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XVII

Hypostase, émanation et bithéisme


dans le judaïsme antique :
des catégories entre théologie et mystique

par José Costa

Dans cette étude, nous poserons essentiellement une question :


peut-on employer les notions d’émanation et d’hypostase à propos
du judaïsme des premiers siècles de l’ère courante, rabbinique ou non
rabbinique ? Il est important de préciser dès le début ce que nous
entendons par ces deux notions, dont le sens est loin d’aller de soi.
Par le terme d’hypostase, nous désignons une entité issue de Dieu,
mais dotée, elle aussi, d’un statut divin. L’émanation est le processus
par lequel l’hypostase est issue de Dieu. Elle suppose un rapport de
continuité entre Dieu et ce qui provient de lui, alors que la création
implique au contraire la discontinuité. On soutient généralement que
les notions d’émanation et d’hypostase ont pénétré la pensée juive à
une date assez tardive, à l’époque médiévale et sous l’influence de la
philosophie arabe. Nous commencerons par rappeler les grandes lignes
de cette opinion traditionnelle, avant d’en montrer les difficultés et
les limites. La suite de notre développement proposera une nouvelle
hypothèse, celle d’une présence beaucoup plus ancienne des notions
d’émanation et d’hypostase dans le judaïsme et insistera sur une autre
question, directement liée à cette hypothèse, celle du bithéisme juif.

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L’opinion traditionnelle sur l’apparition


des notions d’émanation et d’hypostase
dans le judaïsme

On soutient généralement que les deux notions d’hypostase et


d’émanation se rencontrent pour la première fois dans le néoplato-
nisme, dont la première figure marquante est Plotin. Celui-ci emploie
les termes hupostasis (« hypostase ») et proodos (« émanation »), en leur
donnant le sens que nous avons précisé dans l’introduction. Le terme
hupostasis est même employé cent vingt fois dans les Ennéades 1. L’Un
est la source d’une première hypostase, qui procède ou émane de
lui : l’intelligence. Celle-ci est la source d’une deuxième hypostase,
celle de l’âme.
Les notions d’hypostase et d’émanation, dans leur lecture néopla-
tonicienne, auraient joué un rôle important dans l’élaboration du
dogme trinitaire. Le Fils est « engendré (c’est-à-dire émané), non
pas créé » et Dieu a « une seule substance », mais « trois hypostases »
qui sont les trois personnes de La Trinité 2. Leur introduction dans
le judaïsme est plus tardive, elle est étroitement liée à l’apparition
d’une philosophie arabo-musulmane, d’inspiration néoplatonicienne,
à partir des viiie-ixe siècles 3. La notion d’émanation est essentielle
dans les pensées d’Al-Fārābī, Ibn Sīnā et Maïmonide. Le terme arabe
fayḍ, utilisé par ces trois auteurs, est traduit en hébreu par shefa‘. Les
théologiens ou les philosophes des trois monothéismes articulent de
manière diverse la création biblique et l’émanation néoplatonicienne 4.
On peut d’ailleurs se demander si une telle articulation existe chez
Maïmonide et pourquoi l’émanation (traitée dans le chapitre xii de
la deuxième partie du Guide des perplexes) n’est pas intégrée dans la

1. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme. Triade plotinienne et trinité


chrétienne, Paris, Beauchesne, 1992, p. 138.
2. Sur les détails de cette construction théologique, voir le grand livre d’Harry
Austryn Wolfson, The Philosophy of the Church Fathers, vol. I, Faith, Trinity,
Incarnation, Cambridge, Harvard University Press, 1956.
3. Voir l’article « Emanation », in Encyclopaedia Judaica, Detroit, Macmillan,
2006 (nouvelle version disponible sur internet à l’adresse suivante : jewishvirtualli-
brary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0006_0_05915.html).
4. Voir par exemple Harry Austryn Wolfson, « The Identification of Ex
Nihilo with Emanation in Gregory of Nissa », Harvard Theological Review, t. LXIII,
1970, p. 53-60 et Alexander Altmann, en collaboration avec Samuel M. Stern, Isaac
Israeli : A Neoplatonic Philosopher of the Early Tenth Century, Chicago, University
of Chicago Press, 2009, p. 171-180.

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liste des trois grands modèles cosmologiques que présente le Rambam


(dans le chapitre xiii de la même partie du Guide). La kabbale a
certainement emprunté la notion d’émanation à la philosophie juive.
Elle la désigne par le terme de aṣilut/aṣiluta 5. Les sefirot de la kabbale
médiévale et par la suite les « visages » (parṣufim), de la kabbale luria-
nique, qui sont des configurations de sefirot, peuvent être considérés
comme des hypostases 6.

