Vous êtes sur la page 1sur 1

Lettres de rupture

I Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 141

La marquise de Merteuil envoie au vicomte de Valmont ce modèle de lettre de rupture. Il l'envoie lui-même à la présidente de Tourvel

"On s’ennuie de tout, mon Ange, c’est une loi de la Nature ; ce n’est pas ma faute.
« Si donc je m’ennuie aujourd’hui d’une aventure qui m’a occupé entièrement depuis quatre mortels mois, ce n’est pas ma faute.
« Si, par exemple, j’ai eu juste autant d’amour que toi de vertu, & c’est sûrement beaucoup dire, il n’est pas étonnant que l’un ait fini
en même temps que l’autre. Ce n’est pas ma faute.
« Il suit de là, que depuis quelque temps je t’ai trompée : mais aussi, ton impitoyable tendresse m’y forçait en quelque sorte ! Ce n’est
pas ma faute.
« Aujourd’hui, une femme que j’aime éperdument exige que je te sacrifie. Ce n’est pas ma faute.
« Je sens bien que te voilà une belle occasion de crier au parjure : mais si la nature n’a accordé aux hommes que la constance, tandis
qu’elle donnait aux femmes l’obstination, ce n’est pas ma faute.
« Crois-moi, choisis un autre amant, comme j’ai fait une autre maîtresse. Ce conseil est bon, très bon ; si tu le trouves mauvais, ce n’est
pas ma faute.
« Adieu, mon ange, je t’ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret : je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde. Ce n’est pas ma
faute. »

II Lettre adressée à Sophie Calle, artiste contemporaine, qui en a fait la matière d'une exposition

"Sophie,

Cela fait un moment que je veux vous écrire et répondre à votre dernier mail. En même temps, il me semblait préférable de vous parler
et de vous dire ce que j'ai à vous dire de vive voix.

Mais du moins cela sera-t-il écrit.

Comme vous l'avez vu, j'allais mal tous ces derniers temps. Comme si je ne me retrouvais plus dans ma propre existence. Une sorte
d'angoisse terrible, contre laquelle je ne peux pas grand chose, sinon aller de l'avant pour tenter de la prendre de vitesse, comme je l'ai
toujours fait. Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous aviez posé une condition: ne pas devenir la "quatrième". J'ai tenu cet
engagement: cela fait des mois que j'ai cessé de voir les "autres", ne trouvant évidemment aucun moyen de les voir sans faire de vous
l'une d'elles. Je croyais que cela suffirait, je croyais que vous aimer et que votre amour suffirait pour que l'angoisse qui me pousse
toujours à aller voir ailleurs et m'empêche d'être jamais tranquille et sans doute simplement à être heureux et "généreux" se calmerait
à votre contact et dans la certitude de l'amour que vous me portez était le plus bénéfique pour moi, le plus bénéfique que j'ai jamais
connu, vous le savez. J'ai cru que l'écriture serait un remède, mon" intranquillité" s'y dissolvant pour vous retrouver. Mais non. C'est
même devenu encore pire, je ne peux même pas vous dire dans quel état je me sens en moi-même. Alors, cette semaine, j'ai
commencé à rappeler les "autres". Et je sais ce que cela veut dire pour moi et dans quel cycle cela va m'entraîner. Je ne vous ai jamais
menti et ce n'est pas aujourd'hui que je vais commencer. Il y avait une autre règle que vous aviez posée au début de notre histoire: le
jour où nous cesserions d'être amants, me voir me serait plus envisageable pour vous. Vous savez comme cette contrainte ne peut que
me paraître désastreuse, injuste (alors que vous voyez toujours B..., R..., ...) et compréhensible (évidemment...); ainsi je ne pourrais
jamais devenir votre ami. Mais aujourd'hui, vous pouvez mesurer l'importance de ma décision au fait que je sois prêt à me plier à votre
volonté, alors que ne plus vous voir ni vous parler ni saisir votre regard sur les choses et les êtres et votre douceur sur moi me
manqueront infiniment.

Quoi qu'il arrive, sachez que je ne cesserai de vous aimer de cette manière qui fut la mienne dès que je vous ai connue et qui se
prolongera en moi, et je le sais, ne mourra pas.

Mais aujourd'hui, ce serait la pire des mascarades que de maintenir une situation que vous savez aussi bien que moi devenue
irrémédiable au regard même de cet amour que je vous porte et de celui que vous me portez et qui m'oblige encore à cette franchise
envers vous, comme dernier gage de ce qui fut entre nous et qui restera unique.

J'aurais aimé que les choses tournent autrement

Prenez soin de vous.

Vous aimerez peut-être aussi