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L’APPEL
1940 - 1942
LA PENTE
Quand j'entrai dans l'armée, elle était une des plus grandes
choses du monde. Sous les critiques et les outrages qui lui
étaient prodigués, elle sentait venir avec sérénité et, même, une
sourde espérance, les jours où tout dépendrait d'elle. Après
Saint-Cyr, je fis, au 33° Régiment d'Infanterie, à Arras, mon
apprentissage d'officier. Mon premier colonel, Pétain, me
démontra ce que valent le don et l'art de commander. Puis,
tandis que l'ouragan m'emportait comme un fétu à travers les
drames de la guerre : baptême du feu, calvaire des tranchées,
assauts, bombardements, blessures, captivité, je pouvais voir la
France, qu'une natalité déficiente, de creuses idéologies et la
négligence des pouvoirs avaient privée d'une partie des moyens
nécessaires à sa défense, tirer d'elle-même un incroyable effort,
suppléer par des sacrifices sans mesure à tout ce qui lui
manquait et terminer l’épreuve dans la victoire. Je pouvais la
voir, aux jours les plus critiques, se rassembler moralement, au
début sous l'égide de Joffre, à la fin sous l'impulsion du
« Tigre ». Je pouvais la voir, ensuite, épuisée de pertes et de
ruines, bouleversée dans sa structure sociale et son équilibre
moral, reprendre d'un pas vaillant sa marche vers son destin,
alors que le régime reparaissant tel qu'il était naguère et reniant
Clémenceau, rejetait la grandeur et retournait à la confusion.
Pour finir, j'en appelais à l'État. Pas plus qu'aucun autre corps,
l'armée, en effet, ne se transformerait d'elle-même. Or, le corps
spécialisé devant amener de profonds changements dans
l'institution militaire, en même temps que dans la technique et
la politique de la guerre, c'était aux pouvoirs publics qu'il
incombait de le créer. Certes, il y faudrait, cette fois encore, un
Louvois ou un Carnot. D'autre part, une pareille réforme ne
pouvait être qu'une partie d'un tout, un élément dans l'effort de
rénovation du pays. Si cette refonte nationale devait
commencer par l'armée, il n'y aurait là rien que de conforme à
l'ordre naturel des choses. Alors, dans le dur travail qui doit
rajeunir la France, son armée lui servira de recours et de
ferment. Car l'épée est l'axe du monde et la grandeur ne se
divise pas. »
Il est vrai que, sur quelque cent cinquante chars dont je dispose,
à présent, trente seulement sont du type B et armés de 75, une
quarantaine du type D2 ou de marque Somua avec de petits
canons de 47, et que le reste : Renault 35 n'a que des pièces
courtes de 37, efficaces tout au plus jusqu'à six cents mètres. Il
est vrai que, pour les Somuas, chaque équipage est formé d'un
chef de char qui n'a jamais tiré le canon et d'un conducteur qui
n'a pas fait quatre heures de conduite. Il est vrai que la division
comporte un seul bataillon d'infanterie, transporté, d'ailleurs, en
autobus et, de ce fait, vulnérable à l'extrême au cours de ses
déplacements. Il est vrai que l'artillerie vient d'être constituée au
moyen de détachements fournis par de multiples dépôts et que
beaucoup d'officiers font la connaissance de leurs hommes
littéralement sur le champ de bataille. Il est vrai qu'il n'y a pas,
pour nous, de réseau radio et que je ne puis commander qu'en
dépêchant des motocyclistes aux échelons subordonnés et,
surtout, en allant les voir. Il est vrai qu'il manque à toutes les
unités beaucoup des moyens de transport, d'entretien, de
ravitaillement qu'elles devraient, normalement, comporter.
Cependant, il se dégage, déjà, de cet ensemble improvisé, une
impression d'ardeur générale. Allons ! les sources ne sont pas
taries.
D'un seul coup, était tombée sur ses épaules une charge
écrasante qu'au surplus il n'était pas fait pour porter. Quand il
avait, le 20 mai, pris le commandement suprême, c'était trop
tard, sans nul doute, pour gagner la bataille de France. On peut
penser que le général Weygand s'en aperçut avec surprise.
Comme il n'avait jamais envisagé les possibilités réelles de la
force mécanique, les effets immenses et subits des moyens de
l'adversaire l'avaient frappé de stupeur. Pour faire tête au
malheur, il eût fallu qu'il se renouvelât ; qu'il rompît, du jour au
lendemain, avec des conceptions, un rythme, des procédés, qui
ne s'appliquaient plus; qu'il arrachât sa stratégie au cadre étroit
de la Métropole; qu'il retournât l'arme de la mort contre
l'ennemi qui l'avait lancée et mît dans son propre jeu l'atout des
grands espaces, des grandes ressources et des grandes vitesses,
en y englobant les territoires lointains, les alliances et les mers.
