiate. Trente-huit « rebelles » civils et militaires – parfois
innocents – sont fusillés sur ordre du général Aramburu –
notamment dans le dépotoir de José León Suárez. C’est ce que
l’écrivain et journaliste Rodolfo Walsh va nommer Operación
Masacre – titre de son livre paru en 1957. Cet épisode, bien que
non motivé par des revendications spécifiquement justicialistes,
va laisser une forte empreinte dans l’inconscient péroniste : le
premier acte d’éclat des Montoneros sera ainsi de kidnapper et
assassiner le général Aramburu, bien que ce dernier, au moment
de son rapt, ait largement évolué et se soit fortement rapproché
des péronistes, ce qui fera dire à certains que son assassinat
faisait partie d’un « plan Aramburu » destiné à éliminer un
individu gênant et capable d’endosser un destin national d’élu
du peuple.
Pour autant, l’année 1956 marque un pic dans la tension
sociale : 52 grèves éclatent et impliquent 853 994 travailleurs
pour un total de 5 millions de jours de travail perdus. Le conflit
des frigorifiques est exemplaire ; la lutte armée reprend ses
droits. Les militants péronistes tentent de s’organiser autour
d’un mot d’ordre simpliste de retour au pouvoir de Perón qu’il
alimente lui-même par des propos haineux envers le nouveau
pouvoir, mais sans véritable analyse de sa propre
responsabilité. John William Cooke essaye d’ordonner toute
cette agitation, sans trop de succès, en entretenant une
correspondance permanente avec le leader en exil (lettres qui
feront l’objet d’un recueil épistolaire plusieurs fois publié) et
en mettant sur pied depuis sa cellule un commando tactique
clandestin nommé Comando Nacional Peronista (CNP) mené
par César Marcos3 et Raúl Lagomarsino. L’objectif du CNP est
d’organiser la propagande péroniste et de réorganiser le
mouvement depuis les bases ouvrières et populaires, en se
débarrassant des éléments corrompus et arrivistes.
Car, sans attendre d’ordres d’en haut, la base ouvrière agit.
Cette période qui débute en septembre 1955 et s’étire jusqu’en
1958, date d’un certaine retour à l’ordre constitutionnel avec
l’organisation d’élections présidentielles « classiques », est
connue comme celle de la Resistencia Peronista. Un
mouvement de résistance qui, s’il est constitué dans sa grande
majorité d’hommes, regroupe aussi quelques femmes4.
L’idée de « clandestinité » va souvent de pair avec celle de
« résistance », notamment celle de la presse. La plupart des
courants ont leur publication : les nationalistes avec Azul y
Blanco (« Bleu et Blanc ») et Mayoría (« Majorité ») ; les
radicaux avec Qué sucedió en 7 días (« Que s’est-il passé en
sept jours ? ») ; les péronistes avec El Líder (« Le dirigeant »),
D e Frente (« De Front »), Palabra Argentina (« Parole
argentine »), Soberanía (« Souveraineté »), Norte (« Nord ») ou
Rebeldía (« Rébellion »). Mais il faut surtout noter la parution
de l’hebdomadaire Línea Dura (« Ligne dure »), porte-parole de
la tendance orthodoxe incarnée par John William Cooke et
dirigé par l’auteure María Granata. Le journal, un quatre pages,
devient, dès le numéro 11, l’« organe du Mouvement ».
Quarante-six numéros paraîtront entre novembre 1957 et
novembre 1958 avec pour fonction principale de donner des
nouvelles du chef en exil ; passer ses consignes ainsi que les
résolutions du Commando tactique de Cooke ; soutenir les
prisonniers et prisonnières péronistes (ces dernières sont
surveillées et torturées par des nonnes) ; dénoncer les traîtres à
la Patrie. À partir du numéro 11, une rubrique permanente
intitulée « La Mujer en la lucha » (« La femme dans la lutte »),
interpelle directement les femmes et les incite à se mobiliser
même si, pour ce faire, le journal en appelle à une vision
caricaturale voire essentialiste des femmes (Gorza, 2011).
Cependant, Línea Dura fait systématiquement référence aux
« hommes et femmes du mouvement » (Gorza, 2011) ; du fait
de ses collaboratrices et de sa directrice mais aussi du fait que
le rôle politique des femmes n’est pas conçu dans ce journal
comme une continuité de l’œuvre d’Evita, mais bel et bien
comme une nécessité et une évidence permettant
l’élargissement de l’audience de la publication et la tentative de
mobilisation de l’ensemble du peuple argentin.
Quant à la « résistance » il en est bel et bien question. La
première grande vague de sabotages de la période démarre au
début de l’année 1956 et est taxée de « terrorisme spontané »
(Ayles et coll., 2013) ou de « terrorisme artisanal » (Bozza,
2001). Au total, plus de 2 000 bombes, visant dans un premier
temps le réseau ferré ou les entreprises électriques puis des
édifices publics et militaires, explosent durant les deux années
suivant la destitution de Perón. Si, au sein des entreprises, on
attribue ces sabotages à des initiatives individuelles, de
véritables organisations de base se montent. Il s’agit souvent de
simples « organisations » affinitaires telles que des groupes
d’amis. Les actes de résistance se multiplient : provocations à
la sortie des cinémas que le simple cri de « Viva Perón ! » fait
dégénérer en échauffourée ; écriture/peinture de slogans contre
le pouvoir ou pro-Perón ; pratique de la cazagorila (« chasse au
gorille5 ») dont le but est d’afficher une photo de Perón et
d’attendre à côté d’elle la première personne venant la dégrader
afin de la molester. Mais de véritables commandos existent,
décentralisés et au mode de fonctionnement horizontaliste…
Ces commandos, Juan Vigo les évalue, pour le seul Grand
Buenos Aires, à plus de 200, regroupant près de 10 000 hommes
(Ayles et coll., 2013). Daniel Ñáñez leur attribue rien de moins
que la survie du péronisme (Ñáñez, 2008). Peña et Duhalde
confirment :

Dans les usines et les quartiers ouvriers, en réaction à


cette reprise en main brutale, se développe une autre type
de résistance. Les conflits partiels, les grèves sur le tas,
les sabotages se multiplient. Abandonnés par leur
direction syndicale, les ouvriers s’organisent à la base :
« L’assimilation massive et rapide de formes concrètes
de sabotage […] renvoient à une culture de lutte enfouie
et sous-jacente de la mémoire populaire, principalement
héritière des vieilles pratiques anarchistes » (Peña et
Duhalde, 2002 : 17).

On comprend mieux qu’en pleine phase de reconstruction, les


anarchistes militant dans les syndicats caressent l’espoir de voir
leurs mots d’ordre et leurs valeurs revenir sur le devant de la
scène. D’autant que depuis le début de l’année 1956, plusieurs
secteurs dans lesquels les libertaires sont bien représentés,
voire majoritaires, débordent d’une intense activité. C’est le cas
dans les ports (autant du fait de l’activité de la FORA à travers
le syndicat des portuaires que de la FOCN), dans le secteur
graphique ou encore chez les plombiers.
Chez ces derniers, la société de résistance de la FORA appelle
à une assemblée pour le 12 mars. Plus de 500 personnes y
participent et se prononcent finalement pour un mot d’ordre de
grève générale. Bien quelle soit aussitôt déclarée illégale, cette
grève dure plus de 90 jours et abouti à une victoire totale du
syndicat foriste : entre autres revendications, les plombiers
demandaient la suppression du syndicat cégétiste, ce qui leur
est accordé. À tel point que ce dernier, après avoir perdu la
reconnaissance du pouvoir, se réunit le 14 juillet 1956 et
déclare :

Le syndicat cégétiste a été le fruit de l’extorsion


dictatoriale et de l’alliance avec quelques patrons,
manquant toujours de réelle représentation ; les
travailleurs du syndicat, réunis en assemblée, approuvent
la liquidation pour toujours du syndicat cégétiste et
incitent les ouvriers à adhérer à la Société de résistance
adhérente de la FORA (La Protesta, n° 8019, août 1956).

Mais ce ralliement n’empêchera pas le pouvoir de persécuter


sans relâche un des syndicats qui est certainement l’un des plus
combatifs qu’aura connu l’Argentine. La situation est telle,
qu’au début de l’année 1960 se créera le Movimiento de
Agitación y Solidaridad por la Libertad de los Obreros
Plomeros Aheridos a la FORA (Mouvement d’agitation et de
solidarité pour la libération des ouvriers plombiers adhérents de
la FORA), car en mars de cette année, 39 foristes étaient encore
emprisonnés, dont 35 plombiers, trois chauffeurs et un
boulanger. En décembre 1960, la quasi-totalité des prisonniers
foristes seront libérés, scellant la dissolution de ce mouvement
devenu inutile.
Mais revenons à l’année 1956. Dans les secteurs non
spécifiquement anarchistes, l’activité est tout aussi intense. Les
ouvriers de la construction sortent en partie victorieux du
mouvement qu’ils ont mené. Puis, le 16 novembre, ce sont
300 000 métallurgistes (soutenus par le syndicat foriste de la
métallurgie) qui débrayent contre le décret 2 739 et pour des
revendications salariales. Mal géré, notamment du fait de la
volonté de sa bureaucratie de maintenir les militants à la
maison, alors qu’une grève se gagne essentiellement dans la rue
ou sur des piquets, le mouvement s’essouffle suite à la
signature d’accords partiels et marque une fois encore la
situation plus qu’ambiguë dans laquelle se retrouve une
hiérarchie syndicale péroniste qui hésite à lâcher la bride à des
bases dont elle craint la capacité d’action.

L’HONNEUR DES LIBERTAIRES : LA BATAILLE DE LA


FEDERACIÓN OBRERA DE LA CONSTRUCCIÓN NAVAL
(FOCN)

Une rude partie se joue pour les anarchistes dans les ports où,
on l’a vu, l’activisme est particulièrement forcené depuis
septembre 1955.
Vieille centrale indépendante fondée en 1917 et n’ayant
jamais été membre de la FORA, la FOCN syndique la majorité
des travailleurs des ports. Elle est constituée de cinq syndicats,
ayant tous été initialement des sociétés de résistance :
metalurgicos navales (métallurgistes de la construction navale),
caldereros y anexos (chaudronniers), pintores y rasqueteadores
(peintres et ponceurs), carpinteros de ribera (charpentiers de
bateaux) et calafates unidos (calfateurs). Cette dernière société,
fondée en 1893, est d’ailleurs la première à obtenir les huit
heures de travail quotidien pour sa corporation dans toute
l’Amérique latine. Ces cinq syndicats ont des déclarations de
principe, des statuts et des règlements coïncidant avec les
idéaux anarchistes, même si tous les ouvriers n’y adhèrent pas
« philosophiquement » (Atán, 2000 : 158). Mainte fois interdite
au cours de son histoire (entre 1930 et 1934, en 1942, une
première fois sous le gouvernement de Perón, puis entre 1950
et 1955 et enfin en 1956), la FOCN n’a jamais cessé ses
activités, d’où une sérieuse culture de lutte à même de
l’engager dans des conflits extrêmement durs. La FOCN
autonome syndique un total de 18 500 ouvriers dont 10 000 à
Buenos Aires, 5 000 à San Fernando y Delta, 1 500 à Rosario,
1 000 à Campana et 1 000 autres répartis entre Paraná,
Corrientes, Santa Fe, La Plata ainsi que quelques autres ports.
Chaque syndicat de la Fédération élit en assemblée des
commissions administratives chargées de faire le lien entre les
différents syndicats et la fédération. Les décisions sont prises
par les ouvriers en assemblée de manière « horizontale », c’est
du moins ce qui ressort de l’interview d’un ouvrier de la FOCN
nommé Roballo taxant les autres types d’organisation de
« verticales » (La Protesta n° 8013, mars 1956).
Au mois de février, les deux secteurs des ports sont en conflit.
La FOCN dépose une nouvelle liste de revendications (pliegue)
visant à des améliorations économiques et de conditions de
travail. Le 22, une assemblée réunit au salon Verdi plus de
3 000 ouvriers que les derniers événements ont chauffé à blanc.
Un conflit avec les ateliers publics Dodero et privés Tognetti
ont occasionné des lock-out, des incarcérations et même des
blessés puisque les dirigeants de l’atelier Tognetti n’ont pas
hésité à recourir à des nervis armés qui ont tiré et blessé par
balle deux ouvriers, Contini et Broglia. La grève générale est
déclarée avec l’appui des syndicats suivants, tous de la FORA :
l’Unión Choferes (Union des chauffeurs), la Sociedad de
Resistencia Obreros del Puerto de la Capital (Société de
résistance des ouvriers du port de la capitale), la Sociedad de
Resistencia Obreros Plomeros, Cloaquistas, Hidráulicos y
Afines (Société de résistance des ouvriers plombiers,
chauffagistes et des métiers affinitaires), notamment dans le
but d’obtenir la reconnaissance de la Fédération de la part des
ateliers navals, la liberté syndicale absolue et la libération des
prisonniers incarcérés suite aux conflits avec Tognetti, Dodero
et la Unión de los Constructores Navales (Union des
travailleurs de la construction navale, UCN). La grève est levée
le mercredi 7 mars suite à une victoire totale de la Fédération.
Le même mois, les ateliers publics de la FANU (ex-Dodero)
sont de nouveau le théâtre d’une grève déclenchée par la FOCN
qui se transforme en grève générale de 48 heures les 16 et
18 avril, impliquant plus de 8 000 ouvriers. Auparavant, c’est le
syndicat des ouvriers du port de la FORA qui annonce rentrer
dans une phase de débrayages successifs, afin de faire aboutir
une série de revendications concernant autant le droit à
négocier directement avec la direction de tous les problèmes du
secteur que le paiement intégral du salaire en cas d’accident. Le
5 avril, une de ces journées de débrayage prend une tournure de
grève générale avec près de 100 % de grévistes (seuls 86 des
25 000 ouvriers du port seraient allés travailler) (La Protesta,
n° 8021, septembre). Peu de temps après, la FOCN stoppe son
bras de fer de sept mois avec les ateliers Tognetti (conflit qui
avait débuté en décembre 1955). Puis, le 6 août, contre la
détention de Ramón Barrios et contre la demande d’arrestation
de cinq autres ouvriers, la Fédération appelle à une nouvelle
journée de grève.
C’est dans cette ambiance électrique que se tient une
assemblée générale au théâtre Verdi, le 20 août. Gonflés à bloc
par leurs succès, les ouvriers de la construction navale laissent
48 heures à leur direction afin de mettre en place les 6 heures
de travail quotidien, sous peine de les appliquer directement
eux-mêmes. Devant le refus patronal, les ouvriers des ateliers et
arsenaux du Grand Buenos Aires, de San Fernando, de Tigre, de
Campana et de Rosario ne travaillent plus que six heures par
jour : trois le matin et trois l’après-midi.
Certes, ne travailler que six heures par jour est une vieille
revendication de la FORA. Elle constitue surtout la promesse
d’une vie meilleure pour un secteur dont 70 % des professions
sont toujours considérées comme dangereuses (La Protesta,
n° 8021, septembre), alors que beaucoup d’ouvriers vivent
toujours dans les conventillos 6 du début du siècle (le port de
Buenos Aires jouxte le quartier miséreux de La Boca) et que les
conditions de vie instaurées par la « révolution » sont de plus en
plus difficiles. Par ailleurs, on l’aura compris, les ouvriers sont
encore nombreux à être syndiqués, à avoir des pratiques
libertaires et le quartier du port bénéficie encore d’un réseau de
solidarité imposant permettant aux gens d’envisager un conflit
social dur sur le long terme. C’est bien ce qui se dessine suite à
cette mesure de force de la FOCN. Dans un premier temps,
l’entreprise publique FANU ferme ses ateliers pendant cinq
jours. Mais devant l’inflexibilité des travailleurs, elle décide de
licencier la totalité de ses ouvriers. L’État-patron (à travers son
ministre des transports Sadi Bonet) fait par ailleurs pression sur
les petits entrepreneurs afin qu’ils ne négocient pas. En tout, ce
sont plus de 7 000 travailleurs qui se retrouvent mis à pied, y
compris ceux qui étaient malades au moment du démarrage de
cette grève du zèle. Le lock-out patronal concerne 3 000 à 4 000
ouvriers supplémentaires.
Au total donc, ce sont plus de 10 000 travailleurs qui se
retrouvent dans une situation un peu floue, oscillant entre le
« chômage technique » et une « grève forcée », bien
qu’impulsée par leur fédération. Évidemment, les ouvriers de la
FOCN n’ont aucunement l’intention de céder devant ce lock-out
et rentrent dans un processus de grève illimitée en ne pouvant
compter que sur leurs propres forces, outre celles du quartier
qui fait front avec les grévistes et celles de quelques
organisations, syndicales ou pas. Une véritable dynamique
locale de solidarité va dès lors s’enclencher : les cantines
laissent les ouvriers manger gratuitement ; les boulangers
offrent des facturas (viennoiseries) pour le petit-déjeuner ; les
organisations telles que la FORA ou la FUBA organisent des
événements de soutien et de solidarité ; les femmes et les
enfants se postent aux entrées des ateliers afin de ne laisser
passer personne ; des médecins et avocats bénévoles se mettent
à la disposition du mouvement.
De son côté, le patronat naval tente toutes les manœuvres et va
jusqu’à solliciter des policiers et des militaires afin de faire
croire que des « jaunes » ont été engagés. Parmi ces crumiros
o u carneros, comme les nomment « affectueusement » les
ouvriers argentins, il faut relever cette anecdote qui nous paraît
significative des relations internationales de l’époque. Vers
mai 1957, l’entreprise navale Lusich tente d’employer huit
Paraguayens dans le but de remplacer des grévistes alors même
qu’ils ne connaissaient pas la situation de conflit opposant
l’entreprise (faisant partie de l’UCN) et la FOCN. Après avoir
pris contact avec ces travailleurs, la FOCN les convainc de ne
pas « saboter » la grève : sept choisissent alors de repartir chez
eux à Asunción – le trajet est d’ailleurs payé par la FOCN (La
Protesta, n° 8031, juin). Militaires et policiers vont devoir
intervenir plusieurs fois pour tenter de casser la grève,
notamment en incarcérant près de 300 travailleurs7. Des
hommes de main sont également engagés pour provoquer des
troubles avec les grévistes. Le 11 octobre 1956, à Rosario, ces
hommes de main poignardent et tuent Ramiro García
Fernández, un anarchiste espagnol de 55 ans, ancien de la CNT-
AIT.
Mais ces ouvriers ont conservé la culture quasi guerrière et
intellectuelle des premières sociétés de résistance : leur niveau
de culture, leur envie de découvrir, de lire et d’apprendre
comble le vide d’un travail absent (bien que certains syndicats
solidaires, comme celui des plombiers, tâchent de donner du
travail aux grévistes quand ils le peuvent), alors que le souvenir
des luttes des anciens est là pour leur apporter le soutien moral
nécessaire. Et puis de bonnes nouvelles redonnent espoir aux
grévistes : en février 1957 par exemple, un peu moins de 15 %
de grévistes ont repris le travail sur les bases de la FOCN,
notamment à Buenos Aires, La Plata et Rosario, ce qui souligne
au passage le sectarisme et la fermeté des Talleres del Estado et
de l’UCN. Par ailleurs, plusieurs syndicats décident d’apporter
leur soutien aux grévistes de la FOCN, dont les Uruguayens de
la Confédération syndicale d’Uruguay ainsi que la Fédération
métallurgique, organisme qui regroupe les ouvriers navals
d’Amérique du Nord et d’Europe.
La Confédération internationale des syndicats libres8, réunie
en juillet 1957 à Tunis, évoque d’ailleurs un appel au boycott de
tous les bateaux argentins venant se faire réparer dans d’autres
pays, sans que cela ne soit suivi d’effets concrets, hormis un
télégramme poliment indigné envoyé au général Aramburu.
Cette reconnaissance de la FOCN par la CISL semble avoir
motivé le gouvernement à accélérer le mouvement pour briser
la grève. La méthode est connue et date de Perón : elle consiste
en la création d’un syndicat parallèle afin de contourner les
syndicats historiques en reconnaissant officiellement cette
dernière structure. Dans le secteur cela avait déjà été le cas avec
l’Asociación Marítima Argentina (AMA), mais sans grand
succès. Le ministère du travail décide donc de reconnaître
« son » syndicat : le Sindicato Argentino de los Obreros
Navales (SAON) et lui octroie la personería gremial le
26 octobre 1957. Pourtant, la FOCN avait commencé vers la fin
août à se réunir autour de la table avec des représentants du
patronat sur invitation du ministère des transports – invitation
supposant déjà une reconnaissance implicite du poids de la
FOCN dans le secteur de la construction navale, si ce n’est en
tant que syndicat majoritaire sinon hégémonique. Mais les
espoirs de règlement par la négociation s’envolent bien vite et
la longue grève des ouvriers de la construction navale – l’une
des plus longue du siècle passé – se termine par deux
assemblées générales qui se tiennent les 11 et 13 novembre,
sans gains réels ni victoire.
Pire, le « calvaire » des ouvriers ne s’achève pas là puisque la
morgue des vainqueurs (en l’occurrence, l’UCN) va jusqu’à
interdire aux petits patrons d’employer les grévistes n’ayant pas
« expié », autrement dit, ceux signalés comme encore membres
de la FOCN. Bien sûr, cette dernière mesure sera plus ou moins
suivie d’effets vu les qualifications des anciens grévistes et le
besoin de main-d’œuvre des petits ateliers.
En revanche, la Fédération, elle, ne s’en relèvera jamais
vraiment et disparaîtra en 1971 faute d’adhérents et devant son
refus permanent de se soumettre à la loi sur les associations
professionnelles.

VERS L’ADOPTION DU PROGRAMME DE LA FALDA ET


LE RETOUR À LA « DÉMOCRATIE ».

Malgré la multiplicité des luttes et des fronts sociaux


radicalisés, la situation politique et sociale se dégrade d’autant
plus vite que la situation économique est une véritable
catastrophe et que le gouvernement conserve ses réflexes
dictatoriaux. Le déficit passe de 1 607 milliards à
9 124 milliards de pesos entre 1955 et 1957. Le blocage des
salaires et la grave détérioration du pouvoir d’achat poussent
les ouvriers à entreprendre des grèves dures dont certaines se
prolongent plusieurs semaines.
L’année 1957 est marquée par un développement considérable
de ces conflits et marque un tournant syndical. Car, si « la CGT
régionale de Córdoba [qui a été] la première à élire ses propres
dirigeants après 1955 ; conduite par des péronistes combatifs,
parmi lesquels son secrétaire général Atilio López, […] appelle
avec succès à cinq journées de grève générale dans la province
entre juillet et novembre 1957 » (Gèze et Labrousse, 1975 : 77),
les syndicats – péronistes ou non – sont de plus en plus
nombreux à se défaire du joug dictatorial (ce que les Argentins
appellent sindicatos recuperados en opposition aux sindicatos
intervenidos) et à revendiquer une autre politique.
Cette vague anti-autoritaire menace d’ailleurs sans doute
quelque peu la domination péroniste et communiste sur les
quatre structures syndicales de résistance : la CGT unique et
intransigeante, le Commando syndical, la CGT noire et la CGT.
Dès février 1957, elles mettent sur pied une commission
intersyndicale des « syndicats récupérés » dont le but est « le
rétablissement complet de tous les syndicats via des élections
libres, la réapparition de la CGT, la suspension de toutes les
restrictions légales qui entravaient les interventions sur des
questions syndicales, la libération de tous les prisonniers pour
des raisons syndicales. ». On peut ajouter à ces revendications
les suivantes : la non application de la loi de résidence,
l’établissement d’un prix maximum établi, le contrôle de la
spéculation ou encore la levée de l’état de siège (Ayles et coll.,
2013). Initialement animée par les syndicats de la restauration,
du bois et de la construction de tendance communiste, les
péronistes ne tardent pas à conquérir l’hégémonie culturelle sur
cette commission.
Cause ou conséquence de cette création, dès avril 1957, près
de la moitié des syndicats de Buenos Aires et les deux tiers de
ceux du reste du pays ont été récupérés. Le 1er mai, un
événement est organisé puis, « le 12 juillet [1957] la
commission intersyndicale va déposer une grève générale
demandant la libération de tous les prisonniers syndicaux et la
normalisation de tous les syndicats. Deux millions et demi de
travailleurs y participeront » (Ayles et coll., 2013).
Mais cette grève est rapidement dénoncée par le
gouvernement, soutenu par la quasi-totalité des médias et la
direction socialiste du syndicat qui relaient l’idée d’un plan
organisé par des éléments extrémistes afin de déstabiliser le
pays. L’intervention de l’armée, à la demande de Pérez-Leirós,
aboutit à la fermeture de tous les locaux communistes et à
l’incarcération d’un certain nombre de dirigeants. C’est un coup
fatal porté à la grève, même si les ouvriers ont pu résister à la
tentative de mobilisation forcée voulue par le pouvoir.
En juin 1957, c’est au tour des 7 000 ouvriers des frigorifiques
Swift de débrayer contre le licenciement d’un des leurs ; en
août les mosaïstes de la Sociedad de Resistencia de los
Colocadores de Mosaicos démarrent une grève qui durera sept
mois et se terminera en mars 1958 par la signature de l’accord
présenté par le syndicat à la Chambre argentine de la
construction.
Conséquence de cette poussée de fièvre prolétaire, le pouvoir
fait passer une loi permettant à tout dépositaire de l’ordre
public le droit de juger et d’appliquer la peine de mort contre
« tout perturbateur de la tranquillité publique9 » (Peña et
Duhalde, 2002 : 18).
Mais c’est peine perdue et le pouvoir d’Aramburu s’engage
sur une voie périlleuse : dans l’optique de réformer la
Constitution péroniste honnie de 1949, le gouvernement
militaire convoque des élections pour une Convention
constituante à laquelle va largement prendre part la commission
intersyndicale en relayant l’appel au vote blanc ordonné par
Perón, les péronistes ayant été proscrits de cette élection. Avec
plus de 2,1 millions de votes blancs c’est bien ce dernier parti
qui arrive en tête des élections le 28 juillet 1957… Pour autant,
de ce point de vue, ce « baroud électoral » péroniste reste sans
effets concrets sur le processus de réforme constitutionnelle qui
se poursuit jusqu’à la fin septembre 1957.
Ce nouvel échec convainc le capitaine de vaisseau Alberto
Patrón Laplacette, alors tuteur de la CGT, de lâcher du lest. Il
convoque un congrès visant à « normaliser10 » la situation de la
confédération qui démarre fin août 1957 : 673 délégués11
représentants 2 401 481 travailleurs syndiqués et 97 organismes
ouvriers (fédérations locales ou nationales ainsi que des
syndicats directement adhérents) se réunissent donc, mais
n’aboutissent qu’à une nouvelle scission au prétexte du manque
de transparence quant au recensement du nombre des délégués.
D’un côté se retrouvent donc « 62 organisations »
majoritairement pro-péronistes mais regroupant quelques
communistes et quelques nationalistes (plus tard, les 62
regrouperont aussi les « frondizistes », les partisans du
président radical qui arrive au pouvoir en 1958) et de l’autre,
« 32 organisations » dites « démocratiques », contrôlées par des
socialistes, des libertaires ou des syndicalistes neutres et
réformistes. Selon le penseur anarchiste Louis Mercier-Vega
présent lors de ce congrès12, sur deux millions et demi de
cotisants en 1957, les 32 organisations (qu’il qualifie de
« vraiment représentatives ») représentent un peu plus d’un
million de syndiqués. Cotisants « volontaires » qu’il faudrait
distinguer de cotisants plus ou moins opportunistes ou
vaguement péronistes, dans tous les cas moins disposés à
militer ou à lutter que les membres des 32. L’historiographie
péroniste quant à elle, considère évidemment cette « scission »
comme une scission gorila, c’est-à-dire de soutien à la dictature
puisque opposée au péronisme politique et syndical.
Le congreso normalizador de fin août 1957 ne réussit donc pas
à normaliser quoi que ce soit et les désormais « 62
organisations » décident de se revoir à la fin de l’année afin
d’avancer sur un front politique commun. Entre-temps,
plusieurs journées de mobilisation générale (grèves de
24 heures, dites grèves « carrées ») sont organisées le
27 septembre, puis les 22 et 23 octobre 1957. En septembre, le
pays est largement paralysé par la grève des ouvriers du
téléphone et des télégraphes auxquels vont bientôt se joindre les
ouvriers du port, des transports automobiles et les cheminots.
Enfin, les 29 et 30 novembre ainsi que le 1er décembre 1957,
les syndicats péronistes et communistes se réunissent dans la
localité de La Falda (province de Córdoba) pour un congrès qui
marque l’apparition d’un projet nationaliste, anti-impérialiste
et, en apparence du moins, ouvrier. Présenté par la suite comme
une étape historique, le programme de La Falda n’est, en tant
que tel, que très éloigné de toute perspective de révolution
sociale voire, à certains égards, marque presque un recul par
rapport à la Constitution péroniste de 1949. L’un des principaux
orateurs remarqué par le journaliste syndical Santiago Senén
González lors de ce congrès est l’extrême droitier José Ignacio
Rucci, dont nous détaillons le parcours plus loin (Senén
González, 2007).
Pourtant, les syndicalistes communistes ne se décident à partir
qu’après un meeting tenu le 10 décembre au Luna Park. Ce
meeting, Rucci va le transformer en tribune péroniste et
provoquer l’ire du gouvernement. Il faut noter que John
William Cooke souhaitait lui aussi assurer l’hégémonie
péroniste sur les « 62 ». Après leur retrait, les communistes
forment le Movimiento de Unidad y de Coordinación Sindical
(MUCS ou les « 19 »). Plus significatif est le départ du syndicat
Luz y Fuerza et de son délégué Agustín Tosco, futur leader du
syndicalisme dit « de libération » qui, peu de temps après, va
s’opposer à la « bureaucratie péroniste » et revendiquer un
projet de société rappelant fortement le projet syndicaliste
révolutionnaire (en dépit de l’inévitable influence du
christianisme argentin).
De nos jours, le site de la CGT de los Argentinos présente le
programme de la façon suivante :
Le coup d’État du 16 septembre 1955 a rencontré une
réponse immédiate de la part de la classe ouvrière : la
mobilisation de la base, des assemblées d’usines, des
grèves et des sabotages ont été des constantes devant les
violations imposées par les « libérateurs » qui ont mis la
CGT sous tutelle, ont assaillis avec des commandos de
civils les syndicats, ont destitué des milliers de dirigeants
– presque tous péronistes – et en ont envoyé beaucoup en
prison.
Tout cela, c’est la dictature d’Aramburu qui l’a réalisé,
afin de mettre en place le plan Prebisch, favorable à
l’oligarchie et aux monopoles. […]
La réponse combative des travailleurs a été spontané,
sous la direction de cadres de seconde et troisième lignes
du mouvement péroniste, comme Andrès Framini
(textiles), Dante Viel (fonctionnaires) et Natalini (Luz y
Fuerza), devant la désertion des premières lignes. Aux
côtés de dirigeants surgis après 1955, de délégués et de
membres de commissions internes des usines, ils ont
mené une lutte frontale, massive et directe contre le
régime. Une lutte qui va durer jusqu’au 9 juin 1956.
À partir de ce moment-là et vu qu’il était impossible de
reprendre rapidement le gouvernement, il était devenu
nécessaire de reconsidérer la lutte en se lançant dans un
affrontement indirect. La possibilité et la nécessité de
reprendre les syndicats aux tuteurs militaires est alors le
moteur de l’action syndicale qui poursuit cet objectif.
La grande majorité des nouveaux dirigeants, comme
Sebastián Borro des Frigorifiques Lisandro de la Torre
étaient péronistes et leur lutte avait un réel caractère
national. Ainsi, la première CGT régionale récupérée fut
celle de Córdoba qui, le 1er juillet 1957 élit lors de la
première assemblée plénière Atilio López de l’UTA
comme secrétaire général (CGT légale).
Les syndicats et les délégations régionales récupérées
formèrent l’« Intersyndicale » qui, le 12 juillet 1957,
lança un arrêt de travail général suivi dans tout le pays,
obligeant le gouvernement à convoquer le congreso
normalizador d’une CGT placée jusqu’à ce moment-là
sous la tutelle du capitaine de vaisseau Patrón Laplacette.
Dans ce congrès, les tentatives du tuteur pour obtenir une
direction docile s’appuyant sur les syndicats qui avaient
été donnés par les gorilas aux groupes soutenant le
syndicalisme jaune échouèrent. Sur les 94 syndicats, 32
s’en retirèrent. Cette attitude conduisit à une rupture dans
le congrès et à la naissance des « 62 organisations »
intégrées par les syndicats qui étaient restés dans
l’enceinte du congrès.
Cet événement historique revitalisa le péronisme dans
son ensemble puisqu’il constituait le point culminant
d’un effort destiné à structurer une branche syndicale
péroniste malgré les difficiles et dures conditions
imposées par le régime oligarchique.
Cette année-là, en juillet, la dictature militaire décida de
convoquer des élections constituantes pour réformer la
Constitution. L’oligarchie et l’impérialisme ne pouvaient
pas supporter l’existence de la Constitution de 1949 et il
leur fallait déroger aux principes qui affirmaient
l’existence de la justice sociale, de l’indépendance
économique et de la souveraineté politique pour préparer
les conditions politiques et juridiques laissant le champ
libre aux investissements étrangers.
Au cours de ces élections pour la Constituante, le
péronisme proscrit adopta la tactique du vote blanc et
plus de deux millions de votes blancs exprimèrent
clairement le rejet de cette convocation par le peuple.
Le mouvement ouvrier continua à asséner des coups au
gouvernement dictatorial malgré l’état de siège, les
emprisonnements et les proscriptions de dirigeants. Le
27 septembre 1957, quarante syndicats récupérés
appelèrent à la grève générale qui fut unanimement
suivie.
Dans ce contexte de résistance ouvrière et de lutte
politique du péronisme contre les proscriptions et la
reddition, la CGT de Córdoba convoqua une assemblée
plénière nationale des délégués régionaux de la CGT et
des « 62 organisations » qui se tint dans la localité de La
Falda, province de Córdoba. Là y fut approuvé un
programme de gouvernement clairement anti-
oligarchique et anti-impérialiste, marqué par les
bannières historiques du péronisme et par un véritable
mouvement ouvrier argentin dans la lutte pour la
libération nationale et sociale de notre patrie
(http://cgtargentinos.org/).

Le programme de La Falda, Córdoba, 1957

Assemblée nationale des délégations régionales de la CGT et des


« 62 organisations ».
Pour l’indépendance économique
Dans le commerce extérieur
- contrôle étatique du commerce extérieur sur les bases de la forme
d’un monopole d’État ;
- liquidation des monopoles étrangers d’importation et
d’exportation ;
- contrôle des producteurs sur les opérations commerciales dans
un sens de défense du revenu national ;
- planification du processus, avec pour objectif les nécessités du
pays en fonction de son développement historique et en tenant
compte des intérêts de la classe ouvrière ;
- amplification et diversification des marchés internationaux ;
- dénonciation de tous les pactes nuisibles à notre indépendance
économique ;
- planification de la commercialisation en tenant compte de notre
développement intérieur ;
- intégration économique avec les peuples frères d’Amérique
Latine sur les bases des expériences réalisées.
D’un point de vue intérieur
- politique de haute consommation interne : hausse des salaires,
majorité de la production pour le pays dans une optique nationale ;
- développement de l’industrie légère en accord avec les nécessités
du pays ;
- renforcement de la politique économique visant à obtenir la
consolidation de l’industrie lourde, base de tout développement
futur ;
- politique énergétique nationale : pour ce faire, il est
indispensable de nationaliser les sources naturelles d’énergie et
leur exploitation en fonction des nécessités du développement du
pays ;
- nationalisation des frigorifiques étrangers, afin de rendre
possible un contrôle efficace du commerce extérieur en
soustrayant des mains des monopoles étrangers ces ressorts
basiques de notre économie ;
- solutions de fond et nationales apportées aux problèmes
économiques régionaux sur la base d’intégration de ces économies
aux nécessités réelles du pays et en dépassant la division actuelle
entre « provinces pauvres » et « provinces riches » ;
- contrôle centralisé du crédit en partie par l’État, en le mettant en
accord avec un plan de développement intégral de l’économie
prenant en compte l’intérêt des travailleurs ;
- programme agraire, résumé par : mécanisation, […],
expropriation des grands propriétaires terriens et extension du
coopérativisme agraire, dans le sens où la terre appartient à celui
qui la travaille ;
Pour la justice sociale
- contrôle ouvrier de la production et de la distribution de la
richesse nationale, prenant en compte la participation effective des
travailleurs : dans l’élaboration et l’exécution du plan économique
général au travers des organisations syndicales ; dans la
participation à la direction des entreprises privées et publiques
[…] ; dans le contrôle populaire des prix ;
- salaire minimum, vital et mobile ;
- prévision sociale intégrale : unification des bénéfices et extension
de ceux-ci à tous les secteurs du monde du travail ;
- réforme de la législation du travail afin de la mettre en
adéquation avec le moment historique et en accord avec le plan
général de transformation populaire de la réalité argentine ;
- création d’un organisme étatique qui, grâce au contrôle ouvrier,
assurera la réalisation des conquêtes et des législations sociales ;
- sécurité de l’emploi ;
- législation syndicale.
Pour la souveraineté politique
- élaboration d’un grand plan politique, économique et social […]
qui reconnaisse la présence du mouvement ouvrier comme force
nationale fondamentale au travers de sa participation hégémonique
à son élaboration et à sa direction ;
- renforcement de l’État national populaire visant à la destruction
des secteurs oligarchiques antinationaux et ses alliés étrangers et
reconnaissant que la classe ouvrière est l’unique force argentine
qui représente, à travers ses intérêts, les aspirations du pays […] ;
- porter l’action vers un accord intégral (politique et économique)
avec les nations sœurs latino-américaines ;
- action politique qui remplace les divisions artificielles intérieures,
basées sur un fédéralisme libéral faussé ;
- liberté d’élire et d’être élu, sans aucune habilitation et
renforcement […] de la volonté populaire ;
- solidarité de la classe ouvrière avec les luttes de libération
nationale des peuples opprimés. Politique internationale
indépendante.

L’année 1957 est également importante pour les autres partis


politiques, qui se remettent en ordre de bataille, notamment
pour défendre ou attaquer la réforme constitutionnelle, et
marque sans conteste le retour de la vieille UCR, sous deux
formes après la scission de 1956 : l’UCR-Intransigeante
opposée à la réforme constitutionnelle et obtenant plus
d’1,8 million de voix ; l’UCR-del pueblo, favorable à cette
réforme et obtenant près de 2,1 millions de voix.
L’ancienne prégnance péroniste n’étant pas issue du néant, les
différentes formations ayant soutenu le « retour à la
démocratie » se rendent assez rapidement compte de la
difficulté d’attirer cet électorat péroniste tout en essayant de se
prémunir du retour d’un courant néopéroniste… D’autant que,
si les bureaucraties syndicales ne jouaient guère qu’un rôle de
courroie de transmission entre la Casa Rosada et les travailleurs
durant la période justicialiste, elles sont obligées depuis l’exil
d u caudillo de faire œuvre syndicale afin de conserver les
acquis sociaux de la période précédente et ne pas perdre leurs
postes.
Tout aussi rapidement, Arturo Frondizi 13, leader de l’UCRI
passe une alliance tacite avec Perón au travers de leurs
représentants respectifs : Rogelio Frigerio et John William
Cooke, qui se rencontrent à Caracas. L’accord assure le soutien
des électeurs péronistes à Frondizi pour les élections de 1958.
Sans doute, l’« absent » ne veut-il pas réitérer le désastre
politique (bien que démonstration de force réussie) du vote
pour la Convention constituante que le vote péroniste aurait
empêché s’il s’était reporté sur l’UCRI, tout en reprenant
l’initiative face à ses troupes restées sur place. L’accord porte
sur « deux points essentiels : d’abord, le vote d’une nouvelle loi
sur les associations professionnelles, pour renforcer la CGT ; en
second lieu, la convocation d’une Assemblée constituante qui
organiserait, dès la fin du mandat de Frondizi, des élections
présidentielles auxquelles pourrait se présenter Perón lui-
même » (Guillerm, 1989 : 31). Dans cette perspective
électorale, le mouvement péroniste met sur pied un Consejo
Coordinador y Supervisor (CCS) dont le secrétariat est
tournant. Organe de coordination des luttes, ce nouvel outil
représente sans doute l’une des premières césures au sein du
mouvement entre des dirigeants qui vont bientôt être affublés
du peu sympathique terme d’integrados (intégrés, autrement dit
prompts à la négociation avec le pouvoir) et ceux souhaitant
conserver une optique de lutte clairement révolutionnaire.
Le péronisme se divise donc entre une « droite », y compris
syndicale, qui ne dit pas son nom et une aile révolutionnaire, le
Peronismo Revolucionario ou PR, faisant partie d’un vaste
maelström, notamment culturel, désigné par le terme
d’Izquierda peronista (IP), avant-garde de ce que l’Histoire
retient comme la Nueva Izquierda. Cette distinction n’échappe
d’ailleurs pas du tout aux militaires qui font rapidement le lien
entre subversion marxiste et agitation péroniste. Loin de
simplement constater cette différence, le Conseil va également
assumer un rôle de purge des éléments les plus turbulents du
mouvement, d’autant qu’Arturo Frondizi, remporte les
élections du 23 février 1958 avec le report des voix péronistes
et ce malgré l’abstention et le vote blanc, soutenu par le CNP,
de plusieurs centaines de milliers d’entre eux. Ce soutien, les
dirigeants péronistes présents sur le sol argentin entendent bien
le rappeler au nouveau pouvoir… pour leur propre compte.
Les mois qui précèdent la prise de pouvoir effective de
Frondizi sont troubles et, l’évolution de la situation est difficile
à prévoir. Finalement, l’armée n’intervient pas, mais garde une
certaine main mise : le nouveau président entre bien en fonction
mais les « idéaux » de la révolution sont étroitement surveillés.
Aidé de Rogelio Frigerio (l’un de ses meilleurs amis),
Frondizi met en place une politique économique libérale :
subventions aux écoles catholiques (jusqu’à 70 % des salaires
des professeurs de ces écoles sont financés par l’État) ; libre
entreprise ; appel à la technologie et aux capitaux étrangers ;
augmentation de la plupart des prix (ceux des chemins de fer
augmentent de 60 %, du métro de 100 %, du pétrole de 200 %,
la consommation de viande passe de 90 kg par personne et par
an en 1958 à 70 kg en 1959) ; l’inflation monte à plus de 113 %
en 1959 ; la production et l’emploi baissent ; le taux
d’imposition est relevé… Autant de mesures qui font perdre à
de larges catégories d’Argentins leur pouvoir d’achat et sont les
principales raisons de la crise économique. Certaines catégories
professionnelles, comme les chauffeurs, se plaignent de devoir
retravailler plus de 10 heures par jour (voire 12, 14 et jusqu’à
16 heures dans certains cas). Les rares mesures ayant pu faire
impression au début du mandat de Frondizi (nomination d’un
nouveau « tuteur » à la tête de la CGT, augmentation
« massive » de 60 % des salaires ou encore suppression de la loi
de résidence) se perdent dans une avalanche de mauvaises
nouvelles.
Un décret va particulièrement déchaîner les foudres
étudiantes : le décret-loi 6403/55, dont l’article 28 instaure la
reconnaissance des universités privées. Toujours profondément
attachés aux idéaux de la réforme universitaire de 1918 (De
Gracia, 2009), les étudiants descendent massivement dans la
rue (on parle de 250 000 étudiants mobilisés aux cris de « Laica
o libre ») et manifestent pendant plusieurs semaines dans les
principales villes d’Argentine (Buenos Aires, Tucumán,
Rosario, Córdoba, etc.). Ces manifestations sont violemment
réprimées par la police qui tire une fois de plus à balles réelles,
occasionnant de nombreux blessés. Cependant, cet article 28
n’est pas perdu pour tout le monde : les fractions les plus
autoritaires de la FUA réussissent à cette occasion à faire
évoluer le mode de fonctionnement d’une structure réellement
fédéraliste qu’ils transforment en une structure verticaliste,
dont l’organe suprême devient le Congreso Universitario qui
impose la ligne politique au reste de la « Fédération ».
Par ailleurs, dans un contexte économique difficile pour le
peuple, les travailleurs ne restent pas inactifs et de nombreuses
grèves éclatent dans tout le pays à partir du dernier trimestre de
l’année 1958 qui se soldent par près de 6 millions de journées
perdues : employés de banque, médecins, maçons, cimentiers,
plombiers, ainsi que des dizaines de conflits locaux, régionaux
ou nationaux maintiennent le pays à un niveau de tension
sociale élevé.
Le secteur ferroviaire est à nouveau durement touché et la
volonté du pouvoir en place est de favoriser le transport routier
et de moderniser les chemins de fer (notamment en remplaçant
les motrices à charbon par du diesel) (Solanas, 2008). Les
sentinelles qui protègent les lignes de chemins de fer reçoivent
d’ailleurs l’ordre de tirer en cas de suspicion d’acte de sabotage
– l’ordre est affiché sur des panneaux visibles par tous.
Puis, c’est le secteur pétrolier qui se déclare en grève dans la
province de Mendoza – conflit qui se veut politique et manipulé
par le PC. Le problème des ouvriers du pétrole va s’étendre à
tout le pays en novembre, suite à une grève générale de
protestation contre la privatisation des ressources d’or noir du
pays. Débordé par une base sociale qu’il était loin d’avoir
acquise à sa cause, Frondizi envoie l’armée contre les
principaux foyers de grévistes, oblige les cheminots à se
mobiliser pour leur entreprise et décrète l’état de siège14. Un
haut fonctionnaire du gouvernement lance alors l’avertissement
suivant : « Le gouvernement agira avec la plus grande rigueur
afin d’éviter que la vague d’agitation ne termine en chaos,
même si nous devons vivre dix Semaines tragiques pour se
faire » (La Protesta, n° 805, décembre 1958). La répression qui
suit va mettre un terme au pacte conclu entre Frondizi et Perón
et marque un tournant en termes de répression de la classe
ouvrière. La Protesta datée de décembre 1958 titre ainsi :
« Estado Totalitario de Derecho » (État de droit totalitaire).

CONTRECOUPS CUBAINS

Les conflits se font donc de plus en plus durs. Des bombes


explosent à Buenos Aires en janvier 1959, alors que les
révolutionnaires cubains entrent en vainqueurs à La Havane. La
« fanfare » de ce début d’année continue avec la grève des
frigorifiques Lissandro de la Torre. Les ouvriers de la viande de
cette entreprise déclarent une grève illimitée avec occupation
d’usine à partir du 15 janvier (le lendemain de l’approbation de
la loi privatisant l’établissement) et précisent dans leur
proclamation :

Si nos moyens de lutte ne sont pas du goût des officiels,


nous leurs rappelons que les citoyens n’ont aucun moyen
de s’exprimer démocratiquement et doivent alterner entre
les persécutions policières et les fraudes électorales (Peña
et Duhalde, 2002 : 25).

Un témoin de l’époque raconte :

On n’avait pas d’armes, on ne pouvait ni parler, ni voter,


ni faire quoi que ce soit. La liberté de la presse était
limitée et on était sous le coup du décret 4 161 qui
indiquait que quiconque évoquait Perón pouvait faire de
la prison. On ne pouvait même pas avoir de photo de
Perón chez nous (Peña et Duhalde, 2002).

Ainsi, 9 000 ouvriers des frigorifiques, derrière le leader


Sebastián Borro et « un puissant corps de délégués mandaté
démocratiquement par l’assemblée » (Ayles et coll., 2013),
s’opposent à la privatisation. Le 17 janvier une grève générale
de solidarité (dénommée « grève générale révolutionnaire ») est
lancée, sous la pression de leur base, par les « 62
organisations » péronistes et les communistes du MUCS. La
répression qui s’ensuit est digne d’un épisode guerrier : 3 000
policiers appuyés par des chars prennent l’usine d’assaut qui
n’est abandonnée par les ouvriers qu’après une violente
résistance. Les jours qui suivent, le quartier populaire et rebelle
de Mataderos (ou Nueva Chicago, nom donné par les ouvriers
anarchistes du début du siècle en hommage aux martyrs de la
ville éponyme) se soulève littéralement : « manifestations,
barricades, incendies d’autobus et de voitures, bombes, etc. »
(Gèze et Labrousse, 1975 : 80-81).
Suite au délogement du frigorifique, le 17 janvier,
l’affrontement va se transférer à un énorme secteur de la
ville […] qui impliqua les quartiers de Mataderos, Villa
Lugano, Bajo Flores, Villa Luro et une partie de Floresta.
Ces quartiers seront occupés par les voisins qui offraient
une résistance tenace face à la répression. Durant cinq
jours, les ouvriers, les voisins et les commerçants
affronteront les forces répressives lors de batailles très
dures. La classe ouvrière de la zone se transformera en
dirigeante spirituelle des populations voisines. C’est
l’industrie frigorifique, prédominante, qui gouvernait et
organisait l’existence même de tout ce complexe urbain.
Les liens informels de famille, de voisinage et de lieux de
travail vont acquérir une puissante homogénéité,
renforcée dans son expression la plus virulente lorsque
l’État et son appareil répressif s’apprêtait à attaquer. Ces
liens primaires seront ceux qui assureront la défense et la
sécurité des ouvriers et des activistes à un niveau
qu’aucune organisation formelle n’aurait pu atteindre
(Ayles et coll., 2013).

La population est, par ailleurs, appuyée d’un point de vue


logistique par les membres, bien que peu nombreux, du CNP de
John William Cooke. Malgré cela, la fin de conflit est amère,
car si la population de Mataderos obtient la tête du ministre du
travail Alfredo Allende, qui doit démissionner, 200 personnes
sont arrêtées et 5 200 ouvriers des frigorifiques sont licenciés.
Le groupe dirigeant cégétiste décide également de prendre ses
responsabilités et est intégralement renouvelé. À la même
période, dans la banlieue de Buenos Aires à La Salada, un
groupe de jeunes gens ulcérés par cet épisode de la guerre
sociale et récemment exclus du groupe marxiste-léniniste
Praxis, se décident à lutter différemment : les futures Fuerzas
Armadas de Liberación (FAL) sont en gestation.
C’est sans doute l’un des grands acquis de cette lutte : le
rapprochement entre certains secteurs étudiants et jeunes ayant
participé au soutien des frigorifiques et les secteurs ouvriers.
Un rapprochement qui se traduit notamment par le soutien
financier et le prêt de locaux syndicaux à la récente
organisation de la Juventud Peronista (abrégée en JP ou JotaP).
Créée en 1957, entre autres par Gustavo Rearte, la JotaP est
l’union d’une constellation de petits groupes (des
« commandos ») aux relations très ouvertes entre eux et
composés de jeunes hommes qui avaient entre 13 et 25 ans lors
du pronunciamiento de 1955. La JotaP, si elle revendique une
première action « armée » sous le nom d’Ejercito Peronista de
Liberación Nacional (EPLN) en 1960, est quelque peu freinée
lors de ses premières années d’existence par un mélange des
genres idéologiques faisant se confronter en son sein des
tendances d’extrême droite et d’extrême gauche.
Quasi spontanéistes, les jeunes de la JotaP se lancent dans une
spirale de violence ayant pour objectif premier de soutenir les
luttes sociales en cours : « Ce que nous faisions nous à cette
époque était peut-être très héroïque mais c’était très artisanal
[…], très ouvert sur l’humain, une guerre du peuple ; une
résistance déchaussée » (Moncalvillo, 1986).
Les premiers temps de ces groupes sont marqués par une
réaction épidermique à l’injustice subie par le peuple ; ces
groupes, qui se veulent ni autoritaires ni intolérants (à la
différence des dérives sectaires de certains groupes armés des
années 1970), ni politiques (les politiciens ayant largement
abandonné le peuple péroniste en 1955 comme on l’a vu). Le
profil de cette première garde péroniste se veut donc, au final,
très libertaire dans son fonctionnement et dans sa manière
d’embrasser le peuple sans distinction d’opinion mais dans un
programme commun. Une dimension libertaire qui se retrouve
y compris dans les couples : « [Cette génération de 1955] a
généré des nouvelles formes de relations homme-femme et des
nouvelles formes de famille », raconte Dinora Gevennini
(Gamba et Vassallo, 1986). Ce mouvement, poursuit-elle
« rompait avec les schémas établis, [c’était] un mouvement
dans lequel le couple apprenait la participation, dans lequel la
femme était incitée à travailler et militer »… au risque d’être
incarcérée et parfois de disparaître. Pour autant, ce mouvement
de lutte ne revendiqua pas stricto sensu l’égalité homme-
femme ou la libération de cette dernière.
Suite à l’élection de Frondizi, pour laquelle la JotaP appelle à
voter blanc, l’organisation se dote d’une mesa directiva
(bureau) composée de ces jeunes gens essentiellement formés
par la lutte de rue : Tuli Ferrari, Gustavo Rearte, Héctor Spina,
Tito Bevilacqua, Envar El Kadri, Felipe Vallese (qui va
rapidement « disparaître ») et Jorge Rulli. Preuve de leur
combativité, c’est dans la cour de l’Asociación de Empleados
de Farmacia (ADEF) que Jorge Di Pascuale (futur délégué
personnel de Perón auprès des pays socialistes) leur prête que
cette mesa est constituée.
Plusieurs autres grèves appuyées par des sabotages du CNP se
déclenchent tout au long de l’année :

Les grèves générales relaient les mouvements sectoriels.