Critique de l’opinion traditionnelle

Plusieurs spécialistes du néoplatonisme éprouvent des réserves à


parler d’émanation pour Plotin ou à lui donner une place centrale
dans l’explication de sa philosophie. La notion d’émanation serait plus
une métaphore qu’un véritable concept 7 ou elle n’est pas si aisée que
cela à distinguer de la notion de création, si bien qu’on pourrait aussi
parler chez Plotin d’une « métaphysique de la création 8 ». Certains
enfin affirment qu’on ne trouve pas vraiment de terme dans le grec
de Plotin, qui corresponde à cette notion 9. Plotin n’est pas le premier
philosophe à employer le terme d’hypostase et il est loin de l’utiliser
systématiquement dans le même sens 10.
Le terme d’hypostase est déjà mentionné par des auteurs chré-
tiens avant Plotin 11. Pour prouver l’influence néoplatonicienne sur
les spéculations trinitaires, on cite souvent le titre du traité V des
Ennéades : « Les trois hypostases ». Or, ce titre (comme celui des
autres Ennéades) n’est pas de Plotin et celui-ci ne parle jamais de

5. Voir par exemple Zohar, I, 22 a qui distingue adam da-aṣiluta, « l’homme


de l’émanation » et adam di-beri’a, « l’homme de la création ».
6. Il est cependant possible d’interpréter les sefirot autrement qu’en termes
d’hypostase, voir Moshe Idel, La cabale. Nouvelles perspectives, Paris, Cerf, 2007,
p. 275-313.
7. Voir Hermann F. Müller, « Plotinische Studien I. I. Ist die Metaphysik des
Plotinos ein Emanationssystem ? », Hermes, t. XLVIII, 1913, p. 408-425.
8. Voir Fernand Brunner, « Création et émanation : fragment de philosophie
comparée », Studia Philosophia, t. XXXIII, 1973, p. 33-63 et Lloyd P. Gerson,
« Plotinus’s Metaphysics : Emanation or Creation ? », The Review of Metaphysics,
t. XLVI, 1993, p. 559-574.
9. Voir Luc Brisson, « Les traditions platoniciennes et aristotéliciennes », in
Philosophie grecque, M. Canto-Sperber (dir.), Paris, PUF, 1997, p. 619.
10. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme…, p. 139-159.
11. Voir ibid., p. 123.

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« trois hypostases », l’Un n’étant pas une hypostase 12. Tout ce que
l’on peut dire est que ce titre a facilité la récupération de l’œuvre de
Plotin dans un sens trinitaire par certains Pères de l’Église 13. Origène
parlait déjà de trois hypostases, avant la composition des Ennéades 14.
Même si l’importance de la notion d’émanation dans la philo-
sophie juive médiévale est incontestablement due à l’influence des
philosophes arabes, les doutes, que nous venons de rappeler concer-
nant Plotin lui-même et son influence éventuelle sur les théologiens
chrétiens, invitent à se demander s’il ne faut pas revoir l’hypothèse
traditionnelle à la racine et placer le judaïsme en amont de l’histoire
des notions d’émanation et d’hypostase et non en aval. En d’autres
termes, le rapport du judaïsme à ces deux notions serait beaucoup
plus ancien qu’on ne le pense généralement.

Une nouvelle hypothèse

Le terme hupostasis est connu des sources juives antiques, puisqu’il


est utilisé par la Septante, Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe et le
Nouveau Testament. Tatien et la gnose ne l’ignorent pas non plus.
On estime cependant souvent que ces emplois juifs, chrétiens et
gnostiques anciens sont de peu d’intérêt pour comprendre l’utilisation
ultérieure du terme ou de la notion correspondante dans les écrits de
Plotin, les spéculations trinitaires et le judaïsme médiéval 15. Cette
discontinuité n’est pourtant pas si évidente et la familiarité précoce des
juifs et des chrétiens avec le terme n’est certainement pas à négliger.
Plusieurs spécialistes du judaïsme ancien estiment en tout cas que
la notion d’hypostase est indispensable pour comprendre un certain
nombre de textes ou de représentations relevant de leur domaine.
Azzan Yadin s’est intéressé aux versets bibliques où l’on trouve la
racine DBR au schème réfléchi hitpa‘ el (midabber, « il se parle »).
Il y voit une conception particulière de la voix divine (qol ) comme
hypostase, assurant un rôle médiateur entre Dieu et les hommes 16.

12. Voir ibid., p. 9-12.


13. Voir ibid., p. 18-22.
14. Voir ibid., p. 13.
15. Voir Helmut Köster, « Hupostasis », in Theologisches Wörterbuch zum Neuen
Testament, t. VIII, Stuttgart, Kohlhammer, 1969, p. 571-588.
16. Azzan Yadin, « ‫ לוק‬as Hypostasis in the Hebrew Bible », Journal of Biblical
Literature, t. CXXII, 2003, p. 601-626.