Il n'était pas homme à le faire. Son âge, sans doute, s'y opposait
ainsi que sa tournure d'esprit, mais, surtout, son tempérament.
Pour ces exilés, la France Libre, qui, elle, n'avait rien, était une
intéressante expérience. Mais elle attirait surtout les plus
inquiets et les plus malheureux, tels les Polonais et les
Tchèques. À leurs yeux, nous qui restions fidèles à la tradition
de la France, représentions, par là même, une espérance et un
pôle d'attraction. En particulier, Sikorski et Benès, tout
ombrageux qu'ils fussent au milieu des intrigues et des
susceptibilités qui compliquaient pour eux le malheur,
établirent avec moi des rapports constants et suivis. Jamais
peut-être, mieux qu'au fond de cc gouffre, je n'ai senti cc
qu'était, pour le monde, la vocation de la France.
Pourtant, quoi que pussent faire les Anglais, et, avec eux, les
Français Libres, l'initiative stratégique appartenait toujours à
l'ennemi. C'est de lui que dépendait l'orientation de la guerre.
Faute de pouvoir envahir l'Angleterre, allait-il déferler sur
l'Afrique du Nord par Suez et par Gibraltar? Ou bien voudrait-il
régler leur compte aux Soviets ? En tout cas, des signes
annonçaient qu'il allait déclencher l'une ou l'autre de ces
entreprises. Quelle que fût l'éventualité, les dispositions arrêtées
par nous permettraient, pensions-nous, à la France Libre
d'engager utilement ce qu'elle avait de forces. Mais, en outre et
malgré l'affreuse faiblesse dans laquelle nous nous débattions,
j'étais résolu, devant chacun des problèmes que poserait au
monde la nouvelle offensive de l'Allemagne et de ses alliés, à
parler au nom de la France et à le faire comme il convenait.
Dans ces conditions, ce que nous pouvions faire, et qui fut fait,
c'était, d'abord, notifier partout que la France Libre tiendrait
pour nul et non avenu tout abandon que le gouvernement de
Vichy consentirait en Indochine. C'était, aussi, sans que nos
amis y ralliassent la politique et la doctrine de Vichy, ne pas
gêner par des mouvements intérieurs la résistance que les
autorités locales voudraient éventuellement opposer aux
Japonais et aux Siamois. C'était, encore, concerter notre action
dans le Pacifique avec celle des autres puissances menacées et
tâcher, -- mais en vain, -- d'obtenir, au profit de l'Indochine, une
médiation conjointe de l'Angleterre, des États-Unis et de la
Hollande. C'était, enfin, organiser la défense de la Nouvelle-
Calédonie et de Tahiti en commun avec l'Australie et la
Nouvelle-Zélande.
Mais dont j'eus, aussi, à subir les étreintes. Car, c'était une rude
épreuve que de résister à la machine britannique, quand elle se
mettait en mouvement pour imposer quelque chose. A moins
d'en avoir fait, soi-même, l'expérience, on ne peut imaginer
quelle concentration des efforts, quelle variété de procédés,
quelle insistance pressante ou menaçante les Anglais étaient
capables de déployer pour obtenir satisfaction.
Je dois dire qu'il les subissait avec une noble sérénité. A tel
point qu'il maintenait son quartier général au Caire, où elles
l'enserraient de toutes parts. C'est au cœur de cette ville
grouillante, dans le tumulte et la poussière, entre les murs d'un
petit bureau surchauffé par le soleil, que l'assaillaient
continuellement des interventions extérieures à son domaine
normal de soldat. Et voici que j'arrivais, incommode et pressant,
bien résolu à résoudre, pour le compte de la France, des
problèmes qui mettaient en cause les Britanniques et d'abord,
leur commandant en chef.
En tout cas, à partir de là, les choses prirent une autre tournure.
Larminat put, avec ses adjoints, se rendre dans celles des unités
qui n'étaient pas encore embarquées et adresser hâtivement aux
officiers et aux hommes l'appel du dernier moment. Catroux eut
la faculté de voir certains fonctionnaires qu'il désirait
personnellement garder. Moi-même reçus maintes visites.