De véritables émeutes durement réprimées se produisent
à Buenos Aires, en avril 1959. Le président dénonce les
communistes […] et expulse les diplomates russes
(Rouquié, 1978 : 483).

En avril, le gouvernement doit d’ailleurs faire appel à l’armée


pour remplacer les ouvriers du port, en grève, alors qu’une
campagne contre les nouveaux tarifs électriques semble prendre
de l’ampleur. Une partie des péronistes se met à voter pour le
PC argentin.
Le fantôme du communisme plane alors sur l’Argentine, aidé
en cela par la confusion maintenue par l’armée et la présidence
entre péronisme (de plus en plus radicalisé) et communisme.
Mais l’arrivée de Frondizi au pouvoir, suivie peu de temps
après par la victoire des troupes révolutionnaires cubaines vont
déclencher un véritable courant de panique au sein des
militaires et des hommes politiques les plus anticommunistes.
Bien sûr, l’expérience de la guerre révolutionnaire de Fidel
Castro, Che Guevara, Camilo Cienfuegos, Hubert Matos et des
80 hommes du Gramma, n’est pas pour rassurer la société
militaire. Et ce, même si l’Argentine est plus urbaine que rurale
et que le modèle cubain n’est en définitive pas si « exportable »
que cela. Dès lors, les premiers échanges avec les militaires
français et les premiers cours de lutte antisubversive sous-
tendus par une idéologie d’extrême droite et néolibérale se
développent peu à peu en Argentine. Le premier militaire à
recevoir des cours sera Alcides López Aufranc, officier argentin
qui, après avoir appris la théorie à l’École militaire de Paris,
bénéficie d’un stage pratique sur le terrain algérien, où l’armée
française mène alors la guerre contre le FLN. Dès 1959, un
accord signé entre l’Argentine et la France permet à cette
dernière d’exporter ces techniques et de les professer à Buenos
Aires. Entre autres spécialistes de la contre-insurrection, on
trouve l’ancien moine-soldat de l’OAS, Georges Grasset, qui
participe à la lutte contre l’« ennemi intérieur » (Lemoine,
2004). Par ailleurs, il faut à nouveau préciser que l’armée
argentine, d’abord francophile puis germanophile, a été en
partie influencée par le nazisme et le fascisme italien. Il y a fort
à parier que beaucoup de militaires encore en activité en 1959
ont pu être influencés dans leur jeunesse par ces régimes.
La révolution cubaine va également bousculer les rangs
syndicaux. Trois mois après la victoire des forces castristes, en
mars 1959, un regroupement de péronistes (dont Augusto
Timoteo Vandor 15), de communistes et d’indépendants crée le
Movimiento Obrero Unificado (MOU). L’idée est de se mettre
d’accord sur treize grands points constituant une base
revendicative pérenne.
Entre autres revendications, le MOU demande la refonte des
conventions collectives et leur élargissement au niveau
national, la levée de l’état de siège et des lois répressives, le
règlement du conflit des frigorifiques ou encore « la remise des
terres aux mains de ceux qui la travaillent, grâce à une profonde
réforme de l’actuelle structure latifundiste » (proposition n° 13)
(Senén González, 1971 : 28). La proposition semble claire,
d’autant que cette attaque, dernière sur la liste, vise directement
l’oligarchie terrienne manipulant depuis toujours la politique
argentine et que les besoins en la matière sont plus que criants.
En 1957, le BIT publie les chiffres suivants : les grandes
propriétés couvrent 42,6 % de la superficie totale, alors que les
parcelles individuelles, qui représentent plus de 36 % des
exploitations, ne couvrent que 1 % des terres cultivées. Même
si une certaine classe moyenne paysanne se constitue,
notamment dans les provinces de Chubút, La Pampa et Río
Negro, ces chiffres sont transparents quant à l’impossibilité
d’une quelconque mobilité verticale. Le choix pour les péons
argentins se réduit à deux possibilités : continuer à travailler
dans des conditions qui n’ont guère évolué depuis le 19e siècle
ou migrer vers la ville.
Pendant que les bureaucraties syndicales discutent, le dialogue
social entre le pouvoir et la base s’approfondit. Plus de 90
syndicats sont mobilisés pendant la seconde moitié de l’année
1959, soit 1,4 million de travailleurs et plus de 10 millions de
journées de travail perdues. Certains mouvements tentent
d’ailleurs d’impulser des dynamiques interprofessionnelles, à
l’instar de la tentative du mouvement des métallurgistes de la
fin août (déclaré légal) qui devait être rejoint par la Fédération
du textile partant en grève sur ses propres bases. Cette
convergence n’aboutira pas, et c’est d’ailleurs une des critiques
récurrentes des anarchistes vis-à-vis du mouvement ouvrier de
ces années : le manque de solidarité parmi les travailleurs
malgré leurs difficultés économiques et leur pauvreté morale.
Certes, le nouveau pouvoir tente de donner certains gages
économiques (on l’a vu) mais aussi politiques, dont la levée de
la tutelle d’un certain nombre de syndicats cégétistes ou la
libération de militants cheminots ou d’ouvriers du pétrole font
partie. Pour autant, des centaines d’ouvriers continuent d’être
arrêtés et torturés.
Pire, le 14 mars 1960 c’est le plan Conintes (pour Conmoción
Interna del Estado datant du péronisme) qui est lancé pour
combattre le « terrorisme ». Un plan laissant toute marge de
manœuvre aux militaires (qui, eux, avaient demandé
l’instauration de l’état d’urgence et la possibilité d’appliquer la
peine de mort à tout « flagrant délit ») pour continuer leur
œuvre de répression en dehors des cadres constitutionnels. Les
grèves et les manifestations sont également déclarées illégales
dans le cadre de Conintes.
Il faut dire que la résistance péroniste est plus qu’active au
cours de ces années sombres. Entre le 1er mai 1958, date à
laquelle Frondizi accède à la présidence, et le 30 juin 1961, ce
sont plus de 1 000 charges explosives et bombes qui sont
posées, une centaine d’incendies qui dévastent wagons, usines
ou gazoducs, et plus de 400 actes de sabotage qui obstruent les
voies ferrées ou détruisent des tours à haute tension. En un peu
plus de trois ans, ce sont plus de 1 560 actes de sabotage et
d’attentats en tout genre qui sont répertoriés : soit 1,5 par jour
en moyenne, plus qu’en Algérie à la même époque, bien que
dans un contexte radicalement différent mais alors même que la
lutte du FLN avait largement influencé les fondateurs et
activistes du PR.
Bien sûr, certains dirigeants syndicaux pratiquent autant le
double jeu que le pouvoir frondiziste, et alimentent ces
pratiques de sabotage afin de gagner des points en terme de
rapport de force. Cependant, le foisonnement de ces actes, des
grèves et des occupations, des émeutes et des affrontements ne
laisse pas de place au doute : l’organisation sous-jacente est
populaire et essentiellement péroniste. Mais cela ne résume pas
tout. Car si nombre d’Argentins deviennent ou (se sentent)
péronistes à ce moment c’est non seulement du fait de
l’imbroglio politique et idéologique dans lequel évoluent le
péronisme et le communisme, mais aussi parce que le
péronisme représente à la fois la « résistance » face au pouvoir
en place et les revendications des travailleurs sous le coup d’un
état d’urgence latent (et parfois effectif comme en
octobre 1958), synonyme d’armée d’occupation : une forme de
guerre de basse intensité.
Ce mélange des genres entre un peuple penchant à gauche
mais s’identifiant à un ancien pouvoir de droite et cette
aspiration clairement exprimée à plus de justice sociale va
renforcer le camp péroniste, d’autant plus que Frondizi trahit
immédiatement l’accord qu’il avait passé avec eux. C’est
d’ailleurs symboliquement le représentant du général lors de
son accord avec Frondizi, John William Cooke, qui est l’un des
premiers organisateurs des groupes armés.
C’est sur ce terreau que grandit la nouvelle génération de
militants révolutionnaires. Comme le soulignent Peña et
Duhalde :

Cette nouvelle Jeunesse Péroniste naît de la lutte et de


l’interdiction, et participe de la décentralisation
spontanée des noyaux du péronisme. De nombreux
groupes anonymes se créent, dans chaque ville, dans
chaque quartier, avec leurs pratiques et caractéristiques
propres (Peña et Duhalde, 2002 : 29).

Cette démocratisation du péronisme va marquer durablement


un peuple qui, au plus fort des événements de 2001, alors qu’il
criera d’une même voix son opposition à tous les politiques
qu’il met dans le même sac (« Que se vayan todos ! ») ne s’en
revendiquera pas moins dans sa grande majorité du péronisme.
La démocratisation du péronisme ne va pas sans une certaine
« gauchisation » du discours ni une certaine manipulation et
réécriture à la fois de l’histoire nationale mais aussi de son
histoire en tant que courant politique. Ainsi, John William
Cooke, dans un de ses célèbres textes, Apuntes para la
militancia (« Notes pour le militantisme », 1964), passe sous
silence de nombreux points de l’histoire argentine et de la
biographie de son leader. Entre autres, il oublie d’évoquer le
rôle du « Premier Travailleur » lors du putsch fasciste de 1930
tout en encensant Yrigoyen (victime dudit coup d’État, et dont
il considère que le péronisme est l’héritier) ; élude toutes
accointances entre Perón et la droite la plus réactionnaire ou
encore ne revient pas sur les mouvements sociaux ayant émaillé
les deux présidences. À la lecture de ce texte, il ressort
simplement qu’aucun courant autre que le radicalisme
yrigoyeniste, et son successeur, le justicialisme, ne s’est jamais
intéressé au peuple. Fi donc de l’anarchisme, du syndicalisme-
révolutionnaire, du communisme ou du socialisme (qu’il
« assaisonne » particulièrement dans ce texte). Cooke, à part ce
dernier, ne les cite même pas. La bataille idéologique se livrant
aussi sur le terrain historique, il n’est donc pas étonnant que de
larges pans de la jeunesse, impressionnés par les « faits
d’armes » péronistes des années 1950-1960, et n’ayant pas
d’autre référence à invoquer, cèdent aux appels des sirènes
justicialistes. D’autant que si John William Cooke pratique
l’ellipse historique, ses déclarations présentent un intérêt
certain :

Le péronisme est, par sa composition sociale et ses luttes,


révolutionnaire par essence. Et s’il existe en son sein un
péronisme révolutionnaire, c’est parce que le régime,
grâce à la manipulation de l’appareil étatique et culturel,
retarde la prise de conscience des masses en ce qui
concerne les raisons de la tragédie dont elles souffrent et
de la politique qui pourrait y mettre fin. Ce que nous
appelons bureaucratie péroniste c’est, en résumé, une
couche dirigeante qui opère avec les mêmes valeurs que
l’ennemi et est incapable de ce fait de conduire les bases
à la prise de pouvoir sans laquelle il n’y a d’issue ni pour
les classes laborieuses ni pour le pays, car nous sommes
déjà entrés dans une étape où il n’y a plus de
nationalisme bourgeois, mais seulement révolution
sociale et libération nationale, objectifs non
différenciables, double aspect d’un même processus
indivisible (Cooke, 1966: 14-15).

Cependant, cette tendance révolutionnaire est une ligne de


partage au sein même du justicialisme, à laquelle s’opposent
des tendances favorables à la discussion. Marcelo Raimundo le
résume ainsi :

Pendant que Cafiero s’entretient avec Alsogaray, Vandor


et Matera avec l’ambassadeur étasunien McClintock, les
durs condamnent ces entrevues avec les « facteurs du
pouvoir » ; quand le CCS cherche une manière de former
un front électoral avec des partis politiques traditionnels,
les durs regardent vers leur gauche d’abord puis appellent
à « l’abstention révolutionnaire » ou au vote blanc
(Raimundo, 2000).

Pourtant, il n’est pas tant question de profondes divergences


idéologiques entre les « durs » et les « mous », mais plutôt de
divergences d’ordre moral, concernant les valeurs supposées
être attachées à la conception même de la « résistance »
péroniste (inflexibilité, honneur, droiture, etc.) supposant
l’inverse du dialogue social – là encore, on pourrait faire un
rapprochement avec la radicalité et l’intransigeance du
mouvement libertaire argentin du début du siècle. Mais les
coups portés par l’État contre cette « résistance » qui touche les
militants les plus radicaux ainsi que les échecs répétés d’un
peuple certes courageux mais n’emportant pas de victoire
décisive affaiblit mécaniquement la tendance la plus dure du
mouvement pour quelques temps.
Du côté libertaire, les colonnes de La Protesta résonnent d’une
polémique autour de l’implication des anarchistes dans le
mouvement ouvrier. La polémique part d’une note transmise
par le conseil fédéral de FORA à la commission organisatrice
de la Conférence anarchiste chilienne (qui s’était tenue les 15,
16 et 17 avril 1960), dans laquelle la FORA évoque la crise que
traverse le mouvement anarchiste mondial et accuse les
anarchistes de se désintéresser du syndicalisme et de se
concentrer sur la « diffusion culturelle ». Dès lors, Gregorio
Naso et Antonio López, essentiellement, vont échanger sur
plusieurs numéros leurs analyses quant à la pertinence de
l’implication anarchiste. Pour sa part, Gregorio Naso se refuse à
considérer que se borner à une seule perspective et à un seul
domaine de militantisme soit représentatif de l’esprit
anarchiste. Dans le numéro 8068 de La Protesta, qui paraît en
septembre 1960, il propose plusieurs points sur lesquels
s’appuyer afin d’approfondir le travail des anarchistes :

1. Respect et coordination de tous les efforts anarchistes


[…] sans exclure de secteurs militants.
2. Agissements en accord avec la réalité sociale et en
phase avec les conquêtes ouvrières obtenues en proposant
de les élargir, sans perdre de vue les objectifs essentiels :
l’abolition du salariat et de la domination politique.
3. Développement de l’idée d’initiative libre et autonome
au sein de la masse ouvrière, de manière à neutraliser
l’action dirigiste des fonctionnaires syndicaux, afin de
tendre vers l’administration autonome de tous les
services sociaux.
4. Conversion des structures organiques des syndicats aux
principes fédéralistes en accord avec les nécessités de la
lutte.
5. Militer activement dans les syndicats réformistes en se
regroupant avec d’autres anarchistes, sans se
compromettre dans les directions syndicales […].
6. Soutenir et participer à toute lutte tendant à améliorer
les conditions de la vie ouvrière, manuelle ou
intellectuelle, tout en faisant en sorte qu’elles obtiennent
un caractère et un contenu qui informe sur notre idéal
sans adopter de positions négatives systématiques.

López considère quant à lui que l’une des raisons de la


désertion des travailleurs tient aussi en partie au fait que les
anarchistes, notamment la FORA, se désintéressent, voire se
montrent franchement hostile et dédaigneux vis-à-vis des
acquis sociaux telles que les polycliniques mises sur pied par
les œuvres sociales syndicales. Toutes choses que la FORA n’a
pas tenté d’impulser concrètement quand elle en avait les
moyens entre 1901 et 1930. Par ailleurs, López pointe du doigt
une réalité récurrente dans les idéologies en fort recul : un repli
sur soi et sur des principes qui peu à peu éloignent ses militants
du minimum de pragmatisme permettant la réorganisation des
structures, notamment syndicales.
Entre les errances libertaires et la répression qui s’abat sur le
péronisme révolutionnaire, le « vandorisme » a toute latitude
pour se développer. Alors que le meeting du 1 er mai 1960 se
solde par un ouvrier blessé suite à des échanges de coups de feu
entre bandes politiques rivales ; alors que le MOU a quasiment
disparu, les « 62 organisations » appellent à une réunion pour le
20 mai dont le but est de considérer l’opportunité d’une
direction unique. Pour sa part, l’Unión Ferroviaria appelle à
l’« unité résolue de la classe ouvrière argentine » (La Protesta,
n° 8065, mai 1960). Cette initiative aboutit en partie en octobre
avec la création de la « commission des 20 » (dix membres des
62 et dix membres de syndicats indépendants) qui lance la
grève du 7 novembre 1960, décrite par Senén González comme
l’une des plus importantes des quinze années allant de 1955 à
1970. Peut-être l’ingénieur Álvaro Alsogaray a-t-il largement
contribué à cette mobilisation lorsque, en septembre, il précise
à la radio :

Les travailleurs doivent savoir que les organisations


manipulées par les communistes et les péronistes qui
obéissent aux ordres de l’extérieur seront surveillés et
empêchés d’agir au moment même où elles tenteront
quelque déviation politique ou idéologique […]. Avec la
seule exception signalée dans le paragraphe précédent, les
organisations sont absolument libres (La Protesta,
n° 8068, septembre 1960).

Effectivement, le 7 novembre est une grève générale


largement suivie, y compris par la FORA (bien que sur ses
propres revendications), mais reste limitée à une seule journée
« carrée », sans réel impact.
Entre-temps, les services secrets israéliens (Mossad) qui ont
repéré l’ancien nazi Adolf Eichmann lancent l’« opération
Garibaldi » et le kidnappent en pleine rue, le 11 mai 1960.
L’annonce de cette « violation » de l’intégrité nationale
argentine par des services secrets étrangers ne tarde pas à
déchaîner les foudres de l’organisation Tacuara, qui déclenche
une vague sans précédents d’attentats antisémites qui secoue le
pays pendant plusieurs mois et culmine par l’enlèvement, la
séquestration et la torture de Graciela Sirota, une jeune Juive
qui attendait le bus. Si la Tacuara est une plante de la famille
des bambous utilisée, une fois taillée, comme lance
traditionnelle par les indigènes guaranis, le groupe Movimiento
Nacionalista Tacuara (MNT) est, lui, largement inspiré du
prêtre d’ultra-droite et admirateur du phalangisme Julio
Meinvielle. Crée à la fin de l’année 1957, Tacuara est au départ
d’obédience ouvertement catholique et nationaliste-
syndicaliste. Il est très proche de certains cercles militaires qui
le fournissent largement en armes. Cependant, Meinvielle, qui
ne supporte pas que Tacuara évolue vers une demande de plus
de justice sociale, scissionne début 1960 afin de créer la
Guardia Restaurada Nacionalista (GRN), ultra-catholique et
antisémite. Le MNT continue sa lente (r)évolution jusqu’à une
nouvelle scission, en 1963, entre un groupe campant sur ses
positions antisémites, anticommunistes, antipéronistes et
conservant le nom de MNT (dirigé par Alberto Ezcurra
Uriburu) et une frange d’extrême gauche, fascinée par la
révolution cubaine et devenue pro-péroniste : l’un des leaders
de Tacuara, José Joe Baxter, s’engage même auprès du Viêt-
Minh. Ce dernier mouvement est rebaptisé MNRT (« R » pour
révolutionnaire).
En 1961, plusieurs autres grèves générales sont lancées entre
les mois de juillet, octobre et novembre. Entre le 2 novembre et
le 14 décembre, 42 jours de grève générale secouent les
chemins de fer : l’UF et La Fraternidad s’opposent ensemble à
un plan de restructuration voulu par le gouvernement. L’une des
raisons de la colère est l’abandon d’un projet d’élaboration
d’une commission mixte composée d’ouvriers du rail et de
membres du gouvernement afin de traiter des problèmes
spécifiques du réseau. La grève est dure et dure. Un commando
est formé sous les ordres du chef de la police afin de
réquisitionner les travailleurs, mais la mesure n’impressionne
que très moyennement les cheminots qui arrivent au final à un
accord avec la commission provisoire de la CGT. Cependant,
les cheminots sont chassés, beaucoup de leurs appartements
sont visités, certains se suicident. Fin 1961, c’est de nouveau le
syndicat foriste des plombiers qui va mener une grève très dure
afin d’obtenir les six heures de travail.
La même année, à l’occasion du renouvellement de sa Mesa
Nacional, la JotaP scissionne d’avec ses courants d’extrême
droite. Les affidés nationalistes forment, derrière Alberto Brito
Lima, le Comando de Organización (CdeO) qui va alors se
transformer en supplétif et groupe de choc des vandoristes de
l’UOM.
Avec la démission de son ministre de l’économie et du travail
Álvaro Alsogaray (qui lui avait été imposée par les militaires),
le président Arturo Frondizi se voit contraint d’appeler à des
élections pour le début de l’année 1962 et décide, dans cette
perspective, de lever l’interdiction concernant le péronisme. Le
raz-de-marée attendu suivant cette relégalisation a bien lieu : le
péronisme gagne dix des quatorze provinces, dont celle de
Buenos Aires que remporte le dirigeant du textile Andrés
Framini (qui en devient donc le gouverneur), et des députés
syndicalistes péronistes partent à la Chambre : Sebastián Borro
des Frigorifiques, Jorge Di Pascuale de la Pharmacie, Roberto
García du Caoutchouc, ou encore Eustaquio Tolosa des Ports.
Évidemment, les militaires ne tardent pas à intervenir.
Fin mars, trois d’entre eux exigent la démission du président
puis, suite à son refus, l’arrêtent et le transfèrent sur l’île de
Martin García (le 29). Incapables de se concerter pour mettre à
la tête de l’État un des leurs, les militaires se font « doubler »
par le Parlement qui, dans la nuit du 29 au 30 mars, pousse le
président du Sénat, José María Guido (membre de l’UCR-P) à
assumer les fonctions de président par intérim. Un « coup
d’État républicain dans le coup d’État militaire » que ces
derniers, finalement, acceptent sans que la situation ne puisse
vraiment durer telle quelle. De nouvelles élections « libres »
(pour lesquelles le péronisme est de nouveau proscrit) sont
organisées pour le mois de juillet 1963.
S’agissant de cette incapacité temporaire de l’armée à trancher
lors de ce rebondissement fantaisiste, il faut préciser que,
pendant la période frondiziste, l’institution militaire s’est
divisée en deux camps rivaux, les deux ouvertement
antipéronistes. Mais, alors que le courant dit azul (bleu) penche
pour un pouvoir civil et une intégration progressive du peuple
péroniste (sans que ses représentants ne soient pour autant
autorisés à se présenter ou à gouverner), les colorados (rouges)
sont eux, en faveur d’un gouvernement militaire à même de
casser le mouvement péroniste définitivement. Une grève
générale lancée par la CGT pour le mois d’août précipite
l’affrontement entre ces deux courants – ironiquement, pour
l’anniversaire de la destitution de Perón, en septembre 1962.
Les deux secteurs rivaux de l’armée s’affrontent violemment
dans les rues de Buenos Aires et les Azules, qui en sortent
victorieux, consacrent l’arrivée au pouvoir du général Juan C.
Onganía. En représailles, ce dernier expurge les colorados des
postes clés de l’armée.
Cette guerre intestine au sein de l’armée est rendue possible
par l’union (elle aussi temporaire) du péronisme syndical qui se
réunit en congrès dans la localité de Huerta Grande (province
de Córdoba) en juin 1962. À l’arrivée, c’est un programme en
dix points, dont il sera dit plus tard qu’il constitue un « tournant
à gauche », qu’adoptent les délégués présents. Un programme
sans doute rédigé par le dirigeant combatif et proche du
syndicalisme révolutionnaire Amado Olmos, qui reprochait
notamment à la CGT d’avoir troqué la pensée de Georges Sorel
contre le populisme footballistique. Grand ami de John William
Cooke, Olmos exerce pendant quelques années la direction
morale des 62 organisations, avant que les vandoristes n’entrent
en action lors d’une véritable contre-offensive réactionnaire
visant à discuter avec l’administration d’Arturo Illia (UCRP), le
nouveau président élu le 7 juillet 1963 (il assume la présidence
le 12 octobre).
Le programme de Huerta Grande de 1962

1. Nationaliser toutes les banques et établir un système bancaire


étatique et centralisé.
2. Mettre en place le contrôle étatique sur le commerce extérieur.
3. Nationaliser les secteurs clés de l’économie : sidérurgie,
électricité, pétrole et frigorifiques.
4. Interdire toute exportation directe ou indirecte de capitaux.
5. Ne plus reconnaître les engagements financiers du pays signés
sur le dos du peuple.
6. Interdire toute importation qui ferait concurrence à notre
production.
7. Exproprier l’oligarchie terrienne sans aucune compensation.
8. Mettre en place le contrôle ouvrier de la production.
9. Abolir le secret commercial et fiscaliser rigoureusement les
sociétés commerciales.
10. Planifier l’effort productif en fonction des intérêts de la Nation
et du Peuple argentin en se fixant des priorités et en établissant des
planchers et des plafonds de production.

PLAN DE LUTTE ET OCCUPATIONS D’USINES

Du 28 janvier au 1er février 1963 se tient un nouveau congreso


normalizador de la CGT au cours duquel les 62 et les 32
organisations vont de nouveau fusionner sur une base favorable
aux péronistes. D’après Mercier-Vega, également présent à ce
congrès, et malgré la relative égalité numérique entre les deux
factions syndicales que nous avons évoquées plus haut, les
« démocratiques » n’ont su ni pu reprendre l’avantage au cours
des années qui se sont écoulées. Au contraire, ils se retrouvent
réellement minoritaires en 1963 :

Par comparaison au congrès de 1957, où les délégations


des syndicats démocratiques étaient les plus nombreuses,
l’atmosphère a changé. Le Vêtement est passé aux
péronistes. L’Hôtellerie et le personnel civil des
administrations publiques sont en complète
désorganisation, alors qu’ils étaient autrefois orientés par
les éléments démocratiques. Les employés de commerce
se partagent entre démocrates et péronistes. Les
travailleurs de l’État, autrefois partagés, sont entièrement
représentés par des péronistes. Les travailleurs agricoles
sont passés des indépendants aux péronistes. Même
l’Union des cheminots se trouve divisée en trois
factions : démocrates, péronistes, communistes. Les
délégations communistes sont également moins
nombreuses. Le Bâtiment est perdu, le Bois également,
conquis par les péronistes16.

Cent organisations et 818 délégués 17 se réunissent et publient


une déclaration de principe (« Plan de lucha ») qui, sans être
révolutionnaire, met la barre à gauche toute et est sans doute
influencée par Andrés Framini que d’aucuns voient déjà comme
possible initiateur d’une forme de Front populaire. Nous livrons
ci-dessous les points nous paraissant les plus significatifs en
termes d’avancées sociales :

8. Participation active des travailleurs à l’administration


et la direction des entreprises, qu’elles soient nationales
ou privées, due au fait que la propriété doit avoir une
fonction sociale.
9. Réintégration des ouvriers mis à pied et interdiction
des licenciements de masse.
12. Promotion d’une législation adéquate qui permette les
activités coopératives comme forme de renforcement de
l’économie des travailleurs.
[…] Économiquement […]
2. Changement total des structures économiques, par la
réelle participation des travailleurs à tous les organes de
conduite de la vie économique de la nation, par la mise au
service du peuple de ses richesses et ressources, par la
négociation en tant que pays souverain, sans plus aucun
des obstacles qu’imposent les bénéfices du libre-échange.
8. Annulation des contrats pétroliers, inconstitutionnels et
attentatoires à l’économie et la souveraineté de la nation.
10. Réalisation de la réforme agraire en profondeur, en
instaurant un régime de distribution de la terre facilitant
l’accès à la propriété de ceux qui la travaillent, en accord
avec les avancées du progrès technique, planifiant la
production et la commercialisation agricole et piscicole
et en stimulant les coopératives agraires.
[…] Politiquement […]
2. Levée de l’état de siège.
3. Large liberté de la presse orale et écrite.
6. Élimination des services de renseignement, de
répression, de persécution des idées et des forces de choc
destinées à réprimer la populations.
8. Lutter pour l’instauration totale du droit des peuples à
disposer d’eux mêmes (Senén González, 2007 : 54).

Il est clair à la lecture de cette déclaration d’intention que la


centrale péroniste est marquée du sceau d’une gauche franche
qui affiche ses intentions, même s’il est vrai que la publication
Agrupación Anarquista Alberto Ghiraldo de Mar del Plata note
dans son numéro daté du 1er mai 1962 qu’une délégation de la
CGT s’est présentée au congrès des syndicats espagnols. Perón
y étant alors déjà exilé, peut être faut-il y voir, non pas un
intérêt quelconque pour le syndicalisme franquiste mais une
simple visite au Líder ?
Le comité central confédéral de la CGT des 15 et 18 avril
prévoit d’ailleurs une large campagne unitaire avec les partis
politiques pour le 1er mai et une grève générale à la fin de ce
même mois. Entre-temps, les élections se tiennent et Arturo
Illia arrive au pouvoir grâce à une large coalition (dont les
radicaux font partie) et s’empresse d’envoyer un certain
nombre de marques de sympathie à la bourgeoisie locale par le
respect et la grande tolérance qu’il montre vis-à-vis de ses
institutions, notamment les universités.
En réalité, afin de s’opposer au vandorisme en plein essor,
Perón se rapproche un peu plus de la gauche du mouvement à
qui il va confier la réorganisation du péronisme à partir de
septembre 1963. Cette tendance de gauche prend d’ailleurs, dès
l’année suivante (en août 1964 mais pour seulement deux ans)
le nom de Movimiento Revolucionario Peronista (MRP). Lors
de ces années, ce jeune mouvement esquisse une critique
anticapitaliste ainsi qu’une redéfinition du péronisme comme
parti aspirant réellement à un changement social. Il s’oppose
ainsi de fait aux tentatives par trop négociatrices et conciliantes
des leaders proches de Vandor et va ancrer dans les bases
péronistes pour de nombreuses années l’idée qu’il faut se
débarrasser de toute la bureaucratie, syndicale et politique.
Constitué de nombreux syndicalistes, le MRP impulse des listes
internes dissidentes alternant échecs fracassants (à l’instar des
élections de novembre 1963 dans le secteur de la viande qui
voit la liste verte adoubée par Perón ne récolter que 20 % des
voix) et succès certains (l’élection d’Andrès Framini à la tête
de la Asociación Obrera Textil, AOT) en mai 1964. Le MRP va,
par ailleurs, faire la promotion d’une intense agitation
sociale/syndicale, notamment en soutenant les 30 000 familles
de Tucumán qui, avec l’appui de la Federación Obrera de Los
Trabajadores de la Industría del Azúcar (FOTIA) luttent contre
les plans de fermeture de l’usine Ingenio. La lutte armée est
également prônée puisque le MRP considère cette forme de
lutte comme « méthode suprême de l’action politique » (Bozza,
2001). Cette « gauchisation » de la pratique et du discours
impacte directement une CGT qui compte plus de 2,5 millions
d’adhérents à cette période, ainsi que va le montrer le
déroulement du plan d’action.
La réponse des secteurs vandoristes est justement à chercher
dans ce plan de lutte, adopté par la CGT en 1963, qui est lancé
entre le 18 mai et le 24 juin 1964 sous la forme d’un plan
massif d’occupations. La FGB s’y oppose et le fait savoir. Les
dirigeants syndicaux Armando March et Marcos Almozny se
retirent du plan avec ces mots :

Au fur et à mesure que les revendications sont obtenues,


les actions programmées se font plus violentes. […] On a
pu rapidement définir avec clarté que le but poursuivi
n’était pas tant la concrétisation d’authentiques
revendications ouvrières mais plutôt une campagne
tentant à instaurer un climat d’instabilité, de perturbation
et d’insécurité sociale (Bozza, 2001 : 62).

C’est bien le cas : les animateurs et « tacticiens » du


Peronismo Revolucionario entendent créer une situation
d’instabilité propice au retour de Perón (prévu pour
décembre 1964) afin de se mettre à la tête du « parti des
travailleurs ».

Les conflits étudiants, les marches de la faim, les usines


fermées, le manque de produits alimentaires, la majeure
partie de la presse se trouvant avec ses imprimeries
paralysées, une grande quantité de syndicats en grève, la
chute de nos devises […], l’importation de produits qui
pourraient se fabriquer dans le pays, sont quelques uns
des centaines de problèmes à affronter (Bozza, 2001 :
76).

Cette déclaration des syndicats indépendants (datée du


4 décembre 1964) marque bien l’évidente compréhension de la
situation de leur part, et le retrait d’une partie d’entre eux du
plan de lutte ne s’explique que par la volonté de ne pas êtres
inféodés à un processus purement péroniste. Quoi qu’il en soit,
ce retrait fait perdre à ce plan le caractère national nécessaire à
sa réussite car les indépendants représentent entre 810 000 et
840 000 affiliés contre 1,2 à 1,5 million pour les 62
organisations – le MUCS communiste représentant un peu plus
de 40 000 affiliés. Malgré cela les occupations d’usines restent
un temps fort de la période. Les chiffres sont impressionnants :
entre 10 000 et 11 000 sont concernées pour 3 à 4 millions de
travailleurs impliqués (Peña et Duhalde, 2002 : 39 ; Bozza,
2001). Certes, les chiffres proviennent de la CGT, mais même
leur éventuelle distorsion n’enlève rien à l’ampleur du
phénomène.
Selon Peña et Duhalde, « l’occupation des lieux de travail
marqua un précédent : pour la première fois avait été décidée la
prise massive au niveau national d’établissements industriels et
commerciaux sous un programme uni et une direction
centralisée. Bien sûr, la prise d’usine n’était pas une pratique
ignorée mais pour la première fois, elle revêtit un caractère
massif se convertissant même en un mécanisme généralisé
incorporé aux pratiques sociales » (Peña et Duhalde, 2002 : 46).
Peu importe d’ailleurs que la direction soit centralisée et unie,
car la simple mention du programme devait motiver les
travailleurs et nul doute que dans un pays où certains jours plus
de 1 000 établissements étaient occupés à la fois, les rênes
n’étaient pas entièrement tenus par la CGT. Surtout si l’on veut
bien considérer les « pratiques sociales » dont parlent Peña et
Duhalde (comme à Avellaneda où l’UOM était très présente),
qui ne sont pas sans rappeler le soutien populaire à la grande
grève de la construction de 1936 (Peña et Duhalde, 2002 : 47).
Notons d’ailleurs qu’en amont, « la CGT [a développé] la
première phase de son plan de lutte en 1964. Durant quatre
mois, dans tous le pays, [se sont multipliés] assemblées,
réunions, débats, etc. » (Moreno, 2005 : 90)18 qui ont dû être à
même de structurer sur des bases locales les mouvements de
prises d’usines. À tel point, que les instances patronales ACIEL
(Asociación de Coordinación de las Instituciones de
Emprendedores Libres), UIA (Unión Industrial Argentina) ainsi
que la Chambre de commerce de l’Argentine y voient toutes
une tentative de destitution du pouvoir. La Chambre de
commerce croit même y déceler une tentative d’y substituer
« notre système de gouvernement par le syndicalisme ». La
réponse ne se fait d’ailleurs pas attendre : plus de 6 000
procédures sont lancées contre les occupations, sous
l’inculpation d’« usurpation » et 150 dirigeants syndicaux sont
incarcérés.
Peu de temps après ces occupations, le 5 août 1964, le MRP
est officiellement créé, opérant un virage à la fois idéologique
et tactique au sein du péronisme – le niveau stratégique restant
une « prérogative » de Perón (Raimundo, 2000). Le fait que de
nombreux militants de ce mouvement se rapprochent du
marxisme-léninisme et de Cuba les conduit même à concevoir
une nouvelle formule organisationnelle qui, en cas de victoire
aux élections internes doit chambouler l’équilibre au sein du
parti. En ce sens, la pression est mise directement sur le
caudillo, auquel Cooke et Olmos envoient une lettre au début de
l’année 1965 dans laquelle ils lui demandent de quitter son exil
madrilène afin de s’installer à La Havane car la capitale
espagnole (franquiste à cette époque) serait la « tombe de la
révolution nationale » (Hodges, 1976 : 44). L’échec à ces
élections précipite la création du MRP « une espèce de
fédération plus ou moins centralisée, avec des lignes internes
qui agissaient au nom du MRP sur la base de certains accords
mais en maintenant une certaine indépendance » (Raimundo,
2000).
Une fois réélu à la tête de la CGT en 1965 lors du congrès
d’Avellaneda, José Alonso (indéfectible soutien à Perón) se
retrouve dans une logique d’affrontement ouvert avec une
tendance vandoriste souhaitant se débarrasser de la pression du
caudillo sur la structure syndicale. L’attaque est franche et lors
de ce congrès Vandor lance la phrase restée célèbre : « Para
salvar Perón, hay que estar contra Perón » (« Pour sauver
Perón, il faut être contre lui »). Afin de contrer ce
néopéronisme naissant, Alonso, Framini et Olmos (entre autres)
impulsent les 62 organisations De pie junto a Perón (« Debout
aux côtés de Perón »). Mais en réalité, seule une vingtaine de
syndicats se retrouve « debout » : l’immense majorité reste
fidèle à la ligne vandoriste. La tension monte et c’est la
nouvelle épouse du caudillo en exil, Isabel (Isabelita, troisième
épouse de Perón), qui débarque en Argentine afin de régler le
problème. Mais cet affrontement est perdu par la ligne
péroniste : en février 1966, Alonso démissionne et est remplacé
j usqu’au congreso normalizador de la confédération par
Fernando Donaires, leader du secteur du papier et proche de
Vandor.
La même année, les ouvriers saisonniers de la pampa humide
s’agitent, partent en grève, occupent leurs lieux de travail
durant la récolte du maïs et du tournesol et rendent folle de rage
la Société rurale (l’oligarchie terrienne). En août, l’« opération
Tucumán » ferme un tiers des entreprises de transformation de
la canne à sucre, ce qui amène le pouvoir à réagir
préventivement en envoyant la police occuper les usines avant
les ouvriers. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs
perdent leurs emplois et 20 % de la population locale est
obligée d’émigrer (Rouquié, 1978 : 559). Pourtant, durant les
décennies 1960-1970, l’Argentine est le pays d’Amérique latine
le plus riche en termes de produit national brut par habitant.
Mais la crise s’accentue à tel point que le Partido
Revolucionario de los Trabajadores (PRT), futur fondateur de
l’Ejercito Revolucionario del Pueblo (ERP), va baser sa théorie
révolutionnaire sur le prolétariat sucrier de Tucumán et fonder
ses propres bases arrières en partie dans cette province, tout en
apportant régulièrement son aide technique (bombes et
sabotage) aux syndicats en lutte.
Quant au MRP, le pronunciamiento de juin 1966 l’achève. En
l’état, il n’aura pas duré plus de deux ans, victime des
manœuvres et des manigances péronistes. Cependant, il renaît
pour partie de ses cendres, notamment au sein de la tendance
De pie junto a Perón. Une autre partie du mouvement, elle, se
radicalise un peu plus jusqu’à aboutir en 1968 à la création du
groupe guérillero Fuerzas Armadas Peronistas (FAP, menées
par Envar El Kadri).
1. Sans compter certaines villes et régions dans lesquelles l’héritage anarchiste
semble plus présent, à l’image de Villa Constitución « où compte tant la tradition
de la FORA », La Protesta, n° 8010, an 57, janvier 1956.
2. Voir plus bas.
3. Personnage haut en couleur, « marxiste péroniste » à qui Fernando Solanas
dédie son film Sur.
4. À l’instar d’Elena Nizan, interviewé par Gamba et Vassallo (1986).
5. Initialement, le terme de gorila (gorille) a été introduit par le comique Délfor
Dicasolo (mais, un autre comique du nom d’Aldo Cammarota en revendique la
paternité) dans un sketch mettant en scène un scientifique perdu dans la jungle à la
recherche d’un cimetière de gorilles. À chaque bruit, le scientifique s’arrête pour
expliquer : « Deben ser lors gorilas » (« ce doit être les gorilles »). Le sketch fut
même transformé en chanson à succès. L’expression désigne rapidement les
militaires putschistes argentins sévissant juste après la chute de Perón après qu’ils
se la soient appropriée. Puis, elle s’étend à tout pouvoir militaire conservateur
latino-américain soutenu par le grand frère étasunien et ayant pris la fâcheuse
habitude d’être particulièrement cruel avec sa population. Par glissement
sémantique, le terme de gorila est appliqué aux soutiens (pas forcément militaires)
de la politique de ces régimes, voire à l’opposition (de gauche ou de droite) à des
régimes populaires installés.
6. Les conventillos sont les habitats hautement symbolique de l’immigration
argentine de la fin du 19 e et du début du 20 e siècle. Taudis communautaires dans
lesquels pouvaient s’entasser jusqu’à 150 personnes, ce sont « des foyers
d’infection et de véritables enfers dans la mesure où l’armée des enfants qui les
peuplent ne cessent de hurler. Les plus petits, à moitié nus et rampant portent à la
bouche autant de détritus qu’ils peuvent en trouver ; pendant ce temps, les plus
vieux sautent, crient et bondissent, produisant de 7 heures du matin à 9 heures du
soir, un tapage insupportable » (Témoignage d’un habitant cité par López, 1998 :
30). Symboles du mépris de l’oligarchie et de la promiscuité, les conventillos ont
notamment fait l’objet d’une grève des loyers passée dans la mémoire historique en
1907. On trouve des photos de ces habitations sur Internet.
7. Domingo Trama lui-même est incarcéré trois mois.
8. La CISL en français, la CIOSL en castillan est une scission de la Fédération
syndicale mondiale (FSM) datant de 1949 et regroupant des syndicats non-
communistes revendiquant au total plus de 56 millions d’adhérents à cette époque.
9. Cependant, le pouvoir tente de souffler le chaud et le froid en libérant un certain
nombre de prisonniers péronistes alors qu’ils sont les plus violemment réprimés
durant ces années.
10. « Congreso normalizador » en castillan, terme que nous utilisons par la suite.
11. Un délégué pour les 1 000 premiers adhérents puis un délégué tous les 4 000.
12. Informations tirées des notes prises par Mercier-Vega afin d’établir un compte-
rendu du congrès de la CGT de 1963.
13. Dirigeant radical proche du PC ayant milité en faveur de l’Espagne
républicaine.
14. À cette occasion, les cheminots réquisitionnés sont forcés par l’armée à dormir
dans les wagons.
15. Voir notice biographique en annexes.
16. Relevé par nous dans des notes prises par Mercier-Vega (1963) afin d’établir
un compte-rendu du congrès de la CGT de 1963.
17. Mercier-Vega avance le chiffre de 804 délégués dont seulement 700 auraient
vraiment été présents.
18. Pour la grève de la construction de 1936, voir Carrera (2004).
chapitre 5
REVOLUCIÓN ARGENTINA CONTRE CGT DE
LOS ARGENTINOS

« [Perón] accueillit d’ailleurs avec une satisfaction à


peine dissimulée le coup État de juin 1966 destiné en
théorie à lui barrer la route du pouvoir. La mise hors la
loi de toutes les formations politiques renforçait le
courant péroniste. En dépit de la position ambivalente de
certains dirigeants, celui-ci n’incarnait-il pas mieux que
tout autre la lutte contre le système politique instauré
précisément contre lui en 1955 qui refusait le verdict
populaire et institutionnalisait par la force le pouvoir des
minorités ? En outre dans le désert politique que connut
l’Argentine à partir de juin 1966 la Confédération
générale du travail dominée par des péronistes jouissait
d’un monopole politique de fait », Alain Rouquié.

Le 28 juin 1966, un énième pronunciamiento secoue le pays et


intronise le général Juan Carlos Onganía comme nouveau
président de la nation.
Le premier secteur à subir de plein fouet le changement de
régime est l’Université. Un mois après le coup d’État, le
29 juillet, la police reprend la main sur toutes les facultés du
pays lors de la Noche de los bastones largos (« Nuit des longs
bâtons »). Les étudiants se font expulser manu militari de leurs
locaux suite à de violents affrontements. Les recteurs et les
doyens qui sont rattachés de force au ministère de l’intérieur
décident de démissionner en bloc. Les laboratoires ferment. La
quasi-totalité des professeurs de gauche ou libéraux
démissionne et une bonne partie s’exile. La Federación
Universitaria Argentina (FUA), qui à cette époque est dirigée
par diverses organisations d’obédience radicale, communiste ou
socialiste, répond par un appel à la grève illimitée. C’est
indéniablement une faute tactique que vient de commettre la
dictature car, non contente de dévoiler très rapidement son vrai
visage, elle provoque le début de la prise de conscience d’une
classe estudiantine jusque-là isolée des luttes sociales. Dès lors,
n’ayant plus de locaux, les étudiants prennent d’assaut les cafés
et bars de l’avenue Corrientes. Comme l’indique Carlos María
Carcova, « il y avait une université qui fonctionnait sur
l’avenue Corrientes, de Callao à la Nueve de Julio. Une
université qui avait plusieurs annexes, l’une était l’annexe le
bar la Paix, une autre l’Académie, une autre le Culturel »
(Carnovale et coll., 2005). Dans de tels cadres, les discussions
qui s’engagent donnent lieu à une véritable socialisation
culturelle allant de pair avec une certaine libéralisation des
mœurs, notamment due à la tolérance de la présence de femmes
et jeunes filles dans des lieux qui leur sont supposément
interdits. En septembre, lors d’une action nationale, le jeune
Santiago Pampillón, étudiant radical, membre de la Federación
Universitaria de Córdoba, tombe sous les balles policières lors
d’affrontements. Il est le premier mort de la dictature et se
convertit en symbole autour duquel toute la contestation, y
compris la CGT locale, va se regrouper.
Par ces actions, le pouvoir d’Onganía affiche clairement son
orientation : le ciment unique est la lutte contre la subversion,
le modèle principal Francisco Franco. Ne pas être proche de
l’establishment oligarchique, ne pas être catholique de droite ou
simplement catholique est suspect, donc interdit.
La censure s’attaque ouvertement à tous les domaines de la
vie, de l’art au théâtre en passant par le cinéma. Le mépris est
affiché publiquement lorsque le ministre de l’intérieur reçoit le
leader du groupe terroriste d’extrême droite national-
syndicaliste Tacuara.
Pourtant, le nouveau pouvoir est – selon la désormais quasi-
coutume – reçu avec une certaine bienveillance de la part des
organisations syndicales. José Alonso était même au courant de
l’imminence de ce coup d’État et assiste avec Vandor ou Juan-
José Taccone (du syndicat des électriciens Luz y Fuerza) à
l’investiture du nouveau président. D’ailleurs, la junte tente de
mettre sur pied un plan lui permettant de se lier solidement
avec les syndicats et il faut attendre la condamnation du
nouveau régime par Perón, en septembre, pour que les choses se
compliquent.
La nouvelle direction de la CGT (vandoriste), moins prompte
à suivre les directives venant de Madrid, exprime lors de son
congrès extraordinaire du 20 octobre son soutien à la nouvelle
« révolution » tout en affirmant comprendre la difficile tâche
que doivent affronter les nouveaux maîtres du pays.
La veille, le 19 octobre, le Sindicato Único Portuario
Argentino (SUPA) a décrété la grève générale illimitée contre
les nouvelles législations encadrant les activités des ports
nationaux. La grève est violemment réprimée, le secrétaire du
syndicat des dockers est déchu de ses droits civiques et
condamné à cinq ans de prison ferme. Le retour du docteur
Krieger Vassena comme ministre de l’économie et du travail en
décembre réveille de vieux doutes. Les dockers ne sont pas
seuls à exprimer leurs peurs aussi clairement : les cheminots
partent pour un conflit qui durera aussi longtemps que le
régime d’Onganía.
Un peu plus tard, en Patagonie, les ouvriers de la construction
travaillant sur le barrage de Chocón déclenchent un mouvement
de grève tout aussi violemment réprimé. Les pétroliers
débrayent à leur tour pendant 62 jours, mais plus de 2 000
d’entre eux sont finalement licenciés. Dans le conflit, ils ont
largement été trahis par leurs directions syndicales, Luz y
Fuerza et la Unión Obrera de la Construcción de la República
Argentina (UOCRA), qui ont décidé de tendre la main au
gouvernement, quitte à « gérer » en commun les réticences de
leur base.
De leur côté, les militaires ont perdu toute prédisposition
vis-à-vis des syndicats et adoptent de nouvelles mesures
destinées à casser définitivement le mouvement social au sens
large. Les législations anti-ouvrières pleuvent : réduction des
indemnités de licenciement, augmentation de l’âge de la
retraite de 60 à 65 ans, loi supprimant quasiment le droit de
grève ou loi sur le service civil de défense permettant de
mobiliser tous les secteurs de la vie du pays.
Poussé par sa base, le comité central confédéral de la CGT
échafaude un nouveau plan de lutte dès le 3 février 1967, dans
lequel il propose, entre autres choses, la participation des
travailleurs à une politique économique nationale. Le plan doit
se dérouler en trois parties entre le 8 février et le 30 mars. Le
premier temps est celui de la propagande et de la mobilisation,
le deuxième celui des arrêts de travail entre 11 et 14 heures du
20 au 24 février afin que les travailleurs sortent dans les rues
pour témoigner de leurs activités, et le troisième, celui d’une
grève de 24 heures le 1er mars, et de 48 heures le 21. Le 30 mars
se tient une réunion du comité central confédéral pour régler les
derniers détails de la mobilisation. Mais le gouvernement
d’Onganía choisit la manière forte pour régler le problème.
En parallèle d’une violente campagne publicitaire contre le
plan d’action, des mesures concrètes sont prises pour casser la
résistance syndicale, dont l’autorisation donnée aux
entrepreneurs privés de licencier tout travailleur participant au
plan de lutte d’une CGT qui se retrouve dans une position plus
qu’inconfortable. Au final, l’arrêt de travail qui était prévu pour
le 1er mars est maintenu et le pouvoir en profite pour mettre
sous tutelle une dizaine de syndicats (dont l’UOM). Une grave
crise va dès lors se déclencher au sein de la CGT qui la laisse
paralysée pendant deux ans et marque indéniablement la fin de
la politique du golpear para negociar (« frapper pour
négocier ») préconisée par Vandor jusqu’à présent.
Au sein de la confédération, trois camps s’affrontent : le
courant vandoriste qui prône un dialogue sans conciliation et a
unifié les deux ailes des 62 organisations ; le secteur
« participationniste » (ou « collaborationniste ») nommé Nueva
Corriente de Opinión emmené par Juan José Taccone de Luz y
Fuerza SEGBA et Rogelio Coria secrétaire général de la
UOCRA ; la ligne « dure » ou « combative ».
Sous le leadership d’Amado Olmos cette dernière regroupe
des dirigeants historiques tels que Jorge Di Pascuale (des
pharmaciens) ainsi que d’autres tels que Raimundo Ongaro,
Agustín Tosco, Julio Guillán (du secteur des
télécommunications), Ricardo De Luca (des chantiers navals),
Atilio Santillán (de la FOTIA de Tucamán, les travailleurs du
sucre) ou encore Antonio Scipione de l’UF et Enrique Coronel
de La Fraternidad, Salvador Manganaro (du gaz), Pedro
Avellaneda (des fonctionnaires), Alfredo Lettis (de la marine
marchande)… En suivant l’idée simple de « récupérer la CGT
pour la défense des intérêts des travailleurs » les animateurs de
cette tendance parcourent le pays et enclenchent un indéniable
processus d’accumulation de forces (Sotelo, 2007 : 38-42). Peu
à peu, entre luttes idéologiques et luttes ouvrières, se cristallise
le groupe qui impulse peu de temps après la CGT de los
Argentinos.
Lorsque Raimundo Ongaro accède à la tête de la FGB (qui
représente entre 10 000 et 12 000 adhérents), il est ouvrier
graphique dans une coopérative du nom de Cogtal.
Paradoxalement, c’est avec la victoire de la « Liste verte »
péroniste le 13 novembre 1966 que ce jeune activiste catholique
proche des marxistes (et soutenu par une partie des anarchistes
du syndicat) introduit une pratique politique et syndicale partie
prenante du péronisme combatif, en opposition à la « Liste
rose » constituée de radicaux, de vieux anarchistes comme Luis
Danussi ou de socialistes. Cette victoire est précédée d’une
forte activité de la part de la FGB d’Ongaro, qui lance avec la
FATI depuis la Mesa des syndicats indépendants, une idée de
manifestation pour le 22 décembre. Cette proposition est
soumise aux 62 organisations, aux 32 et aux communistes. La
revendication est simple : une augmentation supérieure à celle
octroyée par le gouvernement Onganía est exigée. Mais la
manifestation est interdite.
La FGB et la FATI lancent un appel à la grève générale (de
quelques heures seulement) pour les 10, 11, 12, 13 et 14 janvier
1967. En représailles, l’entreprise Fabril licencie 400 ouvriers
sur 1000, ce qui déclenche une grève générale qui dure jusqu’au
26 février. Les assemblées générales durant cette grève sont
souvent très suivies (jamais moins de 1 000 participants,
parfois 4 000) et malgré les pressions de la direction de
l’entreprise à travers la direction syndicale, elles ne se vident
pas. Ce qui fait dire à Pablo Ghigliani que les bases se rebellent
à ce moment là. Le 16 février, le comité de grève indique sa
ferme intention de continuer la lutte et réaffirme son soutien
aux 200 ouvriers restant sous le coup d’une mesure de
licenciement. Entre-temps, la direction syndicale s’est mise à
négocier atelier par atelier jusqu’à obtenir la reprise de tout le
monde. Le 18 février, l’entreprise propose de réintégrer 120 des
193 ouvriers licenciés, mais cette proposition est rejetée.
Toutefois, le 26, la grève est levée, laissant 70 ouvriers à la rue,
dont une bonne partie des plus actifs.
De ce conflit reste l’expression « Más vale honra sin sindicato
que sindicato sin honra » (« Mieux vaut l’honneur sans
syndicat qu’un syndicat sans honneur »). Mais si l’élan
démocratique est brisé, la bureaucratie s’est elle-même
disqualifiée et a préparé sa défaite aux prochaines élections.
Au sein d’une CGT qui syndique plus de 2 millions de
travailleurs à cette époque, préexistent donc trois tendances
(vandoristes, participationnistes et « ligne dure ») qui se
télescopent lors du congrès des 28, 29 et 30 mars 1968, baptisé
« Amado Olmos » en mémoire du leader décédé au début de
l’année dans un accident de voiture. Sa préparation entretient
les tensions.
Mais, surprise, c’est la tendance combative, en la personne de
Raimundo Ongaro qui obtient, avec le quorum, le secrétariat
général. La bureaucratie destituée réplique par une alliance
objective entre vieux caciques ennemis (Vandor et Alonso) et
pousse à une nouvelle scission, la deuxième depuis 1930. D’un
côté se trouvent les activistes de la CGT dite du « Paseo
Colón », du nom de l’avenue où siège la Federación Gráfica
Bonoarense, d’Ongaro. Elle est rapidement renommé CGT de
los Argentinos. De l’autre côté, les vandoristes se retranchent
littéralement dans le siège historique de la CGT (rue Azopardo)
dont l’accès est interdit à la nouvelle direction… par les forces
de l’ordre. Logiquement, cette nouvelle centrale prend le nom
de CGT-Azopardo.
Cette refonte de la donne syndicale intervient après deux ans
d’apathie due, on l’a vu, au retentissant échec du plan de 1967,
mais aussi à la lourde répression qui a créé une vaste armée de
réserve et qui a dans le même temps fait passer le nombre de
journées de travail perdues pour faits de grève de 1 664 880 en
1966 à 242 593 en 1967.