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Selon Joseph Milik, un pesher qumrânien considère Melchisédec


comme une hypostase 17.
Plusieurs commentateurs ont qualifié le logos philonien d’hypos-
tase et/ou d’émanation. Erwin Goodenough, par exemple, décrit
ce logos comme un rayon de lumière (Light-Stream), constitué de
plusieurs émanations ou puissances, qu’il n’hésite pas à rapprocher
des sefirot de la kabbale 18. La sagesse de Pr 8 est très présente dans la
littérature juive de l’époque du Second Temple, mais elle n’est pas
comprise de la même manière dans tous les milieux juifs. Comme
le souligne Gabriele Boccaccini, la sagesse est une entité créée dans
l’Ecclésiastique ou encore dans le livre de Baruch, alors qu’elle est une
hypostase, décrite en termes d’émanation de lumière dans la Sagesse
de Salomon et chez Philon (où elle tend à se confondre avec le logos 19).
Cette sagesse hypostasiée a connu par la suite un double effacement
dans le christianisme et le judaïsme rabbinique 20. Ce dernier utilise
souvent le terme de Shekhina pour désigner la présence de Dieu ou le
fait qu’il réside en un certain lieu. Plusieurs commentateurs modernes
voient dans la Shekhina une hypostase et/ou une émanation de la
divinité 21. Le texte suivant est particulièrement parlant :

Rabbi Yehoshua‘ ben Sikhnin [a dit] au nom de Rabbi Lévi (290-320) :


À quoi ressemble la tente du rendez-vous ? À une grotte qui se trouve au
bord de la mer. [Quand] la mer monte, elle inonde la grotte. [Celle-ci] se
remplit à partir de la mer et la mer ne connaît pas de diminution [de son
eau]. De même, la tente du rendez-vous se remplit de l’éclat de la Shekhina,
c’est pourquoi il est dit : « Et ce fut le jour où Moïse acheva d’ériger la
Demeure 22 […]. » [Nb 7, 1]

17. Joseph Milik, « Milkî-Sedeq et Milkî-Resha’ dans les anciens écrits juifs
et chrétiens », Journal of Jewish Studies, t. XXIII, 1972, p. 125. Le texte commenté
est 11Q Melkisedeq (11Q 13, II).
18. Erwin Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism,
New Haven, Yale University Press, 1935, p. 359-369.
19. Voir Si 1, 4 ; Ba 3, 9-4, 4 ; Sg 1, 7 et 7, 25-26 ; De somniis, I, 75 et De fuga
et inventione, 110.
20. Voir Gabriele Boccaccini, « Hellenistic Judaism. Myth or Reality ? », in
Jewish Literatures and Cultures. Context and Intertext, A. Norich et Y. Z. Eliav (dir.),
Providence, Brown Judaic Studies, 2008, p. 55-76.
21. Voir Arnold M. Goldberg, Untersuchungen über die Vorstellung von der
Schekhinah in der frühen rabbinischen Literatur, Berlin, W. de Gruyter, 1969, p. 1-7.
22. Pesiqta de-rab Kahana, 1, Paris, Alliance israélite universelle, ms. H 47 A.
Il n’est pas sûr que la citation de Nb 7, 1 ait un rapport direct avec l’enseignement

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Le texte compare la relation entre la Shekhina et Dieu à celle qui


existe entre la mer et une grotte inondée par ses flots. La surabon-
dance de la mer fait qu’elle peut céder une partie de son eau, sans
connaître une quelconque perte ou diminution. De même Dieu peut
céder une partie de sa lumière dans la Shekhina, sans qu’il y ait de
lacune dans son « être ». L’idée de la surabondance créatrice, le motif
de la lumière, la comparaison avec les flots de la mer sont familiers
des lecteurs de Plotin 23.
L’amora palestinien Rabbi Shemu’el bar Naḥmani (290-320)
soutient que « le Saint, béni soit-Il, s’est enveloppé » dans la lumière
du premier jour « comme dans un manteau et il a fait briller (hibhiq)
l’éclat de sa splendeur (ziw hadaro) d’une extrémité du monde à
l’autre 24 ». Pour Valentin Aptowitzer et Alexander Altmann, cette
tradition relève clairement d’une cosmologie de l’émanation, que l’on
peut rapprocher des passages philoniens sur le logos 25. Les versions les
plus tardives de la tradition voient dans la lumière émanée la matière
première de la création du monde et là aussi le rapprochement avec
le logos de Philon est pertinent 26. La suite du texte évoque une autre
conception de l’origine de la lumière :