Finalement, les ralliements se montèrent à cent vingt-sept
officiers et environ six mille sous-officiers et soldats, soit la
cinquième partie de l'effectif des troupes du Levant. En outre,
les éléments syriens et libanais, totalisant deux cent quatre-
vingt-dix officiers et quatorze mille hommes, furent aussitôt
reconstitués. Mais vingt-cinq mille officiers, sous-officiers et
soldats de l'armée et de l'aviation françaises nous étaient, en
définitive, arrachés, alors que le plus grand nombre aurait, sans
nul doute, décidé de nous joindre, si nous avions eu le temps et
les moyens de les éclairer. Car ceux des Français qui
regagnaient la France avec la permission de l'ennemi, renonçant
à la possibilité d'y rentrer en combattant, étaient, je le savais,
submergés de doute et de tristesse. Quant à moi, c'est le cœur
étreint que je regardais en rade les navires de transport que
Vichy avait expédiés et les voyais, une fois remplis, disparaître
sur la mer, emportant avec eux une des chances de la patrie.
Nous étions assez bien informés de l'état des esprits dans l'île
par les volontaires qui, de temps en temps, parvenaient à s'en
évader et par les équipages des navires qui y faisaient escale.
L'armistice de 1940 y avait été, d'abord, mal accueilli. Le
gouverneur général de Coppet n'aurait pas eu de peine, alors, à
se joindre à la France Libre, s'il avait donné suite à ses propres
déclarations. Mais il ne s'y était pas décidé. Vichy l'avait relevé
presque aussitôt par Cayla, lequel, assisté du général d'aviation
Jeaunaud, s'était appliqué à endormir l'esprit de résistance,
avant de céder lui-même la place au gouverneur général Annet.
Pétain serait obéi s'il prescrivait de laisser faire les Japonais à
Madagascar. Il le serait aussi s'il ordonnait de résister à un
débarquement allié. Or, un jour ou l'autre, les Anglo-Saxons
voudraient s'assurer de l’île. Mais alors, étant donné les
impulsions traditionnelles de la politique britannique, tout
commandait à la France Libre d'être présente à l'opération.
Cet homme, jeune encore, mais dont la carrière avait déjà formé
l'expérience, était pétri de la même pâte que les meilleurs de
mes compagnons. Rempli, jusqu'aux bords de l'âme, de la
passion de la France, convaincu que le « gaullisme » devait
être, non seulement l'instrument du combat, mais encore le
moteur de toute une rénovation, pénétré du sentiment que l'État
s'incorporait à la France Libre, il aspirait aux grandes
entreprises. Mais aussi, plein de jugement, voyant choses et
gens comme ils étaient, c'est à pas comptés qu'il marcherait sur
une route minée par les pièges des adversaires et encombrée des
obstacles élevés par les amis. Homme de foi et de calcul, ne
doutant de rien et se défiant de tout, apôtre en même temps que
ministre, Moulin devait, en dix-huit mois, accomplir une tâche
capitale. La résistance dans la Métropole, où ne se dessinait
encore qu'une unité symbolique, il allait l'amener à l'unité
pratique. Ensuite, trahi, fait prisonnier, affreusement torturé par
un ennemi sans honneur, Jean Moulin mourrait pour la France,
comme tant de bons soldats qui, sous le soleil ou dans l'ombre,
sacrifièrent un long soir vide pour mieux « remplir leur matin ».
Ces effectifs ont, pour la moitié, été recrutés parmi les éléments
de la marine qui, en 1940, se trouvaient en Angleterre. Au
Gabon, au Levant, certains nous ont ralliés après nous avoir
combattus. Il en fut de même de l'équipage du sous-marin Ajax
coulé devant Dakar, du sous-marin Poncelet, sabordé devant
Port-Gentil, de l'aviso Bougainville que nous avons dû mettre
hors de cause en rade de Libreville. Quelques éléments d'active
nous rejoignent de temps en temps, à partir de la Métropole, de
l'Afrique du Nord, d'Alexandrie, des Antilles, d'Extrême-
Orient. La marine engage tout ce qu’elle peut de jeunes
Français en Angleterre, en Amérique, au Levant, en Égypte, à
Saint-Pierre. Enfin, les navires marchands fournissent aux
forces navales une large part de leur personnel.
Cela n'a pas été sans peine. Au début, nos alliés ne se souciaient
guère d'une aviation française libre. Allant au plus pratique et
au plus pressé, ils accueillaient dans leurs unités quelques-uns
de nos pilotes. Mais ils ne nous offraient rien que d'incorporer
dans la Royal Air Force nos volontaires de l'aviation. Je n'y
pouvais consentir. Aussi, la destination des nôtres était-elle,
pendant près d'un an, restée indéterminée. Certains, groupés en
escadrilles françaises de fortune, avaient pu participer aux
combats aériens d'Erythrée et de Libye. D'autres,
provisoirement adoptés par des « squadrons » anglais, prenaient
part à la bataille d'Angleterre. Mais la plupart, faute de matériel,
d'organisation, d'entraînement, se morfondaient en marge des
bases de Grande-Bretagne ou d'Egypte.