L’apparition de la CGT de los Argentinos marque une


rupture dans la colonne vertébrale de la bureaucratie
syndicale péroniste. Elle instaure un nouveau type de
syndicalisme forgé par la confrontation, engagé dans un
pacte idéologique pluraliste, anti-impérialiste, favorable
à une reconstruction « depuis les bases » et promoteur
d’initiatives larges de coordination des luttes sociales et
politiques. En peu de temps, elle va se transformer en
l’espace principal dans lequel les activistes et les groupes
du PR déploient (ou tentent de déployer) leur politique de
masse. Même si elle ne réunit pas les syndicats les plus
puissants du pays, la CGTA agglutinait par ailleurs une
pléiade de dirigeants formidables (Bozza, 2001).

Dans la foulée de sa victoire à la tête de l’organisation, la CGT


de los Argentinos expose le 1 er mai 1968 un programme de
nationalisation et de réforme agraire écrit par Rodolfo Walsh
qui ne peut que prendre en compte la donnée suivante : en 1968,
83 % de la population reçoit 40 % du revenu national et les
13 % restant, 60 % (Gèze et Labrousse, 1975 : 109).
Ce programme fait la une du premier numéro du Semanario
CGT, hebdomadaire participatif et en partie décentralisé de la
confédération dirigé par le journaliste Rodfolfo Walsh. Le
programme, outre des références appuyées au « christianisme
obligatoire », mentionne quelques faits qui méritent d’être
cités :

Un million et demi de sans-emploi et de travailleurs


sous-occupés sont le résultat de ce système et de ce
gouvernement élu par personne. La classe ouvrière vit
son heure la plus amère : conventions supprimées, droit
de grève annulé, conquêtes écrasées, syndicats mis sous
tutelle, personnalités juridiques suspendues, salaires
congelés. La situation du pays n’est qu’un reflet de la
nôtre. L’indice de mortalité infantile est quatre fois
supérieur à celui des pays développés, vingt fois
supérieur à Jujuy où un enfant sur trois meurt avant sa
première année. Plus de la moitié de la population est
parasitée par l’ankylostomiase1 dans la zone du littoral
nord ; quarante pour cent des enfants sont affectés par le
goitre à Neuquén ; la tuberculose et la maladie de Chagas
causent des ravages un peu partout. L’abandon scolaire au
cours du premier cycle atteint les 60 %, 83 % dans les
provinces de Corrientes, Santiago del Estero et du
Chaco ; si les portes des collèges secondaires sont
entrouvertes pour les enfants de travailleurs, celles des
Universités sont définitivement fermés.

Un peu plus loin, il précise :

Il n’y a pas une ville de la République qui ne connaît son


cortège de villas miserias où la consommation d’eau et
d’énergie électrique est comparable à celles des régions
intérieures d’Afrique. A Buenos Aires, un million de
personnes s’entassent dans des conditions inhumaines où
elles sont soumises à un traitement digne de ghettos, ainsi
qu’aux razzias nocturnes qui n’affectent jamais les zones
résidentielles dans lesquelles des fonctionnaires
« corrects » achèvent la vente du pays et dans lesquelles
des juges « irréprochables » exigent des pots-de-vin de
quarante millions de pesos.

Un peu plus de sept mois après ce premier numéro, le journal


est devenu la publication politique la plus lue du pays avec plus
d’un million d’exemplaires vendus. Grâce à lui, la CGTA se
transforme en véritable carrefour politique, syndical et culturel
qui n’hésite pas à soutenir des initiatives artistiques d’avant-
garde ou à publier régulièrement les illustrations du peintre
Ricardo Carpani. À dessein, le groupe d’intellectuels aux
manettes du Semanario réinvente les liens étroits qui unissaient
quelques décennies plus tôt le quotidien La Protesta à la FORA
anarchiste – le premier a de nouveau à son service une élite
intellectuelle révolutionnaire. Mais les temps ont changé et tous
les lecteurs du Semanario ne sont pas d’accord avec une ligne
éditoriale vue parfois comme trop élitiste (Sotelo, 2007 : 88 et
suiv.)2. Malgré ce succès éditorial certain, l’aventure ne va pas
durer : le Semanario CGT passe à la clandestinité en
septembre 1969, pour son numéro 51, et va se maintenir dans
cette clandestinité pendant plusieurs mois. Le dernier à paraître
est le numéro 55 daté de février 1970 et titré « Los Caminos del
Pueblo » (« Les voies du peuple »).
Le 1er juin, la CGT-Azopardo contre-attaque avec la
publication d’un document dans lequel elle reconnaît
l’importance et la nécessité d’une « authentique révolution
nationale et d’une CGT unique ». En juillet, Ongaro appelle les
syndicats de la ceinture industrielle de Buenos Aires à rejoindre
la CGTA, sans réel succès. Malgré le fait d’avoir gagné à sa
cause la plupart des fédérations provinciales, la nouvelle
confédération n’est plus à même d’attirer massivement de
nouveaux syndicats dans ses rangs et a sous-estimé la colère
des bases contre les vandoristes et les « participationnistes ».
En septembre, les ouvriers du pétrole des villes d’Ensenada,
Berisso et La Plata partent en grève contre la décision d’YPF de
revenir sur la journée de six heures. Le mouvement est
largement soutenu par la CGTA, et Ongaro se déplace sur les
lieux de la grève afin d’attiser la fronde contre les secteurs les
plus frileux du syndicalisme. Le conflit dure cinquante jours,
d’octobre à novembre 1968. Et bien qu’il ait été soutenu par les
militants du PRT, l’absence de caractère national du conflit et
la brutale répression de la junte le transforme en échec véritable
et premier vrai coup dur contre la nouvelle confédération. Le
28 novembre, des centaines de travailleurs sont licenciés, et la
journée de huit heure est rétablie.
En mars 1969, une grève dans le secteur graphique démarre.
Au bout de 120 journées de lutte, le syndicat est obligé de lever
la grève, sans avoir obtenu satisfaction de la moindre
revendication et impuissant face aux nombreux licenciements.
Un nouveau coup dur pour la CGTA. D’autant plus qu’il s’agit
ici du secteur d’extraction de Raimundo Ongaro. Cependant,
pour les trois ans de la dictature d’Onganía, qui paraît
désormais presque immuable, le jeune leader graphique enfonce
le clou et appelle à « l’union de tous les opprimés dans la lutte
contre l’oligarchie, l’impérialisme et pour la libération
nationale » afin de « détruire jusqu’aux fondements du système
capitaliste ». Il ne s’agit de rien moins, dans l’esprit d’Ongaro,
que de la « mission historique de la classe ouvrière3 ».
De son côté, Perón qui joue l’arbitre entre une centrale
(Azopardo) dont les dirigeants ont tenté de l’évincer à un
moment, et une centrale combative trop remuante à son goût
(bien qu’il l’ait adoubé) provoque une éclaircie ou un coup de
tonnerre à chacune de ses déclarations.
Aux tous premiers temps de la scission, les deux CGT
conservent une capacité de mobilisation quasi identique et
Ongaro (soutenu par le Líder en exil), pensait pouvoir
capitaliser sur la frustration populaire. Mais, moins d’un an
après l’apparition de la nouvelle centrale (en février 1969), les
chiffres sont sans appel : les « participationnistes » regroupent
près de 600 000 adhérents, le vandorisme 770 000 et la CGTA
ne dépasse pas les 300 000 adhérents (Sotelo, 2007 : 80-81)4.
Cette brutale chute des effectifs de la CGT de los Argentinos
s’explique par un ensemble de facteurs.
Selon Ruben Rotondaro, Raimundo Ongaro aurait pâti des
milieux marxistes et crypto-marxistes proches de lui,
notamment dans sa volonté affichée de développer, via la
CGTA, une stratégie de front social massif antidictatorial en
faisant appel aux couches de la petite bourgeoisie (étudiants),
aux secteurs religieux radicalisés par le MSTM et aux
intellectuels révolutionnaires aux manettes du Semanario.
L’intervention de Perón en faveur de l’unité des deux centrales
moins d’un an après leur scission (en février 1969), directement
auprès de Vandor est pour beaucoup dans ce retournement de
situation. D’autre part, il faut constater un indéniable choc
culturel entre une base essentiellement péroniste voyant d’un
mauvais œil l’arrivée des chrétiens radicalisés (la base
péroniste étant souvent anticléricale), des « gauchistes », des
staliniens et des étudiants venant se mêler de leurs affaires
ouvrières. Cependant, la raison décisive de la rapide perte de
vitesse de la CGTA semble être la violence de la répression
déchaînée par la junte et à laquelle la « bureaucratie » à
largement participé (notamment, en ne soutenant pas les
conflits sociaux) afin de se débarrasser de ses concurrents
gênants.
Pour autant, si l’expérience de la CGTA n’aura pas duré
longtemps, elle marque indubitablement, une période de
renouveau de l’hégémonie culturelle syndicale et, de par son
hétérogénéité et la grande variété d’opinions et d’idéologies
qu’elle brasse tout en se fixant un objectif commun de lutte
anticapitaliste, s’ancre pleinement dans la longue expérience
(argentine et mondiale) du syndicalisme révolutionnaire.
Expérience fulgurante et exemplaire par bien des aspects, la
CGTA aura laissé des sédiments fertiles pour la lutte
antibureaucratique (le Semanario parle lui d’un syndicat « sin
patrones ») qui se poursuit jusqu’à nos jours.
L’Argentine est donc dans une impasse politique et syndicale
à laquelle a largement contribué le pouvoir. Les syndicats et les
universités sont sous tutelle, ce qui interdit toute sortie
politique traditionnelle au régime d’Onganía qui, bien qu’il se
réclame d’une certaine forme de démocratie, ne fait pas
illusion. Dans cette perspective, l’idée tendant à voir la lutte
armée comme seule issue (discours sur la violence qu’alimente
aussi la CGTA), commence à faire son chemin et persuade de
plus en plus d’Argentins qu’il ne s’agit plus que du seul
processus d’accumulation de force désormais possible. À cela,
il faut rappeler que l’exemple cubain est toujours très présent
pour corroborer et inspirer la possibilité d’une sortie de crise
militaire : peu à peu, la polémique entre voie armée et voie
pacifique cède la place au débat au sein même de la solution
armée (entre partisans et adversaires de la tactique du foquismo,
les « foyers guérilleros » d’Ernesto Guevara, par exemple).
Autant de discussions qui vont rapidement être dépassés par
l’exemplarité de l’événement majeur de cette fin de « sixties »
argentine.

1. Infection due à des vers provoquant anémie, troubles neurologiques, retards de


croissances et problèmes cognitifs. Maladie professionnelle fréquente dans les
mines, elle est appelée « anémie des mineurs ».
2. Tous les numéros du Seminario CGT sont en consultation à l’adresse suivante :
www.cgtargentinos.org.
3. Toutes les citations sont issues du long texte d’Ongaro publié en une du
Semanario CGT, n° 41, 27 mars 1969.
4. En juillet 1968, le vandorisme dispose de forces similaires (785 000) mais la
CGTA, elle, revendique 650 000 adhérents.
chapitre 6
LE CORDOBAZO DE 1969

« L’arme par excellence dans la guerre des rues, c’est le


fusil. […] La grenade, qu’on a pris la mauvaise habitude
d’appeler bombe, est un moyen secondaire […]. Les
pavés font presque autant de mal et ne coûtent pas si cher.
Les ouvriers n’ont pas d’argent à perdre », Auguste
Blanqui.

« La violence aux mains du peuple n’est pas violence,


mais justice », Eva Perón.

Avant d’entrer dans le vif de cette partie, il nous faut


absolument expliciter pourquoi le suffixe « -azo » va
régulièrement apparaître tout au long de ce livre. En espagnol,
il est ajouté à la fin d’un mot afin de désigner le coup donné
avec un objet ou une partie du corps. L’exemple le plus
classique est le puñetazo du substantif puño, le poing, et qui
désigne le coup de poing. Par dérive sémantique, notamment en
Argentine (mais c’est aussi le cas au Venezuela), on ajoute
régulièrement -azo pour parler d’un événement « coup de
poing ». Ici donc, le Cordobazo désigne littéralement le « coup
de Córdoba » ou l’insurrection ayant eu lieu dans cette ville.
Des azos, en Argentine, il y en a eu beaucoup, dont l’un des
plus célèbres s’est déroulé en décembre 2001 : l’Argentinazo.
Córdoba, à cette époque, est le poumon industriel du pays.
Déjà, durant le premier gouvernement péroniste, on compte
dans cette région la présence de la IAME (Industrias
Aeronáuticas y Mecánicas del Estado) visant à l’élaboration, la
conception et la construction d’avions, de voitures, de matériel
de transport civil et militaire. Parmi les plus connus (en
Argentine du moins) de ces véhicules, on peut noter la gamme
de voiture Justicialista et, surtout, la motocyclette Puma, qui
acquiert un véritable prestige au sein de la classe ouvrière
notamment. En 1953, la première usine étrangère aux capitaux
privés et nord-américains s’installe dans la région : il s’agit de
IKA (Industrias Kaiser Argentina). En 1954, c’est Fiat-Concord
qui s’installe et absorbe l’entreprise de fabrication de tracteurs
Pampa1. Fiat élargit son champ d’action au matériel ferroviaire
en 1957 avec l’usine Fiat-Materfer ; puis aux véhicules
particuliers avec Fiat-Caseros en 1960. La maison italienne,
dont une large partie de l’activité est ainsi liée au secteur
métallurgique, se transforme en l’un des principaux employeurs
de la région. Au-delà de la famille Agnelli (et de sa
compromission avec le régime mussolinien), la Fiat devient
rapidement un objectif politique en Argentine. Non seulement
du fait de l’importance de l’entreprise dans le paysage
industriel du pays mais aussi du fait de la présence de l’ancien
directeur des services secrets (Secretaría de Inteligencia de
Estado2, SIDE), Ernesto E. Taquini, en tant qu’administrateur
de Fiat-Matefer, puis comme membre du conseil
d’administration de Fiat-Concord.
Pourtant, la situation dans la région n’est pas au beau fixe :

Les salaires avaient baissé de 8 %, le chômage était


monté à 10 % tandis que la productivité des grandes
entreprises avait augmenté de 60 % sur l’année 1968.
L’inflation et l’augmentation du prix des transports
touchaient aussi la petite bourgeoisie. Le patronat local
tentait encore, en décembre 1968, une action pour faire
baisser les salaires de 10 % en supprimant un accord
régional (concernant le Centre et le Nord de l’Argentine)
qui autorisait deux zones de salaires (MC, 2003).

Le 12 mai 1969, le gouvernement Onganía vote la loi n° 18204


qui uniformise le régime de repos hebdomadaire jusqu’alors
géré par des lois locales. Cette loi ne convient pas aux
métallurgistes qui bénéficient à l’époque d’une sorte de
« samedi anglais » : la fin du travail sonne à 13 heures et,
surtout, les ouvriers travaillent 44 heures payées 48.
C’est donc logiquement que le 15 mai 1969, une réunion
publique de protestation contre cette loi est organisée par le
Sindicato de Mecánicos y Empleos Afinitarios del Transporte
Automotor (SMATA). Trois mille ouvriers y assistent quand la
police, avant la fin du rassemblement, tire des gaz
lacrymogènes à l’intérieur de la salle où se tient l’assemblée.
Décidés à en découdre, les métallurgistes commencent à
démonter une partie du toit du hangar et l’utilisent contre les
forces de l’ordre.
Le même jour, une manifestation étudiante s’opposant à
l’augmentation des tarifs des restaurants universitaires à
Corrientes essuie une violente répression. Le jeune Juan José
Cabral reçoit une balle mortelle alors que 28 autres de ses
compagnons sont blessés par balles ou à coups de sabre. En
parallèle de ces événements, s’ajoute le fait que l’UOM locale
est en conflit avec sa direction (Vandor donc) qui ne souhaite
pas reconnaître une des mesures de la convention collective
métallurgique. Mais le peuple corbobais n’est pas le seul à se
mobiliser.
À Rosario aussi la tension monte peu à peu. Le lendemain
16 mai, une grève générale spontanée est déclenchée, se
joignant à l’initiative de la filiale de Córdoba de l’Unión
Transviarias Automotor (UTA). Au même moment, les
étudiants redescendent dans la rue pour protester contre la
répression de la veille et la mort de leur compagnon. À Rosario
aussi, les étudiants descendent dans la rue et essuient une
répression qui fait deux jeunes victimes. La police est débordée,
l’état de siège déclaré, l’armée déployée en ville. À Córdoba,
les étudiants s’organisent en assemblées alors que le recteur
ferme les locaux. Le 21 mai, une nouvelle manifestation est
réprimée par la police : Rosa Elba Canelo perd un œil après
qu’une bombe au gaz lui ait explosé en plein visage. L’agitation
recommence le 23 mais cette fois-ci, plusieurs dizaines de
milliers d’étudiants se regroupent dans le quartier Clínicas où
ils mettent en échec la police.
Cette agitation remonte jusqu’à Buenos Aires où les deux CGT
décident de prendre une part active au mouvement et lancent
des mots d’ordre de grève d’une journée : le 26 pour la CGT-
Azopardo et le 30 mai pour la CGT-Paseo Colón. Cette
coïncidence d’action spontanée entre les deux centrales prend
de court le gouvernement qui ne sait trop comment réagir.
D’autant que l’action des bases amplifie cette concordance dans
l’action syndicale : sur le terrain, CGTA et CGT-Azopardo
marchent main dans la main.
Le pouvoir d’Onganía commence à vaciller. Ce début de
déstabilisation du régime peut s’expliquer rétrospectivement
par cette observation du philosophe et sociologue Georges
Sorel :

[La lutte des classes] se maintient avec une force


indestructible clairement dans tous les milieux qui sont
atteints par l’idée de grève générale : plus de paix sociale
possible, plus de routine résignée, plus d’enthousiasme
pour des maîtres bienfaiteurs ou glorieux, le jour où les
plus minimes incidents de la vie journalière deviennent
des symptômes de l’état de lutte entre les classes, où tout
conflit est un incident de guerre sociale, où toute grève
engendre la perspective d’une catastrophe totale. L’idée
de grève générale est à ce point motrice qu’elle entraîne
dans le sillage révolutionnaire tout ce qu’elle touche.
Grâce à elle, le socialisme reste toujours jeune, les
tentatives faites pour réaliser la paix sociale semblent
enfantines, les désertions de camarades qui
s’embourgeoisent, loin de décourager les masses, les
excitent d’avantage à la révolte ; en un mot, la scission
n’est jamais en danger de disparaître (Sorel, 1990 : 127).

Les ouvriers, stimulés par la lutte des étudiants, commencent à


réfléchir à la dictature et à se prononcer contre. Or, comme
Nicolás Iñigo Carrera l’a bien décrit :

Dans la mesure où la grève générale représente


l’ensemble des ouvriers s’affrontant à l’ensemble des
capitalistes et au gouvernement de l’État, et sans que ses
protagonistes en aient nécessairement conscience, alors
s’exprime potentiellement dans la grève la lutte contre la
forme d’organisation sociale dominante fondée sur la
relation capital-travail salarié, c’est à dire, contre le
capitalisme lui-même (Carrera, 2004 : 23).

À Córdoba, l’arrêt s’effectue à 10 heures, le 29 mai. Les


travailleurs de la zone industrielle automobile quittent leurs
postes pour former des colonnes qui se dirigent vers le centre-
ville où celles des étudiants, des fonctionnaires et des employés
de commerce vont les rejoindre. Quasi immédiatement, l’action
d’une police agissant par groupes autonomes et sans aucun
commandement augmente les tensions. Une des premières
colonnes à se faire agresser est celle des 3 000 à 4 000 ouvriers
du SMATA, qui doivent se disperser après quelques
affrontements, pour se reformer plus loin et continuer la
manifestation. Aux alentours de midi, tout le centre-ville est
soumis à des affrontements d’une extrême violence, contre la
police montée et contre des policiers qui, souvent paniqués à
l’idée de se faire encercler, tentent de se ménager des sorties en
tirant des coups de feu. « Dans de nombreux cas, les gens
lancent depuis les immeubles des journaux, des revues et des
cartons, afin d’alimenter les feux et réduire l’effet des gaz
lacrymogènes » (Flores, 2004 : 130). Un premier ouvrier,
Máximo Mena, retombe sans vie sur le pavé alors que le
nombre des blessés par balle augmente très rapidement. Sur ce
plan, les images du film de Federico Urioste, Rebelión, sont
éloquentes. Luis Alberto Romero confirme ce que les images
d’Urioste nous montrent, à savoir que l’insurrection populaire
n’est pas dirigée, n’est pas contrôlée, mais constitue la réponse
viscérale des ouvriers, des étudiants et de diverses couches
populaires à un pouvoir dictatorial insupportable.

La multitude qui contrôla pendant plusieurs heures le


centre de la ville n’avait ni consignes ni organisateurs –
syndicats, partis ou centres étudiants furent débordés par
l’action – mais agit avec une rare efficacité, se dispersant
pour se regrouper plus loin (Romero, 1994 : 240).

Les ouvriers possédant des motos vont faire le lien avec les
colonnes et les barricades pour annoncer les mouvements
policiers, aider les blessés ou ravitailler les insurgés. Des
commissariats sont occupés, des agents séquestrés ou expulsés,
les bureaux de Xerox sont incendiés, le Cercle des sous-
officiers et le bureau des douanes sont occupés. Les heurts sont
très violents, mais les barricades tiennent le coup et les
policiers sont peu à peu obligés de reculer. De 13 heures à
17 h 30, le centre-ville est aux mains des grévistes. Vers
16 heures, les manifestants contrôlent environ 150 cuadras (soit
15 hectares).
Les combats s’effectuent parfois maison par maison,
notamment lorsque les étudiants rejoignent une fois de plus le
quartier historique de Clínicas, dont les toits relativement bas
permettent de mener une véritable guerre d’usure qui va durer
toute la nuit et une bonne partie de la matinée du 30. Des
banderoles en l’honneur de l’ERP fleurissent sur ces mêmes
toits. Des groupes d’action composés d’étudiants et de
travailleurs déferlent en ville pour s’attaquer aux commerces et
surtout aux banques, causant plus de 5 milliards de pesos (soit
près de 13,2 millions de dollars de l’époque) de dégâts.
Selon certains, cette dernière phase de la résistance
estudiantine et ouvrière aurait refroidi la population qui aurait
en partie retiré son soutien aux combattants alors que leur cause
leur était totalement acquise auparavant. Sur ce dernier point, il
est bien sûr très difficile de se prononcer avec exactitude sur la
réalité du soutien populaire, surtout lors d’événements si
violents. De la même manière, il nous paraîtrait abusif de dire
que la population était contre les manifestants et les
combattants. Un certain nombre de témoignages laissent à
penser que les gens voyaient effectivement plutôt d’un bon œil
les événements, aidant les uns et les autres à s’échapper,
d’autant que, si l’on en croit encore une fois de plus Romero sur
ce point, « l’ennemi des gens qui descendirent massivement
dans la rue était le pouvoir autoritaire, derrière lequel on
devinait la présence multiforme du Capital » (Romero, 1994 :
241).
Quoiqu’il en soit, le 30 mai au matin plus rien ne fonctionne
en ville et l’armée doit prendre la relève de la police et instaure
l’état de siège. Trois mille militaires des troupes d’élites
entrent dans une ville qui compte bien résister. Leur
progression est d’une extrême lenteur. Les insurgés les
ralentissent à coups de cocktails molotov, de boulons, de barre
de fer. Dans la nuit du 30, ce sont des francs-tireurs (groupes
mixtes d’ouvriers et d’étudiants armés – membres de groupes
militarisés ? Agitateurs en faveur d’un coup d’État ?) qui
entrent en jeu et affrontent les militaires. Mais ils ne
réussissent pas à faire basculer la situation vers la lutte armée –
en ont-ils eu seulement l’intention ? – et la situation va revenir
progressivement à la normale. Le bilan est lourd. On
comptabilise entre 20 et 30 morts, plus de 500 blessés et 300
détenus. En parallèle, les conseils de guerre en profitent pour
condamner des dirigeants syndicaux, dont Agustín Tosco à huit
ans de réclusion (qu’il n’accomplira pas).
Pour autant, l’agitation ouvrière ne s’arrête pas à la ville de
Córdoba et sa région : les provinces de Córdoba, Rosario,
Tucumán, Mendoza ou Cipolletti unifient leurs cadres d’action.
En tout, après le Cordobazo, ce sont près de 20 expériences
similaires qui se déroulent sur tout le territoire et portent
l’estocade au gouvernement d’Onganía. Des expériences qui se
répètent à Córdoba, Neuquén, General Boca en 1971 ou à
Mendoza en 1972.
Au début des années 1970, la situation des universités de
Mendoza n’est pas plus enviable que dans le reste du pays. Des
occupations, manifestations et assemblées se tiennent
régulièrement et sont systématiquement réprimées par le
pouvoir. D’un autre côté, les travailleurs de l’Asociación de los
Trabajadores de la Salud de Argentina (ATSA) mènent tout
aussi régulièrement des conflits pour leurs conditions de
travail. En mars 1972, 300 travailleurs de l’usine de ciment
Corcemar sont licenciés. Les ouvriers résistent avec pour
consigne Todos o ninguno (« tous ou aucun »). Quant aux villas,
depuis l’année 1965, des groupes d’ouvriers sans travail ou
précaires résistent aux expulsions et ont constitué la
Cooperativa Integral San Martín afin d’améliorer la qualité de
vie des habitants. La situation est explosive.
Et puis, fin mars 1972, le gouvernement décide d’une
augmentation de 300 % des tarifs de l’électricité. En réponse,
les organisations de voisins et les syndicats décident de ne plus
payer pour ce service. Le 2 avril, une manifestation massive de
20 000 personnes se presse devant la Casa de Gobierno de la
province. Une autre manifestation, prévue par la CGT pour le
4 avril, est interdite par le gouverneur Francisco Gabrielli. Sans
succès. À nouveau, ce sont plus de 20 000 personnes qui
décident de manifester. La répression qui s’ensuit provoque une
explosion populaire de plusieurs heures : bâtons contre gaz
lacrymogènes, le refrain devient connu en Argentine. Mais,
encore une fois, la rage populaire semble l’emporter : à la fin
de la journée, le gouverneur démissionne. Un mort est à
déplorer, Ramón Quiroga, dont l’enterrement le mercredi
5 avril donne lieu à de nouveaux affrontements. Le 6, une
nouvelle manifestation de 4 000 jeunes et étudiants dégénère :
des barricades sont montées ; certains quartiers ouvriers sont
également sujets à des heurts et les forces armées sont parfois
obligées de se retirer. Le 6, on compte une nouvelle victime :
Susana Gil de Aragón. Malgré l’occupation du journal local, El
Andino, afin d’empêcher toute diffusion d’information, l’arrêt
de travail décrété par la CGT pour le 7 est suffisamment suivi
pour qu’au soir, le gouvernement abandonne l’idée d’encaisser
les factures.
Le Mendozazo aura duré quatre jours, et malgré la satisfaction
de ses revendications, il se solde par la mort de trois personnes,
180 blessés et près de 500 détentions, parmi lesquelles de
nombreux cas de tortures sont rapportés.
La CGT cordobaise lance un nouvel ordre de grève générale
pour le 16 juin, jour qui est décrété férié par le gouverneur
militaire provincial mis en place par Onganía, le général
Carcagno. Pour autant, la CGT maintient la pression pour les
48 heures suivantes (les 17 et 18 juin) en mettant en avant la
demande de libération des prisonniers politiques. Mais les deux
centrales ne s’entendent pas quant aux suites à donner. La CGT-
Azopardo veut pouvoir capitaliser le mouvement du 30 mai
lorsque la CGT-Paseo Colón souhaite continuer la lutte. Un
arrêt de travail est décrété pour le 1er juillet.
Le 27 juin, alors que l’Université de Córdoba est mise sous
tutelle, une manifestation se tient sur la Plaza Once de Buenos
Aires afin de « commémorer » les trois ans du coup d’État
d’Onganía. La police tire à balles réelles sur les manifestants :
Emilio Jáuregui du Sindicato de la Prensa tombe, fauché par
une balle. Des bombes explosent quasiment simultanément
dans quinze supermarchés Minimax afin de s’opposer à la
venue de l’envoyé spécial pour l’Amérique latine du président
Richard Nixon : Nelson Rockfeller. Coup de tonnerre dans ce
ciel déjà tourmenté, le lundi 30 juin 1969, Augusto T. Vandor
est assassiné de cinq balles de 45 par un commando qui investit
le siège de l’UOM (situé au 1 945 rue La Rioja) un peu avant
midi. Près de deux ans plus tard, un communiqué de presse
comportant 27 chefs d’accusation, expliquera les raisons de
l’exécution de Vandor, baptisée Opération Judas. Il est signé
par l’Ejército Nacional Revolucionario (ENR) dont l’histoire
retient essentiellement sa participation à l’assassinat de José
Alonso en plus de celui de Vandor. La nature de l’ENR et la
composition de cette « armée » restent sujettes à controverses.
Il est souvent question d’un groupe de militants guérilleros qui
auraient par la suite fondé le groupe armé Descamisados avant
de fusionner avec les Montoneros au début de l’année 1973. On
avance également que l’« absent » lui-même aurait commandité
l’exécution de Vandor.
Quoiqu’il en soit, le pouvoir profite de cette aubaine pour
décréter l’état de siège, qui durera près de quatre ans jusqu’au
25 mai 1973, et arrêter des centaines de personnes, dont les
dirigeants syndicaux Agustín Tosco, Raimundo Ongaro, Elpidio
Torres, Ricardo de Luca, Lorenzo Pepe et Antonio Scipione.
Rapidement, nombre d’entre eux sont transférés dans les
prisons de Neuquén et Rawson afin des les éloigner. Le siège de
la CGTA est mis sous tutelle. C’est le coup de grâce, la CGTA
est forcée à la clandestinité et donc, à une rapide disparition.
Conséquence de quoi, la journée d’action du 1er juillet n’a que
peu de retentissement sauf à Córdoba où pourtant, la CGT-
Paseo Colón a été totalement détruite. Ces récents événements
conduisent la direction de la CGT-Azopardo à démissionner et à
convoquer un congrès d’unification pour le 10 juillet. Au cours
de ce congrès, sur 66 délégués de syndicats anciennement
opposés, 20 sont élus afin de choisir des délégués devant
constituer le nouveau conseil directif.
Une nouvelle journée de grève est décrétée pour le 27 août,
journée n’ayant que peu de retentissement dans la capitale mais
ayant plus de succès dans le reste du pays. À Rosario, un
délégué syndical est suspendu et les tensions remontent jusqu’à
provoquer une paralysie totale de la ville. Le 16 et
17 septembre, la ville est de nouveau bloquée et l’armée est
obligée d’intervenir.
Toute cette agitation n’est bien sûr pas sans effet sur un
gouvernement militaire qui, bien que passé maître dans l’art de
pacifier le pays – à défaut de faire la guerre à l’extérieur – n’est
pas tranquille à l’idée de voir se reproduire régulièrement des
épisodes similaires à ceux du Cordobazo et commence à
sérieusement se lézarder. Quelques mesures censées apaiser la
population sont donc prises, telles que l’augmentation des
congés payés, l’instauration d’un nouveau salaire minimum ou
encore – ce qui constituait l’une des premières conséquences du
Cordobazo – la restructuration du cabinet présidentiel. Mais ces
mesures ne calment pas les syndicats qui, au contraire, du fait
de ces acquis, durcissent leurs positions. Le 22 septembre, une
réunion à laquelle participent 58 syndicats aboutit au lancement
d’un mot d’ordre de grève à partir du 1er octobre, midi. Les
ouvriers sont ainsi invités à quitter leur lieu de travail et
rejoindre les cortèges de manifestants. Tous les autres secteurs
populaires sont également invités à participer à la grève qui se
veut de nouveau générale. Ces nouvelles actions – routine
implacable – sont systématiquement accueillies par la
répression, décidée et organisée par le conseil national de
sécurité des militaires. Les actions populaires vont ainsi
continuer, contrebalancées par un nouveau pouvoir qui
commence à fatiguer y compris ses alliés : « la majorité de
l’armée et la grande bourgeoisie sont las des manifestations
d’hystérie fascisante d’Onganía qui affirme, le 27 mai 1970, la
nécessité de prolonger pendant vingt ans encore, la “Révolution
argentine” » (Gèze et Labrousse, 1975 : 104).
Le 8 juin 1970, après avoir exigé sa démission sans succès, la
junte des commandants décide de démettre Juan Carlos
Onganía et installe à sa place le général Roberto Marcelo
Levingston Laborda, expert en renseignement et contre-
espionnage, formé à l’École des Amériques. Derrière
Levingston se profile un personnage qui va jouer un rôle
important durant les deux années qui vont suivre : le général
Alejandro Agustín Lanusse. Celui-ci appelle à un congreso
normalizador de la CGT pour le mois de juillet 1970. Avec
l’élection de José Ignacio Rucci (des métallurgistes de l’UOM)
à la tête de la confédération, c’est la ligne droitière du
péronisme qui triomphe. José Alonso fait partie de la
commission qui élit Rucci : sans doute son dernier acte
politique marquant avant son assassinat. Le 27 août 1970, vers
9 h 15 alors qu’Alonso se rend au siège de son syndicat en
voiture, il est intercepté par deux véhicules et exécuté de
quatorze balles. L’opération dure en tout moins d’une minute et
se déroule à quelques dizaines de mètres d’un commissariat. Le
commando Emilio Masa de l’ENR revendique cet
ajusticiamiento (exécution) le 10 septembre.
Le 23 mars 1971, après quelques mois de présidence brutale et
cruelle de Levingston, Lanusse décide de reprendre la main
pour son propre compte. Le nouveau président de la République
est plus enclin à discuter avec le péronisme. Le nouveau
pouvoir tisse des liens entre Madrid et Buenos Aires tout en
lançant le GAN ou Gran Acuerdo Nacional, qui se veut une
énième tentative de réunification entre les masses populaires et
l’État, en cherchant un candidat « non marqué » politiquement
pour se présenter aux élections présidentielles de 1972 qu’il a
annoncées le 1er mai 1971. En outre, afin de relégitimer son
pouvoir, Lanusse nomme Arturo Mor Roig de l’UCR au poste
de ministre de l’intérieur. Les sanctions contre les syndicats
sont également levées et les partis politiques sont réhabilités.
Pour autant, la présidence de Lanusse n’a rien d’une
démocratie : la répression, les rafles incessantes dans les
quartiers populaires, les détentions injustifiées, les disparitions
et les exactions en tout genre sont monnaie courante,
notamment dirigées contre les organisations révolutionnaires
(ouvrières ou de guérilla). Quant au massacre des seize évadés
de l’aéroport de Trelew3, il est un des événements ayant le plus
frappé les Argentins à cette époque et décide une large frange
d’entre eux à s’engager d’une manière ou d’une autre dans la
lutte politique. Certes, il existait déjà des disparitions, de la
répression et depuis longtemps, mais Trelew est le premier
meurtre de sang-froid perpétré par le pouvoir à s’étaler très
largement dans tous les journaux.
Si on peut ainsi largement imputer au Cordobazo la fin de la
dictature militaire à moyen terme, d’autres constatations tout
aussi importantes sont à prendre en compte. Évoquons d’abord
la formidable pression que vont exercer ces journées de lutte
sur les classes moyennes. Enfermées dans le cliché d’une classe
ouvrière totalement assujettie au péronisme, l’action d’ouvriers
jeunes pour la plupart et n’ayant pas participé à la résistance
péroniste en tant qu’acteurs, pousse les classes moyennes à
s’engager dans l’action politique sous ses différentes formes. À
ce titre, il faut ajouter qu’aucun auteur, aucune image ni aucune
information que nous avons pu lire ou visionner n’évoque
Perón. Alors que, quelques années auparavant, les groupes de
résistants se réclamaient très clairement du péronisme
combattant, il n’en est donc à notre connaissance pas fait
mention durant l’insurrection cordobaise.
En cela, la jeunesse argentine, qu’elle soit étudiante ou
prolétaire (il y a 30 000 étudiants à l’époque à Córdoba dont
seulement 5 % sont fils d’ouvriers) subit la nette influence des
événements de Mai 68 (appelé le « Mai français » afin de le
distinguer de la Révolution de mai qui fonde l’État argentin),
qui tend à un universalisme dont peuvent bien mal se
revendiquer les péronistes. Dans le film d’Urioste, les
témoignages des différents acteurs du Cordobazo sont très
clairs sur ce plan : cernés par des événements aussi
symboliquement forts que la résistance viêtminh, la révolution
culturelle chinoise, la mobilisation étudiante aux États-Unis, les
différents mai européens, l’activité des Tupamaros dans
l’Uruguay voisin… et subissant la violence d’un État
autoritaire, le peuple argentin se sent pousser des ailes
émancipatrices.
Enfin, il est important de noter que le Cordobazo inaugure une
nouvelle vague de protestations populaires qui va durer au
moins jusqu’en 1975, et qui, d’un point de vue syndical,
déplace les revendications du simple terrain salarial à celui de
l’amélioration des conditions de travail, de l’aménagement des
rythmes et de l’environnement. Comme dans de nombreux
autres pays, les ouvriers passent de revendications quantitatives
à des revendications qualitatives tenant plus d’une opposition à
leur exploitation qu’à l’aspiration à devenir des
consommateurs.
Si on ajoute à ces trois éléments le fait que toutes les
directions syndicales se sont faites déborder ce jour-là et que le
front de classe qui descend dans la rue était constitué
d’ouvriers, d’étudiants et d’artisans, il est clair que la
subjectivité prolétaire (au sens large) se réveille ce 29 mai
1969, et renoue avec une vieille notion dépassant le simple
retour au pouvoir d’un ersatz de messie, pour développer une
stratégie politique puisant ses racines dans les grandes
mobilisations ouvrières de 1919 ou 1936 et donc, dans une
lutte, littéralement « à mort », contre l’ordre capitaliste.

1. Fiat est présente sur le sol argentin depuis 1919. Nous parlons ici d’usines de la
marque.
2. Qui a autant pour fonction la sécurité extérieure qu’intérieure : il s’agit donc
aussi d’une police politique. Elle est créée par Perón en 1946 via le décret exécutif
337/46.
3. Le 15 août 1972, deux groupes de six et dix-neuf guérilleros et guérilleras de
diverses organisations s’échappent du pénitencier de Rawson (Patagonie). Dans le
premier groupe, les dirigeants Roberto Santucho, Enrique Gorriarán Merlo et
Domingo Menna du PRT-ERP, Fernando Vaca Narvaja et Roberto Quieto des
Montoneros et Marcos Osatinsky des FAR. Ces six-là arrivent à s’enfuir et repartent
dans la clandestinité. L’autre groupe se rend par ses propres moyens à l’aéroport de
la ville de Trelew d’où ils pensent pouvoir détourner un avion de ligne. Alertés, les
avions changent leur plan de vol. Sans autre solution, les évadés se rendent alors
aux militaires qui quadrillent la zone. Mais, alors que le général Lanusse aurait
demandé leur retour au pénitencier de Rawson, la frange extrémiste de l’armée (les
colorados) décide de peser sur ce dernier et prétexte une nouvelle tentative de fuite
pour fusiller seize des dix-neuf prisonniers. Seulement blessés, les survivants
témoigneront du caractère planifié de cette exécution.
chapitre 7
NOUVELLE GAUCHE

« L’ouvrier ne veut pas que la solution vienne d’en haut,


parce que cela fait douze ans qu’il le vit et que cela ne lui
sert pas. Le travailleur souhaite le syndicalisme intégral,
qui se projette vers le contrôle du pouvoir, qui assure en
fonction de cela le bien-être du peuple entier. Le reste,
c’est le syndicalisme jaune, impérialiste qui nous pousse
à nous occuper seulement des conventions et des colonies
de vacances », Amado Olmos

« Le peuple veut être le protagoniste car il sait que c’est


la seule manière de ne pas être trompé », Envar El Kadri

L e Cordobazo est le catalyseur en même temps que le


déclencheur d’un vaste mouvement de résistance populaire, de
nouvelles organisations, d’une nouvelle vague
antibureaucratique et de la jonction entre mouvements
guérilleros et mouvements sociaux. De manière plus générale,
l a N u e v a Izquierda doit être comprise comme une
restructuration de plusieurs espaces politiques de gauche, suite
à un certain nombre de critiques, d’analyses et d’événements
concrets. María Cristina Torti explique que « le climat
contestataire qui s’étend à partir du Cordobazo trouve ses
racines dans le champ intellectuel et culturel propre des années
1960, quand la société se retrouve immergée dans un processus
de modernisation totalement contradictoire avec l’autoritarisme
gouvernemental et sa politique culturelle obscurantiste. Une
telle modernisation englobait un champ allant de la
modification des standards de vie jusqu’aux habitudes de
consommation et les expectatives d’ascension sociale ; de la
transformation des coutumes au nouveau rôle de la femme en
passant par la nouvelle morale sexuelle et jusqu’à l’altération
des relations au sein de quelques institutions traditionnelles
comme la famille ou l’école » (Torti, 1998).
Dans le champ culturel, on assiste ainsi à la création de
nouvelles filières universitaires telles que les filières
sociologiques, à la montée de la littérature latino-américaine,
l’influence de penseurs tels que Frantz Fanon ou Jean-Paul
Sartre, les formes artistiques les plus diverses et variées, la
révolution cubaine, les différentes luttes de libération ou
encore, la construction d’un « homme nouveau » inspiré par
figure de l’Argentin Ernesto Che Guevara. Autant d’éléments
qui, en se croisant, s’entremêlant et se développant en parallèle,
seront le ferment et le principe actif de cette critique radicale
du pouvoir. Dans l’importante trilogie cinématographique de
Fernando Solanas, La Hora de los Hornos (tournée en 1968,
sortie en 1969), il est très souvent question de busqueda
(recherche) dans le cadre de la lutte de libération, ici, nationale.
D’ailleurs, une bonne illustration de ce vaste caravansérail
idéologique nous est donnée par l’introduction de la deuxième
partie de cette trilogie, Ac t o para la Liberación. Véritable
patchwork tiers-mondiste visuel et sonore, on peut y voir à la
fois un portrait de Fidel Castro, une lettre de Che Guevara
appelant à plusieurs Vietnam, des images d’Afrique ou d’Asie,
de Mao Tse Toung, Ben Barka, Frantz Fanon ou encore Pancho
Villa… alors même que le film « est dédicacé au prolétariat
péroniste qui a apporté la conscience politique aux Argentins ».
Juste après ce kaléidoscope d’images, de sons et de textes
révolutionnaires, une voix (celle de Solanas) indique qu’après
la projection du film sera créé un espace de dialogue entre les
membres de l’assistance afin que les opinions, qui valent autant
que celles exprimées dans le film selon la voix, puissent
enrichir ce dernier par l’apport de nouveaux éléments. Typique
illustration d’un esprit à la fois verticaliste et horizontaliste que
nous recroiserons lors de ces années tumultueuses.
« Verticaliste » car les péronistes de gauche (parmi tant
d’autres exemples) appellent à la restauration d’un pouvoir fort
et prennent comme modèle celui d’un cadre marxiste-léniniste
prônant la prise du pouvoir « en haut » et s’autodésignent
avant-gardistes ; « horizontaliste » car le public est ici appelé à
jouer un rôle qui, du moins en apparence, semble importer
réellement aux yeux des réalisateurs et des promoteurs de ces
projections.
Le renouveau syndical est un autre des piliers de cette Nueva
Izquierda. Il faut ainsi considérer l’émergence d’un
syndicalisme dit « combatif », « classiste » ou « de libération »
qui va tirer conséquence de la profonde décadence de la
centrale cégétiste au cours des années 1960, et de son caractère
mafieux affirmé. La bureaucratie syndicale en est à gérer des
millions de pesos de budget annuel (par le prélèvement
automatique d’un pourcentage fixe sur les salaires de chaque
travailleur, syndiqué ou non, de sa branche) et des œuvres
sociales colossales, alors qu’elle maintient coûte que coûte une
politique de conciliation sociale qui oublie le minimum de
pragmatisme nécessaire à sa propre survie, pourtant protégée
par les dispositions législatives péronistes, voire tendant parfois
à se couper l’herbe sous les pieds en négociant des
augmentations de salaires et obligeant les petites entreprise à
mettre la clef sous la porte en favorisant les multinationales.
L’autre élément primordial dans le développement de la
Nueva Izquierda est la jeunesse estudiantine et ouvrière. Toutes
les influences citées plus haut conduisent une bonne partie de la
jeunesse politisée engagée dans les vieux partis de gauche à
pousser ces appareils vers plus de radicalisme en portant la
contradiction sur deux points essentiels : d’une part le
questionnement de leurs pratiques électoralistes et leur mise en
balance par rapport à une solution armée ; d’autre part, la prise
en compte, après l’avoir critiqué, du péronisme comme
potentialité révolutionnaire, ce qui ne va pas sans heurts au sein
même de familles, dont les parents furent parfois de féroces
antipéronistes.
Deux éléments sont à considérer dans cette requalification du
péronisme.
La personnalité même de Perón qui joue un rôle dans cet
engouement des jeunes pour les structures péronistes de
résistance, ne serait-ce que par son rapprochement avec le Club
de Rome ou les non-alignés. Le vieux leader va à cette époque
devenir une sorte de remède miracle que chacun considère à
l’aune de ses propres problèmes et besoins, et qui dans ce sens,
devient tout à la fois franquiste, fidéliste, marxiste-léniniste ou
guévariste. « Il était peu à peu devenu l’incarnation militante
d’une multiplicité de mécontents » (González Alemán, 2008).
Perón n’est donc plus que la projection qu’en font de lui les
différents secteurs, voire les différents individus : il se
transforme dès lors en véritable placebo qui, une fois revenu,
résoudra tous les problèmes, y compris les plus triviaux. Dès
lors, l’imaginaire péroniste peut être évidemment tiré vers
l’extrême gauche ou son contraire.
Le découragement ressenti par un certain nombre d’étudiants à
militer au sein de leur faculté les amène logiquement sur le
terrain social, notamment celui des villas miseria, mais aussi
des campagnes et des usines, où ils découvrent un peuple
effectivement péroniste. Un phénomène à rapprocher, selon
nous, bien que cela se soit fait selon des modalités légèrement
différentes, de la pratique des « établis » ayant bénéficié d’un
certain succès dans la jeunesse « gauchiste » estudiantine
française des années 1970 et dont Robert Linhart nous a laissé
un magnifique témoignage avec son livre, justement intitulé
L’Établi. Mais il faut dire qu’entre 1955 et 1970, la population
d e s villas est passée de 80 000 à 800 000 âmes et atteint
1,5 million d’habitants trois années plus tard, et ce pour la seule
capitale fédérale. À travers des organisations comme la JotaP,
ces jeunes gens vont réanimer les comités de base et alimenter
des luttes qui se nourrissent largement de la précarisation
accélérée de ce peuple des villas :

On peut dire qu’on ne faisait presque pas de politique.