Rabbi Berekhya a dit au nom de Rabbi Yiṣḥaq [290-320] : C’est à partir


du lieu du Temple que la lumière a été créée, c’est ce qui est écrit en Ez 43,
2 : « [Et] voici que la gloire du Dieu d’Israël vient de la voie de l’Orient 27,
sa voix est comme la voix d’eaux nombreuses et la terre resplendit (he’ira)
de sa gloire » et sa gloire n’est [autre] que le Temple, comme tu [peux le]
lire 28 [en Jr 17, 12] : « Un trône de gloire, élevé dès l’origine, [ainsi est] le
lieu de notre sanctuaire 29. »

qui précède, à moins que le verbe « achever » (kallot) soit mis en relation avec la
plénitude (l’idée de totalité : kol ) de la lumière divine.
23. Voir Émile Bréhier, La philosophie de Plotin, Paris, Vrin, 1999, p. 42-43.
24. Be-ret Rabba, 3 :4, Vatican, ms. heb., 60.
25. Valentin Aptowitzer, « Zur Kosmologie der Aggada. Licht als Urstoff »,
Monatsschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentums, t. LXXII, 1928,
p. 363-370 ; Alexander Altmann, « A Note on the Rabbinic Doctrine of Creation »,
Journal for Jewish Studies, t. VII, 1956, p. 195-206.
26. Voir José Costa, « Émanation et création : le motif du manteau de lumière
revisité », Journal for the Study of Judaism, t. XLII, 2011, p. 244-248.
27. Le commentateur rapproche la « voie de l’Orient » (derekh qadim) des
« jours de la création » (yeme qedem).
28. Littéralement : « dire ».
29. Be-ret Rabba, 3 :4, Vatican, ms. heb., 60.

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Rabbi Shemu’el bar Naḥmani évoque « l’éclat de la splendeur » de


Dieu (ziw hadaro) et Rabbi Yiṣḥaq « la gloire de Dieu » (kebod elohe
yisra’el ). Or, les termes « splendeur » et « gloire » sont souvent appliqués
par les rabbins à la Shekhina 30. Les deux rabbins auraient donc comme
point commun l’identification de la lumière du premier jour avec celle
de la Shekhina, et ils seraient en désaccord sur la nature profonde de
cette entité. Selon Rabbi Shemu’el bar Naḥmani, la Shekhina serait
une entité issue de Dieu par émanation et elle-même divine. Selon
Rabbi Yiṣḥaq, la Shekhina serait une entité créée, entièrement distincte
de Dieu 31. En identifiant la Shekhina avec la deuxième lumière que
Dieu a fait rayonner au moment de la création, Rabbi Shemu’el bar
Naḥmani combinerait à la fois les notions d’émanation et d’hypostase.
Selon Guy Stroumsa, la notion d’hypostase a également un lien
avec les débats qui existaient au sein des juifs du ier siècle sur les
anthropomorphismes bibliques. Certains groupes juifs, qui souhai-
taient éviter d’appliquer à Dieu ces anthropomorphismes, les ont
reportés sur une figure angélique, voire archangélique, qui constitue
une véritable hypostase de la divinité. Un Dieu conçu comme fonda-
mentalement invisible se révèle de manière visible par son hypostase
archangélique 32.
La présence des notions d’hypostase et d’émanation dans les
sources juives relève souvent de la mystique. Goodenough est, par
exemple, convaincu que l’œuvre de Philon est une sorte de mystère
juif, le logos médiateur étant la lumière salvatrice à laquelle l’initié
doit s’unir pour obtenir le salut 33. L’opinion de Rabbi Shemu’el bar
Naḥmani sur l’origine de la lumière est dite dans un murmure, ce qui
est un indice clair de son caractère ésotérique. Le statut particulier du
motif du manteau lumineux serait confirmé selon Gershom Scholem
par la littérature mystique de la merkaba, où il apparaît plusieurs fois.

30. Le lien entre les deux conceptions de l’origine de la lumière et le motif de


la Shekhina a été justement signalé par Joshua Abelson (The Immanence of God in
Rabbinical Literature, Londres, Macmillan, 1912, p. 83 et 89). Il reste cependant,
chez cet auteur, plus intuitif qu’argumenté.
31. José Costa, « Émanation et création… », p. 225.
32. Guy Stroumsa, « Polymorphie divine et transformations d’un mythologème,
l’Apocryphon de Jean et ses sources », in Savoir et salut, Paris, Cerf, 1992, p. 43-63. Voir
aussi dans le même ouvrage : « Forme(s) de Dieu : Métatron et le Christ », p. 65-84.
33. C’est la thèse fondamentale de son livre By Light, Light.

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Scholem n’hésite pas à soutenir que le motif du manteau est partie


intégrante des enseignements du Shi‘ur Qoma 34.
La plupart des textes juifs dont il a été question jusqu’ici ont fait
l’objet de débats. Certains commentateurs, on l’a vu, estiment que
les notions d’hypostase et d’émanation permettent de rendre ces
textes intelligibles. D’autres rejettent, parfois de manière vigoureuse,
une telle interprétation. Dans certains cas, la cause du désaccord est
purement sémantique, les commentateurs n’entendant pas la même
chose par les termes d’émanation et d’hypostase. Elle peut être plus
profonde et on serait tenté de la qualifier d’idéologique, même si
d’autres motivations apparaissent de manière plus explicite. Harry
Austryn Wolfson estime, par exemple, qu’on ne peut qualifier le logos
d’intermédiaire, parce que le problème d’un Dieu immatériel créant
un monde matériel ne préoccupe pas Philon 35. En fait, cette position
de Wolfson a certainement une autre explication, qui tient à la thèse
fondamentale de cet auteur : Philon serait une sorte de représentant
du courant pharisien en diaspora. Si l’on admet, en revanche, que
le logos philonien est une hypostase, il est beaucoup moins évident
que le monothéisme de Philon soit semblable à celui des pharisiens.