Les symboles étaient là, mais on travaillait avec les
gens ; on répartissait les médicaments, on réglait les
problèmes familiaux, on prenait le mate, on organisait
les quartiers. Autrement dit, on organisait le pouvoir
autonome des quartiers. On essayait de faire en sorte que
les gens résolvent leurs problèmes seuls, comme dans une
zone presque libérée. […] Et on est arrivés à être
véritablement les maîtres de quartiers entiers dans
lesquels on pouvait se déplacer en toute liberté. [En 1973]
il y avait des zones dans lesquelles tout le monde savait
dans quelles maisons se trouvaient les armes, dans
quelles maisons se trouvaient les polycopieurs. Le
quartier tout entier le savait. […] Nous avions l’appui
total des gens (Moncalvillo, 1986).
Dans ces villas, l’Église prend elle aussi une orientation plutôt
favorable aux idées émancipatrices. Dès 1967 et à partir des
encycliques Pacem in Terris et Populorum Progressio, du
concile progressiste Vatican 2, un groupe d’évêques latino-
américains ouvre le dialogue avec le marxisme :

Les chrétiens ont le devoir de montrer que le véritable


socialisme est, en fait, le christianisme vécu
intégralement, dans la juste répartition des biens et
l’égalité fondamentale de tous. Loin de nous opposer au
socialisme, nous devons savoir l’accueillir avec
allégresse, comme une forme de vie mieux adaptée à
notre temps et plus conforme à l’esprit de l’évangile.
Nous éviterons ainsi que certains confondent Dieu et la
religion avec les oppresseurs du monde des pauvres et des
travailleurs qui sont, en effet, le féodalisme, le
capitalisme et l’impérialisme. […]
Si les ouvriers n’arrivent pas, de quelque manière que ce
soit, à être propriétaires de leur travail, toutes les
réformes structurelles seront inefficaces. Y compris si les
ouvriers reçoivent parfois un salaire plus haut, ils ne se
contenteront pas d’augmentation de salaire. En fait, ils
veulent être propriétaires et pas vendeurs de leur travail.
Actuellement, les ouvriers sont à chaque fois plus
conscients que leur travail constitue une part de la
personne humaine. Mais la personne humaine ne peut être
ni vendue, ni se vendre. Tout achat ou vente du travail est
une forme d’esclavage (Hidalgo et coll., 2006).

Ce faisant, ces évêques remettent au goût du jour un discours


latino-américain datant de la deuxième moitié du 19e siècle et
assimilant déjà à l’époque le christianisme et le socialisme,
voire l’anarchisme. La nouveauté tient cependant à ce que ce
soit l’institution catholique elle-même qui tienne ce discours.
Rapidement, sous l’impulsion de trois prêtres porteños, Héctor
Botán, Miguel Ramondetti et Rodolfo Ricciardelli, une réunion
se tient en mai 1968 dans la ville de Córdoba. Environ 500
prêtres y participent : c’est l’acte fondateur du Movimiento de
Sacerdotes del Tercer Mundo (MSTM). Assumant pleinement
le fait que seuls « les peuples pauvres et les pauvres des
peuples » (Hidalgo et coll., 2006) peuvent s’engager dans un
processus émancipateur, ces hommes de foi décident d’entrer
eux aussi dans les villas miseria et d’être au contact des
populations les plus paupérisées. Parmi eux, il faut citer Carlos
Mugica, curé de la paroisse du Christ ouvrier de la villa de
Retiro, membre du MSTM, affichant clairement ses sympathies
pour la CGT de los Argentinos, et directement responsable du
virage à gauche de l’un des principaux dirigeants des
Montoneros, Mario Eduardo Firmenich, au départ issu des
cercles de l’extrême droite catholique. Les deux hommes
resteront amis jusqu’à l’assassinat du prêtre.
Dans l’un des pays les plus catholiques du monde, ce
positionnement d’une partie de l’Église amène de fait de
nombreux jeunes à se politiser. Du coup, les thématiques anti-
impérialistes et de justice sociale propres au péronisme vont
être reprises et adaptées aux besoins du moment, tout en jouant
le jeu du vieux leader exilé.
Ces éléments ainsi que ceux de la révolte culturelle, de la
péronisation des secteurs de la classe moyenne et de la crise de
la gauche vont enfin se retrouver dans les universités, liant
progressivement les étudiants aux mouvements
révolutionnaires. D’autre part, cette génération, influencée par
le tiers-monde, va en venir à considérer puis revendiquer la
violence comme moment inévitable de la vie politique :
l’option de la négociation avec le pouvoir étant en berne à
l’époque, l’action directe violente représente une option viable
et crédible.

La révolution était possible. C’est ce que montraient


Cuba, le Cordobazo et la mobilisation sociale, aussi
intense que totalement dépourvue de direction et de
programme. Les trouver dans l’action même fut la
prétention du nouvel activisme. L’alternative
démocratique – ayant perdu tout prestige pour les vieux
militants et dépourvue de tout sens pour les plus jeunes –
fut totalement absente des discussions (Romero, 1994 :
249).

Le dernier élément d’importance dans le développement de


cette Nueva Izquierda concerne le domaine culturel et sociétal.
Les intellectuels opèrent un changement radical et font une
sorte de mea culpa vis-à-vis du péronisme, estimant désormais
que critiquer cette idéologie revient à se couper d’un peuple qui
lui, y adhère – revirement que nous avons déjà évoqué. Au delà
de cet aspect, et loin des revendications corporatistes ou
partisanes, ce qui va faire le ferment des luttes de ces années, ce
sont des revendications à la fois individuelles et universelles
d’un peuple argentin retrouvant une profonde envie de
reprendre en main ses affaires, et fonctionnant souvent à la
base, de manière unitaire entre les différents courants de la
gauche plus ou moins révolutionnaire, notamment au sein des
groupes d’avocats militants ou des associations de terrain.
Échanges et travail commun dénotant d’un évident saut
qualitatif et d’une situation prérévolutionnaire de discussion
permanente et de diffusion de l’information régulièrement
constatée à cette époque dans les pays ayant vécu des situations
similaires.

Les travailleurs et professionnels de divers univers –


santé, justice, éducation – présentaient leurs
revendications au sein de projets de rénovation
institutionnels qui ne s’attaquaient pas seulement à
l’autoritarisme en place, mais poussaient la réflexion un
peu plus loin, questionnant les formes traditionnelles
d’organisation et d’exercice de l’autorité. Dans de
nombreuses écoles et hôpitaux, on luttait à la fois pour
les droits des travailleurs et des usagers à qui l’on
reconnaissait une certaine capacité pour influencer la
prise de décision, en provoquant une démocratisation
effective du pouvoir de la société. Éducation aux
contenus et méthodes « libérateurs », communautés
thérapeutiques et « antipsychiatriques », avocats
travailleurs ou défenseurs des prisonniers syndicaux et
politiques vont se constituer en propagateurs d’une
nouvelle culture qui privilégiait l’horizontalité, dépréciait
l’obscurantisme et pour ces raisons mêmes, s’opposait à
l’autoritarisme militaire (Tortti, 1998).

Cette nouvelle culture se traduit également sur le plan musical


par le renouveau des scènes locales et la naissance de nouveaux
courants. El Nuevo Cancionero, dont les prémices sont à
chercher dans le répertoire d’Atahualpa Yupanqui, puis dans les
figures de Mercedes Sosa ou d’Armando Tejado Gómez. Il faut
d’ailleurs noter que ce mouvement est pour le moins
continental (voire au-delà), puisque beaucoup de pays
américains connaissent leur version du Nuevo Cancionero : la
Nueva Canción Chilena avec Violeta Parra ou Víctor Jara au
Chili ; le renouveau de la musique folk aux États-Unis avec Bob
Dylan ; la Nueva Trova à Cuba avec des artistes tels que Carlos
Pueblo ou Silvio Rodríguez ; la Nova Cançó catalane avec des
personnalités telles que Joan Manuel Serrat ou Lluis Llach ; le
Tropicalismo brésilien et Chico Buarque ou Gilberto Gil… Plus
tard, le « rock national » jouera un rôle non négligeable sous la
dictature de Videla, un style musical que l’on peut faire
remonter à 1963 et l’apparition du groupe Sandro y los de
fuego. Évidemment influencé par Bill Halley ou Elvis Presley à
ses débuts, le rock national argentin se nourrit également
d’influences uruguayennes et mexicaines. Il se développe dès le
milieu des années 1960 avec la naissance de nombreux groupes
tels que Los In, Los Bestias, Los Bishops, même s’il reste
cloisonné à un univers plutôt « underground » dans un premier
temps.
À cette émergence d’une musicalité nouvelle, il faut aussi
ajouter l’émergence et la diffusion d’une littérature latino-
américaine, dont les jeunes Argentins se nourrissent largement.
Enfin, comme partout ailleurs dans le monde (ou presque), les
années 1960 sont synonymes d’une formidable libéralisation
des mœurs, d’autant plus importante en Argentine qu’il s’agit
toujours d’un pays largement catholique à cette époque où
rentrer dans un bar, porter un pantalon et fumer en public
relève, pour une jeune femme, de la transgression pure et
simple. Autant de pratiques qui sont, de facto, clandestines et
qui préparent déjà un certain nombre de jeunes Argentines à
une forme de clandestinité beaucoup plus compromettante :
celle de la lutte armée.
Au final, ce vaste mouvement de la Nueva Izquierda a créé
une formidable masse populaire de gauche, totalement
ingérable, même pour les plus grosses organisations.
Pour la gauche traditionnelle, ce vent de radicalisation que fait
souffler la Nueva Izquierda est une catastrophe. Le PC va
scissionner en 1967 et donner naissance au PCR (« R » pour
révolutionnaire), alors qu’une partie s’était déjà regroupée dans
les rangs de l’Ejército de Liberación Nacional (ELN). En 1968,
une partie des membres du PC et des membres du PCR forment
les Fuerzas Armadas de Liberación (FAL). Du côté trotskiste,
en 1968, on trouve aussi deux organisations, La Verdad de
Nahuel Moreno (qui rentre en 1972 dans le PS pour former le
Partido Socialista de los Trabajadores ou PST) et El
Combatiente de Santucho qui forme l’Ejército Revolucionario
del Pueblo (ERP). Quant aux mouvements de jeunes proches du
Parti radical, ils se structurent via l’organisation universitaire
Franja Morada et le groupe interne à l’UCR, la Junta
Coordinadora Nacional. Ces groupes rejettent explicitement la
lutte armée comme solution politique et s’inspirent volontiers
de l’exemple du voisin chilien et de Salvador Allende. Pourtant,
les jeunes radicaux participent assez ouvertement aux violents
sursauts populaires (les azos) de la période (au Cordobazo
notamment).
Cependant, cette militarisation, qui fait dire à certains que
l’Argentine fut le pays le plus fourni en groupes armés au
monde à cette période de l’histoire, déteint forcément sur
l’ensemble de la société. Pour les groupes politiques, les
pratiques militantes de base (collages d’affiches, diffusions de
tracts, réunions, etc.) deviennent « militarisées » et quasi
clandestines du fait que toute activité politique était considérée
par le gouvernement (presque) comme un acte de guerre. Il faut
également prendre en compte le niveau d’armement d’un pays
dont une bonne partie de la population se promène
quotidiennement avec une arme, où il n’est pas rare de voir les
mitraillettes des escortes de leaders syndicaux dépasser des
vitres de leurs véhicules, où les morts par balle deviennent
presque des morts naturelles… Enfin, les pratiques d’action
directe dans le monde du travail se font de plus en plus
violentes : intenses vagues de grèves plus ou moins sauvages
avec occupation d’usine et séquestration des directions,
affrontements très violents avec la police et les forces armées,
action des groupes guérilleros qui agiront souvent en commun
avec ces actions syndicales ou ces mouvements sociaux.
Autant de pratiques qui deviennent monnaie courante dans
l’Argentine des années 1970 mais qui, en parallèle à ce
formidable esprit de liberté soufflant sur le pays, imposent une
certaine rigidité, voire un autoritarisme endogène (au sein des
groupes) et exogène qui alimente et justifie les violences
étatiques et patronales : gangstérisme, disparitions, répression
très violente et assez systématique, censure contre la presse
militante (El Mundo et El Descamisado notamment, mais des
journaux aussi peu militants que Crónica sont interdits). Des
mesures qui vont attiser plutôt que freiner cette ferveur, cette
fureur populaire. D’autant que l’« absent » joue beaucoup de ce
qu’il nomme ses Formaciones Especiales (les groupes armés
péronistes) qu’« il encourageait depuis Madrid [et] qui
constituaient un moyen de pression très efficace sur le pouvoir
militaire. Parallèlement, le climat d’agitation en Argentine lui
permettait de se forger une image de pacificateur, seul capable
d’apaiser la situation de conflit et de violence » (González
Alemán, 2008).
Au final, et comme le précisent plusieurs intervenants dans le
travail de compilation du journal Página/12 (Carnovale et coll.,
2005), la jeunesse (et peut-être bien au-delà) est emportée par
une fougueuse naïveté tendant à lui faire croire en sa capacité à
modeler son avenir, à façonner le monde avec ses propres
mains et pouvoir en transformer toutes les facettes par la
simple volonté politique : ferment libertaire profond et assez
comparable à la vague européenne et mondiale (au bas mots,
près de 120 pays connaissent des événements similaires à ceux
du Mai 68 français), que ne vont paradoxalement pas être
capables d’analyser les militants anarchistes, voire que certains
conspuent.
Un dernier élément doit cependant être abordé, celui du
militantisme féminin, pour ne pas dire féministe. Des groupes
féministes en Argentine 1, il en a existé, notamment l’Unión
Feminista Argentina (UFA), issue du PST trotskiste, et le
Movimiento Feminista Popular (MOFEP), issu du Frente de
Izquierda Popular (FIP), socialiste-révolutionnaire. Au milieu
des années 1970, on compte près d’une dizaine de collectifs
féministes pour la seule capitale. Leurs liens exacts avec les
autres organisations politiques de gauche ou d’extrême gauche
restent sujets à controverse (Rodríguez Agüero, 2006).
Pourtant, ces partis comptent justement sur une présence
militante féminine massive : les femmes auraient ainsi
constitué entre 30 et 35 % des effectifs militants de ces années
(Vasallo, 2006). Un militantisme féminin pour lequel le constat
reste sans appel :

Les femmes s’homogénéisaient avec les hommes. Une


direction élaborait la théorie qui descendait par la suite.
Et là, il n’y avait pas de place pour la dissension, pour la
différence, ni pour les thèmes « mineurs ». Les femmes
qui participaient aux organisations armées partageaient
avec les hommes un concept exacerbé de la chose
militaire et un culte spécial pour les armes (Vasallo,
2006).

Pour les femmes non guérilleras, le poids de la société


patriarcale et machiste argentine ne se fait pas moins sentir : du
point de vue de l’égalité homme-femme considérée comme un
thème mineur ; du point de vue d’une assignation sexuelle
quasi-essentialiste (« il restait aux femmes deux options :
s’endurcir ou séduire au nom de la Révolution ») (Glas et
Henales, 1986) ; du point de vue d’une sexualité par bien des
aspects forcée, « quand le “partenaire”2 sexuel était un
compagnon militant, toute la relation était subordonnée à
l’affinité politique, et, par admiration, compagnonnage, on
pardonnait tout, ou, du moins, on n’exigeait pas de réelle
contrepartie dans la satisfaction » (Glas et Henales, 1986), ou
affadie – « les idées de plaisir, d’érotisme étaient totalement
écartées. La chose sexuelle était désérotisée » (Glas et Henales,
1986). Bien sûr, comme dans la plupart des pays, la fin des
années 1960 et le début des années 1970 marquent l’accès (plus
ou moins facilité selon les catégories socioprofessionnelles) à
la contraception, à la formation universitaire, à un monde du
travail plus vaste, etc.
Mais le militantisme « gauchiste », lui, revendique surtout le
couple militant dans lequel il n’y a plus ni « fiancés », ni
« époux » et dont les éventuels enfants sont « socialisés » ;
l’hétérosexualité et l’hétéronormativité poussées à tel point que
l’homosexualité est punie de mort dans certains groupes
guérilleros ; l’absence de fragilité et l’égalité face à la
répression ainsi que de manière plus prosaïque, le partage des
tâches domestiques ou la nécessité d’aider les femmes lors de
leur grossesse, bien que selon toute vraisemblance, « s’ouvrait
un grande brèche entre les déclarations et les faits » (Vasallo,
2006). Un journal d’avant-garde intellectuelle, esthétique et
politique tel que Crísis ne va d’ailleurs revendiquer que trois
grandes catégories de femmes : la « militante héroïque »,
l’« artiste engagée » et la « travailleuse », sans que l’on
retrouve dans sa dialectique les termes féminisme/féministe ni
même « libération de la femme » (Rodríguez Agüero, 2006).
C’est donc bien à un front de masse/de classe auquel les partis
politiques et les intellectuels proposent aux femmes d’adhérer
sans réelle prise en compte d’une spécificité propre à leur lutte
de libération. Une proposition qui se trouve plus tard renversée
par l’offensive féminine des Madres de la Plaza de Mayo qui,
tactiquement, vont opposer à la junte videliste la valeur
hautement « conservatrice » de l’inquiétude de mères face au
devenir de leur enfant (filles ou garçons) pour, une fois la
démocratie retrouvée, revendiquer leur discours révolutionnaire
et leur lutte.

LES LIBERTAIRES ET LA NOUVELLE GAUCHE3

Il est assez surprenant, compte-tenu de ces conditions sociales


et politiques fécondes et hétérogènes, que l’anarchisme
politique et organisé n’ait pas trouvé de nouveau souffle.
Car, si elle n’est pas directement influencée par les
libertaires4, force est de reconnaître que la décennie de la Nueva
Izquierda (1967-1976) est fortement imprégnée de cet esprit
universaliste libertaire issu en grande partie de(s) Mai(s) 68 et
qui fait promouvoir au Frente Antiimperialista y por el
Socialismo (FAS), organisation pourtant très hétérogène
politiquement allant du trotskisme au péronisme (Payo Esper,
2011) :

Toute forme d’organisation issue des Bases, surgissant de


leur initiative pourvu qu’elles soient des organes
autogérés et exercent les masses à la pratique de la
démocratie directe. La démocratie directe est la forme la
plus aboutie de démocratie politique. S’unir depuis le
bas, s’organiser en combattant5.

En grande partie émanation du PRT-ERP, le 4 e congrès du


FAS6 compte la participation des organisations suivantes : PRT-
ERP, Frente Revolucionario Peronista (FRP), Partido
Comunista Marxista Leninista, Organización Comunista Poder
Obrero (OCPO), Liga Espartaco, Liga Socialista, Movimiento
de Izquierda Revolucionaria (MIR), Izquierda Socialista (IS),
Grupo Praxis, Socialismo Revolucionario, Peronismo de Base,
Ejército Libertador del Norte (ELN), Acción Proletaria,
Democracia Obrera Revolucionaria y Círculo Socialista. Le
FAS va jusqu’à discuter avec des secteurs de la Franja Morada
de l’UCR et intègre même le PC pour sa proximité avec le
leader Agustín Tosco. Tosco dont le FAS impulse la
candidature pour les élections de septembre 1973 contre la
formule Perón/Perón. Sa direction hétérogène mélange des
cadres trotskistes et péronistes et prouve, de par sa simple
existence, la désillusion de nombre de péronistes de base vis-à-
vis du Líder. Le 5e congrès du FAS (novembre 1973) réunit près
de 12 000 personnes et compte notamment sur la présence de
groupes féministes, villeros, aborigènes, etc. Sur ce dernier
point, le programme du FAS propose d’ailleurs que les
aborigènes bénéficient d’une fédération élue démocratiquement
par ces communautés. Le FAS semble s’être purement et
simplement dissout dans la clandestinité dans laquelle il s’était
réfugié pour éviter la répression au mois de juin 1974.
Cependant, cette « dissolution/disparition » ne semble pas faire
consensus chez les historiens et il resterait des éléments à
analyser sur cette période.
Ce n’est donc pas par manque d’une certaine lucidité face au
caractère libertaire des révoltes étudiantes et ouvrières7 (même
si certains penseurs dénient à ces révoltes tout intérêt8) que les
libertaires organisés pêchent. Les plus en « phase » avec leur
temps, ne sont, quant à eux, pas foncièrement optimistes sur la
possibilité de changement de nature humaine telle qu’exprimée
dans le chapitre précédent :

Le véritable anarchisme, parce qu’il est éminemment


réaliste, doit faire la révolution avec l’homme tel qu’il
est aujourd’hui et sans espérer de changements préalables
dans la nature humaine qui « garantissent » sa
« préparation ». La révolution que nous proposons se
destine à l’homme commun qui, dans sa grande majorité
et jusqu’à maintenant, a une praxis autoritaire (par
manque d’autre) et à tous les peuples du monde actuel
(Diz et Trujillo, 2007 : 91).

Mais on peut se demander ce que peuvent en percevoir des


anarchistes « classiques » dont les structures historiques n’ont
pas été à même d’analyser l’évolution du monde extérieur, les
nouveaux mythes forgés et les nouvelles pratiques mises en
œuvre par les partis, notamment après l’avènement du
péronisme. Incapable de prendre le pouls de la société argentine
et donc, d’en donner un diagnostic pour y apporter une solution,
l’anarchisme argentin « historique » ou « classique » s’est
enfermé dans une tour d’ivoire historique et mythologique,
fausse par certains aspects, refusant – y compris après de
nombreux échecs – de faire une quelconque autocritique de sa
pratique.
Fernando López Trujillo9 considère ainsi que si les anarchistes
n’ont pas pu reprendre une place que tous les autres courants
avaient récupérée dans les années 1970, c’est que les
anarchistes argentins se sont refusés à critiquer la révolution
cubaine pour mieux se l’approprier, à la différence de leurs
camarades uruguayens ayant impulsé en 1956 la Fédération
anarchiste uruguayenne (FAU). En 1959, après la défaite de
Batista, l’hypothèse de travail d’une révolution armée revient
au goût du jour dans les esprits et suscite des vocations chez les
jeunes Argentins de tous les partis qui, on l’a vu, poussent leurs
appareils dans un sens de plus grande combativité. Tous les
courants vont ainsi subir une radicalisation impulsée par leurs
bases. Les anarchistes « classiques » quant à eux, se montrent
extrêmement critiques vis à vis d’une révolution qu’ils
considèrent comme totalitaire de fait. D’ailleurs, dans les
colonnes de La Protesta, Emilio Muse parle de Cuba pour la
première fois comme d’une dictature, en décembre 1960. Dans
le journal Emancipación du groupe Alberto Ghiraldo, on peut
lire dans les numéros 2 (décembre 1962) et 3 (mars 1963) la
dénonciation de l’emprisonnement des libertaires cubains : on y
apprend ainsi que Antonio Dagas, militant de la CNT espagnole
ayant lutté contre Franco en Espagne puis contre Batista à
Cuba, se trouve emprisonné sans procès depuis plus d’un an.
Les anarchistes dénoncent ainsi régulièrement la dictature
« castro-communiste » et publient Revolución y dictadura en
Cuba (Iglesias, 1963).
De son côté, la FORA se montre elle aussi extrêmement
critique vis-à-vis du régime cubain lors de son congrès de 1962.
Pourtant, en parallèle, la vieille centrale anarchiste montre des
signes d’ouverture lors de ce congrès en se prononçant en
faveur de groupes intersyndicaux proches de son mouvement
(cette idée va ainsi permettre à certains syndicats luttant contre
leur bureaucratie d’avoir un minimum de soutien de la centrale
anarchiste, notamment en termes de prêt de locaux). Il y a là
une faute quasi méthodologique qui empêche les anarchistes
argentins de faire tout à la fois la critique d’une révolution
« manquée » qui pourchasse largement leurs compagnons
cubains et les emprisonne arbitrairement, et l’analyse d’une
révolution « réussie » dont ils auraient pu tirer des
enseignements susceptibles de restructurer leur militantisme.
D’autant que les revendications anti-autoritaires et d’auto-
organisation de la classe ouvrière de cette époque représentent
des bases d’accord plus qu’acceptables pour le mouvement
libertaire. Attaquer bille en tête l’événement politique
mobilisant le plus de bonnes volontés depuis la Révolution de
1917 n’était sans doute pas très stratégique, d’autant que si, en
1917, les anarchistes avaient les forces militantes pour faire
entendre un autre son de cloche que le bolchevique, il n’en est
rien dans les années 1960.
Pis peut être, on ne trouve aucune référence (même un tant
soit peu critique) au Cordobazo dans les numéros d’Acción
Libertaria allant de mai à décembre 1969, pas plus que dans
ceux de la revue Reconstruir. Heureusement, La Protesta en fait
la couverture de son numéro 8113 daté de juin 1969.
Pour autant, peut-on considérer, ainsi que l’avance Fernando
López Trujillo, que « curieusement les jeunes groupes
anarchistes ne sont pas nés des institutions anarchistes les plus
anciennes. Il se sont développés à l’extérieur de la tradition
anarchiste ; ils sont venus à l’anarchisme par d’autres courants
politiques » (López Trujillo, 2004). Affirmation d’autant plus
sujette à caution que, jusque dans son livre écrit à quatre mains
avec Verónica Diz, il présente des documents (notamment un
document de rupture avec la rédaction de L a Protesta) qui
tendent à prouver une certaine filiation avec le mouvement
anarchiste historique. Il va sans dire qu’un certain nombre des
jeunes gens ayant participé à ces groupes seront amenés au
militantisme libertaire par d’autre biais, mais de là à parler de
quasi « générations spontanées » libertaires, il y a un pas.
Toujours dans le même livre, López Trujillo évoque le rôle
d’Alberto Balbuena10, qui aurait tenu un rôle de « recruteur »
pour Resistencia Libertaria (RL), tout en présentant les photos
de jeunes disparus du groupe, fils de militants anarchistes
reconnus de l’époque… Autant d’indices tendant à relativiser
cette absence de lien avec le mouvement anarchiste historique.
Pour autant, et à défaut d’absence de liens, il existe bien une
divergence de vues entre ces nouveaux groupes (qui sont
souvent constitués d’étudiants issus de la petite bourgeoisie
tout en bénéficiant parfois d’une base ouvrière plus importante)
et l’ancien mouvement libertaire. Cette divergence tient sans
doute au fait que les premiers vont tenter de faire leurs
l’analyse des révolutions cubaines et chinoises, ainsi que d’une
certaine littérature « marxiste » (Fanon, Guérin, etc.). Parmi ces
nouveaux groupes citons le Grupo Anarquista Revolucionario
(GAR), la Linea Anarco-Comunista (LAC), RL de La Plata, la
Organización Anarquista (OA) de Córdoba 11, des groupes de
Salta, Rosario, San Luis, Mendoza… Ainsi que certains
membres du syndicat des plombiers (passé à l’autonomie en
1964). Doté de la personería gremial, ce syndicat est toujours
dirigé à cette époque par et selon des modalités anarchistes.
Cependant, dans un entretien donné au journal Hijos del Pueblo,
Darío « el Piojo » se souvient que toutes les idéologies étaient
représentées au sein du syndicat, y compris le péronisme et le
communisme12. Ce qui explique que ce ne fut pas le syndicat en
tant que tel qui s’investit dans les luttes de l’époque, mais des
structures issues du syndicat, telles que le groupe 3 de Febrero
ou le Comité Pro Presos y Perseguidos.
Il faut noter par ailleurs une certaine implantation des
libertaires dans les secteurs suivants : Sindicato de los
Trabajadores del Caucho y Afines (SITRACAAF), travailleurs
mécaniciens de Kaiser à Córdoba, travailleurs des chantiers
navals de Berisso et Ensenada, juristes de La Plata, graphistes
ou encore travailleurs du textile (Diz et Trujillo, 2007 : 22). Un
autre groupe important se structure autour de la bibliothèque
José Ingénieros : Acción Directa, qui édite un journal du même
nom (neuf numéros entre 1973 et 1974).
Autour de ce journal, c’est toute une frange de l’anarchisme
organisé et non-organisé, mais agissant au sein d’autres
instances (notamment au sein du FAS, du Movimiento Sindical
de Base (MSB)13, du Frente de los Trabajadores
Revolucionarios (FTR), ainsi qu’au sein d’associations de
quartiers, étudiantes ou de syndicats ouvriers) qui se rencontre
le 10 juin 1974 pour mettre sur pied une organisation commune
libertaire du nom de Organización Anarquista Revolucionaria
(OAR). Acción Directa en devient le porte-voix officiel.
L’OAR, Fernando López Trujillo nous l’a confié, n’a jamais
eu d’existence concrète. Pourtant, les techniques de lutte et de
propagande de ces groupes tentent de faire le pont entre les
différents secteurs révolutionnaires, comme en témoigne la
participation du journal cité plus haut, comme en témoigne
aussi la publication systématique des communiqués des
secteurs du syndicalisme combatif, dans un journal comme El
Libertario.
L’OAR entend développer une intervention dans les luttes
populaires à partir d’action directe, de propagande ouvrière et
d’appels à la lutte armée et non pas à partir d’une dialectique
libertaire qui se voudrait « spécifique » mais d’une dialectique
classiste. Malgré ces bases pragmatiques, l’aventure ne dure
pas longtemps et une bonne partie des militants de l’OAR se
retrouve quelque temps plus tard dans Resistencia Libertaria,
seule organisation armée de type libertaire ayant eu un
minimum de poids dans le cadre de la résistance contre la
dictature que nous aborderons plus loin.

LA LUTTE ANTIBUREAUCRATIQUE OU LE
RENOUVEAU SYNDICAL : L’EXEMPLE DU SITRAC-
SITRAM

Quand, à la fin des années 1960, Louis Mercier-Vega évoque


les directions syndicales argentines, c’est en des termes peu
amènes :

Il est né ici un type de gangstérisme syndical, dont le


prototype est nord-américain, avec cette différence
cependant que les Hoffa 14 argentins sont peu efficaces
dans la défense des syndiqués. Ce ne sont pas les
profiteurs marginaux d’une richesse générale, mais les
éléments parasites d’une économie appauvrie (Mercier-
Vega, 1967 : 162).

Conséquence de cette dérive des appareils syndicaux, les


travailleurs et les travailleuses argentins, des années 1960
jusqu’au coup d’État de 1976, développent un type de
syndicalisme de base, classiste et combatif souvent incarné par
des délégués honnêtes et fonctionnant en assemblées
souveraines. Indubitablement, ces syndicats vont ranimer la
combativité du peuple argentin. Or, bien que ce renouvellement
syndical ait débuté quelques temps avant le Cordobazo, il est
clair, comme le souligne Andrea Andujar, que ce dernier
événement conditionne la restructuration définitive de certaines
organisations syndicales dont le fonctionnement
antibureaucratique et leurs « revendications se structuraient
autour d’une direction honnête, surgie des bases et appelant en
de nombreuses occasions à l’action directe comme méthode de
lutte syndicale » (Andujar, 1998). Dans les sections syndicales
d’entreprises s’élisent des corps de délégués (un délégué pour
15 à 20 travailleurs) et des commissions internes chargées de
faire respecter les conventions collectives. Élues par la base,
ces deux instances se convertissent rapidement en cheval de
Troie des syndicalistes de combat qui, en présentant des listes
dissidentes et en phase avec les revendications des ouvriers,
reconquièrent peu à peu une bonne partie des « terres » de la
bureaucratie. Trois types de syndicalisme surgissent dans ces
années d’intense activité (Andujar, 1998).
Le syndicalisme de libération (concept formulé pour la
première fois par le dirigeant du syndicat Luz y Fuerza de
Córdoba, Agustín Tosco en août 1970) se donnait la lutte pour
le socialisme comme objectif, lutte qu’il entendait comme
ayant un caractère nationaliste, anti-impérialiste et anti-
oligarchique. Dans le même temps, la classe ouvrière devait
tisser des alliances avec les intellectuels et les petits et moyens
propriétaires d’industries et de terres. Ce point de vue
développait l’idée selon laquelle le syndicat devait être « une
partie de la libération nationale et sociale » car, bien que la
fonction économico-syndicale ne soit pas dédaignée, elle devait
être intégrée dans le cadre de luttes multiples pour la
transformation du système, soit comme partie de l’avant-garde
du processus révolutionnaire. Cependant, il persistait une
différence entre le rôle du parti et du syndicat : le parti devait
avoir une vision nationale et une proposition pour toute la
société et non pour un simple secteur (dans ce cas, celui de Luz
y Fuerza Córdoba).
Le syndicalisme classiste qui se manifeste originellement en
1970, au sein des syndicats qui organisent les ouvriers de
l’entreprise automobile Fiat à Córdoba, les syndicats Sitrac et
le Sitram, partait d’une perspective autonomiste de la classe
ouvrière et revendiquait comme objectif la construction d’une
société socialiste. Son programme se basait sur la
reconnaissance d’un antagonisme irréconciliable entre la
bourgeoisie et la classe ouvrière, la définition d’une ligne
antipatronale, antibureaucratique, antidictatoriale et visait la
destruction de la société capitaliste et l’instauration du
socialisme. La méthodologie d’action proposée était le
fonctionnement permanent en assemblées de base et la
mobilisation de rue. Les syndicats, considérés comme « les
organismes naturels d’expression des intérêts des ouvriers »
devaient agir de manière à organiser un grand front de
libération nationale et sociale qui, en agglutinant tous les
secteurs opprimés, révolutionnaires et anti-impérialistes sous la
direction de la classe ouvrière, luttera pour la construction du
socialisme15.
Quant au syndicalisme combatif, il partage avec les précédents
les méthodes de lutte fondées sur la mobilisation et la
participation des bases, les lignes anti-impérialistes,
antipatronales et antibureaucratiques, bien que sans se
prononcer clairement sur la construction d’un nouveau type de
société et le rôle de la classe ouvrière dans ce processus.
Ce qui fait la grande force de ces syndicalismes, c’est qu’ils
tentent de construire un projet de société alternatif avec toutes
les tendances, sous la forme, on l’a vu, d’un front unique
développant une vision sociétale proche du socialisme. Dans ce
sens, les syndicalismes de libération, classiste et combatif
s’ancrent totalement dans la longue histoire syndicale et sociale
de l’Argentine et de ses débuts anarchistes, socialistes et
syndicalistes révolutionnaires.
Gregorio Flores, ancien délégué classiste du syndicat Sitrac de
l’usine Fiat-Concord de Córdoba, décrit la défiance voire
l’animosité des ouvriers qui l’ont élu après qu’ils aient appris
sa participation à une commémoration de la mort de Che
Guevara. La majorité des ouvriers sont péronistes et très peu
d’entre eux voient d’un bon œil les « rouges ». Mais laissons la
parole à Flores :

Le délégué Sigampa fut celui qui vint me parler au nom


des autres délégués. Sans plus de tergiversations, il
m’annonça que les gens dans l’usine étaient dégoûtés de
ma participation à l’hommage en mémoire du Che, ainsi
que de mon appartenance politique, et que certains
demandaient mon expulsion du syndicat. […] J’ai
commencé par dire que cela me faisait plaisir de savoir
que les travailleurs se préoccupaient de savoir qui étaient
et comment pensaient leurs dirigeants syndicaux, parce
que cela montrait un réel intérêt. […] Tout ceci me paraît
magnifique – ajoutai-je – mais personne ne peut me faire
asseoir sur le banc des accusés parce que je dis
publiquement ce que je pense ; au contraire, il faut me
reconnaître que, pour le moins, je suis sincère avec eux et
que je ne leur cache rien, c’est à dire que j’agis à visage
découvert. Bien sûr j’accepte que les travailleurs ne
partagent pas mes idées, mais si les uns se disent
péronistes et les autres radicaux, pourquoi ne pourrais-je
pas me dire socialiste ?
Un autre délégué m’accusa d’utiliser le syndicat pour
faire de la politique, ce à quoi je répliquai en lui
demandant pour quelle raison les travailleurs ne
pouvaient pas faire de politique. Les patrons ne font-ils
pas de politique ? La bureaucratie ne fait-elle pas de
politique ? Dès lors, qui a vraiment intérêt à ce que les
ouvriers n’en fassent pas ? Les patrons ne veulent pas que
nous fassions de la politique parce que si nous en faisons,
nous allons nous rendre compte de comment ils
s’approprient les richesses que nous produisons […]
parce que si nous nous rendons compte de comment ils
nous volent, nous allons prendre conscience et nous
allons nous organiser. Ça, ça ne convient pas aux patrons.
Au contraire, ils préfèrent nous voir continuer à courber
l’échine pendant qu’eux gouvernent et administrent ce
que nous produisons.
Je me souviens que dans le corps de délégués il y avait un
ex-gendarme qui, après avoir quitté son ancien travail,
était rentré dans l’usine. Je ne me souviens pas de son
nom. Ce fut lui qui me demanda d’expliquer ce qu’était le
socialisme, parce qu’il se rendait compte que beaucoup
de personnes étaient contre mes idées sans savoir
pourquoi ; un autre délégué – Sigampa lui-même je crois
– me dit que personne ne voulait du communisme et que
les ouvriers étaient contre. Je leur expliquai donc que je
n’étais pas du PC, ni d’aucun parti mais que de toute
façon, il me paraissait élémentaire, avant d’être contre
quelque chose, de savoir de quoi il s’agissait. […] Après,
sur la demande du délégué ex-gendarme, j’expliquais que
pour moi, le socialisme consistait en ce que, à la
différence de la société actuelle, dans laquelle on fait du
commerce avec la vie des hommes (la médecine privée
n’est rien d’autre que ça) […] la médecine soit socialisée,
ce qui veut dire qu’elle soit égalitaire. J’ai fait la même
explication concernant les problèmes de logement, ce qui
était plus facile, dans la mesure où je pouvais citer les
quartiers ouvriers dans lesquels nous vivions et nous
pouvions les comparer avec le Cerro de la Rosas, qui est
un quartier plus chic. Enfin, j’évoquai la possibilité pour
nous d’accéder à la culture, et comment en ce moment
j’étais en train de passer le bac. Je montrais l’exemple de
quelqu’un qui, après neuf heures de travail à l’usine et
trois heures de voyage pour rentrer chez lui, courrait pour
arriver à l’école sans avoir de temps pour préparer ses
leçons […]. De cette manière, j’insistais sur le fait que
les riches avaient beaucoup d’avantages sur les pauvres
que nous étions. De plus, j’insistai de nouveau sur le fait
que les patrons nous payaient de bas salaires et que cela
nous obligeait à faire des heures supplémentaires, qui, en
définitive, nous vidaient de toute notre énergie et nous
abrutissaient. Sous le socialisme, les moyens de
production seraient socialisés et nous serions les maîtres
de ces machines sur lesquelles nous travaillions.
Après ces explications, un délégué demanda la parole et
dit que malheureusement l’un des délégués qui avait
demandé la tenue de cette réunion pour me virer était
Melgarejo, un péroniste de droite (qu’à l’époque nous
traitions de facho), et que ce monsieur n’avait
curieusement pas assisté à la réunion ; il ajouta qu’il était
d’accord avec ce que je venais d’exposer, et que si
quelqu’un était contre moi, il devait de la même manière
que je l’avais fait, le dire à visage découvert. Dans le cas
contraire, l’affaire était close. Personne ne dit rien, la
réunion s’acheva et le Gringo Bizzi s’approcha de moi
pour me dire très content : « Negro, à partir de
maintenant nous sommes un syndicat de gauche »
(Flores, 2004 : 170-173).

Après l’échec de la grève de 1959, l’Asociación Sindical


Argentina (ASA, centrale chrétienne, affiliée à la CLASC)
propose de changer d’organisation de base. Dans les usines de
Fiat-Concord et IKA, l’idée est lancée de développer un
syndicat par usine puis d’en faire ressortir une fédération Fiat.
De cette proposition surgissent les syndicats Sitrac-Sindicato de
los Trabajadores de Concord, Sitram-Sindicato de los
Trabajadores de Matefer, Sitrafis-Fiat-Caseros, SITRAGMD-
Grandes Motores Diesel. Les trois derniers syndicats obtiennent
la personnalité syndicale, mais pas le Sitrac qui est concurrencé
par l’UOM depuis longtemps. En 1964, le Sitrac obtient la
personnalité juridique après que les ouvriers, fatigués par les
manœuvres de l’UOM, y adhèrent. Mais rien de vraiment
spectaculaire à part le Cordobazo, ne va se dérouler jusqu’en
1970.
Juste avant que l’aventure classiste ne commence, deux
événements préparent les ouvriers à basculer vers une autre
alternative. Ainsi, dans l’usine de Forja, les ouvriers se mettent
en grève sans avoir consulté la direction, en demandant une
augmentation des salaires. Quand le syndicat se présente, trois
délégués sont élus par l’assemblée. Le syndicat isole le conflit
en ne diffusant aucune information : Concord va ainsi faire des
heures supplémentaires alors que les ouvriers de Forja sont en
grève. Le deuxième événement est le licenciement de cinq
ouvriers de GMD passé complètement sous silence par la
direction. Le cas est malgré tout divulgué et donne lieu à de
multiples commentaires critiques à l’encontre de la direction
syndicale.
Le 23 mars 1970, la direction du Sitrac convoque une
assemblée générale afin que celle-ci ratifie une convention
collective qu’elle a établie avec le patronat. La direction
n’ayant pas pu ou voulu percevoir le mécontentement de sa
base, se retrouve devant une assemblée qui lui demande de
partir et qui élit à sa place une commission provisoire.
Méprisant la décision de l’assemblée qu’elle considère à raison
comme illégale, la direction syndicale signe malgré tout la
convention. Pour pouvoir changer une direction syndicale, la loi
argentine prévoit de passer par la convocation d’une réunion
spécifique puis, le secrétariat au travail doit avaliser l’opération
s’il est d’accord avec cette dernière. Après avoir épuisé tous les
moyens légaux pour surseoir à cette décision, les ouvriers
décident au final d’occuper l’usine à partir du 14 mai,
17 heures. Deux mille cinq cent ouvriers y participent. Des
bidons d’essence sont positionnés au niveaux des portes afin de
faire éventuellement partir en fumée la direction de l’entreprise
qui a été prise en otage. Des cocktails Molotov sont préparés en
cas de répression. Le vendredi soir, une assemblée décide de
durcir les conditions de séquestration, supprimant les privilèges
des otages (plus de whisky, plus de cigarettes). Le samedi
matin, un accord est signé. La victoire obtenue, les ouvriers de
Concord vont voir leurs compagnons de Matefer afin que ceux-
ci s’enrichissent de leur expérience. Ainsi naît Sitrac-Sitram.
Les directions classistes des deux syndicats sont appuyées par
un corps de délégués également dit classiste et bien sûr issu de
la base ouvrière. Dès lors, les revendications pleuvent et les
ouvriers tentent d’obtenir ce qui leur a été refusé pendant des
années.

La classe ouvrière argentine est héritière des luttes


qu’elle a menées depuis 1878 et la fondation de l’Union
typographique jusqu’à la Semaine tragique de 1919 ; du
soulèvement des péons de la Patagonie en 1921 aux
grandes grèves de la construction de 193516.

La filiation est établie : le syndicalisme classiste se déclare


héritier d’une période historique durant laquelle l’opposition
frontale entre les ouvriers et les institutions était d’une extrême
violence, d’une période où l’idée du moindre consensus social
était rejetée en bloc, alors même que la base du syndicat est
issue d’un péronisme justement très conciliateur.
Un autre tract diffusé par le Sitrac précise que leur manière de
faire de la politique « est fondée sur les assemblées de base,
l’unification de tous, la fermeté de [leurs] revendications, et la
lutte sans faiblir17 ». En accord avec l’idéologie proclamée,
l’exemple est porté à l’extérieur. Les ouvriers du Sitrac font
basculer le Smata du côté classiste, tissent des liens avec les
étudiants, apportent leur soutien (qui est réciproque) aux
membres de l’Église catholique ayant fait le « choix des
pauvres ». La ligne antibureaucratique du syndicat les oppose
régulièrement à la CGT des 62 qui n’accepte pas sa soudaine
relégation au rang de relique syndicale. Les « arrêts de travail »
d’une seule journée « carrée » habituellement prônés par la
Confédération perdent tout crédit. Ce débordement sur leur
(extrême) gauche par une base ouvrière qu’elle pensait tenir
énerve rapidement les gordos (les « poids lourds »), qui
n’hésitent pas à envoyer la police contre les bases classistes du
Sitrac-Sitram afin de freiner leur essor.
Car, au-delà d’un certain prosélytisme classique, ce qui fait la
crédibilité des syndicats combatifs – au sens large – c’est
l’utilisation de l’action directe et la participation de tous les
ouvriers aux prises de décision. Arrêts de travail
(régulièrement) sauvages, systématiquement décidés par les
ouvriers réunis en assemblée générale devant les portes des
usines, séquestrations et grèves de la faim sont les armes de la
lutte. Lors des manifestations et coupures de routes, des
barricades sont souvent érigées car la police et l’armée
répondent aux ordres – ne l’oublions pas – d’une dictature. Les
heurts sont réguliers et dopent la combativité des ouvriers qui
provoquent un deuxième Cordobazo, baptisé le Viborazo, en
mars 1971. Il s’agit là d’une réaction populaire à la mort d’un
étudiant. La manifestation du 15 mars profite de l’inaction
initiale des forces répressives pour attaquer de nombreux points
stratégiques tout en élargissant les actions à toutes les villes
limitrophes. Le gouverneur conservateur Camilo Uriburu,
descendant de l’ancien général-président, se voit contraint de
présenter sa démission pour calmer la fureur populaire alors
qu’il souhaitait justement tordre le cou à la víbora, la vipère
« gauchiste » installée dans la ville (d’où tire son nom
l’insurrection). Malgré ce succès, la répression contraint les
directions classistes à passer à la clandestinité.
Les victoires du syndicalisme classiste sont conséquentes :
réduction des rythmes de production sous contrôle ouvrier,
suppression de la prime à la production, obtention d’une
convention collective complète avec des délégués élus en
assemblées, rupture du plafond salarial, suppression des
licenciements suite aux accidents de travail, etc.
L’une des autres grandes victoires obtenues est l’élection
d’Agustín Tosco (proche du PC argentin et influencé par Pedro
Milesi) comme vice-secrétaire de la CGT de la région de
Córdoba. Sous son inspiration, le syndicat devient le plus
combatif de toute l’Argentine avec plus de 20 arrêts de travail
en deux ans, quasiment un par mois.

L’OPTION MILITAIRE

Quand le 29 décembre 1970, le général Lanusse déclare le


pays « en guerre », 322 actes de guérillas ont émaillé l’année
écoulée (dont 40 % revendiqués par l’ERP). En octobre 1971,
on estime à 6 000 le nombre de guérilleros des diverses
organisations en activité dans le pays. Ces chiffres sont, bien
sûr, sujets à controverse et restent sans doute assez peu fiables,
mais les estimations basses ne descendent jamais en dessous
d’un millier de combattants pour le sol argentin.
Depuis les débuts de la Révolución Argentina, les différents
gouvernements n’ont eu de cesse de suspendre la constitution ;
dissoudre le Congrès ; interdire les partis politiques ; convertir
les provinces en simples districts administratifs mais aussi et
surtout, mener une véritable guerre aux mouvements
populaires, péronistes ou pas. Ce qui fait dire ironiquement à
l’acteur Paulino Andrada, à la fin d’un récital du chanteur
Daniel Barberis que si, à propos du massacre de José León
Suárez de 1956 (dont sept des douze « fusillés » survécurent),
les militaires « n’étaient même pas de bons assassins, il est sûr
que par la suite, ils se sont perfectionnés18 ».
À la violence militaire, la seule réponse viable pour beaucoup
d’Argentins et d’Argentines est une explosion populaire qui
« révèle un régime impopulaire, dont on s’aperçoit tout à coup
qu’il mène le pays dans l’impasse » (Coicaud, 1996 : 68).
Arrêtons-nous quelques lignes sur la présentation par Louis
Mercier-Vega des travaux du sociologue colombien Orlando
Fals Borda :

Les guérillas sont, avec les syndicats et les mouvements


universitaires, les formes d’organisation sociale qui, en
fonction de valeurs comme le supranationalisme, le
technicisme et l’humanisme, et avec les « normes »
(mobilité, contrôle technique, etc.), prennent la relève de
l’utopie socialiste du premier quart du [20e] siècle. Ce
néosocialisme serait d’avantage autochtone, admettrait la
révolte comme élément d’une stratégie politique visant
un développement intégral, différant ainsi de la politique
réformiste ou évolutive. L’équilibre politique
difficilement et artificiellement maintenu entre partis
traditionnels ne peut que freiner les changements
indispensables, car il ne fait qu’exacerber les tensions
jusqu’à la rupture, c’est-à-dire la violence. Les facteurs
sociaux (oligarchie, propriétaires terriens) de
l’immobilisme empêchent l’intégration normale des
nouvelles élites, des jeunes générations, et les
cristallisent en « anti-élites » révolutionnaires.
En fait, ce serait le corset de la violence légale qui
empêcherait la nécessaire évolution des structures et
provoquerait en définitive la violence révolutionnaire. La
première atteinte à l’immobilisme pourrait bien provenir
d’une mobilisation des masses autour de démagogues ou
de caudillos, mais elle serait suivie de l’affrontement
peuple-antipeuple.
Il y a sans aucun doute un aspect du problème qui répond
à la thèse […] d’Orlando Fals Borda, c’est celui du
changement impératif, de l’impossibilité pour une société
structurellement en retard sur toutes les évolutions
techniques de conserver ses mécanismes, ses élites, ses
jeux de dépendance.
En ce sens il est évident que les poussées
transformatrices, y compris les guérillas, répondent aux
exigences naturelles, spontanées de révolution (Mercier-
Vega, 1968 : 116-117).

Mai 1969 et le Cordobazo marquent le début d’une seconde


vague intense de mobilisation de la classe ouvrière en parallèle
de la création de différents groupes guérilleros argentins : entre
les années 1960 et 1980, plus de quinze organisations armées
ont ainsi mené diverses opérations sur le territoire de la
République (Bufano et Rot, 2004).
Une période qui marque la diffusion de ce que d’aucuns ont
taxé de « terroristic subculture » ; une période de banalisation
de la violence armée révolutionnaire et contre-révolutionnaire,
même si la lutte armée s’ancre dans une lignée historique en
Argentine. N’oublions pas qu’en 1956, la résistance péroniste
s’était enfermée dans un cercle de feu et de violence afin de
faire revenir le Líder en exil. En 1959, c’est la première
rébellion armée des Uturuncos (« Hommes Tigres » en
quechua) qui est démantelée. Puis, dans les années 1960, Les
groupes d’extrême droite Tacuara et Guardia Restaurada
Nacionalista mènent une campagne de terreur et d’attentats
contre la diaspora juive d’Argentine. Mais, un premier coup
d’arrêt est donné aux groupes armés en 1964 avec l’arrestation
des leaders du MNR (Tacuara) et de l’EGP. Pendant plusieurs
années, aucun groupe militarisé n’opèrera dans le pays.

LES MARXISTES : ERP ET FAL

Le 29 juillet 1970, le 5e congrès du PRT-Partido


Revolucionario de los Trabajadores, bien implanté dans le
prolétariat rural de Tucumán et dans les banlieues industrielles
de Buenos Aires et de Rosario, fonde l’Ejército Revolucionario
del Pueblo (ERP). Alors que les thèses « anti-spontanéistes » du
leader trotskiste Nahuel Moreno loupent totalement le coche du
Cordobazo, l’ERP se crée dans le but très clairement avoué
d’appuyer les luttes ouvrières et sociales, notamment à travers
des expropriations ou des séquestrations. Une « armée » qui
aurait compté jusqu’à un millier de militants armés et encadrés
(l’hypothèse basse évoque 400 à 800 combattants). Le PRT,
aurait, lui, compté jusqu’à 60 000 membres.
En parallèle de ses expropriations et séquestrations, l’action
de l’ERP est largement constituée de prise de bâtiments
publics, d’assaut de villes et d’affrontements avec des
militaires dont ils cherchent à maintenir la cohérence et l’unité
structurelle : les militants de l’ERP savent pertinemment que la
fracture entre le peuple et l’armée est définitive depuis les
événements de 1956 et la chute de Perón. Ils ont par conséquent
tout intérêt à maintenir cette opposition populaire qu’ils
pensent pouvoir potentialiser19. Un peu plus tard, en 1973,
l’ERP s’engage dans un processus de guérilla refusant toute
forme d’électoralisme20. Par ailleurs, au niveau continental
l’ERP s’axe dans un contexte prometteur puisqu’au début de
l’année 1974, elle constitue une Junta de Coordinación
Revolucionaria (JCR) en collaboration avec le Movimiento de
la Izquierda Revolucionaria (MIR) chilien, le mouvement
uruguayen des Tupamaros et l’Ejército de Liberación Nacional
bolivienne, qui va causer de nombreux cauchemars aux
militaires chiliens et argentins et constitue l’une des raisons
principales de la mise au point du tristement célèbre plan
Condor21.
La dernière action d’envergure de l’ERP est l’attaque du
bataillon 601 de Monte Chingolo en décembre 1975 lors de
laquelle elle tente de s’emparer d’un grand nombre d’armes à
feu et de matériel. Cet épisode, qui constitue sans doute la plus
grande bataille de l’histoire guérillera argentine, se solde par un
désastre pour l’ERP qui perd plus de cinquante de ses militants.
Dès lors, il ne reste plus que quelques mois à vivre à
l’organisation qui va être définitivement démantelée par la
junte de Jorge Videla.
À l’origine des Fuerzas Armadas de Liberación (FAL), on
trouve un groupe de jeunes gens exclus en 1958 du groupe
trotskiste Praxis (animé par Silvio Frondizi, frère du président),
resté marxiste-léniniste et peu à peu convaincu que
l’insurrection décisive doit se faire à partir de la base ouvrière
du PCA dont il doit être le fer de lance. La première version des
FAL date de janvier 1959, ne porte pas de nom et se donne
surtout pour tâche la formation politique des masses ouvrières.
Mais la nécessaire prudence aidant (centralisation des
décisions, paranoïa, etc.), les FAL opèrent une lente « dérive
sectaire22 » qui les conduit à délaisser de plus en plus les fronts
ouvriers ou étudiants et à se focaliser sur l’entraînement et les
actions.
Pour autant, les FAL sont sans doute l’un des rares groupes à
ne pas faire le voyage jusqu’à Cuba pour se former
militairement, persuadées qu’une théorie valable pour un pays
rural ne peut pas s’appliquer à un pays largement urbanisé.
Cette analyse est d’ailleurs largement renforcée par les échecs
successifs du guévarisme : en Argentine avec la très brève
expérience de l’Ejército Guerillero del Pueblo (EGP), qui n’a
d’existence réelle que quelques mois entre 1963 et 1964, et
celle, plus retentissante, du Che lui-même, en Bolivie, en 1967.
Opposées au meurtre par principe (le but n’est pas de donner
des martyrs aux ennemis) et, de manière générale, aux atteintes
aux personnes, les FAL se distinguent surtout par des vols :
plusieurs dizaines d’armes à l’Institut de géographie militaire
en avril 1962 ; 72 millions de pesos à la Banco Popular de
Liniers (un des quartiers de Buenos Aires) en 1968 ;
séquestration du 26 au 28 en mars 1970 du consul paraguayen
Waldemar Sánchez en tant que monnaie d’échange contre les
militants des FAL retenus prisonniers, Carlos Della Nave et
Alejandro Rodolfo Baldú23.

Le 10 août [1970], un commando des FAL s’emparait


d’un camion transportant 300 poulets et allait le déposer
près du local où étaient collectés des fonds au profits des
ouvriers de l’industrie automobile de Córdoba qui
poursuivaient une grève. L’opération fut signée du
commando « Máximo Mena », du nom d’un des 19
ouvriers tués à Córdoba au cours du « mai argentin »
(Labrousse, 1971 : 137).
En 1973, entre autres pour des raisons stratégiques, les FAL se
divisent en quatre secteurs (FAL-Che, FAL-22, FAL-América
en armas, FAL-Inti). Peu de temps après, sentant le vent
tourner, l’enjeu prioritaire de la vieille garde des FAL devient
la sécurité de ses militants, quitte à envisager l’exfiltration des
plus connus.

MONTONEROS !

Le groupe armé le plus significatif de toute cette période reste


sans nul doute les Montoneros, que le peuple argentin désigne
plus communément et plutôt affectueusement comme los
muchachos. Un surnom célébré par Oscar Rovito dans sa
marche « Aquí están, estos son » (los muchachos de Perón).
Le nom Montoneros renvoie aux montoneras du 19e siècle :
ces troupes de gauchos luttant aux côtés d’un caudillo contre un
gouverneur ou un gouvernement fédéral jusqu’à se transformer
en « milices populaires » une fois le pouvoir conquis par les
armes. Les origines des Montoneros (qui remontent au début
des années 1960) sont troubles et plusieurs de leurs dirigeants
(dont Mario Firmenich ou Rodolfo Gabriel Galimberti) sont
issus de groupes intégristes catholiques – ou d’un
environnement catholique de droite. En ce sens, le groupe est
plus proche du MN Tacuara que des autres mouvements
guérilleros. Pour ces raisons, il n’aurait pas, du moins à ses
débuts, bénéficié d’une très bonne presse auprès des autres
groupes révolutionnaires. Malgré cela, l’acte de naissance des
Montos est l’enlèvement et l’exécution de l’ancien président de
facto Pedro Eugenio Aramburu, le 1 er juin 1970, en mémoire
des fusillés de 1956.
Puis, rapidement, les Montoneros réussissent le pari de drainer
un important contingent de militants, grâce à des actions
spectaculaires et en faisant appel à une mythologie collective
péroniste, surtout centrée autour du personnage d’Eva Perón –
« ¡ Si Evita viviera sería Montonera ! » (« Si Eva vivait, elle
serait Montonera ! ») – et d’une action supposée fortement
socialisante, notamment auprès des jeunes dans les syndicats,
dans les quartiers et dans les villas, avec l’aide de la théologie
de la libération dans ce dernier cas. Ce n’est d’ailleurs pas tant
la patrie péroniste que la patrie socialiste qui est invoquée par
les Montoneros : le fameux socialisme national24. Après avoir
investi et conquis des structures telles que la JotaP, il ne reste
plus aux Montoneros qu’à substituer systématiquement le
slogan « ¡ Perón-Evita, la Patria Peronista ! » par le nettement
plus clair « ¡ Perón-Evita, la Patria Socialista ! ». De la même
manière, lorsque ces derniers proclament « ¡ Si Evita viviera
sería Montonera ! » ou « ¡ A Perón le da el cuero porque es
Montonero ! » (« Perón est courageux car il est Montonero25 »),
ce n’est pas tant pour transformer les Montoneros en péronistes
que les péronistes en Montoneros. Enfin, le slogan, « El
socialismo nacional, como quiere el General » (« Le socialisme
national comme le veut le Général ») est une anticipation bien
hasardeuse de la vision sociétale de Perón tout autant qu’une
habile manière de cannibaliser le mouvement péroniste et d’en
gagner l’hégémonie culturelle. La campagne présidentielle du
Tío Cámpora de début 1973 est un moment fort en la matière et
les salles pleines de jeunes scandant les slogans impulsés par
les Montoneros vont donner une tonalité particulièrement
vindicative au mouvement péroniste de cette année électorale :
« ¡ Cinco por uno, no quedará ninguno ! » (« Cinq pour un, il
n’en restera aucun ! ») ou « ¡ Duros duros duros… que vivan
los Montoneros que mataron a Aramburu ! » (« Durs, durs,
durs… que vivent les Montoneros qui ont tué Aramburu ! »).
Avec les FAR et les JotaP, les Montoneros constituent donc
l’aile gauche du Parti justicialiste, mais aussi, tout simplement,
le parti de gauche le plus important d’Argentine. Au faîte de
leur puissance, ils peuvent mobiliser jusqu’à 800 000 personnes
et contrôlent un entrelacs d’organisations collatérales
regroupant jusqu’à 200 000 personnes qui vont de la Juventud
Trabajadora Peronista (JTP) au Movimiento de Inquilinos
Peronistas (MIP), en passant par l’Unión de los Estudiantes del
Secundario (UES), les Juventudes Universitarias Peronistas
(JUP) ou le Movimiento Villero Peronista (MVP, mouvement
d’occupation de terres et de « squat »). Les Montoneros
revendiquent entre 2000 et 5 000 militants armés et en auraient
perdu autant lors de la dernière junte.
Le bât blesse pourtant au niveau international car l’idéologie
montonera, malgré le socialisme national et une certaine
proximité avec Cuba, est trop floue. Bien sûr, dans le jeu de
dupes qui les oppose au Líder, ce dernier bénéficie d’une
supériorité morale en tant que personnalité pour laquelle les
Argentins se battent depuis 1955. Ce facteur, les Montoneros –
à l’instar des FAR ou du groupe Descamisados – ont compris
qu’il fallait l’intégrer dans leur dialectique. Car, depuis la
Revolución Libertadora, la gauche argentine n’a que deux
solutions pour se reconstruire : suivre le Parti communiste,
soutien d’une « révolution » réactionnaire et meurtrière, ou
composer avec un peuple qui est de fait péroniste, bien que la
façade soit plutôt fascisante. Le poète et guérillero Juan
Gelman résume ainsi cette dichotomie :

Quand bien même tu bénéficierais de conditions


exceptionnelles, tu ne triompheras jamais si tu penses
qu’il faut d’abord dépasser les contradictions du champ
populaire. Dans ce cas, tu ne commences même pas la
lutte. Dans ce cas, tu dis bonne nuit, adieu à la révolution
et tu vas te coucher (Melo, 1983 : 50).

Le credo montonero est donc essentiellement celui du retour


au pouvoir de Perón et donc de la justification du système
électoral. L’action armée et violente ne se comprend que par le
déni de ces « acquis sociaux » que sont Perón et la possibilité
de l’élire. L’héritier autoproclamé d’Hipólito Yrigoyen incarne
ainsi l’enjeu d’une lutte rétrospectivement symétrique à celle
de l’UCR de la fin du 19e siècle, qui combattait les armes à la
main pour imposer le suffrage universel et dont le premier
président fut… le caudillo Yrigoyen.
Malgré leurs très nettes différences idéologiques, les
Montoneros ne voient pas d’un mauvais œil les membres de
l’ERP car ils combattent les militaires de la même manière.
Une tentative de fusion entre les deux organisations (suite à
l’épisode Trelew) est d’ailleurs contrecarrée in extremis par le
retour du « Premier Travailleur ». Une deuxième tentative de
fusion est sur le point d’aboutir en juillet 1976. Ce nouveau
projet doit regrouper l’ERP, les Montoneros ainsi que le groupe
Organización Comunista Poder Obrero au sein d’une seule et
même organisation dont le nom est déjà tout trouvé :
Organización para la Liberación de Argentina (OLA, « vague »
en castillan). Mario Firmenich et Mario Roberto Santucho
doivent se rencontrer le 19 juillet 1976 pour finaliser le projet,
mais ce dernier (qui doit s’envoler juste après pour La Havane
avec le soutien logistique des Montoneros) meurt lors d’une
embuscade tendue par un groupe de militaires dirigé par Juan
Carlos Leonetti. La coïncidence de la date alimente les
soupçons sur la direction montonera et sur Firmenich plus
particulièrement. Depuis, ces rumeurs semblent avoir fait long
feu, mais le fait que la mort d’une seule personne remette en
cause un projet coordonnant trois groupes d’importance et un
projet presque « bouclé », ne peut que renforcer le doute sur
l’efficacité du fonctionnement vertical.
En attendant, et comprenant tout le bénéfice qu’il peut tirer de
l’action d’une organisation qu’officieusement il ne soutient pas,
Perón maintient le flou quant à son approbation de l’action des
muchachos car, d’un côté, il ne peut que soutenir une
organisation guérillera – elle-même soutenue par une grande
partie de la population – qui lutte pour son retour ; de l’autre il
ne peut souscrire à la représentation que se font de lui les
Montoneros : une sorte de Che Guevara ou de Mao local.
D’autant moins que son idée est de se faire passer pour l’unique
« gestionnaire » des conflits, pour un « pacificateur ».
Après le retour du Líder et leur excommunication par ce
dernier, les Montoneros s’enfermeront dans une fuite en avant
contre le gouvernement péroniste isabel-réguiste jusqu’à ce que
la junte de Videla n’en termine définitivement avec eux au
cours de l’année 1976. À cette époque, les cadres de
l’organisation sont contraints à l’exil et, pour la plupart, se
réfugient à Cuba, notamment après la tentative d’assassinat de
Mario Firmenich au Mexique. Cependant, cette dernière
période est émaillée de coups d’éclats tels que la séquestration
des frères Born en septembre 1974 qui rapporte à l’organisation
la bagatelle de 60 millions de dollars (dont on a toujours pas
retrouvé la trace). Trois ans après leur exil forcé, les
Montoneros tenteront, sans grand succès, de revenir en
Argentine afin de lancer une contre-offensive et mèneront,
entre 1979 et 1980, plusieurs attentats dont les cibles seront
manquées pour la plupart. D’autres, choisiront de lutter aux
côtés des sandinistes contre le dictateur nicaraguayen Anastasio
Somoza.
Roberto Mero et Juan Gelman avancent trois raisons à l’échec
du groupe : le manque d’analyse de la situation argentine de
l’époque qui les aurait fait croire de manière quasi-romantique
à la possibilité de la lutte armée ou à la possible défaite des
militaires ; une vision empruntant à la pensée d’Aristote et
développée par saint Thomas d’Aquin (aristotélico-thomiste)
qui consisterait à flageller le corps afin de sauver l’âme (l’âme
étant ici remplacée par l’esprit révolutionnaire) ; une
conception messianique interprétant la possibilité d’une
révolution comme la quête des templiers à la recherche du Saint
Graal. À ces trois éléments, il faut ajouter la fascination des
Montoneros pour la mort, ce que Pablo Giussani26 considère
comme étant une des preuves de l’esprit fasciste du groupe
guérillero. Fascination qui les poussait à conseiller à leurs
membres d’avaler une pilule de cyanure en cas de problème, a
contrario de beaucoup d’autres groupes qui envisageaient le
suicide comme l’ultime « alternative » possible. Au delà des
Montoneros, cette fascination pour la mort se retrouve assez
nettement dans la trilogie de Fernando Solanas, où il est
plusieurs fois question de choisir sa manière de mourir – mort
qui serait dès lors dépassée, voire magnifiée – notamment lors
des quatre dernières minutes du premier opus où l’on retrouve
l’image du Che Guevara sur son lit de mort, sanctifié pour avoir
choisi sa mort et donc, quelque part, « une vie ».
Ainsi, le modèle morbide montonero est celui d’une véritable
armée (qui espère vraiment gouverner) avec ses grades et ses
fonctions, mais sans qu’il y ait de réelle prise en compte des
aspirations des masses, sinon à travers la tentative de les
intégrer à une structure militaire hyper hiérarchisée et de les
mobiliser à travers les délégués. Cet autoritarisme ne fait que
s’amplifier à mesure que le groupe s’isole et que la défaite se
fait de plus en plus présente.

LES AUTRES ORGANISATIONS ARMÉES

Il faut également évoquer les Fuerzas Armadas Peronistas


(FAP, créées en 1968), rebaptisées FAP 17 en 1973, et dont un
secteur s’intègre aux Montoneros et un autre à l’ERP. Les FAP,
issues de l’agitation « jeune » des premiers temps de la
résistance péroniste, sont créées par Envar El Kadri et se
réclament toujours d’un péronisme de gauche. Elles sont
critiques du foquisme, tentent d’imposer une certaine tendance
militariste au sein de la base ouvrière tout en étant
particulièrement actives dans le dynamitage d’entreprises
américaines ou les attaques de casernes.
Les Fuerzas Armadas Revolucionarias (FAR, créées en 1969,
issues de l’ELN de 1967), guévaristes dans un premier temps et
fortement influencées par l’action des Tupamaros uruguayens,
se réorientent (notamment du fait de l’échec du Che à exporter
sa théorie foquiste en Bolivie) vers le péronisme et intégreront
les Montoneros en octobre 1973. Ce dernier nom est retenu.
Leur première action en tant que FAR est l’occupation d’une
banlieue éloignée de Buenos Aires :

Un groupe d’une quinzaine de guérilleros dont deux


femmes, investit le 30 juillet 1970 la ville de Garín (à
40 km de Buenos Aires) contrôlant simultanément le
poste de police, le centre de télécommunications et la
banque. Un policier qui tentait de s’interposer fut tué et
les assaillants s’enfuirent après avoir peint le signe FAR
sur les murs intérieurs de la banque (Labrousse, 1971 :
137).

Los Descamisados ou l’OCPO (parfois simplement nommée


Poder Obrero), notamment issue du groupes marxiste El
Obrero, va établir des liens avec Resistencia Libertaria.
Resistencia Libertaria (RL) se veut avant tout une organisation
de cadres, à savoir de militants idéologiquement formés à
l’anarchisme (et en discutant dans leurs réunions), mais ne
cherchant pas à imprimer dans leurs secteurs d’activité une
réelle propagande anarchiste, mais à promouvoir l’agitation
sociale et les revendications immédiates. Si RL dispose bien
d’une branche militaire aux actions relativement classiques,
prises en otage d’hommes d’affaires afin d’exiger une rançon
ou attaques contre la police, son but est la constitution d’une
armée populaire issue des usines et des quartiers, armée dont
elle ne veut d’ailleurs pas s’arroger la direction. RL est donc
structurée en cellules se chargeant de trois « fronts »
spécifiques de lutte : un front des travailleurs, un front étudiant
et un front des organisations de quartier. Son développement est
significatif dans la région de La Plata, à Buenos Aires mais
aussi dans la région de Córdoba et aurait atteint entre 100 et
130 membres (auxquels il faut ajouter les groupes de base
impulsés par cette organisation mais ne « bénéficiant pas » de
propagande spécifiquement anarchiste).
En 1977, les réflexions au sein de RL aboutissent à l’idée de
création d’un « Parti libertaire », considéré comme nécessaire
pour le renforcement de la lutte, dans cette période troublée :

La tactique adoptée par notre parti pour cette étape [de


résistance] est la construction révolutionnaire. Il s’agit
d’une part (à l’extérieur de l’organisation), de pousser à
la construction d’organismes de base indépendants et
d’un Courant révolutionnaire de la classe ouvrière et
d’autre part (à l’intérieur), de développer les tâches
spécifiques à la construction partisane : homogénéisation,
approfondissement de la ligne politique et idéologique,
formation de cadres, élargissement des fronts de lutte,
consolidation des instances organiques, développement
de l’infrastructure, amélioration des caractéristiques et
des méthodes de propagande, etc. (Diz et Trujillo, 2007 :
67).

À peu près à la même époque sort le journal clandestin


Resistencia Obrera, en accord avec l’Organización Comunista
Poder Obrero (OCPO) et le Partido Comunista Marxista
Leninista (PCML) qui est diffusé jusqu’au démantèlement
définitif de l’organisation, en juin 1978. C’est d’ailleurs le
choix de travailler avec le PCML, organisation moins prudente
et largement infiltrée par les espions de la SIDE, qui provoque
la débâcle de RL par ricochet, à la « surprise de la répression
qui découvrit le noyau central de RL alors qu’ils avaient
d’autres objectifs militaires » (Diz et Trujillo, 2007 : 72). Trois
nuits d’affilée, en juin 1978, une grande partie des membres de
l’organisation sont raflés et incarcérés dans les centres de la
dictature. La moitié de ces membres emprisonnés
réapparaissent vivants, l’autre moitié a « disparu ». Quoiqu’il
en soit, la violence de la répression va complètement
démanteler le groupe qui ne s’est jamais revu afin de faire le
point sur son expérience.
En parallèle de groupes spécifiquement militarisés et se
réduisant souvent à des organisations de cadres comme celles
citées plus haut, se développent aussi d’autres formes
d’organisations politiques au sein du péronisme, comme le
Frente Revolucionario Peronista (FRP), le Peronismo de Base
(PB) ou encore le Movimiento Revolucionario del 17 de
octubre (MR17). Créé en décembre 1969 par Gustavo Rearte, le
MR 17 est autant une réaction à la disparition de la CGTA dont
il veut tenter de reproduire l’expérience en termes d’insertion
dans les masses, qu’une leçon tirée des différents « azos » qui
ont émaillé l’année.
Ces groupes tentent d’articuler une propagande politique de
tendance marxisante dans les quartiers et dans les usines à la
constitution de commandos armés clandestins d’autodéfense,
issus de la base. Leur discours sur Perón est, par comparaison,
beaucoup moins lénifiant que celui des autres groupes, car si le
caudillo est effectivement la raison pour laquelle se sont battus
les ouvriers depuis des années et constitue du coup l’une des
causes du développement de la conscience politique du peuple,
il n’en est pas moins l’une des principales sources d’aliénation
de ce peuple qu’il faut dépasser pour peu à peu l’orienter vers la
construction du socialisme. Cette action est d’autant plus
intéressante qu’elle part bien de la base et tente de réactualiser
son analyse par la discussion et la confrontation d’idées, là où
les structures comme l’ERP tentent de faire rentrer la réalité
argentine dans les cadres marxistes-léninistes et sont portées
par une forme de « mystique liée au mouvement de
l’Histoire27 », quand il ne s’agit pas d’un pur et simple
messianisme dont ne sont pas exempts les Montoneros. Quant
aux références historiques, cette capacité de recul et d’analyse,
ainsi que les formes de développement envisagées rappellent à
certains égards les groupes de chômeurs de soutien aux
grévistes, armés et organisés par la Fédération anarcho-
communiste argentine (FACA) dans les années 1930.

1. Sans parler des groupes anarcha-féministes du début du 20 e siècle (Finet, 2013 ;


Maña, 2010) ou des groupes socialistes.
2. En français dans le texte.
3. Voir notamment en annexe les biographies de Pedro Milesi et Abraham Guillén,
libertaires ayant fortement influencé les principaux leaders d’opinions de cette
période.
4. Encore que, de multiples exemples tendent à prouver que localement, certains
militants historiques et historiquement anarchistes, furent sollicités par les nouvelles
générations afin d’en récupérer l’expérience.
5. Point n° 17 du programme du FAS (Diz et Trujillo, 2007 : 48). Notons que les
auteurs précisent eux-mêmes que leur livre est « provisoire » tant les recherches sur
cette période sont embryonnaires.
6. Le premier pour lequel il existe des données historiques claires.
7. « La rebelión de los jovenes », Acción Libertaria, n° 202, mai 1969.
8. Gaston Leval jugeant Mai 68, écrit : « Quel était son contenu réel ? Simplement,
manque d’imagination et de préparation » (cité par Prince, 1969).
9. Historien au Centre de documentation et d’information sur les gauches
argentines, spécialiste du syndicalisme et de l’anarchisme. Les informations
mentionnées ci-après proviennent de notes prises lors d’une conférence sur le
thème de l’anarchisme organisée par l’Organisation socialiste libertaire dans le
local du SIMeCa le samedi 21 août 2004 et d’un entretien qu’il nous a accordé le
27 août 2004.
10. Membre fondateur de la FACA et secrétaire général de la FORA à cette époque.
11. Ces deux derniers groupes fusionneront pour constituer la Résistance
anticapitaliste libertaire (RAL) dont l’organe de presse se nommait El Libertario.
Vers le milieu de l’année 1975, la RAL change son nom pour RL.
12. Hijos del Pueblo, www.anarkismo.net/article/8220.
13. Créé par le PRT dans la perspective de s’insérer dans le mouvement ouvrier, le
MSB est issu du Plenario Nacional de Recuperación Sindical de juillet 1973. Il se
veut antibureaucratique, antipatronal et indépendant de l’État.
14. Jimmy Hoffa : Dirigeant du syndicat des transporteurs américains,
l’International Brotherhood of Teamsters (ou simplement Teamsters) qu’il préside
entre 1958 et 1971. Il est notoirement connu pour ses liens avec la mafia italo-
américaine dont il blanchit l’argent via la caisse de retraite du syndicat. Il
« disparaît » en 1975 et est déclaré mort en 1982. Pour autant, malgré ses liens
douteux, Hoffa (incarné à l’écran par Jack Nicholson dans le film éponyme et
Sylvester Stallone dans FIST) a largement participé à la montée en puissance d’un
des syndicats les plus craints et revendicatifs du pays, participant, notamment lors
de ses vertes années, à des opérations coup de poing (entre autres, contre les
milices patronales) qui n’avaient rien à envier aux méthodes syndicalistes
révolutionnaires d’action directe.
15. On comprend bien là que le syndicalisme classiste n’est rien d’autre qu’une
nouvelle appellation pour désigner le syndicalisme révolutionnaire.
16. Projet de déclaration du Sitrac-Sitram lors du congrès des syndicats combatifs
(Flores, 2004 : 225).
17. « Oui : nous faisons tous de la politique », tract daté du 1 er décembre 1971
(Flores, 2004 : 233).
18. Cancionero de la Liberación (1973), « La matanza del Basural », Centro de
cultura nacional José Podesta.
19. L’ERP ne voit aucun intérêt à ce qu’une partie de l’armée régulière argentine
fasse cause commune avec certains secteurs populaires. Au contraire, l’armée doit
réprimer aveuglément l’ensemble de la population pour que cette dernière se
rapproche des solutions révolutionnaires proposées par le PRT-ERP.
20. À la différence de l’ERP-22 de Agosto qui soutient le processus électoral et la
candidature péroniste. Cette scission de l’ERP dure jusqu’en 1975.
21. Pour plus d’information sur ce minutieux plan continental de chasse aux
« terroristes » d’extrême gauche, consulter l’excellent ouvrage de John Dinges
(2005).
22. Selon les propres termes de Juan Carlos Cibelli interviewé dans Lucha Armada,
n° 1, 2004.
23. L’action reste un demi-succès pour les FAL qui, bien qu’elles en ressortent les
mains immaculées, perdent un de leurs militants : Rodolfo Baldú, dont plus
personne n’aura de nouvelles après son arrestation.
24. Lequel, selon les marxistes de www.razonyrevolucion.org par exemple, n’est
guère plus qu’un réformisme radical.
25. Réponse au général Lanusse qui avait ironisé sur le fait que Perón n’avait pas
eu « el cuero » de rentrer en Argentine.
26. Ancien proche des Montoneros même s’il n’a jamais intégré cette organisation.
Auteur, alors qu’il est en exil en Italie, de La Soberbia Armada (littéralement,
« l’orgueil armé » ou « l’arrogance armée ») (Giussani, 1984).
27. C’est Frank Mintz qui nous a glissé l’expression, issue des analyses de Pilar
Claveiro en la matière.
chapitre 8
1973 : RETOUR DU PÉRONISME AU POUVOIR

« Une révolution qui exige de ses meilleurs hommes une


preuve de domestication est une révolution pour laquelle
il ne vaut pas la peine de lutter, car c’est ce que fait
l’homme aux animaux », Jorge Rulli.

« Le réformisme et le populisme, les deux obstacles à la


révolution éternellement renaissants au sein du
mouvement populaire argentin », Néstor Kohan.

En février 1972, Perón lance le Frente Cívico de Liberación


Nacional (Frecilina) qui se veut une vaste coalition de groupe
péronistes, radicaux ou encore démocrates chrétiens. À sa tête,
l e Tío Cámpora. Le président-général Lanusse pense pouvoir
empêcher l’exilé de Madrid de se présenter et lui enjoint de
rentrer avant le mois de juillet 1972 en Argentine afin de
pouvoir concourir à la présidentielle. Si Lanusse sent la
nécessité de faire appel à Perón afin d’opérer une sortie
progressive de l’impasse qui dure depuis bientôt six ans, il doit
également composer avec la frange colorada de l’armée qui lui
lance un avertissement très clair en août avec l’affaire de
l’aéroport de Trelew. Pour autant, « la menace d’une
convergence, voire d’une coordination, entre les “insurrections
urbaines” spontanées et l’action des groupes armés aguerris qui
peuvent se renforcer de tout le potentiel militant des jeunesses
péronistes, aile marchante du vaste mouvement justicialiste, ne
cesse d’inquiéter les milieux militaires et économiques. Tout le
monde s’accorde à penser que seul Perón, en prenant la tête de
cette lame de fond populaire, pourrait arrêter un processus
capable non seulement de balayer le régime militaire, mais de
mettre en danger tout l’édifice social » (Rouquié, 1978 : 610).
En octobre, Cámpora présente un accord en dix points qui se
veulent des bases minimales de reconstruction : en réalité, de
négociations avec le pouvoir dans le cadre du GAN. Du côté de
l’UCR, le vieux leader et ancien concurrent de Perón, Ricardo
Balbín ne pense pas autrement que Lanusse et, même s’il
semble évident que l’UCR ira à la bataille en cas d’élections
présidentielles, un réel pacte d’assistance mutuelle est signé
entre Balbín et Perón en novembre 1972, à Buenos Aires
(Guillerm, 1989 : 53). Car ce dernier, loin de se soumettre à la
volonté de la junte au pouvoir, décide de montrer son « cuero »
(« courage ») en rentrant le 17 novembre. L’objectif est très
prosaïque : outre la démonstration de son courage physique face
à la junte, il s’agit de s’assurer par lui-même de sa mainmise
sur le processus électoral à venir. Car Lanusse s’y est
finalement résolu, des élections auront lieu en mars 1973. En
vue de cette échéance, le camps péroniste est en parfait ordre de
bataille avec un Frecilina qui se rebaptise promptement Frente
Justicialista de Liberación (Frejuli) et place un péroniste de
gauche historique comme candidat : le Tío Héctor Cámpora
(son ticket pour les élections est Solano Lima, de la branche
conservatrice, placé là afin de ménager la droite péroniste).
Tout est fin prêt pour un proche et définitif retour de Perón au
pouvoir.

LES 50 JOURS CAMPORISTES

La campagne qui commence est à elle seule une démonstration


de force de l’aile gauche justicialiste (que d’aucuns taxent de
« gauchiste »). Les réunions électorales du Tío attirent
d’immenses foules encadrées et motivées par une JotaP elle
même très nettement dominée par les Montoneros et leurs
consignes belliqueuses (voir plus haut), scandées à grands
coups de bombos (ces tambours utilisés dès les premiers temps
de la résistance péroniste).
Le 11 mars 1973, la victoire est totale. Avec 49,5 % des voix
devant l’UCR Ricardo Balbín (à 21,2 %), Héctor J. Cámpora est
déclaré élu par le président Lanusse qui abandonne l’idée
d’organiser un second tour. L’occasion est inespérée et toutes
les organisations suivent leur ligne idéologique et accentuent la
pression. Il en va ainsi des Montoneros ou de l’ERP-22 comme
de l’ERP de Santucho qui se fend d’un communiqué, « Réponse
au président Cámpora », dans lequel elle précise qu’aucun
membre du gouvernement « populaire » ne sera attaqué mais
appelle à continuer le combat contre les forces armées et le
capital (De Santis, 2004 : 109). Le chef de la JotaP, Roberto
Galimberti, annonce même la création de milices populaires
afin de défendre le nouveau gouvernement.
Le 25 mai 1973, Héctor J. Cámpora est intronisé président et
la liesse populaire monte d’un cran. Les présidents chilien
Salvador Allende et cubain Osvaldo Dorticos lui font part de
leur soutien en venant signer l’acte de passation de pouvoir le
jour même. Ils sont d’ailleurs largement salués et applaudis par
la foule, où flottent les bannières des groupes FAR-Montoneros
et de l’ERP-22 de agosto. Selon certains témoignages, cette
journée est un étonnant mélange de verticalité et
d’horizontalité. Et même si l’euphorie camporiste ne va durer
que 45 jours, elle est l’occasion d’actions hautes en couleur. Le
soir même a lieu le Devotazo : une foule de plusieurs milliers
de personnes en partie constituée des militants des FAR, FAP,
ERP et Montoneros s’avance vers la prison de Villa Devoto afin
d’obtenir la libération des prisonniers politiques. Le tout
nouveau ministre de l’intérieur, Esteban Righi, jeune cadre de
35 ans de la gauche péroniste, se refuse à faire tirer sur les
manifestants. Righi reste célèbre pour un discours tenu le 5 juin
1973 devant les commissaires sur leurs nouvelles
responsabilités qui se termine par ces mots : « Le peuple n’est
plus l’ennemi, il est désormais le grand protagoniste. » Par
ailleurs, il dissout la police politique et fait brûler ses archives.
Pourtant, l’assaut de la prison de Devoto va se solder, à la fin de
la nuit, par la mort de plusieurs manifestants car la police va
faire usage de ses armes devant la détermination de cette foule
à obtenir la libération effective de la totalité des prisonniers. Le
lendemain 26 mai, « la première mesure adoptée, approuvée par
le Congrès, est […] l’amnistie générale pour les combattants
des divers groupes guérilleros » (Moreno, 2005 : 107). Plus de
370 d’entre eux sortent de l’enfermement.
En parallèle, le rythme des occupations d’institutions
s’accélère selon un scénario rapidement récurrent. Des groupes
portant des noms « pour l’occasion » investissent les
ministères, ports, théâtres et jusqu’à certains cimetières afin
d’installer en lieu et place des précédents directeurs des
hommes de la gauche péroniste. En juin, ces occupations se
comptent par dizaines (on en dénombrerait 186 le 14 juin)
(Guillerm, 1989 : 74). Si John William Cooke considérait le
péronisme comme « un géant invertébré et myope », ces
occupations lui donnent raison sur un point : la myopie. Car,
s’il est indéniable que la gauche péroniste fait durant cette
période étalage d’une organisation (quasiment) sans faille, il est
tout aussi indéniable qu’elle manque de vision quant à la
stratégie à adopter : de cette stratégie poussant vers le
socialisme autogestionnaire que prônait pourtant depuis
longtemps Abraham Guillén. Par ailleurs, et évidemment, ces
revendications a minima de changement de direction seront
balayées par le premier souffle de la réaction… péroniste.
En attendant, les journaux anciennement censurés sortent en
kiosque, le climat est à la ferveur populaire, une atmosphère de
liberté plane sur l’Argentine car l’histoire semble vouloir
donner raison au peuple. Pourtant, les mesures sociales ne
pleuvent pas :

Augmentation des salaires de 200 pesos par mois […]


salaire minimum mensuel à 1 000 pesos. Les allocations
familiales augmentent de 40 %, les retraites de 28 % et
les pensions de 23 %, pour ceux qui touchent moins de
1 000 pesos par mois (Guillerm, 1989 : 79).

L’augmentation salariale moyenne se monte à 25 %. Le lait


baisse de 3,5 %, le pain de 12 % et le vin de 9,1 % mais, a
contrario, les prix des matières premières augmentent : de
20 % pour les chemins de fer à 77 % pour l’essence ordinaire.
Ces prix sont augmentés et les salaires gelés pendant deux ans
suite à cette réévaluation. Ce « pacte social » (que l’ERP
nomme « Pacto de hambre », le « pacte de la faim »), la CGT et
la CGE l’ont toutes deux signé le 8 juin. Antérieur même à la
victoire du Tío, il court du 1er juin 1973 au 1er juin 1975.
Quant au Líder, il choisit de rentrer en Argentine le 20 juin
1973. La manifestation qui souhaite l’accueillir est
monstrueuse et se presse vers l’aéroport international d’Ezeiza.
Ce sont plusieurs centaines de milliers de personnes qui sont
présentes (nous avons pu trouver des estimations allant de 1 à
3 millions de personnes présentes)1 dont plus de 80 % sur des
consignes montoneras. C’est une foule dense qui se rassemble
autour de l’aéroport depuis la veille au soir. Des banderoles en
honneur des FAR et des muchachos sont déployées. Les images
montrent plutôt un peuple se préparant à un ersatz de
Woodstock austral plutôt qu’au retour d’un dirigeant politique.
Mais ce qu’ignorent ces jeunes à l’allure parfois de babacools,
c’est qu’entre 1 000 et 2 000 hommes en armes faisant partie de
la frange droitière du péronisme, notamment du Comando de
Organización (CdeO), protègent la tribune présidentielle.
L’organisation de la manifestation a d’ailleurs été retirée des
mains du ministre Righi pour être confiée au fasciste Jorge
Manuel Osinde. D’après Horacio Verbitsky, « le 19 juin [la
veille au soir], 1 000 civils armés jusqu’aux dents occupèrent
des positions proches de la tribune, sur instructions du
lieutenant-colonel Osinde. Les consignes étaient d’empêcher
d’approcher les colonnes brandissant des panneaux de la
Juventud Peronista, de la Juventud Universitaria Peronista, de
la Juventud Trabajadora Peronista, des FAR, des Montoneros et
d’autres groupes moins importants. […] Les gardiens de
l’estrade étaient équipés de carabines, de fusils à canons sciés,
de mitrailleuses et de pistolets. » (Verbitsky, 1985 : 84). Perón
ne pouvait pas ignorer ce qui se tramait2. Quand une colonne de
60 000 personnes de la gauche péroniste tente de se rapprocher
de la tribune afin d’accueillir son leader, les hommes du service
d’ordre commencent à tirer sur la colonne, et particulièrement
sur les militants des JotaP/Montoneros.
Pris de court par une réaction aussi violente, les groupes
guérilleros ne prennent pas de mesures pour empêcher ce qui
tourne rapidement au tir au pigeon. L’épisode reste gravé dans
l’histoire comme le « massacre d’Ezeiza ».
On ne connaît toujours pas le nombre exact de morts d’Ezeiza,
mais officiellement on dénombre treize victimes et entre 365 et
380 blessés, sans compter les dizaines de militants torturés dans
les chambres de l’Hôtel international de l’aéroport, « qui
fonctionna comme un véritable centre de détention et de torture
illégal » (Eichelbaum, 2003).
Le message destiné à l’aile gauche du péronisme est clair,
l’objectif est de contraindre à la démission le Tío, qui est perçu
comme un irresponsable, incapable de contenir les secteurs les
plus radicalisés et pas si pressé que ça de remettre le pouvoir
entre les mains de l’ancien exilé. Ce massacre est réellement
fondateur de toute la politique antisociale et ultra répressive du
troisième gouvernement péroniste et sonne le départ d’une
véritable chasse aux « sorcières subversives » (certaines
organisations de gauche parlent de maccarthysme pour cette
période), préambule à la dictature de Videla. Pourtant, le vieux
Perón (77 ans) n’est pas, dans l’inconscient des masses,
responsable de cette tragédie mais compterait plutôt parmi
l’une des victimes de cette journée tout aussi loupée pour lui
qui a dû renoncer à atterrir à Ezeiza, et est finalement rentré
dans son pays par la petite porte. Cependant, les groupes
politiques péronistes de gauche et d’extrême gauche les plus
perspicaces ont évidemment compris que malgré le crédit dont
ils jouissent auprès de la population, ils doivent cette popularité
à leur fidélité à Perón. Ne pouvant faire cavalier seul, l’appui au
candidat du peuple et futur président reste inévitable et des
groupes tels que Los Descamisados s’enferment dans une forme
de schizophrénie politique en tentant de se convaincre eux-
mêmes du caractère intrinsèquement révolutionnaire de tous les
groupes péronistes.
Pourtant, dès le lendemain de la tragédie d’Ezeiza, le 21 juin
1973, lors d’un long discours télévisé, le Líder affirme on ne
peut plus nettement son intention de ne pas se faire déborder
sur sa gauche. La JotaP, les Montoneros et toutes les
organisations plus ou moins « radicales » savent dès lors à quoi
s’en tenir.

LE GÉNÉRAL-PRÉSIDENT

Le 13 juillet 1973, Héctor Cámpora (ainsi que Solano Lima)


est acculé à la démission et disparaît du pays. C’est Raúl Lastiri
qui assure l’intérim présidentiel – on parle ainsi parfois de
Lastirazo pour qualifier cet épisode. Il est le gendre de José
López Rega, dit le Brujo (le sorcier)3. Ce serait d’ailleurs suite
à son lobbying auprès d’un Juan Domingo malade et alité que le
choix de ce dernier se serait porté sur sa femme comme ticket
pour les nouvelles élections présidentielles prévues pour le
mois de septembre. La formule est incertaine et va s’avérer
catastrophique par la suite mais, le 23 septembre 1973, le
tandem Juan Perón et Isabel Perón remporte près de 62 % des
voix.
Entre ces deux dates (13 juillet et 23 septembre), une vague
sans précédent d’attentats a balayé l’Argentine conduisant
évidemment à une accentuation de la politique de répression
contre les guérilleros et contre le mouvement social de manière
générale :

La police fédérale […] se renforce et s’entraîne à tuer :


tous les jours, deux ou trois délinquants au minimum sont
abattus au cours d’« affrontements » avec la police. Les
attaques armées des policiers contre les villas miseria
deviennent systématiques (Gèze et Labrousse, 1975 :
214).

Au sein même du Parlement, on évoque la possibilité que les


policiers (dont le champ d’action est étendu à toutes les
provinces, en opposition complète avec le fédéralisme argentin)
reçoivent une prime de 500 pesos pour chaque meurtre. Les huit
députés de la JotaP sont contraints de démissionner afin de ne
pas cautionner une loi de lutte contre la subversion, qui reprend
à son compte et renforce le Code pénal instauré par les
militaires, lequel avait été supprimé par le camporisme. En
parallèle, les militants politiques et des droits de l’homme sont
aussi peu à peu éliminés : en six mois ce sont plus de vingt
avocats défendant les droits de l’homme, journalistes ou
dirigeants politiques radicaux qui sont assassinés. Jusqu’au
secrétaire général du mouvement justicialiste, Juan Manuel
Abal Medina qui est visé par deux attentats manqués début
1974 et contraint à démissionner en mai de la même année. Les
sièges de journaux de gauche tels qu’El Mundo ou Militancia
Peronista sont attaqués.
Du côté du monde du travail, les occupations d’usines et les
conflits sociaux se multiplient ; portés par la vague libératrice
des 50 jours camporistes, les travailleurs bouillonnent
d’initiatives, à l’instar des ouvriers de Tampieri à San
Francisco qui, en juillet 1973, occupent une de leurs usines afin
de réclamer leurs arriérés de salaire. La décision a été prise
démocratiquement par l’assemblée des ouvriers, qui réussit
même à radicaliser sa direction :

La CGT bureaucratique, sous la pression de la base, fut


obligée de déclarer, le 30 juillet, la grève générale dans
toute la ville. À la suite d’une manifestation qui
rassembla 10 000 personnes, la maison des propriétaires
de l’usine fut mise à sac par un millier de manifestants,
une armurerie dévalisée et un ouvrier tué (Gèze et
Labrousse, 1975 : 229).

Les heurts deviennent parfois si violents que le secrétaire


général de la CGT, José Rucci 4, demande plus d’une fois
l’intervention de la police et pousse les syndicats dissidents à
constituer une CGT parallèle. Véritable représentant de l’aile
droitière du péronisme, Rucci ne survit d’ailleurs pas
longtemps à la droitisation annoncée du péronisme. Le
25 septembre, à midi, un commando montonero l’exécute de 23
balles. Un avertissement évident lancé au nouveau pouvoir (un
« corps jeté sur la table ») et une vengeance orchestrée contre
l’un des principaux responsable (connu à l’époque) du massacre
d’Ezeiza.
En réponse à cette exécution, la Triple A ou Alianza
Anticomunista Argentina entre en action le 21 novembre par un
attentat, manqué, contre le sénateur Hipólito Solari Yrigoyen.
Créée en juin 1973 par José López Rega depuis son siège du
ministère du Bien-être social, la Triple A est constituée des
groupes suivants : la Juventud Sindical Peronista/JSP (créée par
Rucci), la Concentración Nacional Universitaria/CNU et le
CdeO. Elle bénéficie du soutien d’officiers (à la retraite ou en
activité) de la police et de l’armée. Officine secrète, la Triple A
est le typique produit d’une période particulière de renaissance
d’une « Internationale noire » prenant, après celle des années
1930, une orientation nettement mafieuse, mystico-ésotérique
avec, notamment, la participation de la secte coréenne Moon et
utilisant des techniques de terrorisme d’État. C’est la fameuse
opération Gladio en Italie et ses multiples déclinaisons locales,
dont la Triple A. Le tout étant largement chapeauté et manipulé
par les gouvernements via leurs services de renseignement de
« démocraties » occidentales. Mais, la Triple A est aussi dans la
droite ligne des milices para-étatiques argentines dont la
Mazorca, en activité sous le gouvernement du dictateur Juan
Manuel de Rosas au 19e siècle, est restée tristement célèbre.
Selon toute vraisemblance, beaucoup de ces opérations ont
tourné autour de la loge P2 (Propaganda Due o Propagande
maçonnique n° 2), elle-même dirigée à partir de 1975 par le
fasciste italien Licio Gelli qui y œuvrait depuis 1964. Au début
des années 1980, une liste comportant près de 2000 noms dont
la moitié serait toujours tenue secrète est découverte dans une
des villas de Gelli. Cette liste confirme la participation à cette
loge d’un des futurs membres de la junte argentine : Eduardo
Massera. Bien que Perón lui-même semble s’en être tenu à
l’écart, Gelli revendiquait de très bon rapports avec lui : sans
doute une scorie de leur mutuelle admiration pour Benito
Mussolini, pour qui Gelli avait travaillé.
Beaucoup des membres de l’AAA seront par la suite
« recyclés » par la junte pour participer aux Grupos de Tarea
(GT) chargés de l’élimination des opposants. Quant à certains
proches de la Triple A, ils étaient jusqu’il y a peu de temps
encore haut placés dans l’appareil d’État argentin. C’est le cas
de Hugo Moyano, secrétaire général de la CGT-RA, vice-
président du PJ de Buenos Aires jusqu’en 2011, fondateur de la
Juventud Sindical Peronista de Mar del Plata en 1973 et, en tant
que tel, proche du dirigeant local de la Triple A : Ernesto
Piantoni. À l’occasion de sa mort, la CGT appellera à une grève
générale dans la ville. Si rien ne permet de soupçonner Moyano
d’avoir lui-même commis des crimes de sang, sa relation
étroite avec la section de Mar del Plata de la Triple A ne fait
pas l’ombre d’un doute5.
Le flou artistique entourant l’AAA est tel que d’aucuns
considèrent que Perón lui-même aurait participé à sa création
ou, du moins, l’aurait inspirée – souvenir ému de sa jeunesse
lorsqu’il voyait les agissements de la LPA et en cautionnait non
pas les méthodes mais l’objectif.
Quoiqu’il en soit, Juan Domingo Perón est bien le président
d’un gouvernement n’hésitant pas à éliminer physiquement son
opposition et à mettre sous tutelle des provinces dirigées par le
péronisme « marxisant ». Il en va ainsi des provinces de Buenos
Aires, Formosa, Mendoza, Salta, ou Santa Cruz. Dans la
province de Córdoba (un « foyer d’infection » selon Perón),
c’est un ancien chef de la police, Antonio Domingo Navarro
qui, en février 1974, mène une véritable insurrection (le
Navarrazo) avec l’appui du gouvernement fédéral, contre le
gouverneur et le vice-gouverneur « de gauche », Ricardo
Obregón Cano et Atilio López. Des coups d’État contre des
gouverneurs de gauche qui se produisent dans plusieurs
provinces, notamment dans celle de Buenos Aires. Atilio
López, ancien dirigeant syndical combatif de l’UTA et figure
du Cordobazo est abattu en septembre de la même année par la
Triple A. Ces premiers morts questionnent d’autant plus le
peuple qu’ils sont le fait d’une « démocratie » qu’il a élue ;
d’une démocratie qui n’hésite pas à censurer les films
dénonçant la dictature chilienne qui vient de s’installer de
l’autre côté de la frontière et n’a pas levé le petit doigt alors
que Salvador Allende mourrait dans le palais de la Moneda,
AK47 à la main.
Cela n’empêche en rien les ouvriers de continuer un combat
prenant parfois de véritables accents anticapitalistes, ainsi que
le note le journal El Libertario de novembre 1973 qui annonce
que dans la ville de Jujuy, la mine est passée sous contrôle des
travailleurs après que les patrons américains soient partis. Les
mineurs vont réparer eux-mêmes les dégâts occasionnés par les
affrontements avec les policiers, qui ont provoqué la mort de
l’un d’entre eux et des blessés graves. Dans cette mine les
travailleurs subissent des journées de 14 à 18 heures et ont une
espérance de vie qui ne dépasse pas les 45 ans.
Puis, c’est au tour des syndicats de l’automobile de Córdoba,
des moulins du Río de La Plata, des textiles de Rossi, des
vendeurs de journaux de La Matanza (province de Buenos
Aires), de l’entreprise PASA de San Lorenzo (province de Santa
Fé), de Tensa à Vicente López (province de Buenos Aires), de
s’engager dans la lutte. À Tucumán, les ouvriers sucriers sont
de nouveau en rébellion. Un mouvement de grève exemplaire
de cette période est celui des ouvriers de la Fonderie de plomb
Insud SA (décrit dans le journal Acción Directa por la
Revolución Social d’avril-mai 1974). Issue de la base, cette
grève fait suite à l’arrêt de travail de 79 ouvriers gravement
atteints de saturnisme dont la direction ne veut pas entendre
parler et encore moins accorder une quelconque indemnisation.
Les ouvriers solidaires de leurs collègues n’écoutent pas la
hiérarchie syndicale de l’UOM qui refuse de s’impliquer et fait
tout pour empêcher que la situation ne s’envenime. Mais, une
fois démarré le conflit, les ouvriers d’Insud lancent la
mobilisation dans toutes les entreprises de la zone. Un
campement se met en place pendant vingt-deux jours avec les
familles des travailleurs et la lutte se durcit un peu plus, quand
un des 79 va décéder des suites de sa maladie en janvier 1974.
Le 28 mars, un rassemblement de solidarité se tient, regroupant
les ouvriers d’Insud et d’autres entreprises. Cinq jours
auparavant, le 23 mars, le patron de l’entreprise, Mendelsohn,
était séquestré par un groupe armé. Devant le mouvement,
l’État et le patronat cèdent à toutes les revendications des
travailleurs, non sans avoir joué le jeu de la provocation et des
attentats à l’arme à feu.
Cette intense activité ouvrière incite à la tenue d’un congrès.
Le 20 avril se tient ainsi dans la ville de Villa Constitución, une
réunion nationale d’ouvriers dont les deux principaux mots
d’ordre sont la lutte contre les patrons et contre la bureaucratie
syndicale. Les délégations, nombreuses, viennent de toute
l’Argentine : Neuquén, Río Negro, Córdoba, Jujuy, Santa Fé,
Rosario, Tucumán, ou Buenos Aires. Les syndicats les plus à la
pointe de la lutte comme le syndicat Luz y Fuerza, le SMATA,
ou le Movimiento de los Sindicatos Combativos sont
représentés. Selon les journaux militants, le congrès se serait
tenu dans un climat de total apolitisme fécond, malgré les
différentes fractions « gauchistes » présentes. Ce qui en ressort
serait un sentiment « combatif, antibureaucratique, solidaire,
démocratique et une claire représentation des bases » (Acción
Directa, n° 7, avril 1974.). Agustín Tosco et René Salamanca
(du SMATA de Córdoba) participent au bureau de la réunion.
En plein renégociation du Pacte Social, ce congrès n’est pas
anodin et vise à mettre la pression sur la CGT dont la base
s’échauffe peu à peu : il devient presque impossible à la
bureaucratie de « tenir » ses bases, alors que le gouvernement
vient de lui octroyer la possibilité de mise sous tutelle des corps
de délégués et des commissions internes. Les revendications
s’emballent d’autant plus, qu’alors qu’ils étaient censés être
gelés, les tarifs des services publics subissent une nouvelle
augmentation (de 15 % pour les transports à 100 % pour
l’essence). La « communauté organisée » péroniste tend à se
fissurer.
Le 1er mai 1974, cette fissure s’élargit : en réalité, la rupture
entre la JotaP et général-président se consomme définitivement.
Sur la Plaza de Mayo, des colonnes représentant près de 50 000
personnes organisées et encadrées par la JotaP et les
Montoneros scandent, à grands coups de bombos des slogans
limpides quant à leur orientation politique : « ¿ Qué pasa/Qué
pasa/Qué pasa general/está lleno de gorilas el gobierno
popular ? » (« Que se passe-t-il général ? Le gouvernement
populaire est plein de gorilles ») ; « Se va acabar/se va acabar
la burocracia sindical » (« On va en finir, on va en finir avec la
bureaucratie syndicale ») ; « ¡ Rucci traidor ! ; ¡ Saludos a
Vandor ! » (« Rucci traître ! un salut à Vandor ! »), etc., En
réponse, les quelques 20 000 syndicalistes massées devant le
palais présidentiel lancent « ¡ Argentina peronista ! ¡ L a vida
por Perón ! » (« Argentine péroniste ! La vie pour Perón ! »)
(Moreno, 2005 : 117). Mais, à son arrivée et suite à une forme
de dialogue direct avec « ses » jeunesses, le Líder désavoue la
JotaP en traitant la foule amassée devant lui d’« imbéciles qui
crient », d’« imberbes » ou de « mercenaires payés par
l’étranger ».
Aucun leader de la JotaP ou et des Montoneros ne donne
l’ordre à la foule de se retirer mais les gens, dégoûtés et
déprimés par l’attitude d’un mythe vivant qui s’effondre devant
eux, quittent d’eux-mêmes la place et la laissent à moitié vide.
La réaction, au delà du simple énervement, nous paraît d’autant
plus intéressante qu’il s’agit selon nous du cri de tout un peuple
de gauche qui prend de plein fouet le boomerang d’une histoire
qu’il n’a pas compris et pour laquelle il se bat et meurt depuis
des années.
Au-delà de cette déception, c’est d’une certaine manière le
choix des dirigeants des Montoneros qui est critiqué. Le
« père » les ayant jetés hors de la maison familiale, les enfants
péronistes se voient bien obligés de s’affranchir et vont être à
mêmes de questionner les structures, notamment la montonera,
son verticalisme, et par la suite, son passage à la clandestinité
(pour défendre quel credo désormais ?). En l’absence de guide,
les gens doivent trouver leur propre chemin. Dix jours après ce
divorce, le prêtre Carlos Mugica reçoit plusieurs balles dans le
thorax alors qu’il sort de l’église San Francisco Solano où il
vient de dire la messe6.