Le problème du bithéisme juif

La découverte d’un véritable bithéisme juif, avant comme après la


destruction du Second Temple, tient à différents facteurs. Le premier
d’entre eux réside dans une prise de conscience, celle des origines
éventuellement juives de la gnose. Comme la gnose est clairement
bithéiste, ce bithéisme devrait avoir lui aussi des racines juives 36. Une
autre voie d’approche est celle d’Alan Franklin Segal, qui s’est intéressé
de près aux textes rabbiniques sur ceux qui croient en « deux pouvoirs
dans les cieux ». Ces textes stigmatisent souvent un bithéisme juif,
où les deux divinités sont complémentaires et non opposées comme

34. Gershom Scholem, Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic


Tradition, New York, The Jewish Theological Seminary of America, 1960, p. 58-64.
Pour une évaluation critique de l’interprétation de G. Scholem, voir José Costa,
« Émanation et création… », p. 248-251.
35. Harry Austryn Wolfson, Philo. Foundations of Religious Philosophy in Judaism,
Christianity and Islam, t. I, Cambridge, Harvard University Press, 1948, p. 255.
36. Voir Nathaniel Deutsch, Guardians of the Gate, Angelic Vice Regency in
Late Antiquity, Leyde, Brill, 1999, p. 11.

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dans la gnose 37. On peut enfin signaler les réflexions de plusieurs


spécialistes de la mystique juive médiévale : ceux-ci ont constaté que
l’ange Métatron y occupe une place considérable et que son statut, très
supérieur à celui d’un ange, confine à la divinité, certaines traditions
laissant même entendre qu’on lui vouait un culte 38. Ces spécialistes
ont supposé que de telles conceptions avaient un enracinement ancien
dans le judaïsme et, donc, que la fin de l’Antiquité avait dû connaître
un certain bithéisme juif. Tous ces chercheurs, en dépit de la diversité
de leurs démarches, partagent la même conviction : les bithéismes
chrétien et gnostique ne peuvent se comprendre que sur un arrière-plan
plus vaste, qui n’est pas celui du paganisme mais celui du judaïsme.
L’ouvrage dans lequel le bithéisme juif (binitarianism) occupe la
place la plus conséquente est La Partition du judaïsme et du christianisme
de Daniel Boyarin 39. Celui-ci décrit le bithéisme comme une tradition
juive ancienne, qui trouve de nombreux appuis dans l’Écriture. Il
aurait été massivement partagé par les Juifs à l’époque de Philon et
de l’évangile de Jean et il aurait gardé une grande importance jusqu’à
l’époque plus tardive des Targumim. Son caractère très répandu se
voit à l’éventail assez large de sources qui l’attestent, dont certaines
proviennent du judaïsme de langue grecque, mais d’autres du judaïsme
en langue hébraïque ou araméenne. L’énergie que les rabbins mettent
à le combattre montre qu’il séduisait beaucoup de Juifs. Le fait qu’ils
le conservent dans quelques traditions suggère aussi qu’il était très
populaire et qu’il n’était pas raisonnable de l’écarter complètement.
Boyarin admet qu’il existe plusieurs formes de bithéisme et celle
qui est présente dans l’évangile de Jean, est l’expression d’un certain
judaïsme, qui n’est pas nécessairement celui que l’on trouve dans
les évangiles synoptiques. Ces nuances sont cependant secondaires
et, dans le fond, le bithéisme est d’abord un fait théologique très
répandu dans le judaïsme de la fin de l’Antiquité, que les rabbins ont

37. Alan F. Segal, Two Powers in Heaven. Early Rabbinic Reports about Christianity
and Gnosticism, Leyde, Brill, 1977.
38. Voir Moshe Idel, Ben : Sonship and Jewish Mysticism, Londres-New York,
Continuum, 2007, p. 645-670, et les références données par Daniel Boyarin,
La Partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Cerf, 2011 [traduction française
de Border Lines. The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 2004], p. 225-226.
39. Daniel Boyarin, ibid.

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finalement décidé de considérer comme « non juif », afin de mieux


marquer leur différence à l’égard du christianisme 40.
Le tableau suivant reprend l’essentiel des textes, susceptibles
d’attester des tendances bithéistes. Boyarin ne prend en compte
qu’une partie d’entre eux.
Sagesse de Salomon 1, 7 et 7, 25-26 La sagesse est l’esprit de Dieu, son effusion, son reflet,
son image
Philon, Quaestiones in Genesim, II, 62 Le logos est appelé « deuxième dieu »
11Q 13, II, lignes 24-25 « Et ton dieu, c’est […] [Melchisédec] »
Évangile de Jean 1, 1 « Au commencement était le verbe et le verbe était
auprès de Dieu et le verbe était dieu »
Littérature rabbinique Corpus sur ceux qui croient en « deux pouvoirs dans
les cieux »
Littérature rabbinique : Talmud Babli, Hagiga, 14 a Interprétation de Dn 7, 9 par Rabbi ‘Aqiba : « des trônes »,
un « pour lui » (c’est-à-dire Dieu) et un « pour David »

Littérature rabbinique Corpus sur la Shekhina considérée comme une entité


distincte de Dieu (exemple : Dieu parle de sa Shekhina
ou le texte distingue explicitement le Saint, béni soit-Il
et la Shekhina)
Littérature rabbinique Corpus sur l’Adam gigantesque
Littérature rabbinique : Be-reshit Rabba, 68 :12 Jacob est celui dont l’image est gravée en haut
Littérature rabbinique : Talmud Babli, Berakhot, 7 a L’ange Akhatri’el Yah

Littérature rabbinique et littérature des Hekhalot L’ange Métatron dont le nom est comme celui de son
maître
Littérature du Shi‘ ur Qoma Un Dieu anthropomorphe et gigantesque
Targum Le memra, c’est-à-dire le Verbe divin

Dans certains cas, le bithéisme est très explicite : le logos qualifié


de « deuxième dieu » par Philon et de « dieu » par l’évangile de Jean, la
croyance en « deux pouvoirs dans les cieux » attestée dans les sources
rabbiniques. On peut tenter de minorer cette présence textuelle (Philon
n’emploie qu’une fois cette expression), de la réinterpréter (le theos
de l’évangile de Jean correspondrait à l’hébreu Elohim, qui est très
polysémique : il n’y aurait donc pas nécessairement de bithéisme)
ou encore de la déconsidérer (l’expression « deux pouvoirs dans les
cieux » est polémique et non objective) : elle n’en est pas moins là.
Dans d’autres cas, le bithéisme n’est qu’une interprétation possible

40. Sur tous ces points, voir ibid., p. 171-272.

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du texte considéré. Il n’est pas évident, par exemple, que le Shi‘ur


Qoma distingue deux dieux : le premier Dieu qui est invisible et le
deuxième qui a un corps, dont on fournit les mensurations. Peut-
être qu’il ne connaît qu’un seul Dieu et qu’il le conçoit comme une
entité corporelle. Scholem lui-même a beaucoup hésité sur le sujet :
il identifie l’être divin décrit dans le Shi‘ur Qoma tantôt à la manifes-
tation sensible de Dieu, c’est-à-dire la facette immanente d’un Dieu
unique, tantôt à une sorte de démiurge, le yoṣer be-reshit, qui n’est
pas loin d’être distinct de Dieu 41.
Même si cela n’est pas systématique, le deuxième dieu est souvent
présenté comme un ange : c’est le cas du logos (par exemple chez
Philon), de Métatron et d’Akhatri’el Yah. Il est possible que le texte
de Be-reshit Rabba (68 :12) fasse également allusion à un ange divin,
dont le visage serait semblable à celui de Jacob. Le seul texte où le
deuxième dieu ait une dimension messianique explicite (si l’on excepte
le prologue de l’évangile de Jean) est celui où il est appelé « David ».
Le tableau montre que le bithéisme est bien présent dans la litté-
rature mystique. Ce sont même ces traditions mystiques plus nettes
qui permettent de repérer les attestations atténuées du bithéisme dans
le corpus des rabbins. Le côté divin de Métatron est par exemple
beaucoup plus accentué dans la littérature des Hekhalot (notamment
dans III Hénoch) que dans le Talmud. C’est à la lumière du deuxième
dieu gigantesque du Shi‘ur Qoma qu’il est possible de relire de manière
bithéiste les aggadot évoquant un Adam lui aussi gigantesque.
L’application des notions d’émanation et d’hypostase au judaïsme
de l’Antiquité est un fait ancien de l’érudition, même s’il connaît
actuellement un net regain dans les études juives. La découverte du
bithéisme juif est en revanche un phénomène récent. Si l’on considère
le rapprochement entre le logos de Jean et le memra du Targum, tous
deux définis comme des hypostases, il est très fréquent au xixe siècle,
notamment dans les études néo-testamentaires, mais personne n’a
songé à l’époque à les intégrer sous une même catégorie, celle du
« bithéisme juif ». Ce rapprochement a été abandonné par la suite, sous
l’influence des historiens du judaïsme, la plupart du temps juifs, qui
refusaient de considérer le memra comme une hypostase. Les études

41. Voir Nathaniel Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism


and Merkabah Mysticism, Leyde, Brill, 1995, p. 81-82.