L’EXPÉRIENCE AUTOGESTIONNAIRE DE LUZ Y


FUERZA

Dans ce chaos politique, il est d’autant plus surprenant que le


général Perón ait apporté son soutien à une des expériences
d’autogestion qui pourrait bien être l’une des plus intéressantes
qu’il nous a été donné de lire, alors qu’au même moment, il
désavoue et pourchasse l’aile gauche de son parti. Mais il faut
recontextualiser cette expérience puisqu’il s’agit d’une seule
entreprise sur les 126 388 établissements industriels que
compte le pays en 1974.
Certes, Perón s’est approprié un certain nombre de codes,
revendications et mythologies anarcho-socialistes, mais
l’autogestion, lorsqu’elle est réellement mis en place, marque
une rupture significative avec les notions de subordination,
hiérarchisation, direction patronale et donc, en définitive, avec
la notion de pouvoir7. De ce fait, l’autogestion reste d’autant
plus dangereuse pour l’oligarchie argentine que les occupations
d’usines et les revendications de cette époque posent, en
filigrane, cette question de l’autogestion des moyens de
production par les travailleurs. Dès lors, nous nous posons la
question de l’intérêt de Perón pour cette forme d’organisation :
tentative de réappropriation de la partie péroniste de la Nueva
Izquierda ou influence des essais franquistes en la matière que
Perón a pu suivre aux premières loges ? Reste l’histoire : celle
d’une entreprise de service public de plus de 25 000 personnes,
adoptant pendant plus de trois ans un modèle autogestionnaire.
Dès le début des années 1960, le syndicat Luz y Fuerza
(constitué en 1943 et dont est issu Agustín Tosco) demande une
plus grande participation des travailleurs à l’entreprise. Selon
Juan José Taccone (pourtant du secteur « participationniste »),
le syndicat regroupe déjà en 1960 de nombreuses tendances et
arrive à les faire coexister, leur permettant de s’exprimer grâce
à une démocratie interne poussée. Au cours de ces années, la
troisième voie péroniste pousse le syndicat à réfléchir aux
formes alternatives d’organisation du travail. Des membres du
syndicat sont ainsi envoyés en Yougoslavie, dont le système
« autogestionnaire » semble être l’une des inspirations
principales de la Sociedad de Electricidad del Gran Buenos
Aires (SEGBA), aux États-Unis ou en Allemagne.
L’analyse que nous étions en train d’effectuer, nous
amenait à la conclusion que le modèle alternatif
permettrait d’humaniser et de rendre plus pragmatique
les deux systèmes [communiste et capitaliste], devait se
baser sur un large développement de la participation
(Taccone, 1977 : 26).

Pour Taccone, il paraît ainsi assez clair que le libéralisme


autant que le socialisme sont des échecs patents, que l’Église
pourrait se charger de combler, en usant de la participation.
D’ailleurs, toute l’« idéologie » de Luz y Fuerza tient beaucoup
des encycliques vaguement socialisantes de cette époque. Le
cardinal archevêque de Santiago, Raúl Silva Henríquez, proche
de Paul VI ne considère-t-il pas que l’une des exigences de
l’homme de l’époque est la participation ? Mieux, « égalité et
participation » seraient les deux formes de la dignité de
l’homme et sa liberté.

Les bases doctrinaires de toutes les analyses furent


données par le concept humaniste et chrétien de la
religion catholique que pratique la majorité de notre
peuple et les définitions politiques et doctrinaires du
justicialisme (Taccone, 1977 : 29).

Catholicisme et péronisme seraient donc les deux mamelles de


l’autogestion8. En 1964, comme le prévoit la convention, un
ouvrier intègre le directoire de l’entreprise. Par la suite, Luz y
Fuerza développe un fonds auquel cotisent patrons et ouvriers.
Puis, en 1973, alors que Perón revient au pouvoir, le syndicat
obtient un rendez-vous avec lui, afin de lui proposer de
réformer la SEGBA (24 000 ouvriers), de manière à ce que les
travailleurs la gèrent et appelle ce projet destiné à lutter contre
le capitalisme et le socialisme : autogestion.
De l’organisation interne, nous avons recueilli peu
d’informations, mais nous savons que, parallèlement au
directoire de l’entreprise, se trouvait un comité d’autogestion
composé du président et du vice-président de l’entreprise (Juan
Jose Taccone à ce moment là), ainsi que des représentants de
l’entreprise et du syndicat. À côté de ce comité existaient des
comités de section et de direction. Le comité d’autogestion
aurait impulsé des ateliers de travail à chaque niveau de
l’entreprise, les décisions étant prises au consensus et non au
vote. Les usagers eux-mêmes auraient eu la possibilité
d’intervenir, de transmettre leurs propositions et de participer.
Bien sûr, les chiffres que donne Taccone dans son livre sont
impressionnants et dénotent ce que toutes les études sur
l’autogestion ont prouvé jusqu’à aujourd’hui, à savoir, que les
bénéfices sont plus importants et mieux répartis. Cependant,
deux citations contradictoires peuvent nous faire douter du
niveau exact d’intervention des ouvriers. Taccone indique
qu’« il est légitime que les ouvriers aspirent à participer
activement à la vie des entreprises dans lesquelles ils sont
incorporés et travaillent, qu’elles soient publiques ou privées et
dans tous les cas il faut tendre à ce que l’entreprise soit une
communauté de personnes dans les relations, fonctions et
position de chacun de ses sujets. La fonction économique et
sociale que tout homme aspire à remplir exige qu’il ne soit pas
totalement soumis à une volonté éloignée de la réalité de
l’activité de chacun. » Un peu plus loin, il ajoute :

Horizontaliser la décision tout en maintenant l’exécution


verticale, en partant du principe que s’il n’existe pas de
responsabilité d’autorité, il n’existe pas de conduite. Sans
conduite, il n’y a pas d’organisation et sans organisation,
il n’y a pas d’autogestion.

On nous accordera que cette phrase peut sembler étrange


venant de la part d’un auteur ayant été un des dirigeants du
syndicat et président de l’entreprise « autogérée ». Cependant,
le concept d’autogestion dispose de multiples facettes et n’est
pas si aisé à manier qu’il le semble.
En définitive, il nous semble que cette expérience mérite
d’être citée parce qu’elle est la seule tentative connue de nous
qui aille au-delà de la classique idéologie justicialiste d’accord
national entre patronat et prolétariat, pour tenter une expérience
d’« autonomie » dans un secteur public hautement stratégique.
Ensuite, il faut préciser que les 900 jours d’« autogestion » de
la SEGBA seront interrompus par la dictature militaire du
général Videla qui devra très peu de temps après affronter une
des grèves les plus violentes de l’histoire argentine menée
par… les électriciens de SEGBA et leur syndicat.

LE TEMPS DE L’ISABEL-RÉGUISME

Le 1er juillet 1974, Juan Domingo Perón meurt à l’âge de 78


ans. Pour la première fois dans l’Histoire, une femme accède à
la présidence d’un pays. María Estela Martínez de Perón (que
l’on surnomme Isabel, Isabelita ou Chabela) a 43 ans à cette
époque et un ciel tourmenté au-dessus d’elle.
Suite à la mort du Líder, le nouveau gouvernement péroniste
passe peu à peu sous la coupe du Brujo López Rega dont
l’action va lui faire perdre toute légitimité, notamment en
laissant l’État au bord de la cessation de paiement et, avec la
démission du ministre de l’économie José Ber Gelbard,
l’annulation de toute possibilité de redistribution du revenu
national. Si le péronisme de Perón se voulait conciliation de
classe, celui d’Isabel et López Rega se préfère guerre de classe.
L’inflation passe de 40 à 300 % entre 1974 et 1975, le dollar,
qui s’échangeait contre 12 pesos en 1974, s’échange contre 290
pesos en février 1976 puis contre plus de 400 pesos en mars,
juste avant l’intervention des militaires. L’économie s’effondre
et les ressortissants des pays limitrophes viennent tous faire
leurs courses en Argentine, menaçant, par ricochet, leur propre
économie (Cassen, 1976). Dignitaires du PJ et bureaucrates,
comprenant la vacuité du pouvoir en place, en profitent
largement pour remplir leurs propres comptes et contribuent
ainsi à la désorganisation du pays. Du point de vue politique,
l’opposition parlementaire tente de se ménager une sortie
électorale alors que le nouveau pouvoir engage le pays dans une
période de terreur blanche via l’action de la Triple A, dont la
première action réussie revendiquée a lieu le 31 juillet 1974 en
plein Buenos Aires. Ce jour-là, le député péroniste et rebelle,
Rodolfo Ortega Peña est criblé de balles. Il est veillé au siège
de la FGB et ce sont des milliers de personnes qui
l’accompagnent jusqu’au cimetière de la Chacarita.
Impitoyable, la police attaque le cortège funèbre.
La violence étatique augmente d’un cran : les premières
disparitions de militants datent de septembre ; le 6 novembre,
l’état de siège est déclaré et 3 000 personnes sont arrêtées pour
« activités subversives » ; toute intervention publique tombe
sous le coup de menaces de mort. Certaines semaines il ne se
passe pas un jour sans que des personnalités ou des anonymes
soient enlevés ; pas un jour sans que des corps ne soient
retrouvés rendus méconnaissables par les impacts de balles
voire, parfois, dynamités. La Triple A aurait ainsi liquidé 1 500
personnes entre juillet 1974 et fin 1975 – soit près de trois
morts par jour. La violence fanatique de la répression contraint
les militants les plus exposés dans les médias à se taire ou à
quitter le pays.
Contraints en septembre 1974 à passer dans la clandestinité,
dans laquelle ne la suit pas la JotaP, qui, du coup, subit le plus
fortement cette répression, les Montoneros s’attachent dès lors
à l’élimination de péronistes de droite, de syndicalistes, voire
de militaires. Au cours de ces années, les muchachos agissent
plus d’une fois de concert avec l’ERP, mais n’arrivent pas
réellement à convaincre les masses de l’utilité de ces attaques,
d’autant moins que le pouvoir justifie la casse des mouvements
sociaux par la présence de ces groupes guérilleros.
En parallèle, la direction syndicale menée par le successeur de
José Rucci, Lorenzo Miguel9, sonne l’hallali des dirigeants
syndicaux « dissidents » : les dirigeants classistes ou anciens de
la CGTA sont destitués de leurs charges, voire enfermés. En
cela, la bureaucratie est aidée légalement par le ministère du
travail qui, en septembre, fait passer une loi interdisant les
grèves pour motifs salariaux ainsi que les arrêts de travail et les
occupations d’usines ; double le mandat syndical en le faisant
passer à quatre ans et menace de retirer les personarías
gremiales aux syndicats dits « indisciplinés ». Ces derniers,
notamment ceux de Córdoba, sont mis sous tutelle à la fin de
l’année 1974, suite à la déclaration de l’état de siège dans tous
le pays. Dans cette dernière ville, les syndicats qui avaient été
expulsés de la CGT après le Navarrazo et qui s’étaient
regroupés au sein du Movimiento Sindical Clasista (MSC).
Incapables de la moindre riposte d’un côté, perdant les piliers
syndicaux combatifs qui se font saper un à un par l’action
conjointe de la bureaucratie syndicale et du gouvernement de
l’autre, le long, large et fécond mouvement de la Nueva
Izquierda semble toucher à sa fin. Mais il est encore capable de
puissants soubresauts.

VILLA CONSTITUCIÓN

L’UOM, pourtant bastion historique de la « bureaucratie » et


des secteurs les plus droitiers du péronisme (de Vandor à
Rucci) n’est pas non plus restée à l’écart de la vague
« horizontale » qui secoue tous les secteurs.
Dans le sud de la province de Santa Fé, en pleine pampa
humeda, la petite ville de Villa Constitución est baignée par les
eaux profondes du fleuve Paraná. Une situation privilégiée qui
l’amène rapidement à être un point névralgique dans la
maillage des transports ferroviaires et portuaires au cours des
19e et 20e siècles. Avec le prolétariat qui s’y masse, se
développe un mouvement anarchiste puissant et la contre-
culture qui lui est associée. Forts de cette histoire, et à l’instar
de nombreux endroits, le Cordobazo réveille des aspirations
démocratiques et autonomistes chez un certain nombre
d’ouvriers. Pourtant, une première grève au sein d’Acindar
(Aceros Industria Argentina) en 1970 se transforme en véritable
fiasco. Les ouvriers subissent la répression de plein fouet ainsi
qu’une mise sous tutelle de la section syndicale. Cependant,
lors de cette grève un groupe clandestin, le Grupo de Obreros de
Acindar (GODA), commence à se structurer sous l’impulsion
de militants communistes du groupe Vanguardia Comunista. Il
suscite ainsi la création d’autres groupes clandestins dans la
ville, jusqu’à la formation, en 1972 du Grupo de Obreros
Combativos del Acero (GOCA). En parallèle se crée le
Movimiento de Recuperación Sindical (MRS) dont l’objectif
est justement, la récupération des corps de délégués et des
commissions internes de l’entreprise Acindar, tout en
revendiquant la démocratie, l’indépendance du syndicat vis-à-
vis des partis politiques, des patrons, de l’État et des religions.
Plus prosaïquement, il s’agit aussi pour les ouvriers du MRS de
revendiquer une meilleure utilisation des fonds monétaires
syndicaux (donc, une réelle transparence) et une véritable
politique locale des œuvres sociales de l’UOM (centralisées à
Buenos Aires). Pâtissant de conditions de travail déplorables et
de l’absence de tout service de santé, l’une des principales
revendications de ces ouvriers est la construction rapide d’une
polyclinique.
Pour ce faire, et dans l’optique des élections de
novembre 1973, le MRS présente le « Groupe 7 septembre liste
marron ». Cette liste est hébergée dans le local des anarchistes
de la FORA, qui est plus tard victime d’un attentat à la bombe,
anarchistes qui opèrent là une curieuse alliance avec des
ouvriers pourtant péronistes et communistes. Un ex-travailleur
d’Acindar témoigne :

C’était plus participatif en ce qui concerne les bases,


parce qu’on travaillait avec elles. À tout moment, on les
consultait, que ce soit pour une assemblée ou pour le
corps de délégués. On travaillait très bien. On était en
train de conquérir des tonnes de choses pour lesquelles on
s’était battu pendant des années, sans résultat (Andújar,
1998).

Entre autres propositions, la liste marron se prononce pour la


rotation des tâches appliquée à la direction syndicale, de
manière à ce que « les compagnons de la direction reviennent à
certains moments à leurs postes de travail ».
Les 25 et 29 novembre, les élections sont remportées par la
liste « 7 septembre » avec 64 % des votes sur 4 200 travailleurs
alors que son principal candidat est Alberto Piccinini, qui n’est
pas d’extraction péroniste, à la différence du reste des ouvriers.
Avec les exemples d’Augustín Tosco ou de Gregorio Flores se
dessine une tendance très nette chez les ouvriers à voter pour
des individus et pas pour des partis, pour des faits plus que pour
un programme. Un groupe d’ouvriers en témoigne : « Alberto
Piccinini, les ouvriers le connaissaient. Ils savaient quel type
d’homme c’était, ainsi que ceux qui l’accompagnaient. C’est
pour ça qu’ils ont voté pour eux » (Andújar, 1998). Cette
volonté de changement ne s’exprime pas uniquement à travers
le vote, mais aussi par les actes de sabotage :

Ils cassaient quelques machines ou ils ne s’en occupaient


pas, et la machine, bien sûr, chauffait et un moteur
fondait. Ou simplement [les ouvriers] n’atteignaient pas
les chiffres de production demandés (Andújar, 1998).

Autre proposition pertinente des métallurgistes : la mise en


place d’une commission ouvrière de contrôle de la sécurité et
de la salubrité industrielles, qui « serait désignée par
l’assemblée du personnel et le nombre de ses membres serait
équivalent à celui de la commission interne de réclamation
[…]. De plus, dans chaque section serait désigné par
l’assemblée de section, un ouvrier ou une ouvrière travaillant
de manière rapprochée avec la commission ouvrière » (Andújar,
1998).
Cette idée est issue d’un avant-projet de l’UOM de Villa
Constitución, visant à modifier la convention collective des
métallurgistes. Il est évident que cette simple mesure
signifierait de facto une prise de contrôle beaucoup plus
importante de la part des bases sur leur cycle de production.
Mais, selon Andrea Andújar, l’avant-projet de l’UOM allait
bien au-delà :

D’un côté il rendait horizontale la structure syndicale et


se battait pour une plus grande démocratie de
l’organisation au sein même des usines. De l’autre côté,
cet avant-projet venait des bases et comptait sur leur
appui. Pour cette raison, autant l’UOM au niveau national
que le patronat, le considérait comme extrêmement
dangereux (Andújar, 1998).

En mars 1974, une première offensive a lieu. Deux délégués


du nouveau patron de l’UOM Lorenzo Miguel sont dépêchés sur
place en vue de la « normalisation de la situation ». Le 7 mars,
raconte Alberto Piccinini, « les tuteurs […] visitèrent l’usine
dans le but de délégitimer la commission interne [CI]. Ils
passaient section par section en disant aux ouvriers : “Les gars,
ils faut sortir cette CI parce qu’elle est communiste et la
remplacer par une CI péroniste” » (Rodríguez, sd).
La réponse ne tarde pas : dès le lendemain, les membres de la
commission interne réussissent à mobiliser suffisamment
d’ouvriers pour bloquer et occuper l’usine. Deux-mille cinq
cents ouvriers demandent la levée des sanctions contre la
commission interne et le corps des délégués. La hiérarchie est
séquestrée, des barricades sont levées afin de prévenir toute
intervention policière, des réservoirs de solvants inflammables
y sont déposés. Le 9, deux nouvelles usines (Maratón et
Metcon) sont bloquées. La grève s’étend rapidement aux villes
avoisinantes et toute une série de professions débrayent en
solidarité : les ouvriers du port, les transporteurs, les employés
de banque et de centres commerciaux. La solidarité devient vite
fédérale. Comme en 1969 à Córdoba, la petite-bourgeoisie,
souvent d’extraction ouvrière, et le prolétariat font cause
commune, malgré le caractère nettement anti-péroniste du
mouvement.
La signature d’un accord entre la bureaucratie et les délégués
syndicaux met fin au mouvement le 16. Ce que l’histoire retient
comme le Villazo aura duré huit jours. La section syndicale doit
retrouver un fonctionnement normal et autonome dans les 120
jours et des élections doivent se tenir dans les 45 jours. Afin de
célébrer une victoire qui semble totale, une manifestation de
12 000 personnes se rend de l’usine à la place principale de la
ville. Mais le répit n’est que de courte durée. Les
revendications tardent à être satisfaites et, afin d’accélérer le
processus et mettre la pression sur l’UOM, l’ERP kidnappe
l’ancien directeur général d’Acindar (et ancien SS) Erich
Breuss. Finalement, les élections ont lieu le 1er décembre. La
liste marron est évidemment victorieuse mais ne va pouvoir
diriger la section syndicale que trois mois.
En mars 1975, la ville est occupée conjointement par la police,
la gendarmerie, des groupes de civils péronistes de droite, la
Triple A et les nervis de Lorenzo Miguel, bien décidé à prendre
sa revanche sur les « communistes » de Villa Constitución. Un
certain nombre d’activistes sont emprisonnés.
En réaction à ces événements, les ouvriers d’Acindar
déclenchent une grève de 59 jours, dont une semaine
d’occupation de l’usine et la prise en otage de la direction. Les
commissions de quartier élisent des délégués pour mettre en
place, avec les membres du comité de lutte, une organisation
afin de fournir argent et vivres aux grévistes. Dans la nuit du
27 mars, la police intervient pour déloger les ouvriers et en
emprisonne une centaine. Les cloches des églises se mettent à
sonner afin de couvrir les cris que leur arrachent leurs
tortionnaires.
Au mois d’avril, Miguel Angel Lobotti, Juan Carlos Ponce et
Adelaido Viribay sont assassinés par la police qui agit de
concert avec les Juventudes Sindicales Peronistas – des
jeunesses qui, malgré les générations de décalage, ont toujours
la même volonté de « casser de l’ouvrier » que leurs ancêtres de
la LPA. Fin avril, début mai, Rodolfo Angel Mancini et Jorge
Chaparro tombent sous les coups de la répression. En tout, 25
ouvriers sont abattus par les forces de l’ordre et 180 sont
emprisonnés. Ironie terrible de l’histoire : l’usine d’Acindar
sera transformée en centre de détention clandestin sous la
dictature militaire de Jorge Videla.
Pour autant, les velléités belliqueuses ne sont pas éteintes chez
les ouvriers de Villa Constitución. Lorsque Alberto Pichinini
sortira de prison le 25 juillet 1980, après cinq années
d’enfermement, il reprendra son travail de syndicaliste, en
dehors de l’enceinte de l’usine, car son travail était désormais
circonscrit à un petit atelier de la ville, arrivera à reconstituer
une liste marron et à la relancer dans la bataille. Les élections
des 16 et 18 janvier 1984 seront de nouveau remportées haut la
main avec 3 605 voix pour 4 205 travailleurs par la liste marron
qui, il est vrai, luttait contre la liste « jaune » de la bureaucratie.

LES COORDINATIONS DE LUTTE DE L’AUTOMNE-


HIVER 1975.

Avec la mise sous tutelle des organisations syndicales à la fin


de l’année 1974, une Coordinadora Nacional de Lucha Sindical
(Coordination nationale de lutte syndicale) se met en place. Elle
est le précédant le plus direct des coordinadoras de juin-juillet
1975 et regroupe les mêmes leaders syndicaux qui dirigeaient la
CGTA : Ongaro, Tosco, Di Pasquale, Tortosa, Salamanca ou
encore Santillán.
La situation dans le monde syndical s’est clarifiée un peu plus
s’il le fallait. Car, si durant l’exil du Líder, les syndicalistes
alternaient entre lutte de fraction et unité dans la lutte,
désormais, les vandoristes et les « participationnistes »
constituent une menace objective pour les revendications
ouvrières et pour la réappropriation démocratique de l’outil
syndical. Dans ces conditions, surgit « la nécessité […]
d’établir des mécanismes de coordination en dehors des
structures traditionnelles » (Lucita, 2005). Or, depuis les années
1960, les ouvriers argentins et les activistes de gauche ont pris
l’habitude d’un travail quotidien « silencieux et minutieux ».
Les anciens participants à la CGT de los Argentinos se sont
pour beaucoup regroupés dans une tendance intersyndicale : la
Coriente Clasista. « Nous nous définissions comme
indépendants de l’État, du patronat et de la bureaucratie et nous
nous considérions indépendants de part nos objectifs et
classistes de par notre programme » (Lucita, 2005). Ce courant,
impulsé par les trotskistes du Grupo Obrero Revolucionario
(GOR), regroupe bientôt plusieurs tendances en son sein,
notamment du Peronismo de Base et des marxistes-léninistes
des FAL. L’insertion réelle, dans les bases ouvrières de
courants similaires au CC (notamment de courants autonomes,
au sens de l’autonomie espagnole ou italienne), impulse un
processus démocratique et de délibération qui va prendre feu
comme une traînée de poudre lors des mois de juin et
juillet 1975.
L e s coordinadoras sont des liens œcuméniques du pouvoir
ouvrier regroupant tout à la fois les commissions internes et les
corps de délégués de plusieurs branches d’industries sur des
zones spécifiques qui ne sont pas calquées sur les divisions
administratives de l’État fédéral : la province du Grand Buenos
Aires, par exemple, est divisée en plusieurs secteurs. Autrement
dit, l’objectif des coordinadoras est clairement d’être en
capacité d’autogérer une ville par le regroupement des ouvriers
de la zone. Cependant, pour beaucoup héritières des luttes
antérieures, les coordinadoras organisent en grande majorité
des ouvriers de l’industrie automobile.
En mars 1975 se tiennent les commissions paritaires gelées
depuis deux ans dans le cadre du Pacte social de 1973. Mais le
gouvernement a déjà annoncé que les discussions ne pourront
pas porter sur les salaires. Les bases ouvrières commencent
donc à se réunir sur leur lieux de travail, notamment le
Sindicato de Obreros y Empleados Petroquímicos Unidos
(SOEPU) de San Lorenzo (province de Santa Fé) qui décide, au
bout de quelques semaines de discussions, de prendre contact
avec d’autres organisations syndicales. Les patrons, eux, savent
que le ministre de l’économie est sur la sellette et décident
d’attendre la nouvelle orientation économique.
En parallèle, le Mouvement justicialiste est en pleine
restructuration. Après la mort de Perón, une commission
composée de membres historiques du péronisme (des
camporistes et des membres des Montoneros-JotaP) restés
fidèles a la pensée (supposée) du Líder avaient décidé de se
regrouper afin de restaurer la démocratie interne au mouvement
et contrebalancer sa dérive ultradroitière (Hodges, 1976 : 102) :
en ressortait l’Asociación Peronista Auténtica (APA). Avec
l’accélération de la répression contre toutes les branches de la
gauche péroniste, la perspective de la création d’un parti
péroniste de gauche à l’échelle nationale voit le jour en
mars 1975 : le PPA pour Partido Peronista Auténtico dont le
président, Oscar Bidegain, est l’ancien gouverneur camporiste
de la province de Buenos Aires.
Les élections au gouvernement de la province de Misiones en
avril sont un test d’ampleur pour l’isabel-réguisme10 qui craint
une crise majeure. Même si la discipline péroniste joue, le parti
de la présidente ne recueille que 46 % des voix – l’UCR en
remporte 38 % et le PPA 5 %, dans une province fortement
rurale, donc défavorable à ce dernier qui est essentiellement
implanté dans les centres industriels. Mais le pouvoir
l’interprète comme un encouragement de sa politique. Le même
mois, les Montoneros publient un document intitulé Lo que es
la Triple A dans lequel sont détaillés les liens entre le Brujo et
les escadrons de la mort.
Le 31 mai, le pacte social, signé pour deux ans arrive à
échéance. Les 1 400 commissions paritaires ne se sont pas
toutes réunies et pour celles qui l’ont fait, la fin des discussions
ne semble pas être proche.
Le 2 juin 1975, Celestino Rodrigo, ingénieur, directeur
d’entreprises minières et industrielles de 60 ans et ami du Brujo
assume la charge de ministre de l’économie. Le 4, il annonce un
plan que l’histoire retient comme le Rodrigazo : dévaluation de
plus de 150 % du peso, augmentation de 100 % de tous les
services publics et des transports, de 180 % pour les
combustibles, 50 % pour le vin, 60 % pour le pain, 47 % pour le
lait, 53 % pour le beurre, 60 % pour les produits carnés, 184 à
239 % pour les produits céréaliers, sans compter le gel des
commissions paritaires. Les salaires sont maigrement
augmentés, eux, de 80 %.
Dès le 2 juin, on relève la première action ouvrière dans
l’usine IKA de Renault, à Córdoba (la ville regroupe près de
11 % de l’ensemble de l’activité industrielle à cette époque). Le
corps des délégués est à la manœuvre, les ouvriers abandonnent
leur poste de travail en protestation préventive contre les
mesures pressenties comme imminentes. Les ouvriers de
l’entreprise Ford de la zone nord du Grand Buenos Aires
partent, eux, en grève pour 48 heures (Aguirre et Werner, 2007 :
557). Les jours suivants, plusieurs syndicats débrayent
également (à l’instar de l’Asociación Minera Argentina, la
Comisión Intersindical de Prensa ou les ouvriers des industries
graphiques), insatisfaits du déroulement des commissions
paritaires. L’annonce du plan économique de Rodrigo met le
feu aux poudres et déclenche une série de grèves au sein même
des entreprises qui va, peu à peu, s’étendre aux branches
d’industries locales. Une Mesa des syndicats en lutte se
constitue.
Bien que massivement dominé par les ouvriers métallurgistes
et de l’industrie automobile, le mouvement est rejoint par de
nombreuses autres branches, notamment lors de la troisième
phase du conflit, entre le 27 juin et le 8 juillet : ouvriers du
textile de Sudamtex, Grafa, Inta et Textil Florida ; de
l’alimentation (Noel, Magnasco, Fanacoa) ; des chantiers
navals (Río Santiago, Astarsa, etc.) ; de l’électricité ; des
transports collectifs à Mendoza, Buenos Aires et dans la
capitale, à Córdoba ainsi qu’à La Plata ; ouvriers de l’industrie
pétrochimique (PASA, en San Lorenzo) ; ouvriers de l’industrie
chimique ; ouvriers du caoutchouc ; cheminots des lignes San
Martín et Sarmiento ; ouvriers du gaz de Córdoba ; ouvriers des
industries graphiques de Córdoba ; céramistes de Rosario et
Santa Fe ; mosaïstes de la zone nord du Grand Buenos Aires et
de Santa Fe ; ouvriers du papier à Santa Fe et Córdoba ;
ouvriers du pétrole de Santa Fe ; les employés du transport
aérien d’Ezeiza ; les employés de la Loterie nationale ; les
employés de banque de la capitale ainsi que de La Plata,
Rosario, Santa Fe, Córdoba, et Mendoza ; les travailleurs de la
santé de Buenos Aires et Santa Fe ; les fonctionnaires de
l’administration nationale de Córdoba et de Buenos Aires ; les
employés de la justice ; les employés des douanes ; les
professeurs à Córdoba, Mendoza, Rosario et Santa Fe ; les
employés de commerce à Mendoza, Córdoba et La Plata ; les
travailleurs du monde de la presse11.
Le 12 juin, l’UOM de Córdoba débute un arrêt de travail de
48 heures qui prend rapidement la tournure d’une grève
générale. Six mille ouvriers manifestent ; dans la plupart des
grandes entreprises s’organisent des assemblées. Quatre mille
ouvriers d’IKA-Renault arrêtent le travail. Le gouvernement
propose 45 % d’augmentation salariale. La CGT le rejette. Peu
à peu, les grèves s’étendent aux localités, s’accompagnent de
manifestations puis se régionalisent.
À la mi-juin, les discussions au sein des commissions
paritaires reprennent. Les vandoristes tentent, sous la pression
des bases, de négocier afin de montrer leurs muscles ainsi que
le chemin à suivre (celui de la discussion avec l’État) par la
même occasion. Ils négocient effectivement et obtiennent de 60
à 200 % d’augmentation selon les secteurs (130 % pour l’UOM
qui devient une référence). Mais, le gouvernement isabel-
réguiste n’entend pas ratifier ces conventions collectives et
n’offre qu’une augmentation générale des salaires de 50 %.
S’il pensait pouvoir faire illusion, le vandorisme est décati et
les bases ouvrières entrent littéralement en rébellion :

Un état assembléiste permanent s’empara du monde


ouvrier, des mobilisations spontanées surgissaient
partout, le pays se paralysa lentement […] le
gouvernement déclara l’état de siège, personne ne s’en
rendit compte (Lucita, 2005).

Entre manifestations, occupations ou abandons d’usines et


assemblées de rue, les ouvriers des différents secteurs se
côtoient, débordent les directions et s’auto-organisent avec un
double objectif antipatronal et antibureaucratique. Certaines
actions sont spectaculaires, comme la fermeture du Pont
d’Avellaneda par 300 bus (colectivos) de l’UTA, mais, dans de
nombreux endroits, un sentiment similaire de changement de
condition s’opère, la base gagne le respect des directions, voire
dans certains endroits comme La Matanza, lui dispute
directement la gestion des unités de production (Colom et
Salomone, 1998). Même les psychologues et médecins de la
Federación de Médicos y Psicólogos de la capitale et de la
province de Buenos Aires convoquent un arrêt de travail de
24 heures pour le 19 juin.
L’UOM appelle à une manifestation tactique sur la Plaza de
Mayo pour le 24 juin afin d’affirmer son adhésion totale au
gouvernement « populaire » d’Isabel Perón. Mais, les redites du
17 octobre ne fonctionnent plus depuis longtemps. « Des
formes de coordination commencent à se structurer afin de
garantir la lutte » (Aguirre et Werner, 2007 : 562). La CGT et
les 62 organisations, prises de panique, convoquent un arrêt de
travail pour le 27 juin afin d’obtenir des réponses du
gouvernement (dont la rumeur dit qu’il n’homologuerait rien),
demandant déjà la démission de Celestino Rodrigo et de José
López Rega, mais toujours en soutien à la « compagnonne
Isabel12 ». Le 26, la CTERA lance un arrêt de travail de
24 heures, déclaré illégal par le Ministère. Idem pour les
céramistes. La Comisión Interlíneas des conducteurs de bus du
Grand Buenos Aires rentre en grève aussi contre les
conventions signées par la direction de l’UTA ; le métro suit.
Le 27, les ouvriers manifestent partout, la plupart du temps en
direction des palais gouvernementaux locaux mais aussi, et
surtout, en direction des locaux syndicaux afin de mettre la
pression sur les directions syndicales. L’action policière
provoque des heurts réguliers dans plusieurs endroits. Cent
mille personnes convergent vers la Plaza de Mayo de Buenos
Aires en demandant la démission de López Rega et Rodrigo.
Le 28, dans la capitale et le Grand Buenos Aires se tient la
Première plénière de syndicats, de commissions internes et de
corps délégués en lutte. Onze revendications en sortent, portant
autant sur les salaires que sur la liberté des prisonniers
politiques, mais appelant surtout à convoquer des assemblées
partout où cela est possible afin de présenter le Plan de lutte
aux ouvriers. Le même jour, la présidente annonce une
augmentation de salaire échelonnée ; le ministre du travail
démissionne mais le président de la Chambre de l’industrie
automobile déclare que les augmentations de salaire obtenues
sont trop importantes dans certaines secteurs. La mobilisation
se maintient.
À partir du 30 juin, dans la région de Córdoba une grève
illégale démarre, qui doit accompagner et préparer la grève
générale indéfinie déposée par la CGT locale pour le jeudi
3 juillet. Ce jour-là, à Rosario, 15 000 travailleurs occupent le
siège de la CGT, et plus de 30 000 travailleurs sont en grève.
Dans le nord du Grand Buenos Aires la coordinadora de la zone
a convoqué une manifestation à laquelle participent 15 000
travailleurs. Dans la zone sud, la police tire sur les pneus d’une
colonne de colectivos qui accompagne plus de 3 000
manifestants afin de les empêcher de bloquer le pont
d’Avellaneda. Des heurts éclatent immédiatement et les bus,
immobilisés, servent de barricades. À La Plata, après avoir
participé à un meeting le matin, une colonne de 2 000 ouvriers
part en manifestation devant le siège local de l’UOCRA. En
début d’après-midi, la foule qui entoure le local dépasse les
10 000 personnes. Les consignes scandées sont claires et parfois
résolument provocatrices : « ¡Catorce dos cincuenta/o paro
nacional ! » (« 14 250 ou grève nationale » – autrement dit,
respect de la loi sur les conventions collectives de travail,
syndicats ou grève générale) ; « Isabel, Isabel/cuánto gana un
obrero/cuánto gana un coronel » (« Isabel, Isabel, combien
gagne un ouvrier, combien gagne un colonel ») ; « López Re,
López Re, López Rega/¡La puta que te parió ! » (« López Re,
López Re, López Rega, la pute qui t’as mis bas ! ») ;
« ¡Aplaudan, aplaudan/no dejen de aplaudir/que el Brujo hijo
de puta/se tiene que morir ! » (« Applaudissez, applaudissez,
n’arrêtez pas d’applaudir ce fils de pute de Brujo doit
mourir ! ») (Cotarelo et Fernández, 1998). Au bout d’un certain
temps, les forces de l’ordre tirent des gaz lacrymogènes,
divisant la manifestation en petits groupes de résistants dont
beaucoup sont armés de calibres 22. Les émeutes durent une
bonne partie de la journée et s’arrêtent vers 18 heures. Aucun
mort n’est à déplorer mais plusieurs ouvriers sont arrêtés et
l’on compte six blessés parmi les policiers et les manifestants
(Cotarelo et Fernández, 1998).
La CGT exhorte au calme. En vain. La mobilisation se
poursuit et la Confédération, poussée par une base en pleine
ébullition et « sous la pression de ce formidable mouvement,
appelle, […] à la grève nationale » pour le lundi 7, à minuit
(Moreno, 2005 : 121). Entre l’autisme du gouvernement et
l’activisme de bases qu’elle ne contrôle plus, la CGT prend
peur. Le gouvernement a le week-end pour donner sa réponse.
En plus de toutes les organisations que nous avons cité
précédemment, la CGT des villes de Paraná, Corrientes,
General Roca, Bahía Blanca, Villa Mercedes de la province de
San Luis ainsi que la Juventud Sindical Peronista rejoignent la
grève. Les organisations étudiantes (notamment la FUA) ainsi
que de nombreux partis politiques dont le PCA, les chrétiens du
Partido Revolucionario Cristiano, les radicaux du Partido
Intransigente ou encore le Partido Socialista Popular y
appellent également. Peu d’organisations décident d’ailleurs de
s’aligner sur la ligne gouvernementale, mais il faut noter la
position ambiguë du PCR maoïste, qui se pose en soutien de ce
gouvernement « anti-impérialiste » et « tiers-mondiste ». Cette
position vaut d’ailleurs à ses militants l’exclusion de ses
réunions des coordinadoras. Une position d’autant plus
schizophrénique que les militants du PCR ne sont pas épargnés
par les assassins de la Triple A.

Les grèves furent si massives qu’y compris des secteurs


peu habitués à le faire s’y joignirent. Le secteur du
transport s’y plia de manière unanime. Les petits
commerces, les speakers à la radio ou à la télévision
respectèrent au pied de la lettre les dispositions de la
CGT. L’industrie et les grands centres commerciaux et
financiers restèrent paralysés. [Comme] le synthétise
lucidement un protagoniste : « […] Tout s’est arrêté »
(Aguirre et Werner, 2007 : 145).

Avant même la fin du conflit, le gouvernement annonce


l’homologation des accords. Le 11 juillet, López Rega,
« devenu gênant pour la droite péroniste qui essaie de pactiser
avec les forces armées et l’opposition politique », démissionne
de son poste et est nommé ambassadeur en Espagne (Moreno,
2005 : 121). Quelques jours plus tard, c’est au tour du ministre
de l’économie Celestino Rodrigo de démissionner. Pourtant, le
20 juillet, la seconde Plénière des coordinations ne reconnaît
qu’une victoire partielle et, si elle appelle à la démission du
gouvernement isabeliste et à la tenue d’élections dans le
trimestre, elle demande également l’abrogation de la législation
répressive, la libération des prisonniers syndicalistes et
étudiants ainsi que la vérité sur les agissements de la Triple A.
Mais ce mouvement a tant déconsidéré les secteurs
vandoristes (qui pâtissent de leur manque d’insertion dans la
réalité sociale du pays) qu’ils ne représentent plus, dès lors,
qu’un allié indésirable pour les forces armées et les classes
supérieures qui pensent à l’unisson de cette affirmation
d’Adolfo Gilly :

Personne n’a jamais considéré comme un fait


révolutionnaire la constitution locale ou nationale de
syndicats ou d’une centrale syndicale. En revanche, la
constitution d’une fédération locale ou nationale de
conseils d’usine ou la formation d’un conseil central de
délégués de conseils d’usines n’a jamais été autrement
considéré que comme un fait révolutionnaire (Colom et
Salomone, 1998).

L’Argentine, à ce moment précis de son Histoire est nettement


sur le point de basculer dans une situation révolutionnaire et le
pouvoir en est conscient. En août, le commandant en chef de
l’armée, le général Alberto Numa Laplane est destitué et
remplacé par Jorge Rafael Videla 13. En septembre, Isabel Perón
« délègue » la présidence à Italo Luder14. Président du sénat à
cette époque, Luder ne préside le pays qu’un mois entre le
13 septembre et le 16 octobre. Il a le temps, au cours de ces
quatre semaines de signer le décret 2 272/75 étendant les
pouvoirs des forces armées dans la lutte « antisubversive » sur
tout le territoire. Puis, le 28 octobre 1975 tombe la Directive du
commandement général de l’armée numéro 404/75. La mission
de l’armée y est ainsi précisée : « Opérer offensivement contre
la subversion dans le cadre de sa juridiction et à l’extérieur,
avec l’appui d’autres forces armées, afin de détecter et
annihiler les organisations subversives 15. » Pour la lutte interne,
cinq zones sont définies. Après l’expérience des deux grèves
générales, la bourgeoisie argentine est quelque peu échaudée :
« Les militaires, entrepreneurs, syndicalistes et politiciens
[appellent à] la lutte contre la “guérilla d’usine”, les “grèves
sauvages” et les “infiltrés au sein du mouvement ouvrier” »
(Colom et Salomone, 1998). Mais la combativité ouvrière ne
s’est que très peu émoussée en regard de la situation
économique et sociale catastrophique :

Les statistiques du ministère du travail enregistrent pour


la période juillet-août [1975] 453 conflits, seulement 157
de moins que le nombre de ceux enregistrés lors des six
premiers mois de l’année (Aguirre et Werner, 2007).

Les structures de coordination se sont maintenues peu ou prou


en l’état, bien qu’elles aient souffert de la répression : les luttes
s’articulent autour d’une revendication permanente de hausse
des salaires et du rejet des actions des bandes fascistes, de la
police et des forces armées (qui constitueraient le motif de plus
de 10 % des arrêts de travail pendant cette période) (Aguirre et
Werner, 2007). Les séquestrations et les assassinats de leaders
syndicaux de base ou de simples ouvriers se multiplient.
De leur côté, constatant une situation de plus en plus
chaotique, et moins de trois ans après leur dernière défection,
les Forces armées envisagent de plus en plus sérieusement de
s’immiscer à nouveau dans la vie politique du pays. Dès
octobre 1975, ils prennent contact avec diverses institutions (à
l’instar de l’Église) et partis argentins (l’UCR notamment), afin
de préparer un pronunciamiento auquel ils veulent assurer un
large soutien.
À l’occasion de la fête de Noël de 1975, ils donnent trois mois
au pouvoir argentin pour rétablir la situation. Entre ces deux
dates, le 5 novembre 1975, alors qu’il a été forcé à une
clandestinité qui l’a fait contracter une maladie infectieuse,
Agustín Tosco meurt et son cortège funèbre, suivi par des
milliers de personnes arrive dans un cimetière cordobais
symboliquement cerné par la police et l’armée. Avec le
dirigeant le plus emblématique de la Nueva Izquierda, ce n’est
pas tant un symbole qui disparaît que le lancinant chant du
cygne qui se fredonne désormais sur des airs de milonga.

VERS LA DICTATURE DES GÉNÉRAUX

UN MOUVEMENT SOCIAL POURTANT ENCORE


PUISSANT
Le début de l’année 1976 est très tendu : il ne se passe pas une
semaine sans une rumeur de coup d’État. D’autant que les
guérillas, l’ERP et les Montoneros, « malgré l’escalade de la
répression […] ont été capables d’augmenter toutes les deux
leur capacité de combat et leur popularité au sein des masses
péronistes » (Hodges, 1976 : 183). Leur soutien constant aux
revendications ouvrières, les kidnappings, intimidations des
cadres argentins et étrangers de grandes ou moyennes industries
se comptent par centaines sur les deux dernières années et
aboutissent souvent à des améliorations concrètes, à l’instar des
33 % d’augmentation obtenus pour les 20 000 travailleurs
cordobais de Mercedes-Benz après qu’Enrique Metz – l’un de
ses cadres – ait été kidnappé par les Montoneros en
décembre 1975. À eux seuls, les Montoneros auraient mis en
œuvre 500 attentats en 1975 dont la destruction d’un Hercule
C130, celle d’une frégate lance-missiles ou encore l’attaque de
garnisons (MC, 2003 : 78).
Au mois de décembre 1975, le PPA est interdit, suspecté
d’être la vitrine légale et politique des Montoneros désormais
clandestins. Le vendredi 5 mars 1976, le récent ministre de
l’économie Emilio Mondelli (le cinquième depuis la démission
de Celestino Rodrigo) annonce un plan national d’urgence qui
constitue, peu ou prou, une redite du Rodrigazo : entrée de
l’Argentine dans le giron du FMI ; privatisations d’entreprises
publiques ; augmentation de 12 % des salaires argentins puis
gel de cette augmentation pour six mois ; augmentation de
80 % des combustibles, des tarifs, etc. Si le plan a été discuté
avec les organisations syndicales, les organisations patronales
le rejettent et, dans l’attente d’une sortie militaire de la crise, la
bourgeoisie n’y accorde qu’un intérêt mesuré. Les bureaucraties
syndicales sont elles-mêmes divisées entre soutien
inconditionnel à la présidente, rejet du plan et volonté de lutte,
y compris dans une perspective d’accompagnement du coup
d’État imminent.
Profitant d’un état de délabrement de la bureaucratie inédit,
les bases ouvrières, auto-organisées, fortes des événements des
mois de juin-juillet mais sans revendications à proprement
parler « politiques », entament un nouveau cycle de luttes : les
Jornadas de lucha contra el Plan Mondelli débutent le lundi
8 mars par un cycle d’assemblées dans plusieurs usines,
notamment de construction automobile. Encore une fois, ce
sont les syndicats de Córdoba qui prennent les premiers les
mesures les plus radicales avec de multiples arrêts de travail et
des mobilisations. Le mercredi 10, dans la ville de Salta, une
grève des métallurgistes entraîne dans son sillage les syndicats
de la construction et les chauffeurs des transports publics. Les
métallurgistes de Santa Fe et Rosario partent également en
grève. Plusieurs professions convoquent des arrêts de travail de
24 ou 48 heures. Un plan de lutte est discuté et appliqué par les
coordinadoras de différentes villes. Face à ce mouvement
qu’ils ont dans un premier temps tenté d’empêcher et sentant le
vent du changement militarisé tourner, une partie des dirigeants
syndicaux prennent leur courage à deux mains et… fuient. Le
secrétaire général de la CGT en fonction depuis 1975, Casildo
Herrera, traverse le Rio de la Plata pour se réfugier à
Montevideo. À la question d’un journaliste lui demandant ce
qu’il se passe dans la capitale argentine, Herrera a ce
commentaire resté célèbre : « Ah no sé, yo me borré » (« Ah, je
ne sais pas, je me suis effacé »).
Le mouvement ne repose donc plus que sur les coordinadoras
qui, en prenant un peu plus d’ampleur encore qu’en 1975,
posent des revendications politiques, voire des bribes de
programme économique telles que la nationalisation du
système financier ou la démission de la présidente. Les 19 et
22 mars sont encore des moments de fortes mobilisations.
Mais, malgré la radicalité et la large assise du processus entamé
par la classe ouvrière, ces structures sont trop fraîches et pas
suffisamment expérimentées pour affronter ce qui est en train
de se préparer.
Le 24 mars 1976, l’armée entre donc, encore une fois, dans le
jeu politique argentin afin de rétablir une situation très
déstabilisée. À une heure du matin, le général José Rogelio
Villarreal annonce à la présidente Isabel Perón sa mise aux
arrêts. Elle restera incarcérée pendant cinq ans, jusqu’en 1981,
date à laquelle elle est extradée vers l’Espagne.
Le 24 mars 1976, l’organe suprême de l’État est désormais la
Junta de Comandantes, constitué de trois militaires, un pour
chaque corps d’armée : Jorge Rafael Videla (qui s’installe à la
tête du pays jusqu’en 1978 et qui représente l’Armée de terre) ;
l’amiral Emilio Eduardo Massera (Marine) ; le brigadier-
général Orlando Ramón Agosti (Armée de l’air). Afin de se
justifier, l’armée annonce un processus de retour à la
démocratie fédérale comme motif de son intervention. En
réalité, le jour même, les conseils de guerre et la peine de mort
sont institués.
Le 24 mars 1976, 200 usines bloquent leur activité en
protestation contre le pronunciamiento qui vient d’avoir lieu.
Peu après, la CGT est dissoute pour quatre ans.

QUELQUES FAITS AUTOUR DE LA JUNTE

Le coup d’État militaire est baptisé du doux euphémisme de


Proceso de Reorganización Nacional (processus de
réorganisation nationale), rapidement désigné par el Proceso.
En fait de réorganisation – et à l’instar de ce qui s’est produit
dans la plupart des pays – ce qui est remarquable au sens strict
dans l’arrivée au pouvoir de la dernière junte argentine, c’est la
permanence des structures de la bureaucratie étatique qui
fluctuent allègrement entre gouvernements plus ou moins
autoritaires :

La faiblesse des institutions étatiques implique autant la


faiblesse des institutions démocratiques que celle du
régime militaire. De ce point de vue, il n’y a pas meilleur
exemple que celui de l’Argentine. L’incapacité chronique
de l’État argentin à exprimer, à défendre et à promouvoir
les idéaux et les principes démocratiques se prolonge par
l’incapacité des structures administratives de l’État à
contribuer à la stabilisation de la dictature. Le fait qu’un
même État puisse mettre ses institutions administratives
au service de la démocratie comme de la dictature
introduit une question redoutable. Elle consiste à se
demander si l’utilisation par un régime dictatorial
d’institutions administratives auparavant au service d’une
idéologie relativement démocratique change leur nature
et dans quelle ​mesure (Coicaud, 1996 : 206).