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juives redécouvrent aujourd’hui la parenté du logos et du memra, alors


que les études chrétiennes continuent dans l’ensemble à la rejeter 42.
Les deux questions que nous avons abordées dans le cadre du
judaïsme, émanation/hypostase et bithéisme, diffèrent également sur
un autre plan. Le bithéisme, comme nous l’avons déjà souligné, est
bien présent dans les textes, avec le « deuxième dieu » de Philon ou les
« deux pouvoirs dans les cieux » des rabbins. Sur ce plan, la situation
est moins nette pour l’émanation ou l’hypostase : le premier terme
est absent du lexique juif de l’époque (sauf si l’on considère certaines
images, comme le fait pour Dieu de s’envelopper dans un manteau
de lumière) et le second semble ne pas être employé dans son sens
technique, c’est-à-dire celui qu’il revêt dans les textes de Plotin ou
ceux des Pères de l’Église. On peut même se demander s’il est légi-
time d’interpréter des textes juifs à partir de catégories (émanation,
hypostase) qui proviennent essentiellement de corpus extérieurs et
parfois ultérieurs (Plotin vient bien après Philon par exemple).
L’hypothèse développée dans notre article suppose d’aller au-delà
de ces disparités et de percevoir les liens étroits qui unissent le couple
hypostase/émanation et le bithéisme. Si Dieu fait émaner à partir de
lui une hypostase, celle-ci est un deuxième dieu et on est en présence
d’une forme de bithéisme. Si un texte juif parle explicitement de
l’existence d’un deuxième dieu, ce qui est le cas dans la documentation
existante, c’est que les rapports entre ce deuxième dieu et le premier
dont il provient sont pensés en termes d’émanation ou d’hypostase,
même si le lexique manque encore à ce stade de précision. Le fait que
le couple émanation/hypostase et le bithéisme forment une théologie
cohérente n’est pas toujours perçu par tous les chercheurs. Ceux
qui utilisent les catégories d’émanation ou d’hypostase ne parlent
pas toujours de bithéisme, le contraire étant moins fréquent. Alors
qu’à propos de 11Q Melkisedeq, Joseph Milik parle d’hypostase,
Christophe Batsch n’hésite pas à recourir à la notion de bithéisme,
qu’il met en relation avec le dualisme qumrânien 43. Même quand
les chercheurs perçoivent bien le lien entre bithéisme et hypostase

42. Voir Daniel Boyarin, La Partition…, p. 204-205, 212-213 et 220-225.


43. Christophe Batsch, « Melki Sedeq n’est pas un ange. Une relecture du
pesher thématique 11Q 13 (11Q Melkisedeq) II », in Meghillot. Studies in the Dead
Sea Scrolls, V-VI. A Festschrift for Devorah Dimant, M. Bar-Asher et E. Tov (dir.),
Haïfa-Jérusalem, Haifa University and Bialik Institute, 2008, p. 14.

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Hypostase, émanation et bithéisme dans le judaïsme antique 315

(c’est le cas par exemple de Boyarin), la notion d’émanation est la


plupart du temps négligée.
Ceux qui ont travaillé sur le bithéisme ont souvent insisté sur
le fait que les juifs adeptes de cette croyance n’avaient pas le senti-
ment de rompre avec le monothéisme : seuls leurs adversaires (par
exemple les rabbins) les percevaient comme des hérétiques. Un fait
est pourtant troublant : la relative discrétion du bithéisme dans la
plupart des sources qui l’évoquent. Philon n’emploie, par exemple,
qu’une seule fois l’expression « deuxième dieu ». On pourrait s’étonner
qu’une croyance aussi massivement partagée par les Juifs, du moins
si l’on suit Boyarin sur ce point, ne soit pas plus clairement articulée
dans les textes. On peut certes expliquer cette discrétion par l’échec
final des bithéistes juifs et la victoire du mouvement rabbinique,
qui leur était hostile. Mais les rabbins ne sont quand même pas
responsables de la discrétion de Philon. Les bithéistes étaient donc
conscients que leur croyance n’était pas sans comporter des difficultés,
d’où l’intérêt des notions d’émanation et d’hypostase, qui expliquent
justement comment l’existence d’un deuxième dieu ne rompt pas
l’unité fondamentale du principe divin. Ces notions étaient donc
indispensables aux bithéistes juifs, même si ces derniers ne les ont pas
exprimées avec autant de clarté que Plotin ou les Pères de l’Église.
S’il existe une théologie juive, même rudimentaire, qui intègre à
la fois le couple émanation/hypostase et le bithéisme, il est probable
qu’elle ait servi d’une manière ou d’une autre de fondation aux
spéculations binitaires et trinitaires des chrétiens. Celles-ci dépendent
en effet étroitement des notions d’émanation et d’hypostase et leur
résultat (le dogme de La Trinité) peut être qualifié de trithéisme (la
croyance en trois dieux, qui n’en forment pas moins une seule et même
divinité). Les travaux de Stroumsa montrent de manière convaincante
que l’une des sources de la pensée trinitaire chrétienne se trouve dans
le judaïsme, ou pour être plus précis, dans certains courants juifs,
qui, dès le ier siècle, appliquaient à une hypostase archangélique les
versets où la Bible décrit Dieu de manière anthropomorphique. Le
premier Dieu est souvent identifié à un vieillard (le Père) et le second
à un jeune homme (le Fils 44). Certains textes (L’Ascension d’Isaïe, des