De là à conclure à la coercition intrinsèque que suppose une


structure étatique…
Mais la réalité de ce « processus » tient surtout dans ces
chiffres : le 26 mars, 1 800 personnes ont déjà été incarcérées ;
une semaine plus tard, elles sont près de 4 000. À la mi-avril, ce
ne sont pas moins de 10 000 personnes qui ont été arrêtées par
les militaires.
Puis, viennent les disparitions : entre 9 089 (selon la Conadep)
et plus de 30 000 personnes (selon les organisations de gauche
et de défense des droits humains). Les différents rapports font
état d’un chiffre de 30 à 50 % d’ouvriers victimes de ces
disparitions et d’un tiers de femmes. Un « génocide » (selon la
terminologie militante argentine) qui n’a pas fini de livrer tous
ses secrets alors même que la plupart de ses promoteurs sont
morts : Jorge Rafael Videla est décédé le 17 mai 2013, quarante
ans, à un mois près, après le retour en Argentine de Perón.
Essentiellement ramassées sur les deux premières années de la
junte (entre 8 000 et 20 000), ces disparitions connaissent une
médiatisation imprévue grâce à la Coupe du monde de football
de 197816 qui voit, pour la première fois, la lumière se poser
notamment sur le mouvement des Madres de la Plaza de Mayo.
Au bout de six longues années de pouvoir – l’économie
catastrophique du pays aidant –, la junte ne peut plus faire appel
qu’à son esprit grégaire patriotique et guerrier afin de tenter de
réveiller et mobiliser l’âme argentine contre son ennemi de
toujours : le Royaume-Uni. La pathétique guerre des Malouines
s’enclenche donc et dure du 2 avril au 14 juin 1982. Elle se
solde par la mort de 650 soldats et 1 300 blessés du côté
argentin17. Un cimetière marin visant à faire oublier les
cimetières terriens, les 340 centres de rétention et de torture, le
vol des enfants de « subversifs », les viols, la violence
psychologique et le fanatisme patriotique dont s’est revêtu le
pays, tel une robe de bure étouffante et occultante.
Un cimetière marin qui coûte le pouvoir aux militaires qui ne
peuvent que repartir dans leurs casernes, sans gloire ni honneur
et céder leur place à la démocratie parlementaire depuis
maintenant trente ans.
Les résultats économiques de la junte ne sont pas meilleurs.
Ne serait-ce que d’un point de vue industriel, le « produit brut
industriel » chute de 20 % après l’arrivée de la junte au
pouvoir ; l’emploi dans ce secteur est réduit de 31 points
entre 1975 et 1981 ; le salaire net perd 32 points entre 1974
et 1982. La réorganisation productive visant notamment à se
débarrasser de la « subversion » est une catastrophe et comporte
une indéniable dimension suicidaire pour une bourgeoisie qui
choisit de s’amputer d’une partie de ses intérêts pour éliminer
ce qu’elle estime être une gangrène.
Au-delà de l’horreur des chiffres et de la réalité qu’a
représentée cette période cauchemardesque de l’histoire du
pays, il est intéressant de noter à propos des forces armées
qu’elles n’ont jamais pu, de 1930 à 1976, totalement détacher
leur prise de pouvoir d’un idéal démocratique supposé, du
moins dans le discours.

Même pour [les militaires], l’impératif démocratique


reste un élément de référence. La crise du
parlementarisme, des partis politiques, de la subversion
ne suffit pas à créer un discours et une pratique politique
entièrement détachés des valeurs démocratiques. Cette
situation produit dans les régimes militaires du cône Sud
trois phénomènes : premièrement, ne pouvant inventer et
justifier une légitimité totalement étrangère à la référence
démocratique, il leur faut se référer à l’idéal
démocratique pour expliquer leur projet. D’où la notion
de « démocratie autoritaire ». Cette notion n’est
cependant d’aucun secours sur le moyen et le long terme
en matière de légitimation. Elle cherche à concilier
l’inconciliable. Deuxièmement, la politique de répression
et de violation des droits de l’homme ne peut être
assumée au grand jour dans la mesure où elle va à
l’encontre des valeurs et des normes constitutives de
l’idéologie démocratique nationale et internationale,
desquelles les dictatures ne se démarquent pas
entièrement. C’est ce qui explique en partie la politique
des disparus. Troisièmement, la pression démocratique
contraint les militaires à présenter leur présence au
pouvoir comme transitoire. Même si le transitoire dure
des années, le rapport des forces matériel et immatériel
n’est pas en faveur de la dictature (Coicaud, 1996 : 207).

Pourtant, nous aurions tort d’oublier que ces régimes pourtant


peu amènes, bénéficient du soutien des « champions » de la
démocratie : citons le Chili pinochétiste soutenu par les États-
Unis et par leur secrétaire d’État à la défense, Henri Kissinger.
Il faut lire John Dinges pour s’en convaincre. N’oublions pas
non plus la mise en place, toujours au Chili, de certaines des
préconisations économiques de Milton Friedman par les
Chicago Boys dont l’un des credo était l’accès à la liberté
politique par la liberté économique.
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la France giscardienne,
dont de récents travaux ont prouvé l’implication dans la
formation des militaires latino-américains, et ce, à tous les
niveaux de l’exécutif français, qui soutient objectivement la
junte. À ce propos, il faut voir, le film de Marie-Monique Robin
(2003), Les escadrons de la mort : L’école française, ainsi que
la demande émanant des députés verts Noël Mamère, Martine
Billard et Yves Cochet. Déposée le 10 septembre 2003 devant la
Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale
afin d’établir les éventuels liens entre l’ancien président
Giscard d’Estaing, Pierre Messmer et les dictatures du cône Sud
entre 1973 et 1984, la demande est enterrée par le député UMP
– en service commandé – Roland Blum. Blum rend un rapport
en décembre de la même année concluant à l’absence d’accords
entre la France et l’Argentine. Pourtant, la cote exacte donnée
par Marie-Monique Robin est la suivante : « Série B. Amérique
1952-1963. Sous-série : Argentine, n° 74. Cotes : 18.6.1. mars
52-août 63 ».
Le pouvoir argentin qui s’installe en 1976 tient donc un
discours de façade démocratisant qui, au-delà de la légitimité
qu’essaye de se donner la junte, permet à un certain nombre de
partis de le soutenir tout en dénonçant mollement les
disparitions et les atteintes aux droits de l’homme18. Ni l’UCR,
ni les autres partis dits démocratiques n’auront le courage de
fermement s’opposer à la dictature. Le PCA (150 000 militants
à cette époque) quant à lui, suit les ordres de l’URSS qui est le
principal partenaire économique de l’Argentine à l’époque…
Les militaires ne persécutent d’ailleurs pas les membre du Parti
communiste.
Quant aux résistances à la junte, elles sont souvent
phagocytées par le courage remarquable à plus d’un titre des
Mères de la Place de Mai. Mais, pour autant, ces résistances ne
sont pas inexistantes. Dans notre précédent ouvrage (L’horizon
argentin), nous poursuivons l’histoire du pays, et donc, de ses
résistances, jusqu’en 2001. Là, nous y abordons notamment le
conflit des ouvriers de Luz y Fuerza. Un syndicat dont on
recense la disparition d’au moins une trentaine de ses membres
(que l’on nomme « lucifuercistas ») et notamment celle de son
secrétaire : Oscar Smith.
Des résistances, il en a donc existé et de récents travaux tels
que ceux proposés par Andrés Carminati (2012) tendent à
prouver ce que ce dernier a judicieusement appelé la
« résistance moléculaire » : une résistance atomisée, reposant
essentiellement sur le sabotage matériel et le « mauvais
travail » (que l’on assimile généralement aussi au sabotage),
mais sans réelle coordination autre peut-être que celle de la
contamination sur un modèle viral. Une résistance moléculaire
dont le caractère horizontal et décentralisé n’est pas sans
rappeler celui des premiers temps de la résistance péroniste de
l’après-coup d’État de 1955. Une résistance dont les modalités
d’actions sont notamment dues au fait que la junte a interdit les
différentes structures et outils propres aux ouvriers : syndicats,
commissions internes, coordination de base, délégués, sans
pour autant améliorer leurs conditions de vie et de travail. Une
résistance à laquelle les péronistes y compris les plus droitiers,
ont pris leur part. À titre d’exemple, l’ancien président Carlos
Menem est retenu prisonnier puis assigné à résidence
entre 1976 et 1981 ; le couple Kirchner est également arrêté et
détenu pendant un mois sous la présidence d’Isabel Perón
(début 1976) ; Néstor Kirchner est de nouveau arrêté en 1977
pour trois jours. L’ancien secrétaire général de la CGT, Hugo
Moyano, est aussi détenu à plusieurs reprises sous la dictature
lors de manifestations dans sa ville de Mar del Plata ; il en va
de même pour les leaders Antonio Cafiero (de la résistance
péroniste puis ambassadeur du pouvoir isabéliste au Saint-
Siège) ou Jorge Triaca, dirigeant des plastiques.
Surtout (et encore une fois), c’est du syndicalisme que vient
l’honneur péroniste : la CGT scissionne en 1979 entre la
combative CGT-Brazil et la CGT-Azopardo soutenue par la
dictature (et menée par Jorge Triaca une fois celui-ci libéré).
C’est le quasi inconnu leader des brasseurs, Saúl Edólver
Ubaldini, qui est bombardé à la tête de la CGT-Brazil (parce
que choisi par Lorenzo Miguel de l’UOM). Il devient
rapidement le moteur de la première grève générale contre la
dictature en 1981 et un symbole à la fois de l’intégrité et de la
radicalité péronistes : contre la dictature, contre le président
Raúl Alfonsín, contre le président Carlos Menem. Ubaldini
représente sans aucun doute l’un des derniers dirigeants à
pouvoir se réclamer de l’héritage des mouvements des années
1970, tout en ayant été promu et soutenu par la droite syndicale
péroniste. Là encore, l’ambiguïté est de mise de la part d’un
courant politique qui n’a pas hésité à s’opposer violemment aux
revendications et conflits ouvriers alors qu’il détenait le
pouvoir.

1. Dans Ezeiza, Horacio Verbitsky (1985) évoque ce dernier chiffre au détour


d’une phrase, mais sans s’avancer plus, alors que le reste de son travail est plutôt
très documenté.
2. Verbitsky (1985) le démontre très clairement. Certains avancent qu’il aurait
donné l’ordre de tirer.
3. Voir notice biographique en annexe.
4. Voir notice biographique en annexe.
5. Voir notamment le témoignage de l’un des dirigeants du PST de l’époque,
Carlos Petron, www.clarin.com/diario/2008/04/01/elpais/p-1641266.htm.
6. Assassinat communément attribué à la Triple A.
7. Malgré le fait que des courants de droite, à l’instar les libertariens américains, de
l’Action française des années 1970, voire de certains secteurs phalangistes
espagnols, aient pu s’en revendiquer.
8. En 1963, lors des discussions sur la convention collective, le syndicat va jusqu’à
demander l’incorporation d’une partie de l’encyclique Mater et Magistra du pape
Jean XXIII.
9. Voir notice biographique en annexe.
10. Nous empruntons à nouveau l’expression à Guillerm (1989).
11. Liste établie notamment à partir des informations recueillies par Cotarelo et
Fernández (1998).
12. Nous avons choisi de traduire systématiquement compañero et compañera par
compagnon et compagnonne qui en sont l’exacte traduction et qui s’utilisent,
d’ailleurs, dans le milieu libertaire et anarchiste français.
13. Videla est un pur produit du collège militaire, un homme austère, pur et blanc,
mais aussi faible et cruel. Un assassin frustré et impuissant.
14. Après la chute de la junte, il reconnaîtra comme valable le décret d’auto-
amnistie passé par les militaires, ce qui lui vaudra, peut être, la présidence aux
élections de 1983.
15. Disponible sur www.nuncamas.org/zonas/zonas.htm.
16. Pour lequel l’Argentine a été choisie près de douze ans auparavant, lors du
congrès de la FIFA de juillet 1966.
17. Guerre qui, soit dit en passant, arrange bien les affaires du Premier ministre
anglais Margaret Thatcher, au plus bas des sondages avant ce conflit, et qui en
ressort renforcée et gagne les élections de 1983.
18. Et dont l’effet se fait ressentir jusque dans les médias européens, y compris de
gauche, à l’instar de Bernard Cassen du Monde diplomatique (1976), qui semble ne
pas du tout envisager ce qui se profile à l’horizon en avril 1976…
CONCLUSION

L’irruption du péronisme sur la scène politique argentine


marque un indéniable tournant de l’histoire des mouvements
sociaux de cette république1.
De 1945 à 2015, le péronisme a été interdit du vivant de Perón
pendant dix-huit ans, puis à nouveau sept ans entre 1976
et 1983. Sur ses quarante-cinq années de légalité, le
justicialisme a gouverné le pays pendant trente-cinq ans… et
durant ses périodes de clandestinité, on ne peut que constater
l’ascendant tant politique que morale et stratégique de cette
idéologie sur une très large partie du corps social argentin (un
véritable « magistère moral » pour reprendre l’expression de
Gérard Guillerm). De longues années parmi les plus
intéressantes, tant pour le corpus idéologique que forge
l’« absent » que du point de vue des groupes et mouvements qui
s’en réclament et que nous avons largement évoqué au cours de
ce livre.
Lors de son exil, Perón fait preuve d’une ruse et d’une
capacité hors du commun à brouiller les cartes. Il donne à la
fois des gages au Peronismo Revolucionario qui se positionne
très clairement à l’extrême gauche et se veut sincèrement
révolutionnaire, mais n’hésite pas à soutenir l’extrême droite
syndicale avec José Rucci, tout en ménageant le dialogue avec
certains candidats et pouvoirs argentins non-péronistes (pacte
avec Frondizi, discussion avec Onganía, etc.). En réalité, le
cynisme du vieux stratège (il a 60 ans quand il est déposé en
1955) atteint des sommets et son seul et toujours unique
objectif, la conquête du pouvoir, passe par un jeu de dupe dont
il est l’acteur principal.
Durant ses longues années d’exil, Perón constate et écrit que le
monde est séparé en deux entre le bloc soviétique et le bloc
nord-américain, mais que ni l’un ni l’autre ne réussissent à le
convaincre. Il félicite cependant Mao Tsé-toung pour ses
positions antimoscovite ou Fidel Castro pour ses positions anti-
étasuniennes. Lui-même considère que le tiers-monde2 est un
mélange entre le général de Gaulle (grand décolonisateur s’il en
est…), le Négus Hailé Sélassié ou Indira Gandhi, tout en
exprimant de la sympathie pour les mouvements néofascistes
renaissants en Europe3. À cette époque de sa vie, Perón
considère que le combat argentin est avant tout anti-
impérialiste : à savoir, la lutte des peuples contre la
« synarchie4 », c’est-à-dire le mélange d’impérialisme nord-
américain, soviétique, maçonnique, sioniste et catholique dans
une perspective d’autonomie nationale toujours fortement
revendiquée.

LE PÉRONISME : UN SYNCRÉTISME

Le mélange des genres est donc profond et Perón a réussi à


créer une idéologie argentine sui generis qui est d’abord et
avant tout un syncrétisme, si l’on veut bien considérer cette
notion sous l’angle de celle que lui attribue Plutarque qui parle
d’un front uni des différentes cités crétoises contre un ennemi
commun (Bonte et Izard, 1991). Autrement dit, le péronisme
regroupe toutes les idéologies du champ populaire unies contre
l’oligarchie et l’impérialisme et ce depuis ses débuts. Mais pas
seulement.
Perón arrive à la tête d’un pays dont les élites ouvrières sont
majoritairement socialistes, syndicalistes et anarchistes. Les
deux premières lui sont plutôt favorables. La dernière, sans
doute la plus importante quelques années encore auparavant,
fait l’objet de ce que l’on pourrait considérer comme une OPA
politique et symbolique. L’historien Fernando López Trujillo
nous a d’ailleurs confié qu’à son avis, il serait important de
faire un travail anthropologique sur le thème de la
réappropriation par Perón des codes et de la mythologie du
peuple argentin, notamment anarchistes. De son côté, María
Moreno Sainz estime « que le mouvement péroniste constitue
une sorte de prolongement du mouvement libertaire :
certainement pas d’un point de vue idéologique […] mais d’un
point de vue onirique. Dans ce sens, il n’est pas non plus
innocent que le péronisme se nomme justicialiste » (Moreno
Sainz, 2003 : 248). Horacio Badaraco5 a, quant à lui, ce mot
quasi définitif : « Le péronisme et le triomphe du péronisme est
notre punition pour nos insuffisances en matière de vie
politique » (Bayer, 1985). Javier Benyo explique à propos de
Badaraco qu’il « était convaincu que le “nouveau prolétariat
industriel” que Spartacus avait tenté de gagner à une cause
révolutionnaire avait fini par se convertir, à force d’erreurs
politiques et de transactions avec les institutions, en principal
appui du péronisme » (Benyo, 2005 :179). En définitive,
Badaraco fut « l’un des seuls à comprendre l’émergence d’un
nouveau secteur du prolétariat auquel il fallait s’adresser avec
un nouveau langage » (Benyo, 2005 : 179).
Perón, on l’a vu, est né en 1895 et a été contemporain du
mouvement anarchiste lors de sa période « héroïque ». Ainsi, il
n’est sans doute pas innocent qu’il récupère le terme de
« compagnon6 », avant lui clairement référencé comme
libertaire, alors qu’aujourd’hui en Argentine tous les militants
politiques, associatifs ou syndicaux l’utilisent.
Il est également troublant de constater que les fameux
descamisados d’Eva Duarte de Perón portent le nom du premier
journal anarchiste argentin 7 : il pourrait bien s’agir ici d’une
manière symbolique et pratique de se réapproprier l’utopie
acrate et son action, d’autant qu’il semble que le terme même
de descamisado n’existait pas vraiment dans la langue courante
des Argentins avant son introduction par le péronisme. Enfin,
Perón s’autoproclame « Premier Travailleur » ; instaure le
1er mai comme deuxième Fête nationale avec le 17 octobre et
déclare, le 1er mai 1948, « les droits du travailleur ». Marianne
González Alemán le précise en ces termes :
« En investissant sa personne de certains attributs
symboliques directement associés aux valeurs
particulièrement estimées par les membres de la société,
le leader peut créer les conditions de sa légitimité et de
son charisme » (Gonzalez-Alemán, 2003).

D’un point de vue anthropologique, on peut se demander au


bout du compte si Perón n’est tout simplement pas
« sympathique » aux yeux des Argentins, à la recherche depuis
le vieux caudillo radical Yrigoyen d’une figure politique forte à
laquelle se raccrocher, et évoque l’image des Karais de la
société Guayaki8. Analysés par l’anthropologue Pierre Clastres
dans La Société contre l’État, les Karais n’ont pour fonction, en
tant que chefs, que de « parler ». Leur pouvoir est fondé sur
cette capacité à intéresser leur auditoire. Il en va de même pour
les Tlatoanis Aztèques bien que ces derniers aient beaucoup
plus de prérogatives. Mais, à la différence de la conception
« occidentale » du pouvoir, les Guayakis considèrent que ce
dernier doit être une gageure…9 Car, une fois la diatribe passée,
le peuple argentin, selon nous, se (res)sent autonome au sein du
justicialisme. En cela aussi, nous sommes tentés de concevoir
le péronisme comme une forme tout à fait particulière de
syncrétisme politique.
Enfin, la dernière facette qui nous semble relever de cette
notion reste la dimension cultuelle et religieuse dans un
contexte argentin déjà riche en la matière, et au-delà, dans un
contexte latino-américain dont le syncrétisme est un marqueur
récurrent des croyances et des résistances populaires. En
Argentine, par exemple, le cas du Gauchito Gil est intéressant :
sorte de Robin des bois des années 1870 (selon les versions), il
va devenir une icône du catholicisme populaire tout en n’étant
pas reconnu par l’Église.
L’utilisation de l’icône « Evita » est ainsi tout aussi
intéressante, car l’idéologie péroniste ne peut se comprendre en
dehors de ce couple Janus Juan Domingo/Eva, évidemment
incarné par le masculin/féminin mais aussi par toute une série
de contraires : jeunesse/maturité ; ombre/lumière ; armée
(lui)/syndicats (elle) ou encore, idéologie droitière
(lui)/idéologie trotskiste (elle10). Un couple qui devient
symboliquement (et supposément) le lien d’intégration du
peuple à l’État. Car, si Juan se dirige vers l’armée et les milieux
dirigeants, Eva, elle, destine son message à la CGT et aux
masses populaires descamisadas… Son personnage porte
d’ailleurs en lui une triple charge symbolique fortement teintée
de religiosité catholique. Son prénom d’abord qui renvoie ni
plus ni moins à celui de la première femme (celle d’Adam).
Ensuite, son statut de quasi-sainte et l’ensemble iconographique
qui va avec : il suffit de taper ce nom sur un moteur de
recherche pour ne pas tarder à tomber sur des représentations
flirtant avec le religieux (portraits, bustes, etc.). Après sa mort
en 1952, ce statut se renforce et Louis Mercier-Vega note que la
Poste argentine reçoit encore au milieu des années 1960 des
lettres adressées à « Evita, au ciel » qui lui demandent
d’intercéder sur des questions matérielles, des loyers impayés
par exemple (Mercier-Vega, 1967 : 169). Enfin, en tant que
principale force promotrice du message justicialiste, dont elle
est dans un premier temps la voix, le verbe et qu’elle annonce à
la radio pour ensuite le matérialiser en s’adressant directement
à un peuple baptisé par elle (les descamisados). Ce faisant, elle
réinterprète le jeu marial d’une « vierge » ayant porté puis
accouché du verbe et de la parole de Dieu, dont le message est
destinée à tous les hommes (et non plus au seul peuple élu). Les
travailleurs sont les dépositaires de l’identité nationale avant
même d’être des producteurs ou de simples agents économiques
et se perçoivent donc comme tels. Ils sont dépositaires d’un
« pouvoir » au même titre que les prêtres sont « dépositaires »
du pouvoir divin. Le patronat, s’il se veut patriote, se doit donc
de respecter, voire d’obéir au peuple ; le peuple lui-même ne
peut tolérer de voix dissonante en son sein qui serait celles de
vendepatrias (traîtres à la patrie – des hérétiques). Elle opère
ainsi un renversement, au sens de celui proposé par Pierre-
Philippe Rey, de la théologie de la libération à l’anthropologie
de la libération (Rey, 2008). Cependant, ce processus ne pourra
arriver à son terme compte-tenu du décès précoce d’Eva Perón.
Perón, dont l’un des innombrables surnoms est el Macho, ne
pouvait ignorer la mystique machiste ayant largement alimenté
la personnalité de Benito Mussolini, dont le régime réussit à
persuader toute femme fasciste qu’il représentait l’idéal
masculin et que son fantasme était justement de coucher avec le
Duce (Macciocchi, 1976). De la même manière, on peut se
poser la question de savoir dans quelle mesure le jeu troublant
joué auprès de son peuple par Eva Perón était planifié. Jeune,
dynamique, toujours vêtue luxueusement, se disant compañera
de tout homme du peuple l’appelant Evita (et pour lequel elle
entend sans doute représenter un idéal féminin), mère de tous
les enfants argentins, vantant (susurrant ?) à l’oreille de ses
f u t u r s descamisados l’action de Perón… elle est
indubitablement la personne idéale pour cette mission. Ses
funérailles sont d’ailleurs dignes du rôle qu’elle a joué dans la
construction populaire du péronisme. Juan Carlos Cibelli, jeune
homme résident à Chivilicoy (dans la province du Grand
Buenos Aires) en témoigne :

Il se trouve que j’escortai le drapeau et quand Eva Perón


est morte, j’ai dû réaliser la même cérémonie pendant un
mois et demi, tous les jours. Ils nous amenaient sur la
place du peuple où nous devions veiller un portrait
d’Evita portant un crêpe noire et tout le décorum et nous
devions rester là, à surveiller le portrait au garde-à-vous
pendant quarante-cinq minutes ; et puis, avant de partir
nous devions présenter nos condoléances au chef du parti,
à l’intendant, au chef de la CGT et à la chef de la branche
féminine (Cibelli, 2004-2005).

Nous sommes bien confrontés ici à une « religion civile qui


apparaît comme dimension religieuse de la politique en ce
qu’elle fournit un but transcendant aux processus politiques »
(Rivière, 1988 : 135-136).
C’est donc bien un syncrétisme transversal entre politique,
social et religiosité qu’instaure le péronisme et qui va y
compris aboutir, sur la fin de son deuxième mandat, à de fortes
tensions avec une Église de moins en moins dupe. Le système
péroniste est, de ce point de vue totalisant/globalisant mais,
alors qu’il aurait pu se transformer en système politique et
sociétal totalitaire, il ne va pas pourtant pas aller jusque-là.

UN POPULISME ?

Malgré ses sept décennies d’existence11, le justicialisme, alors


même qu’il domine quasi exclusivement la vie politique du
pays, a quelque peu échoué à reproduire l’utopie totalitaire (la
« dictature parfaite » selon le mot du péruvien Mario Vargas
Llosa) du PRI, Partido Revolucionario Institucional mexicain.
Issu des soubresauts et des atermoiements de la Révolution de
1910, le PRI est marqué à la fois par des personnalités
« caudillesques » fortes dont Plutarco Elías Calles
(virulemment athée et anti-paysan) ou le peu contesté Lázaro
Cárdenas (initiateur de la réforme agraire, hôte de dizaines de
milliers de républicains espagnols…). Le PRI est également
marqué par la multiplicité de courants politiques en son sein,
bien qu’il soit officiellement « social-démocrate » et affilié à
l’Internationale socialiste… Mais ses liens organiques avec
certains secteurs syndicaux, ses tentatives pour affilier tous les
fonctionnaires mexicains en son sein, la violence de sa
répression notamment lors des Jeux olympiques de 1968 et le
massacre de la place Tlatelolco, son hégémonie politique durant
soixante-dix ans (entre 1929 et 2000) lui ont valu de la part du
prix Nobel mexicain Octavio Paz le surnom « d’ogre
bureaucratique ».
En Argentine, a contrario, il a toujours existé au moins le
radicalisme en tant que rival sérieux (plus rarement allié) du
Parti justicialiste et il faut se souvenir que les différentes
tendances de ce vieux courant républicain ont gouverné le pays
entre 1916 et 1930, entre 1958 et 1966, entre 1983 et 1989 et
enfin entre 1999 et 2001. Par ailleurs, après la victoire de
Néstor Kirchner à la présidentielle de 2003, le péronisme va se
diviser entre un Peronismo Oficial et un Peronismo Disidente
représentant respectivement les facettes sociale-démocrate et
libérale de l’idéologie. Chacune de ces tendances est à son tour
traversée par des courants variés et parfois originaux : citons
par exemple les Juventudes Justicialistas Libertarias (JJL)
revendiquant à la fois l’héritage péroniste et anarchiste et
soutenant objectivement la « compañera presidenta Cristina »
au sein du péronisme officiel. Citons pour le « péronisme
dissident » la tendance ultra-ménémiste (ultralibérale) et
syndicale de la Fédération du commerce de Luis Barrionuevo,
qui a d’ailleurs scissionné d’avec la CGT en 2008 pour former
une nouvelle confédération, la CGT-Azul y Blanca (« bleue et
blanche »).
En bouleversant la scène politique argentine, le péronisme a
fixé un horizon, un horizon indépassable12. Il a en outre établi
une pratique politique malléable et flexible en fonction de
l’inspiration du moment, dont le seul objectif est clairement de
se maintenir au pouvoir tout en piochant dans la boîte à outils
des idéologies en vigueur afin de s’assurer plus ou moins
durablement les faveurs de la population. Une capacité
d’adaptation que reconnaît également volontiers la journaliste
et intellectuelle Beatriz Sarlo :

Le legs kirchnériste confirme que le péronisme est


toujours l’expression de l’air du temps. Avec Menem, est
venue la décennie du consensus de Washington,
l’héritage conservateur de Thatcher et Reagan. Le
kirchnérisme a exprimé le latino-américanisme de notre
temps, en en exagérant le style. Ainsi, le Brésil […] a
cherché à modérer Chávez quand le kirchnérisme a
alimenté ce feu-là (Sarlo, 2015).

Cette « adaptabilité » du péronisme, d’aucuns l’ont taxé de


« populisme ». Ce populisme dont le péronisme serait le
premier réel représentant (voire le seul) et dont le réformisme
serait endogène – la « révolution » péroniste devant simplement
être ici prise dans son acception astronomique de retour au
point de départ. Populisme et réformisme qui constituent, selon
le philosophe Néstor Kohan, « les deux obstacles à la révolution
[…] éternellement renaissants au sein du mouvement populaire
argentin13 ».
Nous avons, à titre personnel, peu employé le terme de
« populisme » dont, pourtant, le péronisme n’est jamais très
éloigné dans les analyses et les évocations, sans doute un peu
trop rapidement et sans réelle distanciation vis-à-vis de la
catégorie même du terme « populiste », de son « opérabilité » et
de sa pertinence en tant que concept. Car, des « populismes »,
on en a vu fleurir ces dernières années et ce terme s’applique
invariablement à des cas aussi divers que la Pologne des frères
Kaczynski, le Brésil de Lula, l’Algérie de Bouteflika, le
Venezuela de Chavez, la Russie de Poutine, la Hongrie d’Orban,
les diatribes de Jean-Luc Mélenchon, l’Égypte de Nasser ou…
l’Argentine de Perón. L’argentine péroniste serait même l’un
des tous premiers exemples de populisme, chimiquement
presque pur14. Considérer que le péronisme est un populisme
suppose que les traits particuliers du péronisme que nous
venons d’évoquer le long des pages précédentes seraient
applicables à d’autres cas. Ce qui nous semble d’autant plus
difficile que, de son « vivant » même, le péronisme ne réussira
pas à exporter son modèle15, à la différence de tactiques telles
que le foquisme guévariste par exemple. Il devient donc
compliqué pour nous d’accepter le péronisme comme
représentation d’un « populisme » à l’idéologie
« transposable » dans toute sa complexité à des situations
émergentes aux quatre coins de la planète. A la rigueur, il nous
semblerait effectivement envisageable de parler de « populisme
péroniste » en le circonscrivant à cette seule idéologie.
Cependant, le débat16 ne nous semblant pas encore tranché, nous
nous sommes abstenus dans la mesure du possible d’utiliser ce
terme.
En revanche, l’un des « éléments de langage » et l’un des
référentiels forts de l’idéologie péroniste reste le nationalisme
et sa grande victoire sur des masses ouvrières argentines
historiquement antiétatiques (en partie du fait de leur
déracinement), c’est justement l’introduction d’un nationalisme
fervent dont vont largement profiter les différentes dictatures.
Paradoxalement, ce nationalisme est fortement teinté d’un
internationalisme au demeurant logique, dans la mesure où le
processus d’identification entre nations colonisées facilite la
prise en compte de leurs spécificités nationales, tout en
permettant un discours global de libération (vis-à-vis des États-
Unis dans le cas latino-américain) : une manière d’illustrer le
slogan « agir local, penser global »… Pourtant, et par
définition, ce nationalisme ne peut se départir d’une vision
étatique et d’une culture politique autoritaire centrée sur
l’omnipotence d’un État devant être par essence, benefactor
(bienfaiteur) ou du moins, présent au-delà de ses simples
prérogatives régaliennes. Mis à part la parenthèse ménémiste,
dont le slogan était « rien de ce qui doit appartenir à l’État ne
restera entre ses mains », aucun péroniste, aujourd’hui ne
souhaite se débarrasser de l’État. C’est là toute la différence
avec l’internationalisme libertaire de la FORA dont le nom
même : Fédération ouvrière « régionale » argentine, est une
aspiration à la grande fédération terrestre prônée par la 1re
Internationale. C’est aussi sans doute ce qui a empêché les
insurgé·es de décembre 2001, malgré la clairvoyance de leur
mot d’ordre « Que se vayan todos, que no quede ni uno solo »
(« Qu’ils s’en aillent tous, qu’aucun ne reste »), de concevoir
une sortie alternative à l’État, en dehors voire contre lui. Pire
peut-être, alors qu’aucun drapeau de parti n’était toléré le
19 décembre 2001 sur la place de Mai, seuls les drapeaux des
madres et le drapeau azul y blanco argentin furent admis…
Le premier titre que nous avons voulu pour ce livre était « La
civilisation contre la culture ». La civilisation, dans notre
esprit, désigne la civilisation républicaine issue des Lumières et
sa cohorte d’institutions, de parlements, de représentations, de
provinces ou de régions, de fédéralisme, de nations que toutes
les idéologies ont depuis le 18e siècle acceptés et détournés. Il
existe aujourd’hui 136 républiques dans le monde : la forme
d’État la plus répandue, qu’elle soit « communiste »,
« capitaliste », « islamique », « populaire » ou qu’elle ait été
« fasciste », « soviétique », « autoritaire » ou « oligarchique ».
La vision occidentale de la république est celle d’une
civilisation étendant depuis 200 ans sa vision normée et
bureaucratique de gestion des « affaires publiques » dans tous
les domaines… La république aujourd’hui est devenue un
quasi-synonyme des termes « démocratie », « État » et
« civilisation ».
A contrario, entre 1943 et 1976, la « culture populaire »
argentine (au sens de celle du peuple, pas des classes
supérieures et possédantes), renvoie à deux grandes
composantes.
Un ensemble de pratiques très clairement assimilable à une
subculture17 libertaire dont nous avons donné un large
panorama tout au long de ce livre : autogestion, auto-
organisation, action directe violente ou pacifique, sabotage,
modalités d’organisation non-verticales, etc. Si, à l’époque de
« l’anarchisme héroïque » du début du 20e siècle, on pouvait
sans aucun doute évoquer l’idée de « contre-culture »
(counterculture) opposée à la vision étatiste oligarchique, cette
dernière se transforme en « subculture » sous le péronisme car
elle est en partie assimilée.
Ensuite, un autre ensemble de pratiques, pour le coup, non
spécifiquement libertaires, fortement ancrées dans les quartiers
populaires argentins jusqu’à récemment et basées sur
l’entraide, la solidarité ou plus prosaïquement sur les fêtes,
musiques (les marches accompagnées des bombos), l’esthétique
ou les asados (barbecues) péronistes. Un ensemble de pratiques
culturelles propres à la classe ouvrière qui, à défaut de
constituer une véritable « civilisation », n’en forment pas moins
un ensemble cohérent et efficace de gestion potentielle d’une
société : explicitement dans le cadre du début du siècle, avec
plus de difficulté hormis à de rares exceptions après : lors de la
résistance syndicale de 1955-1957, pendant le Cordobazo et les
différents « azo ». C’est, je crois, ce qu’arrive à démontrer ce
livre en filigrane de toutes les expériences et expérimentations
sociales massives racontées.
Là où la « civilisation » s’oppose à la « culture », c’est dans sa
capacité hégémonique à s’imposer comme seul horizon
possible et donc, à retirer cette conviction à pouvoir diriger la
société qui animait les ouvriers du début du siècle, sans Perón,
sans État. Le péronisme, par une opération symboliquement
proche de la transsubstantiation chrétienne, s’est substitué aux
idéologies socialistes et les a enchaînées à sa matrice étatique.
Mais pour se faire, et tout en se targuant de l’inverse en
permanence, le péronisme n’a fait que tuer la formidable
capacité d’innovation de la classe ouvrière argentine. Puis, il a
dû mener une véritable guerre y compris à la raison et à
l’intellectualisation pourtant fondamentale dans la formation et
les aspirations de la classe ouvrière du premier tiers du
20e siècle (sur le Vieux Continent comme sur le Nouveau).
Paradoxalement, sous le péronisme classique, se construisent
trois cités universitaires à Buenos Aires, Cordoba, Mendoza
afin de promouvoir l’accès à l’Université des plus humbles ; un
congrès national de philosophie est même organisé en 1949.
C’est ce constant mouvement de balancier entre réformisme et
révolution ; champ populaire et oligarchie ; anti-impérialisme
et ouverture des frontières aux intérêts nord-américains,
notamment ; gages donnés aux régimes fascistes (franquisme,
salazarisme…) et socialistes (cubain) qui, au final, donnent le
tournis aux militants de base et les désarme intellectuellement
pour de bon… Une méthode éculée dont on peut relever des
exemples dans d’autres pays (dont la France), mais plutôt au
nom de Staline ou de Mao.
Le péronisme n’en est après tout qu’une version peut-être plus
folklorique, moins meurtrière mais surtout, tout aussi efficace
jusqu’à présent.
En 2015, les péronistes ont fêté les soixante-dix ans du
17 octobre 1945, date dont à ce stade, les lecteurs ont compris
toute l’importance dans l’imaginaire et la mythologie argentine
et justicialiste. Au même moment (hasard du calendrier),
l’élection présidentielle opposait l’« héritier » de Cristina
Kirchner, Daniel Scioli, au maire de Buenos Aires et patron du
club de football Boca Juniors, Mauricio Macri. Si le premier est
investi par le Frente para la Victoria (FPV) au même titre que
les « K » (la petite abréviation plus ou moins affectueuse des
Kirchner) depuis 2003, le second est soutenu par une coalition
(Frente Cambiemos ou « Front Changeons ») dont fait partie
l’UCR.
Éternel jeu de chaise musicale entre l’UCR et les péronistes.
Éternel jeu de dupe pour les Argentines et les Argentins :
Daniel Scioli est « jet-setteur » affiché et assumé et son mentor,
Carlos Menem ; Mauricio Macri est fils d’un magnat de
l’industrie s’étant passablement enrichi sous la dernière junte,
lui-même ingénieur et homme d’affaire, propriétaire du club de
football le plus connu d’Argentine. Dans tous les cas,
l’Argentine connaîtra une politique au centre.
Un autre candidat péroniste dissident, Sergio Massa, est lui,
favorable au renforcement du Code pénal et au retrait des
allocations pour les chômeurs. Ironie de l’histoire, soixante-dix
ans après la création officielle du péronisme, c’est finalement
avec 51,40 % que Mauricio Macri l’emporte contre Daniel
Scioli (48,6 %) le dimanche 22 novembre 2015, après un mois
supplémentaire de campagne – le premier tour n’ayant pas
permis de dégager une majorité de 45 % des voix des
électeurs…
Pourtant, à 70 ans, le vieux courant justicialiste se sentait
encore la capacité de continuer les affaires… Gageons qu’il
saura une énième fois rebondir face à un pouvoir taxé par une
partie du péronisme comme étant « de droite ». Gageons qu’il
saura se réinventer, grâce notamment à ses appuis syndicaux de
toujours, quitte à changer une énième fois son fusil d’épaule et
continuer à (auto)réaliser cette dernière volonté de Perón :
« Mon seul héritier est le peuple. »

1. Pour la période antérieure, voir Bayer (1996), Finet (2007 ; 2012 ; 2014 : 133-
157), ou encore, De Gracia (2009 ; 2012).
2. Dès son retour au pouvoir, il fait passer l’Argentine du côté des non-alignés.
3. Le courant nationaliste-révolutionnaire revendique son influence encore
aujourd’hui.
4. A notre connaissance, la seule organisation s’en réclamant jusque dans son nom
est le syndicat mexicain Unión Nacional Sinarquista, historiquement nationaliste et
phalangiste, bien que teinté d’anarcho-syndicalisme. Il semblerait que ce
mouvement ce soit tourné vers un altermondialisme autogestionnaire depuis.
5. Il est un de ces militants au parcours passionnant dont l’histoire argentine est très
riche. Anarchiste, il découvre le marxisme au bagne d’Ushuaïa et décide d’unir les
militants communistes et anarchistes au sein d’une structure nommée l’Alianza
Obrera Spartacus. Témoin de la montée du péronisme, il meurt en 1946.
6. C’est pourquoi nous avons choisi de traduire systématiquement compañero et
compañera par compagnons et compagnonne qui en sont l’exacte traduction et qui
s’utilisent d’ailleurs dans les milieux libertaires et anarchistes français.
7. Paru en janvier 1879 il n’a connu que deux numéros.
8. Un doute subsiste d’ailleurs quant à l’origine exacte de Perón. Certains auteurs
prétendent qu’il est un descendant d’indigènes Tehuelches.
9. Pour plus d’informations, se reporter à Pierre Clastres (1974), notamment le
chapitre 7, « Le devoir de parole ».
10. C’est, du moins ce qu’avance Gérard Guillerm (1989) dans l’avant-propos de
son livre.
11. Les deux ans allant de 1943 à 1945 sont plutôt considérés comme un « proto »
péronisme.
12. Ainsi qu’une esthétique qui est « dans une large mesure, une esthétique
médiatique. La critique de ce goût, qualifié facilement de kitsch, et l’assignation
rapide d’Evita au monde du spectacle à partir de sa condition d’actrice de cinéma
et de dramatiques radios populaires ont empêché une analyse détaillée de ce que
cela a signifié. Les relations entre cette “esthétique péroniste” et la persistance du
péronisme comme d’une donnée culturelle en Argentine ont été puissantes »
(Varela, 2006).
13. Par révolution, Néstor Kohan veut désigner ici la révolution socialiste.
14. A l’exclusion des premiers « populistes » russes, ou narodniki dont on peut lire
une belle évocation dans Z (2009 : 90-97).
15. Lire le chapitre « De la captation ».
16. Qui a d’ailleurs donné lieu à un colloque à l’université de Nice-Sofia Antipolis
en 2013.
17. Nous utilisons le terme anglais moins négatif que le terme français « sous-
culture ».
ANNEXES
1. NOTICES BIOGRAPHIQUES

JOSÉ ALONSO (1917-1970)

Fils d’un couturier espagnol, il se destine à cette profession


très tôt. En 1943, à 25 ans, il participe à la création du SOS,
Sindicato de los Obreros Sastres, le syndicat des travailleurs
couturiers, en opposition aux ambitions des communistes de la
FOV (Federacíon de los Obreros del Vestido). Le SOS se
rapproche du péronisme et devient un soutien au régime.
Rapidement, il change de nom et devient le SOIVA, Sindicato
Obrero de la Industría del Vestido y Afines. Alonso en devient
secrétaire général en 1946 puis membre du comité central
confédéral (CCC) de la CGT. À partir de là, il cumule les
missions et les postes d’importance au sein du péronisme : il
participe à la création de l’Atlas ainsi que de plusieurs
fédérations syndicales ; entre 1952 et 1955, il siège au
directoire de la Fundación Eva Perón ; il est député national de
la ville de Buenos Aires ; il dirige la structure éditant
notamment le journal La Prensa. Ce dernier journal est
exproprié en 1951 et donné en gestion à la CGT et au syndicat
de vendeurs de journaux, suite à un mouvement social qui se
solde par la mort d’un ouvrier péroniste… Emprisonné suite à
l a Revolución Libertadora, il arrive à rejoindre son leader au
Venezuela. Rapidement de retour en Argentine afin de
réorganiser son syndicat, il gravit les échelons de la CGT-
Authentique pour devenir le secrétaire général de la
confédération suite au congrès de 1963. À l’occasion de sa prise
de fonction il a ce mot devenu célèbre : « Notre lutte démarre
avec la première plainte du premier exploité et ne s’achèvera
pas tant que les travailleurs souffriront. » Réélu à la tête de la
CGT en 1965, juste après l’échec de l’opération Retorno, il
débute son affrontement avec Vandor qui, lui, cherche une
direction plus autonome de Perón. Les méandres du
participationnisme (dont fait partie Alonso), opposé au
vandorisme et à la CGT de los Argentinos, sont détaillés dans le
corps de notre travail. Il faut enfin préciser qu’Alonso,
représentant de l’orthodoxie péroniste, est exécuté par le
Comando Montonero Emilio Maza del Ejército Nacional
Revolucionario le 27 août 1970.

JOHN WILLIAM COOKE (1919-1968)

Personnalité attachante, à la vie riche en rebondissements,


Cooke, qui est d’origine irlandaise, passe d’abord par la droite
universitaire (il fait des études de droit) puis par le Parti
communiste qu’il quitte pour suivre le justicialisme, dont il
devient l’un des députés en 1946, à l’âge de 25 ans. Fidèle
parmi les fidèles (du moins, de l’idéal), il est incarcéré de 1955
à 1957, date à laquelle il s’évade du pénitencier de Río Gallegos
avec d’autres péronistes vers le Chili. Ayant rejoint Perón, il en
devient le légataire et héritier universel. Il retourne une
première fois en Argentine afin d’organiser le CNP mais est
obligé de quitter le pays en mai 1960 pour Cuba. Il y devient un
proche du Che Guevara, s’engage dans les milices qui vont
résister à l’assaut américain sur la baie des Cochons puis repart
en octobre 1963 pour l’Argentine, la théorie des focos
guerilleros en poche. Dès l’année suivante, il organise l’Acción
Revolucionaria Peronista (ARP), influencé par cette idée
guévariste des focos. Dès lors, il ne va plus prôner que ce mode
opératoire et en sera même le représentant, notamment lors des
conférences de l’OLAS (Organización Latinoamericana de
Solidaridad) et de la Tricontinentale dans les années 1966-1967.
Atteint d’un cancer, il s’éteint peu de temps après, à l’âge de 49
ans.

LUIS DANUSSI (1913-1978)

Militant syndical libertaire depuis son adolescence à Bahía


Blanca ainsi que dans des associations antimilitaristes et dans
les syndicats de la métallurgie. Il est détenu à l’âge de 16 ans
après l’instauration de la dictature militaire de 1930. Il s’en va
à Rosario et participe au congrès anarchiste de 1932 qui voit
surgir les prémisses de la FACA. Dès lors, il devient un militant
actif de l’organisation anarchiste. Important dirigeant syndical
des graphistes, il est un des membres fondateurs de la FATI et
membre de la Commission générale administrative de la FGB
avec Sebastián Marotta et Sebastián Mucci. Après le coup
d’État de 1955, il fait partie du groupe des « 32 ». Sous la
dictature militaire, il anime l’activité de la FLA, mais meurt de
faiblesses cardiaques.

ABRAHAM GUILLÉN (1913-1993)

De plus en plus reconnu comme un des inspirateurs les plus


importants de la mouvance guérillera latino-américaine et sans
doute l’un des théoriciens majeurs de la guerre révolutionnaire
au 20e siècle, il est à la fois difficile mais impossible de ne pas
faire une biographie d’Abraham Guillén dont la longue vie lui a
fait traverser soixante ans de révolutions. Abraham Guillén
Sanz est né le 9 mars 1913 dans le village espagnol de
Corduente, province de Guadalajara, actuelle communauté
autonome de Castille-La-Manche. Il explique en 1976 dans La
Revista Bicicleta que son esprit libertaire s’est d’abord formé
dans son village, dont la police et la gendarmerie étaient
absentes et où les paysans pratiquaient spontanément une forme
de collectivisation des terres. Il devient étudiant en économie à
Madrid grâce à une bourse obtenue sous la seconde République
(qui s’établit en avril 1931). Après un rapide passage dans les
rangs communistes, il s’affilie à la Federación Ibérica de las
Juventudes Libertarias (FIJL) et devient rédacteur des journaux
Juventud Libre et FIJL, puis entre à la Confederación Nacional
del Trabajo (CNT) et à la Federación Anarquista Ibérica (FAI).
En 1936, suite au coup d’État franquiste, il s’engage
évidemment du côté de la révolution sociale. En 1938 il devient
commissaire militaire de la quatorzième division et du
quatrième corps armé de l’armée républicaine espagnole
dirigée par l’ancien maçon anarchiste Cipriano Mera, et
participe à la fameuse bataille de Guadalajara. Une fois la
guerre terminée, Guillén est arrêté et condamné à mort alors
qu’il attendait sur le port d’Alicante, avec plusieurs autres
milliers de « Républicains », des bateaux qui n’arriveront
jamais. Mais sa peine est ensuite commuée en vingt ans de
réclusion criminelle qu’il parvient à écourter en 1945 en
s’enfuyant de la sinistre prison madrilène de Carabanchel. Il
passe clandestinement en France grâce à un groupe de gitans
libertaires. Fin de sa première vie.
En 1948, Guillén débarque à Buenos Aires où il participe à
plusieurs revues péronistes dont El Laborista et Democracia. Il
y rencontre John William Cooke avec qui commence une
longue relation amicale et politique. Il est également éditeur de
la revue Economía y Finanzas sous le pseudonyme de Jaime de
las Heras. Cette proximité avec les milieux péronistes, l’auteur
Daniel Ñáñez (dans Los remotos orígenes de la guerilla
peronista) la taxe d’ailleurs d’anarcho- péroniste. En 1954,
Guillén devient collaborateur du journal De Frente de William
Cooke. Après le premier coup d’État de juin 1955 et sentant
qu’un nouveau coup d’État est imminent, Guillén propose à
Cooke un plan de résistance armée et populaire à mettre en
place immédiatement. Mais ce plan est refusé par le pouvoir
péroniste et notamment par ses éléments militaires qui
craignent évidemment pour leur monopole de la violence. Ce
plan finit par être offert à Manuel Mena qui devient le premier
Uturunco : une guérilla qui s’établit en Argentine en
décembre 1959. Puis, Guillén l’insère dans une version
relativement proche, sous la forme d’un manuel guérillero, dans
le second volume de son livre La agonía del imperialismo
(1956-1957), qui lui vaut d’ailleurs d’être licencié. Selon
Ñáñez, ce manuel parvient à la guérilla cubaine et est incorporé
à son corpus tactique. Par ailleurs, Abraham Guillén, qui
rencontre la plupart des exilés brésiliens en Uruguay, est l’un
des inspirateurs du Mini-manual do guerrilheiro urbano de
Carlos Marighella écrit en 1969. Enfin, et toujours en Uruguay,
il influence assez nettement Raúl Sendic et les futurs
Tupamaros (qui surgissent, eux, en 1965), grâce notamment à
l’idée simple que les « forêts de ciment sont plus sûres que les
forêts d’arbres » pour mener une guerre de guérilla. Cependant,
la mouvance guérillera latino-américaine n’adopte que la vision
tactique d’Abraham Guillén et rejette tout simplement sa vision
stratégique opposée à celles des grands frères soviétique et
chinois. Fortement influencé par le castrisme, le marxisme-
léninisme, le trotskisme et le maoïsme, aucun groupe armé
latino-américain ne va s’attacher à reprendre à son compte la
vision socialiste-libertaire de Guillén qui, tout en se faisant
l’assesseur tactique d’une grande partie de ces groupes, ne
cesse de critiquer leur manque de vision stratégique forcément
liée à la vision politique, économique et sociale de la
révolution. Cette critique est bien résumée par cette sentence
(quasi) définitive à propos de la récente (au moment où il parle)
expérience des Tupamaros : « Je crois qu’elle a été brillante
d’un point de vue tactique, stratégiquement pauvre et
politiquement faible puisqu’ils ont tenté de copier la révolution
cubaine. Mon point de vue est qu’on ne fait pas deux guerres
avec la même stratégie ni deux révolutions avec la même
politique. La révolution, il faut l’inventer et la réinventer, sans
se limiter à déloger le pouvoir d’une minorité dominante afin
d’établir une dictature de type stalinien. Si un peuple se voit
contraint entre une dictature qui vacille et une autre qui peut se
lever, il tombe dans l’indifférence politique puisqu’il préfère le
socialisme et la liberté à la dictature des bureaucraties ou des
bourgeoisies. À ne pas définir les règles spécifiques de la
guerre révolutionnaire uruguayenne, à refuser de proposer un
programme de socialisme autogestionnaire, à être trop fidèles
au modèle castriste, je crois que les “Tupamaros”, ont été
vaincus d’un point de vue politique. » Une telle clairvoyance ne
pouvait que lui attirer le silence méprisant des historiographes
marxistes, péronistes, castristes, etc., ainsi que la constante
pression des polices latino-américaines et de la CIA au cours
des années 1960-1970. Guillén, se voit d’ailleurs obligé de
quitter Buenos Aires pour le Pérou en novembre 1974 suite aux
dérives du pouvoir isabeliste et des menaces de mort de la
Triple A. Là, il devient spécialiste auprès de l’Observatoire
international du travail pour l’économie autogestionnaire dans
le cadre d’un programme de développement. Il revient en
Espagne après la mort de Franco où il continue son œuvre
prolifique (une cinquantaine de livres dont Teoría de la
violencia, Estrategia de la guerilla urbana, El error militar de
las izquierdas ou encore Economía Autogestionaria), quasiment
jusqu’à sa mort puisqu’il publie Técnica de la desinformación
en 1991 alors qu’il quitte cette terre révolutionnaire qu’il aura
tant parcourue en août 1993, à l’âge de 80 ans.