44. Guy Stroumsa, « Polymorphie divine… » et « Forme(s) de Dieu… ».

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traditions elkasaïtes) évoquent même deux hypostases archangéliques,


dans lesquelles on peut reconnaître aisément le Fils et l’Esprit 45.
Philon est certainement l’un des meilleurs représentants de la
théologie juive articulant émanation/hypostase et bithéisme. Or, son
influence sur la pensée des Pères de l’Église n’est plus à démontrer.
Selon l’hypothèse de Boyarin, le judaïsme a co-produit plus qu’il n’a
absorbé les notions fondamentales du moyen-platonisme, où la ques-
tion de la médiation est centrale 46. Quant au logos philonien, il est une
production originale, dont la philosophie grecque antérieure ne fournit
pas une explication suffisante 47. Avant Plotin, le terme d’hypostase est
plus attesté dans la littérature juive ou chrétienne que dans celle des
philosophes grecs 48. Philon ainsi que Rabbi ‘Aqiba auraient influencé
Numénius d’Apamée sur la question de l’union mystique et ce dernier
aurait à son tour influencé Plotin 49. Il faudrait peut-être envisager des
trajectoires similaires pour les notions d’hypostase et d’émanation.
Celles-ci auraient donc une origine au moins partiellement juive,
avant d’être des catégories du discours néoplatonicien ou chrétien. Le
discours gnostique articule aussi émanation, hypostase et bithéisme 50.
Or, ses origines juives sont de plus en plus souvent admises aujourd’hui.
Reconnaître le rôle de catégories et de traditions juives dans l’émer-
gence de La Trinité suppose enfin de reconsidérer en profondeur les
conceptions ordinaires du judaïsme et du christianisme. Comme l’a
proposé Boyarin, il faut concevoir les premiers siècles de l’ère courante
comme une période pendant laquelle judaïsme et christianisme ne sont
pas encore clairement séparés, ce qui permet une intense circulation
d’idées et de matériaux entre les différents groupes 51. Le judaïsme est

45. Guy Stroumsa, « Le couple de l’ange et de l’esprit : traditions juives et


chrétiennes », p. 23-41.
46. Voir Daniel Boyarin, La Partition…, p. 211 et 215.
47. Voir Maren R. Niehoff, « What Is in a Name ? Philo’s Mystical Philosophy
of Language », Jewish Studies Quarterly, t. II, 1995, p. 220-252 et D. Boyarin,
La Partition…, p. 216-217.
48. Voir Paul Aubin, Plotin et le christianisme…, p. 139-144.
49. Voir Eric Robertson Dodds, Pagan and Christian in an Age of Anxiety,
Cambridge, Cambridge University Press, 1965, p. 93-96.
50. Voir par exemple Jan Zandee, The Terminology of Plotinus and of Some
Gnostic Writings, Mainly the Fourth Treatise of the Jung Codex, Istanbul, Historisch-
Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, 1961, p. 5-19 (sur l’Un, les hypostases
et la matière), p. 28-30 (sur le logos) et p. 31-33 (sur l’émanation).
51. Daniel Boyarin, Dying for God : Martyrdom and the Making of Christianity
and Judaism, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 1-21.

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également resté pluriel après la destruction du Second Temple, et ce


sont les groupes chrétiens ou synagogaux, extérieurs au mouvement
rabbinique, qui ont été les porteurs de différentes sortes de bithéisme 52.
Le Targum, avec l’importance qu’il donne au memra, sans équivalent
dans la littérature rabbinique, est l’un des documents dans lesquels
s’est exprimé le judaïsme synagogal. Sans ce troisième judaïsme, plus
hellénisé et intégré dans le monde gréco-romain que celui des rabbins,
il est difficile de comprendre la circulation des notions d’émanation
et d’hypostase entre les groupes juifs, païens et chrétiens.

52. Sur cette pluralité des judaïsmes après 70 et le « judaïsme synagogal », voir
l’ouvrage de Simon Claude Mimouni, Le judaïsme ancien du vie siècle avant notre ère
au iiie siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, PUF, 2012.

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