MARÍA EVA DUARTE DE PERÓN (1919-1952)

D’origine modeste, elle naît dans la ville de Los Toldos, dans


la province de Buenos Aires. Enfant illégitime d’un père qui
devait maintenir deux familles en parallèle, elle quitte sa ville
natale à l’âge de 15 ans afin de gagner la capitale. Là, elle se
fait un nom de comédienne et devient une véritable starlette,
notamment à la radio. Investie dans la vie de ce média, elle
participe à la fondation de l’Association radiophonique
argentine (ARA) en 1943 dont elle devient la présidente l’année
suivante. En 1944, son chemin croise celui de Juan Domingo
Perón lors d’une action visant à lever des fonds pour les
victimes du tremblement de terre de San Juan. Le reste, vous en
avez lu une bonne partie dans ce livre…

MARÍA ESTELA MARTÍNEZ CARTAS DE PERÓN (1931-)

Orpheline de son père à 7 ans, elle se serait éloignée assez tôt


de sa famille pour embrasser une carrière de danseuse. C’est en
tant que telle qu’elle rencontre l’ex-président argentin en exil
en 1956, alors qu’elle participe à une tournée de danse
folklorique au Panama. Pourtant de 36 ans sa cadette, elle ne le
quitte plus et le suit lors de toutes ses pérégrinations au
Panama, au Venezuela, en République dominicaine et en
Espagne. Déléguée personnelle de son mari (dont elle est la
troisième épouse) dans les années 1960, elle se présente à la
présidentielle en 1973 en tant que vice-présidente, sans doute
sous l’impulsion de López Rega. Dès lors, à la mort de son
mari, elle devient la première femme présidente de son pays et
l’une des premières femmes présidentes au monde en
juillet 1974. Après le coup d’État de 1976, elle est gardée en
résidence surveillée pendant cinq ans, jusqu’en 1981, date à
laquelle elle se réfugie en Espagne où elle vit toujours. Sous le
coup d’un enquête pour les crimes commis pendant son mandat,
elle a fait l’objet d’une demande d’extradition par la justice
argentine qui a été rejetée par la justice espagnole en 2008.
JOSÉ LÓPEZ REGA (1916-1989)

Ancien policier, fasciste, secrétaire des Perón, fanatique,


astrologue, féru d’ésotérisme rosicrucien, il prend en tant que
ministre du bien-être social un réel ascendant, si ce n’est sur le
vieux leader, du moins sur sa troisième femme (María Estela)
depuis le milieu des années 1960. Il est notamment lié
à François Chiappe, « ex » de la French Connection ; Alberto
Villar, organisateur de groupes antiguérillas de la Police
fédérale argentine sous les gouvernements d’Onganía, de
Levingston et de Lanusse ; Rodolfo Eduardo Almirón, barbouze
fasciste international qu’on retrouve en 1976 à Montejurra, puis
comme garde du corps du ministre franquiste Manuel Fraga
Iribarne. Forcé de démissionner sous la pression syndicale en
juillet 1975, il est nommé ambassadeur en Espagne puis entame
dix ans de cavale. Il est arrêté aux États-Unis en 1986, extradé
en Argentine où il meurt, en détention préventive dans l’attente
de son procès, en 1989.

LOUIS MERCIER-VEGA, CHARLES RIDEL,


PSEUDONYMES DE CHARLES CORTVRINT (1914-1977)

Né à Bruxelles, il milite dès son adolescence dans le


mouvement anarchiste belge. Insoumis au service militaire, il
s’installe à Paris où il adhère à l’Union anarchiste (UA). En
juillet 1933, il est délégué au congrès d’Orléans de cette
organisation, la qualité de ses interventions révèle sa solide
culture sociale. Avec ses amis de la Jeunesse anarchiste
communiste, Mercier-Vega est un ardent défenseur du
communisme libertaire et de l’organisation anarchiste. Partisan
du développement des groupes d’usines, il est particulièrement
actif dans la région parisienne pendant les grèves avec
occupation de juin 1936. Une année fatidique puisqu’il aurait
dit à la philosophe Simone Weill : « La révolution ? Cette
année ou jamais. » Dès l’annonce de la révolution espagnole, il
part avec Charles Carpentier (avec qui il faisait partie d’un
groupe d’anars parisiens dans les années 1930, baptisé les
« Moules à gaufres ») et participe à la fondation du Groupe
international de la colonne Durruti qui combat en Aragon. Au
bout de quelques mois, il revient en France sur la demande du
secrétariat de l’UA (dont il est un des plus brillants orateurs)
pour entreprendre une vaste campagne d’information en faveur
de l’Espagne révolutionnaire. Des divergences profondes, tant
sur le plan organisationnel (rôle des groupes d’usines) que sur
l’appréciation des événements espagnols, l’amènent à quitter
l’Union anarchiste en novembre 1937. Fin 1939, après avoir
tenté de partir de Marseille, Louis Mercier Vega embarque à
Anvers pour l’Argentine où il témoigne des restes de la vieille
FORA, anarchiste syndicaliste. Il séjourne au Chili, puis gagne
Brazzaville, où il s’engage le 26 juin 1942 comme volontaire
dans les Forces françaises libres (FFL). Il termine la guerre
avec un grade de caporal. Démobilisé en octobre 1945, il
devient rédacteur au Dauphiné libéré à Grenoble. Au début des
années 1950, Mercier-Vega adhère aux Amis de la liberté,
branche française du Congrès pour la liberté de la culture,
organisation internationale d’intellectuels antitotalitaires, dont
le financement par la CIA sera révélé en 1967.
Anticommuniste, ce congrès se serait pourtant attaché à la
défense des intellectuels réprimés par le franquisme ou le
salazarisme. En 1958, Mercier-Vega crée la Commission
internationale de liaison ouvrière (réseau de libertaires et de
syndicalistes révolutionnaires de différents pays). Outre sa
collaboration à la presse libertaire et la création de plusieurs
revues comme Révision (1938), Aportes (revue trilingue, de
1966 à 1972), Interrogations (1974), il est l’auteur de
nombreux ouvrages, traitant notamment des enjeux latino-
américains. Parmi eux, ceux que nous avons utilisé pour le
présent livre : Autopsie de Perón, Mécanismes du pouvoir en
Amérique latine, Technique du contre-État. Observateur avisé
de cette Amérique qu’il a tant parcouru, son nom reste pourtant
essentiellement associé à L’increvable anarchiste, livre qui est
publié en 1971. Ne se remettant pas de la mort en 1973 de celle
qui partageait sa vie et son action depuis 1953, Eliane
Casserini, il met fin à ses jours le 20 novembre 1977 à
Collioures dans les Pyrénées-Orientales.
LORENZO MIGUEL (1927-2002)

Après que Rucci ait été assassiné, son successeur à la tête de


l’UOM se nomme Lorenzo Miguel dit El Loro (l’adjectif loro
désigne la couleur « brune », tandis que le nom loro signifie
« perroquet » ; dans le lunfardo, c’est une femme sans attrait
autrement dit un « thon »). Tout aussi droitier et fascisant que
son prédécesseur (bien qu’opposé à lui), Miguel fait partie des
responsables directs du massacre d’Ezeiza et des fondateurs de
la Triple A. Une collusion avec López Rega que l’on retrouve
parfois qualifiée de « brujovandorismo » (du surnom de Rega,
el Brujo, et du nom de l’ancien dirigeant de l’UOM, Augusto
Vandor). Détenu sous la dictature, sa proximité avec l’un des
chefs de la junte (Eduardo Massera), l’empêche de
« disparaître ». En 1983, avec le retour de la démocratie, il
continue de soutenir le péronisme lors des présidentielles (Italo
Lúder puis Carlos Menem).

PEDRO MILESI (1888-1981)

Avec Abraham Guillén, il faut souligner l’influence


considérable sur certaines organisations ou leaders qui vont
« faire » la décennie de la Nueva Izquierda, de cet autre
libertaire qu’est Pedro Milesi. Né le 8 octobre 1888 à Buenos
Aires, anarchiste à ses débuts (linyers en fait, l’équivalent des
hobos étasuniens) et objecteur de conscience, il passe par le
socialisme puis le communisme avant de devenir le principal
initiateur des tendances trotskistes argentines. Il démissionne
de son poste de secrétaire de la Commission coordinatrice de
l’aide à l’Espagne en Argentine (CCAEA) le 27 octobre 1937,
pour protester contre la répression stalinienne qui s’abat sur le
POUM et les anarchistes en Espagne pendant la guerre civile. Il
est secrétaire de cette coordination comme membre de l’USA.
Le texte accompagnant sa démission revient sur les meurtres de
Camilo Berneri ou Andréu Nín pour appuyer sa démonstration
du drame se nouant en Espagne. En 1943, il participe à la
fondation de l’UOM avec Andrés Framini. Pour sa retraite, il
s’installe vers Córdoba où, à partir du milieu des années 1960,
il va de nouveau se rapprocher de l’anarchisme via le
syndicalisme révolutionnaire de conception française et
italienne. C’est dans cette ville qu’il fait la connaissance et
devient l’ami d’Agustín Tosco, qu’il aurait largement influencé
dans sa construction théorique du syndicalisme de libération. Il
va par ailleurs fréquenter assidûment (pour donner des cours
d’histoire essentiellement) les locaux du Sitrac-Sitram dont il
aurait même présidé l’un des congrès. Il meurt en plein hiver
1981, dans la clandestinité, alors qu’il est âgé de 92 ans.

RAIMUNDO ONGARO (1924-)

Élevé par des religieux, bon élève mais s’identifiant à la figure


du Christ (proche des pauvres donc), le jeune Raimundo rejette
la carrière sacerdotale pour se consacrer à la musique, puis aux
arts graphiques, secteur dans lequel il devient ouvrier.
D’ouvrier, il devient syndicaliste. Péroniste de gauche (certains
le traitent même de trotskiste), il gravit les échelons syndicaux
jusqu’à devenir secrétaire général du syndicat des graphistes.
En 1968, il fait partie des fondateurs de la CGT de los
Argentinos. et de ce fait, est extrêmement exposé. Emprisonné
près d’une quinzaine de fois, sous diverses dictatures, il ne fait
le choix de l’exil qu’après l’assassinat d’un de ses fils par la
Triple A, en 1975, peu de temps avant l’avènement de la
dernière dictature. De retour en Argentine avec la démocratie,
sa position s’est nettement droitisée et il est sévèrement
critiqué pour son soutien à Carlos Menem aux élections de
1989. En 2001, il ne soutient que du bout des lèvres les
récupérations d’usines.

JOSÉ IGNACIO RUCCI (1924-1973)

Il accède au secrétariat général de la CGT lors du congrès de


juillet 1970. Jusqu’à il y a encore quelques années, son buste
trônait en haut de l’escalier de l’entrée du siège de la CGT,
encadré par ceux de Juan et Evita. Vague impression d’une
filiation quasi-métaphysique entre ces trois icônes. Pourtant, la
personnalité de Rucci (à l’instar de celle de Perón) est plus que
sombre : « Il s’entoura de militants fascistes et d’employés de
base des services militaires d’information et fit construire un
polygone de tir à la CGT afin qu’ils pratiquent. Il organisa des
groupes de choc et s’attira les bonnes grâces de ceux déjà
existants, ceux dont se servit plus tard Osinde [Jorge Osinde,
ancien chef de la garde de Perón et chef du SIDE à cette
période] pour le massacre [d’Ezeiza] : el Movimiento Federal,
la Confederación Nacional Universitaria, la Agrupación 20 de
Noviembre del Partido de San Martín, la Alianza Libertadora,
Los Halcones. […] Du Paraguay, il rapatria l’ancien chef de la
Alianza, le nazi Juan Queraltó, qui dirigeait un night-club à
Asunción, qui servait de couverture pour son trafic de drogue.
[…] Cette fédération de bandes n’est complète qu’avec la
création de la Juventud Sindical [Péronista], créée par José le
23 février 1973, deux semaines avant les élections et qu’il
présenta accompagnée d’une déclaration de guerre contre “les
rites et idéologies étrangères qui déforment l’être national”. »
Cette dernière structure est approuvée par Perón depuis Madrid.
Finissons sur ces mots de Rucci, à propos du massacre
d’Ezeiza : « S’il y avait des armes, c’était pour les utiliser. »
Afin d’engager un bras de fer avec le pouvoir péroniste qu’ils
pensent pouvoir gagner, les Montoneros exécutent Rucci de 23
balles dans le corps le 25 septembre 1973.

AUGUSTO TIMOTEO VANDOR (1923-1969)


Les années 1960 sont clairement celles de l’apparition sur le
devant de la scène syndicale puis de la domination de cette
même scène par Augusto Timoteo Vandor dit El Lobo (« le
loup »). Ancien sous-officier de marine et secrétaire général de
l’UOM – secrétariat qu’il ne quittera d’ailleurs jamais,
préférant de loin tirer les ficelles « dans l’ombre » – Vandor est
un personnage complexe et controversé faisant partie à cette
époque de la ligne dure péroniste. Mais un changement
d’orientation et la subite percée des vandoristes lors des
élections syndicales de mars 1962 surprennent Perón et
l’obligent à « gauchir » son discours et à se rapprocher du PR.
Vandor ne cache d’ailleurs pas ses intentions : à la tête de la
CGT, il tente de doubler « l’absent » lui-même, mais sans grand
succès : le néopéronisme vandoriste se veut ainsi « un
péronisme sans Perón ». Pour ce faire, il profite de l’appel du
pied centralisateur des frondizistes, qui d’ailleurs l’admirent.
Cette centralisation aboutit au développement d’une nouvelle
structure bureaucratique et mafieuse qui est utilisée par le
vandorisme pour saper la combativité ouvrière. S’afficher
auprès de Fidel Castro à Cuba fait partie d’une stratégie que
l’adoption de plans de lutte similaires à celui de 1963 et celle
du slogan « Golpear para negociar » (« frapper pour
négocier »), illustrent on ne peut plus clairement. Sa
droitisation à l’issue de la Revolucíon Argentina d’Onganía et
son opposition à la CGT de los Argentinos tout autant que sa
volonté toujours affichée de faire « sans » Perón lui coûtent
sans doute la vie. L’Ejercito Nacional Revolucionario l’exécute
le 30 juin 1969, de cinq balles de 45 à son siège de l’UOM.

AGUSTÍN TOSCO (1930-1975)

Fils de paysans piémontais immigrés, le jeune Tosco est un


enfant timide qui va se réfugier dans la lecture une bonne partie
de son enfance, notamment afin de dépasser son handicap
linguistique (le piémontais est sa langue natale). À 18 ans, il
entre dans le syndicat Luz y Fuerza qui syndique les travailleurs
de l’entreprise dans laquelle il travaille : l’EPEC – l’Entreprise
provinciale d’énergie de Córdoba. Cultivé et bon orateur, il
devient sous-délégué à 19 ans puis délégué à 20. Le service
militaire le force à suspendre ses études d’électrotechnicien
qu’il abandonne finalement pour se lancer dans la bataille
syndicale. À 22 ans, il est secrétaire du corps de délégués de
Luz y Fuerza de Córdoba puis, l’année suivante, gagne les
élections au niveau provincial. Enfin, à 24 ans, il est élu au
secrétariat national de son syndicat. La Revolución Libertadora
de 1955 le destitue de ces fonctions, qu’il ne récupère qu’en
1958. Leader du Cordobazo de 1969 et proche d’une vision
syndicaliste révolutionnaire (notamment via Pedro Milesi), il
impulse le syndicalisme de libération depuis une position
relativement marxienne alors même qu’en parallèle, il est très
proche du PCA. Œcuménique, il est invité en 1970 au Chili afin
d’assister à l’élection de Salvador Allende. Deux ans plus tard
il est secrétaire général de la CGT de la région de Córdoba.
Pour les élections de 1973, le FAS envisage de le présenter
comme candidat à la présidentielle afin de s’opposer à la
candidature péroniste. À cette proposition, il répond de la
sorte : « Si ma candidature sert à l’union de la gauche, je ne
vois aucun inconvénient à être candidat mais si ma candidature
est un facteur de division au sein de la gauche, je ne peux pas
accepter. » La saillie vise évidemment l’incapacité du PCA et
du FAS à s’unir. Sa fin de vie, il doit la passer dans la
clandestinité. Là, dans ces conditions difficiles, les suites de ces
incarcérations incessantes l’amènent à contracter une infection
grave. Il en meurt à la fin de l’année 1975.

HIPÓLITO YRIGOYEN (1852-1933)

À 28 ans, Hipólito Yrigoyen a déjà été commissaire de police


et député national du Partido Autonomista Nacional de Julio
Argentino Roca, qui accède à la présidence en 1880, au moment
où l’Argentine devient une fédération avec Buenos Aires pour
capitale. Rapidement déçu par ce nouveau parti et l’action de
Rocca, il abandonne temporairement la politique pour se
consacrer à des affaires florissantes qui le rendent riche. Après
un détour par le Partido Socialista de Juan B. Justo, il entre
dans l’Unión Radical qu’a fondé son oncle, Leandro N. Alem.
Contre la crise économique qui secoue l’Argentine et afin
d’imposer le vote secret (les élections se tiennent alors à main
levée), l’UR mène un premier soulèvement armé en 1890.
Yrigoyen n’y prend qu’une part modeste. Cette tentative
révolutionnaire se solde par un échec.
En 1891, un nouveau parti se crée auquel il adhère : l’Unión
Cívica Radical. Deux ans plus tard, un nouveau soulèvement a
lieu. Cette fois, Yrigoyen finance et organise une armée
radicale privée de 8 000 hommes. Mais cette tentative est un
nouvel échec. Après plusieurs restructurations internes, l’UCR
mène un nouveau soulèvement en 1905. L’échec est encore au
rendez-vous mais la démonstration est suffisamment
impressionnante pour que le président de la République d’alors,
Enrique Sáenz-Peña, décide d’élargir le droit de vote grâce à la
loi 8.871 qui impose le vote obligatoire et secret.
Dès cette date, l’UCR gagne toutes les élections et entame un
processus inéluctable d’accumulation de force qui aboutit à
l’élection d’Hipólito Yrigoyen en tant que président en 1916,
pour six ans. Il est alors âgé de 64 ans et n’a pas terminé de
déchaîner les passions. Décidé à régler les problèmes sociaux
par la négociation (et pas par la révolution sociale), Yrigoyen se
rapproche des syndicalistes révolutionnaires œuvrant dans le
secteur des transports, mène une politique « progressiste »
(émaillée par une répression ultra-violente à l’instar des
événements de la Semaine tragique), mais n’en est pas moins
battu lors des élections de 1922 par un autre radical, Marcelo T.
de Alvear. Pour autant, les élections de 1928, ramènent le
désormais vieux caudillo à la tête de l’État argentin. Mais
l’oligarchie ainsi que la bourgeoisie s’inquiètent des mesures,
notamment protectionnistes et nationalistes, menées par
l’administration yrigoyeniste. Elles impulsent le premier coup
d’État dirigé par la vieille ganache crypto-fascisante José Félix
Uriburu en septembre 1930. Détenu sur l’île-prison de Martín
García, il décède en juillet 1933 à l’age de 81 ans. Son cortège
funèbre est suivi par des milliers de personnes. Hipólito
Yrigoyen fait partie de la lignée de dirigeants dont Juan
Domingo Perón assume plus tard l’héritage, bien qu’il ait fait
partie du coup d’État de septembre 1930.
2. LES VINGT VÉRITÉS DU JUSTICIALISME
ÉNONCÉES PAR JUAN DOMINGO PERÓN

17 OCTOBRE 1950, DEPUIS LE BALCON


PRÉSIDENTIEL

1. La véritable démocratie est celle dans laquelle le


gouvernement fait ce que veut le peuple et ne défend qu’un seul
intérêt : celui du peuple.
2. Le justicialisme est essentiellement populaire. Tout cercle
politique est antipopulaire et de fait, n’est pas justicialiste.
3. Le justicialiste travaille pour le mouvement. Celui qui, en
son nom, est au service d’un cercle, d’un homme ou d’un
caudillo, n’est justicialiste que de nom.
4. Pour le justicialisme, il n’existe qu’une seule classe
d’hommes : celle de ceux qui travaillent.
5. Dans la nouvelle Argentine, le travail est un droit qui crée la
dignité de l’homme, et un devoir, parce qu’il est juste que
chacun produise au moins ce qu’il consomme.
6. Pour un justicialiste, il n’y a rien de mieux qu’un autre
justicialiste.
7. Aucun justicialiste ne doit se sentir plus qu’il n’est et moins
qu’il ne doit être. Quand un justicialiste commence à se sentir
plus que ce qu’il est, il commence à se transformer en
oligarque.
8. Dans l’action politique, l’échelle de valeurs de tout
justicialiste est la suivante : d’abord la Patrie, puis le
mouvement, enfin les hommes.
9. La politique n’est pas une fin pour nous, seulement un
moyen pour le bien de la patrie, qui est la félicité de ses fils et
la grandeur nationale.
10. Les deux bras du justicialisme sont la justice et l’aide
sociale. Grâce à elles, nous donnons au peuple un baiser plein
de justice et d’amour.
11. Le justicialisme désire l’unité nationale et non la lutte. Il
désire des héros, non des martyrs.
12. Dans la nouvelle Argentine les seuls privilégiés sont les
enfants.
13. Un gouvernement sans doctrine est un corps sans âme.
C’est pour cela que le péronisme développe sa propre doctrine
politique, économique et sociale : le justicialisme.
14. Le justicialisme est une nouvelle philosophie de vie,
simple, pratique et populaire, profondément chrétienne et
humaine.
15. Comme doctrine politique, le justicialisme réalise
l’équilibre entre le droit de l’individu et celui de la
communauté.
16. Comme doctrine économique, le justicialisme réalise
l’économie sociale, mettant le capitalisme au service de
l’économie et celle-ci au service de la communauté.
17. Comme doctrine sociale, le justicialisme réalise la justice
sociale, qui donne à chaque personne son droit et sa fonction
sociale.
18. Nous voulons une Argentine socialement juste,
économiquement libre et politiquement souveraine.
19. Nous constituons un gouvernement centralisé, un État
organisé et un peuple libre.
20. Sur cette terre, ce que nous avons de meilleur est le peuple.
3. CHRONOLOGIE DES PRÉSIDENTS, DES
RÉGIMES ET DE QUELQUES ÉVÉNEMENTS
MARQUANTS DE L’HISTOIRE ARGENTINE
(1810-2015)

- 25 mai 1810 : Indépendance vis à vis de la monarchie


espagnole.
- 1810-1829 : Longue période de troubles, notamment
ponctuée par la guerre d’indépendance contre la couronne
espagnole qui voit plusieurs camps se constituer : les unitaires
(partisans du centralisme « à la française ») et les fédéralistes
(républicains aussi mais prônant la fédération libre des
provinces).
- 1829-1852 : État totalitaire de Juan Manuel de Rosas
(fédéraliste) dont le principal bras armé est la sinistrement
célèbre Mazorca. Il est défait par d’anciens alliés à la bataille
de Monte Caseros le 3 février 1852.
- 1852-1860 : Justo José de Urquiza devient le premier
président constitutionnel de la République.
- 1853 : Constitution de la République argentine inspirée des
idées de Juan Bautista Alberdi.
- 1860-1861 : Présidence de Santiago Derqui.
- 1862-1868 : Présidence de Bartolomé Mitre.
- 1868-1874 : Présidence de Domingo Faustino Sarmiento.
- 1874 : Création du parti oligarchique, Partido Autonomista
Nacional (PAN).
- 1874-1880 : Présidence de Nicolás Avellaneda.
- 1880 : Le Congrès national adopte Buenos Aires comme
capitale fédérale en septembre.
- 1880-1886 : Julio Argentino Roca – figure principale du
PAN arrive au pouvoir en octobre 1880, et marque le début de
plus de trente années d’un contrôle sans partage du pays par ce
parti. Le nom de Roca reste également attaché à la
« pacification du désert » et au massacre des indiens Mapuches
et Tehuelches (appelés Araucans par les Espagnols).
- 1886-1890 : Miguel Juárez Celman remplace Roca mais ne
termine pas son mandat.
- 1890-1892 : Carlos Pellegrini reprend la première
magistrature suite à l’abandon de Celman. Première tentative
de révolution radicale.
- 1892-1895 : Luis Sáenz Peña. Déstabilisé par l’activisme
radical, il présente sa démission au Congrès en 1895 qui
accepte.
- 1895-1898 : José Evaristo Uriburu termine le mandat.
- 1898-1904 : Le tandem Julio A. Roca-Quirno Costa gagne la
présidence.
- 1902 : La Ley de Residencia est votée et appliquée. Elle
autorise l’expulsion de tout étranger reconnu coupable
d’activisme politique ou syndical, vers son pays d’origine (elle
n’est abolie qu’en 1958).
- 1904-1906 : Présidence de Manuel Quintana. Il meurt avant
de terminer son mandat.
- 1905 : Dernière « Révolution » radicale. Huit mille hommes
financés et armés par Hipólito Yrigoyen tentent de prendre le
pouvoir en Argentine pour imposer le suffrage universel.
- 1906-1910 : José Figueroa Alcorta reprend et termine le
mandat. C’est sous sa présidence que se déroule la Semaine
sanglante de 1909, et c’est sans doute pour cette raison qu’il va
chercher des appuis auprès du Parti radical.
- 1910-1914 : Présidence de Roque Sáenz Peña ; pour des
raisons de santé, il ne peut terminer son mandat.
- 1912 : Vote de la Ley Sáenz Peña n° 8.871qui élargit le droit
de vote à une grande partie de la population masculine.
- 1914-1916 : Présidence de Victorino de la Plaza.
- 1916-1922 : Hipólito Yrigoyen remporte les élections. Pour
la première fois, un membre de l’UCR accède à la magistrature
suprême. Une branche du syndicalisme révolutionnaire se
rapproche de ce pouvoir censé être « populaire ».
- 1922-1928 : Marcelo T. de Alvear emporte l’élection mais
est très décrié au sein de son parti, l’UCR.
- 1928-1930 : Yrigoyen revient au pouvoir et commence des
réformes menaçantes pour l’oligarchie, dont la nationalisation
du pétrole argentin.
- 6 septembre 1930-1932 : Premier coup d’État militaire du
20e siècle en Argentine, José Felix Uriburu prend la tête de
l’État. Il organise des élections libres au début de l’année
suivante, mais les annule car le Parti radical les remporte.
Finalement, c’est son rival militaire Agustín Pedro Justo qui les
emporte un an plus tard.
- 1932-1938 : Présidence de Agustín P. Justo. Début de la
« décade infâme » : fraude massive et trucage des élections.
- 1938-1942 : Le tandem Roberto Ortíz (UCR) et Ramón
Castillo « gagne » les élections. Ortíz ne peut assumer son poste
jusqu’à la fin de son mandat et c’est le (très) pro-nazi Castillo
qui prend la succession en juillet 1942.
- 4 juin 1943 : Coup d’État des militaires du GOU. Période
assez trouble que Juan Domingo Perón met largement à profit
pour se tisser son réseau et se faire connaître du peuple. Les
militaires à l’initiative du pronunciamiento Rawson, Ramírez et
Farell, se succèdent à la présidence entre 1943 et 1946.
- 1946-1955 : Double présidence de Juan Domingo Perón. Les
élections se tiennent le 24 février 1946 mais les résultats ne
tombent que deux mois plus tard. Le 4 juin, Perón accède à la
présidence.
- 26 juillet 1952 : Mort d’Eva Perón.
- 20 septembre 1955 : Après quelques jours d’affrontements
dans tout le pays, le président Perón s’exile en Uruguay.
- 1955-1958 : Le général Eduardo Lonardi reprend la tête de
l’État mais pour peu de temps. C’est Pedro Eugenio Aramburu
qui lui succède de facto en novembre 1955 et qui reste en poste
jusqu’en 1958.
- 1958-1962 : Élection d’Arturo Frondizi (UCR dite
Intransigeante) que Perón a soutenu en donnant des consignes
de vote en sa faveur suite à un accord passé entre le Parti
péroniste et le Parti radical.
- 29 mars 1962 : Nouveau coup d’État qui destitue Frondizi.
Le président du sénat José María Guido assure l’intérim et
organise des élections pour l’année suivante.
- 1963-1966 : Présidence de Arturo Illia, radical antipéroniste
(de l’UCR dite populaire.)
- 28 juin 1966-1969 : Nouveau coup d’État, le général Juan
Carlos Onganía arrive au pouvoir. Le Cordobazo de mai 1969
en termine quasiment avec son régime que ses propres pairs
vont achever en lui demandant de démissionner.
- 1970-1971 : Roberto Marcelo Levingston remplace Onganía.
- 1971-1973 : Alejandro Agustín Lanusse occupe à son tour le
fauteuil de président. Il va utiliser son pouvoir pour tenter de
« calmer » une situation confuse. Il organise des élections
libres.
- 12 mars 1973 : Victoire d’Héctor José Cámpora aux
élections présidentielles.
- 25 mai : Cámpora assume concrètement la présidence, c’est
le début de cinquante jours de véritable « fête » populaire.
- 20 juin 1973 : Retour triomphal de Perón à l’aéroport
international d’Ezeiza. La fête populaire se transforme en
massacre des militants de gauche par le bloc péroniste
d’extrême droite : 13 morts sont relevés ainsi que des centaines
de blessés. Ce même mois de juin, la Triple A est créée par José
López Rega.
- 13 juillet 1973 : Cámpora démissionne pour laisser sa place à
Perón. C’est Raúl Lastiri qui assure l’intérim présidentiel.
- 23 septembre 1973 : Victoire du tandem Perón/Perón aux
élections présidentielles.
- 12 octobre 1973 : Juan Domingo Perón assume concrètement
la présidence.
- 1er juillet 1974-1976 : Mort de Perón. Sa femme Isabel, aidée
par son éminence grise, López Rega dit le « sorcier », enfoncent
le pays dans un règne de terreur rivalisant avec l’horreur
dictatoriale à venir.
- 24 mars 1976-1983 : Coup d’État des généraux, Jorge Rafael
Videla arrive au pouvoir. Il est relevé par Robert Eduardo Viola
en mars 1981 qui reste en poste jusqu’en décembre (Carlos
Lacoste lui succède pour onze jours au mois de décembre), puis
par Leopoldo Galtieri de décembre 1981 à juin 1982. L’échec
de la guerre des Malouines va obliger les militaires à entamer
une processus de démocratisation du pays. Entre juin et juillet
Alfredo Saint-Jean assure l’intérim, puis Reynaldo Bignone
jusqu’en décembre 1983, date à laquelle il ne peut faire
autrement que d’organiser des élections libres.
- 1983-1989 : Élections libres, Raúl Alfonsín de l’UCR est élu.
- 1989-1999 : Avec le péroniste Carlos Saúl Menem, débute la
« deuxième décennie infâme ».
- 1994 : Réforme constitutionnelle qui porte le mandat du
président de la République à quatre ans et le contraint à n’être
rééligible qu’une seule fois.
- 1999-2001 : Alliance politique entre l’UCR et le Frepaso
(front de centre gauche, créé au milieu des années 1990). C’est
Fernando de la Rúa, de l’UCR, qui devient président.
- 19 et 20 décembre 2001 : Argentinazo. Pour contrer les
émeutes de la faim qui se développent dans tous le pays depuis
plusieurs semaines et qui se rapprochent dangereusement de la
capitale, le président de la Rúa décide d’annoncer, le 19 au soir,
la mise en place de l’état d’urgence. Avant même la fin de cette
annonce, des marées humaines déferlent dans toutes les grandes
villes argentines. Ces manifestations vont rapidement se
transformer en insurrection. Pendant, une dizaine de jours, trois
présidents (Ramón Puerta, Adolfo Sáa, Eduardo Camaño) se
succèdent sans plus de succès, entraînant à chaque fois des
émeutes qui les destituent. Un gouvernement de transition se
met en place le 2 janvier 2002 avec à sa tête le péroniste
Eduardo Alberto Duhalde. Peu de temps après, il se voit obligé
de convoquer des élections pour mars 2003 suite à une nouvelle
vague de répression qui déferle sur le pays.
- 25 mai 2003 : La date est symbolique puisqu’elle correspond
à la date de déclaration d’indépendance de la République
argentine, le 25 mai 1810. Néstor Kirchner prête serment après
avoir été élu avec une légitimité de 22 % des voix. Carlos
Menem qui entendait s’opposer à lui pour le second tour, se
désiste peu de temps après. Kirchner, élu grâce à une coalition
de « centre gauche » nommée Frente Para la Victoria (FPV)
gouverne jusqu’à la fin de son mandat en 2007. Il prend par la
suite, la présidence du Parti justicialiste.
- 10 décembre 2007-2015 : Cristina Fernández de Kirchner,
femme du précédent, est élu à la tête du pays également avec
l’appui du FPV. Bien que Néstor n’assume plus la fonction,
l’impression générale est que le pays et géré en tandem. À tel
point que lorsque le 27 octobre 2010, Néstor Kirchner meurt
des suites d’une crise cardiaque, c’est un peu le président qui
disparaît. Malgré ce deuil, Cristina trouve son propre style et
est réélue en 2011 pour un deuxième mandat. En 2015, elle doit
abandonner le poste conformément à ce que stipule la
constitution. Ce sont les candidats du FPV Daniel Scioli
(gouverneur de la province de Buenos Aires, centre gauche) et
celui de Cambiemos (coalition de centre droit) Mauricio Macri
(gouverneur de la ville de Buenos Aires) qui caracolent en tête
des sondages pour cette élection.
- 22 novembre 2015 : Élection de Mauricio Macri à la
présidence de la République argentine, première alternance en
près de quatorze ans.
4. NOMBRE DE GRÈVES, TRAVAILLEURS
IMPLIQUÉS, JOURNÉES PERDUES ET
SALAIRES PERDUS ENTRE 1956 ET 1968
5. ORGANIGRAMME DU MOUVEMENT
SYNDICAL
SIGLES ET ACRONYMES

AAA ou Triple A : Alliance anticommuniste argentine


ACIEL : Association de coordination des institutions d’entrepreneurs libres
ADEF : Association des employés de pharmacie
AMA : Association maritime argentine ou Association minière argentine
ANA : Alliance nationaliste argentine
AOT : Association ouvrière du textile
APA : Association péroniste authentique
ARA : Association radiophonique argentine
ARP : Action révolutionnaire péroniste
ASA : Association syndicale argentine
ATSA : Association des travailleurs de la santé d’Argentine
CAOP : Confédération des associations orthodoxes péronistes
CC : Courant classiste
CCS : Conseil coordinateur et superviseur
CdeO : Commando d’organisation
CGE : Confédération générale économique
CGGMA : Confédération générale des gremios/Syndicats maritimes et
affinitaires
CGT : Confédération générale du travail
CGT-A : Confédération générale du travail-Argentine
CIOSL : Confédération internationale des organisations syndicales libres
CIP : Commission intersyndicale de presse
CLASC : Confédération latino-américaine des syndicats chrétiens
CNP : Commando national péroniste
CNSL : Confédération nationale des syndicats libres
CNT : Confédération nationale du travail (au choix, espagnole, colombienne
ou vénézuélienne)
CNU : Concentration nationale universitaire
COA : Confédération ouvrière argentine
COASI : Confédération ouvrière argentine des syndicats indépendants
CONADEP : Commission nationale des disparus
Conintes (plan) : Commotion interne de l’État
CORS : Commission ouvrière des relations syndicales
CSIL : Confédération internationale des syndicats libres
CTAL : Confédération des travailleurs latino-américains
CTERA : Confédération des travailleurs de l’éducation de la République
argentine
CUAR : Comités d’action pour l’universalité de Rome
EC : Le combattant
EGP : Armée guérillera du peuple
ENR : Armée nationale révolutionnaire
ELN : Armée de libération nationale (Argentine et Bolivie) ou Armée de
libération du Nord
EPLN : Armée péroniste de libération nationale
ERP : Armée révolutionnaire du peuple
FACA : Fédération anarcho-communiste argentine
FAI : Fédération anarchiste ibérique
FAL : Forces armées de libération
FAP : Forces armées péronistes
FAR : Forces armées révolutionnaires
FAS : Front anti-impérialiste et pour le socialisme
FATI : Fédération argentine des travailleurs de l’imprimerie
FGB : Fédération graphique de Buenos Aires
FIJL : Fédération ibérique des jeunesses libertaires
FIP : Front de gauche populaire
FLA : Fédération libertaire argentine
FOCN : Fédération ouvrière de la construction navale
FOF : Fédération des ouvriers ferroviaires
FOGRA : Fédération ouvrière gastronomique régionale argentine
FOPA : Fédération ouvrière du papier argentine
FORA : Fédération ouvrière régionale argentine
FOTIA : Fédération ouvrière des travailleurs de l’industrie du sucre
FOV : Fédération des ouvriers du vêtement
FPV : Front pour la victoire
FTSP : Fédération des travailleurs du spectacle public
FRECILINA : Front civique de libération nationale
FREJULI : Front justicialiste de libération
FRP : Front révolutionnaire péroniste
FTR : Front des travailleurs révolutionnaires
FUA : Fédération universitaire argentine
FUBA : Fédération universitaire de Buenos Aires
GAN : Grand accord national
GAR : Groupe anarchiste révolutionnaire
GOM : Groupe ouvrier marxiste
GOR : Groupe ouvrier révolutionnaire
GOU : Gouvernement, ordre, unité ou Groupe des officiers unis
GRN : Garde nationaliste restaurée
GT : Groupe de travail
IAME : Industries aéronautiques et mécaniques de l’État
IKA : Industries Kaiser Argentine
IP : Gauche péroniste
IS : Gauche socialiste
JCR : Junte de coordination révolutionnaire
JJL : Jeunesses justicialistes libertaires
JP ou JotaP : Jeunesse péroniste
JSP : Jeunesse syndicale péroniste
JTP : Jeunesses travailleuses péronistes
JUP : Jeunesses universitaires péronistes
LF : La Fraternité
LAC : Ligne anarcho-communiste
LPA : Ligue patriotique argentine
MIP : Mouvements des locataires péronistes
MIR : Mouvement de la gauche révolutionnaire (Chili et Argentine)
MNT : Mouvement nationaliste Tacuara
MNR : Mouvement national révolutionnaire (Bolivie)
MNRT : Mouvement national révolutionnaire Tacuara
MOFEP : Mouvement féministe populaire
MOU : Mouvement ouvrier unifié
MPDIS : Mouvement pour la démocratisation interne des syndicats
MR 17 : Mouvement révolutionnaire du 17 octobre
MRP : Mouvement révolutionnaire péroniste
MRS : Mouvement de récupération syndical
MSB : Mouvement syndical de base
MSB : Mouvement syndical combatif
MSTM : Mouvement des prêtres du tiers-monde. Se transforme en 1970 en
« pour le tiers-monde »
MUCS : Mouvement d’unité et de coordination syndicale
MVP : Mouvement villero péroniste
NI : Nouvelle Gauche
OA : Organisation anarchiste
OAR : Organisation anarchiste révolutionnaire
OCPO : Organisation communiste pouvoir ouvrier
OLA : Organisation pour la libération de l’Argentine
OLAS : Organisation latino-américaine de solidarité
ORIT : Organisation régionale inter-américaine des travailleurs
PAN : Parti autonomiste national
PB : Péronisme de base
PCA : Parti communiste argentin
PCML : Parti communiste marxiste-léniniste
PCR : Parti communiste révolutionnaire
PI : Parti indépendant
PJ ou Pjota : Parti justicialiste
PP : Parti péroniste
PPA : Parti péroniste authentique
PPF : Parti péroniste féminin
PR : Péronisme révolutionnaire
PRI : Parti révolutionnaire institutionnel (Mexique)
PRT : Parti révolutionnaire des travailleurs
PST : Parti socialiste des travailleurs
PURN : Parti unique de la révolution nationale
RL : Résistance libertaire
SAON : Syndicat argentin des ouvriers navals
SEGBA : Société électrique du Grand Buenos Aires
SIDE : Secrétariat du renseignement de l’État
SITRAC : Syndicat des travailleurs de Concord
SITRACAAF : Syndicat des travailleurs du caoutchouc et des métiers affiliés
SITRAFIC : Syndicat des travailleurs de Fiat-Caseros
SITRAGMD : Syndicat des travailleurs grands moteurs Diesel
SITRAM : Syndicat des travailleurs de Matefer
SMATA : Syndicat de mécaniciens et métiers affiliés du transport automoteur
SOEPU : Syndicat des ouvriers et employés pétrochimiques unis
SOS : Syndicat des ouvriers couturiers
SOIVA : Syndicat des ouvriers de l’industrie du vêtement et des métiers
affiliés
SUPA : Syndicat unique portuaire argentin
STP : Secrétariat au travail et aux prévisions
UES : Union des étudiants du secondaire
UCN : Union des constructeurs navals
UCR : Union civique radicale
UCR-I : Union civique radicale-Intransigeante
UCR-JR : Union civique radicale-Junte de renouvellement
UCRP : Union civique radicale du peuple
UF : Union ferroviaire
UFA : Union féministe argentine
UIA : Union industrielle argentine
UNES : Union nationale des étudiants du secondaire
UOCRA : Union ouvrière de la construction de la République argentine
UOM : Union ouvrière de la métallurgie
UOEM : Union des ouvriers et employés municipaux
USA : Union syndicale argentine
UTA : Union des tramways automoteurs
BIBLIOGRAPHIE

En dehors des ouvrages publiés en français, les citations et les


documents cités sont traduits par l’auteur.
4 e Censo General de la Nación (1947), Buenos Aires, Dirección Nacional del
Servicio Estadística.
Constitución de la Nación Argentina (1949), Imprimerie du Congrès de la Nation.
Abregú Virreira, Carlos Ernesto (2008), « La protección del aborigen en el 2° Plan
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Zapata, Francisco (1986), El conflicto sindical en América Latina, Mexico, El
Colegio de Méjico.
Zibechi, Raúl (2003), La Mirada Horizontal, Barracas/La Boca/Buenos Aires,
Tierra del Sur.

JOURNAUX CONSULTÉS

Acción Libertaria (organe de la FACA)


n° 68/2 e quinzaine de septembre 1943 (8 e année) ; 69/1 re quinzaine
d’octobre 1943 ; 70/2 e quinzaine d’octobre 1943 ; 71/1 re quinzaine de
novembre 1943 ; 72/2 e quinzaine de novembre 1943 ; 73/mars 1944 ;
74/mai 1944 ; 77/juillet 1944 ; 79/septembre 1944 ; 80/octobre 1944 ;
81/novembre 1944; 83/février 1945 (9 e année) ; 84/mars 1945 ;
86/septembre 1945 ; 87/novembre 1945 ; 89/décembre 1945 ;
90/février 1946 ; 91/mai 1946; 92/juillet 1946; 93/août 1946; 202/mai 1969;
203/juin 1969; 204/septembre 1969; 205/décembre 1969.
Cedinci
Publicaciones políticas y culturales argentinas (C. 1900-1986). Catálogo de
microfilms. Series I, II y III. 2007.
Clarín
Bosoer, Fabián (2009), « Augusto Vandor, el sindicalista que enfrentó a Perón »,
11 avril.
Nación (La)
Rédaction (2006), « Fabián Murió Ubaldini, el sinónimo de la CGT y de los paros
generales Fabián », 20 novembre.
Bufali, André (2004), « Después del asesinato de Vandor », 20 juillet.
Página 12
« El nacimiento de las 62 organizaciones : Entretien avec le journaliste syndical
Santiago Senén González », 17 décembre 2007.
Feinmann, José Pablo (2008), « El Cordobazo, pueblada y organización », 24 août,
supp. spéc., archives personnelles.
Porteño (El)
Protesta (La)
An LVII n° 8007-novembre 1955 ; 8008-1 re quinzaine de décembre 1955 ; 8009-
2 e quinzaine de décembre 1955 ; 8010-janvier 1956 ; 8011-1re quinzaine de
février 1956 ; 8012-2 e quinzaine de février 1956 ; an LVIII n° 8013- 1r e
quinzaine de mars 1956 (le journal passe de 4 à 8 pages) ; 8014-2 e quinzaine
de mars 1956 ; 8015-2 e quinzaine du mois d’avril 1956 (régulièrement La
Protesta ne peut publier pour cause de non approvisionnement en papier) ;
8016-1re quinzaine de juin 1956 (le journal a été fermée entre-temps) ; 8017-
1 re quinzaine de juillet 1956 ; 8018-2 e quinzaine de juillet 1955-an LVII
n° 8007-novembre 1955 ; 8008-1 re quinzaine de décembre 1955 ; 8009-2 e
quinzaine de décembre 1955 ; 8010-janvier 1956 ; 8011-1 re quinzaine de
février 1956 ; 8012-2 e quinzaine de février 1956 ; an LVIII n° 8013-1re
quinzaine de mars 1956 (le journal passe de 4 à 8 pages) ; 8014-2 e quinzaine
de mars 1956 ; 8015-2 e quinzaine du mois d’avril 1956 (régulièrement La
Protesta ne peut publier pour cause de non approvisionnement en papier) ;
8016-1 re quinzaine de juin 1956 (le journal a6) ; an LIX n° 8019-2 e quinzaine
d’août 1956 ; 8020-1 re quinzaine de septembre 1956 ; 8021- 2 e quinzaine de
septembre 1956 ; 8022-2 e quinzaine d’octobre 1956 ; 8023-1 re quinzaine de
novembre 1956 ; 8024-2 e quinzaine de décembre 1956 ; 8025-1 re quinzaine
de février 1957 ; 8026-2 e quinzaine de février 1957 ; 8027-2 e quinzaine de
mars 1957 (changement de format, La Protesta passe à un format A2 recto
verso, plié en deux, ce qui fait autant de colonnes que sur le précédent, sur 8
pages) ; 8028-2 e quinzaine d’avril 1957 ; 8029- 1 re quinzaine de mai 1957 (n°
exceptionnel pour le 1 er mai) ; 8030-2 e quinzaine de mai 1957 ; an LX
n° 8031-2 e quinzaine de juin 1957 ; 8032-1 re quinzaine de juillet 1957 ; 8033-
2 e quinzaine de juillet 1957 ; 8034-2 e quinzaine d’août 1957 ; 8035-1 re
quinzaine de septembre 1957 ; 8036-1 re quinzaine d’octobre 1957 ; 8037-2e
quinzaine de novembre 1957 ; 8038-1 re quinzaine de décembre 1957 ; 8039-
1 re quinzaine de janvier 1958 ; 8040 manquant ; 8041-1 re quinzaine
d’avril 1958 ; 8042-1 re quinzaine de mai 1958 ; 8043-2 e quinzaine de
mai 1958 ; an LXI n° 8044-2 e quinzaine de juin 1958 ; 8045-2 e quinzaine de
juillet 1958 ; 8046-2 e quinzaine d’août 1958 ; 8047-2 e quinzaine de
septembre 1958 ; 8048-2 e quinzaine d’octobre 1958 ; 8049-1 re quinzaine de
novembre 1958 ; 8050-2 e quinzaine de novembre 1958 ; 8051-1 re quinzaine
de décembre 1958 ; 8052-2 e quinzaine de décembre 1958 ; 8053 manquant ;
8054-1 re quinzaine d’avril de 1959 ; an LXII n° 8055 manquant ; 8056-juillet
1959 (notons que ce n° change de nouveau de format et augmente sa
pagination : 12 pages, mais il devient mensuel) ; 8057-août 1959 ; 8058-
septembre 1959 ; n° 59 au n° 62 inclus manquants ; 8063-mars1960 (le
journal repasse à 8 pages, tout en restant mensuel) ; 8064-avril 1960 (de
nouveau 12 pages) ; 8065-mai 1960 ; 8066-juin 1960 ; an LXIII n° 8067-août
1960 ; 8068-septembre 1960 ; 8069-novembre 1960 ; 8070 décembre 1960 ;
807-janvier 1961 ; 8072-mars 1961 ; 8073 avril 1961 ; an LXIV n° 8074-juin
1961 ; 8075 et 8076 manquants ; 8077-octobre 1961 ; 8078-novembre 1961 ;
8079 manquant ; 8080 mai 1962 ; an LXV 8082 septembre 1962 ; an LXXI
80110 août 1968 ; 8111 décembre 1968 ; an LXXII 8112 avril de 1969 ;
8113-juin de 1969.
Semanario CGT
Tucuman Hoy
Espasande, Mara, « Morìa sorpresivamente el notable gremialista Amado Olmos :
Un día como hoy pero de 1968 », 26 janvier 2012.

DOCUMENTS AUDIOS ET VIDÉOS

De Memoria : Testimonios, textos y otras fuentes sobre el terrorismo de Estado en


Argentina. Trois volumes : La primavera de los pueblos ; 24 de marzo de
1976 : El golpe y el terrorismo de Estado ; 1983 : la transición democrática y
el camino hacia la justicia, Página/12 y gobBsAs, secretaria de educación.
2005.
Ayles, Violeta et Ximena Da Costa (2006), « Gauchos y Montoneras. Argentina
siglo XIX », La Hidra de mil cabezas, scénario radiophonique n° 3,
www.lahidrademilcabezas.com.ar/Guiones.htm
Ayles, Violeta et Ximena Da Costa, Luciana Vega d’Andre (2006), « Mendozazo :
La lucha del pueblo en las calles. 1972 », La Hidra de Mil Cabezas, scénario
radiophonique n° 10, www.lahidrademilcabezas.com.ar/Guiones.htm.
Desanzo, Juan Carlos (1996), Eva Perón, 114 minutes.
Hidalgo, Romina et coll. (2006), « Movimiento de sacerdotes para el tercer mundo
(Argentina, 1967-1976). La Hidra de mil cabezas », scénario radiophonique
n° 7, www.lahidrademilcabezas.com.ar/Guiones.htm
Landgraeber, Wolfgang (1992), Panteón Militar, 90 minutes.
Robin, Marie-Monique (2003), Les escadrons de la mort : L’école française, Idéale
Audience, 60 minutes.
Rovito, Óscar (1973), Cancionero para la Liberación, El Ortiba.
Solanas, Fernando E. (1968), La Hora de los hornos, CineSur, 208 minutes.
Solanas, Fernando E. (2008), La Próxima estación : Historia y reconstrucción de
los ferrocarriles, CineSur. 115 minutes.
Uruoste, Federico (2003), Rebelión, 90 minutes.
Chants et slogans de la résistance, www.elortiba.org/cantitos.html, consulté en
septembre 2013.

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